Mission d’information sur le Rwanda

N° 1271

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

    ONZIÈME LÉGISLATURE

    Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 15 décembre 1998.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ
en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION(1) DE LA COMMISSION DE LA DÉFENSE NATIONALE ET DES FORCES ARMÉES ET DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES, sur les opérations militaires menées par la France, d'autres pays et l'ONU au Rwanda entre 1990 et 1994.

Président
M. Paul QUILÈS,

Rapporteurs

MM. Pierre BRANA et Bernard CAZENEUVE

Députés

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RAPPORT
Tome I

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

                      Relations internationales.

La mission d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées et de la commission des affaires étrangères est composée de : M. Paul Quilès, président, MM. Roland Blum, René Galy-Dejean, Jean-Claude Lefort, Jean-Claude Sandrier, vice-présidents, MM. Jacques Desallangre, Jacques Myard, Michel Voisin, secrétaires, MM. Pierre Brana, Bernard Cazeneuve, rapporteurs, MM. Jacques Baumel, Jean-Louis Bernard, Yves Dauge, Jean-Claude Decagny, François Huwart, François Lamy, François Loncle, Jean-Bernard Raimond, René Rouquet, Kofi Yamgnane, membres titulaires, Mmes Marie-Hélène Aubert, Martine Aurillac, MM. Henri Bertholet, Philippe Briand, Didier Boulaud, Antoine Carré, Gérard Charasse, Guy-Michel Chauveau, Mme Monique Collange, MM. Charles Cova, Patrick Delnatte, Robert Gaïa, Jean-Yves Gateaud, Pierre Goldberg, François Liberti, Jean-Paul Mariot, Michel Meylan, Dominique Paillé, Marc Reymann, Jean-Claude Viollet, membres suppléants.

INTRODUCTION 15

PREMIÈRE PARTIE HISTOIRE DU RWANDA 17

I. — LE CLASSICISME DE LA POLITIQUE FRANÇAISE AU RWANDA 17

A. UN PAYS FRANCOPHONE SOUS TUTELLE BELGE OÙ L’INFLUENCE FRANÇAISE S’AFFIRME TARDIVEMENT 17

1. La succession belge 17

2. L’influence tardive de la France 19

B. L’INTRODUCTION DU RWANDA DANS LES PAYS DU CHAMP 21

1. La mise en oeuvre d’une politique ambitieuse d’aide au développement 21

    a) Les caractéristiques de la coopération française 21

    b) Le plan d’ajustement structurel (1990-1991) 24

2. La signature d’un accord d’assistance militaire technique 27

    a) L’accord du 18 juillet 1975 27

    b) Les modifications apportées à l’accord initial 28

C. LES RAISONS DE LA PRÉSENCE DE LA FRANCE AU RWANDA 30

1. Le Rwanda aux frontières de l’Afrique francophone 31

2. La stabilité du Rwanda conditionne la stabilité de la région 33

D. L’INFLEXION DU DISCOURS DE LA BAULE 34

1. L’importance du discours de La Baule 34

2. Le piège du discours de La Baule 36

II. — LA TRAGIQUE “ EXCEPTION RWANDAISE ” EN AFRIQUE 38

A. LA FÉODALISATION ET LA CENTRALISATION D’UNE SOCIÉTÉ ESSENTIELLE-MENT AGRAIRE 38

B. LE PASSÉ COLONIAL ALLEMAND ET BELGE 40

C. LA MISE EN PLACE DU “ PIÈGE ETHNIQUE ” 41

D. LE POIDS MAJEUR DE L’ÉGLISE 45

1. Les facteurs d’explication de la puissance de l’Eglise au Rwanda 45

2. Une Eglise d’Etat 47

3. Une Eglise “ en dehors du monde ” ? 50

E. UNE FORTE PRESSION DÉMOGRAPHIQUE ET FONCIÈRE 51

1. “ Un monde plein au coeur de l’Afrique ” 51

2. Une économie dépendante 56

III — LA COMPLEXITÉ DES RELATIONS INTERRÉGIONALES 59

A. UNE CRUELLE TRADITION DE MASSACRES 59

1. Le refus d'une fatalité 59

2. La récurrence des massacres 60

3. La violence comme mode de production du politique 63

B. RÉFUGIÉS ET DÉPLACÉS 65

1. Panorama de la population réfugiée 65

    a) La mobilité dans la région des Grands Lacs 65

    b) La guerre des nombres 66

    c) Une communauté diversifiée 67

2. Une intégration devenue impossible 68

    a) La dégradation des conditions de vie des réfugiés 68

    b) Le retour du militantisme 70

3. Les réponses apportées au problème des réfugiés 70

    a) Les refus du pouvoir rwandais 70

    b) L’implication tardive et insuffisante de la communauté internationale 72

DEUXIÈME PARTIE LES ÉVÉNEMENTS AU RWANDA DE 1990 À 1994 76

I. — LE CONTEXTE POLITIQUE INTÉRIEUR RWANDAIS 79

A. UNE DIFFICILE DÉMOCRATISATION (1990-1992) 79

1. Un régime affaibli 79

2. La tentative de reprise en main 82

3. L’ouverture du régime 84

    a) Les engagements du Président Juvénal Habyarimana 84

    b) La question des cartes d’identité 85

    c) La mise en place du pluripartisme et la nouvelle Constitution 88

4. La conquête du pouvoir par les nouveaux partis 90

    a) Les nouveaux partis 90

    b) La conquête du pouvoir 92

B. LE GOUVERNEMENT DE COALITION (AVRIL 1992-JUIN 1993) 94

1. Des conditions politiques difficiles 94

    a) Le Gouvernement Nsengiyaremye 94

    b) La multiplication des petits partis 95

    c) La Coalition pour la Défense de la République (CDR) 96

2. L’inquiétante structuration de la violence politique 97

    a) Les attentats terroristes 97

    b) Les massacres du Bugesera 98

    c) L’apparition des milices 99

3. L’action du Gouvernement Nsengiyaremye 102

    a) Une politique résolue 102

    b) Une opposition de plus en plus déterminée 104

    (1) La résistance des administrations 104

    (2) Le développement des violences 108

4. L’offensive du FPR et ses conséquences 111

    a) L’offensive du 8 février 1993 111

    b) La stratégie du FPR 112

    c) L’affaiblissement de la coalition FDC face au FPR et aux Hutus intransigeants 115

5. La chute du Gouvernement Nsengiyaremye et le Gouvernement d’Agathe UWILINGIYIMANA 117

    a) La fin du Gouvernement Nsengiyaremye 117

    b) Le Gouvernement Uwilingiyimana et la signature des accords d’Arusha 120

II. — L’OPÉRATION NOROÎT 122

A. LE DÉCLENCHEMENT DE L’OPÉRATION NOROÎT 122

1. L’offensive du FPR le 1er octobre 1990 122

    a) Présentation du FPR 123

    b) Guerre civile ou attaque étrangère ? 126

    c) La fausse attaque du 4 octobre 1990 128

2. Motifs et modalités de mise en oeuvre de l’opération Noroît 129

    a) Missions et ordres d’opération du détachement Noroît 129

    b) Organigramme des forces 130

    c) Zones d’intervention des forces Noroît 133

    d) Bilan d’activités du détachement Noroît 133

    (1) Activités du détachement Noroît sous le commandement de l’attaché de défense 134

    (2) Activités du détachement Noroît sous le commandement du commandant des opérations 134

3. Allégement et maintien du dispositif Noroît 135

    a) Noroît, facteur d’apaisement ? 135

    b) L’évacuation de Ruhengeri les 23 et 24 janvier 1991 136

B. LES AUTRES COMPOSANTES DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE 138

1. L’envoi d’un conseiller auprès de l’état-major des forces armées rwandaises 138

2. L’appréciation de la situation par les représentants de la France sur place 140

    a) Le Chef de la Mission d’Assistance Militaire 140

    b) L’Ambassadeur 142

3. L’action diplomatique de la France 143

C. LES ANNÉES 1991-1992 145

1. Le renforcement de l’assistance technique : l’envoi d’un DAMI 145

    a) L’origine de la décision 145

    b) Le DAMI Panda 147

    c) Le bilan d’activités du DAMI Panda 152

    d) La création d’un DAMI Gendarmerie 155

2. La présence d’un conseiller auprès du Chef d’état-major rwandais 156

    a) Les conseils donnés aux FAR 156

    b) La lettre du ministère rwandais des Affaires étrangères 158

    c) La nomination d’un adjoint opérationnel, conseiller du Chef d’état-major de l’armée rwandaise 159

3. Le maintien et le renforcement du dispositif Noroît 160

    a) Le maintien d’une compagnie Noroît en 1991 160

    b) L’année 1992 161

D. L’ANNÉE 1993 163

1. L’opération Volcan (10 février 1993) 163

2. L’opération Chimère (22 février-28 mars 1993) 164

3. Les missions du détachement Noroît 166

    a) Les ordres d’opération 166

    b) Le réaménagement de la présence militaire française en application de l’accord de cessez-le-feu du 9 mars 1993 167

E. LES INTERROGATIONS 168

1. La présence française à la limite de l’engagement direct 168

    a) L’engagement sur le terrain 168

    b) Les contrôles d’identité 172

    c) L’interrogation des prisonniers 176

2. Les livraisons d’armes 177

    a) Les procédures applicables à l’exportation de matériels de guerre 178

    b) La livraison d’armes au Rwanda par la France de 1990 à 1994 179

    (1) Les autorisations d’exportation de matériels de guerre (AEMG) 179

    (2) Les cessions directes 180

    c) La politique de la France de 1990 à 1994 181

III. — LE PROCESSUS D’ARUSHA 188

A. LA RECHERCHE D’UNE SOLUTION NÉGOCIÉE 188

1. Les étapes des négociations d’Arusha 188

2. Le rôle des pays de la sous-région 191

3. Le rôle de la France 193

    a) Encourager les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR 194

    b) Refuser toute solution militaire 198

    c) Contribuer à l'évolution politique des parties en présence 199

4. Le rôle de l’OUA et de l’ONU 201

    a) Les limites de l’action de l’OUA 201

    b) Les premières implications de l’ONU 202

B. LA FRAGILITÉ DES ACCORDS D’ARUSHA 203

1. Le contenu des accords 204

2. Une solution fragile 206

3. Une communauté internationale sur le retrait 207

    a) La MINUAR : un des acteurs majeurs du processus de paix 208

    (1) Le rôle de la force internationale dans les accords d’Arusha 208

    (2) Le mandat de la force 209

    (3) Le déploiement de la force 210

    b) Les raisons d’un échec 210

    (1) La non implication de l’ONU dans les négociations d’Arusha 211

    (2) L’appréciation du contexte politique 212

    (3) L’insuffisance des moyens 212

    (4) La conception du mandat : l’affaire du fax de Roméo Dallaire 213

4. L’assassinat du Président Melchior Ndadaye 216

C. UNE MISE EN OEUVRE DIFFICILE 219

1. Des échéances perpétuellement reportées 219

2. L’ambiguïté des acteurs 222

IV. — L’ATTENTAT DU 6 AVRIL 1994 CONTRE L’AVION DU PRÉSIDENT JUVÉNAL HABYARIMANA 224

A. LE RAPPEL DES FAITS 224

B. LE BILAN DES THÈSES EN PRÉSENCE 226

1. La piste des extrémistes hutus “commanditaires” avec l’aide de militaires ou mercenaires français “ opérateurs ” 227

    a) Les motifs 227

    b) Les faits 228

    c) Les interrogations sur les conditions de réalisation de l’attentat et la nature des “ opérateurs ” 229

    (1) Les réserves formulées par les universitaires et les journalistes 229

    (2) L’hypothèse d’une intervention de militaires ou de mercenaires français comme “ opérateurs ” de l’attentat 230

2. La piste burundaise 233

3. La piste de l’opposition démocratique ou des “ hutus modérés ” 233

4. La piste du FPR “ commanditaire ” avec l’aide de militaires belges “ opérateurs ” 235

    a) Les motifs et les éléments matériels en cause 235

    b) La question de l’implication comme “ opérateurs ” de militaires belges 237

C. LES ÉLÉMENTS NOUVEAUX COLLECTÉS PAR LA MISSION D’INFORMA TION PARLEMENTAIRE SUR LES PREUVES MATÉRIELLES ET L’ORIGINE DES MISSILES 238

1. L’origine des missiles 239

    a) Le contenu des auditions 239

    (1) Des missiles d’origine française ? 239

    (2) Des missiles d’origine américaine ou ougandaise ? 241

    (3) La question des missiles antiaériens détenus par les FAR 242

    b) Les enseignements des documents mis à la disposition de la Mission sur le type et l’origine des missiles 242

    c) Les questions en suspens 245

2. L’absence d’enquêtes 246

    a) L’impossibilité d’une enquête immédiate 247

    b) L’absence d’enquêtes officielles 249

3. Les autres apports des travaux de la Mission 251

    a) Les éléments en faveur de la thèse “ attentat-FPR ” 251

    (1) Le souhait du FPR d’une victoire politique et militaire 251

    (2) Les mouvements anticipés de troupes du FPR 252

    b) Les éléments en faveur de la thèse “ attentat hutu ” 253

    (1) L’évolution politique du Président Juvénal Habyarimana 253

    (2) La présence d’extrémistes hutus dans l’appareil 253

    (3) Le désarroi des responsables hutus 254

4. Le bilan des thèses en présence, d’après la Mission d’information 255

5. L’équipage français et les sociétés prestataires de service 258

    a) L’absence de clarté des contrats 258

    b) Quel était le statut de l’équipage ? 260

    c) L’équipage faisait-il du renseignement ? 261

V. — L’OPÉRATION AMARYLLIS 263

A. LES ORDRES D’OPÉRATION 265

1. Les objectifs 265

2. Les règles de comportement 266

B. LES ORDRES DE CONDUITE 267

1. L’ordre de conduite n° 1 267

2. L’ordre de conduite n° 2 267

3. L’ordre de conduite n° 3 267

4. L’ordre de conduite n° 4 268

C. LE DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION 268

1. Les moyens mis en oeuvre 268

2. La chronologie des événements 270

3. Les enseignements 272

D. LES CRITIQUES 275

1. La nature de l’opération 275

2. Les personnes évacuées 280

VI. — LE GÉNOCIDE 286

A. DES MASSACRES AU GÉNOCIDE 286

1. La qualification de génocide 286

2. Le génocide rwandais 287

    a) Le nombre des victimes 288

    b) Des massacres constitutifs d'un génocide 289

    c) L'existence de listes préétablies 295

    d) Un génocide organisé 295

    e) Un génocide prévisible ? 296

B. LA RÉACTION INTERNATIONALE 298

1. La MINUAR et le début des massacres 298

    a) Le constat d’une impuissance 298

    b) Les actions de la MINUAR 299

2. Le désengagement du Conseil de sécurité lors du génocide 303

    a) Les hésitations du Conseil de sécurité 303

    b) L’attitude des membres du Conseil de sécurité 304

3. Le mot tabou 307

VII. — L’OPÉRATION TURQUOISE 311

A. LE CONTEXTE 313

1. La position de la France 313

2. La progression militaire du FPR 317

B. LE DÉCLENCHEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE 318

1. Les données du problème 318

2. La Résolution 929 320

3. Les réactions 321

4. Les ordres d’opérations 322

5. Les objectifs 324

C. LE DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE 326

1. Organigramme des forces 326

2. La réalisation d’opérations ponctuelles (1ère phase) 329

3. La création de la zone humanitaire sûre (2ème phase) 331

4. L’extension à Goma de l’opération Turquoise (3ème phase) 335

5. Le désengagement des forces de Turquoise (4 ème phase) 337

D. LES CRITIQUES EXPRIMÉES CONTRE L’OPÉRATION TURQUOISE : UNE OPÉRATION MILITAIRE À VOCATION POLITIQUE OU À VOCATION HUMANITAIRE ? 339

1. Sur l’accusation d’avoir exfiltré les membres du Gouvernement intérimaire 340

    a) La France prend ses distances vis à vis du Gouvernement intérimaire 341

    b) Les autorités de Gisenyi tentent de rentrer en contact avec les autorités françaises 342

    c) Les autorités de Gisenyi cherchent refuge dans la zone humanitaire sûre 344

2. Sur le désarmement des milices et des FAR dans la zone humanitaire sûre 346

    a) L’absence de désarmement systématique 346

    (1) Désarmement des milices 346

    (2) Désarmement des FAR 347

3. Sur l’interruption des émissions de la RTLM 349

4. Le cas de Bisesero 350

TROISIÈME PARTIE ANALYSE DES RESPONSABILITÉS 351

I. — LE RWANDA AUTEUR DE SA PROPRE HISTOIRE 351

A. LES FACTEURS À L’ORIGINE DU GÉNOCIDE 351

B. L’ÉTAT RWANDAIS ORDONNATEUR DU GÉNOCIDE 353

C. LES RWANDAIS AUTEURS DES MASSACRES 354

II. — LA POLITIQUE DE LA FRANCE 355

A. DES ERREURS D’APPRÉCIATION 355

1. Une coopération militaire trop engagée 355

2. La sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais 358

3. Les limites d’un cessez-le-feu à tout prix 360

4. Les dysfonctionnements institutionnels 363

    a) La perception de la situation sur le terrain 363

    b) La multiplicité des intervenants 365

    c) Le circuit des informations 366

    d) Les niveaux de décisions 367

B. LA FRANCE ET LE GÉNOCIDE 368

1. Le retrait progressif des forces françaises 368

2. L’absence de liens avec les milices 368

3. La présence française au premier trimestre 1994 371

III. - RESPONSABILITÉ DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE 373

A. L’ONU IMPUISSANTE 373

1. Les carences 374

    a) La première carence de la communauté internationale concerne son incapacité à mettre en application une diplomatie préventive efficace 374

    b) Le deuxième type de carence imputable à la communauté internationale concerne les moyens 374

    c) La troisième carence concerne l’incapacité de la communauté internationale à asseoir sa crédibilité 375

2. Les erreurs 375

    a) La première erreur de l’ONU dans la gestion de la crise rwandaise est, au départ, une erreur d’analyse qui a été maintenue jusqu’au génocide 375

    b) La deuxième erreur de l’ONU a été une erreur de conception de l’opération de maintien de la paix 375

    c) La troisième erreur imputable à l’ONU est une erreur de réaction à l’évolution de la situation 376

    d) La quatrième erreur de l’ONU concerne la gestion de l’information à l’égard de la population rwandaise sur les objectifs de sa présence et la coupable tolérance dont elle a fait preuve à l’égard de la diffusion de messages de haine et d’appel au meurtre 376

    e) La cinquième erreur des Nations Unies est une faute, car elle fut commise consciemment 377

B. L’OBSTRUCTION DES ÉTATS-UNIS 378

C. LA BELGIQUE TRAUMATISÉE 379

QUATRIÈME PARTIE LES PROPOSITIONS DE LA MISSION 381

I.— ACCROÎTRE LA TRANSPARENCE ET LA COHÉRENCE DE NOS MÉCANISMES DE GESTION DES CRISES INTERNATIONALES 383

II. — AMÉLIORER LE CONTRÔLE DU PARLEMENT SUR LES OPÉRATIONS MILITAIRES CONDUITES EN DEHORS DU TERRITOIRE NATIONAL 386

III. — APPROFONDIR LA RÉFORME DE NOTRE COOPÉRATION AVEC LES PAYS AFRICAINS 388

IV. — CONTRIBUER EFFICACEMENT À LA SÉCURITÉ AFRICAINE 392

V. — AMÉLIORER L’EFFICACITÉ DES INTERVENTIONS DE MAINTIEN ET DE RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX DE L’ONU 396

VI. — ÉTABLIR UNE JURIDICTION PÉNALE INTERNATIONALE 398

EXAMEN DU RAPPORT 401

EXPLICATIONS DE VOTE ET CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE 405

I. —  EXPLICATION DE VOTE DES MEMBRES DE LA MISSION D’INFORMATION APPARTENANT AUX GROUPES RASSEMBLEMENT POUR LA RÉPUBLIQUE, UNION POUR LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE ET DÉMOCRATIE LIBÉRALE 405

II. — EXPLICATION DE VOTE DE M. JEAN-CLAUDE SANDRIER AU NOM DU GROUPE COMMUNISTE 408

III. — CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE DE M. JACQUES DESALLANGRE, AU NOM DU GROUPE RADICAL, CITOYEN ET VERT 410

La Mission a entendu de nombreux experts et universitaires, spécialistes de la région des Grands Lacs, dont les travaux et les analyses ont enrichi ses réflexions.

Elle tient à remercier pour leur aide tous ceux dont la contribution a permis de faire progresser la connaissance des faits et la recherche de la vérité. Elle adresse une mention particulière à Mme Claudine Vidal, MM. Jean-Pierre Chrétien, André Guichaoua, José Kagabo, Gérard Prunier et Filip Reyntjens pour la disponibilité dont ils ont su faire preuve au cours de ces longs mois.

La Mission n’oublie pas que plusieurs journalistes lui ont permis de disposer d’informations précises qui ont été fort utiles à ses investigations.

Mesdames, Messieurs,

La Mission d’information sur les opérations militaires menées au Rwanda par la France, d’autres pays et l’ONU, entre 1990 et 1994, a été créée le 3 mars 1998 par la Commission de la Défense nationale et des Forces armées. La Commission des Affaires étrangères s’y est associée le 11 mars 1998. La Mission d’information a donc été constituée sur la base de la parité entre les deux commissions. Chacune d’elles a désigné vingt de ses membres pour participer aux travaux de la Mission, dix comme titulaires et dix autres comme suppléants.

Le génocide perpétré au Rwanda d’avril à juillet 1994 fait partie des grandes tragédies du siècle. Des centaines de milliers de personnes, plus de 500 000, peut-être près d’un million, ont été assassinées parce qu’elles étaient nées tutsies. A nouveau, le monde a connu une tentative d’extermination d’un groupe d’hommes en raison de leur naissance. Ces immenses massacres ont également atteint de façon systématique les démocrates rwandais qui s’y opposaient.

Il est regrettable qu’il ait fallu attendre près de quatre ans pour qu’une investigation parlementaire soit entreprise sur pareille tragédie. Les liens de la France avec le Rwanda, les actions de coopération civile et militaire que notre pays y a menées, les efforts qu’y ont déployés les organisations non gouvernementales françaises, la mort de plusieurs de nos compatriotes auraient dû inciter le Parlement à ouvrir le débat plus tôt.

Le silence de l’exécutif, qui s’explique largement par les traditions de discrétion, sinon de secret, cultivées par notre diplomatie et notre défense, l’apparente indifférence du Parlement ont suscité des interrogations, des suspicions, voire des mises en accusation de la politique de la France d’autant plus préoccupantes que les éléments objectifs d’information qui auraient pu les infirmer ou les étayer étaient rares.

La Mission d’information s’est efforcée de réunir les conditions d’un débat plus objectif, fondé sur des faits.

Elle a, dans ce but, accompli un travail considérable. Elle a tenu plus de 110 heures de débats au cours de 45 réunions. Elle a procédé à l’audition de 88 personnalités civiles et militaires. Ses rapporteurs se sont rendus au siège de l’ONU à New York, auprès des autorités américaines à Washington. Ils ont été reçus par des représentants du Gouvernement et du Parlement belge et en particulier de la Commission d’enquête du Sénat de Belgique sur les événements d’avril 1994 au Rwanda. Ils se sont également rendus dans la région des Grands Lacs et en particulier au Rwanda. Ils ont conduit un grand nombre d’entretiens particuliers avec divers témoins, essentiellement français ou rwandais, de la tragédie et des événements qui l’ont précédée.

La Mission a disposé de sources documentaires abondantes qui lui ont été communiquées à sa demande, sans qu’aucun refus lui ait été opposé par le Gouvernement, même lorsqu’il s’agissait de documents classifiés.

Elle est en mesure de présenter des faits et des enchaînements qu’elle a tenté de mettre au jour de la manière la plus rigoureuse et la plus incontestable possible. La description pourra parfois en paraître longue. C’est la contrepartie d’un choix qui a consisté à envisager les événements politiques et militaires du Rwanda et l’engagement de la France dans ce pays sous tous leurs aspects de manière à donner une réponse aussi détaillée que possible à la diversité des interrogations exprimées.

Cet effort d’élucidation des mécanismes et des motivations d’une intervention militaire française à l’étranger répond aussi à une préoccupation nouvelle : celle de permettre au Parlement de mieux comprendre les ressorts de l’action diplomatique et militaire et, à l’avenir, d’y être mieux associé.

PREMIÈRE PARTIE
HISTOIRE DU RWANDA

I. — LE CLASSICISME DE LA POLITIQUE FRANÇAISE AU RWANDA

    A. UN PAYS FRANCOPHONE SOUS TUTELLE BELGE OÙ L’INFLUENCE FRANÇAISE S’AFFIRME TARDIVEMENT

“ Nous entretenons des relations amicales avec le Gouvernement du Rwanda qui s’est rapproché de la France après avoir constaté la relative indifférence de la Belgique à l’égard de son ancienne colonie(1). ”

      1. La succession belge

En 1954, à l’issue des élections législatives, une nouvelle coalition de centre-gauche arrive au pouvoir en Belgique.

Le nouveau Gouvernement décide alors d’entreprendre simultanément la démocratisation et la décolonisation du Rwanda et du Burundi. M. Jean-Paul Harroy et le Colonel Guy Loggiest deviennent respectivement Vice-Gouverneur général du Rwanda-Burundi et résident spécial au Rwanda.

Pour M. José Kagabo, maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, entendu par la Mission d’information : “ de l’aveu tardif, dans les années 80, de deux personnages-clés : M. Jean-Paul Harroy et le Colonel Guy Loggiest, le processus aura été organisé de façon brutale, sous la forme d’un transfert de pouvoirs des Tutsis aux Hutus ”.

En effet, comme l’écrit M. André Guichaoua, professeur à l’Université des sciences et technologies de Lille, dans le rapport d’expertise qu’il a rédigé à la demande du Tribunal pénal international des Nations Unies pour le Rwanda : “ Désireuses de contrecarrer l’influence grandissante des 2revendications indépendantistes parmi les élites princières du Rwanda et de l’Urundi et de conserver une implantation régionale déjà fortement compromise à Kinshasa et Bujumbura, les autorités coloniales, administratives et religieuses ” ont, à partir du milieu des années cinquante, apporté “ leur soutien aux cadres hutus militant en faveur d’une " révolution sociale " ”.

En novembre 1959, une guerre civile éclate, connue sous le nom de “ Toussaint Rwandaise ”, qui entraîne le départ des premiers réfugiés tutsis dans les pays voisins. “ La révolution sociale ” porte au pouvoir la majorité hutue (85 % de la population) politisée par l’administration coloniale et l’Eglise. Le processus d’indépendance qui se met en place fait l’objet pendant plusieurs mois de discussions à l’ONU. Le 28 janvier 1961, tous les bourgmestres et conseillers communaux sont convoqués à Gitarama par le Ministre de l’Intérieur, la République est proclamée. Un gouvernement, dirigé par Grégoire Kayibanda est formé. Le 25 septembre, ont lieu des élections législatives. Les Rwandais confirment, à une majorité de 77 %, leur décision de proclamer la République et de mettre fin au Royaume du Mwami. Le parti de la République hutue remporte 35 des 44 sièges de l’Assemblée locale. Grégoire Kayibanda est élu Président de la République le 26 octobre.

Sur proposition de la Belgique, l’ONU fixe au 1er juillet 1962 la date d’indépendance du Rwanda et du Burundi, le transfert des pouvoirs et l’évacuation des troupes belges sont fixés au 1er août 1962.

Mais, déjà, des observateurs internationaux s’interrogent sur le fait de savoir si la naissance de ce nouvel Etat francophone ne s’accompagnera pas de troubles graves, du fait des vives tensions régnant entre Tutsis et Hutus qui ont conduit 120 000 Tutsis à chercher refuge dans les pays voisins. Les commentateurs de l’époque (cf. le Monde des 1er et 2 juillet 1962) soulignent que le problème fondamental de ce pays est d’ordre économique : “ désespérément sous-développé et pauvre, manquant de ressources et de capitaux privés, de cadres à la hauteur de leur tâche, il (le Rwanda) risque de sombrer très rapidement dans l’anarchie ”.

La France soutient à l’ONU le processus de démocratisation et d’accession à l’indépendance du Burundi et du Rwanda et parraine leur adhésion à l’ONU, attitude pour laquelle les deux Etats lui exprimeront leur reconnaissance.

Dès le mois d’octobre 1962, le Président Grégoire Kayibanda effectuait une visite officielle, au cours de laquelle, après avoir rencontré le Général de Gaulle, il déclarait :

“ Comme tous les Africains, les Rwandais ont pour “ l’homme de Brazzaville ” le plus grand respect. Personne n’a contribué plus que lui à la décolonisation de l’Afrique. Je connaissais le souci du Général de Gaulle de voir les pays qu’il a conduits à l’indépendance jouir pleinement de celle-ci en les aidant à développer leurs ressources nationales. Je peux constater aujourd’hui que ce souci s’étend aussi aux pays qui n’ont pas été sous tutelle française ”.

Le 20 octobre 1962, est signé un accord d’amitié et de coopération. Quelques jours plus tard, une délégation française, se rend au titre de la Coopération à Kigali pour préparer les trois accords de coopération économique, culturelle et technique, ainsi que radiophonique, qui furent signés le 4 décembre 1962.

Alors que la France a pour tradition de conclure simultanément avec chacune de ses anciennes colonies, un accord de coopération civile et un accord de coopération militaire ou un accord de défense, la démarche retenue pour les anciens territoires belges s’effectue en deux temps, ainsi qu’en témoigne le tableau ci-dessous :

DATES DES ACCORDS DE COOPÉRATION
AVEC LES ANCIENS TERRITOIRES BELGES

 

Coopération civile

Coopération militaire

Rwanda

7 décembre 1962

18 juillet 1975

Burundi

11 février 1963

31 mai et 5 juin 1974

Zaïre

17 décembre 1963

22 mai 1974

      2. L’influence tardive de la France

A la proclamation de l’indépendance du Burundi et du Rwanda, la France est représentée par un seul ambassadeur en résidence à Bujumbura.

Ce n’est qu’en mai 1964 qu’un ambassadeur de France est accrédité auprès du Gouvernement rwandais. Il n’existait pas non plus de mission permanente de coopération, un système ad hoc en tenait lieu qui consistait à confier à des experts la définition de projets ponctuels.

A la fin des années soixante, un plan d’urgence pour le développement du Rwanda fut défini. Ce n’est qu’en 1969 que fut créée la Mission d’aide et de coopération à Kigali.

Il aura donc fallu près d’une dizaine d’années après l’indépendance pour que la France instaure au Rwanda une présence stable et permanente, qui, dans un premier temps, ne se substituera pas à la place historiquement occupée par la Belgique.

Si la Belgique a conçu différemment de la France ses relations avec ses anciennes colonies, elle a conservé une présence au Rwanda et au Burundi dans les années qui ont suivi leur indépendance. Comme le précise M. Jacques Mullender (3), chargé de mission de 1962 à 1966 au ministère de la Coopération, pour le Rwanda et le Burundi : “ La stratégie décidée par la France était d’équilibrer sensiblement l’appui aux deux pays afin d’éviter jalousie et rancœur. Il convenait en outre de laisser à la Belgique la place prépondérante, car elle assurait l’équilibre des budgets, procédait à des investissements lourds (aérodromes, télécommunications), et envoyait environ 200 assistants techniques dans chacun des pays. La France devait éviter l’éparpillement de son aide et l’implantation d’assistants techniques dans des postes pouvant être tenus par des personnels locaux. Elle ne devait pas s’impliquer trop complètement dans l’étude de projets d’infrastructures dont elle n’envisageait pas, pour des raisons financières ou d’opportunité, de prendre en mains la construction ”.

La France envoie donc des missions ponctuelles d’experts concernant des domaines variés : le développement agricole, les infrastructures routières, la sécurité aérienne, l’urbanisation, la petite industrialisation, etc.

Mais il lui faut considérer aussi, outre la présence belge, la présence allemande. Ainsi, dans le cadre de la coopération radiophonique, la France, qui se vit confier notamment la maintenance des installations techniques, fournit des émetteurs de 1 à 2 kW. Mais elle se heurte très vite à la concurrence de la Deutsche Welle, qui arriva avec des émetteurs de 20 kW et un très puissant relais des émissions allemandes vers l’Afrique Orientale.

Pour M. André Guichaoua, s’exprimant devant la Mission, “ aussi bien au Rwanda qu’au Zaïre ou encore au Burundi, ” la France “ ne réussira jamais à s’implanter dans les secteurs étroitement contrôlés par des intérêts étrangers préexistants. Sa stratégie d’implantation se limitera donc aux cercles étroits des pouvoirs en place et à la protection qu’elle peut leur offrir, en particulier sur le plan militaire ”.

Le tournant se situe dans les années soixante-dix où, comme le souligne M. Stephen Smith (4) : “ sans excès de schématisation, on peut dire que la France, dans l’indifférence générale, a chaussé les pantoufles coloniales de la Belgique, héritant du Rwanda par lévirat. ”

La décennie des années soixante-dix parachève l’intégration du Rwanda dans les pays “ du champ ” avec le développement d’une politique ambitieuse d’aide au développement et la signature, en 1975, d’un accord d’assistance militaire technique. Autour de ces deux axes, c’est une politique africaine classique que la France entend mener au Rwanda : coopération au développement d’une part, contribution à la sécurité et à la stabilité du pays d’autre part.

    B. L’INTRODUCTION DU RWANDA DANS LES PAYS DU CHAMP

      1. La mise en oeuvre d’une politique ambitieuse d’aide au développement

      a) Les caractéristiques de la coopération française

En 1985, l’aide française au Rwanda occupe parmi les aides bilatérales une place qualifiée “ d’honorable ” mais de “ non déterminante ” dans le rapport qu’établit le Chef de la Mission de coopération française de l’époque, M. Patrick Pruvot. Ce dernier estime également que la coopération française peut y jouer un rôle plus important en se mettant plus “ à l’écoute ” de ce pays. Plusieurs priorités sont d’ores et déjà bien identifiées, il s’agit de l’autosuffisance alimentaire, du désenclavement, de l’emploi, de l’instruction et de la formation, de la santé. Elles ne cesseront par la suite d’être réaffirmées.

En 1990, une centaine de coopérants et de volontaires sont présents au Rwanda. La coopération française privilégie les interventions permettant à ce pays de résoudre au mieux les problèmes auxquels il est confronté -déséquilibre grave des finances publiques, problème de l’équilibre alimentaire- et en raison desquels il vient de s’engager dans une procédure d’ajustement structurel auprès des instances financières internationales.

Quatre secteurs bénéficient des enveloppes d’investissement du Fonds d’action et de coopération (FAC), de dotations d’assistance technique et de bourses :

— l’enseignement, la formation universitaire et professionnelle et la culture qui recueillent 39 % des moyens ;

— le développement rural, c’est-à-dire l’agriculture, l’élevage et la recherche dans ces domaines, qui totalise 26 % des moyens ;

— la santé avec 16 % des moyens ;

— le secteur des infrastructures, des communications, de l’appui aux administrations et aux entreprises qui se voit attribuer 19 % des moyens. Ce dernier secteur connaît une croissance essentiellement liée à la nécessité de soutenir les domaines dont Etat et communes tirent des recettes.

Ces crédits doivent permettre de réaliser les objectifs suivants :

— la formation au niveau des structures locales de cadres susceptibles d’assurer le suivi des projets de développement ;

— la généralisation de l’enseignement primaire pour lutter contre l’analphabétisme, la réorientation de l’enseignement secondaire et supérieur en fonction du marché du travail ;

— l’autosuffisance alimentaire recherchée à travers la diversification des cultures, l’élevage, la sélection des semences, le stockage et la circulation des produits agricoles, l’outillage et les techniques, la réforme du système foncier... ;

— l’emploi avec l’aide à la création de petites unités industrielles agro-alimentaires et la réalisation d’infrastructures recourant à une nombreuse main d’œuvre ;

— le désenclavement interne et externe du pays (télécommunications, aéroports, routes, électrification, ...) ; le secteur des télécommunications fait l’objet d’un soutien particulier. En 1992, le Rwanda dispose d’un réseau entièrement numérique, un des plus modernes du monde ;

— la santé, à travers un appui important à l’hôpital de Ruhengeri, le développement de campagnes de vaccination, la prévention des pathologies tropicales, la lutte contre le SIDA, le contrôle des naissances, la formation des personnels de santé.

En 1990, la France finance pour 1,5 million de francs, un projet d’appui à la sécurité de la navigation aérienne avec la fourniture à l’aéroport de Kigali de matériels de radioguidage et de leur maintenance. Elle prend également en charge l’équipage de l’avion présidentiel, un Falcon 50 financé par une aide budgétaire de 60 millions de francs.

Par ailleurs, le Président de la République a annoncé le 25 mai 1989 à Dakar une remise de dette qui représente en 1990 une économie de 36,4 millions de francs. La France figure parmi les pays qui soutiennent le plan d’ajustement structurel mis en place au Rwanda fin 1990.

      b) Le plan d’ajustement structurel (1990-1991)

La très forte dégradation de la situation économique rwandaise à l’aube des années 1990 met fin à l’illusion de l’autosuffisance sur laquelle reposait l’économie de ce pays depuis les années 1970.

Jusqu’à cette époque, et contrairement au Burundi, le Rwanda refusait tout accord avec le FMI qui lui imposerait une dévaluation dans le cadre d’un programme d’ajustement structurel ; il s’imposait, de lui-même, un programme de rigueur qui a largement contribué à forger sa réputation de pays pauvre mais économiquement sain. C’est d’ailleurs en vertu de cette image que s’est développée une coopération bilatérale importante avec les pays européens notamment. En 1991, l’aide bilatérale et multilatérale représentait 21,5 % du PIB(5) rwandais et 60 % de ses dépenses publiques en faveur du développement ; l’OCDE estime, de son côté, à 343 millions de dollars le montant total de l’aide annuelle fournie au Rwanda sur la période 1990-1993 (soit 50 dollars par habitant) contre 35 millions de dollars annuels pour la période 1971-1974.

La dégradation continue des équilibres intérieurs et extérieurs a fait apparaître les limites d’une telle politique, plus encore dans un contexte de redéploiement budgétaire en faveur des dépenses militaires, qui passent de 1,9 % du PIB en 1989 à 7,8 % en 1992. Dès la fin de l’année 1990, est mis en place un plan d’ajustement structurel (PAS) soutenu par le FMI, la Banque mondiale et par la plupart des pays et organisations présents au Rwanda, dont la France. Dans le cadre de ce plan, une facilité d’ajustement structurel de 41 millions de dollars est approuvée en avril 1991 par le FMI ; le 21 juin 1991, c’est au tour de la Banque mondiale d’approuver un crédit d’ajustement de 90 millions de dollars.

En 1991, les dépenses militaires augmentent fortement et représentent 7 % du PIB rwandais contre 2 % en 1989 tandis que le produit intérieur brut se dégrade et que la situation politique devient plus instable.

La France pourtant verse, en 1991, 70 millions de francs au titre de l’aide à la balance des paiements. Cette décision s’explique selon M. Patrick Pruvot, Chef de la Mission de coopération à l’époque, d’une part par le fait que la France contribue, avec le FMI et la Banque mondiale, à certains volets du programme d’assainissement et de modernisation d’infrastructures hautement stratégiques pour un pays enclavé (à savoir le réseau routier et les télécommunications), d’autre part par la bonne image conservée par le Rwanda sur le plan politique en dépit de la dégradation de sa situation économique. Cette aide, destinée à accompagner le plan d’ajustement structurel et très rapidement dégagée, a été fort appréciée des autorités rwandaises qui ont souligné qu’elle avait favorisé en 1991 le retour à la liquidité dans les banques.

LE PLAN D’AJUSTEMENT STRUCTUREL

MIS EN OEUVRE AU RWANDA EN 1990-1991

— Stabilisation macro-économique et amélioration de la compétitivité
  ® Maintien d’un taux de change compétitif
  ® Réduction du déficit budgétaire à 5 % en 1993 (12 % en 1990) par une politique combinée de mobilisation des ressources fiscales et de réduction des dépenses publiques
  ® Libéralisation des échanges commerciaux et suppression progressive du système de contrôle des prix
  ® Amélioration de la politique monétaire (libéralisation des taux d’intérêt)
— Réduction du rôle de l’Etat dans l’économie
  ® Baisse du prix garanti à la production du café et suppression des subventions
  ® Accélération du programme de privatisation, liquidation et réorganisation des entreprises publiques
— Mise en place d’un système de protection des plus démunis (programme
  d’action sociale)
  ® Programme de construction d’un réseau routier rural et de protection contre l’érosion des sols
  ® Programme de sécurité de l’approvisionnement en nourriture des régions touchées par la sécheresse
  ® Programme de développement de la petite entreprise
  ® Financement de la part parentale des dépenses d’éducation pour les 10 % les plus pauvres de la population
  ® Fonds de redéploiement des travailleurs du secteur public en sureffectif

En 1992, les actions de coopération françaises s’élèvent à 130 millions de francs et concernent toujours prioritairement le développement agricole, la santé publique, la formation. Fin 1992, une subvention de 15 millions de francs est accordée au projet de télévision nationale rwandaise.

En 1993, la France est devenue avec la Belgique le premier bailleur de fonds du Rwanda avec des actions de coopération représentant 232 millions de francs.

En dépit de cette aide, la situation économique du Rwanda demeure mauvaise. En 1993, le déficit budgétaire atteint 12 % du PIB, les recettes intérieures couvrent 40 % des dépenses courantes de l’Etat mais les dépenses en capital financées sur les ressources intérieures ne représentent que 8 % du total des investissements publics. Un nouveau programme d’ajustement, qu’il revenait au Gouvernement à base élargie, prévu par les accords de paix d’Arusha, de négocier, apparaissait donc inéluctable.

En décembre 1993, le Chef de la Mission de coopération, M. Michel Cuingnet, estime, dans son rapport d’activités, que “ l’accord d’Arusha du 4 août 1993 marque l’entrée du Rwanda dans une phase de paix et ouvre la voie à la normalisation de la vie socio-économique ”. Il conclut sur les capacités d’adaptation de l’économie rwandaise et l’ardeur au travail de la population même si la situation générale reste préoccupante sur un plan politique, économique et financier. Rien n’est dit des tensions ethniques, de la montée des violences, des grandes difficultés de mise en application des accords d’Arusha. Dans un bel élan d’optimisme, le Chef de la Mission de coopération appelle de ses voeux la prochaine réunion de la commission mixte franco-rwandaise “ dans une perspective de reconstruction nationale ” et considère qu’il faudrait promouvoir la politique de rationalisation foncière et de spécialisation des activités agricoles par région arrêtée par la guerre. Il estime notamment qu’ “ il faut à présent favoriser la promotion des centres de services, d’artisanat, de transformation des produits du monde rural. Ces centres doivent aussi être des lieux d’échange et d’innovation sociale en appui au processus de démocratisation. Voilà dans quel contexte positif doit aussi s’inscrire notre coopération ”.

Il est vrai qu’à cette date de décembre 1993, la coopération civile représentait la quasi-totalité de l’aide de la France puisque, le 15 décembre, après le retrait de ses forces, la coopération militaire se limitait à 24 assistants militaires techniques.

      2. La signature d’un accord d’assistance militaire technique

Dès 1972, les premiers stagiaires militaires rwandais viennent suivre en France un enseignement militaire spécialisé. Les quatre gendarmes rwandais présents cette année-là dans les écoles de Gendarmerie française ne représentent cependant qu’une proportion modeste de l’ensemble des participants africains aux stages organisés par la France (1 %) et suivent quinze des 12 110 stages dont ont bénéficié des stagiaires officiers ou sous-officiers africains.

      a) L’accord du 18 juillet 1975

La France signe avec le Rwanda un accord d’assistance militaire technique tout à fait classique qui correspond au modèle type encore utilisé récemment lors de l’accord signé avec Madagascar le 1er juin 1998.

D’application immédiate, cet accord conclu pour un an et renouvelable par tacite reconduction peut être dénoncé par l’un ou l’autre des deux Gouvernements, cette dénonciation prenant effet 90 jours après sa notification à l’autre partie.

L’article premier de l’accord prévoit les conditions dans lesquelles les personnels militaires français sont mis à la disposition du Gouvernement rwandais et précise leur mission : “ le Gouvernement de la République française met à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise les personnels militaires français dont le concours lui est nécessaire pour l’organisation et pour l’instruction de la Gendarmerie rwandaise ”. A l’origine, la coopération militaire franco-rwandaise avait pour unique mission de développer une assistance technique visant à faciliter la mise en place d’une Gendarmerie rwandaise sur le modèle (structure, organisation et procédures) de la Gendarmerie française. La réalisation de cet objectif explique tout naturellement que le poste de Chef de la Mission d’assistance militaire à Kigali ait été tenu par un officier supérieur de la Gendarmerie.

L’article premier précise également les obligations auxquelles s’engage la République rwandaise :

— la prise en charge des frais de déplacement résultant de l’exécution du service ;

— la fourniture gratuite de logements meublés aux coopérants militaires français et à leur famille ;

— l’obligation d’assurer à ces derniers les soins médicaux et hospitaliers ;

— l’exonération des droits de douane pour les biens introduits sur le territoire rwandais par les personnels militaires et destinés à leur usage personnel ;

— une exonération fiscale pour la fraction de leurs revenus perçus localement.

L’article 2 stipule que “ les personnels militaires français mis à la disposition du Gouvernement de la République rwandaise sont désignés par le Gouvernement de la République française après accord du Gouvernement de la République rwandaise ” et que “ les intéressés sont placés sous l’autorité de l’officier français le plus ancien dans le grade le plus élevé mis à la disposition de la République rwandaise ”. Il est précisé que cet officier relève de l’ambassadeur de France, ce qui témoigne de la nature  civile ” de la coopération militaire.

Dans le texte initial, l’article 3 de l’accord prévoyait que les militaires français servant au titre de la Coopération demeuraient sous juridiction française et qu’ils servaient “ sous l’uniforme français, selon les règles traditionnelles d’emploi de leur arme ou service avec le grade dont ils sont titulaires ”. Enfin, cet article indiquait précisément le cadre et les limites de leur mission : “ ils ne peuvent en aucun cas être associés à la préparation ou à l’exécution d’opérations de guerre, de maintien ou de rétablissement de l’ordre ou de la légalité ”.

Les articles 4 et 5 traitent des dispositions disciplinaires et judiciaires applicables aux coopérants militaires français.

L’article 6 fixe les conditions dans lesquelles le Gouvernement français assure, dans la limite de ses moyens, la formation et le perfectionnement de cadres de la Gendarmerie rwandaise dans ses écoles militaires et prend à sa charge les frais de voyage des stagiaires, à l’exception des frais d’entretien et des dépenses relatives aux soldes.

      b) Les modifications apportées à l’accord initial

Cet accord particulier sera modifié à deux reprises, en 1983 et en 1992.

La première révision de l’accord a été introduite au mois d’avril 1983 à la demande du Gouvernement rwandais et acceptée sans amendement par la France. Elle modifie l’article 3 qui précise désormais que les personnels français “ servent sous l’uniforme rwandais, avec le grade dont ils sont titulaires ou, le cas échéant, son équivalent au sein des forces armées rwandaises. Leur qualité d’assistants techniques militaires est mise en évidence par un badge spécifique " Coopération Militaire " porté sur la manche gauche de l’uniforme à hauteur de l’épaule ”.

Les militaires français portent donc l’uniforme de la Gendarmerie rwandaise avec toutefois un signe symbolique distinctif sur l’épaule. Cette modification se justifie par le fait que les assistants militaires techniques peuvent être appelés à occuper des postes de substitution dans la Gendarmerie rwandaise. Dans ces conditions, il a été décidé de faire en sorte qu’il y ait, si ce n’est une intégration au sein de forces locales, à tout le moins une identification à l’arme au sein de laquelle ils sont appelés à servir.

La seconde modification introduite par la révision de 1983 concerne la suppression de l’interdiction faite aux coopérants militaires français d’être associés de près ou de loin à toute préparation ou exécution d’opération de guerre, de maintien ou rétablissement de l’ordre ou de la légalité. Au regard de l’histoire, on ne peut que s’interroger sur les motivations qui ont conduit le ministère de la Coopération et du Développement en 1983 à renoncer à la prudence qui fut de mise en 1975 lors de la conclusion de l’accord initial.

L’avenant du 26 août 1992, en remplaçant dans les articles premier et 6 de l’accord de 1975 “ la Gendarmerie rwandaise ” par “ les forces armées rwandaises ”, étend la coopération militaire française à l’ensemble des missions des forces armées du Rwanda. Cet avenant intervient près de deux années après que le Front patriotique rwandais (FPR) a lancé sa première offensive au Rwanda et que la France a, de fait, étendu sa coopération militaire à d’autres domaines que l’organisation et l’instruction de la Gendarmerie rwandaise. Il est pour le moins étonnant que les autorités civiles et militaires françaises ne se soient rendu compte qu’avec un retard de près de deux ans que les actions conduites auprès de l’armée rwandaise par les coopérants français se déroulaient en marge des accords établis par les deux Etats. Interrogé sur ce point lors de son audition, l’Ambassadeur Georges Martres a simplement précisé “ s’être aperçu en 1992 que la coopération militaire destinée à l’armée rwandaise manquait de base juridique puisque l’accord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la coopération avec la Gendarmerie ”.

Il ne se serait donc agi que d’une simple opération de régularisation, de mise en conformité avec la pratique. Cet argument purement technique paraît toutefois insuffisant si l’on se réfère au télégramme de l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, faisant état du souhait du Gouvernement rwandais de “ doter tous les personnels de l’opération Noroît d’une carte de coopérant ” à une période où la question du retrait des militaires français était posée dans le cadre des négociations d’Arusha qui venaient de débuter. Cette demande, si elle avait été satisfaite, ce qui n’a pas été le cas, aurait eu pour conséquence de permettre le maintien, au titre de la coopération, d’un effectif renforcé de coopérants au Rwanda, les militaires français devant, en application des accords d’Arusha alors en négociation, se retirer du Rwanda.

L’extension de la coopération française, de la Gendarmerie rwandaise aux forces armées rwandaises, pourrait dans ce contexte se comprendre aussi comme une façon de donner satisfaction au Gouvernement rwandais qui souhaitait le maintien du plus grand nombre possible de militaires français, tout en respectant en apparence les dispositions d’Arusha prévoyant le retrait des militaires français.

Le contexte particulier dans lequel est intervenu cette dernière modification traduit une orientation d’approfondissement de la coopération française qui, d’après plusieurs informations données à la Mission, ne concordait pas avec les orientations générales définies par le Président François Mitterrand. Celui-ci semblait considérer que les accords de coopération militaire avec l’Afrique ne pouvaient être maintenus indéfiniment. En effet, le Président aurait estimé que ces accords pouvaient mettre les troupes françaises dans une situation délicate dans la mesure où elles exerçaient leurs missions dans des pays perturbés par des guerres civiles, tout en gardant présent à l’esprit qu’elles étaient toutefois un point d’appui nécessaire au développement d’actions humanitaires ou à la sécurité des ressortissants français.

    C. LES RAISONS DE LA PRÉSENCE DE LA FRANCE AU RWANDA

En lui-même, ce petit pays d’Afrique, enclavé, surpeuplé et sans richesses, ne justifiait guère que l’on s’y intéressât autant. Comme l’a souligné le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, lors de son audition, ce pays “ ne revêtait aucun intérêt stratégique particulier pour la France (...) L’indépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne s’étaient pas déroulées dans des conditions optimales (...) Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle était le seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les autres puissances. ”

L’engagement de la France au Rwanda est donc issu des conditions dans lesquelles ce pays a eu accès à l’indépendance. Mais il fallait aussi que le Rwanda fût francophone et voisin du Zaïre. Géographiquement, le Rwanda dispose en effet d’une frontière commune avec l’Est du Zaïre immensément riche en ressources minières (uranium, cobalt, diamants...) et constitue de ce fait un poste d’observation privilégié des évolutions de cette région.

Il est clair que l’amorce d’une coopération franco-zaïroise ne pouvait prendre forme en laissant de côté le Rwanda et le Burundi qui, d’un point de vue géographique, constituent une voie de pénétration vers le Zaïre et le Sud du continent pour les populations du Nord-Est de l’Afrique.

Cette constatation géographique ne suffit pas à justifier la présence de la France qui s’explique par un ensemble de raisons qui fondent classiquement sa politique en Afrique.

      1. Le Rwanda aux frontières de l’Afrique francophone

Comme l’a souligné devant la Mission M. Robert Galley, Ministre de la Coopération de 1976 à 1978, “ les premiers gestes officiels marquants à l’égard du Rwanda avaient été faits par le Général de Gaulle qui, à la suite de l’indépendance, avait été sollicité par le Président Grégoire Kayibanda. Au nom de la défense de la francophonie et compte tenu de l’extrême intérêt qu’il portait au Congo ex-belge et à tout ce qui était francophone, le Général de Gaulle avait jeté les bases de la coopération avec le Rwanda.  ”

Cette défense de la francophonie a été interprétée comme l’expression de ce qu’il est convenu d’appeler le “ syndrome de Fachoda ” ville que la mission française du Commandant Marchand dut quitter en 1898 après y avoir hissé le drapeau national, face à l’expédition anglaise de Lord Kitchener.

L’obsession du complot anglo-saxon a longtemps occupé les esprits si l’on en croit les propos tenus en 1957 par M. François Mitterrand alors Ministre de la Justice : “ Tous les ennuis que nous avons eus en Afrique occidentale française n’ont rien à voir avec un désir d’indépendance, mais avec une rivalité entre les blocs français et britannique. Ce sont des agents britanniques qui ont fomenté tous nos ennuis(6). ”

La présence de la France au Rwanda répondrait donc au double souci de défendre, d’une part, ce que certains ont qualifié de “ ligne Maginot linguistique ”, d’autre part, de faire face à l’influence anglo-saxonne, celle des Britanniques à l’origine, celles des Etats-Unis par la suite. Ce dernier aspect doit être envisagé avec la plus grande circonspection car il n’est pas possible d’affirmer qu’il y a eu opposition ou contradiction d’intérêt entre la France et les Etats-Unis à propos du Rwanda, faute notamment de pouvoir le prouver.

Interrogé sur les relations entre la France et les Etats-Unis à propos du Rwanda, M. Hubert Védrine a affirmé devant la Mission : “ dans les relations entre la France et les Etats-Unis, la question du Rwanda n’a jamais été un élément central dans la mesure où bien d’autres sujets -réunification de l’Allemagne, conflit yougoslave, effondrement de l’Union soviétique- monopolisaient l’attention à cette époque de bouleversements est-ouest. Il n’est pas possible de parler de contradiction frontale, les priorités n’étaient pas les mêmes et les raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le Soudan qu’ils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au Président Yoweri Museveni et le développement de leurs relations de coopération avec l’Ouganda. (...) Les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie à l’égard du FPR en raison du soutien que lui accordait l’Ouganda. Aucune animosité ou critique du département d’Etat à l’égard de la France n’a toutefois été notée, ce qui supposait une concertation minimale entre la France et les Etats-Unis. ”

Le risque représenté par le Soudan est considéré par les Anglo-saxons comme plus important que le maintien de la paix au Rwanda, ainsi que le souligne au cours de son audition M. James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, constatant que la France “ déploya de vains efforts auprès de la Grande-Bretagne pour obtenir son concours auprès de Yoweri Museveni qui estimait, comme les Etats-Unis, que le rôle de cordon de protection contre la poussée islamiste au Soudan de l’Ouganda était plus stratégique que la paix au Rwanda. ”

Cette analyse est confirmée par M. Herman Cohen, conseiller pour les affaires africaines du Ministre américain des Affaires étrangères d’avril 1989 à avril 1993, qui, devant la Mission, a souligné que le Président Yoweri Museveni était considéré très favorablement par les Etats-Unis qui voyaient en lui “ une nouvelle personnalité aux idées modernes, qui cherchait à bâtir une économie de marché  ” et a reconnu que les “ Etats-Unis craignaient une déstabilisation en provenance du Soudan ” mais n’avaient pas de réelle stratégie géographique dans cette région. Il s’est dit “ très étonné de la théorie d'un complot anglo-saxon contre les intérêts de la France qui ne correspondait à aucune réalité. Si les Etats-Unis avaient voulu entreprendre une action contre les intérêts français en Afrique, ils n’auraient pas commencé par le Rwanda, car c’est un pays de très petite importance. Les Etats-Unis ont toujours reconnu le “ pré carré français ” en Afrique comme un élément positif, qui n’était pas contraire aux intérêts américains. ”

Rencontré par les rapporteurs de la Mission au Pentagone, M. Vincent Kern, homologue du Directeur des Affaires africaines au ministère français des Affaires étrangères, a corroboré cette analyse en soulignant que l’Afrique était la seule région du monde pour laquelle les Etats-Unis n’avaient pas défini d’analyse stratégique. Seule l’Afrique du Sud faisait l’objet d’un intérêt plus soutenu. Il n’y a aucune raison de penser que le Rwanda échappait à la politique traditionnelle des Etats-Unis résumée par la formule consacrée “ trade, not aid ” (du commerce, mais pas d’aide).

A la lumière de ces différentes réflexions, il apparaît que la France a mené au Rwanda une politique classique lui permettant d’étendre son influence dans le champ élargi de la francophonie sans que cette présence lui ait jamais été véritablement contestée par les puissances anglo-saxonnes.

      2. La stabilité du Rwanda conditionne la stabilité de la région

La garantie de la stabilité des Etats a constitué l’objectif politique principal de la politique africaine de la France.

Cette recherche est une constante comme l’a souligné le Ministre des Affaires étrangères, M. Hubert Védrine, devant la Mission, indiquant qu’il “ avait toujours vu le Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines et se comporter en continuateur d’une politique ancienne menée depuis les indépendances. (...) Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un engagement global de sécurité, (...), d’une part, parce que cette politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement, d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un seul de ces régimes être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait la garantie française. ”

“ Dans l’analyse du Président Mitterrand, ce qui importait était avant tout le raisonnement global, il n’y avait pas de point d’application stratégique particulier, pas plus au Rwanda qu’au Tchad. Il considérait, comme ses trois prédécesseurs, que la France avait souscrit un engagement de sécurité et que si elle n’était pas en mesure d’apporter une aide dans le cas aussi simple d’un Etat ami envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait plus rien. ”

A cet égard, la France accorde au Rwanda comme dans l’ensemble des autres “ pays du champ ” un soutien au régime en place et ce d’autant plus que le Rwanda se présente comme un élève modèle, au sujet duquel Jean-Pierre Chrétien écrit “ ce régime né sur les fonds baptismaux de la colonisation finissante devient l’enfant chéri de l’assistance technique..., le futur pays “des milles coopérants”(7). ” Arrivé au pouvoir en 1973, le Président Juvénal Habyarimana saura mener une politique économique de rigueur qui lui attirera les félicitations du FMI, de même qu’il a su traiter de façon “ tout à fait correcte et très acceptable ” pour reprendre les termes de Mme Alison Des Forges, la communauté tutsie lors de son accession au pouvoir. Aussi, lorsque le Rwanda subit, le 1er octobre 1990, l’offensive du FPR, la France considère-t-elle qu’elle peut intervenir, tant pour protéger ses ressortissants que dans le cadre de l’accord de coopération militaire conclu en 1975, sans se trouver en contradiction avec les principes du discours de La Baule.

    D. L’INFLEXION DU DISCOURS DE LA BAULE

      1. L’importance du discours de La Baule

A l’occasion de la seizième Conférence des Chefs d’Etat de France et d’Afrique, à La Baule le 20 juin 1990, le Président François Mitterrand prononce un discours qui va renouveler le cadre des relations franco-africaines et que, devant la Mission, M. Roland Dumas a estimé pouvoir résumer en deux phrases, d’une part, “ le vent de liberté qui a soufflé à l’Est devra inévitablement souffler un jour en direction du Sud ”, d’autre part, “ il n’y a pas de développement sans démocratie et il n’y a pas de démocratie sans développement. ”

Après avoir rappelé dans son discours qu’il considérait le développement comme “ un élément indissociable des progrès de la démocratie ”, le Président de la République affirmait nettement : “ nous ne voulons pas intervenir dans les affaires intérieures. Pour nous cette forme subtile de colonialisme qui consisterait à faire la leçon en permanence aux Etats africains et à ceux qui les dirigent, c’est une forme de colonialisme aussi perverse que toute autre. ” Pour autant la France n’est pas absente et le Président François Mitterrand le rappelle “ la France continuera d’être votre amie, et si vous le souhaitez, votre soutien, sur le plan international, comme sur le plan intérieur ” et le Président poursuit en déclarant “ la France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté ”.

La novation du discours de La Baule réside dans cette dernière annonce ; les rappels des éléments plus classiques de la politique africaine de la France n’étaient là que pour préparer l’auditoire, le rassurer. Désormais la chose est dite : l’aide de la France aux Etats africains est subordonnée à l’avancée du processus de démocratisation. Ce lien a été clairement explicité lors de la conférence de presse consécutive à ce sommet par François Mitterrand qui établissait une distinction entre “ une aide tiède ” destinée aux régimes autoritaires refusant toute évolution démocratique et “ une aide enthousiaste ” réservée à “ ceux qui franchiront le pas avec courage ”.

Sur le moment, ce discours a été peu apprécié par l’ensemble des Chefs d’Etat présents. Traitant du sommet franco-africain de Biarritz intervenu cinq ans plus tard, M. Bruno Delaye, Conseiller à la présidence de la République de juillet 1992 à janvier 1995, en fait ainsi le bilan : “ les 31 pays d’Afrique sud-saharienne, dont 22 francophones, représentés à La Baule avaient tous instauré le multipartisme, 17 avaient adopté de nouvelles constitutions, et une cinquantaine de consultations générales avaient été organisées qu’il s’agisse de référendums constitutionnels ou d’élections législatives ou présidentielles. ”

Face aux difficultés de mise en place du processus démocratique, M. Bruno Delaye a également rappelé devant la Mission qu’il était important “ pour la France de ne pas épouser les querelles locales ni de défendre un clan ou un homme, mais des principes et une politique. Le vent démocratique de cette époque avait libéré des énergies positives, rénovantes, dont ce continent avait grand besoin, mais en s’appliquant à des Etats-Nations faibles, le mouvement de démocratisation avait fait apparaître des tensions régionalistes ou ethniques extrêmement dangereuses. ”

Dans un discours prononcé le 5 juillet 1990, le Président Juvénal Habyarimana annonce la fin du cumul entre sa fonction de Président de la République et celle de Président du parti unique MRND, ainsi que l’amorce d’un processus démocratique avec la reconnaissance du multipartisme.

M. Michel Lévêque, ancien Directeur des Affaires africaines au ministère des Affaires étrangères de 1989 à 1991, a, devant la Mission, établi une corrélation entre ces décisions et les entretiens qui s’étaient déroulés entre les Présidents François Mitterrand et Juvénal Habyarimana, en marge du sommet de La Baule et qui avaient porté sur la nécessité de réformes institutionnelles au Rwanda et la question des réfugiés. “ A la suite de ces pressions, le Président Juvénal Habyarimana a accepté de réactiver la commission rwandaise et le comité rwando-ougandais sur les réfugiés ”.

M. Hubert Védrine a lui aussi considéré que la politique menée par la France au Rwanda s’inscrivait dans la continuité de “ la philosophie de La Baule ”. Il a fait état des nombreuses lettres du Président François Mitterrand au Président Juvénal Habyarimana sur la question des réfugiés, des droits de l’homme et sur la nécessité de trouver un accord politique avec le FPR et de faire évoluer politiquement le régime vers la démocratie.

      2. Le piège du discours de La Baule

La logique d’obligations réciproques exprimée dans le discours de La Baule -aide au développement contre démocratisation- a rendu la France prisonnière d’un processus dont elle n’a pas su se désengager, alors que le Gouvernement rwandais ne satisfaisait pas de son côté à ses engagements en matière de démocratisation et de respect des droits de l’homme.

Dès lors, la logique du discours de La Baule a fonctionné comme un piège.

Face aux atermoiements des autorités rwandaises et préoccupée par la stabilité des Etats et la sécurité régionale, la France n’a jamais pris la décision de suspendre toute coopération, ou même de procéder à une baisse du niveau de son aide civile et militaire. Aussi, le Président Juvénal Habyarimana a-t-il pu se convaincre lui-même que “ la France... serait derrière lui quelle que soit la situation, qu’il pouvait faire n’importe quoi sur le plan militaire et politique ” comme l’a estimé M. Herman Cohen au cours de son audition.

Avec le recul, on peut considérer que les autorités rwandaises ont joué avec habileté des promesses qu’elles n’ont pas tenues.

Toujours dans le discours de La Baule, le Président François Mitterrand déclare : “ Je répète le principe qui s’impose à la politique française : chaque fois qu’une menace extérieure poindra, qui pourrait attenter à votre indépendance, la France sera présente à vos côtés ” et ajoute : “ mais notre rôle à nous, pays étranger fût-il ami, n’est pas d’intervenir dans des conflits intérieurs. Dans ce cas là, la France, en accord avec les dirigeants, veillera à protéger ses concitoyens, ses ressortissants, mais elle n’entend pas arbitrer les conflits ”.

Les développements ultérieurs relatifs à l’opération Noroît montrent que la France a tout à la fois procédé à des missions de protection et d’évacuation de ses ressortissants et mis en place des actions de soutien aux forces gouvernementales rwandaises, car elle ne considérait pas le conflit comme intérieur mais comme résultant d’une agression extérieure. Elle considérait à l’origine le FPR davantage comme une force militaire d’origine ougandaise que comme le regroupement de réfugiés rwandais voulant revenir dans leur pays.

La France a ainsi maintenu sa présence et développé sa coopération militaire sur fond de tensions ethniques, de massacres et de violences, comme mithridatisée face à un contexte dont elle a sous-estimé la gravité.

Ces erreurs de jugement ont entraîné des conséquences d’autant plus graves qu’elles s’appliquaient à un pays aux particularismes forts.

II. — LA TRAGIQUE “ EXCEPTION RWANDAISE ” EN AFRIQUE

Le Rwanda occupe, avec son voisin, le Burundi, une place singulière en Afrique : qu’on songe à la complexité de son histoire -même la plus récente-, qu’on envisage de donner sens à la dynamique particulière des conflits politiques ou sociaux qui le traversent, qu’on s’attarde enfin sur le poids du fait démographique, le Rwanda s’érige sur le continent africain comme une exception, dont le génocide de 1994 fait apparaître la dimension tragique.

Sans doute la description de ce pays “ aux mille collines ” et des affrontements ethniques qui l’ont divisé jusqu’à l’horreur du génocide participe-t-elle d’une vulgate aujourd’hui partagée.

Pourtant, il n’est pas inutile de rappeler en préambule que les événements survenus au Rwanda s’inscrivent dans un processus historique qui ne relève d’aucun déterminisme culturel. Comme l’a rappelé l’historien, directeur de recherches au CNRS, M. Jean-Pierre Chrétien, le génocide rwandais n’était “ ni plus naturel ni plus culturel que les autres ”. De même, comme l’écrivait Alfred Grosser dès 1989, “ trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ? ”. M Alfred Grosser avait déjà posé les limites intellectuelles et morales d’un déterminisme historique, fondé peut-être sur un sentiment injustifié de supériorité politique ou culturelle.

La Mission d’information ne prétend pas présenter ici une analyse aussi exhaustive que celle qu’ont pu mener des chercheurs et universitaires qu’elle a, pour la plupart, entendus et dont les témoignages constituent la source principale de cette présentation du Rwanda ; elle se propose simplement de mettre en évidence quelques caractéristiques essentielles de la société rwandaise.

    A. LA FÉODALISATION ET LA CENTRALISATION D’UNE SOCIÉTÉ ESSENTIELLEMENT AGRAIRE

Le Rwanda -comme le Burundi- fait partie de ces très rares Etats africains dont l’unité politique et culturelle prend sa source dans les monarchies des XVIIIème et XIXème siècles. L’histoire politique du Rwanda est d’abord marquée par l’établissement de la dynastie des Banyiginya, d’origine tutsie, au cours de la seconde moitié du XVIIIème siècle.

Le Mwami à la fois souverain et chef des armées défend les frontières de son royaume et s’assure de l’obéissance de ses troupes. Le XIXème siècle connaît la consolidation du pouvoir dynastique des Banyiginya sous le règne de Kigeri Rwabugiri.

En 1895, à sa mort, s’ouvre une sanglante crise de succession. Si certaines régions sont soumises à l’autorité du roi et de ses chefs, d’autres zones continuent de reconnaître l’autorité des chefs de clans hutus ou de leurs propres souverains -les Bahinza également Hutus- mais aussi de chefs de lignage tutsis. A la fin du siècle dernier, le Rwanda précolonial, en dépit d’une amorce d’unification centralisatrice, se présente donc encore comme une mosaïque de pouvoirs.

En 1892 et 1894, Oscar Baumann et Gustav Adolf von Götzen sont les premiers Européens à pénétrer dans un pays en pleine crise politique, dont l’unité nationale est sans doute établie, sans qu’existe, pour autant, de véritable unité territoriale. “ Si la prééminence mystique du roi est à peu près reconnue sur une aire qui correspond grosso modo au pays actuel, l’autorité politique proprement dite s’exerce très inégalement : lointaine et souvent remise en cause dans les régions nordiques (Byumba, Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye), qui continuent à être organisées selon un système clanique et se contentent de verser des tributs symboliques, en voie d’implantation à l’est (Kibungo) et au sud-ouest (Cyangugu), forte au centre et au sud (Kigali, Gitarama, Nyanza, Butare) ”(8).

A l’époque, l’unité de base de la société rwandaise était le lignage regroupant les descendants, en ligne masculine, d’un ancêtre commun, chaque lignage étant représenté par un chef. L’organisation administrative du pays présentait un caractère féodal dans la mesure où la possession d’un fief (“ igikingi ”) dépendait du bon vouloir royal ou du chef d’armée qui vous l’attribuait. Les détenteurs de fiefs étaient des Tutsis issus pour la plupart des grands lignages d’origine princière. Toutefois dans les provinces du nord-ouest, dans la partie montagneuse du nord et dans certaines principautés, les chefs de lignage hutus, géraient eux-mêmes leur domaine, traitaient directement avec la cour et se contentaient, on l’a vu, d’acquitter leur tribut.

Lors de la colonisation, la puissance occidentale supprima les multiples fiefs créés par la royauté pour créer un commandement homogène de chefferies et sous-chefferies ; c’est ainsi que progressivement le roi et les chefs devinrent de simples agents d’exécution de l’administration territoriale.

Sur le plan économique, la possession de bovins représentait la richesse par excellence. “ Rien ne surpasse la vache ” disait un proverbe, même s’il existait aussi une richesse purement agricole.

Mais la monétarisation de l’économie finit peu à peu par supplanter les systèmes d’échanges et notamment le don de bétail, “ l’inbuhake ”, dont le but principal était l’obtention d’une protection politique. Les réformes politiques introduites par le mandataire belge firent perdre sa signification politique et sociale à “ l’inbuhake ” dont la pratique fut abolie en 1954.

La colonisation s’achevait donc, d’une part, avec la disparition de ces deux éléments caractéristiques de l’identité rwandaise -le fief (“ igikingi ”) et le don de bétail (“ inbuhake ”)- et, d’autre part, avec la mise en place d’un territoire administrativement centralisé et unifié.

    B. LE PASSÉ COLONIAL ALLEMAND ET BELGE

En 1885, la Conférence de Berlin attribua le Rwanda à l’Empire allemand. En 1900, les Pères blancs fondèrent les premières missions. L’action des Allemands consista principalement à raffermir l’autorité dynastique et à protéger l’installation des missionnaires.

En 1919, le Traité de Versailles donna à la Belgique mandat sur le Rwanda et le Burundi qui devinrent le Rwanda-Urundi. Le mandataire belge, choisissant l’administration indirecte, décida de moderniser le pays en adaptant les institutions locales au point de transformer totalement ces dernières. La royauté traditionnelle s’en trouva affaiblie et les administrateurs coloniaux choisirent de s’appuyer sur quelques lignées de l’entourage dynastique en faisant d’une fraction sociale privilégiée, une élite moderne, instruite et éduquée dans la religion chrétienne.

Durant la colonisation allemande, puis belge, l’imaginaire racial qui sous-tend l’histoire mythique propagée par les colonisateurs va profondément s’ancrer dans la société rwandaise. Il constitue l’élément structurant de l’organisation sociale et politique mise en place dans les années vingt et trente : “ le travail de redéfinition des équilibres sociopolitiques des deux royaumes du Rwanda-Urundi opéré par la colonisation a consisté, dans un premier temps, à consolider et figer des hiérarchies sociales et économiques, jusque là largement différenciées voire fluides autour du seul critère d’identification " ethnique " puis, dans un second temps, à le reproduire au niveau des nouvelles positions sociales mises en place par la société coloniale ”(9).

Ce processus de rigidification de la société rwandaise illustre parfaitement l’interaction entre histoire et historiographie : c’est essentiellement au nom de la coutume que l’on prétend restaurer, qu’ “ une dichotomie rigide entre " seigneurs tutsis " et " serfs hutus " tend à prendre corps dans la vie sociale ”(10). Cette dichotomie n’existait pas auparavant puisqu’un Hutu qui possédait plusieurs têtes de bétail pouvait, de ce fait, être “ tutsifié ”, de même que pouvaient se produire des phénomènes de “ détutsification ”.

Plus encore, l’ethnicisation de la société rwandaise, fruit d’une construction politique et institutionnelle élaborée par la puissance coloniale, est intériorisée par les Rwandais eux-mêmes : chez les uns, elle développe un complexe de supériorité alors que, chez les autres, un puissant sentiment de rancoeur et de haine s’installe. Il est symptomatique de constater à cet égard que l’élite hutue qui émerge dans les années cinquante développe un discours qui se situe totalement dans la ligne de ce que Mme Claudine Vidal qualifie dans ses écrits d’“ histoire ressentiment ”.

    C. LA MISE EN PLACE DU “ PIÈGE ETHNIQUE ”

L’histoire rwandaise montre qu’à partir de 1725 environ, les opérations de défrichement, qui ont été suivies d’un mouvement de sédentarisation ont été accomplies dans le même temps et sur les mêmes collines par les pasteurs et les agriculteurs. Tutsis et Hutus se sédentarisent ensemble, coexistent sur une même terre et parlent une même langue.

Il semble qu’à cette époque, les défricheurs aient eu une conscience très nette de leur appartenance à la catégorie sociale des Tutsis ou des Hutus, à celle des pasteurs ou des agriculteurs. Faute d’informations sur l’état de leurs relations sociales, rien ne permet toutefois de dire qu’il existait une relation de dépendance des uns vis-à-vis des autres.

En conséquence, ne relevant ni des ethnies, ni des classes sociales, Hutus et Tutsis s’apparentent plutôt aux ordres existant dans l’Europe d’avant 1789 -Stand, en allemand- c’est-à-dire à des groupes structurés à partir de leur activité. Ceci n’exclut d’ailleurs pas, pour reprendre la thèse formulée par M. Gérard Prunier devant la Mission, qu’Hutus et Tutsis soient d’origines différentes si l’on se place dans le temps long de l’histoire, même si, après plusieurs siècles, ils s’étaient largement assimilés les uns aux autres par le biais du mariage.

A la veille de la pénétration européenne, il n’existait donc aucun des critères permettant de définir ce que l’on a appelé une ethnie. Les premiers observateurs ont relaté toutes sortes de conflits d’ordre politique ou de caractère régional mais n’ont jamais fait état d’affrontement ethnique opposant éleveurs et agriculteurs, Hutus et Tutsis.

Le processus d’ethnicisation de la société rwandaise commence avec l’arrivée des premiers colons européens, en 1894. Il s’agit donc d’un phénomène relativement récent, même si : “ la théorie campant des portraits contrastés du nègre de " l’Afrique des Ténèbres " et du mystérieux Oriental venu s’aventurer parmi eux avait déjà été forgée à partir des contacts avec d’autres régions d’Afrique et des réflexions anthropologiques de l’époque(11). ” En un sens, il n’y a pas à proprement parler de découverte du Rwanda, mais plutôt une invention du Rwanda contemporain : “ l’historiographie coloniale, qui va s’attacher " à fonder scientifiquement " le modèle racial (...) structure encore aujourd’hui la vision d’une large part de la population rwandaise. Ainsi, les Bantous (assimilés à la catégorie des agriculteurs hutus) se seraient installés dans un espace à peine défriché par les premiers occupants pygmoïdes (les Twas), Hutus et Twas étant ensuite eux-mêmes confrontés à l’arrivée d’éleveurs “ hamites ” (catégorie réduite progressivement à sa composante tutsie) qui, avec leur bétail, se seraient infiltrés dans tout l’espace laissé libre et auraient imposé progressivement leur loi sur l’ensemble des hautes terres centrales de cette région d’Afrique et leurs marges ”(12).

Cette reconstitution pseudo-scientifique et largement mythique du passé, qui sera relayée durant toute la période coloniale par l’ensemble des élites rwandaises et européennes, a été largement déconstruite par l’historiographie contemporaine sans que celle-ci réussisse pour autant à faire disparaître totalement cette construction mythologique. Il suffit, pour s’en convaincre, de se reporter à la lecture de certaine publication récente pour y apprendre que “ les Tutsis se caractérisent par une apparence physique élancée, un nez fin, des cheveux lisses, ils sont traditionnellement pasteurs, anciens nomades, et ont depuis longtemps dominé politiquement et militairement la région. Les Hutus sont de type négroïde. Ils sont plus petits, aux cheveux crépus. Leur mode de vie est sédentaire et orienté vers l’agriculture. L’histoire récente du Rwanda est émaillée de luttes entre les Hutus et les Tutsis qui se sont traduites par une série de massacres ”(13).

Tutsis évolués et Hutus faits pour obéir : ce mythe fut méthodiquement véhiculé pendant plusieurs décennies par les missionnaires, les enseignants, les intellectuels, les ethnologues et les universitaires qui accréditèrent cette vision de la société rwandaise jusqu’à la fin des années soixante.

Avec la “ révolution sociale ” de 1959 et l’accession du Rwanda à l’indépendance en 1962, le “ piège ethnique ” devient un “ piège raciste ”, pour reprendre l’expression de Mme Claudine Vidal, et comme le laissait présager d’ailleurs l’évolution durant les années 50 : “ Les rivalités entre " évolués " hutus et tutsis, devenues ouvertement antagonistes, commencèrent à s’exprimer en termes de " races ", notions d’origine occidentale, qui n’existaient pas dans l’ancienne société. ” En témoigne le manifeste des Bahutu de 1957 qui, ainsi que l’a souligné M. José Kagabo, Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, lors de son audition devant la Mission, “ récuse (...) toute idée de métissage au profit de la recherche d’une pureté raciale ”.

Les changements politiques qui affectent le Rwanda lors de l’indépendance, loin d’atténuer le clivage ethnique, le renforcent. “ Le paradoxe du " 1789 rwandais " est d’avoir consolidé ces " ordres ", en inversant leurs indices de valeur au lieu de les abolir ”(14), souligne M. Jean-Pierre Chrétien. Le même auteur souligne que “ l’équation entre " noblesse ", " caste tutsie " d’une part et " race bantoue " d’autre part sortait des livres et des pratiques d’une administration coloniale pour entrer officiellement dans la vie d’un pays africain. ”

La première République se constitue ainsi dans un “ brouillage quasi-total des références politiques avec, d’un côté, des monarchistes indépendantistes tutsis, soutenus par les nouveaux mouvements progressistes que s’est donnés le tiers-monde et par les puissances communistes -ce qui leur vaudra d’être taxés de " bolchevistes " par la puissance coloniale- et, de l’autre côté, les serfs hutus qui poursuivent leur quête d’émancipation sous la double tutelle de l’administration belge et de la haute hiérarchie catholique expatriée ” (André Guichaoua). Cette confusion politique et idéologique s’exprime clairement dans le concept de “ démocratie majoritaire hutue ”, exprimé en kinyarwanda par le terme rubanda nyamwinshi (“ le peuple majoritaire ”) : celui-ci renvoie en effet “ à une sorte de situation coextensive, l’idée étant que les Hutus forment 85 % de la population, il suffisait que l’un d’entre eux soit au pouvoir pour que la démocratie soit réalisée ” (Gérard Prunier).

Comme l’a fait remarquer M. André Guichaoua lors de son audition devant la Mission, il est certain, dans ces conditions, que cette confusion a considérablement favorisé le développement de l’ethnisme et a permis par la suite sa manipulation par certaines forces politiques. La fin de la période coloniale et les premières années de la présidence de Grégoire Kayibanda sont d’ailleurs marquées par une exacerbation des conflits ethniques. Lors de la “ révolution sociale ” de 1959, quelque 300 000 Tutsis s’enfuient dans les pays limitrophes à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues et tutsies et de massacres de populations tutsies. De 1963 à 1966, les incursions armées des Tutsis exilés (les “ Inyenzi ”) se soldent systématiquement par le massacre des Tutsis de l’intérieur, otages faciles pour les dirigeants hutus. Même s’il est vrai que la violence fait partie intégrante de l’histoire rwandaise, plus qu’une “ tradition de massacre ”, ces événements reflètent une instrumentalisation du phénomène ethnique. A l’évidence, comme le souligne au cours de son audition M. Jean-Pierre Chrétien, “ en accréditant le fantasme de l’homogénéité des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa naissance ”, le pouvoir rwandais s’est dispensé de la nécessité de mener une politique qui aurait permis de résoudre ou de s’attaquer aux véritables enjeux sociaux, politiques ou économiques.

A cet égard, la seconde République, qui se met en place avec l’arrivée au pouvoir de Juvénal Habyarimana en 1973, a pu faire illusion. Au-delà du fait que le nouveau Président se veut le réconciliateur national, le clivage ethnique semble gommé et laisse place à une ancienne opposition régionale. L’organisation des troubles ethniques suivant le coup d’Etat de 1973 masque mal la réalité des luttes politiques entre Hutus du nord, vainqueurs, et Hutus du sud, dont l’élite est décimée par le nouveau pouvoir. Dans un tel contexte, l’instauration de quotas pour l’emploi des principales fonctions administratives en 1974 est présentée par le Président comme la reconnaissance des droits de la minorité et l’instrument d’ancrage définitif de la démocratie. De même, la dégradation de la situation économique, puis politique, dans la deuxième moitié des années 1980, ne comporte pas de dimension ethnique, à tel point qu’un spécialiste de la région peut écrire en 1989 que la question ethnique n’est plus à l’ordre du jour. L’attaque lancée par le FPR le 1er octobre 1990, sur laquelle se greffent les difficultés économiques, les revendications politiques et le réveil de la société rwandaise, devait prouver -par les réactions qu’elle devait susciter de la part du pouvoir de Kigali- que l’ethnisme restait bel et bien une “ ressource politique dormante ”, pour reprendre l’expression du professeur André Guichaoua, sans que le régionalisme disparaisse pour autant.

    D. LE POIDS MAJEUR DE L’ÉGLISE

“ Depuis l’époque coloniale, l’Eglise catholique est une puissance au Rwanda, une sorte d’Etat dans l’Etat ” : ce constat formulé devant la Mission par le Père Guy Theunis, membre de la société des missionnaires d’Afrique et prêtre au Rwanda de 1971 à 1994, traduit le rôle majeur de l’Eglise au Rwanda, aussi bien sur le plan politique qu’économique ou social.

Il convient toutefois de ne pas réduire le panorama religieux du Rwanda à la seule Église catholique, même si celle-ci est de très loin la plus puissante et la plus influente. Lors du recensement de 1991 en effet, sur les 90 % de Rwandais qui se sont déclarés chrétiens, une proportion notable de 27 % environ s’est réclamée du protestantisme. Parmi les 10 % restant se trouve une faible proportion de musulmans (environ 1 %) et des animistes.

La puissance de l’Eglise dans le pays le plus christianisé d’Afrique repose essentiellement sur les conditions historiques de l’implantation des missionnaires.

      1. Les facteurs d’explication de la puissance de l’Eglise au Rwanda

·  En premier lieu, les missionnaires ont vu leur implantation facilitée par l’étroit contact qu’ils ont d’emblée cherché à établir avec les populations autochtones. Cette parfaite connaissance du terrain est liée à la nature même de la Société des Missionnaires d’Afrique, dite des Pères blancs, la première à s’implanter au Rwanda. La doctrine et la stratégie d’implantation des Pères blancs leur ont permis, en s’intégrant à la population et en parlant sa langue, d’acquérir une très forte influence sociale, économique, mais également politique.

En effet, la Société des Pères blancs, fondée à Alger en 1868 par Monseigneur Lavigerie, archevêque d’Alger, préconise l’adaptation à l’existence et à la mentalité des Africains, et non l’inverse, comme l’illustrent les trois “ commandements ” du fondateur des Pères blancs à ses missionnaires : “ Vous parlerez la langue des gens ; vous mangerez leur nourriture ; vous porterez leur habit ”. L’adoption de vêtements arabes blancs, à l’origine de l’appellation couramment donnée à cette société, relève de cette intention. Ce point de doctrine est fondamental pour comprendre le succès de l’implantation des Pères blancs au Rwanda, entité politique et linguistique tout à fait spécifique en Afrique, et même dans la région des Grands Lacs.

D’autre part, alors que les sociétés missionnaires plus anciennes étaient établies dans les pays côtiers, les Pères blancs, prenant leur essor à l’époque des dernières grandes explorations (à partir de 1878), pénétrèrent jusqu’au centre de l’Afrique, resté jusqu’alors à l’écart de toute oeuvre missionnaire.

·  Cette parfaite connaissance du pays et de sa langue a pu être d’autant mieux mise à profit que la présence de la tutelle allemande ne s’est guère fait sentir sur le terrain, celle-ci privilégiant un mode de gestion indirect qui reposait essentiellement sur les structures politiques et sociales autochtones. Il faut en outre souligner que, si les missionnaires catholiques ont été faiblement “ concurrencés ” par le pouvoir colonial, ils ne l’ont pas davantage été par d’autres confessions. L’Eglise protestante, qui s’intéressait peu au Rwanda (deux missions créées par l’Eglise évangélique à la veille de la première guerre mondiale contre onze missions catholiques) ne fut de toute façon pas autorisée à poursuivre ses activités par la nouvelle tutelle belge.

·  La colonisation belge représente le facteur déterminant de l’enracinement et du développement de l’Eglise catholique. Monarchie catholique, la Belgique favorisa considérablement le rôle des missionnaires et de l’Eglise.

Cette attitude de la tutelle joua un rôle majeur dans l’évolution de l’attitude des populations vis-à-vis de l’Eglise. Comprenant que la conversion constituait un point de passage obligé pour conserver ses positions dominantes, l’élite tutsie se rallia au catholicisme, alors qu’elle était jusqu’aux années trente assez réticente à abandonner ses pratiques religieuses traditionnelles. A cette réticence s’ajoutait en outre une méfiance vis-à-vis de l’Eglise catholique, liée aux débuts de l’implantation des missionnaires. En effet, malgré le souhait des Pères blancs d’évangéliser l’élite sociale avant le reste de la population, conformément à la doctrine de la Société, l’Eglise du Rwanda était, au début du siècle, une Eglise de pauvres, considérée avec méfiance par l’aristocratie. En outre, beaucoup de chefs hutus, qui éprouvaient de la réticence à se soumettre au Mwami, virent dans le rapprochement avec l’Eglise un moyen d’échapper à l’autorité royale, ce qui ne fit que renforcer les préventions de l’élite tutsie à l’égard des missionnaires.

L’évolution de l’élite tutsie au début des années 1930 ainsi que la destitution du roi Musinga en 1931, au profit de Mutara Rudahigwa, premier roi chrétien, modifia cette situation et se traduisit par une vague de conversions restée dans les mémoires sous le nom de “ Tornade ”. La consécration du Rwanda au Christ-Roi en 1946 traduisait la nouvelle donne des relations entre l’Eglise et les élites rwandaises.

      2. Une Eglise d’Etat

A la fin des années trente, la conjonction de la politique belge, favorisant une plus grande influence des Tutsis au sein des élites politiques, de la conversion de ces mêmes élites et de l’attitude de l’institution ecclésiastique qui privilégiait elle aussi cette élite tutsie conduisirent à une imbrication très étroite de l’Eglise et de l’Etat, à tel point qu’il n’est pas excessif de parler, à l’instar de Mme Claudine Vidal, d’une Eglise d’Etat(15).

A la lumière de l’analyse qui précède, il convient toutefois de s’interroger sur la réalité de la conversion des Rwandais à l’époque. A ce sujet, le même auteur estime qu’en dépit de véritables mouvements de conversion dans le premier quart du XXème siècle et de l’évangélisation des enfants scolarisés, “ la masse paysanne n’adhère qu’en apparence à la foi catholique ”, malgré le dénigrement des pratiques rituelles autochtones(16). Dans les années récentes, la persistance des cultes traditionnels est d’ailleurs vraisemblable. Ainsi, la divergence d’estimation entre les données fournies par l’Annuaire ecclésiastique en 1973 et l’enquête démographique effectuée à cette même date, concernant le nombre de musulmans au Rwanda (0,6 % de la population selon la première source contre 8,5 % pour la seconde) a pu être expliquée par le fait qu’un nombre important d’animistes n’osant affirmer leur appartenance à la religion traditionnelle et ne pouvant se faire recenser comme catholiques du fait de la tenue très précise des registres paroissiaux a peut-être préféré se réclamer de l’islam.

Il est surprenant de constater que les évolutions politiques majeures du Rwanda dans les années 1950 et 1960 n’ont pas remis en cause le statut de l’Eglise catholique. En réalité, le paradoxe n’est qu’apparent et s’explique par le fait que l’Eglise catholique a connu une évolution parallèle à celle de la société rwandaise. L’émergence d’une élite hutue, formée dans les séminaires catholiques, qui remet en question la prééminence de la branche européenne de l’Eglise, est contemporaine d’une évolution sociologique de la hiérarchie catholique européenne, qui voit arriver dans ses rangs de plus en plus de prêtres ou de frères flamands, d’origine modeste, influencés par la doctrine sociale de l’Eglise apparue dans les années 1930.

Cette évolution se fit très rapidement. En 1950, un Père blanc peut encore écrire, dans un ouvrage qui reprend la vulgate pseudo-scientifique développée à partir de la fin du XIXème siècle, “ aujourd’hui, le Rwanda ne songe plus à mettre en cause la légitimité du pouvoir des nobles ; d’autant que des essais pour les évincer en les remplaçant par des chefs de la race des Bahutu ont conduit à d’humiliants échecs ”(17). Bien que ressortant de cette même grille d’analyse raciale, le mandement de Carême prononcé seulement neuf années plus tard par Monseigneur Perraudin marque l’évolution de la position de la hiérarchie catholique en faveur de la “ majorité hutue ”.

Sous les deux Républiques, l’Eglise catholique continue donc de jouer un rôle essentiel, l’Eglise et l’Etat représentant les seules forces organisées au sein de la société rwandaise. De même que l’encadrement administratif et politique est puissant, de même, l’Eglise du Rwanda présente un visage hiérarchique et administratif qui accentue encore le caractère rigide de cette société. Cette alliance objective de l’Etat et de l’Eglise se traduit notamment par l’existence d’administrations dédoublées : par exemple, il existe un système de formation professionnelle assurée par l’Etat et, parallèlement, un circuit de formation interne à l’Eglise. De manière similaire, l’Eglise a utilisé à son profit le système traditionnel de l’umuganda, dévoyé par la colonisation, que les experts du Bureau international du travail (BIT) assimilent à de véritables travaux forcés. Ainsi, de même que chaque Rwandais devait à l’Etat une demi-journée de travaux communaux, sous peine de sanctions, de même l’Eglise avait développé un tel système au profit de ses oeuvres, sanctionnant les résistances par des refus de sacrement.

Plus grave sans doute est le silence de l’Eglise, qui devint progressivement une “ Eglise du silence ”(18). Le Père Guy Theunis reconnaît que “ souvent, à cause de ce lien avec l’Etat, elle a eu peur de se prononcer sur les questions essentielles de justice, de paix, de développement. L’enseignement social de l’Eglise n’était pas un élément essentiel de ses discours : ainsi, il était pratiquement absent non seulement des cours de catéchèse aussi bien au catéchuménat que dans l’enseignement primaire et secondaire, mais même au grand séminaire de Nyakibanda ”(19).

Il convient toutefois de ne pas généraliser à l’excès l’analyse, l’Eglise rwandaise étant loin de se présenter comme un bloc uniforme. S’il est certain que, dans leur grande majorité, la hiérarchie catholique et le clergé de base adhéraient totalement à l’idéologie du pouvoir, voire aux thèses extrémistes, il n’en faut pas moins garder à l’esprit que l’Eglise rwandaise était traversée par les mêmes lignes de fracture que la société dans son ensemble. Notamment, l’application du clivage régional semble beaucoup plus pertinente que la dichotomie clergé de base/hiérarchie, tout comme il est possible d’identifier au sein du clergé des groupes aux intérêts divergents.

Le rôle joué par un prêtre comme André Sibomana fournit une excellente illustration de cette distinction. Ce prêtre originaire du Sud du Rwanda a développé un discours particulièrement critique à l’égard du pouvoir en place, notamment par l’intermédiaire du journal catholique Kinyamateka, créé en 1933, dont il devint le rédacteur en chef à partir de 1988. Même dans la revue Dialogue, pourtant moins critique, le J’accuse du Père Maindron en 1991 montrait à quel point l’Eglise ne se présentait pas comme une institution monolithique. Dans la même veine, la lettre du presbyterium de Kabgayi, coeur du Rwanda catholique, écrite en décembre 1991, constitue un témoignage extrêmement lucide de la situation de l’Eglise au Rwanda. “ A première vue, l’Eglise du Rwanda elle-même se présente comme une puissance à cause de ses réalisations, que ce soit dans le domaine du développement ou dans celui des oeuvres caritatives. Elle compte de nombreux chrétiens et plusieurs communautés religieuses. Elle possède d’immenses propriétés foncières. Elle est tellement puissante que certains n’hésitent pas à la considérer comme un Etat dans l’Etat. ”. Et les rédacteurs de relever ensuite les défauts qui minent cette apparente puissance :

— “ elle ne s’est pas saisie à temps des problèmes que connaît le pays ”;

— elle ne s’est pas exprimée “ par crainte de déplaire aux autorités civiles ” ;

— “ ajoutons à cela les problèmes relatifs à la ségrégation ethnique, régionale et sociale ”, etc.

      3. Une Eglise “ en dehors du monde ”(20)?

Premier propriétaire, premier employeur et premier investisseur après l’Etat, l’Eglise représentait à la fin des années quatre-vingts une puissance économique et sociale majeure au Rwanda, plus encore dans un contexte économique particulièrement dégradé, qui se traduisit notamment par une réduction des dépenses publiques civiles.

·  Sur le plan social, la puissance de l’Eglise est visible dans le paysage lui-même. “ Les missions du Rwanda, surtout les plus anciennes, comme les monastères du Moyen-Age, sont de véritables villages où, autour de l’Eglise et du presbytère, se trouvent écoles primaires et secondaires, centres de santé, catéchuménats, foyers sociaux et centres de développement, ateliers, etc., tout cela géré par les prêtres, les religieux et religieuses. ”(21)

Dans ces conditions, il semble donc pour le moins paradoxal de parler d’une “ Eglise en dehors du monde ”. En réalité, en dépit d’une implantation très forte sur le terrain, l’Eglise pratique très peu le dialogue interne. Le Père Guy Theunis rappelle ainsi que “ ce manque de dialogue frappait aussi la Conférence épiscopale elle-même : les évêques ne s’entendant pas entre eux, rares étaient les décisions communes ; rares étaient les prises de position claires. ”(22) De même, elle n’aborde que très marginalement et très frileusement les problèmes sociaux. A cet égard, la lettre de la Conférence des évêques catholiques du Rwanda datée du 28 février 1990, “ Le Christ, notre Unité ” est révélatrice d’une Eglise dont l’alliance avec le pouvoir limite les capacités d’analyse et de proposition. Si la hiérarchie catholique reconnaît l’existence d’un problème ethnique -“ il y a des Rwandais qui rejettent ces enseignements et continuent à soutenir les rivalités ethniques par toutes sortes de discours et de manoeuvres ”-, elle se limite à délivrer un satisfecit à la politique gouvernementale en la matière en soulignant que “ la politique de l’équilibre ethnique sur les lieux de travail et dans les écoles est destinée à corriger cette inégalité ”. Dans cette mesure, le qualificatif d’Eglise “ hors du monde ” n’apparaît pas totalement inapproprié.

    E. UNE FORTE PRESSION DÉMOGRAPHIQUE ET FONCIÈRE

Le Rwanda est confronté à une croissance démographique très rapide et à des difficultés économiques structurelles, qui ont atteint ces dernières années des proportions extrêmes.

    1. “ Un monde plein au coeur de l’Afrique ”(23)

Lapidaire, cette formule pose d’entrée de jeu le double problème de la surpopulation et de l’enclavement du Rwanda. Sans qu’il soit question de désigner la surpopulation comme cause directe des difficultés et des crises politiques qui secouent le Rwanda de manière récurrente, “ il serait non moins absurde de méconnaître le rôle que jouent, dans cette succession de crises, des phénomènes comme la densité de peuplement, le niveau et l’évolution de la fécondité(24) ”.

Les recensements de 1978 et 1991, ainsi que les enquêtes de fécondité de 1970, 1983 et 1992 permettent de dégager un certain nombre de données relativement précises sur l’évolution démographique.

STATISTIQUES DE BASE DU RWANDA(25)

Superficie 26 338 km2
   
Démographie  
Population totale, 31 décembre 1993 7,9 millions
Population urbaine, 1989 426 000 (estimation)
Population de Kigali (capitale), 1988 300 000 (estimation)
Densité mi-1993 292 habitants/ km2
Taux d’accroissement naturel, 1991 3,1 %/an
Indice synthétique de fécondité, 1983 8,5 enfants/femme
Indice synthétique de fécondité, 1992 6,2 enfants/femme
Taux de mortalité infantile, 1992 85/1 000 naissances
Espérance de vie à la naissance, 1991 52,2 ans (estimation)
Sources : — Banque mondiale, rapport sur le développement dans le monde - 1995 ; Le monde du travail dans une économie sans frontières, 1996

      — Nations Unies, Rapport mondial sur le développement humain 1995, Paris, Economie, 1995

      — République rwandaise, Recensement général de la population et de l’habitat du
      15 août 1991, version provisoire non publiée, Kigali, Ministère du Plan, 1993

      — J.F. MAY, M. MUKAMANZI et M. VEKEMANS “ Family planning in Rwanda : Status & Prospect ”, Studies in Family Planning, 21, 1, 1990, 20-32

Le Rwanda a entamé son processus de transition démographique pendant la Seconde guerre mondiale, voire déjà dans les années 30, ce qui a conduit, dans une première phase, à un recul du taux de mortalité. Le rythme de baisse de celui-ci s’est d’ailleurs accéléré depuis, sans que soit constatée parallèlement une diminution de la fécondité, bien au contraire : l’indice synthétique de fécondité atteignait ainsi 8,5 en 1983, alors qu’il s’établissait en 1970 à 7,7. Faut-il déduire des statistiques les plus récentes, qui font état d’une baisse de la fécondité depuis la fin des années 80 (6,2 enfants par femme en 1992) que le Rwanda a amorcé la dernière étape de sa transition démographique ? Il faudrait disposer de données récentes pour répondre à une telle question.

TAUX DE FÉCONDITÉ PAR ÂGE ET INDICE SYNTHÉTIQUE
DE FÉCONDITÉ, 1970-1992

           


Age

1970
Enquête

1978
Recensement

1983
Enquête

1991
Recensement
(ajustement)

1992
Enquête

Taux de fécondité par âge (pour 1 000)

15-19

47 49 79 59 60

20-24

336 302 327 242 227

25-29

383 405 378 327 294

30-34

349 377 367 310 270

35-39

252 309 296 258 214

40-44

118 198 184 146 135

45-49

47 91 68 39 46

Indice synthétique de fécondité (enfants/femme)

  7,7 8,7 8,5 6,9 6,2
Note : les résultats des enquêtes reflètent généralement une situation antérieure de quelques années (3 ans pour celles de 1983 et 1992).

Sources : — République rwandaise, op. cit.

          — ONAPO, Rwanda 1983 - Enquête nationale sur la fécondité

          Vol. 1 : Analyse des résultats, Kigali, Office national de la population, 1985

          — B. BARRERE, J. SHOEMAKER, M. BARRERE, T. HABIYAKARE,

          A. KABAGWIRA et M. NGENDAKUMANA, Enquête démographique et de
          Santé, Rwanda 1992, Kigali - Calverton, MD, République rwandaise, office
          national de la population et Macro International Inc. 1994

Cette évolution divergente de la mortalité et de la fécondité a conduit à une forte accélération du rythme d’accroissement naturel estimé à 3,1 % par an en 1993, qui détermine un doublement de la population tous les 23 ans, sachant que, de 1950 à 1993, la population du Rwanda a été multipliée par 4.

UN ACCROISSEMENT NATUREL TRÈS IMPORTANT

Année

Nombre d’habitants
(en millions)

1950

2,0

1970

3,7

1975

4,4

1978

4,8

1991

7,3

1993

7,9

Source : J. MAY, op. cit.

Très fort accroissement naturel, territoire exigu : les niveaux de densité sont éloquents. Alors qu’on comptait 77 habitants au km2 en 1948, la densité atteint 188 habitants/km2 -250 habitants/km2 habitable- en 1978 ; elle s’établit, à la mi-1993, à 292 habitants/km2. Rapportée à la superficie agricole arable, la densité atteint même 406 habitants/km2. C’est à Ruhondo, dans la préfecture de Ruhengeri, que la densité est la plus élevée (820 habitants/km2). Singulier en Afrique subsaharienne, où la densité moyenne est de 23 habitants/km2, ce niveau de densité “ n’a rien d’exceptionnel par rapport à d’autres parties très peuplées du monde tropical. Mais de presque toutes, le Rwanda diffère par sa nature de montagne en position continentale (par opposition aux “ îles à sucre ”), par la rareté des cultures irriguées de plaine (à l’opposé des deltas rizicoles) et surtout par l’étonnante faiblesse de la vie industrielle et urbaine... ”(26).

Les facteurs de surpopulation sont nombreux. Tout d’abord, les conditions climatiques et naturelles expliquent largement cette tendance ; l’enclavement et le relief rwandais ont indéniablement joué un rôle de bouclier dans l’histoire rwandaise protégeant notamment les populations des épidémies et de l’esclavage ; plus encore, dans ce dernier cas, le Rwanda a sans doute servi de refuge et a vu sa population augmenter d’autant. Les causes de la surpopulation, et notamment du haut niveau de fécondité, sont également d’ordre économique ; dans un pays où l’agriculture occupe 93 % de la population, la taille de la cellule familiale est considérée comme déterminante pour assurer la survie de la famille. En outre, les facteurs culturels jouent un rôle de première importance, la culture traditionnelle rwandaise et les positions de l’Eglise catholique dans un pays qui compte 62 % de catholiques s’étant mutuellement renforcées.

Enfin, les réponses politiques à la pression démographique se sont révélées insuffisantes et généralement trop tardives. La première eut lieu sous la colonisation belge en 1955 : un programme d’émigration fut élaboré dans le but de diriger la main d’oeuvre excédentaire vers les plantations et les mines des pays voisins. La fermeture des frontières consécutive aux indépendances mit fin à l’opération. Dans les années 1960, les réponses portèrent également sur la variable territoriale : après une politique de redistribution spatiale de la population -les “ paysannats (27)- vite avortée, une action d’“ extensification ” et d’intensification agricole fut menée à partir de 1965, qui buta cependant sur la limite écologique.

L’UTILISATION DES SOLS : ÉVOLUTION 1970-1986

(en hectares)

Utilisation

1970

1980

1986 (a)

Pâturages 487 884 322 060 199 360
Boisements communaux 27 156 57 200 99 500
Jachères 200 000 154 000 123 000
Terres de cultures 527 660 710 400 826 500

Total

1 242 700 1 243 660 1 248 360
(a) L’enquête agricole de 1989 confirme en gros les résultats de 1986 ; mais elle fait apparaître 30 % de jachères en plus, et trois quarts de pâturages en moins.

Sources : — MINAGRI, “ enquête nationale agricole 1989 : production, superficie, rendement, élevage et leur évolution 1984-1989 ”, publication DSA n° 22, Kigali, 1991.

      — République rwandaise, “ le Rwanda et le problème de ses réfugiés, contexte historique, analyse et voies de solution ”, Kigali, Présidence de la République, Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais, 1990.

C’est seulement en 1981 que l’on s’efforça de jouer sur la variable démographique, avec le lancement d’un programme de planification familiale fondé sur l’offre de services de contraception et assorti d’un volet d’information, éducation et communication. Mise en oeuvre très mollement -le programme ne commence véritablement qu’en 1987- cette politique n’est, en elle-même, pas à la hauteur du problème. La “ politique nationale de population ” promulguée en 1990 se révèle tout aussi dénuée d’une véritable volonté politique. Aux facteurs précités, il faut ajouter, pour expliquer ces échecs successifs, l’incapacité des dirigeants rwandais à anticiper dans ce domaine. En effet, loin d’émaner des acteurs rwandais, les politiques mises en œuvre ont, le plus souvent, été décidées sous la pression de bailleurs de fonds étrangers (Banque mondiale, Nations Unies, coopérations bilatérales américaine et allemande).

      2. Une économie dépendante

C’est à la lumière des données économiques structurelles du Rwanda que le problème de la surpopulation revêt toute son acuité. Pauvre en ressources naturelles, le Rwanda a fondé son développement sur une économie agricole extrêmement dépendante des fluctuations des cours internationaux. Ces fragilités structurelles n’ont pas manqué d’éclater au grand jour dans les années 80 et 90.

DONNÉES SOCIO-ÉCONOMIQUES

Produit national brut par habitant, 1993

210 $ US

Main d’oeuvre totale par secteur, 1990-1992 :  
— Agriculture

90 %

— Industrie

2 %

— Secteur tertiaire

8 %

Taux d’analphabétisme, 1991, deux sexes

44 %

Calories journalières par personne, 1992

1 821

Sources : — Banque mondiale, op. cit., 1995

      — Nations Unies, op. cit., 1995

L’économie rwandaise est centrée, d’une part, sur la trilogie vivrière “ sorgho-haricot-banane ” et, d’autre part, sur deux cultures d’exportation, le café et le thé, 5 % des terres seulement étant consacrées aux cultures destinées à l’exportation. Quant au secteur manufacturier, inexistant en 1962, il représentait en 1992 environ 16 % du produit intérieur brut (PIB).

Le café représente de loin le principal produit d’exportation, puisqu’il compte pour 60 à 80 % des recettes d’exportation. Rendue obligatoire dès 1927, la culture du café se propagea rapidement. Avec la généralisation de la culture du café, la paysannerie du Rwanda entra définitivement sous la tutelle de l’économie monétaire(28).

La croissance de la production fut constante jusqu’en 1986, année de pic de la production, avec 42 000 tonnes de café exportées, qui fournirent 82 % des recettes totales d’exportation. Héritage de la période coloniale, cette dépendance de l’économie rwandaise à l’égard de cette seule culture est restée peu sensible jusqu’aux années 1980. Dans les années 1970 en effet, le Rwanda connaît une situation économique et financière saine, qui se caractérise par un taux élevé de croissance économique (5 % en moyenne), une stabilité financière, ainsi qu’un taux d’inflation faible. Cette situation tient avant tout au niveau élevé du prix du café et à une gestion publique très prudente. Dans ce Rwanda, alors considéré comme “ la Suisse de l’Afrique ”, l’illusion d’une réussite socio-économique est forte de 1976 à 1983.

Dans la deuxième moitié des années 1980, la conjoncture économique se dégrade fortement. Couplé à une succession de difficultés internes (sécheresse, excès d’eau, glissements de terrain, maladies des plantes, bananes et haricots), ce retournement de conjoncture met en lumière les fragilités structurelles du système de production agricole, d’autant plus vivement ressenties que la production industrielle est marginale, faute d’une compétitivité-coût suffisante, de formation de la main-d’oeuvre et de matières premières.

Si la politique monétaire et budgétaire restrictive alors mise en oeuvre par les responsables rwandais, à laquelle s’ajoutent des mesures protectionnistes, réussit jusqu’en 1986, la chute importante des cours internationaux du café (près de 50 %) à partir de 1987 entraîne le pays dans un cercle vicieux (perte des recettes d’exportation, déficit budgétaire, augmentation du coût des importations, dévaluation, etc.). Les quelque 700 000 producteurs de café subissent de plein fouet ce retournement de conjoncture : alors que le Gouvernement leur assurait un prix garanti de 125 francs rwandais au kilogramme -ce qui, jusqu’en 1987, était inférieur au prix du marché, d’où une rente de situation très confortable pour le Gouvernement rwandais-, ce prix tombe à 115 francs par kilogramme, dans un contexte de dévaluation monétaire.

Les producteurs rwandais répondent à cette conjoncture par une très forte augmentation de la production entre 1989 et 1990, limitant leur perte de revenu à 20 %. Beaucoup sont cependant contraints d’abandonner la culture du café. Simultanément, les exportations de thé enregistrent une forte croissance, passant de 9 % du total des recettes d’exportation en 1986 à 30 % en 1992. Cependant, le thé ne constitue pas une ressource alternative pour la population, sa culture étant pratiquée dans des domaines appartenant tous, à l’exception d’un seul, à l’Etat.

*

* *

Considérée globalement, la décennie 1980 voit le déclin dramatique de l’économie rwandaise.

Tous les indicateurs en témoignent :

— la hausse annuelle moyenne du PIB durant cette décennie s’établit à 2,2 %, contre 4,7 % dans les années 1970 ;

— les exportations couvrent, en valeur, 30 % des importations ;

— la dette extérieure rwandaise passe de 189 millions de dollars en 1980 à 873 millions de dollars en 1992.

Les faiblesses structurelles du Rwanda en matière sociale apparaissent alors au grand jour : 60 % des enfants scolarisés dans l’enseignement primaire, 6 % dans le secondaire, une situation sanitaire sinistrée. Le Rwanda figure notamment parmi les pays les plus touchés par le SIDA, qui est la cause de 90 % des décès des femmes âgées de 15 à 49 ans en zone urbaine, qui compte 30 % de personnes séropositives.

Déjà très forte, la pression démographique au Rwanda devient donc explosive à l’aube des années 1990, du fait d’un effet de ciseaux entre la vitalité démographique du pays et sa capacité à intégrer le surcroît de population. C’est dans un tel contexte que resurgit la lancinante question des réfugiés.

III — LA COMPLEXITÉ DES RELATIONS INTERRÉGIONALES

    A. UNE CRUELLE TRADITION DE MASSACRES

“ Les massacres de civils en grand nombre perpétrés pour des raisons ethniques ou politiques ne sont pas une nouveauté au Rwanda ”. Tel était le constat que dressait dans l’introduction de son rapport du 19 mai 1994, le Haut commissaire des Nations-Unies pour les droits de l’homme, à la suite d’une mission au pays des mille collines. Il ajoutait : “ Toutefois, la violence qui s’est déchaînée au cours de ces six dernières semaines dépasse de très loin tout ce que l’on a connu auparavant ”(29).

      1. Le refus d'une fatalité

La tentation est grande lorsque l’on jette un regard sur l’histoire du Rwanda, et plus généralement sur celle de la zone des Grands Lacs, d’invoquer un déterminisme historique et “ ethnique ” qui voudrait, qu’inexorablement, cette région connaisse des violences cycliques dressant les uns contre les autres, les “ longs ” contre les “ courts ”, les Tutsis contre les Hutus. Une telle lecture présenterait l’avantage d’exonérer de toutes responsabilités les puissances extérieures qui sont intervenues au cours de ce siècle, à un titre ou à un autre, au Rwanda. Elle pourrait servir également d’alibi à une inaction future de la communauté internationale face au risque de résurgence de ces violences. Elle conduit tout naturellement à privilégier une solution que tous les acteurs s’accordent à juger irréalisable : la séparation des Hutus et des Tutsis dans deux pays distincts. Pour les rapporteurs de la Mission, une telle lecture apparaît comme faussée et doit être rejetée non seulement parce qu’elle conduit moralement à accepter l’inacceptable, mais surtout parce qu’elle est intellectuellement malhonnête.

M. André Guichaoua l’exprime très clairement : “ les conflits burundais et rwandais ne relèvent pas de la fatalité, d’une barbarie spécifique aux hommes de cette région de l’Afrique. Ils sont constitutifs de la mise en place des Etats indépendants et des formes de pouvoir alors installées. Chaque crise précisément datée et localisée (1959, 1973, 1994 au Rwanda, 1965, 1972, 1988, 1991, 1993 au Burundi) peut très explicitement être analysée au travers de stratégies d’acteurs politiques jouant délibérément des fantasmes et des peurs collectifs pour mobiliser les peuples, surimposer les identités ethniques à toutes autres formes d’appartenance et de solidarité sociales. ” (30). Mme Alison Des Forges, consultante pour Human Rights Watch, professeur d’histoire d’Afrique, a encore été plus lapidaire devant la Mission dans son évocation du génocide de 1994 : “ Ce ne fut ni un orage, ni une tempête, ni le résultat de forces historiques impersonnelles, mais le fruit d’une décision politique prise par des hommes politiques qui voulaient garder le pouvoir”.

Inversement, ce serait une tout aussi grande erreur que de faire du génocide de 1994 un événement exceptionnel coupé de tout arrière-plan historique. Ce génocide est certes un événement unique, par sa nature et son ampleur, dans l’histoire du Rwanda. Force est cependant de rappeler qu’il a été précédé d’événements que beaucoup des interlocuteurs de la Mission ont qualifié de signes annonciateurs, voire de répétitions. “ Le génocide de 1994, estime M. Jean-Claude Willame (31), se trouve implicitement inscrit dans la révolution hutue de 1959, dans les massacres de 1963, dans les flambées d’exclusion de 1973, et surtout dans les tueries sélectives qui accompagnent le début de la guerre de 1990 ”. C’est ainsi que le Colonel Ascension Twagiramungu, Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité publique au Burundi, a évoqué au cours d’un entretien à Bujumbura, le génocide rwandais de 1994 comme un “ 1993 burundais amélioré ”, faisant allusion aux massacres qui ont suivi l’assassinat du Président burundais Melchior Ndadaye.

      2. La récurrence des massacres

Jusqu’à 1994, les différents épisodes de violence au Rwanda ne faisaient l’objet que de peu d’analyses et encore moins de médiatisation, ce qui explique sans doute que la logique génocidaire qui les sous-tendait soit restée incomprise par la communauté internationale. Un rappel des périodes les plus sanglantes emporte cependant la conviction de l’existence d’une telle logique.

Quelque temps avant l’indépendance du Rwanda, du 1er au 12 novembre 1959, une flambée de violences, que l’histoire officielle a retenu comme une révolte sociale des paysans hutus contre les seigneurs féodaux tutsis, et au cours de laquelle plus de 2 000 habitations furent incendiées, fit environ 300 victimes. Ces massacres ont continué durant toute la période de décolonisation (1959-1963) et furent à l’origine d’un exode massif des Tutsis rwandais vers les pays limitrophes, et plus particulièrement vers le sud de l’Ouganda. Ils constituèrent les premiers réfugiés africains qui reçurent une aide du HCR.

En décembre 1963, une suite d’attaques des exilés tutsis, à partir du Burundi et de l’Ouganda, finalement contenues, fournit l’occasion pour le pouvoir en place d’organiser une traque aux Tutsis de l’intérieur. Un plan concerté de massacres est appliqué par les autorités locales, bourgmestres et préfets, qui organisent des groupes d’autodéfense agissant en véritables escadrons de la mort. La radio nationale multiplie les messages de mise en garde contre “ les terroristes tutsis ”, surnommés les Inyenzi ”, c’est-à-dire les “ cafards ” qui, dit-on, “ n’attaquent que la nuit ” et “ sont aidés par leurs congénères ” restés sur le territoire rwandais. Le nombre de victimes est estimé à plus de 10 000 personnes. Beaucoup de témoignages de cette époque évoquent les scènes que l’on retrouvera en 1994 : la même violence populaire attisée par des rumeurs folles, les mêmes bons chrétiens transformés en tueurs, la même suite d’atrocités : mutilations, castrations, viols, enfants jetés vivants dans les incendies...

Vers la fin de 1972, la tension renaît, à l’instigation du Président Grégoire Kayibanda qui, de plus en plus menacé par les militaires et les politiciens hutus du nord, s’efforce de recréer autour de lui l’unanimité, en ayant recours au bouc émissaire tutsi. Le contexte régional est favorable à une nouvelle explosion : au Burundi voisin une terrible répression dirigée contre les Hutus a fait plus de 100 000 morts en 1972 ; le sentiment de peur et de haine contre les Tutsis en est d’autant renforcé. A partir de la mi-février 1973, des listes d’employés, de fonctionnaires, de cadres sont placardées et incitent ceux qui y sont inscrits à “ déguerpir ”, d’où le nom de “ mouvements de déguerpissements ” donné à cette période. Le nombre de morts est difficile à chiffrer. La majeure partie de l’élite tutsie prend le chemin de l’exil.

Le 5 juillet 1973, un coup d’Etat porte au pouvoir le Général-Major Juvénal Habyarimana. Faisant allusion à la situation troublée qui prévaut depuis février, le nouveau Président n’hésite pas à affirmer qu’il a pris le pouvoir pour empêcher de nouveaux massacres : “ Le régime avait installé la division dans le pays. Au lieu de panser les blessures, la première république avait choisi de diviser pour régner. (...) La garde nationale est intervenue au moment où le pays allait être précipité dans l’abîme. Elle vient de sauver la paix (...) pour la prospérité de la nation tout entière. ”.

L’échec de l’attaque armée du FPR lancée le 1er octobre 1990 déclenche un nouveau cycle de violences. Cette période, qui dure jusqu’à janvier 1993 est, pour reprendre une expression de M. Gérard Prunier devant la Mission, celle des “ petits massacres entre amis ”. Le maintien des mentions “ ethniques ” sur les cartes d’identité, héritées de la période coloniale, aide aux repérages quand les intéressés sont loin de leur village. A nouveau, comme en 1963, on assiste à des comportements de pillages et de meurtres orchestrés par les autorités locales qui appellent la population à prévenir le danger représenté par les “ Inyenzi ”. M. Jean-Claude Willame dresse la liste des régions concernées (32) : le Mutara en octobre 1990; la région des Bagogwe en janvier-février 1991, le Bugesera au printemps 1992 et le nord-ouest du pays en janvier 1993.

M. Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, a souligné devant la Mission que “ les massacres perpétrés depuis 1990 étaient le produit d’une organisation qui impliquait de plus en plus l’Etat rwandais lui-même ”. A titre d’exemple, il fait état “ des mises en scène visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des Bagogwe ou de Kigali ”. Evoquant des massacres à l’Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de la présence du FPR, il a souligné que “ ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et de subversion d’autant plus important que les populations rwandaises extrêmement stables et intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation ”. Il a détaillé les moyens mis en oeuvre lors des massacres du Bugesera de mars 1992 qui préfigurent le génocide de 1994 “ puisqu’on y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la distribution de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces tutsies d’assassinat des Hutus ”. M. Eric Gillet a également souligné que sont intervenus dans ces massacres, comme en 1994, “ les représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et préfets), l’armée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées sous la tutelle de ce parti ”.

Ce bref rappel historique montre que les massacres systématiques de Tutsis au Rwanda sont en oeuvre bien avant les événements de 1994. Ce pays n’est toutefois pas le seul Etat de la région des Grands Lacs a être traversé par des vagues de violence. C’est le cas du Burundi qui a connu lui aussi des massacres ethniques en 1965, en 1972, en 1988, en 1991 et en 1993. C’est le cas du Zaïre où les tentatives de sécession entraînent des répressions meurtrières. C’est le cas de l’Ouganda où les régimes sanglants d’Idi Amin Dada (1971-1979) et de Milton Obote (jusqu’en 1986) firent des dizaines de milliers de victimes. Dans la suite du rapport, on reviendra sur les massacres au Burundi et en Ouganda et on expliquera plus en détail les similitudes et les différences avec ceux du Rwanda.

On ne peut que souscrire au jugement de M. André Guichaoua déjà cité, selon lequel dans la région des Grands Lacs, “ des logiques génocidaires furent très tôt à l’oeuvre durant les trois décennies qui ont suivi les indépendances ” (33). Cette logique génocidaire s’appuie sur “ des stratégies d’acteurs politiques jouant délibérément des fantasmes et des peurs collectifs pour mobiliser les peuples, surimposer les identités ethniques à toutes autres formes d’appartenance et de solidarité sociales ” (34). En ce sens, “ les événements rwandais d’avril 1994 constituent le dénouement programmé d’une crise politique méthodiquement portée à son paroxysme ”.

      3. La violence comme mode de production du politique

Deux traits importants doivent être soulignés qui devraient permettre de mieux comprendre le génocide de 1994.

Le premier trait concerne le rôle fondamental joué par les autorités locales dans la préparation et l’organisation des massacres. Evoquant les cycles de violence qui ont jalonné l’histoire du Rwanda, M. Jean-Claude Willame dresse le constat suivant : “ Même si l’armée est impliquée, elle n’est pas, comme dans beaucoup d’autres situations africaines, l’acteur et l’auteur principal des massacres. C’est surtout une administration locale proche de la population, qui joue un rôle essentiel dans l’initiative des massacres. ” (35).

Le rapport de la Fédération internationale des droits de l’homme de 1973 consacré au Rwanda fournit une explication à cela : “ Les populations des campagnes étant en partie illettrées, et les agents de l’administration territoriale étant en contact avec elle quotidiennement, c’est eux qui disposent du pouvoir réel. La société traditionnelle étant très structurée, le pouvoir s’exerce sans difficulté. Il se manifeste par des injonctions, de simples incitations, voire des suggestions... L’observation de l’échiquier politique rwandais permet d’ailleurs de vérifier que l’administration territoriale constitue pour tous les partis un enjeu fondamental. ”.

Le deuxième trait significatif de cette période est la construction d’une véritable culture de l’impunité. Les massacres de 1963 par exemple ne donnèrent lieu qu’à quelques rares protestations internationales de la part de Radio Vatican qui parla “ du plus terrible génocide depuis celui des juifs par Hitler ” et de quelques personnalités. Au Rwanda même, après avoir tout d’abord nié l’existence de massacres, (36) le Gouvernement ne reconnut que quelques bavures s’expliquant par la colère et la fureur du peuple contre les fanatiques tutsis de l’intérieur aidés par les terroristes de l’extérieur.

A partir de 1990, M. Jean-Pierre Chrétien l’a rappelé devant la Mission, le climat de violence qui règne au Rwanda est dénoncé par plusieurs acteurs : l’Eglise -bien que nombre de prêtres participent à cette violence-, les partis d’opposition qui publient en 1992 un manifeste intitulé “ Halte aux massacres des innocents ” et la presse, notamment française. M. Jean-Pierre Chrétien lui même évoquait à cette époque “ un dévoiement tragique vers un génocide ”. Mais ces dénonciations furent sans résultat. Un Tutsi réfugié en France a caricaturé le climat de cette période où “ il était, a-t-il confié au rapporteur Pierre Brana, plus risqué de voler un poulet que de tuer un Tutsi ”. Ce jugement est révélateur d’un état d’esprit.

Ce qu’enseigne in fine l’étude de cet arrière-plan historique plein de fureur et de violence, c’est, pour reprendre une analyse de M. Jean-Claude Willame, que “ la violence politique est bel et bien un mode de production du politique à certaines époques de l’histoire contemporaine du Rwanda : elle intervient aux moments où la couche dirigeante sent sa cohésion menacée soit par une intrusion extérieure -c’est alors que les violences prennent des formes génocidaires-, soit par ses propres conflits internes ” (37)

M. André Guichaoua a montré que le clivage “ ethnique ” constitue la référence fondatrice du régime rwandais. Ce clivage “ remplit une fonction centrale et nécessaire dans la sphère politique. (...) La justification ethnique et l’argumentaire qui l’accompagne ne s’expliquent donc pas, comme au Burundi, par une dérive institutionnelle ou des régressions sanglantes dues à l’exacerbation ponctuelle des peurs et des passions, mais constituent une dimension constitutive fondamentale de l’organisation de l’Etat et du champ politique rwandais tels qu’ils ont été hérités de la période coloniale ”.

    B. RÉFUGIÉS ET DÉPLACÉS

“ Question complexe et mal traitée ” (38), la question des réfugiés est au coeur des problèmes qui agitent le Rwanda depuis l’indépendance. Elle jette en effet une lumière crue sur les tensions politiques et sociales internes au Rwanda, dont elle constitue à la fois la résultante et le révélateur, voire un moteur. Elle a notamment fait apparaître la faiblesse structurelle d’une économie agricole inadaptée aux dynamiques démographiques, l’incapacité du régime à construire une société fluide et son refus de procéder à un partage des richesses et du pouvoir, tout comme elle a été le miroir et le résultat de l’instrumentalisation des problèmes ethniques à des fins politiques.

      1. Panorama de la population réfugiée

      a) La mobilité dans la région des Grands Lacs

La problématique de la mobilité dans les Grands Lacs, région dans laquelle la fluidité des populations rurales est une nécessité et représente “ une des contraintes majeures auxquelles la région (...) est confrontée ” (39) a été profondément renouvelée lors de l’accession à l’indépendance des pays de la région.

Durant la période coloniale, la mobilité forcée prit deux visages : les “ paysannats ” et l’émigration vers les colonies anglaises. L’objectif de la politique de “ paysannats ” était de développer une paysannerie moderne, dont l’activité devait être essentiellement tournée vers les cultures d’exportation. A cette fin, la tutelle belge organisa des transferts de populations du Rwanda ou du Burundi vers les régions peu peuplées. Ainsi, au Kivu par exemple, où plus de 150 000 hectares furent accordés aux Banyarwanda dans les années 1950, “ les 28 000 familles loties initialement atteignaient le chiffre de 40 000 environ, soit quelque 200 000 habitants transplantés ou natifs ” (1) lors de l’accession à l’indépendance. Quant à l’émigration vers les colonies anglaises, elle fut largement provoquée par la misère et par la fuite devant le travail forcé imposé par la tutelle. Au total, on estime entre 600 et 700 000 le nombre de Rwandais installés en Ouganda, au Congo et au Tanganyika au début des années 60.

Ce rappel historique, outre qu’il permet de donner une idée de la difficulté postérieure à évaluer le nombre de réfugiés qui quittent par vagues le Rwanda après 1959, met en valeur la charge affective liée à ces mouvements de population. En effet, les souvenirs de la mobilité forcée durant la période coloniale sont demeurés vivaces dans l’esprit des Rwandais et renforcent les réfugiés dans leur refus d’accepter le statu quo.

La naissance des frontières lors de l’accession à l’indépendance renouvelle la problématique de la mobilité forcée. Les massacres précédemment évoqués provoquent la fuite par vagues successives de nombreux Rwandais, hutus et tutsis, puis exclusivement tutsis, au travers du pays ou à l’extérieur des frontières. Ces exodes font suite aux événements rapportés ci-dessus : la guerre civile de 1959-1960, les premières tentatives armées de retour des exilés en 1963, les troubles répétés et plus ou moins localisés dans certaines préfectures en 1973. Au total, des centaines de milliers de personnes viennent grossir les rangs des réfugiés en Ouganda, au Burundi, en Tanzanie ou au Zaïre, sans oublier celles qui rejoignent les communautés rwandaises exilées dans d’autres pays d’Afrique (Kenya, Afrique de l’Ouest), en Europe (en Belgique surtout) et en Amérique du Nord.

      b) La guerre des nombres

A combien faut-il estimer le nombre de réfugiés à la fin des années 80 ? En apparence anodine, cette question devient, dans le contexte régional et national rwandais, une question politique, la réponse conditionnant la nature de la solution susceptible d’être apportée au problème. M. André Guichaoua va jusqu’à parler de “ guerre des chiffres ”, M. Gérard Prunier, dont les hypothèses sont identiques, soulignant combien “ ces chiffres sont un splendide terrain d’affrontement politique et de propagande ” (40). Cette incertitude sur les chiffres est aussi une illustration de la méconnaissance et de l’indifférence internationale à l’égard du problème des réfugiés rwandais.

En 1964, le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés et la Croix-Rouge internationale dénombrent 336 000 réfugiés dans les camps placés sous leur contrôle, soit 200 000 au Burundi, 78 000 en Ouganda, 36 000 en Tanzanie et 22 000 au Zaïre. Ces chiffres ont été repris par les gouvernements dans les documents officiels.

L’évaluation du nombre de réfugiés à la fin des années 1980 repose quant à elle sur des reconstitutions. Trois hypothèses sont généralement émises. La première, qui estime à 2 000 000 le nombre de réfugiés rwandais à la fin des années 1980, est, à l’évidence, peu réaliste, incluant des populations banyarwanda qui n’ont jamais eu la nationalité rwandaise. Défendue par les exilés tutsis, cette estimation sert également à alimenter l’argumentation des autorités rwandaises à la fin des années 1980 selon laquelle il n’est pas possible pour un aussi petit pays que le Rwanda d’accueillir une telle masse de population en sus. La deuxième hypothèse trouve sa source dans les recensements effectués par le Haut commissariat des Nations Unies aux réfugiés qui fait état dans ses documents de 300 000 réfugiés en 1990, chiffre retenu par les autorités rwandaises de l’époque qui le considèrent comme la limite haute du nombre de personnes susceptibles de bénéficier du “ droit au retour ”. Cette hypothèse sous-estimerait cependant considérablement les effectifs réels des migrants politiques originaires du Rwanda  (41) . La dernière hypothèse, retenue par les spécialistes mais rejetée par les autorités rwandaises de l’époque, fait état de quelque 600 000 à 700 000 réfugiés à l’aube des années 1990 ; elle est bâtie à partir de l’application, aux réfugiés dénombrés dans les années 1960, d’un taux de croissance similaire à celui de la population rwandaise.

      c) Une communauté diversifiée

Présentés dans un premier temps par le pouvoir rwandais comme un bloc uniforme de monarchistes refusant la République, les réfugiés forment dans la réalité une masse beaucoup plus diversifiée. “ Beaucoup d’entre eux, comme le souligne M. Jean-Claude Willame, se sont souvent accommodés de leur exil en s’insérant dans le pays d’accueil, tout en entretenant le mythe du retour aux collines de leurs ancêtres ” (42).

Le contexte des années soixante était favorable à cette intégration qui était d’autant plus facilitée que l’élite tutsie comptait en son sein des cadres relativement bien formés. Au fil des années toutefois, les différences sociales s’accentuèrent. Selon M. Gérard Prunier, “ Être “ réfugié rwandais ” pouvait signifier survivre misérablement dans la précarité d’un camp en Ouganda occidental ou gagner sa vie comme journaliste en Suisse, cultiver la terre au Zaïre, faire des affaires à Bujumbura ou encore être travailleur social à New York ” (43). S’agissant par exemple des réfugiés du Kivu, M. Henri Rethoré, Ambassadeur de France au Zaïre de 1989 à 1992, a souligné lors de son audition devant la Mission la bonne intégration des réfugiés rwandais au Zaïre : “ Ces réfugiés vivaient en effet fort bien au Zaïre où ils possédaient des plantations, des élevages, des boucheries, des abattoirs, et étaient bien intégrés ”.

Quant aux réfugiés tutsis rwandais d’Ouganda, ils se sont massivement engagés aux côtés de la National Resistance Army de Yoweri Museveni dans sa lutte contre le régime de Milton Obote. Leurs représentants au sein de cette armée ont fini par y occuper des postes clefs, notamment dans l’état-major et les services de renseignement.

      2. Une intégration devenue impossible

Longtemps, la question des réfugiés rwandais a été traitée uniquement en termes humanitaires, situation amplifiée par le fait que les réfugiés eux-mêmes, après des tentatives infructueuses de retour au pays par la force au début des années 1960, privilégièrent à partir de cette date, comme cela a été rappelé, leur intégration socio-économique dans leur pays d’accueil. C’est aussi la période pendant laquelle se forgent en leur sein une forte solidarité et une conscience collective.

Le début des années 1980 marqua cependant le réveil de la diaspora rwandaise, notamment du fait de la dégradation de la situation des réfugiés dans leurs différents pays d’accueil.

      a) La dégradation des conditions de vie des réfugiés

Au Zaïre, la loi de 1972 sur la nationalité, qui avait accordé à une importante partie des réfugiés rwandais la citoyenneté zaïroise, est révisée dans un sens plus restrictif par la loi du 29 juin 1981. Désormais la qualité de Zaïrois n’est reconnue qu’à ceux qui peuvent prouver que, dans leur lignée, “ un des ascendants a été ou est membre d’une des tribus établies sur le territoire de la République du Zaïre dans ses limites du 1er août 1885 ”.

En Ouganda, l’expulsion des Banyarwanda décidée par le Président Milton Obote en octobre 1982 dans l’espoir de priver son rival M. Yoweri Museveni d’une partie de ses appuis renforce encore le sentiment d’insécurité et de précarité des réfugiés d’origine rwandaise. Rejetés par les deux pays qui refusent de les reconnaître comme citoyens, 80 000 personnes se retrouvent dans un “ no man’s land ” entre l’Ouganda et le Rwanda. L’arrivée au pouvoir de M. Yoweri Museveni en janvier 1986, grâce notamment, à l’aide apportée par les réfugiés rwandais tutsis, met fin aux persécutions dirigées contre eux. Mais leurs succès dans l’armée, dans l’administration et dans les affaires éveillent très vite la jalousie des Ougandais contre ce qu’ils appellent de plus en plus fréquemment “ la mafia tutsie ”. Le Président Yoweri Museveni lui-même est l’objet de nombreuses critiques selon lesquelles il serait manipulé par la minorité tutsie rwandaise, ce qui le contraint à prendre publiquement quelques distances avec elle.

“ C’est alors ”, a expliqué à la Mission M. François Descoueyte, Ambassadeur de France en Ouganda de 1993 à 1997, “ que les Rwandais tutsis qui estimaient avoir droit à la reconnaissance des populations ougandaises pour la part qu’ils avaient prise à la lutte de libération, comprennent avec amertume, -cela se voit très bien dans les nombreux propos, interviews donnés par Paul Kagame ultérieurement-, qu’ils ne seront jamais chez eux en Ouganda. ”

      b) Le retour du militantisme

C’est vers cette même période que les réfugiés rwandais commencent à se structurer en associations, souvent présentées comme d’intérêt culturel afin de ne pas tomber sous la législation du pays d’accueil mais qui, de fait, sont de caractère politique. Ces associations sont utilisées par les réfugiés comme relais pour dénoncer les atteintes aux droits de l’homme commis par le Gouvernement de M. Juvénal Habyarimana et faire reconnaître par la communauté internationale leur droit au retour. Le Congrès des réfugiés rwandais organisé à Washington en août 1988 est une bonne illustration de ce nouveau contexte et de ces revendications.

      3. Les réponses apportées au problème des réfugiés

Le constat dressé par M. André Guichaoua est sévère mais juste : “ Pendant trente ans, le problème que pose l’existence de centaines de milliers de réfugiés dans les pays voisins et dans les pays occidentaux ne sera jamais sérieusement abordé ”.

      a) Les refus du pouvoir rwandais

L’analyse de l’attitude des autorités rwandaises à l’égard du problème des réfugiés est rendue d’autant plus difficile qu’il faut faire la part entre opinions sincères et manipulations tactiques, entre les discours d’ouverture destinés aux enceintes internationales et les incitations à la haine à l’attention des nationaux.

Il faut attendre le début des années 80 pour connaître les premières prises de position publiques du Président Juvénal Habyarimana. Le discours tenu a le mérite de la clarté : les contraintes démographiques et économiques du Rwanda sont incompatibles avec le retour des réfugiés, qui doivent donc s’installer où ils sont. Ce discours est très clairement appliqué lorsque le Rwanda bloque à la frontière ougandaise, en 1982, les réfugiés expulsés par le régime du Président Milton Obote.

Au fil des années, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et celui de sa diaspora devenant pourtant flagrant, les autorités rwandaises abordent à nouveau le sujet, sans résultat tangible toutefois.

Ainsi, le 26 juillet 1986, le comité central du MRND accepte le principe du droit au retour des réfugiés tout en l’assortissant de conditions de ressources et envisage la délivrance de laissez-passer d’entrée au Rwanda pour des visites ponctuelles. Mais le contexte, marqué par la dégradation de la situation au Burundi et au Kivu, empêchera toute concrétisation de ces propositions, d’autant que, face à ces initiatives, la réaction des réfugiés est mitigée, quand elle n’est pas hostile. Ceux-ci ont alors le sentiment que même les organisations humanitaires se sont ralliées à la solution, présentée comme la plus réaliste, de l’intégration définitive des réfugiés dans les pays d’accueil.

L’extrême fin des années 1980 semble marquer un infléchissement des positions rwandaises, dont il est difficile de mesurer le caractère sincère ou tactique. M. José Kagabo, maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, l’a interprété devant la Mission comme une tentative de diviser l’élite tutsie.

Le poids de la dimension régionale ne doit toutefois pas être négligé. A coup sûr, le retour d’une situation politique stable en Ouganda en 1986 après la chute de Milton Obote et la dictature d’Amin Dada ne joue pas en faveur du Rwanda : l’Ouganda entre alors dans un schéma politique dont l’objectif est la consolidation de l’unité nationale, ce qui passe notamment par le retour de ses propres réfugiés. D’une autre manière, mais avec des effets similaires, la volonté de dépasser le clivage ethnique au Burundi après août 1988, marginalise, en les soulignant, les problèmes rwandais.

“ Ainsi en 1990, alors que la question des réfugiés était quasiment réglée en Ouganda, connaissait des ouvertures décisives au Burundi ou potentielles au Zaïre, les quelque 600 000 réfugiés rwandais apparaissent comme des laissés-pour-compte, exaspérés par des années de médiation infructueuse de la part des organisations humanitaires auprès des autorités rwandaises et de plus en plus fréquemment en butte dans leur pays d’accueil à des courants xénophobes. En fait, de manière structurelle, la position du Gouvernement rwandais était délicate car il ne pouvait être en mauvais termes en même temps avec ses deux grands voisins, ni mécontenter durablement l’un et l’autre qui disposaient, avec les centaines de milliers de Banyarwanda qu’ils hébergeaient, d’un moyen de pression redoutable ” (44).

Concrètement, en février 1988, un Comité interministériel rwando-ougandais pour les réfugiés est saisi du problème. Lors du déplacement des rapporteurs de la Mission en Ouganda, leurs interlocuteurs se sont montrés très prolixes sur les efforts déployés par l’Ouganda en faveur du règlement du problème des réfugiés. Le Président Yoweri Museveni s’est impliqué personnellement dans la recherche d’une solution en tentant de convaincre le Président Juvénal Habyarimana qu’il y allait de son propre intérêt. “ Nous disions aux Rwandais ”, s’est souvenu devant les rapporteurs M. Kahinda Otafiire, l’actuel Secrétaire d’Etat ougandais aux collectivités locales, “ que nous pouvions certes désarmer les réfugiés tutsis mais que nous ne pouvions leur retirer ni leur habileté ni leur intelligence du combat .

Un arrêté du 9 février 1989 du Président Juvénal Habyarimana a créé une Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais (le terme d’émigrés que les réfugiés refusent est ainsi maintenu). Le choix des membres de cette Commission illustre toutefois les limites de la démocratisation envisagée puisqu’on y retrouve beaucoup de ceux qui, en 1994 seront des acteurs du génocide, notamment pour ne citer que les deux noms les plus connus M. Ferdinand Nahimana et le Colonel Theoneste Bagosora. Il n’est donc pas étonnant pour M. José Kagabo que les représentants rwandais campent sur la politique antérieurement définie à l’égard des réfugiés : rapatriement volontaire et individuel de ceux qui ont les moyens pécuniaires de rentrer et naturalisation des autres dans les pays d’accueil.

Au total, les résultats de cette politique sont extrêmement ténus : en novembre 1989, M. Casimir Bizimungu, Ministre des Affaires étrangères et Président de la Commission spéciale, ne peut avancer que 300 cas de retours négociés individuellement depuis 1986.

      b) L’implication tardive et insuffisante de la communauté internationale

Après l’attaque du FPR en octobre 1990, la question des réfugiés devient d’une actualité brûlante. Lors de la réunion de Mwanza qui se tient le 17 octobre 1990 sous l’égide de médiateurs belges et tanzaniens, les Présidents rwandais et ougandais acceptent le principe d’une conférence régionale sur le problème des réfugiés, à l’instigation du HCR et de l’OUA. Cette conférence a lieu à Dar Es-Salam, le 19 février 1991, et débouche sur une déclaration commune au terme de laquelle le Gouvernement rwandais s’engage à offrir à chaque réfugié le choix entre une des trois solutions suivantes : le retour au Rwanda, l’intégration par naturalisation dans le pays d’accueil, l’établissement dans le pays d’accueil avec maintien de la nationalité rwandaise.

Dès lors, comme le constate M. André Guichaoua, “ le cadre étant fixé et bénéficiant de la plus large caution internationale, tout réside dans son application et la bonne volonté effective des autorités rwandaises habituellement résumée sur place par le proverbe : Kwikiriza ntibibuza uwanga kwanga, c’est à dire : le fait d’accepter n’empêche pas celui qui veut refuser de refuser  (45).

Un “ Plan d’actions pour une solution durable du problème des réfugiés rwandais ” est mis au point par le HCR et l’OUA : il fixe un cadre de travail, des objectifs et des tâches parfaitement identifiés. Toutefois, c’est en premier lieu au Gouvernement rwandais qu’il appartient de réunir sur chaque site retenu les conditions d’une insertion satisfaisante à la fois pour les populations locales et les nouveaux arrivants. Or, constate M. André Guichaoua, “ la question des réfugiés est très largement considérée comme une cause " imposée de l’étranger par des étrangers " (mêlant ainsi le FPR, " instrument de l’Ouganda ", aux récents défenseurs de la démocratisation " au profit des minorités " qui dosent désormais leurs soutiens et aides), et c’est avec une totale bonne conscience que la majorité des officiels rwandais tout comme le menu peuple estiment que la prise en charge du retour des réfugiés relève de l’entière responsabilité des aides étrangères ” (46).

Ce constat est corroboré par M. Bernard Lodiot, Ambassadeur de France en Tanzanie de 1990 à 1992, qui a affirmé devant la Mission “ qu’aucun des pays n’avait les moyens financiers de contribuer à résoudre le problème des réfugiés dans la région ” et que c’est pour cette raison que “ la Tanzanie a constamment fait appel à l’Europe et, en particulier, à la France, pour aider à résoudre ce problème ” mais que “ les moyens financiers n’ont jamais suivi ”.

Il est vrai également que l’évolution de la situation politique au Rwanda, et notamment le retard pris par le processus électoral et les campagnes anti-tutsis de certains médias, n’établit pas un climat de confiance parmi les candidats potentiels au retour.

Comment expliquer le désintérêt de la communauté internationale à l’égard de la question des réfugiés rwandais ? M. José Kagabo a mis en avant devant la Mission quatre éléments d’explication : l’ignorance de certaines réalités africaines, l’analyse exclusive de la situation en termes de minorités/majorités, la propagande du pouvoir politique rwandais, l’image d’Epinal véhiculée par les missionnaires d’un Président chrétien représentant dignement et démocratiquement une majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé d’Afrique. Un rapport international sur “ l’évaluation conjointe de l’aide d’urgence au Rwanda ” publié en 1994 souligne de son côté qu’au début de 1990, les pays occidentaux sont “ préoccupés par d’autres événements en Europe et par la désintégration de l’Union soviétique ”.

Par rapport à ces enjeux, la situation de centaines de milliers de réfugiés tutsis dans la région des Grands Lacs est de faible importance pour la communauté internationale. C’est dans ce contexte que le FPR, abandonnant la voie diplomatique, choisit l'option militaire et, en l'absence des Présidents Juvénal Habyarimana et Yoweri Museveni de leurs pays respectifs, envahit le nord-est du Rwanda le 1er octobre 1990.

DEUXIÈME PARTIE
LES ÉVÉNEMENTS AU RWANDA DE 1990 À 1994

Une double rupture se produit dans la seconde moitié des années 1980 : d’un côté, on assiste d’abord à une montée persistante de la contestation, si bien qu’en dépit d’une réélection triomphale en décembre 1988 (99,98 % de voix), l’image du Président Juvénal Habyarimana s’érode peu à peu.

La conjonction entre l’évolution politique et les difficultés économiques est frappante ; l’historien Gérard Prunier observe ainsi que “ la stabilité politique du régime suivit presque exactement la courbe des prix du café et de l’étain ”(47). Il ne s’agit d’ailleurs pas là d’une simple coïncidence : le même auteur fait ainsi valoir que l’agriculture de subsistance paysanne, base de l’économie rwandaise, n’offrant que peu de possibilité d’excédent direct, seules restaient “ pour l’élite du régime, (...) trois sources d’enrichissement : les exportations de thé et de café, pendant peu de temps l’exportation d’étain, et les ponctions sur l’aide internationale. Etant donné qu’une bonne part des deux premières sources allait au fonctionnement du Gouvernement, en 1988, la diminution des sources de revenus ne laissait que la troisième comme recours viable ”(48). D’où une exacerbation de la concurrence pour l’accès aux postes de responsabilité au fur et à mesure que les ressources se tarissaient.

L’assassinat du Colonel Stanislas Mayuya en avril 1988 est emblématique de ce raidissement des relations politiques et de la montée en puissance de l’extrémisme hutu. Ce proche du Président Juvénal Habyarimana, donné comme successeur potentiel, mettait en effet en péril l’influence de “ l’Akazu ”(49). “ L’affaire Mayuya fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres et bientôt les divers clans se déchaîneraient les uns contre les autres ”(50).

Le deuxième signe d’érosion politique du régime, qui contribua à dégrader l’image du Président Juvénal Habyarimana, fut la multiplication des scandales politico-financiers, ressentie plus vivement encore dans ce pays caractérisé par un puissant rigorisme moral et ayant à affronter des épreuves très dures, comme la famine de 1988-1989. MM. Gérard Prunier(51) et André Guichaoua(52) évoquent notamment le scandale du projet Gebeka, financé par la Banque mondiale, qui permit aux plus hautes autorités de l’Etat de bénéficier de la concession de vastes superficies de terre par l’intermédiaire d’un projet de développement. Dans ce pays de paysans où le manque de terres constitue un problème grave, un tel scandale ne put qu’amplifier la désespérance de la population.

Au mois d’avril 1990, à l’occasion de la visite officielle à Paris du Président Juvénal Habyarimana, la France confirme sa coopération dans le domaine de la réorganisation de la gendarmerie rwandaise, et accepte de remplacer la Caravelle présidentielle par un Falcon 50, mais elle ne donne pas suite, en revanche, à la demande de remplacement d’un Nord-Atlas ni à la demande de fourniture d’un système d’armes antiaériennes. En 1990, la Mission militaire de coopération à Kigali compte au total 18 officiers et sous-officiers.

L’année 1990 représente un tournant important dans l’histoire politique contemporaine du Rwanda. Le poids des facteurs internes, tant politiques qu’économiques, n’est pas à sous-estimer. Toutefois, la cause essentielle de la rupture se situe dans l’évolution du contexte international et dans la réorientation que constitue le discours de La Baule, prononcé par le Président François Mitterrand en juin 1990. L’appel à la démocratisation des pays africains en général et au multipartisme en particulier prend tout son sens au Rwanda, où les manifestations de contestation se multiplient depuis le début de l’année.

Le Président Juvénal Habyarimana comprend alors qu’il n’échappera pas à une évolution politique de son régime : ainsi, alors qu’en janvier 1989, il soulignait que tout changement politique ne pouvait se concevoir qu’au sein du système du parti unique, son discours du 5 juillet 1990 marque l’acceptation du principe de séparation entre l’Etat et le MRND, seul parti politique autorisé, et la reconnaissance de la nécessité de réformes constitutionnelles, fondées sur l’instauration du multipartisme. Les différents acteurs de la société rwandaise maintiennent une pression soutenue sur le régime : le 1er septembre 1990, 33 intellectuels rwandais dénoncent, dans une lettre ouverte, le système du parti unique ; quelques jours plus tard, l’Eglise catholique, qui s’était déjà exprimée sur ce sujet dès le mois d’avril, et plus particulièrement le clergé de base, exprime son insatisfaction face au fonctionnement du régime à l’occasion de la visite du Pape. Le procès contre l’abbé André Sibomana, rédacteur en chef de la revue Kinyamateka, fournit une tribune supplémentaire aux détracteurs du régime. “ Sibomana utilise ce forum pour démontrer la véracité des écrits incriminés, publiés entre juin et décembre 1989. Sa défense devient un véritable réquisitoire contre le régime : perte de confiance du peuple, inégalités dans l’accès au savoir et à l’avoir, concentration foncière, intimidation et muselage de la presse ”(53). André Sibomana et les trois autres journalistes de la revue sont d’ailleurs acquittés le 26 septembre.

L’accélération des événements est très nette puisqu’une commission nationale d’experts chargés d’établir une charte nationale établissant le multipartisme est mise en place dès la fin septembre 1990.

Entendu par la Mission, le professeur José Kagabo a insisté sur l’importance de cette année 1990 en soulignant notamment : “ Alors qu’en juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana, en visite à Paris, fait allusion, pour la nier, à la perspective d’une guerre en évoquant la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du mandat donné à la Commission nationale de synthèse créée le 21 septembre 1990 dans le prolongement du discours de La Baule. Priorité est alors donnée dans le discours présidentiel, à l’ouverture démocratique, ainsi que l’illustre la proposition d’une charte d’ouverture. De son côté, il semble que le FPR soit prêt à l’affrontement. ” C’est dans ce contexte de bouillonnement politique qu’intervient effectivement le 1er octobre 1990, l’attaque du FPR qui va constituer le fait générateur de l’opération Noroît.

I. — LE CONTEXTE POLITIQUE INTÉRIEUR RWANDAIS

Le dispositif mis en place pour contrer l’offensive du FPR, puis pour empêcher toute nouvelle tentative, protège un régime désormais affaibli, susceptible de céder progressivement aux pressions tendant à instaurer au Rwanda une réelle démocratie. Il apparaît difficile d’estimer que l’opération Noroît avait pour effet le seul maintien du système mis en place par Juvénal Habyarimana comme le montre l’évolution politique du Rwanda sous la protection du dispositif Noroît.

    A. UNE DIFFICILE DÉMOCRATISATION (1990-1992)

      1. Un régime affaibli

En 1990, le régime Habyarimana a déjà vécu 17 ans. Depuis 17 ans, ce sont les mêmes personnes, le Général-Président lui-même, son entourage, ses proches et surtout ceux de son épouse, Agathe Kanzinga, descendante de l’un des clans hutus du nord de la plus haute lignée, les Abahinza, qui gèrent et dirigent le pays, et aussi, comme dans toute dictature, qui s’enrichissent.

Alors que le régime est fondé sur l’identification de tous les Rwandais hutus à leurs dirigeants et au régime, à travers le concept unificateur de “ rubanda nyamwinshi ”, ou “ Gouvernement du peuple majoritaire ”, le Gouvernement du peuple hutu par des Hutus étant présenté comme valant démocratie, les dignitaires du régime apparaissent comme de plus en plus critiquables.

En accord avec la pauvreté du pays et le respect des valeurs omniprésentes de l’Eglise, le régime se présentait en effet comme celui de la dignité dans l’austérité et du refus de la corruption, de la déférence de l’individu pour la collectivité et de l’obéissance au pouvoir établi. Les paysans rwandais étaient soumis au régime de travail obligatoire en commun “ pour le développement communal ” : “ l’umuganda ”, pour citer son nom rwandais, théoriquement de deux jours par mois, pouvait occuper jusqu’à une semaine. Par ailleurs, le contrôle des déplacements était strict. Le lieu de résidence de chacun était inscrit sur sa carte d’identité. Pour déménager, il fallait demander une autorisation. Celle-ci, sauf bonne raison comme des études ou un emploi, était en général refusée. Signe de l’orientation du régime, M. Gérard Prunier note que lorsque celui-ci décida, en 1981, après huit années de pouvoir, de créer un parlement, il l’appela non pas Parlement, Assemblée nationale ou Chambre des députés, mais “ Conseil national du développement (54) ”.

Or, face à cette rigueur et à ce parti pris d’austérité, le train de vie et le comportement de la sphère dirigeante suscitaient de plus en plus de contestations.

Les termes utilisés pour la qualifier étaient souvent repris de ceux qui désignaient autrefois la Maison du Mwami tutsi. Agathe Kanzinga, l’épouse du Président, avait fini par être surnommée par le peuple Kansogera, en souvenir de la redoutable mère du roi Musinga, réelle détentrice du pouvoir. Ses proches, son entourage et celui de ses trois frères, le Colonel Pierre-Célestin Rwagafilita, Protais Zigiranyirazo et Séraphin Rwabukumba, d’abord surnommés “ le clan de Madame ”, avaient fini par être affublés du nom d’Akazu (la petite maison), ce terme qualifiant dans le Rwanda précolonial le premier cercle de la Cour du Roi.

Ces critiques s’étaient développées sous l’effet de pratiques de moins en moins dissimulées. L’“ umuganda ” consistait ainsi à aller travailler gratuitement les propriétés privées des amis du régime.

La fin des années 1980, qui est dominée par la chute des cours du café, assortie d’un accroissement continu de la population, causait un appauvrissement sensible du pays, ainsi que plusieurs scandales politiques ou financiers : en 1988, l’un des fidèles du Président (hors de toute allégeance à l’Akazu) le Colonel Mayuya, est assassiné, ainsi que son meurtrier et les hommes en charge de l’enquête.

C’est peu après qu’éclate le scandale Gebeka, vite étouffé. Un projet existait de défrichage de la forêt de Gishwati (l’une des plus anciennes forêts du Rwanda) afin d’y développer un projet d’élevage de bétail importé d’Europe aux fins de production de lait, dans des conditions industrielles. Bien que l’affaire eût été pilotée par la Banque mondiale et financée sur fonds publics, des proches du régime décidèrent d’investir financièrement dans ce projet et d’en partager les bénéfices. M. Gérard Prunier note que “ la “ révolution démocratique ” de 1959 avait symbolisé pour les Hutus la propriété libre des terres et du bétail, avec toute l’importance que cela revêtait. Mais l’escroquerie de Gebeka fut un sérieux coup porté à cet idéal ”.

M. André Guichaoua signale également l’importance de l’affaire : “ L’accusation selon laquelle les plus hautes autorités de l’Etat auraient bénéficié, par l’intermédiaire d’un projet de développement, de la concession de vastes superficies de terre consacrées ensuite à l’élevage bovin a certainement joué un rôle décisif dans le désenchantement dont le régime a été alors victime ”(55).

Or, l’appui au régime n’avait jamais été unanime. Celui-ci s’était construit sur la destruction de la Première République. Entre 1974 et 1977, 56 personnes, pour la plupart d’anciens dirigeants de la Première République, avaient été assassinés par les services de la sécurité. Le premier Président rwandais, Grégoire Kayibanda, était mort en détention en 1976, probablement de faim.

La plupart des dignitaires de la Première République étaient issues du sud du Rwanda, cette partie du pays avait été désavantagée par rapport au nord, à la préfecture de Ruhengeri, mais surtout à celle de Gisenyi, d’où était originaire le Président et son épouse. Les quotas dans les universités favorisaient non seulement les Hutus contre les Tutsis, mais les Hutus du nord contre ceux du sud. Il en était de même pour les postes dans l’administration. Quant à l’armée, ses chefs étaient en totalité originaires de deux communes de la préfecture de Gisenyi.

L’évolution du régime faisait donc de plus en plus de mécontents, et les mécontentements s’exprimaient d’autant plus que le niveau scolaire et l’alphabétisation du pays s’étaient développés.

Le Gouvernement, ou les proches du régime, tentèrent d’enrayer par la force la protestation. En août 1989, M. Félécula Nyiramutarambirwa, membre du Parlement et originaire de Butare, dans le sud du pays, fut renversé par un camion après avoir accusé le Gouvernement de corruption sur des contrats pour la construction des routes. En novembre de la même année, le Père Silvio Sindambiwe, un journaliste dont la parole était libre, fut également tué dans un “ accident de la circulation ”. Des journalistes tentèrent de relater ces événements. Ils furent arrêtés.

C’est dans ce contexte qu’eut lieu, en avril 1990, le sommet franco-africain de La Baule. Sur l’insistance du Président Mitterrand, le Président Juvénal Habyarimana fit une déclaration en faveur du multipartisme le 5 juillet 1990. M. Faustin Twagiramungu a déclaré, lors de son audition devant la Mission, que “ soucieux de prendre au mot ” le Président Juvénal Habyarimana, “ trente-trois Rwandais lui avaient alors adressé, le 1er septembre 1990, une lettre confirmant que le peuple rwandais manifestait un grand intérêt pour le rétablissement d’un système multipartite au Rwanda ”, tandis que l’agitation gagnait non seulement le campus de l’université de Butare, au sud, mais aussi celui de Ruhengeri, au nord. “ Au début de l’automne 1990, le Rwanda traversait une crise profonde qui gagnait petit à petit tout le pays ”, écrit M. Gérard Prunier.

Dans ces conditions, l’attaque du FPR, le 1er octobre, en montrant l’incapacité du régime du Président à assurer seul la sécurité du pays, contribua durement à l’affaiblissement de sa légitimité. Cette crise de légitimité l’obligea à composer avec son opposition interne et à demander un renforcement de la coopération militaire française ; la France, pour sa part, s’en tenait à des pressions sur le Gouvernement rwandais et sur le Président pour que s’accélère le processus de démocratisation du régime.

Cependant, aussi affaibli qu’il ait été par les évolutions que lui imposaient les circonstances et par la pression militaire des Tutsis de l’extérieur, le régime Habyarimana n’en conservait pas moins une capacité de résistance forte, dont les principaux éléments restaient l’idéologie du “ rubanda nyamwinshi ” et la puissance de l’encadrement administratif, militaire ou judiciaire du pays, les responsables étant tous issus de la mouvance du Président de la République et de son épouse, voire de leur famille, proche ou élargie.

      2. La tentative de reprise en main

Dans un premier temps, l’attaque du FPR fut utilisée sur le plan intérieur comme un catalyseur pour la reprise en main du pays par le Président Juvénal Habyarimana et son entourage. L’attaque simulée sur Kigali servit non seulement de leurre pour déclencher l’intervention française, mais aussi de levier pour restaurer le régime dans sa plénitude.

C’est ainsi qu’en lieu et place de l’organisation de la résistance au FPR dans Kigali, une vague d’arrestations massive fut organisée. Le 9 octobre 1990, le ministère de la Justice rwandais admettait l’arrestation de 3 000 personnes environ. En fait, les chiffres sont évalués à 10 000.

Selon M. Gérard Prunier “ de toute évidence, ces arrestations ne visent pas des partisans du FPR (très peu nombreux, et pas tous connus des services de police) ; elles frappent à l’aveuglette Tutsis éduqués et Hutus contestataires, en fait quiconque n’est pas bien vu des élites au pouvoir (et même leurs amis et relations de travail ; de plus, les arrestations servent souvent à liquider des dettes en se débarrassant des créanciers) ainsi que les résidents d’autres pays africains, principalement des Zaïrois et des Ougandais, car, même modestes, des commerçants sont toujours bons à pressurer financièrement. ” Selon le même auteur, le Ministre de la Justice, M. Théodore Mujyamana, avait à l’époque déclaré : “ nous avons des preuves solides de la culpabilité de tous les détenus... et être relâché n’est pas une preuve d’innocence. ”

En fait, les motifs d’arrestation sont souvent vagues et peu de procès auront lieu. Par delà ces arrestations, d’autres manifestations du raidissement du régime interviendront, comme le remplacement du Procureur général, M. Alphonse-Marie Nkubito, considéré comme trop libéral.

Le Ministre de la Défense, intervenant à la radio nationale, demandera à la population de traquer les infiltrés. Cet appel sera immédiatement suivi d’effet. Une partie des soldats du FPR, vaincus, se réfugieront dans la région du Mutara, au nord-ouest du Rwanda. Cette région est une zone traditionnelle de l’émigration tutsie vers l’Ouganda. Or, 348 civils tutsis y seront massacrés entre le 11 et le 13 octobre 1990, et plus de 500 maisons seront incendiées dans la seule commune de Kibilira. S’il s’agit là d’un massacre dont l’ampleur est relative, compte tenu du caractère massif des exterminations constatées dans la région, ses caractéristiques méritent qu’on s’y arrête.

D’abord, aucune des victimes n’est un combattant du FPR ; il ne semble pas non plus qu’il s’agisse de sympathisants avérés de ce mouvement : il serait en effet extraordinairement risqué d’afficher de telles sympathies et les Tutsis conservent le souvenir des persécutions de la période de 1959 à 1962.

Ensuite, les massacres sont commis par les paysans sous la conduite des autorités civiles, selon les règles bien connues de la corvée collective. Interrogé sur la révolte qui aurait poussé les paysans du nord-ouest à massacrer les Tutsis, le Président Juvénal Habyarimana répond placidement dans une conférence de presse : “ Il ne s’agit pas d’une révolte. Tout le monde obéit. ” Enfin, les dirigeants locaux sous l’autorité desquels les massacres ont été commis ne seront pas inquiétés par le pouvoir central.

Les massacres du Mutara peuvent ainsi être définis comme suit : consécutifs à une attaque du FPR, ils apparaissent comme un système à la fois d’intimidation et de vengeance en réponse à celle-ci. Les Tutsis rwandais sont traités comme des otages susceptibles de perdre leur vie en représailles aux attaques du FPR. Coordonnés par une autorité locale, ces massacres ne sont en aucun cas des actes individuels. Enfin, le fait qu’ils soient localisés montre qu’ils ne font pas l’objet d’une coordination au niveau central, mais le fait qu’ils demeurent impunis témoigne du regard complaisant que pose le pouvoir central sur ces actes sanguinaires. Ainsi, le meurtre des Tutsis rwandais en réponse aux actions du FPR apparaît comme une solution organisée, qui bénéficie d’une bienveillante indifférence des autorités centrales.

Ce durcissement du régime, destiné à fédérer derrière lui le peuple hutu contre le danger tutsi est cependant de courte durée. Sans doute, en cas de victoire militaire, aurait-il pu être couronné de succès. Cependant, la conscience que la défaite était assurée sans l’aide de la France a donné à l’opposition la possibilité de mettre en cause la capacité du régime à défendre le pays et donc sa légitimité, tandis que la vague d’arrestations à laquelle le pouvoir procédait lui faisait prendre conscience de l’urgence d’aboutir. Il lui a été plus facile également de se réclamer des principes de La Baule. De ce fait, l’année et demie qui suit l’attaque du FPR est caractérisée par le recul incessant du MRND, le parti unique du Président, face aux exigences de démocratie et aux nouveaux partis politiques rwandais.

      3. L’ouverture du régime

      a) Les engagements du Président Juvénal Habyarimana

L’affaiblissement du régime est marqué d’abord par la création, à Bruxelles, dès le 9 novembre 1990, d’un parti politique en exil, le premier du genre, l’Union du Peuple rwandais. La présentation de l’UPR par son fondateur, Silas Majyambere, un industriel rwandais, constitue une attaque en règle contre le régime, évoquant les assassinats politiques des années précédentes, présentant les preuves de la corruption du Gouvernement, recensant les intimidations de la presse et les arrestations arbitraires. Le ton est ainsi donné de l’image qui pourra être donnée du régime Habyarimana auprès de l’opinion en Europe, alors même que ce régime dépend désormais des forces militaires belges et françaises. Or, en Belgique, l’opposition absolue des socialistes et libéraux francophones -au contraire des sociaux-chrétiens flamands- avait conduit le Premier Ministre, Willy Martens, et le Ministre des Affaires étrangères, Mark Eyskens, à décider le retrait des troupes belges du Rwanda. Après une tentative sans effet de les remplacer par une force interafricaine, les Belges quittèrent purement et simplement le Rwanda le 1er novembre 1990.

Le Président Juvénal Habyarimana décida donc d’infléchir nettement la conduite de son pays. Le 11 novembre 1990, il annonce dans un discours à la radio l’instauration du pluripartisme et la tenue d’un référendum constitutionnel pour juin 1991. A ce programme susceptible de lui rallier l’opinion européenne et de satisfaire l’opposition hutue, il ajoute deux autres éléments, l’approbation du plan d’ajustement structurel que lui imposaient les institutions financières internationales et la décision de supprimer la mention ethnique sur les cartes d’identité et les documents officiels. Ainsi, offrait-il de larges gages de sa volonté d’accompagner l’évolution de son régime vers le libéralisme, économique, politique, et vers la démocratie, et pouvait-il apparaître comme l’un des dirigeants les mieux disposés à mettre en œuvre les recommandations du sommet de La Baule, effaçant l’image dangereuse que pouvaient façonner de lui les opposants politiques en exil en Europe et les échos de sa politique dictatoriale.

      b) La question des cartes d’identité

Avant d’analyser plus avant la valeur de l’engagement du Président en faveur de la démocratie, il convient de s’arrêter sur la question de la mention ethnique sur les cartes d’identité. On sait en effet qu’au moins dans les villes et sur les routes, les cartes d’identité constituèrent l’un des principaux instruments du génocide ethnique. Dans la mesure où le terme “ hutu ”, “ tutsi ” ou “ twa ” y était porté, une simple vérification des cartes d’identité permettait de connaître l’appartenance ethnique de la personne contrôlée en vue éventuellement de l’éliminer.

Or, il a pu être envisagé que le retard dans la distribution des nouvelles cartes d’identité pouvait être attribué à la France elle-même. Cette opinion est apparue très précisément lors de l’audition de M. André Guichaoua par la Mission. Celui-ci a en effet déclaré : “ Le système des quotas ethniques scolaires et professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme la mention de l’ethnie sur les cartes d’identité. Les nouvelles cartes sont alors commandées à des entreprises françaises. Le conseiller culturel de l’ambassade de France déclarera le 26 mai 1994, devant les personnels du ministère de la Coopération, qu’elles étaient justement en cours de livraison la semaine où l’attentat contre l’avion présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce retard ? Cette version correspond-elle à la réalité ? Il convient de préciser qu’aucune carte d’identité sans mention d’origine ethnique ne sera délivrée avant avril 1994 ”.

A M. Jacques Myard qui s’étonnait d’une telle assertion, puis au Président Paul Quilès qui s’enquérait du rapport entre la distribution des nouvelles cartes d’identité et les fonctions de l’attaché culturel français, M. André Guichaoua a alors répondu que “ c’est par une déclaration de l’attaché culturel devant l’assemblée générale des personnels du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Coopération et de la Caisse française de coopération qu’il avait appris que l’ambassade avait été saisie de cette demande dès 1990 et que les cartes d’identité devaient être livrées au cours de la semaine où l’avion présidentiel avait été abattu. ”

Il a ajouté que “ s’agissant des cartes d’identité, dans la mesure où l’abolition de la mention de l’ethnie avait été demandée en novembre 1990, il était important de savoir si une commande avait été passée, dans quelles conditions et à qui, et si l’explication alors diffusée à Kigali, à savoir que les cartes étaient en cours d’impression, correspondait à la réalité. ”

M. Pierre Brana, rapporteur, lui ayant alors plus précisément demandé s’il imputait le retard de la mise en œuvre de la réforme “ au fournisseur des cartes d’identité, c’est-à-dire à la France ”, M. André Guichaoua a fait valoir qu’en tout état de cause “ la réponse était certainement interne au Rwanda, un fournisseur ne pouvant imposer une décision dans un tel domaine ” mais qu’il “ trouvait symptomatique qu’il ait été jugé utile de faire cette annonce en plein génocide, comme s’il y avait une responsabilité française dans ce dossier. ”

Dans la mesure où il y avait là l’expression d’un sentiment plus largement partagé, la Mission a souhaité vérifier l’ensemble des informations relatives à cette question. Lors de leurs auditions, M. Jean-Christophe Mitterrand et M. Jacques Pelletier ont exposé que la France avait demandé que la mention ethnique sur les cartes d’identité soit supprimée.

M. Jacques Pelletier, alors Ministre de la Coopération, a même confirmé avoir dit au Président Juvénal Habyarimana lors de sa visite au Rwanda en novembre 1990 que le fait que les cartes d’identité rwandaises “ portent une mention ethnique lui paraissait ahurissant. Le Président Juvénal Habyarimana trouvait cette indication normale car il en avait toujours été ainsi. La pratique en avait été établie du temps des Belges, et l’on avait continué ”. Le Président Juvénal Habyarimana lui avait toutefois dit “ qu’il pensait que cette mention pouvait être supprimée. ” M. Jacques Pelletier a ajouté qu’à sa connaissance “ il n’y a pas eu demandes d’aide du Gouvernement rwandais pour la fabrication de cartes d’identité sans mention ethnique. ”

Il a également indiqué que la circonstance qu’il n’y ait pas eu de demande adressée à son ministère “ n’était pas, en soi, étonnante. La modification des cartes d’identité ne représentait pas une dépense considérable et le Rwanda pouvait la prendre en charge sur son budget ou s’adresser à un autre pays parce que, heureusement, la France n’était pas la seule à avoir une coopération avec le Rwanda. ”

Ces propos ont été confirmés par M. Michel Lévêque, alors Directeur des Affaires africaines et malgaches, lors de son audition à huis clos. Selon lui, “ lors de la visite de M. Jacques Pelletier, la délégation avait insisté pour que soit décidée cette suppression symbolique de manière à manifester l’abolition, au Rwanda, des différences de traitement en fonction des origines ethniques. (...) La Direction des Affaires africaines et malgaches estimait que sur le plan des principes démocratiques, il fallait absolument supprimer toutes ces mentions. ” Il a précisé que le ministère de la Coopération avait prévu des crédits pour cette mesure puisqu’il y avait des problèmes de financement.

L’interprétation ainsi suggérée, aux termes de laquelle le Président Juvénal Habyarimana aurait acquiescé à la demande de la France sans la mettre en application, est confirmée par les propos tenus par M. Patrick Pruvot, alors Chef de la Mission de Coopération au Rwanda, lors de son audition. Interrogé par M. Pierre Brana, il a déclaré “ ne pas avoir eu à connaître directement ” de ce problème, aucune demande du Gouvernement rwandais n’ayant été formulée en ce sens. Il a ajouté, confirmant ainsi l’inaction du Gouvernement rwandais, que “ la Mission de Coopération n’avait pas eu à connaître directement de cette décision de changer les cartes d’identité, sauf si la France avait souhaité accorder une aide qui, très probablement d’ailleurs, aurait été une aide budgétaire. 

Cette politique du Président Juvénal Habyarimana est singulièrement éclairée par l’audition de M. Marcel Debarge, ancien Ministre de la Coopération. En effet, celui-ci a déclaré que le Gouvernement rwandais lui avait fait part de son intention “ d’établir une nouvelle carte d’identité nationale ne faisant plus apparaître de mention ethnique et de solliciter éventuellement pour cela la coopération française ” et qu’il avait répondu que “ c’était effectivement une mesure positive ” et que son département “ portait sur ce projet un préjugé favorable. ” Il a indiqué qu’à sa connaissance, “ ce projet n’avait pas été suivi d’effet. 

Or, l’échange ainsi relaté par M. Marcel Debarge a eu lieu pendant la visite qu’il a faite au Rwanda, en mai 1992, un an et demi après celle de M. Jacques Pelletier.

Il apparaît donc très clairement que les pouvoirs publics rwandais n’ont jamais entrepris de mettre en œuvre une mesure qui leur était pourtant réclamée par le Gouvernement français. Ceci fut d’autant plus facile que, comme il n’était pas nécessaire de recourir à des entreprises françaises pour imprimer de nouvelles cartes, les diplomates français ne pouvaient avoir aucun contrôle sur l’exécution effective des opérations.

M. Georges Martres, Ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1991, a déclaré, lors de son audition, que le “ projet de changement de carte était bien connu, puisqu’il suscitait des réactions. (...) L’annonce de suppression avait provoqué une grande émotion dans les campagnes, car les populations craignaient de ne plus savoir qui était Tutsi ou qui était Hutu ”. Il a ajouté que les “ préfets avaient dû organiser des campagnes d’information, d’où il ressortait que la suppression de cette mention n’empêchait pas de savoir qui était Tutsi et qui était Hutu ”.

Il est à noter, ce qui peut surprendre, que la question de la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité n’a pas été traitée dans les accords d’Arusha.

      c) La mise en place du pluripartisme et la nouvelle Constitution

Si, sur la question des cartes d’identité, le pouvoir pouvait compter sur l’opposition spontanée des campagnes hutues, tel ne fut pas le cas en ce qui concerne l’ouverture politique. Le Président finit en effet par s’y résoudre sous l’effet des critiques de plus en plus fortes adressées au régime et relatives à sa gestion du pays et à sa capacité à le défendre. En quelques mois, l’ensemble des forces politiques mises sous le boisseau depuis 1973 ont repris forme et sont réapparues au grand jour.

L’opposition au MRND avait gardé en mémoire les assassinats de 1988 et 1989. De plus, l’article 7 de la Constitution sur l’Etat monopartiste restait en vigueur. Les premiers pas de la reconstitution furent donc clandestins. Pendant l’hiver 1990-1991, se succédèrent ainsi contacts et réunions, en même temps que des pressions pour la libération des prisonniers d’octobre 1990.

Cette forme de pression, assortie de la nécessité de donner des gages de crédibilité à la déclaration du 11 novembre 1990, amena le Président Juvénal Habyarimana à remanier son Gouvernement. Le 4 février 1991, le Ministre de la Justice, M. Theoneste Mujyanama, membre intransigeant du MRND, céda la place au plus consensuel Sylvestre Nsanzimana, ancien Secrétaire général-adjoint de l’OUA et ancien Ministre d’Etat sous la Première République. Le nouveau Ministre entreprit de libérer l’ensemble des internés d’octobre, ce qui lui aliéna les “ durs ” du parti. Après la conclusion du cessez-le-feu de N’Sele, au Zaïre -il ne sera pas respecté- 5 000 civils tutsis furent ainsi libérés.

A partir de mars 1991, les opposants se jugèrent suffisamment forts pour commencer à agir au grand jour. Il faut dire que le FPR venait de porter un nouveau coup au régime. Le 23 janvier 1991, il avait en effet réussi à effectuer un raid sur Ruhengeri.

Pour le régime, cette opération était un désastre. Le FPR réussit à tenir la ville toute la journée. La prison de Ruhengeri était la plus grande du pays et les principaux prisonniers politiques du pays y étaient détenus : le FPR les libéra tous, y compris des opposants internes au MRND, qu’il enrôla en son sein. Il s’empara également d’une forte quantité d’équipement militaire. Enfin, il put faire la preuve de l’incapacité du régime à assurer la protection du peuple hutu et la préservation des acquis de la révolution de 1959.

Comme après l’offensive d’octobre, des massacres interethniques furent perpétrés immédiatement dans les provinces. Cette fois-ci, ce furent les bourgmestres, c’est-à-dire les maires (les maires sont nommés et non élus au Rwanda) dont celui de la commune de Kinigi, M. Thaddée Gasana, qui emmenèrent leurs administrés au meurtre de plusieurs dizaines de Bagogwe, une communauté ancienne de pasteurs tutsis, nomades et pauvres. Les massacres s’étendirent jusqu’en mars en préfecture de Ruhengeri et Gisenyi et des assassinats sporadiques eurent lieu jusqu’en juin. Il faut noter que la législation sur les déplacements permettait aux autorités d’interdire aux victimes potentielles de quitter la région. On estime que ces massacres ont causé entre 300 et 1 000 morts environ.

L’attaque du FPR contribua cependant aussi à renforcer la légitimité de l’opposition hutue. Le 15 mars 1991, un groupe de 237 opposants décide de sortir de la clandestinité et de publier un “ Appel pour la renaissance du Mouvement démocratique républicain (MDR) ”, l’ancien parti au pouvoir, sous le nom de PARMEHUTU, puis de MDR-PARMEHUTU, pendant la Première République. Dès lors, la force du mouvement est telle qu’il ne faudra qu’un peu plus de trois mois pour que le pluripartisme se mette en place. L’annonce de la recréation du MDR est suivie de celle de la constitution d’un Parti social démocrate (PSD), d’un parti libéral (PL), ainsi que d’un Parti démocrate chrétien (PDC), qui tente courageusement de s’affirmer malgré le soutien continu de l’Eglise au régime.

Prenant acte de la situation, le 28 avril 1991, le MRND tient un congrès extraordinaire et modifie ses statuts pour s’adapter au pluripartisme. Le 10 juin, une nouvelle Constitution autorisant le pluripartisme est adoptée par le Conseil national de développement (le Parlement) et, une semaine plus tard, le 18 juin, la loi sur le fonctionnement des partis est promulguée.

Entre le 1er et le 31 juillet, les quatre nouveaux partis tiennent leur congrès constitutif et se font enregistrer au ministère de l’Intérieur, ainsi que le MRND rénové, qui, le 5 juillet, décide de s’appeler désormais Mouvement révolutionnaire national pour le développement et la démocratie (MRNDD).

Avec la redynamisation de la vie politique, une presse d’opinion s’est aussi développée. M. Gérard Prunier la présente ainsi : “ " Kamarampaka " (c’est le nom donné au référendum du 25 septembre 1961, qui a mené à l’indépendance) est l’organe du MRND(D), avec sa publication jumelle, plus militante, " Interahamwe ". " La Nation " et " Isibo " (" En avant ! "), animés par le très compétent Sixbert Musamgamfura, sont les titres français et kinyarwanda qui défendent la tendance Twagiramungu du MDR. " Le Soleil " est le journal du PSD. " Rwanda Rushya " (" Nouveau Rwanda "), publié par André Kameya, est ouvertement pour le FPR. " Le Libéral " prend position pour le parti du même nom ; et, nés un peu plus tard que les autres, " Paix et Démocratie ", puis " Umurangi " se battent pour les différentes factions anti-Twagiramungu au sein du MDR ”.

      4. La conquête du pouvoir par les nouveaux partis

      a) Les nouveaux partis

Le système partisan rwandais ne se serait certainement pas constitué si vite s’il n’avait pas représenté la réalisation d’une structuration politique et sociale déjà sous-jacente. C’est pourquoi, il convient de présenter brièvement chacun des quatre nouveaux partis.

· Le MDR est, on l’a vu, la relance sous une forme rénovée de l’ancien parti du premier Président rwandais, Grégoire Kayibanda. Deux de ses caractéristiques doivent être mises en évidence : d’abord, au contraire du MRND, le MDR est essentiellement implanté dans le sud du pays, jusqu’à Kigali, et plus particulièrement dans la préfecture de Gitarama d’où Kayibanda était originaire. Dans le nord, c’est à Ruhengeri qu’il est le mieux représenté, et non pas à Gisenyi, le fief du Président Juvénal Habyarimana. Lors de sa constitution, 30 % de ses membres viennent de Gitarama et 17 % de Ruhengeri.

Le MDR regroupe ainsi les régions et les familles qui, largement bénéficiaires de la Première République, ont été défavorisées, voire persécutées -ses dirigeants ont été assassinés- sous le régime Habyarimana.

Par ailleurs, le premier nom du parti a été celui de PARMEHUTU (Parti du Mouvement et de l’Emancipation hutue). En fait, l’ancien PARMEHUTU a été étroitement associé aux pogromes anti-tutsis de 1959 à 1963. Devenu ensuite MDR-PARMEHUTU pour atténuer cette image de parti fortement ethniste, c’est sous la seule dénomination de MDR qu’il se reconstituera.

Comme le note M. Gérard Prunier, “ pour bénéficier des anciennes associations d’idées, tout en évitant leurs aspects les moins plaisants, il fallait abandonner le nom de PARMEHUTU et ses connotations violentes, et mettre plutôt en avant le MDR, et ses connotations plus tranquilles. ”

M. Dismas Nsengiyaremye, vice-président de ce parti, et Premier Ministre du Rwanda d’avril 1992 à juin 1993, ne dit pas autre chose. S’il laisse de côté, et pour cause, l’implantation régionale, il explique, en effet, que “ le comportement populiste du MDR-PARMEHUTU avait laissé une très bonne image auprès de la population : suppression totale du système des corvées (ubuhake), distribution des terres aux paysans sans terres, enseignement primaire obligatoire et gratuit pour tous les enfants, autonomie locale, etc. Cette situation privilégiée faisait du MDR un rival puissant tant du MRND que du FPR. Le volet rénovation consistait à supprimer le sigle PARMEHUTU et à rejeter toute référence aux luttes interethniques qui avaient marqué l’histoire rwandaise. Pour les rénovateurs du MDR-PARMEHUTU, il était évident que le problème politique n’était pas l’oppression des Hutus par les Tutsis, mais l’oppression du peuple rwandais toutes ethnies confondues par un groupe ayant accédé au pouvoir par la force et déterminé à y rester, l’Akazu, qui avait conduit le pays à la faillite de par ses agissements irresponsables et véreux. ”(56)

Le MDR est aussi très largement un parti fondé sur une base régionale et un parti hutu. Par ailleurs, si la lutte contre le pouvoir tutsi n’est pas d’actualité, une tendance plus ethnisante se structurera ensuite au sein du parti sous le nom de PARMEHUTU.

· Le PSD exprime une tendance plus pacifiée de la population. En fait, il est d’abord l’émanation de la région de Butare, l’ancienne capitale administrative de l’époque coloniale et le siège de la première université du pays ; les Tutsis y sont plutôt nombreux et les relations interethniques traditionnellement plus paisibles.

L’ancien MDR-PARMEHUTU y a donc laissé un souvenir mitigé, tandis que la région doit subir la promotion du Nord par le régime Habyarimana -qui a créé une université à Ruhengeri-. Sociologiquement, le PSD est moins populiste que le MRND et le MDR et “ essaie de se placer au centre-gauche et d’attirer le corps enseignant, la fonction publique et les professions libérales en général ” (Gérard Prunier).

· Selon M. Dismas Nsengiyaremye, le Parti libéral “ avait été créé sous l’instigation du Président Juvénal Habyarimana par un groupe d’hommes d’affaires ; ce parti avait pour mission de rassembler les opérateurs économiques et de préconiser une gestion capitalistique du pays. ” Quoi qu’il en soit, cet objectif attire à lui de nombreux Tutsis, à l’instar de son Président, M. Landwald Ndasingwa. Ceux-ci, à défaut de l’administration, s’étaient vu ouvrir la sphère des affaires par le régime Habyarimana. Son libéralisme ethnique lui attire également des Rwandais de statut ethnique ambigu, comme les “ Hutsis ” (issus de mariages mixtes) et fait de lui essentiellement un parti urbain. C’est dans les villes en effet et parmi les gens éduqués -on le voit aussi avec le recrutement du PSD- que pouvaient réellement s’affirmer des positions politiques dépassant la question des ethnies.

· Enfin, on a évoqué plus haut les difficultés à s’affirmer du petit Parti démocrate chrétien (PDC).

Ce sont ces quatre partis d’influence très inégale, du puissant MDR, rival désigné du MRND, au petit PDC, qui apparaissent, en 1991, dans le paysage politique rwandais.

      b) La conquête du pouvoir

Même après la perte de son caractère de parti unique, le MRND restait un adversaire difficile à vaincre : il était toujours au pouvoir, il contrôlait l’armée, l’administration, composée pour l’essentiel de ses membres, et conservait un fort soutien dans ses bastions du nord. Les quatre nouveaux partis créèrent donc un “ comité de concertation ”, en vue de constituer un front solide face au MRND et d’assurer une unité d’action pour la transformation du régime. Selon M. Dismas Nsengiyaremye, le cartel “ s’était concerté sur les points suivants :

— rejet de toute idéologie prêchant l’ethnisme et le régionalisme et de toute pratique politique y afférente ;

— changement profond du régime en place et passage d’une démocratie de façade à une démocratie réelle, avec séparation des pouvoirs ;

— ouverture de négociations sincères avec le FPR et recherche concomitante d’une solution négociée au conflit rwandais ;

— tenue d’une conférence nationale et souveraine pour débattre des questions qui entravent le processus démocratique et le processus de paix au Rwanda, à savoir : les clivages ethniques Hutus-Tutsis ; les clivages régionaux entre régions favorisées par le MRND et les autres ; les malversations dans la gestion des biens publics ”.

Ce programme était ambitieux. L’ouverture de négociations avec le FPR y était clairement mentionnée ; il s’agissait donc de promouvoir une politique étrangère différente de celle du MRND. Le second point recouvrait une demande de “ désinstitutionnalisation ” plus profonde du MRND, incluant la démission du Président Juvénal Habyarimana de son poste de président de parti unique, et l’ouverture des médias audiovisuels alors tous sous contrôle gouvernemental. Ce point ne peut être interprété que comme un souhait d’approfondissement de la démocratie. Quant au point quatre, il s’agissait tout simplement de la demande de convocation d’une réunion d’états généraux.

Ainsi, non seulement la politique du MRND, mais aussi son statut et l’organisation même des institutions du pays seraient mis en cause par le programme de l’opposition.

Devant la force et la détermination de celle-ci, le Président Juvénal Habyarimana entreprit de faire quelques concessions. Il accepta de renoncer au poste de Premier Ministre, qu’il cumulait avec ceux de Président de la République, de Ministre de la Défense et de Chef d’état-major à la fois de l’armée et de la gendarmerie. En revanche, il ne se résolut pas d’abord à nommer un Premier Ministre issu de l’opposition et désigna pour ce poste, en octobre 1991, M. Sylvestre Nsanzimana, le Ministre de la Justice qui avait libéré les derniers opposants.

L’opposition ne s’en considéra pas satisfaite. Le 17 novembre 1991, les quatre partis adressèrent au Président un mémorandum commun, détaillant leurs griefs et objectifs. En même temps, ils organisèrent une manifestation de 10 000 personnes à Kigali pour soutenir leur action. Une semaine plus tard, le MRND répondit par une contre-manifestation : 20 000 personnes défilèrent pour soutenir le régime.

L’annonce de la constitution du Gouvernement Nsanzimana, le 31 décembre 1991, radicalisa encore les esprits. Celui-ci ne comportait qu’un seul Ministre non MRND, le démocrate chrétien Ruhumuliza, au Commerce, à l’Industrie et à l’Artisanat. Le 8 janvier 1992, des manifestations d’une ampleur inconnue au Rwanda secouèrent les principales villes du pays, notamment Butare, Gitarama et surtout Kigali, où 50 000 personnes défilèrent pour manifester contre le nouveau Gouvernement. Une nouvelle journée de manifestation est convoquée pour le 15 janvier, mais le pouvoir l’interdit et les manifestants qui passent outre sont arrêtés.

Cependant, devant l’ampleur de la pression, le Président Juvénal Habyarimana finit par accepter de signer un compromis avec l’opposition réunie. Aux termes de ce compromis, le Gouvernement Nsanzimana serait remplacé par un Gouvernement de coalition. Celui-ci, qui comprendrait des Ministres MRND, serait cependant dirigé par un membre du MDR.

Le programme du Gouvernement comportait le règlement de la question des réfugiés et la négociation d’un accord de paix avec le FPR, l’organisation des élections générales, l’organisation d’un débat national sur l’ouverture de la “ conférence nationale ”, la relance de l’économie par le programme d’ajustement structurel, l’évaluation et l’assainissement des administrations de l’Etat, l’amélioration de la sécurité intérieure et la gestion courante du pays.

Le 7 avril, le Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye prêtait serment et le nouveau Gouvernement était mis en place le 16 avril, couronnant ainsi la réussite de la stratégie d’union de l’opposition.

    B. LE GOUVERNEMENT DE COALITION (AVRIL 1992-JUIN 1993)

      1. Des conditions politiques difficiles

      a) Le Gouvernement Nsengiyaremye

L’arrivée au pouvoir du Gouvernement Nsengiyaremye ne signifiait en aucun cas que l’opposition venait de remporter une victoire totale. En effet, si le Général Juvénal Habyarimana, son entourage et son parti étaient, pour la première fois depuis 1973, contraints de partager le pouvoir, ils restaient présents aux affaires. Juvénal Habyarimana restait Président de la République et Chef d’état-major de l’armée. Sur 19 ministères, le MRND en conservait 9, dont le ministère de l’Intérieur, le ministère de la Défense, confié à M. James Gasana, et ceux de la Fonction publique, de l’Enseignement supérieur, de la Santé et des Transports. Les partis d’opposition disposaient de 11 portefeuilles, 4 pour le MDR, 3 pour le PSD et le PL, 1 pour le PDC. Outre le poste de Premier Ministre, le MDR recevait les ministères des Affaires étrangères, confié à M. Boniface Ngulinzira, de l’Enseignement primaire et supérieur (Mme Agathe Uwilingiyimana), et de l’Information. Le parti social démocrate se voyait attribuer les portefeuilles des Finances, des Travaux publics (M. Félicien Gatabazi) et de l’Agriculture et l’Elevage. Le parti libéral recevait les départements de la Justice (M. Stanislas Mbonampeka), du Travail et des Affaires sociales, confié à son Président, M. Landwald Ndasingwa, et celui du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat. Le parti démocrate chrétien avait un seul ministère, celui du Tourisme.

L’analyse de cette répartition indique que, si le MDR avait réussi à obtenir, outre le poste de Premier Ministre, ceux correspondant aux domaines dans lesquels il souhaitait effectuer des réformes (les Affaires étrangères, autrement dit les négociations avec le FPR, l’Enseignement, et l’Information, c’est-à-dire le contrôle des médias et de la radio gouvernementale), tandis que la Justice, où le MRND était si controversé, était confiée à un libéral et les Finances à un social-démocrate, le MRND conservait le contrôle administratif et militaire du pays. Il continuait en effet à diriger les ministères de l’Intérieur, soit la police, les préfets et les bourgmestres, de la Fonction publique, et aussi de la Défense, ce dernier département étant en expansion rapide du fait de la guerre (l’effectif des FAR décuple en trois ans) et ayant également en charge la Gendarmerie, c’est-à-dire la police des campagnes.

Le dispositif mis en place permettait donc techniquement à l’opposition de mener sa politique, mais sous le contrôle sourcilleux et efficace du MRND. Sur ce point, il ne faut pas cesser d’avoir à l’esprit que le Gouvernement Nsengiyaremye -et c’est justement pour cela qu’il était un Gouvernement de transition- n’était pas l’expression d’un rapport de force électoral. L’une de ses tâches était justement l’organisation d’élections, qui devaient être tenues dans l’année. C’est grâce au ralliement de l’opinion, exprimée par les instruments nouveaux qu’étaient des médias plus libres et les manifestations publiques, à la dénonciation de la corruption et de l’impéritie du régime que les partis d’opposition s’étaient imposés au parti unique. En aucun cas ce n’était par les urnes. La légitimité de l’opposition pour entreprendre de vastes réformes ou réorientations était au bout du compte fondée seulement sur les manifestations de janvier 1992. Il y avait là une grande faiblesse, qui n’échappait pas au MRND et à l’entourage présidentiel. Par ailleurs, l’absence d’élections pouvait amener à ce que les réformes conduites ne puissent être contestées, comme à l’époque où le MRND régnait sans partage, que par les manifestations de rue, voire la violence physique.

      b) La multiplication des petits partis

Avec le redéploiement de la vie politique s’est aussi créée, entre novembre 1991 et janvier 1992, toute une série de petits partis. Leur audience ne pourra jamais être mesurée. En fait, il semble que, pour l’essentiel d’entre eux, la perspective ait été d’exister comme parti enregistré de façon à pouvoir réclamer de participer à une “ conférence nationale ”, si une telle conférence était convoquée.

Or, si certains de ces partis semblent être le fait d’initiatives indépendantes, comme le Parti pour la démocratie islamique, l’autonomie de nombre d’entre eux semble assez largement sujette à caution. C’est ainsi que, selon M. Dismas Nsengiyaremye, le Parti socialiste rwandais (PSR) et l’Union démocratique du peuple rwandais (UDSR) évoluaient dans le sillage du FPR.

Mais, la plupart furent carrément suscités par le pouvoir rwandais, soucieux de créer un effet de nombre et d’expression de sensibilités proches autour du MRND. Les commentateurs ne varient que sur le détail des conditions de leur création ou de leur inféodation au MRND. M. Dismas Nsengiyaremye en fait le commentaire suivant :

“ Comme la majorité de ces partis (les quatre partis d’opposition) préconisaient la tenue d’une conférence nationale en vue de débattre des grands problèmes qui entravent l’épanouissement d’un véritable système démocratique au Rwanda, le MRND a créé des partis satellites destinés à appuyer sa position dans la presse écrite et à la radio. (...) Il s’agit de :

MFBP : Mouvement pour la promotion de la femme et du bas peuple ;

PECO : Parti des écologistes ;

PPJR : Parti progressiste pour la jeunesse rwandaise ;

RTD : Rassemblement travailliste rwandais ;

PADER : Parti démocratique rwandais ;

PARERWA : Parti républicain rwandais.

Partis de la mouvance présidentielle, ils soutenaient inconditionnellement les positions du Président de la République et de son parti, le MRND. ”

Le Président et son entourage s’assuraient ainsi de leviers susceptibles d’entraver l’action politique de réforme des institutions du nouveau Gouvernement le moment venu.

      c) La Coalition pour la Défense de la République (CDR)

Pour nombre de membres du MRND, l’arrivée au pouvoir de l’opposition et la perspective de négociations, en vue d’un partage du pouvoir, entre l’Etat hutu rwandais et le FPR ne devait susciter qu’un refus absolu. C’est ainsi qu’en mars 1992 apparaît sur la scène politique un nouveau parti, la Coalition pour la défense de la République (CDR). Au contraire des petits partis ci-dessus évoqués, la CDR va jouer un rôle important et largement autonome dans la vie du Rwanda jusqu’à la fin du régime. La CDR se positionne comme un mouvement beaucoup plus intransigeant que le MRND dans son opposition au FPR et à la coalition emmenée par le MDR. Ses dirigeants, M. Jean-Bosco Barayagwiza, son fondateur, M. Jean Barahinyura, son Secrétaire général, M. Martin Bucyana, harcèlent le régime et le MRND, pour leur mollesse envers le FPR et ceux qu’il appelle ses complices (“ ibyitso ”, c’est-à-dire les partis d’opposition). Il est à remarquer que ces personnalités, et de façon générale celles de la frange radicale qu’emmène la CDR, ne sont pas forcément les moins talentueuses, ni les moins brillantes de la vie politique rwandaise.

Le journal kinyarwanda “ Kangura ” (“ Réveillez-le ”), dirigé par l’un d’entre eux, M. Hassan Ngeze, est d’une efficacité politique redoutable grâce à des attaques personnelles contre les dirigeants de l’opposition, la corruption voire la criminalité n’étant pas l’apanage des seuls dirigeants du MRND. C’est aussi parmi ces sympathisants que se recrutera plus tard l’essentiel des journalistes de l’extrémiste “ Radio-télévision libre des Milles Collines ” (RTLM).

Selon M. Dismas Nsengiyarimye, la CDR “ était ouvertement contre le FPR et les Tutsis et pour l’unité des Hutus afin de combattre l’hégémonisme tutsi et assurer la domination hutue. En fait, elle disait tout haut ce que le MRND susurrait. La CDR a joué un rôle funeste dans l’invitation à la division et à la haine ethniques et dans la conduite des massacres qui ont endeuillé le Rwanda depuis 1990 et en particulier à partir d’avril 1994 ”.

En pratique, la CDR attirait logiquement les Hutus purs et durs, les théoriciens du “ rubanda nyamwinshi ” jusqu’ici membres du MRND. C’est ainsi qu’au vu de ses activités et de ses déclarations, on a pu fréquemment écrire que M. Ferdinand Nahimana, universitaire rwandais, directeur de l’ORINFOR, l’Office rwandais d’information, chargé du contrôle de la presse et de la radio, puis dirigeant de la radio RTLM, était membre de la CDR, alors qu’il est resté jusqu’au bout membre du MRND, et qu’il devait être nommé, au titre de ce parti, membre du Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) issu des accords d’Arusha.

      2. L’inquiétante structuration de la violence politique

      a) Les attentats terroristes

Le refus absolu de toute forme de transaction avec l’opposition ou plus encore, avec le FPR, se traduit aussi par une violence beaucoup plus concrète. Le mois de mars 1992 voit en effet le début d’une série d’attentats terroristes. Par deux fois, des grenades sont jetées dans la foule, à la gare routière de Kigali, faisant cinq morts la première fois et un mort et 34 blessés la seconde. Le 2 mai, une bombe explose dans un train, faisant quatre morts. La responsabilité en est bien sûr attribuée au FPR, sans qu’aucune preuve ne permette d’étayer cette thèse, le matériel utilisé n’étant pas spécifique de son armement, et sans qu’on voie quel bénéfice politique il aurait pu tirer d’opérations qui nuisaient à l’arrivée au pouvoir de ses futurs interlocuteurs.

      b) Les massacres du Bugesera

Le mois de mars 1992 est aussi celui de la reprise des massacres de Tutsis dans les provinces. Ils font suite à l’annonce de la découverte par une organisation de défense des droits de l’homme, à Nairobi au Kenya, d’un tract attribué au parti libéral, dont le Président est Tutsi, appelant les Tutsis à se soulever et à massacrer leurs voisins hutus. Cette annonce, faite à la radio, est répétée plusieurs fois et prend ainsi la forme d’un avertissement.

Dans la région du Bugesera, le retentissement de cette annonce conduisit à l’accomplissement de massacres. Ceux-ci durèrent du 4 au 9 mars, et causèrent la mort d’un nombre de personnes évalué à 300 (l’administration rwandaise d’alors en a admis 182). Comme dans le cas des massacres du Mutara (voir ci-dessus), ils furent accomplis par les paysans sous la conduite de leur bourgmestre dans le cadre d’une “ umuganda ”.

Cette fois cependant, la police et une partie de l’appareil judiciaire tentèrent de réagir et 466 personnes furent arrêtées mais elles furent rapidement libérées et jamais inculpées.

Les massacres du Bugesera présentent, par rapport à ceux qui les ont précédés, trois particularités inquiétantes :

— d’abord -ce qui est nouveau-, ils font suite non à une offensive du FPR, cause de mort, et d’angoisse, voire de panique, mais à la lecture commentée à la radio d’un tract attribué à un parti rwandais. Pour la première fois, ces massacres sont donc un pur événement de politique intérieure ;

— ensuite, les paysans ont été assistés par des personnes venues de l’extérieur. Une coopérante italienne, Antonia Locatelli, résidente dans la région et présente depuis 22 ans au Rwanda, fut assassinée le 10 mars. Pendant les deux jours précédant sa mort, elle avait plusieurs fois appelé Radio France Internationale. “ Elle protestait contre la version officielle des massacres et précisait que, vivant dans la région depuis 22 ans, elle était parfaitement capable de voir que ces assassinats n’avaient pas été commis par une foule spontanément en colère. Elle ajoutait que certains des tueurs étaient des gens qu’elle n’avait jamais vus auparavant, qu’on les avait amenés de l’extérieur dans des véhicules portant des plaques d’immatriculation officielles ” (Gérard Prunier).

M. Filip Reyntjens, auteur d’un rapport au nom de la Fédération internationale des droits de l’homme, écrit quant à lui que : “ début mars, on remarque la présence de militaires de la garde présidentielle en civil, munis de poignards et de pistolets. Par ailleurs, des membres des milices Interahamwe du MRND sont introduits dans la région à bord de véhicules de la Direction des Ponts et Chaussées du ministère des Travaux publics, service dirigé par M. Ntirivamunda, gendre du Chef de l’Etat ; l’essence nécessaire à l’opération est fournie par Séraphin Rwabukumba, beau-frère du Président et par l’ancien Ministre Joseph Nzirorera, proche de la famille présidentielle(57) ” ;

— enfin, l’enquête a rapidement révélé que le tract prétendument trouvé à Nairobi, par une organisation qui n’a donné signe de vie que pour l’occasion, était un faux. Ses auteurs furent découverts : il s’agissait de fonctionnaires rwandais. Les seules sanctions prises par le Premier Ministre, M. Sylvestre Nsanzimana, furent d’ordre administratif. La rumeur avait attribué la conception du tract à M. Ferdinand Nahimana lui-même.

Dès que l’ampleur en fut connue, les massacres du Bugesera firent l’objet d’une démarche des ambassadeurs des pays de l’OCDE auprès du Président Juvénal Habyarimana. A ce propos, il a été écrit que l’Ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, ne s’était pas associé à cette démarche. Lors de son audition par la Mission, celui-ci a affirmé au contraire que le télégramme diplomatique qu’il avait envoyé prouvait qu’il s’y était bien associé.

En tout état de cause, les massacres du Bugesera indiquent qu’il y a bien dans la mouvance du pouvoir, idéologues hutus, nantis du régime, personnels de l’administration issus du MRND, une capacité à faire du meurtre en série un instrument de gouvernement, et que, outre les paysans, cette mouvance commence à disposer d’un outil spécifique, les milices.

      c) L’apparition des milices

Dans un régime où l’évolution politique a pour source la capacité de montrer sa force de rassemblement ou d’intimidation, chaque parti se devait de disposer d’un organisme qui tienne à la fois de l’organisation de jeunesse et du service d’ordre, apte à encadrer une manifestation, à protéger ses chefs politiques et intimider ceux d’en face. Selon l’ancien Ministre de la Défense MRND, M. James Gasana, dans un document remis à la Mission et intitulé La violence politique au Rwanda de 1991 à 1993 : témoignage sur le rôle des organisations de jeunesse des partis politiques, c’est le MRND qui aurait le premier créé sa propre organisation de jeunesse, dénommée “ Inkuba ” (foudre), dès juin 1991, pour organiser troubles et manifestations destinés à déstabiliser le régime. Il aurait été ensuite rejoint par le PSD, créateur des “ Abakombosi ” (libérateurs). C’est sur le modèle de ces organisations qu’auraient alors été créés au MRND les “ Interahamwe ” (ceux qui combattent ensemble) et, par la CDR, dès sa constitution, les “ Impuzamugambi ” (ceux qui poursuivent le même but).

S’agissant de ces deux dernières organisations, le plus simple est sans doute de citer M. James Gasana lui-même. Ses propos font apparaître clairement qu’à partir de la mi-1992, elles deviennent le plus souvent, au niveau communal ou préfectoral, mais parfois même au niveau national, de véritables armées privées au service des nantis du régime.

“ Les affrontements entre le MRND et les partis d’opposition sont fréquents à Kigali. Les organisations de jeunesse sont les instruments de ces affrontements et de protection des personnalités politiques riches et influentes qui deviennent des chefs de bandes. Cependant, le Congrès national du MRND d’avril 1992 ne vote pas pour l’intégration des Interahamwe au parti. Mais la pression des militants de l’opposition sur les autorités territoriales MRND s’intensifiant dans certaines communes, les Interahamwe sont de plus en plus tolérés comme instrument de contre-Ukubohoza(58) et de résistance contre la restructuration forcée des administrations. Ils jouent un rôle croissant dans l’animation et la protection des meetings populaires du parti. De la défensive ils deviennent petit à petit un facteur important de pression de certaines personnalités du MRND sur l’opposition. (...)

“ Dès la mi-1992, la décentralisation des Interahamwe autour des personnalités politiques riches alliées à l’entourage de Habyarimana se renforce. Leur mobilité couplée au regain de force du MRND va leur permettre d’opérer au niveau national, en particulier pour des meetings politiques. Il ne se forme pas de groupes préfectoraux car les préfets redoutent une action disciplinaire du Gouvernement. Même si les groupes créés sont généralement communaux, ils se créent par secteur dans la préfecture de la ville de Kigali et dans les environs. Les luttes entre les organisations des jeunesses ont plus fréquemment lieu par quartier en ville de Kigali.

“ La prolifération des Interahamwe vers mi-1992 est due principalement à la perte du contrôle des FAR par Habyarimana et le MRND dans un contexte insurrectionnel d’Ukubohoza ou libération créé par les partis FDC(59). Elle est aussi due au positionnement de certaines personnalités du MRDN face à leurs rivaux de même région, au sein du même parti, dans la perspective des élections générales. Enfin, l’adhésion aux Interahamwe était pour les malfaiteurs une façon de trouver une protection politique contre les poursuites en justice, et pour les jeunes chômeurs une façon de subvenir à leurs besoins de survie sous la protection des dignitaires riches. C’est ainsi que les mêmes personnes pouvaient adhérer à la fois à plusieurs organisations rivales, voire radicalement opposées, en changeant tout simplement de couleurs de parti lors des émeutes, des manifestations ou des meetings populaires ”.

      3. L’action du Gouvernement Nsengiyaremye

      a) Une politique résolue

Dans un contexte extrêmement difficile, le nouveau Gouvernement entreprend de réaliser effectivement le programme qu’il s’est fixé.

D’abord, le Service central de renseignements (SCR), les tout-puissants services secrets rwandais, est démantelé et ses attributions confiées à quatre ministères différents. Les préfets les plus visiblement excessifs sont remplacés.

En matière d’éducation prévalait un système de quotas, dit “ de l’équilibre ”. En vertu de celui-ci, les étudiants étaient choisis par les autorités sur des listes de candidatures, de façon à la fois à vérifier que le strict quota fixé pour les Tutsis n’était pas dépassé et à faire respecter un certain équilibre régional. En fait, ce système avait abouti à privilégier de façon presque extravagante les Hutus du nord, ceux des communes et des lignages du pouvoir, au détriment de ceux du sud. L’une des premières décisions de la nouvelle Ministre de l’Education, Mme Agathe Uwilingiyimana, fut donc de remplacer ce système par des examens d’entrée.

S’agissant de l’information, le nouveau Ministre, le PSD Pascal Ndengejeho, fait limoger le directeur de l’ORINFOR, M. Ferdinand Nahimana, proche de la CDR. Le changement à la tête du ministère de la Justice amène certains magistrats à plus d’audace dans leurs jugements. On voit même certains décrets déclarés anticonstitutionnels.

Enfin, le Gouvernement obtient, dès le 22 avril 1992, la démission du Président Juvénal Habyarimana de son poste de Chef d’état-major de l’armée, désormais déclaré incompatible avec ses fonctions présidentielles.

Pour le Gouvernement, la réalisation la plus ambitieuse et la plus complexe qu’il ait entreprise est cependant le règlement de la question des réfugiés et la négociation d’un accord de paix avec le FPR. Sur ce point, c’est le Ministre des Affaires étrangères, M. Boniface Ngulinzira, qui porte les espoirs de la coalition.

Les premiers contacts officiels entre le nouveau Gouvernement rwandais et le FPR ont lieu à peine un peu plus d’un mois après l’investiture. Le 24 mai en effet, le Ministre Ngulinzira rencontre le FPR à Kampala. Un calendrier de négociation est alors établi. Dès le 29 mai, soit cinq jours seulement après cette première rencontre, les pourparlers de paix commencent à Bruxelles entre le FPR et des représentants du Gouvernement membres des trois partis MDR, PSD et PL, dont la coalition prend désormais le nom de FDC (Forces démocratique pour le changement). Le 5 juin, un accord de cessez-le-feu est trouvé entre le FPR et la coalition gouvernementale FDC, malgré l’opposition du MRND.

Les négociations se poursuivent alors à Paris les 6 et 7 juin, date à laquelle un accord incluant le MRND est finalement signé. La négociation des accords de paix proprement dits peut alors débuter. Les pourparlers cette fois se déroulent en Afrique sous l’égide de l’OUA, à Arusha en Tanzanie à partir du 12 juillet, à Addis Abeba en Ethiopie à partir du 26 juillet, puis de nouveau à Arusha à compter du 11 août.

Le 1er août, le cessez-le-feu entre en application, et le 18 août, soit un mois après le début des négociations des accords de paix proprement dit, le premier protocole d’accord est signé.

Les accords d’Arusha seront détaillés plus avant. Leur importance dans la vie politique rwandaise pendant la période des négociations oblige cependant à en évoquer brièvement, au passage, le contenu. Le protocole du 18 août porte sur l’Etat de droit. Il s’agit en fait d’une déclaration de principe par laquelle les deux parties “ acceptent l’universalité et les implications des principes fondamentaux de la démocratie ”, dont l’égalité devant la loi, le multipartisme, le Gouvernement électif, issu “ d’élections régulières, libres, transparentes et justes ” et la garantie des droits fondamentaux de la personne. Il est précisé que l’ethnisme doit être combattu. Enfin, le droit au retour des réfugiés est qualifié de “ droit inaliénable ” et il est stipulé qu’une solution définitive du problème des réfugiés rwandais doit être trouvée.

Les négociations s’engagent alors dans une seconde phase, plus concrète. Celle-ci aboutit à la signature d’accords sur le partage du pouvoir dans le cadre d’un “ Gouvernement de transition à base élargie ”. Ces accords sont signés en deux temps : le 30 octobre 1992 pour les dispositions les plus générales, le 9 janvier 1993 pour les parties les plus difficiles, notamment la répartition concrète des postes ministériels et le nombre des représentants à l’Assemblée nationale de transition. L’accord du 30 octobre 1992 dispose en particulier que pour participer aux institutions de transition, les forces politiques devront signer une déclaration par laquelle elles s’engagent notamment à “ soutenir l’accord de paix, s’abstenir de toute violence ou incitation à la violence, rejeter et s’engager à combattre toute idéologie politique et tout autre acte ayant pour fin de promouvoir la discrimination basée notamment sur l’ethnie ”.

L’accord du 9 janvier 1993 précise la répartition effective des portefeuilles dans le futur GTBE : cinq pour le FPR, dont l’Intérieur, cinq pour le MRND, dont la Défense, quatre, dont le poste de Premier Ministre, pour le MDR, trois pour le PSD et le PL, un pour le PDC. Ainsi, en neuf mois à peine, la coalition FDC a-t-elle réussi à conclure un accord politique avec le FPR. Restent alors à conclure les pourparlers sur l’intégration des forces armées et sur les réfugiés.

La résolution du Gouvernement dans la conduite de son action intérieure, la rapidité avec laquelle il progresse dans son action diplomatique ne doivent cependant pas faire oublier les conditions politiques difficiles dans lesquelles il doit travailler. En fait, son action doit très vite affronter les forces de résistance ci-dessus décrites : idéologues hutus, fonctionnaires et militaires au service du régime et dignitaires de celui-ci. De plus, avec le temps, cette résistance se manifeste de façon de plus en plus violente et coordonnée.

      b) Une opposition de plus en plus déterminée

      (1) La résistance des administrations

Le Gouvernement doit d’abord faire face à l’inertie des administrations, voire à leur répugnance dans l’application des mesures prises.

M. André Guichaoua décrit très clairement cette situation dans le rapport d’expertise qu’il a rédigé à la demande du Tribunal pénal international des Nations Unies sur le Rwanda(60). Il note d’abord que “ les oppositions inévitables mais de plus en plus ouvertement affichées entre le Président et les partis d’opposition vont conduire à un blocage rapide du fonctionnement du Gouvernement, voire des ministères eux-mêmes otages des rivalités entre partis ”. Mais au-delà de l’administration centrale du ministère, c’est dans les communes et les préfectures que s’organise la résistance déterminée à l’action gouvernementale. En effet, le ministère de l’Intérieur restant dirigé par un Ministre MRND, le renouvellement des préfets effectué par le Gouvernement est resté limité.

Or, sous l’impulsion de leurs chefs, les administrations locales s’affranchissent de plus en plus de la tutelle gouvernementale. M. André Guichaoua note également cette évolution : “ Le MRND, profondément divisé et en cours de recomposition, s’opposera d’une manière systématique aux décisions centrales qu’il n’approuve pas grâce à sa forte implantation administrative préfectorale et communale maintenue (en juillet 1992, seuls quatre parmi les onze préfets renouvelés seront issus des partis d’opposition). On assistera alors à de véritables prises de contrôle partisanes de l’administration locale ”.

Pour s’assurer du succès, ces pouvoirs locaux organisent leurs propres forces armées. Ils orientent en ce sens les fameuses milices, issues des organisations de jeunesse des partis. Sur ce point, le rapport de M. André Guichaoua confirme et complète le témoignage de M. James Gasana, cité plus haut : “ à partir de 1991, la plupart des partis politiques ont créé des services d’ordre locaux regroupant des militants actifs et inconditionnels généralement issus de leurs propres mouvements de jeunesse. Ces groupes, qui s’entraînent physiquement et détiennent souvent des armes de poing, servent à encadrer les manifestations publiques du parti, à se défendre, si nécessaire, vis-à-vis des services d’ordre des autres formations politiques, à intimider ou neutraliser les adversaires politiques.

“ Dans certaines préfectures ou communes sous contrôle des partis de la mouvance présidentielle, ces services d’ordres se transformeront très tôt en milices armées, groupes de civils suppléants ou se substituant aux forces de l’ordre. Elles joueront un rôle décisif au cours des exactions et massacres ”.

Le Gouvernement n’est pas plus heureux dans ses relations avec l’armée. Le 29 mai, le jour même du début officiel des pourparlers de paix à Bruxelles entre les représentants de la coalition FDC et le FPR, une mutinerie militaire éclate dans les préfectures de Gisenyi et Ruhengeri, accompagnée de pillages et de massacres. Les soldats, dont l’effectif est passé, selon M. James Gasana, de 5 000 environ à 27 000, Gendarmerie non comprise, craignent en effet de se trouver démobilisés, la démobilisation signifiant aussi, sauf recrutement par une milice, le retour à la misère.

En juin 1992, le Ministre de la Défense, M. James Gasana, pourtant lui-même issu du MRND, entreprend alors une réorganisation importante de l’encadrement de l’armée, incapable de mettre fin aux mutineries et exactions. Les deux Chefs d’état-major de l’Armée et de la Gendarmerie sont ainsi mis à la retraite, ainsi que de nombreux officiers supérieurs.

Les conditions, mais aussi les limites de cette réorganisation, font cependant apparaître la puissance et la structuration du réseau d’intérêt auquel doit faire face le Gouvernement. M. Gérard Prunier, lors de son audition par la Mission, a tenu sur ce point les propos suivants : “ en 1992, le Président Juvénal Habyarimana avait demandé au Ministre de la Défense James Gasana de le débarrasser d’un certain nombre d’hommes de son entourage, qu’il trouvait peu sûrs, voire dangereux pour lui, en les marginalisant ou en les éliminant de leur poste (...) parmi ceux-ci figuraient les Colonels Rwagafilita, Serubuga, Sagatwa, avant qu’il ne change de camp, et Bagosora ”. Il a ajouté que “ si James Gasana avait réussi pour les Colonels Rwagafilita, Serubuga et Sagatwa, il avait toujours échoué dans le cas du Colonel Theoneste Bagosora qui représentait l’ultime point de résistance de Madame et de ses frères. Tant qu’il demeurait secrétaire administratif du ministère de la Défense, eux et leur groupe gardaient, dans ce ministère, un accès qu’ils estimaient absolument vital, non seulement pour le contrôle de l’armée, mais aussi parce que l’anse du panier dansait énormément ”. A ce propos, il a fait observer que “ le décuplement, en trois ans, de l’effectif de l’armée, de 5 200 à 50 000 hommes, en accroissant de façon considérable le budget de la défense, avait ouvert de façon tout aussi considérable les possibilités de détournement de fonds, d’abord pour financer les milices -ainsi les milices comme les Interahamwe ou les Impuzamugambi ont-elles été financées par de l’argent volé au ministère de la Défense- mais aussi dans un but d’enrichissement personnel ou politique ”.

Le ministère de la Défense était ainsi doublement important pour les réseaux en place. Il assurait le contrôle de l’armée, mais aussi le financement du pouvoir et de son entourage. M. James Gasana était particulièrement exposé et une tentative d’attentat contre lui fut du reste déjouée à la fin de l’année 1992.

L’action diplomatique du Gouvernement elle-même était soumise à des tractations avec l’ancien pouvoir, le Président et son entourage. Lors de son audition par la Mission, l’observateur français aux négociations d’Arusha, M. Jean-Christophe Belliard, a aussi exposé que la délégation gouvernementale rwandaise, composée de M. Boniface Ngulinzira, à l’époque Ministre des Affaires étrangères du Rwanda, accompagné de M. Claver Kanyarushoki, à l’époque Ambassadeur du Rwanda en Ouganda, ainsi que du Colonel Theoneste Bagosora, “ était en perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette négociation ”. Il a précisé qu’il arrivait, par exemple, que “ le Ministre Ngulinzira, qu’il voyait en permanence et en tête-à-tête, lui donne son accord sur une formulation, mais tout en le prévenant que ce n’était pas lui qui décidait et qu’il fallait en parler à M. Claver Kanyarushoki. Il lui fallait alors discuter avec l’Ambassadeur Claver Kanyarushoki, ce qui constituait une partie importante de son travail. Lorsque M. Claver Kanyarushoki était convaincu, il finissait par lui exprimer son accord et celui du Président Juvénal Habyarimana, tout en ajoutant qu’il fallait désormais convaincre le Colonel Theoneste Bagosora. ”

Il a ajouté qu’il avait même assisté à des scènes de désaccord au sein de la délégation, qui obligeaient à lever la séance de négociations et à remettre la discussion à plus tard.

      (2) Le développement des violences

L’opposition à la coalition gouvernementale FDC ne se manifeste pas seulement par l’obstruction administrative. L’action du Gouvernement et la conclusion de chaque étape du processus d’Arusha sont rythmées par des manifestations, des violences et des massacres.

La signature du premier accord d’Arusha sur le Gouvernement transitoire est accompagnée de graves violences. Des manifestations hostiles au Gouvernement éclatent dans les préfectures de Gisenyi et Ruhengeri.

Aux termes du témoignage de M. James Gasana, le 17 août 1992, veille de la signature des accords, “ il se crée une véritable tension entre un nombre de hauts fonctionnaires extrémistes du MRND et le Premier Ministre. S’alliant aux Interahamwe et aux Impuzamugambi, ces fonctionnaires organisent des manifestations contre le Gouvernement, qui se déroulent sans autorisation, pour paralyser la fonction publique et la vie dans Kigali. La Gendarmerie prend toutes les mesures, sans complaisance, contre tous ceux qui perturbent l’ordre public. Ceci nous met en épreuve de force avec les organisateurs, dont le beau-fils du Président Juvénal Habyarimana, Ntirivamunda, Directeur des Ponts et Chaussées, qui avait déployé des camions de l’Etat pour verser la terre sur une voie publique à Kigali afin de bloquer la circulation lors de la manifestation illégale. ”

Conscient de l’inquiétude de ses partisans, le Président Juvénal Habyarimana tente alors de les rassurer. Le même jour, il fait savoir dans un discours à la radio que toute latitude dans les négociations n’est pas laissée au Premier Ministre et au Ministre des Affaires étrangères et que leurs initiatives sont sous contrôle.

“ Nos négociateurs à Arusha ont reçu des instructions... les positions qu’ils adoptent ne sont donc pas improvisées... C’est pourquoi je pense que le peuple rwandais peut être rassuré : toutes les précautions sont prises pour s’assurer que les actions individuelles ne mènent pas notre pays vers une aventure dont il ne veut pas ”.

Cette déclaration ne suffit pas à apaiser la colère de certains Hutus radicaux. Selon un processus désormais connu, des massacres s’ensuivent donc. Cette fois, c’est la préfecture de Kibuye qui est le théâtre des événements. Selon M. Gérard Prunier, le bilan de ceux-ci se monterait à 85 morts environ, 200 blessés et plus de 5 000 déplacés.

La négociation puis la conclusion des deux accords du 30 octobre 1992 puis du 9 janvier 1993 s’accompagnent d’une tension grandissante.

Le 2 octobre 1992, le professeur belge Filip Reyntjens dénonce l’existence d’un “ réseau zéro ”. Cette expression, à laquelle on donne souvent le sens de “ zéro Tutsi ”, a été utilisée par son auteur M. Christophe Mfizi en référence à l’oeuvre de Roland Barthes Le degré zéro de l’écriture (voir annexe). Le “ réseau zéro ” est une sorte d’escadron de la mort formé de miliciens du MRND et de soldats détachés et équipés par l’armée sous le contrôle de proches du Chef de l’Etat, c’est-à-dire des membres les plus notables de l’Akazu. Le professeur Filip Reyntjens cite ainsi les trois frères de Mme Habyarimana, le directeur des travaux publics et gendre du Président, M. Ntirivamunda, le Colonel Elie Sagatwa, secrétaire personnel du Président et son beau-frère, le chef du service de renseignement militaire, le commandant de la Garde présidentielle, et enfin le Colonel Theoneste Bagosora, directeur de cabinet du Ministre de la Défense.

Dans le témoignage déjà cité, M. James Gasana expose que “ dès septembre 1992, l’alliance des Interahamwe et des Impuzamugambi est plus forte que les Inkuba. Avec la CDR, ils constituent la base politique des " durs " des FAR. Ils mènent une campagne auprès des militaires pour le renversement du Gouvernement de Dismas Nsengiyaremye. ”

De fait, le 18 octobre, la CDR organise une manifestation réclamant le départ du Premier Ministre et de son Gouvernement, s’insurgeant contre l’évolution gouvernementale de Radio Rwanda et remerciant la France pour sa présence. Les manifestants réclament aussi que tous les partis enregistrés participent au Gouvernement. Il s’agit bien, compte tenu de ce qui a été dit de ceux-ci, de tenter de paralyser l’action gouvernementale.

La signature le 30 octobre 1993 du premier accord sur le partage du pouvoir, qui prive le Président de la République de quasiment toutes ses prérogatives au profit du futur Gouvernement transitoire à base élargie (GTBE), accroît l’ampleur de la mobilisation antigouvernementale.

Le 15 novembre, dans un discours prononcé en kinyarwanda à Ruhengeri, et non retransmis à la radio nationale, le Président Juvénal Habyarimana appelle le cessez-le-feu de juillet “ un chiffon de papier (...) que le Gouvernement n’est pas obligé de respecter ”.

La tension continue à monter. Le 22 novembre, M. Léon Mugesera, membre influent du MRND, s’adresse en ces termes aux militants de la ville de Kabaya, en préfecture de Gisenyi. “ Les partis d’opposition ont comploté avec l’ennemi pour faire tomber la préfecture de Byumba aux mains des Inyenzi (...). Ils ont comploté pour saper nos forces armées (...). La loi est très claire sur ce point : " Toute personne coupable d’actes visant à saper le moral des forces armées sera condamnée à mort. " Qu’est-ce que nous attendons ? (...) Et ces complices (Ibyitso) qui envoient leurs enfants au FPR ? Qu’attendons-nous pour nous débarrasser de ces familles ? Nous devons prendre en main la responsabilité et supprimer ces voyous. (...) Nous devons agir. Il faut les liquider tous ! ”

Quelques jours plus tard, M. Léon Mugesera répète le même discours à Kibilira, où se sont déjà produits des massacres en 1990.

Inculpé par le Ministre de la Justice, le libéral Stanislas Mbonampeka, d’incitation à la haine raciale et sous le coup d’un mandat d’amener, M. Léon Mugesera se réfugie dans un camp militaire, où la Gendarmerie n’ose pas aller le chercher, et peut ensuite s’enfuir à l’étranger.

Le MRND et la CDR continuent à organiser des manifestations contre les accords de partage du pouvoir. Elles s’achèvent désormais toutes en combat de rue entre d’une part les Interahamwe et les Impuzamugambi et d’autre part l’opposition. Les violences sporadiques font une douzaine de morts. Cependant, si, selon M. James Gasana, la Gendarmerie tente de contenir les violences et a arrêté, à la fin 1992, une centaine de miliciens “ Interahamwe ”, la justice se révèle de plus en plus incapable de faire respecter la légalité. Le 5 janvier 1993, exaspéré de son impuissance à poursuivre et à faire arrêter M. Léon Mugesera, le Ministre Stanislas Mbonampeka démissionne. Signe des temps, le poste restera sans titulaire pendant six mois jusqu’à la constitution du ministère Agathe Uwilingiyimana, le 18 juillet 1993.

En même temps, pour échapper à la surveillance de M. James Gasana, une société secrète structurant la tendance hutue extrémiste se crée dans l’armée, sous le nom “ d’Amasasu ”.

La signature du deuxième accord sur le partage du pouvoir, le 9 janvier 1993, radicalise encore la situation. D’abord, conformément aux craintes des Hutus radicaux, les accords fixent la répartition des sièges de l’Assemblée de transition devant laquelle répondra le Gouvernement. Celle-ci ne sera donc pas élue mais nommée. Les membres du MRND et de la CDR y voient une concession intolérable au FPR, celui-ci s’assurant ainsi d’une présence en nombre alors que, eu égard à la faible proportion de Tutsis du Rwanda, et au fait que nombre d’entre eux sont des proches du parti libéral, des élections tenues immédiatement ne lui auraient donné qu’une faible représentation. De plus, s’agissant du Gouvernement, les partis FDC et le PDC conservent tous leurs postes ministériels. Les cinq postes attribués au FPR sont, à part une création destinée à prendre en charge les réfugiés, tous pris sur le contingent du MRND, qui perd ainsi au profit du FPR quatre de ses sièges, dont le ministère de l’Intérieur.

Eu égard au caractère stratégique de ce ministère, la colère du pouvoir MRND et de ses sympathisants déferle. Le 19 janvier, le MRND et la CDR organisent de violentes manifestations contre l’accord. Le 21 janvier, le Secrétaire général du MRND déclare que son parti le rejette purement et simplement. La présence d’une commission d’enquête internationale sur les violations des droits de l’homme au Rwanda, du 7 au 21 janvier 1993, avait eu un impact certain sur le ralentissement des violences. Son départ le 21 janvier, au moment même où le MRND rejette l’accord, libère leur expression. Pendant six jours, des violences meurtrières menées par des miliciens extrémistes associés aux populations locales dévastent le nord-ouest du Rwanda. Voici comment M. Dismas Nsengiyaremye les présente : “ avec la caution des autorités locales, le MRND organisa des manifestations violentes à travers tout le pays du 20 au 22 janvier 1993 et proclama son intention de paralyser toutes les activités. Les partis d’opposition ne se laissèrent pas intimider et organisèrent des contre-manifestations qui neutralisèrent les activistes du MRND et de ses satellites, dans les préfectures de Byumba, Kibungo, Kigali-ville, Kigali rural, Gitarama, Butare, Gikongoro, Cyangugu et Kibuye (sauf commune Rutsiro). Dans les préfectures de Gisenyi, Ruhengeri, Kigali rural (zone de Bumbogo et de Buliza), Byumba (commune Tumba) et Kibuye (commune Rutsiro), ces manifestations se transformèrent rapidement en émeutes et les prétendants manifestants se mirent à tuer les Tutsis et des membres des partis d’opposition. Il y eut environ 400 morts et 20 000 personnes déplacées ”.

      4. L’offensive du FPR et ses conséquences

      a) L’offensive du 8 février 1993

Le développement de ces massacres amène le FPR à suspendre les contacts à Arusha. En fait, le 8 février 1993, il décide de rompre le cessez-le-feu et passe à l’attaque dans les environs de Byumba et de Ruhengeri.

L’offensive est couronnée de succès. Le FPR enfonce les lignes rwandaises, l’annonce de la paix ayant par ailleurs largement démotivé les FAR. Il s’empare de l’essentiel de leur équipement, occupe la plus grande part des préfectures de Ruhengeri -ville qu’il conquiert dès le 8 février- et de Byumba, et avance jusqu’à Rulindo, à 30 km au nord de Kigali.

Cependant, le 20 février, le FPR proclame un cessez-le-feu unilatéral. Il semble que deux éléments aient pu l’arrêter. D’une part l’annonce du renforcement de Noroît le plaçait dans la perspective risquée d’un affrontement direct avec les forces françaises. D’autre part, ses contacts à Kigali lui faisaient part de l’impact extrêmement négatif de l’attaque sur la population hutue, y compris les opposants les plus déterminés au régime, de la volonté affirmée de celle-ci de se battre contre le FPR, voire du risque d’un carnage concernant les Tutsis de la ville.

      b) La stratégie du FPR

Eu égard aux ravages que cette attaque a eus sur l’image du FPR, la question de ses motifs a été plusieurs fois posée.

En fait, quel que soit le discours moral et démocratique tenu par le FPR sur le droit de retour de réfugiés injustement chassés de leur pays, il faut écarter toute idée d’angélisme dans sa stratégie politique.

En 1990, c’est par la force qu’il a tenté de prendre le contrôle du pays. Depuis, il n’a jamais renoncé à l’usage de la menace militaire. Ainsi, le jour même de la signature du cessez-le-feu avec la coalition gouvernementale FDC, le 5 juin 1992, le FPR avait lancé une offensive militaire qu’il justifiait par l’attitude hostile du MRND, qui n’avait alors pas voulu s’associer à ce cessez-le-feu.

Dans le témoignage qu’il a remis à la Mission, M. James Gasana note aussi que “ paradoxalement, la mise en vigueur du cessez-le-feu fait accélérer le recrutement sans précédent des jeunes Tutsis pour la formation militaire dans les rangs du FPR en Ouganda. Ce recrutement, qui est une violation grossière de l’accord de cessez-le-feu, est facilité par des réseaux supervisés par Karenzi Karake, commandant de l’équipe des officiers du FPR au sein du GOMN (Groupe d’observateurs militaires neutres) ”. Il se plaint que  ces opérations ont pour effet l’attisement de la tension ethnique de voisinage là où les jeunes sont recrutés, situation qui est exploitée par les extrémistes de la CDR et leurs sympathisants au MRND ”.

Tentant, à partir d’entretiens avec bon nombre de ses militants, d’analyser les buts et raisons d’être du FPR, ainsi que la pensée politique et les stratégies qui y prévalaient, M. Gérard Prunier n’hésite pas dans son ouvrage déjà cité à affirmer que, “ malgré son idéologie " progressiste ", le FPR compte parmi ses membres (et encore plus parmi ses sympathisants extérieurs) un nombre considérable de partisans de la suprématie tutsie pour lesquels les Hutus ne sont qu’un ramassis de paysans méprisables et arriérés ”. Il précise cependant que “ les principaux leaders du mouvement (...) sont tous de purs produits du monde politique ougandais ” et que leur idéal politique est Yoweri Museveni.

Or, la réussite de celui-ci en Ouganda repose sur la façon ingénieuse par laquelle il a fait taire les conflits tribaux. Selon M. Gérard Prunier, en effet, “ le Gouvernement à base élargie prôné par Yoweri Museveni est une variation ingénieuse sur le thème de la politique tribale. Il accueille volontiers toute puissance tribale souhaitant se joindre à lui, mais il y a une nuance subtile entre " être au Gouvernement " (avec tous les à-côtés et privilèges que cela implique) et " être au pouvoir " (avec souvent moins d’à-côtés et de privilèges, mais un réel pouvoir de décision) ”.

Sur ce point, il note que “ la méthode du FPR était en gros semblable : conserver le pouvoir de décisions essentielles au sein d’un noyau central familier, constitué de réfugiés tutsis d’Ouganda, ajouter un nombre " d’outsiders " choisis dont quelques Hutus fiables, puis essayer de construire une direction officielle plus large, d’apparence " pluriethnique " pour la façade ”. Il conclut ainsi : “ que cette élite tribale antitribaliste soit capable de suivre ses idéaux plutôt que son inclination sociologique reste une question sans réponse ”.

Le FPR apparaît ainsi comme une structure politique et militaire bâtie pour la conquête et l’exercice du pouvoir. Dans cette perspective, il est également clair, et les observateurs français au processus d’Arusha font également ressortir ce point, qu’il ne se limite pas dans ses ambitions.

Or, pour prendre le pouvoir au Rwanda, le FPR doit surmonter deux obstacles. D’abord, toute guerre risque d’être cause, si elle se prolonge, d’un génocide des Tutsis par les Hutus. M. Gérard Prunier relève ce dialogue entre un jeune militaire FPR et un vieux Tutsi rwandais lors du raid sur Ruhengeri : “ c’est le pouvoir que tu veux ? Tu vas l’avoir. Mais ici, nous allons tous mourir ”. Toute guerre de conquête ne peut donc être qu’une guerre éclair.

Ensuite, le régime qu’il prétend renverser doit être un régime isolé et disqualifié. Sur ce point, M. Gérard Prunier note l’habileté avec laquelle le FPR présente son programme sur la scène internationale. Celui-ci, qui selon M. Filip Reyntjens, n’est “ pas très original et a déjà largement été débattu au Rwanda avant la guerre, et même au sein du MRND au pouvoir ”, ne sert, selon M. Gérard Prunier, “ qu’à (...) garder sa pureté d’intention à l’organisation et situer la querelle politique sur le plan moral. En cela, il est imbattable. ”

Or, le régime Habyarimana n’en ayant pas compris l’impact sur la scène internationale, ne mettra jamais ce programme en question. Dès lors “ à l’étranger, l’opinion publique (dans la mesure où elle peut connaître le Rwanda ou s’en soucier) prend rapidement pour argent comptant que la guérilla tutsie rassemble de malheureuses victimes, des opprimés, des réfugiés chassés de leur pays, auxquels une dictature dénie tout droit pourtant acquis de naissance ; elle lutte donc forcément pour la démocratie et l’égalité sociale. ”

Ainsi, la charge de la preuve incombe au régime Habyarimana, à une époque où, en partie sous le poids de l’épreuve infligée par le FPR, il s’enfonce dans le meurtre et la violence.

Confortant cette analyse, M. André Guichaoua, dans le rapport d’expertise déjà cité, apporte un éclairage intéressant sur l’offensive du 8 février 1993. “ Le FPR attendra le passage de la Commission d’enquête internationale (7-21 janvier 1993) avant de lancer son attaque et justifiera sa violation de l’accord de cessez-le-feu par l’évocation du génocide des Bagogwe dans son communiqué du 8 février 1993. Il comptait ouvertement que les conclusions de l’enquête internationale aboutissent à un lâchage de Habyarimana par la communauté internationale et à une disqualification de ses soutiens français. ”

De plus, une telle stratégie impose aussi que nul pouvoir hutu légitime ne vienne se substituer au régime disqualifié.

M. André Guichaoua, dans le même rapport, met clairement en évidence cette stratégie à propos du cessez-le-feu. “ L’ouverture des pourparlers avec les partis d’opposition à Bruxelles le 29 mai, débouchant le 5 juin sur la signature d’un cessez-le-feu suivi sur le terrain et le jour même par une offensive militaire justifiée par l’attitude hostile du MRND, montre avec force la stratégie que le FPR veut d’emblée imposer aux partis d’opposition : alliés politiques, ces partis doivent se solidariser aussi avec les offensives militaires du FPR, ce qui rend leur position proprement intenable à l’intérieur au regard du problème politique et social de la progression des effectifs de déplacés ”.

Il souligne alors la réussite de l’opération. “ La traduction est immédiate, l’appareil dirigeant du MDR affiche publiquement ses divergences stratégiques dans des déclarations et communiqués contradictoires. Faustin Twagiramungu approuve l’attaque du FPR, Boniface Ngulinzira le désavoue, (...) enfin le Comité national du MDR ébauche un soutien explicite à l’attitude du Président Juvénal Habyarimana. ”

      c) L’affaiblissement de la coalition FDC face au FPR et aux Hutus intransigeants

S’il s’agissait d’affaiblir la coalition gouvernementale, l’offensive de Byumba est une réussite. En fait, c’est un séisme. Elle fait 40 000 morts, des civils pour la plupart. Un million de réfugiés de guerre viennent s’entasser dans des bidonvilles sur les collines autour de Kigali. Dans ces conditions, la coalition gouvernementale qui défendait envers et contre tout depuis un an l’idée que le FPR était animé par la seule volonté de reconquérir les droits politiques et sociaux des Tutsis en exil et qu’il pouvait être un partenaire loyal avec qui l’on pouvait négocier est totalement prise à contre-pied et déconsidérée. Au contraire, la position du régime Habyarimana et de ses franges dures, qui continuaient à présenter le FPR comme une alliance de féodaux assoiffés de sang, apparaît brusquement bien plus raisonnable et lucide aux yeux de beaucoup.

La peur d’un FPR conquérant, qui n’a pas hésité, par représailles, à exécuter à Ruhengeri non seulement des criminels comme M. Thaddée Gasana, le bourgmestre de Kinigi, mais aussi leurs femmes et leurs enfants, l’impossibilité de justifier auprès des réfugiés hagards des collines de Kigali la politique menée renforcent le pôle du refus et le Président de la République aux dépens des tenants de la politique de la négociation. M. James Gasana le note dans son témoignage. “ Le FPR mène une attaque massive contre les FAR en violant l’accord de cessez-le-feu. Cette attaque surprise donne un net avantage au FPR, qui occupe désormais la plus grande partie du territoire des préfectures de Byumba et Ruhengeri, et qui enlève le gros de l’équipement militaire des FAR. Elle provoque aussi le passage de plusieurs adhérents des Inkuba (les milices MDR) aux Interahamwe. Elle provoque déjà le début du passage de trois pôles politiques (MRND, FDC, FPR) à deux pôles politico-militaires (pro-FPR et anti-FPR) ”.

Deux événements sont immédiatement significatifs de cette évolution. Devant le désastre, la coalition FDC, soutenue par les pays occidentaux, se tourne vers le FPR pour tenter de négocier avec lui une solution susceptible de permettre la remise en marche du processus de paix. Les négociations ont lieu, en terrain neutre, à Bujumbura et durent une semaine entière, du 25 février au 2 mars. Elles se concluent par un communiqué commun appelant à un cessez-le-feu durable, à une reprise des négociations de paix à Arusha, au retour des personnes déplacées, à une action judiciaire contre les responsables des massacres, mais aussi, et cela est une novation par rapport à un retour à l’état antérieur, à un retrait des “ troupes étrangères ”, c’est-à-dire françaises.

Cette dernière clause était en fait une concession au FPR, qui tirait ainsi profit de son attaque. M. Faustin Twagiramungu, alors Président du MDR, qui était membre de la délégation, l’a expliqué très clairement à la Mission. “ Le MRND ayant refusé à la dernière minute de se joindre à la délégation, seuls les représentants des partis politiques de l’opposition se rendirent à Bujumbura. Ils y retrouvèrent la délégation du FPR. Celle-ci s’avéra déterminée à n’accepter le retrait de ses forces que si les forces françaises acceptaient de faire de même en quittant le Rwanda. Autrement dit, pour que les négociations de paix puissent continuer, pour que les forces du FPR se retirent de la zone qu’ils occupaient et que celle-ci soit démilitarisée, le détachement Noroît devait partir. Comme les partis politiques d’opposition privilégiaient la solution négociée et que les accords de paix d’Arusha prévoyaient le déploiement d’une force militaire internationale, un compromis associant le retrait du FPR des zones occupées en février 1993 et le départ des troupes françaises leur était apparu comme acceptable. C’est pourquoi les partis d’opposition recommandèrent au Gouvernement d’examiner le retrait des troupes françaises. ”

La voie des concessions divise maintenant les partis de la coalition FDC. Le dernier jour des négociations, le Président Juvénal Habyarimana réunit à Kigali une “ conférence nationale ” regroupant des représentants non seulement de sept des partis mineurs, mais aussi du MDR, du PSD, du PL et du PDC. Les résolutions auxquelles elle aboutit prennent littéralement le contre-pied de celles de Bujumbura. Elles condamnent en effet les “ Inkotanyi du FPR ” qui essaient de prendre le pouvoir par les armes, remercient les forces armées pour leur “ bravoure ” et les assurent de leur soutien total, trouvent bienvenue la présence militaire française, condamnent l’Ouganda pour son soutien au FPR et demandent une “ coordination ” entre le Conseil des Ministres, le Président et le Premier Ministre.

Interrogé sur cette contradiction, M. Faustin Twagiramungu a répondu à la Mission que celle-ci “ marquait tout simplement le début des divisions du MDR entre ceux qui soutenaient le processus d’Arusha et qui estimaient qu’il fallait absolument que le pouvoir puisse être partagé au Rwanda ”, tendance dont lui-même faisait partie, “ et la tendance Hutu Power, qui souhaitait s’associer aux militaires pour combattre le FPR et refuser le partage du pouvoir ”.

Par ailleurs, à la suite de longs efforts du Gouvernement, le 23 mars 1993, a lieu le renouvellement de 38 bourgmestres jugés corrompus, incompétents ou coupables d’exactions. La procédure est celle de l’élection par de grands électeurs qui, selon le rapport d’expertise de M. André Guichaoua, ont été “ choisis selon des critères bien peu transparents et soumis à d’intenses pressions. ” Or, toujours selon ce rapport, “ les résultats électoraux confirmeront le fait que les bases partisanes régionales demeurent déterminantes, que les deux principaux partis (MRND et MDR) élargissent quelque peu leur assise y compris dans les bastions des autres. Enfin, et cet élément est essentiel, le MRND " tient bon " et sa stratégie dure apparaît payante ”.

La déclaration commune de Bujumbura permettait cependant la reprise des négociations. Sous l’égide du Premier Ministre tanzanien, une rencontre entre une délégation du Gouvernement rwandais conduite par son Premier Ministre et une délégation du FPR conduite par son Président fut organisée à Dar Es-Salam du 6 au 8 mars 1993. La déclaration de Dar Es-Salam concluait à l’arrêt immédiat des hostilités, au maintien des FAR sur leurs positions du 8 mars et au retour du FPR sur celles du 8 février, à la transformation de la zone ainsi libérée par le FPR en zone démilitarisée, à la reprise des négociations d’Arusha et à la sanction des responsables impliqués dans les troubles de janvier.

      5. La chute du Gouvernement Nsengiyaremye et le Gouvernement d’Agathe UWILINGIYIMANA

      a) La fin du Gouvernement Nsengiyaremye

Ainsi affaibli, tant par rapport au FPR que vis-à-vis du MRND et de la tendance qu’on commence à appeler “ Hutu power ”, le Gouvernement rwandais, dont le mandat d’un an devait s’achever le 16 avril, est cependant reconduit pour trois mois. Il s’agit en fait d’en finir avec les négociations. Le 9 juin 1993, est signé le protocole sur les réfugiés. Celui-ci prévoit l’inaliénabilité du droit au retour et la restitution de leurs propriétés aux réfugiés rapatriés. Il dispose cependant que les réfugiés ayant quitté le pays depuis plus de 10 ans devront se voir offrir des terres nouvelles en compensation plutôt que récupérer les leurs.

En revanche, les négociations, où, depuis fin janvier, M. James Gasana a remplacé M. Boniface Ngulinzira, bloquent sur la question des forces armées. Le FPR, qui demandait d’abord 20 % des postes dans l’armée, alors que le Gouvernement rwandais ne voulait pas aller au-delà de 15 %, quota qu’il jugeait largement représentatif de la part des Tutsis dans la société, en exige pour accepter de conclure progressivement plus : 30 %, puis 40 %, et enfin 40 % des postes de soldats et de sous-officiers et 50 % des postes d’officiers. La signature des accords de paix, régulièrement annoncée, est donc tout aussi régulièrement repoussée, accroissant les crispations dans la population.

En même temps, la perte de contrôle du Gouvernement sur l’ordre public devient totale. Le développement des milices devient incontrôlable. M. James Gasana en fait une des conséquences de l’offensive de Byumba :

“ Malgré l’action de la gendarmerie, les Interahamwe ne cessent de se renforcer. La reprise des hostilités par le FPR a poussé les populations de Byumba en direction de Kigali, notamment. Il y a ainsi des milliers de jeunes gens déplacés de guerre, déscolarisés, sans autre occupation, aigris, et poussés dans la haine ethnique par la guerre, l‘abandon et la misère qui se font recruter dans les Interahamwe pour survivre. Il s’y ajoute aussi des centaines de militaires qui ont déserté le front ou qui ont été renvoyés pour indiscipline.

Il faut scruter la frustration et la colère des milliers de jeunes déplacés de guerre, abandonnés à eux-mêmes dans la misère et l’angoisse des camps, pour comprendre la force que les Interahamwe vont avoir à Kigali. Dans leur long calvaire, ces jeunes ont côtoyé la mort dans les camps. Ils ont vu des centaines de corps mutilés par les bombes des rebelles du FPR. Les victimes sont soit leurs amis ou les membres de leur parenté. N’ayant rien à perdre et cherchant où s’accrocher pour la survie élémentaire, ils deviennent un réservoir de recrutement d’Interahamwe et sont utilisés avec d’autres jeunes dans les affrontements contre ceux qu’ils considèrent comme alliés au responsable de leur misère, le FPR. ”

Les attentats aveugles reprennent. Comme au printemps 1992, ils sont attribués au FPR, sans que cette assertion ne soit jamais vérifiable, puisque les coupables ne sont pas arrêtés. S’agissant des personnalités politiques, le 17 mai, le leader libéral Stanislas Mbonampeka échappe à un attentat à la grenade. Le 18 mai, le populaire leader MDR Emmanuel Gapyisi est assassiné juste après avoir lancé une nouvelle structure, le Forum Paix et Démocratie. Gapyisi était un homme politique populaire et d’envergure. Tout en refusant de prendre part à la signature des accords, il se déclarait favorable à une politique qui leur donne leur chance. Ainsi, il était susceptible de redynamiser le mouvement MDR, comme de constituer une alternative possible au Président Juvénal Habyarimana. Son assassinat est attribué simultanément aux milices MRND, au FPR, par hostilité à l’émergence d’un leader hutu neuf, mais aussi aux autres prétendants à la direction du MDR, Faustin Twagiramungu et Dismas Nsengiyaremye. La possibilité, ouverte par l’enquête -qui n’aboutira pas- de tels soupçons croisés, crée une atmosphère dévastatrice.

Etape supplémentaire et gravissime dans la décomposition de l’Etat, le 14 juin 1993 est marqué par l’évasion spectaculaire et massive de la prison de Kigali de militaires, d’Interahamwe et d’individus impliqués dans les événements de décembre 1992 et janvier 1993.

Dans son rapport d’expertise, André Guichaoua note que “ cette évasion de personnes ayant des dossiers très lourds (meurtres, viols, pillages) n’a pu se faire qu’avec la complicité des militaires de garde et des forces de l’ordre aux alentours de la prison ”.

Pris dans un étau entre les exigences du FPR et le renforcement du camp du refus, sans contrôle sur l’ordre public et le fonctionnement des administrations, le Gouvernement se trouve dans une situation impossible.

      b) Le Gouvernement Uwilingiyimana et la signature des accords d’Arusha

Alors que la délégation d’Arusha vient d’annoncer la signature de l’accord pour le 19 juin en présence du Président, le coup de grâce tombe le 16 juin, le jour où le Gouvernement doit être renouvelé : les présidents des quatre partis de la coalition, le MDR, le PSD, le PL et le PDC, rejoignant le MRND, publient un communiqué récusant Dismas Nsengiyaremye comme Premier Ministre.

S’il entre dans cette décision une part de stratégie personnelle de la part des quatre présidents et notamment de celui du MDR, Faustin Twagiramungu, celle-ci est aussi l’aboutissement d’une évolution politique profonde, comme l’analyse des événements du mois qui suit permet de le constater.

En effet, le 17 juillet 1993, M. Faustin Twagiramungu, le président du MDR, le parti à qui revient le poste de Premier Ministre dans le système mis en place en mars 1992, désigne comme Premier Ministre Mme Agathe Uwilingiyimana, la Ministre de l’Enseignement primaire et secondaire. Il s’agit pour lui de nommer l’une de ses proches, tout en réservant sa propre candidature pour la direction du Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) prévu par les accords d’Arusha.

Le choix qui a été effectué, en étroite concertation avec le Président Juvénal Habyarimana, entraîne de vives réactions au sein du MDR. L’un des courants du parti désigne alors M. Jean Kambanda comme candidat. Malgré l’opposition, selon M. Gérard Prunier, des trois quarts du bureau politique et de la plupart des délégués régionaux du parti, M. Faustin Twagiramungu, usant de ses pouvoirs de Président, se désigne lui-même, le 20 juillet, comme candidat du MDR au poste de Premier Ministre du GTBE.

Le MDR décide alors d’organiser un congrès pour confirmer la candidature de Kambanda contre Twagiramungu, mais le préfet de Kigali interdit la tenue de celui-ci et les militants du MNRD, mobilisés, se battent avec les délégués du congrès qui veulent passer outre. Le courant anti-Twagiramungu va alors jusqu’à séquestrer Mme Agathe Uwilingiyimana et à lui arracher une lettre de démission, immédiatement lue à la radio. Mais Mme Agathe Uwilingiyimana en dément les termes sur les ondes dès le lendemain. Le même jour, le congrès du MDR, enfin réuni, exclut M. Faustin Twagiramungu du parti.

Ces événements montrent bien l’évolution qui s’est produite. Le MDR, emmené l’année précédente par MM. Dismas Nsengiyaremye et Faustin Twagiramungu, s’est, dans sa majorité, radicalisé autour d’une branche “ Hutue Power ”. M. Jean Kambanda, le candidat de la majorité du parti, est en effet le futur Premier Ministre du Gouvernement dit intérimaire, constitué après l’attentat contre le Président Juvénal Habyarimana. Il a été depuis, en cette qualité, condamné pour génocide par le tribunal d’Arusha. M. Faustin Twagiramungu, dont les positions à l’égard du FPR étaient plus bienveillantes que celles de M. Dismas Nsengiyaremye, se trouve désormais isolé à la tête d’une petite fraction de l’ancien MDR.

En même temps, on voit bien le jeu du Président Juvénal Habyarimana et du MRND. En favorisant la manœuvre de M. Faustin Twagiramungu, il réussit à la fois à faire assumer la signature des accords d’Arusha à un groupe politique issu du parti rival du sien, peu nombreux et proche du FPR, et empêche une fois de plus la structuration d’un pôle du refus autour d’un autre responsable politique que lui-même et d’un autre parti que le MRND. Dans l’affaire, ce qu’on a appelé l’opposition démocratique, favorable au règlement du problème des réfugiés dans le cadre d’une rénovation démocratique du Rwanda, a disparu en tant que force politique. Illustration emblématique de la situation, MM. Dismas Nsengiyaremye et James Gasana, menacés de mort, quittent rapidement le pays.

Le 3 août 1993, la rédaction du protocole sur l’intégration des forces armées est achevée. Le 4 août, les accords d’Arusha sont signés. L’évolution politique du Rwanda a laissé face à face les deux forces les plus antagonistes. Ce n’est pas là forcément une garantie d’échec. Mais la fragilité ainsi créée suppose, sans doute, pour la mise en œuvre des accords, la plus grande circonspection et beaucoup d’habileté.

II. — L’OPÉRATION NOROÎT

L’attaque du FPR, le 1er octobre 1990, va déclencher l’opération Noroît et modifier très sensiblement les caractéristiques de la présence militaire française au Rwanda.

    A. LE DÉCLENCHEMENT DE L’OPÉRATION NOROÎT

      1. L’offensive du FPR le 1er octobre 1990

Le 1er octobre 1990, alors que les Présidents Yoweri Museveni et Juvénal Habyarimana se sont rendus à New York pour assister à une conférence organisée par l’UNICEF sur les problèmes de l’enfance dans les pays du tiers-monde, une centaine d’hommes armés en provenance de l’Ouganda attaquent le poste de Kagitumba, sur la frontière nord-est rwando-ougandaise. Ces premières troupes, vite renforcées par de nombreux réfugiés rwandais, bien que ne disposant ni d’artillerie lourde ni de véhicules blindés, montrent par leurs premiers succès qu’elles sont bien armées et organisées. L’effet de surprise aidant, elles parviennent assez facilement jusqu’à Gabiro, à 90 kilomètres de Kigali. Mais les autorités rwandaises se ressaisissent et, dès le 3 octobre après-midi, font intervenir des hélicoptères Gazelle armés qui détruisent les véhicules et camions d’un convoi logistique des assaillants au sud de Kagitumba. A compter du 5 octobre, le front se stabilise.

A l’évidence, manquant de munitions et de carburants, ces troupes n’étaient pas préparées à une guerre conventionnelle de longue durée et avaient parié sur une victoire rapide, comptant, à tort, sur un soutien massif de la population. La mort de leur chef, le Général Fred Rwigyema, le deuxième jour de l’offensive, suivie par celle de deux de ses principaux lieutenants, et surtout les contre-attaques meurtrières menées par l’armée rwandaise les contraignirent bientôt à se réfugier dans le parc national de l’Akagera, puis dans la zone des Virunga, la zone des volcans, où ils ne pouvaient que très difficilement être poursuivis, et à partir de laquelle ils menèrent des actions de guérilla pour contrôler une partie du territoire rwandais.

Ces hommes appartenaient en quasi totalité au Front patriotique rwandais, le FPR, dont les membres s’étaient surnommés eux-mêmes les “ Inkotanyi ” (ceux qui vont jusqu’au bout).

      a) Présentation du FPR

Le FPR a été créé formellement en décembre 1987 en Ouganda. Il succède à l’ancien Rwandese Alliance for National Unity (RANU), le premier mouvement politique à avoir posé ouvertement la question du droit au retour des réfugiés ; ce parti était lui-même issu de la Rwandese Refugees Wefare Fundation créée en juin 1979 pour venir en aide aux réfugiés rwandais. La création du FPR correspond à une volonté de modernisation des thèmes et de l’action politiques. L’appellation de “ front ” avait pour objectif d’atténuer l’aspect de mouvement ethnique tutsi qui était jusqu’alors attaché au RANU. Le FPR cherche pour ce faire à rallier tous les opposants, tutsis ou hutus, au régime du Président Juvénal Habyarimana. C’est ainsi que M. Pasteur Bizimungu, l’actuel Président de la République rwandaise, le Colonel Alexis Kanyarengwe qui avait participé au coup d’Etat de 1973 ayant permis à Juvénal Habyarimana d’accéder au pouvoir ou encore M. Theoneste Lizinde, ancien chef de la sécurité, tous trois Hutus, rejoindront les rangs du FPR.

Le FPR, qui se donne pour mission “ la libération du peuple rwandais de l’ignorance, de la pauvreté et de la dictature en vue de réaliser lui-même son épanouissement ” (article 6 de ses statuts), est influencé à ses débuts par les thèses marxisantes dont se réclame le nouveau régime de Kampala. Partisan d’une “ démocratie multi-ethnique ” et s’opposant au “ régime corrompu et tribaliste ” d’Habyarimana, le FPR réussit à fédérer toute une variété de tendances, des communistes aux monarchistes, autour d’un programme en huit points qui constitue la charte du mouvement : la restauration de l’unité nationale ; l’édification d’une véritable démocratie ; la mise en place d’un système économique basé sur les ressources nationales ; la lutte contre la corruption, la mauvaise gestion de la chose publique et le détournement des fonds publics ; la sauvegarde de la sécurité des personnes et de leurs biens ; le règlement définitif des causes du problème des réfugiés ; le bien être social des masses ; la réorientation de la politique extérieure du Rwanda.

Les principaux chefs du FPR, MM. Fred Rwigyema et Paul Kagame, sont des anciens compagnons d’armes de M. Yoweri Museveni dans la guérilla qu’il a menée contre le régime du Président Milton Obote (décembre 1980-juillet 1985) puis celui éphémère de Tito Okello (juillet-1985-janvier 1986). M. Fred Rwigyema notamment faisait partie des 27 compagnons d’armes qui, le 6 février 1981, attaquèrent un poste de police dans le Luwero, au nord-ouest de Kampala, une attaque considérée comme l’acte de naissance de la lutte armée lancée par M. Yoweri Museveni pour la conquête du pouvoir. Lors de la victoire, en 1986, les Banyarwanda -c’est ainsi que sont appelées les populations de réfugiés du Rwanda- représentaient jusqu’à 20 % de la National Resistance Army. La décision du Président Milton Obote en 1982 de chasser d’Ouganda plus de 50 000 Banyarwanda, soupçonnés d’aider la guérilla, avait convaincu ces derniers, qui ne savaient plus où aller car le Rwanda refusait de les accueillir, de s’engager massivement aux côtés de M. Yoweri Museveni. Certains d’entre eux avaient déjà dans l’idée -cela été confirmé aux rapporteurs par M. Charles Murigande, l’actuel Secrétaire général du FPR- de profiter de ces circonstances pour acquérir une formation militaire qui pourrait par la suite être utilisée pour leur retour armé au Rwanda.

Au lendemain de la victoire de M. Yoweri Museveni, ainsi que l’indique M. Gérard Prunier(61), les militants du FPR entreprirent un noyautage systématique de certains services de l’armée ougandaise, notamment du service informatique et de la sécurité militaire. M. Fred Rwigyema fut promu chef d’Etat-major, c’est à dire le numéro deux de l’armée ougandaise puis devint vice-Ministre de la Défense alors que M. Paul Kagame était nommé directeur adjoint des services de renseignements. M. Yoweri Museveni s’est appuyé à nouveau sur les Banyarwanda en août 1986, six mois après son accession au pouvoir, pour mater une rébellion qui avait éclaté dans le nord puis l’est du pays.

L’attitude du Président Yoweri Museveni à l’égard de ses alliés banyarwanda n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Certes, son soutien leur est acquis non seulement parce qu’il est issu de l’ethnie hima(62) considérée comme proche des Tutsis mais encore parce qu’il considère qu’il a contracté une dette morale vis à vis d’eux en raison de leur aide dans sa conquête du pouvoir. Il doit faire face cependant aux critiques des Ougandais de souche, en particulier la population ougandaise, qui l’accuse ainsi que l’a rappelé M. François Descoueyte, Ambassadeur de France en Ouganda de décembre 1993 à décembre 1997, “ d’être manipulé par cette minorité tutsie rwandaise agissante ”. Cette campagne dirigée contre la trop grande importance des réfugiés rwandais trouve un écho au Parlement. M. Charles Murigande a évoqué devant les rapporteurs le souvenir d’un débat où un orateur a appelé les Banyarwanda à modérer leurs ambitions en les comparant à des chiens accompagnant leur maître à la chasse et qui, même s’ils ont tué le gibier, doivent savoir se contenter des os, le chasseur se réservant la chair. Les Banyarwanda étaient tout à la fois enviés en raison de leur réussite dans l’armée et l’administration, et méprisés en tant qu’étrangers expulsés de leurs pays. Cette attitude incitait les Banyarwanda à considérer que la seule solution pour mettre fin à leur condition d’exilés était le retour dans leur pays : le Rwanda.

Les Banyarwanda se sont sentis de plus en plus menacés en Ouganda, d’autant que le Président Yoweri Museveni a été contraint de prendre des mesures symboliques pour faire taire les critiques comme celle de limoger M. Fred Rwigyema de ses fonctions de vice-Ministre de la Défense en novembre 1989 et envoyer M. Paul Kagame aux Etats-Unis pour y suivre une formation militaire.

Les débats se sont faits plus vifs à l’intérieur du FPR entre partisans d’une solution négociée et ceux qui souhaitaient le recours à la force armée. L’hypothèse de la guerre, a expliqué M. Charles Murigande, aux rapporteurs de la Mission, était considérée comme “ l’option Z ”, c’est-à-dire l’option à n’utiliser qu’en dernier recours, en cas d’échec des négociations. C’est cette option pourtant qui, sous l’influence de M. Fred Rwigyema, va finalement être retenue.

La présence de M. Paul Kagame aux Etats-Unis, pour suivre une formation militaire, au début de l’attaque du FPR - il ne rentre en Ouganda que le 14 octobre, pour prendre le commandement d’une armée sérieusement ébranlée par la mort de Fred Rwigyema- a suscité certaines interrogations sur l’aide accordée aux Etats-Unis à ce mouvement. M. Herman Cohen, conseiller pour les affaires africaines du Secrétaire d’Etat américain aux affaires étrangères d’avril 1989 à avril 1993, a affirmé devant la Mission que “ les Etats-Unis n’apportaient aucune aide au FPR. Une douzaine d’officiers membres du FPR avaient suivi des cours aux Etats-Unis, mais c’était dans le cadre de la coopération militaire des Etats-Unis avec l’Ouganda ”. Cette version a été confirmée lors du passage des rapporteurs à Washington, par M. Vincent Kern du Pentagone qui affichait cependant sur son bureau une photo de lui-même avec le Major Paul Kagame. M. Jacques Dewatre, directeur de la DGSE, entendu par la Mission, a estimé quant à lui qu’il n’y avait pas eu d’appui militaire américain aux réfugiés tutsis rwandais, mais seulement une aide indirecte par l’intermédiaire de l’Ouganda. M. Charles Murigande a précisé qu’il n’avait pas été très facile pour le FPR de se faire recevoir par l’administration américaine et que les premiers contacts officiels s’étaient tenus en mars 1991 au niveau modeste d’un “ desk-officer ”. Ce n’est, selon lui, qu’à partir de juin 1992 que les relations entre le FPR et les Etats-Unis sont devenus plus faciles.

Le FPR recevait un soutien financier actif tant des Tutsis de l’intérieur que des communautés rwandaises du Burundi, du Zaïre et de Tanzanie ou encore de la diaspora installée aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe. M. Henri Rethoré, ancien Ambassadeur de France à Kinshasa, a confirmé à la Mission que si la communauté tutsie installée au Zaïre ne pouvait avoir aucune activité politique, elle cotisait en revanche fortement au FPR.

M. Marcel Causse, ancien Ambassadeur de France à Bujumbura, a rappelé que “ le Président Juvénal Habyarimana, lors de l’attaque du FPR, en octobre 1990, avait accusé le Burundi d’apporter une aide importante aux rebelles tutsis venus d’Ouganda et avait même réussi à en convaincre le Gouvernement français ”.

      b) Guerre civile ou attaque étrangère ?

Le débat pour savoir si l’attaque du FPR du 1er octobre 1990 doit être considérée comme un élément d’une guerre civile ou une attaque extérieure n’est pas sans incidence politique et diplomatique. Le Président Juvénal Habyarimana l’avait bien compris, qui a très vite présenté cette attaque comme la résultante d’un complot de quelques Tutsis ougandais, décidés à conquérir le pouvoir à des fins purement ethniques et personnelles sous la bannière médiatique de la défense de l’unité nationale.

Quel fut le rôle de l’Ouganda dans la préparation de l’attaque ? La force qui a attaqué le Rwanda, le 1er octobre, était composée de soldats appartenant à la NRA et de nombreux civils venus des camps de réfugiés du sud-ouest de l’Ouganda. Les armes saisies sur le champ de bataille du côté du FPR étaient toutes d’origine soviétique ou chinoise, en provenance des stocks de l’armée ougandaise. Cela n’est pas suffisant toutefois pour affirmer que le Président Yoweri Museveni connaissait la date et l’heure de l’attaque. Qu’il n’ait rien fait pour l’empêcher est une évidence. Les motifs qui l’y poussaient ont déjà été évoqués : peut-être ses origines familiales, sûrement l’ancienne fraternité d’armes durant la guérilla. Mais aussi, comme l’a souligné le Préfet Jacques Dewatre, cette aide de l’Ouganda répondait également à deux objectifs, favoriser indirectement la déstabilisation du Président Juvénal Habyarimana, dont le régime était critiqué par Kampala et qui refusait le retour des réfugiés, écarter les Rwandais tutsis, dont la présence constante, croissante au sein de l’appareil d’Etat ougandais suscitait le mécontentement des Ougandais de souche.

Selon les déclarations faites au rapporteur Pierre Brana par M. Amama Mbabazi, actuel Secrétaire d’Etat ougandais à la coopération régionale et ancien directeur général à la Défense, des informations, imprécises toutefois, avaient été communiquées au Gouvernement sur ce qui se préparait mais la date de l’attaque a été néanmoins une surprise, le FPR ayant profité de l’absence simultanée des deux présidents. Les mouvements de troupes vers la frontière n’avaient pas suscité, selon M. Amama Mbabazi, d’interrogations particulières, les soldats FPR affirmant qu’ils étaient justifiés par la préparation de la fête nationale du 9 octobre.

Le Gouvernement ougandais avait annoncé le 4 octobre qu’aucune assistance ne serait accordée au FPR et que les soldats qui reviendraient en Ouganda seraient arrêtés et poursuivis. Lors de son retour à Kampala le 10 octobre 1990, le Président Yoweri Museveni, qui n’avait pas jugé la situation suffisamment importante pour interrompre son voyage, a condamné officiellement cette attaque en déclarant que les Banyarwanda avaient abusé de l’hospitalité ougandaise tout en appelant le Rwanda à prendre des mesures pour régler le problème de ces réfugiés. Cette condamnation apparaît plus comme une concession aux pressions diplomatiques que l’expression d’une indignation réelle.

De fait, lorsque le rapporteur Pierre Brana a demandé à M. Kahinda Otafiire, actuel secrétaire d’Etat aux collectivités locales et ancien directeur général de la sécurité extérieure, si l’Ouganda s’était opposée à toute aide en armes au FPR, celui-ci s’est contenté de sourire. Le préfet Jacques Dewatre a confirmé le soutien logistique de l’Ouganda en faveur des forces du FPR qui ont continué à utiliser entre 1990 et 1994 un certain nombre de camps d’entraînement et de bases opérationnelles ougandais. Les personnes en charge de cette aide logistique auraient été selon la DGSE, le Général Salim Saleh, demi-frère de Yoweri Museveni, et le capitaine Bisangwa, conseiller du Chef de l’Etat pour les problèmes de sécurité. M. Jacques Dewatre a estimé probable une aide de la Libye au FPR pendant cette période, sans que la DGSE en ait obtenu les preuves.

En somme, si l’on doit admettre qu’en droit pur un réfugié qui prend les armes pour exercer son “ droit absolu et intangible au retour ” se met lui-même en dehors de la convention de Genève sur les réfugiés et perd en conséquence son statut de réfugié, cette question doit avant tout être considérée dans sa dimension politique. Dans cette optique, il apparaît que le retour armé des réfugiés du 1er octobre relève bien d’un épisode de la guerre civile rwandaise plutôt que d’un conflit entre deux Etats.

Du côté rwandais, le Président Juvénal Habyarimana était-il informé de l’imminence d’une telle attaque ? Pour certains, cela est fort probable. Confronté à des difficultés internes, le Président Juvénal Habyarimana aurait trouvé dans cette offensive une occasion de faire diversion dans les esprits et une justification pour procéder dans le pays à des arrestations en masse des Tutsis. Un télégramme de l’Ambassadeur de France à Kigali daté du 27 octobre 1990 fait référence à cette situation, qu’il juge excessive, ce qui lui fait dire “ l’éloignement de la menace militaire devrait inciter les autorités rwandaises à régler le plus vite possible le problème de nombreuses personnes qui sont détenues comme suspectes, très souvent pour la seule raison de leur appartenance à l’ethnie tutsie ”. Il apparaît donc clairement, dès cette première offensive du 1er octobre 1990, que la population tutsie du l’intérieur fait immédiatement l’objet de “ représailles ” en cas de conflit entre le Gouvernement rwandais et le FPR.

      c) La fausse attaque du 4 octobre 1990

Vis-à-vis de l’extérieur, le Président Juvénal Habyarimana, rentré d’urgence dans la nuit du 3 au 4 octobre à Kigali, qualifie l’incursion du FPR d’agression extérieure susceptible de fonder sa demande d’aide et d’assistance à ses alliés étrangers et notamment la France. Il apparaîtrait aujourd’hui qu’il n’a pas hésité à mettre en scène une attaque de la capitale par le FPR dans la nuit du 4 au 5 octobre en exagérant la menace résultant de coups de feu et d’échange de tirs qui eurent lieu cette nuit-là dans Kigali.

Dans un télégramme établi quelques mois plus tard, le 12 mars 1991, l’Ambassadeur de France s’interroge : “ le Président du FPR soutient la thèse selon laquelle la fusillade du 4 octobre 1990 à Kigali aurait été entièrement et unilatéralement provoquée par le Gouvernement rwandais afin de justifier une répression massive de l’opposition intérieure. Comment expliquer, dans ces conditions que le 5 octobre 1990, le "centre de commandement des rebelles" ait fait passer à notre ambassade à Bujumbura un message selon lequel la pause observée ce jour-là à Kigali n’était qu’une trêve décidée par le Général Fred Rwigyema pour permettre à la France et à la Belgique d’évacuer leurs ressortissants ? ”

Interrogé sur ce point lors de son audition devant la Mission, l’Ambassadeur Georges Martres a reconnu que compte tenu de ces injonctions (c’est-à-dire l’ultimatum du FPR accordant 48 heures aux troupes françaises pour quitter le Rwanda) “ il avait vraiment cru à de violents combats et à une attaque du FPR contre les soldats français. Pourtant, à l’époque, il s’est avéré qu’il n’y avait pas de contact à Kigali entre l’armée française et celle du FPR. Le représentant du FPR pour l’Europe, M. Bihozagara, a confirmé dans un entretien à Paris le 13 janvier 1992, que le parti tutsi rwandais n’avait jamais envoyé de messages et que ceux-ci devaient provenir des Tutsis du Burundi et non du FPR, d’autant que Fred Rwigyema venait d’être tué le 2 octobre. Il s’agit donc d’une double intoxication ”.

Néanmoins, cette mise en scène de la chute imminente de Kigali n’a pas convaincu les autorités françaises d’apporter au Président Juvénal Habyarimana toute l’aide en armement et munitions qu’il demandait mais la situation a été jugée suffisamment risquée pour les ressortissants français pour justifier le 4 octobre le déclenchement de l’opération Noroît.

      2. Motifs et modalités de mise en oeuvre de l’opération Noroît

Lors de son audition devant la Mission, le Général Maurice Schmitt, en sa qualité d’ancien Chef d’état-major des armées, a précisé les conditions dans lesquelles la décision d’envoyer des troupes françaises au Rwanda avait été prise le 4 octobre par le Président de la République, afin de protéger les ressortissants français.

Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné, le 3 octobre 1990, le Président François Mitterrand, MM. Jean-Pierre Chevènement, Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que l’Amiral Jacques Lanxade dans un voyage au Moyen-Orient : “ Le 4 octobre, après une nuit à Abu Dhabi, l’ensemble de la délégation est arrivé à Djeddah où elle était reçue à déjeuner par le Roi Fahd. C’est peu avant ce déjeuner que deux messages sont arrivés, en provenance respectivement de l’Elysée et de l’état-major des armées. Ces messages précisaient que des risques graves d’exactions existaient à Kigali et que le Président Juvénal Habyarimana demandait l’intervention de l’armée française. Un Conseil de défense restreint, très bref, s’est tenu sur l’heure à Riyad, sous la présidence du Président de la République, à la suite duquel l’ordre a été donné d’envoyer au plus vite deux compagnies à Kigali, avec la mission de protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort du Gouvernement rwandais. ”

      a) Missions et ordres d’opération du détachement Noroît

La mission attribuée au détachement Noroît et définie dès le 3 octobre par le message 3782 de l’état-major des armées, est triple :

— protéger l’ambassade de France ;

— assurer la protection des ressortissants français ;

— être en mesure de participer à leur éventuelle évacuation.

L’objectif est donc strictement limité à la protection de la communauté française et sera précisé par une série d’ordres d’opération élaborés afin de mieux coordonner l’action des forces françaises avec celle des forces belges présentes au Rwanda pour les mêmes raisons.

·  L’ordre d’opération n° 1 qui date du 24 octobre 1990 ne modifie pas les missions précitées. Afin d’être en mesure de conduire l’évacuation des ressortissants en liaison ou non avec les forces belges et rwandaises, il est notamment demandé de “ participer au contrôle de l’aéroport de Kigali, aux côtés des forces belges et rwandaises en préservant notre liberté d’action ” et de procéder à “ la recherche systématique du renseignement d’ambiance afin de ne pas être surpris ”.

·  L’ordre d’opération n° 2, du 26 octobre, établi après concertation avec les autorités diplomatiques françaises et le commandement des forces belges au Rwanda, répond à l’hypothèse d’une évacuation conjointe des ressortissants belges et français auxquels viendraient se joindre d’autres ressortissants désireux de bénéficier du dispositif d’évacuation.

Trois niveaux de menace sont définis auxquels correspondent trois stades d’alerte qui entraînent le regroupement de ces personnes, dans les points suivants : Centre culturel français, Club sportif, Ecole française, Hôtel Méridien. Ce dernier lieu constitue un centre d’évacuation des ressortissants dans l’attente de leur embarquement aérien. Les priorités d’évacuation concernent d’abord les ressortissants français et belges, puis les ressortissants occidentaux, enfin les autres ressortissants sur ordre et avec l’aval des autorités diplomatiques.

En dehors de Kigali, les ressortissants français se regroupent en trois points d’évacuation : Butare, Gisenyi, Ruhengeri.

·  L’ordre d’opération n° 3 rectifié du 7 novembre 1990 maintient les trois stades d’alerte pouvant déboucher sur une décision d’évacuation de ressortissants. Les missions sont inchangées. Il est demandé, sur ordre, de défendre l’aéroport pour y permettre l’acheminement des renforts et de maintenir une présence dissuasive sur le centre d’évacuation du Méridien, les points de regroupement français, les points d’implantations des cantonnements sur l’axe centre-ville/aéroport.

      b) Organigramme des forces

Le déploiement des troupes de l’opération Noroît s’est effectué en deux temps.

Dès le 4 octobre, des éléments précurseurs sont envoyés sur place en provenance de Bouar. Quelques jours plus tard, le 3ème RPIMA et le 2ème REP présents au Rwanda sont relevés et remplacés par un dispositif opérationnel renforcé. Le Général Jean-Claude Thomann, à l’époque Colonel, (message 3852 de l’état-major des armées) prend le 19 octobre le commandement de l’opération Noroît, jusqu’alors exercé par le Colonel René Galinié, attaché de défense et chef de la Mission d’assistance militaire. Le Général Jean-Claude Thomann relève directement du chef d’état-major des armées.

Interrogé sur les raisons de la création d’un commandement ad hoc des opérations, le Général Jean-Claude Thomann a reconnu devant la Mission que cette question recoupait à la fois une difficulté de doctrine et un problème particulier lié à cette opération. Il a précisé que sa désignation comme commandant d’opération par le Chef d’état-major des armées avait entraîné un débat qu’il a qualifié d’assez acide entre le ministère de la Défense et le ministère des Affaires étrangères, l’Ambassadeur estimant que, compte tenu de la situation, c’était à l’attaché de défense d’assurer le commandement de l’opération.

Il a ajouté que ce débat avait d’ailleurs provoqué son maintien à Bangui pendant plusieurs jours, jusqu’à ce que l’affaire soit réglée... et que ces opérations faisaient progressivement l’objet d’une théorisation et d’une doctrine. Jusqu’à un certain niveau d’engagement, c’est l’attaché de défense qui est désigné comme commandant d’opération. Ce n’est qu’au-delà d’un certain niveau que l’on envoie un élément de commandement avec un chef désigné depuis la France ou d’autres pays où l’on dispose de forces prépositionnées, une estimation étant toujours faite au ministère de la Défense, souvent en liaison avec les Affaires étrangères sur le niveau d’intervention.

Sans qu’il soit ici question d’ouvrir un débat sur le bien fondé de cette doctrine, on peut néanmoins constater qu’en l’espèce cette décision a été la source de difficultés et qu’elle a retardé l’arrivée sur place de l’ensemble du dispositif. Si l’envoi d’un commandement spécial est justifié par la gravité de la situation, alors la désignation le 19 octobre du Général Jean-Claude Thomann, alors Colonel, comme commandant des opérations s’est réalisée trop tardivement au regard des événements.

Le détachement Noroît sous le commandement du Général Jean-Claude Thomann était composé d’un état-major tactique de 40 personnes et de deux compagnies -1ère et 3ème compagnies du 8ème RPIMA- de chacune 137 personnes, soit un effectif total de 314. La 3ème compagnie était chargée d’intervenir en ville, la 1ère compagnie dite compagnie extérieure avait la responsabilité de la protection de l’aéroport. Le PC du détachement Noroît était installé à l’hôtel Méridien et le Général Jean-Claude Thomann soulignera tout l’intérêt pratique d’une implantation dans un tel établissement.

      c) Zones d’intervention des forces Noroît

Il est demandé aux compagnies Noroît “ d’adopter une attitude discrète ” car il ne saurait être créé “ le sentiment de notre engagement aux côtés des FAR ”.

L’action des forces Noroît est limitée à la ville de Kigali et à l’aéroport, les sorties en dehors de ces lieux restant subordonnées à l’autorisation de l’état-major des armées.

En application de ce principe, deux missions de reconnaissance ont été effectuées à Butare les 27 et 28 octobre, à Ruhengeri et Gisenyi les 30 et 31 octobre. Elles étaient destinées à prendre contact, rassurer et organiser l’éventuelle évacuation des ressortissants français. A l’occasion de ces deux déplacements, le Général Jean-Claude Thomann, Commandant des opérations, note dans son rapport de mission l’existence aux abords des villes principales, de nombreux barrages tenus le plus souvent par la gendarmerie ou l’armée rwandaise, et de points de contrôle tenus par des “ civils qui interdisent l’accès de certains villages de brousse et permettent ainsi de filtrer les gens des collines. Les barrages civils sont gardés par une dizaine d’hommes armés de machettes ”.

Il constate par ailleurs l’accueil enthousiaste des populations et des forces armées rwandaises réservé aux soldats français.

Les ressortissants français se montrent rassurés : “ tous sont certains qu’en cas de troubles graves en ville ni la population ni les rebelles ne s’attaqueraient à eux et à leur famille ”.

      d) Bilan d’activités du détachement Noroît

C’est tout d’abord au titre de Chef de la Mission d’assistance militaire (MAM) que le Colonel René Galinié, comme il l’a indiqué au cours de son audition, “ a ordonné à ses hommes (22 personnes) lors de l’offensive du FPR, le 1er octobre 1990, de sortir des camps d’instruction où ils se trouvaient en tant que conseillers militaires, de rejoindre immédiatement les collines centrales aux alentours de Kigali et de revêtir la tenue civile, conformément aux dispositions contenues dans nos accords de coopération ”. Il s’est “ félicité de cette décision qui a permis, lors de l’attaque de Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre 1990, de protéger plus facilement les ressortissants français qui avaient été regroupés. ”

      (1) Activités du détachement Noroît sous le commandement de l’attaché de défense

Le détachement Noroît envoyé pour protéger les ressortissants français a procédé à une série d’évacuations qui se sont déroulées selon le processus minutieusement prévu : recensement puis regroupement et évacuation par avion à partir de l’aéroport de Kigali.

Un télégramme du 12 octobre 1990 adressé à Paris par l’Ambassadeur de France à Kigali dresse le bilan des évacuations de la communauté française entre le 5 octobre et le 12 octobre : 313 Français ont quitté le Rwanda pour Paris soit par des vols réguliers ou spéciaux d’Air France affrétés pour la circonstance par le ministère des Affaires étrangères, soit par un vol régulier de la compagnie belge Sabena. Certains d’entre eux sont allés à Bangui par avion Transall.

Il reste à cette date 290 Français au Rwanda, dont 178 se trouvent à Kigali parmi lesquels le personnel de l’ambassade, 16 coopérants militaires et 16 coopérants civils avec leurs familles, 102 personnes relevant du secteur privé, des organisations internationales et des ONG.

      (2) Activités du détachement Noroît sous le commandement du commandant des opérations

Au cours de la période où le Général Jean-Claude Thomann, alors Colonel, a assuré le commandement de l’opération Noroît, celui-ci, aux dires même du Colonel René Galinié, “ a mené à cette période une opération indispensable de recensement et de localisation de chaque expatrié. Cette action a été très appréciée par nombre d’ambassades qui ne connaissaient pas le nombre de leurs ressortissants. Il a confirmé la mise en place d’un dispositif d’assistance et de sécurité dans Kigali au profit des expatriés de l’école française et de l’ambassade. ”

Dans son rapport de mission, le Général Jean-Claude Thomann indique qu’en plus des activités liées à l’accomplissement de sa mission-protection et planification de l’évacuation des ressortissants français-, le détachement Noroît a également procédé à des activités très diverses comme le recensement des livraisons d’armes et de matériels aux forces rwandaises ou l’instruction des FAR, par l’officier Génie du détachement, pour leur apprendre à faire face aux dangers des mines et des pièges.

Dans ce même rapport, le Général Jean-Claude Thomann note de surcroît “ le rôle stabilisateur que joue la présence, même non active, d’un contingent d’intervention étranger, pour conforter un pouvoir menacé par une agression extérieure et confronté à un risque non négligeable de troubles intérieurs, d’origine ethnique ou politique. ”

Il fait cependant observer que son détachement n’a reçu aucune carte du Rwanda à son départ de France et que le 8ème RPIMA a pu remédier à cette “ déficience ” grâce à une carte du Rwanda récupérée à la Mairie de Castres, ville jumelée avec la ville rwandaise de Huye.

Une telle situation est proprement stupéfiante. Au regard du contexte et de l’objet même de l’opération Noroît, la Mission juge inconcevable qu’elle ait pu se produire.

Par ailleurs, le Général Jean-Claude Thomann souligne l’importance du rôle de la Mission d’assistance militaire (MAM) et des autorités locales qui peuvent fournir l’information, donner des renseignements d’ambiance, préparer les unités. Il rappelle que c’est à ces personnels qu’incombent notamment les réquisitions auprès des autorités locales et la “ lourde charge d’avoir défini les consignes de sécurité et de regroupement des ressortissants ainsi que le suivi des listes de ressortissants. ” Il conclut en disant qu’il “ importe d’entretenir une étroite coordination avec l’attaché de défense et les personnels de l’ambassade afin d’éviter des distorsions préjudiciables à la gestion de la crise entre autorités de tutelle respectives : Coopération, Relations extérieures, Défense, etc. ”

Sur le plan opérationnel, le Général Jean-Claude Thomann a reconnu devant la Mission qu’une fois installé, le dispositif de sécurisation autour des points relevant de la responsabilité française (ambassade, résidence, centre culturel...), il était apparu très vite que la mission de sécurisation n’impliquait pas le maintien d’un dispositif aussi important et qu’il avait proposé au Chef d’état-major des armées de ne laisser sur place qu’une compagnie, ce qui a été fait dès le mois de décembre.

      3. Allégement et maintien du dispositif Noroît

      a) Noroît, facteur d’apaisement ?

La présence des troupes françaises afin de garantir la sécurité des ressortissants a pour conséquence indirecte d’avoir un rôle de stabilisateur de la situation, très marquée par les tensions ethniques. Cet aspect déjà souligné par le Colonel René Galinié est repris par l’Ambassadeur de France à Kigali qui se montre, dans un télégramme du 30 novembre 1990, très réservé à l’idée d’un retrait total des troupes de Noroît, compte tenu du caractère encore instable de la situation mais aussi parce que : “ La présence de nos troupes, même réduite, n’apparaît plus seulement comme une garantie de sécurité pour la population expatriée mais aussi comme un facteur indirect d’apaisement pour l’ensemble du pays. Nombreux sont d’avis que cette présence rassure autant les Rwandais que les étrangers. L’opération Noroît tend de ce fait de plus en plus à se placer sous un nouvel éclairage ”. Il indique quelques jours plus tard, le 5 décembre, qu’informé de notre volonté de retirer le reste du contingent français, le Président Juvénal Habyarimana a qualifié cette décision “ d’abandon ”, qu’il a demandé le maintien des forces françaises pendant deux mois supplémentaires et que, n’ayant pas réussi à joindre l’Amiral Lanxade, il a fait part de sa demande au Général Jean-Pierre Huchon qui lui a paru convaincu de la nécessité de retarder le retrait des troupes françaises.

Par télégramme du 7 décembre, l’Ambassadeur précise : “ j’ai informé le Président Juvénal Habyarimana de notre décision de ne pas retirer les derniers éléments militaires le 15 décembre et de les maintenir pour une durée limitée. Le Président Juvénal Habyarimana craint la guérilla non pas sur le plan militaire mais parce qu’elle fragilise l’unité nationale.  ”

Sur décision du Président de la République François Mitterrand, la France maintient au-delà du terme initialement prévu, la présence au Rwanda, d’une des deux compagnies Noroît, mais réaffirme son non engagement aux côtés des FAR.

Le 2 janvier, l’Amiral Jacques Lanxade souhaite le retrait de la deuxième compagnie Noroît mais, les incursions du FPR se poursuivant, le Président de la République souhaite reporter ce départ d’un mois. Ce maintien des forces de Noroît permet de réaliser fin janvier l’évacuation de ressortissants français et occidentaux de Ruhengeri à Kigali.

      b) L’évacuation de Ruhengeri les 23 et 24 janvier 1991

Sur le plan militaire, l’offensive du 1er octobre 1990 a été rapidement contrée puisque les FAR reprennent Gabiro le 27 octobre et contrôlent à nouveau l’axe Gabiro-Nyagatare le 29 octobre.

Les troupes du FPR ont été contraintes soit de retourner en Ouganda lorsqu’elles en ont eu la possibilité car la frontière ougandaise a été fermée dès le 20 octobre, soit de s’éparpiller en territoire rwandais à l’est de la route Gabiro-Kampala et dans le parc de l’Akagera. Ces éléments entreprendront alors des actions sporadiques de guérilla et d’attaques ciblées déstabilisantes dans la région nord-est du pays.

Les troupes zaïroises se sont retirées dès la mi-octobre, les troupes belges en novembre, une compagnie Noroît est repartie le 15 décembre.

L’offensive générale du FPR dont les Rwandais prévoyaient la survenance pour la fin de l’année 1990 ne se produira pas. L’effet de surprise viendra fin janvier 1991 avec l’attaque de Ruhengeri.

Les 22 et 23 janvier, les soldats du FPR lancent une offensive sur Ruhengeri au cours de laquelle, après avoir attaqué la prison, ils libèrent 350 prisonniers parmi lesquels le Major Theoneste Lizinde, ancien chef de la sécurité qui en 1981 avait participé à la tentative de coup d’Etat contre Juvénal Habyarimana. En représailles, les Tutsis de la communauté Bagogwe sont massacrés.

Les 23 et 24 janvier, deux sections des forces Noroît organisent l’évacuation de Ruhengeri de près de 300 personnes, dont 185 Français, qui seront convoyés jusqu’à Kigali.

L’Ambassadeur Georges Martres rend compte par télégramme diplomatique du 24 janvier 1991 de cette évacuation : “ l’unité dirigée par le Colonel René Galinié a su rester dans les limites de la mission qui lui était impartie, intervenant dans la zone résidentielle aussitôt après la reprise en main de la ville par les para-commandos rwandais. Le respect des instructions n’a pas exclu une certaine audace dont les parachutistes français ont dû faire preuve dans les deux dernières heures précédant la tombée de la nuit. ”

L’Ambassadeur signale dans ce même télégramme la présence dans le convoi de deux sous-préfets et du président du Tribunal d’instance, estimant qu’il y a là “ un signe inquiétant de perte de confiance de la haute administration rwandaise  ”. Le 27 janvier, un message de l’Attaché de défense (n° 25) indique “ le nettoyage de la ville de Ruhengeri et de la région de Kinigi par les FAR aidées de la population est terminé... les rebelles sembleraient s’être repliés dans les forêts du parc national des volcans. ”

Fin janvier 1991, il apparaît donc que, de fait, les deux opérations d’évacuation des ressortissants, début octobre à Kigali et fin janvier à Ruhengeri, se sont déroulées sous le commandement du Colonel René Galinié, tout à la fois attaché de défense, chef de MAM et commandant de l’opération Noroît et non pas pendant la période où le Général Jean-Claude Thomann, alors Colonel, a été nommé commandant des opérations. Comme il a été dit précédemment, le Général Jean-Claude Thomann a mis en place un dispositif de sécurisation et effectué des missions de reconnaissance à Butare, Gisenyi et Ruhengeri. Néanmoins, la présence au Rwanda du dispositif complet des forces de Noroît (314 personnes), s’il n’a pas servi à réaliser des évacuations, a, semble-t-il, joué un rôle dissuasif et préventif.

De ce point de vue, l’opération Noroît fait partie d’un ensemble plus vaste dont les composantes sont d’une part l’accord d’assistance militaire technique du 18 juillet 1975 sur lequel le Président Juvénal Habyarimana appuie notamment sa demande d’assistance, et qui justifiera la venue du Colonel Gilbert Canovas pour exercer une mission de conseil auprès des FAR, d’autre part une action diplomatique fondée sur les principes énoncés dans le discours de La Baule (démocratisation, pluripartisme, partage du pouvoir…).

Comment ces différents éléments ont-ils été mis en jeu dans le contexte rwandais et quelle a été l’appréciation de la situation faite par les différents représentants français sur le terrain ?

    B. LES AUTRES COMPOSANTES DE LA PRÉSENCE FRANÇAISE

      1. L’envoi d’un conseiller auprès de l’état-major des forces armées rwandaises

Entre le 11 octobre 1990 et le 26 novembre 1990, le Colonel Gilbert Canovas est nommé comme adjoint de l’attaché de défense, chargé de conseiller l’état-major des FAR.

L’offensive du FPR lancée le 1er octobre 1990 a mis en évidence les faiblesses de l’armée rwandaise que l’attaché de Défense, le Colonel René Galinié juge ainsi dans un télégramme daté du 11 octobre “ l’armée rwandaise n’est pas en mesure de faire face à la situation. Ainsi, si les forces françaises et belges ne l’avaient pas soulagée en prenant à leur compte des missions et du terrain (protection de l’aéroport et des voies y menant) et si les forces zaïroises ne participaient pas directement au conflit, elle se serait au mieux enfermée dans Kigali dans des conditions et selon un dispositif peu efficaces ”.

Il préconise l’envoi par la France de conseillers sur le terrain au nord-est dans la zone des combats et à Kigali. Ces conseillers seraient soit prélevés sur le terrain, soit détachés d’unités spécialisées venant de France. “ Leur mission serait d’instruire, d’organiser et de motiver une troupe sclérosée depuis trente ans et qui a oublié les règles élémentaires de combat ”. La nomination du Colonel Gilbert Canovas satisfait dans une certaine mesure cette suggestion puisque ce dernier est officiellement chargé “ d’aider les autorités militaires rwandaises à améliorer la capacité opérationnelle de leur armée afin de la rendre rapidement apte à s’opposer aux incursions de plus en plus nombreuses des troupes du FPR... ”.

Au cours de son audition, le Colonel Gilbert Canovas a précisé que sa mission “ était officielle et déclarée et s’inscrivait dans une situation de crise forte face à laquelle les forces armées rwandaises, peu nombreuses et peu aguerries, connaissaient des difficultés ”.

Il a rappelé qu’il avait exercé ses fonctions en tenue militaire française et que “ son travail avait consisté... à fournir expertise et conseil au chef d’état-major de l’armée rwandaise et à son équipe ”. A ce titre, il a indiqué qu’il avait notamment “ apporté son aide à l’élaboration des plans de défense de la ville de Kigali ” et participé dans les régions frontalières les plus menacées, Gisenyi, Ruhengeri, Byumba, région du lac Mutara, “ aux travaux de planification visant à renforcer les dispositifs militaires et à les doter de capacités de réaction ”.

Dans le rapport qu’il établit le 30 avril 1991, au terme de sa deuxième mission de conseil, le Colonel Gilbert Canovas rappelle les aménagements intervenus dans l’armée rwandaise depuis le 1er octobre 1990 parmi lesquels figurent notamment :

— la mise en place de secteurs opérationnels afin de faire face à un adversaire menaçant l’ensemble de la frontière rwando-ougandaise et une grande partie de la frontière rwando-tanzanienne ;

— le recrutement en grand nombre de militaires du rang et la mobilisation des réservistes qui a permis aux FAR un quasi doublement de leur effectif passant de 11 000 en octobre 1990 à 20 000 en janvier 1991 ;

— la réduction du temps de formation initiale des soldats, limitée à l’utilisation de l’arme individuelle en dotation.

L’Ambassadeur de France au Rwanda indique, par télégramme du 24 octobre 1990, que les médias occidentaux continuent à être manipulés par une diaspora rwandaise dominée par les Tutsis. Le Colonel Gilbert Canovas souligne également le rôle prépondérant joué par les médias internationaux au mois d’octobre 1990 mais précise par la suite “ l’évident avantage concédé au profit du FPR au début des hostilités a été compensé par une offensive médiatique menée par les Rwandais à partir du mois de décembre ”.

Quoi qu’il en soit, l’apport du Colonel Gilbert Canovas s’est révélé fort efficace -au point que sa mission sera prolongée jusqu’à la fin novembre- si l’on en juge par les résultats militaires obtenus par les FAR sur le terrain au cours du dernier trimestre de l’année 1990. Différents télégrammes de l’attaché de Défense témoignent de ce redressement.

Le 31 octobre 1990 : “ les FAR ont reconquis la totalité de leur territoire national en s’emparant de la région de Kagitumba le 30 octobre... les FAR doivent lancer aujourd’hui des actions de ratissage le long de la rivière Akagera. ”

Le 18 novembre 1990 : “ Ainsi, les FAR dont la cohésion est plus affirmée aujourd’hui que jamais, grâce aux liens que créent les contacts menés contre l’adversaire, voient-elles leur influence politique et populaire considérablement augmentée, au point que leurs chefs comme le Colonel Serubuga apparaissent menaçants. ”

Sur le plan militaire, la situation demeure néanmoins fragile puisque la BBC annonce le 2 décembre 1990 que le Colonel Alexis Kanyarengwe serait à Kabale en Ouganda en train de réorganiser les troupes du FPR.

      2. L’appréciation de la situation par les représentants de la France sur place

      a) Le Chef de la Mission d’Assistance Militaire

A la veille de la première offensive du Front patriotique rwandais, le 1er octobre 1990, la coopération militaire française au Rwanda comptait, conformément à l’accord particulier d’assistance militaire de 1975, une vingtaine d’assistants militaires techniques relevant de la Mission militaire de coopération et rattachés de ce fait au ministère de la Coopération et du Développement.

Comme l’ensemble de leurs collègues coopérants affectés dans les divers pays du champ de la coopération, ils exerçaient auprès de l’armée régulière nationale des missions de formation et de soutien logistique au profit des différentes composantes des forces armées rwandaises.

La Mission d’assistance militaire était placée sous la responsabilité du Colonel René Galinié, Chef de la Mission. Elle était composée :

— d’un détachement militaire d’assistance technique “ Gendarmerie ”, dont les deux officiers et les quatre sous-officiers participaient à des actions de formation et de conseil auprès de l’état-major de la Gendarmerie et auprès de l’école des sous-officiers de Gendarmerie de Ruhengeri ;

— d’un détachement d’assistance technique “ Terre ”, dont les deux officiers et les quatre sous-officiers étaient chargés de l’instruction et de l’aide au soutien logistique des unités de l’aviation légère, des troupes aéroportées et des unités blindées et mécanisées ;

— d’un détachement d’assistance militaire technique “ Air ” composé d’un officier et de deux sous-officiers ayant pour mission de piloter et d’entretenir un avion Nord-Atlas 2501.

La permanence de cette structure et la présence sur le terrain avant l’offensive du 1er octobre 1990 du Colonel René Galinié en fait un observateur privilégié. Il juge avec inquiétude et pertinence la situation politique rwandaise dans les nombreux messages qu’il envoie en tant qu’attaché de Défense.

Le 10 octobre 1990 : “ il est à craindre que ce conflit finisse par dégénérer en guerre ethnique. ”

— Le 15 octobre 1990 : “ certains Tutsis... pensent enfin qu’il convient de craindre un génocide si les forces européennes (françaises et belges) se retirent trop tôt et ne l’interdisent pas, ne serait-ce que par leur seule présence. Actuellement, la solution est plus politique que militaire... mais là aussi le Président ne pourra conserver son autorité et ramener la paix dans l’avenir qu’en procédant à une large ouverture démocratique débouchant, à court terme, sur des réformes profondes... .

— Le 24 octobre 1990 : “ les autorités gouvernementales ne peuvent admettre que leur soit imposé un abandon territorial, au motif d’établir un cessez-le-feu, au profit d’envahisseurs tutsis désireux de reprendre le pouvoir perdu en 1959. Elles peuvent d’autant moins l’admettre que ceux-ci rétabliraient probablement au nord-est le régime honni du premier royaume tutsi... ; ce rétablissement avoué ou déguisé entraînant selon toute vraisemblance l’élimination physique à l’intérieur du pays des Tutsis, 500 000 à 700 000 personnes, par les Hutus, 7 millions d’individus... ”

Le Colonel René Galinié a rappelé devant la Mission qu’il mesurait d’autant mieux ce risque d’élimination physique et de massacres que “ dès son arrivée dans le pays, le 23 août 1988, il avait été amené par hélicoptère à la frontière et avait été personnellement très troublé par la constatation de visu des massacres perpétrés au Burundi. Cet épisode lui avait néanmoins permis de bien comprendre la réalité quotidienne marquée par la violence. ”

      b) L’Ambassadeur

L’Ambassadeur de France à Kigali, Georges Martres, a également souligné les risques de violences ethniques. Il adresse, le 15 octobre 1990, au Quai d’Orsay et au Chef d’état-major particulier du Président de la République, l’amiral Jacques Lanxade, le télégramme suivant : “ la population rwandaise d’origine tutsie pense que le coup de main militaire a échoué dans ses prolongements psychologiques... Elle compte encore sur une victoire militaire, grâce à l’appui en hommes et en moyens venus de la diaspora. Cette victoire militaire, même partielle, lui permettrait d’échapper au génocide. ”

Le 17 décembre 1990, il indique “ la radicalisation du conflit ethnique ne peut que s’accentuer. Le journal Kangura, organe des extrémistes hutus, vient de publier une livraison qui ressuscite les haines ancestrales contre la féodalité tutsie : les “ commandements hutus ”.

Le 19 décembre il indique que les ambassadeurs français, belge et allemand, ainsi que le délégué de la Communauté économique européenne ont approuvé un rapport commun constatant “ la détérioration rapide des relations entre les deux grandes ethnies, les Hutus et les Tutsis, au Rwanda, qui entraîne le risque imminent d’un dérapage avec des conséquences néfastes pour le Rwanda et toute la région. ”

Sur la nature de l’offensive du 1er octobre 1990, l’Ambassadeur de France se place dans la logique d’une agression extérieure qui peut plus facilement justifier l’intervention et l’aide de la France.

Le 7 octobre, il pose le problème en ces termes : “ le choix politique est crucial pour les puissances occidentales qui aident le Rwanda et notamment la Belgique et la France. Ou bien elles considèrent avant tout l’aspect extérieur de l’agression et un engagement accru de leur part est nécessaire sur le plan militaire pour y faire face. Ou bien elles prennent en compte l’appui intérieur dont bénéficie ce mouvement (FPR).... il aboutira vraisemblablement à la prise du pouvoir par les Tutsis ou tout au moins par la classe métisse... Si ce deuxième choix était retenu, une négociation délicate assortie de pressions militaires s’imposerait pour garantir la sécurité de la population européenne, avec la perspective de substituer aux difficultés provenant des assaillants celles qui résulteraient alors d’une armée nationale rwandaise qui se sentirait abandonnée. 

Dans un télégramme daté du 27 octobre 1990, l’Ambassadeur se prononce plus nettement à propos de l’arrivée, les 23 et 24 octobre, d’avions libyens sur l’aéroport de Kampala. Saisissant cette occasion pour insister sur la nécessité de mettre en valeur sur le plan médiatique le caractère d’agression extérieure, il estime que la France sera plus à l’aise pour aider le Rwanda s’il est clairement montré à l’opinion publique internationale qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile. La situation serait beaucoup plus claire et beaucoup plus facile à traiter selon lui si le nord-est du pays était nettoyé avant la poursuite de l’action diplomatique.

      3. L’action diplomatique de la France

Au cours de son audition, M. Jean-Christophe Mitterrand, conseiller à la Présidence de la République pour les affaires africaines de 1986 à 1992, a rappelé qu’il avait établi le 19 octobre 1990 une note à l’attention du Président de la République “ indiquant que la situation au Rwanda était influencée par la position dans le conflit des pays voisins et qu’une concertation régionale entre les différents pays de la zone constituait le seul moyen de stabiliser la situation ” et que “ notre présence miliaire risquait donc de perdurer aussi longtemps qu’une solution politique n’aura pu être trouvée. ”

M. Jean-Christophe Mitterrand a alors précisé que “ le Président avait, en marge, commenté négativement cette solution, mais qu’il avait en revanche approuvé le principe d’une mission, qui sera effectuée par le Ministre de la Coopération, M. Jacques Pelletier. ”

Accompagné de M. Jean-Christophe Mitterrand, le Ministre de la Coopération Jacques Pelletier s’est rendu dans la région des Grands Lacs du 5 au 9 novembre 1990. Cette visite intervenait après la rencontre de Mwanza, le 17 octobre, entre les Présidents Juvénal Habyarimana et Yoweri Museveni et celle de Gbadolite, du 23 au 27 octobre, entre les Chefs d’Etat de la communauté économique des pays des Grands Lacs qui avaient posé le principe d’un cessez-le-feu contrôlé par un groupe d’observateurs zaïrois, burundais, ougandais, rwandais et représentants du FPR, et la création d’une force africaine d’interposition.

Dans ce contexte, comme l’a rappelé M. Jacques Pelletier au cours de son audition, “ le Gouvernement français avait eu deux objectifs dès le début du conflit : un objectif très visible, à savoir, aider un pays à assurer sa sécurité contre une agression extérieure, et un objectif dont on a moins parlé, mais qui était tout aussi important, faire évoluer le régime en place.  ”

L’action diplomatique de la France à l’égard du Rwanda s’articule autour de deux axes. S’agissant du règlement du conflit, la France souligne la nécessité de tenir dans les meilleurs délais la conférence régionale sur la question des réfugiés qu’elle considère comme un problème fondamental qui, s’il n’était pas réglé, serait facteur de troubles extrêmement graves. Elle rappelle également la nécessité d’une conférence nationale destinée à mettre en place l’ouverture politique du régime.

Sur le plan intérieur, la France rappelle qu’elle reste particulièrement sensible au respect des droits de l’homme et à la démocratisation des institutions.

C’est ainsi que M. Jacques Pelletier a affirmé devant la Mission qu’il avait attiré l’attention du Président Juvénal Habyarimana sur le problème des détenus politiques qui place le Rwanda dans une situation extrêmement critiquable sur la scène internationale en raison des violations manifestes des droits de l’homme. La question de la suppression de la carte d’identité ethnique est également abordée et le Président Juvénal Habyarimana admet, selon l’Ambassadeur Georges Martres que la suppression de la mention de l’origine ethnique sur les cartes d’identité pourrait apparaître comme une mesure de réconciliation nationale.

D’octobre 1990 à fin janvier 1991, la présence française au Rwanda apparaît comme l’application des principes énoncés dans le discours de La Baule, avec, d’une part, une intervention militaire en vue d’assurer la protection et l’évacuation des ressortissants français et, d’autre part, une aide logistique et de conseil aux forces armées rwandaises, assortie de pressions sur le Président Juvénal Habyarimana pour qu’il s’engage au règlement du problème des réfugiés, qu’il procède à une ouverture politique en vue du partage du pouvoir et qu’il respecte les droits de l’homme.

Cet équilibre complexe va évoluer à partir de février 1991 jusqu’en décembre 1993. Au fur et à mesure que les tensions ethniques et politiques s’accroissent, la France renforce son dispositif de coopération militaire, tandis que se mettent en place des tentatives insuffisantes de démocratisation du régime rwandais et que s’ouvrent en juillet 1992, les négociations d’Arusha.

    C. LES ANNÉES 1991-1992

      1. Le renforcement de l’assistance technique : l’envoi d’un DAMI

      a) L’origine de la décision

Au début de l’année 1991, le Président Juvénal Habyarimana n’a de cesse de demander l’engagement militaire direct de la France. Celle-ci refuse mais accepte le principe d’une aide sous forme de conseil, d’assistance et d’instruction afin de permettre aux FAR, après les événements de Ruhengeri, de mieux se défendre et s’organiser.

Une note établie le 1er février 1991 par la Direction des Affaires africaines du ministère des Affaires étrangères indique que la France pourrait aider le Président Juvénal Habyarimana à faire face à toute menace dans la zone nord du pays en envoyant un détachement d’une quinzaine d’hommes du 1er RPIMA à Ruhengeri en mission de coopération pour la formation du bataillon rwandais en garnison dans cette ville. Le ministère de la Défense et l’état-major particulier du Président de la République seraient d’accord sur une telle formule qui répondrait aux instructions du Chef de l’Etat. La direction du ministère des Affaires étrangères estime toutefois, “ afin qu’une aide de ce genre ne soit pas considérée par le Président Juvénal Habyarimana comme un blanc seing, il conviendrait de lier notre proposition à un engagement du Chef de l’Etat rwandais à ouvrir un dialogue direct avec le FPR pour un cessez-le-feu et à rechercher un accord politique dans la ligne de l’ouverture démocratique que nous n’avons cessé de préconiser. Ce dialogue devrait être ouvert à l’occasion du sommet d’Arusha sur les réfugiés rwandais, auquel il conviendrait que le FPR soit représenté ”.

Cette proposition d’aide, conditionnée par un engagement de dialogue avec le FPR présenterait le double avantage, si elle était retenue, de :

— stabiliser la situation sur le plan militaire dans la zone sensible de Ruhengeri et de Gisenyi ;

— d’avancer de manière décisive sur la voie du cessez-le-feu et de la réconciliation nationale.

Le 15 février 1991, le Général Marc-Amédée Monchal, alors Chef de cabinet militaire du Ministre de la Défense, fait parvenir à l’état-major des armées une note ayant pour objet de préparer la mise en place d’un détachement d’assistance opérationnelle (DAO) au Rwanda. Cette note a pour objectif de préciser les orientations devant servir à l’élaboration des missions et de la constitution du détachement. Il y est notamment précisé que ce “ DAO aurait pour première fonction de former et de recycler les forces armées rwandaises et plus précisément les unités situées dans le secteur de Ruhengeri à Gisenyi. La mise en place dans cette zone du DAO devrait rassurer les coopérants français et étrangers, permettre le retour de ceux qui ont été évacués sur Kigali et, par là, la remise en route d’un secteur vital pour le Rwanda. Au cas où ces villes feraient l’objet d’une agression, le DAO aurait à regrouper et à protéger les expatriés en attendant l’arrivée de renforts chargés de l’évacuation. ”

Soutenu par la Mission militaire de coopération, le Colonel René Galinié refuse la mise en place d’un DAO et propose la venue pour quatre mois d’un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI).

Par télégramme diplomatique du 15 mars 1991, l’Ambassadeur de France à Kigali est prié d’informer le Président Juvénal Habyarimana de la décision prise par la France de mettre très prochainement un DAMI à la disposition de l’armée rwandaise. Il est précisé que “ cet élément d’une trentaine d’hommes se consacrera à l’instruction des unités de l’armée rwandaise... à l’exclusion de toute participation à des opérations militaires ou de maintien de l’ordre ”. Il est rappelé que cette décision répond à une demande du Président Juvénal Habyarimana et qu’elle est prise en raison notamment “ des assurances données ” par le Ministre des Affaires étrangères rwandais concernant l’ouverture politique du régime.

Il est enfin souligné en conclusion : “ nous n’avons pas l’intention d’annoncer officiellement la mise en place du DAMI. Vous direz au Président Juvénal Habyarimana que nous souhaiterions qu’il agisse de la même manière ”.

Par télégramme, le 18 mars, l’Ambassadeur de France répond que le Président Juvénal Habyarimana a exprimé “ sa vive satisfaction ” à l’annonce de cette décision.

La mise à disposition du Rwanda de détachements d’assistance militaire et d’instruction, si elle répond aux demandes réitérées des autorités rwandaises, traduit un choix politique privilégiant une solution temporaire. La France aurait pu accroître dans des proportions identiques les effectifs permanents de sa coopération militaire classique. Elle a préféré une formule plus souple et moins coûteuse pour répondre aux besoins de formation des forces armées rwandaises en très forte augmentation -de 10 000 fin 1990, elle atteignent 20 000 en début d’année 1991- lesquels besoins nécessitaient un accroissement correspondant du nombre des coopérants militaires français.

Ainsi que l’a précisé le Général Jean Varret à la Mission : “ Au Rwanda les assistants militaires techniques (AMT), essentiellement chargés de l’entretien des matériels, étaient basés à Kigali et travaillaient dans les écoles militaires ou géraient des ateliers de réparation, d’hélicoptères par exemple ”. En revanche, les personnels DAMI vivaient en dehors de la capitale, dans des camps militaires d’instruction, avec leurs élèves, dont ils assuraient la formation.

      b) Le DAMI Panda

La directive 3146 du 20 mars 1991 de l’état-major des armées destinée à l’attaché de défense à Kigali prévoit, à la demande des autorités rwandaises, d’implanter à Ruhengeri un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI), qui prend le nom de Panda, pour une durée de quatre mois, directement subordonné à l’attaché de défense.

·  Le DAMI Panda, composé de 30 personnes comprend :

— un élément de commandement (2 officiers) ;

— une équipe de transmission (1 sous-officier, 2 militaires du rang) ;

— une équipe “ instruction tactique ” (3 officiers, 5 sous-officiers, 9 militaires du rang) ;

— une équipe “ instruction spécialisée ” (2 officiers, 4 sous-officiers, 2 militaires du rang).

·  Les missions du DAMI sont les suivantes :

1)  participer à la formation et au recyclage des FAR et plus spécialement des unités situées dans le secteur de Ruhengeri et de Gisenyi ;

2)  parallèlement, en contribuant à restaurer un climat de sécurité et de confiance, permettre le retour des coopérants français et étrangers dans cette zone ;

3)  en cas d’attaque contre Ruhengeri ou Gisenyi, assurer le regroupement et la protection des ressortissants français et étrangers, en attendant l’arrivée des renforts ;

4)  renseigner sur la situation locale, en se limitant au recueil passif des informations.

Les points 2, 3 et 4 ont un caractère confidentiel.

Les opérations d’instruction consistent notamment à :

— conseiller les commandants de bataillon dans l’organisation du leur unité, la formation du personnel, l’utilisation des appuis ;

— recycler les commandants de compagnie dans le domaine tactique ;

— former, recycler ou initier le personnel des FAR, dans la mise en œuvre et l’emploi d’armes lourdes (mortiers 120 mm AML60 et 90) et dans la formation élémentaire en matière de génie (mines, explosifs).

·  Les règles de comportement et d’engagement précisent :

— le comportement du DAMI doit être ouvert et non agressif. En cas de menace, il sera dissuasif et défensif ;

— dans le climat d’incertitude qui prévaut localement, le détachement devra veiller sans relâche à prendre les mesures appropriées concernant la sécurité immédiate des hommes, la protection des installations et la sécurité de l’armement ;

— les déplacements hors de la ville seront limités aux besoins d’instruction, aux liaisons logistiques et aux activités de détente de groupes en détachement constitué ;

— l’attaché de défense a la possibilité de prendre l’initiative d’une intervention d’urgence du DAMI de Ruhengeri pour porter secours à la communauté française de Gisenyi sous réserve d’en rendre compte ;

— il convient enfin d’être à même, sur court préavis, d’intervenir avec tout ou partie des troupes de l’opération Noroît. Dans cette éventualité, il incombe à l’attaché de défense de commander cette intervention et de coordonner l’action des différents éléments engagés.

Les règles d’engagement et d’ouverture du feu sont limitées à la légitime défense du détachement ou à celle des ressortissants.

Les transmissions et comptes rendus sont centralisés. Toutes les informations échangées entre le DAMI et ses autorités organiques passent par le canal de l’attaché de défense commandant l’opération Noroît, qui établit un compte rendu hebdomadaire. Sur le plan matériel, à l’exception des transmissions et de l’armement, le soutien est assuré par les FAR. La prise en charge financière du DAMI est assurée par la Mission militaire de coopération (MMC).

L’instruction s’effectue dans les lieux suivants : les camps de base à Mukamira ; les champs de tir à Nyakanama et Ruhengeri ; le centre d’entraînement commando de Bigogwe ; le camp de Gako ; enfin le site de Gabiro.

Ce DAMI de base dont la mission sera reconduite et enrichie jusqu’en décembre 1993, sera renforcé par une composante artillerie en 1992, une composante génie en 1993.

Avec l’arrivée du DAMI Panda, l’effectif total de la Mission d’assistance militaire composé, d’une part des personnels permanents AMT, d’autre part des personnels temporaires DAMI atteindra 50 personnes en mars 1991. Ultérieurement, l’accroissement des effectifs des DAMI portera à 80, puis 100 personnes, l’effectif total de la MAM, le nombre des assistants militaires techniques restant stable autour d’une vingtaine (voir graphique).

ÉVOLUTION DES EFFECTIFS DE L’ASSISTANCE MILITAIRE TECHNIQUE FRANÇAISE
AU RWANDA DE 1990 À 1994

 

(Source : Etat-major des armées)

      c) Le bilan d’activités du DAMI Panda

Arrivés le 22 mars 1991 à Kanombe, les premiers éléments du DAMI se sont installés le 29 mars à l’université de Nyakinama près de Ruhengeri. Le premier bataillon concerné par l’instruction a été celui de Gitarama.

Le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a précisé au cours de son audition en quoi consistait la mission. Il s’agissait de recevoir, pour une période de quatre à cinq semaines, un bataillon rwandais nouvellement créé ou composé d’éléments hétéroclites issus de compagnies préexistantes et d’en faire une armée de soldats, organisée et structurée, capable de contrôler son territoire, afin que les autorités rwandaises puissent se rendre à Arusha dans une situation équilibrée face au FPR.

Au cours de ce stage, les commandants de bataillon recevaient une formation tactique et apprenaient à organiser leurs unités en fonction notamment du type d’armes dont elles disposaient. Le travail se déroulait en salle mais également sur le terrain.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias qui a succédé en mars 1992 au Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a indiqué à la Mission qu’il avait poursuivi le travail entrepris en insistant sur les points faibles des FAR qui avaient été constatés sur le terrain. Il a ainsi fait porter son enseignement sur les missions d’infiltration de nuit et sur l’apprentissage des manoeuvres de contournement, les FAR ne livrant que des attaques frontales.

Il a précisé qu’il avait continué de dispenser une formation appui feu pour laquelle les Rwandais ne montraient qu’une habileté limitée. Il a également indiqué que ces instructions s’étaient déroulées dans le camp de Gabiro et dans le camp d’entraînement de Bigogwe à une quinzaine de kilomètres au sud de Mukamira. Cependant, il a souligné qu’il était impossible d’instruire tous les bataillons, d’autant plus que les FAR essuyaient des revers et se trouvaient en mauvaise posture à la frontière.

Toutefois, trois unités du volume d’une compagnie ont pu être constituées. Formées à Gabiro au nord-est de Gisenyi, elles ont été principalement entraînées au combat de nuit. Face à l’ampleur des besoins, c’est au cours de sa mission que les effectifs du DAMI ont été renforcés pour passer de 30 à 45 personnes “ de façon à permettre une amélioration de la formation de l’encadrement des FAR ”. Le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias a rappelé qu’il avait lui-même demandé ce renforcement à l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, pour pouvoir prendre en compte l’instruction des officiers et sous-officiers de l’armée rwandaise à leur sortie d’école de Kigali.

Répondant au rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, qui l’interrogeait sur la localisation des terrains d’entraînement par rapport à la ligne de front, le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias a indiqué que Mukamira, Bigogwe ou Ruhengeri en étaient distants d’environ 20 km.

Ce dernier a précisé qu’il était allé une fois jusqu’au front en prenant la route goudronnée allant de Ruhengeri jusqu’à la frontière ougandaise. A cette occasion, il avait constaté que cet axe n’était pas obstrué et a considéré qu’il y avait là un risque grave pour la sécurité de ses hommes. Après avoir observé la zone il a demandé aux FAR l’installation d’un certain type d’obstacle en des points précis notamment à Cyanika. Un barrage a ainsi été édifié à 2 km du front et lui-même s’est trouvé à 2 km en arrière de l’obstacle après s’être assuré de sa bonne l’installation, d’après les photos qui lui avaient été communiquées.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias a d’autre part confirmé que les comptes rendus d’activité transitaient toujours par l’attaché de défense qu’il allait voir chaque semaine à Kigali, en précisant que son régiment basé à Bayonne était également tenu informé.

Aux fonctions “ affichées ” d’instruction du DAMI, s’ajoutaient les fonctions “ confidentielles ” de protection des ressortissants et d’établissement de renseignements sur la situation locale, soit des missions proches de celles attribuées au détachement Noroît.

La nature fondamentalement différente de ces deux types d’activités “ déclarées ” et “ confidentielles ” conduit à se demander sous quelle autorité se trouvait placé le DAMI. Comme l’a exposé au cours de son audition le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet, les missions d’instruction des FAR s’effectuaient sous l’autorité du Colonel René Galinié, puis du Colonel Bernard Cussac, en tant que Chef de la Mission d’assistance militaire, et le second volet était placé sous les ordres des mêmes officiers agissant cette fois en tant qu’attaché de défense.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé cette situation en indiquant que le DAMI était placé sous la double autorité de l’état-major des armées et de la Mission militaire de coopération. En temps normal, le DAMI relevait d’abord de l’autorité de la Mission militaire de coopération. En temps de crise, la réglementation permettait “ d’engerber ” tous les éléments sous une seule autorité.

Cette configuration n’a pas été unanimement confirmée par les autorités supérieures. Le Général Maurice Schmitt a précisé en audition qu’il avait “ personnellement recadré les missions des uns et des autres car, dans la mesure où un DAMI avait été envoyé au Rwanda et se trouvait sous les ordres du responsable de l’opération Noroît, il devenait nécessaire que chacun dispose d’instructions écrites précises ”.

Le Général Jean Varret a indiqué à la Mission avoir exercé en tant que Chef de la MMC son autorité sur le DAMI jusqu’à la nomination en février-mars 1993 du Général Dominique Delort, alors Colonel, comme commandant des opérations. Son successeur, le Général Jean-Pierre Huchon, a pour sa part affirmé que le DAMI n’avait jamais dépendu de la Mission militaire de coopération et qu’il dépendait de Noroît. Il a indiqué que l’état-major des armées avait donné la responsabilité de l’opération Noroît au Chef de la Mission d’assistance militaire, en tant également que commandant du DAMI, mais sans dépendance de la MMC.

Le Colonel Bernard Cussac a précisé devant la Mission que pour les activités de ce DAMI, il dépendait de l’état-major des armées considérant en conséquence qu’il intervenait alors en tant qu’attaché de défense.

A deux reprises, dans les situations de crise lors des offensives lancées sur Byumba en juin 1992 et sur Ruhengeri en février 1993, le DAMI, dont les effectifs ont été renforcés (cf. graphique précité), s’est trouvé intégré dans un ensemble unique placé sous l’autorité d’un commandant des opérations, le Colonel Jacques Rosier de juin à novembre 1992, puis le Général Dominique Delort en février et mars 1993.

Dans ce cas, la structure se simplifie. Il n’y a plus qu’une autorité supérieure unique, comme l’a précisé le Général Dominique Delort, indiquant à la Mission qu’il avait été désigné comme commandant de l’ensemble des éléments français présents sur place. Le Général Didier Tauzin a confirmé ce dispositif, en rappelant au cours de son audition que son seul et unique correspondant était à l’ambassade, le Général Dominique Delort, alors Colonel, qui commandait alors l’opération. Celle-ci comprenait deux entités : d’une part, le DAMI Panda, 70 officiers, sous-officiers et spécialistes du 1er RPIMA, d’autre part, le détachement Noroît proprement dit, c’est-à-dire les unités tournantes de l’Armée de terre, qui se relayaient tous les quatre mois. Le Colonel Didier Tauzin a par ailleurs confirmé qu’il n’existait pas de communications directes entre le DAMI et la Mission militaire de coopération et que seul le Général Dominique Delort était habilité à établir la liaison avec l’état-major des armées.

Pour sa part, le Général Jean Rannou a affirmé, au cours de son audition, qu’il lui paraissait indispensable que les personnels de l’aide militaire technique passent sous l’autorité des responsables opérationnels.

      d) La création d’un DAMI Gendarmerie

En 1991 et 1992, différentes villes rwandaises, mais surtout Kigali, sont la cible d’une vague d’attentats dont l’origine est systématiquement et sans enquête sérieuse attribuée au Front patriotique rwandais ou à ceux, généralement les Tutsis de l’intérieur, que l’on soupçonne d’être les complices du FPR. Conscient des risques de dérapages susceptibles de découler de ces tensions, le Colonel René Galinié a déclaré à la Mission qu’il avait personnellement proposé la création d’un DAMI Gendarmerie, demande pour laquelle il avait obtenu, le 29 janvier 1992, l’accord de la Mission militaire de coopération. Le DAMI “ Gendarmerie ” aura pour mission de compléter le travail de renforcement de l’état de droit déjà entamé par les assistants techniques : enseignements des techniques de maintien de l’ordre à la Gendarmerie mobile (1992-1993) et formation d’officiers de police judiciaire (1992-1993), notamment pour la conduite des enquêtes. Le DAMI “ Gendarmerie ” fut implanté à Ruhengeri et à Kigali.

En août 1992, le DAMI “ Gendarmerie ” sera enrichi de quatre assistants techniques pour mettre en place, au sein de la Gendarmerie rwandaise, une section de recherche en vue de lutter contre les actions de terrorisme qui se multiplient au Rwanda. Ses missions et ses effectifs furent maintenus, à la demande des ambassadeurs français successifs.

Dans une note qu’il établit le 5 octobre 1992, le Colonel Bernard Cussac dresse le bilan de l’AMT-Gendarmerie au Rwanda et estime notamment que le DAMI envoyé auprès de la Gendarmerie nationale a permis le redressement très net de l’Ecole de la Gendarmerie nationale rwandaise, qui se trouvait “ dans un état déplorable au 1er juillet 1992 ”. Interrompue en raison de la reprise des hostilités le 8 février 1993, l’instruction des militaires de la Gendarmerie a repris dans le courant du mois d’avril 1993. Le DAMI “ placé près de la Garde Présidentielle ”, petite structure composée de trois hommes, chargée de la faire évoluer vers une garde républicaine, sera de courte durée. La Garde présidentielle ayant été souvent mise en cause dans les différents attentats perpétrés dans le pays et apparaissant comme un soutien indéfectible au Président Juvénal Habyarimana, l’attaché de défense annonce à celui-ci que la France supprime à compter du mois d’août 1992 son assistance technique à la Garde présidentielle. Cette décision a fait suite aux différentes critiques formulées par l’opposition interne et par certains ressortissants français et étrangers.

Parallèlement, une demande, restée sans suite, de former des officiers de police judiciaire avait été formulée par la Gendarmerie rwandaise, qui souhaitait, à la suite de divers attentats, pouvoir mener plus efficacement des enquêtes.

A la différence de l’Ambassadeur de France qui soutenait le projet, le Général Jean Varret a indiqué à la Mission qu’il était resté très sceptique quant à la possibilité de faire de la Gendarmerie rwandaise une Gendarmerie “ démocratique ”. A la question de savoir si le Gouvernement rwandais, à travers cette demande, n’avait pas en réalité le désir de ficher les Tutsis, le Général Jean Varret a répondu que cela correspondait effectivement à son sentiment et qu’il avait tout entrepris pour éviter cela.

      2. La présence d’un conseiller auprès du Chef d’état-major rwandais

L’envoi d’un DAMI va être complété par la désignation, à deux reprises et à la demande des autorités rwandaises, d’un officier français adjoint de l’attaché de défense, spécialement chargé de conseiller le Chef d’état-major des FAR.

Le Chef de DAMI, qui exerce des fonctions de conseil auprès des commandants de secteurs et de compagnies des forces armées rwandaises, est périodiquement amené à s’entretenir avec les responsables de l’état-major des FAR de questions relevant de l’organisation générale des armées rwandaises.

Néanmoins, il n’est pas investi d’une mission spécifique de conseil auprès du Chef d’état-major des FAR, même si les autorités rwandaises, en ce qui les concerne, ont plus que vivement insisté pour qu’une telle fonction lui soit attribuée.

      a) Les conseils donnés aux FAR

Dans un rapport qu’il établit le 30 avril 1991 sur les forces armées rwandaises, le Colonel Gilbert Canovas préconise un certain nombre de mesures visant notamment à améliorer l’organisation, le renseignement et la formation des forces de l’armée rwandaise. En annexe de ce rapport, il dresse le bilan des visites qu’il a effectuées dans la première quinzaine de février 1991 dans l’ensemble des secteurs opérationnels.

Au terme de cet audit, le Colonel Gilbert Canovas suggère au Chef d’état-major de l’armée rwandaise la création de cinq zones de défense, dont la configuration serait fonction du type de menace, la zone de Kigali disposant d’une réserve générale. Il insiste par ailleurs sur la formation, l’encadrement des troupes et le contrôle de l’instruction.

Le Colonel Gilbert Canovas établit ensuite pour chaque secteur opérationnel un bilan de situation, en février 1991, dans lequel il souligne les difficultés rencontrées dans la zone et propose des solutions concrètes pour améliorer la sécurité et l’efficacité de chaque dispositif.

Dans le secteur de Mutara, en majorité hostile aux FAR, il indique qu’environ 150 000 personnes ont été déplacées. Il suggère la mise sur pied d’un élément d’intervention rapide.

Dans le secteur de Gisenyi, il propose un meilleur emploi de la Gendarmerie, dont il constate qu’elle est écartée de la mission de défense du secteur, plutôt pour des raisons politiques que stratégiques.

Dans la zone de Ruhengeri, il note “ la hargne ” et “ le zèle ” des populations lors des opérations de ratissage et de contrôle routier, mais aussi le découragement et la peur de tous ceux qui se sont enfuis de chez eux pour se regrouper dans des lieux plus urbanisés. Il propose, pour remédier à l’insécurité de ces populations, vivant au sud du Parc des Volcans, “ la mise en place de petits éléments en civil, déguisés en paysans, dans les zones sensibles, de manière à neutraliser les rebelles généralement isolés ”.

Dans le secteur de Rusumo, il préconise la sécurisation du Pont de l’Akagera avec l’installation de projecteurs et d’une mitrailleuse supplémentaires, ainsi que le piégeage des accès possibles par la vallée.

Enfin, dans le secteur de Byumba, il relève notamment la difficulté de contrôler un front très large et très accidenté. Il suggère de “ valoriser le terrain en piégeant des carrefours, confluents de thalwegs et de points de passage possibles de l’adversaire ”. Il note sur ce point particulier qu’il s’agit d’une “ mesure en cours d’exécution avec la participation du détachement Noroît”.

La ville de Kigali lui semble souffrir de mauvaises liaisons radio ou téléphoniques et ne dispose pas de réserve d’intervention locale.

Si les rapporteurs de la Mission ont tenu à développer cette présentation faite à l’époque par le Colonel Gilbert Canovas, conseiller du Chef d’état-major de l’armée rwandaise, c’est parce qu’elle leur est apparue typique du travail accompli par l’armée française auprès des autorités militaires rwandaises. Celui-ci témoigne, en effet, d’une connaissance très concrète des réalités et des lieux. Les suggestions destinées à combattre l’ennemi que l’on sent très proche, se mêlent aux réflexions générales de conception et d’organisation valables à plus long terme, indépendamment d’un contexte de crise.

      b) La lettre du ministère rwandais des Affaires étrangères

Le 5 février 1992, l’Ambassadeur de France reçoit du ministère rwandais des Affaires étrangères une lettre, dont un exemplaire, assorti d’un tract critique émanant du Mouvement démocratique rwandais, principal parti d’opposition, circule le 14 février 1992 dans Kigali. Cette lettre informe l’ambassade que le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet, chef du DAMI Panda, exercera simultanément les fonctions de conseiller du Président de la République “ chef suprême des forces armées rwandaises ” et les fonctions de conseiller du Chef d’état-major de l’armée rwandaise. D’après ce document, le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet est habilité à se déplacer, en liaison avec l’état-major de l’armée rwandaise, dans les différents secteurs opérationnels et garnisons et à travailler en étroite collaboration avec les responsables locaux. Il rendra compte à ses deux autorités de tutelle. La lettre conclut en demandant si les dispositions précitées conviennent au Gouvernement français.

Le tract du MDR, qui accompagne ce courrier, déclare : “ Un militaire français, le Lieutenant-Colonel Chollet, commandant des forces françaises venues assurer la sécurité de leurs compatriotes, dit-on, vient de recevoir le pouvoir illimité de diriger toutes les opérations militaires de cette guerre.... Voilà que maintenant nos armées sont commandées par un Français ”.

L’attaché de défense, Le Colonel Bernard Cussac, indique à propos de cette affaire qu’il se propose de contacter le Secrétaire général de la Présidence rwandaise ainsi que le Chef d’état-major des FAR pour leur rappeler que le Lieutenant-Colonel Chollet sera rapatrié en mars 1992 et remplacé à la tête du DAMI, dont le rôle “ d’organisateur de l’instruction des unités combattantes et spécialisées rwandaises exclut toute autre fonction ”. L’attaché de défense voit dans cette opération la volonté du MDR qui, parce qu’il espère le poste de Premier Ministre dans le futur Gouvernement, souhaite préserver les prérogatives de cette autorité en matière de défense.

De fait, le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet n’a jamais, à la différence du Colonel Gilbert Canovas, reçu pour instruction d’exercer une mission de conseil auprès du Chef de l’Etat rwandais ou du Chef d’état-major de l’armée rwandaise. Son remplacement à la tête du DAMI par le Lieutenant-Colonel Jean-Louis Nabias le 3 mars 1992, tend à prouver que la France n’a pas souhaité répondre favorablement à cette demande des autorités rwandaises.

Toutefois, la nomination, quelques semaines plus tard, à la mi-avril 1992, du Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin comme adjoint de l’attaché de défense, montre que la France a partiellement répondu à la demande des autorités rwandaises.

      c) La nomination d’un adjoint opérationnel, conseiller du Chef d’état-major de l’armée rwandaise

Entendu par la Mission, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a déclaré qu’il avait été désigné par l’Amiral Jacques Lanxade pour une mission temporaire de durée indéterminée en tant qu’adjoint opérationnel plus spécialement chargé de conseiller le Chef d’état-major de l’armée rwandaise dans la conduite des opérations et dans la préparation et l’entraînement des forces. Il a précisé que, peu après son arrivée à Kigali, le 24 avril 1992, le Chef d’état-major des FAR avait expressément souhaité, dès le mois de mai 1992, sa participation aux réunions quotidiennes de Chef d’état-major de l’armée rwandaise et a indiqué qu’il accompagnait le Chef d’état-major dans tous ses déplacements sur le territoire.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a précisé, en audition devant la Mission, qu’avec l’expérience il pouvait faire un tri entre “ l’intoxication et le reste ”. Il a indiqué qu’il participait au titre de cette mission à l’élaboration des plans de bataille quotidiens et était partie prenante aux décisions. Il a précisé cependant qu’en période de crise, il se tenait d’autres réunions, auxquelles il ne participait pas.

Dans le cadre de cette mission de conseil, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin rencontre tous les jours le Colonel Serubuga. Il est sollicité notamment sur la conception d’une compagnie de renseignement conçue à partir des équipes CRAP, des groupes RASURA et d’une section d’écoute. Par ailleurs, il tient à jour la situation tactique à partir du compte rendu de tous les chefs de secteurs présents sur le terrain, des comptes rendus quotidiens et du bilan des écoutes rwandaises.

On peut considérer qu’en tant qu’adjoint opérationnel de l’attaché de défense, chargé de l’aider à rendre cohérente l’action des personnels militaires pour améliorer la capacité opérationnelle des FAR, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a pu se rendre régulièrement à l’état-major rwandais et que cette présence a pu apparaître “ comme la conséquence naturelle de l’engagement de la France au profit du Gouvernement rwandais ” pour rapporter les termes définissant cette mission.

Néanmoins, on peut se demander si le caractère journalier de ces rencontres n’allait pas quelque peu à l’encontre de la volonté exprimée par ailleurs “ que cet officier n’affiche pas ostensiblement sa présence au sein de l’état-major rwandais ”.

Le fait, d’autre part, pour le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin d’accompagner le Colonel Serubuga dans ses déplacements et de participer à la définition des opérations tactiques montre bien qu’au-delà d’une mission consistant à seconder l’attaché de défense dans sa fonction d’assistance opérationnelle des FAR, existait bien une mission consistant à “ conseiller discrètement le Chef d’état-major des FAR pour tout ce qui concerne la conduite des opérations, mais aussi la préparation et l’entraînement des forces ”.

En somme, afin de ne pas donner le sentiment de répondre aux demandes des autorités rwandaises de façon officielle, cette fonction de conseiller du Chef d’état-major des FAR a été exercée de manière dérivée, à l’occasion de la nomination aux côtés de l’attaché de défense d’un adjoint chargé de le seconder.

      3. Le maintien et le renforcement du dispositif Noroît

      a) Le maintien d’une compagnie Noroît en 1991

Dans une lettre qu’il adresse le 30 janvier 1991 au Président Juvénal Juvénal Habyarimana, le Président de la République François Mitterrand, après avoir rappelé que “ ce conflit ne peut trouver de solution durable que par un règlement négocié et une concertation générale dans un esprit de dialogue et d’ouverture ”, déclare ensuite : “ sensible aux arguments que vous m’avez fait valoir, j’ai décidé dans cette période de mise en place de la politique d’ouverture sur les réfugiés, de maintenir provisoirement et pour une durée liée aux développements de la situation, la compagnie militaire française envoyée en octobre dernier à Kigali et chargée d’assurer la sécurité et la protection des ressortissants français ”.

L’ordre de mission du 26 février 1991 maintient les missions du détachement Noroît implanté à Kigali -protection de l’ambassade et des ressortissants français, participation à une éventuelle évacuation, contrôle de l’aéroport. Le comportement des forces de Noroît reste dissuasif et défensif.

Il est par ailleurs précisé que l’action des éléments français ne doit ni conduire ni être assimilée à une ingérence dans les affaires internes du Rwanda. Aucune opération de maintien de l’ordre, aucun engagement aux côtés ou au profit des forces armées rwandaises ne peuvent être menés sans ordre exprès du chef d’état-major des armées. En conséquence, sont notamment exclus toute action de patrouille de nuit en ville et entre l’aéroport et le centre de Kigali, et tout contrôle d’aéronef ou de sa cargaison qui relève de l’Etat souverain.

Le détachement Noroît est autorisé à :

— poursuivre son entraînement au tir et au saut en parachute ;

— effectuer des sorties d’instruction de 24 heures au camp de Gako ;

— organiser des instructions d’une journée dans le sud-ouest du pays.

Les consignes de dissuasion sont renouvelées, les règles d’engagement et d’ouverture du feu sont limitées à la légitime défense des forces ou des ressortissants français.

Toutefois, la référence à un ordre exprès du Chef d’état-major des Armées laisse penser qu’a contrario les opérations susvisées entraînant un engagement aux côtés ou au profit des FAR pourraient avoir lieu dans certaines conditions. En mars 1991, le détachement Noroît est relevé par le 2ème REP, puis en juillet par le 3ème et 6ème RPIMA et à nouveau en novembre par le 2ème REP.

      b) L’année 1992

L’année 1992 est marquée par la nomination d’un Premier Ministre d’opposition, M. Dismas Nsengiyaremye, qui dirige un Gouvernement de transition. Le parti libéral, qui détient trois portefeuilles ministériels, a clairement indiqué qu’il ne souhaitait pas la présence militaire française au Rwanda, sans préciser si cette décision ne concernait que le détachement Noroît ou l’ensemble des éléments français.

De son côté, le parti du Premier Ministre, le MDR, à l’origine d’un tract concernant le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet fait savoir que si “ dans le passé le Président agissait pour son propre pouvoir, il n’en va plus de même aujourd’hui. Si une action doit se faire au profit du Rwanda, elle doit également se faire au profit du Gouvernement qui est maintenant représentatif de l’opinion populaire ”. Par conséquent, le nouveau Gouvernement entend désormais que la politique du Rwanda ne se fasse plus seulement à l’échelon de la présidence, mais également à celui du Gouvernement.

La mise en place d’un Gouvernement de coalition, loin d’apaiser les tensions, suscite, au mois de mai, une recrudescence des actions terroristes.

En juin, le FPR entreprend une série d’actions sur la ligne du front dans la zone de Byumba. Le 6 juin, l’attaque de Byumba, qu’il ne parvient pas à contrer, provoque l’exode de milliers de paysans. C’est ce moment que certaines unités rwandaises choisissent pour se mutiner à Ruhengeri, Gisenyi, Kibuye et Byumba, pour piller les magasins, agresser et tuer ceux qui leur résistent. Cette situation est parfaitement évoquée dans le rapport bimestriel de l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac. Au terme d’infiltrations successives, le FPR a réussi à établir une poche d’environ 10 km de profondeur, qui lui permet, vers le 20 juin, de créer une zone continue entre Butare, à l’ouest, et Mutara à l’est.

La gravité de la situation entraîne le retour d’une deuxième compagnie Noroît et la nomination du Colonel Jacques Rosier comme commandant des opérations, ainsi que l’envoi d’une mission d’évaluation militaire.

Les FAR sont moralement abattues, installées dans la défensive. Les responsables militaires rwandais attendent de la France une aide qui leur permettra de redresser la situation.

Le 9 juin, les deux Chefs d’état-major des forces armées rwandaises et de la Gendarmerie sont remplacés, respectivement par le Colonel Nsarymaha et le Colonel Ndindiliyimana. Les discussions d’Arusha s’ouvrent les 10–12 juillet 1992 et le cessez-le-feu instauré depuis le 1er août est globalement respecté.

Au cours du dernier trimestre 1992, la situation reste tendue sur le plan militaire. Cependant, compte tenu de la signature, le 31 juillet 1992, d’un cessez-le-feu accompagné de la mise en place d’un groupe d’observateurs militaires neutres, le GOMN prévu par les termes des accords d’Arusha I, le Président de la République exprime le souhait de retirer le dispositif Noroît le plus vite possible, car “ une présence militaire longue sur un terrain étranger, fut-elle de 300 hommes seulement, a toujours des effets pervers ”.

L’année 1993, qui s’ouvre avec une nouvelle offensive généralisée du FPR, le 8 février, sur Ruhengeri et Byumba, va empêcher la réalisation de cet objectif.

    D. L’ANNÉE 1993

      1. L’opération Volcan (10 février 1993)

L’opération Volcan désigne l’opération de récupération des ressortissants de Ruhengeri, qui s’est déroulée le 10 février 1993.

Le 8 février, lors de l’offensive du FPR, 67 ressortissants américains et européens, dont 21 Français, se trouvent bloqués dans Ruhengeri, au milieu de la zone de combats. Les troupes de Noroît sont mises en alerte et les DAMI font également mouvement vers Ruhengeri en vue de procéder à la récupération de ces ressortissants.

Le lendemain, 9 février, il s’avère que le FPR contrôle les points de la ville et “ empêche toute pénétration en souplesse ”. Les représentants du FPR ont fait savoir par l’entremise d’un des ressortissants français, Melle Nadine Doné, chez qui ils se sont installés, qu’une action de force de Noroît mettrait en danger les ressortissants étrangers, compte tenu de la violence des combats dans la ville. Le FPR se déclare prêt, en revanche, à les laisser partir en toute sécurité.

Le principe est retenu d’une négociation avec les deux parties belligérantes pour obtenir un cessez-le-feu local, permettant de procéder à l’évacuation. Une action de force en cas d’échec est envisagée en solution de repli.

Le mardi 9 février à minuit, l’état-major des armées donne son autorisation pour une “ récupération non violente avec accord des deux parties sous responsabilité FPR assurant la sécurité des véhicules des ressortissants jusqu’aux limites sud de la ville, avec un recueil par le détachement Noroît ”.

Le mercredi 10 février, le Général Dominique Delort, à l’époque Colonel, désigne le Lieutenant-Colonel Baré pour mener à bien, sous l’égide du GOMN, les négociations avec les FAR et le FPR, qui acceptent le principe d’un cessez-le-feu pour permettre le départ des ressortissants étrangers. Leur récupération s’effectue dans l’après-midi, au milieu des tirs des FAR et du FPR, car, sur le terrain, le cessez-le-feu n’a jamais été respecté.

L’opération Volcan a permis l’évacuation de 67 personnes, dont 21 ressortissants français, en trois convois escortés chacun par une section de combat.

Parallèlement, le 8 février en fin de journée, un message de l’état-major particulier du Président de la République adressé au ministère de la Défense fait part de l’accord du Président sur l’envoi de nouvelles compagnies Noroît en renfort. Le 9 février, les premiers éléments français d’assistance opérationnelle (EFAO) de la 4ème compagnie du 21ème RIMA et un chef de corps arrivent à Kigali.

Le Colonel Bernard Cussac est informé de ce renfort de Noroît par l’état-major des armées, qui lui précise, le 16 février, que cette décision s’inscrit dans “ le seul cadre d’une mission à caractère humanitaire, destinée à assurer la protection de nos ressortissants ”. Il est rappelé à cette occasion que les actions que les militaires français pourraient mener à l’extérieur de Kigali ne devront en aucun cas donner “ l’apparence d’une collusion de fait ” avec les actions que pourraient mener les FAR pour s’opposer au FPR.

Le Colonel Bernard Cussac conserve ses attributions vis-à-vis du détachement Noroît et des DAMI jusqu’à l’arrivée, le 20 février, d’une deuxième compagnie, composée d’éléments en provenance de Bangui (parachutistes) et de Libreville et, le 21 février, de celle de la section des mortiers lourds des EFAO.

A cette même date, le Général Dominique Delort, alors Colonel, est désigné commandant opérationnel des forces françaises au Rwanda.

Il a autorité sur :

— l’emploi opérationnel de Noroît ;

— le DAMI Panda ;

— la cellule RAPAS (recherche aéroportée d’action spéciale) du 1er RPIMA, qui englobera le DAMI Panda et viendra, sous le nom de Chimère, apporter une assistance opérationnelle aux FAR.

      2. L’opération Chimère (22 février-28 mars 1993)

Après l’offensive généralisée du FPR le 8 février, l’armée rwandaise, totalement démoralisée, ne contrôle plus la situation. Le Général Dominique Delort est informé de l’arrivée à Kigali, le 22 février, du Colonel Didier Tauzin, accompagné d’une vingtaine d’officiers et spécialistes du 1er RPIMA, connu sous le nom de Chimère en raison du nom de la station de transmission de ce régiment.

Sur décision du Général Dominique Delort, le Colonel Didier Tauzin reçoit sous ses ordres la totalité des militaires du DAMI, soit 69 hommes au total. Le détachement Chimère regroupe donc le DAMI Panda, déjà présent, et le détachement venu en renfort avec le Colonel Didier Tauzin.

La mission du détachement Chimère consiste à :

— rehausser le niveau technique opérationnel de l’état-major des FAR et d’au moins deux commandements de secteurs ;

— participer à la sûreté éloignée du dispositif Noroît, chaque fois que la situation le nécessite ;

— compléter le niveau d’instruction des personnels des FAR sur les équipements scientifiques ;

— former les spécialistes des FAR sur les équipements nouveaux ;

— être en mesure de guider les appuis aériens.

D’après les documents recueillis par la Mission, l’objectif du détachement était d’encadrer indirectement une armée d’environ 20 000 hommes et de la commander indirectement.

Après un survol en hélicoptère des zones menacées, il est décidé d’envoyer une équipe d’officiers-conseillers auprès de l’état-major des FAR et une équipe de conseillers auprès de chacun des commandants de secteur (Ruhengeri, Rulindo, Byumba). Des éléments du DAMI Génie exercent une mission de conseil auprès des commandants de secteur en matière d’organisation défensive du terrain. Un DAMI Artillerie effectue une mission de conseil en vue de l’utilisation des batteries de 122D30 et de 105 mm.

Les trois équipes de secteurs, les DAMI Génie et Artillerie, opéreront à proximité souvent immédiate des contacts. On note toutefois l’absence de tout dommage, à l’exception d’un blessé léger lors d’un tir ennemi, qui a entraîné une riposte du côté français. S’agissant du bilan des actions de conseil aux FAR, on relève en premier lieu que la seule présence française a entraîné une reprise de confiance quasi-immédiate parmi ces dernières, et corollairement, face à cette “ nouvelle pugnacité ” des FAR, l’inquiétude du FPR, qui tentera en vain jusqu’au cessez-le-feu du 9 mars, d’améliorer ses positions. Le FPR, arrêté sur ses gains du 23 février 1993, ne progressera plus.

Dans le prolongement de ce qu’avait pu préconiser le Colonel Gilbert Canovas, le Colonel Didier Tauzin insiste à nouveau auprès des FAR sur la nécessité pour elles de prévoir une réserve stratégique, un recrutement de cadres, une réorganisation des unités et la création d’unités de renseignement. Il indique qu’à partir du 15 mars 1993, de nombreuses propositions sont faites au Chef d’état-major rwandais, qui les accepte, et que, dans le cadre de la coopération franco-rwandaise, des plans de défense et de contre-attaque sont élaborés.

Dès le 20 mars, l’armée rwandaise entreprend des réorganisations.

Un officier français estime que cette mission est sans doute la première application à grande échelle depuis 20 ans du concept d’assistance opérationnelle d’urgence et attribue ce mérite à la bonne connaissance du Rwanda par le 1er RPIMA. Il reconnaît également, dans ce contexte, le caractère indispensable de la présence d’éléments de Noroît, qui se révèle dissuasive pour le FPR et rassurante pour le DAMI en cas de difficultés.

La conclusion qu’il tire de cette expérience donne toutefois matière à réflexion. Le coût global (financier, humain, médiatique) de cette opération de stratégie indirecte lui paraît extrêmement faible en regard des résultats obtenus et en comparaison de ce qu’aurait été le coût d’un engagement direct contre le FPR.

      3. Les missions du détachement Noroît

Au cours de la période allant du 8 février au 30 mars, la mission des unités de Noroît basées à Kigali évoluera peu : contrôle de la ville et de l’aéroport, protection des ressortissants. En revanche, comme le souligne le Colonel Philippe Tracqui, la mission des unités déployées au nord et au sud de la ville sera sans cesse modifiée “ allant d’une simple mission d’observation à une mission de contrôle de zone, puis de défense ferme et enfin de patrouilles, d’escorte de convois humanitaires, d’aide aux personnes déplacées de guerre et de protection des moyens de guerre électronique.

      a) Les ordres d’opération

Plusieurs ordres d’opération et de conduite viennent définir les missions du détachement Noroît.

·  L’ordre de conduite n° 5 du 12 février 1993 demande d’être en mesure, en vue de faire face à toute action surprise du FPR sur Kigali et, tout en assurant le contrôle de l’aéroport et la protection des ressortissants :

— de renseigner sur les mouvements éventuels du FPR aux abords nord de la capitale,

— de gagner les délais nécessaires,

pour permettre une opération d’évacuation des ressortissants de la capitale.

·  L’ordre de conduite n° 7 du 20 février 1993 prévoit une infiltration possible d’éléments FPR à partir de la sortie de Rutongo et fait part de la présence d’environ 700 000 déplacés sur une frange de 15 km de profondeur, aux lisières nord de la capitale, dont une grande partie pourrait se diriger vers Kigali et se livrer à des opérations de pillage. L’ordre est d’assurer la protection rapprochée du nord et de l’ouest de Kigali et la sécurité des ressortissants français dans la capitale, tout en contrôlant l’aéroport.

·  L’ordre d’opération n° 3 du 2 mars 1993 fixe pour mission :

— de surveiller les accès nord et ouest de la capitale, en étant en mesure de les interdire temporairement ;

— d’assurer la sécurité des ressortissants, tout en contrôlant l’aéroport.

·  L’ordre de conduite n° 9 du 19 mars 1993, traite de l’allégement du dispositif Noroît.

      b) Le réaménagement de la présence militaire française en application de l’accord de cessez-le-feu du 9 mars 1993

ÉVOLUTION DES EFFECTIFS NOROÎT*

                   

Date

08/02

09/02

20/02

21/02

28/02

03/02

16/03

17/03

21/03

Officiers 8 13 23 26 29 30 41 39 34
Sous-officiers 28 42 82 97 114 115 138 137 122
MDR 134 236 430 447 482 493 509 508 405

Total

170 291 535 570 625 638 688 684 561
*Source : rapport de mission du Colonel Philippe Tracqui, commandant Noroît

Le 9 mars, le FPR signe un accord de cessez-le-feu à Dar Es-Salam, en vertu duquel il se retire sur les positions qu’il occupait avant le 8 février. Cet accord prévoit par ailleurs le retrait du Rwanda, à partir du 17 mars 1993, des troupes françaises arrivées en renfort après le 8 février.

Le mercredi 17 mars, une partie du renfort EMT-EFAO arrivé le 9 février repart pour Bangui. Le vendredi 19 mars, une partie de la 4ème compagnie du 21ème RIMA, présente elle aussi depuis le 9 février, repart également à Bangui. Deux autres sections de cette même compagnie s’en iront le samedi 20 mars, puis le reliquat et le chef de corps du 21ème RIMA partiront le dimanche 21 mars.

Le dispositif Noroît, ramené à deux compagnies, est alors placé à Kigali, après que les troupes ont abandonné l’axe de Gitarama et les postes de contrôle sur les axes menant à Kigali.

En compensation de ce retrait, le Général Dominique Delort, alors Colonel, et le Colonel Bernard Cussac proposent, le 15 mars, une réorganisation du DAMI Panda renforcé en effectifs et dont les missions seraient élargies à l’assistance à l’état-major des FAR dans les domaines du renseignement, de la préparation et de la conduite des opérations, de la veille opérationnelle sur le front, du recyclage de quelques unités existantes.

De fait, le Général Dominique Delort considère le 16 mars, dans une note adressée au COA, que “ si des impératifs politiques entraînent l’allégement de Noroît, le processus peut être différent en ce qui concerne l’assistance aux FAR. En effet..., la diminution de notre aide entraînerait l’effondrement rapide de l’armée gouvernementale en cas de reprise de l’offensive ”.

De même, estime-t-il préférable, compte tenu du contexte, de maintenir le dispositif Chimère jusqu’aux derniers jours de mars. Le Général Dominique Delort sera entendu, puisque le détachement Chimère se retirera le 28 mars et que les effectifs du DAMI Panda seront portés à environ 80 personnes en juin, juillet, août et septembre 1993, avant de décroître rapidement en octobre 1993 à une trentaine.

    E. LES INTERROGATIONS

      1. La présence française à la limite de l’engagement direct

      a) L’engagement sur le terrain

Procéder à des opérations d’instruction, réaliser une assistance technique militaire en temps de paix ne pose pas de problèmes particuliers en termes de principes. Intervenir sur la base d’un accord de défense ou en vertu d’un engagement politique aux côtés d’un Etat auquel un autre Etat souhaite apporter son soutien dans le cas d’une agression extérieure, ne soulève pas non plus de questions d’ordre éthique. Il s’agit là d’un jeu classique d’alliances exprimant tel ou tel équilibre politique.

Que l’agression ne puisse être véritablement caractérisée comme une agression extérieure, que le pays qui la subit soit lui-même auteur ou complice d’exactions graves sur ses propres populations en représailles aux offensives qui le menacent et la situation devient dès lors beaucoup plus complexe. Comment peut-on alors concevoir une aide et un engagement extérieurs qui ne soient pas perçus comme un engagement direct ? Autrement dit, la seule présence militaire française sur le terrain, prolongée après les dernières évacuations des ressortissants français à Ruhengeri fin janvier 1991, ne signifie-t-elle pas, lorsqu’elle devient aussi déterminante sur l’issue des combats, que la France s’est trouvée à la limite de l’engagement direct, même si elle n’a pas participé aux combats aux côtés des FAR, comme le firent pendant quelques jours, en octobre 1990, les forces armées zaïroises ?

L’activité des instructeurs et formateurs du DAMI Panda a constitué une source de polémique portant principalement sur le degré d’engagement personnel des instructeurs aux côtés des personnels rwandais en formation. Le Général Jean Varret, ancien chef de la MMC, a fait état devant la Mission des possibles divergences d’interprétation des consignes par les personnels du DAMI Panda.

Il a précisé à la Mission qu’il s’était déplacé en mai 1992 au Rwanda et que des rumeurs existaient en France sur le comportement du DAMI Panda. Il a fait remarquer que  sur place, il se trouvera toujours des hommes pour se vanter d’actions qu’ils auraient aimé réaliser mais qu’ils n’ont en réalité pas faites ”. La Mission a par ailleurs reçu des informations selon lesquelles les militaires français étaient très fortement impliqués sur le terrain, qu’ils se disaient que l’ennemi, venu d’Ouganda, menaçait les ressortissants français et que, dans un tel contexte, étant donné la faible compétence de l’armée rwandaise, il n’est pas absurde de penser que certains aient pu aider à régler les tirs de certaines armes d’artillerie comme les mortiers.

Le Général Jean Varret a confirmé à la Mission que “ des instructeurs-pilotes se trouvaient à bord d’hélicoptères Gazelle envoyés sur place aux côtés des Rwandais et qu’ils n’avaient pas été engagés. Ils n’étaient présents que pour faire de l’instruction de pilotage et de tir. ” Il a également affirmé que “ les troupes françaises n’avaient pas arrêté l’offensive du FPR en octobre 1990 ”.

En réponse aux nombreuses questions des membres de la Mission portant sur un éventuel engagement des personnels du DAMI Panda auprès des FAR dans la guerre que celles-ci menaient contre le FPR, les responsables du DAMI, interrogés par la Mission, ont précisé qu’il n’entrait pas dans les missions du DAMI Panda de participer à des actions armées.

Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a fait remarquer qu’en près de trois ans et demi de présence française au Rwanda, entre 3 500 et 4 000 soldats français s’y sont succédé et que pas une seule perte n’a été enregistrée à l’exception des personnels français de l’avion présidentiel, des deux coopérants assassinés le 8 avril et d’un adjudant-chef du 8ème RPIMA qui, à l’issue d’un cross de cohésion de sa compagnie autour de l’hôtel Méridien à Kigali, a été victime d’une crise cardiaque.

Les propos du Colonel Didier Tauzin, qui a lui aussi commandé le DAMI Panda, permettent de mieux comprendre la confusion possible sur le rôle des hommes du détachement. Il a précisé que, dans la mesure où l’armée rwandaise était, au départ, dans une position défensive, la situation sur le théâtre imposait une proximité des instructeurs. Il a ainsi indiqué que, très souvent, en offensive, les troupes se répartissent dans la profondeur, c’est-à-dire qu’un bataillon motorisé de 800 hommes se répartit éventuellement sur une quinzaine de kilomètres, mais qu’en défensive, l’armée se doit d’être soudée et la profondeur du dispositif est forcément réduite. Il a analysé que, si la logistique est assez loin derrière, à un ou deux kilomètres maximum selon le terrain, les troupes elles-mêmes opèrent sur cinq cents mètres. En conséquence, selon lui, même si l’instruction se déroule à l’arrière, elle se situe inévitablement à proximité du front.

Il a souligné que sur le terrain, il n’y avait jamais plus de cinquante hommes, éparpillés dans les montagnes, avec une forte végétation sur 250 kilomètres de front et que, quand les artilleurs faisaient de l’instruction, ils n’étaient pas au pied de la pièce en train de tirer, mais se trouvaient à l’arrière. Il a également indiqué qu’éventuellement, si l’artilleur local était “ perdu dans ses comptes ”, ceux-ci l’aidaient, mais pour se retirer ensuite à l’arrière, et fait valoir qu’il était hors de question de procéder autrement, compte tenu des consignes données par le chef d’état-major des armées.

Enfin, s’agissant d’une éventuelle acquisition du renseignement par des commandos de recherche et d’action en profondeur français (CRAP), le Général Jean Rannou, ancien Chef du Cabinet militaire du ministère de la Défense, a regretté que l’on assimile en permanence ce que font les gens à l’idée que l’on a de ce qu’ils font et a précisé que si les DAMI se trouvaient effectivement près de la frontière nord, aucun ordre d’intervention n’y a jamais été donné, car cela ne correspondait pas au rôle des troupes françaises.

Si les missions du DAMI Panda sont clairement délimitées par les directives de l’état-major, force est de constater qu’un doute peut peser sur leurs modalités d’exécution. Certes, l’absence de victime dans les rangs du DAMI conforte le principe du non-engagement des militaires français aux côtés des FAR. En effet, alors que le conflit entre les FAR et le FPR a fait de très nombreuses victimes dans l’armée rwandaise, un engagement physique des éléments français aux côtés du FAR se serait inévitablement traduit par quelques pertes ou blessures dans les rangs du personnel du DAMI.

Par ailleurs, l’une des missions du DAMI était l’acquisition du renseignement et l’on constate que parmi l’ensemble des messages militaires envoyés par l’attaché de Défense à l’état-major des armées dressant un panorama de la situation militaire sur le terrain, aucun ne porte trace de renseignements ayant une qualification d’origine et de degré de certitude permettant de l’attribuer à une observation directe de militaires français dans la zone de combat.

Toutefois, la Mission ne peut totalement écarter l’idée qu’un instructeur français aurait pu, pour des raisons diverses, apporter ponctuellement un concours plus effectif lors de l’aide au maniement d’une pièce de mortier ou dans une autre situation, malgré les consignes diffusées par l’état-major des armées, tant il paraît difficile, en situation critique, de déterminer la limite exacte au delà de laquelle l’instruction et la formation pourraient être assimilées à un engagement réel. Cette ambiguïté apparaît consubstantielle à la notion d’assistance opérationnelle en temps de crise ou de guerre.

Si la France n’est pas allée aux combats, elle est toutefois intervenue sur le terrain de façon extrêmement proche des FAR. Elle a, de façon continue, participé à l’élaboration des plans de bataille, dispensé des conseils à l’état-major et aux commandements de secteurs, proposant des restructurations et des nouvelles tactiques. Elle a envoyé sur place des conseillers pour instruire les FAR aux maniement d’armes perfectionnées. Elle a enseigné les techniques de piégeage et de minage, suggérant pour cela les emplacements les plus appropriés.

Cette présence auprès des FAR s’est-elle doublée d’une participation des militaires français à des opérations de police et de maintien de l’ordre ? Les militaires français ont-il procédé à des vérifications d’identité ?

      b) Les contrôles d’identité

La présence de militaires français du détachement Noroît devait satisfaire au double objectif contradictoire d’être à la fois discrète et visible. D’après les ordres d’opération, il convient d’adopter une attitude discrète, de limiter les déplacements au strict nécessaire, de n’accorder aucun entretien à la presse sans autorisation du Chef d’état-major des Armées.

Mais, en même temps, la simple présence des soldats de Noroît s’est révélée dissuasive et sécurisante. De la vient que les autorités rwandaises aient souhaité leur maintien, parce que les militaires français, en tenue française à la différence des personnels coopérants de la MAM, étaient visibles à Kigali et dans un rayon d’une dizaine de kilomètres autour de la capitale. Les entrées et les sorties de la ville étaient soumises à des contrôles effectués à des “ barrières ” par la Gendarmerie rwandaise. Les militaires français ont-ils procédé à de telles opérations ? De nombreuses critiques ont été faites à ce sujet. Devant la Mission, M. Jean-Hervé Bradol s’est déclaré “ particulièrement choqué par la part que prenaient les militaires français à certaines fonctions de police dans le pays, notamment le contrôle routier à la sortie nord de Kigali ” précisant que, soit les militaires français restaient postés dans leur guérite en observant les militaires rwandais, soit ils examinaient eux-mêmes les papiers, comme il en fut témoin en juin-juillet 1993.

Sur le contrôle direct opéré par les militaires français, le Général Dominique Delort s’est exprimé devant la Mission. Il a indiqué que les deux axes principaux Byumba-Kigali au nord et Ruhengeri-Kigali à l’ouest étaient particulièrement fréquentés et qu’il était difficile de positionner des unités au nord de la ville sans avoir des renseignements sur ces grands axes menant à la capitale.

Il a précisé qu’il avait alors décidé d’installer sur chacun de ces axes, à quelques kilomètres de l’entrée de la ville, deux points de contrôle, tenus par des soldats français les trente-six premières heures, avant que soient obtenus du Chef d’état-major des FAR les gendarmes rwandais pour assurer eux-mêmes le contrôle.

Sur la réalité du contrôle, les dires de M. Jean-Hervé Bradol sont bien confirmés ; en revanche, il semble qu’il ait commis une erreur de date, puisque le Général Dominique Delort, alors Colonel, a été désigné commandant des opérations en février-mars 1993, soit quelques mois plus tôt. Sous son commandement, plusieurs ordres d’opérations ont été établis. L’ordre de conduite n° 5, daté du 12 février 1993 prévoit, en cas de rupture du cessez-le-feu, de “ jeter un dispositif d’observation sur les axes nord... et de reconnaître les positions d’arrêt dans cette zone, dans un rayon de 5 km, en vue d’une éventuelle action d’arrêt ultérieure ”. La 4ème compagnie Noroît doit notamment à cet effet surveiller les débouchés des axes : Ruhengeri/Kigali et Gitarama/Kigali à l’ouest ; Byumba/Kigali au nord ; les points de passage obligé sur l’axe Muhazi/Kigali, et se trouver en mesure d’interdire ces débouchés sur préavis d’une heure.

La mise en place du dispositif de surveillance prévu par l’ordre de conduite est extrêmement précise :

— position d’observation du volume du groupe :

— point OSCAR - secteur ouest : à hauteur virage piste Murehe ;

— point CHARLIE - secteur centre : mouvement de terrain ;

— point ECHO - secteur est : carrefour pistes :

— de nuit, resserrement du dispositif au plus près des axes (volume : 1 binôme en sonnette) ;

— relève des postes toutes les 72 heures.

·  Quant à l’ordre de conduite n° 7 du 20 février 1993, il prévoit, pour parer à toute tentative d’infiltration du FPR ou tout risque d’arrivée en masse de populations sur la capitale, qui menacent de compromettre la sécurité dans Kigali, donc la sécurité des ressortissants français, la mise en place, le 20 février à 16 heures, d’un dispositif de contrôle, destiné à :

“ — empêcher tout élément FPR de franchir :

      - à l’ouest, le débouché des axes Ruhengeri/Kigali et Gitarama/Kigali,

      - au nord, le débouché de l’axe Byumba/Kigali à hauteur de la sucrerie ;

— Pour cela, renseigner en avant et à l’est du dispositif par le DAMI, en liaison avec FAR,

      - premier temps : mettre en place immédiatement un dispositif d’arrêt de compagnie sur les débouchés cités,

      - deuxième temps : renforcer la défense de l’aéroport et du dispositif de protection des ressortissants ”.

·  L’ordre d’opération n° 3 du 2 mars 1993 indique que le renseignement s’étend jusqu’à 10 km de la capitale et qu’il convient de surveiller les accès nord et ouest en faisant un effort du nord-ouest au nord-est, et d’être en mesure de les interdire temporairement.

Puis il est précisé : “ pour conserver toute liberté d’action dans la ville :

— en permanence maintenir un dispositif de contrôle dans la zone d’intérêt, sous forme de patrouille et de check-points en liaison avec la Gendarmerie rwandaise ;

— sur ordre, être en mesure de basculer sur un dispositif d’arrêt temporaire, tout en déclenchant le plan d’évacuation ”.

Ces instructions sont ensuite explicitées à l’attention de chacune des compagnies présentes sur le terrain, qui doit être en mesure :

pour le 2/8 RPIMA - de surveiller dans un rayon de 10 km entre Gihogwe et pont de la briqueterie inclus ;
- d’interdire les axes Ruhengeri/Kigali et axe Gitarama/Kigali.
pour le CEA/21 RIMA - de surveiller dans un rayon de 10 km entre Gihogwe exclu et la ligne Kabubu et Nouba inclus ;
- d’interdire l’axe Byumba à la hauteur de la sucrerie.
pour la SML 2/68e RA

(section de mortiers lourds)

- de surveiller sous forme de patrouilles la zone d’intérêt entre Nouba exclus et Rusoro inclus - effort à l’est ;
- sur ordre, d’appuyer l’action d’arrêt des unités à l’extérieur.

·  Les règles de comportement sur les “ check-points ” prévoient :

— un dispositif limité au volume d’une équipe ;

— une action limitée au soutien de la Gendarmerie rwandaise chargée des opérations de contrôle ;

— la remise de tout suspect, armement ou document saisis à la disposition de la Gendarmerie rwandaise.

Vis-à-vis de la presse et du GOMN, il est précisé :

— aucune interview - accès des positions interdit ;

— laisser effectuer des prises de vues sans les faciliter ;

— orienter tout journaliste vers l’ambassade de France.

Il ressort de l’ensemble de ces éléments que les forces françaises ont, entre février et mars 1993, mis en place, sur ordre de l’état-major des armées, un dispositif de surveillance des accès de Kigali très développé, prêt à se transformer éventuellement en interdiction d’accès dans de très brefs délais, afin d’assurer l’évacuation des ressortissants français, mais aussi de prévenir les infiltration du FPR.

Cette surveillance active, sous forme de patrouille et de “ check-points ”, même si elle s’effectue en liaison avec la Gendarmerie rwandaise, conduit incontestablement à pratiquer des contrôles sur les personnes. Si les règles de comportement aux “ check-points ” font référence à la “ remise de tout suspect, armement ou documents saisis à la disposition de la Gendarmerie rwandaise ”, on voit mal comment une telle procédure peut avoir lieu si préalablement il n’y a pas eu une opération de contrôle d’identité ou de fouille.

Comment, dans ces conditions, définir “ l’action limitée au soutien de la Gendarmerie rwandaise chargée des opérations de contrôle ” si ce n’est sous la forme d’une coopération ? Comment expliquer enfin les consignes interdisant l’accès des positions à la presse et au GOMN, sinon par l’existence d’un engagement des forces françaises dans des opérations de police qui sont, par principe, du ressort des autorités nationales et qu’il était préférable de ne pas mettre en évidence ?

      c) L’interrogation des prisonniers

De nombreuses affirmations et rumeurs ont circulé à ce sujet, notamment dans la presse.

Au cours de son audition, le Colonel Bernard Cussac a souhaité faire le point sur cette question et a déclaré qu’il avait été le seul et unique militaire français à avoir rencontré des prisonniers militaires. Il a indiqué qu’il avait voulu ainsi, en les rencontrant, non seulement montrer aux militaires rwandais que les prisonniers militaires étaient susceptibles de fournir des renseignements intéressants pour mieux conduire les opérations militaires futures, mais surtout faire œuvre humanitaire en offrant à ces derniers un sauf-conduit pour la vie.

Dans un message qu’il adresse le 31 juillet 1991 (n° 202) à ses supérieurs hiérarchiques ainsi qu’au cabinet du Ministre de la Défense et au ministère de la Coopération, le Colonel Bernard Cussac précise qu’il était accompagné du Lieutenant-Colonel Gilles Chollet, commandant le DAMI, ce qui contredit légèrement sa déclaration devant la Mission. Il fait ensuite état, dans ce message, du déroulement de l’entretien par les officiers rwandais et indique qu’il demande au commandant rwandais de faire soigner le prisonnier, le Lieutenant Aroni Bagambana.

La Mission a par ailleurs eu communication d’une liste d’une vingtaine de prisonniers entendus par les FAR établie à la date du 12 août 1991.

Ce document montre à la fois la jeunesse des soldats du FPR, certains d’entre eux ayant seulement 14 ou 16 ans, la plupart autour d’une vingtaine d’années, mais aussi le manque d’expérience de ces combattants qui, pour la moitié d’entre eux, à peine engagés au FPR se retrouvent quelques jours plus tard capturés par les FAR, alors que l’autre moitié faisait partie de la NRA.

A propos d’interrogatoires musclés de prisonniers du FPR, auxquels les militaires français auraient assisté, Mme Alison Des Forges a, lors de son audition, indiqué que M. James Gasana avait fait état de la présence d’agents français au centre de documentation, endroit bien connu pour être le lieu de torture de la Gendarmerie et de la police rwandaise. Surpris par une telle affirmation, le Président de la Mission a demandé des vérifications à la suite desquelles Mme Alison Des Forges a reconnu dans un courrier adressé à la Mission qu’elle s’était trompée.

      2. Les livraisons d’armes

Cette question a fait l’objet de nombreuses affirmations, souvent imprécises, parfois inexactes. La Mission n’entend pas sur ce problème épuiser la réalité du sujet et notamment elle ne prétend pas, s’agissant du trafic d’armes, élucider tous les cas évoqués à travers différents articles ou ouvrages, de marchés parallèles ou de livraisons effectuées au moment des massacres, en avril 1994, ou après la déclaration d’embargo des Nations Unies le 17 mai 1994.

Sur la base des informations qu’elle a pu obtenir, la Mission a cherché d’abord à faire précisément le point sur les livraisons d’armes de la France au Rwanda réalisées dans un cadre légal entre 1990 et le 8 avril 1994, date à laquelle toute exportation a été suspendue. Ce travail qui n’avait pu être entrepris jusqu’à présent, faute d’éléments disponibles, lui a paru nécessaire, car il permet, en complément des différents développements qui viennent d’être présentés, de mieux comprendre la dimension de l’engagement de la France au Rwanda.

      a) Les procédures applicables à l’exportation de matériels de guerre

L’exportation des matériels de guerre s’effectue en deux étapes. Il est tout d’abord nécessaire d’obtenir de la commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériel de guerre (CIEEMG) un agrément préalable qui peut être délivré, soit pour les prospections de marchés, soit pour les négociations de contrats, soit pour les ventes d’armement. L’obtention de l’agrément “ vente ” de la CIEEMG ne vaut pas pour autant autorisation d’exportation. L’industriel qui a signé un contrat de vente d’équipements, d’armes ou de munitions doit ensuite obtenir, pour les exporter, une autorisation d’exportation des matériels de guerre (AEMG) auprès de la délégation générale pour l’armement du ministère de la Défense.

Après avis favorable du ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères, l’AEMG est accordée par le SGDN, service directement rattaché au Premier Ministre. L’autorisation est valable un an ; elle est revêtue d’un numéro de douane. L’AEMG est exigée à l’appui de la déclaration d’exportation, lors du passage en douane ; elle est ensuite imputée en quantité et en valeur lors de chaque opération, car un contrat bénéficiaire d’une AEMG peut être exécuté en plusieurs livraisons.

Une attestation de passage en douane (APD), transmise par les services des douanes à la direction de la protection et de la sécurité du ministère de la Défense, permet de contrôler l’utilisation des AEMG et de s’assurer des livraisons effectives.

Cette procédure à deux niveaux s’applique aussi bien pour les contrats de vente commerciaux que pour les cessions directes de matériels de guerre.

Les cessions directes peuvent être réalisées à titre onéreux ou à titre gratuit. Elles consistent, à partir d’une demande d’un Etat étranger, à prélever sur les stocks des armées les matériels souhaités. A la différence des contrats commerciaux, il ne s’agit pas d’armes neuves. Les cessions à titre gratuit doivent être autorisées expressément par le Ministre de la Défense, les cessions à titre onéreux ne nécessitent pas une telle autorisation. En cas de cession directe, la procédure est plus rapide, puisque les deux étapes de l’obtention de l’agrément de la CIEEMG et de la délivrance de l’AEMG se confondent. Dans les faits, bien souvent les cessions directes s’effectuent sans qu’il y ait une AEMG ni même délivrance d’une régularisation postérieure de la procédure. Le Rwanda n’a pas échappé à cette pratique.

      b) La livraison d’armes au Rwanda par la France
      de 1990 à 1994

LES AGRÉMENTS DÉLIVRÉS PAR LA CIEEMG

                   
 

1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

Nbre de CIEEMG 4 3 4 16 11 17 6 1

Valeur en millions de francs

50 19 116 191 48 122 44 1
Source : ministère de la Défense

L’année 1994 n’est pas significative, puisque le dernier agrément délivré par la CIEEMG concernant des ventes de matériels de guerre au Rwanda remonte au 20 janvier 1994.

      (1) Les autorisations d’exportation de matériels de guerre (AEMG)

·  Les AEMG au Rwanda, de 1990 à 1994, ont porté principalement sur les matériels suivants :

Armes  

    Radars Rasura

    6

    Postes de tir Milan

    2

    Lance-roquettes 68 mm SNEB

    6

    Mortiers de 120 mm

    6

    Mitrailleuses 12,7 mm

    50

Munitions  

    Munitions de mortiers de 60 mm

    5 550

    Munitions de mortiers de 81 mm

    2 000

    Munitions de mortiers de 120 mm

    6 000

    Obus de 90 mm pour AML

    1 300

    Roquettes de 68 mm

    800

    Munitions de 12,7 mm

    100 000

    Munitions de 7,62 mm

    5 000

    Munitions de 5,56 mm

    700 000

Plates-formes  

    Hélicoptères Gazelle

    3

·  Exprimées en valeur, les AEMG représentent sur la période du 1er janvier 1990 au 6 avril 1994, date de la dernière AEMG, un total d’environ 137 millions de francs ainsi répartis :

RÉCAPITULATIF DES AEMG DE 1990 À 1994

 

1990

1991

1992

1993

1994

Nombre d’AEMG 13 9 33 23 6
Valeur en millions de francs 9 5 90 32 0,4

      (2) Les cessions directes

·  Les cessions directes de matériels de guerre au Rwanda, de 1990 à 1994, ont concerné principalement les matériels suivants :

Armes  

    Radars Rasura

    6

    Mitrailleuses 12,7 mm

    70

    Canons de 105 mm

    8

Munitions  

    Munitions de mortiers de 60 mm

    1 000

    Munitions de mortiers de 81 mm

    2 000

    Trépieds de mitrailleuses

    25

    Munitions de 12,7 mm

    32 400

    Explosifs de 105 mm

    6 000

Plates-formes  

    Hélicoptères Gazelle

    3

Les cessions directes onéreuses ont porté essentiellement sur l’achat de munitions -cartouches de 90mm à obus explosif, obus explosifs de mortiers de 120mm- de matériels et vêtements -tentes, parkas, parachutes...- et de pièces de rechange pour hélicoptères Alouette II. Les cessions directes à titre gratuit ont concerné, outre des matériels similaires à ceux décrits ci-dessus, des radars Rasura, des mitrailleuses, des canons de 105mm, c’est-à-dire des matériels plus importants et plus coûteux.

Dans l’ensemble, ces cessions directes, à titre gratuit comme à titre onéreux, n’ont que très rarement fait l’objet d’une AEMG et ont été réalisées directement.

Parmi les opérations de cessions directes bénéficiant d’une AEMG, on trouve l’exportation de 6 radars Rasura, de 50 mitrailleuses de 12,7 mm, de pièces de rechange pour Alouette II, de cartouches à obus explosifs de 90 mm. Soit 5 opérations sur 36 au total.

31 cessions directes d’armes et munitions au Rwanda ont donc été réalisées sans respect des procédures, mais cette situation, qui n’est pas propre au Rwanda, ne peut donc être retenue comme illustrative d’une quelconque spécificité. Il y a cependant là une question de principe, qui méritait d’être soulignée.

·  En valeur, les cessions directes représentent un total d’environ 42 millions de francs ainsi répartis.

RÉCAPITULATIF DES CESSIONS DIRECTES ONÉREUSES

           

(en millions de francs)

 

1990

1991

1992

1993

1994

Valeur

3,3

0,4

8,5

6,0

0

RÉCAPITULATIF DES CESSIONS DIRECTES GRATUITES

           

(en millions de francs)

 

1990

1991

1992

1993

1994

Valeur FF

0

1,3

14,9

8,4

0

Les pics que constituent les années 1992 et 1993 montrent que les cessions directes d’armements prélevés sur les stocks de l’armée se sont réalisées à une période où se déroulaient sur le terrain des affrontements violents (offensives de Byumba en 1992 et de Ruhengeri en 1993) et où se tenaient en parallèle les négociations d’Arusha.

      c) La politique de la France de 1990 à 1994

La France a livré des armes au Rwanda mais elle n’a pas répondu systématiquement à ses demandes. Quelques heures après l’offensive du 1er octobre 1990, le Président Juvénal Habyarimana demande assistance à la France et souhaite notamment que lui soit fourni un appui aérien. Le Général Jean Varret, entendu par la Mission, a déclaré que cette demande du Président rwandais d’un appui-feu Jaguar “ lui était apparue hors de propos ” et a indiqué lui avoir répondu que “ ce n’était pas là le but de l’action de la France ”, mais que “ cette demande avait néanmoins été transmise à Paris ”.

Cet appui-feu ne sera pas accordé au Rwanda, au grand regret du Président Juvénal Habyarimana, qui a insisté à plusieurs reprises, n’hésitant pas à forcer le trait en allant jusqu’à dire, le 6 octobre, que son armée devait faire face à “ des masses d’assaillants ... dont beaucoup sont drogués ”, puis le 7 octobre “ que la phase diplomatique est dépassée et que si les avions français n’interviennent pas sous 24 ou 36 heures, Kigali ne pourra pas tenir ”.

La transformation des graves incidents survenus dans Kigali dans la nuit du 4 au 5 octobre à l’instigation de Tutsis ou de sympathisants de la cause FPR, en attaque de la capitale par des éléments du FPR venus de l’extérieur, participe incontestablement du même désir d’obtenir de la France cet appui-feu aérien “ aussi rapide que discret et efficace ”.

Il apparaît également que la France, tout en procédant à des livraisons d’armes ou de munitions, en aurait conditionné l’utilisation à des moments stratégiques dans l’évolution du conflit. Telle est notamment l’analyse faite par M. James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense, devant la Mission. Selon lui, la France considérait que le Gouvernement rwandais ne pourrait concevoir la nécessité d’une négociation politique avec le FPR que si ce dernier prenait possession d’une partie du territoire.

M. James Gasana a déclaré que la France avait pour cela permis au FPR en mai 1992 de conquérir une partie de la commune de Muyumba, les commandes passées à la France n’ayant pas été livrées à temps. Sur cette affaire, un télégramme diplomatique, daté du 12 mars 1992, de l’ambassade de France à Kigali indique que le Général Jean Varret, lors de son audience avec le Président Juvénal Habyarimana, a rappelé les efforts faits par la France pour répondre à des demandes de munitions dont la fourniture avait été retardée pour des raisons strictement administratives et techniques. M. James Gasana a également précisé “ qu’en juin 1992, alors que les forces rwandaises venaient d’acquérir des obusiers français de 105 mm, la France leur en a refusé l’utilisation alors que les FAR étaient en mesure de reprendre le contrôle des hauteurs des communes du Kiyombe et Kivuye. La perte de ces hauteurs dont le FPR conservera le contrôle sera un des facteurs déterminants de la suite de la guerre. L’autorisation d’agir ne sera donnée que lorsque, après avoir décidé d’acheter des obusiers 125 mm à l’Egypte, les instructeurs égyptiens arriveront à Kigali ”.

M. James Gasana a par ailleurs souligné que les prix des armes légères françaises étaient supérieurs à ceux pratiqués par la concurrence. La législation rwandaise sur les marchés publics adoptée en 1992 exigeant au moins trois offres par lot de commande, la France ne figurait pas parmi les plus gros fournisseurs.

Compte tenu des informations dont la Mission a disposé, il est certain que l’Afrique du Sud figure en bonne place parmi les fournisseurs du Rwanda en armement et met par la même occasion le Rwanda en situation de violation de la convention 558 du 13 décembre 1984 qui déclare l’embargo à l’encontre de l’Afrique du Sud, avec laquelle théoriquement il est interdit de commercer.

En revanche, il paraît plus difficile de souscrire à l’analyse de M. James Gasana, estimant qu’en 1992, la France aurait volontairement et indirectement laissé le FPR progresser territorialement dans la mesure où la France a apporté régulièrement au Rwanda de 1990 à 1994 un soutien en matériel, armements et munitions. Le fait que certaines demandes comme l’appui-feu aérien aient été refusées ne contredit pas cet état de fait mais signifie simplement que, compte tenu du dimensionnement de l’armée rwandaise, une telle demande a semblé inappropriée.

L’étude des AEMG de 1990 à 1994, confrontée aux informations fournies par la Direction générale des douanes sur la même période, permet de dire que l’ensemble des matériels de guerre dont l’exportation a été autorisée ont été effectivement livrés au Rwanda.

Ainsi, deux postes de tir pour missile Milan fournis par Euromissile ont bénéficié d’une AEMG le 29 mai 1990 et sont passés en douane le 4 juillet 1990.

En 1991, l’Office général de l’air reçoit pour des rechanges d’hélicoptères Gazelle, Alouette et Ecureuil une autorisation d’exportation le 18 décembre 1991 qui seront exportés le 8 avril 1992, d’après les statistiques douanières.

En 1992, Eurocopter reçoit une autorisation d’exportation datée du 27 janvier portant sur trois hélicoptères Gazelle SA 342 avec des capabilités d’armement (parties fixes et mobiles pour canon-lance roquettes et canon axial) et des pièces de rechanges. Le marché représentant environ 42 millions de francs s’effectuera en plusieurs fois entre le 22 avril et le 6 novembre 1992. Les trois hélicoptères Gazelle ont été exportés aux dates suivantes : 22 avril 1992, 1er juillet 1992, 9 octobre 1992.

Ce marché correspond à une commande passée par le Gouvernement rwandais le 20 avril 1991 qui à l’époque souhaitait donner la priorité en matière d’armement aux hélicoptères de combat. Il faut rappeler à ce sujet qu’un hélicoptère Gazelle avait été abattu en octobre 1990 par le FPR.

La France a d’autre part assuré le suivi de cette livraison puisque plusieurs AEMG ultérieures concernent des pièces de rechange de ces hélicoptères Gazelle qui seront notamment exportées en 1993 par l’Office général de l’air ou la société Eurocopter.

Outre les matériels conventionnels classiques, la France a également livré au Rwanda via la société Thomson-CSF de nombreux équipements de cryptophonie avec accessoire et maintenance, plusieurs centaines d’émetteurs-récepteurs, dont certains portatifs, ainsi que quatre postes téléphoniques numériques de haute sécurité TRC 7700 exportés le 4 mai 1992 d’après les statistiques douanières.

Les livraisons d’armes et de matériel vont se poursuivre après l’offensive sur Byumba menée en juin 1992 et la conclusion d’un accord de cessez-le -feu signé en juillet 1992 à Arusha, constituant le point de départ des négociations du même nom. L’ouverture des négociations d’Arusha que la France soutient activement sur un plan diplomatique, ne constitue pas aux yeux du ministère des Affaires étrangères un élément nouveau susceptible de modifier l’environnement contractuel des commandes d’armes et de munitions passées par le Rwanda.

Ainsi le 12 août 1992, le Quai d’Orsay considère-t-il que les termes de l’accord d’Arusha ne sont pas de nature à remettre en cause la cession de 2 000 obus de 105 mm, de 20 mitrailleuses de 12,7 mm et de 32 400 cartouches.

Les autorités françaises ont par ailleurs tenu à ce que les forces armées rwandaises soient toujours régulièrement approvisionnées en munitions lors des différentes offensives sérieuses menées par le FPR.

Ainsi en février 1993, alors que le détachement Noroît vient d’être renforcé d’une compagnie des EFAO en raison de l’aggravation de la situation sur le terrain, l’état-major des armées rappelle à l’attaché de défense qu’il lui revient de “ faire en sorte que l’armée rwandaise ne se trouve pas en rupture de stocks de munitions sensibles... et que les livraisons aux FAR de matériels militaires s’effectuent dans la plus grande discrétion ”.

De fait, dans la chronologie qu’il établit dans son rapport de fin de mission, le Colonel Philippe Tracqui, commandant le détachement Noroît pour la période allant du 8 février 1993 au 21 mars 1993, note “ vendredi 12 février 1993 : poser d’un DC8 avec 50 mitrailleuses 12,7 mm plus 100 000 cartouches pour les FAR. Mercredi 17 février 1993 : poser d’un Boeing 747 avec déchargement discret par les FAR d’obus de 105 mm et de roquettes de 68 mm (Alat) ”.

Les livraisons d’armes et de munitions, jointes à l’opération d’assistance opérationnelle menée quelques jours plus tard à partir du 23 février par le Lieutenant-Colonel Didier Tauzin, permettront aux FAR de redresser spectaculairement la situation en une quinzaine de jours face au FPR.

La France n’est pas la seule à fournir des armes aux FAR. L’Afrique du Sud, l’Egypte, la Russie ou Israël comptent aussi parmi les fournisseurs du Rwanda. D’après les relevés établis par les militaires français présents au Rwanda -commandant des opérations ou attaché de défense- des livraisons de matériels de guerre ont été régulièrement effectuées par ces pays dès l’offensive d’octobre 1990.

Le 4 décembre 1990, le Ministre de la Défense rwandais commande à l’Egypte trois Gazelle roquettes ainsi que des munitions et à l’URSS du matériel d’artillerie sol-sol et sol-air.

Le 15 juillet 1991, le chargé d’affaires russe indique à l’attaché de défense français que le Rwanda a passé commande à titre onéreux à son pays de 50 mortiers, 6 obusiers, 30 mitrailleuses et de missiles SA 16 dont le nombre n’est pas précisé, ainsi que des munitions correspondant à ces armements. Le chargé d’affaires russe indique que la commande est prête à livrer sous réserve de la confirmation du Rwanda qui devra alors verser une provision.

En avril et mai 1992, plusieurs rotations d’appareils en provenance d’Afrique du Sud ou d’Egypte livrent aux FAR des munitions, essentiellement des cartouches et des obus.

Début novembre 1992, l’attaché de défense recense l’arrivée de 7 avions cargo sud-africains qui livrent à nouveau des mortiers, des mitrailleurs, des fusils, grenades... et indique que c’est dans un cadre défensif que ces achats ont été réalisés, car dans l’hypothèse d’une reprise du conflit sur l’ensemble du front, les stocks permettent aux FAR de tenir au mieux quinze jours. Il relève également des livraisons de munitions par Israël à cette même période.

La presse a par ailleurs fait état d’une violation par la France de l’embargo posé par elle le 8 avril et par l’ONU le 17 mai. Il est ainsi reproché à la SOFREMAS, société française d’exploitation de matériels et systèmes d’armement contrôlé par l’Etat d’avoir rompu l’embargo en procédant à des livraisons via Goma au Zaïre. De même, la société Luchaire, dépendant à 100 % de Giat Industries, aurait également procédé par ce biais à des livraisons.

Dans son rapport de mai 1995, Human Rights Watch indique avoir appris du personnel de l’aéroport et d’un homme d’affaires local que cinq convois étaient arrivés à Goma en mai et juin 1994 contenant de l’armement et des munitions venant de France et destinés aux FAR.

Sur ces différents points, la Mission n’a pas pu recueillir à ce jour d’éléments probants, en dépit des demandes qu’elle a formulées pour obtenir, notamment de l’association Human Rights Watch, copie des documents ou bordereaux relatifs à la SOFREMAS et trouvés au Zaïre dans un bus abandonné près de Goma.

En revanche, sur la livraison d’armes effectuée par l’Egypte en 1992 et qui aurait reçu la caution bancaire du Crédit Lyonnais, son Président Jean Peyrelevade a adressé au Président de la Mission les précisions suivantes “ les recherches auxquelles nous nous sommes livrés font apparaître que l’ambassade d’Egypte auprès du Royaume-Uni disposait d’un compte à notre agence de Londres, de même que les forces armées égyptiennes auprès de notre agence du Caire. Mais ni dans une agence, ni dans l’autre, il n’a été identifié aucune implication par voie de garantie ou de crédit documentaire dans l’exécution du contrat sur lequel vous m’interrogez ”.

L’élément de preuve sur lequel s’appuie l’association Human Rights Watch pour déceler la présence de la France derrière l’Egypte n’est que la reproduction d’un contrat sans en-tête et non signé qui vise effectivement trois parties, le Gouvernement rwandais dit “ l’acheteur ”, le Gouvernement égyptien dit “ le fournisseur ” et la caution bancaire dite “ la banque ” qui reste non identifiée, puisque la version anglaise laisse même apparaître un blanc à côté du nom de la banque. Dans ces conditions, il est apparu difficile à la Mission de tirer de ces quelques éléments des conclusions définitives.

De façon générale, qu’il y ait eu du trafic d’armes incontrôlé, cela est plus que probable si l’on se réfère par exemple aux transactions menées par la société Dyl-Invest. Comme l’a fait remarquer M. Ahmedou Ould-Abdallah à la Mission, l’Afrique est aujourd’hui remplie d’armes venues du trafic et, selon lui, il est illusoire de prétendre pouvoir un jour arriver à contrôler et sanctionner ces flux illicites.

En revanche, la violation de l’embargo et les exportations illégales d’armements, qui auraient été connues des autorités françaises et qu’elles auraient laissé se produire n’ont pas été démontrées.

On sait au contraire que les fournisseurs ayant “ pignon sur rue ” se sont, pour certains, posé des questions quant à la nécessité, avant même le prononcé de l’embargo par la France, de poursuivre certaines livraisons. Ainsi la Mission a-t-elle eu connaissance du fait que la société Thomson-Brandt s’est interrogée sur le bien fondé de la livraison de 2 000 obus supplémentaires au Rwanda en février 1994.

La question a enfin été soulevée de la livraison éventuelle, après la décision d’embargo, de pièces de rechange pour des hélicoptères Alouette II.

D’après les documents actuellement en sa possession, la Mission juge que cette exportation s’est faite avant l’embargo, même si cette cession onéreuse a connu une procédure compliquée.

III. — LE PROCESSUS D’ARUSHA

    A. LA RECHERCHE D’UNE SOLUTION NÉGOCIÉE

Si l’on en croit l’un de ses visas, l’accord de paix d’Arusha est destiné à constituer “ la base d’une paix durable recherchée par le peuple rwandais pour les générations présentes et futures ”. Soulignant que ces accords avaient été obtenus après de longues négociations au cours desquelles facilitateur, médiateur et observateurs étrangers jouèrent un rôle important, l’actuel Ministre de la justice burundais a confié au rapporteur M. Pierre Brana ce qu’il a estimé être l’erreur principale de ces négociations : “ on n’importe pas la paix ”. Il a regretté qu'à cette époque, la population, toujours traumatisée par le souvenir des massacres passés, n'ait pas été suffisamment informée de cette volonté de paix.

      1. Les étapes des négociations d’Arusha

· Comme évoqué ci-dessus, le Gouvernement rwandais nommé le 16 avril 1992, avec à sa tête M. Dismas Nsengiyaremye du Mouvement démocratique républicain, s’était donné, comme point essentiel de son programme, de restaurer durablement la paix et de favoriser la réconciliation nationale. Des négociations directes entre le nouveau Gouvernement et le FPR se sont engagées en juin 1992, qui ont conduit à la conclusion, le 12 juillet à Arusha, d’un accord de cessez-le-feu. Cet accord prévoyait de surcroît dans son principe, le partage du pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition et l’intégration des soldats du FPR dans l’armée rwandaise.

De nouvelles négociations se sont ouvertes à compter du 10 août 1992 et ont abouti à la signature le 18 août d’un protocole d’accord relatif à l’Etat de droit, puis les 30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993, de deux autres protocoles relatifs au partage du pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition à base élargie. Les sujets encore en discussion concernaient la constitution d’une armée nationale rwandaise, le problème des réfugiés et quelques points politiques en suspens, telle la durée de la période de transition.

Les concessions faites au FPR dans le cadre de ces derniers protocoles, et plus précisément le transfert des pouvoirs du Président au Gouvernement et la répartition des portefeuilles ministériels -notamment le fait que la CDR ait été écartée du Gouvernement pendant la période de transition- provoquèrent de fortes tensions politiques qui furent à l’origine de nouveaux massacres de Tutsis dans le nord-est du pays. Ces massacres entraînèrent à leur tour une rupture du cessez-le-feu, le FPR lançant, le 8 février 1993, une offensive généralisée qui lui permit d’avancer jusqu’à 25 kilomètres de Kigali.

L’ampleur de cette offensive laisse toutefois à penser que celle-ci n’était pas simplement un geste de rétorsion mais qu’elle était préparée depuis de longs mois dans le but d’élargir la zone d’emprise du FPR sur le nord du pays. Elle semble constituer une application de cette stratégie, qui avait si bien réussi à la NRA ougandaise, du “ talk and fight ”, négocier et combattre.

Un cessez-le-feu effectif est obtenu à partir du 21 février et formalisé le 7 mars 1993 à Dar Es-Salam. L’accord conclu prévoit le retrait des troupes des zones occupées depuis le 8 février. Dans les faits, le FPR semble être demeuré présent dans la zone tampon.

Les négociations d’Arusha, qui avaient été suspendues durant les combats, reprennent le 16 mars 1993 sur les points en suspens.

La question la plus délicate, que M. Jean-Christophe Belliard a soulignée devant la Mission, est celle relative à la proportion de la future armée rwandaise qui inclurait des éléments FPR. Les négociations sont d’autant plus âpres que les négociateurs ont tendance à considérer l’armée davantage comme une garantie de protection pour les groupes “ ethniques ” dont les militaires sont issus que comme une protection du régime et des citoyens.

Après la signature d’un nouveau protocole le 9 juin 1993 sur le rapatriement des réfugiés rwandais et la réinstallation des personnes déplacées, l’accord de paix final est signé le 4 août 1993, en même temps que les deux derniers protocoles portant respectivement sur l’intégration des forces armées des deux parties et sur les questions diverses.

Cette rapide description des négociations des accords d’Arusha qui ont duré plus d’une année, ne donne qu’une petite idée des incertitudes, des revirements et des blocages qui les ont tour à tour ponctués. La formule utilisée par M. Gérard Prunier, dans son ouvrage intitulé Rwanda : le génocide, “ une paix par épuisement ”, est davantage évocatrice.

· Les auditions par la Mission de M. Jean-Christophe Belliard, qui fut le représentant de la France en qualité d’observateur aux négociations d’Arusha, et de M. Claver Kanyarushoki, qui faisait partie de la délégation rwandaise, rendent un peu de l’atmosphère de ces négociations. M. Jean-Christophe Belliard a décrit à la Mission l’attitude des deux délégations en présence : “ la délégation du FPR était une délégation unie qui parlait d’une seule voix. Le président en était M. Pasteur Bizimungu, qui est aujourd’hui Président du Rwanda. (...). Lorsqu’on faisait une proposition à cette délégation rwandaise, elle disait toujours " on vous répondra demain ". Entre-temps, un contact était opéré (...) avec M. Paul Kagame, qui se trouvait à l’époque à Mulindi. En fait, la délégation du FPR, c’était M. Paul Kagame. M. Paul Kagame décidait et M. Pasteur Bizimungu parlait ”.

De l’avis général, la délégation FPR a fait preuve dans ces négociations d’une très grande habileté. Confortant ses positions par des pressions militaires, se montrant tour à tour intransigeante ou conciliante, elle a obtenu des accords -nous y reviendrons- qui lui sont globalement favorables.

En revanche, toujours selon les souvenirs de M. Jean-Christophe Belliard, “ la délégation rwandaise était en perpétuel désaccord et donc en situation de faiblesse dans cette négociation ”. Le Président de la délégation rwandaise, M. Boniface Ngulinzira, Ministre des Affaires étrangères, membre, comme le Premier Ministre, du parti de l’opposition MDR - il sera assassiné au lendemain du 6 avril 1994 -, est contraint dans les faits de mener de front une double négociation, non seulement avec le FPR, mais aussi avec les membres de sa délégation. M. Claver Kanyarushoki a confirmé devant la Mission “ qu’à partir d’octobre 1992, les désaccords au sein du Gouvernement de coalition à Kigali se transposaient au sein de la délégation, qui était devenue une mosaïque des représentants de différents partis, qui provoquaient parfois quelques incidents ”. L’ex-parti unique, le MRND, accusait M. Ngulinzira, tout particulièrement après la signature du protocole sur le partage du pouvoir, d’outrepasser son mandat et de choisir de défendre d’abord les intérêts de son parti.

Les conditions de négociation laissaient mal augurer des conditions de mise en oeuvre. “ A Arusha ”, a souligné M. Herman Cohen devant la Mission, “ un siège restait vide, celui du Président Juvénal Habyarimana qui n’était pas présent. Le Ministre des affaires étrangères du Rwanda négociait de fait sans l’appui du Président Juvénal Habyarimana et il semblait impossible d’envisager la mise en oeuvre des accords obtenus dans ces conditions ”.

Pourtant, les observateurs veulent rester optimistes, comme l’illustre cet extrait d’une note de la direction des affaires africaines et malgaches du Ministère des Affaires étrangères français : “ quelles que soient les observations qui peuvent être faites quant aux dispositions de cet accord généralement favorables au FPR, sa signature ne peut qu’être accueillie favorablement par la France ”. L’importance accordée à la signature des accords semble l’avoir emporté sur toute autre considération, y compris peut-être sur le contenu même de l’accord et sur les réticences du Président Juvénal Habyarimana, affirmant que la délégation rwandaise va “ au-delà de son mandat ”.

      2. Le rôle des pays de la sous-région

En dépit de sa participation à plusieurs organisations régionales, le Rwanda entretenait traditionnellement des rapports délicats avec ses quatre voisins immédiats, le Zaïre, l’Ouganda, la Tanzanie et le Burundi. Il est en effet à l’origine, nous l’avons à plusieurs reprises évoqué, de l’exode de nombreuses populations qui, fuyant les différentes vagues de massacres, se sont installées en masse dans les régions frontalières, et ont représenté un facteur non négligeable de déstabilisation.

· Plusieurs raisons ont incité le Maréchal Mobutu à intervenir dans la question rwandaise. Tout d’abord, “ étant le doyen des chefs d’Etat de la région et le chef du deuxième Etat francophone du monde, comme il le disait ”, a rappelé devant la Mission M. Henri Rethoré, Ambassadeur de France au Zaïre de juin 1989 à décembre 1992, “ le Président Mobutu avait toujours voulu jouer un rôle sur la scène internationale ” et cette volonté était d’autant plus forte à cette époque que son régime devenait chaque jour de plus en plus discrédité. Il s’agissait également pour lui de préserver l’intégrité du territoire zaïrois et d’éviter la contagion des troubles rwandais dans la région du Kivu. Il faut ajouter à ces raisons les “ liens personnels très forts ”, selon la qualification de M. Henri Rethoré, entre le Maréchal Mobutu et le Président Juvénal Habyarimana.

Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que le Président zaïrois envoie à son ami rwandais, lors de l’attaque du FPR en octobre 1990, un corps d’environ 2 000 hommes, composé d’éléments de la Division spéciale présidentielle. En dépit de cette intervention, le Maréchal Mobutu est chargé par les deux parties en conflit d’assurer le rôle de médiateur et ses efforts aboutirent au cessez-le-feu de Gbadolite le 26 octobre 1990, qui ne fut pas respecté, pas plus que celui signé le 29 mars 1991 à la N’sele. Ceci explique qu'un cessez-le-feu est à nouveau signé lors d'une nouvelle rencontre de Gbadolite en septembre 1991. L’insuccès chronique de ces cessez-le-feu, l’effondrement politique intérieur du régime zaïrois, son discrédit croissant sur la scène internationale expliquent qu’à partir du début de 1991, le Président Mobutu fut progressivement mis à l’écart des négociations concernant la crise rwandaise, au profit principalement de la Tanzanie.

· L’implication de la Tanzanie dans la recherche d’un règlement de la crise rwandaise devint manifeste, avec l’organisation d’un sommet régional à Dar Es-Salam en février 1991 sur les questions relatives aux réfugiés. Cette action médiatrice est certes justifiée par la volonté du Président Mwinyi de saisir l’opportunité de renouer avec un prestige international qui appartenait à la Tanzanie à l’époque du Président Nyerere. Elle répond également aux intérêts bien compris de ce pays : refuser de laisser se développer, en raison des risques de contagion, une situation de désordre sur ses frontières; permettre aux réfugiés rwandais installés en Tanzanie, qui représentent un poids et un facteur de déstabilisation non négligeables, de retourner dans leur pays d’origine; assurer une reprise économique qui passe inéluctablement par le développement du commerce de transit avec le Burundi et le Rwanda. C’est donc sans surprise que la Mission a entendu M. Bernard Lodiot, Ambassadeur de France en Tanzanie de mars 1990 à décembre 1992 déclarer : “ pendant toute la durée de son séjour à Dar Es-Salam, le problème du Rwanda et de la stabilité régionale a toujours été au coeur des entretiens qu’il avait eus, tant avec le Président Mwinyi qu’avec le ministère des Affaires étrangères et ses divers interlocuteurs habituels ”.

La Tanzanie a joué un rôle particulièrement important en tant que “ facilitateur ” des négociations d’Arusha. Le rôle du “ facilitateur ” tanzanien a été, de l’avis général, un élément de sérénité et d’impulsion tout au long des négociations d’Arusha et les dépêches diplomatiques en gardent de nombreuses traces. M. Georges Rochiccioli, Ambassadeur de France en Tanzanie de décembre 1992 à mai 1995, a souligné devant la Mission que les autorités tanzaniennes avaient véritablement joué “ un rôle d’arbitre ” et qu’elles s’étaient efforcées “ de maintenir la balance entre le FPR et le Gouvernement rwandais de l’époque, de façon très neutre, du moins la plus neutre possible ”.

· Le rôle de l’Ouganda en tant que principal soutien du FPR a déjà été évoqué. Cette proximité avec l’une des parties au conflit, mais aussi la suspicion des pays de la région envers les visées impérialistes du Président Yoweri Museveni, gênait l’Ouganda pour jouer un rôle de médiateur. Toutefois, l’ascendant que l’on prêtait au Président ougandais sur le FPR était une raison suffisante pour avoir recours à lui comme élément modérateur. M. Claver Kanyarushoki, qui appartenait pourtant à la délégation rwandaise, a rendu hommage devant la Mission au rôle du Président Yoweri Museveni : “ Lorsqu’il y avait un blocage provenant du FPR, tout le monde allait à Kampala. Généralement, le président ougandais, très attentif, parvenait toujours à lever ces problèmes ”. M. Yannick Gérard, qui fut Ambassadeur de France en Ouganda d’août 1990 à décembre 1993, a confirmé devant la Mission cette implication modératrice de Yoweri Museveni, qu’il a expliquée d’une part par le souci, partagé avec ses homologues de la région, d’améliorer son image internationale et d’autre part par le désir, renforcé par des raisons de politique intérieure, déjà évoquées, de trouver une solution aux problèmes des réfugiés rwandais.

·  L’influence du Burundi, qui s’était bien gardé d’intervenir dans le conflit rwandais lors de l’attaque du FPR d’octobre 1990 afin de ne pas perturber sa propre politique de réconciliation nationale, a pourtant été déterminante pour l’évolution de la crise rwandaise. M. James Gasana, qui participa aux négociations d’Arusha en tant que Ministre rwandais de la Défense, mais qui fut obligé de s’enfuir pour sauver sa vie avant la signature des accords finaux, a rapporté devant la Mission que “ le Président Juvénal Habyarimana citait le processus burundais comme un exemple à suivre dans les négociations d’Arusha ” et qu’“ il en allait de même pour l’opposition à qui cette expérience burundaise avait prouvé que des élections justes permettaient de participer à l’exercice du pouvoir ”. Cette influence bénéfique se retourna brutalement lorsqu’en octobre 1993 des militaires tutsis assassinèrent le premier Président hutu démocratiquement élu, M. Melchior Ndadaye.

On le constate en conclusion de ce paragraphe, les pays de la région n’ont pas su mettre sur pied des politiques communes et concertées et, à l’exception de la Tanzanie, ont souvent joué tour à tour le rôle de pyromane et de pompier. Empêtrés dans des difficultés internes, manquant de moyens financiers et humains, on pouvait sans doute difficilement attendre d’eux plus qu’ils n’ont fait.

      3. Le rôle de la France

“ L’action de la France au Rwanda est guidée par une volonté de stabilisation et un souci d’apaisement. Elle comporte un volet diplomatique et un volet militaire. Le premier nous a amenés à encourager le processus d’ouverture au Rwanda et à soutenir les efforts régionaux de paix ainsi que le dialogue entre les parties en conflit (...) Le second, complétant le premier, nous a conduits à dépêcher des militaires sur place, afin de protéger nos ressortissants, et à intensifier notre coopération auprès de l’armée rwandaise. La déstabilisation du Rwanda, si elle se produisait, sonnerait en effet le glas du processus de démocratisation, dans un contexte d’exacerbation des tensions communautaires ”. Cette note de la direction africaine et malgache, signée Dominique de Villepin, est datée du 24 juillet 1992. Nous avons examiné ci-dessus en détail le volet militaire de cette politique. Il nous reste à étudier le volet diplomatique.

Divers intervenants ont tenté d’en résumer devant la Mission le contenu principal.

M. Bruno Delaye a précisé que “ la France n’avait pas soutenu un homme ni un clan, mais des principes et une politique ”. Il a ensuite décrit la politique suivie par la France à l’égard du Rwanda comme “ une politique du juste milieu ”.

Pour sa part, M. Hubert Védrine a indiqué que “ la diplomatie française a consisté à se mettre " les mains dans le cambouis " ” et que “ cette politique se traduisait à l’époque, non par un soutien au régime en place, mais au contraire par une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Juvénal Habyarimana pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis y accèdent ”.

Enfin, M. Paul Dijoud a estimé que “ la politique française était nécessairement compliquée puisqu’elle s’inscrivait dans une démarche qui se voulait globale et entendait traiter non seulement les causes immédiates mais aussi ses causes plus lointaines, en posant les bases d’un processus à plus long terme ”.

Si l’on en croit tous ces jugements formulés par ceux-là mêmes qui ont contribué à la définir, la politique française à l’égard du Rwanda fut à la fois équilibrée, subtile et compliquée.

Trois axes sont néanmoins clairement identifiés :

      a) Encourager les négociations entre le Gouvernement rwandais et le FPR

La diplomatie française a beaucoup oeuvré pour encourager les négociations de paix entre le Gouvernement rwandais et le FPR. C’est ce qu’a exprimé M. Bruno Delaye devant la Mission : “ une véritable course contre la montre s’est engagée entre la logique de paix et celle des armes, entre la survie du dialogue et le basculement dans le chaos ”.

Cette politique s’est essentiellement organisée autour de deux actions : assurer un respect du cessez-le-feu; contribuer au rapprochement entre le FPR et le régime Habyarimana.

· A la suite de discussions entre les Ministres des Affaires étrangères ougandais et rwandais, organisées à Paris le 14 août 1991 sous l’égide du Quai d’Orsay, la France a accepté d’envoyer sur la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, une Mission d’observateurs français (MOF).

Opérationnelle du 26 novembre 1991 au 10 mars 1992, cette MOF avait pour mission d’enquêter sur les violations de la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, dans le contexte de guérilla menée par le FPR contre le Gouvernement rwandais. Chacun des deux pays renvoyait sur l’autre la responsabilité de ces violations. Cette MOF fut constituée d’un diplomate, M. François Gendreau, et de sept observateurs mis à disposition par le ministère de la Défense.

La France attendait de cette mission, selon une note de la direction des affaires africaines et malgaches en date du 22 octobre 1991, “ que, par sa présence, elle incite les parties à la modération et mette fin aux plaintes non fondées qui auraient pu jusqu’alors être émises ” et qu’elle informe chacune des parties et les tiers, sur le comportement de l’autre partie. Le but recherché, toujours selon la note précitée, était double : “ d’une part, que le Gouvernement ougandais modère son appui au FPR -qui serait peut-être plus enclin à négocier-, d’autre part, que le Président Juvénal Habyarimana soit davantage incité à poursuivre son ouverture ”.

Dans les faits malheureusement, ces espoirs ont été plutôt déçus car la MOF n’a pu apporter d’éléments probants sur la responsabilité des incidents, faute de moyens adaptés et alors même que la reprise des combats l’empêchait d’opérer à proximité immédiate de la frontière. Son rapport final a toutefois fait apparaître que le FPR ne pouvait opérer que s’il disposait de nombreuses facilités en territoire ougandais : ravitaillement en munitions, sites d’entraînement et centres de soins pour blessés.

Le Ministre des affaires étrangères ougandais, auquel a été communiqué le rapport final de la MOF lors d’une nouvelle réunion à Paris le 20 juin 1992 avec son homologue rwandais, s’est contenté de répondre que ce document ne contenait que “ des suppositions transformées en présomptions ”.

· La France a par ailleurs contribué à nouer le dialogue entre le Gouvernement Habyarimana et le FPR en les réunissant à Paris à diverses reprises : en octobre 1991, janvier 1992 et juin 1992. Ces discussions, la lecture des dépêches diplomatiques en témoigne, ont apporté peu d’éléments sur le fond mais ont eu néanmoins pour principal avantage d’engager véritablement un dialogue direct entre les parties.

La France a également apporté son soutien aux négociations d’Arusha.

Elle a ainsi contribué à la mise en place du Groupe des observateurs militaires neutres (GOMN) par l’Organisation de l’unité africaine, dont la création avait été décidée par l’accord de cessez-le-feu d’Arusha du 12 juillet 1992. Cette aide s’est notamment matérialisée par la prise en charge du transport des observateurs et par la fourniture de matériel de transmission.

Les dépêches diplomatiques montrent également que l’Ambassadeur est intervenu à plusieurs reprises auprès du Président Juvénal Habyarimana pour calmer ses inquiétudes et contribuer à ce qu’il accepte le compromis d’Arusha, ce qui montre bien les réticences de celui-ci. Par exemple, M. Georges Martres rend compte, par un télégramme en date du 3 novembre 1992, d’un entretien avec le Président Juvénal Habyarimana faisant suite à la signature du protocole du 30 octobre 1992 sur le partage du pouvoir : “ J’ai également insisté sur les dangers d’une remise en cause des acquis auxquels la délégation de M. Ngulinzira étaient parvenue. Le transfert des pouvoirs du Président au Conseil des Ministres conduisait à une diminution du rôle du chef de l’Etat, mais si celui-ci ne l’acceptait pas, il apparaîtrait à l’opinion publique intérieure et extérieure comme seul responsable de la rupture de l’accord, avec toutes les conséquences que cette rupture pourrait avoir sur le maintien du cessez-le-feu. Il valait mieux, lui ai-je fait valoir, porter maintenant son effort sur le mode de partage des portefeuilles ministériels et sur la désignation de l’Assemblée nationale de transition. C’est à travers le nombre de ses partisans qui figurerait dans ces deux organismes que s’affirmeraient en effet désormais les véritables pouvoirs du Président ”.

A la lecture des dépêches diplomatiques, la critique formulée devant la Mission par M. James Gasana selon laquelle l’attitude de la France durant les négociations d’Arusha auraient été “ une politique de réaction et non d’initiative ” apparaît particulièrement sévère.

Il existe des instructions écrites du ministère des Affaires étrangères à la délégation chargée de représenter la France aux négociations d’Arusha, qui définissent clairement les lignes générales défendues sur les différents points en discussion. L’extrait du télégramme du 3 novembre 1992 cité plus haut confirme davantage le témoignage devant la Mission de M. Jean-Christophe Belliard selon lequel “ son travail quotidien était de répéter aux Rwandais qu’ils allaient devoir partager le pouvoir donc faire des concessions, mais qu’en revanche, ces concessions devaient avoir des limites et rester raisonnables ”.

Toutefois, la diplomatie française n’a pas fait une analyse suffisante des arguments, des méthodes et de l’idéologie de ceux qui, dans le Gouvernement rwandais et dans l’Akazu, refusaient a priori tout accord avec le FPR et poussaient au massacre des Tutsis et des Hutus modérés. La menace d’un possible génocide a été sous-estimée alors que se multipliaient, dans la plupart des partis politiques, des branches extrémistes ouvertement racistes.

Il est à noter par ailleurs que le FPR a remercié la France, par lettre, du rôle qui fut le sien lors des négociations des accords d’Arusha.

      b) Refuser toute solution militaire

Le deuxième élément de la politique diplomatique de la France est d’affirmer clairement, selon les termes mêmes d’une note de la direction des affaires africaines et malgaches, “ le caractère inacceptable (...) d’une solution militaire à la crise rwandaise ”.

Début mars 1992, M. Daniel Bernard, directeur de cabinet du Ministre des Affaires étrangères, signe une note à l’attention du cabinet du Ministre de la Défense, qu'il conclut, après avoir rappelé les insuffisances des forces militaires rwandaises, ainsi : “ dans ce contexte, la France ne semble avoir d’autre solution que d’accentuer son appui, en particulier militaire, au Gouvernement du Rwanda ”. Le 21 mai 1992, M. Paul Dijoud, directeur des affaires africaines et malgaches, reprend cette analyse dans une note interne au Quai d’Orsay : “ Pour l’équilibre de la région et dans la perspective des négociations, il est impératif que le Rwanda ne se trouve pas en situation de faiblesse militaire ”.

Cette aide militaire que l’on présente comme un “ appui indirect à l’armée rwandaise (conseils, équipements, munitions) ” (note de la direction des affaires africaines et malgaches du 25 février 1993) poursuit un double objectif : d’une part, amener le FPR à une certaine souplesse dans les négociations en lui exprimant fermement que toute tentative militaire est dès le départ vouée à l’échec car la France s’y opposera, d’autre part renforcer le Président Juvénal Habyarimana vis-à-vis des éléments les plus durs du régime.

L’appui militaire de la France à l’armée rwandaise est perçu, comme l’explique M. Paul Dijoud dans une note du 11 mars 1992 au Ministre des Affaires étrangères, comme le seul moyen de sortir d’une contradiction qualifiée “ d’évidente ” : “ seule l’ouverture politique intérieure permettra de trouver une solution durable à la guerre avec le Front populaire rwandais, mais cette ouverture est difficilement possible dans un pays que la guerre déstabilise et radicalise de plus en plus ”.

La France estime que le renforcement de son aide militaire au Gouvernement rwandais est le seul moyen d’échapper à la logique de guerre en obligeant le FPR à s’asseoir à la table des négociations. Malheureusement, et c’est la faille du raisonnement, la volonté de paix du Gouvernement rwandais a été supposée acquise. La situation était plus complexe et la France s’est retrouvée à aider un Gouvernement à préparer la guerre qu’il désirait.

Certes, il semble y avoir eu çà et là quelques tentations pour clarifier la situation au profit du Président Juvénal Habyarimana. C’est ainsi que le 25 octobre 1990, M. Georges Martres écrit dans un télégramme : “ La situation serait beaucoup plus simple et beaucoup plus facile si le nord-est du pays était nettoyé avant la poursuite de l’action diplomatique ”. Mais de tels propos semblent refléter davantage l’opinion personnelle d’un homme que celle de la diplomatie officielle de la France. Dans une note du 19 avril 1991, la direction des affaires africaines et malgaches suggère en vue de la préparation d’une rencontre entre MM. François Mitterrand et Juvénal Habyarimana : “ Le Président de la République pourrait (...) encourager vivement son interlocuteur à adopter une attitude de modération. Les troupes rwandaises disposent en effet aujourd’hui d’un avantage certain sur le terrain ; une nouvelle offensive de leur part ne s’impose pas ; elle risquerait au contraire d’altérer l’image du Rwanda, aussi bien aux yeux des pays africains que de l’opinion internationale. Un message appuyé sera adressé dans le même sens, et par les canaux appropriés, au FPR ”. Témoignent également de cette action les nombreux refus, opposés au Gouvernement rwandais pour la livraison de certaines armes, que nous avons largement évoqués dans la partie consacrée au volet militaire de notre action.

      c) Contribuer à l'évolution politique des parties en présence

Le troisième axe de l’action diplomatique a consisté à contribuer à l’évolution politique des parties en présence pour faciliter la conclusion d’un accord.

Au Rwanda, la France a encouragé une politique d’ouverture, de démocratisation. C’est sous son impulsion qu’en 1991 et 1992, comme nous l’avons évoqué ci-dessus, le Président Juvénal Habyarimana a pris certaines mesures allant dans ce sens : réforme de la constitution, abandon du parti unique, formation d’un Gouvernement de coalition avec à sa tête un premier Ministre appartenant à l’opposition.

Expliquant cette politique devant la Mission, M. Hubert Védrine a déclaré que “ l’idée directrice était que le Rwanda, bien que le régime en place y soit l’émanation d’une immense majorité, ne pourrait échapper au cycle des massacres si n’intervenait pas un accord politique pour un partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait d’abord les Hutus du nord, l’opposition, représentée par les Hutus du Sud, d’autres opposants internes, notamment les Tutsis de l’intérieur et même l’opposition armée des Tutsis de l’extérieur exprimée par le FPR ”.

Réciproquement, des pressions similaires étaient exercées sur le FPR. M. Jean-Christophe Mitterrand a ainsi indiqué devant la Mission qu’il avait rencontré confidentiellement des représentants du FPR, M. Pasteur Bizimungu et le Major Paul Kagame, respectivement en janvier et septembre 1991, notamment pour leur “ faire partager la vision réconciliatrice de la France ”.

Consciente toutefois des limites de ses capacités à influencer directement le FPR, la France s’est employée à convaincre le Président Yoweri Museveni, directement, ou indirectement par l’intermédiaire des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, à servir de relais à ses conseils de conciliation. A titre d’exemple, dans une note du 11 mars 1992, le directeur des affaires africaines et malgaches, M. Paul Dijoud, estime souhaitable que le Président Yoweri Museveni joue un rôle plus positif dans la recherche de la paix et émet l’hypothèse que peut-être “ la promesse de faire entrer l’Ouganda dans la liste des pays du champ pourrait y contribuer ”.

Le Secrétaire d’Etat adjoint américain pour les affaires africaines, M. Herman Cohen, est ainsi convié à la réunion le 20 juin 1992 au cours de laquelle est remis aux Ministres des affaires étrangères rwandais et ougandais le rapport de la MOF, ce qui lui permet, selon le compte rendu du 22 juin 1992 de la direction des affaires malgaches et africaines, de signifier “ clairement au Ministre ougandais que les services américains disposaient de renseignements précis sur l’implantation du FPR en Ouganda et que, si le cessez-le-feu n’était pas effectif d’ici au mois d’octobre, les Etats-Unis pourraient reconsidérer leur assistance à ce pays ”.

La France s’est engagée si avant dans le processus de démocratisation rwandais qu’elle en est venue à estimer que sa crédibilité serait compromise sur le continent africain, dès lors qu’il apparaîtrait que le pouvoir à Kigali pouvait toujours se conquérir par les armes. Le Président Juvénal Habyarimana avait beau jeu de rappeler que c’était la France qui l’avait engagé dans la voie de la démocratie et du multipartisme et que dès lors, elle devait l’aider à accompagner et maîtriser le processus, notamment en l’assurant contre toutes les tentatives de conquête militaire du pouvoir entreprises par le FPR. La France a accepté elle-même de se laisser piéger. M. Hubert Védrine a ainsi reconnu devant la Mission que l’on pouvait “ se demander si la France (...) avait été bien inspirée de s’engager à ce point (...) et estimer maladroite une politique aussi interventionniste ”.

C’est ce constat, rendu encore plus évident après l’offensive généralisée du FPR le 8 février 1993, qui a incité la France à internationaliser la solution du conflit et à passer le relais aux Nations Unies.

      4. Le rôle de l’OUA et de l’ONU

      a) Les limites de l’action de l’OUA

Dans un premier temps, c’est l’OUA, et non l’ONU, qui a été impliquée dans le règlement de la crise rwandaise. Une telle répartition des rôles n’est pas en soi surprenante. La Charte des Nations Unies prévoit en effet la possibilité de recourir aux organismes régionaux et M. Boutros Boutros-Ghali était traditionnellement partisan que les problèmes régionaux soient traités en premier lieu par les organisations internationales régionales.

L’OUA a ainsi décidé le 12 juillet 1992, nous avons déjà eu l’occasion de l’évoquer, la création d’un Groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN), composé de 50 personnes, pour surveiller la zone tampon entre la partie du Rwanda contrôlée par le FPR à la suite de son attaque du 1er octobre 1990, et le reste du pays. La création du GOMN a constitué une précaution inutile et n’a pas empêché le FPR d’attaquer la zone tampon le 8 février 1993. La direction des affaires africaines du ministère des Affaires étrangères français estimait encore en mai 1993 que le GOMN n’était toujours pas en mesure d’accomplir sa tâche correctement. La communauté internationale a espéré remédier à l’inefficacité de ce groupement en augmentant ses effectifs à 132 personnes en août 1993.

Lorsque l’ONU intervient pour la première fois sur le dossier rwandais le 12 mars 1993, elle reconnaît et met en avant le rôle de l’OUA, et les efforts que cette organisation a déployés pour promouvoir une solution politique négociée mettant fin au conflit du Rwanda. La résolution 812, votée ce même jour, invite ainsi le Secrétaire général de l’ONU à étudier “ la possibilité d’établir une force internationale sous les auspices de l’OUA et des Nations Unies, chargée entre autres de l’assistance humanitaire et de la protection de la population civile et du soutien à la force de l’OUA pour le contrôle du cessez-le-feu ”. Elle invite également le Secrétaire général à “ examiner la demande du Rwanda et de l’Ouganda pour le déploiement d’observateurs à la frontière entre ces deux pays ” Elle demande explicitement au Secrétaire général “ de coordonner étroitement ses efforts avec ceux de l’OUA ”.

Cette résolution traduit assez fidèlement le sentiment des membres occidentaux du Conseil de sécurité selon lequel c’est à l’OUA qu’il revient de jouer un rôle central, l’ONU ne devant avoir qu’une fonction de simple “ conseiller technique ”.

M. Herman Cohen a confirmé devant la Mission que  lorsqu’il était aux affaires, c’est à dire d’avril 1989 à avril 1993, les Etats-Unis “ encourageaient à l’époque les efforts de l’OUA qui leur semblait devoir être privilégié par rapport à l’ONU ”.

Mais de fait l'OUA n’a joué aucun rôle concret sur le terrain. Comme M. Mtango, Secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères et de la coopération tanzanien, l'a dit au rapporteur M. Pierre Brana : “ l'OUA a fait de son mieux, mais elle n'a jamais eu les moyens de sa politique ”.

      b) Les premières implications de l’ONU

Le vote à l’unanimité de la résolution 846 du 22 juin 1993 représente un pas de plus dans l’implication des Nations Unies dans la crise rwandaise, mais cet engagement est toujours marqué de la part du Conseil de sécurité par une certaine circonspection.

Prenant note “ des demandes formulées - le 22 février 1993 - par les Gouvernements du Rwanda et de l’Ouganda concernant le déploiement d’observateurs le long de leur frontière commune ”, la résolution 846 crée “ la Mission d’observation des Nations Unies Ouganda-Rwanda (MONUOR) qui sera déployée du côté ougandais de la frontière ” afin de vérifier qu’aucune assistance militaire ne provient au FPR de la part de l’Ouganda. La MONUOR, dont l’effectif s’élève à 81 personnes, n’est pas déployée du côté rwandais en raison du refus du FPR qui contrôle ce côté de la frontière. Avant le vote de cette résolution, le FPR a lancé une mise en garde contre les effets négatifs que pourrait avoir le déploiement de ces observateurs sur les discussions en cours à Arusha. Les Etats-Unis ont de leur côté, bien qu’ils aient finalement donné leur feu vert, fait preuve, selon les dépêches diplomatiques d’une attitude obstinée et tatillonne contestant l’utilisation de chaque hélicoptère et de chaque observateur.

Selon M. Bruno Delaye, “ les observateurs de la MONUOR, faute de moyens d’observation qui ne lui seront jamais envoyés, notamment des hélicoptères et des jumelles infrarouges, se révéleront totalement inopérants ”. Ce jugement est également celui de M. Jean-Bernard Mérimée selon lequel “ la MONUOR n’a jamais été une force d’observation efficace ”. Dans les faits, la MONUOR ne commence à se déployer qu’à partir du 18 août 1993 et n’atteint son effectif prévu que le 30 septembre.

L’ONU est poussée à s’engager encore davantage par la France, qui a décidé de se désengager militairement du Rwanda. M. Bruno Delaye a indiqué que le Président François Mitterrand avait explicitement confirmé cette position de passer le relais au plus vite aux Nations Unies, au conseil restreint du 3 mars 1993. M. Jean-Pierre Lafon a indiqué de son côté que “ la France avait entrepris la première, à New York, début mars 1993, les démarches nécessaires pour impliquer l’organisation des Nations-Unies dans la recherche d’un règlement du conflit ” et que “ des instructions de la direction des Nations Unies du Quai d'Orsay ont été envoyées à notre Ambassadeur à l’ONU à cet effet ”. La lecture des dépêches diplomatiques montre effectivement que l’ambassade de France déploie à partir de cette date une intense activité diplomatique allant dans ce sens.

Les Etats voisins du Rwanda, à savoir la République Unie de Tanzanie, l’Ouganda, le Zaïre et le Kenya souhaitent également que les Nations Unies prennent leur part du fardeau consistant à rétablir la paix au Rwanda.

La principale réticence vient des Etats-Unis qui, M. Herman Cohen l’a rappelé devant la Mission, “ après l’épisode somalien, (...) étaient devenus allergiques à toute intervention militaire de l’ONU dans les pays sous-développés ”. Il a rappelé également que les Etats-Unis avaient un gros arriéré envers les Nations Unies, et que pour cette raison, ils ne voulaient pas autoriser des opérations qui augmenteraient leur dette. Par ailleurs le Président Clinton, dans une intervention devant l’Assemblée générale des Nations Unies avait déclaré que les Nations Unies devaient apprendre à dire “ non ” aux opérations de maintien de la paix qui apparaîtraient irréalisables. Il avait fixé un certain nombre de critères précis à l’assentiment futur des Etats-Unis.

Mais les accords d’Arusha font de l’engagement des Nations Unies sur le terrain une condition sine qua non de l’application du processus de paix.

    B. LA FRAGILITÉ DES ACCORDS D’ARUSHA

M. Jean-Christophe Belliard a rapporté devant la Mission que, le 4 août 1993, jour de la signature de l’accord de paix, avait été un jour de fête à Arusha : “ on voyait les Rwandais des deux délégations s’embrasser, danser ensemble, alors que si, jusque là, les deux parties se saluaient, il n’y avait jamais eu une telle familiarité ”. M. Jean-Michel Marlaud évoque également dans un télégramme en date du 6 août 1993 “ l’atmosphère très détendue ” qui prévalait lors de la signature, vécue comme un “ moment de réconciliation ”.

Dans le télégramme précité, M. Jean-Michel Marlaud s’interroge cependant pour savoir “ si cette euphorie survivra longtemps aux craintes implicitement exprimées par les deux signataires de l’accord : crainte du Président Juvénal Habyarimana de voir ses adversaires animés par un esprit de revanche, méfiance du FPR qui soupçonne le Chef de l’Etat de vouloir revenir sur ses concessions, inquiétude des uns et des autres devant le risque d’un désengagement de la communauté internationale, maintenant que l’accord de paix est signé ”.

      1. Le contenu des accords

L’accord de paix signé à Arusha le 4 août 1993 constitue ce que M. Filip Reyntjens a appelé “ une enveloppe ” dont le contenu est constitué par plusieurs accords et protocoles :

— l’accord de cessez-le-feu signé à la N’sele, le 29 mars 1991, et amendé à Gbadolite, le 16 septembre 1991 et à Arusha, le 12 juillet 1992 ;

— le protocole d’accord relatif à l’état de droit, signé à Arusha le 18 août 1992 ;

— les protocoles d’accord sur le partage du pouvoir dans le cadre d’un Gouvernement de transition à base élargie, signés à Arusha, le 30 octobre 1992 et le 9 janvier 1993 ;

— le protocole relatif à l’intégration des forces armées des deux parties, signé à Arusha le 3 août 1993 ;

— le protocole d’accord portant sur les questions diverses et dispositions finales, signé à Arusha le 3 août 1993.

Les accords d’Arusha mettent fin à la guerre entre le Gouvernement de la République rwandaise et le FPR (article 1er de l’accord de paix) et constituent indissolublement avec la constitution du 10 juin 1991 la loi fondamentale qui régit la période de transition (article 3 de l’accord de paix). C’est donc un nouvel ordre institutionnel qui est organisé par les accords de paix, dont les dispositions prévalent, en cas de divergence, sur celles de la constitution.

Le Président de la République est “ déshabillé ” de ses pouvoirs et réduit essentiellement à un rôle de représentation. Il promulgue, sans droit de veto, les lois et les décrets-lois. Il n’a le pouvoir de nommer aucun fonctionnaire, même le contenu de ses messages à la nation doit être approuvé par le Conseil des Ministres.

Le pouvoir est détenu par un Gouvernement de transition à base élargie (GTBE) composé de 21 membres nommés par les cinq partis politiques composant le Gouvernement de coalition mis en place le 16 avril 1992 et par le FPR. L’attribution des portefeuilles est prédéterminée par les accords : cinq ministères reviennent respectivement au Mouvement républicain pour la démocratie et le développement (MRND) - dont ceux de la Défense et de la Fonction publique -, et au FPR - dont celui de l’Intérieur. Le Mouvement démocratique républicain (MDR) obtient quatre postes, dont ceux de Premier Ministre - qui sera M. Faustin Twagiramungu, désigné à l’article 6 de l’accord de paix - et de Ministre des Affaires étrangères, le Parti social démocrate (PSD) et le parti libéral (PL) trois chacun, et le Parti démocrate chrétien (PDC) un seul. Toute décision doit être prise à la majorité des deux tiers, c’est à dire par au moins quatorze voix sur vingt-et-une.

Il est prévu également une Assemblée nationale de transition d’environ 70 membres, qui est une émanation des partis politiques agréés et du FPR, à condition toutefois que ces partis “ adhèrent et respectent les dispositions contenues dans l’accord de paix ” (article 61 du protocole du 9 janvier 1993). Cette précision vise à l’évidence la CDR qui n’a eu de cesse de dénoncer ses accords. L’Assemblée vote la loi et le budget et a la possibilité de renverser le Gouvernement à la majorité des deux-tiers.

En ce qui concerne l’administration territoriale, l’article 46 du protocole du 30 octobre 1992 prévoit d’écarter “ de façon urgente et prioritaire (...) les éléments incompétents ainsi que les autorités qui ont trempé dans les troubles sociaux ou dont les actions constituent un obstacle au processus démocratique et à la réconciliation nationale. En tout état de cause, toutes les autorités locales (bourgmestres, sous-préfets, préfets de préfecture) devront avoir été soit remplacées, soit confirmées dans les trois mois de mise en place du GTBE. ”.

L’accord d’intégration militaire, signé seulement le 3 août 1993, a été le plus difficile à négocier. Il y est prévu que la future armée nationale comptera 19 000 hommes dont les forces gouvernementales fourniront 60% des effectifs et le FPR 40% ; au niveau des postes de commandement toutefois, du bataillon à l’état-major, la proportion sera de 50-50, avec la pratique du principe de l’alternance : les postes de commandant et de commandant en second ne pourront être occupés par la même force. Le poste de chef d’état-major de l’armée est attribué à un membre des FAR et celui de chef d’état-major de la gendarmerie à un militaire du FPR.

Le calendrier prévu pour la période de transition distingue deux phases. Dans un premier temps, les institutions de transition seront mises en place dans un délai de 37 jours suivant la signature de l’accord, soit avant le 10 septembre 1993; dans un second temps, une période de transition, d’une durée maximale de vingt-deux mois, devrait se conclure par la tenue d’élections nationales.

La clef de voûte des accords est constituée par le déploiement d’une force internationale, demandée par le FPR et prévue par le protocole relatif à l’intégration des forces armées (article 53 et suivant), qui se substituera aux forces françaises encore présentes au Rwanda. Le FPR avait longtemps marqué une préférence pour une force de l’OUA, ce à quoi s’opposait le Gouvernement rwandais en partie parce qu’il considérait l’OUA comme pro-FPR mais surtout parce qu’il estimait que seule l’ONU pouvait mener cette opération à bien, en raison de son expérience de ce type de mission. Cette position était soutenue par la France. Le FPR s’est finalement rallié à ce choix.

Les accords prévoyaient également que pour assurer sa sécurité, le FPR pourra installer à Kigali un bataillon de six cents hommes équipés seulement d’armes légères.

      2. Une solution fragile

Avec la connaissance de ce qui s’est passé dans les mois qui ont précédé et suivi le 6 avril 1994, de nombreuses personnes se sont interrogées a posteriori sur la viabilité des accords d’Arusha.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a rappelé devant la Mission que la signature de ces accords avaient été salués à l’époque “ comme un succès diplomatique ” : “ cet accord était crédible et le fait que la négociation ait été difficile ne signifiait pas qu’il ne serait pas tenu ”. M. Marcel Debarge a également estimé devant la Mission que “ les accords d’Arusha étaient de bons accords ”.

La principale victime des accords d’Arusha est à l’évidence l’ex-parti unique, le MRND que les accords condamnent à perdre, tant au niveau national (au sein du Gouvernement ou de l’Assemblée) que local, la position prédominante qu’il avait jusqu’alors réussi à préserver. M. Jean-Christophe Belliard, après avoir reconnu qu’il avait été à l’époque de ceux qui croyaient que les accords allaient réussir, a insisté devant la Mission sur les conséquences négatives du caractère déséquilibré de l’accord. Il a estimé que le FPR “ avait obtenu trop de concessions et suscité ainsi la réaction des extrémistes hutus ”. Il a conclu que “ le FPR avait mené de main de maître une négociation difficile, mais que la victoire diplomatique qu’il avait obtenue avait eu des effets secondaires graves ”.

M. Filip Reyntjens, dans son livre consacré à “ L’Afrique des grands lacs ” paru en juin 1994, a insisté sur le caractère irréaliste de certaines dispositions des accords. La première concerne, nous y reviendrons ci-dessous, le calendrier de déploiement de la MINUAR. La seconde a trait au programme d’intégration et de démobilisation des armées. Selon les chiffres fournis par l’ONU, le Gouvernement rwandais déclarait disposer lors de la signature des accords d’Arusha de 23 100 soldats et de 6 000 gendarmes. De l’autre côté, il semble raisonnable d’évaluer les forces du FPR à 20 000 combattants. C’est donc un peu plus de 30 000 militaires que l’on doit remettre à la vie civile, ce qui, en tenant compte de la prime de démobilisation à son taux minimum, représente plus de 30 milliards de francs rwandais. Or, aucun programme de financement de ces dépenses n’avait été prévu.

M. Bruno Delaye a précisé fort justement devant la Mission que “ d’un point de vue diplomatique, les accords viables sont ceux qui rencontrent l’accord des parties et que tel était le cas des accords d’Arusha ”. Il a également rappelé que “ des solutions plus compliquées, plus sophistiquées, avaient été appliquées avec succès en Afrique ”. Il a enfin estimé que “ le point le plus difficile résidait dans l’engagement de la communauté internationale ”.

      3. Une communauté internationale sur le retrait

Le Conseil de sécurité a adopté à l’unanimité, le 5 octobre 1993, la résolution 872, qui a décidé la création de la Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda (MINUAR). Deux jours avant le vote de cette résolution, 18 soldats américains avaient été tués en Somalie, ce qui a conduit les Etats-Unis à déclarer le 6 octobre le retrait de leurs forces de l’Opération des Nations Unies en Somalie (ONUSOM). Le contexte de l’époque n’était donc guère en faveur d’une nouvelle opération du maintien de la paix mais sa création a été facilité par deux éléments : le consentement des parties et l’existence d’un cessez-le-feu.

Le 14 juin 1993, c’est-à-dire avant même la signature définitive de l’accord de paix d’Arusha, le Gouvernement rwandais et le FPR ont adressé à l’ONU une demande conjointe d’envoyer une force internationale neutre pour faciliter l’application des accords de paix. Les accords signés à Arusha par les deux Parties ont à nouveau prévu expressément la présence sur le terrain d’une telle force.

Ce consentement des parties a été vérifié par une mission de reconnaissance préparatoire envoyée sur le terrain du 19 au 31 août 1993 pour étudier la faisabilité de l’opération. Cette mission de reconnaissance était dirigée par le Général Roméo Dallaire. Ses conclusions furent en faveur du déploiement d’une force. Toutefois, en rétrospective, le Général Dallaire a déclaré devant le groupe de l’ONU chargé de tirer des enseignements de la MINUAR, que l’équipe composant cette mission de reconnaissance “ n’était pas suffisamment préparée aux complexités de la situation politique du pays, facteur qui a contribué à un optimisme naïf au sujet de toute l’opération ” (paragraphe 22).

L’autre élément favorable à l’intervention de l’ONU consistait en l’existence d’un véritable cessez-le-feu. Les accords de cessez-le-feu s’étaient certes succédé depuis le premier accord signé à Gbadolite le 26 octobre 1990 qui n’avait guère, nous l’avons déjà évoqué, été respecté, de même que les suivants. Toutefois, celui signé le 21 février 1993 semblait avoir stabilisé la situation.

Ainsi que l’a fait remarquer M. Kofi Annan en réponse a une question de la Mission, “ en déployant la MINUAR, l’Organisation ne faisait que remplir un rôle assez traditionnel : aider les parties ayant un différend à mettre en oeuvre les dispositions de l’accord de paix qu’elles ont signé ”.

L’esprit général qui préside au vote de la résolution 872 était qu’il fallait aider les Rwandais, mais au coût le plus bas possible, et sans être entraîné dans un conflit prolongé.

      a) La MINUAR : un des acteurs majeurs du processus de paix

      (1) Le rôle de la force internationale dans les accords d’Arusha

Les accords d’Arusha ont prévu de faire jouer aux Nations Unies un rôle majeur dans durant les 22 mois de la période de transition (article 22 du protocole d’accord sur les questions diverses et dispositions finales du 3 août 1993). Le rôle de l’OUA s’efface progressivement : il est prévu que le GOMN soit intégré à la nouvelle force internationale neutre ( article 53 du protocole d’accord relatif à l’intégration des forces armées des deux parties).

La mise en place des institutions de transition (Gouvernement et Assemblée nationale) est prévue, selon l’article 7 de l’accord de paix, dans les 37 jours qui suivent la signature dudit accord. Or, cette mise en place est liée également au déploiement dans le même délai d’une force internationale neutre. Mais ce délai est totalement irréaliste. M. Boutros Boutros-Ghali a précisé qu’il l’avait spécifié dès les négociations d’Arusha et qu’il avait lui-même à l’époque estimé à trois mois le délai nécessaire pour le déploiement de la force après le vote du Conseil de sécurité. Les Parties n’avaient toutefois pas tenu compte de cet avertissement car elles craignaient que tout retard dans la formation des institutions de transition ne remette en cause le processus de paix.

Le rôle principal dévolu à la force internationale est prévu dans le Protocole d’accord sur l’intégration des forces armées des deux parties (article 54) qui demande expressément l’assistance d’une force internationale aux fins deudésengagement, du désarmement, de la démobilisation et de la sélection des militaires des Parties devant être intégrés dans l’armée nationale. Ce Protocole prévoit également la création d’une telle force pour : garantir la sécurité générale du pays et vérifier en particulier comment les autorités assurent le maintien de l’ordre public ; assurer la sécurité de la distribution de l’aide humanitaire ; contribuer à la sécurité de la population civile ; contribuer à la recherche des caches d’armes et à la neutralisation des bandes armées à travers tout le pays ; effectuer les opérations de déminage ; contribuer à la récupération de toutes les armes distribuées à la population civile ou acquises illégalement par celle-ci.

On constate à la lecture de cette énumération que le rôle dévolu à la force internationale dépasse dans les faits celui d’une simple opération d’interposition dans l’attente d’une solution entre les parties. La MINUAR doit être considérée comme un des acteurs majeurs du processus, le “ gardien ” de l’exécution des accords.

      (2) Le mandat de la force

Le mandat de la MINUAR est un mandat élargi qui relève - selon les distinctions opérées par M. Boutros Boutros-Ghali dans son “ Agenda pour la paix ”- autant du “ peace keeping ” que du “ peace making ”, voire du “ peace building ”. Il demeure toutefois en retrait par rapport aux missions prévues par les accords d’Arusha.

La résolution 872 autorisait la MINUAR à contribuer à la sécurité de la ville de Kigali par l’établissement d’une zone libre d’armes s’étendant à la ville et à ses alentours ; à superviser l’accord de cessez-le-feu, y compris le cantonnement, la démobilisation et l’intégration des forces armées des parties ; à superviser les conditions de sécurité générale dans le pays pendant la période terminale du mandat du Gouvernement de transition ; à contribuer au déminage, essentiellement au moyen de programmes de formation ; à examiner, à la demande des Parties ou de sa propre initiative, les cas de non application des dispositions de l’accord de paix d’Arusha ; à contrôler le processus de rapatriement des réfugiés rwandais et de réinstallation des personnes déplacées ; à aider la coordination des activités d’assistance humanitaire liées aux opérations de secours et à enquêter et rendre compte des incidents relatifs aux activités de la gendarmerie et de la police.

La comparaison entre les missions prévues par les accords d’Arusha et celles inscrites dans la résolution 872 est en défaveur de ces dernières. Tout d’abord, l’aire géographique de la mission de sécurité de la MINUAR a été limitée à la seule ville de Kigali et de ses alentours alors que le protocole du 3 août 1993 prévoyait qu’elle s’étendrait à l’ensemble du territoire rwandais. Ensuite, la question de la recherche d’armes est évoquée de manière très implicite. Enfin, le mandat est peu interventionniste comme l’illustre le choix des verbes employés : contribuer, superviser, aider, enquêter.

      (3) Le déploiement de la force

Le plan élaboré par le Secrétaire général, et tel qu’il a été approuvé par le Conseil de sécurité, comprenait quatre phases correspondant à quatre moments de l’application du plan de paix. La phase I devait durer 90 jours environ, jusqu’à l’installation à Kigali du Gouvernement de transition à base élargie (GTBE). Un premier contingent de 1 428 hommes devait être déployé au cours de cette première phase. La phase II, de même durée que la première, devait commencer au lendemain de l’installation du GTBE et préparer le processus de désengagement, de démobilisation et d’intégration des forces armées. L’effectif de la MINUAR serait augmenté pour atteindre 2 548 militaires. La phase III devait voir la réalisation de ce processus, l’effectif de la MINUAR se réduisant progressivement. Enfin, durant la phase IV, la MINUAR aurait dû superviser les conditions générales de sécurité en vue de la tenue d’élections libres et honnêtes.

Le Commandant de la force de la MINUAR, le Général Roméo Dallaire, est arrivé à Kigali le 22 octobre 1993 et il a été suivi le 27 octobre par une mission de reconnaissance de 21 militaires. Le 17 novembre, le quartier général de la MINUAR était inauguré par le Président Juvénal Habyarimana. La zone libre d’armes à Kigali a été créée le 24 décembre et le bataillon de sécurité du FPR est arrivé à Kigali le 28 décembre. Malgré ce respect apparent du calendrier, la non-formation du Gouvernement provisoire, qui empêchait le passage à la phase II, rendait chaque jour la situation plus critique.

      b) Les raisons d’un échec

      (1) La non implication de l’ONU dans les négociations d’Arusha

D’une manière générale, on peut regretter que l’ONU n’ait pas pu être davantage associée aux négociations d’Arusha et surtout à la définition du rôle de la force internationale neutre prévue par les accords. Son implication aurait doute permis à ceux-ci de gagner en réalisme et l’opération aurait pu être préparée plus en amont et plus rapidement.

      (2) L’appréciation du contexte politique

De l’aveu même des rédacteurs du rapport du Groupe de l'ONU chargé de tirer des enseignements de la MINUAR : “ le Conseil de sécurité (...) a eu tendance à considérer la situation au Rwanda comme une petite guerre civile ”. Ce faisant, “ on a passé sous silence ou omis d’explorer les conflits politiques au sein du Gouvernement rwandais et les preuves croissantes d’assassinats politiques et de violations des droits de l’homme dans le pays ”.

Force est de constater que la MINUAR a été singulièrement démunie pour favoriser le processus de paix face à un FPR et un Président de l'Etat rwandais - et surtout son entourage - qui n’ont pas renoncé, nous le verrons ci-dessous, à une logique de guerre.

Les moyens dont dispose la MINUAR sont assez limités.

Elle peut tout d'abord agiter la menace de son départ en cas de blocage du processus de paix ; ce que fait par exemple le Président du Conseil de sécurité dans sa déclaration du 17 février 1994. La veille de l’attentat, le 5 avril 1994, dans sa résolution 909 qui reconduit le mandat de la MINUAR, mais uniquement jusqu’au 20 juillet 1994, le Conseil de sécurité avertit à nouveau solennellement les Parties qu’il réexaminera le mandat de la MINUAR si, dans un délai de six semaines, aucun progrès n’est réalisé dans la mise en place des institutions de transition prévues par les accords d’Arusha.

Elle peut ensuite organiser et provoquer des rencontres politiques, dont les résultats sont toutefois la plupart du temps très décevants. Une première réunion organisée le 10 décembre 1993 entre le Gouvernement et le FPR aboutit à l’engagement de mettre en place le GTBE avant le 31 décembre. Début février 1994, une nouvelle série de consultations est organisée entre tous les parti

s politiques à l’initiative du Représentant spécial du Secrétaire général qui détermine une nouvelle date butoir : le 14 février 1994, qui n’est pas plus respectée que le nouveau report au 22 février.

      (3) L’insuffisance des moyens

Le point 9 de la résolution 872 invitait le Secrétaire général “ à étudier les moyens de réduire l’effectif maximum total de la MINUAR, sans que ceci affecte la capacité de la MINUAR à exécuter son mandat ” et lui demandait “ lorsqu’il préparera et réalisera le déploiement échelonné de l’opération, de chercher à faire des économies et de faire rapport régulièrement sur les résultats obtenus dans ce domaine ”.

Dans les faits, la MINUAR n’était que légèrement armée et équipée. Il n’y avait pas d’alternative prévue à l’hypothèse selon laquelle les parties respecteraient les accords intervenus à Arusha. Les moyens logistiques étaient extrêmement faibles : la MINUAR n’avait notamment aucune ambulance et disposait principalement de véhicules non blindés pour le transport des troupes. La MINUAR paiera cette faiblesse de son impuissance dès le début du génocide. Il est à noter que lorsque le Secrétariat a demandé aux Etats membres de fournir un contingent bien équipé pour assurer le soutien logistique de la MINUAR, les pays ayant la capacité voulue se sont montrés peu réceptifs. Seul le Bangladesh, un pays en développement, a offert d’affecter 400 soldats. Cette proposition fut la bienvenue mais force a été de constater par la suite que le contingent bangladais ne possédait pas le matériel suffisant pour assurer ses tâches logistiques. Cette inadéquation était largement prévisible.

On peut se demander avec le Général Roméo Dallaire si une “ mission de la paix, mandatée, équipée, soutenue et dotée en temps opportun, est en réalité plus rentable à moyen et long terme ” (1).

Le 22 mars 1994, quelques jours avant le déclenchement des massacres, les effectifs de la MINUAR se montaient à 2 539, soit le maximum autorisé. Le Conseil de sécurité avait en effet accepté par sa résolution 893 de déployer prématurément le second contingent, avant même le début de la phase II. Il aura toutefois fallu six mois, ainsi que l’a souligné M. Kofi Annan dans ses réponses à la Mission, pour que la MINUAR atteigne les effectifs jugés nécessaires à l’origine par le Secrétaire général.

La Force était composée de militaires provenant de 24 pays différents, ce qui pas joué en faveur de sa cohésion. Les plus gros contingents étaient fournis par le Bangladesh (942 hommes), le Ghana (843) et la Belgique (440).

      (4) La conception du mandat : l’affaire du fax de Roméo Dallaire

Le 11 janvier 1994, le Général Roméo Dallaire envoie un télégramme au siège des Nations unies qui fait part d’informations recueillies auprès d’un informateur qui serait un haut responsable du MRND chargé plus particulièrement de la formation des milices “ Interahamwe ”. Selon ces informations, une guerre civile serait sur le point d’éclater à l’instigation des “ Interahamwe ” qui auraient reçu une formation militaire et des armes à cet effet. L’existence de listes devait permettre d’éliminer un millier de Tutsis et démocrates hutus à Kigali dans la première heure après le déclenchement des troubles. La crédibilité de ces informations est assurée par la révélation de caches d’armes que le Général Dallaire demande l’autorisation de saisir.

Le Secrétariat de l’ONU se prononça contre une telle action au motif que celle-ci aurait dépassé le mandat de la MINUAR tel qu’il lui avait été confié par la résolution 872 du Conseil de sécurité. Le Secrétariat demanda toutefois au Représentant spécial et au commandant de la force de porter ces informations à la connaissance des autorités rwandaises ainsi que des ambassadeurs de Belgique, de France et des Etats-Unis, ce qui fut fait le 12 janvier au matin au cours de deux réunions respectivement tenues à 10 heures et 11 heures 30. A 16 heures ce même jour, M. Jacques-Roger Booh-Booh et le Général Roméo Dallaire ont rencontré le Président et le Secrétaire général du MRND afin, selon les réponses de M. Kofi Annan à la Mission, de “ leur faire savoir qu’au cas où les renseignements obtenus seraient exacts, ces préparatifs constitueraient une violation flagrante des accords d’Arusha et une menace évidente pour le processus de paix ” Les deux émissaires doivent également demander à leurs interlocuteurs “ de faire en sorte qu’il soit mis immédiatement fin à toute activité subversive de ce genre ”.

Le 15 janvier 1994, les ambassadeurs de Belgique, des Etats-Unis et de France faisaient également une démarche commune dans le même esprit auprès du Président Juvénal Habyarimana.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé devant la Mission que “ ces informations ne constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le début d’un massacre ”. Une telle attitude a manifestement été celle du Secrétariat de l’ONU.

La démarche des représentants de la communauté internationale s’est en fait révélée contre-productive. L’informateur du Général Roméo Dallaire lui signale en effet le 18 janvier que les visites des représentants de l'ONU et des ambassadeurs au Président de la République et aux responsables du MRND avaient eu pour unique conséquence d’accélérer la distribution des armes.

Le refus de permettre au Général Roméo Dallaire de perquisitionner les caches d’armes illustre les limites que l’interprétation du mandat imposait aux actions destinées à faire face à la menace à peine voilée de distribution d’armes. Ce refus apparaît particulièrement surprenant d’autant plus que les accords d’Arusha, ainsi que nous l’avons rappelé ci-dessus, donnaient mission à la force internationale neutre de contribuer à la recherche des caches d’armes et de contribuer à la récupération de toutes les armes distribuées à la population civile ou acquises illégalement par celle-ci.

M. Kofi Annan, interrogé par la Mission, a répondu longuement à cette question. Cette réponse est suffisamment importante pour être citée en intégralité :

“ Après avoir examiné le télégramme du Général Roméo Dallaire en date du 11 janvier 1994, le Secrétariat avait été alors unanime à penser que l’action proposée par le général irait au-delà du mandat de la MINUAR, qui consistait essentiellement à aider les parties à appliquer un accord de paix.

Tout examen de la réponse du Secrétariat au Général Dallaire qui demandait l’autorisation de saisir les caches d’armes doit tenir compte du climat dans lequel les opérations de maintien de la paix étaient menées au début de 1994. Les gouvernements et le Secrétariat de l’ONU avaient choisi d’agir avec prudence à la suite d’une série d’événements traumatisants : en juin 1993, 24 soldats pakistanais avaient été tués lors d’une embuscade à Mogadiscio, durant une opération normale d’inspection des armements ; puis en octobre 1993, 18 soldats américains avaient été assassinés à Mogadiscio. Par ailleurs, début de 1994, les attaques s’intensifiaient contre la zone de sécurité de Gorazde dans l’est de la Bosnie. Etant donné les circonstances, il était loisible de conclure que les membres du Conseil de sécurité s’opposeraient à toute proposition d’emploi agressif des forces de maintien de la paix.

La capacité limitée des effectifs de la MINUAR en janvier 1994 -environ 800 soldats- permet également d’émettre des doutes sur l’hypothèse qu’une action militaire entreprise à ce moment là par la MINUAR aurait pu empêcher les massacres qui ont commencé en avril suivant. Le déploiement d’un deuxième bataillon n’a été autorisé par le Conseil de sécurité que le 6 janvier 1994 et il n’a été possible de déployer ces troupes qu’à la fin de février. En conséquence, toute action militaire entreprise en janvier aurait vraisemblablement fait des victimes, ce qui aurait pu entraîner le retrait de la MINUAR. De plus, celle-ci n’avait pas les moyens voulus pour opérer ailleurs qu’à Kigali et dans la zone démilitarisée du nord, et l’on sait que les massacres à Kigali se sont ensuite propagés dans l’ensemble du Rwanda. Il faut aussi rappeler que, dans la plupart des cas, ce ne sont pas des armes à feu qui ont été utilisées, mais des machettes et des massues.

Le secrétariat et la MINUAR ont estimé que le meilleur moyen de désamorcer la tension et d’éviter la violence était de continuer d'engager les parties à régler leurs différends par des négociations et des compromis mutuels, conformément à l’accord d’Arusha. Tous les efforts du Représentant spécial et de la MINUAR dans son ensemble sont allés dans ce sens, tout en visant à créer une atmosphère de calme ”.

Cette réponse surprend un peu puisqu’elle met en avant, comme motif du refus, une raison juridique -le dépassement du mandat- et développe ensuite uniquement des justifications d’ordre politique et militaire. Il est certainement très regrettable que le Conseil de sécurité n’ait pas été saisi de cette question. Même si le raisonnement tenu par le Secrétariat avait été entériné par le Conseil, ce dernier aurait été placé devant ses responsabilités.

Commentant ce même épisode, le Groupe de l'ONU chargé de tirer des enseignements des missions a estimé dans son rapport que “ le Siège (de l'ONU) a pour rôle d’inciter les Chefs de mission hésitants à agir en conformité avec le mandat de la mission. D’autre part, il doit tempérer l’enthousiasme des chefs de mission qui désirent peut-être exagérer le mandat ou croient être en mesure d’exécuter des plans ambitieux qui demeurent dans les limites du mandat mais qui ne sont pas réalisables compte tenu des moyens existants ”.

La MINUAR fut toutefois autorisée, le 3 février 1994, à assister -mais uniquement à assister- la gendarmerie locale et l’armée dans la tâche de démilitarisation. Mais ces autorités faisaient preuve de carence en la matière.

Cette autorisation s'explique sans doute par la tension entre les communautés qui avait considérablement augmenté au cours des derniers mois de l’année, notamment en raison des événements du Burundi.

      4. L’assassinat du Président Melchior Ndadaye

Le 22 octobre 1993 au matin, le premier Président hutu élu du Burundi, M. Melchior Ndadaye, est assassiné à l’occasion d’un putsch raté, organisé par des sous-officiers et des officiers tutsis. Cet assassinat a une influence très importante sur l’évolution politique du Rwanda. La mouvance hutue modérée, qui pouvait se reconnaître dans l’action du Président Ndadaye, semble alors découvrir que l’accord avantageait trop le FPR dans les institutions de transition et l’armée nationale. “ Il se développa une crainte, souligne James Gasana, de la reproduction de la situation burundaise au Rwanda, celle d’une démocratie que le putsch raté avait remise sous tutelle d’une armée ethnique(63) ”.

Le Burundi est souvent décrit comme le frère jumeau du Rwanda dont il partage les principales caractéristiques : mêmes paysages de collines ; même proportion de Hutus, de Tutsis et de Twa dans la population ; même dépendance économique à l’égard du café et du thé ; même tutelle coloniale des Allemands puis des Belges. Mais ce jeu de miroir n’aboutit qu’à un reflet trompeur : les histoires de ces deux pays ne se confondent pas, même si elles sont étroitement imbriquées et réagissent l’une sur l’autre. Ainsi que l’a souligné Gérard Prunier dans son ouvrage “ Rwanda : le génocide ”, l’élimination des Hutus du système politique burundais et la mise en place d’une hégémonie tutsie dans ce pays à partir de 1965 s’expliquent en partie par la peur suscitée par les massacres de Tutsis au Rwanda entre 1959 et 1963. C’est le réveil de cette même peur à la fin des années 60 qui conduit en 1972 les élites tutsies à vouloir éliminer systématiquement toute l’élite hutue, causant ainsi entre 100 000 et 200 000 morts. De même l’aide apportée par Kigali au mouvement radical hutu burundais, le Palipehutu, incita en 1988 les paysans de deux communes proches de la frontière, Ntega et Marangara, à se soulever, provoquant en retour une répression brutale de l’armée burundaise, composée à plus de 90% par les Tutsis, qui entraînera 20 000 morts.

L’impact de ces massacres sera tel que, sous la pression occidentale, le Président Pierre Buyoya a engagé son pays dans une démocratisation à marche forcée qui a abouti à l’organisation d’une élection présidentielle au suffrage universel le 1er juin 1993.

M. Henri Crépin-Leblond, Ambassadeur de France au Burundi de février 1993 à janvier 1995, a expliqué devant la Mission le choc qu’ont représenté les résultats de ces élections qui auraient dû voir la victoire de l’artisan du processus de démocratisation, M. Pierre Buyoya. En fait, le vainqueur est le candidat de l’opposition, M. Melchior Ndadaye, qui obtient près de 65% des voix contre un peu moins de 33% à son adversaire. Ces résultats s’expliquent à l’évidence par le réflexe ethnique, même si une partie des Hutus ont voté pour M. Pierre Buyoya. En dépit de manifestations d’étudiants dénonçant les élections comme “ un recensement ethnique ”, la passation de pouvoir entre l’ancien et le nouveau Président se passe pacifiquement.

Toutefois, malgré son pragmatisme et une politique d’ouverture symbolisée par l’octroi du poste de Premier Ministre et d’un certain nombre de portefeuilles importants à des Tutsis, le Président Melchior Ndadaye est assassiné à coups de baïonnette cinq mois à peine après son élection.

Cet assassinat a provoqué en rétorsion une vague de massacres de civils tutsis par leurs voisins hutus allant de pair avec une répression féroce de l’armée tutsie sur les populations hutues. Au total, le nombre de victimes est estimé entre 50 000 et 100 000 morts, Hutus et Tutsis confondus.

Le processus de réconciliation nationale burundais, avait incité, nous l’avons évoqué, le Président Juvénal Habyarimana à accepter le jeu de la démocratisation. L’exemple réussi d’une alternance politique au Burundi en juin 1993 l’avait convaincu que la mise en oeuvre des accords d’Arusha lui permettrait de retourner progressivement la situation à son profit. L’assassinat du Président Ndadaye, qui tend à démontrer la fragilité à la fois des acquis institutionnels et du soutien des urnes face à la violence armée, a contribué à jeter un sérieux doute sur la réalisation de ce scénario. C’est ce qu’a souligné M. Faustin Twagiramungu devant la Mission en rappelant que l’assassinat de Melchior Ndadaye “ avait terriblement ébranlé la confiance des Rwandais dans les chances d’une coexistence pacifique fondée sur le partage du pouvoir entre les composantes de la société rwandaise ”.

Les circonstances de l’assassinat du Président Ndadaye font douter que celui-ci soit uniquement l’oeuvre d’un petit groupe de putschistes. M. Henri Crépin-Leblond a estimé pour sa part qu’“ il croyait qu’il y avait eu connivence mais non initiative de certains responsables ”. M. Filip Reyntjens, de son côté, dans son livre L’Afrique des Grands Lacs en crise, s’interroge sur la loyauté d’une armée qui, bien qu’avertie de ce qui se préparait, à préférer laisser les événements se dérouler. Ce serait donc l'armée entière qui aurait accepté, au moins par sa passivité, l'assassinat du Président Melchior Ndadaye. Un tel précédent n'était pas de nature à rassurer le Président Juvénal Habyarimana.

M. Bruno Delaye a également souligné devant la Mission l’effet déterminant sur la montée de l’extrémisme hutu de l’arrivée de centaines de milliers de réfugiés hutus burundais répandant des récits de massacres perpétrés par l’armée tutsie.

M. Jean-Pierre Chrétien a finalement résumé ainsi les deux types de conséquences entraînées par la crise burundaise : “ au Rwanda, l’assassinat du Président Ndadaye a enflammé l’opinion contre les Tutsis et accru la méfiance à l’égard du FPR ; par ailleurs, les massacres de Tutsis, puis de Hutus burundais qui ont suivi et l’indifférence générale qui les a accompagnés ont conforté l’opinion des Rwandais qui pensaient que les massacres étaient la seule solution de leur problème ”. Il a également relevé que “ les réfugiés rwandais, membres du Palipehutu, ont participé nombreux aux massacres du Rwanda ”.

La mise en oeuvre des accords d'Arusha devient de plus en plus difficile.

    C. UNE MISE EN OEUVRE DIFFICILE

      1. Des échéances perpétuellement reportées

La mise en place du GTBE, initialement prévue dans les accords d’Arusha pour le 10 septembre 1993, a été constamment repoussée. Le 6 avril 1994, jour de l'attentat, les institutions de transition n’étaient toujours pas en place et le Président Juvénal Habyarimana revenait d’une réunion qui était supposée apporter une solution définitive aux différents blocages.

Dans son rapport du 30 mars 1994, le Secrétaire général de l’ONU a fait le point sur les retards successifs de la mise en place du GTBE.

La date du 10 septembre 1993 n’avait pu être respectée, nous l’avons déjà rappelé, du fait du non déploiement de la MINUAR dans les 37 jours suivant la signature de l’accord de paix. La MINUAR ayant finalement pris ses quartiers à Kigali, le Gouvernement rwandais et le FPR tombèrent d’accord le 10 décembre 1993 à Kinihira pour constituer le GTBE avant le 31 décembre. Mais cette date n’a pas été respectée en raison de l’incapacité des parties intéressées à s’entendre sur une liste de membres, tant pour le Gouvernement que pour l’Assemblée nationale de transition.

Les causes de ce blocage étaient essentiellement politiques. Désireux de s’assurer au sein de l’Assemblée une minorité de blocage d’un tiers des voix qui lui assurerait d’échapper à toute possibilité de mise en accusation ou d’être frappé d’empêchement, le Président Juvénal Habyarimana portait une attention soutenue aux choix du MDR et du PL. En effet, les deux autres partis politiques participant aux institutions provisoires, le PSD et le PDC, étaient considérés devoir s’allier systématiquement au FPR. Mais le MDR et le PL se sont divisés chacun en deux tendances, l’une considérée comme favorable au chef de l’Etat et l’autre au FPR. La situation était d’autant plus compliquée que le Premier Ministre désigné, M. Faustin Twagiramungu, s’était prononcé à chaque fois en faveur de la tendance opposée au chef de l’Etat. Il en est résulté un blocage des nominations, le MDR et le PL n’arrivant pas à se mettre d’accord en leur sein sur une liste unique.

Le 5 janvier 1994, conformément à l’accord de paix d’Arusha prévoyant le maintien du Président en place jusqu’aux élections marquant la fin de la période de transition, M. Juvénal Habyarimana prête serment en qualité de Président de la République. Ce même jour devait voir la mise en place du GTBE et de l’Assemblée mais les désaccords continuaient entre les tendances du MDR et du PL pour la désignation de leurs représentants.

En dépit de multiples pressions de la part de la communauté internationale, ni le Gouvernement ni l’Assemblée transitoires n’ont pu être non plus constitués le 14 février 1994 comme il avait été envisagé, le PL et le MDR n’arrivant toujours pas à surmonter leurs dissensions internes et le Président se refusant à mettre en place les institutions sans eux.

Une nouvelle cérémonie de prestation de serment des Ministres et députés fut alors convoquée pour le 23 février 1994 mais elle a dû être à nouveau reportée en l’absence de la plupart des partis politiques. Ce nouveau report a coïncidé avec une très sérieuse dégradation des conditions de sécurité au Rwanda. M. Félicien Gatabazi, Ministre des travaux publics et de l’énergie, et secrétaire exécutif du PSD, est assassiné dans la nuit du 21 au 22 février. Ce meurtre a été suivi le lendemain par celui de M. Martin Bucyana, président de la CDR, survenu alors même que ce parti se lançait dans une campagne de manifestations destinée à lui permettre d’obtenir un siège au Gouvernement. Le 22 février également, des soldats gouvernementaux ont attaqué des éléments du FPR à quelques kilomètres de Kigali. Suite à cet échange de coups de feu, un soldat FPR a été tué et un homme de la MINUAR blessé.

Le climat politique a subi lui aussi une détérioration similaire. Le FPR a publié le 23 février un communiqué très dur accusant le Président Juvénal Habyarimana d’être responsable de l’assassinat de M. Félicien Gatabazi et de vouloir imposer une solution unilatérale, qui l’aurait avantagé, aux problèmes internes du PL et du MDR.

Diverses interventions, dont celle notamment du Ministre des affaires étrangères tanzanien, incitèrent les parties en présence à trouver un accord. Finalement, M. Faustin Twagiramungu rendit public le 18 mars 1994 une liste de personnalités retenues pour participer au GTBE et Mme Agathe Uwilingiyimana en fit de même le lendemain pour l’Assemblée nationale. Le Président Juvénal Habyarimana souleva toutefois un certain nombre de problèmes, dont celui notamment de la participation de la CDR aux institutions, à laquelle était farouchement hostile le FPR. La cérémonie de prestation de serment, prévue pour le 25 mars 1994, dut être une nouvelle fois reportée. Les discussions se poursuivaient quant eut lieu l’attentat du 6 avril contre l’avion présidentiel.

Les reports successifs de la mise en place des institutions de transition s’expliquent, nous venons de les présenter, par de nombreuses raisons conjoncturelles : déploiement tardif de la MINUAR, conflits d’intérêts, recomposition des partis politiques et méfiance des divers partenaires de l’accord de paix les uns envers les autres.

La liste dressée par M. Faustin Twagiramungu devant la Mission des différents obstacles à la mise en application des accords de paix est impressionnante et montre à quel point la situation était explosive :

“ la formation et l'entraînement des milices ; la politisation de l'armée ; la radio des Mille collines ; la division du MRND en des factions non déclarées ; le bras de fer entre le Premier Ministre de l'opposition et le Président de la République ; le départ des militaires français ; la présence du bataillon du FPR à Kigali ; la faiblesse de la MINUAR ; la faiblesse de la gendarmerie rwandaise et son manque de neutralité ; la division des partis en deux factions, modérée et Hutu power ; la monopolisation des négociations de l'accord de paix par certains Ministres de l'opposition et le FPR ; la marginalisation du Président de la République ; les menaces non réprimées des extrémistes du parti CDR soutenus par certains extrémistes du MRND ; la distribution d'armes par le FPR et le MRND aux membres de certaines formations ; la propagande du FPR sur Radio Muhabura ; l'incompétence du représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, le Camerounais Jacques-Roger Booh-Booh et de ses collaborateurs civils, inexpérimentés dans la résolution des conflits ; le conflit d'autorité entre le Général Roméo Dallaire, commandant la MINUAR et le représentant spécial du Secrétaire général ; la préparation de la guerre par le FPR, et notamment le déploiement de ses agents à travers le pays dans le but d'y créer la confusion et d'inciter les populations à la violence ; l'assassinat du Président du parti CDR, M. Martin Bucyana, en février 1994, et auparavant celui de Félicien Gatabazi, Secrétaire exécutif du parti social démocrate PSD, et les massacres qui s'en sont suivis à Kigali ”.

Mais toutes ces raisons ont joué d’autant plus facilement qu’elles s’inscrivaient dans un environnement politique marqué par l’ambiguïté des protagonistes qui ont pratiqué, avec un art consommé, le double langage.

      2. L’ambiguïté des acteurs

De nombreux intervenants devant la Mission ont émis quelques doutes sur la volonté des deux parties en présence de mener à son terme le processus d’Arusha.

M. Paul Dijoud a donné à la Mission son sentiment sur la stratégie du FPR : “ le fond du problème est que le Major Kagame n’a jamais poursuivi d’autre objectif que la victoire totale. Il a de temps à autre négocié. Il a signé des accords mais, en toute objectivité, il n’a jamais poursuivi d’autre but que celui de gagner, par la paix ou par la guerre. Il en avait les moyens puisqu’il disposait d’une armée supérieure à toutes les autres ”.

M. Jean-Christophe Belliard a confirmé ce sentiment devant la Mission : “ Avec le recul, (...) il pensait que le FPR savait à ce moment-là (les négociations d’Arusha) qu’il ne serait pas allé jusqu’au bout de la période de transition. C’est pourquoi il voulait le ministère de l’Intérieur, qu’il a obtenu, et un vrai partage des responsabilités militaires, ainsi que l’attribution des quelques postes clefs déjà évoqués ”.

Selon M. Faustin Twagiramungu, le FPR se préparait davantage à la guerre qu’à la paix. Il a déclaré devant la Mission que “ le FPR transportait clandestinement ses militaires de la zone de Mulindi, sous son contrôle, vers le casernement qui lui avait été accordé par les accords d’Arusha dans la ville de Kigali de façon à accroître son effectif en prévision des combats ”.

De son côté, le Président Juvénal Habyarimana craignait beaucoup la mise en place des institutions de transition qui l’aurait dépouillé de ses pouvoirs. Il avait toutefois la perspective des élections de la fin de période de transition qu’il avait, selon ses propos rapportés par M. Bernard Debré devant la Mission, la certitude de remporter : “ il faut m’aider à calmer les Hutus et les Tutsis extrémistes pour que je puisse attendre les élections générales qui auront lieu dans deux ans. Je les gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80% des votants ”.Mais cette perspective n’était pas à l’évidence de nature à lui enlever toutes ses appréhensions car, selon un télégramme de M. Jean-Michel Marlaud rapportant une de ses dernières conversations avec le président rwandais, il était très inquiet sur les garanties dont il pourrait bénéficier pour éviter que le FPR n’ait la tentation de recourir à la voie des armes.

L’entourage présidentiel, l’Akazu, avait des raisons tout aussi sérieuses d’être inquiet, puisque l’application des accords d’Arusha entraînerait pour ses membres la fin de leurs privilèges et de leurs trafics en tout genre. Pour ce noyau dur, la préparation du génocide était la seule voie envisagée pour se maintenir au pouvoir. Comme nous le montrerons ci-dessous, il s’y employait. La thèse, justement, qui rendrait les extrémistes hutus responsables de l’attentat contre un président dont les concessions auraient été jugées excessives est l’une de celles que nous retiendrons pour expliquer l’attentat du 6 avril 1994.

IV. — L’ATTENTAT DU 6 AVRIL 1994 CONTRE L’AVION DU PRÉSIDENT JUVÉNAL HABYARIMANA

L’importance de la mort des deux présidents, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, dans l’attentat du 6 avril 1994, tient à ce qu’il est considéré comme le facteur déclenchant, non seulement des massacres qui l’ont immédiatement suivi mais du génocide perpétré d’avril à juillet 1994.

La méthode choisie en vue du traitement de cette question a été essentiellement analytique : le déroulement des événements précédant l’attentat a été rigoureusement reconstitué sur le fondement des documents étudiés par la Mission ou des témoignages recueillis par elle.

La Mission s’est fixée pour principal objectif :

— de faire le bilan de l’ensemble des hypothèses déjà explorées concernant l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana et d’examiner avec attention la validité des éléments matériels sur lesquels ces hypothèses se fondent ;

— d’inventorier les éléments nouveaux collectés dans le cadre de l’enquête conduite par ses soins et d’en apprécier la fiabilité;

— de tenter de dégager dès à présent les hypothèses les plus cohérentes.

    A. LE RAPPEL DES FAITS

· Les circonstances de l’attentat contre l’avion présidentiel sont relativement simples. Le Général Juvénal Habyarimana s’était rendu à Dar Es-Salam pour une ultime réunion entre les présidents de la région des grands lacs, qui devait concerner le Burundi et au cours de laquelle seuls ont été abordés les problèmes du Rwanda, notamment la participation de la CDR aux nouvelles institutions.

M. Jacques Depaigne, Ambassadeur de France au Zaïre à cette époque, a fait observer que “ l’absence du Maréchal Mobutu au sommet de Dar Es-Salam s’expliquait très bien et que, sur le moment, elle n’avait même pas posé de questions particulières. Le Maréchal ayant convoqué les deux principaux protagonistes, il avait fait, en quelque sorte, son “ numéro ”, ce qui devait lui suffire. De plus, la qualité de l’accueil qui lui aurait été réservé par ses autres collègues n’était pas suffisamment garantie pour qu’il pense devoir effectuer le déplacement ”.

Il semble donc inexact de prétendre que le maréchal Mobutu aurait refusé de se rendre à Dar Es-Salam par crainte d’un complot ou de monter au dernier moment dans le Falcon 50 du Président Juvénal Habyarimana. Au retour, le 6 avril en fin d’après-midi, celui-ci a proposé au Président du Burundi, M. Cyprien Ntaryamira, dont l’appareil était en panne pour certains ou plus vétuste pour d’autres, de rentrer par le même avion.

Certains ont affirmé que la réunion de Dar Es-Salam aurait duré plus longtemps que prévu, ce qui aurait obligé le Président Juvénal Habyarimana à retarder son départ, alors que pour des raisons de sécurité, il avait formé le voeu de rentrer avant la tombée de la nuit. Selon M. Bernard Debré, le Président ougandais Museveni, allié du FPR, aurait retenu le Président burundais et “ l’aurait convaincu de prendre l’avion du Président rwandais pour rejoindre Kigali (...) afin de venir le lendemain à Kampala ” pour une autre réunion “ qui ferait l’objet d’une avancée vers la paix (...) Museveni - d’une façon tout à fait anormale selon tous les participants à la conférence de Dar Es-Salam- retient encore le président du Burundi et c’est à la tombée de la nuit que l’avion quitte enfin Dar Es-Salam ”. M. Jean-Christophe Belliard a indiqué qu’à son avis le Président du Burundi, Cyprien Ntaryamina, “ était mort tout simplement parce que son avion était trop lent ” et qu’il avait entendu “ le Président Juvénal Habyarimana lui proposer de l’emmener, en ces termes : “ Viens, ce sera plus rapide. Viens jusqu’à Kigali, ensuite je te prête mon avion jusqu’à Bujumbura. ”

Il paraît donc certain que le retour des deux présidents dans le même avion a été décidé au dernier moment et que les auteurs de l’attentat n’ont pu en avoir connaissance à l’avance.

· A 20 heures 30, au moment où il abordait par l’est la piste d’atterrissage de l’aéroport de Kigali, l’avion a été atteint par un ou deux missiles antiaériens et s’est écrasé dans les jardins de la propriété même du Président Juvénal Habyarimana à proximité de l’aéroport.

M. Jean-Michel Marlaud a précisé devant la Mission qu’il avait été “ informé de l’attentat vers 20 heures 30 par un appel téléphonique de M. Enoch Ruhigira, Directeur de cabinet du Président Juvénal Habyarimana ”, qui seul s’était rendu à l’aéroport pour accueillir le Président Juvénal Habyarimana à son retour de Dar Es-Salam.

Par ailleurs, M. Ahmedou Ould-Abdallah a fait remarquer que, contrairement à la tradition, les corps constitués ne s’étaient pas rendus à l’aéroport pour accueillir le Président Juvénal Habyarimana à son retour et a insisté “ sur cette entorse à une pratique institutionnalisée ”. Il en a déduit que “ ceux qui d’habitude invitaient les corps constitués savaient que l’avion n’arriverait jamais ” à destination. L’argument manque cependant de pertinence, d’une part, parce que le retour précis du Président rwandais n’était pas connu à l’avance, il aurait même interrompu la réunion de Dar Es-Salam, d’autre part, parce que la non convocation des corps constitués pourrait justement laisser penser que les personnes en charge du protocole étaient au courant d’un complot.

L’ensemble des auteurs s’accordent sur le fait que les missiles ont été tirés à proximité d’un lieu appelé “ la ferme ”, situé sur la route reliant la colline de Masaka à la route principale Kigali-Rwamagana-Kibungo, à deux kilomètres environ du camp militaire de Kanombe. Cette zone densément peuplée, est le quartier de résidence de nombreux civils et militaires proches du régime. Le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin, à l’époque Commandant, a souligné que cette colline, à proximité immédiate de la route qui menait à l’aéroport et très peuplée, était accessible à tous, et que la MINUAR y effectuait des patrouilles.

LES VICTIMES DIRECTES DE L’ATTENTAT

Le Président du Rwanda Juvénal Habyarimana
Le Président du Burundi Cyprien Ntaryamira
Deux Ministres du Burundi, Bernard Ciza et Cyriaque Simbizi
Le Chef d’état-major des FAR, le Général Deogratias Nsabimana
Le major Thaddée Bagaragaza, responsable de la maison militaire du président rwandais
Le Colonel Elie Sagatwa, membre du secrétariat particulier du Président Juvénal Habyarimana, chef de cabinet militaire
L’équipage français : M. Jacky Héraud (pilote)
  M. Jean-Pierre Minoberry (copilote)
  M. Jean-Michel Perrine (officier mécanicien)

    B. LE BILAN DES THÈSES EN PRÉSENCE

De nombreux essais universitaires ou articles de journaux - écrits avant que la Mission ne commence ses travaux - ont évoqué des hypothèses concernant les conditions dans lesquelles a été perpétré l’attentat contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana. Ces écrits étudiés par la Mission font plus particulièrement ressortir les éléments suivants, qui recoupent ceux avancés par le professeur belge Filip Reyntjens dans son ouvrage “ Rwanda, Trois jours qui ont fait basculer l’histoire ”, ouvrage qui a été utile pour les investigations conduites par la Mission.

      1. La piste des extrémistes hutus “commanditaires” avec l’aide de militaires ou mercenaires français “ opérateurs ”

Cette hypothèse, qui se trouve privilégiée par M. Filip Reyntjens dans son livre cité ci-dessus et par Gérard Prunier dans son ouvrage “ Rwanda, le génocide ”, est longtemps apparue comme la plus vraisemblable.

      a) Les motifs

Selon les tenants de cette thèse, l’attentat qui a déclenché le génocide aurait été perpétré par les extrémistes hutus, membres de l’Akazu, autrement dit par le clan identifiable des hutus du nord, proches de la femme du président, Agathe Habyarimana. La décision des commanditaires de passer à l’acte aurait été dictée par le choix fait par le président Juvénal Habyarimana, de mettre en application dans leur intégralité les accords d’Arusha, qui remettaient définitivement en cause les privilèges et les multiples prébendes de ses proches ayant joui d’un pouvoir sans partage. La décision prise le 6 avril 1994, à Dar Es-Salam, par le Président Juvénal Habyarimana, d’exclure la CDR (parti des extrémistes hutus) du Gouvernement transitoire à base élargie aurait été interprétée par l’Akazu comme la confirmation de la capitulation définitive du Chef de l’Etat.

L’assassinat en Octobre 1993 du président hutu burundais, démocratiquement élu, Melchior Ndadaye, avait déjà fourni à des extrémistes l’alibi politique de leur défiance à l’égard des accords d’Arusha, en même temps qu’il avait contribué à intensifier les appels à la haine ethnique à l’encontre des Tutsis.

Dans son ouvrage, M. Filip Reyntjens évoque d’autres événements qui auraient contribué au divorce progressif entre le président rwandais et les plus radicaux de son entourage, notamment la rencontre discrète du 9 mars 1994, à Kampala, entre les présidents ougandais et rwandais qui aurait été interprétée comme une capitulation. Le Colonel Théoneste Bagosora aurait alors manifesté publiquement son hostilité à la logique d’Arusha ainsi qu’à la rencontre de Dar Es-Salam, estimant ce sommet inopportun et précisant qu’il pourrait “ arriver malheur au président ”.

M. Gérard Prunier rapporte pour sa part les propos tenus par le même Bagosora au représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, M. Jacques-Roger Booh-Booh, le soir de l’attentat : “ ne vous inquiétez pas, c’est un putsch, mais nous avons la situation bien en mains. Nous réussirons à sauver la situation, mais il faut rappeler le Colonel Rwagafilata et le Colonel Serubuga dans l’armée active pour m’aider à gérer la situation ”. Interrogé par les soins de votre rapporteur, Jacques-Roger Booh-Booh n’a pas confirmé ces propos.

      b) Les faits

A la bifurcation entre la route nationale et la piste de Masaka se trouvait une position de la gendarmerie et des FAR. M. Filip Reyntjens évoque dans son livre un témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge, indiquant la présence dès le matin sur ces lieux d’une mitrailleuse quadruple sous bâche positionnée sur une remorque attachée à une Jeep ; au même endroit, deux militaires portent un étui en webb à la bretelle, qui semble contenir des tuyaux d’environ 1,5 mètres de long. Selon le même témoignage, la mitrailleuse aurait été aperçue débâchée vers 19 heures 45.

Pour ce qui concerne la disponibilité dans l’armée rwandaise de missiles sol-air, un rapport de Human Rights Watch, établissant l’inventaire des armes emportées au Zaïre par les FAR après leur défaite, montre que ce stock comprendrait entre 40 et 50 missiles SAM-7 et 15 Mistral, c’est à dire une capacité sol-air assez importante. Mais il est peu vraisemblable qu’une armée dispose d’un tel arsenal sans en maîtriser parfaitement les conditions d’utilisation, même si de nombreux observateurs se sont plu à souligner l’état d’impréparation et l’inefficacité au combat des FAR.

Il a été également noté, à la fois par MM. Filip Reyntjens et Gérard Prunier que les FAR et la gendarmerie auraient réagi très rapidement après l’attentat, en établissant notamment des barrages à proximité de l’aéroport et dans la ville de Kigali ( un barrage aurait été mis en place dès 19 heures 30 dans le quartier de Kimihurura). Des éléments belges de la MINUAR et de la coopération technique militaire belge auraient été immobilisés au sein même de l’aéroport. La garde présidentielle aurait immédiatement interdit l’accès à l’épave de l’avion. Des éléments des FAR, en particulier le bataillon para commando stationné à Kanombe, aurait dès la soirée du 6 avril tué de nombreuses personnes (certaines sources parlent de plusieurs milliers dans la zone de Masaka), en vue d’éliminer des témoins gênants.

La question des personnes présentes dans la tour de contrôle est apparue comme déterminante. La nuit impliquait que les opérateurs aient disposé d’informations en provenance de la tour de contrôle où se seraient trouvés des éléments de la garde présidentielle. D’après le pilote d’un Beech burundais ayant survolé la zone et qui a livré son témoignage au journal Le Citoyen, le contrôleur de la tour de Kigali aurait été à de multiples reprises sollicité par des militaires l’interrogeant sur l’état de progression du Falcon présidentiel. De même, l’hypothèse a été avancée d’une extinction des feux de la piste d’atterrissage au moment de l’approche de l’avion ; mais cette version n’est pas validée, les feux ayant, semble-t-il, été éteints après le crash, dans un mouvement de panique.

      c) Les interrogations sur les conditions de réalisation de l’attentat et la nature des “ opérateurs ”

      (1) Les réserves formulées par les universitaires et les journalistes

M. Filip Reyntjens et quelques journalistes ont tenté d’évaluer la fiabilité de la thèse privilégiant la piste des extrémistes hutus.

·  Le journaliste Stephen Smith a ainsi mis en évidence trois indices allant à l’encontre de cette thèse :

— il a d’abord fait remarqué que le Colonel Elie Sagatwa, chef de la garde présidentielle, parent proche d’Agathe Habyarimana et membre éminent de l’Akazu, se trouvait dans l’avion du Président Juvénal Habyarimana ;

— il a ensuite fait remarquer que ni l’Akazu, ni le MRND, ni la CDR, n’avaient préparé la succession du Président Juvénal Habyarimana ;

— il a enfin souligné que les auteurs de l’attentat n’avaient nul besoin de tuer 12 personnes, dont le président du Burundi, pour atteindre le président rwandais, qu’ils fréquentaient quotidiennement.

·  M. Filip Reyntjens a plus particulièrement insisté sur l’état d’impréparation politique des membres les plus extrémistes de la mouvance présidentielle :

— dans la soirée du 6 avril, des militaires et des gendarmes auraient amené des ministres et des politiciens proches du président dans le camp de la garde présidentielle, afin de les protéger d’une attaque éventuelle du FPR ;

— un certain nombre de membres influents mais totalement désemparés du régime se seraient réfugiés à l’ambassade de France dès le matin du 7 avril ;

— du point de vue politique, il faudra attendre le 8 avril pour que le noyau dur du régime Habyarimana s’emploie à contrôler vraiment la situation ;

Les barrages ont certes été rapidement mis en place en de nombreux endroits de Kigali après l’attentat, mais il s’agit selon M. Filip Reyntjens de barrages de routine, installés chaque jour en début de soirée. Les tueries politiques perpétrées par les extrémistes hutus n’ont débuté que 10 heures après l’attentat ; certaines ont eu lieu dès le 6 avril au soir sur la colline de Masaka, mais il peut s’agir de meurtres pour éliminer des témoins gênants ou simplement de représailles.

Concernant la position des FAR ou de la gendarmerie à la bifurcation de Masaka, M. Filip Reyntjens s’interroge sur le risque pris par des militaires restés une journée durant à découvert alors que l’avion présidentiel ne devait atterrir que le soir ; il souligne également que les étuis contenant les tuyaux pouvaient être des armes antiblindés aussi bien que des bazookas, ces armes ayant la même apparence que des missiles sol-air.

·  La capacité sol-air des FAR, mise en évidence par Human Rights Watch, peut être sujette à caution, la MINUAR n’en ayant jamais soupçonné l’existence jusqu’en avril 1994. Les FAR n’ont par ailleurs que très peu utilisé ce type d’armements, puisque le FPR ne disposait pas de moyens aériens. Enfin, le rapport de Human Rights Watch ne mentionne que des SAM-7 ou des Mistral, alors que, selon toute vraisemblance, les missiles utilisés pour perpétrer l’attentat sont des SAM-16 “ Gimlet ”.

C’est précisément parce que ces interrogations concernant les conditions concrètes de réalisation de l’attentat n’ont pas trouvé de réponses satisfaisantes à ce jour, qu’a pu être avancée l’hypothèse d’une intervention de militaires ou de mercenaires français agissant notamment pour le compte des extrémistes hutus.

      (2) L’hypothèse d’une intervention de militaires ou de mercenaires français comme “ opérateurs ” de l’attentat

Cette hypothèse a été plus particulièrement évoquée par la journaliste belge Colette Braeckman et par l’universitaire français Gérard Prunier. Sa validité a fait l’objet d’une analyse de M. Filip Reyntjens dans son ouvrage précité.

·  Mme Colette Braeckman affirme avoir reçu vers la mi-juin 1994, une lettre manuscrite signée “ Thaddée, chef de la milice à Kigali ”, l’informant que l’avion présidentiel aurait été abattu par deux militaires français du DAMI opérant pour le compte de quelques chefs de la CDR. Le nom d’un français (Etienne) -il s’agit de Pascal Estévada- est avancé. Estévada aurait participé à l’opération Noroît et serait réapparu au Rwanda en février 1994, avant de participer en mai 1994 à des actions de sécurité rapprochée que la France aurait initiées au profit des autorités burundaises. Il est à noter que le témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge et celui de Thaddée ne convergent pas.

Mme Colette Braeckman ajoute que, selon un témoin, un mystérieux ressortissant étranger, vraisemblablement français, doté d’équipements radio, aurait occupé jusqu’au jour de l’attentat une chambre à l’hôtel des diplomates.

·  Deux journaux belges affirment en septembre et octobre 1995, à partir de documents émanant du renseignement militaire belge et datant d’avril 1994, que l’attentat a été commandité par le président Mobutu et que six missiles ont été achetés à la France et acheminés vers Kigali via l’ambassade du Zaïre à Bruxelles, l’aéroport d’Ostende, Kinshasa, Goma et Gisenyi. Les auteurs de l’attentat seraient un métis belge, un français et un rwandais.

Il est à noter concernant cette dernière hypothèse, que ni les types de missiles, ni les auteurs ne sont identifiés et que le chef du renseignement militaire belge émet les plus grands doutes sur la fiabilité de la source ayant alimenté cette note. De même ne sont pas précisées dans cette note les motivations du Maréchal Mobutu.

·  M. Filip Reyntjens souligne tout d’abord que :

— selon le témoignage recueilli par l’auditorat militaire belge, les deux soldats chargés des étuis sur la route de Masaka portaient leur béret “ à la française ” (ces deux militaires de couleur se seraient tenus à l’écart des autres et l’uniforme de l’armée rwandaise qu’ils portaient semblait plus neuf ; de là vient que certains aient avancé qu’il s’agissait de militaires français originaires des DOM TOM) ;

— la CIA aurait affirmé au début du mois de juin 1994 que deux agents de la DGSE, appartenant au camp de Cercottes dans le Loiret, auraient été à l’origine de l’attentat. Cette affirmation, qui n’a été assortie d’aucune preuve, aurait été démentie par les services français qui, pour leur part, se seraient chargés d’avancer la piste d’une société américaine représentée en Centrafrique et qui aurait cherché à recruter, grâce à des intermédiaires belges, des mercenaires spécialisés dans le maniement de missiles antichar et antiaériens ;

— des militaires français, notamment le commandant de Saint Quentin, ont pu se rendre sur les lieux du crash alors que les soldats de la MINUAR se sont vu interdire l’accès à ces mêmes lieux.

·  L’universitaire français Gérard Prunier s’est intéressé pour sa part aux relations entre l’Akazu et le capitaine Paul Barril, sans pour autant oser conclure. Il a commencé par remettre en cause la thèse développée par Mme Colette Braeckman, d’une complicité de militaires français dans la réalisation de l’attentat ou celle de l’ambassadeur du Rwanda à Kinshasa, Etienne Sengegera, qui avance la thèse d’une implication de soldats belges de la MINUAR : “ le Gouvernement belge n’a pas plus intérêt que les Français à la mort du Président Juvénal Habyarimana, mais un détail important se retrouve dans les deux explications qui ne tiennent pas debout: les hommes qui auraient tiré les missiles sont des blancs... ”.

Il note ensuite que la piste FPR est surtout avancée par un groupe d’exilés ougandais aux Etats Unis, hostiles au président Museveni, et qu’elle est reprise par Mme Agathe Habyarimana et son “ très controversé conseiller spécial, M. Paul Barril ”. Il remarque que les relations de M. Paul Barril avec la famille du président rwandais sont antérieures à la signature du contrat liant celui-ci à la veuve du Président Juvénal Habyarimana. Il note que l’ancien capitaine de gendarmerie quitte le Burundi pour Kigali la veille de l’assassinat du Président Ndadaye et qu’il est à Kigali en liaison étroite avec les ministres hutu burundais de l’aile extrémiste du FRODEBU.

De l’ensemble de ces éléments, comme des contacts noués par M. Paul Barril dans le domaine du “ business souterrain de la sécurité ” avec d’anciens militaires devenus aventuriers, M. Gérard Prunier déduit une possible connexion de M. Paul Barril avec les auteurs de l’attentat : “ si nous rappelons que selon certains témoignages, des hommes blancs sont repérés sur la colline de Masaka, le soir du 6 avril, et que lancer des missiles sol-air est un métier passablement spécialisé, on peut supposer que Paul Barril connaît les hommes qui ont abattu l’avion et leurs commanditaires. Ses accusations infondées contre le FPR ne serviraient alors qu’à détourner l’attention d’autres personnes, connues de lui, et capables de recruter des mercenaires blancs expérimentés pour un contrat d’assassinat sur la personne du Président Juvénal Habyarimana. Si ces mercenaires existent, leurs seuls commanditaires possibles sont les Akazu, parce qu’alors, le Président Juvénal Habyarimana est devenu un handicap plus qu’un avantage pour la cause du pouvoir hutu ”.

      2. La piste burundaise

L’idée qui prévaut dans cette thèse est que ce n’est pas le président rwandais qui aurait été visé par l’attentat mais son homologue burundais, le Président Cyprien Ntaryamira. Cette thèse, qui n’est retenue par personne comme véritablement crédible, est développée sommairement dans le présent rapport par souci exclusif d’exhaustivité. Elle se fonde sur le seul fait que la participation de M. Cyprien Ntaryamira au sommet de Dar Es-Salam aurait été très mal vécue par l’opposition burundaise (le journal Le Citoyen a titré “ le sommet de la trahison et de la mort ”). Mais il s’agit là d’un élément trop ténu pour que cette piste mérite d’être davantage explorée.

Outre le fait qu’il ne pouvait être connu à l’avance que le Président burundais reviendrait dans un autre appareil que le sien et qu’un attentat de cette nature ne s’improvise pas, il semblerait plus difficile pour l’opposition politique du Burundi d’organiser l’élimination de son Chef d’Etat à l’étranger, sauf à disposer d’importantes complicités pour l’acheminement des missiles et l’installation des tireurs.

      3. La piste de l’opposition démocratique ou des “ hutus modérés ”

Cette hypothèse, qui n’est que rarement évoquée, a fait l’objet d’un développement argumenté dans l’ouvrage de M. Filip Reyntjens cité ci-dessus. Même si elle n’apparaît pas comme étant la plus probable, elle mérite d’être examinée avec attention dans la mesure où elle pose la question d’une action conjointe de l’opposition modérée et du FPR au président Juvénal Habyarimana.

La démonstration esquissée se fonde sur les arguments suivants :

— le Général Ndindiliyimana, qui commandait la gendarmerie et qui était officiellement en congé, a annoncé le 5 avril 1994, lors d’une réunion avec la MINUAR, qu’une opération de fouille et de désarmement, faisant suite à d’autres du même type et qui peut être considérée comme étant de routine, serait effectuée dans le secteur de Nyakabanda à Kigali et aurait lieu le 7 avril à 4 heures 30 du matin. Dans la matinée du 6 avril, une réunion de coordination à l’état-major de la Gendarmerie a pris des dispositions concrètes en vue de l’opération prévue le lendemain (appui de la MINUAR en personnel et logistique, assistance du parquet, consignement des compagnies de gendarmerie à Kigali). L’ensemble de ces éléments pourraient relever d’une pure coïncidence selon M. Filip Reyntjens, si le Général Ndindiliyimana, qui a annoncé et mis en oeuvre ce dispositif, n’avait pas nié ultérieurement s’en trouver à l’origine ;

— le 1er ou le 4 avril 1994, des officiers et quelques civils originaires du Sud du Rwanda, notamment de la préfecture de Butare, se seraient réunis chez le Premier Ministre, après un contact avec le Lieutenant de gendarmerie Iradukunda, jeune juriste affecté au service de renseignement du ministère de la Défense. Auraient été présents à cette réunion, le Lieutenant-Colonel Gaarabwe et le major Ngayaberura. Le Général Ndindiliyimana aurait été empêché d’y participer. À l’occasion de cette rencontre, le Premier Ministre, constatant des blocages dans le processus d’Arusha et évoquant des menaces sur les personnalités de l’opposition aurait préconisé de renverser le Président Juvénal Habyarimana.

Les officiers auraient réagi de façon réticente, certains allant même jusqu’à faire part au président de cette conversation. La radio RTLM rendra compte de l’événement sans commentaire. Or, le Général Ndindiliyimana dit ne pas avoir été informé de cette rencontre, dont il n’aurait appris l’existence que par le Colonel Gatsinzi, lui même alerté par les diffusions de la radio RTLM. Or, le Colonel Gatsinzi nie avoir contacté le Général Ndindiliyimana sur ce sujet et M. Filip Reyntjens constate que le commandant de la gendarmerie était très lié au Premier Ministre ainsi qu’à la plupart des protagonistes de cette réunion et qu’il est peu probable, par conséquent, que ces propos correspondent à la vérité ;

— le Colonel Anselme Nshizirungu, conseiller militaire du Premier Ministre, affilié au MDR (tendance Twagiramungu) et proche du FPR aurait écrit en annexe à un mémorandum intitulé “ Aperçu sur la situation politique au Rwanda ” et envoyé à un ami belge résidant en Afrique du sud : “ dans la pire des hypothèses, le mal rwandais ne trouverait sa solution qu’en l’élimination physique du dictateur... J’aimerais vous revoir dans ce beau pays une fois débarrassé de ce monstre... ”

— le 6 avril au soir, vers 21 heures, un officier belge résidant en Belgique et ayant des relations étroites avec l’armée rwandaise aurait contacté le chef d’état-major des FAR, sans savoir que ce dernier avait péri dans l’attentat. C’est Ndindiliyimana qui aurait répondu au téléphone, ce qui est une fois de plus nié par ce dernier ;

— la position militaire à la bifurcation de la piste de Masaka est tenue en partie par les gendarmes.

Sur la base de ces éléments, M. Filip Reyntjens évoque l’hypothèse d’une implication d’officiers “ démocratiques ”, originaires du Sud, relevant surtout de la gendarmerie et excédés par le blocage du processus démocratique et les assassinats politiques. Ces officiers auraient pensé profiter du vide institutionnel laissé par l’assassinat du président pour tenter de reprendre l’avantage en demandant l’application immédiate des accords d’Arusha. Certains éléments de la garde présidentielle auraient pris cette hypothèse très au sérieux. Ils affirment d’ailleurs avoir trouvé le discours que le Premier Ministre entendait prononcer à la radio, par lequel ce dernier annonçait l’installation d’une assemblée nationale de transition dont la composition devait répondre aux voeux du FPR et de ses alliés. L’élimination rapide par les durs du régime de l’opposition modérée, dont le Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana, aurait été dictée par la volonté de déjouer ce plan.

Cette hypothèse, pour cohérente qu’elle puisse apparaître à première vue, n’est étayée par aucun élément concret valant preuve. Elle occulte presque totalement la question des “ opérateurs de l’attentat ” et ne permet pas d’éclaircir le rôle qu’aurait pu jouer le FPR dans un tel scénario.

      4. La piste du FPR “ commanditaire ” avec l’aide de militaires belges “ opérateurs ”

Avant que la Mission ne conduise ses travaux, la piste du FPR avait été plus particulièrement évoquée par l’universitaire belge Filip Reyntjens et le journaliste Stephen Smith, la plupart des autres auteurs - notamment ceux cités dans les paragraphes ci-dessus - l’avait écartée ou n’avait pas pris le soin de l’approfondir. Il en était ainsi des rédacteurs du rapport de la commission sénatoriale belge, dont on aurait pu penser qu’ils s’y intéresseraient davantage, compte tenu des soupçons ayant pesé sur une possible complicité de militaires belges dans l’accomplissement de l’attentat. Depuis, M. Bernard Debré, Ministre de la Coopération du Gouvernement d’Edouard Balladur, a évoqué la même hypothèse, en se fondant sur des éléments qui n’ont pas pu être vérifiés et qui ne peuvent en aucun cas être considérés comme des preuves crédibles.

      a) Les motifs et les éléments matériels en cause

Parmi les éléments susceptibles d’étayer la piste du FPR, certains ont plus particulièrement retenu l’attention du professeur Filip Reyntjens :

— politiquement, il est à noter que depuis le début de l’année 1994, le FPR a tenté de constituer une coalition politique anti-MRND qui aurait disposé d’une majorité qualifiée à l’Assemblée nationale de transition. D’autre part, le FPR porte une part de responsabilité dans les multiples obstacles mis sur la voie de la mise en oeuvre des accords d’Arusha, ne pensant pas en effet sortir victorieux d’un processus électoral compétitif, comme il en avait déjà fait l’expérience à l’occasion des élections locales de septembre 1993 dans les huit communes de la zone démilitarisée ;

— le FPR possédait des missiles sol-air et savait les manier. Il s’en serait d’ailleurs servi pour abattre un avion de reconnaissance à Matimba le 3 octobre 1990, un Hélicoptère Gazelle à Nyakayaga le 23 octobre 1990 ainsi qu’un hélicoptère à Cyeru en février 1993. En outre, le 10 septembre 1991, un Fokker 27 de la société zaïroise SCIBE effectuant une liaison Kigali-Beni aurait été atteint au-dessus de l’endroit où les frontières rwandaise, zaïroise et ougandaise se touchent. Concernant la provenance des missiles, il pourrait s’agir d’armes issues des stocks de l’armée ougandaise, celle-ci ne disposant, toujours selon M. Filip Reyntjens, que de SAM-7 et non de SAM-16 (ce type de missile ayant vraisemblablement été utilisé dans l’attentat).

Un rapport établi en 1993 par des gendarmes français aurait mis en évidence que la plupart des attentats s’étant déroulés au Rwanda en 1991-1992 auraient été fomentés par le FPR. M. Stephen Smith rapporte que la “ stratégie du pire ” est admise par un dirigeant du FPR qui, sous le couvert de l’anonymat, ne veut pas exclure “ la mise en place d’une cellule autonome chargée d’abattre Juvénal Habyarimana ” ; cet informateur révèle en outre qu’en sa présence, le président du FPR, Alexis Kanyarengwe, aurait envisagé de “ descendre ” le président rwandais.

En revanche, à la décharge du FPR, M. Filip Reyntjens note que la “ ferme ” se trouve à près de 10 km à vol d’oiseau du cantonnement du CND et que cette zone est militairement dominée par les FAR (Kanombe étant situé à deux kilomètres de Masaka). Cet argument perd de sa valeur en cas de complicité entre des officiers modérés et le FPR ou si l’on tient compte de la redoutable capacité d’infiltration dont le FPR avait fait preuve en d’autres circonstances, notamment à l’occasion d’un raid sur Ruhengeri en janvier 1991.

La question de l’anticipation par le FPR des événements survenus dans la nuit du 6 au 7 avril 1994 est plus difficile à traiter. D’une part, il est certain qu’à l’exception de quelques sorties dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, les éléments du bataillon FPR à Kigali n’engageront les combats que dans l’après-midi du 7 avril. D’autre part, contrairement à ce qu’a pu indiqué le journal Jeune Afrique, les principaux cadres du FPR, comme Seth Sendashonga ou Jacques Bihozagara, n’ont pas quitté Kigali quelques jours avant l’attentat.

Enfin, certains ont avancé que le FPR n’avait pas lancé son offensive dans le nord à partir du 8 avril, mais plutôt dans la matinée du 7 avril, notamment dans les zones de Kisaro, Rukomo, Kagitumba et Nyabishongwezi. De plus, d’après des sources au sein de l’APR, celle-ci était en état d’alerte depuis le 3 avril. Selon ces mêmes sources, le Général Paul Kagame aurait donné l’ordre au Colonel Kaka de préparer l’assaut sur Kigali dès la nuit du 6 au 7 avril.

Il semble sûr, selon M. Filip Reyntjens, que le FPR était prêt à mettre en route une opération de grande envergure en un temps record et qu’il a pu introduire à Kigali des troupes qui ont su s’approvisionner en matériel en cours de route, notamment à Rutongo, à une dizaine de kilomètres de Kigali.

Le professeur Reyntjens indique enfin que des sources émanant du FPR affirmeraient que celui-ci serait à l’origine de l’attentat. Le Department of Military Intelligence du FPR (DMI) aurait confirmé cette implication et l’aurait justifié en arguant que la guerre n’aurait jamais pris fin si le Président Juvénal Habyarimana n’avait pas été éliminé. Une de ces sources aurait précisé que le “ coup ” avait été effectué par le Major Rose Kabuye et par le Colonel Kayumba, à l’époque chef du DMI. Enfin, d’après des sources situées à l’intérieur des FAR, dans la soirée du 6 avril, un poste d’écoute localisé à Gisenyi, et qui faisait le monitoring du réseau de communications du FPR, aurait capté un message annonçant : “ la cible est touchée ”. Ce fait serait confirmé par un rapport daté du 7 avril 1994, où le capitaine Apédo, observateur togolais de la MINUAR au camp de Kigali écrit : “ RGF Major said they monitored RPF communication which stated “ target is hit ”.

      b) La question de l’implication comme “ opérateurs ” de militaires belges

Sur ce sujet, M. Filip Reyntjens note que :

— dès la matinée du 7 avril, une déclaration d’un “ comité de crise de la communauté rwandaise en Belgique ”, proche du MRND, affirme que l’attentat a été perpétré par des militaires belges faisant parti du contingent des casques bleus et se fonde sur des “ sources militaires non belges de la MINUAR ”.

— dans une note verbale du 20 avril, l’ambassadeur du Rwanda à Kinshasa, M. Etienne Sengegera, affirme que l’avion a été abattu par des militaires belges pour le compte du FPR. En revanche, une note publiée le lendemain par l’ambassade du Rwanda à Bujumbura se montre beaucoup plus prudente sur les faits.

Dans une note du 10 avril, le Ministre des Affaires étrangères dit que l’avion présidentiel a “ subi des tirs de la part d’éléments non encore identifiés ” et le lendemain le Ministre évoque “ des défaillances inexplicables de la part du chef des casques bleus chargés de la sécurité de l’aéroport Grégoire Kayibanda et de ses environs, défaillances qui ont permis d’abattre l’avion présidentiel. ”

Cette même thèse d’une culpabilité du FPR et d’une complicité militaire belge est reprise par M. Paul Barril dans l’émission de France 2 à laquelle il participe le 28 juin 1994.

Aucune preuve convaincante n’est cependant jamais venue étayer ces assertions, qui sont par ailleurs toujours le fait de sources proches du régime d’Habyarimana. L’hypothèse de l’implication de trois militaires belges dans l’attentat et de leur élimination ultérieure est peu convaincante, car ces militaires auraient été identifiés comme l’ont été les dix casques bleus belges de la MINUAR, assassinés dans les jours qui ont suivi l’attentat.

Enfin, Mme Colette Braeckman a indiqué à votre rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, que les véritables auteurs de l’attentat avaient essayé de “ faire porter le chapeau aux Belges ” afin de précipiter leur départ. Le vol d’uniformes belges, qui auraient pu être utilisés par des mercenaires occidentaux, ne constitue pas un élément de preuve suffisant pour conforter cette seconde hypothèse.

    C. LES ÉLÉMENTS NOUVEAUX COLLECTÉS PAR LA MISSION D’INFORMATION PARLEMENTAIRE SUR LES PREUVES MATÉRIELLES ET L’ORIGINE DES MISSILES

La Mission a souhaité reconstituer méthodiquement le déroulement des événements relatifs à l’attentat, en s’employant dans un premier temps à vérifier, un à un, chacun des faits évoqués ci-dessus.

Dans ce cadre, une attention toute particulière a été portée à la question de l’origine des missiles utilisés pour perpétrer l’attentat.

Le premier apport de la Mission a consisté à démonter la thèse avancée par les universitaires, MM. Filip Reyntjens et Gérard Prunier au vu des éléments dont ils disposaient et reprise par les Ministres français, MM. François Léotard et Bernard Debré. Puis la Mission a dressé un bilan des principales remarques effectuées par les personnes auditionnées en faveur des deux thèses en présence. Enfin, elle a tiré des conclusions des documents qui lui ont été transmis.

      1. L’origine des missiles

Pour conduire ses investigations, la Mission s’est fondée à la fois sur les auditions publiques ou à huis clos auxquelles elle a procédé et sur certains documents mis à sa disposition, à sa demande, par l’exécutif, plus particulièrement par le ministère de la Défense.

      a) Le contenu des auditions

      (1) Des missiles d’origine française ?

·  Comme l’avait noté M. Filip Reyntjens, “ ce qui fait essentiellement défaut dans les hypothèses évoquées, c’est la preuve matérielle. Or celle-ci paraît bien exister ”. Le professeur belge a ajouté les éléments suivants :

— le 25 avril 1994, les FAR auraient retrouvé les deux lance-missiles utilisés pour le forfait. Un document rédigé ce jour-là par le Lieutenant Munyaneza relève les numéros de série des deux engins (cf. annexe). Ayant pris connaissance de ces documents plus d’un an après la récupération des lanceurs par le biais des ex-FAR à Goma, le professeur Reyntjens aurait cru volontiers à une “ manipulation ”, si en octobre 1994, il n’avait pas rencontré à Masaka un témoin, qui non seulement avait vu partir les missiles, mais avait également constaté qu’un mois après l’attentat, des militaires des FAR avaient découvert des lanceurs et les avaient entreposés au camp de Kanombe ;

— les missiles retrouvés seraient des missiles de type SAM-16 “ Gimlet ”. Officiellement, dix pays possédaient de telles armes dans leurs stocks dans la première moitié des années 1990 : l’Angola, la Bulgarie, la Corée du Nord, la Finlande, la Hongrie, l’Irak, le Nicaragua, la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’ex Union soviétique. Des SAM-16 angolais auraient été récupérés tant par l’UNITA que par l’armée sud africaine et c’est par ces biais (par Zaïre interposé s’il s’agit de l’UNITA) qu’ils auraient pu parvenir aux extrémistes hutus. De même, si ces missiles étaient venus d’Afrique du Sud, ils auraient pu servir aux officiers modérés, comme en témoignent les liens noués par le Colonel Nshizirungu avec les milieux militaires de ce pays.

Avec toute la prudence qui s’imposait, puisqu’il s’agit de sources de seconde main (on ne peut pas totalement exclure la manipulation sur un dossier aussi sensible que celui de l’attentat), M. Filip Reyntjens a évoqué l’hypothèse selon laquelle plusieurs sources concordantes lui permettaient d’affirmer que les deux missiles SAM 16 “ provenaient d’un lot saisi en février 1991 par l’armée française en Irak et acheminé en France ”. Il a précisé qu’il “ ne disposait d’aucune documentation et notamment d’aucune liste où auraient été référencés les numéros des missiles ”, mais que les informations dont il disposait lui avaient été communiquées par des sources au sein des services de renseignement militaire britanniques, américains et belges ne souhaitant pas être identifiés.

Si cette hypothèse était exacte, le document des services de renseignement belges prendrait tout son sens et l’information pointerait du doigt les extrémistes hutus. L’universitaire belge a alors posé quelques questions complémentaires auxquelles il n’a pas été en mesure de répondre : la France a-t-elle saisi des SAM-16 irakiens ? Si oui, quels sont les numéros de série de ces missiles ? Les missiles récupérés près de la ferme de Masaka faisaient-ils partie de ces lots ? Si oui, le FPR se trouve-t-il pour autant exonéré de toute responsabilité, puisque, selon certaines sources, celui-ci se serait procuré des armes notamment en Irak ?

Il a ajouté que le fait que les missiles puissent provenir d’un stock français ne signifiait en rien l’implication de la France dans l’attentat.

Parmi les personnalités civiles et militaires auditionnées, nombreuses sont celles qui ont eu à s’exprimer sur la question de l’origine des missiles ayant servi à abattre l’avion du Président Juvénal Habyarimana. Entre autres, les témoignages suivants ont pu être recueillis :

— l’ancien Directeur de la DGSE, M. Claude Silberzahn, a indiqué à la Mission que les services occidentaux procédaient à des échanges d’informations au sein “ d’une bourse de renseignements ”. Il a également fait observer que les trois sources de M. Filip Reyntjens pouvaient de ce fait être réduites à une seule. Tout en précisant que ces éléments ne remettaient en rien en cause la crédibilité des informations détenues par l’universitaire belge, il n’a pas exclu des manoeuvres de désinformation et a précisé que les services de renseignement étrangers n’avaient pas confirmé ces éléments lors de l’enquête menée par la DGSE ;

— l’ancien Ministre de la Coopération, M. Bernard Debré, a souligné dans un courrier le caractère “ absurde ” de la thèse mettant en cause la France, n'imaginant pas que le Gouvernement français puisse “ livrer des armes à une armée qu'il a combattue pour tirer sur des personnalités qu'il a protégées ”. Il a en revanche fait état de la livraison à l'Ouganda de missiles antiaériens provenant de stocks américains.

L’ancien Ministre de la Défense, M. François Léotard, a estimé “ qu’il ne voyait pas comment le missile qui avait abattu l’avion présidentiel aurait pu transiter par des mains françaises, c’est-à-dire par des services dont ce n’aurait pas été la mission ou le mandat ”.

      (2) Des missiles d’origine américaine ou ougandaise ?

Cette seconde hypothèse a été envisagée par plusieurs personnes auditionnées.

M. Herman Cohen a évoqué “ la thèse selon laquelle les missiles soviétiques tirés contre l’avion venaient du golfe persique, qu’ils avaient été récupérés en Irak par les Etats-Unis et donnés à l'Ouganda qui les aurait, à son tour, livrés au FPR ”.

M. Jacques Dewatre, comme M. Bernard Debré, a indiqué que les numéros des missiles étaient très proches (à un chiffre près) des matériels en dotation dans l'armée ougandaise en 1994, ainsi que le confirmerait une liste de ces missiles dont M. Jacques Dewatre n'a pas souhaité indiquer la provenance. Mais ce dernier a précisé qu’il n’existait pas de preuve que le missile ayant détruit l’avion présidentiel ait été fourni par l’armée ougandaise.

L’ancien ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, a précisé que “ le FPR possédait, au moins depuis 1990, des lance-missiles antiaériens -le FPR avait d’ailleurs abattu en octobre 1990 un avion de l’armée rwandaise ainsi qu’un hélicoptère rwandais- et des missiles SAM-16, du type de celui utilisé pour l’attentat, qui ont été retrouvés dans le parc national de l’Akagera et rapportés par nos militaires en 1990 ou 1991 ”. Par ailleurs, il a estimé “ peu probable qu’il y eût, lorsqu’il a quitté le Rwanda, un membre des FAR sachant utiliser un lance-missiles ”. Le Colonel Bernard Cussac a affirmé que l’existence de ces armes, “ dont les numéros correspondraient à ceux d'engins stockés dans les réserves d'armement de l'Ouganda ”, aurait emporté sa “ conviction que le FPR avait fomenté l’attentat ”.

Le Général Jean Heinrich a indiqué qu'il ne disposait d'aucun élément précis sur les photographies de missiles, prises au Rwanda les 6 et 7 avril 1994 et figurant dans le cahier d'enregistrement de la DRM du 25 mai 1994. Ces photos révéleraient des numéros entrant dans la série de ceux en dotation dans l'armée ougandaise. Le Général Jean Heinrich a indiqué que “ la DRM disposait d'indications très précises, voire de la preuve, que le FPR avait acquis des missiles antiaériens SAM 16 ”. Il a insisté sur la plus grande efficience militaire du FPR par rapport aux FAR “ en matière d’entraînement, de formation, d’armement et de discipline ”. Il a attribué cette supériorité relative à la qualité de l'encadrement et à la composition des unités, formées de soldats expérimentés qui avaient été entraînés par l’armée ougandaise et s'étaient déjà battus à ses côtés. Il a ajouté que, “ considérant l’état de l’armée rwandaise, complètement désorganisée, mal commandée, où les chefs étaient souvent absents, sans idées tactiques, il était assez clair que, sans aide extérieure, le FPR semblait, surtout avec l’aide indirecte ougandaise, de taille à l’enfoncer rapidement ”.

      (3) La question des missiles antiaériens détenus par les FAR

M. Michel Cuingnet, comme les ambassadeurs Georges Martres et Jean-Michel Marlaud ou le Général Christian Quesnot, a confirmé que les soldats des FAR n'étaient pas entraînés à l'utilisation de missiles sol-air. Comme indiqué ci dessus, il semblerait qu'un missile sol-air ait été récupéré en février 1991, sur le théâtre des combats opposant les FAR au FPR (un seul missile aurait été présenté à l'attaché de défense français). Or, le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint Quentin, alors Commandant, témoin auditif de l'attentat, présent au camp de Kanombe, a confirmé l'existence de deux tirs rapprochés, donc de deux tireurs, le faible intervalle entre les deux détonations n'ayant pas permis de recharger un lance-missiles.

M. Georges Martres a fait observer que “ retenir la responsabilité des extrémistes hutus, qui avaient déjà des difficultés à tirer au mortier et au canon, reviendrait à admettre qu'ils aient bénéficié d'une assistance européenne pour l'attentat ”.

M. James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense, a affirmé “ qu’aussi longtemps qu’il avait exercé ses fonctions, aucun militaire des FAR n’avait été formé à la manipulation des missiles antiaériens ” et a soutenu que “ le Gouvernement rwandais n’avait jamais envisagé d’acquérir des armements antiaériens puisque le FPR ne possédait pas d’aviation ”.

Les Généraux Jean Rannou et Maurice Schmitt ont précisé à la Mission qu'il était facile d'abattre un avion en approche de la piste avec un missile à infrarouge et que la formation des tireurs ne présentait pas de difficultés.

      b) Les enseignements des documents mis à la disposition de la Mission sur le type et l’origine des missiles

·  Afin de compléter les informations résultant des auditions auxquelles elle a procédé, la Mission a souhaité disposer de documents qui lui ont été communiqués, soit par l’exécutif, soit par des témoins entendus, et dont la liste est jointe en annexe. Parmi ces documents, certains ont plus particulièrement retenu l’attention de la Mission.

Le ministère français de la Défense a transmis à la Mission des photos d’identification de lanceur des missiles, prises au Rwanda les 6 et 7 avril 1994, émanant de la direction du renseignement militaire et transmise à cette dernière par la Mission militaire de coopération. Etaient joints à cette transmission la photocopie du cahier d’enregistrement de la DRM du 22 au 25 mai 1994, ainsi que les photographies originales d’un missile antiaérien. Les documents étaient également accompagnés de deux listes de missiles de type SAM 16 établies par la DGSE, la première inventoriant les missiles en dotation dans l’armée ougandaise, la seconde les missiles récupérés par l’armée française sur les stocks irakiens au cours de la guerre du golfe.

·  Il ressort de l’analyse de ces documents et des auditions complémentaires conduites par votre rapporteur :

— que les photographies, prises au Rwanda, n’ont été enregistrées sur le cahier de la DRM que le 24 mai 1994 ;

— que ces photographies présentent un lanceur - et un seul - dont les numéros d’identification sont lisibles. Ces numéros correspondent à ceux de l’un des deux lanceurs évoqués par le professeur Filip Reyntjens dans son ouvrage “ Rwanda : les trois jours qui ont fait basculer l’histoire ” ;

— qu’au terme d’une première expertise de ces photographies, il est probable que les lanceurs contenant les missiles n’aient pas été tirés : sur les photocopies des photos, le tube est en état, les bouchons aux extrémités de celui-ci sont à leur place, la poignée de tir, la pile et la batterie sont présents ;

— que les numéros de référence des lanceurs fournis (9M322) semblent correspondre à des SAM-16 “ Igla ” dont la référence russe est 9K38.

Compte tenu de ces éléments, il convient de formuler les remarques suivantes :

— puisque les numéros portés sur le lanceur, dont la photographie a été transmise par le ministère de la Défense, correspondent à ceux de l’un des deux missiles identifiés par M. Filip Reyntjens à partir du témoignage d’un officier des FAR en exil, M. Munyasesa, et puisque ces photos présentent des lanceurs probablement pleins, c’est donc que les missiles identifiés par l’universitaire belge ne constituent vraisemblablement pas l’arme ayant servi à l’attentat, sauf à considérer que les dates d’enregistrement du cahier de la DRM sont erronées ;

— dans le bordereau de transmission à la Mission des photographies de missiles, communiquées par la MMC à la DRM, comme dans le cahier d’enregistrement de ces photographies par la DRM, il n’est fait à aucun moment mention de l’auteur de ces documents photographiques, ni du lieu de leur prise, ni des conditions de leur acheminement vers les administrations centrales françaises, ce qui altère singulièrement la portée de ces éléments ;

Interrogés sur l’origine de ces photographies et sur les raisons pour lesquelles leur existence n’avait pas été mentionnée à l’occasion des auditions auxquelles ils avaient participé, MM. Michel Roussin, ancien Ministre de la Coopération exerçant la tutelle politique sur la MMC et Jean-Pierre Huchon, ancien Chef de la MMC, ont tous deux indiqué qu’ils ne se souvenaient pas avoir été destinataires de ces documents au moment de leur enregistrement, alors même que la MMC est, selon le bordereau communiqué par le ministère de la Défense à la Mission, l’administration par laquelle ont transité ces photographies, en 1994, avant de parvenir à la DRM. Il convient également de noter que, selon les informations dont dispose la Mission, ces documents auraient été extraits en 1998 des archives du ministère de la Coopération, avant d’être mis à la disposition du Parlement en vue de l’accomplissement de ses travaux.

Dans son ouvrage, le professeur Filip Reyntjens indique que les lanceurs, dont il communique les numéros, auraient été récupérés à proximité de Masaka, aux environs du 25 avril 1994. Or, les photographies correspondant à l’un de ces lanceurs n’auraient été enregistrées par la DRM dans ses cahiers qu’un mois plus tard, le 25 mai, sans qu’aucune explication n’ait permis à la Mission de comprendre les raisons de ce délai, ni de déterminer les conditions d’acheminement de ces documents.

Il ressort enfin que les missiles identifiés par M. Filip Reyntjens et correspondant, pour l’un d’entre eux, aux documents photographiques évoqués, entrent dans la série ougandaise et non dans la série française.

·  Ces constats ne fixent cependant aucune responsabilité dans l’accomplissement de l’attentat. Par delà les doutes déjà exprimés concernant la fiabilité des photographies mises à la disposition de la Mission, nous savons de sources concordantes, que les forces armées rwandaises avaient récupéré, en 1990 et 1991, sur le théâtre des opérations militaires et sur le FPR des missiles soviétiques, qu’elles auraient pu utiliser pour perpétrer l’attentat.

Ces missiles sont évoqués dans un télégramme de l’attaché de défense français en date du 22 mai 1991: “ l’état major de l’armée rwandaise est disposé à remettre à l’attaché de défense un exemplaire d’arme de défense sol-air soviétique de type SA 16 récupéré sur les rebelles le 18 mai 1991 au cours d’un accrochage dans le parc de l’Akagera. Cette arme est neuve ; son origine pourrait être ougandaise ; diverses inscriptions, dont le détail est donné si après seraient susceptibles d’en déterminer la provenance ” (cf. annexe). “ Dans le cas ou un organisme serait intéressé par l’acquisition de cette arme, je vous demande de bien vouloir préciser sa destination et les modalités relatives à son transport en France” conclut l’attaché de défense, M. Galinié.

Par ailleurs, dans une correspondance qu’il a adressée à la Mission, consécutivement à la publication par Libération d’un article rendant compte de la mission des deux rapporteurs à Kigali, Sébastien Ntahobari, ancien commandant de l’aviation militaire rwandaise, a fait part des informations dont il disposait concernant les moyens sol-air en dotation au sein du FPR, corroborant ainsi pour partie les éléments d’information détenus par le Colonel René Galinié.

·  L’inscription des missiles dans une liste ougandaise ne désigne pas pour autant le FPR comme l’auteur de l’attentat, pour les raisons suivantes :

— les extrémistes hutus, qui ne disposaient pas de moyens antiaériens, auraient pu utiliser ceux récupérés sur le FPR pour perpétrer l’attentat contre l’avion présidentiel, en ayant recours soit à des mercenaires, soit à des militaires rwandais spécialement formés au maniement de telles armes ;

— puisque de vrais doutes subsistent concernant la date et les conditions de prise des photographies mises à la disposition de la Mission, rien n’exclut qu’il s’agisse de missiles récupérés sur le FPR et photographiés par les FAR avant ou après le 6 avril ;

— enfin, la France ayant été accusée, à plusieurs reprises, par certains journalistes ou observateurs étrangers, d’avoir de près ou de loin prêté sa main aux auteurs de l’attentat, pourquoi aurait-on attendu quatre années pour apporter la preuve de la culpabilité du FPR et de l’Ouganda, sur le fondement de ces photographies et des listes de missiles qui les accompagnent ?

      c) Les questions en suspens

De l’examen attentif des éléments mis à la disposition de la Mission d’information comme des auditions effectuées en vue de compléter cet examen, il ressort quelques constations :

— la probabilité étant forte que le missile photographié n’ait pas été tiré, ce missile ne peut en aucune manière être considéré de façon fiable comme l’arme ayant abattu l’avion du Président Juvénal Habyarimana ;

— la photographie de ce missile, jointe en annexe, faisant apparaître l’un des numéros qui correspondent à ceux publiés par M. Filip Reyntjens, il y a donc peu de chance que les missiles identifiés par l’universitaire belge correspondent à ceux qui ont effectivement servi à abattre l’avion du Président Juvénal Habyarimana ;

— on remarque la concordance entre la thèse véhiculée par les FAR en exil (cf. documents transmis par M. Munyasesa à M. Filip Reyntjens) et celle issue des éléments communiqués à la Mission visant à désigner sommairement le FPR et l’Ouganda comme auteurs possibles de l’attentat (cf. photographies et listes de missiles en annexe). Cette hypothèse a été avancée par certains responsables gouvernementaux français, sans davantage de précautions, comme en témoignent les auditions de MM. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, ou François Léotard, ancien Ministre de la Défense ;

— puisque les informations concordantes dont ont disposé à la fois les parlementaires de la Mission et certains universitaires -bien qu’elles aient été véhiculées par des canaux différents- apparaissent comme étant d’une fiabilité très relative et comme elles ne parviennent pas à désigner l’arme de l’attentat, la question se pose de savoir la raison d’une telle confusion. L’intervention des FAR en exil dans cette tentative de désinformation ne les désigne-t-elle pas comme possibles protagonistes d’une tentative de dissimulation ? A moins que sincères, les FAR en exil aient elles-mêmes été manipulées mais, dans ce cas, par qui ?

      2. L’absence d’enquêtes

N’ayant pu aller plus loin dans ses investigations, M. Filip Reyntjens, qui au terme de ses multiples recherches privilégie la piste du FPR, s’interroge surtout sur “ l’écran de fumée ” entretenu sur la question de l’attentat et sur l’absence d’enquête qui a contribué à entretenir un climat de confusion. Il souligne notamment :

— que l’ONU a certes demandé une enquête internationale neutre dès le 8 avril, que le 27 juin, le Secrétaire général de l’ONU a été chargé d’une telle enquête par le Conseil de sécurité, mais que l’affaire a été “ silencieusement effacée de l’ordre du jour ” ultérieurement ;

— que le 12 avril, le conseil des Ministres belge a décidé de demander à l’OACI d’ouvrir une enquête, que le point a été inscrit à l’ordre du jour de la réunion du conseil de l’OACI du 25 avril, mais qu’aucune enquête n’a été menée. Les blocages proviennent tout autant de problèmes de procédure (l’avion est-il un avion civil de la compétence de l’OACI ou un avion d’Etat hors de sa compétence ?) que du manque de collaboration des autorités rwandaises et burundaises ;

— pour ce qui concerne la France, les visites du Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin sur les lieux du crash n’ont pas permis d’obtenir une version rendue publique du déroulement de l’attentat, pas plus que les éléments que prétend détenir M. Paul Barril ;

— pour ce qui concerne enfin le Rwanda, il n’a jamais communiqué les éléments dont il disposait sur cette question, de même que le nouveau régime de Kigali n’a jamais ressenti le besoin d’initier une enquête.

      a) L’impossibilité d’une enquête immédiate

Les difficultés d’une enquête immédiate ont été soulignées par de nombreuses personnes auditionnées.

·  M. Jean-Michel Marlaud et le Colonel Bernard Cussac ont souligné que le “ déchaînement ” des événements avait rapidement restreint la liberté de manoeuvre, en particulier des militaires français qui n’avaient pu se rendre sur la zone du crash à partir de Kigali en raison des combats entre les FAR, la Garde présidentielle et le FPR, et que la dégradation des conditions de sécurité aurait empêché le travail d’enquêteurs entre Kigali et l’aéroport. Cette dégradation rapide de la situation a été confirmée par tous les témoins.

Le crash de l’appareil ayant eu lieu dans la propriété même du Général Juvénal Habyarimana, la Garde républicaine qui était sur place a immédiatement empêché que des étrangers s’approchent de l’appareil pour relever des indices. Cette interdiction durera plusieurs semaines et empêchera toute investigation. La MINUAR, en particulier les forces belges qui contrôlaient l’aéroport, n’a jamais eu accès à la propriété du président.

M. Michel Roussin a rappelé que, dès 22 heures 15, le 6 avril 1994, les militaires de la MAM avaient été consignés à domicile et qu’ils n’étaient pas habilités à mener une enquête.

Le Général Jean Heinrich et M. Jacques Dewatre ont confirmé que leurs services respectifs, DRM et DGSE, n’avaient pu effectuer d’enquêtes immédiates sur l’attentat les 6 et 7 avril, puisqu’ils ne disposaient de personne sur place. M. Jacques Dewatre a souligné que, dès le 8 avril, tel n’était plus le cas, mais que, malgré tout, la DGSE n’avait pas été en mesure d’obtenir des preuves.

·  Seul le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu se rendre sur les lieux à deux reprises. Il a rapporté devant la Mission la difficulté qu’il avait éprouvée à récupérer les corps de l’équipage français et à effectuer des recherches. Il a rappelé qu’il résidait avec sa famille dans le camp de Kanombe, à une distance de 300 à 350 mètres à vol d’oiseau de l’endroit du crash. Après que l’avion se fut écrasé dans le jardin de la résidence présidentielle, il avait entendu des tirs d’armes automatiques, qu’il avait interprétés comme une réaction de panique de la garde présidentielle qui s’était mise à tirer en l’air, sans doute en direction de l’endroit d’où étaient parti les missiles.

Le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a pu accéder une première fois sur les lieux du crash vers vingt-deux heures, accompagné d’un officier rwandais qu’il connaissait et qui lui avait servi de sauf-conduit pour franchir les postes d’une Garde Présidentielle devenue très nerveuse. Il a entamé les recherches au milieu des restes de l’avion afin de retrouver les corps des membres de l’équipage français et a pu observer le désarroi des militaires rwandais lorsqu’ils se rendirent compte que le corps du Président était dans l’avion. Jusqu’à trois heures du matin, il avait recherché les corps de l’équipage français. Il était retourné sur place une deuxième fois le lendemain matin à 8 heures, dans le but de retrouver la boîte noire dans les débris, mais sans succès.

A l’occasion d’une correspondance adressé à la Mission (cf. annexe), le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a apporté des précisions sur son emploi du temps entre le 6 et le 12 avril 1994. Il aurait effectué en tout quatre visites à la résidence présidentielle (les 6, 7, 9 et 11 avril). Mais, il a confirmé qu’il ne s’était rendu sur les lieux du crash qu’à deux reprises uniquement, comme il l’avait indiqué lors de son audition (le 6 avril au soir et le 7 avril au matin). Les deux autres fois, il n’était pas allé plus loin que les bâtiments de la résidence présidentielle : le 9 avril, il se serait rendu à la résidence pour évacuer la veuve du Président Juvénal Habyarimana et le 11 avril il y serait retourné pour évacuer la parentèle, mais il ne l’aurait pas trouvée, celle-ci étant déjà partie pour Gisenyi.

Enfin, à l’occasion d’un entretien avec le rapporteur, le Colonel Bernard Cussac a indiqué qu’il avait été reçu à l’Elysée par le Général Christian Quesnot et son adjoint, M. Bentejac, entre l’attentat du 6 avril et son retour à Kigali le 9 avril, et qu’il lui avait été demandé de rassembler tout élément utile d’information relatif à l’attentat dès son arrivée au Rwanda. Cette information a été confirmée par le Général Jacques Rosier. Le Colonel Bernard Cussac a indiqué qu’il n’avait pas été en mesure de donner une suite satisfaisante à cette instruction, les circonstances prévalant sur place en raison des contraintes opérationnelles d’Amarylis ne l’ayant pas permis.

      b) L’absence d’enquêtes officielles

Il semble que de nombreuses demandes officielles d’enquête aient été formulées. Le plus étonnant est qu’apparemment aucune ne se soit déroulée et n’ait abouti à des conclusions. La Mission n’a pas pu déterminer les raisons qui ont empêché les pays directement concernés ou l’ONU d’organiser des recherches sur les événements.

M. Gérard Prunier a eu à cet égard raison de souligner dans son ouvrage que les auteurs de l’attentat ont fait le pari de la passivité de la communauté internationale.

·  Les demandes belge et française

M. Jacques Dewatre a confirmé que la Belgique avait envisagé, dès le 7 avril 1994, de saisir l’organisation internationale de l’aviation civile (OIAC) d’une enquête et s’est étonné de ce que celle-ci n’ait pas abouti.

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a souligné que “ la France, favorable à une enquête sur l’attentat du 6 avril, avait été à l’origine de la déclaration du Conseil de sécurité demandant au Secrétaire général de l’ONU de recueillir toutes les informations utiles sur le sujet, par tous les moyens à sa disposition ”.

M. Alain Juppé a rappelé que “ la France avait demandé à l’ONU de diligenter une enquête officielle ” car elle n’avait aucune légitimité pour mener quelque enquête que ce soit dans un pays indépendant mais que “ confiée au Secrétaire général par le Conseil de sécurité, elle n’avait jamais abouti à aucune conclusion ”.

·  Les demandes rwandaise et burundaise

Un échange de correspondance entre le Général Roméo Dallaire et le Premier Ministre du Rwanda, M. Jean Kambanda, au cours de la première semaine de mai 1994, indique que la MINUAR était disposée à mettre en oeuvre une commission internationale d’enquête et que le Premier Ministre avait fait part de ses souhaits quant à la composition de celle-ci.

Mais M. Michel Roussin a répondu dans une lettre du 12 juin 1998, adressée au rapporteur et confirmée par M. François Léotard, “ qu’aucune demande du Général Roméo Dallaire concernant une enquête par la France n’avait été adressée au ministère de la Coopération ”.

M. Faustin Twagiramungu a indiqué à la Mission que “ lorsqu'il était encore Premier Ministre du Gouvernement FPR, il avait soulevé en Conseil des Ministres la question d’une enquête nationale ou internationale sur l’attentat mais que le Président et le Ministre de la Défense lui avaient répondu que ce n’était pas une priorité pour le pays, et que pour les autres Rwandais assassinés, aucune enquête n’avait été menée ”. Or cette enquête aurait permis au FPR de faire valoir qu’il était étranger à l’attentat. Les autorités du Rwanda n’ont jamais communiqué les éléments dont elles disposaient sur cette question, et M. Faustin Twagiramungu s’est demandé “ pourquoi le régime de Kigali s’oppose à toute enquête sur cet attentat ”.

Pourtant, une lettre (cf. annexe) du Ministre rwandais des Transports et des Communications, M. Charles Murigande, en date du 28 mars 1998, indique que le Gouvernement rwandais a demandé au représentant régional de l’OACI de participer à une expertise du Falcon présidentiel.

      3. Les autres apports des travaux de la Mission

      a) Les éléments en faveur de la thèse “ attentat-FPR ”

      (1) Le souhait du FPR d’une victoire politique et militaire

Pour certains intervenants, le FPR n’avait aucun intérêt politique à la disparition du Président Juvénal Habyarimana puisque les accords d’Arusha lui étaient favorables. Mais cet argument est réversible car la mise en oeuvre des accords le privait d’une victoire complète. De nombreuses personnes auditionnées par la Mission ont souligné que l’objectif initial et final du FPR consistait bien en une prise de pouvoir par la force.

Comme l’ont relevé M. Georges Martres et le Colonel Bernard Cussac, le FPR pouvait difficilement envisager de conquérir le pouvoir par la voie démocratique, définie par les accords d’Arusha, surtout si le Gouvernement transitoire à base élargie (GTBE) se mettait en place et organisait un partage du pouvoir. Une conquête totale du pouvoir n’était pas envisageable tant que l’opération Noroît se déroulait et/ou tant que les troupes de la MINUAR étaient au Rwanda. L’assassinat du Président Juvénal Habyarimana pouvait donc être perçu comme nécessaire pour une reprise des hostilités.

M. Bruno Delaye a rappelé que “ le FPR montrait de plus en plus de réticences à l’égard des accords d’Arusha ”, que “ les alliances qu’il avait passées avec l’opposition hutue devenaient moins solides, ce qui changeait, à son détriment, l’équilibre des accords ”, et que, “ comme l’avaient montré les élections libres de juillet/septembre 1993 dans la zone tampon, il savait que la voie électorale lui offrait peu de perspectives. Lors de cette consultation, tous les partis avaient pu faire campagne, y compris le FPR, et le MRND avait conquis tous les sièges. La tentation militaire s’est alors renforcée dans les rangs du FPR, qui, non seulement n’a pas démobilisé mais a recruté des éléments que l’armée ougandaise démobilisait dans le cadre du programme de la Banque Mondiale ”.

M. André Guichaoua a rappelé que démonstration avait été faite que, “ sans l’appui décisif de forces étrangères, les FAR n’étaient pas en mesure de s’opposer victorieusement aux offensives du FPR ” et que le FPR avait déclaré dans la presse ougandaise le 23 février 1994 que la reprise des combats offrirait d’excellentes chances de victoire. M. Filip Reyntjens a fait valoir que l’attentat a été l’étincelle mais que tout autre prétexte aurait probablement été saisi pour reprendre la guerre.

M. James Gasana a souligné que la disparition du Président Juvénal Habyarimana “ était toujours considérée comme la voie incontournable pour l’effondrement des FAR et du système MRND ”.

Par ailleurs, parmi les témoignages recueillis par la Mission, figure une correspondance inédite d’un des pilotes du Falcon présidentiel, adressée le 28 février 1994 au capitaine Ducoin, assistant militaire technique près de l’aviation rwandaise au début des années quatre-vingt-dix. Dans cette correspondance, qui jusqu’à ce jour n’a jamais été publiée, il est indiqué que l’équipage de l’avion présidentiel se sentait menacé par le FPR doté de missiles de type SAM-7 depuis le début de l’année 1994 et qu’il prenait des dispositions techniques pour parer cette menace. D’autres témoignages publiés en annexe, dont certains sont apparus à la Mission comme peu fiables, vont dans le même sens.

      (2) Les mouvements anticipés de troupes du FPR

Il est certain que les combats ont repris dès le 7 avril à Kigali où le bataillon du FPR au CND était attaqué et était sorti de son casernement. Le Général Christian Quesnot a fait état que “ certains éléments du bataillon FPR étaient déjà en position de combat à Kigali entre 20 heures 20 et 20 heures 40 ”. La reprise des hostilités a été concomitante des massacres organisés : elle traduit une préparation effective des troupes FPR au combat armé. Les troupes du FPR étaient capables d’être mises rapidement en ordre de marche, surtout si l’hypothèse d’une victoire militaire restait envisagée par ses responsables.

S’il est vrai que le FPR ne patrouillait pas officiellement sur la colline de Masaka, mais était cantonné dans le bâtiment du Conseil national pour le développement (CND), le tir de deux missiles ne nécessite pas le déplacement de nombreuses troupes et des éléments du FPR auraient pu déjouer les patrouilles de la MINUAR ou de la garde présidentielle ; c’est l’analyse de l’état-major des armées françaises, qui estime possible l’infiltration du FPR dans la zone de l’aéroport.

Le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin a par ailleurs fait observer que des soldats du FPR avaient été aperçus en dehors de leur cantonnement, ne serait-ce que pour l’approvisionnement ou pour accompagner des responsables de leur mouvement dans leurs déplacements à Kigali. Il a précisé que des militaires du FPR se trouvaient, le soir de l’attentat, à l’hôtel Méridien, situé au nord de leur cantonnement.

      b) Les éléments en faveur de la thèse “ attentat hutu ”

      (1) L’évolution politique du Président Juvénal Habyarimana

M. Jean-Pierre Chrétien a fait observer que la radicalisation de l’Akazu et la création de la CDR avaient tendu “ à donner une image modérée du Général Juvénal Habyarimana ”. En engageant le processus d’Arusha, le président rwandais montrait qu’il acceptait un partage du pouvoir et l’abandon de ses prérogatives, ce que lui ont reproché les militants les plus extrémistes du “ Hutu power ”.

M. Georges Martres a souligné devant la Mission que, “ lors de son assassinat, le Président Juvénal Habyarimana n’était plus le potentat qu’il était lors de l’invasion de son pays le 1er octobre 1990 ”, qu’il s’était “ engagé dans un processus de démocratisation intérieure ”, et que “ la communauté internationale n’avait pas pris suffisamment en considération les conséquences de cet affaiblissement ”.

M. Herman Cohen a fait part de sa conviction que la famille du Général Juvénal Habyarimana avait commis l’attentat parce qu’il avait accepté des compromis avec le FPR.

Mme Alison Des Forges a indiqué que “ les premiers massacres avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le Gouvernement légitime pour prendre le pouvoir ”. Ce groupe ne disposait pas pendant les premières heures de l’appui de l’ensemble du système militaire et administratif, ni de l’appui de certains partis politiques comme le MDR. “ Au cours des premiers jours -les 7, 8 et 9 avril-, ce groupe a procédé à un recrutement intensif, en commençant par les militaires. Mais certains d’entre eux, hostiles à ce mouvement, ont refusé le Colonel Théoneste Bagosora comme Chef d’Etat ”.

Mme Alison Des Forges a déclaré que, parmi les militaires opposés aux tueries, deux ou trois lui avaient dit qu’ils avaient fait appel à la France, à la Belgique et aux Etats-Unis, mais que, sans réponse ni encouragement, ils n’avaient pas osé s’organiser pour s’opposer aux auteurs du génocide.

      (2) La présence d’extrémistes hutus dans l’appareil

M. Georges Martres a souligné devant la Mission que si l’on admettait que “ les extrémistes hutus avaient organisé l’attentat, il fallait également supposer que ceux-ci avaient délibérément tué un de leurs chefs, le Colonel Elie Sagatwa, un des membres influents de l’Akazu, et certains de ses amis ”. Selon lui, la présence du Colonel Elie Sagatwa dans l’appareil rend improbable l’hypothèse d’un attentat organisé par les extrémistes hutus, sauf à considérer que le Colonel Elie Sagatwa avait trahi les conjurés.

Mais, si la présence du Colonel Elie Sagatwa semble exclure la responsabilité de la Garde républicaine, MM. Gérard Prunier et Jean-Michel Marlaud ont fait observer que, rangé aux accords d’Arusha, celui-ci pouvait justement apparaître comme un traître à la cause hutue, à l’instar du Président Juvénal Habyarimana, et que leur sort était donc lié. M. Gérard Prunier a exposé que le Colonel Elie Sagatwa avait choisi le camp du président contre la CDR et “ qu’il avait parié sur le succès des accords d’Arusha (...) Il était évident qu’à partir de ce moment-là, ses anciens amis avaient jugé que ce changement de tactique faisait de lui un homme marqué. Le fait qu’il ait été dans l’avion ne garantissait donc absolument plus, du point de vue d’une certaine frange politique de l’Akazu, la sécurité du président. Ce n’était certainement pas lui qu’on allait épargner ”.

De même, M. François Léotard a fait remarquer que “ la présence dans l’avion du Chef d’état-major rwandais semblait exclure a priori l’implication de l’armée rwandaise dans l’attentat ”. M. Amhedou Ould-Abdallah a au contraire observé que le Chef d’état-major avait peu de pouvoirs et que son remplacement ne posait aucune difficulté. Le Lieutenant-Colonel Gilles Chollet a précisé que le Colonel Rwabalinda et le Général Deogratias Nsabimana apparaissaient “ comme des éléments modérateurs de l’état-major ”.

M. Gérard Prunier a indiqué dans son ouvrage que le Général Deogratias Nsabimana avait donné toutes les informations sur la préparation d’un génocide à son cousin, M. Jean Birara, alors directeur de la banque centrale du Rwanda, afin de les porter à la connaissance des pays occidentaux. La commission d’enquête du Sénat belge a montré que les autorités belges n’avaient pas donné suite à ces informations. Le fait que le Chef d’Etat-major des FAR n’était pas en accord avec la préparation du génocide laissait supposer que sa disparition ne posait pas de question particulière à des conjurés. Au contraire, pourrait-on ajouter, sa mort éliminait un obstacle éventuel à la mise en oeuvre du génocide et permettait de placer à la tête des FAR un authentique partisan de celui-ci.

      (3) Le désarroi des responsables hutus

Les conséquences de l’attentat n’ont pas été préparées, comme en témoignent l’impossibilité de trouver des responsables politiques, la difficulté de remplacer le haut commandement militaire et de constituer un Gouvernement provisoire. De plus, le fait que la famille du Président Juvénal Habyarimana et les dignitaires du régime se réfugient très tôt dans les ambassades occidentales donnait l’impression d’une déliquescence et non d’une prise de pouvoir organisé.

M. Hubert Védrine a relevé devant la Mission que “ la veuve du Président Juvénal Habyarimana semblait totalement désemparée ”. Le désarroi de la famille du président et de nombreux responsables hutus, même du Colonel Théoneste Bagosora, pourtant soupçonné d’être l’élément fondamental d’un complot, a été également souligné par de nombreux intervenants.

Mme Alison Des Forges a fait observer que les extrémistes hutus étaient contraints d’agir, même s’ils n’étaient pas tout à fait prêts, ce qui expliquerait la confusion apparente des premières heures. M Gérard Prunier a rappelé que le Colonel Théoneste Bagosora semblait dans un “ grand état d’émotion ” le soir du 6 avril et qu’il était difficile d’affirmer qu’il était le point de contrôle ou le sommet des opérations.

M. Gérard Prunier a estimé que certains des extrémistes avaient eu une stratégie de confort personnel les conduisant à quitter rapidement le Rwanda puis d’y revenir quand la confusion se serait atténuée. Mais le manque de préparation de la famille du président et son souhait immédiat de fuir des événements incontrôlables semblent plaider davantage pour une absence de lien avec l’attentat.

      4. Le bilan des thèses en présence, d’après la Mission d’information

Sans reprendre l’ensemble des thèses évoquées précédemment, il est à ce stade possible d’évaluer la fiabilité des éléments plaidant en faveur de l’une ou l’autre des deux principales hypothèses.

·  En ce qui concerne la thèse privilégiant l’implication du FPR dans l’attentat contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana, elle est étayée par les éléments suivants :

— sur le plan politique, l’obstruction à la mise en oeuvre des accords d’Arusha, de la part du Président Juvénal Habyarimana et de son entourage, aurait pu laisser à penser aux dirigeants du FPR que seule une élimination physique du chef de l’Etat permettrait à la dynamique institutionnelle de ces accords d’aller à son terme.

Par ailleurs, il est incontestable que la dimension ethnique des conflits politiques rwandais laissait peu de chance au FPR de sortir vainqueur d’un processus électoral régulier.

Enfin, sans qu’aucun écrit ni aucun témoignage fiable ne soit venu en appui de la thèse d’une volonté de victoire politique et militaire totale de la part du FPR, on peut légitimement considérer que celle-ci n’était possible que dans le cadre d’une logique de coup d’Etat, comme l’ont montré les tragiques événements consécutifs à l’attentat du 6 avril 1994, et ce d’autant plus que l’élimination conjointe du chef de l’Etat, du chef de la Garde Présidentielle et du Chef d’Etat-major des Armées rendait impossible toute réaction organisée.

— sur le plan technique, il est incontestable que le FPR disposait de missiles antiaériens de type sol-air et que certains missiles retrouvés sur le théâtre des opérations militaires s’inscrivaient dans une série ougandaise. Le fait que les responsables politiques et militaires rwandais aient nié cette capacité destructive lors du passage de la Mission à Kigali pourrait être considéré comme une volonté de dissimuler la vérité pour cause de culpabilité. Par ailleurs, dans son témoignage à la police kenyane (cf. annexe) l’épouse de Seth Sadashonga, qui fut l’un des compagnons de route du FPR, indique que l’assassinat récent de son mari a pu s’expliquer par la crainte du FPR de voir ce dernier témoigner devant la Mission, précisément sur la question de l’attentat.

En l’état actuel du dossier, il n’est pas possible de confirmer ou d’infirmer l’infiltration d’éléments du FPR le 6 avril 1994 dans la zone présumée de l’attentat. L’opération était tactiquement possible à la tombée de la nuit pour des éléments du FPR, car l’Armée patriotique rwandaise (APR) était très entraînée à l’infiltration de nuit et l’avait prouvé à maintes reprises sur la ligne de front. Par ailleurs, le terrain était favorable, notamment en contournant l’aéroport par le nord, où l’habitat était moins dense, et les délais étaient suffisants pour une mise en place discrète, pour peu que la position ait été reconnue à l’avance.

Enfin, il y avait à Dar Es-Salam suffisamment de protagonistes proches du FPR pour informer ce dernier de l’heure de départ de l’avion présidentiel, des moyens radio simples étant en outre susceptibles de capter certaines conversations entre la tour de contrôle et l’équipage. Ce point a été confirmé par le capitaine Ducoin à l’occasion de son audition.

·  En ce qui concerne la thèse privilégiant la piste des extrémistes hutus :

— sur le plan politique, il est évident que la décision prise par le Président Juvénal Habyarimana à Dar Es-Salam d’appliquer les accords d’Arusha ne pouvait qu’aboutir à la mise à l’écart de certains des membres les plus extrémistes de l’Akazu. Dès lors que le président avait cessé de résister à la logique d’Arusha pour s’y rallier, son élimination physique pouvait devenir indispensable pour quiconque souhaitait éviter tout partage du pouvoir.

L’argument évoqué, selon lequel le Colonel Elie Sagatwa ne pouvait être sacrifié par les extrémistes eux-mêmes, mérite d’être pondéré par le fait que ce dernier avait accompagné le Président Juvénal Habyarimana dans ses dernières évolutions pour mettre en oeuvre la logique d’Arusha.

Enfin, l’état d’impréparation du clan des extrémistes hutus au lendemain de la disparition de Juvénal Habyarimana, ne concorde pas avec l’élimination systématique de l’opposition modérée, par le niveau de préparation et l'importance des massacres ethniques ayant abouti à un génocide sous l’impulsion de quelques militaires médiocres “ croyant à leur étoile ”.

— sur le plan technique, les FAR, disposaient de moyens sol-air récupérés sur le FPR. La zone de Kanombe était essentiellement tenue par l’armée hutue, de même que la tour de contrôle. Même si le FPR pouvait accéder à cette zone en s’y infiltrant, il était assez difficile pour lui de le faire (cf. annexe). Compte tenu de la portée d’un missile de type SAM-16, il est peu probable qu’un tel missile ait été tiré en dehors de la zone contrôlée par les FAR.

Pour répondre à l’hypothèse évoquée par M. Gérard Prunier de l’implication de mercenaires occidentaux aux côtés des extrémistes hutus, la Mission a obtenu les éléments d’information suivants (cf. annexe Barril).

Des liens existaient entre le groupe de Paul Barril “ SECRETS ” et l’entourage du Président Juvénal Habyarimana avant que l’attentat ne soit exécuté. Ces contacts auraient été plus particulièrement noués par certains responsables rwandais en vue d’aider à la bonne exécution du contrat de vente d’armes passé le 3 mai 1993 entre le Ministre de la Défense rwandais, M. James Gasana et M. Dominique Lemonnier, gérant de la société Dyl-Invest. Le Gouvernement rwandais n’ayant jamais reçu livraison des armes achetées dans le cadre de ce contrat, malgré le règlement d’une avance de 4 millions de dollars virés sur le compte de M. Lemonnier, le Colonel Elie Sagatwa aurait une première fois chargé M. Paul Barril, en novembre 1993, de veiller à la bonne exécution de ce contrat. Le 20 mai 1994, M. Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires étrangères et de la Coopération du Gouvernement intérimaire hutu aurait donné procuration à M. Paul Barril afin qu’il mette en oeuvre toutes les démarches nécessaires pour récupérer l’acompte versé en novembre 1993. Paul Barril n’ayant pas réussi à obtenir satisfaction, a diligenté une procédure judiciaire devant le tribunal de grande instance d’Annecy contre Dominique Lemonnier, M. Sébastien Ntahobari étant intervenu dans cette procédure au nom du Gouvernement rwandais. Or, M. Ntahobari a bénéficié pour ce faire du concours de maître Hélène Clamagirand, avocate du groupe de Paul Barril mais aussi avocate de Mme Agathe Habyarimana consécutivement à l’attentat. Ceci témoigne des relations ayant pu exister entre ces différents protagonistes.

Tous ces éléments ont pu être établis par la Mission sur la base d’informations communiquées par M. Patrick de Saint-Exupéry.

      5. L’équipage français et les sociétés prestataires de service

Concernant l’avion présidentiel, M. Georges Martres a rappelé à la Mission que “ l’achat en 1990 d’un Falcon d’occasion pour le Président Juvénal Habyarimana correspondait au remplacement de la Caravelle très vétuste qui avait été financée par la France, à une époque où le Rwanda n’était pas en guerre contre le FPR ”. Il a indiqué qu’il s’agissait là “ d’une pratique courante de coopération consistant à offrir un avion personnel aux Chefs d’Etat africains. Le Président Bongo et vraisemblablement le Maréchal Bokassa ont ainsi reçu des appareils. La France, ayant jugé qu’il lui était difficile de ne pas répondre à cette demande de renouvellement, a acquis un Falcon d’occasion et a fourni le même équipage d’officiers français ”.

M. Jacques Pelletier a précisé qu’un budget de 60 millions de francs avait été prévu sur les crédits de coopération, dont 57 millions de francs pour l’appareil et 3 millions de francs pour les pièces détachées, et qu’il avait été également décidé de mettre à disposition un équipage de trois personnes.

      a) L’absence de clarté des contrats

L’analyse des contrats signés par le Ministère de la Coopération, des contrats de travail des trois membres d’équipage et des courriers échangés fait ressortir un certain nombre d’anomalies, qui pourraient être qualifiées d’irrégularités ou d’illégalités :

·  Le contrat signé entre le Ministère de la Coopération et la société prestataire de service, la SATIF (services et assistance aux techniques industrielles françaises), a été conclu de gré à gré, sans procédure de mise en concurrence.

Plusieurs explications ont été fournies. La SATIF, PME au capital de 250 000 francs, créée en 1977, était connue des services de la coopération car elle avait fourni des prestations d’assistance temporaire technique pour des personnels navigants ou de soutien au sol, par exemple pour remplacer pendant des périodes de congé des équipages d’avions présidentiels africains sous contrat direct d’assistance technique.

M. Charles de la Baume, PDG de la SATIF, a précisé que le contrat concernant l’équipage avait été élaboré à la demande du ministère de la Coopération, qui souhaitait ne plus avoir recours à l’assistance technique directe et éprouvait des difficultés à recruter des personnels navigants compétents. La SATIF connaissait le secteur de l’aéronautique puisque l’essentiel de ses activités était relatif à l’assistance technique et à la maintenance dans les secteurs de l’aéronautique et de l’automobile, et qu’elle avait l’habitude de détacher du personnel à l’étranger. Le ministère de la Coopération s’est donc naturellement retourné vers une société qu’il connaissait déjà et qui était l’une des seules à être en mesure de fournir les prestations demandées.

La Mission a estimé que l’absence d’un appel d’offres était d’autant moins justifiée que la SATIF paraissait la seule société capable de répondre aux spécificités du marché et qu’ainsi, les formes juridiques auraient été respectées. De plus, le retard administratif pour la passation des marchés, la nécessité induite de recourir à des régularisations tardives et la multiplication de marchés négociés dans des situations comparables ne peuvent servir de justificatifs à une procédure contraire à la réglementation.

·  En violation des règles des marchés publics qui prévoient qu’un prestataire de services doit communiquer son intention de sous-traiter, la SATIF a sous-traité l’exécution du contrat pour tout ou partie de la mission, sans en avertir les autorités publiques, à deux sociétés, d’abord l’ASI (Aero Services International), puis la MSI (Maintenance Internationale Services) à partir de 1991.

M. Patrick Andrieu, qui traitait les dossiers de la SATIF au ministère de la Coopération, a ainsi confirmé que les services n’avaient été officiellement informés de la sous-traitance qu’après l’attentat du 6 avril 1994, au moment des demandes d’indemnisation. Il a cependant reconnu qu’il avait eu connaissance de l’existence de l’ASI, mentionnée dans une facture de prestation de personnel, mais il ignorait que cette société intervenait dans l’exécution du contrat.

Les deux sociétés peuvent être caractérisées de sociétés écrans de la SATIF. Les PDG de l’ASI et de la MIS n’étaient autre que celui de la SATIF, la longueur de son patronyme (Charles-Armand de Rocher de la Baume du Puy-Montbrun) permettant de recourir à certaines parties du nom seulement (Charles de la Baume pour la SATIF, Armand de Rocher pour l’ASI ou la MIS). L’ASI a disparu début 1993, la MIS ayant pris son relais.

M. Charles de la Baume a justifié la sous-traitance par la lenteur de la procédure administrative de régularisation des contrats et la faiblesse des fonds propres de la SATIF qui ne permettait pas de régler les rémunérations de l’équipage. Il a rappelé que les contrats n’étaient signés qu’en juin, alors que les prestations avaient débuté en janvier de la même année et que le premier versement n’intervenait souvent qu’en octobre. La SATIF ne pouvait non plus, d’après lui, pour des raisons de confidentialité, demander l’ouverture d’une ligne de crédit à une banque. La sous-traitance aurait ainsi permis de régler un problème de trésorerie.

·  La MIS, dont le capital était de 2,5 millions de francs, ne constituait pas seulement un relais financier pour rémunérer l’équipage. Elle en était en droit le seul employeur, puisque son PDG ou son mandataire ont signé les contrats de travail. M. Patrick Andrieu a fait valoir que le contrat signé avec la SATIF ne précisait pas l’identité des membres d’équipage recrutés pour la Mission, ce qui renvoyait à la seule SATIF le soin du recrutement et de l’embauche. Mais il est légitime de s’interroger sur l’absence de tout contrôle de l’exécution du contrat par le Ministère de la Coopération.

La complexité du dossier explique les difficultés rencontrées par les familles dans les demandes d’indemnisation, les administrations, les compagnies d’assurance et les différentes sociétés concernées ayant eu du mal à trouver un accord.

      b) Quel était le statut de l’équipage ?

Les trois membres de l’équipage doivent être considérés comme des assistants techniques indirects. Il n’existe donc pas d’ambiguïté sur leur statut.

Malgré l’existence de contrats de travail de droit privé avec une société (d’abord ASI puis MIS), et même si le Ministère de la Coopération n’avait pas à connaître des relations contractuelles avec un employeur privé, leurs liens avec la Coopération étaient étroits. Leurs rémunérations étaient payées sur fonds publics, imputés à partir de 1990 sur un article du budget de fonctionnement relatif à “ l’assistance technique indirecte ”. Leur contrat stipulait qu’ils devaient être immatriculés auprès de la Mission de coopération à Kigali. Le chef de la Mission de coopération attestait de leur présence et de la réalité de leur activité ; une seule attestation de ce type a été fournie et il n’existe plus de dossier de paiement.

Plusieurs autres indices confirment ce statut. D’une part, le ministère de la Coopération a accordé la prise en charge des frais d’obsèques par une décision du 10 août 1994 qui a expressément qualifié les membres d’équipage “ d’assistants techniques indirects ”. D’autre part, le dédommagement des effets personnels des membres d’équipage et de leurs familles, après avoir été refusé par les services du ministère dans un premier temps, ont été pris en charge sur la base d’un précédent, les ayants droits étant finalement indemnisés selon les mêmes règles et modalités que les assistants techniques. Par ailleurs, le ministère a procédé à une transaction avec la SATIF pour régler la totalité des prestations relatives au mois d’avril 1994.

      c) L’équipage faisait-il du renseignement ?

M. Georges Martres, ancien ambassadeur au Rwanda, a affirmé devant la Mission que la présence d’un équipage français permettait “ de connaître les déplacements importants du Chef de l’Etat rwandais ”. Il a confirmé par lettre que cet équipage avait apporté de manière régulière sa contribution en informant l’ambassadeur et l’attaché de défense.

M. Jacques Dewatre a cependant indiqué “ qu’aucun renseignement n’avait été fourni par les trois membres de l’équipage du Falcon 50, qu’ils ne travaillaient pas pour la DGSE ”.

M. Charles de la Baume a affirmé à votre rapporteur qu’il n’y avait aucun lien entre la SATIF et les services de renseignement, que certes sa société était connue des services et avait été contactée par eux, mais qu’à sa connaissance, les pilotes n’avaient eu aucun rôle de renseignement. Il a expliqué au rapporteur que les rapports trimestriels d’activité (en langue française), prévus par l’article 4-4 du contrat SATIF, concernaient des éléments concrets sur l’activité des pilotes, permettant de connaître le nombre d’heures de vol effectuées et donc de vérifier si leur qualifications professionnelles restaient valables. Il ne s’agissait donc pas de rapports d’information. Aucun de ses rapports n’a été retrouvé et n’a pu être communiqué à la Mission.

Votre rapporteur s’est étonné qu’une société ayant fourni des équipages à la Coopération militaire, par exemple au Tchad, et des pilotes dans un pays difficile comme le Rwanda, au service d’un Président menacé, puisse être considérée comme une société classique sans lien avec le renseignement, même s’il lui a été confirmé que des pilotes mis à disposition ne rendaient pas compte de leur activité sauf si certaines informations leur paraissaient importantes.

*

* *

Par l’examen de multiples documents dont certains sont inédits, par le recoupement de diverses informations collectées par elle à la faveur des auditions auxquelles elle a procédé, la Mission s’est employée à examiner chacun des éléments permettant de faire la lumière sur les conditions dans lesquelles a été abattu l’avion du Président Juvénal Habyarimana.

Ce travail rigoureux aura permis d’apprécier la fiabilité des différentes hypothèses formulées avant la création de la Mission, de même qu’il aura permis de formuler des interrogations nouvelles, auxquelles il n’a pas été possible de répondre compte tenu du délai des quatre années qui s’est écoulé depuis les faits.

Il faut aussi rappeler que les missions d’information ou commissions d’enquête parlementaires ne peuvent procéder à des investigations que dans le cadre des pouvoirs qui leur sont conférés et qui ne permettent pas d’aller au-delà du travail effectué.

Il est à souhaiter que les progrès accomplis par le Parlement permettent à d’autres de poursuivre pour que la vérité soit faite sur cet événement déterminant de la tragédie rwandaise.

V. — L’OPÉRATION AMARYLLIS

Le 7 avril, par télégramme diplomatique, le ministère des Affaires étrangères demande à l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud d’apprécier l’opportunité d’une évacuation de la communauté française, compte tenu de la dégradation brutale de la situation à Kigali. Pour le cas où une telle hypothèse devait se trouver confirmée, les forces françaises “ interviendraient en appui des forces belges ” avec lesquelles elles se coordonneraient. Les assistants militaires techniques seraient sollicités pour assurer la sécurité de la résidence et celle de l’ambassade et il est précisé que la famille proche du Président Juvénal Habyarimana pourrait y trouver refuge.

En quelques heures, les événements vont s’accélérer. Il apparaît désormais clairement qu’à l’impuissance de la MINUAR, dont dix Casques bleus du contingent belge ont été assassinés, s’ajoute l’incapacité du chef d’état-major de la Gendarmerie (le Général Ndindiliyimana) et du nouveau Chef d’état-major des armées (le Colonel Gatsinzi) de rétablir l’ordre en dépit de leurs déclarations d’intention.

Le 8 avril, les Adjudants-chefs Maïer et Didot, responsables des transmissions, ainsi que l’épouse de ce dernier, sont assassinés. L’information concernant le couple Didot est donnée par un compte rendu radio du directeur de l’hôtel Méridien, M. Eric Lefèvre, qui fait état d’un assassinat par des éléments du FPR.

Vers 19 heures, l’ambassadeur à Kigali rend compte en ces termes de l’assassinat des époux Didot : “ cinq Rwandais qui viennent d’arriver à l’hôtel Méridien ont indiqué qu’ils étaient réfugiés chez M. et Mme Didot lorsque des soldats du FPR sont entrés, les ont fait sortir (ils sont Tutsis) et ont abattu les Didot ”.

Les Adjudants-chefs Maïer et Didot faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés au Rwanda après le départ des troupes de Noroît le 15 décembre 1993.

L’Adjudant-Chef Didot était un spécialiste de haut niveau dans la réparation des postes radio mais “ n’a jamais été un spécialiste des écoutes ”, comme l’a souligné le Colonel Jean-Jacques Maurin en réponse à certaines assertions. Il avait été chargé de mettre en place le réseau sécuritaire de l’ambassade équipé de postes YAESU ; il était également responsable des liaisons radio entre les membres de la Mission de coopération. Sa compétence l’avait conduit à assurer la formation des personnels rwandais chargés des transmissions, ainsi que la maintenance des postes radio de l’ensemble de l’armée rwandaise.

En raison du relief des collines, il avait installé sur le toit de sa maison, elle-même située en hauteur, une antenne relais. Le Colonel Jean-Jacques Maurin a rappelé à ce sujet que l’Adjudant-Chef Didot possédait -à titre personnel- un poste radio émetteur-récepteur modulation de fréquence (MF) de courte portée avec une antenne extérieure classique. Ce poste lui permettait d’avoir des liaisons correctes avec des interlocuteurs dotés d’un poste radio portatif MF compatible dans un rayon de dix kilomètres. Cet équipement a-t-il plus particulièrement attiré l’attention des auteurs des massacres qui tenaient précisément à s’emparer du matériel et à entrer sur le réseau interne de transmissions français ? Cette crainte est émise par l’ambassadeur, qui indique dans un télégramme que, dans ces conditions, le FPR peut nous écouter.

S’agit-il au contraire d’une exaction arbitraire réalisée dans l’ignorance des qualités professionnelles des Adjudants-chefs Maïer et Didot mais perpétrée par le FPR dans le but de “ faire passer un message à la France ” pour signifier le caractère indésirable de sa présence ?

Aucun élément ne permet de répondre définitivement à cette interrogation. La seule information précise vient du témoignage écrit du Colonel Jean-Jacques Maurin que ce dernier a adressé à la Mission. “ Le mardi 12 avril, le Major médecin belge Théry, qui avait récupéré les corps du couple Didot avec l’aide de trois officiers sénégalais de la MINUAR, m’informe que toute leur maison avait été saccagée et le matériel informatique détruit. La détérioration éventuelle radio ne fut pas évoquée et je ne peux donc pas vous donner d’informations précises sur ce point. ”

Aucun élément matériel n’est venu à ce jour apporter la preuve formelle de ce triple assassinat par le FPR. Le témoignage des voisins tutsis rwandais présents chez les Didot au moment du drame et le fait que les Adjudants-chefs Maïer et Didot étaient logés dans des villas proches de l’hôtel Méridien situé en zone FPR excluant par conséquent la présence des FAR accréditent cependant très fortement cette thèse sans la rendre pour autant irréfutable.

L’assassinat des Adjudants-chefs Maïer et Didot et de l’épouse de ce dernier porte à six le nombre des Français victimes des événements survenus au Rwanda depuis deux jours.

Le ministères des Affaires étrangères répond le 8 avril à 22 heures : “ devant les risques que présente la situation au Rwanda, des dispositions sont prises pour procéder à l’évacuation de nos ressortissants ”.

L’opération Amaryllis vient d’être déclenchée par la France de façon unilatérale. Cette intervention, strictement limitée dans le temps -elle se déroulera du 8 au 14 avril- a vocation d’assurer la protection et l’évacuation des ressortissants français ou étrangers. Près de 1 500 personnes seront évacuées. Ce ne sera pas, en revanche, une intervention venant en soutien des forces belges. Mais la France intercédera en leur faveur auprès des FAR pour que ces forces puissent se poser à l’aéroport de Kigali.

    A. LES ORDRES D’OPÉRATION

      1. Les objectifs

Les objectifs de l’opération Amaryllis définis par l’ordre de Mission diffusé le 8 avril 1994 à 23 heures 30 sont les suivants :

“ — préparer l’opération d’évacuation de nos ressortissants ;

— tenir et contrôler les installations de l’aéroport international de Kigali pour le 9 avril en fin de matinée ;

— être en mesure, si les circonstances le permettent, de procéder dans un premier temps à l’évacuation d’une soixantaine de passagers dont le choix et l’acheminement jusqu’à l’aéroport relèvent de l’Ambassadeur de France. ”

La prise de contrôle préalable de l’aéroport de Kigali s’explique par le fait que “ la MINUAR ne tenant plus l’aéroport, la décision a été arrêtée d’engager dans la nuit une opération qui permettra à des éléments français d’en assurer le contrôle ”.

De ce point de vue, Amaryllis en procédant au contrôle initial d’un point clé sur le terrain est conforme à la procédure retenue habituellement pour effectuer une opération d’évacuation, ainsi que l’a précisé lors de son audition le Colonel Henri Poncet.

De la même manière, c’est tout à fait classiquement, comme il est indiqué par télégramme diplomatique, qu’il revient à l’ambassadeur d’établir la liste et l’ordre de priorité des personnes, françaises ou étrangères, à évacuer et qu’il appartient aux forces armées d’assurer la partie logistique de l’opération.

Le Colonel Henri Poncet a souligné, au cours de son audition, qu’une évacuation de ressortissants est une opération conduite par le ministère des Affaires étrangères et décidée au plus haut niveau de l’Etat et que la décision se prend en cellule de crise regroupant Matignon, le Quai d’Orsay, le ministère de la Défense et le ministère de la Coopération.

La spécificité de l’opération d’évacuation Amaryllis tient dans la demande d’évacuation “ en avant-première ” d’une soixantaine de personnes, si les circonstances le permettent. C’est ainsi que 43 Français et 12 personnes de la parenté du Président Juvénal Habyarimana, parmi lesquelles son épouse et ses trois enfants, partiront le 9 avril par le premier avion qui décollera à 17 heures de l’aéroport de Kigali.

      2. Les règles de comportement

Il est précisé que “ le détachement français adoptera une attitude discrète et un comportement neutre vis-à-vis des différentes factions rwandaises ”. L’ouverture du feu est “ limitée à la légitime défense du personnel du détachement, étendue à toute personne placée sous sa protection ”.

Sur le plan diplomatique, les mêmes règles s’appliquent, puisqu’il est demandé aux ambassadeurs français le 9 avril de souligner auprès des autorités de leur pays de résidence que la France mène “ une opération temporaire à but strictement humanitaire qui n’interférera en aucune façon dans le processus politique rwandais ”. L’ambassadeur de France à Kigali est prié quant à lui de prendre contact avec le Président ougandais Yoweri Museveni ; il s’agit de lui préciser que le FPR a été informé du caractère de l’opération Amaryllis et de lui demander “ d’intervenir auprès de ce dernier pour que rien ne soit fait qui pourrait entraver l’action des éléments militaires français ”.

Ces règles de comportement susceptibles d’évoluer en fonction des circonstances n’ont pas été modifiées au cours de l’opération. En revanche, une série d’ordres de conduite est venue compléter les consignes au fur et à mesure du déroulement de l’opération.

    B. LES ORDRES DE CONDUITE

      1. L’ordre de conduite n° 1

L’ordre de conduite n° 1 (9 avril-21 heures 59) ne modifie guère les consignes initiales. La Mission est “ d’évacuer les familles françaises, puis les ressortissants étrangers qui en expriment le désir ”. L’évacuation se fait toujours en liaison avec les autorités diplomatiques.

Le Colonel Bernard Cussac, de retour de France, reprend les fonctions d’attaché de défense. Le Colonel Henri Poncet prend les fonctions de commandant d’opération (COMOPS) et a sous son contrôle les personnels AMT “ dont il aurait besoin pour des missions particulières ”. Les règles d’engagement ne sont pas modifiées.

      2. L’ordre de conduite n° 2

L’ordre de conduite n° 2 (10 avril 1994-21 heures 22) ne change pas la Mission ni les règles de comportement. Il signale le démarrage effectif de l’offensive du FPR, qu’il situe le 10 avril dans l’après-midi, et non pas le 6, comme certains l’ont parfois hâtivement affirmé.

      3. L’ordre de conduite n° 3

L’ordre de conduite n° 3 (11 avril-20 heures 12) fait évoluer légèrement la mission. Il s’agit toujours de tenir l’aéroport et les axes qui y conduisent pour procéder “ à l’évacuation de certains ressortissants étrangers ” (sans plus de précisions) “ et de notre mission diplomatique prévue le 12 avril à partir de 7 heures ”. L’évacuation des Français est terminée. Il s’agit maintenant “ d’accélérer l’évacuation des ressortissants étrangers et des personnels de l’ambassade et de préparer le retrait progressif des unités ”.

Il est à noter qu’il n’est pas fait de distinction sur les nationalités des personnels de l’ambassade. Le départ définitif est prévu pour le lendemain, qui est un mardi. Les ordres des militaires ne s’opposaient donc pas à une recherche des personnels rwandais de l’ambassade et à leur évacuation.

      4. L’ordre de conduite n° 4

L’ordre de conduite n° 4 (12 avril-22 heures 47) définit les conditions du retrait définitif des unités qui a déjà commencé. Le Colonel Henri Poncet conserve les fonctions de commandant de l’opération Amaryllis. Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin prend les fonctions de chef du détachement spécialisé. Il est placé sous l’autorité du COMOPS tant que ce dernier est présent à Kigali. Il passe ensuite sous l’autorité directe du chef d’état-major des armées. Les règles de comportement sont inchangées.

    C. LE DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION

Amaryllis a permis de procéder en moins d’une semaine à l’évacuation de près de 1 500 personnes, c’est dire qu’elle s’est déroulée à un rythme soutenu.

      1. Les moyens mis en oeuvre

Les moyens humains et matériels utilisés se sont révélés globalement efficaces et ont permis d’évacuer sans problème, dans des conditions pourtant risquées, les personnes concernées.

Pour remplir sa mission, le COMOPS disposait d’un état-major tactique renforcé par les éléments français d’assistance opérationnelle (EFAO), de trois compagnies d’infanterie parachutiste avec groupe antichar, d’une équipe CRAP et d’un détachement spécialisé chargé de la sécurité des transferts entre les points de regroupement et l’aéroport, ainsi que de plusieurs cellules appropriées à ce type de mission.

La flotte aérienne (8 C160 et 1 C130) a répondu aux besoins tant pour l’acheminement des troupes que pour l’évacuation des ressortissants.

Les trois unités d’infanterie étaient réparties comme suit :

— une unité pour le contrôle de la plate-forme et l’armement du centre d’évacuation ;

— une unité pour le contrôle de l’ambassade et des points de regroupement ;

— une unité pour les escortes et en réserve d’intervention.

Le détachement spécialisé et les CRAP ont été, quant à eux, plus spécialement chargés des opérations d’extraction ou d’escorte de personnalités.

L’accompagnement systématique des équipes d’Amaryllis par un binôme d’assistants militaires techniques jouant le rôle de guides a permis d’améliorer très nettement les conditions d’extraction des ressortissants, compte tenu notamment de la médiocre qualité des renseignements dont disposaient les forces d’intervention.

Le détachement du centre d’évacuation de ressortissants du 511ème régiment du train (Centrevac), composé de dix-neuf personnes, s’est tout d’abord intégré au dispositif d’évacuation mis en place à Bangui par les EFAO avant d’être envoyé le 10 avril à Kigali où le système informatique Resevac a été mis en place pour l’enregistrement des ressortissants restant à évacuer, mais ce dispositif n’a pas servi.

Par ailleurs, la rapidité de l’opération n’a pas permis l’acheminement de véhicules (comme le blindé léger Auverland) qui auraient facilité le contrôle de l’aéroport et des axes d’évacuation, et permis d’atteindre rapidement les centres de regroupement. Malgré les demandes formulées, la MINUAR a refusé de mettre des véhicules à disposition du détachement français et aucun renseignement n’a été transmis sur la situation militaire. Aussi, comme l’a précisé le Colonel Henri Poncet, le détachement a-t-il été motorisé grâce à la récupération de véhicules abandonnés par la MINUAR ou appartenant à des coopérants.

Dès l’annonce de l’attentat, l’état-major des armées avait décidé la mise en alerte des forces prépositionnées en Afrique centrale et de certains éléments spécialisés. C’est ainsi que, dès le 7 avril, les moyens suivants se trouvaient disponibles :

— à Bangui : une compagnie parachutiste, un EMT réduit, une station Immarsat, deux C160 ;

— à Libreville : une compagnie parachutiste et deux C160 ;

— à Biarritz : un détachement spécialisé prêt à embarquer dans un C130 pour une mise en place en Afrique centrale.

Ce prépositionnement des forces françaises a incontestablement contribué à leur intervention dans les délais requis par la gravité de la situation.

      2. La chronologie des événements

Dans la nuit du 8 au 9 avril, quatre appareils C160 effectuent un “ poser d’assaut ” à trente secondes d’intervalle. En moins d’un quart d’heure, à 1 heures 30 du matin, un effectif de 151 hommes est mis en place autour de la piste avec deux véhicules radio. A 2 heures 45, la piste et les bâtiments abandonnés par les Casques bleus et occupés par les FAR sont sous contrôle des troupes françaises. A 4 heures 30, un cinquième avion C160 dépose quarante hommes supplémentaires. Un C160 est maintenu sur place pour effectuer la première évacuation des ressortissants.

Ces deux premières vagues auront permis l’aéroportage de l’EMT du Colonel Henri Poncet (3ème RPIMA) comprenant un groupe de recherche, une unité élémentaire renforcée d’un groupe Milan et une équipe de santé. Ce détachement, dont le commandement est confié au Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin, adjoint de l’attaché de défense, a pour mission d’assurer la sécurité de la plate-forme. L’arrivée sur l’aéroport de Kigali a été largement facilitée par la présence des coopérants militaires en poste à Kigali, qui ont notamment convaincu les forces armées rwandaises de retirer les véhicules qui obstruaient la piste d’atterrissage.

La matinée du 9 avril est consacrée à la planification de l’évacuation des ressortissants et notamment la reconnaissance des axes permettant l’évacuation à partir des centres de regroupement.

Dans l’après-midi du 9 avril, le détachement assure le contrôle des centres de regroupement dans le quartier de l’ambassade, notamment de l’école française. L’itinéraire d’évacuation évite le centre ville et traverse les faubourgs sud. Le dispositif est renforcé par l’arrivée de trente-cinq hommes supplémentaires. A 17 heures, en application des ordres d’opération, le premier avion C130 décolle avec à son bord quarante-trois ressortissants français et douze membres de la famille Habyarimana. A 18 heures, quatre C160 décollent de Bangui avec une unité du 3ème RPIMA venant de Bouar, soit 128 hommes, portant désormais à 359 hommes l’effectif présent à Kigali.

Le Colonel Henri Poncet, commandant de l’opération Amaryllis, est autorisé à prendre sous son contrôle opérationnel les personnels de la MAM. Le Colonel Bernard Cussac, absent au début des événements, reprend ses fonctions d’attaché de défense.

La journée du 10 avril est marquée par le décollage de Bangui de trois C160 transportant la compagnie du 8ème RPIMA venant de Libreville, portant l’effectif total à 464 hommes. Parallèlement, commencent les huit premières rotations d’évacuation vers Bujumbura. Les extractions s’effectuent de plus en plus difficilement, notamment près de l’hôtel Méridien sous les feux de tirs FPR. Au total, deux unités assurent le contrôle du terrain et une unité est déployée en ville, où deux sections protègent le centre d’évacuation principal de l’école française, une section assure la sécurité de l’ambassade de France et une quatrième contrôle le centre culturel.

C’est au cours de cette journée que seront évacués, avec leurs accompagnateurs, les 97 enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe situé à Masaka. Ils partiront le lendemain par avion.

Un message de l’attaché de défense du 10 avril indique “ Le 10, en province, le FPR a mis à exécution sa menace et a fait progresser, dans l’après-midi, l’équivalent de deux bataillons jusqu’à 10 et 15 km au nord de Kigali, tout en tentant de couper l’axe descendant de Kagitumba vers le sud ”.

Cette information donnée par les militaires français et confirmée à Kigali par les autorités rwandaises lors de la visite des rapporteurs, écarte définitivement l’argument selon lequel le FPR aurait procédé dès le 6 avril au matin à des mouvements de troupe pour être dans Kigali dès le 6 au soir, ce qui aurait pu donner à penser qu’il connaissait le projet d’attentat contre l’avion présidentiel. L’attaché de défense note dans son message (n° 932) “ Le FPR poussait l’investissement de Kigali, ses unités de tête en provenance du nord bordent maintenant les hauteurs de la ville, tandis que dans le centre de la capitale, le bataillon déjà présent s’est constitué un assez vaste périmètre de sécurité. Les infiltrations risquent de se multiplier, en prélude à une opération de jonction entre les éléments ”. En ville, les combats s’intensifient. La plupart des ressortissants français ont déjà été évacués ou regroupés à l’école française. Les opérations se poursuivent ; elles concernent les ressortissants français et étrangers.

A 15 heures 30, l’ambassadeur à Kigali, “ compte tenu de la décision de fermer le centre de regroupement français, de l’aggravation de la situation à Kigali et de l’installation du Gouvernement à l’hôtel des diplomates, très proche de l’ambassade ainsi soumise au risque d’être la cible des tirs ” propose au quai d’Orsay la fermeture de l’ambassade de France le lendemain matin 12 avril.

La journée du 12 avril est marquée par le départ à l’aube de l’ensemble du corps diplomatique français et des personnels de la MAM vers l’aéroport sous escorte du détachement spécialisé d’Amaryllis. Deux C160 quittent Kigali à 7 heures 30. Le premier transporte le personnel de l’ambassade, le second le matériel ainsi que les corps des trois membres de l’équipage de l’avion présidentiel. Les corps du couple Didot sont retrouvés enterrés dans leur jardin.

L’attaché de défense constate : “ Depuis ce matin, l’équilibre des forces à Kigali est rompu en faveur du FPR qui tient principalement les faubourgs du nord de la ville et qui a réussi à s’infiltrer au sud de l’aéroport de Kanombe. Les gouvernementaux se sont regroupés en ville, mais sont présents sur l’aérodrome qui est pratiquement encerclé. Le FPR poursuit sa poussée vers le sud, notamment dans les secteurs de Ruhengeri et du Rulindo ”. Le FPR a déclaré qu’il donnait 60 heures aux troupes étrangères pour quitter le Rwanda après avoir évacué leurs ressortissants. La France annonce son désengagement.

Le 13 avril est consacré au retrait des compagnies. Le dernier avion attendra pour décoller que les dépouilles des époux Didot et celle de l’adjudant chef Maïer retrouvées le matin même aient été récupérées. Il ne reste plus sur place aux ordres du Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin que 33 hommes du détachement spécialisé du COS et deux hommes de l’AMT.

Le 14 avril, compte tenu du désengagement opéré par les Belges la veille au soir, l’ordre est donné au Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin de rentrer à Bangui avec son détachement. Le C 130 maintenu sur place décolle, après deux tentatives de mise en route interrompues par des tirs d’obus.

      3. Les enseignements

·  L’utilité des forces prépositionnées a été patente. Précocement placées en état d’alerte, elles ont joué un rôle déterminant créant un effet de surprise et permettant au plus vite et au plus tôt de contrôler l’aéroport et de procéder aux premières évacuations, alors que les troupes belges décollaient à peine de Bruxelles.

·  En revanche, il est à noter, alors que les soldats français sont présents sur le territoire rwandais depuis plus de trois ans, que le détachement ne disposait que de très peu de cartes et de plans de la ville et qu’il n’existait pas de liste exhaustive des ressortissants, qui aurait été extrêmement utile après le départ des personnels de l’ambassade pour traiter les cas isolés.

Dans les comptes rendus d’opérations, il est proposé de mettre en place systématiquement dans les capitales africaines, un dispositif informatisé et centralisé d’identification et de localisation des ressortissants.

·  La coopération interarmées s’est déroulée de façon contrastée. L’intervention militaire belge n’était pas souhaitée par les autorités rwandaises qui, redoutant des dérapages, se sont montrées très favorables à ce que “ la France assure seule la sécurité des ressortissants étrangers qui souhaitent quitter le Rwanda ”. Dans l’hypothèse d’une “ présence militaire seulement française, il n’y aurait aucune objection rwandaise à ce que des avions vides des pays concernés se posent à Kigali pour emmener les ressortissants étrangers hors du pays ” précise l’ambassadeur de France.

Les différents Etats concernés ainsi que la MINUAR procéderont cependant à leurs propres opérations d’évacuation. Un certain nombre de ressortissants français regroupés à l’hôtel Méridien seront évacués par la MINUAR.

Comme l’a indiqué le Colonel Henri Poncet, la France a toutefois négocié avec un commandant des FAR l’arrivée des soldats belges à l’aéroport. Les FAR en effet semblaient déterminées à tirer sur les avions belges avec des pièces d’artillerie sol-air. Il a déclaré qu’il avait alors fait positionner, à proximité de chaque pièce d’artillerie sol-air, un soldat français qui avait l’ordre de tirer sur tout soldat rwandais qui ouvrirait le feu sur les avions belges.

La lecture des télégrammes enseigne par ailleurs que la France a régulièrement informé les FAR des modalités d’intervention des troupes belges, puisqu’il est notamment indiqué le 10 avril par l’ambassadeur de France : “ le nombre de militaires prévu par les Belges est de 400 et non 250... J’attire l’attention du département sur la nécessité d’éclaircir rapidement la question du volume de la force belge... L’arrivée d’un nombre plus important, sans rectification préalable de notre part, affecterait notre crédibilité vis-à-vis des FAR ”.

S’agissant des tirs de mortiers qui ont précédé, en l’empêchant à deux reprises, le décollage du dernier C 130 de l’aéroport de Kigali, le Colonel Jean Balch a transmis à la Mission son témoignage direct et personnel :

“ J’ai l’honneur de porter à votre connaissance quelques précisions sur les tirs de mortiers qui ont précédé notre décollage à la fin de l’opération “ Amaryllis ”. Je précise que ces tirs n’ont en aucune manière gêné l’accomplissement de notre mission puisque cette dernière était terminée et que nous avions reçu l’ordre de quitter Kigali.

“ Dès la fin du deuxième tir, j’ai envoyé un groupe faire le tour complet de l’aéroport et de ses abords afin de trouver et neutraliser cette pièce qui ne pouvait, à mon sens, appartenir qu’aux Forces armées rwandaises : parmi les forces présentes à Kigali à ce moment-là les seules dotées de machines étaient :

“ — les FAR : ils nous voyaient partir avec “ regret ”... et pouvaient tenter, dans un dernier geste de désespoir, de nous en empêcher ;

“ — le FPR : ils attendaient notre départ avec impatience et n’avaient aucun intérêt à le différer ;

“ — les troupes belges : IMPENSABLE, même s’ils souhaitaient, à l’évidence, nous voir rester le plus longtemps possible à leurs côtés ;

“ Le groupe est rentré de sa mission sans avoir vu la moindre pièce mortier des FAR, en revanche, une pièce mortier belge se trouvait en bout de piste. Mes hommes ne s’y sont bien sûr pas attardés, leur mission était de trouver un mortier des FAR.

“ La deuxième précision que je ferai est la suivante : ces tirs ont toujours été effectués à une distance d’environ quarante mètres devant l’avion, en barrage. Il n’y a jamais eu de “ correction ”, il s’agissait donc non de tirs destinés à détruire, mais de tirs d’intimidation, qui visaient à nous empêcher de décoller, d’autant qu’ils se déclenchaient à chaque fois que nous commencions à embarquer dans le C 130.

“ Voici les faits, partant de là toutes les suppositions ou interprétations sont possibles, mais elles ne resteront en tout état de cause, faute de preuves, que des hypothèses. ”

Pour sa part le Colonel Henri Poncet, a précisé lors de son audition qu’il ne voyait pas le motif pour lequel les Belges auraient tiré sur l’avion français. Il a estimé toutefois que les Belges auraient certainement souhaité le maintien des forces françaises deux ou trois jours supplémentaires, pour ne pas perdre le bénéfice du contrôle d’une partie de la ville, ainsi que celui d’un éventuel appui militaire pour l’évacuation de leurs propres ressortissants.

Les ressortissants italiens ont été regroupés sur la plate-forme par le détachement français, confiés au Consul d’Italie et aussitôt évacués par un C 130. Faute d’unités spéciales formées pour cela, les Italiens ont refusé de participer à la défense de la plate-forme.

Les relations avec les forces des Nations Unies ont souvent été tendues. Le Colonel Henri Poncet n’a pu évoquer que le passage fugitif du Général Roméo Dallaire à son PC. Il a précisé que celui-ci ne lui avait apporté aucun soutien, aucune aide, aucun renseignement pendant toute la durée de l’opération, alors même qu’un officier de liaison de la MINUAR se trouvait à l’aéroport qui aurait pu donner des informations sur le dispositif de la MINUAR en ville et notamment sur ses fréquences radio, ce qui aurait permis de faire le point de la situation.

Enfin, malgré les demandes répétées du COMOPS, aucun véhicule n’a été mis à la disposition du détachement français pour transporter les ressortissants, mais le Général Roméo Dallaire a reproché aux forces françaises d’avoir utilisé des véhicules abandonnés de la MINUAR qu’elles avaient cependant maquillés et décorés de drapeaux français pour éviter toute confusion avec les véhicules des Nations Unies.

    D. LES CRITIQUES

Si, sur un plan technique cette opération a incontestablement constitué un succès, Amaryllis a néanmoins fait l’objet de critiques multiples portant principalement sur sa nature même -n’était-elle qu’une opération à vocation humanitaire ?- et sur le caractère sélectif des évacuations réalisées.

      1. La nature de l’opération

Amaryllis est d’abord une opération d’évacuation classique de ressortissants français et étrangers dont il a été indiqué qu’elle avait été présentée comme neutre et humanitaire. Toutefois, certains éléments prouvent qu’Amaryllis aurait pu évoluer autrement que comme une simple opération humanitaire, mais cela ne fut pas le cas.

·  L’utilisation de missiles Milan

La destruction du toit de la Mission de coopération, le 11 avril, pour y installer une batterie de missiles Milan a fait l’objet de critiques, car elle a été interprétée comme une ingérence française, destinée à aider les FAR dans leur résistance armée contre le FPR. Cette destruction a été confirmée par le chef de la Mission civile de coopération, M. Michel Cuingnet, qui s’en est étonné auprès de l’attaché adjoint de défense, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin. Celui-ci lui aurait répondu qu’il s’agissait d’un problème militaire, que “ c’était la guerre ” et que cela ne le concernait plus puisqu’il allait être évacué.

Cette question, posée au Général Jean-Pierre Huchon, l’a conduit à indiquer que ces missiles avaient peut-être été posés sur le toit par simple précaution, la compagnie pouvant craindre une arrivée des blindés du FPR. Il a également été signalé que, dans chaque compagnie, se trouve toujours un groupe de deux pièces Milan.

Interrogé lui aussi sur cette question par la Mission, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a indiqué que l’unité envoyée était la compagnie d’éclairage et d’appui du 3ème RPIMA, commandée par le Capitaine Millet ; la compagnie avait ce matériel en dotation. Le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin a précisé que la batterie Milan avait été placée au-dessus de son PC, et qu’elle n’était pas armée de missiles. Il a aussi indiqué que ce matériel était équipé d’une lunette performante permettant de suivre attentivement, notamment la nuit, les différents mouvements alentour.

Il paraît, dans ces conditions, hasardeux de considérer la présence de ces missiles, le 11 avril, sur le toit de la Mission de coopération, comme la manifestation d’une volonté de soutenir les FAR contre le FPR. Il ne s’agissait que d’un matériel d’observation. Il convient également de préciser que l’opération Amaryllis supposait qu’on maîtrisât les axes de communication jusqu’à l’aéroport et qu’à cette fin les missiles Milan pouvaient se révéler utiles.

·  La fermeture de l’ambassade

Un message du Colonel Jean Balch fait état d’une analyse plus personnelle. Tout en reconnaissant la réalité du danger justifiant l’évacuation des ressortissants, cet officier estime pour autant que la fermeture de l’ambassade, symbole de la présence française, a été prise un peu hâtivement. Il précise : “ rien ne laissait en effet présager à ce moment-là une victoire du FPR, les FAR résistaient tout à fait correctement à la poussée des Inkotanyi. Il aurait suffi de très peu de choses (quelques conseillers militaires français) pour que l’on assiste à un renversement de la situation. Juin 1992 et février 1993 auraient parfaitement pu être "rejoués" en avril 1994 ”.

Il est toutefois important de noter que ce commentaire au conditionnel n’est que l’expression d’un point de vue personnel. Il témoigne cependant de l’état d’esprit de certains militaires qui, parce qu’ils avaient tissé des liens personnels avec des militaires des FAR dont ils avaient instruit les compétences dans le cadre d’une coopération qui fut parfois longue, ont éprouvé quelque difficulté à quitter subitement le Rwanda. De même qu’ils n’ont pas toujours pris l’exacte mesure des événements sanglants qui ont conduit au génocide.

Il faut ici rappeler l’extrême rapidité avec laquelle la situation s’est dégradée et le fait que les 25 militaires restés sur place dans le cadre de l’Assistance militaire technique n’étaient pas préparés à un départ aussi soudain. Sur ce point, le Lieutenant-Colonel Grégoire de Saint-Quentin, alors Commandant, a fait remarquer qu’au lendemain du 6 avril, il n’avait pas ressenti comme une priorité urgente la recherche d’éléments explicatifs de l’attentat, car il pensait avoir le temps d’y procéder dans les jours qui allaient suivre.

·  Le maintien du COS

Le 12 avril, le Général Le Page, responsable du commandement des opérations spéciales (COS), envoie au Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin, commandant les opérations spéciales, les consignes suivantes :

Un détachement du COS est maintenu à Kigali et placé sous commandement opérationnel du CEMA.

Sa mission est :

— d’extraire les ressortissants, non volontaires jusqu’à présent et qui le souhaiteraient, ou dans tout autre nouveau cas ;

— de tenter de localiser le coopérant disparu ;

— de renseigner sur la situation locale ;

— de proposer des attitudes ou des modes d’action en fonction de l’évolution de celle-ci ;

— de guider toute opération d’appui aérien ;

— de s’exfiltrer si nécessaire.

Sur la base de cette adresse personnalisée et compte tenu de la situation qui ne cesse de s’aggraver, le Lieutenant-Colonel Jean-Jacques Maurin décidera le rapatriement de l’ensemble du détachement du COS et des deux derniers AMT le 14 avril.

Toutefois, si tel n’avait pas été le cas, on aurait pu légitimement remettre en cause le principe du maintien du COS à Kigali, alors que nous n’avions plus de représentation diplomatique. Il convient surtout de s’interroger sur la mission consistant à guider toute opération d’appui aérien dont on ne voit pas à qui elle aurait pu bénéficier, si ce n’est aux FAR.

·  Les accusations du Colonel Marchal

Dans une interview accordée en août 1995 à la BBC, le Colonel Marchal, commandant le secteur de Kigali dans le cadre de la MINUAR, a déclaré que la France avait procédé à des livraisons d’armes aux forces armées rwandaises pendant le déroulement de l’opération Amaryllis. Interrogé sur cette déclaration par les rapporteurs, le ministère belge a fait parvenir à la Mission une réponse écrite indiquant : “ le Colonel Marchal confirme qu’un des observateurs des Nations Unies sous ses ordres à l’aéroport de Kigali, un officier sénégalais, lui a rapporté oralement, dans le courant de la nuit du 8 au 9 avril, que des caisses de munitions de mortiers avaient été débarquées d’un des trois avions militaires français ayant atterri cette nuit là à Kigali et qu’elles avaient été chargées sur des véhicules de l’armée rwandaise. ”

En réponse à cette correspondance, le Colonel Henri Poncet a fait part de ses commentaires écrits :

“ — Les unités sous mes ordres n’étaient pas équipées de mortiers et n’ont donc pas déchargé de munitions.

“ — J’ai effectivement procédé à la " réquisition " de quelques véhicules militaires rwandais le 9 avril au matin afin d’acheminer un détachement à l’ambassade de France.

“ — A ma connaissance, seul un officier uruguayen, observateur militaire, était présent sur l’aéroport mais il m’a été impossible de le localiser et de le rencontrer. Un capitaine sénégalais s’est par contre présenté à mon PC le 11 ou le 12 avril.”

·  La non interposition face aux massacres

A la critique d’une opération de soutien militaire déguisée en opération humanitaire, s’ajoute celle, diamétralement opposée, d’une opération trop exclusivement humanitaire qui aurait dû être une opération militaire d’interposition. Ce regret a notamment été exprimé devant la Mission par Mme Alison Des Forges, qui a considéré qu’il aurait été possible d’arrêter le génocide dès son commencement car les génocidaires étaient en nombre limité dans une structure très centralisée.

Elle a rappelé que le Général Christian Quesnot avait, lui aussi, estimé devant la Mission que la réunion des forces d’évacuation et des forces de la MINUAR aurait permis d’arrêter les tueries. Elle a cependant reconnu que “ le Général Roméo Dallaire n’était pas enthousiaste à l’idée d’une force conjointe avec les forces d’évacuation, estimant que, logistiquement, elle serait difficile à mettre en oeuvre ”. Mme Alison Des Forges a aussi précisé qu’avec 1 800 hommes supplémentaires, le Général Roméo Dallaire pensait pouvoir agir avec la MINUAR.

Il faut toutefois se souvenir que le FPR était présent dans Kigali au moment du déclenchement des massacres, avec un bataillon de 600 à 700 hommes, soit largement autant que la totalité des forces d’Amaryllis. La première réaction des représentants du FPR, le 7 avril, fut d’aller demander au Général Roméo Dallaire de quelles instructions il disposait pour intervenir, puis de constater que cette carence des Nations Unies l’autorisait à engager l’action militaire pour sauver les Tutsis des massacres en donnant à ses troupes basées à Mulindi l’ordre de faire mouvement. Cette analyse a été très clairement exposée aux deux rapporteurs lors de leur déplacement à Kigali par M. Jacques Bihozagara.

Pour autant, en application des accords d’Arusha, le bataillon du FPR basé à Kigali ne s’est pas non plus interposé entre le 6 et le 10 avril pour neutraliser les auteurs des massacres. Les militaires français ont, quant à eux, exécuté les missions d’évacuation des ressortissants français et étrangers qui leur avaient été assignées, respectant strictement les ordres d’opérations. Les documents recueillis par la Mission concernant les conditions d’exécution de l’opération Amaryllis indiquent, s’agissant des rapports entretenus avec la presse, que les médias ont été très présents dès le deuxième jour de l’opération. Ils précisent que le COMOPS a facilité leur travail en leur faisant deux points de presse quotidiens et en les aidant dans leurs déplacements, mais avec un souci permanent de ne pas leur montrer des soldats français limitant aux seuls étrangers l’accès aux centres de regroupement sur le territoire du Rwanda ou n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient les témoins proches.

      2. Les personnes évacuées

Le bilan des évacuations établi au 14 avril 1994 par l’EMA/COIA fait état de l’évacuation aérienne par la France de 1 238 personnes dont 454 Français et 784 étrangers parmi lesquels 612 Africains dont 394 Rwandais. Parallèlement, 115 Français ont été exfiltrés par la route vers le Zaïre et le Burundi. A titre de comparaison, la Belgique a évacué 1 226 personnes dont 1 026 Belges, l’Italie et le Canada respectivement une centaine de personnes.

·  L’accusation d’évacuation sélective

La France a été accusée d’avoir, d’une part, procédé à l’évacuation exclusive des dignitaires du régime hutu sans s’être préoccupée du sort des représentants de l’opposition hutus modérés ou tutsis, d’autre part, d’avoir appliqué un traitement différent aux personnels français de l’ambassade et aux personnels rwandais.

La France a effectivement évacué par le premier avion la veuve du Président Juvénal Habyarimana ainsi que deux de ses filles, un de ses fils, deux de ses petits-enfants et quelques membres proches de son entourage limité, conformément aux ordres, à une dizaine de personnes. Les membres du “ deuxième cercle ” de la famille Habyarimana figuraient bien sur la liste des passagers à évacuer au cours des rotations ultérieures mais ces personnes, comme il a été indiqué, sont parties par la route à Gisenyi.

S’agissant des personnels de l’ambassade, il est faux de prétendre qu’il y aurait eu un refus de les évacuer, comme le montre le télégramme du 11 avril venant de Paris : “ le département vous confirme qu’il convient d’offrir aux ressortissants rwandais faisant partie du personnel de l’ambassade (recrutés locaux), pouvant être joints, la possibilité de quitter Kigali avec les forces françaises ”.

Il est en revanche exact que les membres français du personnel de l’ambassade ont pu être plus facilement contactés que les personnels rwandais qui se sont trouvés, eux, dans l’obligation de se faire connaître, ce qui les plaçait dans une situation inégalitaire par rapport aux ressortissants français. Seul, semble-t-il, M. Pierre Nsanzimana, employé tutsi à l’ambassade de France et cité par l’ambassadeur Jean-Michel Marlaud, a pu être évacué avec sa famille.

En annexe d’un ouvrage collectif Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, M. André Guichaoua a publié une liste de 178 personnalités évacuées par l’ambassade de France. Cette liste lui aurait été communiquée par les autorités burundaises et accréditerait l’idée que l’ambassade de France a refusé d’abriter de nombreuses personnalités et n’a recueilli que les dignitaires du régime. M. Jean-Michel Marlaud s’est inscrit en faux contre cette thèse et a souligné que se réunissaient à l’ambassade de France non seulement des personnes liées au régime ou des membres du Gouvernement intérimaire mais aussi des opposants qui se sentaient en danger et qu’ainsi M. Pascal Ndengejeho, ancien Ministre d’opposition MDR, et M. Alphonse Nkubito, procureur général, réfugiés à l’ambassade, avaient demandé l’asile politique, comme le précise le télégramme n° 350.

M. Gérard Prunier a relevé qu’à sa connaissance, un seul opposant politique avait pu se réfugier à l’ambassade française, “ en raison d’une amitié personnelle avec un membre ” de celle-ci, M. Joseph Ngarembe, cadre du parti social-démocrate PSD, dont tous les leaders avaient été assassinés. Cette présence est confirmée par le télégramme n° 342.

Il est exact, en revanche, de dire que la très large majorité des personnalités réfugiées à l’ambassade étaient des représentants et dignitaires du régime Habyarimana. Il n’est pas acceptable pour autant de prétendre que la France, par principe, aurait évacué les génocidaires et notamment M. G. Ruggiu, qui répond actuellement de ses actes devant le tribunal d’Arusha. Animateur de la radio extrémiste des Mille Collines, M. G. Ruggiu “ ne figure sur aucune des listes des personnes à rapatrier envoyées par l’ambassade de France à Kigali, non plus que sur aucune liste de personnes transportées, détenue par le quai d’Orsay ”. C’est ce que confirment les services du ministère des Affaires étrangères qui ont entrepris des vérifications sur cette demande précise de la Mission.

·  L’évacuation des enfants d’Agathe Uwilingiyimana, Premier Ministre

Entendu par le rapporteur, M. Bernard Cazeneuve, M. Le Moal, à l’époque adjoint du Directeur du Programme des Nations Unies pour le développement (PNVD) et chargé de la mise en place des moyens d’accompagnement de l’accord de paix à partir de septembre 1993, a indiqué que, le 7 avril, avec trois voitures de l’ONU, il était lui-même allé chercher les enfants du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, et qu’il les avait conduits à l’hôtel des Mille Collines, où il avait demandé au directeur de les abriter. Le dimanche 10 avril, alors que l’Ambassadeur de France Jean-Michel Marlaud venait de lui signifier qu’il n’était pas possible sans risquer de provoquer de très graves incidents, compte tenu du climat de haine qui régnait, de faire évacuer les “ enfants d’Agathe ”, il était retourné à l’hôtel des Mille Collines, où il avait appris que les enfants venaient d’être récupérés par M. André Guichaoua et un ressortissant américain.

M. André Guichaoua a raconté que, devant le refus d’évacuer les cinq enfants du Premier Ministre assassiné (ils avaient été sauvés par des employés de l’ONU et s’étaient réfugiés à l’hôtel des Mille Collines), il avait détourné l’attention des soldats français pour les faire monter dans l’avion64. Les responsables militaires ont nié toute possibilité d’embarquement sans leur consentement exprès et ont indiqué qu’ils n’avaient jamais refusé d’embarquer ces enfants. Il est vrai que la très grande méticulosité de l’opération d’évacuation paraît incompatible avec le fait que des enfants soient embarqués en cachette. Amenés à l’aéroport, “ les enfants d’Agathe ” ont bien été évacués en toute connaissance de cause par les forces françaises, l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud ayant finalement obtenu ou donné l’accord pour les faire partir.

“ Les enfants d’Agathe ” ont été évacués à Bujumbura, d’où ils ont pris un vol Air France le lundi 11 avril, ce qui fera dire à l’Ambassadeur : “ s’agissant de l’évacuation des enfants d’Agathe Uwilingiyimana, je suis surpris que l’on puisse parler d’un retard. Ils ont été évacués le lundi suivant l’attentat, en même temps, par exemple, que mon épouse, celle de l’attaché de défense ou du directeur de l’école, avant les personnes qui s’étaient réfugiées à l’ambassade et qui n’ont été évacuées qu’au moment de la fermeture de cette dernière ”.

En revanche, M. Michel Cuingnet, Chef de la Mission civile de coopération, fait part d’un sentiment différent. Il n’aurait pas eu connaissance du retard de leur évacuation, mais aurait été profondément choqué par ce retard, par rapport à l’empressement mis à évacuer les proches d’Habyarimana, comme M. Nahimana, responsable de la Radio des Mille Collines.

M. André Guichaoua a également affirmé devant la Mission qu’aucune mesure n’avait été prévue pour accueillir les enfants du Premier Ministre à Paris et qu’ils avaient pu quitter la France pour la Suisse grâce au Consul de Suisse à Paris.

·  Le sort des personnels du centre culturel

M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière a affirmé que “ l’ambassadeur aurait évacué le personnel local absent de l’ambassade, si celui-ci avait pu être joint ” puisqu’un télégramme en ce sens lui avait été adressé. M. Michel Marlaud a indiqué par écrit qu’il n’a été “ personnellement avisé à aucun moment de la présence d’employés et qu’il n’y a donc pas eu décision d’intervenir ou non, la question n’ayant pas été posée ”.

Tout en rappelant qu’il ignorait comment furent prises les décisions concernant les personnels locaux de la chancellerie diplomatique et du centre culturel français de Kigali, M. Michel Cuingnet a souligné le refus d’évacuation des employés du centre culturel. Employé au centre culturel français, M. Venuste Kayimahe, Rwandais d’origine tutsie, a livré son témoignage aux deux rapporteurs qui l’ont rencontré à Kigali. Il a déclaré que M. Michel Cuingnet lui avait dit qu’il n’avait pas de pouvoirs, alors qu’il avait remarqué que celui-ci avait été pourtant envoyé par l’ambassadeur à Mulindi pour y rencontrer le FPR. Il a, d’autre part, indiqué le 6 avril au matin que la directrice du centre culturel où il était employé et logé depuis un mois l’avait prié de se trouver pour lui et sa famille un logement à l’extérieur. N’ayant rien trouvé, il est resté au centre culturel le soir de l’attentat et les jours suivants, jusqu’au 10 avril où il a reçu un appel de M. Michel Cuingnet l’informant de l’envoi de “ solides gaillards ”. En réalité, les renforts militaires ne sont intervenus qu’avec l’ordre de rapatrier les ressortissants français et ont laissé M. Venuste Kayimahe sur place. M. Michel Cuingnet aurait alors dit : “ nous ne sommes pas chargés de sauver les Rwandais ”.

Le 12 avril, M. Venuste Kayimahe dit avoir demandé d’être au moins conduit sur un lieu de rassemblement par les militaires français, qui ont à nouveau refusé. Deux heures plus tard, les militaires belges sont arrivés et l’ont conduit avec sa famille à l’aéroport de Kigali, à destination de Nairobi.

Il semble donc qu’en l’espèce, il y ait bien eu deux poids et deux mesures et que le traitement accordé à l’entourage de la famille Habyarimana ait été beaucoup plus favorable que celui réservé aux employés tutsis dans les postes de la représentation française -ambassade, centre culturel, Mission de coopération-.

·  Les enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe

M. André Guichaoua s’est interrogé sur l’évacuation de 94 enfants de l’orphelinat Sainte-Agathe, transportés à Paris via Bangui, et accompagnés de 34 personnes, dont les autorités françaises lui ont caché l’identité et qui auraient disparu dès leur arrivée en France. M. Jean-Michel Marlaud a précisé que certains des orphelins faisaient l’objet d’une procédure d’adoption par des Français, qu’il avait signalé cet état de fait au Quai d’Orsay et qu’il aurait reçu comme consigne de les évacuer “ sans faire de tri entre ceux qui étaient en instance d’adoption et les autres ”. Il a affirmé que le nom de cet orphelinat n’avait aucun rapport avec celui de Mme Habyarimana alors que MM. Gérard Prunier et André Guichaoua ont prétendu que ces orphelins avaient été évacués pour cette seule raison. Le Colonel Henri Poncet a indiqué qu’il ne savait pas si ces orphelins étaient ou non les enfants de soldats FAR tués au combat.

VI. — LE GÉNOCIDE

    A. DES MASSACRES AU GÉNOCIDE

Le terme de génocide apparaît dès la mi-avril 1994 pour qualifier la situation au Rwanda. “ La première autorité politique d’envergure ”, pour reprendre l’expression du Père Guy Theunis devant la Mission, à avoir employé ce mot, serait le Pape Jean-Paul II qui, lors de l’audience générale du 27 avril 1994 a appelé les fidèles à une prière fervente pour le Rwanda et invité “ ceux qui détiennent les responsabilités à une action généreuse et efficace pour que cesse ce génocide ” (propos rapportés par l’Osservatore Romano du 3 mai 1994). Le 5 mai, M. Boutros Boutros-Ghali emploie ce terme pour qualifier la situation du Rwanda lors d’une interview télévisée. M. Alain Juppé, pour sa part, a rappelé, lors de son audition devant la Mission, qu’il avait quant à lui utilisé ce mot de “ génocide ” appliqué à la situation du Rwanda, le 15 mai 1994 dans sa déclaration à la presse faite à l’issue de la réunion à Bruxelles du Conseil des Ministres de l’Union européenne et dans une réponse à l’Assemblée nationale au cours de la séance des questions d’actualité du 18 mai 1994.

      1. La qualification de génocide

Ainsi que l’a rappelé la Commission d’experts constituée à la demande du Conseil de sécurité par sa résolution 935 du 1er juillet 1994 afin d’enquêter sur les violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire du Rwanda, le terme de génocide a été inventé par M. Raphaël Lemkin, avocat polonais d’origine juive, dans son ouvrage intitulé “ La domination de l’Axe dans l’Europe occupée ”, publiée en 1944. Ce terme vient du grec “ genos ” qui signifie race et du latin “ caedere ” qui signifie tuer.

Le génocide est défini pour la première fois par les Nations Unies dans la résolution 96 de l’Assemblée générale du 11 décembre 1946 comme “ le refus du droit à l’existence à des groupes humains entiers ”. Deux ans plus tard, l'Assemblée générale adopte le 9 décembre 1948 à l'unanimité, une convention pour la prévention et la répression du crime de génocide. Cette Convention est entrée en vigueur le 12 janvier 1951.

Le génocide y est défini dans son article II comme : “ l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

a) meurtre de membres du groupe ;

b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;

d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;

e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre ”.

Le Rwanda a adhéré à cette Convention le 16 avril 1975.

Selon les termes de cette définition, qui a du reste été reprise dans la résolution 955 du 8 novembre 1994 créant un Tribunal pénal international pour le Rwanda, trois éléments cumulatifs sont donc nécessaires pour la reconnaissance d’un génocide :

— un élément matériel, consistant en un ou plusieurs des actes limitativement énumérés à l’article II de la Convention de 1948 ;

— un élément moral, résidant dans l’intention des criminels de détruire partiellement ou entièrement un groupe ;

— une intention spécifique, qui réside dans le choix d’un groupe particulier qui peut être un groupe national, racial ou religieux. A la différence du crime contre l’humanité, la définition du génocide ne comprend pas l'anéantissement d’une population pour des motifs politiques.

La qualification de génocide entraîne l’application d’un régime particulier, dont les éléments les plus importants sont l'obligation de traduire les personnes accusées de génocide devant les tribunaux, l’imprescriptibilité de ce crime, le fait que l’obéissance aux ordres ne peut exonérer un criminel de sa responsabilité et l’obligation pour les organes compétents des Nations Unies de prendre les mesures qu’ils jugent appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide. Le rapport reviendra ci-dessous sur le contenu qu’il convient de donner à cette dernière obligation.

      2. Le génocide rwandais

L’interrogation sur l’existence d’actes génocidaires au Rwanda par les Nations Unies est antérieure aux événements d’avril 1994.

Dès avril 1993 en effet, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, a entrepris une mission au Rwanda afin d’établir la réalité des accusations portées, notamment par les organisations humanitaires, sur l’existence de massacres de Tutsis et de meurtres politiques au Rwanda depuis le 1er octobre 1990. Dans son rapport daté du 11 août 1993, le rapporteur spécial indiquait très clairement que “ les victimes des attaques, des Tutsis dans l’immense majorité des cas, avaient été ciblés uniquement en raison de leur appartenance à un certain groupe ethnique, et pour aucune autre raison objective ”. Il précisait que “ des massacres de populations civiles ont été perpétrés par les forces de sécurité rwandaises ou par certaines parties de la population. (...) On a démontré à maintes reprises que des représentants gouvernementaux étaient impliqués, soit directement en encourageant, en planifiant et en dirigeant les actes de violence ou en y prenant part, soit indirectement par leur incompétence, leur négligence ou leur inaction délibérée. (...) Les FAR ont également joué un rôle actif et bien planifié, au plus haut niveau, dans certains cas de massacres de Tutsis par la population. (...) Il existe de nombreux rapports bien documentés selon lesquels certains maires ont fait courir des rumeurs non fondées qui ont exacerbé la haine ethnique et incité la population à massacrer des Tutsis. Dans certains cas, certains officiels ont facilité la tâche de ceux qui commettaient les massacres en leur fournissant des équipements comme des véhicules ou du carburant ” (traduction non officielle). Le rapporteur spécial concluait son rapport en soulevant la question de savoir si les massacres ainsi décrits pouvaient être qualifiés de génocide, mais il estimait qu’il ne lui appartenait pas d’en juger, tout au plus de fournir certains éléments de réponse.

C’est, aux yeux des rapporteurs de la Mission, une des grandes fautes des Nations Unies de n’avoir pas pris de mesures concrètes à la suite des révélations contenues dans ce rapport, et de ne pas en avoir non plus tenu compte lors de l’élaboration du mandat de la MINUAR I. Une dimension plus importante accordée aux droits de l’homme aurait permis une meilleure prise en compte de l’évolution politique réelle du pays et la mise en place de mesures contraignantes qui auraient rendu plus difficile tout dérapage ultérieur.

      a) Le nombre des victimes

Le nombre exact de victimes des massacres perpétrés au Rwanda d’avril à juillet 1994 est difficile à préciser. La Commission d’experts créée par l’ONU a estimé dans son rapport final publié le 9 décembre 1994 que 500 000 civils non armés ont été tués au Rwanda depuis le 6 avril 1994. De son côté, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a fait observer dans son rapport du 28 juin 1994 que, selon certaines estimations fiables, le nombre de morts serait proche du million. Cette fourchette, entre 500 000 et un million de morts, est celle qui est retenue le plus communément.

Plusieurs universitaires, dont M. Gérard Prunier, se sont fondés sur le recensement de 1991 au Rwanda (qui permettrait d’estimer le nombre de Tutsis en avril 1994 entre 700 000 et 930 000) et sur le nombre de réfugiés dans les camps, pour considérer comme plausible un décompte de 800 à 850 000 morts. Si une telle estimation a pris en compte les assassinats des Hutus modérés, elle a laissé de côté les règlements de comptes dans les camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, où Hutus et Tutsis se sont trouvés mêlés, ainsi que les victimes des épidémies de choléra qui ont éclaté principalement de juin à août 1994.

James Gasana, ancien Ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, a toutefois estimé devant la Mission que l’ampleur des tueries est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté internationale et “ qu’en une année, le Rwanda avait perdu environ 40% de sa population de 1994, le chiffre généralement avancé de 800 000 à un million de victimes étant bien en deçà de la réalité ”. Il a estimé pour sa part que le nombre le plus probable de victimes à l’intérieur du pays et dans l’ex-Zaïre se situait près de 3,15 millions de victimes. Cette évaluation est particulièrement importante quand on la compare à la population du Rwanda qui se montait à environ 7 millions au début des années 90.

      b) Des massacres constitutifs d'un génocide

Les massacres commis contre les Tutsis après le 6 avril 1994, même s’ils se déroulent concomitamment à un affrontement entre le FPR et les FAR, relèvent d’une autre nature que celle d’un conflit : ils appartiennent, et l’examen des trois critères rappelés dans le paragraphe précédent va le démontrer, à une logique de génocide.

· L'élément matériel

Les témoignages abondent sur ce que l’article II de la Convention de 1948 appelle les meurtres et atteintes graves à l’intégrité corporelle de membres d’un groupe.

Le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies a fait part dans ses trois rapports en date des 28 juin, 12 août et 11 novembre 1994 des faits constitutifs de génocide, notamment la découverte de fosses communes.

Lors de leur déplacement au Rwanda en septembre 1998, les rapporteurs de la Mission ont visité le site de Gikongoro qui a été transformé en mémorial du génocide, et où sont exposés les os et les cadavres à demi décomposés des milliers de Tutsis qui ont été massacrés en ce lieu.

M. Jean Hervé Bradol, médecin responsable de programmes à Médecins sans frontières (MSF), a rapporté devant la Mission qu’une équipe de MSF avait constaté lors d’une visite le 14 avril 1994 au centre hospitalier de Kigali que cet établissement servait “ de centre d’exécution autant que d’hôpital ”.

De son côté, le médecin en chef François Pons, chef de l’antenne chirurgicale parachutistes Turquoise, a fait état devant la Mission des lésions les plus courantes rencontrées chez les blessés, notamment les mains tranchées et les tentatives de décapitations. Il a montré une diapositive d’une machette de paysan rwandais en estimant que cet instrument “ a fait beaucoup plus de dégâts que les armes les plus sophistiquées ”.

La place manque dans ce rapport pour donner la parole aux victimes qui ont réchappé, plus ou moins grièvement blessées, aux massacres. Le lecteur trouvera certains témoignages en annexe, notamment celui de Jeanne Uwimbabazi qui n’a pas encore été publié jusqu’à maintenant, et dont est issu l’extrait suivant :

“ Nous sommes arrivés dans un quartier qui s’appelait Nyanza, de Kicukiro. Sur ce grand terrain dont le centre faisait un creux, ceux qui nous guidaient nous ont rassemblés au centre, eux sont restés sur la hauteur. Lorsque nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait que la mort, Vianney a demandé à un militaire qu’ils nous tuent ainsi que quelques amis avec des balles de fusil plutôt qu’avec des coups de machette, et en échange on allait lui donner de l’argent. Mais son chef l’a appelé. Ils ont demandé que ceux qui sont hutus sortent de la foule avec leur carte d’identité. Puis ils nous ont dit de nous coucher par terre, nous avons hésité, ils ont commencé à tirer dans la foule des coups de fusil, ils ont envoyé des grenades, des flèches, des coups de machettes, des coups de gros bâtons avec des gros clous plantés au sommet, les gens se sont écroulés les uns sur les autres. (...) Les gens avaient commencé à prier, les autres criaient, les enfants pleuraient. Ensuite, ils achevaient ceux qui étaient encore vivants avec des coups de machettes.(...) Je les ai entendus s’appeler entre eux, en disant qu’ils avaient fini leur travail, qu’il faisait nuit et qu’ils reviendront le lendemain. J’avais un mort sur le dos, un autre sur les genoux, mes habits étaient pleins de sang, mais je n’avais aucune blessure. (...) (Le lendemain) vers 15 heures 30, nous avons entendu des gens qui avançaient vers nous. (...) Je n’en connais pas le nombre, car nous faisions semblant d’être morts. Ils m’ont donné deux coups de machette derrière la tête, la blessure atteignait le bulbe rachidien, ainsi que deux coups sur chaque cheville pour me couper les tendons d’Achille. La jeune fille qui s’appelait Angélique a eu six coups de machette partout dans la tête et un sur le mollet. Candide, lui a eu aussi des coups de machette dans la tête et on lui a coupé quelques doigts (cinq à peu près entre les deux mains). Kiki, elle a reçu un coup de machette à côté de l’oreille, sur la joue, ainsi qu’un dans le côté de la jambe. Son petit frère Ngagi, lui a reçu des coups sur la jambe et des doigts sectionnés. Pauline en a reçu sur les bras. Les autres sont morts sur le coup : la soeur de Candide, le fils de son frère, Fifi et son petit frère ”.

· L'élément moral

La deuxième condition d’un génocide concerne la volonté entièrement subjective de détruire un groupe particulier, national, ethnique, racial ou religieux, auquel appartient la victime.

Cette volonté a été exprimée au Rwanda à la fois en paroles et dans les faits.

Tout d'abord, les appels au génocide ont été le fait de certains organes privés de presse et de radio, dont l’actionnariat était constitué du Président Juvénal Habyarimana et d’autres dignitaires du régime. Maître Eric Gillet a ainsi estimé probable que “ la Radio des Mille Collines (RTLM) ait (...) été conçue comme un instrument direct de préparation et d’exécution du génocide ” et que “ c’est en tout cas ainsi qu’elle s’est comportée ”. M. Michel Cuingnet, ancien chef de la Mission de coopération au Rwanda, a affirmé que dès les premières émissions de la RTLM en avril 1993, “ on annonçait sur les ondes qu’il fallait “ terminer le travail et écraser tous les cafards ”. Après le 6 avril 1994, MSF a rapporté que l’on pouvait entendre sur RTLM ce type de message : “ Il reste de la place dans les tombes. Qui va faire du bon boulot et nous aider à les remplir complètement ? ”.

De fait, ces organes de presse, qui n'ont jamais été ni censurés ni interdits, ne font que relayer les propos des officiels du régime. Maître Eric Gillet a rappelé devant la Mission que dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, “ le Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu’il a créées à le soutenir dans son action et leur donne carte blanche ”. Maître Gillet a cité également le mot du Colonel Bagosora, qui a déclaré lors d’un retour d’Arusha en janvier 1993: “ je reviens préparer l’apocalypse ”.

Cette volonté d'éradiquer les Tutsis imprègne tout particulièrement l'armée composée uniquement de Hutus. Le Général Jean Varret, ancien chef de la Mission militaire de coopération d’octobre 1990 à avril 1993 a indiqué devant la Mission comment, lors de son arrivée au Rwanda, le Colonel Rwagafilita, lui avait expliqué la question tutsie : “ ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider ”.

Les massacres n'ont pas concerné seulement les chefs de famille capables de porter les armes, mais également les femmes et les enfants, ce qui prouve une volonté de faire disparaître l'ensemble du groupe tutsi. Mme Alison Des Forges a souligné devant la Mission que les massacres ont concerné “ les personnes âgées, les bébés, les femmes qui, habituellement, étaient toujours protégés lors de tels conflits ”.

Le médecin en chef François Pons a indiqué devant la Mission que le chiffre le plus impressionnant du bilan de l’opération Turquoise était celui des enfants opérés, qui “ représentaient un tiers des blessés et souffraient le plus souvent de fractures du crâne provoquées par les machettes ”. Il a souligné que cette proportion d’un tiers n’était pas classique en chirurgie de guerre.

Dans le jugement du 2 décembre 1998 du Tribunal pénal international pour le Rwanda concernant M. Jean-Paul Akayesu, bourgmestre de la commune de Taba, il est rapporté que l’on allait même jusqu'à tuer des femmes enceintes hutues, dès lors que leur futur enfant avait été conçu par un père tutsi et qu’il aurait par conséquent été lui-même tutsi.

Certes, la motivation idéologique voisine avec d’autres motivations, purement matérielles. Mme Alison Des Forges a indiqué devant la Mission que “ les récompenses accordées pouvaient avoir une grande influence, surtout pour des jeunes sans emploi : on leur donnait à manger, des vaches, de la bière, des vêtements. On offrait à la population ordinaire la possibilité de piller. Dans une société d’une pauvreté extrême, le fait de pouvoir voler une fenêtre ou une porte représente quelque chose de très important. Et surtout, on donnait aux cultivateurs, dans une société où il n’y a jamais assez de terre, la possibilité de disposer des champs des Tutsis tués, ce qui constituait une forte récompense. A l’élite, on offrait des voitures, des boutiques, des ordinateurs, des postes de télévision”. Mais la motivation du gain n’est jamais l’élément déclencheur des massacres ; les promesses en argent, en terres ne servent qu’à faciliter la participation de l’ensemble de la population : la justification première demeure celle d’en finir avec les Tutsis.

Que certains comportements apparaissent a posteriori comme complètement irrationnels, nul n’en doute. Mme Alison Des Forges a ainsi rappelé que “ certains meneurs du génocide avaient des liens si forts avec des Tutsis qu’ils en ont sauvé quelques uns ”. Il existe en effet de nombreux témoignages de Tutsis qui rapportent avoir trouvé temporairement refuge chez des voisins Hutus de leur connaissance, alors même que ceux-ci participaient au génocide. Mais ces comportements individuels ne doivent pas être l’arbre qui cache la forêt : c’est une logique de “ solution finale ” à l’encontre des Tutsis qui est mise en oeuvre au Rwanda à partir d’avril 1994.

· L'intention spécifique

Le troisième critère du génocide concerne l’intention spécifique de détruire un groupe clairement identifié.

Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au CNRS, l’a affirmé très nettement devant la Mission : “ les Tutsis étaient définis par une carte d’identité délivrée par le pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet l’analogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ”. De fait, entre trois quarts d’heure et une heure après l’attentat contre l’avion présidentiel, des barrages ont été mis en place dans les rues de Kigali et les cartes d’identité vérifiées. Ceux appartenant à “ l’ethnie ” tutsie ou en présentant les caractéristiques physiques communément admises ou ne pouvant présenter une carte d’identité avec la mention “ hutu ” ont été retenus et souvent sommairement exécutés. M. Jean-Hervé Bradol a confirmé les tueries sélectives auxquelles procédaient les milices et a pris l’exemple de l’hôpital des Saintes Familles où les blessés lui disaient “ qu’il ne servait sans doute à rien de les soigner dans la mesure où les miliciens viendraient les embarquer pour les tuer parce qu’ils étaient Tutsis ”.

L’enrôlement de la population a été d’autant plus facilité que, comme évoqué ci-dessus, celle-ci subissait, via la radio, la RTLM notamment, et la presse, par exemple le journal Kangura, un véritable endoctrinement contre les Tutsis, désignés comme les ennemis de l’intérieur. C'est ainsi que le Général Jean Varret a rapporté devant la Mission : “qu’à la suite de divers attentats, la gendarmerie rwandaise avait demandé, avec l’appui de l’ambassadeur, une formation d’officier de police judiciaire (OPJ), afin de pouvoir mener efficacement des enquêtes intérieures ”. Il a précisé  qu’il n’avait envoyé que deux gendarmes car il s’était vite rendu compte que ces enquêtes consistaient à pourchasser les Tutsis, ceux que le Colonel Rwagafilita appelait "la cinquième colonne".

M. Faustin Twagiramungu a toutefois fait entendre une voix légèrement dissonante ou, plus exactement, apportant un complément. Il a précisé que “ les partisans de la CDR que l’on voyait chanter publiquement : "nous allons exterminer", n’avaient jamais dit qu’ils allaient exterminer seulement les Tutsis, mais qu’ils visaient aussi l’opposition qui, si elle comportait des Tutsis, était d’abord constituée par des Hutus”.

La divergence entre ces témoignages n'est qu'apparente. C’est un fait établi que les militants hutus modérés et les membres des partis d’opposition ont été parmi les premières victimes des massacres postérieurs au 6 avril 1994, au premier rang desquelles le Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana et le Président de la Cour de cassation, M. Joseph Kavaruganda. Divers témoignages recueillis par les rapporteurs de la Mission ont également fait état de l’assassinat de certains Hutus qui ont refusé de s’associer ou de participer aux massacres. Mais ces assassinats ponctuels et individualisés, aussi nombreux et odieux soient-ils, appartiennent à une autre logique, celles des crimes politiques.

      c) L'existence de listes préétablies

L’existence de listes des futures victimes préalablement établies au 6 avril 1994 a été confirmée par plusieurs intervenants devant la Mission. M. James Gasana notamment a estimé probable que “ ces listes aient d’abord été établies dans le cadre de la lutte entre les factions politiques et qu’elles aient visé initialement de hautes personnalités politiques, indépendamment des ethnies ”. Cette hypothèse apparaît la plus probable pour deux raisons. D’une part, même si on retient une hypothèse haute de listes comprenant jusqu’à 1 500 noms, ce nombre apparaît dérisoire face aux centaines de milliers, voire le million de victimes du génocide. D’autre part, ainsi que l’a fait remarquer M. Jean-Michel Marlaud devant la Mission : “ s’il était difficile pour un étranger de discerner à première vue l’appartenance ethnique des Rwandais, en revanche, les habitants des collines qui se connaissaient tous, savaient qui était Hutu et qui était Tutsi, ou marié à une Tutsie ou encore apparenté à des Tutsis ”. Il n’était donc nul besoin pour cela de tenir des listes de Tutsis.

Il semble que ces listes aient surtout servi les premiers jours du génocide, notamment le 7 avril, durant lesquels selon M. Jean-Michel Marlaud “ les assassinats, essentiellement de personnalités politiques, ont été manifestement ciblés ”.

      d) Un génocide organisé

Ce qui a frappé, semble-t-il, le plus, les témoins de l’époque lors du déclenchement du génocide, c’est, ainsi que l’a rapporté M. Jean-Hervé Bradol, “ qu’il ne s’agissait pas de massacres ou d’une quelconque fureur populaire faisant suite au décès d’un président, mais bien davantage d’un processus organisé et systématique. Ce n’était pas une foule énervée qui procédait à ces tueries, mais des milices agissant avec ordre et méthode ”.

Mme Alison Des Forges a également estimé que “ les massacres avaient été déclenchés par un groupe très restreint qui avait décapité le Gouvernement légitime pour pouvoir prendre le pouvoir ”. Ce petit groupe, composé de gens convaincus et organisés, “ disposait de collaborateurs au nord-ouest, à Gisenyi, au sud-ouest à Cyangugu, au sud-centre, à Gikongoro, et à l’est, à Kibungo ”. S’attaquant d’abord aux personnalités qui auraient pu s’opposer aux massacres, manipulant les populations par des messages radio destinés à semer la panique, ce petit groupe a réussi à contrôler la quasi-totalité du système administratif, militaire et politique. “ La preuve du caractère centralisé de ce génocide ” est apportée selon Mme Alison Des Forges par l’organisation systématique de mises en scènes fallacieuses tendant à prouver l’imminence d’une attaque des Tutsis et destinées à attiser la haine des populations contre ces derniers.

“ L’extraordinaire efficacité de la machine du génocide ” a expliqué M. José Kagabo, serait donc le reflet de l’efficacité du système de contrôle de la société sous le régime Habyarimana : “ dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du parti surnommé " Monsieur dix maisons " ”.

Le Colonel Patrice Sartre et le Général Jacques Rosier ont fait part à la Mission de leur impression que l’administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout ce qui s’était passé.

La force d’action la plus importante et la mieux organisée demeure toutefois les milices hutues “ Interahamwe ” (ceux qui attaquent ensemble), proches du MRND, et “ Impuzamugambi ” (ceux qui ont le même but), proches de la CDR, dont les effectifs ont été estimés à 50 000 hommes en avril 1994. Elles disposaient surtout d’armes blanches (machettes, couteaux, massues cloutées..), mais également d’armes à feu, même si de nombreux responsables français ont fait observer que leurs cadres avaient évité de les doter de telles armes. Selon le témoignage du Lieutenant-Colonel Jacques Hogard devant la Mission, les milices s’en prenaient à la population civile tutsie, mais également hutue pour peu qu’elle ne soit pas de leur sensibilité.

      e) Un génocide prévisible ?

Au vu de tous ces éléments, la reconnaissance d’un génocide au Rwanda, après le 6 avril 1994, commis à l’encontre des Tutsis s’impose comme une évidence, que la communauté internationale a mis quelque temps à vouloir reconnaître. Il reste la question de savoir si ce génocide était prévisible.

Tout concorde pour dire que l’extermination des Tutsis par les Hutus a été préparée de longs mois à l’avance, à la fois en termes d’idéologie, par la manipulation de la population avec l’aide des médias notamment, et en termes d’instruments du génocide, par la distribution systématique d’armes, l’utilisation de caches et la formation des milices. Ces faits étaient pour l’essentiel connus au moins depuis décembre 1993, comme l’a rappelé M. Eric Gillet lors de son audition devant la Mission.

M. Georges Martres a estimé que le génocide était prévisible dès octobre 1993 “ sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité ”. Il a du reste ajouté que “ le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis ”. Avec une telle clairvoyance, qui n'apparaît pas toutefois aussi nettement dans les dépêches diplomatiques, on ne peut que s’interroger sur l’inaction de la France pour prévenir le génocide par des actions concrètes.

M. Eric Gillet, de son côté, a répondu à la Mission que “ à titre personnel, il n’avait pas vu venir le génocide, dans les mois qui l’ont précédé. Certes, les organisations de défense des droits de l’homme étaient alertées par leurs correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d’Arusha n’entraient pas en vigueur, que des opposants politiques capables d’incarner une alternance politique étaient assassinés et que les partis d’opposition se divisaient ”. Cependant, “ lui-même n’avait pas envisagé un massacre de cette ampleur ”.

D’avoir été tant de fois annoncée depuis 1990, l’hypothèse d’un génocide était, au début de l’année 1994, devenue plausible mais non probable.

La réponse du Gouvernement français au télégramme du chargé d’affaires français à Kigali le 12 janvier 1994 est un bon exemple de ce sentiment. Intitulé “ menaces de guerre civile ”, ce télégramme précisait que M. Jacques-Roger Booh-Booh, représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, avait informé les chefs de mission de la Belgique, des Etats-Unis et de la France, de menaces de déclenchement à bref délai d’une guerre civile par la milice “ Interahamwe ” de l’ancien parti unique MNRD. Le chargé d’affaires concluait ainsi sa présentation : “ ces informations sont graves et plausibles. (...) Toutefois on ne peut écarter l’hypothèse d’une manoeuvre d’intoxication destinée à discréditer le Gouvernement au moment où devraient se mettre en place les nouvelles institutions ”.

Selon les informations recueillies par les rapporteurs de la Mission, Paris aurait répondu en mettant en garde contre une tentative d’intoxication et en priant l’ambassadeur de France de demander au Président Juvénal Habyarimana de faire tout son possible pour prévenir toute activité risquant de mettre en cause les applications des accords de paix. Cette réaction s'explique par le caractère récurrent d'avertissements alarmistes, considérés au fil du temps comme des prophéties de Cassandre. C'est ce qu’a exprimé M. Jean-Michel Marlaud devant la Mission : “ Ces informations ne constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie concernant, un jour, la reprise de l’offensive par le FPR et, le lendemain, le début d’un massacre ”. Selon M. Jean-Michel Marlaud, “ il serait excessif de dire que les services de l’ambassade étaient conscients (...) du risque de génocide ”.

Cette même attitude se retrouve à travers l’absence de réaction de l’ONU durant le génocide.

    B. LA RÉACTION INTERNATIONALE

Le 21 avril 1994, le Conseil de sécurité adopte à l’unanimité la résolution 912 qui prévoit, alors que le génocide est déclenché depuis 15 jours, de ramener les effectifs de la MINUAR à 270 personnes. Le 1er mai 1994, s’adressant à un parterre de diplomates à Dar Es-Salam, le Président de Tanzanie, M. Ali Hassan Mwinyi, estimait que cette résolution est “ l’une des plus désastreuses décisions jamais prises par le Conseil ” (traduction non officielle).

Comment en est-on arrivé là ?

      1. La MINUAR et le début des massacres

      a) Le constat d’une impuissance

L’attentat du 6 avril 1994 a entraîné, ainsi que l’a rappelé le Secrétaire général de l’ONU dans sa lettre du 29 avril 1994 adressée au Président du Conseil de sécurité, deux effets principaux : tout d’abord, la rupture du cessez-le-feu et la reprise des combats entre FAR et FPR ; ensuite, le déclenchement de ce qui est encore présenté comme des “ massacres à grande échelle de civils innocents ”.

Dès lors, la mission de la MINUAR, telle qu’elle était définie par la résolution 872, devenait totalement inadaptée à l’évolution de la situation. Du fait de la reprise des hostilités, il n’y a plus de cessez-le-feu à superviser ni de conditions générales de sécurité à maintenir, et encore moins d’institutions provisoires à mettre en place.

La décision du Gouvernement belge, annoncée le 12 avril, de retirer son contingent (retrait effectif dès le 13) à la suite de l’assassinat le 7 avril de dix casques bleus belges chargés d’assurer la protection du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana, a du reste déstabilisé totalement l’organisation de la MINUAR. Ce constat pessimiste est celui du Secrétaire général de l’ONU dans une lettre en date du 13 avril 1994, dans laquelle il avertit le Président du Conseil de sécurité que la MINUAR ne pourra s’acquitter de son mandat si le contingent belge n’est pas remplacé par un autre contingent aussi bien équipé que lui ou si le Gouvernement belge ne revient pas sur sa décision.

Cette mise en cause de l’attitude belge, qui n’est pas dans les usages de l’ONU, a suscité en retour une lettre du Représentant permanent belge au Conseil de sécurité, en date également du 13 avril 1994, dans laquelle il soulignait que le processus d’Arusha, qui fondait la présence de la MINUAR au Rwanda, était interrompu et que, dès lors, le cadre de son mandat était devenu sans objet. C’est la raison pour laquelle, argumentait-il, le Gouvernement belge était d’avis de prononcer sans délai la suspension des activités de cette mission en attendant que les conditions fussent réunies pour reprendre le processus de paix.

De son côté, le Gouvernement du Bangladesh, le principal fournisseur de troupes de la MINUAR -900 hommes- demandait au Secrétaire général, dans une lettre datée du 15 avril 1994, de s’assurer la sécurité des casques bleus et, si cela était impossible, d’envisager le retrait de son contingent.

Ainsi sollicité, le Secrétaire général de l’ONU dans son rapport du 20 avril 1994 estimait qu’au regard de l’évolution des événements, il était “ devenu impossible à la Mission de continuer à s’acquitter des tâches qui lui avaient été confiées ”.

      b) Les actions de la MINUAR

Les jugements portés sur l’action de la MINUAR à partir du 6 avril 1994 sont généralement d’une grande sévérité. M. Michel Roy a comparé l’attitude de l’ONU pendant les événements “ à de la non-assistance à population en danger ”. M. Jean-Hervé Bradol a regretté que “ la MINUAR n’ait rien fait pour empêcher les assassins de tuer ”. Cette attitude est conforme à ce qu’avaient annoncé les responsables de la MINUAR puisque le 15 mars 1994 le Colonel Marchal, en charge pour la MINUAR de la sécurité du secteur de Kigali, avait averti le Colonel Bernard Cussac qu’il n’y aurait pas d’interposition de la MINUAR en cas de reprises des combats.

Que fait donc la MINUAR après le 6 avril 1994 ? Le Secrétaire général retrace ainsi ses actions dans son rapport du 20 avril :

“ Pour faire face à cette situation de profonde insécurité et de crise humanitaire, la MINUAR, s’est employée à :

a) Obtenir un accord sur un cessez-le-feu, devant être suivi de négociations politiques entre les deux parties afin de relancer le processus de paix prévu par l’accord d’Arusha ;

b) Protéger, dans la mesure du possible, le personnel civil des Nations Unies ;

c) Protéger, dans la mesure du possible, le reste de la population civile, qu’il s’agisse d’étrangers ou de nationaux rwandais ;

d) Négocier une trêve entre les deux parties afin de permettre l’évacuation des étrangers ;

e) Faciliter l’évacuation des civils étrangers, qu’ils relèvent ou non de l’ONU, en fournissant des escortes aux convois d’évacuation organisés en direction des frontières ou de l’aéroport, et assurer la coordination avec les forces d’intervention belge et française dépêchées sur place à cet effet ;

f) Secourir les particuliers et les groupes encerclés par les combats ;

g) Fournir une assistance humanitaire à des groupes importants de personnes déplacées mises sous la protection de la MINUAR. ”

Il ajoute immédiatement après cette énumération : “ De toutes ces tâches, la première était la plus urgente : obtenir un accord de cessez-le-feu en se mettant en rapport avec des représentants des forces armées et du FPR, dans l’espoir que s’ensuivraient des initiatives politiques en vue de relancer le processus de paix prévu par l’accord d’Arusha ”.

Cette dernière remarque montre à quel point le schéma de pensée qui prévaut à l’époque au sein de l’ONU est en total décalage avec la réalité. Le Secrétaire général estime à l’évidence que les massacres ne sont que la conséquence de la reprise des combats alors même qu’ils les ont précédés et qu’ils obéissent à leur propre logique, celle d’un génocide. Il est pour le moins étonnant de voir le Secrétaire général continuer d’analyser la situation comme un retard supplémentaire dans la mise en oeuvre du processus d’Arusha alors même qu’elle a fondamentalement changé de nature. Il est au reste assez choquant de lire que l’action politique est la véritable priorité alors que l’urgence, à l’évidence, consistait en la préservation de la vie des personnes.

La MINUAR, c’est vrai, a protégé et a sauvé la vie des milliers de Rwandais venus se réfugier dans les endroits placés sous sa protection (au stade notamment) et en assurant l’escorte de convois vers l’aéroport (comme en témoignent Pierre et Yvonne Galinier). M. Jean-Hervé Bradol a rapporté devant la Mission que si la MINUAR ne semblait pas avoir de consigne pour s’opposer aux assassins et qu’elle ne le tentait pas (voir également en annexe le témoignage de Mme Jeanne Uwimbabazi), elle apportait son aide à l’évacuation des blessés : “ ce fut notamment le cas, a-t-il précisé, le 19 avril pour une évacuation de blessés qui nécessitait de traverser la ligne de front entre les FAR et le FPR ”.

M. Jean-Bernard Mérimée s’est refusé à commenter cette attitude devant la Mission, tout en faisant remarquer qu’elle était fondée juridiquement. La MINUAR étant placé sous chapitre VI et non sous chapitre VII, M. Boutros-Ghali a confirmé a posteriori que la cessation des massacres, qui bien sûr aurait entraîné l’utilisation de la force, n’entrait pas dans le mandat de la MINUAR.

L’actuel Secrétaire général de l’ONU, M. Kofi Annan, qui était à l’époque le directeur du département des opérations de maintien de la paix, a conforté cette analyse en répondant par écrit à une question de la Mission que “ les opérations de maintien de la paix, ou les opérations dites du chapitre VI ne sont pas des missions de combat. L’usage de la force y est interdit, sauf en cas de légitime défense et en dernier recours. Dans la pratique des opérations des Nations Unies, la légitime défense se définit comme la défense de soi-même, d’une autre personne, de son unité, d’un poste, d’un convoi, de locaux, de matériel ou d’armes. L’interprétation du concept comprend également la résistance aux tentatives armées qui visent à empêcher les forces de maintien de la paix de remplir leur mission. Toutefois la légitime défense ne comprend pas le droit, ni d’ailleurs l’obligation, d’intervenir militairement pour protéger une population civile, à moins évidemment que cette obligation ne soit spécifiée dans le mandat ”(65).

Les rapporteurs de la Mission sont d’avis que ce débat juridique est un peu vain et que si une volonté politique avait existé, on aurait su trouver dans le texte de la résolution 872 le fondement nécessaire à une action. L’argument juridique ne peut servir que de prétexte à une réalité honteuse. C’est ce qu’a exprimé dans un langage un peu plus militaire le Général Christian Quesnot devant la Mission : même sans mandat, le Général Roméo Dallaire aurait dû intervenir, car dans certains cas, “ l’honneur d’un militaire était de savoir désobéir ”.

Il ne faut pas toutefois oublier, d’un point de vue purement militaire, la faiblesse logistique de la MINUAR, qui a déjà été soulignée. La faiblesse en munitions, en combustibles, en vivres et en médicaments rendait très difficile d’envisager des mesures offensives. La MINUAR ne disposait par exemple d’aucun sac de sable pour ériger des dispositifs de protection et d’aucune ambulance. Le Général Roméo Dallaire, appelé en témoin devant une cour militaire belge, a été très clair : “ dans mon évaluation de la situation, les forces dont disposait la MINUAR n’étaient pas capables de mener une opération de sauvetage. La mission de la MINUAR était une opération de maintien de la paix. Elle n’était ni équipée, ni entraînée, ni dotée de personnel pour mener des opérations d’intervention. Même dans le contexte du mandat de maintien de la paix lui-même, les forces fournies par les nations participantes étaient sérieusement limitées ”.

L’actuel Secrétaire général l'a clairement indiqué, en réponse à une question de la Mission : “ Au Rwanda, où le problème consistait à intervenir massivement dans tous le pays pour protéger des centaines de milliers de civils, non seulement la MINUAR n’était pas habilitée à faire usage de la force, mais elle n’avait pas, de surcroît, la capacité militaire de le faire. Cela tenait en partie au retrait sans préavis de son contingent le mieux équipé et au fait que la communauté internationale ne lui avait pas fourni les hommes et le matériel supplémentaires qui auraient donné un sens à la faculté d’employer la force. ”

Du fait du départ du contingent belge et du personnel non essentiel des autres contingents, les effectifs de la MINUAR s’établissaient à 1 515 personnes le 20 avril 1994. Le Général Roméo Dallaire aurait estimé à l’époque, au cours d’un entretien téléphonique, le 10 avril, avec un conseiller du Secrétaire général, qu’un mandat clair et un effectif de 5 000 soldats lui étaient nécessaires pour faire cesser les massacres. D’autres généraux, dont le Général Philippe Mercier ont fait état devant la Mission, d’un effectif minimum de 40 000 soldats.

Là encore, les rapporteurs de la Mission estiment que ce débat technique, aussi important soit-il, parce qu’il met en jeu la vie et la sécurité des Casques bleus, ne doit pas cacher la question essentielle : pourquoi le Conseil de sécurité n’a-t-il pas décidé de renforcer la MINUAR et lui permettre d’employer la force ?

Mme Alison Des Forges a estimé devant la Mission que “ sans envoyer de soldats, la communauté internationale aurait pu également mener par exemple des actions pour interrompre la radio RTLM”. C’est à cette passivité de la MINUAR face au drame qui se déroulait sous ses yeux que l’on mesure l’absence de volonté politique à New York. Comme l’a indiqué M. Kofi Annan en réponse à une question de la Mission “ ce n’est qu’en février 1995, après de longues tractations avec le Gouvernement pour se faire attribuer des fréquences, que la MINUAR a mis en service une station de radio dont les émissions couvraient la majeure partie du territoire rwandais. ”. Faute d’avoir disposé d’un tel outil plus tôt, la MINUAR a été dans l’incapacité de contrer la propagande haineuse de RTLM en appelant la population rwandaise à la raison. C’est donc avec raison que le Groupe des Nations Unies sur les enseignements tirés des missions, a recommandé qu’à l’avenir “ la planification des missions de maintien de la paix comprenne dès le départ un élément et une stratégie d’information ”.

      2. Le désengagement du Conseil de sécurité lors du génocide

      a) Les hésitations du Conseil de sécurité

Le groupe africain des Nations Unies demande, le 12 avril, dans une lettre au Président du Conseil de sécurité, l’augmentation des effectifs et l’extension du mandat de la MINUAR. Le Président Museveni lui-même intervient auprès du Secrétaire général pour le maintien de la MINUAR, par téléphone le 19 avril, puis par lettre le 21 avril. Le même jour, le Secrétaire général de l’OUA écrit dans ce sens au Secrétaire général de l’ONU. De son côté, le représentant du Gouvernement intérimaire rwandais demande le maintien de la MINUAR le 13 avril, c’est-à-dire le lendemain du jour où, devant l’avancée du FPR, le Gouvernement intérimaire a décidé de quitter Kigali pour Gitarama.

Dans son rapport présenté le 20 avril 1994, le Secrétaire général a soumis trois options au Conseil de sécurité : un renforcement immédiat et massif de la MINUAR, dont le mandat serait modifié pour lui permettre de contraindre les parties à un cessez-le-feu et de tenter de rétablir l’ordre public ; la réduction de la force à un petit groupe qui resterait à Kigali pour s’efforcer d’obtenir un cessez-le-feu par médiation ; ou enfin le retrait pur et simple de la force. Le Secrétaire général indiquait dans son rapport qu’il n’appuyait pas cette troisième solution. Il ressort de la lecture des dépêches diplomatiques qu’il soutenait la deuxième solution, celle qui sera finalement retenue.

Par sa résolution 912 adoptée à l'unanimité le 21 avril 1994, le Conseil de sécurité décidait de réduire les effectifs de la MINUAR à 270 personnes et de lui confier la mission suivante :

“ a) Agir comme intermédiaire entre les parties pour essayer d’obtenir leur accord à un cessez-le-feu ;

b) Faciliter la reprise des opérations de secours humanitaire dans la mesure du possible ;

c) Suivre l’évolution de la situation au Rwanda, et faire rapport à ce sujet, y compris en ce qui concerne la sécurité des civils qui ont cherché refuge auprès de la MINUAR. ”.

M. Jean-Bernard Mérimée, Ambassadeur de France à l'ONU, de mars 1991 à août 1995, a expliqué ce vote -bien qu'il ait été obtenu également avec la voix de la France- par la lâcheté et le cynisme : “ lâcheté, parce que les gens avaient peur d’y aller, des soldats belges avaient été massacrés et les Américains étaient sous le syndrome somalien ; cynisme, parce que toute présence internationale était considérée par la plupart des membres du Conseil de sécurité comme un obstacle au progrès du Front patriotique. ”

      b) L’attitude des membres du Conseil de sécurité

Si l’on en croit la lecture des dépêches diplomatiques résumant les débats du 21 avril ainsi que les entretiens des rapporteurs de la Mission à l’ONU, les pays dits “ non-alignés ” et plus précisément, le Nigeria, Djibouti et Oman, ont déclaré qu’ils auraient, en ce qui les concerne, préféré l’option d’une présence renforcée des Nations Unies et qu’ils avaient accepté de voter la résolution 912 parce qu'on leur avait laissé espérer que le Conseil réviserait sa position dès que les circonstances le permettraient.

Les Etats-Unis étaient, au départ, favorables à un retrait total de la MINUAR dès lors que la sécurité de la force n’était plus assurée et l’exécution de son mandat devenue impossible.

La Russie et la Grande-Bretagne étaient favorables à l’option deux, présentée par le Secrétaire général, de même que la France. Dès le 14 avril, Paris envoyait des instructions à New York selon lesquelles la France devait se montrer favorable au maintien de la présence de la MINUAR aussi longtemps que ceci s'avérera possible et marquer sa préférence pour une réduction significative de la force. M. Jean-Bernard Mérimée a justifié cette position en estimant que “ le Gouvernement français, à l’époque, ne pouvait pas faire grand chose, soupçonné a priori de saisir le moindre prétexte pour envoyer ses troupes, qui auraient évidemment arrêté les massacres mais qui auraient surtout été un obstacle pour le Front patriotique ”. M. Edouard Balladur a déclaré également devant la Mission que la France ne pouvait à l’époque prendre aucune initiative, qui aurait été interprétée comme une “ manière de stopper l’avance des troupes du FPR ” et qui serait apparue rapidement “ comme une opération de type colonial ”.

Le retrait des effectifs de la MINUAR s’est effectué avec rapidité, puisque le 25 avril 1994, elle ne comprenait plus que 460 hommes à Kigali.

Le Père Guy Theunis a établi devant la Mission un parallèle entre le calendrier des décisions de l’ONU et celui du génocide, estimant “ que le retrait des casques bleus avait, d’une part, laissé libre cours à la participation populaire aux massacres et avait, d’autre part, favorisé leur extension à l’ensemble du pays ”.

En prétendant que la continuation du processus d’Arusha était encore possible, l’ONU était fort logiquement conduite à légitimer les deux parties, dont il devenait pourtant de plus en plus évident au fil des jours et des informations recueillies, que l’une d’entre elles était à l’origine du génocide en cours. En réponse à une question de la Mission, M. Kofi Annan a d’ailleurs précisé que “ le Conseil de sécurité, par l’entremise du Représentant spécial du Secrétaire général et du Commandant de la force, a maintenu des contacts avec le Gouvernement intérimaire dans le contexte de ses efforts répétés en vue d’assurer un cessez le feu ”. Il est vrai également que le représentant dudit Gouvernement était présent au sein du Conseil de sécurité puisque le Rwanda y siégeait pour deux ans depuis le 1er janvier 1994 en tant que membre non-permanent.

Le FPR refusait de son côté tout contact avec le Gouvernement intérimaire, qu’il a très tôt dénoncé comme l’instigateur du génocide.

Voulant faire négocier des parties qui ne se reconnaissaient plus, l'attitude du Conseil de sécurité conduisait alors inéluctablement à une impasse, ce que reconnut finalement le Secrétaire général. Dans une lettre datée du 29 avril adressée au Président du Conseil de sécurité, M. Boutros Boutros-Ghali affirmait qu’“ il est aujourd’hui clair que ce mandat ne permet pas à la MINUAR de prendre des mesures efficaces pour mettre fin aux massacres ”. Il demandait au Conseil de “ réexaminer les décisions qu’il a prises dans sa résolution 912 et d’examiner à nouveau quelles mesures, y compris le recours à la force, il pourrait prendre ou pourrait autoriser les Etats à prendre, afin de rétablir l’ordre public et de mettre fin aux massacres ”. Il ajoutait également : “ en faisant cette recommandation, je suis bien entendu conscient que de telles mesures nécessiteraient des Etats membres qu’ils y consacrent des ressources humaines et matérielles, d’une importance telle qu’ils se sont montrés jusqu’ici peu disposés à y songer ”.

La suite des événements devait lui donner raison. Le 6 mai 1994, le Président du Conseil de sécurité demande au Secrétaire général de lui faire des suggestions. Le 13 mai, ce dernier propose l’augmentation des effectifs de la MINUAR à 5 500 (ils sont descendus sur le terrain à 444) et un mandat centré sur la protection des civils et l’aide humanitaire. Il ne propose pas toutefois pour ce faire de placer la MINUAR sous chapitre VII, car il estime que l’efficacité de la force doit d’abord reposer sur la dissuasion.

C’est là une conception qui suscite l’opposition de la France. Dans un télégramme adressé au Représentant permanent de la France au Conseil de sécurité le 13 mai 1994, le Ministère des Affaires étrangères exprime clairement sa position : “ le département vous demande de marquer de la manière la plus nette que nous estimons le recours au chapitre VII nécessaire dans cette affaire. Nous n’entendons pas en faire un motif de blocage, mais nous voulons prendre date et placer le Conseil devant ses responsabilités. On ne peut à la fois demander à la MINUAR d’assurer des conditions sûres pour des personnes déplacées et lui refuser les moyens de se préparer, à l’avance, de manière efficace et systématique, à un usage de la force pour dissuader ou repousser militairement sur le terrain ceux qui assailliraient les réfugiés pour les massacrer. Placer la MINUAR sous chapitre VI risque, au nom du réalisme, d’accroître encore la déception de ceux qui estiment que les Nations Unies doivent être en mesure de remplir pleinement leur mandat ”.

Cette position a été toutefois minoritaire au sein de Conseil de sécurité, car les Etats-Unis, la Grande Bretagne, la Russie et la Chine notamment, ont exprimé les plus fortes réserves sur ce recours au chapitre VII en évoquant l’exemple négatif de la Somalie. Seuls la Nouvelle-Zélande et Djibouti ont soutenu la position française. En conséquence de quoi, la résolution 918 adoptée sans vote formel le 17 mai 1994 reprend les propositions du Secrétaire général et ne place sous chapitre VII que les dispositions relatives à l’instauration de l'embargo sur les armes.

La rédaction même de la résolution est pour le moins complexe, pour ne pas dire étrange.

Une partie A est consacrée à l’extension du mandat de la MINUAR qui est désormais de :

“ a) Contribuer à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda, y compris par la création et le maintien, là où il sera possible, de zones humanitaires sûres ;

b) Assurer la sécurité et l’appui de la distribution des secours et des opérations d’assistance humanitaire. ”

Dans les visas de cette partie A, le Conseil exprime sa crainte que “ la prolongation de la situation au Rwanda ne constitue une menace pour la paix et à la sécurité dans la région ”. C’est dire qu’elle n’en constitue pas une pour le moment et c’est implicitement justifier le non-recours au chapitre VII. Concession des négociations, le Conseil se déclare conscient toutefois que “ la MINUAR peut se voir contrainte d’agir dans l’exercice de la légitime défense contre des personnes ou des groupes qui menacent des secteurs ou populations protégés ”.

Dans la partie B de la même résolution consacrée cette fois à l’embargo sur les armes, objet pour lequel les actions de coercition ont été acceptées, un visa admet que “ la situation au Rwanda constitue une menace à la paix et à la sécurité dans la région ”. Ce qui n’était qu’hypothèse pour le futur dans la partie A devient, on ne sait pourquoi, une réalité présente dans la partie B.

Ce contorsionnisme juridique ne fait qu’illustrer cruellement la position attentiste qui demeure dans les faits celle de la communauté internationale, en dépit de sa mauvaise conscience. Plusieurs semaines après son adoption, la résolution n’était toujours pas appliquée en raison de la difficulté à trouver des pays prêts à fournir les soldats et le matériel nécessaires. Les pays africains, qui s’étaient mobilisés lors d’une réunion de l’OUA à Tunis, avaient fait des offres assorties de telles conditions relatives à la fourniture d’équipements complets, qu’elles étaient demeurées sans effet. De leur côté, les pays occidentaux appelés à fournir une assistance logistique multipliaient les atermoiements. Dans une lettre en date du 19 juin 1994, le Secrétaire général écrivait au Président du Conseil de sécurité : “ il est possible que la MINUAR ne puisse, pendant à peu près trois mois, s’acquitter pleinement des tâches qui lui ont été confiées ”. Un tel constat va conduire la France à proposer l’opération Turquoise.

      3. Le mot tabou

A partir de quelle date la communauté internationale a-t-elle pris acte qu’un génocide était en train d’être commis au Rwanda ?

Le mot “ génocide ” apparaît pour la première fois dans la résolution 925 du 8 juin 1994 qui précise les modalités de mise en oeuvre de la résolution 918. Ce n’est que ce jour que le Conseil de sécurité prend “ note avec la plus vive préoccupation des informations suivant lesquelles des actes de génocide ont été commis au Rwanda ”. Auparavant on ne parlait que de “ violences généralisées ” (résolution 912 du 21 avril 1994) ou de “ très nombreux massacres de civils ” (résolution 918 du 17 mai 1994). L’hypocrisie la plus totale avait été atteinte dans la déclaration du Président du Conseil de sécurité du 30 avril 1994, dans laquelle le Conseil se déclarait atterré d’apprendre “ le massacre de civils innocents à Kigali et dans d’autres régions du Rwanda ” et évoquait “ des attaques contre des civils sans défense ”. Le mot de “ génocide ” était soigneusement évité mais on a eu cependant recours à sa définition juridique puisque le Conseil s'est cru obligé de rappeler “ que l’élimination des membres d’un groupe ethnique avec l’intention de détruire ce groupe totalement ou partiellement constitue un crime qui tombe sous le coup du droit international ”.

Il ne s’agit pas d’une simple querelle sémantique. L’emploi du terme de génocide aurait entraîné, en vertu de l’article VIII de la Convention des Nations Unies sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, une obligation pour les organes compétents de l’Organisation des Nations Unies de prendre “ les mesures appropriées pour la prévention et la répression des actes de génocide ”. Or la communauté internationale, et plus précisément les Etats-Unis, n’y étaient pas prêts. M. Herman Cohen a franchement reconnu devant la Mission que les Américains “ ont longtemps refusé de reconnaître le génocide, pour échapper aux conséquences juridiques d’une telle reconnaissance ”.

Il est faux de croire que les Nations Unies ne savaient pas ce qui se passait ; au contraire elles ne le savaient que trop, mais ne voulaient pas reconnaître la réalité, préférant pratiquer la politique de l'autruche.

Le Secrétaire général de l’ONU avait employé le mot de génocide pour la première fois le 4 mai 1994 dans une interview accordée à une télévision américaine, durant laquelle il avait déclaré “ Here you have a real genocide, in Kigali ”. Il l’a réutilisé le 25 mai 1994 dans une conférence de presse donnée à New York aux Nations Unies. Mais ce n’est que le 31 mai qu’il l’emploie pour la première fois par écrit dans l’un de ses rapports : “ D’après les témoignages recueillis, il ne fait guère de doute qu’il y a génocide, puisque des communautés et des familles appartenant à un groupe ethnique particulier ont été victimes de massacres de grande ampleur ”.

Il est vrai que reconnaître plus tôt le génocide aurait conduit également à établir les responsabilités et à remettre en cause la ligne politique du Conseil de sécurité, qui a longtemps préconisé la reprise des négociations entre les deux parties.

*

* *

Quelles conclusions peut-on tirer de cette rapide analyse sur l’action de la communauté internationale ?

L’ONU était relativement bien informée de la situation mais -tous les interlocuteurs à New-York l’ont confirmé aux rapporteurs de la Mission- en dépit des renseignements disponibles, il n’existait aucune volonté collective d'agir. En réponse à l’une des questions posées par la Mission, M. Kofi Annan a estimé que “ même lorsque les événements rwandais ont été connus de tous, l’ONU et la communauté internationales se sont abstenues d’intervenir de manière décisive pour mettre un terme au génocide ”. Il est regrettable que la France ait voté la résolution 912, adoptée à l’unanimité, car, par ce vote elle rejoignait l’ensemble des membres du Conseil de sécurité dans leur refus d’agir. Ce qui allait être contradictoire avec la décision, quelques semaines plus tard, de participer à l'opération Turquoise.

L’ONU aurait-elle pu arrêter les massacres ? Certains ont prétendu que la rapidité avec laquelle les massacres ont été commis et leur contrôle par l’administration rwandaise permettent de supposer qu’une bonne partie des crimes auraient été commis avant que l’ONU puisse déployer une force élargie. Il est toutefois clair que la manifestation d’une volonté politique nette de la communauté internationale, relayée par une présence massive, aurait été de nature à freiner les auteurs des massacres et aurait sûrement limité considérablement le nombre des victimes.

Mais le jugement le plus sévère sur l’action de l’ONU a déjà été prononcé, par celui-là même qui la représentait, M. Boutros Boutros-Ghali, qui écrit dans son rapport du 31 mai 1994 :

“ La réaction tardive de la communauté internationale à la situation tragique que connaît le Rwanda démontre de manière éloquente qu’elle est totalement incapable de prendre d’urgence des mesures décisives pour faire face aux crises humanitaires étroitement liées à un conflit armé. (...) Nous devons tous reconnaître, à cet égard, que nous n’avons pas su agir pour que cesse l’agonie du Rwanda et que, sans mot dire, nous avons ainsi accepté que des êtres humains continuent de mourir. Nous avons démontré que notre détermination, notre capacité d’engager une action, étaient, au mieux insuffisantes et, au pire désastreuses, faute d’une volonté politique collective ”.

VII. — L’OPÉRATION TURQUOISE

Le 22 juin 1994, le Premier Ministre, M. Edouard Balladur, annonçait devant l’Assemblée nationale l’intention de la France d’organiser une opération humanitaire. Il s’est ensuite rendu personnellement devant le Conseil de sécurité le 11 juillet 1994 pour présenter le bilan de l’opération. Lorsqu’il est intervenu devant l’Assemblée nationale, il s’est exprimé dans les termes suivants :

“ Le Conseil de sécurité des Nations Unies va examiner, dans quelques heures, le projet de résolution autorisant la France à intervenir au Rwanda dans le cadre d’une opération humanitaire pour sauver les populations menacées. Pourquoi cette intervention ?

Depuis deux mois, le drame qui se déroule dans ce pays a atteint un degré d’horreur qu’il était difficile d’imaginer. Des centaines de milliers de morts, plus de deux millions de personnes déplacées. Les efforts diplomatiques ont échoué. La force des Nations Unies qui doit se déployer au Rwanda ne pourra le faire que d’ici plusieurs semaines. Fallait-il laisser les massacres se poursuivre d’ici là. Nous avons pensé que cela n’était pas possible et qu’il était de notre devoir de réagir... La France n’agira qu’avec un mandat du Conseil de sécurité (66). ”

L’opération Turquoise, qui s’est déroulée du 22 juin au 22 août, se différencie des opérations militaires précédentes menées par la France au Rwanda, qu’il s’agisse de Noroît ou d’Amaryllis. Elle concerne les Rwandais eux-mêmes et non plus les ressortissants français ou les ressortissants européens. Elle ne s’inscrit pas dans le cadre d’un accord d’assistance d’Etat à Etat. Revendiquée par la France, au nom d’une exigence morale, elle est d’emblée définie comme une opération humanitaire, placée sous mandat de l’ONU, et soumise à certaines conditions. Elle est autorisée par la résolution 929 qui prévoit la possibilité de recourir à la force.

Alors même que la France a scrupuleusement respecté ses engagements en se retirant au terme du délai de deux mois, fixé pour la durée de l’opération, afin de laisser la place à la MINUAR, alors que des milliers de personnes ont pu échapper aux massacres qui se poursuivaient et que des centaines de milliers de réfugiés ou déplacés ont pu bénéficier de soins, d’aide ou de secours alimentaires, cette intervention a, dès l’origine, fait l’objet des plus vives réticences, si bien que la résolution 929 a été adoptée par dix voix pour et cinq abstentions. Dénoncée par les uns comme une opération écran destinée en réalité à permettre aux FAR et aux milices de s’exfiltrer armés vers le Zaïre, en vue d’une reconquête militaire, elle a été critiquée par d’autres, comme M. Jean-Hervé Bradol (67), pour avoir été dans sa nature même “ une force neutre en période de génocide ”... alors qu’il aurait fallu “ non pas une opération humanitaire, qui lui paraissait inutile, mais une intervention militaire française ou internationale pour s’opposer aux tueurs ” puisque, selon lui, la convention de 1948 sur la prévention et la répression du crime de génocide s’appliquait clairement en la circonstance. Encore aujourd’hui, en dépit d’un bilan présentant des données objectivement positives -vies sauvées, vaccinations effectuées, épidémies enrayées...– l’opération Turquoise est considérée par les actuels dirigeants du Rwanda comme non sincère et ayant eu, in fine, pour but de soutenir les anciennes forces gouvernementales.

La France est cependant la seule de toutes les puissances occidentales à avoir agi car, comme l’a constaté M. Alain Juppé au cours de son audition, “ Les Etats-Unis restaient hantés par le fiasco de l’intervention en Somalie, la Belgique était paralysée par l’assassinat de ses Casques Bleus et son statut d’ancienne puissance coloniale, l’Allemagne était empêchée d’agir par ses dispositions constitutionnelles, l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence et l’Italie, qui avait promis un soutien logistique, sera incapable de le fournir. Quant à l’UEO, son soutien restera moral. Seuls, des contingents africains du Sénégal, de la Mauritanie, du Niger, de l’Egypte, du Tchad, de la Guinée Bissau et du Congo, participeront à l’opération Turquoise. ”

Cette absence de soutien a été également soulignée par le Général Raymond Germanos, qui a rappelé que la France avait notamment proposé à l’Italie que la partie opérationnelle de Turquoise fût conduite par les Français, qui engageraient leurs forces, et que le soutien humanitaire fût pris en compte par l’UEO sous commandement italien, mais qu’au dernier moment, l’Italie avait refusé de s’engager. Quant aux Américains, sollicités pour apporter l’aide matérielle en avions qu’ils avaient promise, ils n’ont pas tenu parole. De surcroît, le 24 juin un avion américain -d’après l’audition du Général Raymond Germanos- s’est posé en début de nuit sur la piste relais de Bangui, bloquant la chaîne de ravitaillement des forces françaises et les obligeant à pousser l’avion hors de la piste pour pouvoir y faire atterrir les gros porteurs français.

Il est donc indispensable de chercher à comprendre les raisons pour lesquelles cette intervention à suscité d’aussi virulentes critiques, alors qu’elle s’est par ailleurs déroulée sous le regard de la presse et des caméras et qu’il a parfois été fait appel à certaines ONG et à des organisations humanitaires qui ont pu constater ce qui se passait sur le terrain.

Compte tenu du contexte dans lequel elle a pris place, l’opération Turquoise a pu être ressentie par certains comme ambiguë au moment de son déclenchement. Toutefois, son déroulement sur le terrain et notamment son adaptation à l’évolution de la situation politico-militaire démontrent que les objectifs humanitaires et de neutralité ont été dans l’ensemble plutôt bien respectés.

    A. LE CONTEXTE

L’opération Amaryllis s’achève le 14 avril, l’opération Turquoise s’ouvre le 22 juin. Au cours de ces deux longs mois le Rwanda connaît un génocide et une guerre pendant que la communauté internationale brille par son insuffisance, notamment en réduisant le 21 avril les forces de la MINUAR à 270 hommes (cf. supra) et que toutes les tentatives diplomatiques, destinées à renouer le dialogue, conclure un cessez-le-feu et mettre en place une solution politique négociée, se soldent par un échec. Ces différents aspects faisant l’objet de larges développements, il convient plutôt de rappeler ici les actions de la France à la veille de l’opération Turquoise et l’évolution de la situation militaire au Rwanda.

      1. La position de la France

Si la France a quitté le Rwanda le 14 avril, elle ne s’est pas désintéressée de la situation et, au cours des deux mois qui ont suivi l’attentat contre l’avion du Président Juvénal Habyarimana, elle a poursuivi plusieurs objectifs : le plus immédiat et le plus urgent a consisté à alléger les souffrances des populations, en déployant avec l’aide des ONG et des organisations internationales, des moyens humanitaires de grande ampleur -40 millions de francs ont été engagés- tant au Rwanda que dans les pays voisins (en Tanzanie et au Burundi) où une équipe du SAMU médical a installé une antenne pour les interventions chirurgicales d’urgence, des rotations aériennes assurant la livraison de vivres et de médicaments.

A l’ONU, la France s’est par ailleurs battue, mais sans succès, pour que la MINUAR, renforcée jusqu’à 5 500 hommes, soit placée sous chapitre VII (cf. infra).

Sur le plan diplomatique, la France est le premier pays, le 15 mai, à avoir qualifié le drame rwandais de génocide en même temps qu’elle a condamné les massacres perpétrés tant par les milices “ Interahamwe ” que par le FPR. Enfin, insistant plus particulièrement sur le génocide commis par les milices dans la zone gouvernementale, la France a demandé que les responsables de ces massacres soient sanctionnés et a soutenu l’enquête internationale décidée par la Commission des droits de l’homme des Nations-Unies les 24 et 25 mai.

Punition des coupables, mais également arrêt des massacres : la France continue de considérer que rien de solide et de durable ne pourra être obtenu, même avec l’aide de la communauté internationale, sans un minimum d’accord des parties.

Il est, selon la France, indispensable de poursuivre la recherche d’un cessez-le-feu et de continuer à soutenir une solution politique respectant l’esprit des accords d’Arusha qui prévoient un réel partage du pouvoir et une victoire des modérés. Telle est la politique défendue, dont la logique apparaît clairement à la lecture des différentes notes établies par la Direction des affaires africaines du quai d’Orsay.

C’est avec une constance sans faille que la Direction des affaires africaines du quai d’Orsay rappelle, dans une note du 13 avril : “ les événements ont ainsi fort ébranlé les accords de paix d’Arusha ; il faut pourtant qu’ils restent la référence dans la mesure où ils prévoient un partage du pouvoir, seule solution politique possible ” puis, dans une note du 18 avril : “ les FAR semblent décidées à résister au FPR... Les menaces politico-ethniques vont probablement continuer... La sortie de la crise passe par un compromis qui ne se dessinera cependant que dans un relatif équilibre des forces... Bien que le FPR refuse le retour aux positions du cessez-le-feu et un accord politique avec les partisans d’Habyarimana, les accords d’Arusha doivent demeurer la référence dans la recherche d’une solution à la crise actuelle ”. Quelques jours plus tard, le 1er mai, “ des discussions se sont ouvertes lundi 30 avril entre des représentants des FAR et du FPR à Kigali, sous l’égide de la MINUAR, en vue de la conclusion d’un cessez-le-feu. Il faut persévérer dans cette voie... Le projet de sommet régional que nous envisagions et pour lequel l’Ambassadeur de France au Rwanda avait été envoyé en mission dans les pays voisins du Rwanda, a été repris par le Kenya... Il est essentiel que les Etats concernés au premier chef et susceptible de faire pression sur les parties en conflit montrent leur volonté d’agir ensemble ”. Une note du 9 mai indique que “ sur le plan politique, tout en se prévalant de “ l’esprit d’Arusha ”, le FPR refuse les dispositions des accords relatifs au partage du pouvoir... Pour que la solution à la crise s’avère durable, il faudra que l’ensemble des forces politiques, y compris donc le MRND du Président Juvénal Habyarimana, y participent ”. Enfin, le 16 juin, il est rappelé que “ nous encourageons les pays de la région à jouer un rôle actif ” et que “ nous travaillons pour que les modérés l’emportent dans l’esprit des accords d’Arusha qui prévoient un réel partage du pouvoir ”.

C’est dans le droit fil de cette politique que se situe notamment la rencontre le 29 avril avec le Président Museveni pour tenter d’obtenir un règlement du conflit au niveau régional ; il est demandé au président ougandais de faire pression sur les belligérants. La France considère, en effet, que le soutien du FPR en hommes comme en armements et munitions dépend pour une large part de l’Ouganda et elle estime qu’elle doit appeler l’attention du Président Museveni sur les risques d’instabilité au Rwanda si une solution politique équilibrée n’est pas trouvée.

L’ambassadeur à Kigali, M. Jean-Michel Marlaud, effectue une mission dans les pays de la région. Après être allé tout d’abord à Arusha les 3 et 4 mai pour essayer, en vain, d’obtenir des parties en conflit la signature d’un cessez-le-feu et l’arrêt des massacres, il s’est ensuite rendu au Burundi, au Zaïre et en Tanzanie. Son compte rendu de mission en date du 13 mai, dont il est fait état dans son audition, précise très clairement : “ notre pays doit rester animé par les principes qui ont guidé son action dès l’origine du conflit : refus de la logique de guerre et appui à une solution politique négociée, soutien aux efforts des pays de la région, au premier rang desquels la Tanzanie, en faveur d’un règlement politique, mobilisation de la communauté internationale en faveur du Rwanda. Les massacres commis depuis le 6 avril devraient nous conduire à ajouter : recherche et châtiment des responsables de ces massacres ”.

M. Bruno Delaye, lors de son intervention devant la Mission, confirme l’engagement français en déclarant : “ nous avons également considéré, à tort ou à raison, qu’il fallait rechercher un cessez-le-feu tout d’abord sous l’égide des Etats de la région, démarche qui a donné lieu à la mission Marlaud, puis sous l’autorité de l’OUA, lors du Sommet de Tunis où une délégation française s’est rendue le 12 juin ”

A Paris, la France continue d’entretenir des contacts avec tous les protagonistes “ aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion d’un cessez-le-feu ” pour reprendre les propos de M. Hubert Védrine devant la Mission.

C’est dans ce contexte que se déroule, le 27 avril, la rencontre avec M. Jean Bosco Barayagwiza, Chef de la CDR, et Jérôme Bicamumpaka, Ministre des Affaires étrangères, qui seront reçus à l’Elysée et à Matignon.

M. Faustin Twagiramungu, qui sera Premier Ministre du Rwanda de juillet 1994 à août 1995, est reçu, quant à lui, à deux reprises, les 19 et 26 mai. Il ressort des entretiens qu’il a eus au ministère des Affaires étrangères que, M. Faustin Twagiramungu, après avoir salué la reconnaissance du génocide par la France, insiste sur la nécessité de faire pression sur les belligérants. Il estime qu’un Gouvernement excluant le FPR est inconcevable, mais que ni l’armée rwandaise seule, ni le FPR seul ne pouvant apporter de solution, le partage du pouvoir est indispensable. M. Faustin Twagiramungu fait part de son souci de rassembler autour de lui les modérés et souhaite montrer que le Rwanda ne se limite pas au face à face Gouvernement intérimaire-FPR.

La démarche de la France, consistant à maintenir le dialogue politique avec les représentants de toutes les parties au conflit, s’inscrit bien dans la continuité de sa politique diplomatique visant à amener les belligérants à la conclusion d’un accord négocié.

Cette approche suppose toutefois que l’on se trouve dans une logique classique de guerre ou d’affrontements. Or, en la circonstance, on peut s’interroger sur l’opportunité d’avoir, certes dans la perspective louable de la conclusion d’un cessez-le-feu, reçu, le 27 avril, le représentant du parti extrémiste hutu de la CDR, exclu des institutions d’Arusha, et le Ministre des Affaires étrangères d’un Gouvernement intérimaire, sous la responsabilité duquel se déroulaient des massacres à grande échelle qui seront, quinze jours plus tard, qualifiés officiellement par la France de génocide.

Comme l’a souligné Mme Alison Des Forges dans un entretien particulier, toutes les rencontres n’ont pas la même valeur symbolique et il aurait fallu davantage s’interroger sur le bien fondé de la démarche consistant à placer sur un pied d’égalité le représentant de la CDR et les représentants du FPR.

Sur ce point, le Général Christian Quesnot a souligné, au cours de son audition, qu’il avait personnellement toujours douté très fortement de la possibilité d’arriver, à ce stade, à la conclusion d’un cessez-le-feu et à l’établissement d’un Gouvernement provisoire avec les Hutus modérés. Il a d’ailleurs rappelé qu’il avait établi une note au Président de la République, où il disait : “ le processus est désormais irréversible, M. Paul Kagame veut avoir la victoire militaire totale ”.

La France, considérant que seul un accord politique fondé sur un partage du pouvoir peut constituer une solution durable, estime qu’il faut donc amener toutes les parties à négocier, mais constate néanmoins que, sur le terrain, seule prévaut la logique militaire. La Direction des affaires africaines du Ministère des affaires étrangères admet d’ailleurs, dans une note du 9 mai, “ qu’une victoire militaire du FPR est envisageable ”.

La progression militaire du FPR faisait effectivement s’évanouir les chances réelles d’un cessez-le-feu et la continuation des massacres conduira la France à décider l’opération Turquoise.

      2. La progression militaire du FPR

Le FPR, après l’assassinat du Président Juvénal Habyarimana, a fait mouvement depuis sa base de Mulindi, dans le Nord, en direction de Kigali qu’il atteindra le 11 avril. Son arrivée aux abords de la capitale entraîne la fuite des membres du Gouvernement intérimaire vers Gitarama le 13 avril.

Les FAR ont encore la maîtrise de certains points de Kigali, et notamment de la zone de l’aéroport, et au nord du pays, le front résiste encore à Byumba et à Ruhengeri. Le 21 Avril, le Conseil des Nations Unies adopte la résolution 912, qui ramène à 270 les effectifs de la MINUAR (cf. supra).

Tout début mai, la progression du FPR entraîne plus d’un million de personnes sur les chemins de l’exode, créant ainsi une situation humanitaire qui nécessite l’envoi de secours (cf. supra) en Tanzanie et au Burundi. Le FPR qui contrôle le nord et le nord-est du pays avance désormais vers le sud-est. “ Il n’a pas le contrôle de Kigali, mais l’armée gouvernementale estime ne pas pouvoir tenir longtemps en l’absence d’approvisionnement et de munitions ”, comme l’indique une note de la direction des affaires africaines du quai d’Orsay du 3 mai 1994.

Aucun espoir n’existe d’aboutir à un cessez-le-feu. A la date du 4 mai, les positions sont inconciliables. Le FPR refuse de discuter avec le Gouvernement intérimaire, demande une rencontre avec les FAR et estime ne pas avoir atteint tous ses objectifs militaires (Gitarama, Kigali). Le Gouvernement intérimaire exige quant à lui un cessez-le-feu comme préalable à l’arrêt des massacres et se montre intransigeant sur la reconnaissance de sa légitimité par le FPR. En conséquence massacres et affrontements militaires se poursuivent. La communauté internationale réagira le 17 mai avec l’adoption de la résolution n°917 instaurant l’embargo sur les armes et autorisant le renforcement des effectifs de la MINUAR jusqu’à 5500 hommes (cf. supra).

Sur le terrain la situation s’aggrave, le FPR s’empare, les 22 et 23 mai, de l’aéroport de Kigali. Aucune solution diplomatique n’aboutit. Le Kenya reprend le projet d’un sommet régional qui se tiendra le 6 juin et restera sans résultats.

Le 15 juin, le cessez-le-feu, conclu en marge du Sommet de l’OUA qui s’est déroulé à Tunis le 12 juin, est rompu par le FPR, qui pilonne le centre ville de Kigali dès le lendemain.

Le Rwanda est désormais coupé en deux : la zone gouvernementale et la zone FPR.

A cette date, le FPR occupe toute la partie est du pays ainsi que l’aéroport de Kigali mais les FAR tiennent encore une partie de la capitale ainsi que l’axe Kigali-Kayanza (Burundi), passant par la ville de Butare.

Le 18 juin, le FPR décide de bloquer à la hauteur de Byumba l’axe humanitaire reliant Kigali à l’Ouganda. C’est à ce moment que la France, le 19 juin, prend l’initiative de demander au Conseil de sécurité de l’autoriser à mener une action humanitaire au Rwanda, invoquant pour cela la nécessité de faire cesser les massacres, tâche que la MINUAR ne sera pas en mesure d’assumer avant plusieurs semaines en raison du peu d’empressement des Etats à lever les troupes utiles au bon déroulement d’une telle mission.

    B. LE DÉCLENCHEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE

      1. Les données du problème

Depuis la mi-avril, la France, qui n’est plus présente au Rwanda, mais défend inlassablement une solution politique négociée, n’envisage d’intervention que menée dans le cadre des Nations Unies.

Le Président de la République, François Mitterrand, déclare le 10 mai à la télévision : “ nos soldats ne sont pas destinés à faire la guerre partout. Nous n’avons pas les moyens de la faire et nos soldats ne peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui aujourd’hui bouleversent et déchirent tant et tant de pays... ”.

Pour autant, six semaines plus tard, alors que la situation s’aggrave et qu’un génocide s’accomplit devant la communauté internationale, sans que celle-ci ne parvienne à intervenir, la question se pose de la nécessité ou non d’intervenir. Comme l’a rapporté au cours de son audition le Général Christian Quesnot, “ au Président de la République qui hésitait ” il avait dit “ qu’on ne pouvait pas laisser commettre de tels massacres ”. Pour sa part, le Premier Ministre de l’époque, M. Edouard Balladur, a présenté ainsi, devant la Mission, l’alternative face à laquelle se trouvait la France soit “ une intervention sous forme d’interposition ; cette solution, présentée par ceux qui en étaient les tenants, comme une manière de stopper l’avance des troupes du FPR, aurait impliqué une action de guerre menée par des troupes françaises sur un sol étranger ”, soit “ une intervention strictement humanitaire et exclusivement destinée à sauver des vies humaines quelle que soit l’origine ethnique des personnes menacées ”.

Tout en indiquant qu’il serait “ excessif de parler d’hésitations dans la politique à conduire, bien qu’il soit exact que certains responsables aient envisagé une intervention militaire, notamment à Kigali ”, le Premier Ministre a reconnu que “ deux options ont été effectivement envisagées mais que le choix avait porté sans ambiguïté sur une action humanitaire... ”.

Entendu par un des rapporteurs, M. Bernard Kouchner a relaté le voyage qu’il avait effectué, du 10 au 17 mai 1994, en Ouganda et au Rwanda, au cours duquel il avait été reçu successivement par M. Paul Kagame et Jacques Bihozagara, qui lui avaient demandé d’intervenir pour tenter de faire évacuer 2 000 à 2 500 Tutsis réfugiés à Kigali, à l’hôtel des Mille Collines.

Il a évoqué avec divers interlocuteurs le principe d’une intervention humanitaire de la France au Rwanda, qu’il jugeait nécessaire compte tenu de ce qu’il venait de voir.

Alors que le Ministre de la Défense M. François Léotard exprime ses réticences envers une opération de la France au Rwanda lors du Conseil restreint du 15 juin, le Président de la République souhaite qu’une telle intervention, défendue par le Ministre des Affaires étrangères, M. Alain Juppé, soit limitée à la protection de certains sites de regroupement de Tutsis tels que les hôpitaux, les stades ou les écoles. Le 16 juin, le Président François Mitterrand donne son accord au lancement d’une action humanitaire. Le 18 juin, un communiqué publié par la Présidence de la République et l’hôtel Matignon précise que l’opération s’effectuera sur le fondement d’un mandat de l’ONU.

Cette condition est essentielle, car la France considérée comme liée à l’une des parties, ne peut s’engager seule. Elle serait dans ce contexte inévitablement accusée de venir au secours des auteurs des massacres et de vouloir voler la victoire militaire au FPR. Sur ce point, une note du Quai d’Orsay indique : “ l’association de pays européens paraît souhaitable... La participation de pays africains francophones n’est pas de nature, sauf avec une légitimité internationale, à nous mettre à l’abri des accusations et des critiques ”.

Le 21 juin, dans une lettre au Président de la République, le Premier Ministre, M. Edouard Balladur rappelle les différentes conditions qui lui paraissent indispensables pour que l’opération Turquoise soit envisageable et qu’elle réussisse :

— autorisation du Conseil de sécurité,

— objectif strictement humanitaire,

— durée limitée à quelques semaines,

— engagement d’autres pays aux côtés de la France, maintien des forces françaises au Zaïre près de la frontière.

Le 22 juin 1994, le Conseil de sécurité adopte la Résolution 929 qui autorise la France à “ employer tous les moyens ” pendant deux mois pour protéger les populations.

      2. La Résolution 929

La Résolution 929 du 22 juin 1994, adoptée par le Conseil de sécurité des Nations Unies :

— donne son accord à ce qu’une opération multinationale puisse être mise sur pied au Rwanda à des fins humanitaires jusqu’à ce que la MINUAR soit dotée des effectifs nécessaires ;

— accueille favorablement la mise en place d’une opération temporaire, placée sous commandement et contrôle nationaux, visant à contribuer, de manière impartiale, à la sécurité et à la protection des personnes déplacées, des réfugiés et des civils en danger au Rwanda ;

— autorise les Etats-membres... à mener l’opération... en employant tous les moyens nécessaires pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés ;

— décide que la mission des Etats-membres sera limitée à une période de deux mois suivant l’adoption de la présente Résolution.

Conditions de vote

Pour Argentine, Djibouti, Espagne, Etats-Unis,
  Fédération de Russie, France, Oman,
  République Tchèque, Royaume-Uni,
  Rwanda
Contre Aucun
Abstention Brésil, Chine, Nouvelle-Zélande, Pakistan

      3. Les réactions

Le FPR a été informé des intentions de la France comme l’a précisé le Général Philippe Mercier qui fut chargé par le Gouvernement de recevoir deux de ses représentants pour leur expliquer les buts que la France poursuivait et les modalités de déroulement de l’opération Turquoise. Néanmoins, “ ces deux représentants n’ont pas été convaincus, bien que l’entretien ait duré plus de deux heures ” et que le Général Philippe Mercier ait dit avoir répondu à toutes les questions posées. C’est donc sans surprise que la France a enregistré des réactions négatives de la part du FPR, qui déclara qu’il s’opposerait “ par tous les moyens ” aux troupes françaises, dont il qualifia l’arrivée “ d’agression ”.

Quant aux milices “ Interahamwe ” et à la Garde présidentielle, celles-ci ne manifestèrent guère d’enthousiasme sur le terrain car, pour reprendre les propos du Général Raymond Germanos, elles ne voulaient pas interrompre leurs massacres, pensant pouvoir liquider une ethnie complète et reprendre le pouvoir par ce biais.

S’agissant des autres pays, la France n’a pu que constater, au moins dans un premier temps, qu’aucune nation occidentale n’avait tenu sa promesse d’accompagner une opération militaire destinée à mettre fin aux massacres.

Alors que la France se trouvait presque seule au Rwanda, dans un pays ravagé par les massacres, elle était suspectée par certains de vouloir engager une opération humanitaire “ bonne conscience ”, destinée à se déculpabiliser par rapport à ses engagements antérieurs au côté du régime du Président Juvénal Habyarimana.

      4. Les ordres d’opérations

Les ordres d’opération sont établis le 22 juin 1994 à 10 h 16. La mission des forces de Turquoise est clairement définie ; il s’agit de “ mettre fin aux massacres partout où cela sera possible, éventuellement en utilisant la force ”. Cette dernière précision découle directement des termes mêmes de la Résolution 929 qui autorise l’emploi de tous les moyens nécessaires, y compris la force, pour atteindre les objectifs humanitaires énoncés.

L’arrêt des massacres conduit à poser les règles de comportement suivantes :

— adopter une attitude de stricte neutralité vis-à-vis des différentes factions en conflit. Cet impératif signifie qu’il s’agit de faire cesser tant les massacres des Tutsis par les milices que les exactions commises par le FPR en représailles à l’encontre des Hutus ;

— insister sur l’idée que l’armée française est venue pour arrêter les massacres mais non pour combattre le FPR, ni soutenir les FAR afin que les actions entreprises ne soient pas interprétées comme une aide aux troupes gouvernementales. L’expérience montrera qu’il était plus aisé de persuader le FPR que la France n’était pas de retour au Rwanda pour le combattre que de faire comprendre aux FAR que ce retour ne signifiait plus une aide ou un soutien ;

— affirmer le caractère humanitaire de l’opération, en liaison, chaque fois que possible, avec les ONG. Ce point est important car il qualifie l’opération en même temps qu’il préfigure le concept d’intervention militaro-humanitaire.

La possibilité reconnue de recourir à la force nécessite la définition de règles d’engagement de la force en se fondant sur la notion de légitime défense élargie. L’emploi de la force est admis dans ce cadre lorsqu’il y a :

— menace sur les forces françaises ;

— menace dans la mission de protection des personnes, soit contre les forces françaises, soit contre les populations protégées ;

— obstruction dans l’exécution de la mission des forces françaises ; dans ce cas, l’accord du COMFORCE (Commandant de la force) sera recherché.

Pour affirmer la détermination de la France à agir dans un cadre humanitaire et de façon neutre, il est demandé d’installer une plate-forme des forces de Turquoise à Goma et à Kisangani et de déployer à Bukavu les forces nécessaires à la protection du camp de réfugiés tutsis de Cyangugu, en faisant valoir l’aspect humanitaire de l’opération.

Le principe de l’installation des forces françaises en territoire zaïrois est donc confirmé. En effet, il a été jugé inenvisageable, sauf à déclencher une bataille avec le FPR -ce qui était exclu- d’atterrir à l’aéroport de Kigali. Le passage par le Burundi est apparu trop déstabilisant pour le pays. Celui par la Tanzanie donnait accès à la zone FPR. Quant à l’Ouganda, il y avait peu de chances d’y obtenir un droit de transit. Le Zaïre est donc apparu assez rapidement comme la seule solution possible et la France a obtenu l’accord des autorités zaïroises.

Les forces de Turquoise ont été en partie constituées d’éléments précédemment en poste au Rwanda, ce qui a accru la difficulté de l’exercice pour les soldats et a sans doute ajouté à la confusion puis au désarroi parmi les FAR. Comme l’a d’ailleurs reconnu le Général Jean-Claude Lafourcade, “ le Gouvernement a successivement demandé aux mêmes officiers, dans un premier temps de contribuer à la formation des militaires rwandais contre le FPR, puis, brutalement, d’engager l’opération Turquoise sur des bases d’impartialité totale, dans un contexte où il n’y avait plus d’ennemi et où il fallait éventuellement discuter avec le FPR ”.

Il faut reconnaître qu’en faisant participer à l’opération Turquoise certains militaires engagés précédemment dans des opérations de coopération militaire au profit des FAR, la France a indiscutablement créé une source d’ambiguïté et suscité la méfiance ou le scepticisme dans les esprits.

Les ordres d’opérations prévoyaient, dans un deuxième temps, la réalisation de deux opérations complémentaires.

Il s’agissait tout d’abord “ d’être prêt ultérieurement à contrôler progressivement l’étendue du pays hutu en direction de Kigali et au Sud vers Nianzi et Butare et intervenir sur les sites de regroupement pour protéger les populations ”.

En second lieu, il était demandé aux forces de Turquoise “ d’affirmer auprès des autorités locales rwandaises, civiles et militaires, notre neutralité et notre détermination à faire cesser les massacres sur l’ensemble de la zone contrôlée par les forces armées rwandaises, en les incitant à rétablir leur autorité ”.

Il convient dès lors, au regard de l’objectif humanitaire, d’analyser le sens de ces deux missions, l’une visant au contrôle d’un territoire, l’autre tendant à l’instauration d’une autorité, celle de l’armée rwandaise, qui s’exercerait sur le même territoire.

L’analyse des ordres d’opérations permet de voir que le caractère neutre et humanitaire de l’opération Turquoise ne fait pas de doute. Il n’apparaît pas pour autant possible d’affirmer que Turquoise ne poursuit qu’un objectif exclusivement humanitaire, alors que filtre indirectement, non pas, comme certains ont voulu le dire, le désir de la France de permettre la reconquête du pouvoir par les FAR, mais bien au contraire son souci de préserver les conditions d’une négociation politique fondée sur le partage du pouvoir. Sur le plan diplomatique, cette solution venait d’échouer. Sur le plan militaire la France ne pouvait pas l’évoquer compte tenu de ses engagements passés.

Il est instructif à cet égard de confronter les ordres d’opérations établis le 22 juin aux règles de comportement rappelées en annexe du rapport de fin de mission établi par le Général Jean-Claude Lafourcade. Dans ce dernier document, il est indiqué cette fois que “ l’opération est à forte dominante humanitaire ” et que “ le but politique recherché est la remise en oeuvre des accord d’Arusha appuyés avec détermination par la France. L’arrêt des massacres et l’observation d’un cessez-le-feu sont les conditions sine qua non de la reprise d’un dialogue entre les parties, initié à Arusha, comme seule solution possible du conflit. La France est déterminée dans son soutien à ce processus, donc à faire cesser les exactions ”.

Malgré les objectifs ainsi fixés, il semble qu’à l’épreuve du terrain, face à l’avancée militaire inexorable du FPR, que l’objectif de Turquoise n’était pas de contrecarrer, l’opération à forte dominante humanitaire soit devenue exclusivement humanitaire.

      5. Les objectifs

Pour comprendre pleinement la signification des deux ordres précités -“ contrôler progressivement l’étendue du pays hutu ” et inciter les autorités locales rwandaises civiles et militaires à rétablir leur autorité sur la zone qu’elles contrôlent- il convient de les examiner en les remplaçant dans le contexte précédemment décrit. La France, au moment où elle engage l’opération Turquoise, n’a pas pour autant renoncé à l’idée que seule une solution politique acceptée par les parties et fondée sur un partage du pouvoir mettra un terme définitif à la violence et aux affrontements ethniques.

Toutefois, comme le souligne l’Ambassadeur Jean-Michel Marlaud dans une note qu’il établit le 1er juillet 1994 “ nous ne pouvons pas prendre publiquement l’initiative pour obtenir le cessez-le-feu, car nous serions soupçonnés d’avoir cherché à geler la situation, sous couvert d’action humanitaire ”.

Ces soupçons étaient-ils infondés ?

L’opération Turquoise avait sans conteste pour but principal et premier de sauver des vies humaines en protégeant indifféremment les populations menacées, qu’elles soient hutues ou tutsies.

En cherchant à stabiliser la moitié du territoire rwandais, sur lequel se serait rétabli l’exercice d’une autorité, l’opération Turquoise a tenté, non pas de relancer l’offensive des FAR contre le FPR, mais de préserver une situation dans laquelle existeraient encore les conditions d’une négociation d’un cessez-le-feu puis d’une négociation politique, à savoir un territoire et une légitimité.

Il n’était cependant pas possible à la France de prendre publiquement cette initiative. Il lui était possible en revanche d’intervenir, sous certaines conditions, pour arrêter les massacres qui continuaient d’être perpétrés des deux côtés même si, comme a pu le faire observer le Colonel Didier Tauzin lors de son audition, lors de l’arrivée des troupes françaises, les massacres à grande échelle avaient cessé.

En procédant de la sorte, la France n’a sans doute pas fixé initialement à l’opération Turquoise un objectif exclusivement humanitaire ; elle n’a pas, pour autant, fait autre chose que de poursuivre “ l’idée d’Arusha ” par d’autres moyens.

A l’épreuve de la réalité, cette analyse s’est révélée en grande partie utopique, dans la mesure où le FPR, dont la France n’a jamais tenté de contrecarrer les avancées, continuait de progresser militairement face aux FAR en pleine débâcle et à un Gouvernement en fuite.

Si la France a pu donner à penser au FPR qu’elle avait la tentation de lui voler sa victoire, notamment en instaurant une zone humanitaire dont il se trouvait exclu, il faut souligner qu’à partir du moment où la victoire militaire totale du FPR se révèle inéluctable après la chute de Gisenyi, le 17 juillet, celui-ci reçoit l’opération Turquoise de façon beaucoup plus positive.

Comme l’a fait observer le Général Philippe Mercier au cours de son audition, “ à partir du 20 juillet, date d’un cessez-le-feu de facto du FPR, l’opération était devenue à dominante humanitaire, en liaison étroite avec les organisations non gouvernementales ”.

L’étude du déroulement de l’opération Turquoise illustre bien cette évolution.

    C. LE DÉROULEMENT DE L’OPÉRATION TURQUOISE

      1. Organigramme des forces

Les effectifs engagés sur le théâtre des opérations atteindront jusqu’à 2 924 militaires français et 510 étrangers.

Le Général Jean-Claude Lafourcade commandant la force Turquoise disposait d’un poste de commandement interarmées de théâtre (PCIAT) basé à Goma et de trois groupements tactiques, de moyens aériens de transports et de combat, d’un bataillon de soutien logistique ainsi que d’un ensemble médical mobile d’intervention rapide (EMMIR)

OPÉRATION TURQUOISE
du 22 juin au 21 août 1994
selon ordre d’opération initial

Santé

COS

Affaires civiles

COMAIR

Elément air

COMTERRE

F.F. Zaïre

PCIAT : Poste de commandement interarmées de théâtre

F.F. Zaïre : Forces françaises au Zaïre

A l’origine, les trois groupements comprenaient le groupement des opérations spéciales, commandé par le Général Jacques Rosier, alors Colonel, dans la région de Gikongoro à l’est, le groupement nord sous la responsabilité du Colonel Patrice Sartre opérant dans la région de Kibuye et le groupement sud avec à sa tête le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard basé dans la région de Cyangugu.

Fin juillet, le groupement des opérations spéciales a été rapatrié. Il a été remplacé par des unités provenant du groupement nord du Colonel Patrice Sartre, qui se sont trouvées alors sous le commandement du Colonel de Stabendrath, le Colonel Patrice Sartre intégrant à son dispositif, en contrepartie, le bataillon africain.

Cet exemple illustre les propos du Général Jean-Claude Lafourcade estimant que “ la période du 22 juin au 22 août avait été marquée par l’évolution rapide de la situation politico-militaire qui avait imposé au commandement de l’opération de procéder à des adaptations permanentes des postures, du dispositif et des modes d’action ”. Quatre phases caractérisent, de ce point de vue, l’opération Turquoise.

      2. La réalisation d’opérations ponctuelles (1ère phase)

Au cours de cette première phase opérationnelle, qui s’étend du 22 juin au 4 juillet, les forces françaises interviennent à partir du Zaïre le long de la frontière sur un axe sud-nord défini par les villes de Cyangugu, Kibuye, Gisenyi. Conformément aux objectifs fixés, elles parviennent à sécuriser le 23 juin, le camp de Nyarushishi à une dizaine de kilomètres de Cyangugu, où se trouvent regroupés 8 000 à 10 000 Tutsis.

Le 26 juin, le commandement des opérations spéciales (COS) s’engage jusqu’à Kibuye et met fin aux massacres dans ce secteur, tout au moins dans les agglomérations. Le 27 juin l’équipe du COS, conduite par le capitaine de frégate Marin Gillier, procède, sur la route qui mène à Kibuye, à la reconnaissance du camp de réfugiés hutus de Kirambo, puis découvre le 30 juin à Bisesero dans des conditions qui feront l’objet par la suite de vives accusations (cf. annexe), les derniers survivants d’une communauté tutsie victime des actions d’extermination menées par les Hutus de la région, sous la houlette du bourgmestre de Gishyita.

Le 30 juin, le Général Raymond Germanos envoie au Commandant des forces Turquoise une directive pour le 1er juillet 1994, qui précise aux forces françaises qu’elles doivent poursuivre les missions de reconnaissance visant à marquer leur présence :

— au nord, en maintenant le dispositif actuel jusqu’à Mukamura ;

— au centre, en assurant une présence plus marquée à l’est de Kibuye, notamment à hauteur du col de N’Daba ;

— en accentuant la recherche du renseignement dans le triangle Gishita - Karongi - Gisovu ;

— en prolongeant vers l’est les reconnaissances au-delà de la lisière de la forêt de Nyungwe jusqu’à Gikongoro, à ne dépasser que pour d’éventuelles missions d’extraction en direction de Butare.

D’autre part, les forces de Turquoise sont autorisées à déployer l’EMMIR en fonction de l’évolution de la situation. Ce choix devra prendre en compte l’éventualité de participations étrangères, notamment belge, roumaine et mauritanienne, dans le but d’assurer la complémentarité des moyens déployés.

Enfin, la directive précise que, si les journalistes venaient à manifester le souhait de quitter la zone, toutes les facilités leur seraient accordées, notamment en matière de transport aérien.

En application de cette directive, le 2 juillet le détachement du Capitaine de frégate Marin Gillier est relevé et fait mouvement vers Butare où, le 3 juillet, 1000 personnes sont évacuées, parmi lesquelles 700 orphelins qui sont exfiltrés vers le Burundi avec l’aide de l’ONG “ Terre des Hommes ”.

C’est à cette occasion que survient le premier accrochage avec le FPR, qui rend inéluctable la rencontre entre les forces du FPR et celles de Turquoise et peut poser le problème de la neutralité de l’intervention française. A l’issue de cette première phase, qui s’achève le 4 juillet avec la chute de Kigali, il est apparu que le concept de “ va et vient ” des forces à partir du Zaïre s’accommodait mal de l’objectif de protection des populations. Le maintien des soldats de Turquoise en territoire rwandais rendait toutefois encore plus délicates les relations avec les FAR, obligées d’admettre que la France n’était plus là pour leur prêter main forte.

A ce stade de l’opération, les forces de Turquoise ont été conduites à procéder à des incursions plus profondes et plus permanentes, au nord en direction de Kibuye, au sud dans le secteur de la forêt de Nyungwe jusqu’à Gikongoro puis Butare. Elles ont cependant été conduites à adopter une nouvelle stratégie, compte tenu de la progression des forces du FPR, vers Butare et Kibuye, et des mouvements massifs de population que cette avancée provoque. L’alternative est donc la suivante : soit se retirer en dehors du territoire rwandais, soit organiser une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du pays.

      3. La création de la zone humanitaire sûre (2ème phase)

La poursuite des combats rend à brève échéance la situation incontrôlable sur le plan humanitaire. L’extension des affrontements au sud vers Butare et à l’ouest en direction de Kibuye entraîne la fuite de dizaines de milliers de personnes et accroît, dans la confusion, les risques de massacres ethniques.

Devant cette évolution, la France demande le 2 juillet, à son ambassadeur à l’ONU, d’alerter le Secrétaire général des Nations Unies sur cette situation, rappelant les éléments suivants :

“ L’arrêt des combats est en effet le seul moyen véritablement efficace pour stabiliser la situation humanitaire et ouvrir la voie à une reprise des discussions avec l’aide des pays de la région en vue d’un règlement politique, à partir des accords d’Arusha, dont bien entendu doivent être exclus les responsables des massacres et notamment des actes de génocide.

“ Si le cessez-le-feu ne pouvait être obtenu immédiatement, la France se trouverait confrontée au choix suivant :

“ — soit se retirer en dehors du territoire rwandais, en s’efforçant, ce qui serait extrêmement difficile et limité, de sauver par des actions ponctuelles, des vies humaines.

“ — soit en s’appuyant sur les résolutions 925 et 929, organiser une zone humanitaire sûre où les populations seraient à l’abri des combats et des conséquences dramatiques qui en découlent dans ce pays. Les forces franco-sénégalaises veilleraient, dans le cadre du mandat qui est le leur, à ce que ne s’exerce dans cette zone ou à partir de cette zone, aucune activité de nature à porter atteinte à la sécurité de ces populations. Cette zone devrait être centrée sur la région où les problèmes humanitaires sont les plus aigus, suffisamment vaste compte tenu du nombre de personnes concernées et d’un seul tenant pour stabiliser les populations sur place et faciliter l’acheminement des secours humanitaires.

“ Sur la base des informations en notre possession, cette zone devrait comprendre les districts de Cyangugu, Gikongoro et la moitié sud de celui de Kibuye, incluant l’axe Kibuye-Gitarama jusqu’au col de N’Daba compris.

“ La France estime que, sur la base des résolutions 925 et 929, elle est autorisée à organiser cette zone humanitaire sûre. Elle souhaiterait néanmoins que, par votre intermédiaire, l’organisation des Nations Unies exprime son accord pour la création d’une telle zone. ”

Par la voix de son porte-parole, le 6 juillet, le Secrétaire général de l’ONU donne publiquement son appui à l’initiative française en se référant au paragraphe 4 de la résolution 925.

Les modalités de la mise en oeuvre de la zone humanitaire sûre (ZHS) sont discutées entre le Général Raymond Germanos et le Général Roméo Dallaire, mandaté par le Général Paul Kagame. Elles reprennent les propositions françaises.

Majoritairement, la communauté internationale soutient ces propositions. L’Europe, l’Irlande et le Royaume-Uni sont plus réservés, ainsi que la Tunisie et l’Algérie. L’Ethiopie et le Secrétariat général de l’OUA font connaître leur désapprobation.

A l’ONU, les préoccupations exprimées portent sur deux points : d’une part, la nécessité de désarmer les milices, d’autre part, l’arrestation et la détention des auteurs des massacres.

Sur le plan politique le FPR annonce son intention de former un Gouvernement d’union nationale dirigé par un Hutu. Son représentant, M. Gahina, fait parvenir le 8 juillet les exigences du FPR relatives à la ZHS. Celle-ci devrait être strictement réservée aux civils, les forces et les miliciens s’y trouvant devraient être désarmés et les responsables des massacres appréhendés.

La création de la ZHS donne aux forces Turquoise la possibilité de s’implanter de façon plus permanente en territoire rwandais, condition jugée indispensable pour protéger efficacement les populations menacées, dont il n’était pas possible de concevoir le départ en masse vers le Zaïre.

Les forces françaises de Turquoise, présentes du 6 juillet au 22 août dans la ZHS, se sont donc efforcées, d’une part de maintenir son inviolabilité face à quelques incursions du FPR, d’autre part, d’y garantir la sécurité en désarmant ceux qui y pénétraient, enfin d’y instaurer une administration provisoire pour créer des règles et des conditions de vie minimum indispensables au maintien sur place.

Interrogé sur la façon dont les soldats français de Turquoise avaient pu assurer l’administration et la sécurisation de la zone, le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard a indiqué, lors de son audition, qu’il fallait distinguer deux périodes :

— au cours de la première période, de l’arrivée des forces jusqu’au 17 juillet, date du départ définitif du Rwanda des derniers représentants du régime rwandais, les autorités françaises avaient pris contact avec les autorités établies de ce régime (autorités civiles, préfets ou sous-préfets, ou autorités militaires ou forces de l’ordre, comme la gendarmerie) pour fixer les règles de sécurisation de la zone. Il a ajouté qu’il avait fallu être clair et que lui-même, lors de sa première rencontre avec le préfet de Cyangugu, M. Bagambiki, lui avait expliqué qu’ils allaient poursuivre leurs entrevues de façon très fréquente, tous les jours si nécessaire. Il lui avait alors présenté le mandat de la force, et exposé les actions qu’elle allait mener. Il lui avait également indiqué que la Force allait déterminer un certain nombre de règles, procéder au désarmement des individus, établir des points de contrôle et sillonner le pays de jour comme de nuit, surtout de nuit eu égard à ce qui s’y passait ;

— à partir de l’effondrement du régime, la force avait dû suppléer à tout : dans son secteur, le moindre fonctionnaire rwandais était parti ; l’usine d’épuration des eaux de Cyangugu a cessé du jour au lendemain de fonctionner. La force a dû assurer le maintien des infrastructures existantes, d’électricité, d’épuration des eaux, soucieuse d’éviter à tout prix les ravages du choléra et de la dysenterie comme à Goma.

Le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard a ajouté, devant la Mission, que le groupement avait été amené aussi à faire du maintien de l’ordre, et qu’il avait utilisé dans ce but le procédé militaire du contrôle de zone, qui consiste à répartir des détachements sur le terrain et à leur donner des axes et des villages à contrôler ainsi que des patrouilles à effectuer de jour et souvent de nuit. Il avait dû aussi prendre en compte un certain nombre de points sensibles de façon à permettre un minimum d’activités civiles sur l’emprise qui lui était confiée.

Intervenant sur le même sujet, le Colonel Patrice Sartre a indiqué que “ dans les grandes lignes, il avait eu à procéder de la même façon que le Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, sachant que la zone dont il avait la responsabilité avait connu moins de défections parmi les fonctionnaires dans la mesure où elle était séparée du Zaïre par le lac Kivu et que les infrastructures avaient pu y être maintenues en fonctionnement beaucoup plus facilement. ”

Il a précisé que “ la particularité la plus notable de sa zone avait été la personnalité du préfet de Kibuye, M. Clément Kayishema, qui, après lui être d’abord apparu comme un personnage antipathique, s’était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant, et s’était enfui très vite au Zaïre, au contraire d’une partie de son administration, qui était restée. ” Il a ajouté que “ cet individu était actuellement jugé par le tribunal d’Arusha. ”

Le Général Jacques Rosier a, quant à lui, ajouté devant la Mission qu’il avait eu l’impression que l’administration, aussi bien les préfets que les bourgmestres, était sérieusement compromise dans tout ce qui s’était passé. Il avait constaté partout que les véritables responsables avaient tous disparu et qu’il ne restait en place que des adjoints qui n’étaient pas compromis dans les massacres. Il a précisé que ses hommes étaient accueillis à bras ouverts par les autorités, durant les premiers jours, mais que, par la suite, les populations prenant confiance, ils commençaient à recevoir des informations et ils apprenaient que tel bourgmestre ou tel préfet avait disparu dans la nuit.

Le système administratif rwandais instauré dans la ZHS par les officiers de l’opération Turquoise s’est toutefois heurté à la vive opposition du FPR, qui considérait que cette administration n’avait aucune raison d’être, comme le montre un télégramme diplomatique du 4 août 1994 établi par M. Jean-Christophe Belliard, Représentant de la France en qualité d’observateurs aux négociations d’Arusha. Faisant état de la rencontre entre le Colonel Patrice Sartre et le nouveau préfet de Kibuye, nommé par le Gouvernement de Kigali, il indique que le préfet tutsi a tenu le discours suivant : “ L’administration mise en place par la France n’est pas reconnue par Kigali (...) Il convient de punir tous ceux qui ont participé aux massacres (...) Kigali souhaite récupérer les armes que la France a confisquées aux FAR (...) Le Gouvernement rwandais exige le démantèlement par la France des camps d’entraînement des FAR qui se trouvent dans la zone humanitaire sûre. ”

Cet exemple illustre bien, si il en était besoin, les grandes difficultés, voire l’impossibilité, de faire accepter par le FPR que l’intervention des forces Turquoises avait un but exclusivement humanitaire.

S’agissant des incidents survenus avec le FPR, le Général Jean-Claude Lafourcade a estimé devant la Mission que “ si quelques incidents avaient pu avoir lieu ensuite entre le FPR et Turquoise, ils étaient dus à des manques de précision dans la délimitation de la zone et que cela restait anecdotique ”.

L’Amiral Jacques Lanxade a, pour sa part, rappelé lors de son audition “ que le seul incident vraiment sérieux avec le FPR s’était produit lorsqu’il avait tiré au mortier sur un camp de réfugiés à la frontière, en face de Goma. La France avait répliqué en faisant voler ses avions de combat, basés à Kisangani, et en menaçant de détruire les batteries de mortier du FPR. Il a précisé que le FPR avait dès lors compris qu’il valait mieux en rester là ”.

L’Amiral Jacques Lanxade a par ailleurs indiqué que “ des représentants des autorités françaises avaient rencontré des représentants du FPR à Kigali, afin de leur expliquer clairement que l’opération Turquoise répondait à des objectifs strictement humanitaires qui conduisaient à interdire la zone humanitaire sûre aux combattants. ”

Le Général Raymond Germanos a fait état, dans son intervention devant la Mission, d’accrochages qui s’étaient produits à Kibuye, au milieu de la zone sûre, lorsque le FPR avait essayé d’y pénétrer pour venir chercher les soldats présents et qu’un Français avait été blessé à cette occasion.

Un télégramme de M. Jean-Christophe Belliard, du 6 août 1994, soit un mois après la création de la ZHS relate que : “ La barge assurant la liaison entre Goma et Kibuye, qui transporte indifféremment du fret humanitaire et du matériel militaire destiné à la zone humanitaire sûre, a été bombardée par des obus de mortiers. L’objectif n’a pas été atteint. Après avoir en quelque sorte revendiqué ce bombardement, en accusant la France de violer les eaux territoriales rwandaises, le Gouvernement de Kigali a, maladroitement, accusé les FAR d’en être responsables. Le Général Jean-Claude Lafourcade a émis une protestation, via le Général Roméo Dallaire. ”

      4. L’extension à Goma de l’opération Turquoise (3ème phase)

Le FPR poursuit sa progression vers Gisenyi -où se trouvent les autorités dites “ de Gisenyi ” représentatives du Gouvernement intérimaire. Cette arrivée déclenche le 14 juillet le départ de ces autorités et provoque l’exode en quatre jours vers le Zaïre (à Goma) d’un million de réfugiés hutus. Gisenyi tombe le 17 juillet. Le 19 juillet, le FPR décide unilatéralement l’arrêt des combats, ce qui entraîne, de facto, le cessez-le-feu.

Face à la catastrophe humanitaire résultant de l’exode, elle-même induite par la guerre, la France a dû réagir et affronter le vif ressentiment de la population zaïroise, qui fut toutefois rapidement dissipé.

Le 22 juillet, le choléra se déclare. Selon le Médecin en chef François Pons, l’épidémie fait de 20 000 à 50 000 morts en dix jours, ce qui oblige la France à aménager son antenne, initialement conçue pour effectuer le soutien de ses forces, en une unité de soins aux cholériques.

L’épidémie justifie également l’envoi, le 22 juillet, de la Bioforce, qui met en place une campagne de 24 000 vaccinations pour enrayer l’épidémie.

Extrêmement performant, selon le Médecin en chef Robert de Resseguier -puisqu’il a servi de référence aux différents organismes internationaux présents à Goma- ce laboratoire, complété par six équipes d’investigation, a travaillé uniquement au profit des populations civiles réfugiées, en liaison avec les différents organismes internationaux présents.

S’agissant de la collaboration avec les ONG, le Médecin en chef Robert de Resseguier a souligné que certaines d’entre elles avaient d’abord manifesté de la réserve, notamment la Croix rouge, ainsi que le HCR, mais que les relations s’étaient ensuite considérablement améliorées à l’arrivée de la Bioforce. De façon plus générale, la catastrophe de Goma met en évidence le problème des relations entre les militaires et les ONG.

Celles-ci ne peuvent utilement intervenir que si la zone est pacifiée, d’où la nécessité d’une bonne collaboration avec les militaires, mais certaines d’entre elles refusent, pour des raisons de principe, d’intervenir à côté de l’armée. De leur côté, certains militaires considèrent qu’ils n’ont pas à s’insérer dans un cadre humanitaire et qu’il leur appartient seulement de “ s’interposer ” pour faire cesser les massacres, les ONG ayant l’exclusivité de l’action humanitaire.

Parallèlement, la ville de Goma n’ayant plus les moyens de faire face aux conséquences de cet exode, le Général Jean-Claude Lafourcade décide l’engagement d’une partie des capacités disponibles du bataillon de soutien logistique (BSL). Six circuits de ramassage des morts du choléra, utilisant jusqu’à douze véhicules passant deux fois par jour, sont organisés dans les rues de la ville.

Le Colonel Alain Le Goff a précisé au cours de son audition que, pendant les premières semaines, les soldats français avait ramassé seuls les cadavres avant que ne soit recrutée et rémunérée de la main d’oeuvre locale. Puis, les ONG et les particuliers ont participé à cette entreprise. Au total 42 000 à 45 000 morts auront été inhumés dans les deux fosses communes ouvertes par le BSL à côté de l’aéroport.

Le BSL entreprendra d’autre part une opération de distribution de 5 500 mètres cubes d’eau épurée, ce qui permettra, conjointement avec les vaccinations, d’enrayer l’épidémie de choléra.

L’intervention des militaires français à Goma s’est déroulée sous l’oeil de 200 journalistes et d’autant d’ONG, alors que, dans le même temps, les forces de Turquoise assuraient la sécurisation de la zone humanitaire sûre, évitant ainsi que ne survienne un “ deuxième Goma ” à Bukavu ou au Burundi.

      5. Le désengagement des forces de Turquoise (4ème phase)

Evoquant l’action politique de la France dans les dernières semaines de Turquoise, M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que les fonctionnaires et les militaires français ont dû se mobiliser pour expliquer que les forces françaises allaient quitter le Rwanda, conformément au mandat de l’ONU dont la France était dépositaire. La MINUAR devait prendre le relais, le FPR devait arriver et il revenait à ses représentants de convaincre les populations qu’il ne fallait pas s’enfuir.

M. Jean-Christophe Belliard a indiqué que la France était allée chercher M. Seth Shendashonga -qui était alors Ministre de l’Intérieur et qui fut plus tard assassiné à Nairobi (voir annexe)- et M. Jacques Bihozagara, qui sont venus s’adresser aux populations civiles.

·  Cette visite est relatée dans une note du ministère des Affaires étrangères du 16 août qui précise : “ les réunions d’information se multiplient dans la ZHS afin de rassurer les populations. Une délégation de trois Ministres dirigés par celui de l’Intérieur est venue de Kigali dans le district de Kibuye dans le même but ; la visite s’est déroulée de façon satisfaisante. D’autres visites de Ministres sont prévues à Gikongoro aujourd’hui et le 18  août à Cyangugu. Dans l’ensemble, les mouvements de population vers le Zaïre sont faibles ”. La note indique également : “ les pressions se multiplient de la part des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et du secrétariat des Nations Unies ainsi que des ONG pour que nous restions au-delà du 22 août dans la ZHS (le secrétariat demande deux semaines). A cet égard, l’ambassadeur des Etats-Unis à Kigali fait état de la souplesse de Kagame, de l’accord de Bizimungu s’il y a mandat des Nations Unies, et de l’opposition de Twagiramungu à une telle éventualité. ”

·  Un communiqué conjoint de l’Elysée et de Matignon annonce toutefois le retrait des forces Turquoise conformément aux engagements pris par la France sur la base des termes de la Résolution 929 :

“ Conformément à la résolution 929 du Conseil de sécurité qui a défini le mandat et la durée de l’opération Turquoise, les forces françaises auront totalement quitté le territoire rwandais le 21 août au soir.

“ La France ainsi que le Sénégal, le Tchad, le Congo, la Guinée Bissau, le Niger, la Mauritanie et l’Egypte qui ont également participé à l’opération Turquoise, ont rempli leur mission ; un terme a été mis aux massacres ; une aide humanitaire massive de la France, puis de la Communauté internationale a pu être distribuée.

“ La France a tout fait pour que le départ de ses forces se passe dans de bonnes conditions et pour favoriser le maintien des populations rwandaises dans leur pays. La relève des forces françaises par la force des Nations Unies a commencé fin juillet. Elle est désormais effective.

“ La France a rempli son devoir et elle a fait prendre conscience du sien à la Communauté internationale. Il appartient aux autorités rwandaises et à la Communauté internationale d’assumer aujourd’hui toutes leurs responsabilités. La France continuera pour sa part son action humanitaire au profit des populations rwandaises. ”

·  Une note du Quai d’Orsay datée du 22 août fait état de ce désengagement :

“ Les militaires français ont complètement quitté le territoire rwandais le 21 août dans l’après-midi. Leur relève est assurée par quelque 2 000 soldats de la MINUAR. Leur retour sera organisé progressivement et laissera à Goma à la fin de la semaine 450 hommes affectés à la gestion de l’aéroport de Goma et au soutien, dans la mesure où il sera nécessaire, du bataillon interafricain. ”

Le calendrier d’arrivée des forces de la MINUAR II s’est effectuée selon les modalités suivantes :

— le 28 juillet : départ des effectifs des forces spéciales remplacées par les contingents ouest-africains ;

— le 6 août : arrivée d’éléments Ghanéens précurseurs à Gikongoro ;

— le 16 août : arrivée de 200 Ethiopiens à Kigali ;

— le 17 août : arrivée de 500 Ghanéens à Gikongoro ;

— le 18 août : arrivée des Ethiopiens à Gyangugu ;

— le 21 août : arrivée de 500 Britanniques, 280 Ghanéens, 300 Nigérians, 310 Canadiens et 20 Australiens.

Le 21 août, en dépit des oppositions initialement exprimées tant par le Général Roméo Dallaire que par le FPR, le bataillon interafricain de Turquoise est intégré à la MINUAR II.

    D. LES CRITIQUES EXPRIMÉES CONTRE L’OPÉRATION TURQUOISE : UNE OPÉRATION MILITAIRE À VOCATION POLITIQUE OU À VOCATION HUMANITAIRE ?

L’opération Turquoise a été critiquée à différents titres.

·  En premier lieu, certains n’ont vu dans Turquoise qu’une opération de relations publiques sous habillage humanitaire.

Il est vrai que si l’on observe les règles qui ont régi les relations avec les médias, il apparaît qu’elles étaient très différentes de celles fixées pour le déroulement de l’opération précédente.

Lors du déroulement de l’opération Amaryllis, il était dit : “ la plus grande discrétion sera observée à l’égard des médias ” (message état-major des armées 901 du 8 avril 1994).

La directive particulière fixée au Général Jean-Claude Lafourcade, commandant des forces Turquoise précise au contraire que la gestion de la communication tiendra une place importante au cours de cette opération déclenchée pour des raisons humanitaires. Il est souhaité que le Général s’investisse personnellement sur ce point. Les éléments de langage suivants lui sont rappelés :

— opération décidée par les plus hautes autorités de l’Etat, qui s’effectue dans le cadre d’un mandat de l’ONU ;

— rassurer la population, en mettant fin aux massacres interethniques et lui apporter aide et assistance dans la mesure du possible.

·  En second lieu, il a été reproché à l’opération Turquoise de n’avoir été qu’une opération humanitaire, alors qu’il aurait fallu intervenir pour imposer la paix. Il faut toutefois rappeler que cette mission d’interposition aurait nécessité, d’après le Général Philippe Mercier, un effectif de 40 000 à 55 000 hommes, qu’il aurait fallu déployer sur tout le territoire rwandais. La France pouvait-elle seule y pourvoir ? Lorsque l’on sait les difficultés rencontrées pour constituer la MINUAR II à 5 500 hommes, on mesure à quel point la constitution d’une force d’intervention ne pouvait être laissée à l’initiative d’un seul Etat. Sur cette question, le Général Philippe Mercier s’est montré tout à fait explicite :

Il a considéré que “ si la communauté internationale avait souhaité conduire une opération qui n’était pas seulement humanitaire, comme dans le cas de Turquoise, ni de maintien ou de rétablissement de la paix, mais d’imposition de la paix, il aurait d’abord fallu qu’elle s’en donne les moyens. Une telle opération dans un pays de petite taille au relief très tourmenté, où la densité de population est égale à celle de la Belgique, où il y a des maisons partout et où l’habitat est très dispersé, et dans la mesure où les combats et les massacres avaient lieu sur tout le territoire, aurait nécessité -en première analyse- au moins de 40 à 50 000 hommes. ” Il a ajouté “ qu’il était déjà un peu tard pour mettre fin aux massacres au moment où la décision a été prise et qu’il aurait fallu la prendre plus tôt, sans doute au mois d’avril. ”

Le caractère tardif de l’opération Turquoise constitue incontestablement le reproche le plus sérieux que l’on puisse faire à cette opération. Encore faut-il redire que seule la France a pris une décision.

Sur les principales attaques formulées à l’encontre de Turquoise, les rapporteurs de la Mission peuvent apporter les éclaircissements suivants.

      1. Sur l’accusation d’avoir exfiltré les membres du Gouvernement intérimaire

Constitué le 9 avril, le Gouvernement intérimaire s’enfuit le 13 avril à Gitarama, puis se réfugie à Gisenyi, où il répond à l’appellation “ autorités de Gisenyi. ”.

      a) La France prend ses distances vis à vis du Gouvernement intérimaire

Le 6 juillet 1994, le représentant de la France à Goma écrit :

“ Attitude vis à vis du Gouvernement intérimaire.

“ Comme Washington s’apprête à le faire, nous aurions nous aussi, intérêt, me semble-t-il, sans trop tarder, à prendre publiquement et nettement nos distances par rapport à ces autorités. Leur responsabilité collective dans les appels au meurtre diffusés, pendant des mois, par la “ Radio des mille collines ” me paraît bien établie. Les membres de ce Gouvernement ne peuvent, en aucun cas, être les interlocuteurs valables d’un règlement politique. Leur utilité résidait dans la facilitation qu’ils pouvaient apporter au bon déroulement de l’opération Turquoise. Ils chercheront à présent à nous compliquer la tâche. La nomination à Kigali de M. Twagiramungu comme Premier Ministre devrait nous faciliter le franchissement de cette étape politique. ”

Le même jour, il estime par ailleurs qu’il n’est pas opportun de répondre à la demande de rendez-vous formulée par le Chef de l’Etat du Gouvernement intérimaire et attend des instructions de Paris. Celles-ci parviennent le lendemain, 7 juillet :

“ Compte tenu de l’évolution de la situation et des contacts engagés, il paraît, en effet, inutile d’avoir des rencontres avec les autorités de Gisenyi. L’interlocuteur qui s’impose du côté gouvernemental semble de plus en plus nettement être l’armée. ”

Afin d’assurer le bon déroulement de l’opération Turquoise, il est demandé à l’ambassadeur Yannick Gérard de s’appuyer sur les autorités locales. Cette démarche s’inscrit dans la continuité des ordres d’opérations du 22 juin.

Le 7 juillet, les autorités de Gisenyi sont qualifiées tant par l’ambassadeur que par le Général Jean-Claude Lafourcade “ d’autorités discréditées ” :

“ Nous partageons la même analyse sur les autorités de Gisenyi. Elles sont totalement discréditées. Tout contact avec elles est désormais inutile voire nuisible compte tenu de l’amorce de dialogue FPR/FAR par le Général Roméo Dallaire interposé. Nous n’avons plus rien à leur dire, sinon de s’effacer le plus rapidement possible. ”

L’ambassadeur ponctue son télégramme par ce commentaire :

“ Il me paraît urgent de rompre publiquement avec les autorités de Gisenyi ”.

      b) Les autorités de Gisenyi tentent de rentrer en contact avec les autorités françaises

L’ambassadeur fait état le 9 juillet d’une démarche indirecte entreprise par trois personnalités politiques qu’il reçoit. Au terme de cet entretien, il établit le compte rendu suivant :

“ J’ai reçu, ce matin, M. Stanislas Mbonampeka, ancien Ministre jusqu’en 1993 (PL), membre de la nouvelle Assemblée Nationale, Charles Nyandwi (ancien Ministre 81-91) et M. Munyeshyaka (ancien ambassadeur à Moscou et Bruxelles).

“ Bien qu’ils aient pris grand soin, afin d’accroître leur crédit, de souligner qu’ils n’étaient pas membres du Gouvernement intérimaire, les principaux points qu’ils ont développés me paraissent refléter les préoccupations immédiates des autorités de Gisenyi. Ils étaient d’ailleurs accompagnés dans leur déplacement à Goma, par M. Ferdinand Nahimana (Conseiller du Président et fondateur de la Radio des mille collines) que je n’ai pas reçu.

“ Ils ont souhaité l’extension de la zone humanitaire sûre au nord-ouest. Je leur ai exposé que l’urgence humanitaire nous avait conduit à créer cette zone dans le sud-ouest. Nous ne prétendions pas, à nous seuls, faire face à la sécurisation de l’ensemble des populations rwandaises. La communauté internationale avait sa part de responsabilité à prendre. Nous ne ménagions aucun effort pour la mobiliser et l’appeler à suivre notre exemple.

“ Commentaires :

“ Ne pouvant plus établir de contact direct avec moi, le Gouvernement intérimaire nous envoie donc des personnalités politiques supposées indépendantes pour sonder nos intentions à propos du nord-ouest. Tout en prenant tout le temps de les écouter très attentivement et de leur expliquer longuement la philosophie de l’opération Turquoise et de la zone humanitaire sûre, je ne leur ai laissé aucune illusion sur ce que nous pensions des autorités de Gisenyi. Ils m’ont paru bien embarrassés lorsque je les ai interrogés sur le contenu des bulletins actuels (que j’ignore totalement) de la radio rwandaise. Ils m’ont dit attendre depuis la prise de Kigali, une déclaration du Gouvernement, qui ne vient toujours pas. ”

Le 11 juillet, les autorités de Gisenyi renouvellent cette fois directement leur demande d’extension de la zone humanitaire sûre au nord-ouest.

Le Premier Ministre du Gouvernement intérimaire, Jean Kambanda, transmet au Premier Ministre Edouard Balladur une lettre portant sur les différents points et notamment :

“ — une demande d’extension de la zone humanitaire de l’opération Turquoise à l’ensemble de la zone dite “ libre ” (non encore occupée par le FPR) justifiée par le fait que la majorité des 4 millions de personnes déplacées se trouve en dehors de la zone couverte par l’opération Turquoise ;

“ — une sensibilisation de la communauté internationale pour qu’elle se joigne à la mission humanitaire française ”.

Le 12 juillet une démarche analogue est effectuée par le Président du Gouvernement intérimaire, M. Théodore Sindikubwabo, qui transmet une lettre au Président de la République François Mitterrand, dont on peut extraire le passage suivant :

“ devant une multitude de personnes qui fuient le FPR vers l’ouest du pays, nous vous demandons d’autoriser l’opération Turquoise à s’étendre immédiatement sur les préfectures de Ruhengeri, Gisenyi et l’ouest de Gitarama et Kigali, afin que cette région devienne aussi une zone humanitaire sûre, sous la protection française. Dans le cadre de l’intervention humanitaire, la France aura ainsi sauvé près de quatre millions d’habitants aujourd’hui menacés de massacre par le front patriotique rwandais. ”

Sur place, le 12 juillet, l’ambassadeur refuse de rencontrer le Ministre de la Défense, M. Augustin Bizimana, qui sollicite un rendez-vous :

“ Je signale que M. Augustin Bizimana figure aux côtés, par exemple, du Colonel Bagosora et du Secrétaire général du MRND, parmi les sept personnes qui, selon les informations recueillies sur le terrain par les officiers de Turquoise, auraient eu un comportement douteux, ce qui veut dire, en clair, qu’il a lui-même commandité ou exécuté des massacres. Je ne donnerai donc pas suite à sa demande. ”

      c) Les autorités de Gisenyi cherchent refuge dans la zone humanitaire sûre

Econduits dans leurs démarches, les représentants du Gouvernement intérimaire cherchent désormais à se réfugier dans la ZHS pour échapper à l’avancée du FPR dans la zone nord-ouest.

La France ne veut pas des autorités de Gisenyi dans le ZHS, comme l’indique le télégramme suivant, datant du 14 juillet :

“ Vous voudrez bien faire passer dès aujourd’hui à ces autorités, par le canal qui vous paraîtra approprié, le message selon lequel nous ne voulons pas qu’elles cherchent refuge dans cette zone et que nous nous opposerons à leur éventuelle venue afin d’éviter toute activité politique ou militaire qui changerait la nature de la zone où notre action n’a qu’une vocation humanitaire ”.

Les militaires français sont toutefois déjà confrontés au problème, car certains représentants du Gouvernement intérimaire se sont réfugiés dans la ZHS, notamment le Premier Ministre et le Président.

Le 15 juillet, le Général Jean-Claude Lafourcade fait savoir au représentant diplomatique de la France que la reconstitution du Gouvernement intérimaire à Cyangugu se précise.

L’ambassadeur demande des instructions :

“ J’estime que notre réaction à cette nouvelle situation doit être parfaitement claire, publique et transparente. Puisque nous considérons que leur présence n’est pas souhaitable dans la zone humanitaire sûre et dans la mesure où nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide, nous n’avons pas d’autre choix, quelles que soient les difficultés, que de les arrêter ou de les mettre immédiatement en résidence surveillée, en attendant que les instances judiciaires internationales compétentes se prononcent sur leur cas. Il serait souhaitable que des instructions claires soient données au Général Jean-Claude Lafourcade et à moi-même. ”

Le Ministère des affaires étrangères répond par la publication du communiqué suivant :

“ Devant la présence constatée de membres du Gouvernement intérimaire dans la zone humanitaire sûre, les autorités françaises rappellent qu’elles ne toléreront aucune activité politique ou militaire dans la zone sûre, dont la vocation est strictement humanitaire.

Si des membres du Gouvernement intérimaire se livrent à de telles activités, la France prendra toute disposition pour faire respecter les règles applicables dans la zone sûre. D’ores et déjà, elle saisit les Nations Unies et se tient prête à apporter son concours à toutes décision des Nations Unies les concernant. ”

S’appuyant sur le fait que la France a saisi les Nations Unies, certains journalistes en déduisent qu’elle s’opposera à la fuite éventuelle de la ZHS, des membres du Gouvernement intérimaire.

Tel n’a cependant pas été le cas. Si la France n’a pas procédé à une opération d’exfiltration, elle n’a pas non plus procédé à l’arrestation des membres du Gouvernement intérimaire dans la ZHS.

Toutefois, le ministère des Affaires étrangères a déclaré le 16 juillet :

“ Nous sommes prêts à apporter notre concours aux décisions que prendraient les Nations Unies à l’égard de ces personnes (Gouvernement intérimaire), mais notre mandat ne nous autorise pas à les arrêter de notre propre autorité. Une telle tâche pourrait être de nature à nous faire sortir de notre neutralité, meilleure garantie de notre efficacité. ”

Les militaires français ont donc laissé passer, ce que confirme la lettre adressée le 30 juillet dernier, à la Mission, par le Général Jean-Claude Lafourcade, suite à une demande précise de la Mission sur ce point :

“ Devant l’avancée du FPR, les membres du Gouvernement intérimaire ont fait mouvement de leur propre initiative. Ils ont traversé la zone humanitaire sûre et sont arrivés à Cyangugu où nous leur avons signifié qu’ils étaient indésirables. Après avoir rendu compte de leur présence à Paris, j’ai, par téléphone, demandé des instructions sur la conduite à tenir à leur sujet s’ils persistaient à rester dans la zone. En fait, le problème s’est résolu de lui-même, car ils ont quitté Cyangugu, 24 heures après leur arrivée pour se réfugier au Zaïre et la réponse à ma question n’avait plus lieu d’être. ”

S’agissant de l’évacuation d’une haute personnalité rwandaise et de sa famille à laquelle les forces françaises auraient procédé le 17 juillet 1994, la Lieutenant-Colonel Jacques Hogard, ancien commandant du groupement sud de l’opération Turquoise a fourni les informations suivantes à la Mission. L’opération d’évacuation concernait M. Dismas Nsengiyaremye, ancien Premier Ministre, ainsi que son épouse et ses cinq enfants, placés en résidence surveillée à Cyangugu, sous contrôle des gendarmes rwandais, mais sérieusement menacés par les extrémistes hutus. Ce scénario d’exfiltration, approuvé par le Général Jean-Claude Lafourcade, se déroule le 17 juillet, sans résistance des gendarmes. La famille est évacuée dans un hélicoptère Puma jusqu’à Goma, puis à Bangui par avion.

Il ne s’agit donc pas, comme le laissent supposer certaines allégations, de l’évacuation d’une haute personnalité “ douteuse ” du Gouvernement intérimaire, mais simplement une opération destinée à protéger l’ancien Premier Ministre MDR du deuxième Gouvernement pluripartite du 16 août 1992, Hutu modéré, originaire de Gitarama.

      2. Sur le désarmement des milices et des FAR dans la zone humanitaire sûre

      a) L’absence de désarmement systématique

Parmi les éléments de langage figurant dans une note du ministère des Affaires étrangères du 18 août 1994, on peut lire : “ dans la zone humanitaire sûre, les milices ont été démantelées, les FAR désarmées ”.

      (1) Désarmement des milices

Ce constat mérite d’être tempéré, car pas plus les milices que les FAR n’ont été systématiquement désarmées dans la ZHS. Un télégramme du 10 juillet 1994 indique à propos de cette zone : “ sauf à provoquer des réactions générales contre l’opération Turquoise, le désarmement des milices ne peut être systématique. Il est actuellement pratiqué ponctuellement dans les cas où des miliciens menacent des groupes de population ”.

Une note du 11 juillet indique que “ les milices durcissent leur position dans la ZHS ”. Une autre note, faisant état de la situation au 22 juillet, indique que “ la ZHS est dans l’ensemble calme, les FAR l’ont quittée, les miliciens se livrent à des actes de pillage, que les militaires français essaient de contrôler avec l’appui de la Gendarmerie ”.

Enfin, le Général Jean-Claude Lafourcade, au cours de son audition, indique que les miliciens... “ découvrant qu’ils étaient en terrain hostile dans la zone de sécurité, l’avaient quittée rapidement, la grande majorité d’entre eux ayant pu être désarmée préalablement ”.

      (2) Désarmement des FAR

S’agissant de la présence des FAR dans la ZHS, leur situation au 6 juillet est ainsi décrite par le représentant diplomatique de la France :

“ Selon les officiers de Turquoise, elles seraient très peu nombreuses en zone humanitaire. Ceci reste à vérifier. L’essentiel de ce qu’il en reste serait dans le nord (Gisenyi, Ruhengeri...). Il serait bien évidemment souhaitable, à tous points de vue, qu’elles composent à présent avec le FPR... Il me semble qu’en zone humanitaire, nous devrions tout faire pour permettre à la MINUAR I de venir constater ce qui reste des FAR et qu’elles ne sont pas en état de nuire ”.

Le représentant de la France signale, le 9 juillet : “ la tentation éventuelle des FAR de se réfugier en zone humanitaire avec leurs armes est très préoccupante ”.

Une semaine plus tard, une note de la Direction Afrique faisant le point de la situation au 17 juillet indique “ qu’une grande partie des forces armées gouvernementales (10 000 sur 30 000) est passée au Zaïre avec son armement ”.

Deux questions se posent : d’une part celle de savoir dans quelle proportion les FAR ont traversé ou séjourné dans la ZHS au cours de cette période, d’autre part comment et dans quelle proportion on a pu procéder à leur désarmement.

En réponse à une question du rapporteur, M. Pierre Brana, le Capitaine de frégate Marin Gillier a précisé que, dans le nord de la zone, dont il avait la responsabilité, stationnaient deux bataillons des forces armées rwandaises auprès desquels il envoyait quasiment quotidiennement un de ses officiers pour vérifier qu’ils quittaient la zone. Leurs armes ne leur ont pas été retirées, dans la mesure où ils n’en faisaient pas usage dans la zone de sécurité. En revanche, les armes détenues par les personnes qui avaient édifié des barrages sur les voies de communication afin de filtrer et de rançonner les populations errantes ont été confisquées. Les bourgmestres et préfets, à qui le sens de la démarche avait été expliqué, avaient fait savoir qu’un minimum d’armes leur était nécessaire pour assurer les missions normales de police et contrer les pillards qui s’attaquaient à la population et détournaient les distributions de secours faites par les ONG. Ces demandes paraissant légitimes, des accords avaient été passés avec les autorités locales, qui avaient délivré des cartes spécifiques à quelques personnes, ce qui facilitait les opérations de désarmement. Il a précisé que son détachement avait remis au total un peu moins d’une centaine d’armes au PC des forces spéciales à Gikongoro, pour être, semble-t-il, jetées dans le lac Kivu. Il s’agissait principalement d’armes de guerre plutôt vétustes, de vieux fusils, de deux ou trois fusils-mitrailleurs, mais surtout de très vieux engins qu’il n’avait jamais vus auparavant.

Quant au Colonel Didier Tauzin, il a déclaré que jusqu’au 7 juillet, le désarmement avait été effectué de manière empirique et que, dans son secteur, près d’une centaine d’armes avaient été récupérées, notamment au cours de deux importantes opérations. Il s’agissait principalement d’armes d’infanterie, car les armes d’appui étaient rares dans l’armée rwandaise et pour la plupart, elles avaient été détruites dans les engagements contre le FPR dans le nord.

Peut-on considérer qu’après le 7 juillet et jusqu’au 17 juillet, ce désarmement a été entrepris en ZHS de façon méthodique et systématique ? Cela n’est pas certain.

On peut lire dans une note de la Direction Afrique du ministère des Affaires étrangères en date du 19 juillet à propos de la ZHS : “ Alors que le Général Paul Kagame continue à avoir des paroles apaisantes à notre égard, le FPR accentue sa pression politique à l’égard de notre zone ; le désarmement des FAR qui s’y trouvent est demandé avec insistance... ”

Il semble bien par conséquent que l’activité des milices et des FAR n’a pas été totalement maîtrisée en ZHS.

Il est bien certain que, compte tenu de l’afflux des populations hutues dans cette zone par centaines de milliers, les seuls effectifs de Turquoise ne suffisaient pas pour y garantir totalement leur sécurité.

En revanche, lorsqu’elles sont parvenues à Goma, dans les jours qui ont suivi la chute de Gisenyi, il est avéré que les FAR ont bénéficié d’un traitement privilégié. D’après les informations recueillies par les rapporteurs de la Mission, les officiers de Turquoise ont en effet remis, le 21 juillet 1994, 10 tonnes de nourriture aux FAR dans la région de Goma. Cela a suscité la vive indignation du représentant diplomatique de la France, qui a souligné le caractère déplorable résultant de la publicité d’un tel geste, contrastant avec la situation de milliers de femmes et d’enfants dépourvus de l’essentiel.

Pour autant, le principe même de cette distribution n’a pas été fondamentalement remis en cause par le représentant diplomatique, qui considérait qu’un tel geste devait rester confidentiel.

      3. Sur l’interruption des émissions de la RTLM

Trois radios extrémistes hutues sévissent au Rwanda au mois de juillet 1994.

— Radio Rwanda n’appelle pas aux exactions, mais son message se radicalise lorsqu’elle se déplace à Gisenyi après la chute de Kigali, le 4 juillet. Ses émissions ont été parfois confondues avec celles de la RTLM. Elle s’exfiltre avant la chute de Gisenyi, à Cyangugu, d’où elle envoie le 16 juillet un message très critique à l’encontre de la France à propos de sa position à l’égard du Gouvernement intérimaire. Le 17 juillet, après un contact direct avec les forces françaises du groupement sud, elle tempère son discours, invitant toutefois la population, sur laquelle elle exerce une forte influence, à suivre le Gouvernement intérimaire dans son exil au Zaïre.

— La Radio libre des Mille Collines (RTLM), connue pour ses appels à l’extermination sous la direction de M. Georges Ruggiu, jugé actuellement à Arusha et que la France n’a pas évacué, a cessé d’émettre à la veille de la chute de Kigali les 1er et 2 juillet, pour reprendre le 3 et s’interrompre le 4 et le 5 juillet.

Cette radio était capable d’émettre avec un système de relais mobiles dans la région de Gisenyi. Ses émissions semblent avoir été relayées par Radio Rwanda, qui en rediffusait une partie. Après la chute de Gisenyi, elle aurait émis une fois à partir du Mont Karongi au sud de Kibuye. Une mission du COS sur le site, le 19 juillet, a permis de constater que plus personne n’y travaillait, même s’il était resté en état.

Le 7 juillet, une étude a été menée par le Bureau de renseignement du PCIAT pour brouiller cette radio. Le Chef d’état-major des Armées en a été saisi personnellement par le COMFORCE, qui a décidé de déployer des moyens d’écoute et de localisation. Certains relais de cette radio itinérante ont été détruits.

— Radio Antomorangingo (la voix de la démocratie), radio extrémiste, est repérée le 10 juillet par les CRAP du 2ème REP dans une cimenterie près de Bugarama.

Elle s’exfiltre à Mushaka, au sud-est de Gishoma. Une action de surveillance est proposée au COMFORCE, jusqu’à l’arrivée des moyens de brouillage.

Le 18 juillet, elle s’exfiltre vers le Zaïre, où elle n’est plus captée.

*

* *

Sur la question de savoir s’il était possible techniquement de procéder plus tôt au brouillage des émissions, la Mission ne dispose pas d’éléments techniques suffisants pour apprécier la justesse des critiques émises par ceux qui ont considéré qu’il était possible d’intervenir plus rapidement.

Le Général Raymond Germanos a simplement fait valoir qu’il était extrêmement compliqué en dix jours de situer une radio dans un pays baptisé, à juste titre, des “ Mille Collines ”, compte tenu de la technique de la goniométrie, mais qu’au bout de quinze jours, entre la chute de Kigali et le 19 juillet, ces radios n’avaient plus émis.

      4. Le cas de Bisesero

Il a été reproché au Capitaine de frégate Marin Gillier, responsable d’un des trois groupements, d’être arrivé en reconnaissance dans la zone relevant de sa responsabilité (Bisesero), puis d’en être reparti immédiatement pour ne revenir sur place que trois jours plus tard, laissant ainsi le champ libre aux Hutus de la région pour poursuivre les massacres des derniers 50 000 Tutsis qui s’y trouvaient encore.

Ces accusations proviennent de témoignages de rescapés, de commentaires contenus dans le rapport d’African Rights et de M. Michel Peyrard, reporter présent à Bisesero pour le compte du journal Paris Match. De la confrontation des éléments contenus dans le rapport d’African Rights, du témoignage envoyé par le Capitaine de frégate Marin Gillier à la Mission et du compte rendu de l’audition particulière du reporter Michel Peyrard, il apparaît que rien ne vient sérieusement à l’appui de ces accusations. Si trois jours se sont effectivement écoulés entre le moment où le groupement du Capitaine de frégate Marin Gillier a procédé le 27 juillet à une reconnaissance de la zone de Bisesero et le moment où il est intervenu, le 30 juillet, pour protéger et sauver les populations du lieu-dit Bisesero, ce délai n’apparaît pas intentionnel (sur cette question voir annexes).

TROISIÈME PARTIE
ANALYSE DES RESPONSABILITÉS

I. — LE RWANDA AUTEUR DE SA PROPRE HISTOIRE

Ce sont bien des Rwandais qui pendant plusieurs semaines ont tué d’autres Rwandais, qui ont été capables, machette à la main d’exterminer dans des conditions d’extrême cruauté et de grande barbarie celles et ceux qui étaient leurs voisins, leurs anciens amis, quand ce ne fut pas leur famille ou leurs propres enfants issus d’un mariage mixte et désormais considérés comme incarnant le mal parce que tutsi.

Le rappel de cette évidence n’a de sens que si ce sinistre constat est dépassé et que s’ouvre un travail de réflexion. Deux questions se posent toujours avec la même acuité, celle du pourquoi et celle du comment.

Le pourquoi d’un tel déchaînement de violence conduit à s’interroger sur les causes qui ont créé un climat propice au génocide.

Le comment de cette tragédie amène à réfléchir au passage à l’acte de plusieurs milliers de Rwandais et à la faisabilité du génocide. Ce dernier aspect renvoit à la détermination des responsabilités respectives de l’Etat rwandais, ordonnateur du génocide, et des Rwandais eux-mêmes, exécutants des massacres.

    A. LES FACTEURS À L’ORIGINE DU GÉNOCIDE

Les précédents développements tendent à montrer comment cet événement tragique s’inscrit dans l’histoire rwandaise et comment, en même temps, il est exceptionnel et relève d’une autre nature que les massacres qui se sont succédé. Seule cette double grille de lecture -des causes historiques qui se rattachent au temps de l’histoire rwandaise et l’existence d’un catalyseur qui a permis la conjonction de ces causes- permet de rendre compte d’un événement à proprement parler inconcevable.

A l’heure actuelle, deux écoles, l’une qui s’inspire d’une théorie intentionnaliste et les tenants d’une théorie fonctionnaliste, proposent une explication du génocide68.

D’un côté, un courant essentialiste qui voit, dans le régime mis en place au Rwanda au tournant de l’indépendance, la cause originelle d’un drame : ce régime s’est construit sur la haine du Tutsi et n’a pu que conduire à un génocide. Les violences de 1959 -massacres de Tutsis, fuite des populations menacées, instauration de quotas, etc.- participent de cette logique, qui s’est accompagnée d’explosions sporadiques.

M. Jean-Pierre Chrétien, entendu par la Mission, défend cette interprétation. Il estime que la peur du Tutsi inculquée aux populations par les autorités deviendra à partir de 1959 le ressort tactique essentiel de la mobilisation populaire.

De l’autre côté, un courant d’interprétation de type fonctionnaliste, met l’accent sur une nécessaire périodisation de l’histoire du Rwanda indépendant et distingue, du point de vue de la question ethnique, la période Kayibanda, la période Habyarimana jusqu’au milieu des années 1980, puis la deuxième période Habyarimana. Les tenants de cette interprétation s’attachent à montrer comment la dégradation de la situation économique et du contexte sociopolitique permet l’explosion de la violence. Pour eux, c’est l’agression du FPR, qui aurait été le catalyseur de la crise, et qui, conjuguée à une situation économique et sociale fortement dégradée et à la compétition croissante des élites, aurait provoqué une sorte de condensation de la crise et l’explosion de la violence.

En fait, ces deux thèses ne s’opposent pas radicalement si l’on distingue les causes structurelles des causes directes. L’intérêt de la thèse fonctionnaliste est toutefois de montrer que les événements de 1994 ne constituent pas un massacre de plus, mais un phénomène d’une autre nature que les violences précédentes.

Pour résumer, on peut dégager comme causes conjoncturelles ou directes les conditions économiques (effondrement des cours du café, chute du PIB, dévaluation, baisse du revenu...) et les conditions politiques (le rôle de la propagande et de la terreur politique).

La mise en évidence de ces différents facteurs explicatifs ne suffit cependant pas à expliquer la réalisation du génocide.

Dans un contexte aussi dégradé, l’autorité publique est intervenue directement non pas pour apaiser mais pour exacerber et exploiter les tensions et organiser les massacres. Dans cette société très fortement encadrée par l’Etat, la parole de l’autorité publique joue un rôle de premier plan. Non seulement elle est écoutée, mais en plus elle est obéie. D’où le poids de la propagande extrémiste et de l’administration.

    B. L’ÉTAT RWANDAIS ORDONNATEUR DU GÉNOCIDE

Fortement centralisé par tradition, l’Etat rwandais n’a guère eu de difficultés, via les bourgmestres et les différentes autorités locales à regrouper les populations, à un échelon très décentralisé, dans des structures d’autodéfense civile dont la formation était faite par les FAR. Dans un pays, où, par ailleurs, la lecture des journaux n’était pas une pratique très développée, la radio s’est révélée être le moyen idéal de diffusion d’une propagande raciste.

Il a été ainsi mis en place un dangereux maillage de la société qui n’a guère suscité de réactions de la part de l’Eglise rwandaise, cet autre Etat dans l’Etat, devenu une “ Eglise du Silence ”.

La lettre des évêques de la conférence épiscopale du Rwanda du 11 mars 1994 a pourtant dénoncé les fauteurs de troubles et condamné les tueries et les pillages commis sous l’uniforme militaire ainsi que l’escalade de la violence en demandant aux autorités publiques de réagir mais, en vain, car les représentants de l’Eglise catholique rwandaise subissaient, eux aussi, le poids culturel de leur ethnie.

Pas plus que les principaux dignitaires de l’Eglise, les responsables militaires rwandais qui n’étaient pas impliqués dans la préparation des événements n’ont réagi.

Avec l’aide des médias extrémistes, l’Etat rwandais renforce les rouages qui vont conduire au génocide, tandis que se mettent en place les milices. Il n’est pas utile d’insister davantage sur le rôle joué par la Radiotélévision Libre des Milles Collines (RTLM). Radio privée, créée en avril 1993, elle lance en automne 1993 des appels à la haine, soutenue en coulisses par le pouvoir. Elle rythmera les journées du génocide à partir du 6 avril 1994 en multipliant les appels à l’extermination.

    C. LES RWANDAIS AUTEURS DES MASSACRES

Le génocide commence dans la nuit du 6 avril 1994, dure quatre mois, fait un nombre de victimes de l’ordre de 800 000. Il est couvert ou organisé par des membres du gouvernement intérimaire mis en place après la disparition d’Habyarimana, mais aussi par des responsables militaires, ainsi que les membres de la CDR, du MRND et leurs milices. Une responsabilité lourde pèse sur eux, et notamment sur le Colonel Bagosora, directeur des services du ministère de la Défense, Augustin Bizimungu, Ministre de la Défense, et de nombreux responsables militaires et civils qui ont coordonné le génocide. Ceci rappelé, une question se pose toujours : comment Monsieur tout-le-monde est-il devenu un tueur ? Car ce sont les Rwandais, et non pas seulement l’abstraction “ Etat rwandais ” qui ont commis ce génocide. Cette question doit être posée.

Il ne s’agit donc pas pour la Mission d’invoquer un quelconque atavisme qui voudrait que la violence soit naturellement plus facilement acceptée qu’ailleurs, que les Rwandais obéissent, par nature, aux ordres qui leur sont donnés, y compris quand il s’agit de tuer.

Qu’il y ait eu en revanche une construction politique, fondée sur une organisation de type autoritaire et sur des outils de propagande structurée, qui a créé un climat favorable à la mise en œuvre d’un génocide, ne semble pas pouvoir être contesté. C’est sous cette pression que les Rwandais ont acquis la conviction intime que le meurtre des Tutsis était la seule solution pour eux, qu’il fallait tuer pour ne pas être tué. Le meurtre systématique de l’autre, l’éradication de l’ennemi intérieur, comme solution préventive : ce ressort du génocide a été clairement mis en lumière dans d’autres génocides, notamment pour la Shoah.

Les personnalités d’exception qui ont tenté de résister en n’obtempérant pas aux ordres de massacres du début avril, comme le préfet de Butare ont été limogés puis tués et remplacés par des individus plus dociles.

Les témoignages, nombreux, que la Mission a reçus ou entendus, mettent en avant l’ampleur et la brutalité du génocide et la proximité entre les tueurs et les victimes.

II. — LA POLITIQUE DE LA FRANCE

    A. DES ERREURS D’APPRÉCIATION

      1. Une coopération militaire trop engagée (69)

D’octobre 1990 à mars 1993, la France maintient au Rwanda sa présence militaire qu’elle renforce dès que surviennent des risques sérieux d’un retournement de la situation sur le terrain au profit du FPR. Après l’offensive menée sur Byumba par le FPR, en juin 1992 et surtout après celle qu’il lance le 8 février 1993 sur Ruhengeri, menaçant ainsi Kigali, la France n’hésite pas à apporter aide et assistance à une armée objectivement en déroute dont l’état-major ne sait même plus où se trouvent ses propres troupes et à un régime de plus en plus affaibli, critiqué et critiquable.

Dans ces conditions, pourquoi la France a-t-elle tenu à ce point à vouloir une fois encore dépêcher sur le terrain des éléments militaires spécialisés et de haut niveau pour conseiller et remettre en ordre de marche une armée rwandaise déjà maintes fois assistée et qui continue d’être toujours aussi mal organisée, mal encadrée, mal formée et peu motivée ?

Comment la France a-t-elle pu en février-mars 1993 en arriver à ce point d’engagement qui conduit certain militaire français à considérer qu’à travers la mission d’assistance opérationnelle qu’il mène, il dirige et commande indirectement une armée, en l’occurrence celle d’un Etat étranger ?

La présence militaire de la France est modeste, moins d’une vingtaine d’assistants militaires techniques, lorsque le détachement Noroît est dépêché au Rwanda à partir du 4 octobre 1990 sur ordre du Président de la République agissant en tant que Chef des armées. La mission de Noroît, limitée à la protection et l’évacuation éventuelle de nos ressortissants, a pour autant un effet stabilisateur.

Dans le même temps le Lieutenant-Colonel Gilbert Canovas envoyé au Rwanda le 11 octobre 1990 pour y renforcer la mission d’assistance militaire française et aider les autorités militaires rwandaises à améliorer la capacité opérationnelle de leur armée est prolongé dans cette fonction à la demande du Président Habyarimana et avec l’accord du Président de la République française, jusqu’au 26 novembre 1990. Cette prolongation s’accompagne de l’envoi d’un conseiller technique du bataillon blindé.

En décembre 1990, si la France accepte de maintenir une des deux compagnies Noroît, la situation au Rwanda n’apparaît pas des plus préoccupantes aux autorités politiques surtout soucieuses de l’évolution du conflit entre l’Irak et le Koweït. A cette époque, la France estime avant tout qu’il ne faut pas laisser se déstabiliser le Rwanda.

Sur le plan intérieur, le Président Habyarimana est présenté au moment de l’offensive d’octobre 1990 par les services de renseignements comme politiquement très affaibli, à la tête d’un régime usé, dans lequel une partie non négligeable des Hutus ne lui est plus fidèle. Il trouvera appui sur la présence française. Le Général Jean Varret dans le rapport de mission qu’il établit en décembre 1990 souligne que pour le Président rwandais l’opération Noroît n’avait pas seulement pour but d’assurer la sécurité des ressortissants français mais bien d’assurer la pérennité de son régime. Ceci donne une certaine ambiguïté à la présence française, ce que souligne M. Pierre Joxe devant la Mission.

Le 30 janvier 1991, le Président de la République dans un message adressé au Président rwandais annonce le maintien pour une durée limitée de la compagnie Noroît restée sur place depuis décembre 1990. A compter du 24 janvier 1991, le Lieutenant-Colonel Gilbert Canovas exerce à nouveau la fonction de conseiller du Chef d’état-major des FAR qu’il occupera jusqu’en juin 1991, le Président de la République ayant une fois de plus accepté la prolongation de sa mission. Le 21 mars 1991, la Mission d’assistance militaire est renforcée par l’envoi de 30 militaires du DAMI Panda. La coopération militaire française change d’échelle. La justification officielle en est le souci de prévenir “ les conséquences néfastes que peut avoir pour la paix dans la région la poursuite d’actions militaires déstabilisatrices ”.

L’enlisement de la situation, tant sur le plan militaire -la guérilla s’installe- que sur le plan politique -les attentats se développent, les mouvements d’autodéfense civile anti-tutsie se constituent- conduit le ministère des Affaires étrangères à répondre, le 4 mars 1992, au Ministre de la Défense qui s’interroge sur la situation rwandaise “ la France ne semble pas avoir d’autre solution que d’accentuer son appui, en particulier militaire, au Gouvernement du Rwanda ”.

Cette position est développée dans une note du 11 mars 1992 du Directeur des Affaires africaines.

En 1992, la France accroît sensiblement ses livraisons d’armes au Rwanda qu’il s’agisse des exportations commerciales ou des cessions directes à titre gratuit comme à titre onéreux.

L’offensive du FPR dans la région de Byumba en juin 1992 déclenche l’envoi d’une deuxième compagnie Noroît. Dans un télégramme du 10 juin 1992, l’ambassadeur à Kigali estime que cette décision justifiée par la protection de nos expatriés, jointe à la livraison de munitions et de radars et à la nomination d’un conseiller, représente autant de signes de la volonté de la France de ne pas laisser déstabiliser le Rwanda.

Au cours de l’été 1992, les effectifs du DAMI sont renforcés.

Ce soutien intensif à l’armée rwandaise, déclarée “ exsangue ” par la mission militaire française d’évaluation en juin 1992, ne trouve dans la politique intérieure rwandaise que peu de contreparties dans la démocratisation intérieure rwandaise. Même si après la légalisation du multipartisme, un gouvernement de transition s’est mis en place, l’année 1992 est aussi celle des massacres du Bugesera, de la création de la CDR et de la formation des milices. On commence à parler du “ réseau zéro ” spécialisé dans la chasse aux Tutsis et aux Hutus modérés.

Comment justifier une telle aide au Rwanda qui laisse à penser que la France soutient une logique de guerre alors que celle-ci considère, sur un plan diplomatique, que seule l’ouverture politique intérieure est à même d’apporter la solution au conflit. Il semble bien que la réponse ait consisté à dire d’une part que l’évolution démocratique est difficilement réalisable dans un pays déstabilisé par la guerre, d’autre part que face à la certitude du FPR d’obtenir une victoire militaire, il convenait de permettre aux FAR de résister pour préserver la capacité de négociation politique et diplomatique du gouvernement rwandais.

Cette position de la France a eu pour double conséquence qu’elle n’a pas apprécié à sa juste valeur la dérive politique du régime rwandais et qu’elle s’est trouvée, au nom de la préservation des conditions de la négociation diplomatique, entraînée dans une logique de soutien aux FAR. Cette logique l’a impliquée dans le conflit à un point tel qu’il lui sera par la suite reproché à la fois d’être restée trop longtemps (Noroît), puis d’être partie trop précipitamment lors du déclenchement du génocide (Amaryllis) et enfin d’être revenue sous couvert d’une action humanitaire (Turquoise).

Les pressions exercées sur le Président Habyarimana pour qu’il pratique la démocratisation de son régime sont restées faibles et sans commune mesure avec l’intensité de notre coopération militaire. Il est plus que probable qu’en l’absence du renfort de la France, le FPR aurait remporté, en février 1993, une victoire militaire décisive. Février-mars 1993 constitue une période “ bascule ”, pour reprendre les termes du Général Christian Quesnot qui a considéré que la France avait à ce moment atteint les limites d’une stratégie indirecte.

Du 20 février au 20 mars 1993, la présence militaire française au Rwanda a franchi un cap qu’elle n’aurait pas dû passer. Les soldats français étaient trop nombreux, selon le Ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, et certaines de leurs missions ont dépassé par ailleurs le cadre habituel des opérations d’aide et d’assistance à des forces armées étrangères.

Les soldats français n’ont pas participé aux combats. Pour autant, compte tenu de l’état de déconfiture dans lequel se trouvait l’état-major rwandais, incapable de matérialiser sur une carte la ligne de front et la position de ses troupes, pouvait-on encore considérer qu’il s’agissait d’une simple opération d’assistance, de conseil ou de soutien ? Comme l’a indiqué le Colonel Didier Tauzin, les militaires français ont dû rappeler à l’état-major rwandais les méthodes de raisonnement tactique les plus élémentaires, lui apprendre à faire la synthèse des informations, l’aider à rétablir la chaîne logistique pour apporter des vivres aux troupes, à préparer et à donner des ordres, à établir des cartes. Dans un tel contexte de reprise en main, il n’est guère étonnant que certains responsables militaires français aient pu avoir le sentiment de construire une armée, dont il fallait de surcroît s’assurer qu’elle serait régulièrement alimentée en munitions.

A cela se sont ajoutées les nouvelles missions des détachements de Noroît ; les patrouilles, les contrôles de zone autour de la capitale et les vérifications d’identité aux points d’accès de la ville.

      2. La sous-estimation du caractère autoritaire, ethnique et raciste du régime rwandais

La situation rwandaise a été analysée à travers une grille de lecture traditionnelle, héritée de la décolonisation belge, qui fait du critère ethnique le critère explicatif principal des rapports sociaux et politiques.

C’est ainsi que le Président de la République, dans un entretien accordé le 9 septembre 1994, répondait lorsqu’on l’interrogeait sur le soutien de la France au Président Juvénal Habyarimana : “ Son pays était à l’ONU et il représentait à Kigali une ethnie à 80 % majoritaire. Il était reconnu par tout le monde. Pourquoi y aurait-il eu un interdit ? C’est la France, au contraire, qui a facilité la négociation entre les deux ethnies ”.

M. Juvénal Habyarimana n’a rien d’un élu du peuple, puisqu’il prend le pouvoir par un coup d’Etat, en juillet 1973. A ses débuts, il se présente comme voulant se placer en dehors de la problématique ethnique, estimant que l’avenir de son pays se trouve dans le dépassement des luttes entre Hutus, Tutsis et Twas. Les observateurs et spécialistes de la région s’accordent à reconnaître qu’à cette époque les Tutsis sont traités avec bienveillance, même si le régime des quotas institué par Kayibanda est maintenu et si l’armée reste et restera jusqu’au bout mono-ethnique et dominée par les Hutus du Nord. Les choses se gâtent au fil du temps.

Tout d’abord sur un plan politique, le régime du Général Habyarimana n’a jamais été une démocratie. Le Président dirige le pays sans partage. Le caractère peu ouvert et moralisateur du pouvoir rwandais a suscité un mécontentement certain dans les villes. Chef du parti unique, Juvénal Habyarimana est aussi en même temps Chef de l’Etat et du Gouvernement. Le pays traverse de surcroît, à la fin des années 1980, une crise économique. L’offensive du 1er octobre 1990 donne alors au Président rwandais l’occasion d’exploiter la situation. M. Jean-Pierre Chrétien souligne à ce propos comment le clivage Hutus/Tutsis a été savamment utilisé par les autorités politiques pour accentuer et développer les sentiments de haine et de violence de la population hutue à l’égard des Tutsis. Cette réactivation des antagonismes ethniques a permis de présenter le conflit comme celui de deux communautés, alors qu’il s’agissait d’abord d’un antagonisme politique derrière lequel se cachait la course au pouvoir. Le Président Habyarimana profite de l’invasion du 1er octobre pour arrêter de nombreux opposants hutus et tutsis et mobiliser le “ peuple hutu ” contre la menace “ Hima-Tutsi ”. Sur le plan extérieur, il prend soin de mettre l’accent sur le risque de déstabilisation causé par cette agression étrangère pour demander une aide. C’est au nom de ce risque de destabilisation que la France intervient, mais aussi, selon Mme Edith Cresson, ancien Premier Ministre, s’exprimant devant la Mission pour “ prôner avec vigueur auprès des pouvoirs en place l’ouverture démocratique et le dialogue avec les opposants ”.

De fait, la démocratisation viendra davantage de la vitalité des mouvements d’opposition au régime plutôt que des pressions exercées par la France. La priorité est en réalité ailleurs, dans la prévention d’un conflit régional, et si le pouvoir en place n’est pas un modèle de vertu et de démocratie, il présente, pour le Quai d’Orsay, comme l’a souligné au cours de son audition le Ministre Roland Dumas, “ l’avantage de maintenir le pays dans une certaine stabilité ”.

M. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, a, pour sa part, souligné devant la Mission que le “ Président François Mitterrand considérait que seul un Etat structuré avec un exécutif fort pouvait éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné aux yeux de François Mitterrand par Juvénal Habyarimana ”.

Lors de son intervention, M. Paul Dijoud a indiqué que le Président de la République française, son entourage immédiat, le Ministre des Affaires étrangères, ont toujours eu la conviction que “ le Président Habyarimana était un moindre mal et, dans une certaine mesure, le début d’un bien ”. M. Paul Dijoud a considéré que de ce point de vue il n’était sans doute pas approprié de recourir, au Rwanda, à la procédure d’une conférence nationale au motif qu’une telle procédure donnant lieu à des critiques en règle de celui qui avait gouverné précédemment, personne n’était en mesure de remplacer le Chef d’Etat mis en cause. Le Président Habyarimana a donc bénéficié du respect dû aux Chefs d’Etat en place.

Compte tenu des faibles progrès enregistrés sur la voie de la démocratisation, la France aurait pu s’interroger davantage sur la cohérence de sa politique consistant à inciter le Président Habyarimana à démocratiser un régime qui pratiquait des atteintes répétées aux droits de l’homme, tout en l’assurant de notre indéfectible soutien militaire et diplomatique.

La France, qui s’est montrée sensible à la menace de guerre et aux risques liés à l’insécurité, a été piégée par cette situation. Elle a justifié sa présence militaro-humanitaire comme un moyen de mettre sous le boisseau les violences latentes, et conditionné l’octroi de son aide économique à l’engagement de réformes démocratiques. Tout en privilégiant une politique incitant les partis à la conclusion d’un accord, la France n’a pas porté un regard suffisamment critique sur les réalisations et la politique du Président Habyarimana et de certaines forces politiques rwandaises.

      3. Les limites d’un cessez-le-feu à tout prix

Un des objectifs de la politique de la France était d’éviter une victoire militaire du FPR. C’est pourquoi elle entendait d’un côté faire sortir le FPR de cette logique de conquête territoriale, pour l’amener à la conclusion d’un cessez-le-feu et à la signature de négociations entérinant le principe du partage du pouvoir et du retour des exilés. La France venait par ailleurs au secours des forces armées rwandaises pour garantir l’intégrité territoriale, et en contrepartie, faire accepter au Président Habyarimana le partage du pouvoir tant avec les exilés qu’avec les démocrates, hutus ou tutsis. En conséquence, la recherche d’un cessez-le-feu et de négociations politiques imposait la rencontre et la discussion entre les deux parties.

L’inquiétude de la France de voir le FPR poursuivre son objectif de conquête du pays se retrouve exprimée à différentes reprises.

Par conséquent, dans les années 1990-1993, la maîtrise du territoire rwandais par les FAR constitue pour la France un préalable essentiel au bon déroulement des négociations en vue de la conclusion d’un cessez-le-feu. Le Colonel Gilles Chollet s’est d’ailleurs exprimé très nettement en ce sens, lors de son audition.

L’assistance militaire d’urgence apportée par la France en février-mars 1993 répond à cette même volonté de sauver la situation sur le terrain en permettant aux FAR de contenir le FPR dans les positions qu’il occupait avant son offensive du 8 février. L’obtention d’un cessez-le-feu le 9 mars à Dar Es-Salam exprime parfaitement par son contenu le principe de préservation de l’équilibre territorial FAR/FPR en même temps qu’il pose logiquement, en contrepartie, le principe du désengagement des forces françaises envoyées “ spécifiquement ” après l’offensive du 8 février. In extremis le processus des négociations d’Arusha est sauvé.

Signés le 4 août 1993, les accords d’Arusha consacrent les efforts engagés, entre autres, par la France et mettent en place une solution de partage du pouvoir et de fusion des deux armées. La France respectant ses engagements, retire la totalité des forces de Noroît ainsi que les effectifs du DAMI. Il ne reste au Rwanda que 24 assistants militaires techniques présents au titre de la coopération, qui retrouve ainsi le 15 décembre 1993 le niveau qui était le sien au 1er octobre 1990.

Les espoirs de paix s’effondrent avec l’assassinat du Président Habyarimana le 6 avril 1994. Les accords d’Arusha sont ipso facto suspendus mais la France ne les considère pas pour autant caducs même s’ils sont plus que sérieusement remis en cause. Toujours persuadée que la solution du conflit passe par la mise en application de ces accords, la France poursuit avec ténacité son activité diplomatique en vue d’obtenir la signature d’un cessez-le-feu et la rencontre entre les belligérants. Si l’objectif recherché par la France n’a pas varié -cessez-le-feu, négociations-, ses moyens d’intervention, en revanche, ne sont plus les mêmes. Le problème se pose d’une part de la légitimité des membres du Gouvernement intérimaire qui ont pris la succession du Président défunt Habyarimana, d’autre part, de la limitation de la marge de manœuvre de la France qui n’est plus présente militairement sur le terrain, alors que le génocide a débuté.

La France, en revanche, multiplie au cours de la période allant du 13 avril (départ d’Amaryllis) au 19 juin (présentation de l’opération Turquoise à l’ONU) les rencontres avec les différents acteurs et parmi eux les membres du Gouvernement intérimaire reçu le 27 avril à Paris par M. Bruno Delaye. Dans cet objectif, la France était effectivement la seule à être restée en contact avec toutes les parties, dont le Gouvernement intérimaire. Sur ce point, compte tenu du déroulement du génocide commandité par le Gouvernement intérimaire, la France a commis une erreur en considérant qu’elle pouvait accorder autant de crédit et autant de poids à tous les représentants des acteurs du conflit.

Progressivement cependant, la France reconnaît la fragilité de la légitimité du Gouvernement intérimaire. Elle décide, lors des premiers jours de l’opération Turquoise de n’avoir avec ses représentants que des contacts minimum réduits exhaustivement à la mise en place du dispositif puis elle s’adresse aux FAR.

C’est en partie en raison de son attitude par rapport au gouvernement intérimaire qu’il lui fut difficile de faire accepter le caractère strictement humanitaire de l’opération Turquoise, puisque certains y voyaient une intention cachée de soutien au régime qui organisait le génocide.

Toutefois, l’obsession du cessez-le-feu et de la recherche d’une solution politique n’a pas disparu de l’esprit des responsables du ministère des Affaires étrangères ou de ceux du ministère de la Défense.

Parmi les missions assignées aux soldats de l’opération Turquoise, dans l’ordre d’opération qui leur a été donné, figurait l’objectif suivant : “ être prêt ultérieurement à contrôler progressivement l’étendue du pays hutu...  ”. Comme cela a été montré précédemment, cet ordre ne signifie pas que la France entend cette fois-ci contrer la victoire militaire du FPR puisqu’il est trop tard en juin 1994 pour éviter le déclenchement de la guerre civile et des massacres, la guerre civile durant depuis quatre ans et le génocide venant de se dérouler.

Cette mission répond néanmoins à l’idée d’une stabilisation de la ligne de front partageant à cette date le Rwanda en deux parties, pour préserver une fois encore les capacités de négociations de chacun. Cela signifie bien que la France admet encore à ce moment précis -le 20 juin 1994- la légitimité du Gouvernement intérimaire, soit ne prenant pas en compte la réalité du génocide, soit n’analysant pas les responsabilités du gouvernement intérimaire en ce domaine.

La recherche d’un cessez-le-feu à tout prix, qui ne viendra jamais officiellement, puisqu’il interviendra de fait lorsque le FPR décidera après la chute de Gisenyi le 17 juillet 1994 d’arrêter les combats, aura fini par placer la France dans une situation intenable. De ce fait, la France a été entraînée à accepter trop longtemps la présence du Gouvernement intérimaire jusqu’à la création le 4 juillet de la zone humanitaire sûre qui transforme la configuration de l’opération Turquoise.

      4. Les dysfonctionnements institutionnels

La question qui demeure reste celle du caractère prévisible ou non du génocide et celle de la prise de conscience de l’événement pendant qu’il se passait. Face à la monstruosité des événements, il est certain qu’aucun esprit doué de raison, même des plus pessimistes et des plus connaisseurs de l’Afrique, ne pouvait envisager ce qui dépasse l’entendement. L’unanimité se fait sur ce point. Personne ne pouvait imaginer ce qui s’est passé, mais tout le monde s’accorde à dire que les risques d’un déchaînement de la violence se trouvaient réunis. La France, comme les autres, les a parfaitement perçus. Elle n’a pas su tirer de cette appréciation les enseignements adaptés.

      a) La perception de la situation sur le terrain

Les précédents développements ont montré que sur place, dès 1990, l’attaché de défense, le Colonel René Galinié, avait très clairement annoncé le danger de “ l’extermination de 700 000 Tutsis par 7 millions de Hutus ”. Le facteur déclenchant aurait été, selon lui, la création par le FPR d’une enclave territoriale tutsie au nord-est du pays où aurait resurgi l’ancien régime monarchique. Cette situation aurait alors entraîné des représailles sanglantes sur la population tutsie vivant dans le reste du pays. En conséquence, selon l’attaché de défense, toute avancée du FPR risquait de déclencher de la part de la population hutue agressée le massacre de la population tutsie vivant au Rwanda.

Toutefois, la dégradation économique, l’existence des quotas, les massacres ethniques passés et les éléments racistes préexistant à 1990 dans l’entourage du Président, créaient un terreau favorable. Car, pour qu’il y ait massacres puis génocide, fallait-il encore que l’Etat rwandais laisse au moins s’organiser et se produire, sans réagir, de telles exactions. Des massacres d’une telle ampleur ne pouvaient avoir lieu qu’avec une complicité, voire une participation des autorités politiques et administratives rwandaises.

Sur le terrain, des signes et manifestations avant-coureurs d’une organisation étatique de la violence au Rwanda ont été soulignés.

Le 22 janvier 1992, un télégramme de l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac indique : “ Le Ministre de l’Intérieur rwandais a décidé, après le dernier massacre de populations civiles, d’armer la population de la zone frontalière (...) Les personnes constituées en milice d’autodéfense, auxquelles seront distribuées ces armes, seront choisies en fonction de leur " honorabilité " et " conseillées " par des personnels des FAR. Une arme pour trois personnes. Les armes devraient être distribuées le soir et réintégrées le matin ”. A juste titre, le Colonel Bernard Cussac s’inquiète des conditions et conséquences d’une telle distribution, en soulignant “ les armes ne seront-elles utilisées que contre le FPR ? Ne risquent-elles pas de servir à l’exécution de vengeances personnelles, ethniques ou politiques ? ”

Tout reste à craindre, par ailleurs, de cet encadrement de la population par les FAR, qui s’apparentent, dans bien des cas, plus à des hordes de pillards qu’à des soldats capables d’assurer l’ordre public, comme le souligne quelques mois plus tard, le 9 octobre 1992, l’attaché de défense évoquant l’armée rwandaise : “ dont la réputation reste ternie par les pillages de Ruhengeri, Gisenyi et Byumba et dont certains des membres se distinguent encore trop souvent, malgré les efforts réels et radicaux de l’état-major, par le racket ou les attaques à main armée ”.

Il n’est pas très difficile d’imaginer par la suite que de tels éléments aient pu être embrigadés et soient allés constituer des milices.

Le problème de la distribution d’armes aux populations civiles est à nouveau soulevé en janvier 1994 et donne lieu à l’envoi par le Général Dallaire d’un fax daté du 11 janvier.

M. Jean-Michel Marlaud s’exprimant à ce sujet lors de son audition indique que le 12 janvier 1991, le chargé d’affaires de l’ambassade rend compte à Paris de la gravité et du caractère plausible de ces informations sans toutefois écarter le risque d’une manipulation anti-MINUAR ou anti-Habyarimana. Il informe par télégramme tout à la fois le ministère des Affaires étrangères, celui de la Défense, ainsi que l’état-major des Armées. Instruction lui est donnée de se joindre le 15 janvier à la démarche faite par les ambassadeurs de Belgique et des Etats-Unis auprès du Président Habyarimana.

M. Jean-Michel Marlaud a déclaré à la Mission avoir été étonné du fait que l’attaché de défense, le Colonel Bernard Cussac, n’ait conservé aucun souvenir de ce télégramme, tout en soulignant que “ ces informations ne constituaient qu’un élément de plus dans la longue succession des alertes dont l’ambassade était saisie ”.

La situation est toutefois jugée suffisamment sérieuse pour qu’un nouveau télégramme diplomatique daté du 15 janvier 1994 rende compte du fait que le Général Roméo Dallaire indique que son informateur confirme l’ordre du Président Habyarimana de faire accélérer la distribution d’armes aux populations. L’informateur dit également connaître l’emplacement de deux caches d’armes (l’une au siège du MRND, l’autre dans une plantation de thé à Karago dans le village du Président). Ce télégramme de l’ambassadeur pose le problème du traitement des informations et des renseignements venant des représentants sur le terrain qui connaissaient par ailleurs la mise en place des milices extrémistes des différents partis et la multiplication des appels au meurtre.

Comment des faits bruts, des informations d’ambiance sont-ils collectés et analysés et par quelles structures ? Comment ensuite contribuent-ils au niveau supérieur de l’Etat à l’élaboration d’une doctrine, d’une stratégie, d’une décision ? Dans le cas de la gestion de la crise rwandaise, la multiplicité des intervenants a fait coexister différents circuits hiérarchiques qui ont compliqué encore un peu plus une situation déjà fort complexe.

      b) La multiplicité des intervenants

Sur place, la France est représentée par l’ambassadeur, qui a sous son autorité le chef de la mission civile et l’attaché de défense. Ce dernier est hiérarchiquement dépendant du Chef d’état-major des armées. Il exerce également la fonction de chef de la Mission d’Assistance Militaire (MAM) et dépend à ce titre de la mission militaire de coopération qui relève du ministère de la Coopération. La MAM à Kigali est composée d’une vingtaine de membres permanents : les assistants militaires techniques (AMT) et d’effectifs temporaires : les personnels du DAMI.

Enfin, l’attaché de défense est commandant du détachement Noroît, placé sous l’autorité supérieure de l’état-major des Armées. En cas de crise, un commandant des opérations spéciales (COMOPS) récupère sous son autorité l’ensemble des personnels militaires présents. Dans ce cas, l’attaché de défense sur place, chef de MAM, conserve des missions mal définies de relations avec l’état-major des FAR.

Cette situation est compliquée. Elle fait intervenir trois hiérarchies parallèles, celle des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération et fait apparaître inévitablement des problèmes de coordination.

Deux difficultés de nature différente sont apparues à la Mission. Elles ont été relevées dans les développements précédents mais il convient de les rappeler ici pour mémoire.

— la décision de nommer un commandant des opérations ne répond pas à des critères précis ou à l’existence de conditions prédéfinies. Elle est le résultat d’une appréciation de la situation au cas par cas. La combinaison d’un état de crise et d’une présence militaire française importante sur le terrain entraîne en principe la nomination d’un COMOPS. En cas de divergence d’appréciation, comme ce fut le cas pour la nomination du Colonel Thomann, entre le ministère des Affaires étrangères et celui de la Défense, cette situation est cause d’un retard. Elle est également potentiellement source de tensions qui, fort heureusement en l’espèce, ne se sont pas produites entre le COMOPS, l’attaché de défense et l’ambassadeur.

— l’envoi d’un DAMI a suscité des divergences d’interprétation quant à l’autorité supérieure dont relève ce type de détachement (EMA ou MMC). Il semble que cette question se soit réglée intuitu personae, en fonction de la conception que se fait du DAMI, le chef de la Mission militaire de coopération.

Par ailleurs, selon que l’on s’est trouvé en situation normale ou en situation de crise, le DAMI a “ basculé ” sous les ordres du commandant des opérations, relevant dès lors d’une autre logique que celle de l’assistance et de l’instruction, comme ce fut le cas en février-mars 1993.

      c) Le circuit des informations

L’ambassadeur Jean-Michel Marlaud a précisé à la Mission que la correspondance entre l’ambassade de Kigali et Paris se faisait très classiquement par télégrammes diplomatiques adressés au Quai d’Orsay, au ministère de la Défense, à l’état-major des armées, l’Elysée disposant d’une copie. Inversement, les instructions venaient du Quai d’Orsay après concertation interministérielle.

Le Général Maurice Schmitt, intervenant à propos des messages établis par l’attaché de défense à l’attention du Chef d’état-major des armées, a précisé que, bien qu’il ne soit pas d’usage que l’attaché de défense adresse copie de ses messages à l’état-major particulier du Président de la République, l’état-major des armées l’acceptait parfois et lui-même, sous réserve de rester le destinataire principal du message, avait accepté ce principe. Il a par ailleurs indiqué que le Chef d’état-major particulier et lui-même s’entretenaient mutuellement de la situation au Rwanda et qu’il tenait le ministère de la Défense régulièrement informé.

Il a enfin précisé que l’ambassadeur pouvait toujours transmettre des renseignements confidentiels au ministère des Affaires étrangères sans en informer la Défense et que, pour éviter cet inconvénient, le Chef d’état-major des armées dispose d’un conseiller diplomatique destinataire des télégrammes diplomatiques.

Parallèlement, à partir des informations recueillies par les représentants de la DRM au Rwanda de juin 1992 à décembre 1993, le Ministre de la Défense était informé quotidiennement par note de la situation dans les zones de crise.

      d) Les niveaux de décisions

M. Pierre Joxe, ancien Ministre de la Défense, a indiqué que beaucoup d’informations sur les risques, les tensions, les rancœurs, les haines ou les oppositions, y compris dans des documents écrits avaient couru mais que, malheureusement, il n’avait pas circulé assez d’informations précises pour que l’on mesure tout ce qui pouvait se passer. Il a reconnu que l’organisation compliquait de surcroît énormément les choses.

En période normale, M. Jacques Pelletier, ancien Ministre de la Coopération a indiqué qu’une concertation avait lieu tous les quinze jours à l’Elysée sous l’égide de l’ambassadeur Arnaud qui s’occupait de la cellule africaine. Participaient à cette réunion le directeur ou le directeur-adjoint du cabinet du Ministre des Affaires étrangères, le directeur de cabinet du Ministre de la Coopération, un représentant de la Caisse française de développement, un représentant du Trésor et souvent un responsable du cabinet de Matignon. De sorte que tous les quinze jours, l’ensemble des problèmes qui touchaient à l’Afrique était examiné. Pendant ces trois ans, M. Jacques Pelletier a estimé qu’il n’y avait pas eu de dysfonctionnement.

En période de crise, la cellule du même nom se réunissait tous les jours, voire plusieurs fois par jour. En plus de ces réunions, le Président de la République provoquait la réunion de conseils restreints. Sous la cohabitation avait lieu une réunion sur la politique africaine chaque semaine alternativement à l’Elysée et à Matignon et des conseils restreints réunissant les Ministres concernés se tenaient périodiquement autour du Président de la République. M. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, a déclaré devant la Mission que le Gouvernement avait assuré l’ensemble de ses responsabilités et qu’il n’avait jamais accepté que des décisions collectives prises avec l’aval du Président de la République soient remises en cause par la cellule africaine de l’Elysée.

Ces indications ne renseignent pas précisément sur l’autorité qui prend la décision, même s’il est avéré que les opérations Noroît, Amaryllis et Turquoise ont été engagées sur décision du Président de la République, agissant en tant que Chef des armées. De même, celui-ci a donné son accord sur la prolongation de la présence des troupes de Noroît ou d’un conseiller auprès du Chef d’état-major des FAR.

En revanche, il est apparu extrêmement difficile à la Mission de déterminer comment les éléments d’information sur le contexte sont pris en compte et intégrés dans un raisonnement politique qui permettra ensuite d’élaborer une stratégie.

    B. LA FRANCE ET LE GÉNOCIDE

      1. Le retrait progressif des forces françaises

Dès le premier trimestre 1993, la France entre dans une stratégie de désengagement, même si, sur le terrain, sa présence est forte jusqu’à la fin mars 1993, date à laquelle elle décide de saisir l’ONU.

La signature des accords d’Arusha permet d’achever de mettre en pratique cette décision. Fin mars, les compagnies de Noroît arrivées en renfort après l’offensive du 8 février se retirent ; en octobre, après un renforcement au cours de l’été 1993, les effectifs du DAMI sont ramenés à une trentaine et, en décembre 1993, seuls 24 assistants militaires techniques restent sur place.

      2. L’absence de liens avec les milices

Dans le même temps que la présence française s’amenuise, les tensions redoublent et les difficultés s’accroissent. Loin de vouloir s’engager, la France se retire progressivement et laisse place à la MINUAR.

Face à cette montée et à cette organisation de la violence et des massacres, la France n’a en aucune manière incité, encouragé, aidé ou soutenu ceux qui ont orchestré le génocide et l’ont déclenché dans les jours qui ont suivi l’attentat.

Abordant la question de la violence politique au Rwanda au cours de son audition, M. James Gasana, Ministre rwandais de la Défense d’avril 1992 à juillet 1993, a souligné que, dans son étude sur le développement des organisations de jeunesse des partis politiques, la France “ n’était nullement mentionnée ” car elle n’avait jamais rien eu à voir avec les milices. A ce sujet, il a estimé, contrairement à d’autres observateurs, que le terme de milices utilisé avant la fin de l’année 1993 constituait un abus de langage, car cette appellation suppose d’avoir un minimum de formation, d’équipement et d’organisation militaires, ce qui n’était pas le cas, selon M. James Gasana, des organisations politiques de jeunesse.

La participation de la France à la formation et l’encadrement des milices reste une accusation que les responsables rwandais, rencontrés par les rapporteurs lors de leur mission à Kigali, portent encore contre la France. A l’appui de cette accusation, la Mission n’a eu connaissance que des faits suivants. Tout d’abord, la déclaration faite par M. Venuste Kayimahe, précédemment cité lors de l’opération Amaryllis. Celui-ci dit avoir vu les milices entraînées dans Kigali par deux militaires français dont il a cité les noms. Ces deux militaires, qui faisaient partie des 24 assistants militaires techniques restés sur place après le 15 décembre 1993, ont été entendus par la Mission ainsi que leurs chefs hiérarchiques. Il est alors apparu que le témoignage de M. Venuste Kayimahe était en contradiction avec ce qu’ont déclaré ces derniers. Le fait qu’une des deux personnes citées ait, pendant quelque temps, dirigé l’équipe du DAMI placée auprès de la Garde présidentielle explique sans doute l’amalgame.

De novembre 1991 à février 1993, la garde présidentielle rwandaise a en effet bénéficié de la présence d’un DAMI-Garde présidentielle constitué par une équipe de deux à trois officiers dirigée par le Lieutenant-Colonel Denis Roux. La mission de ce DAMI consistait à faire de la formation physique et sportive, de l’entraînement au tir, de l’apprentissage des techniques de protection de personnalités. Au départ de ce coopérant, il a été décidé de ne pas procéder à son remplacement.

L’autre “ pièce à conviction ” destinée à confondre la France montre une photo d’un soldat, français selon toute vraisemblance qui court avec, à ses côtés, un groupe de jeunes gens en civil. Cette photo constitue, avec la communication d’une lettre concernant une demande d’enquête sur l’attentat, le seul document incriminant la France que les autorités rwandaises à Kigali ont transmis à la Mission.

Cette même photo est à nouveau citée comme constituant la référence “ la plus célèbre ” par d’autres personnes venues témoigner et auxquelles les rapporteurs ont demandé de fournir des éléments sur ce point.

Le courrier transmis par le journaliste Patrick May est par ailleurs symptomatique du mélange des faits qui entretient la confusion. Il est question de l’entraînement des milices en même temps que des contrôles d’identité opérés par les militaires français comme un des facteurs constitutifs de la violence des événements.

Si les opérations de contrôle menées par les militaires français en février et mars 1993 appellent des critiques de la part de la Mission, il n’est pas acceptable de présenter cette action, qui a réellement eu lieu, en la mettant sur le même plan qu’une affirmation, jamais sérieusement étayée à ce jour, d’entraînement des milices par les soldats français.

Il est plus sérieux en revanche de s’interroger non pas sur le caractère probant d’une photo prise à une date et dans des circonstances non précisées, mais sur le fait que l’armée française, alors qu’elle avait constaté à plusieurs reprises les comportements déviants de nombreux soldats de l’armée rwandaise, ne semble pas s’être préoccupée de ces dérapages autrement qu’en les constatant pour les déplorer. Fallait-il en d’autres termes décider de poursuivre de juin à octobre 1993 une coopération militaire renforcée -les effectifs du DAMI atteignent à nouveau 70 personnes- auprès d’officiers rwandais incapables d’encadrer leurs troupes ? Etait-il opportun de continuer à inculquer quelques rudiments à des individus dont un bon nombre était manifestement plus préoccupé par les avantages matériels que pouvait leur procurer le fait d’être militaire que par la volonté de se battre et de défendre leur pays, et ce d’autant que le génocide a été perpétré tant par l’administration, que par les milices et une partie de l’armée.

Les difficultés d’application des accords d’Arusha étaient manifestes, la montée des tensions était visible, le délabrement des FAR et l’absence d’éthique de certains de ses responsables n’était pas un secret. Le Colonel Bagosora qui devait être un des responsables du génocide a d’ailleurs été qualifié “ d’ordure ” par un officier français qui l’avait rencontré régulièrement. Il eût sans doute été préférable de s’abstenir de ce dernier renfort de coopération militaire française durant l’été 1993 qui dans la perspective d’Arusha perdait de son sens et qui, a posteriori, a été exploité contre la France accusée d’avoir formé ceux qui quitteront ensuite l’armée pour rejoindre, encadrer ou recruter les miliciens. Certes, dès octobre 1993, les effectifs du DAMI sont judicieusement ramenés à une trentaine, mais cette décision aurait pu être anticipée. Comme l’a souligné Gérard Prunier au cours de son audition, il ne “ s’agissait pas de dire, comme on a pu le lire, que la France avait préparé le génocide et délibérément formé les miliciens pour leur permettre de tuer les Tutsis ; en revanche, elle avait effectivement entraîné des miliciens qui ont participé au génocide sans avoir pris conscience -bêtise ou naïveté- de ce que représentait son action. ”

En cette année 1993, la question récurrente reste celle de la connaissance ou non par l’armée française de la constitution de milices “ dérivées ” des forces armées rwandaises : les milices “ Interahamwe ” (du MRND) et “ Impuzamugambi ” (de la CDR), constituées en 1992, de même que le “ réseau zéro ” et la société secrète “ Amasasu ” créée au sein des FAR par des officiers extrémistes.

Le Colonel Jean-Jacques Maurin a confirmé de façon la plus catégorique que jamais au cours des réunions d’état-major auxquelles il avait assisté il n’avait été fait allusion devant lui à un équipement des milices.

      3. La présence française au premier trimestre 1994

Les 24 assistants militaires techniques restés au Rwanda après le 15 décembre 1993 ont poursuivi leurs activités d’assistance technique sans aucun rapport avec les activités d’instruction et de formation des FAR.

Plusieurs d’entre eux ont été interrogés par la Mission et ont décrit leurs activités à cette époque, allant du soutien à l’armement lourd jusqu’au pilotage et à l’entretien du Nord Atlas qui transportait les Ministres et les personnalités du régime rwandais en passant par un travail de conseil et d’assistance des moniteurs qui formaient eux-mêmes des jeunes appartenant au bataillon parachutiste.

Le soutien à l’armement lourd consistait à instruire, sur les matériels en place d’une portée d’environ 14 kilomètres, 25 élèves avec à leur tête un commandant rwandais. Le responsable de cette instruction a déclaré que personnellement il était loin de penser que des événements aussi tragiques pouvaient se passer et que les milices n’étaient pas pour lui une chose connue.

En revanche, un des copilotes du Nord Atlas qui pilotait l’appareil avec un copilote rwandais a indiqué que les militaires rwandais savaient la situation tendue et a souligné que l’armée et les soldats étaient habités par une haine ethnique très vive, surtout parmi les subordonnés.

Cet officier a indiqué qu’on connaissait l’existence de milices “ Interahamwe ” mais qu’on ne savait pas précisément ce qu’elles faisaient. Il a relevé le “ caractère familial ” des milices, qui n’étaient pas exclusivement composées de voyous ou de délinquants.

Dans un témoignage écrit transmis à la Mission, le Colonel Damy dit avoir été témoin du passage de camions militaires, avec à bord de jeunes civils, qui se dirigeaient vers l’est du pays. Il estime que l’entraînement de ces milices enrôlées par le MRND a probablement commencé début 1994, ce qui exclurait la participation française à cette instruction, les personnels DAMI ayant quitté le Rwanda.

En conséquence, même si l’existence des milices était connue, il est patent que la présence militaire française au premier trimestre 1994 n’est intervenue en rien, à travers les missions qui étaient les siennes, dans la formation des miliciens.

III. - RESPONSABILITÉ DE LA COMMUNAUTÉ INTERNATIONALE

Après son accession au pouvoir, le nouveau gouvernement issu du FPR s’est étonné publiquement du nom de l’opération des Nations Unies : Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR). Il a demandé quand la mission avait réellement aidé le Rwanda.

Le précédent et l’actuel Secrétaire général de l’ONU ont reconnu les défaillances de cette organisation pour prévenir, empêcher et arrêter le génocide rwandais. De nombreux intervenants devant la Mission ont accusé l’ONU de non-assistance à personnes en danger. D’une part, les massacres ont commencé alors que les forces de l’ONU étaient présentes au Rwanda, sans que ces dernières aient tenté de les arrêter. D’autre part, la réduction des effectifs de la MINUAR à un chiffre symbolique, décidée par la résolution 912 le 21 avril 1994, a été perçue par les organisateurs du génocide comme un blanc-seing donné à leur action.

Le comportement de l’ONU n’a pas été à la hauteur des événements. Mais, pour ne pas faire de l’ONU le bouc émissaire de l’impuissance des Etats, il convient de rappeler que le Secrétaire général n’a d’autres autorité et volonté que celles que lui confèrent les Etats qui la composent, au premier rang desquels les cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L’activité de l’ONU est d’abord déterminée par la logique de puissance et les contraintes de politique intérieure des Etats souverains. S’interroger sur la responsabilité de l’ONU dans les événements intervenus au Rwanda, c’est donc examiner aussi l’attitude des acteurs étatiques, notamment celle des Etats-Unis et de la Belgique.

    A. L’ONU IMPUISSANTE

Il est important de rappeler que l’action de la communauté internationale s’inscrit dans les limites de la réalité d’un système onusien avec ses pesanteurs administratives, ses contraintes financières, ses compromis politiques ainsi que l’illustrent l’échec de la tentative française d’imposer le recours au chapitre VII lors du vote de la résolution 918 sur la MINUAR II (voir annexe) et son absence d’armée permanente. C’est ce qu’a rappelé M. Kofi Annan lorsqu’il a affirmé, en réponse à une question de la Mission que “ les opérations de maintien de la paix peuvent réussir lorsque le Conseil de sécurité fixe des objectifs concrets, lorsque l’Assemblée générale affecte les ressources nécessaires, lorsque les pays fournissant des contingents envoient en temps voulu des effectifs suffisants, bien formés et équipés, enfin lorsque les parties en cause font preuve d’un minimum de bonne foi. ”. Il ajoutait immédiatement après : “ tous ces éléments sont fondamentaux mais le plus important réside dans la volonté politique des parties et du Conseil de sécurité, faute de quoi les missions de maintien de la paix ont les plus fortes chances d’échouer ”.

Force est de constater en effet que la communauté internationale a fauté principalement au Rwanda par l’absence d’une volonté politique clairement exprimée et d’un engagement pleinement assumé, que ce soit avant ou après le déclenchement du génocide.

Ce manque d’engagement s’est traduit par une triple carence de la communauté internationale et explique les cinq erreurs qu’elle a commises.

      1. Les carences

      a) La première carence de la communauté internationale concerne son incapacité à mettre en application une diplomatie préventive efficace

Il est frappant de constater que, si la communauté internationale a contribué activement à proposer des solutions générales aux principaux problèmes rwandais, elle a été incapable d’assurer le respect de la mise en oeuvre des principes qu’elle avait elle-même posés. Cela se vérifie aussi bien pour le problème des réfugiés, que pour la question du respect des droits de l’homme ou encore pour l’application des accords d’Arusha. A quoi cela sert-il de reconnaître un droit moral au retour des réfugiés si leur sécurité n’est pas assurée sur le sol rwandais ? A quoi cela sert-il de dénoncer dans des rapports internationaux les atteintes aux droits de l’homme si aucune sanction, financière notamment, n’est prise pour inciter le gouvernement à les respecter ? A quoi cela sert-il d’organiser le partage du pouvoir entre les différentes factions si l’on est incapable, par une politique judicieuse “ de la carotte et du bâton ”, d’inciter l’ensemble des forces politiques en présence à le respecter et à l’appliquer ?

      b) Le deuxième type de carence imputable à la communauté internationale concerne les moyens

C’est cette carence qui explique que la MINUAR soit devenue, non le garant et le soutien des accords d’Arusha, mais le greffier de leur non-application. Son attitude a été davantage celle d’un simple spectateur que d’un acteur résolu à promouvoir et faire respecter des solutions que chaque partie s’était engagée à respecter.

      c) La troisième carence concerne l’incapacité de la communauté internationale à asseoir sa crédibilité

Nous l’avons longuement relaté, lorsque les responsables de la MINUAR protestent contre l’existence de caches d’armes, la seule réaction qu’ils réussissent à provoquer est non l’arrêt mais l’accélération de la distribution des armes. Lorsque la MINUAR développe un discours de protection de droits de l’homme, les appels à la haine ethnique se multiplient sur les ondes de la RTLM et les massacres continuent dans le pays. M. Ahmedou Ould-Abdallah, qui fut le Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU pour le Burundi, a beaucoup insisté sur la perte de crédibilité de la MINUAR, qu’il impute principalement à deux actes de faiblesse : tout d’abord avoir accepté d’être refoulée du lieu sur lequel l’avion présidentiel s’était écrasé ; ensuite, avoir été dans l’incapacité d’assurer la protection du Premier Ministre, Agathe Uwilingiyimana.

      2. Les erreurs

      a) La première erreur de l’ONU dans la gestion de la crise rwandaise est, au départ, une erreur d’analyse qui a été maintenue jusqu’au génocide

La situation au Rwanda est considérée comme une simple guerre civile et le rôle principal de l’ONU conçu comme un rôle de médiation entre les parties. Les conflits politiques au sein de la classe politique rwandaise, les stratégies à moyen terme des parties en présence, les réactions de peur et de haine entretenues dans la population sont délibérément ignorés par le Conseil de sécurité. L’efficacité de l’action de l’ONU exigeait une coopération des parties en présence. Cette condition préalable et nécessaire n’ayant de fait jamais existé, l’ONU s’est retrouvée bien seule pour promouvoir un processus de paix, face à des parties qui continuaient à privilégier une logique de guerre.

      b) La deuxième erreur de l’ONU a été une erreur de conception de l’opération de maintien de la paix

Certes, la difficulté à mobiliser des troupes, l’hétérogénéité des contingents finalement rassemblés, les problèmes linguistiques ne sont pas spécifiques à l’opération du Rwanda. Cependant, ils ont considérablement contribué à tendre les relations et à favoriser la dégradation de la situation. Le temps, celui nécessaire au déploiement de la MINUAR comme celui finalement demandé pour la mise en place des institutions de transition, a joué contre la paix.

Sans mésestimer la difficulté à trouver des ressources en hommes et en moyens -lors de la formation de la MINUAR I, il y avait, selon l’ONU, environ 80 000 soldats de la paix déployés dans le monde entier-, force est de constater certaines défaillances dans la planification, la coordination et la logistique des opérations successives de maintien de la paix.

      c) La troisième erreur imputable à l’ONU est une erreur de réaction à l’évolution de la situation

Certes, au fil des résolutions successives, la MINUAR a endossé tour à tour l’habit d’une mission d’accompagnement des accords de paix, puis d’une mission humanitaire et enfin celui d’une composante militaire d’une opération de restauration de l’Etat. Il est cependant dommage que cette plasticité des mandats n’ait pas répondu aux exigences d’un objectif clairement établi et reconnu : l’application des accords d’Arusha. Elle a au contraire donné l’impression d’actions improvisées, plus subies que voulues, et parfois contradictoires, plus inspirées par les intérêts immédiats de ceux qui les décidaient, que par la sécurité et le devenir des Rwandais. Le jugement du groupe des Nations Unies chargé de tirer des enseignements de la MINUAR est particulièrement sévère : “ depuis sa création jusqu’à son retrait, la MINUAR a toujours semblé en retard sur les réalités de la situation au Rwanda ”.

Il est pour le moins regrettable que, devant la dégradation des conditions de sécurité au cours de l’année 1993 -dont certains militaires de la MINUAR furent eux-mêmes les victimes- et le blocage institutionnel qui empêchèrent le déroulement normal du processus d’Arusha, l’ONU n’ait su répondre autrement qu’en agitant périodiquement la menace de son départ. Le recours au chapitre VII, qui autorise l’usage de la force, aurait dû être envisagé dès cette époque, ne serait-ce que pour permettre le retour à des conditions de sécurité permettant un dialogue serein et constructif.

      d) La quatrième erreur de l’ONU concerne la gestion de l’information à l’égard de la population rwandaise sur les objectifs de sa présence et la coupable tolérance dont elle a fait preuve à l’égard de la diffusion de messages de haine et d’appel au meurtre

La mise en place d’une radio MINUAR en février 1995 qui, de l’avis général a beaucoup contribué à l’apaisement des esprits par des nouvelles impartiales et objectives, montre, a contrario, les dangers qu’il y a eu à laisser les Rwandais sous l’influence d’une information partiale et agressive. Une action de surveillance ou de brouillage des émissions de RTLM aurait dû être envisagée.

      e) La cinquième erreur des Nations Unies est une faute, car elle fut commise consciemment

Elle a été de refuser de reconnaître rapidement que l’on était en présence, non de la reprise d’une guerre civile, mais de la mise en oeuvre d’un génocide, et qu’à ce titre, la communauté internationale entière était concernée. Dès lors, la décision de désengagement du 21 avril 1994 ne peut pas être considérée comme la sanction légitime à l’encontre de parties n’ayant pas respecté les accords. Elle s’apparente plutôt à un “ sauve qui peut ” généralisé.

Lorsque le rapporteur Pierre Brana a visité le Tribunal pénal mis en place à Arusha, il a été frappé par le contraste existant entre les moyens mis en oeuvre pour juger quelques dizaines de personnes, les délais entraînés par le strict respect des droits de la défense, la mobilisation de la communauté internationale à cette occasion pour fournir juges, avocats, agents administratifs, et la relative facilité et rapidité avec laquelle ont été massacrées plusieurs centaines de milliers de personnes dans la quasi-totale indifférence générale. Il ne s’agit pas bien sûr de contester la légitimité du Tribunal pénal d’Arusha qui bien au contraire est le moyen le plus évident de faire apparaître un peu d’humanité et de justice dans cette barbarie et cette violence, mais de regretter que la communauté internationale se soit souvenue si tard des principes qui la soutiennent et qui la fondent.

“ Même les fous ont peur s’ils rencontrent une détermination très claire en face d’eux ” écrivait dans un livre d'entretiens avec Stephen Smith celui qui fut le Représentant spécial du Secrétaire général de l'ONU au Burundi, M. Ahmedou Ould-Abdallah. Cette détermination a manqué à la communauté internationale. Elle a donc laissé des fous -mais des fous organisés et résolus- écrire l’histoire.

*

* *

L’explication de l’impuissance organisée de l’ONU tient d’une part au fait que le Rwanda n’entre pas dans le cadre des intérêts nationaux immédiats des grandes puissances mais aussi au précédent somalien dont la référence était constamment citée dès que l’on évoquait le Rwanda. “ La crainte majeure des responsables de la force est de se trouver pris dans un processus à la somalienne ” écrit le 3 mars 1994 l’ambassadeur de France au Rwanda, M. Jean-Michel Marlaud. L’obsession de la politique du “ zéro victime ” parmi les casques bleus a conduit la MINUAR à refuser toute mission dangereuse, de la perquisition des caches d’armes au secours des victimes. La MINUAR a cru avoir le choix entre l’intervention et la sécurité. Pour ce qui la concerne, elle a finalement payé sa non-intervention par la mort de 12 Casques bleus.

Dans son discours devant l’Assemblée nationale le 8 décembre 1998, M. Kofi Annan a déclaré que les Nations Unies doivent s’efforcer “ d’être une sorte de conscience du monde ”. Cet objectif est noble, mais demande au préalable que cette “ conscience ” soit elle-même irréprochable.

    B. L’OBSTRUCTION DES ÉTATS-UNIS

Les Etats-Unis n’avaient pas au Rwanda d’intérêts nationaux significatifs. Le Rwanda fait partie des pays les moins avancés (PMA) et est dépourvu de ressources naturelles rares. En conséquence, pour les Etats-Unis, le Rwanda ne représente aucun enjeu et a du reste été négligé par les entreprises américaines, dont aucune n’était implantée en 1994 dans ce pays.

Il n’a donc pas existé de “ complot ” américain qui aurait eu pour objet de supplanter l’influence française au Rwanda. Au contraire, même si les Etats-Unis étaient présents aux négociations d’Arusha et ont déployé une certaine activité diplomatique, leur implication dans le règlement de la crise rwandaise a été surtout négative.

Tout d’abord, les Etats-Unis ont eu comme priorité principale d’éviter un engagement trop important des Nations Unies dans la crise rwandaise pour des raisons à la fois budgétaires et politiques. Cette attitude a été constante, du déploiement d’observateurs à la frontière rwando-ougandaise à la fourniture de matériel pour la MINUAR I et la MINUAR II, décision à l’occasion de laquelle les Etats-Unis ont multiplié les obstacles administratifs.

Ils militaient au lendemain des événements du 6 avril 1994 pour un retrait pur et simple de la MINUAR I et ont retardé autant qu’ils le pouvaient l’introduction du mot génocide dans une résolution du Conseil de sécurité, de crainte que l’ONU n’ait à intervenir massivement.

La directive présidentielle du Président Bill Clinton (voir annexe) relative à la politique des Etats-Unis sur la réforme des opérations de paix multilatérales, qui est rendue publique le 5 mai 1994 mais qui a servi de base aux décisions américaines adoptées quelques semaines auparavant, établit une doctrine selon laquelle les Etats-Unis ne soutiendront militairement et financièrement une opération que si celle-ci fait “ progresser les intérêts nationaux américains ”. A l’évidence, tel n’était pas le cas du Rwanda.

    C. LA BELGIQUE TRAUMATISÉE

A la différence des Etats-Unis, la Belgique, ancienne puissance coloniale du Rwanda, est demeurée au contraire très impliquée dans ce pays. Au début des années 1990, la Belgique se situait au premier rang des contributeurs d’aide publique au Rwanda, devant la France et l’Allemagne.

La présence d’un contingent belge au sein de la MINUAR, en contradiction avec les règles traditionnelles de l’ONU qui veut qu’un pays impliqué dans une zone ne participe pas aux opérations de maintien de la paix qui s’y déroulent, a contribué à susciter une méfiance grandissante à l’égard de la force internationale. Cette méfiance avait son origine dans le soutien historique accordé par les Belges à la minorité tutsie rwandaise. Elle a été renforcée par certaines maladresses, notamment celle qui a consisté à confier aux Belges la protection de l’installation du détachement FPR dans les locaux du Parlement à Kigali. Elle a atteint son apogée avec les accusations portées contre les Belges d’être les auteurs de l’attentat contre l’avion présidentiel.

Le retrait unilatéral décidé par le Gouvernement belge, sans concertation avec ses partenaires, au lendemain de l’assassinat, dans des conditions horribles, de dix Casques bleus belges, fut le coup fatal porté au maintien au Rwanda de la MINUAR dont les responsables, déjà très désabusés quant à l’efficacité de leurs actions, n’étudièrent pas sérieusement d’autres possibilités que le retrait, partiel ou total, des Casques bleus.

Lors de l’opération Amaryllis, les conditions de décollage du dernier avion français sous des tirs de mortier dont certains attribuent la responsabilité au contingent belge (voir lettre du Colonel Balch en annexe) témoigneraient, si cette hypothèse était exacte, du désarroi de ce dernier. Toutefois, l’hypothèse de tirs en provenance des FAR a été aussi évoquée.

QUATRIÈME PARTIE
LES PROPOSITIONS DE LA MISSION

Les événements qui viennent d’être présentés suscitent trois grandes interrogations concernant l’avenir de notre politique étrangère et de défense, tout particulièrement en Afrique.

En premier lieu, vos rapporteurs ont tenté de montrer pour quelles raisons la double stratégie voulue par la France a échoué dans sa volonté de stabiliser le Rwanda grâce à un appui militaire indirect et de résoudre, par l’ouverture démocratique et la négociation, des conflits qui déchiraient ce pays. A des causes spécifiquement rwandaises se sont ajoutés des dysfonctionnements institutionnels et des erreurs d’appréciation. Nous devons donc d’abord nous demander comment remédier à ces erreurs et dysfonctionnements pour qu’à l’avenir la politique de sécurité de la France, tout particulièrement en Afrique, se révèle plus efficace et mieux adaptée à ses objectifs d’incitation à la démocratisation, de respect des droits de l’homme, de préservation de la paix et de résolution pacifique des conflits.

En second lieu, la tragédie rwandaise, malgré le caractère exceptionnel, unique, que lui donne le génocide, prend aussi sa place dans la longue suite de conflits extérieurs, et surtout intérieurs aux Etats, qui marque aujourd’hui l’évolution politique de l’Afrique. Quelles conséquences devons-nous, dans ces conditions, tirer des événements du Rwanda pour notre politique africaine ? Quelles réformes apparaissent les plus urgentes et les plus nécessaires en ce domaine, au regard de notre gestion de la crise rwandaise ? Dans quelle mesure peuvent-elles nous permettre à l’avenir de mieux aider l’Afrique à retrouver le chemin de la stabilité et de la construction de l’Etat de droit, sans lesquelles il ne peut y avoir à terme de véritable développement ?

Enfin, nous avons vu comment la France, l’Europe, la communauté africaine et la communauté internationale ont assisté, sans prendre pleinement conscience de leur gravité, aux prodromes du génocide et à l’aggravation de la crise rwandaise, que ne parvenaient pas à enrayer, ni la démocratisation de la vie politique, ni les négociations entre les belligérants. Ce constat nous impose de nous interroger sur les améliorations à apporter aux méthodes et aux moyens des organisations internationales, pour leur permettre d’identifier et de rompre à temps les enchaînements qui risquent de conduire à l’explosion de la violence à l’occasion d’une crise donnée.

Pour qu’à l’avenir, les actions de gestion des crises notamment en Afrique, souffrent de moins d’insuffisances et soient plus efficaces, la Mission formule les six propositions suivantes.

I.— ACCROÎTRE LA TRANSPARENCE ET LA COHÉRENCE
DE NOS MÉCANISMES DE GESTION DES CRISES INTERNATIONALES

La gestion de la crise rwandaise a été orientée par le Président de la République, qui a agi à la fois en tant qu’autorité de politique étrangère, “ garant du respect des traités ” aux termes de la Constitution, et Chef des armées.

Les orientations données par le Président de la République se sont traduites en décisions et en actions dans le cadre de diverses procédures. M. Roland Dumas, ancien Ministre des Affaires étrangères, a indiqué devant la Mission la dispersion au sein de l’Etat des compétences et des centres de décision concernant l’Afrique, mais il a noté que cette dispersion s’accompagnait d’une forte coordination au niveau de la présidence de la République (70). Les liens de cette coordination ont été mentionnés devant la Mission : conseil de défense, autres conseils restreints réunissant les ministres concernés sous la présidence du Président de la République, réunion hebdomadaire à laquelle, à l’Elysée, outre la cellule de la présidence de la République pour les questions africaines, participaient le directeur des affaires africaines et malgaches, le directeur du cabinet du Ministre de la Coopération, le Chef d’état-major particulier du Président de la République, un membre du cabinet du Ministre des Finances et les représentants de la Direction du Trésor ; réunions de la cellule de crise tenue à l’Elysée, en fonction de la situation, avec les administrations concernées ; réunion de cellules spéciales au Quai d’Orsay, liaisons entre le Chef d’état-major particulier, le Chef d’état-major des armées et le Ministre de la Défense.

Ces procédures se sont naturellement déroulées de manière différente selon que le Président de la République et le Gouvernement représentaient ou non la même majorité. En période de cohabitation, le Premier Ministre responsable de la Défense nationale aux termes de la Constitution est intervenu dans les mécanismes de décision concernant la gestion de la crise rwandaise, alors qu’il en était éloigné auparavant. Des réunions interministérielles et des réunions de cabinet traitant de cette question en présence de représentants du Président de la République se sont alors ajoutées à celles précédemment énumérées.

La Mission ne s’est pas attachée à l’analyse exhaustive et détaillée de ces différentes procédures de coordination. Elle s’est bornée à constater les résultats de leur fonctionnement. Les autorités politiques n’ont pas été suffisamment informées de la complexité et des spécificités de la crise rwandaise. La politique de renseignement n’a pas suppléé aux lacunes des autres sources d’information. Les chaînes de décision militaire et diplomatique sont restées trop autonomes.

La Mission propose donc une remise à plat des procédures existantes. Elle estime en particulier que les modes de coordination des actions diplomatiques et militaires, au sommet comme sur le terrain doivent être précisés et formalisés. Le problème de la convergence des interventions de l’ambassadeur, de l’attaché de défense, chef de la Mission d’assistance militaire et, le cas échéant, du responsable opérationnel se pose.

Quant à la Mission militaire de coopération, qui doit devenir la Direction de coopération militaire et de défense dans le cadre de la réforme des services de la coopération, il apparaît que son rôle doit être plus clairement défini : s’agit-il d’une instance de défense qui participe à la gestion militaire des crises ou d’un instrument de coopération qui relève du cadre général de l’aide au développement ? La première proposition semble, à la lumière de l’expérience rwandaise, plus pertinente. Elle devrait conduire à envisager le rattachement de l’assistance militaire technique au ministère de la Défense.

S’agissant du renseignement, qui n’a pas permis d’alerter à temps les responsables politiques des risques de dérive du régime rwandais, une politique adaptée aux nouvelles données du monde de l’après guerre froide, notamment en Afrique, doit être définie. L’enjeu ne peut plus être d’appuyer des gouvernements établis et favorables à nos intérêts quelles que soient leurs pratiques intérieures. La culture du renseignement doit évoluer en conséquence.

Il conviendra en particulier :

— de définir de véritables priorités de caractère stratégique pour éviter la dispersion des moyens : étant donné la prolongation de notre présence militaire, le Rwanda aurait dû être au nombre de ces priorités ;

— de rendre notre appareil de renseignement stratégique capable d’adaptation à des crises brutales ;

— d’assurer une coordination efficace entre les services, notamment la DRM et la DGSE, lorsqu’elles sont présentes sur le même théâtre d’opération.

La mise en place d’un système adapté d’association du Parlement aux activités de renseignement serait de nature à favoriser l’élaboration de cette stratégie et constituerait, non seulement une garantie démocratique, mais aussi un aiguillon efficace pour l’évaluation, dans leurs grandes lignes, des résultats obtenus en matière politique et militaire.

Par ailleurs, outre les services de renseignement et les services diplomatiques, de coopération et militaires, d’autres sources d’information mériteraient d’être prises en considération par les autorités politiques : il est surprenant de constater que l’expertise des africanistes spécialistes du Rwanda n’a pratiquement pas été mise à contribution dans la gestion de la crise rwandaise.

Plus généralement, la Mission constate l’inadaptation des textes portant organisation générale de la Défense aux nouvelles données de la question des crises internationales. Elle propose donc l’élaboration par le Gouvernement, en concertation avec les commissions permanentes concernées de l’Assemblée nationale et du Sénat, d’un projet de loi ajustant à ces nouvelles données l’ordonnance du 7 janvier 1959 portant organisation générale de la Défense. On pourrait, par exemple, concevoir, comme le suggère la Commission de la Défense de l’Assemblée nationale, que les opérations extérieures fassent l’objet d’une meilleure formalisation. Elles pourraient ainsi donner lieu, dans les jours suivant leur déclenchement à l’adoption d’un décret visant le traité sur lequel elles sont fondées et précisant leur durée prévisible, les moyens mis en œuvre ainsi que la nature de leur mission.

II. — AMÉLIORER LE CONTRÔLE DU PARLEMENT SUR LES OPÉRATIONS MILITAIRES CONDUITES EN DEHORS DU TERRITOIRE NATIONAL

Comme on l’a vu, l’intervention militaire française au Rwanda a connu des phases contrastées : évacuation des ressortissants et présence se voulant dissuasive à l’origine, participation à l’élaboration des plans de bataille, soutien au commandement, à la formation et à l’armement des FAR ensuite, puis désengagement.

Ces évolutions dans les dispositifs et leurs missions n’ont fait l’objet d’aucune information détaillée du Parlement qui, d’ailleurs, ne l’a pas demandée.

Les effectifs militaires déployés au Rwanda n’ont jamais été très nombreux. C’est ce qui explique le peu d’intérêt du public et du Parlement pour cette intervention avant que le génocide survienne. Toutefois, la durée de l’opération, le contexte de guerre et de violences intérieures où elle s’est déroulée, la nature délicate des missions exercées, qui relevaient des notions de stratégie militaire indirecte et à certains moments d’assistance opérationnelle d’urgence, auraient justifié un contrôle parlementaire effectif.

Outre sa valeur démocratique propre, ce contrôle aurait eu plusieurs avantages :

— il aurait permis de clarifier les responsabilités des acteurs et d’associer plus étroitement le Premier Ministre à l’action menée ;

— il aurait contraint les différentes autorités gouvernementales à une meilleure analyse de la situation et à une meilleure coordination pour les besoins du débat parlementaire ;

— il aurait enfin donné au Parlement et, au-delà, à l’opinion la possibilité de prendre conscience des enjeux de la crise rwandaise.

Par ailleurs, la question de la base juridique de notre présence militaire au Rwanda s’est posée. La marge de manœuvre dont disposait l’exécutif était d’autant plus grande que la portée des engagements que la France avait juridiquement contractés avec le Rwanda était ignorée du Parlement.

Pour remédier à cette situation, certaines recommandations de la Commission de la Défense, déjà citées, pourraient être reprises.

Des modalités de communication des accords de défense et de coopération militaire aux commissions compétentes de l’Assemblée nationale et du Sénat devraient être définies. Elles devraient satisfaire à la fois aux exigences d’information du Parlement et de confidentialité, voire de secret de certaines clauses des accords en cause.

Par ailleurs, des procédures d’association du Parlement aux opérations extérieures devraient être mises en place, sans nuire naturellement ni à la confidentialité ou au secret, ni à la rapidité des actions à mener. La Constitution ne laisse, en outre, qu’une place très limitée au Parlement en matière d’emploi des forces (hormis le cas, obsolète, de la déclaration de guerre). Les procédures à instaurer ne peuvent donc que résulter d’une pratique établie d’un commun accord avec le Gouvernement. D’ores et déjà, l’examen de la loi de finances rectificative de fin d’année est l’occasion d’une présentation détaillée des opérations en cours. Des auditions, par les commissions parlementaires compétentes, du Ministre de la Défense et du Chef d’état-major des armées sur des opérations données peuvent également être organisées plus régulièrement. Au-delà, des mécanismes spécifiques d’information, comme la constitution d’une délégation parlementaire dont les travaux seraient couverts par le secret ou la création de missions d’information peuvent être envisagé. Mais la question ne semble pouvoir être réglée de manière véritablement satisfaisante que par une modification de la Constitution, qui prévoirait d’une part des modalités d’autorisation par le Parlement des opérations extérieures et, d’autre part, l’extension aux accords de défense du régime d’approbation parlementaire des conventions internationales.

III. — APPROFONDIR LA RÉFORME DE NOTRE COOPÉRATION AVEC LES PAYS AFRICAINS

Comme vos rapporteurs l’ont souligné à diverses reprises, notre engagement au Rwanda était fondé sur le sentiment d’une obligation de solidarité à l’égard d’un pays francophone, lié à la France par des accords de coopération civile et militaire, dont la stabilité était menacée par une incursion armée provenant de l’extérieur. La politique suivie a cependant sous-estimé le fait que cette offensive provenait de réfugiés dont la volonté de revenir dans leur pays ne semblait pas être prise en compte. Elle n’a pas non plus attaché suffisamment d’attention à la dérive raciste du régime rwandais.

Cette politique a souffert de s’inscrire dans le cadre trop étroit d’une solidarité avec les pays d’Afrique francophone dits “ du champ ”. En conséquence, notre dialogue avec les pays anglophones voisins n’a pas été à la mesure des risques et des enjeux de notre intervention au Rwanda.

Par ailleurs, notre action diplomatique a revêtu une dimension trop strictement, voire exclusivement nationale. Nous n’avons pas véritablement cherché à confronter nos points de vue avec nos partenaires européens, notamment belges mais aussi allemands, dont la présence était forte au Rwanda.

Nous avons tenté un dialogue avec le Royaume-Uni en espérant qu’il amènerait l’Ouganda à adopter une attitude plus conciliante. Mais après l’échec de cette démarche, les Etats-Unis sont devenus nos seuls véritables interlocuteurs parmi les pays développés.

Toutes ces limitations peuvent être dépassées dans le cadre de l’actuelle réforme de la coopération, qui procède notamment des principes suivants :

— coordination interministérielle renforcée,

— concentration, selon des modalités sélectives et sur une base contractuelle de notre aide bilatérale, sur une zone de solidarité prioritaire englobant les pays les moins développés en termes de revenus et n’ayant pas accès aux marchés des capitaux ;

— rationalisation de la coopération autour de deux grands pôles : d’une part les Affaires étrangères et la Coopération, rassemblées au sein d’un seul ministère, d’autre part l’Economie, les Finances et l’Industrie.

Ces principes permettent d’élargir notre action de coopération à de nouveaux partenaires. Les pays traditionnellement appelés “ du champ ” qui bénéficient actuellement des crédits du Fonds d’aide et de coopération seront inclus dans la zone de solidarité prioritaire lors de la mise en œuvre de la réforme. Ils feront l’objet d’une attention particulière mais qui ne sera plus exclusive.

Par ailleurs, une plus grande synergie sera recherchée entre la politique de coopération mise en œuvre en faveur des pays de la zone de solidarité prioritaire et l’aide européenne, accordée notamment par le Fonds européen de Développement dans le cadre de la convention de Lomé. Notre politique de coopération aura vocation à mieux s’harmoniser à l’avenir avec celle conduite par l’Union européenne. C’est dans cet esprit que nous devrons participer aux négociations destinées à élaborer la future convention de Lomé qui entrera en application au-delà de l’échéance du 2 février 2000.

Sur la base de son examen de la politique menée par la France au Rwanda de 1990 à 1994, la Mission souhaite formuler les cinq propositions suivantes, concernant notre politique de coopération avec nos partenaires africains :

· il lui parait indispensable, en premier lieu, de maintenir un flux d’aide substantiel en faveur de ces pays. Même si la pauvreté n’est pas le seul facteur explicatif de la crise rwandaise, elle a, de toute évidence, beaucoup contribué à son aggravation. Dans une société dépendant à ce point de l’agriculture vivrière, la question des terres revêtait une importance vitale pour la grande majorité de la population. Le retour des réfugiés tutsis pouvait être présenté comme une menace de reprise de terres. Le massacre des voisins tutsis donnait l’occasion aux individus qui ont participé au génocide de chercher à leur prendre leurs terres.

Pourtant, l’aide n’a pas manqué au Rwanda. Mais celle-ci n’a permis ni de créer des emplois dans d’autres secteurs que l’agriculture, ni d’enrayer une dynamique démographique qui exerçait une pression croissante sur les ressources vivrières disponibles.

Le fait que le Rwanda ait été laissé aussi démuni face à ses difficultés économiques, pose donc la question, non seulement du volume de l’aide, mais aussi de son adaptation, de sa sélectivité, de la coordination des interventions des différents bailleurs bilatéraux et multilatéraux.

Le Rwanda, petit pays enclavé, a, en outre, dramatiquement besoin d’une meilleure intégration économique régionale. Or, celle-ci est difficile en Afrique. En outre, le Rwanda s’est orienté vers la CEEAC, qui a regroupé en 1982, avec le soutien de la France, les pays de l’ancienne Afrique équatoriale française, les anciennes colonies belges d’Afrique centrale et l’Angola, alors que ses intérêts le lient à l’Est du continent. Aujourd’hui, un rapprochement avec la SADC, qui regroupe les pays d’Afrique australe et surtout l’East African Corporation qui rassemble le Kenya, l’Ouganda et la Tanzanie, ouvre des perspectives plus prometteuses. Quoi qu’il en soit, la France doit, pour la Mission, impérativement continuer à soutenir activement et à encourager les efforts d’intégration régionale en Afrique. Cette intégration constitue, en effet, une condition essentielle du développement ;

· Par ailleurs, les événements du Rwanda font apparaître que l’aide au développement apportée par la France comme par les autres pays industrialisés n’a pas suffisamment été mise en cohérence avec les efforts de paix. Les ressources financières ont ainsi dangereusement fait défaut au Rwanda, lorsqu’il s’est agi de démobiliser les FAR et l’APR pour créer une armée unique intégrée, tout en préparant les conditions du retour des réfugiés tutsis, et de la réinstallation des déplacés de guerre. La Mission recommande donc de veiller plus attentivement à l’avenir à la cohérence des politiques d’aide et des efforts de paix ;

· La Mission propose que, si la situation politique l’exige, notre politique d’aide puisse dépasser les limites héritées de l’histoire. L’idée d’intégrer l’Ouganda dans le “ champ ”, pour créer de meilleures conditions de résolution du conflit rwandais, aurait sans doute mérité d’être davantage approfondie et de déboucher sur des initiatives plus concrètes, en association avec nos partenaires européens. Une plus grande attention portée aux programmes d’aide internationaux mis en œuvre en Ouganda nous aurait également alertés sur leurs conséquences, notamment sur la démobilisation d’une partie importante de l’armée ougandaise et sur son corollaire : la libération d’hommes disponibles pour s’engager dans le FPR ;

· La Mission estime, en outre, que la politique de coopération doit davantage prendre en compte les dangers que constituent en Afrique les flux de réfugiés et de déplacés. Pour qu’ils ne se transforment pas en foyers de guérilla, des mesures politiques doivent être prises, telles que celles recommandées par le Secrétaire général de l’ONU dans son rapport au Conseil de sécurité du 16 avril 1998 sur les causes des conflits et de la promotion d’une paix et d’un développement durables en Afrique (demande de séparation des civils et des militaires au sein des camps de réfugiés, création d’un dispositif international permettant d’aider les pays d’accueil à maintenir la sécurité et la neutralité dans les camps). Le Conseil de sécurité s’est prononcé en leur faveur dans sa résolution 1208 du 19 novembre 1998. Mais ces mesures doivent être assorties d’un volet financier pour faciliter la réinstallation, l’intégration ou le retour des réfugiés. Dans le cas de la crise rwandaise, une aide française active et visible aux réfugiés tutsis aurait sans doute considérablement facilité les négociations et montré que la présence de la France n’avait pas comme objectif exclusif de renforcer un seul camp dans le conflit ;

· Enfin, la Mission rappelle le lien politique, souligné notamment par le secrétariat général de l’ONU entre “ bonne gouvernance ” et développement. La bonne gouvernance a d’ailleurs été le thème de la conférence franco-africaine tenue à Ouagadougou en décembre 1996. L’exemple tragique de l’échec de la démocratisation rwandaise montre à quel point il s’agit d’une exigence indispensable dans notre partenariat avec les pays africains, mais complexe et difficile. La démocratie ne se réduit pas à l’organisation ponctuelle d’élections, qui peuvent simplement consacrer la victoire d’une majorité ethnique. Les élections libres sont naturellement nécessaires, mais elle doivent s’intégrer dans un processus à long terme de constitution durable d’un Etat de droit. Ce processus passe notamment par la clarté des règles, la transparence de l’administration, le fonctionnement régulier du système judiciaire, le respect des engagements et le paiement des dettes publiques. Les populations doivent y être constamment associées, en particulier au niveau local.

La coopération française et européenne a pour devoir d’encourager toute évolution en ce sens, sans pratiquer d’ingérence. La négociation de la nouvelle convention de Lomé offrira l’occasion de progresser en ce domaine, en permettant d’approfondir le dialogue politique entre l’Union européenne et les pays ACP sur les questions du respect des droits de l’homme et des principes de l’Etat de droit et de la bonne gestion des affaires publiques.

IV. — CONTRIBUER EFFICACEMENT À LA SÉCURITÉ AFRICAINE

Les efforts que nous avons déployés pour rétablir la paix au Rwanda n’ont pas produit les résultats escomptés, en raison notamment du cadre bilatéral que nous avons sans doute trop privilégié. La crise du Rwanda, les événements ultérieurs l’ont montré, était une crise à dimension régionale. Or, nous n’avons pas assez tenu compte de cette dimension.

Nous avons certes préconisé (et nous préconisions encore à juste titre) la tenue d’une conférence pour la paix dans la région des Grands Lacs. Nous avons encouragé et soutenu le processus d’Arusha, qui associait étroitement les pays de la région et s’appuyait sur le rôle pivot de facilitateur joué par la Tanzanie. Nous avons entretenu un dialogue constant, notamment avec le Zaïre et l’Ouganda sur la question rwandaise.

Mais ces initiatives sont restées diplomatiques. Elles ne se sont pas étendues au domaine militaire. Pour le maintien de la paix, nous avons fait appel à l’OUA, puis à l’ONU, alors qu’aujourd’hui il apparaît de plus en plus que le cadre sous-régional est généralement mieux adapté.

Les Etats africains, qui depuis plusieurs années déjà expriment la volonté de prendre davantage en charge les questions relatives au maintien de la paix sur leur continent, envisagent en effet de donner à leurs organisations sous-régionales un rôle de première ligne. Les chefs d’état-major des Etats-membres de l’OUA, réunis à Harare en octobre 1997 ont en particulier suggéré que les opérations de maintien de la paix soient toutes organisées dans ce cadre, sous l’égide de l’OUA et de l’ONU.

Dans son rapport déjà cité d’avril 1998 sur la sécurité en Afrique, le Secrétaire général de l’ONU considère qu’il est “ nécessaire et souhaitable ” de soutenir les initiatives africaines de maintien de la paix à l’échelle régionale, mais aussi sous-régionale. Il écrit que “ ce soutien est nécessaire parce que l’ONU n’a ni les moyens, ni surtout les compétences requises, pour régler tous les problèmes pouvant survenir en Afrique ” et qu’“ il est également souhaitable, parce que la Communauté internationale doit essayer, chaque fois que possible, d’accompagner les efforts faits par l’Afrique pour résoudre ses problèmes, plutôt que de se substituer à elle ”. La Mission souscrit à cette prise de position.

L’intérêt du cadre sous-régional est qu’il permet de créer, avec le soutien, qui reste indispensable des pays développés, des modules de forces rapidement disponibles en cas d’aggravation d’une crise ou de nécessité de mise en œuvre rapide d’accords de paix comme ceux d’Arusha. Les lenteurs d’intervention des forces de l’ONU, telles que la MINUAR, pourraient ainsi être évitées, de même que les pièges de l’action de sécurisation purement nationale menée sur une base bilatérale avec un Etat africain menacé.

La France et le Royaume-Uni ont pris des initiatives pour concrétiser les propositions d’organisation du maintien de la paix dans un cadre multilatéral impliquant un ensemble de pays africains. Ils ont entrepris de convaincre leurs partenaires de l’Union européenne d’apporter également leur aide aux instances africaines de maintien de la paix.

Le 22 mai 1997, la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ont par ailleurs décidé de promouvoir une action commune de soutien aux opérations africaines de maintien de la paix. De nombreux pays tant africains que développés, se sont associés depuis à cette initiative qui est actuellement poursuivie sous l’égide des Nations Unies et qui suppose l’instauration d’un partenariat ONU/OUA.

Plusieurs pays développés ont élaboré des programmes nationaux pour concrétiser l’engagement qu’ils ont ainsi pris. La France, les Etats-Unis et le Royaume-Uni demeurent, dans l’ordre décroissant de leur contribution, les principaux donateurs, mais d’autres (Danemark, Norvège, Suède et Italie) interviennent de manière croissante.

L’aide française a pris la forme du programme RECAMP (renforcement des capacités africaines de maintien de la paix). Ce nouveau type de coopération a bénéficié d’un dotation budgétaire de plus de 180 millions de francs en 1998.

Il s’organise en trois volets :

— la participation à des exercices de maintien de la paix aux côtés de contingents africains et d’éléments d’autres pays développés (l’exercice Guidimakha 98, tenu en février 1998, en a été un bon exemple) ;

— le prépositionnement du matériel nécessaire à des forces africaines de maintien de la paix ;

— le soutien d’un centre de formation au maintien de la paix en Côte d’Ivoire.

Cette politique permet d’associer nos moyens de coopération et nos forces prépositionnées, dont le volume doit être ramené à 5 500 hommes à l’horizon 2002.

La Mission considère que cette réorientation de notre coopération militaire est de nature à remédier aux insuffisances, aux difficultés, sinon aux ambiguïtés qu’elle a constatées dans notre soutien aux FAR et plus largement dans l’aide apportée au Gouvernement rwandais pour rétablir la paix sur son territoire avant la conclusion des accords d’Arusha.

· Elle propose de donner à cette nouvelle orientation une nette priorité dans nos choix budgétaires et d’affirmer que la participation ou l’assistance au maintien de la paix dans un cadre multilatéral, au profit de regroupements de pays africains transcendant les clivages linguistiques, doit constituer l’axe essentiel de notre politique de coopération militaire. En cas de crise, priorité doit être donnée à la recherche de solutions négociées dans un cadre africain, sans que ce choix implique par ailleurs de renonciation à nos programmes bilatéraux de coopération militaire traditionnelle.

· La Mission se prononce également pour une adaptation des accords de défense qui nous lient à plusieurs Etats africains. Sans qu’il soit question de nous soustraire à nos engagements, il importe de mieux tenir compte du nouveau contexte de la sécurité africaine et d’affirmer notre volonté de respecter scrupuleusement le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats. La Mission souhaite que le Parlement soit associé à cette adaptation des accords de défense passés avec certains de nos partenaires africains.

· La Mission ne sous-estime pas les difficultés internes des regroupements d’Etats africains. Elle considère cependant que tout doit être fait pour encourager leur consolidation. Elle n’ignore pas non plus les risques liés à la prédominance de tel ou tel pays dans une sous-région. C’est pourquoi elle se prononce pour un encadrement rigoureux des opérations africaines de maintien de la paix par un mandat du Conseil de sécurité des Nations Unies, en coordination avec l’OUA.

· Enfin, il apparaît que notre participation à la sécurité africaine sera d’autant plus efficace qu’elle revêtira une dimension européenne. L’absence de cette dimension a sans doute été très préjudiciable au bon déroulement de notre intervention au Rwanda.

La Mission considère que la mise en œuvre du Traité d’Amsterdam ouvre de nouvelles perspectives pour notre politique de paix en Afrique. Il convient de réfléchir dès à présent au rôle que le futur Haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité commune pourra jouer dans la gestion des crises africaines. En particulier, il faudra se poser la question de savoir s’il pourra se rendre sur le terrain pour des initiatives de médiation par exemple. Il faudra également s’interroger sur les marges de manœuvre dont il disposera.

Par ailleurs, les stratégies communes prévues par le Traité pourraient trouver un domaine d’application en Afrique. L’Union pourra avoir recours à l’UEO pour la mise en œuvre de moyens militaires destinés à contribuer à la solution de crises politiques ou humanitaires.

Dans ce but, la France doit faire partager son ambition de paix pour l’Afrique à ceux de ses partenaires qui sont le plus engagés dans la coopération avec le continent (Royaume-Uni, Espagne, Italie, Belgique, Portugal et, si elle y est prête, Allemagne). Nous avons tout à gagner à faire la transparence la plus grande possible sur notre politique africaine, sur ses objectifs et les moyens mis en œuvre pour les atteindre, afin de surmonter les incompréhensions et les suspicions qui pèsent parfois, à tort, comme le présent rapport le montre, sur nos actions et nos analyses.

V. — AMÉLIORER L’EFFICACITÉ DES INTERVENTIONS DE MAINTIEN ET DE RÉTABLISSEMENT DE LA PAIX DE L’ONU

S’il est vrai que le maintien de la paix en Afrique doit d’abord devenir l’affaire des Africains eux-mêmes, il ne saurait être question d’en tirer argument pour contester les responsabilités propres du Conseil de sécurité des Nations Unies. L’autorisation de ce dernier reste en particulier indispensable pour l’emploi de la force.

La Mission ne conteste donc aucunement le principe de l’intervention de l’ONU dans la crise rwandaise, même si elle a dû faire un bilan sévère de ses faiblesses et de ses lenteurs.

Pour empêcher le renouvellement d’une telle tragédie, le renforcement et l’amélioration des modes d’action de l’ONU apparaissent donc prioritaires. Inversement, le Secrétaire général de l’ONU relève, dans son rapport d’avril 1998 sur la sécurité en Afrique, que l’échec de l’Organisation au Rwanda a eu des conséquences très lourdes sur le continent et qu’il y a répandu le sentiment d’une quasi-indifférence de la communauté internationale, qui mine actuellement encore la confiance dans les efforts de paix entrepris.

La mise en place de forces interafricaines, constituées avec l’appui de pays industrialisés en liaison avec l’OUA et l’ONU, devrait permettre au Conseil de sécurité de disposer des moyens d’intervention rapides, qui conditionnent l’efficacité de son action. Cette politique, présentée au paragraphe 4 ci-dessus, n’est actuellement contestée que par le Nigéria. Elle doit revêtir un caractère hautement prioritaire.

La Mission considère que, comme le souligne le Secrétaire général de l’ONU dans son rapport sur la sécurité en Afrique, la prévention des conflits offre les meilleures chances pour leur règlement pacifique. Il est probable qu’au Rwanda l’intervention tardive de l’ONU, à un moment où la dynamique du conflit devenait difficile à maîtriser, ainsi que les lenteurs dans la mise en place de la MINUAR I ont fortement compromis ses perspectives de succès.

Le déploiement de forces multinationales à titre préventif peut, à l’inverse, jouer un rôle déterminant dans l’évolution d’un conflit. La Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui peut en constituer un exemple. On notera qu’elle a permis le retrait des éléments français d’assistance opérationnelle, sans conséquences graves pour la stabilité du pays. Il n’en reste pas moins que la présence des Nations Unies reste sans doute nécessaire au-delà de la date prévue pour le retrait de l’actuelle mission (février 1999).

S’agissant du maintien de la paix, la Mission ne peut que relever les ambiguïtés ou les difficultés inhérentes au recours au chapitre VI de la Charte des Nations Unies. Ce régime s’applique aux forces chargées de contrôler le processus de règlement d’un conflit après la cessation des hostilités. Il n’autorise pas l’emploi de la force, sauf légitime défense. La Mission considère, au vu des épreuves subies, notamment par le contingent belge de la MINUAR, qu’il apparaît indispensable de donner à nos forces, lorsqu’elles opèrent dans le cadre du chapitre VI, de réelles capacités d’autodéfense, voire de combat, de manière à leur permettre de faire face à tout changement de situation. Le Gouvernement français doit également être pleinement informé des orientations et décisions concernant nos forces, quand elles sont engagées dans une mission relevant du chapitre VI.

Des mécanismes appropriés d’analyse de la crise doivent être mis en place, dans une telle hypothèse, à la fois au niveau de l’ONU, au niveau régional (OUA par exemple) et dans le cadre national, de manière à prévoir une éventuelle aggravation de la situation, incompatible avec le maintien du régime du chapitre VI. Ces dispositifs paraissent avoir fait défaut au Rwanda dans les premiers mois de 1994.

En cas de dégradation brutale de la situation ou de survenance d’une crise violente, le recours au chapitre VII qui permet l’usage de la force doit être une condition de notre participation à une intervention de rétablissement de la paix. Dans une telle hypothèse, le mode d’intervention qui a fait la preuve de son efficacité est celui de la constitution d’une force sous commandement national ou international, sur demande du Conseil de sécurité. La responsabilité de la conduite des opérations appartient alors à un Etat pilote ou à une organisation régionale de défense.

Dans tous les cas, qu’il s’agisse du chapitre VII et, surtout du chapitre VI, le mandat doit être clair et correspondre strictement à l’objectif de la mission. Il importe de tirer la leçon du décalage intervenu dans la définition des tâches de maintien de la paix entre le mandat de la MINUAR I et le rôle de la force internationale neutre tel qu’il était prévu par les accords d’Arusha.

VI. — ÉTABLIR UNE JURIDICTION PÉNALE INTERNATIONALE

Lorsqu’une crise a provoqué des violations du droit humanitaire, comme le Rwanda en a donné l’exemple à une échelle démesurée, son règlement suppose que soit assurée par la communauté internationale la répression des crimes commis.

La communauté internationale a reconnu cette nécessité dans le cadre du rétablissement de la paix dans l’ex-Yougoslavie d’abord, au Rwanda ensuite.

Par sa résolution 955 du 8 novembre 1994, le Conseil de sécurité a ainsi institué le Tribunal pénal international pour le Rwanda. Cette juridiction, qui siège à Arusha, a pour mandat de “ juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda ainsi que les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’Etats voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ”.

Après l’échec de la communauté internationale à prévenir et à interrompre le génocide, la création du Tribunal pénal international pour le Rwanda a été une première et indispensable réponse à la situation qui venait de se créer. Le crime de génocide ne peut en effet rester impuni. Sa répression fait partie des conditions sine qua non de la prévention d’autres génocides. C’est aussi pour le pays concerné l’une des bases de la reconstruction et de la réconciliation nationale. Une société marquée par un tel drame ne peut se réorganiser et reprendre son développement que sur la base de la justice. L’enjeu n’est pas seulement de donner aux victimes une réparation, mais aussi de réaffirmer les principes de l’Etat de droit.

La procédure et la jurisprudence du Tribunal d’Arusha doivent apporter à cet égard une contribution essentielle. Elles ont vocation à fixer des noms et des principes qui peuvent constituer des références pour la société rwandaise. La Mission note à ce propos que le Tribunal mène une politique pénale qui vise à mettre prioritairement en cause la responsabilité des dirigeants, des organisateurs, des idéologues, plus que des exécutants.

Cette politique pénale, définie par un tribunal siégeant en Afrique et présidé par un Africain peut être source d’enseignements pour la justice rwandaise. Selon les chiffres officiels rwandais, plus de 135 000 personnes seraient actuellement détenues au Rwanda en raison d’une inculpation de génocide. Le Général Kagame vient de déclarer qu’une partie d’entre eux était arbitrairement détenue et que des libérations sont envisagées. Le Rwanda se trouve donc confronté à la nécessité de définir des principes et des orientations pour la poursuite et le jugement des coupables du génocide. Le Tribunal pénal international du Rwanda peut l’y aider. Encore faut-il qu’il améliore significativement son fonctionnement . Des efforts sont nécessaires en ce domaine, tant de la part des pays qui assurent la charge de son greffe que de ceux qui contribuent à son financement, c’est-à-dire essentiellement les pays développés. Des progrès sont récemment intervenus, comme la création d’une troisième chambre ou l’adoption, pour 1998, d’un budget de 58,9 millions de dollars. Il reste cependant beaucoup à faire pour accélérer les procédures et prononcer dans un délai raisonnable les jugements attendus au Rwanda.

Parmi les soutiens qui doivent être apportés au Tribunal pénal international pour le Rwanda figurent les témoignages d’acteurs extérieurs et notamment, dans le cadre de la France, ceux des personnels militaires ayant servi au Rwanda. A ce propos, la Mission note avec satisfaction la disponibilité du Gouvernement français pour le bon déroulement des procédures. Les auditions de militaires français ayant servi dans le cadre de l’opération Turquoise ont pu avoir lieu dans des conditions appropriées de confidentialité. La France informe régulièrement le Tribunal sur les procédures d’information judiciaire ouvertes dans notre pays à propos des faits dont il a à connaître.

Pour l’avenir, la Mission considère que l’entrée en vigueur de la Convention de Rome, portant statut de la future Cour pénale internationale, constitue un élément essentiel du dispositif de prévention et de règlement des crises. Elle souhaite que cette cour soit intégrée au système des Nations Unies, conformément à l’article 2 de son statut. Elle se prononce pour la ratification par la France, à bref délai, de la Convention de Rome. Elle observe que ses possibles implications sur notre ordre constitutionnel pourraient imposer au préalable une révision de la Constitution.

Elle estime cependant qu’une juridiction pénale internationale pourrait renforcer la position de tous ceux qui, notamment en Afrique, s’efforcent de faire prévaloir les principes de l’Etat de droit. Son instauration constituerait un aiguillon pour la communauté internationale et l’inciterait à rompre avec son attitude de passivité, souvent ressentie comme de l’indifférence par les Africains à l’égard des violations massives des droits de l’homme commises sur leur continent. La Mission ne peut à ce propos qu’évoquer l’exode de plus de 500 000 Rwandais d’origine hutue déplacés en 1996 à la suite de l’offensive de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo Zaïre, dirigée par Laurent-Désiré Kabila, alors soutenu par l’actuel gouvernement rwandais. Un grand nombre de ces réfugiés ont péri à la suite des exactions qu’ils ont subies, sans que la communauté internationale entreprenne la moindre action pour leur venir en aide. Sans qu’il soit question de méconnaître la terrible spécificité du génocide commis au Rwanda en 1994, il importe toutefois de garder à l’esprit l’étendue des massacres et violations des droits de l’homme au cours des dernières décennies en Afrique, et en particulier dans la région des Grands Lacs. Les combattre et entreprendre d’y mettre fin figure aujourd’hui parmi les tâches les plus urgentes de la communauté internationale.

EXAMEN DU RAPPORT

La Mission d’information a procédé à l’examen du rapport de MM. Pierre Brana et Bernard Cazeneuve au cours de sa séance du mardi 15 décembre 1998.

M. Jacques Myard a salué le travail très minutieux, solide et objectif, fait par les deux rapporteurs. Il a jugé qu’au-delà de divergences d’opinion sur le fond, le caractère substantiel du rapport était indéniable.

Le Président Paul Quilès a également félicité les rapporteurs pour le travail gigantesque et exceptionnel qu’ils avaient accompli.

Joignant ses remerciements à ceux du Président Paul Quilès, M. Guy-Michel Chauveau a estimé que ce travail avait mis en évidence les moyens insuffisants dont disposait l’Assemblée nationale pour faire face à une telle tâche, qui avait mobilisé pour une très grande part la commission de la Défense. Il s’est enfin félicité de la coopération très satisfaisante établie avec les ministères compétents pour les besoins de l’élaboration du rapport.

Un débat s’est alors engagé sur le rapport. A l’issue de ce débat, au cours duquel plusieurs modifications ont été adoptées, le rapport a été soumis au vote de la Mission.

M. René Galy-Dejean a alors donné lecture de l’explication de vote des parlementaires des groupes RPR, UDF et Démocratie Libérale dont le texte figure ci-après.

Il a indiqué que les parlementaires de ces groupes émettraient un vote défavorable à l’approbation du rapport.

M. Michel Voisin, au nom des parlementaires du groupe UDF s’est également prononcé contre l’adoption du rapport.

M. Jean-Claude Sandrier a donné lecture de l’explication de vote des parlementaires du groupe communiste dont le texte figure ci-après.

Il a déclaré que, sous réserve des observations formulées dans cette explication de vote, les parlementaires appartenant au groupe communiste approuvaient le rapport, eu égard notamment à la qualité des propositions qu’il contenait.

M. Jacques Desallangre a exposé que les commissaires du groupe RCV avaient noté la richesse des informations recueillies, la diversité des sources, le croisement des témoignages oraux et écrits.

Faisant observer que des causes endogènes de la crise rwandaise sont malheureusement toujours présentes, telles par exemple la démographie galopante ou la misère, il a estimé que ce constat n’était pas contradictoire avec une invitation à la réflexion sur l’émergence, depuis une trentaine d’années, d’un nouveau type d’intervention, l’intervention humanitaire armée, dont le cadre juridique et les objectifs ne sont pas suffisamment définis, alors que des opérations de ce type sont appelées à se multiplier. Il a souhaité que les ambiguïtés qui pèsent sur elles soient levées en clarifiant les objectifs politiques qu’elles poursuivent.

Il a ajouté que les interventions françaises au Rwanda avaient également mis en évidence la nécessité d’ouvrir un débat sur les processus de décision en matière militaire et l’instauration en ce domaine de mécanismes d’information et de contrôle.

Il a indiqué que, pour ces raisons, les parlementaires du groupe RCV avaient approuvé l’inclusion de propositions dans le rapport et qu’ils voteraient en faveur de son adoption.

M. Guy-Michel Chauveau a exposé combien il trouvait productif le travail accompli par les rapporteurs. Il a souligné que, aussi primordiale que soit l’importance de son rôle législatif, le Parlement devait également se saisir de tous les éléments susceptibles d’alimenter le débat démocratique, et que ces initiatives devaient aller de pair avec un accroissement de la transparence dans tous les domaines. Il a ensuite indiqué que les parlementaires du groupe socialiste émettraient un vote favorable à l’adoption du rapport.

M. François Loncle a tenu, au nom des députés socialistes membres de la Commission des Affaires étrangères, à s’associer aux propos de M. Guy-Michel Chauveau et jugé que le travail présenté était d’une très grande qualité.Il s’est cependant inquiété de l’interprétation qui pourrait être faite de la déclaration des groupes RPR, UDF et Démocratie Libérale.

Il a estimé que l’appréciation de ces groupes, selon laquelle le rapport suggérait une culpabilité de la France, pouvait être cause de difficultés, dans la mesure où, même si tel n’était pas l’avis du groupe socialiste, ce sentiment était effectivement partagé par certains. Il a considéré que cette interprétation des groupes de l’opposition obligerait le Président et les deux rapporteurs à lui apporter des démentis, faute de quoi le vote de la majorité risquait d’être mal compris.

La Mission d’information a alors approuvé les conclusions du rapport.

Après que le Président Paul Quilès eut informé les membres de la Mission d’information que le rapport serait diffusé sur le réseau Internet et édité sous forme de CD-Rom, la Mission a autorisé sa publication, conformément à l’article 145 du Règlement.

EXPLICATIONS DE VOTE ET
CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE

I. —  EXPLICATION DE VOTE DES MEMBRES DE LA MISSION D’INFORMATION APPARTENANT AUX GROUPES RASSEMBLEMENT POUR LA RÉPUBLIQUE, UNION POUR LA DÉMOCRATIE FRANÇAISE ET DÉMOCRATIE LIBÉRALE

Les trois groupes de l’opposition parlementaire représentés au sein de la Mission d’information sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda, entre 1990 et 1994, après avoir très largement participé aux travaux de la Mission, ont pris connaissance du volumineux rapport qui leur a été soumis les dimanche 13 et lundi 14 décembre, à huis clos.

La lecture de ce rapport qui, pour une large part, recueille l’adhésion de ces groupes, soulève cependant de nombreuses objections de fond qui empêchent l’approbation du rapport en l’état.

Les parlementaires RPR, UDF et Démocratie Libérale, présents au sein de la Mission, tiennent tout d’abord à souligner les divers aspects positifs du rapport présenté.

La qualité et l’importance des travaux de recherches et d’investigations doivent être, dès l’abord, soulignées. Il convient d’y ajouter le caractère objectif de la démarche suivie pour tout ce qui concerne l’analyse des divers éléments constitutifs du drame rwandais.

L’objectivité de la démarche des rapporteurs et la qualité d’un compte rendu exhaustif des travaux, débouchent sur plusieurs constats qu’il y a lieu de mettre en exergue.

Dans la tragédie rwandaise, la France seule, contrairement à la quasi totalité de la communauté internationale, n’a pas failli. Son action, au cours des années ayant précédé le drame, avait notamment permis l’aboutissement des accords d’Arusha et la mise en place du seul gouvernement de coalition nationale ayant jamais existé dans ce pays. Son intervention en 1994, volontairement placée sous l’égide des Nations Unies, a sûrement limité l’ampleur du génocide.

L’Armée française quant à elle, sollicitée et engagée par les autorités politiques du pays dans toutes sortes de missions allant de la mise en sécurité armée de sites, de villes et de régions, aux actions humanitaires les plus difficiles, a assumé ces missions et responsabilités avec honneur et efficacité.

Au total, notre pays peut et doit être fier de l’action qu’il a conduite dans ce malheureux pays.

A côté de ces aspects positifs, le travail des rapporteurs comporte plusieurs éléments et propositions considérés par les parlementaires RPR et UDF et Démocratie Libérale, comme inacceptables.

En premier lieu, la tonalité de l’introduction favorise une tendance à rejeter sur la France la responsabilité des événements qui ont conduit au génocide. Or, selon nous, les trois premières parties montrent que, sous réserve d’erreurs partielles, la France a fait ce qu’elle a pu, sans être appuyée ou aidée par quiconque, notamment par les puissances européennes ou par les Etats-Unis. Par contre, le rapport est accablant sur le comportement de l’Organisation des Nations Unies, indépendamment des responsabilités qui incombent aux membres du Conseil de sécurité lors du vote des résolutions. La faillite de l’ONU dans une crise comme celle du Rwanda rejoint les analyses qui ont pu être faites par ailleurs sur les interventions des Nations Unies en Somalie ou dans l’ex-Yougoslavie. La tonalité de l’introduction constitue donc un premier motif de refus d’approbation du rapport.

Est ensuite tout à fait contestable la publication des auditions à huis clos. Le principe de cette publication a été soumis à l’approbation de la Mission. Les parlementaires RPR, UDF et Démocratie Libérale considèrent que le huis clos, qui a été proposé à certaines personnalités auditionnées, empêche de facto toute publication. Ces parlementaires en font une question de principe.

Par ailleurs, et s’agissant de l’analyse des faits, les parlementaires des deux groupes constatent que le rapport ne tire pas explicitement les conclusions positives pour la France que cette analyse fait pourtant apparaître.

Les propositions abondantes qui accompagnent le rapport appellent quant à elles les plus expresses réserves à la fois sur le plan de l’opportunité et quant à leur contenu.

Sur le plan de l’opportunité, on peut s’interroger sur le fait de savoir s’il entre dans l’objet même d’une mission d’information très précisément définie, d’introduire des propositions allant jusqu’à la réforme de la Constitution, la modification de l’ordonnance de 1959 portant organisation générale de la Défense ou le fonctionnement des services de renseignements français.

De telles propositions apparaissent comme étrangères à l’objectif même de la Mission et inacceptables dans un tel contexte.

En tout état de cause, elles reflètent à l’évidence un positionnement politique auquel les parlementaires de l’opposition ne sauraient souscrire.

En conséquence, les parlementaires RPR, UDF et Démocratie Libérale ont voté contre l’approbation du rapport.

II. — EXPLICATION DE VOTE DE M. JEAN-CLAUDE SANDRIER AU NOM DU GROUPE COMMUNISTE

Le groupe communiste approuve le rapport de la Mission d’information, eu égard notamment aux propositions qu’il contient, même s’il estime que la question reste ouverte des pouvoirs plus importants d’une commission d’enquête pour procéder à des investigations plus profondes, et que la publication partielle des auditions à huis clos pourrait être cause d’un doute dommageable.

Les leçons à tirer de ce rapport sont d’abord qu’il y a une responsabilité collective et que celle-ci ne doit pas être située d’abord sur un plan militaire mais sur un plan de politique générale à l’égard de l’Afrique. Si la France ne peut s’extraire de cette responsabilité collective, il ne serait cependant ni juste ni sain qu’elle la supporte essentiellement car il y a bien eu abandon de la communauté internationale.

L’échec est celui d’une politique : l’échec du recours à la force pour régler des problèmes humains. De ce point de vue, le rapport ne fait pas suffisamment ressortir que c’est la misère et la pauvreté qui sont à la base des problèmes de l’Afrique, même si d’autres facteurs se sont greffés sur ces réalités.

Face à cette affirmation de fond, les propositions de la Mission d’information paraissent tout à fait positives au groupe communiste, et concernent bien les points sur lesquels il est urgent d’avancer : transparence et cohérence dans les choix et la conduite des actions ; rôle du Parlement et son association aux décisions, approfondissement de la question de la coopération, sécurité africaine et conditions de l’assistance, rôle et efficacité de l’ONU, établissement d’une juridiction pénale internationale.

S’agissant de la misère, le maintien d’un flux d’aide substantiel évoqué par le rapport paraît sous-estimer la question du volume de l’aide et de ce fait ne pas poser la vraie question qui est celle de l’ampleur des moyens nécessaires pour sortir un milliard d’êtres humains, et plus, de la misère. A-t-on ces moyens ? Peut-on se les donner et comment ? Mieux aborder cette question aurait sans doute permis d’éviter de se pencher trop longuement sur la question de l’aide militaire, qui, si elle a sa place, n’est cependant pas centrale dans les problèmes africains, et donc pas davantage pour le Rwanda.

Ce rapport devrait donc être une incitation plus forte à débattre de la redéfinition de notre politique de coopération et à porter ce débat au plan international. C’est un des grands enjeux du siècle prochain. Il ne s’agit pas tant de fabriquer des forces pour étouffer l’expression multiforme des misères ou leur exploitation que de donner plus d’ampleur à l’aide économique, sociale et culturelle pour les peuples qui en ont besoin, sans distinction.

Le groupe communiste note également que sont constatées les limites de la conception qui confie à un homme ou à un petit groupe d’hommes, sans intervention du Parlement, la gestion de situations qui sont lourdes.

De ce point de vue, chaque fois qu’on élargit le cercle de l’information, de l’association aux décisions et du contrôle, on crée un peu plus de démocratie. Que ces questions soient posées dans ce rapport et qu’elles fassent l’objet de propositions de modification de la Constitution est extrêmement important.

En ce qui concerne le domaine militaire, l’assertion aux termes de laquelle le traité d’Amsterdam ouvre de nouvelles perspectives pour la paix avec le développement du rôle du représentant de l’Union semble bien inutile. Il paraît préférable de s’en tenir à un cadre rigoureux pour toute intervention c’est-à-dire un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU en coordination avec l’OUA. Ceci n’excluant pas la concertation au niveau de l’Europe.

Enfin, il faut s’interroger sur quatre des points traités par la Mission d’information : le caractère prévisible ou non des événements, l’encadrement des FAR par l’armée française, l’attentat contre l’avion présidentiel et les livraisons d’armes. Sur ces quatre points il faut constater qu’après le travail de la Mission d’information il reste bien des zones floues. C’est à ce propos que l’on peut s’interroger sur les possibilités plus importantes d’investigation d’une commission d’enquête.

Devant les questions encore en suspens il serait souhaitable que le tribunal d’Arusha dispose de moyens accrus pour accélérer l’enquête sur les faits qui lui sont soumis.

Ces réserves émises, le groupe communiste approuve le rapport de la Mission d’information eu égard notamment à la qualité des propositions qu’il formule, car dans cette affaire l’un des objectifs majeurs de cette Mission n’était-il pas de savoir tirer les leçons d’un effroyable drame humain ?

III. — CONTRIBUTION PARLEMENTAIRE DE M. JACQUES DESALLANGRE, AU NOM DU GROUPE RADICAL, CITOYEN ET VERT

En avril 1994, après un attentat dans lequel les présidents du Rwanda et du Burundi trouvent la mort, éclate un conflit interethnique dans la région des Grands Lacs qui, en quelques jours, va atteindre un degré de barbarie inimaginable. La lente marche que semblait entamer ce pays vers la démocratie avait masqué, aux yeux de l’occident, les blessures profondes d’un pays au bord de la catastrophe. A travers les médias, le monde entier semble assister impuissant à un des plus grands massacres de population de notre vingtième siècle.

Le terme de génocide, employé lors des massacres de 1994, rappelle au souvenir de nos concitoyens de bien tristes périodes de l’histoire mondiale du XXème siècle. La comparaison avec les crimes nazis, le génocide arménien ou encore le régime de Pol Pot au Cambodge est souvent faite dans la presse ou dans les ouvrages qui paraissent à cette occasion. Si, de par leur spécificité, ces événements sont et doivent rester incomparables, leur souvenir et le sentiment d’impuissance à empêcher de tels actes de barbarie est fort en ce printemps 1994. Pour beaucoup, l’engagement pris en 1948 de réprimer et de prévenir tout nouveau génocide n’a pas été tenu. La barbarie des affrontements, l’horreur des massacres imposent aux puissances occidentales et à la France en particulier de s’interroger sur leurs responsabilités.

Face à ces accusations, face à cette suspicion, les pouvoirs politiques français se devaient de faire la lumière sur leurs éventuelles responsabilités car si l’on ne peut corriger les erreurs du passé, il est urgent de ne pas les renouveler. C’est dans cet esprit qu’est née la Mission d’information sur le Rwanda. La Mission a donc entamé son travail dans des conditions difficiles et dans un climat passionné peu propice à la réflexion et au débat raisonné sur des sources d’informations variées. Les membres de la Mission se sont attachés à accumuler méticuleusement des témoignages et documents devant permettre à chaque citoyen de percevoir la complexité, de se forger sa propre conviction sur les causes et le déroulement de ce génocide mais aussi sur les responsabilités respectives de chacun des acteurs de ce drame.

Pour pouvoir travailler en toute sérénité et avec le maximum d’objectivité, cette Mission devait être composée de membres de toutes les sensibilités politiques représentées. C’était là la condition sine qua non de la crédibilité de notre travail.

Malgré l’actualité brûlante des événements, malgré les doutes pesant sur la responsabilité éventuelle de certains dirigeants ou anciens dirigeants politiques, malgré des intérêts qui auraient pu être contradictoires, cette Mission a pu travailler dans la sérénité et la transparence.

Pour mener à bien son travail d’enquête, la Mission a auditionné les personnalités qui, par leur contribution pouvaient apporter quelques lumières aux événements. Nous avons écouté des scientifiques, spécialistes de l’Afrique et de la région des Grands Lacs, ainsi que des responsables d’ONG ou de missions religieuses ayant une connaissance directe du terrain. Afin de mettre à jour les éventuelles responsabilités des autorités françaises, les personnalités politiques en fonction durant la période des massacres mais aussi antérieurement en raison des liens diplomatiques unissant cette région de l’Afrique à la France ont été entendues. Des responsables politiques étrangers, notamment américains et rwandais ont également été auditionnés. Enfin, des responsables de l’ONU et des diplomates ont accepté de témoigner devant cette Mission.

La plupart des auditions furent publiques, cependant, certains témoins ont souhaité, en raison de leurs responsabilités présentes, être entendus à huis clos ; leur volonté fut respectée et, de fait, leurs interventions ne pourront être rendues publiques, sauf autorisation expresse de leur part. Cependant, au même titre que les auditions publiques, ce rapport tient compte de ces témoignages recueillis à huis clos.

La richesse des informations recueillies n’empêchait pas la nécessaire recherche de sources de nature différente. La Mission a pu, dans cette quête d’informations, compter sur une totale collaboration des ministères concernés. Tous les documents disponibles demandés par la Mission ont été fournis. Certains de ces documents classés “ Secret Défense ” ou “ Très Secret Défense ”, ne seront évidemment pas rendus publics. Cependant, tout comme pour les auditions faites à huis clos, le présent rapport prend en compte ces pièces au même titre que les autres.

La diversité même de ces sources orales a permis à la Mission d’information de collecter des témoignages qui sont autant de perceptions de ces événements. Cependant, si ces témoignages sont primordiaux, ils restent une source orale et donc sujette à caution. Non que nous voulions accuser de mensonge ou de dissimulation ces témoins, mais parce que, justement, chacun de ces témoignages est le reflet d’une perception personnelle de la réalité. Il est évident qu’un médecin membre d’une organisation non gouvernementale n’aura pas la même perception des faits qu’un ancien ministre ou qu’un chercheur. La vérification scrupuleuse des témoignages par la Mission d’information, la confrontation des différentes versions données a pu conduire, dans certains cas, à ce que des témoins fassent d’eux-mêmes le constat de la défaillance de leur mémoire et de l’imprécision des propos qu’ils avaient pu tenir devant la presse. Notre mémoire est par définition sélective et cela même contre notre volonté.

Par le croisement de ces témoignages oraux et écrits, la Mission cherchait à faire la lumière sur les erreurs d’analyse qui avaient pu être commises et à éprouver la sincérité des objectifs politiques poursuivis par les différents acteurs.

L’ensemble des informations ainsi réunies permettra au citoyen qui le souhaitera de juger des implications internationales dans ce que l’on a coutume d’appeler le génocide rwandais. Le travail de la Mission d’information parlementaire n’a pas pour objet de juger, de condamner ni même de donner des conclusions définitives sur ces événements ; il fut de collecter le plus d’informations possible et ce dans un souci de transparence. Notre travail avait pour but de faire le point à un moment donné sur les témoignages et sur les connaissances concernant des faits récents dans lesquels la France fut d’une manière ou d’une autre impliquée. Il ne s’agit nullement d’écrire une histoire officielle ou même définitive mais de faire preuve de la sincérité des acteurs politiques actuels dans leur volonté d’informer les citoyens.

L’histoire n’est jamais écrite de manière définitive et l’avenir dira en quoi nous avons pu être aveuglés par des événements trop sensibles et trop récents, en quoi notre jugement fut partiel. Pas plus qu’un autre, ce travail n’est exempt de critiques mais nous pensons avoir travaillé, en écoutant pareillement tous les intéressés, en croisant toutes les sources mises à notre disposition, afin de mettre à la disposition de nos concitoyens l’information la plus complète et la plus fiable, mettant en perspective les causes et implications régionales, nationales et internationales ayant un lien avec ce conflit.

Le regard sur le passé récent révèle que certaines causes endogènes sont malheureusement toujours présentes (ressentiment généré par les précédents conflits entre Tutsis et Hutus, démographie galopante encouragée par les autorités religieuses, exercice autoritaire du pouvoir).

Ce rapport présentera, je l’espère, le mérite de répondre à certaines interrogations et devrait éviter certains jugements et affirmations hâtifs et sans fondement ; mais il s’agit aussi d’une invitation à la réflexion sur l’émergence, depuis une trentaine d’année d’un nouveau type d’interventions : l’intervention humanitaire armée dont le cadre juridique et les objectifs ne sont pas suffisamment définis. Or, ces opérations sont appelées à se multiplier. Il serait alors souhaitable de lever les ambiguïtés qui pèsent sur elles en clarifiant les objectifs politiques qu’elles poursuivent.

Les interventions françaises au Rwanda ont aussi mis en évidence la nécessité d’ouvrir un débat sur les processus de décision en matière militaire et l’opportunité d’instaurer des mécanismes d’information et de contrôle.

() Intervention du Président de la République M. François Mitterrand en Conseil des Ministres du 17 octobre 1990.

() Jacques MULLENDER, Les débuts de la coopération française dans les pays des Grands Lacs (Rwanda-Burundi) 1962-1966, Communication faite à l’Académie des sciences d’outre-mer le 15 mai 1988.

() Stephen SMITH, France-Rwanda : Lévirat colonial et abandon dans la région des Grands Lacs, les crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994) sous la direction d’André Guichaoua, Université des sciences et technologies de Lille, p 447.

() Source : David MILWOOD (éd.), The international response to conflict and genocide : lessons from the Rwanda experience, Steering committee of the joint evaluation of emergency assistance to Rwanda, Copenhague, mars 1996.

() Michel BROT “ Mitterrand et l’Afrique en 1957 ” Politique africaine n° 58, juin 1995.

() Jean-Pierre CHRÉTIEN cité par Pierre Erny, Rwanda 1994, l’Harmattan.

() Claudine VIDAL, Les relations entre Hutus et Tutsis de 1750 à 1973 : période précoloniale, colonisation et indépendance, “ première République ”, 15 mars 1998, Document remis à la Mission d’information par l’auteur, p. 1.

() André GUICHAOUA, Les antécédents politiques de la crise rwandaise de 1994, Rapport d’expertise rédigé à la demande du Tribunal pénal international des Nations Unies sur le Rwanda, Arusha, avril 1997, p. 7.

() Jean-Pierre CHRÉTIEN, “ Hutus, Tutsis du Rwanda et du Burundi ”, Au coeur de l’ethnie - Ethnies, tribalisme et état en Afrique, sous la direction de Jean-Louis AMSELLE et Elikia M’BOKOLO, La découverte, 1985, p. 143.

() Jean-Pierre CHRETIEN, “ Hutus, Tutsis du Rwanda et du Burundi ”, Au coeur de l’ethnie - Ethnies, tribalisme et état en Afrique, sous la direction de Jean-Louis AMSELLE et Elikia M’BOKOLO, La découverte, 1985, p. 130.

() André GUICHAOUA, Les antécédents politiques de la crise rwandaise de 1994, Rapport d’expertise rédigé à la demande du Tribunal pénal international des Nations Unies sur le Rwanda, Arusha, avril 1997, p. 7.

() Terre Magazine n° 44, p. 11.

() Jean-Pierre CHRETIEN, Le défi de l’ethnisme,Rwanda et Burundi 1990-1996, Karthala, Paris 1997, p. 35.

() Claudine VIDAL, Les relations entre Hutus et Tutsis de 1750 à 1973 : période précoloniale, colonisation et indépendance, Première République, 15 mars 1998. Document remis à la Mission par l’auteur lors de son audition, p. 4.

() Ibidem.

() Alexandre ARNOUX, Les Pères blancs aux sources du Nil, Librairie missionnaire, Paris, 1950, p.28.

() Père Guy THEUNIS, in André GUICHAOUA, Les crises politiques au Rwanda et au Burundi, Université des sciences et technologies de Lille, 1995, p. 290.

() Ibid., p. 292.

() Ibid., p.293.

() Ibid., p. 290.

() Ibid., p. 293.

() André GUICHAOUA, “ Les différents visages de la mobilité forcée dans la région des Grands Lacs ”, Actes du séminaire EHESS - CEA/ORSTOM, La mobilité forcée en question : réfugiés, déplacés, expulsés, sinistrés, p.3.

() Préface à l’article de John MAY “ Pression démographique et politiques de population au Rwanda, 1962-1994 ” in Population et sociétés, n° 319, décembre 1996. Les données qui suivent sont extraites de cet article.

() Ce tableau est extrait de l’article précité.

() Christian PRIOUL, op. cit.

() Le mot désigne tout à la fois paysannerie et programme de colonisation des terres vierges.

() David MILLWWOD, The international response to conflict and genocide : lessons from the Rwanda experience, Steering committee of the joint evaluation of emergency assistance to Rwanda, mars 1996.

() Traduction non officielle.

() André GUICHAOUA, Un lourd passé, un présent dramatique, un avenir des plus sombres, in Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, Université de Lille, 1995, p. 20.

() Jean-Claude WILLAME, Aux sources de l’hécatombe rwandaise, Cahiers africains, n° 14, 1995, p. 45.

() Jean-Claude WILLAME, Aux sources de l’hécatombe rwandaise, Cahiers africains n° 14, 1995, p. 100.

() André GUICHAOUA, Les politiques internationales dans la région des Grands Lacs africains, Politique africaine, n° 68, Karthala, 1997, p. 4.

() André GUICHAOUA, Un lourd passé..., op. cit., p. 20.

() Cahiers Africains, n°14, avril 1995, Aux sources de l’hécatombe rwandaise, p. 105.

() André GUICHAOUA, Un lourd passé..., op. cit., p. 20.

() Jean-Claude WILLAME, Aux sources de..., op. cit., p. 107.

() André GUICHAOUA, Les antécédents politiques de la crise rwandaise de 1994. Rapport d’expertise rédigé à la demande du tribunal pénal international des Nations Unies sur le Rwanda, Arusha, avril 1997, p. 23.

() André GUICHAOUA, “ Les différents visages de la mobilité forcée dans la région des Grands Lacs ”, Actes du séminaire EHESS - CEA/ORSTOM, La mobilité forcée en question : réfugiés, déplacés, expulsés, sinistrés, p.2. Les analyses qui suivent sur la mobilité forcée sont, pour une large part, extraites de cet article.

() Gérard PRUNIER, Rwanda, Le génocide, Dagorno, Paris, 1997, p. 83

() André GUICHAOUA, Le problème des réfugiés rwandais et des populations banyarwanda dans la région des Grand Lacs africains, Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, mai 1992, p. 9.

() Jean-Claude WILLAME, op. cit. p. 95.

() Gérard PRUNIER, op. cit., p. 85.

() André GUICHAOUA, Les antécédents..., op. cit., p. 24.

() Le problème..., p.27.

() Le problème ..., op. cit. p.40.

() Gérard PRUNIER, Rwanda, le génocide, Dagorno, 1997, p. 108.

() Ibid.

() “ L’Akazu ” ou “ petite maison ” désignait, dans le Rwanda précolonial, le premier cercle à la cour du roi.

() Gérard PRUNIER, op. cit., p. 112.

() Ibid.

() André GUICHAOUA, Le problème des réfugiés rwandais, op. cit., p. 12.

() Filip REYNTJENS, L’Afrique des Grands Lacs en crise, Karthala, Paris, 1994, p. 90.

() Gérard PRUNIER. Rwanda, 1959-1996, histoire d’un génocide, Paris, Dagorno, 1997.

() Le problème des réfugiés rwandais et des populations banyarwanda dans la région des Grands Lacs africains, Genève, UNHCR, 1992.

() Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, (1993-1994), sous la direction d’André GUICHAOUA, Villeneuve d’Ascq, Université des Sciences et Technologies de Lille, 1995.

() Les crises politiques au Rwanda et au Burundi (1993 - 1994), op. cit.

() L’Ukubohoza est le nom donné à l’action de déstabilisation menée par le MDR, le PSD et le PL à l’encontre du MRND.

() Forces démocratiques pour le changement. C’est le nom que prend la coalition MDR, PSD, PL à partir de juin 1992.

() André GUICHAOUA, Les antécédents politiques et la crise rwandaise de 1994, Arusha (Tanzanie), avril 1997.

() Gérard PRUNIER, Eléments pour une histoire du Front patriotique rwandais, Politique africaine, n° 51, octobre 1993.

() Cette référence à l’ethnie hima est aujourd’hui encore rappelée par le Président Museveni au cours de ses interventions officielles (Cf. New Vision daté du 17 septembre 1998) qui réfute l’intention qu’on lui prête de vouloir constituer un Empire tutsi-hima.

() James GASANA, Guerre, paix et démocratie au Rwanda dans Les crises politiques au Burundi et au Rwanda sous la direction d’André GUICHAOUA.

() Erratum : au lieu de "M. André Guichaoua a raconté que, devant le refus d'évacuer les cinq enfants du Premier Ministre assassiné … il avait détourné l'attention des soldats français pour les faire monter dans l'avion." lire "Selon M. Gérard Prunier, M. André Guichaoua, devant le refus d'évacuer les cinq enfants du Premier Ministre assassiné … aurait détourné l'attention des soldats français pour les faire monter dans l'avion. Cette version a été démentie par M. André Guichaoua dans un courrier qu'il a adressé à la Mission."

() Le contenu des questions et des réponses de M. Kofi ANNAN est publié en annexe.

() Edouard BALLADUR, questions au Gouvernement, Assemblée nationale séance du 22 juin 1994.

() Jean-Hervé BRADOL, médecin responsable de programme à MSF, auditionné par la Commission le 02.06.1998.

() Sur cette question, voir Gauthier DE VILLERS, “ l’africanisme belge face aux problèmes d’interprétation de la tragédie rwandaise ”, in Politique africaine, décembre 1995.

() Au terme des auditions et de l’examen des documents consultés il apparaît globalement que les militaires français ont respecté les missions qui leur avaient été confiées.

() Il est vrai que la constitution fait du Président de la République le Chef des armées et que cela confère parfois à la cellule pour les questions africaines un rôle excessif.


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