Présentation du budget des affaires culturelles

7 novembre 1964

Monsieur le président, mesdames, messieurs, je suis beaucoup plus d'accord, avec MM. les rapporteurs qu'ils ne le pensent et je vais l'expliquer tout à l'heure.

On m'a demandé d'écourter les débats. J'y suis tout à fait disposé. Dans ces conditions, le plus raisonnable serait, me semble-t-il, de procéder comme nous l'avons fait l'année dernière. Je ne répondrai donc pas à la tribune aux questions de détail, me réservant de reprendre avec chacun des rapporteurs les points litigieux afin de les régler avec eux ou en commission. En revanche, je répondrai à la tribune aux questions d'un intérêt général ou qui présentent un caractère politique.

Je tiens à rendre hommage, tout d'abord, à deux personnes qui nous ont cette année particulièrement aidés : M. le président Jean-Paul Palewski, car la question des secteurs sauvegardés avait l'importance que vous savez, et M. le préfet Haas-Picard.

Nous avons rencontré auprès de la ville de Paris une aide considérable à laquelle vous serez, je crois, aussi sensibles que moi. Vous allez voir pourquoi.

Nous avons entendu des critiques. Nous avons surtout lu des rapports exceptionnellement complets. Pour les mêmes raisons que moi, MM. les rapporteurs ont, en quelque sorte, résumé leur rapport oral ; mais ceux d'entre vous qui se reporteront aux rapports écrits se trouveront en face d'exposés suffisamment complets pour que je n'aie pas à y revenir.

Dans l'ordre des critiques de détail, je veux répondre sur deux points.

On nous a dit : « Mais il n'y a plus d'expositions ! » Mesdames, messieurs, permettez-moi de vous dire qu'il y a des gens qui trouvent que les tableaux français sortent trop quand ceux qui ne devraient pas sortir ne sortent plus.

Nous avons, depuis quelques années, changé beaucoup de choses en matière d'expositions ; alors qu'en 1957 les oeuvres françaises à l'étranger et étrangères en France avaient été vues par un peu plus de 600 000 personnes, elles ont été vues, cette année, par 7 millions de personnes. Je ne trouve pas qu'il y ait là une diminution marquée.

Par ailleurs, il est peut-être fâcheux d'envoyer la Vénus de Milo à Tokyo, mais, après tout, si nous avons eu une médaille d'or le dernier jour des jeux olympiques, nous avons sûrement eu une médaille de diamant pendant quatre mois, parce qu'il y a tout de même eu 4 millions de Japonais pour aller voir le drapeau français placé derrière cette statue.

On nous a dit aussi qu'il ne fallait pas que « les expositions de Paris deviennent le terminus des expositions mondiales ». Bien sûr, c'est tout à fait juste. Mais, mesdames, messieurs, les expositions mondiales existent aujourd'hui. Nous ne pouvons pas toujours être ceux qui commencent.

Quand commençons-nous ? Lorsque les expositions sont faites par des savants français.

On nous dit : « Nous avons donné l'exposition Copte en dernier et les Russes avaient retiré leurs oeuvres ». Mais nous avons donné l'exposition iranienne en premier et nous avons retiré nos oeuvres. C'est inévitable.

L'exposition iranienne était le fruit de trente ans de travaux effectués par des savants français.

Son catalogue a été établi dans tous les pays du monde par des savants français. Cette exposition a été à l'honneur de la France.

Lorsqu'il s'agit d'une exposition qui n'est pas française, allons-nous l'écarter ? Allons-nous décider au contraire que, française ou non, une exposition qui rassemble les chefs-d'oeuvre de l'Inde ou du Mexique doit être là pour que tous les Français qui aiment l'art la connaissent ? Par conséquent, nous acceptons toutes les expositions mondiales et nous ne cessons de les accepter que lorsque nous n'avons plus de place. Et pourquoi les acceptons-nous ? Parce que ce sont les plus grandes expositions du monde.

Nous avons eu l'exposition iranienne en premier. Nous aurons l'exposition irakienne. L'Irak, c'est d'abord Sumer. Le plus grand sumérologue du monde, un Français, André Parrot, sera probablement le commissaire général de l'exposition. C'est lui qui, en définitive, fera le catalogue parthe que personne au monde n'est capable de faire. Cela explique pourquoi l'exposition n'a pas encore eu lieu malgré douze ans de découvertes. Là encore, des savants français sont à l'honneur.

Il est bon, il est excellent qu'on nous demande de donner à Paris un rang privilégié. Mais nous ne devons le faire que lorsque cela parait légitime.

Quant aux critiques de fond, elles se résument en une phrase : il n'y a pas assez d'argent. Bon ! Mais cette assertion est tellement évidente et elle déborde tant le cadre propre aux affaires culturelles que je vais me placer, si vous le voulez bien, sur un plan plus fondamental.

En définitive, qu'est-ce qu'on a appelé le gaullisme ? Essentiellement, deux choses. D'une part, la confiance absolue dans la France ; d'autre part, l'idée que l'État devait être reconstitué pour être le moyen de cette confiance.

Il est absolument indispensable que, dans chacun des domaines essentiels de notre histoire, l'action de l'État devienne ce qu'elle doit être.

Depuis des siècles, l'idée d'État a été une idée fondamentale. Mais la France s'en était d'autant plus écartée qu'elle la croyait allemande. Il ne faut pas oublier, en effet, que le plus grand théoricien de l'État fut Hegel.

Ce n'est pas le général de Gaulle qui a dit : « Il n'y a pas une seule révolution qui n'ait renforcé le pouvoir de l'État ». C'est Lénine.

Par conséquent, il faut que nous comprenions bien que si la volonté d'État est absolument fondamentale, l'adaptation d'un appareil donné à des conditions de vie qui, dans le monde, changent sous nos yeux, est non moins nécessaire. Si vous comparez les temps de votre adolescence à ceux d'aujourd'hui, vous ne pouvez que reconnaître que vous assistez à la transformation la plus totale que le monde ait jamais vue.

Tout cela implique que nous voulons l'État, puisque nous pensons que sans État il n'y a pas de politique, mais que nous voulons un État moderne, c'est-à-dire un État adapté à l'efficacité et à la justice sociale.

Dans notre pauvre domaine, cela signifie, mesdames, messieurs, que je ne pense pas que la fonction que j'ai l'honneur d'assumer consiste à trouver des gens pour boucher des trous car, pour parler clair, voilà assez longtemps que cela dure. (Sourires.)

On attend depuis plus de cinquante ans pour savoir ce qu'on fera d'une cathédrale au moment où l'une de ses tours risque de tomber sur la tête des gens.

En définitive, vous le savez tous, lorsqu'un député vient trouver le ministre et lui réclame de l'argent pour un malheureux monument de sa circonscription, où est sa chance ? Dans le fait que le monument menace ruine.

Mesdames, messieurs, il n'est pas raisonnable de dire que vous avez des droits dans la mesure où le monument va tomber sur la tête des gens.

Ce qu'il faut, c'est comprendre que nous devons maintenant faire un plan - indépendamment du plan d'équipement, lui-même fort utile - qui ne nous mette plus au service de ce qui se passe ailleurs et, pour tout dire, qui ne nous fasse pas jouer au ping-pong avec le destin.

C'est à nous de savoir ce que nous voulons.

Après tout, le gaullisme n'a pas consisté à demander l'opinion de M. Hitler.

Ce que nous voulons faire sur un plan beaucoup moins élevé ne consiste pas à savoir ce qu'on fera quand on ne pourra pas faire autrement.

Peut-on trouver de l'argent ? N'hésitons pas à le dire : budgétairement, je ne le crois pas. Mais alors, il faudra le trouver ailleurs. Eh bien, nous le trouverons !

Cependant, il y a quelque chose d'absolument indispensable : nous devons dire tous ensemble que le système est mauvais, qu'il ne doit pas être maintenu et qu'au nom de tout ce que nous avons fait pendant toute notre vie, nous devons en proposer un autre.

Cette expression d'une volonté nationale, essentielle chez nous - non pas nationaliste, mais nationale - concerne d'abord notre patrimoine.

Nous avions cette année à établir un programme de fouilles. Vous savez comme moi qu'à l'étranger l'action de la France en ce domaine est exemplaire. Les fouilles françaises de Syrie, du Liban et d'Afghanistan sont à peu près les dernières des grands pays européens. Elles sont terminées. En France, on a découvert le gisement de Pincevent, le plus grand gisement paléolithique du monde, exception faite des gisements russes. En trois jours, ce qui était demandé a été obtenu. Le nécessaire a été fait aussi pour Grand. Tout cela n'est qu'un début. Mais l'absence de fouilles en France a cessé.

La France n'avait pas un inventaire de ses monuments. Elle en a un depuis cette année. L'Alsace, le Languedoc et la Bretagne sont en cours d'inventaire.

La caisse des monuments historiques a été rénovée. L'exécution de la loi de programme des sept monuments - vous la connaissez, mesdames, messieurs, puisque nous l'avons faite ensemble - se poursuit. La restauration des fresques de Fontainebleau, pour la partie François Ier, est achevée. Allez donc voir maintenant cette galerie : les fresques sont complètement dégagées. C'est vraiment très bien !

Nous avons restauré la façade des Invalides. Demain, les Invalides, l'un des plus beaux monuments du monde, seront complètement dégagés.

Nous avons fait le creusement des fossés devant les colonnades du Louvre, sans grands frais, puisque c'est l'armée qui s'en est chargée.

Les statues de Maillol sont aux Tuileries. La grotte de Lascaux est sinon sauvée, du moins protégée.

L'inscription des quais de la Seine et des quartiers centraux de Paris est faite et vous savez comme moi que sauver les quais de la Seine, ce n'était vraiment pas rien.

Le périmètre exceptionnel de protection autour du parc de Versailles est une chose acquise.

Pour les monuments historiques endommagés par la guerre, l'effort maximum sera accompli en faveur du palais de justice de Rouen. Les crédits sont en augmentation par rapport à l'an dernier ; de peu, il est vrai, mais enfin ils le sont.

Pour les secteurs sauvegardés, les travaux ont débuté à Lyon et à Avignon.

Des immeubles contemporains sont classés pour la première fois.

Le plafond de l'Opéra, que beaucoup croyaient ne jamais voir, est peint.

Les prototypes de mobiliers français ont eu le premier prix de l'exposition de Milan.

Nous enregistrons la transformation admirable du musée de Saint-Germain, dont la réouverture sera prochaine. Dieu sait d'où il vient, celui-là ! C'est une réussite comparable à la plus belle réussite italienne, celle du musée Corrège.

Les travaux du pavillon de Flore avancent.

Quant aux donations, vous savez qu'elles ont dépassé tout ce qui existait jadis : pour la fin de cette année et le début de l'année prochaine, elles dépasseront 10 milliards de francs.

Voilà pour le passé. Et demain ?

Concernant les théâtres privés, on a refondu le système d'aide et créé une garantie de recettes. Espérons que cette mesure sera suffisante, mais nous aurons déjà fait le possible.

La décentralisation lyrique, certains d'entre vous veulent en parler. Je ne m'y attarde donc pas.

La semaine prochaine seront désignées les villes de province où seront implantées les écoles nationales d'architecture. La création architecturale nous est une préoccupation constante.

Nous avons en préparation les projets relatifs aux cinq nouvelles préfectures.

La manufacture de Sèvres est complètement transformée, mais au lieu de chats, charmants, mais enfin..., nous avons cette fois en préparation des oeuvres extraites des anciens cartons, de Dufy, de Chagall et de certains autres artistes.

Un programme est assuré pour la création de 300 ateliers-logements d'artistes.

On nous dit que malgré les promesses faites l'année dernière, il n'y a que 26 ateliers-logements réalisés. C'est exagéré. En tout cas, jamais il n'y en a eu 300 construits en une année.

La sécurité sociale des artistes est évidemment un domaine qui vous tient à coeur au moins autant qu'à moi et je vais prochainement revenir à l'Assemblée sur ce sujet.

Je ne dis pas que ce que nous ferons sera tout à fait ce que nous aurions souhaité mais, en tout cas, ce sera plus que ce qui a été fait avant nous, à quelque époque que ce soit.

Faire en sorte que trois mille artistes cessent d'être des parias et de n'avoir même pas droit à l'aspirine, ce n'est pas si mal et je serais heureux que nous obtenions ensemble ce résultat.

On nous dit périodiquement que la réglementation relative au « 1 p. 100 » consacré à des commandes passées aux artistes ne sera pas appliquée. Cela n'a aucun sérieux. En effet, le 1 p. 100 existe et il est aménagé infiniment mieux qu'il ne l'était naguère.

Nous faisons appel à des artistes reconnus qui font fonction de chefs d'atelier et s'entourent de jeunes artistes, de sorte que les sommes obtenues au titre de ce 1 p. 100 non seulement sont distribuées mais concourent à des résultats suffisamment éclatants pour ne pas être inutiles.

La création des premières fondations françaises, les fondations Maeght et Royaumont, est entreprise et des études sont en cours pour en susciter d'autres.

Les premiers travaux de laboratoire sont réalisés.

La réforme de la cinémathèque et la transformation de l'Institut des hautes études cinématographiques sont en préparation.

Les travaux sont entrepris dans les galeries Nord du Grand-Palais.

Quant aux ravalements, lorsque nous aurons terminé ceux de la place du Panthéon - ce sera chose faite pour le transfert des cendres de Jean Moulin - nous passerons à ceux du Louvre et de l'Arc de Triomphe.

Nous nous trouverons alors en présence d'une tentative de la plus belle perspective du monde puisque dans l'année nous aurons engagé le rétablissement du Louvre tel qu'il devait être, et supprimé toutes les sculptures superfétatoires des Tuileries qui seront alors remplacées par des chefs-d'oeuvre.

J'évoquerai maintenant la transformation des Invalides.

Ce qu'on appelle actuellement l'esplanade n'est nullement une esplanade. Sur cet emplacement devait être dessiné un jardin à la française, dans l'esprit du XVIIe siècle. Il était utile, pour que les soldats pussent faire l'exercice, de ne pas faire un jardin. On ne l'a donc pas fait. Les soldats ont continué à faire l'exercice parce qu'ils faisaient la guerre. Puis ils ont fait l'exercice parce qu'ils ne faisaient pas la guerre - et ils l'ont fait beaucoup plus. Enfin, il n'y eut plus d'exercice et plus du tout de jardin. Puisque les soldats ne font plus l'exercice, nous avons décidé de refaire le jardin de Louis XIV.

Tout cela est évidemment assez peu de chose, comparé à tout ce qui nous incombe. Je vous l'ai dit tout à l'heure, nous devons, dans ce domaine, prendre l'initiative. La question est ainsi posée : que devons-nous faire et comment devons-nous le financer ? J'en ai parlé tout à l'heure.

Maintenant que j'ai évoqué ce qu'étaient, en somme, nos obligations, permettez-moi de parler d'autre chose, de ce qui est en quelque sorte notre mission.

J'ai expliqué à cette tribune que, selon moi, la France n'était jamais grande que lorsqu'elle l'était pour tous, que chacun savait que certains très grands pays - l'Angleterre, par exemple - n'étaient jamais plus grands que lorsqu'ils se repliaient sur eux-mêmes - la bataille de Londres est certainement un des plus grands spectacles de l'histoire - mais que certains autres pays n'étaient grands que lorsqu'ils l'étaient pour tous.

Il m'est arrivé bien souvent, que ce soit au Canada ou en Amérique latine, de voir ceux qui m'écoutaient très près de nous lorsque je leur disais que sur toutes les routes de la chrétienté il y avait des tombes de chevaliers français et que sur toutes les routes de la liberté il y avait des tombes de soldats français.

Mesdames, messieurs, ce que nous avons à faire dans l'ordre de l'esprit ne sera complètement sérieux que si nous pouvons le faire pour tous.

Or je constate que depuis un an les premières maisons de la culture ont trouvé leur action. Certains d'entre vous les ont sans doute vues et, afin qu'il n'y ait pas d'équivoque, je dis tout de suite que le problème est infiniment moins politique qu'il ne le semble.

On a cru qu'à tel ou tel endroit il était orienté. Nous venons de voir qu'il l'est fort peu !

Si nous allons au Havre, nous voyons une maison de la culture pleine.

Nous en voyons une autre à Bourges - ce n'est pas une ville spécialement communiste ni d'ailleurs spécialement gaulliste - qui, sur soixante-sept mille habitants, compte sept mille abonnés, soit plus qu'il n'y en a à la Comédie-Française.

Si nous allons à Belleville, nous constatons que M. Réthoré est obligé de ne plus accepter d'abonnements parce qu'il en est à dix-huit mille. Or, songez-y, on ne va pas à Belleville de tous les coins de Paris ! C'est vraiment Belleville qui est en cause.

Quelque chose d'absolument nouveau est en train de se passer dans le monde. Ces valeurs mystérieuses qu'on appelle culture, qui étaient des valeurs perdues ou privilégiées, sont aujourd'hui des valeurs appelées sinon par tous, du moins par des masses considérables.

Nous ne devons pas nous demander - je reviens à ce que je vous disais l'année dernière - comment nous emploierons nos loisirs. S'agissant uniquement de l'occupation des loisirs, les films où l'on voit des femmes nues auront beaucoup plus de succès que les maisons de la culture. Seulement voilà : ce n'est pas vrai du tout et ce sont les maisons de la culture qui sont en train de jouer leur rôle.

Qu'y a-t-il fallu ?

Il y a fallu d'abord la liberté de l'esprit. Et qu'il soit entendu clairement que jamais le Gouvernement n'a demandé des comptes politiques à l'art qui est exprimé dans une maison de la culture !

Il y fallait ensuite - ceci est plus curieux - la liberté de la vie.

A Bourges, trois admirables cafés sont installés dans la maison de la culture et, sur chaque mur, la télévision y représente ce qui se passe dans la salle de théâtre de mille huit cents places. Lorsque les gens sont las d'être au café, ils descendent dans la salle ; lorsqu'ils sont las de la salle, ils remontent au café. Chacun voit ce qu'il veut. A partir du moment où l'on voit ce qu'on veut dans des endroits qui en valent la peine, on va beaucoup moins au café.

Il y fallait donc la liberté de l'esprit et celle du comportement.

Il y fallait enfin comprendre que, pour la culture, aucune Sorbonne apportant un enseignement de connaissances ne peut remplir le rôle de la maison de la culture, qui apporte l'admiration et l'amour.

L'enseignement de Corneille est une chose, la représentation du Cid en est une autre. L'enseignement de Rembrandt est une chose, La Ronde de nuit en est une autre. L'enseignement de Mozart est une chose, Don Juan en est une autre. Rien ne remplacera ce que les maisons de la culture peuvent apporter, et la France entière, maintenant, en prend puissamment conscience.

Le Gouvernement doit donc comprendre maintenant que tout ce qui est fait dans l'ordre de l'éducation nationale, et qui est si important, doit avoir ses conséquences immédiates dans le domaine de la culture et qu'il est absolument vain de changer un enseignement secondaire qui porte sur la littérature si on ne donne pas à ceux qui reçoivent cet enseignement la possibilité de connaître les chefs d'oeuvre.

Les sommes engagées dans l'éducation nationale - le plus légitimement, d'ailleurs - sont considérables. Il fut un temps où il était entendu que les beaux-arts se traînaient misérablement derrière l'éducation nationale et où on leur donnait de l'argent quand la grève des instituteurs ne posait plus aucun problème.

Il est temps de comprendre que nous n'avons pas une éducation nationale supérieure à celle du reste du monde, que nous nous heurtons à d'immenses difficultés dues à notre problème démographique, mais que ce que nous signifions dans l'ordre de la culture, je ne prétends pas que ce soit plus que ce que font les autres, mais je dis que nous le signifions seuls.

Au Japon, comme au Brésil, lorsque les gens viennent applaudir la France, ils viennent applaudir la générosité de l'esprit exprimé par le génie français.

Pour nos enfants comme pour ceux des autres, il est indispensable que tout ce que le Gouvernement peut réaliser dans l'ensemble des domaines qui sont les siens soit tenté aussi dans celui de la culture. Car cela, mesdames, messieurs, entraîne peu de frais et beaucoup d'honneur.

Nous reviendrons devant vous avec un plan valable pour nous et pour les autres. Nous nous permettrons de compter sur vous pour qu'il ne soit jamais appliqué par d'autres et que, s'il n'est jamais appliqué par d'autres - ce qui d'ailleurs ne se produira pas - il le soit au moins par nous.

J'ai vu d'un bout à l'autre du monde, je le répète, ce qu'était le sentiment si mystérieux des autres pays à l'égard de la France.

Je dis « si mystérieux » car enfin quel est cet enthousiasme de l'Amérique latine pour la France ? Nous sommes le pays qui défend aujourd'hui les plus hautes valeurs de liberté. En quoi plus que d'autres ? Nous étions le pays qui exprimait les plus grandes valeurs de séduction ? Certainement, pour un continent de riches propriétaires terriens où les femmes admiraient avant tout la littérature française parce qu'elle était le comble du luxe !

Mais qu'est-ce que cela veut dire aujourd'hui ?

Eh bien ! nous nous rendons compte aujourd'hui que pour n'importe quel Péruvien ou pour n'importe quel Bolivien il y a quelque chose d'obscur dans ce que fut Victor Hugo, quelque chose qui n'est pas son idéologie mais qui est beaucoup plus profond et qui s'appelle la générosité du monde.

On ne connaît pas la littérature française aux Indes, mais Nehru disait : « Dans notre pays où, à cause de la multiplicité des langues, on connaît si mal les oeuvres Tamouls dans les pays Bengali, le livre que tout le monde connaît s'intitule Les Misérables ».

Mesdames, messieurs, notre pays a représenté et représente encore, dans l'ordre de l'esprit, ce que j'appelle la générosité du monde.

Je fais appel à vous pour qu'il puisse continuer à le faire.

J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 94, 8 novembre 1963, p. 4991-4993.