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Discours prononcé au Palais des sports à Paris
au nom de l'association « Pour la Ve République »
le 15 décembre 1965

Nous savons tous, et M. Mitterrand le premier, que pour le général de Gaulle, la gauche et la droite se définissent par ce que l'une et l'autre peuvent faire pour la France.

Nous savons aussi que les associés de M. Mitterrand, devant le plus récent drame de notre histoire, celui de l'Algérie, ont passé leur temps à faire faire à la gauche la politique de la droite.

Et nous savons enfin que, par deux fois, le général de Gaulle a failli être tué par cette droite même, Monsieur Mitterrand, qui vous apporte aujourd'hui ses voix, en raison, n'est-ce pas ! de son passé hautement républicain.

Si la gauche ne signifiait que la présence au gouvernement d'une équipe déterminée de politiciens, il n'y aurait pas même lieu d'en parler. Mais je crois, comme M. Mitterrand, que le mot gauche signifie, heureusement, autre chose que ceux qui s'en servent.

D'abord, évidemment, la Révolution française. A tel point qu'il ne serait pas déraisonnable de dire qu'un homme de droite, c'est celui pour qui la Révolution signifie la guillotine, et un homme de gauche, celui pour qui elle signifie Fleurus. J'ai entendu, comme chacun, le petit cantique de M. Mitterrand à son amour de la liberté. Ce poujadisme sentimental semblait bien mince, en face d'un si grand héritage ! Pour nous, la gauche, c'est la présence, dans l'histoire, de la générosité par laquelle la France a été la France pour le monde.

Au musée mexicain de Puebla, l'instituteur me parlait de la France avec cette chaleur que nous rencontrons souvent en Amérique latine. Sur les murs, les fresques représentaient les combats des troupes mexicaines contre les zouaves. Je lui demandai : « Comment votre sympathie pour mon pays est-elle restée si grande, malgré l'expédition du Mexique ? » II me répondit : « II y a quelques textes - très peu - que tous nos enfants apprennent à l'école. Entre .autres, la lettre de Victor Hugo à Juarez - au temps des victoires de l'empereur Maximilien. » Cette lettre que tous les enfants du Mexique savent par coeur, peu d'enfants de France la connaissent. La voici :

« Si vous devenez vainqueur, Monsieur le Président, vous trouverez chez moi l'hospitalité du citoyen ; si vous êtes vaincu, vous y trouverez l'hospitalité du proscrit ».

La France, pour le Mexique, c'est cette lettre. Mais l'instituteur s'était précipité à Mexico pour y applaudir le général de Gaulle. Je doute qu'il s'y fût précipité pour y accueillir M. Mitterrand. Car il s'agissait de signification historique, et, pour l'histoire, conquérir la liberté ne se conjugue pas au conditionnel. Un Mexicain trouve très drôle d'entendre attaquer un homme que toute l'Amérique latine appelle Libertador, comme les fondateurs de ses républiques, par un homme qui n'a jamais rien libéré - et d'entendre parler d'une union des républicains contre un homme qui a sauvé deux fois la République.

Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils sont contraints de se replier sur eux-mêmes : l'Angleterre de Drake et de la bataille de Londres. Il y a des pays qui ne sont jamais plus grands que lorsqu'ils tentent de l'être pour tous les autres : la France des croisades et de la Révolution. Sur bien des routes de l'Orient, il y a des tombes de chevaliers français ; sous bien des champs de l'Europe occidentale, il y a des corps de soldats de l'an II. Un peuple ramassa l'épée de Turenne, lança à travers l'Europe la première armée de la justice, et pendant cent ans, cette armée en haillons emplit les plus nobles rêves du monde :

Ils avaient chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

Et leur âme chantait dans le clairon d'airain...

Qu'est-ce que vous et moi avons à faire, Monsieur Mitterrand, avec ces ombres immenses, qui firent danser l'Europe au son de la liberté ? Candidat unique des républicains, de quel droit venez-vous vous prévaloir de Fleurus - vous qui n'étiez pas même en Espagne ? Vous avez été onzefois ministre de la IVe, vous auriez pu l'être de la IIIe, de la seconde, peut-être. Ni vous ni moi n'aurions pu l'être de la première.

Candidat unique des républicains, laissez dormir la République !...

Cette République-là est morte avec le XIXe siècle. Mais non ce qu'elle portait en elle. C'est la volonté de justice - et d'abord de justice sociale. C'est la volonté d'indépendance nationale. Pas le nationalisme : l'indépendance. C'est la volonté de liberté individuelle, que vous feignez de croire menacée. Que reste-t-il de ces volontés ? Aux yeux du monde, aux yeux de la France elle-même, non pas ce qu'on en dit, mais ce qu'on fait pour elles.

Pour qu'il existât une gauche, il fallait d'abord - non ? qu'existât la République... Le moins que l'on puisse dire est qu'elle n'allait pas très bien, en 1944. Ô mes compagnons, qui avez défendu Strasbourg un contre vingt, vous qui savez ce qui se serait passé dans une ville, déjà abandonnée par l'armée américaine, sans le général de Gaulle, avez-vous oublié qu'en ce temps, la République et le général de Gaulle étaient inséparables ? Qui vous eût dit qu'il serait un jour attaqué, au nom de cette torche que nous avons si douloureusement rallumée ensemble, par les éphémères qui ont mis douze ans à voleter autour ?

La République exigeait un minimum de justice politique. Et d'abord, le vote des femmes. Les politiciens au pouvoir le refusaient encore aux femmes françaises, quand il était accordé aux femmes turques. Il était inévitable ? Oui - depuis vingt ans : le général de Gaulle a dit et fait ce que les politiciens disaient et ne faisaient pas.

Puisque la résurrection de la France exigeait une autorité véritable, il fallait que cette autorité fût fondée sur le peuple, et que le président de la République fût élu au suffrage universel. Cette fois, il ne suffit pas de dire que les libertés ont été rétablies ou établies par le général de Gaulle. C'est au nom de cette liberté-là que vous êtes aujourd'hui candidat, Monsieur Mitterrand. Et elle n'a pas été seulement, comme les autres, établie sans vous : elle a été établie malgré vous. En octobre 1962, au congrès des maires de la Nièvre, vous déclariez que l'élection du président de la République par tous les citoyens dépossédait les élus de leurs droits.

Dans le domaine social, il y a eu, depuis vingt ans, deux décisions capitales : les nationalisations, la Sécurité sociale. Qui les a prises ?

Dans le domaine de justice humaine le plus dramatique depuis la guerre de 1940, celui de la décolonisation, le système auquel vous apparteniez était à la veille de faire de l'Afrique noire une immense Indochine - en marge de l'Algérie où vous n'aviez su ni faire la guerre, ni faire la paix. La figure qui est aujourd'hui celle de la France depuis Brazzaville jusqu'à Alger - jusqu'à Alger ! - c'est celle de la droite ou de la monarchie, n'est-ce pas ? Et lorsque le président du Sénégal écrit : « De notre point de vue, c'est le général de Gaulle qui a une position socialiste révolutionnaire et ce sont ses adversaires qui ont une position conservatrice, parce que néo-colonialiste », c'est sans doute par respect du pouvoir personnel. Au surplus, le président Senghor ne connaît pas l'Afrique.

Enfin, il est sans doute antirépublicain que, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, les soldats français ne se battent plus.

Le général de Gaulle a donc rétabli la République, établi le droit de vote des femmes, l'élection du président de la République au suffrage universel, les nationalisations, la Sécurité sociale, les allocations familiales, les comités d'entreprises ; réussi une décolonisation qui a rendu à la France son visage historique ; résolu le terrible problème algérien, apporté la paix en menant la seule vraie lutte contre la seule droite meurtrière, celle du putsch d'Alger et du Petit Clamart.

Vous, qu'avez-vous fait ?

Vous avez rêvé la gauche. Vous croyez que vous la faites quand vous parlez d'elle. Un ouvrier m'écrivait hier : « Dites bien que si moi je vote pour de Gaulle, c'est parce que avec lui on n'a pas les CRS sur le dos, alors qu'avec Mitterrand, on les avait tout le temps ! » Vous n'êtes pas le défenseur de la justice ; chaque fois qu'elle a été tragiquement en cause, vous n'avez pas existé. Vous n'êtes pas le défenseur des libertés individuelles, qui ne sont nullement menacées. Vous n'êtes pas le défenseur de l'indépendance nationale.

Puisque vous ne symbolisez en rien une véritable action de la gauche, puisque vous ne symbolisez pas la République, et puisque, néanmoins, vous symbolisez incontestablement quelque chose, que symbolisez-vous ?

D'abord, le mélange de désir émouvant et d'inévitable démagogie qu'implique l'éternelle intention politique, opposée à l'action politique. Il est plus facile d'accorder les électeurs sur le désir d'aller au ciel, que de leur donner les moyens d'y aller. Vous croyez d'instinct que les écrasants obstacles de l'histoire ont une solution parlementaire. Vous dites : « Si je suis élu, je dissous l'Assemblée, et je gouverne avec la majorité que dégageront les élections. » Bien. Vous espérez que cette majorité sera formée de voix semblables à celles que vous venez de rassembler. Supposons-le. Mais moins de la moitié de vos voix sont pour l'Europe intégrée, c'est-à-dire américaine ; plus de la moitié, communiste, est contre. Il s'agit d'une question capitale, non d'un point de détail. Qu'y changera votre jeu parlementaire ? Couperez-vous la France en deux ? Ou en quatre, car vous êtes le candidat unique de quatre gauches - dont l'extrême droite.

Depuis que je vous écoute à la télévision, je m'aperçois que tous les problèmes que le général de Gaulle a posés comme des problèmes d'histoire, vous espérez les résoudre par des combinaisons, par des « contrats loyaux » (il y a des contrats déloyaux ?) avec tel ou tel parti. Mais la gauche de Jaurès, ce n'était pas une combinaison. Le choix auquel est appelé le pays, et qui n'est nullement entre la droite et la gauche, est entre un homme de l'histoire et les politiciens.

Je n'ai rien contre les politiciens. Ils ne sont pas particuliers à la IVe République. Ils ont peu changé depuis la Grèce. En gros, ils forment, depuis des siècles, un club de négociateurs. Aux objectifs historiques - donc à long terme - ils substituent toujours l'objectif immédiat, c'est-à-dire, dans les temps modernes, électoral. Le gouvernement que M. Mitterrand nous promet, c'est de l'histoire fiction, comme il y a la science-fiction. Qu'est-ce que cette politique de gauche qui n'ose pas prononcer les mots « classe ouvrière » ; qu'est-ce que cette autorité que s'arroge M. Mitterrand sur le parti communiste ? Mais s'il avait la moindre autorité, le parti communiste ne le soutiendrait pas, les chefs des autres partis, pas davantage ! Dans ce cache-cache où chacun attend l'autre au coin d'un bois, M. Mitterrand a le choix entre Daladier et Kerensky. Il n'y a pas d'union des gauches, le peuple entier le sait, et les politiciens le proclameraient dès que le pouvoir serait atteint : l'objet réel de l'union, c'est l'élection. Je ne veux pas parler ici d'intérêt, mais d'une réalité historique plus profonde, que j'appellerai le compromis comme moyen naturel de gouvernement. La fin de la IIIe République en fut l'expression la plus dramatique, et la IVe, l'expression la plus pitoyable. Lorsque, avant la guerre de 1940, il fallut concilier les défenseurs des divisions cuirassées et ceux des armes traditionnelles, on mit un demi soldat dans un demi char - et le résultat ne se fit pas attendre. Cette conception du gouvernement n'a jamais résisté au danger de la patrie, depuis la Convention jusqu'à Clemenceau ; elle ne résiste pas davantage à la transformation sans précédent de la civilisation, à laquelle sont confrontés les États modernes. Mais elle a conservé sa valeur électorale, parce qu'un programme commun concerne ce qu'on fera, non ce qu'on fait. Le génie du politicien, c'est de contourner l'obstacle. D'où sa singulière incapacité - on l'a vu en 1940 - à faire face au drame. D'où la nécessité où sont les politiciens d'inventer un monde imaginaire dans lequel les obstacles réels - le sous-développement, les autres nations, la misère, la transformation sans précédent du monde - sont remplacés par un seul adversaire : l'adversaire politique, transformé en diable. La religion des États totalitaires, c'est le manichéisme épique : celle des politiciens, depuis bien longtemps, c'est le manichéisme électoral.

C'est pour cela, et nullement par hasard, que M. Mitterrand a suggéré que le gouvernement avait truqué les urnes des Comores, et donné à ces îles le poids de cinq départements métropolitains (les plus petits) qui totalisent 384 000 électeurs, alors que les Comores en ont 113 000. Ce qu'il devrait savoir mieux que moi, puisqu'il a été ministre de la France d'outre-mer. Mais il ne s'agit plus aujourd'hui que du nombre des votes gaullistes.

C'est pour cela qu'il faut flétrir la carence de notre Éducation nationale dont le gouvernement a doublé le budget, et pour laquelle les onze gouvernements auxquels appartint M. Mitterrand n'avaient rien fait.

C'est pour cela qu'il faut dire, avec une belle énergie : « Je rétablirai les relations avec le Marché commun agricole ! » Alors que ces relations ne sont pas rompues ; que si le président de la République avait été élu le 5, une conférence aurait sans doute déjà eu lieu en Italie. Alors que si la France n'avait pas exigé que l'agriculture fût inscrite dans le développement de l'Europe, l'agriculture n'y aurait sans doute jamais été inscrite; alors qu'aucun agriculteur, vendeur de ses produits, n'accepterait de passer avec son acheteur un contrat dont l'acheteur pourrait modifier les conditions sans son accord.

C'est pour cela qu'il faut feindre de ne pas comprendre que le général de Gaulle a dit avant-hier « assurances sociales » pour « Sécurité sociale », et affirmer qu'il se prévaut de ce qui fut fait en 1930.

C'est pour cela qu'il faut dire que le général de Gaulle n'a pas de politique étrangère, et répéter comme un refrain : « Cette politique a échoué ; alors, on en a essayé une autre. » Fasse la chance, Monsieur Mitterrand, que vous trouviez une politique étrangère si mauvaise, qu'elle rende à la France la place qu'elle avait perdue depuis trente ans !

C'est pour cela qu'il faut dire que nous avons joué la Chine contre la Russie. N'ayant pas « joué » la Chine du tout, nous n'avons eu à la jouer contre per­sonne. Le général de Gaulle a décidé que la France faisait sa diplomatie elle-même. Or, n'avoir pas droit à sa propre politique étrangère, c'est la définition même des États satellites.

Cette semaine, la politique étrangère de M. Mitterrand, c'est la conciliation de celle du MRP, des socialistes et des communistes. Comme une si singulière conciliation n'est possible que pour une politique future, une politique qu'on ne fait pas, la conclusion prudente est qu'« il faut garder les anciens alliés et en conquérir de nouveaux ». Quelle différence, alors, avec ce que tente le général de Gaulle ? M. Mitterrand dit qu'il sera plus aimable. Peut-être... Peut-être, aussi, moins respecté. Et que de bruit pour un sourire ?

C'est pour cela qu'il faut dire que le plan de stabilisation a pour but la stagnation, alors qu'il a évidemment pour but la garantie de l'expansion.

C'est pour cela qu'il faut placarder dans le métro - ce que M. Mitterrand ne fait pas, mais d'autres le font à son profit, même s'il le réprouve, ce que je souhaite : « Si votre grand-père a soixante-quinze ans, lui confiez-vous vos affaires ? » Bon. Mais si vos enfants sont malades, les confiez-vous au docteur Schweitzer, ou à un médecin de quarante-neuf ans - qui a déjà tué onze malades ?

C'est pour cela qu'il faut parler du pouvoir personnel, en confondant soigneusement l'autorité que la transformation des sociétés exige, aux États-Unis comme en Union soviétique, comme en Chine, avec les pires souvenirs de la monarchie. Le général de Gaulle a déjà été Napoléon III. S'il devenait Louis XV ? ou XIV, XIII, XII, XI... Stop : surtout, pas Louis IX. Le chef fasciste d'avant-hier, le plébiscitaire d'hier est en ballottage, ce qui arrivait tous les matins, n'est-ce pas, à Hitler et à Napoléon III ? Passons, passons... Et M. Mitterrand, l'oeil durement fixé sur le pauvre objectif ahuri de la caméra, nous dit, comme l'héroïque victime devant l'éternel bourreau : « À la volonté d'un seul homme, nous opposerons la volonté nationale ! » avec l'accent des hommes de 89 proclamant les droits de l'homme - au moment même où il fait appel à cette volonté nationale grâce à un scrutin apporté par cet homme - et qui peut dimanche, l'écarter en un jour.

C'est une manoeuvre enfantine, mais facile à analyser, que de jouer sur le sens des mots « pouvoir personnel », quand on a fait soi-même, onze fois - dont une au côté d'un homme de la valeur de Mendès France -, l'expression de l'impuissance impersonnelle. Résumons. Il s'agit de savoir où la France peut trouver la meilleure voie de son action, les meilleurs instruments de son destin.

Il y a d'un côté un fait historique. Accidentel, soit, puisque le général de Gaulle aurait pu être tué avant 1958, ou au Petit Clamart. Un homme, chargé pour le monde entier de l'honneur que donne le souvenir de la plus grande fermeté dans le plus grand malheur, et uniquement soucieux du destin de la nation, a reçu des Français, depuis sept ans, la charge de ce destin. Il peut l'assumer encore, avec sa gloire et ses faiblesses. Tout ne va pas bien pour tous, loin de là. Et il ne s'agit pas de savoir si les choses continueront ainsi, il s'agit de savoir comment elles changeront. Il s'agit de l'avenir. Si je ne me souviens pas que le général de Gaulle, en 1958, ait quémandé les voix des députés, je me souviens qu'il m'a dit, assez tristement, à l'hôtel Lapérouse : « Et peut-être aurai-je la chance de revoir une jeunesse française... » Cet homme a fait ce que personne, depuis bien longtemps, n'avait fait dans une démocratie : il a osé maintenir un plan d'austérité, au temps même de l'élection suprême, parce qu'il le jugeait nécessaire à la nation.

En face, il y a des hommes de bonne volonté (laissons les autres) dont aucun ne peut disposer, ni chez nous, ni dans le monde, de la puissance d'arbitrage du général de Gaulle, parce que cette puissance ne se limite pas à celle d'une personne. Il ne s'agit pas d'un pouvoir personnel, mais d'un pouvoir historique.

Ce pouvoir est au service de la France, et nous pensons qu'elle aurait tort de s'en priver. Il y a un dialogue - bon ou mauvais - entre les États-Unis, l'Union soviétique et le général de Gaulle ; pour Mao Tsé-toung comme hier pour Nehru, la France, c'est la Révolution et le général de Gaulle. Il y a un dialogue - bon ou mauvais - entre la droite, la gauche et le général de Gaulle, parce qu'elles savent qu'il n'appartient ni à l'une ni à l'autre. Son successeur fera de son mieux, mais il ne sera son successeur dans le destin de la France, que s'il échappe à l'uni­vers où l'on confond les compromis avec les décisions, les intentions avec l'action, la France que l'on souhaite ou que l'on rêve, avec la France que l'on fait.

Or, le gouvernement qu'envisage M. Mitterrand, c'est déjà le compromis. Non la conjugaison de tendances parentes : le compromis fondamental. Ses vingt-huit options ne forment pas une politique, mais un catalogue d'intentions. Il n'est pas le successeur du général de Gaulle : il est son prédécesseur. Il s'agit de choisir entre un homme de l'histoire, qui a assumé la France et que la France ne retrouvera pas demain, et les politiciens, que l'on retrouve toujours.

J'ai terminé. Quelques-uns d'entre vous connaissent la lettre que Bernanos écrivit à ses amis en 1942 : « Ne vous tourmentez donc pas, la France a inventé Jeanne d'Arc, elle a inventé Saint-Just, elle a inventé Clemenceau, elle n'a pas fini d'en inventer ! C'est son affaire ! »

La nôtre, ce serait d'empêcher qu'on les brûle !...

Espoir, 1973, n° 2.