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Aimé Césaire


© Assemblée nationale

Intervention à l'Assemblée nationale
23 novembre 1982

« Le choix d'une plus grande justice électorale et d'une démocratie plus réelle »

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Aimé Césaire intervient dans la discussion, en troisième et dernière lecture du projet de loi relatif à l'adaptation de la loi du 2 mars 1982 aux départements d'outre-mer adopté par l'Assemblée nationale le 5 novembre 1982 et rejeté par le Sénat le 10 novembre 1982.

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Nous allons [...] pouvoir aujourd'hui nous prononcer, je n'ose pas dire souverainement, mais en tout cas définitivement. Et, ce qui est plus important, nous allons pouvoir le faire après avoir entendu les uns et les autres, donc en toute connaissance de cause.

A vrai dire, les navettes ne sont pas toujours instructives. J'estime, en effet, que le dernier débat du Sénat n'a rien apporté que de décevant. Tout semble s'être ramené pour certains à un véritable règlement de compte avec le ministre présenté tantôt comme un bradeur, tantôt comme un malappris, tantôt comme un raciste. J'ai même entendu prononcer ce mot dans cette assemblée. Ce n'est plus une discussion parlementaire, c'est une guerre au couteau ! Et je ne parle même pas de l'incroyable procédure qui consiste à déclarer un texte irrecevable non au seuil de la discussion, in limine litis, mais après avoir amplement épuisé la question au cours de plusieurs séances et après plusieurs navettes. Il s'agit d'une partie de bras de fer à retardement.

Monsieur le secrétaire d'État, devant ce flot d'injures tenant lieu d'arguments, j'ai apprécié votre sérénité, votre courage même. C'est très méritoire, car vous avez résisté aux assauts d'un lobby puissant qui, en d'autres temps, a dicté à la France sa politique d'outre-mer et qui n'a que trop tendance à croire ou à faire croire que ce qui est bon pour lui est bon pour le pays.

Monsieur le secrétaire d'État, vous avez des arguments solides. Vous avez aussi bec et ongles pour vous défendre, et vous l'avez prouvé. Mais, ne serait-ce que pour l'Histoire, je rappellerai que, parmi les « crimes » que l'on vous impute régulièrement, figure celui d'être sorti de l'ordre commun et d'avoir tué le canton. Pourquoi pas les justices de paix, symboles du canton, pendant qu'on y est ?

Il faut être sérieux, et vous savez bien que l'acte de décès du canton a été signé en juillet 1949, lorsqu'une loi a fait éclater les circonscriptions traditionnelles et a transformé chaque commune antillaise ou réunionnaise en circonscription électorale comptant pour l'élection des conseillers généraux.

Monsieur le secrétaire d'État, si je ne me trompe, en 1949, vous aviez quatre ans. Je sais bien qu'Hercule au berceau a étouffé ou étranglé deux serpents à lui dépêchés par une perfide déesse,, mais cet exploit, que je sache, n'a jamais été réédité. Tant pis pour vous : nous allons rayer cela de votre palmarès. (Sourires.) La vérité est que, lorsque vous êtes arrivé rue Oudinot, le cadavre était déjà dans le placard ; il ne puait même plus, il était desséché ! (Sourires.)

Vous avez tiré les conséquences de cette disparition du canton, et je m'en félicite. Le choix que vous avez fait va dans le sens d'une plus grande justice électorale et d'une démocratie plus réelle. Pour ma part, j'ai peine à imaginer que la formule que vous nous proposez puisse entraîner les catastrophes en série allégrement prédites par certains.

En vérité, face à la conjoncture, deux attitudes sont possibles. Il y a celle de ceux qui, habitués à la tutelle et aux pratiques commodes d'un paternalisme invétéré, n'ont de confiance et ne croient avoir de garanties - je respecte leur opinion, mais je la décris - que dans un régime de notables, sans tenir compte des aspirations nouvelles. Et puis il y a celle des démocrates qui ont confiance dans le peuple et le croient assez mûr et assez responsable pour prendre en main son destin. Nous nous rangeons résolument dans cette seconde catégorie, et c'est pourquoi, sans inquiétude et sans angoisse, nous voterons ce projet de loi.