Présentation à l'Assemblée nationale constituante
du budget de l'information

29 décembre 1945

Mesdames, messieurs, le premier des orateurs qui m'ont précédé à cette tribune a parlé d'une influence occulte. Il est parfaitement vrai qu'il y a une influence occulte qui domine toutes les questions de presse. C'est l'influence souterraine qu'a connue l'Allemagne pendant qu'elle était ici et elle s'appelle la Résistance. Notre presse est au service privilégié de ceux qui lui ont permis d'exister. Elle n'est pas encore complètement une presse de justice parce qu'elle est une presse de combat. La liberté existe pour et par ceux qui l'ont conquise. Dans la mesure où vous êtes de ceux-là, il est parfaitement clair que liberté et justice vous seront rendues.

Je n'apporte pas ici une opposition, mais je tiens à signaler un problème de principe qui va dominer ce débat, car tout ce que j'ai à vous exposer consistera à dire comment et pourquoi nous entendons défendre les engagements qui ont été pris par M. le général de Gaulle et à montrer qu'il n'y a aucune séparation entre le point de vue du gouvernement de jadis sur la Résistance et ce qu'il est aujourd'hui, dans cette Assemblée.

Je vais répondre à un certain nombre de questions de détail auxquelles vous attendez légitimement des réponses. Je passerai ensuite aux éléments essentiels, en apportant des engagements sur ce qui va être fait et des précisions sur ce qui a été réalisé depuis les cinq semaines que nous sommes arrivés au ministère.

Pour les questions de détail, on a soulevé d'abord - et ceci dépasse vraiment le détail - le problème de l'autorisation préalable. II convient que nous nous expliquions pleinement sur cette question. Tous ceux d'entre vous qui sont journalistes savent parfaitement qu'il n'y a pas un problème d'autorisation en soi mais un problème de l'autorisation en fonction du papier qui est donné en même temps que l'autorisation.

Si, demain, un ministre de l'information quelconque décide d'autoriser les journaux sans leur donner de papier, que va-t-il se passer ? Ceci qui est très simple : le papier du marché noir deviendra roi, et comme vous n'ignorez pas plus que moi que pratiquement ceux qui ont le plus d'argent seront ceux qui auront le plus de papier, supprimer l'autorisation et l'allocation de papier avant que nous ayons pu rétablir la liberté intégrale du papier consisterait, en fait, à rétablir purement et simplement le capitalisme dans ce pays.

Si nous nous opposons à la suppression de l'autorisation préalable, si nous sommes d'accord pour rendre à la presse sa liberté totale seulement le jour où chacun aura à sa disposition du papier, c'est parce que cette suppression aboutirait tout bonnement à rouvrir toutes grandes des portes que nous avons voulu fermer. Aussi maintenons-nous cette autorisation préalable dont nous n'aimons ni le sens ni le terme, mais qui est, en définitive, et malgré le retournement des mots, la défense véritable et certaine de la presse de la Résistance.

J'arrive aux autorisations elles-mêmes. J'ai entendu dire du haut de cette tribune qu'il avait été accordé un grand nombre d'autorisations inutiles. Je ne veux pas revenir sur ce qu'ont fait mes prédécesseurs ; ils se sont trouvés en face de difficultés énormes que je n'ai pas à apprécier. Mais je tiens à vous signaler que, depuis que je suis au ministère, il n'a pas été donné une autorisation sans l'accord écrit de la fédération de la presse.

Parmi les points de détail que j'examine en ce moment, il y a le problème algérien. Nous ne pouvons pas entendre sans une certaine émotion un député algérien se plaindre à cette tribune de l'absence de la liberté. Je dois lui répondre malheureusement qu'il sait comme moi que l'ensemble des problèmes qu'il a traités ne dépend nullement du seul ministre de l'information. Ce sont des problèmes de gouvernement.

Je ne demande pas mieux que de défendre auprès du Gouvernement le point de vue qui a été présenté ici. Je crois en tout cas qu'il est de mon devoir de le lui transmettre. Mais le problème de l'Algérie intéresse le Gouvernement tout entier. Il ne peut être résolu par le seul ministre de l'information.

En ce qui concerne l'ordonnance d'Alger, je crois que la remarque qui a été faite est parfaitement fondée. Elle s'explique peut-être par un manque d'informations, car depuis plusieurs jours le ministère a rappelé impérativement à tous les journaux, et spécialement aux journaux de province, que l'ordonnance d'Alger n'a pas été abrogée et que des sanctions seront prises envers tous ceux qui y contreviendraient.

Dans la mesure où ces sanctions ne pourront pas être prises par le ministère de l'information tout seul, nous ferons en sorte qu'elles soient prises par ceux qui auront le droit de les prendre. Nous rétablirons l'ordonnance d'Alger dans son esprit, dans son efficacité et sur tous les points qui vous intéressent les uns et les autres.

J'en viens à la question du journal Patrie. Ce journal est né d'une façon très particulière. Il vivait par un accord du ministère des finances et du ministère de la guerre. Les conditions dans lesquelles il avait été créé étaient liées à la nécessité d'avoir un journal imprimé auprès de l'armée, qui pût avancer aussi vite qu'elle. Ces conditions sont à l'heure actuelle sans objet. Je crois pouvoir affirmer que le ministère de la guerre envisage la fin prochaine de la publication de ce journal.

Venons à Sport libre. Il est assez légitime de demander la publication de Sport libre et d'une façon plus générale de la presse sportive. Quelle que soit notre misère en papier, il est tout de même clair que le faible tonnage demandé par le rétablissement d'une partie de la presse sportive ne peut être mis en balance avec les forts tonnages représentés par la presse française et que cette presse sportive doit exister.

La situation de Sport libre est parfaitement claire. Ce journal existait dans la clandestinité. Il est de droit l'un des journaux sportifs qui doivent reparaître. Je donne ici l'assurance, que j'ai déjà communiquée à la commission, que le ministère a fait tout ce qui était nécessaire pour qu'un certain nombre de journaux sportifs, dont Sport libre, puissent reparaître dans le courant du mois de janvier.

Enfin, pour les crédits relatifs à l'Office français d'édition, il y a quelque malentendu. Ce n'est pas exactement l'Office français d'édition qui est en cause. Ce sont, en réalité, les maisons de la culture et les centres de documentation qui lui sont rattachés.

Vous avez fait allusion à des crédits auxquels j'attache personnellement la plus grande importance. Il me semble indispensable, puisque le problème culturel est évoqué, que la culture française cesse d'être l'apanage de gens qui ont la chance d'habiter Paris ou d'être riches.

Un certain nombre de mesures ont été prises dans ce sens depuis longtemps.

En application d'un programme très ancien puisqu'il avait été établi jadis en commun avec Léo Lagrange, nous voulons que dans chaque grande ville de province le musée, entièrement transformé dans des conditions qu'il serait trop long de développer ici, devienne une maison de la culture de base. Par la transformation complète de la législation sur le dépôt légal, c'est-à-dire sur la nécessité pour un éditeur de donner à l'État deux exemplaires, nous désirons que, dans chaque musée de province, la totalité des livres, des films et des disques ayant une valeur culturelle soient d'office donnés par la production privée et forment la base d'un élément culturel qui se répandra à travers la France en même temps que les centres de documentation placés sur un plan purement technique en permettront la même diffusion.

Si nous parlons de démocratie pour dire quelque chose, nous savons très bien qu'en cette matière, démocratie ne veut pas dire autre chose que la volonté d'un nombre toujours plus grand d'hommes d'accéder à la culture.

Il ne dépend de personne de faire de tous des hommes cultivés ; mais il dépend de chacun de nous de donner à chaque Français une sorte de droit privilégié d'atteindre à la culture s'il le désire.

Nous ne pouvions le faire, dans l'état de misère où se trouve le pays, que par la transformation complète de la législation sur le dépôt légal, c'est-à-dire par l'obligation, pour le commerce privé, de venir en aide à cette misère de la France. C'est ce que nous voulons faire. Je vous demande de vous y associer. D'ailleurs, le ton des orateurs qui m'ont précédé me donne à penser que vous l'avez fait, et je vous en remercie.

J'aborde enfin la question du cinéma. Pour le cinéma, le problème de la confiscation est naturellement décisif.

Nous sommes d'accord : le problème qui se pose, la plupart d'entre vous le connaissent comme moi, c'est que la confiscation des biens allemands ne dépend pas, en fait, de nous seuls. Elle dépend d'un accord entre les ministères des finances, de la justice et nous-mêmes. Nous pouvons intervenir dans la mesure du possible pour que certaines mesures soient prises d'urgence et dans un certain sens. Cela, nous le faisons.

Mais, comprenons-nous bien : en général, les questions de presse vous sont assez familières ; les questions de cinéma le sont moins.

Ce qui permet d'avoir une vue claire des problèmes de presse, c'est l'existence de la Fédération de la presse, qui groupe la grande majorité des forces des journaux en face de l'ensemble des autres forces, quelles qu'elles soient.

Il n'existe rien de semblable dans le cinéma. Le problème devant lequel je me suis trouvé en arrivant était de créer dans le cinéma l'équivalent de ce qu'est dans la presse la Fédération de la presse. C'est en somme l'Office professionnel du cinéma qui était réclamé depuis plus d'un an. C'est un office paritaire. Vous savez dans quelles conditions il fonctionne. C'est le seul élément qui nous permette d'avoir une vue d'ensemble permanente des volontés ouvrières et techniques du cinéma. C'est le groupement de tout ce qui représente les activités créatrices dans le cinéma. C'est la possibilité de réunir enfin les organismes d'achat et de faire cesser cette folie qui met en concurrence les différents organismes de l'État.

Pendant très longtemps, on n'a pas pu organiser l'Office professionnel. Depuis huit jours, l'Office professionnel est créé. Le texte est à la signature de M. Billoux, au ministère de l'économie nationale. Nous le recevrons de retour vraisemblablement d'ici quelques jours.

Par conséquent, dans le domaine du cinéma, la première pierre sur laquelle tout s'édifie est posée. La décision dépend donc maintenant du ministère de l'économie nationale qui n'a, d'ailleurs, j'en suis sûr, aucune raison d'opposer un obstacle quelconque au démarrage réel et au renouveau du cinéma français.

Je laisse de côté les questions de détail. J'en arrive, pour terminer à ce qui, comme à moi-même, vous tient tant à coeur : comment allons-nous organiser, sur des bases solides, la nouvelle presse française ?

Un statut de la presse a été voté sous le premier gouvernement Léon Blum en quelques jours, nous a-t-on dit. Dieu sait que je m'en réjouis, mais permettez-moi de vous rappeler que les résultats de ce statut n'ont pas été très lourds, car, enfin, je me souviens tout de même qu'en 1939 il existait en France ce qu'on appelle une presse capitaliste.

Le terrain sur lequel je me place est le suivant : d'accord avec la majorité de l'Assemblée, d'accord avec la commission, je désire que les résultats concrets soient obtenus dans les délais les plus courts et en tenant compte des réalités.

Si nous voulons faire aboutir d'emblée la totalité de nos demandes, nous n'aurons que des résultats limités. Il convient, à mon sens, de réaliser successivement trois opérations précises.

Les textes sont là. Des dates vont vous être données. Nous avons aussi, je pense, une chance de réussir véritablement ce que nous entendons faire ensemble.

Première opération, les journaux veulent avant tout la sécurité et la liberté. Qu'est-ce que la sécurité ? C'est la certitude pour eux de n'être pas chassés des imprimeries qu'ils utilisent.

Pour être sûr que les imprimeries demeureront à la disposition des journaux, nous avons envisagé un certain nombre d'hypothèses différentes. L'une d'elles a été évoquée par M. Lussy. Il en connaît comme moi la faiblesse. La théorie de la confiscation absolue se heurte à ceci, c'est que, alors que l'article 1er de la loi pose le principe d'une confiscation générale, l'article 3 admet qu'on ne confisquera pas les journaux acquittés.

Étant donné qu'au moment de la décision, un grand nombre de journaux ne seront pas encore passés en justice, nous ne pouvons pas les confisquer, pas plus qu'on ne pourra confisquer ceux qui ont été acquittés. On dira que l'on confisque d'office, ou plutôt que l'on est censé confisquer d'office - car cette loi ne passera pas - les journaux qui ne se sont pas présentés. On n'a jamais exigé, en droit, d'un citoyen quelconque qu'il fasse la preuve de son innocence. Dans tous les codes, quels qu'ils soient, il faut d'abord faire la preuve de la culpabilité d'un accusé avant de le condamner. Ce que nous devons faire ensemble, pour que nos volontés communes ne se perdent pas dans le sable, c'est créer une procédure telle que, quoi qu'il arrive, l'imprimerie reste à la disposition du journal de la résistance.

Pour parvenir à ce résultat, nous présentons un projet de loi dont l'économie est la suivante :

Ou bien le journal est déclaré coupable, et ses biens sont confisqués, y compris l'imprimerie, ou bien il est déclaré innocent et dans ce cas, l'expropriation peut toujours intervenir.

Dans les deux cas, la sécurité qu'attend la presse résistante lui est garantie.

Je défendrai cette loi parce que je crois, non pas qu'elle est plus douce que l'autre, ce qui m'est parfaitement indifférent dans ce cas, mais parce qu'elle est plus juste, plus nécessaire, parce qu'elle ralliera les suffrages alors que l'autre ne les rallierait pas, parce que je crois enfin qu'elle vous donnera ce que vous désirez essentiellement, c'est-à-dire la sécurité.

J'ajoute que ce projet sera déposé au cours de la première semaine de janvier.

Vient ensuite le problème de la dévolution. Vous le connaissez comme moi. Il intéresse la structure financière, le contrôle de la comptabilité, les règles de la publicité, les noms des directeurs et des administrateurs.

Il fait, pour une grande part, double emploi avec le problème de l'ordonnance d'Alger.

Nous reprendrons, nous redonnerons toute sa force à l'ordonnance d'Alger. Nous reprendrons le problème de la dévolution et nous pensons, sur l'ensemble de ces questions, avoir abouti fin février.

Dans un troisième train, vient la question dont la solution demandera le plus de temps. C'est pourquoi je l'ai mise à la fin, c'est celle qui est relative au statut moral de la presse et de la diffamation.

Enfin, comme je dois achever, je vous signale qu'un problème essentiel pour les journaux était celui des séquestres.

Vous savez que si de nombreux séquestres ont assuré leur gestion, dans un accord assez complet avec les journaux dont ils étaient responsables, d'autres séquestres, en revanche, se sont trouvés en conflit quasi permanent avec ces mêmes journaux.

Il était alors nécessaire que les séquestres échappent à l'autonomie dont ils jouissent aujourd'hui et que des mesures d'ordre général soient décidées donnant aux journaux toutes les garanties nécessaires.

M. Virgile Barel. Va-t-on réviser la convention avec les séquestres ?

M. le ministre de l'information. J'y arrive. Un directeur de l'administration des domaines est désormais détaché au ministère de l'information chargé de régler les problèmes dans leur ensemble d'après les instructions précises.

Un conseil supérieur de séquestre va être constitué.

Il sera une sorte de cour d'appel dans les cas de conflits. La fédération de la presse et les syndicats des journalistes seront représentés dans ce conseil supérieur.

Je crois que, en cinq semaines, c'était à peu près le maximum de ce que nous pouvions obtenir.

Il reste trop de questions de détail encore pour que je les envisage les unes après les autres. Je n'en retiendrai que deux parce qu'elles sont d'une très grande importance.

La première est celle des journaux fantômes.

Vous savez que nous avons pris des mesures pour que tout journal qui bouillonne au-delà d'un certain pourcentage soit automatiquement ramené à un tirage inférieur, et cela jusqu'à extinction.

C'est à peu près la mesure que suggérait M. Jurgensen ; elle est dès maintenant en application.

La seconde question concerne l'Agence française de presse.

Je suis d'accord à ce sujet avec plusieurs des orateurs qui m'ont précédé. Tout a été à faire dans ce domaine. Il n'est pas étonnant qu'on n'y ait pas parfaitement réussi.

Ce que pour ma part je devais faire, c'était donner une orientation nouvelle à cette agence. Et cette orientation nouvelle je ne pouvais la donner qu'en changeant l'homme qui dirigeait l'Agence française de presse, dont je reconnais hautement les qualités et les mérites, qui avait fait une expérience dont nous comprenions parfaitement qu'elle devait être renouvelée. Nous avions placé à la tête de l'Agence française de presse l'homme désigné dans la clandestinité pour diriger l'agence lorsqu'elle existerait.

Donc, sur trois des directeurs du ministère de l'information, un revient de prison et deux reviennent de déportation. Je ne crois pas que nous puissions donner à la résistance des gages plus forts, ni surtout des gages plus sûrs.

J'en ai fini en ce qui concerne les questions de détail.

Par contre, pour l'ensemble de ce que nous voulons faire, je ne crois pas que notre tâche soit facile et qu'il suffise que nous décidions d'arranger les problèmes du papier pour qu'ils s'arrangent. Mais nous pouvons ensemble décider que nous essaierons de supprimer tout ce papier inutile, de réunir le papier ainsi récupéré et de donner aux journaux, non pas quatre pages par jour, parce que c'est impossible, mais quatre pages deux fois par semaine d'abord. L'accord ne peut être réalisé sur l'immédiat, mais il peut l'être sur les perspectives. Nous avons en commun la volonté de maintenir les conquêtes de la Résistance dans leur domaine concret, de procéder par paliers, de prendre l'un après l'autre les textes législatifs dont nous avons besoins pour que nous puissions en effet, dans quelques mois, dire ce que demandait toute a l'heure M. Lussy, à savoir que nous aurons affaire à une presse que nous avons trouvée au fond de l'abîme - et c'est peut-être là que l'on trouve les meilleurs - mais à laquelle nous aurons donné les deux termes qu elle demandait depuis si longtemps et qu'elle n'a peut-être jamais eus : la dignité et la liberté.

J.O. Débats Assemblée nationale Constituante,
n° 21, 30 décembre 1945, p. 521-523.