Présentation du budget des affaires culturelles
9 novembre 1967

Mesdames, messieurs, je ne referai pas à cette tribune l'exposé qui vous est présenté, et d'ailleurs fort bien, dans les rapports ; ce serait vous faire perdre votre temps.

L'essentiel est que je vous propose un budget qui est en augmentation de 13 p. 100 pour l'équipement et de 21 p. 100 pour le fonctionnement et que vos rapporteurs en ont proposé l'adoption.

Je me bornerai à répondre à quelques-unes des questions capitales qui m'ont été posées, sinon nous dépasserions de très loin le temps de parole qui nous est imparti. Les questions auxquelles je n'aurai pas répondu recevront une réponse écrite dans la semaine, comme d'ailleurs toutes celles qui pourront m'être posées par les orateurs qui interviendront après moi.

J'indiquerai d'abord, pas tout à fait à la manière de M. le président de la commission des finances mais dans le même esprit, en quoi les propositions qui vous sont présentées revêtent un caractère assez surprenant.

Tout se passe comme si le ministère des affaires culturelles était la suite de l'ancien service des beaux-arts - qui relevait autrefois de l'éducation nationale - avec une orientation, disons un peu plus moderne, qui serait donnée par mon département. Or c'est absolument erroné.

En définitive, les beaux-arts étaient au service du décor de la vie ; d'un point de vue marxiste, on dirait qu'ils étaient au service de la bourgeoisie, mais peu importe. Ce qui est certain c'est que, jusqu'au retour du général de Gaulle, l'État a assumé des fonctions tout à fait déterminées et qu'aujourd'hui ces fonctions sont complètement différentes.

Entre les musées, tels que les a conçus l'ancien régime, c'est-à-dire les collections, et les musées actuels, existe non pas une différence de degré, mais une différence de nature. En fait, dans le monde entier, la notion de collection est en voie de disparition et le musée est en train de devenir national, c'est-à-dire que l'écrasante majorité des oeuvres tendent à devenir propriété de l'État, autrement dit propriété du peuple.

C'est à l'intérieur de celte énorme transformation que nous sommes obligés d'intervenir et de développer notre action.

La Chine, la Russie, les États-unis, l'Égypte, l'Allemagne, la Pologne n'ont, actuellement, qu'une obsession dans le domaine qui est le nôtre : sauver leur passé.

Il peut sembler étonnant que les pays les plus modernes restent par ailleurs tellement attaches à leur passé ; que, par exemple, la Pologne, au moment où elle reconstruit la grande place de Varsovie, refasse exactement celle qui a été entièrement détruite ; il est beaucoup plus étonnant encore de penser que les États-unis, c'est-à-dire le pays de l'architecture la plus moderne du monde, aient inventé un ameublement qui soit entièrement un pastiche du dix-huitième siècle français et anglais. Notre monde moderne est un monde de gratte-ciels habités par le dix-huitième siècle.

Ce lien avec le passé, c'est le domaine commun à notre action sur l'architecture, les musées, les expositions, la musique, les maisons de la culture. Dans tous ces domaines, mesdames, messieurs, l'idée dominante est la même.

Notre civilisation implique la rupture avec le passé la plus brutale que le monde ait jamais connue. Il y a déjà eu de grandes ruptures et en particulier la chute de Rome, mais jamais elles ne se sont produites en une seule génération. Nous sommes, nous, la génération qui aura vu le monde se transformer au cours d'une vie humaine.

Cette civilisation de transformation sans précédent est à l'écoute de tout le passé du monde ; c'est sur lui que nous branchons nos propres appareils.

J'aborde maintenant les objections les plus importantes qui ont été présentées à cette tribune.

Vous m'avez demandé, monsieur Giscard d'Estaing, de vous répondre aujourd'hui à propos de l'exemption du droit de timbre pour les théâtres privés. La mesure que vous proposez nous semble souhaitable : nous avons demandé l'exemption, mais le Gouvernement ne la croit pas possible cette année ; la discussion n'est pas encore close.

A propos du retard pris sur le Plan, le rapport indique que le pourcentage d'exécution du Plan s'établira à la fin de 1968 à 50 p. 100. Or, si le pourcentage global réel ressort à 50,86 p. 100, trois secteurs particuliers l'ont dépassé. Ce sont : les monuments historiques et les théâtres nationaux avec 67 p. 100, les musées et le Grand Palais avec 63 p. 100 et les théâtres et l'action culturelle avec 52 p. 100

Le retard est particulièrement important, nous a-t-on dit, en matière de réparation de dommages de guerre avec lesquels il faudrait en finir. Le Ve Plan a prévu une dotation de 165 millions. Les budgets de 1966 et 1967, ainsi que le projet de budget de 1968, ont inscrit des dotations égales au cinquième de la dotation globale, abstraction faite des économies réalisées au cours des années 1966 et 1967 d'un montant global de 2.310.000 francs. Par conséquent, les budgets de 1966 et de 1967 comme le projet de budget de 1968 me semblent conformes aux prévisions du Plan.

Il convient, a-t-on demandé, de décharger la direction de l'architecture de l'entretien des bâtiments civils : nous sommes complètement d'accord sur le principe de ce transfert. Le problème a été posé au Gouvernement dès le mois d'avril 1966. Les modalités d'application, complexes, font actuellement l'objet d'une étude approfondie.

Pourtant je tiens à insister quelque peu sur ce point parce que le problème posé est en réalité plus vaste. Dans notre esprit, la direction de l'architecture ne peut pas devenir une simple direction de conservation des monuments historiques. Il faut certes la débarrasser de certaines tâches d'entretien, mais il faut aussi lui faire jouer un rôle d'incitation et d'exemple dans la création architecturale, rôle qui ne peut être tenu que par elle.

Il faut aussi, a-t-on dit, débarrasser le ministère de la charge du service des eaux de Versailles et de Marly. Le transfert de ce service a été demandé dès l'année dernière.

Il faut poursuivre le développement des services régionaux, notamment dans le domaine de l'architecture mais ne pas éparpiller les crédits.

Cette implantation régionale est indispensable, elle est amorcée, elle se poursuivra et permettra d'accentuer la déconcentration.

La modification souhaitable des rapports entre l'État et les architectes : les conditions de travail et d'intervention des architectes doivent être revues entièrement. Sur tous ces points nous sommes d'accord. Ce problème fondamental est à résoudre dans le cadre de la réorganisation de la direction de l'architecture.

Le nombre de ces questions de détail est si grand qu'il serait plus sage que je vous donne des réponses écrites. Il y en a tant que j'en passe.

Je voudrais maintenant dire quelques mots du cinéma.

La situation et les problèmes de l'industrie cinématographiques sont connus. L'un des rôles des pouvoirs publics doit être d'aider les diverses professions du cinéma à s'adapter avant tout. Un certain nombre de mesures interviendront à cet égard en 1968.

Premièrement, l'entrée en vigueur de la réforme des taxes sur le chiffre d'affaires se traduira pour l'industrie cinématographique par une détaxe de l'ordre de 40 millions de francs, ce qui n'est tout de même pas absolument rien !

Deuxièmement, l'aide à l'exploitation a été rétablie en 1967 sur la baise de 22 millions de francs. En 1968, la révision du barème de la taxe additionnelle, rendue possible par la diminution des charges fiscales proprement dites, permettra de doter l'aide à l'exploitation de moyens plus importants, environ 44 millions de francs.

Les mesures en faveur de la production se répartiront sur trois plans et permettront d'accorder sous la forme d'aide aux courts métrages des avances destinées à en faciliter la réalisation, sur le même type que l'aide sélective aux films de long métrage.

Cela dit, pour le cinéma comme pour tous les autres secteurs qui ont été évoqués, il est parfaitement déraisonnable d'envisager des réponses détaillées à des questions de détail qui remplissent trois rapports entiers. Qu'il me soit donc permis de passer outre. Les rapporteurs obtiendront une réponse à chacune des questions qu'ils ont posées et pourront par conséquent en rendre compte aux commissions.

Je reviens alors à ce qui est l'essentiel de notre fonction. Pourquoi, en définitive, demandons-nous de l'argent et pourquoi nous en donne-t-on, car, après tout, ce qui nous a été accordé cette année était relativement considérable ? Pour toutes les raisons qui ont été exposées par M. Giscard d'Estaing, mais aussi pour d'autres raisons dont j'ai déjà parlé, dans cette enceinte, mais que je tiens à préciser aujourd'hui.

J'ai déjà dit que nous n'étions pas en présence d'un budget des beaux arts à modifier ou à développer. Un phénomène nouveau s'est produit : dans cette génération unique qui voit la transformation du monde, la machine conquérante est apparue avec une puissance qu'on ne lui connaissait pas. Vous le savez, il n'y a aucune relation entre ce qu'ont pu être les actions des machines au XIXe siècle et ce qu'elles deviennent aujourd'hui.

Pour la première fois, nous assistons à un développement autonome de la machine. II repose sur un fait très simple : la machine et ses dépendances sont d'une telle importance que statistiquement tout ce qui est argent se dirige inévitablement vers elle. Lorsqu'une grande entreprise réalise des bénéfices énormes, que peut-elle en faire ? Quel qu'il soit, le luxe déployé est sans commune mesure avec la grandeur des bénéfices des entreprises modernes : on n'achète pas des châteaux tous les matins. En conséquence, ou bien l'entreprise se développe, c'est-à-dire que la maison Peugeot, par exemple, qui a réussi dans le cycle, fait de l'automobile et que, si elle réussit dans l'automobile, elle fera de l'avion : ou alors, ses bénéfices vont à une banque, laquelle banque investit dans les machines l'argent dont elle dispose.

C'est pourquoi nous voyons le machinisme prendre cette puissance extraordinaire et les investissements atteindre des proportions colossales et se diriger exclusivement vers les industries de pointe, contraignant tous les pays à se soumettre à la loi de la civilisation machiniste.

Or, pour la première fois, cette civilisation ne sait plus quelle est sa raison d'être. Celles qui nous ont précédés savaient ce qu'elles étaient, et le savaient si bien que - je l'ai déjà dit - une conversation entre un pharaon et Napoléon était parfaitement concevable ; c'était le temps des grandes civilisations agraires. Mais déjà, une conversation entre Napoléon et un chef d'État moderne ne serait plus possible parce que les données ont complètement changé.

En face de la machine qui devient victorieuse, en l'absence de conscience de civilisation, se dresse cet étrange retour au passé dont je vous parlais tout à l'heure.

C'est parce que l'Amérique n'a pas véritablement une âme au sens où la civilisation grecque en avait une qu'elle se meuble dans un style qui n'est pas le sien. On n'imagine pas Périclès vivant au milieu de meubles égyptiens : la Grèce était la Grèce ! Le monde moderne est le mélange de son futur et de son passé; il est extrêmement peu son présent.

Au fur et à mesure du développement des machines, nous observons un développement exactement parallèle dans l'ordre de l'imaginaire. On avait dit que la civilisation machiniste ne ferait que des robots. C'est faux, elle ne fait pas du tout des robots parce qu'elle accroît et va accroître encore davantage le temps des loisirs, même en tenant compte de la situation du Tiers-monde. Si d'ici une génération nous arrivons, comme il est probable, à la semaine de quatre jours de travail, il est bien évident que l'imaginaire jouera un rôle géant dans les trois autres jours.

Pour satisfaire au besoin d'imaginaire se sont créées des usines de rêve exactement comme il existe des usines de réalité. Ces usines de rêves, c'est-à-dire en définitive tout ce qui est lié à des transmissions dans le domaine de l'esprit - cinéma, télévision, radio - elles appartiennent ou bien à l'État ou bien au secteur privé.

Quand elles appartiennent à l'industrie privée, quel but recherche celle-ci ?

Certainement pas de dispenser de la culture, mais bien plutôt de gagner de l'argent. Pour cela, elle doit obligatoirement faire appel au maximum à l'instinct car c'est ce qui rapporte le plus.

Notre civilisation est en train de comprendre qu'elle est en quelque sorte attaquée - ou soutenue, comme on voudra - par d'énormes puissances qui agissent sur l'esprit à travers l'imaginaire, et elle veut se défendre contre ces puissances-là.

Pour cela, la civilisation disposait jadis de la religion, laquelle ordonnait l'imaginaire. Aujourd'hui, quelle que soit l'influence des grandes religions dans le monde, elles ne gouvernent plus la civilisation. Ce n'est pas l'Église qui fait le monde nucléaire. Les peuples ont compris, d'un bout à l'autre de la terre, que ce qui permettait de lutter contre la grande puissance de l'instinct, c'était ce qui nous a été légué.

Ce n'est pas parce que les valeurs de l'esprit que nous défendons sont anciennes qu'elles sont défendables. Ce n'est pas parce que la tragédie grecque est ancienne qu'elle est la tragédie grecque : c'est parce qu'elle a survécu. Un certain nombre d'images humaines portent en elles une telle puissance - c'est ce qu'on appelle le génie - qu'elles transcendent non seulement les siècles, mais les civilisations tout entières.

La moitié de ce que nous admirons n'appartient pas à notre civilisation. Nous admirons Shakespeare, Eschyle, Sophocle. Par conséquent, il est indispensable qu'à l'échelle de l'État, c'est-à-dire avec le plus grand nombre possible de moyens, on fasse en sorte que la sauvegarde soit placée d'une façon permanente en face de l'attaque.

On a envisagé incidemment des moyens qui seraient fournis par l'État et on a parlé de détaxe. Mais, mesdames, messieurs, en ce qui concerne les théâtres nationaux, ce à quoi nous devrions aboutir, ce n'est pas à une simple détaxe, c'est à la gratuité. Le théâtre gratuit ! Cela semble chimérique. Mais aller sur la Lune n'était-ce pas ce qu'il y avait de plus chimérique il n'y a pas si longtemps ? Et pourtant...

Et déjà, la télévision, contre une redevance assez faible, constitue un moyen de culture énorme.

Il faut bien admettre qu'un jour on aura fait pour la culture ce que Jules Ferry a fait pour l'instruction : la culture sera gratuite.

Le monde moderne, le monde de la génération qui nous succèdera, sera dans l'obligation de faire pour la culture ce qui a été fait pour l'instruction primaire. C'est donc la tâche qui est essentiellement la nôtre et à laquelle nous vous remercions, mesdames, messieurs, d'avoir bien voulu vous associer.

J.O. Débats Assemblée nationale,
n° 94, 10 novembre 1967, p. 4759-4761.