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Dixièmes Rencontres Parlementaires de l'Epargne : « Harmonisation fiscale
et régulation des marchés : comment établir de nouvelles règles du jeu ? »
à l'Assemblée nationale le jeudi 18 janvier 2001

Discours de M. Raymond Forni,

Président de l'Assemblée nationale

Mesdames et Messieurs les parlementaires,

Mesdames et Messieurs,

Chers amis,

En dix ans, grâce à la patience et à l'énergie de Didier Migaud, ces rencontres parlementaires sont devenues le rendez-vous obligé de tous ceux et de toutes celles qui s'intéressent aux questions d'épargne.

La première raison de leur succès est en effet la très grande diversité de leurs participants. La seconde explication de cette réussite est le souhait de Didier Migaud de voir ces rencontres refléter la réalité d'un marché de capitaux dynamique, mouvant et largement mondialisé. Le thème retenu cette année en est de nouveau la preuve. Le caractère pragmatique des questions abordées donne tout leur intérêt à ces débats décisifs.

Je le félicite donc chaleureusement pour cette belle initiative.

Elle reflète une volonté que nous sommes, en ces murs, nombreux à partager : faire du Parlement un véritable espace de dialogue et de discussion. Cette maison est la vôtre. Elle doit être davantage encore le lieu du débat démocratique, et je souhaite saluer trois autres contributions parlementaires qui viendront enrichir les discussions d'aujourd'hui :

- D'abord, le rapport de Monsieur Jean-Pierre Brard concernant la lutte contre la fraude fiscale.

- Le rapport de Messieurs Gérard Fuchs et Daniel Feurtet ensuite, présenté à la Commission des Finances et intitulé Réguler la mondialisation financière.

- Les rapports, enfin, de la mission Peillon sur le blanchiment des capitaux.

Certes, les méthodes de travail employées par cette mission, moins policées que celles habituellement utilisées par le Quai d'Orsay, ont parfois suscité de vives réactions parmi les personnes ou les institutions mises en cause. Mais les Etats-membres de l'Union européenne, toujours prompts à donner quelques grandes leçons de civisme fiscal aux autres pays développés, doivent d'abord s'interroger sur la situation de leurs propres territoires, ou à leurs frontières immédiates, et dans quelques îles avec lesquelles ces pays conservent des liens institutionnels et politiques forts. L'intérêt de ces missions parlementaires est de susciter une large prise de conscience au sein de l'opinion et parmi les dirigeants politiques : en matière de fiscalité notamment, les pratiques plus ou moins « exotiques » ne se constatent pas seulement sous de lointains palmiers...

L'intitulé même de vos travaux « Harmonisation fiscale et régulation des marchés : comment réussir à établir de nouvelles règles du jeu ? » montre combien est audacieuse et difficile la question qui vous réunit aujourd'hui.

Il faut d'abord reconnaître que le développement des marchés internationaux de capitaux répond aux intérêts des épargnants, comme à ceux des entreprises à la recherche de financement. En effet, il élargit les possibilités de placement et de financement ; il permet ensuite une réduction du coût de l'intermédiation financière ; il rend, enfin, plus efficace l'analyse des demandes de financement.

Néanmoins, cette croissance ne peut être sauvage et incontrôlée. Il est de notre responsabilité de parlementaires de participer modestement mais avec détermination à l'élaboration de nouvelles règles du jeu. C'est pourquoi les remarques que vous ferez tous aujourd'hui, en participant à ce débat, nous seront précieuses. Ces règles devront tenir compte de la mondialisation des marchés de capitaux, mais aussi, aux niveaux national et européen, d'une volonté politique de ne pas se satisfaire de la règle du laissez-faire ou du moins-disant fiscal.

L'enjeu est d'importance. Il suffit, pour s'en convaincre, de quelques exemples chiffrés.

Ainsi, à la fin de l'année 1998, la Banque des Règlements Internationaux évaluait à 1 500 milliards de dollars la valeur des échanges journaliers sur les marchés des changes.

Pour donner un ordre de grandeur plus significatif encore, il suffit de rappeler que le montant des échanges journaliers sur les marchés monétaires équivaut au PIB annuel de pays comme la France, l'Italie ou le Royaume-Uni !

Cette mondialisation produit certes des effets positifs. Mais elle a aussi des effets d'une extrême gravité : elle réduit par exemple les marges de manoeuvre des gouvernements, elle amplifie les crises financières ; et fragilise les Etats par rapport aux marchés...

Trois éléments conduisent à penser que la mobilité internationale des capitaux va, cependant, continuer à se développer très fortement :

- L'Euro comme monnaie unique conduit à la disparition d'un risque de change. Or, celui-ci pouvait inciter certains à être plus prudents dans l'arbitrage entre différents terrains de placement.

- L'Euro est également un formidable accélérateur potentiel de délocalisation de capitaux, car il rend plus visibles encore les différences nationales de rendement et de pression fiscale.

- Enfin, à la suite du Traité de Maastricht, la fin de la souveraineté monétaire et l'encadrement des politiques budgétaires ont fait de la fiscalité le principal instrument de la régulation économique. Elle est devenue un facteur important pour attirer les capitaux. Beaucoup de pays ont exonéré les non-résidents, mais en continuant d'imposer leurs ressortissants nationaux : ces derniers ont alors souvent recherché loin de chez eux un « ciel fiscal » plus clément en profitant de l'absence de coordination, malheureusement encore largement répandue, entre les différents pays concernés.

La mondialisation a pour effet de progressivement affecter la souveraineté des Etats, principal lieu jusqu'ici de la décision politique et du contrôle citoyen. Ce constat est notamment celui de Gérard Fuchs et Daniel Feurtet dans leur rapport Réguler la mondialisation financière que j'ai précédemment cité. Je partage pleinement ce constat.

Mais il n'est plus concevable d'adopter dans ce domaine (comme dans beaucoup d'autres d'ailleurs) une position de franc-tireur. Le cadre étatique national n'est aujourd'hui plus adapté. Il importe de savoir agir et raisonner collectivement. Cette contrainte rend d'ailleurs beaucoup plus difficile notre tâche de législateur...

Il faut donc réussir à produire un large consensus sur ces questions : mobiliser les gouvernements, les élus, mais aussi les opinions publiques des principales places financières internationales, afin que tous agissent pour contraindre les paradis fiscaux et faire obstacle au laissez-faire actuel. N'oublions pas surtout que, derrière la liberté de mouvements des capitaux que certains réclament au nom de critères d'optimisation néoclassiques, se cachent aussi des mouvements de capitaux colossaux issus de trafics en tous genres (drogue, prostitution).

Le mouvement est lancé. L'idée de la Taxe Tobin, par exemple, fait aujourd'hui son chemin. Le soutien de la Chambre des Communes canadienne ou du Parlement européen est encourageant, même si cette taxe ne répond qu'à un aspect limité du problème.

Les débats très médiatisés autour de cette taxe ne doivent pas néanmoins occulter les efforts et les succès rencontrés au niveau européen.

Certes la règle de l'unanimité, qui prévaut toujours dans le domaine fiscal, ralentit les travaux. Mais un accord a néanmoins été obtenu sur la fiscalité de l'épargne, à la fin du mois de novembre, alors que Laurent Fabius assurait la présidence européenne du Conseil des Ministres des Finances.

Cet accord est l'aboutissement de onze années d'efforts et de discussions. La concertation, sur ces questions, demande du temps. C'est une contrainte avec laquelle il faut compter.

En outre, l'application de cet accord est encore loin d'être effective, comme Didier Migaud le disait il y a quelques instants. Les Quinze ont décidé à Feira, au Portugal, en juin dernier, d'instaurer une période transitoire pendant laquelle les Etats-membres pourront choisir entre l'application d'une retenue à la source ou l'échange d'informations entre administrations concernées. Or cet échange ne devrait se généraliser qu'à partir de 2010 !

Certains pays, comme le Luxembourg, ont par ailleurs réussi à obtenir une clause dérogatoire. L'échange d'informations entre Etats-membres ne devrait devenir obligatoire qu'à la condition de voir la Suisse et le Liechtenstein adopter des mesures équivalentes, c'est-à-dire renoncer, en partie du moins, au secret bancaire. Rien n'atteste aujourd'hui cette volonté. Cette période, dite « transitoire » pourrait donc s'éterniser.

Les difficultés d'un accord à quinze pourraient décourager ceux qui, à juste titre, estiment nécessaire de trouver un accord équivalent avec les pays qui ne sont pas membres de l'Union européenne, ou d'amener les zones offshore à un peu plus de discipline.

Je demeure malgré tout résolument optimiste. A Feira, les Quinze ont prévu d'ouvrir des négociations avec les principaux pays-tiers et autres territoires dépendants ou associés. Ces pays ou ces zones au sein desquels des efforts de normalisation, voire même de moralisation, sont nécessaires, ont d'ailleurs été nommément désignés : les Etats-Unis, la Suisse, le Liechtenstein, la Principauté de Monaco, les Iles anglo-normandes, les Caraïbes, Andorre, San Marin... Parmi eux, certains ont déjà clairement manifesté la volonté de coopérer avec les autorités européennes dans la lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment d'argent sale.

(Les paradis fiscaux et autres centres offshore gèrent des masses financières évaluées à 5 000 milliards de dollars dont la moitié est hébergée dans des pays immédiatement limitrophes aux Etats-membres de l'Union européenne. Beaucoup peut donc être fait tout près de chez nous).

Les retombées médiatiques des rapports du GAFI1, de l'OCDE, du Forum de stabilité monétaire, ou même de certains rapports parlementaires, ont d'ores et déjà conduit quelques-uns de ces pays à prendre des premières mesures contre certaines de leurs pratiques.

D'autres demeurent institutionnellement liés avec des Etats-membres de l'Union (souvent d'anciennes grandes puissances coloniales). Les efforts consentis dans ces pays de l'Union ne peuvent avoir un sens que s'ils sont effectivement partagés par des territoires à la réglementation beaucoup plus souple. Les pays de l'Union peuvent ainsi opérer des pressions sur au moins 15 % supplémentaires des masses financières concernées, gérées par les centres offshore.

Tous ces chiffres montrent clairement que les pays mis en cause, sur lesquels l'Europe comme les autres pays développés ont les moyens d'agir, sont nombreux et le volume des capitaux qu'ils hébergent nettement majoritaires parmi l'ensemble des capitaux domiciliés dans les paradis fiscaux. Les règles de moralisation qui seront retenues, pour être acceptées par tous, devront être soutenues par un vaste mouvement d'opinion. Pour cela, il faut continuer à sensibiliser les acteurs politiques, économiques, mais également chaque citoyen, à l'importance de ces enjeux. Les travaux auxquels nous invite aujourd'hui Didier Migaud, j'en suis sûr, y participeront.

Ils nous permettront également de mieux appréhender la réalité d'une mondialisation qui s'annonce décisive mais qui, sur ces questions comme ailleurs, a besoin de règles et de repères. Il faudra alors tenir compte de l'extrême diversité des situations économiques entre celles régnant dans les pays développés et celles prévalant dans les centres offshore.

L'Union européenne est assez forte, si elle s'arme de la volonté politique nécessaire, pour faire évoluer des pratiques condamnables et amener progressivement les autres pays développés à s'y associer.

1 - Groupe d'action financière internationale contre le blanchiment des capitaux