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N° 1859

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 13 octobre 1999.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES (1)

sur le rôle des compagnies pétrolières dans la

politique internationale et son impact social et environnemental

ET PRÉSENTÉ PAR

Mme MARIE-HÉLÈNE AUBERT,

et

MM. PIERRE BRANA et ROLAND BLUM,

Rapporteurs

--

RAPPORT

TOME I

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Affaires étrangères

La Commission des Affaires étrangères est composée de : M. Jack Lang, président ; MM. Georges Hage, Jean-Bernard Raimond, Roger-Gérard Schwartzenberg, vice-présidents ; M. Roland Blum, Mme Monique Collange, François Loncle, secrétaires ; Mmes Michèle Alliot-Marie, Nicole Ameline, M. René André, Mmes Marie-Hélène Aubert, Martine Aurillac, MM. Edouard Balladur, Raymond Barre, Dominique Baudis, François Bayrou, Henri Bertholet, Jean-Louis Bianco, André Billardon, André Borel, Bernard Bosson, Pierre Brana, Jean-Christophe Cambadélis, Hervé de Charette, Yves Cochet, Yves Dauge, Patrick Delnatte, Jean-Marie Demange, Xavier Deniau, Paul Dhaille, Mme Laurence Dumont, MM. Jean-Paul Dupré, Charles Ehrmann, Laurent Fabius, Jean-Michel Ferrand, Georges Frêche, Jean-Yves Gateaud, Jean Gaubert, Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Godfrain, Pierre Goldberg, François Guillaume, Robert Hue, Mme Bernadette Isaac-Sibille, MM. Didier Julia, Alain Juppé, André Labarrère, Gilbert Le Bris, Jean-Claude Lefort, François Léotard, Pierre Lequiller, Bernard Madrelle, René Mangin, Jean-Paul Mariot, Gilbert Maurer, Charles Millon, Mme Louise Moreau, M. Jacques Myard, Mme Françoise de Panafieu, MM. Etienne Pinte, Marc Reymann, Gilbert Roseau, Mme Yvette Roudy, MM. René Rouquet, Georges Sarre, Henri Sicre, Mme Christiane Taubira-Delannon, M. Michel Terrot, Mme Odette Trupin, MM. Joseph Tyrode, Michel Vauzelle, Philippe de Villiers

SOMMAIRE

INTRODUCTION 7

I - UN RESPECT ALÉATOIRE DES NORMES ÉTHIQUES
PAR LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRES
15

A - DES CONVENTIONS INTERNATIONALES PEU EFFICACES 17

1) La protection internationale des droits de l'Homme et des droits sociaux 17

a) Les droits de l'Homme dans les conventions internationales 17

b) L'Organisation internationale du travail (OIT) et la protection des travailleurs 18

2) L'avènement de conventions internationales anti-corruption 20

a) Des législations nationales aux effets limités 21

b) L'introduction de nouvelles normes internationales 22

3) Les conventions antipollution 25

4) Les codes de conduite : engagement unilatéral
des multinationales ou norme juridique ? 29

a) Des codes de conduite disparates 30

b) Une valeur juridique relative 33

c) L'absence de contrôle indépendant 34

B - L'ÉMERGENCE DE NOUVEAUX ACTEURS : LE CONTRE POUVOIR
DES ORGANISATIONS NON GOUVERNEMENTALES
36

1) Le militantisme des ONG face aux compagnies pétrolières aux Etats-Unis 37

a) La recrudescence des mises en causes des compagnies pétrolières américaines. 38

b) L'utilisation judicieuse de l'arsenal juridique américain 39

c) La dénonciation de l'action d'Occidental Petroleum et
de BP en Colombie par les ONG
43

d) Les réactions des compagnies pétrolières américaines 45

e) Le rôle ambigu de l'Etat fédéral 46

2) Le face à face des compagnies pétrolières et des ONG
en Europe du Nord : du combat au dialogue 48

a) Les déboires de la Shell et l'efficacité des campagnes
de boycott dans l'opinion publique
48

b) L'appel au boycott de TotalFina en Belgique 53

II - LE CAS FRANÇAIS 55

A - LES SPÉCIFICITÉS DU MODÈLE FRANÇAIS 56

1) L'Etat dirigeant des compagnies pétrolières :
pantouflages et consanguinités 56

a) Aux origines d'Elf et de Total 57

b) Des liens ambigus entre l'Etat et Elf 58

2) L'Etat garant de la sécurité des approvisionnements 60

a) L'action spécifique de l'Etat dans le capital d'Elf 61

b) Une action spécifique contestée par la Commission européenne 63

c) Un déclin du rôle de l'Etat ? 63

3) L'Etat défenseur des intérêts économiques des
compagnies pétrolières françaises 65

a) Un système fiscal avantageux pour les compagnies pétrolières 65

b) Un soutien des intérêts des compagnies
pétrolières françaises à l'étranger
70

c) Une conception frileuse de l'intervention de l'Etat dans l'application
par les compagnies françaises des normes internationales.
79

B - L'OPACITÉ DU SYSTÈME DE PRISE DE DÉCISION 83

1) L'implantation controversée de Total en Birmanie :
la construction du gazoduc de Yadana et le travail forcé 83

a) L'argumentation de Total 86

b) La complaisance des autorités françaises à l'égard du projet Yadana 89

c) Le combat des ONG contre le gazoduc de Yadana 94

d) Total et les investisseurs étrangers : une présence néfaste
selon Mme Aung San Suu Kyi et l'opposition birmane
104

e) La question des sanctions commerciales et du boycott de la Bimanie 105

2) L'entrée d'Elf dans le Consortium créé pour la
construction du projet d'oléoduc Tchad-Cameroun 110

3) L'ombre d'Elf sur la tragédie congolaise 113

a) Un pays déchiré par une guerre contre les civils 113

b) Le jeu trouble d'Elf 117

c) Les accusations du président Lissouba 119

d) Le rôle obscur des réseaux 122

C - LES FACTEURS DE MODERNISATION 126

1) L'intervention de la justice : les affaires Elf-Aquitaine 126

2) Les effets de la privatisation d'Elf-Aquitaine et
sa future fusion avec TotalFina 127

a) Les effets de la privatisation d'Elf : un désengagement de l'Etat ? 127

b) Les effets d'une future fusion Elf TotalFina :
une visibilité accrue du groupe sur la scène internationale
128

3) Organiser des contrepoids à la puissance des
grands groupes pétroliers et des multinationales en général 129

a) Encourager le dialogue entre multinationales et associations
de défense des droits de l'Homme et de l'environnement
129

b) Limiter les condamnations pour recours au boycott 132

c) Etendre le droit d'agir en justice des associations de
défense des droits de l'Homme et de l'environnement
135

d) Encourager l'engagement de la responsabilité des
personnes morales devant les tribunaux.
136

III. LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRES ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE 139

A - LES RAPPORTS PARADOXAUX ENTRE
RENTE PÉTROLIÈRE ET DÉVELOPPEMENT
140

1) Rente pétrolière, guerres, destructions :
quel est le lien entre rente pétrolière et guerre ? 141

a) Une guerre pour le pétrole : la guerre du Golfe 142

b) Pétrole et conflits dans la zone caspienne :
des guerres réelles pour du pétrole encore virtuel
143

c) La guerre civile en Angola et au Congo-Brazzaville :
les préfinancements pétroliers à l'_uvre
147

2) Rente pétrolière et insécurité : le rôle des forces de sécurité 152

a) L'insécurité chronique dans le delta du Niger :
la réponse des populations locales.
153

b) Rente pétrolière et délitement des Etats 155

3) La rente pétrolière, facteur d'immobilisme et frein
à la bonne gouvernance 156

a) Les effets pervers de la rente pétrolière en Afrique du Nord
et au Moyen-Orient : le maintien du régime en place.
156

b) Rente pétrolière et mauvaise gouvernance 158

B - CONDITIONNALITÉ DES AIDES ET EXPLOITATION PÉTROLIÈRE 167

1) Un projet controversé : l'oléoduc Tchad-Cameroun 167

a) La situation intérieure au Tchad et au Cameroun 170

b) L'information et l'indemnisation des populations 175

c) L'impact environnemental 177

2) Les possibilités de régulation par la Banque mondiale
et les institutions financières internationales 182

a) Le contrôle de l'utilisation de la rente pétrolière 183

b) La souveraineté des Etats et les compagnies pétrolières :

une limite à la pression des institutions financières internationales 186

3) L'application des règles de conditionnalité au niveau bilatéral 187

a) Une approche économique des règles de conditionnalité
aux effets décevants
187

b) Les réponses possibles 191

C - DÉVELOPPEMENT DURABLE ET EXPLOITATION PÉTROLIÈRE
SONT-ILS CONCILIABLES ?
193

1) Les carences en énergie de certains pays producteurs
ou potentiellement producteurs de pétrole 193

2) Respect de l'environnement et utilisation d'énergies alternatives 194

a) Changement climatique et hydrocarbures 194

b) Les compagnies pétrolières, la protection de l'environnement
et les énergies alternatives et renouvelables.
195

CONCLUSION 201

EXAMEN EN COMMISSION 207

ANNEXES 215

Mesdames, Messieurs,

"L'industrie pétrolière n'offre pas l'exemple d'une activité s'ouvrant spontanément aux investigations. C'est toujours avec une grande amabilité que les compagnies communiquent les renseignements demandés, mais l'on s'aperçoit très vite que le contexte permettant de juger ces informations, ou bien est tronqué, ou bien est faussé, ou bien fait défaut. Votre Rapporteur a été bien souvent fasciné par des déclarations présentées comme des évidences, des raisonnements donnant tout à fait l'impression d'être l'expression du pur bon sens, des affirmations la main sur le c_ur ébranlant le plus sceptique des auditeurs, et qui se révèlent en fin de compte autant de fausses pistes, autant de traquenards intellectuels, autant d'inexactitudes. Avançant dans un labyrinthe dont il ne peut jamais avoir une vue d'ensemble, l'enquêteur ne sort de l'enlisement que pour se retrouver à son point de départ. On pourrait dresser une sorte d'itinéraire initiatique de l'industrie du pétrole au cours duquel il s'agirait d'échapper au lac des idées reçues, éviter de tomber dans la fosse du prix Rotterdam, maîtriser le dragon des degrés API, tenter de sortir intact de la Villa des rabais ; après avoir donné la bonne réponse au sphinx interrogeant tous les passants sur le montant du prix de transfert, parviendrait-on enfin à la Salle de vérité ? Rien n'est moins sûr."

Tel était le sentiment exprimé au nom de la commission d'enquête sur les sociétés pétrolières opérant en France par Julien Schvartz dans un rapport célèbre déposé le 6 novembre 1974. Vingt-cinq ans plus tard, qu'en est-il ? La nature de leurs relations avec les Etats a-t-elle évolué ? Comment les grands groupes pétroliers influencent-ils les relations internationales ? Quelle est leur stratégie face à la mondialisation de l'économie et de l'information ? Perçoivent-ils de la même façon les exigences toujours plus fortes de leurs clients quant au respect de l'environnement ? Sont-ils plus sensibles à la situation des droits de l'Homme dans les pays où ils opèrent ?

Malgré les évolutions économiques et politiques, certaines caractéristiques du pétrole sont demeurées inchangées. Denrée stratégique, indispensable à la vie quotidienne des pays industrialisés, il constitue une des bases fondamentales de toute politique étrangère. Aucun Etat responsable ne se risquerait à négliger la sécurité des approvisionnements en pétrole. Même si chaque pays conjugue à sa façon le concept d'indépendance stratégique, tous ont pris des mesures particulières pour juguler les menaces de rupture des stocks. C'est dire si l'industrie pétrolière est impliquée dans la politique intérieure et extérieure des Etats.

Matière première hautement stratégique, le pétrole jaillit en abondance le plus souvent dans des zones instables politiquement et économiquement. La présence d'une telle richesse ne contribue pas forcément à stabiliser ces zones. Les investissements nécessaires à l'exploitation des gisements de pétrole sont extrêmement élevés, leur rentabilité est calculée à très longue échéance, en général entre dix et trente ans. Aussi, les compagnies pétrolières sont-elles tenues de nouer des relations suivies avec les Etats producteurs propriétaires du domaine minier. Aucune autre matière première ne nécessite une telle démarche.

Par leur taille, leur chiffre d'affaires, la diversité de leur activité, ces groupes multinationaux ont une puissance surdimensionnée par rapport à certains Etats producteurs avec lesquels ils traitent. Le chiffre d'affaires des premiers groupes pétroliers mondiaux représente l'équivalent voire trois à quatre fois le PIB de certains Etats exportateurs. Le chiffre d'affaires d'Exxon, premier producteur mondial s'élevait en 1998 à 115,6 milliards de dollars, le PIB du Nigeria à 108 milliards de dollars, celui du Cameroun à 26,4 milliards de dollars, celui de l'Angola à 16,7 milliards de dollars, celui du Gabon à 8,7 milliards de dollars et celui du Tchad à 6,9 milliards de dollars. Quoi que fassent les compagnies pétrolières, leur implantation dans un pays a forcément un impact considérable.

Les chocs et contrechocs pétroliers ont accentué la mondialisation du marché du pétrole. Quand en novembre 1998 la mission a tenu ses premières réunions, les cours du pétrole étaient en chute libre pour tomber à un niveau inférieur à celui du premier choc pétrolier de 1973 : 10 dollars le baril. Depuis, les cours ont remonté à 20 dollars le baril, déjouant les prévisons pessimistes que la mission a entendues.

Les processus de fusion ont transformé les grands groupes pétroliers, accentuant leurs caractères multinationaux. A la fusion d'Exxon et de Mobil ont répondu celles de BP-Amoco avec Arco, de Total avec Fina et plus récemment le projet de fusion TotalFina Elf-Aquitaine. Ce projet aura un impact certain en France.

M. Francis Perrin, Vice-Président de la section française d'Amnesty International partage cette analyse. Selon lui, l'industrie des hydrocarbures "est dépendante des contraintes géologiques et les zones dans lesquelles on trouve des hydrocarbures sont dans beaucoup de cas peu respectueuses des droits de l'Homme. Les compagnies exploitent une matière première stratégique qui nécessite de lourds investissements. Les fusions en cours accroîtront le déséquilibre entre les compagnies pétrolières et certains Etats qui sont placés les uns et les autres dans une situation d'interdépendance".

Ces caractéristiques ont généré des comportements très particuliers aux grands groupes pétroliers. Ils ont en commun d'avoir dû exercer pour des raisons de sécurité certains des attributs de la puissance étatique.

C'est pourquoi une certaine culture du secret et une forme de solidarité entre les grands groupes pétroliers persiste face à ceux qui s'efforcent d'en savoir plus comme le rappelait M. Jean-François Bayart : "Il est incontestable que la spécificité du pétrole existe, par l'ampleur des enjeux financiers qu'il génère et par le rôle stratégique qu'il joue dans les économies industrielles et donc la vie quotidienne des citoyens de ces pays. L'histoire du pétrole est liée aux péripéties des deux guerres mondiales, plus que les autres matières premières. Pendant la deuxième guerre mondiale, tout l'Occident avait besoin de pétrole pour combattre. Cette spécificité historique a engendré une culture du secret. Les pétroliers sont généralement peu bavards. Il existe incontestablement une tradition de "covered action", d'interventions secrètes. L'exploitation du pétrole génère un alliage curieux de pratiques assez machiavéliques (complots, constitution de réseaux) et de haute technicité, (forages en eaux profondes). En outre, le pétrole est au c_ur de l'histoire récente."

Au XXème siècle, aucune autre matière première, fût-elle très précieuse, n'a suscité autant de tensions, voire de guerres (la Guerre du Golfe en est la parfaite illustration), d'interventions secrètes, de flux financiers occultes, de vraies fausses sociétés... Une certaine opacité caractérise dans certains pays l'utilisation de la rente pétrolière. Malgré les redevances versées, les populations ne bénéficient d'aucune retombée en terme de développement, bien au contraire.

La Commission des Affaires étrangères a constaté que les mises en cause des compagnies pétrolières françaises et étrangères, pour leur rôle jugé néfaste dans certaines régions du monde où elles opèrent, se sont multipliées ces dernières années en France comme à l'étranger. Considérées par certains comme de véritables Etats dans l'Etat, elles sont accusées d'être les alliés objectifs de régimes dictatoriaux peu soucieux de respecter les droits de l'Homme, d'accroître l'instabilité de certains pays et de contribuer largement à la dégradation de l'environnement.

C'est pourquoi, le 8 octobre 1998 la Commission des Affaires étrangères décidait de créer une mission d'information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental. Les circonstances de la création de cette mission d'information éclairent son mandat.

Lors de sa réunion du 21 janvier 1998, la Commission des Affaires étrangères a examiné une proposition de résolution visant à la création d'une commission d'enquête relative au bilan de l'action de l'entreprise Elf-Aquitaine et de ses filiales dans les Etats africains et à ses conséquences sur les rapports de la France avec ces Etats, proposition qui recueillait l'approbation de nombreux parlementaires.

Mais, selon l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées et les articles 140 et 141 du Règlement de l'Assemblée nationale, la création d'une commission d'enquête est subordonnée à la réunion de deux conditions cumulatives. Premièrement, la proposition doit déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête soit les services publics ou les entreprises nationales dont la Commission doit examiner la gestion. Deuxièmement, les faits ayant motivé le dépôt de la proposition ne doivent pas donner lieu à des poursuites judiciaires. Or, interrogée sur l'existence de poursuites judiciaires sur les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution le 24 novembre 1997 par le Président Laurent Fabius, Mme Elisabeth Guigou, garde des Sceaux, ministre de la Justice, a répondu par lettre du 26 décembre 1997 "qu'une information judiciaire des chefs d'abus de biens sociaux, recel et complicité, présentation de comptes inexacts, publication d'informations fausses, abus de confiance et recel, faux et usage de faux, est actuellement en cours à Paris sur la gestion d'Elf-Aquitaine et de ses filiales africaines".

Faute de pouvoir créer cette commission d'enquête, la Commission des Affaires étrangères décidait de créer une mission d'information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental.

Auparavant, en avril 1998, l'attention de la Commission des Affaires étrangères avait été attirée par M. Pierre Sané, secrétaire général d'Amnesty International qui, préoccupé par le sort des prisonniers d'opinion au Vietnam, au Nigeria et en Birmanie, avait estimé que "dans ces deux derniers Etats, l'activité de certaines multinationales françaises devrait être mieux contrôlée par le Parlement".

Puis elle entendait, en mai 1998 M. Wole Soyinka, Prix Nobel de littérature, président du Parlement international des écrivains qui, répondant à une question du Président Jack Lang sur le rôle des compagnies pétrolières en Afrique et leur contribution au renforcement des régimes dictatoriaux en Birmanie, au Congo et au Nigeria avait soutenu que "le pétrole avait contribué au maintien de régimes dictatoriaux en Afrique. Les sociétés multinationales préfèrent en effet travailler avec l'homme fort du pays qui a souvent des intérêts à l'étranger... Au Nigeria, la culpabilité de la Shell qui soutient le Général Abacha, est évidente. Cette société a provoqué une véritable catastrophe écologique dans le delta du Niger où la population ogoni n'a obtenu aucune compensation financière pour les incendies, les marées noires et la détérioration des zones de pêche. Cette région est devenue une zone militaire et la Shell collabore avec les forces de sécurité."

Ces accusations graves contre la Shell ont également été formulées par M. Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch, lors de son audition devant la Commission des Affaires étrangères en mai 1998. Il a en outre déploré "qu'Elf et Total aient exercé des pressions en faveur d'un développement des opérations commerciales avec le Nigeria et a rappelé qu'en Birmanie une enquête de la Commission européenne sur l'usage du travail forcé avait entraîné la suspension en mars 1997 du système de préférence généralisé. Ce pays a régulièrement recours au travail forcé. En raison de son caractère généralisé, le travail forcé bénéficie à toute entreprise étrangère. On ne peut qu'être préoccupé par l'attitude de Total qui y exploite les gisements de gaz et le gazoduc de Yadana avec la compagnie américaine Unocal, la Petroleum Authority of Thaïland et la firme publique Myanmar Oil and Gas Enterprise".

Par ailleurs, la Commission des Affaires étrangères a souhaité manifester son souci d'exercer pleinement les pouvoirs de contrôle et d'investigations. A cet égard, la mission d'information sur le rôle des compagnies pétrolières a bénéficié largement de l'expérience et des méthodes de travail de la mission d'information sur la tragédie rwandaise.

Elle a également pris connaissance avec un intérêt soutenu du compte rendu des auditions des dirigeants de BP, Shell, Rio Tinto, Unilever auxquelles la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes avait procédé en mai 1998 dans le cadre de ses travaux sur la politique étrangère et les droits de l'Homme.

Les rapports des ONG, les articles de presse, les déclarations des dirigeants des compagnies pétrolières, ont nourri la réflexion des commissaires et ont contribué à façonner le cadre de la mission. Cette dernière a délibérément décidé de ne pas interférer sur les procédures judiciaires en cours concernant Elf tout en tenant compte des informations publiées et non démenties et des propos tenus par les personnalités entendues. Elle s'est surtout attachée à percer la nature souvent complexe des relations entretenues par les compagnies pétrolières avec les pays d'origine et avec les Etats producteurs pour comprendre qui influence qui, et comment. En se rendant au Cameroun et au Tchad, puis en Birmanie et en Thaïlande, et enfin aux Etats-Unis, elle a voulu rencontrer sur place les populations concernées par l'exploitation pétrolière, les ONG, les autorités locales et les compagnies pétrolières pour apprécier sur le terrain l'impact sur l'environnement et sur les droits de l'Homme de certains projets et en évaluer les différents enjeux.

La mission a procédé à l'audition d'une quarantaine de personnalités, dirigeants de compagnies pétrolières, hauts fonctionnaires, responsables d'ONG, experts et universitaires ; elle a recueilli de nombreux témoignages lors de ses déplacements à l'étranger ; elle a en outre examiné de volumineux dossiers, lu nombre d'articles et documents. Témoignages, auditions, documents, se sont souvent révélés contradictoires ; il a donc fallu confronter les discours extrêmement critiques de certaines ONG, aux propos policés, souvent convenus et parfois condescendants de certains dirigeants de compagnies pétrolières.

La mission a observé que si l'envergure et la puissance des grands groupes pétroliers croît par la multiplication des fusions, l'exigence du respect des normes internationales protectrices des droits de l'Homme et de l'environnement s'accentue grâce aux actions ciblées des organisations non gouvernementales (ONG). Celles-ci tentent d'établir une nouvelle donne juridique internationale. Profitant elles aussi de la mondialisation des échanges grâce aux autoroutes de l'information, elles _uvrent à l'extension du respect des normes éthiques, utilisant la législation des pays d'origine des grands groupes pétroliers ou sensibilisant leur opinions publiques. Certaines compagnies pétrolières soucieuses du risque de dégradation de leur image ont rendu publics des codes de conduite et affichent ainsi leur volonté de promouvoir et de respecter les droits de l'Homme et de l'environnement. Mais elles récusent pour la plupart tout contrôle extérieur de cette démarche.

Dans ce contexte, la mission a procédé à l'analyse du rôle des compagnies pétrolières à l'étranger et en France pour en tirer quelques enseignements sur l'application des normes internationales (droits de l'Homme, droits sociaux, environnementaux) par les grands groupes pétroliers, sur le rôle des Etats notamment la France, et sur le développement économique durable. Elle a observé que la visibilité des grands groupes pétroliers les rend plus vulnérables aux pressions des organisations non gouvernementales et des opinions publiques, leur image peut souffrir et par là même leurs intérêts. Constatant que les rapports entre rente pétrolière, sécurité et développement étaient extrêmement paradoxaux, la mission a étudié les mécanismes de conditionnalité des aides au développement comme moyen de régulation.

I - UN RESPECT ALÉATOIRE DES NORMES ÉTHIQUES
PAR LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRES

Malgré leur lien étroit avec leurs Etats d'origine lorsqu'il s'agit de défendre âprement leurs intérêts économiques, les grands groupes pétroliers ont une tendance fâcheuse à relativiser, voire à s'affranchir du respect des conventions internationales. Peu importe que l'Etat de leur siège social en ait été le promoteur et les ait ratifiées. Quand elles opèrent dans des pays peu soucieux du respect des normes éthiques édictées par la communauté internationale, les compagnies pétrolières tendent à agir en fonction des règles minimales propres à ces pays. Cette attitude cynique et contre-productive en termes d'image, encore largement répandue, tend à s'assouplir. Certains groupes pétroliers ont évolué sous la pression des ONG relayées par l'opinion publique, rarement sous celle de l'Etat de leur siège social. Ces Etats (pays membres de l'Union européenne et Etats-Unis) s'érigent volontiers en modèle dans les enceintes internationales quand il s'agit d'édicter et de faire respecter les droits de l'Homme et les normes sociales et environnementales. Capables de combattre pour défendre ces valeurs - ce fut le cas au Kosovo et récemment au Timor oriental - ces Etats semblent atteint de schizophrénie tant ils montrent peu d'empressement à exercer un contrôle sur les agissements des compagnies pétrolières dans les pays où elles opèrent, même si elles sont par leur simple présence complices de régimes politiques détestables (Birmanie, Congo) et directement ou indirectement de désastres sociaux et environnementaux (Nigeria).

Les Etats d'origine des compagnies pétrolières paraissent avoir délégué à la société civile (opinion publique, ONG) le soin d'exercer un contrôle sur les agissements des multinationales. C'est finalement vers elles que se sont tournées certaines compagnies soucieuses, après des crises graves, d'améliorer leur image en édictant des codes de conduite conciliant sécurité et respect des droits de l'Homme. Mais sans la pression étatique, le respect de certaines conventions internationales se révèle illusoire.

Du reste, MM. les Professeurs Patrick Daillier et Alain Pellet relèvent dans Droit international public, (LGDJ p. 611) : "Les relations économiques internationales sont avant tout le fait des agents économiques. Parmi eux, les sociétés transnationales, privées ou publiques, présentent un intérêt juridique particulier. Le paradoxe est que la densité des normes internationales qui encadrent leurs activités est inversement proportionnelle à l'importance de celles-ci. Soit parce que les Etats ne réussissent pas à élaborer une réglementation commune, soit parce qu'ils y répugnent, ces acteurs de fait n'ont qu'une personnalité juridique internationale contestée et très limitée. C'est une justification supplémentaire donnée aux Etats pour freiner les travaux normatifs à leur égard."

Ils précisent (paragraphe 439) que "La particularité du problème posé par les sociétés transnationales est qu'il ne s'agit pas de leur imposer le respect d'un droit préexistant mais de faire prendre conscience aux sujets du droit international des insuffisances du droit positif interne et international."

La reconnaissance de la personnalité juridique internationale des personnes morales de droit privé demeure controversée. Or, les limitations territoriales de l'applicabilité du droit national ne permettent pas d'encadrer efficacement les activités des personnes morales soumises à des législations différentes. Seule la mise en place d'un corps de règles internationales peut résoudre le problème à long terme. En l'absence de volonté des Etats de faire pression sur les multinationales pour les obliger au respect de normes éthiques, ces sociétés peuvent aisément s'affranchir du respect des grandes conventions internationales, tant que leur image n'en souffre pas. Parmi les grands groupes pétroliers, les plus vulnérables à des campagnes dénonçant leurs pratiques sont, sans conteste, ceux qui sont également distributeurs de produits pétroliers à la pompe.

Ce n'est donc pas un hasard si les groupes Shell, BP-Amoco, Exxon-Mobil, mis en cause pour leur collusion avec des régimes dictatoriaux ou accusés d'avoir provoqué des désastres écologiques se sont dotés de codes de conduite qu'ils s'engagent à respecter et qui rassemblent des normes éthiques inspirées des grandes conventions internationales. Cependant, aucun contrôle externe ne s'exerce sur ces engagements. A cet égard, on peut regretter que la Convention de Rome du 17 juillet 1998, portant création d'une Cour pénale internationale compétente pour juger des crimes les plus graves (crime de génocide, crime contre l'humanité, crime de guerre, crime d'agression) n'ait pas envisagé la mise en _uvre de la responsabilité de personnes morales agissant dans un cadre international comme les sociétés multinationales.

A - Des conventions internationales peu efficaces

1) La protection internationale des droits de l'Homme et des droits sociaux

a) Les droits de l'Homme dans les conventions internationales

La protection des droits de l'Homme a pour fondement la Déclaration universelle des droits de l'Homme adoptée le 10 décembre 1948. Ce texte, en dépit de son importance historique et politique exceptionnelle, a la même valeur juridique que les autres résolutions et déclarations de principes adoptées par l'Assemblée générale des Nations-Unies. Il n'est pas en tant que tel, source d'obligations pour les Etats a fortiori pour les sociétés multinationales. Aussi, cette déclaration a-t-elle été prolongée par deux pactes internationaux de décembre 1966, entrés en vigueur en 1976 : celui relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoit qu'un comité d'experts indépendants surveille le respect de son application, l'autre relatif aux droits civils et politiques confère une mission de contrôle à un comité des droits de l'Homme composé de personnalités indépendantes des Etats. Il reçoit et étudie les rapports des Etats sur les mesures prises pour donner effet aux droits reconnus et peut adresser des observations aux Etats.

Outre ces textes fondamentaux, de nombreuses conventions protectrices des droits de l'Homme ont été adoptées par les Nations Unies et les organisations qui en relèvent. Les plus importantes concernent la prévention et la répression du crime de génocide (1948), l'abolition de la traite des êtres humains et de la prostitution (1950) et de l'esclavage (1953 et 1956), l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1966) ou fondées sur le sexe (1979) et de l'apartheid (1973) et la lutte contre la torture et autres peines ou traitements inhumains ou dégradants (1984). On y ajoutera le projet non abouti de déclaration concernant les droits des peuples autochtones (1994). Nombre de ces instruments sont assortis de mécanismes de surveillance ou de recours, ouverts aux Etats parties et, parfois, aux particuliers, mais ne présentant pas, en règle générale, un caractère répressif.

La protection des droits de l'Homme est également assurée dans un cadre régional. Au niveau européen, chacun des Etats membres du Conseil de l'Europe "reconnaît le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l'Homme et des libertés fondamentales" (article 3 du Statut). Comme aux Nations Unies, deux instruments distincts concernent les droits civils et politiques d'une part, les droits économiques et sociaux d'autre par : les premiers font l'objet de la Convention européenne des droits de l'Homme, signée le 4 novembre 1950, les seconds de la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961.

La Convention européenne des droits de l'Homme entrée en vigueur en 1953 est plus précise que la Déclaration universelle et a apporté plus de détails dans la définition des droits civils et politiques reconnus (droit à la vie, à la sûreté, à la propriété, au mariage, à l'éducation, libertés de pensée, de conscience, de religion, d'expression, de réunion, d'association...). Les innovations résident dans l'organisation de la garantie des droits. Pour assurer le respect des engagements pris par les Etats parties, la Convention modifiée institue une Cour européenne permanente des droits de l'Homme que les particuliers peuvent saisir.

Il n'empêche que nombre de pays producteurs de pétrole ont fait l'objet de plaintes pour atteinte aux droits de l'Homme devant la Commission des droits de l'Homme de l'ONU. M. Jean de Gliniasty, directeur des Nations Unies et des organisations internationales au ministère des Affaires étrangères, le rappelait : "La Birmanie, la Colombie, la République démocratique du Congo, le Nigeria, l'Iran ont fait l'objet de plaintes pour atteinte aux droits de l'Homme. L'Arabie Saoudite faisait l'objet d'une procédure confidentielle dite 1503 à laquelle il a été mis fin."

b) L'Organisation internationale du travail (OIT) et la protection des travailleurs

La protection universelle de l'Homme au travail est assurée sur le plan international dans le cadre de l'organisation internationale du Travail (OIT) dont la fonction d'ordre quasi législatif vise à établir des normes universelles du travail au bénéfice direct des individus. Ces règles sont détaillées dans près de deux cents conventions. Les Etats qui les ratifient sont tenus d'appliquer de bonne foi ces conventions et de soumettre cette application au contrôle de l'OIT. Définis par l'OIT, les droits fondamentaux de l'Homme au travail sont au nombre de cinq : interdiction du travail des enfants, interdiction du travail forcé, non-discrimination des employés, libertés syndicales et liberté de négociation de conventions collectives. La convention traitant de l'interdiction du travail des enfants n'a été ratifiée que par 72 Etats. La question du travail des enfants demeure cruciale. Implicitement le Bureau international du travail reconnaît l'inefficacité de la Convention 138 dont le but ultime est l'abolition complète du travail des enfants puisqu'un projet de Convention en date du 1er juin 1999 vise à mettre fin aux formes les plus intolérables du travail des enfants de moins de 18 ans, à savoir la mise au travail des enfants dans des situations d'esclavage et d'asservissement et leur affectation à des travaux dangereux présentant des risques, l'exploitation des enfants très jeunes et l'exploitation sexuelle des enfants à des fins commerciales. Le travail dans les industries gazières et extractives est considéré comme présentant des risques. Par ailleurs, une Charte des multinationales, fruit de la collaboration des syndicats et de multinationales, a été rédigée dans le cadre de l'OIT de manière informelle.

Des normes sociales plus contraignantes ont été adoptées dans le cadre de l'Union européenne et du Conseil de l'Europe. L'OCDE quant à elle a édicté des lignes directrices à l'intention des entreprises multinationales. Celles-ci qui ont pour la plupart leur siège dans des pays membres de ces organisations devraient être tenues de les appliquer dans tous les pays où elles sont implantées mais rien ne les y oblige si les Etats où elles opèrent, pratiquent le "dumping social".

Outre la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux dont se sont dotés les pays membres de l'Union européenne, ceux du Conseil de l'Europe ont adopté des normes encore plus contraignantes de protection des travailleurs. C'est le cas de la Charte sociale européenne de 1961 et plus récemment de la Charte sociale européenne révisée signée par quinze Etats et ratifiée par deux, la Suède et la France. La Charte de 1961 organise la garantie de trois séries de droits : protection du travail (droit à l'orientation et à la formation professionnelle, droit à des conditions de travail et de rémunération équitables, respect du droit syndical, protection spécifique des femmes, des enfants, des handicapés et des migrants), protection de la santé de l'ensemble de la population (droit à l'assurance médicale et sociale, au bénéfice des services sociaux et à la sécurité sociale) et protection en dehors du milieu du travail de certaines catégories de personnes (enfants, adolescents, mères, migrants, vieillards). La Charte révisée renforce ces droits en prévoyant un mécanisme de lutte contre la pauvreté et l'exclusion et en définissant un principe de non discrimination. De plus la participation des partenaires sociaux à la procédure de contrôle en renforce l'impact.

Rien n'empêche donc les syndicats implantés dans les filiales de sociétés multinationales ayant leur siège dans les pays ayant signé ce type de Convention d'exercer les pressions nécessaires pour que les salariés d'un même grand groupe multinational bénéficient du même traitement sur le plan social au regard des conventions de l'OIT, où qu'ils soient et d'où qu'ils soient. Ceci devrait être aisé dans le domaine pétrolier. A en croire chacun des dirigeants des compagnies pétrolières entendus par la mission, le sort que son groupe fait aux ressortissants des pays en développement ou sous-développés qu'ils embauchent est plus qu'enviable.

Il semble d'ailleurs avéré que les grands groupes pétroliers respectent des standards sociaux supérieurs aux normes en vigueur dans certains pays producteurs, mais qu'ils se soucient assez peu du sort des salariés de certains de leurs sous-traitants locaux. M. Jean de Gliniasty faisait d'ailleurs observer que "l'exploitation du pétrole par les multinationales est susceptible de provoquer des désordres sociaux par le décalage entre les salaires versés par les compagnies pétrolières et les salaires moyens de certains pays. La différence crée un déséquilibre social." Il a reconnu que "l'installation de multinationales dans un pays peut générer une certaine corruption voire une perte de contrôle des ressources ; mais en termes de normes sociales, elle a généralement un effet bénéfique, car ces entreprises versent des salaires importants et confèrent des protections sociales et syndicales de haut niveau, même lorsqu'elles s'adaptent aux conditions locales. Parallèlement, les retombées sur les populations locales peuvent être insuffisantes, ce qui crée des déséquilibres."

2) L'avènement de conventions internationales anti-corruption

Pétrole, corruption, commissions occultes, rétro-commissions, paradis fiscaux, etc... ces termes ont été et sont encore fréquemment utilisés de concert. La communauté internationale a longtemps été passive face à la grande corruption. Mais la multiplication des scandales liés à l'accroissement brutal des transactions financières a conféré aux corrupteurs comme aux corrompus des moyens inespérés, la plupart des Etats se bornant à rendre pénalement responsables les titulaires de l'autorité publique c'est-à-dire leurs ressortissants. Chaque pays protégeant son propre Etat des dérives, en rendant passibles des tribunaux ceux de ses agents publics coupables de corruption passive et par ricochet les auteurs de la corruption active, on ne se souciait guère de la corruption lorsqu'elle concernait des fonctionnaires étrangers, car dans ce cas, seuls les Etats étrangers en étaient victimes. Ainsi non sans cynisme tolérait-on la corruption de fonctionnaires étrangers, ce qui était préjudiciable à certains pays où l'Etat de droit, et les principes de la bonne gouvernance n'étaient pas ancrés. Mais l'idée même de "cantonner" la corruption à l'étranger a été mise à mal par la découverte d'un certain nombre d'affaires qui ont montré qu'une partie des "enveloppes" destinées à l'étranger revenait, par un biais ou par un autre, dans le pays des corrupteurs. Les corrupteurs sont devenus des corrompus, risquant ainsi de mettre en péril les fondements mêmes de la démocratie. De plus, les liens entre corruption internationale et blanchiment des fonds d'origine criminelle ont été établis et ont rendu nécessaire un contrôle.

a) Des législations nationales aux effets limités

Dans quelques rares Etats la loi sanctionne la corruption internationale. Aux Etats-Unis "le Foreign corrupt Practice Act" (FCPA) de 1977 interdit, d'une manière générale, sous peine de sanctions pénales, aux sociétés américaines d'effectuer des paiements à des officiels étrangers, en vue d'obtenir ou de conserver des avantages commerciaux. Cinq éléments doivent être réunis pour caractériser une infraction au FCPA : le lien avec les Etats-Unis, la volonté de corrompre, le paiement, la qualité du bénéficiaire et l'existence d'une contrepartie commerciale. L'auteur du paiement doit être dirigeant, employé ou agent d'une entreprise ayant son siège aux Etats-Unis, ainsi qu'actionnaire s'il agit au nom de l'entreprise. Les entreprises étrangères ayant leur principale activité aux Etats-Unis ainsi que les individus de nationalité américaine ou étrangère à condition qu'ils aient la qualité de résidents aux Etats-Unis sont également visés. Ce dispositif rend plus malaisé les retours de commissions vers les Etats-Unis.

L'auteur du paiement doit avoir pour but la corruption d'un officiel étranger en vue d'inciter celui-ci à abuser de sa fonction à l'occasion d'une opération commerciale ; le paiement quant à lui peut être constitué par le versement ou la promesse de versement de sommes d'argent ou d'autres objets de valeur. Le bénéficiaire du paiement doit être soit un officiel étranger, soit un parti politique étranger, soit un candidat à un poste officiel étranger.

Le texte interdit les paiements effectués en vue de réaliser ou de faire réaliser à autrui une opération commerciale mais prévoit des exceptions pour certains paiements entrant dans la catégorie des "routine governmental action" qui ont pour but de faciliter des démarches administratives, douanières, etc... L'auteur du paiement est également exonéré lorsque son versement est légalement autorisé par la législation du pays étranger concerné, ce qui limite singulièrement la portée de ce texte. Les entreprises contrevenantes encourent une amende d'un montant pouvant s'élever à 2 millions de dollars : les dirigeants, employés, actionnaires encourant pour leur part une amende d'un montant de 100.000 dollars ainsi qu'une peine d'emprisonnement d'une durée maximum de 5 années.

Au Royaume-Uni, la corruption d'agents publics est sanctionnée par plusieurs textes. Le Public bodies corrupt practices Act de 1998, institue une infraction de corruption pour les seuls agents des organismes publics et définit les peines applicables : 6 mois d'emprisonnement et jusqu'à 7 ans d'emprisonnement en cas de récidive. Des peines complémentaires sont également prévues (déchéance des droits civiques, inéligibilité...). Le Prevention of corruption Act de 1906, qui vise toutes les personnes, publiques ou privées, placées dans une relation de type employeur-employé. Enfin, le Prevention of corruption Act de 1916, qui précise la définition d'organisme public visé par la loi de 1889 en y incluant toute personne morale exerçant une activité d'intérêt général. Ce texte introduit une présomption de corruption pour les agents poursuivis quand il est établi que l'avantage proposé ou offert l'a été par une personne cherchant à obtenir un marché public.

En France, la pratique a été longtemps très critiquable, M. Philippe Durand, sous-directeur à la direction de la législation fiscale au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, l'a d'ailleurs rappelé lors de son audition. En effet, au cours des années soixante, pour développer les "grands contrats", notre pays a institué une procédure dite du "confessionnal" qui revenait à légaliser la corruption internationale. Lorsqu'une entreprise avait besoin de verser une commission non justifiée par un travail réel correspondant à son montant, l'entreprise pouvait a priori demander l'accord du Ministère de l'économie et des finances pour que cette commission soit déductible du bénéfice imposable. Après une explication sur le nom du bénéficiaire - qui demeurait confidentiel - et la vérification que la commission était d'un montant "raisonnable" ne laissant pas présumer un retour d'une partie des fonds à des nationaux, l'accord était donné, et quand le contrôle des changes existait, les autorisations de transfert étaient attribuées. Cette procédure avait un double inconvénient : d'une part elle légalisait la corruption des fonctionnaires étrangers, d'autre part, en obligeant à créer des circuits financiers pour les transferts de fonds, elle créait un "cadre juridique et pratique" favorable à la corruption par retour de commissions de fonctionnaires et d'élus français. Ceci conduisit le Parlement à la supprimer en 1993 créant par là même un certain vide juridique ...

Diverses actions internationales contre la corruption ont été menées dans le cadre de l'Union européenne, de l'ONU, du FMI, de la Banque mondiale et surtout de l'OCDE qui fournissent des éléments permettant de combler ce vide.

b) L'introduction de nouvelles normes internationales

Le Conseil de l'Union européenne a adopté le 26 mai 1997 une convention relative à la lutte contre la corruption active et passive impliquant des fonctionnaires des Communautés européennes ou des fonctionnaires des Etats membres de l'Union européenne qui vise à instaurer une incrimination harmonisée des faits de corruption active (le corrupteur) et passive (l'agent public corrompu) de fonctionnaires, dans l'ensemble des pays de l'Union et à renforcer la coopération judiciaire entre les Etats membres dans la lutte contre la corruption et à remédier aux problèmes de chevauchement ou d'absence de compétence.

Au sein du Conseil de l'Europe un programme d'action contre la corruption a été adopté par les Etats membres du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire la quasi totalité des Etats d'Europe continentale. Parallèlement, une convention pénale est actuellement en cours d'élaboration dans le cadre du groupe multidisciplinaire contre la corruption du Conseil de l'Europe.

L'Assemblée générale des Nations Unies a adopté fin 1996 une résolution qui enjoint aux Etats membres d'incriminer la corruption d'agents publics étrangers et de supprimer la déductibilité fiscale des paiements illicites.

Au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, les conditions des prêts de ces deux institutions prennent en compte désormais les performances des pays débiteurs en matière de "gouvernance" publique, dans la mesure où elles influent sur leurs performances économiques. Des versements de prêts à certains pays ont ainsi été stoppés ou repoussés en attendant la mise en _uvre de mesures appropriées, notamment l'application de mesures destinées à prévenir des actes de détournement de fonds publics ou de corruption. La Banque mondiale a récemment réformé ses procédures de prêt afin d'éviter toute possibilité de détournement ou de corruption dans les opérations financées. Pour l'instant ces mesures semblent avoir eu un impact réduit s'agissant des prêts du FMI à la Russie.

En 1997, lorsqu'à l'OCDE a commencé la négociation finale de la Convention sur la lutte contre la corruption, aucun autre pays en dehors des Etats-Unis et du Royaume-Uni ne réprimait la corruption de fonctionnaires ou agents publics étrangers dans les transactions internationales. Bien qu'étant l'un des promoteurs de cette Convention le Gouvernement français n'a proposé que cette année au Parlement d'en autoriser la ratification. L'autorisation a été donnée, mais la ratification attend toujours...

La Convention de l'OCDE est un texte ambitieux à vocation universelle s'appliquant à l'ensemble des agents publics, quelle que soit leur nationalité. Elle ouvre la voie à l'incrimination des faits de corruption active (c'est-à-dire l'infraction commise par la personne qui verse le pot-de-vin) de tout agent public étranger, qu'il soit ou non ressortissant d'un pays signataire de la convention : la présente convention a une vocation mondiale et elle vise les corrupteurs. Elle oblige les Etats signataires à engager la lutte contre la corruption active dans leur ressort de compétence, quelle que soit la nationalité des agents publics corrompus. Sont considérés comme agents publics au sens de la convention, les personnes qui détiennent un mandat législatif, administratif ou judiciaire, celles qui exercent une fonction publique ainsi que les agents des organisations internationales publiques. Les fonctionnaires qui exercent une fonction publique pour une entreprise publique (cas des dirigeants des entreprises publiques) peuvent être considérés comme agent public au sens de la Convention, à moins que la société en question n'exerce son activité dans le secteur concurrentiel sur une base équivalente à celle de ses concurrents privés. La notion d'agent public retenue comprend également les dirigeants de partis politiques, lorsqu'ils exercent une autorité publique de fait, ce qui est souvent le cas dans les Etats à parti unique, nombreux parmi les producteurs d'hydrocarbures.

La Convention pose le principe de sanctions pénales et civiles efficaces, proportionnées et dissuasives, applicables aux personnes physiques et aux personnes morales et encadre les conditions de mise en _uvre des poursuites. Prescrivant à ses signataires de ne pas se laisser influencer par des considérations d'intérêt diplomatique ou économique national, elle enjoint les Etats à enquêter sérieusement sur les plaintes de corruption d'agents publics étrangers et à mettre à disposition des autorités chargées des poursuites les moyens nécessaires à l'accomplissement de leur mission.

Malgré sa précision, la Convention renvoie au droit interne pour sa mise en _uvre, les Etats ayant l'obligation d'adopter des législations qui lui soient conformes. Or, M. Pierre Brana, Rapporteur du projet de loi de ratification de cette Convention s'est montré fort dubitatif sur les effets de cette convention. Il a rappelé que l'expérience des Etats-Unis qui ont depuis 1977 une législation réprimant la corruption de fonctionnaires étrangers, ne peut qu'inciter à la prudence. En vingt ans, on n'y a examiné qu'une vingtaine de dossiers et poursuivi que dans cinq cas, la sanction la plus sévère prononcée ayant été d'une année d'emprisonnement avec sursis (contre une peine de vingt ans maximum prévue). Il est impossible de préjuger quelle sera la pratique des autorités de poursuites. Toutefois la FCPA a semble-t-il permis d'éviter que ne soient renouvelés les scandales politico-commerciaux qui avaient pesé sur les relations entre les Etats-Unis et certains de leurs alliés dans le cadre de l'affaire Lockheed, celle-ci s'étant soldée en 1974 par la mise en cause des plus hauts responsables de plusieurs pays dont le Japon et les Etats-Unis. Ces scandales furent à l'origine de l'élaboration du FCPA.

La généralisation de l'incrimination précitée pourrait ne pas être aussi efficace et coordonnée que les Etats s'étaient engagés à l'effectuer.

Mme Nancy Zucker Boswell, président-directeur général de l'ONG "Transparency International", entendue aux Etats-Unis, a d'ailleurs observé que :"cette Convention ne constituait qu'un premier pas dans la bonne direction. Il restait selon elle nombre de lacunes permettant de la contourner à travers notamment les filiales de droit local ou les centres off shore. Celle-ci s'est toutefois montrée confiante dans les effets à long terme des législations anti-corruption expliquant que plus les règles sont rigoureuses, plus les sociétés peuvent s'appuyer sur elles pour refuser de se plier aux systèmes locaux de corruption. Cependant il faut que ces normes soient appliquées en même temps et avec la même rigueur par tous."

Tout en estimant que la convention de l'OCDE constitue un progrès, la mission s'interroge sur son impact. Elle a constaté que de nombreuses entreprises craignant les effets pervers de cet instrument sur l'obtention de certains marchés, procédaient à des études sur les moyens légaux de la contourner. L'existence de paradis fiscaux limite grandement les effets des normes anti-corruption, à moins que des contrôles extrêmement stricts ne soient mis en place par les Etats concernés qui jusque là n'ont pas brillé par leur volontarisme.

3) Les conventions antipollution

Forgées dans l'urgence, souvent en réponse à des catastrophes naturelles ou dues à l'activité humaine, les normes du droit international de l'environnement sont le fruit de compromis entre des intérêts largement divergents : ONG contre Etats ou sociétés multinationales polluantes, pays du Nord contre pays du Sud. L'industrie des hydrocarbures a un impact considérable sur l'environnement et la mission a constaté que la manière dont sont appliquées, voire négociées, les conventions internationales varie. Les normes environnementales ne sont pas suivies avec la même rigueur en Mer du Nord et dans le Golfe de Guinée. Or, les atteintes à l'environnement provoquées par les hydrocarbures ont parmi les premières, révélé que la sauvegarde de l'environnement marin était une nécessité. Les accidents spectaculaires du Torrey-Canyon en 1967, de l'Amoco-Cadiz en 1978 ou de l'Exxon Valdez en 1979 ont clairement montré les dangers du recours à des pétroliers géants.

Pourtant, le droit international positif en la matière demeure incomplet en raison de la réticence de certaines puissances maritimes à renforcer de manière significative la structure des organisations internationales compétentes et les procédures d'édiction des normes anti-pollution. Par ailleurs, les compagnies pétrolières exercent un lobbying intense lors des négociations de ces conventions internationales pour obtenir de l'Etat où elles ont leur siège, une bienveillante indulgence et le moins de contrainte possible.

L'accident du Torrey-Canyon en 1967 fut l'occasion de poser au niveau international le problème de la lutte contre la pollution accidentelle. Ainsi la Convention de Bruxelles, du 29 novembre 1969, autorise l'Etat côtier à prendre des mesures de contrainte à l'égard de tout navire en haute mer, lorsque certaines conditions sont remplies et que la substitution à l'armateur s'impose. Cette convention n'est entrée en vigueur que tardivement, en 1975.

La préoccupation la plus ancienne en matière de protection des mers concerne la pollution par les rejets volontaires d'hydrocarbures (opération de déballastage et de nettoyage des soutes). La Convention de Londres du 12 mai 1954, plusieurs fois amendée, introduit le système des zones maritimes où ces rejets sont limités ou complètement interdits. Ces prescriptions ont été progressivement renforcées (éloignement des côtes, diminution des quantités de rejets autorisées) et complétées par des règles sur les techniques de conception des navires.

Toutefois, M. Bruno Rebelle, directeur de Greenpeace France, a vivement critiqué : "...l'OMI inefficace en raison de son mode d'organisation. Le montant des cotisations de chaque pays et la quantification des pouvoirs auxquels elles donnent droit, sont déterminés par le tonnage de leur flotte commerciale. Ce mode de "répartition" équivaut à une prime donnée aux pays possédant le plus grand nombre de super-tankers. Cependant, n'ayant guère de préoccupation directe pour la gestion de l'espace maritime, ceux-ci confient leur participation à des cabinets d'avocats - généralement américains - qui assurent la représentation dudit "pavillon" lors des séances officielles de l'organisation". Non sans ironie, il a observé que "Le déséquilibre que génère cette situation permet à n'importe lequel de ces "gros contributeurs" de lier le renouvellement de sa contribution au refus de telle ou telle règle qui pourrait contraindre les activités des entreprises qui naviguent sous son pavillon. L'intérêt général, qu'était censée représenter cette assemblée, est donc passé en retrait de l'intérêt particulier des sociétés qui, dans les faits, exploitent les pavillons de complaisance."

Il a proposé quelques solutions : "Il serait par exemple facile d'inclure dans les taxes portuaires, le coût du traitement des effluents de dégazage des navires. Cette opération ne ferait alors l'objet d'aucune facturation particulière et les compagnies n'auraient aucun intérêt à risquer une condamnation et une amende en procédant au dégazage sauvage en pleine mer. C'est l'inverse qui se passe aujourd'hui. Le coût de récupération et de traitement au port sont peu incitatifs et le montant des condamnations est peu dissuasif. Il est donc préférable, lorsqu'on recherche un bénéfice maximum, de risquer l'illégalité du dégazage sauvage".

Un ensemble de conventions, universelles ou régionales, prennent en considération les principales hypothèses de pollution maritime. Celle par immersion est réglementée par les Conventions d'Oslo du 15 février 1972 (Atlantique du Nord-Est) et de Londres du 29 décembre 1972 et par la Convention de Barcelone du 16 février 1976 (Méditerranée).

Mais M. Bruno Rebelle a regretté que :"La Convention de Londres ne contienne aucune disposition sur les rejets en mer des plates-formes pétrolières d'exploration ou d'exploitation. Dès son entrée en vigueur en 1972, les industries pétrolières avaient veillé à ce que soit maintenue une clause d'exemption contenue dans l'article III alinéa 1c formulée ainsi : "les rejets de déchets ou d'autres substances provenant directement, ou indirectement, de l'exploration, de l'exploitation ou du traitement en pleine mer des ressources minérales des fonds marins, ne sont pas concernés par les dispositions de cette convention ...". Cette exemption a été longtemps considérée comme un anachronisme fâcheux". Il a déploré que lors de la réactualisation de cette convention en 1996 "une nouvelle exemption ait été reconnue dans des termes similaires à ceux retenus par l'article III.1.c de la Convention. Si les industries pétrolières ont pu penser qu'elles avaient gagné cette partie, il est évident qu'elles sont apparues sous un jour peu glorieux."

La réparation des dommages causés par les hydrocarbures ("marées noires") fait également l'objet de conventions : Convention de Bruxelles du 29 novembre 1969 sur la responsabilité civile, et du 18 décembre 1971, qui portent sur la pollution par les navires (la seconde institue un Fonds d'indemnisation pour les pollutions marines, le FIPOL), la Convention de Londres du 1er mai 1977 concerne, toujours en matière de responsabilité civile, la pollution consécutive à la recherche et à l'exploitation des ressources minérales du sous-sol marin. L'exploitation et, surtout, le transport des hydrocarbures ne sont pas fortement réglementés et pris en charge par les pouvoirs publics. Aussi le régime de responsabilité qui pèse sur le propriétaire du navire (Convention de 1969) et de la cargaison (Convention de 1971), ou encore sur l'exploitant d'une installation off shore, reste-t-il exclusivement privé. Les Conventions FIPOL instaurent un système d'indemnisation complémentaire des victimes de pollutions dues aux marées noires au delà de l'obligation d'assurance.

Plus récemment en juillet 1998 à Sintra dans le cadre de la convention pour la protection de l'environnement dans l'Atlantique Nord dite OSPAR, qui s'applique depuis le Nord de l'Ecosse jusqu'au Portugal, le principe général du démantèlement des installations en mer dans toute cette zone a été décidé. Il oblige la compagnie pétrolière à démanteler toutes leurs installations off shore désaffectées et à les ramener à terre.

Selon M. Bruno Rebelle, "l'accord est passé avec des grincements de dents des compagnies pétrolières, qui craignent la généralisation à l'ensemble de la planète de l'interdiction de l'immersion des plates-formes, ce que veut obtenir Greenpeace. Dans le Golfe de Guinée, des plates-formes pétrolières non utilisées depuis des années ne sont même pas immergées. Sur toutes les étapes du cycle du pétrole, on constate l'existence d'un double standard. Des bureaux d'études ont montré qu'il était plus rentable de démanteler les plates-formes à terre. En Atlantique Nord, cette perspective est intéressante, mais dans le Golfe de Guinée, c'est plus délicat."

Les principes issus de la Déclaration de Stockholm de 1972 et du Sommet de la Terre de Rio de 1992, développement durable, satisfaction équitable des besoins des générations présentes et futures et responsabilités communes mais différenciées, devoir de prévention, principe de précaution, obligation de procéder à une étude d'impact sont-ils appliqués avec autant de célérité par les grands groupes pétroliers internationaux quels que soient les lieux où ils opèrent ? Il est permis d'en douter. Qui se soucie du démantèlement des plates-formes offshore ou de la pollution des plages en Angola ? En effet les territoires nationaux contrairement à l'espace maritime international, ne font pas l'objet de conventions internationales. Il en résulte que la réglementation de la sécurité des oléoducs et la pollution des eaux par les rejets d'hydrocarbures dépend des seuls Etats. Il en va de même des torchères dont les effets sur l'atmosphère sont néfastes. En Afrique, sur ces questions, le droit de l'environnement est inexistant.

Les standards environnementaux sont surtout appliqués dans les pays développés. Les pays producteurs de pétrole y sont hostiles, ce qui rend leur respect aléatoire. M. Michel Chatelus, professeur à l'Institut d'études politiques à Grenoble, a constaté que : "S'agissant des questions environnementales, dans les pays de la péninsule arabique et en Arabie Saoudite en particulier, la lutte contre le réchauffement global par la création éventuelle d'une taxe sur les rejets de gaz carbonique, est considérée comme une agression contre les Arabes. Selon eux, il faudrait faire preuve de plus de cohérence car ils reprochent à l'Occident de subventionner des mines de charbon et de taxer le pétrole sous prétexte qu'il serait polluant. Néanmoins, l'évolution en cours est très forte car les grandes entreprises multinationales sont très sensibles à leur image et au risque de boycott qu'entraîneraient des atteintes trop importantes à l'environnement. Les instituts américains ont constaté que les compagnies pétrolières qui prenaient soin de l'environnement avaient dans l'ensemble de meilleurs résultats . Le problème de Shell en mer du Nord a constitué un élément déclencheur."

En écho à ce constat, M. Jean de Gliniasty a souligné que "les dégâts provoqués sur l'environnement par les compagnies pétrolières sont souvent réels, mais ils ont été perpétrés avec la complicité des autorités locales, longtemps insensibles à ces enjeux, ce qui semble changer actuellement."

Ces évolutions ont été provoquées par une prise de conscience des populations locales qui, comme au Nigeria, ont vu leur environnement, leur cadre de vie, leurs moyens de subsistance ravagés par l'exploitation pétrolière sans tirer le moindre profit de la manne pétrolière. C'est parce que les grands groupes pétroliers comme Shell ou Exxon-Mobil ont mesuré l'impact commercial dévastateur d'initiatives malencontreuses ou d'accidents écologiques qu'ils ont été parmi les premiers à se doter de codes de conduite, mais la valeur juridique de ces codes est discutée.

4) Les codes de conduite : engagement unilatéral des multinationales ou norme juridique ?

Sous la pression de l'opinion publique et d'ONG les multinationales, tous secteurs confondus, ont multiplié les codes de conduite, les labels sociaux et environnementaux. Ils sont pour la plupart auto-imposés, rédigés par les entreprises elles-mêmes et portent sur des normes sociales, environnementales voire sur le respect des droits de l'Homme. Ces déclarations de principes posent un problème de contrôle. Constituent-ils un réel progrès dans la prise en considération par les multinationales de normes éthiques universelles ou bien ne sont-ils qu'un rideau de fumée destiné à calmer et à rassurer l'opinion publique ? Ainsi pour M Aubin de la Messuzière, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères : "Les codes de conduite des compagnies anglo-saxonnes ne sont pas dénués d'une certaine hypocrisie. Ils répondent au souci d'image des compagnies américaines face aux ONG et au Congrès généralement vigilants sur le respect de certains principes."

Selon M. Martial Cozette, directeur du Centre français d'information des entreprises : "Certaines entreprises plus responsables que d'autres dans leur pratique, ont pris l'initiative d'établir des codes de conduite. Des distributeurs français ont prévu de s'associer avec leurs propres fournisseurs, les ONG et les autorités locales pour mettre en place des écoles dans des zones où des enfants travaillent. Il y a donc des possibilités offertes aux entreprises pour leur permettre de mieux orienter leurs opérations, comme des dialogues ou des coopérations avec les ONG et les syndicats, mais à condition que celles-ci ne soient pas une couverture ou un alibi pour les entreprises." Il a relevé "que les codes de conduite étaient plus le fait des compagnies anglo-saxonnes".

De même Mlle Anne-Christine Habbard, Secrétaire générale adjointe de la Fédération Internationale des droits de l'Homme (FIDH) a estimé que : "globalement, les entreprises pétrolières et minières sont les plus dangereuses pour les droits de l'Homme. Cependant, les entreprises canadiennes et américaines sont sensibles à la pression de l'opinion publique et ont donc élaboré des codes de conduite qui semblent plus stricts que ceux des entreprises françaises".

La mission a, quant à elle, constaté que la plupart des grands groupes pétroliers anglo-saxons se sont dotés de codes de conduite. Chacun des dirigeants des compagnies pétrolières que la mission a rencontrés s'est fait un plaisir de les remettre à la délégation et d'en exposer longuement les grandes lignes. Les groupes anglo-saxons sont plus avancés et plus ouverts en ce domaine que les compagnies pétrolières françaises probablement parce que la capacité de mobilisation de la société civile dans le Nord de l'Europe et aux Etats-Unis rend toute atteinte à leur image commercialement pénalisante.

a) Des codes de conduite disparates

Quand ils existent, les codes peuvent être de portée très diverse.

Ainsi, selon M. Michel de Fabiani, président directeur général de BP-France : "Le code de conduite BP a été diffusé à tout le personnel, aux contractants et aux partenaires de l'entreprise, discuté avec les équipes locales et certifié dans chaque pays. Il définit une éthique se fondant sur la Déclaration universelle des droits de l'Homme, prohibant la corruption, les fraudes, les fonds et les transactions secrets et encadrant strictement les frais de voyage et la pratique des cadeaux. Les règles d'hygiène, de sécurité et de protection de l'environnement sont un souci particulier."

"BP était favorable au code de conduite en instance d'adoption au Parlement européen sous une réserve : son attachement au contrôle interne. Les engagements de l'entreprise sont contrôlés par des audits au même titre et selon les mêmes procédures que le contrôle financier. Des rapports sont publiés régulièrement."

Il a cru nécessaire de préciser ensuite : "En revanche, il ne serait pas souhaitable de créer des superstructures extérieures de contrôle."

"BP applique la législation nationale des pays et son code de conduite va parfois au-delà de ces lois (principe de non-discrimination, représentation du personnel, formation, hygiène et sécurité). Les mêmes normes sont appliquées aux sous-traitants."

"S'agissant du code de conduite européen, il a rappelé que certaines décisions sont déjà prises au niveau européen ; par exemple, les spécifications des produits pétroliers. En revanche, les taxes sont encore nationales ; heureusement, l'idée d'une convergence fiscale progresse. Un code de conduite européen peut être utile à condition qu'il se borne à fixer quelques règles générales : des principes, un contrôle interne, une diffusion obligatoire."

M. Jean-Luc Randaxhe, président directeur général d'Esso-SAF a détaillé minutieusement "les valeurs-clé du groupe Exxon. Ces valeurs traitent de la transparence vis-à-vis des actionnaires et de la recherche d'une gestion optimale des ressources humaines et financières. Elles guident l'action d'Exxon pour qui "la fin ne justifie pas les moyens". Au-delà de l'aspect moral, Exxon reconnaît officiellement que le respect de ces valeurs est essentiel à la poursuite de ses intérêts....

"Ces règles sont résumées dans le "standard de la façon de conduire les affaires" mis à jour fréquemment, remis à toute personne embauchée dans le groupe. Le groupe dispose d'un corps d'auditeurs internes très actifs qui s'assurent du bon respect de ces règles et rendent compte à l'actionnaire principal, Exxon Company international. Chacune des activités fait l'objet d'un audit au moins une fois tous les trois ans. La durée d'un tel contrôle est de l'ordre de quatre mois et implique en moyenne quatre personnes. L'audit est extrêmement fouillé."

"Une brochure utilisée par Exxon rappelle les grands principes qu'Exxon applique à ses activités opérationnelles. Les incidents opérationnels font l'objet d'un suivi strict et sont rapportés au PDG de la filiale qui, dès qu'ils ont un certain niveau de gravité (arrêt de travail supérieur à une journée, y compris pour un sous-traitant) informe immédiatement Exxon international."

M. Hugues du Rouret, président directeur général du groupe Shell en France, a quant à lui expliqué que : "Dès sa création, Shell, de par sa tradition calviniste, disposait d'un code de conduite ; cependant, à la suite de la polémique sur la plate-forme Brent Spar, Shell a engagé une réflexion pour essayer de comprendre quelles devaient être les règles éthiques à suivre pour satisfaire les exigences de l'opinion publique internationale. Cette réflexion a débouché sur l'adoption de 9 principes généraux sur lesquels repose désormais la conduite des activités de Shell. Chaque responsable de pays s'engage à faire respecter ces principes, qui ont été publiés dans une brochure mise à la disposition du public. Son application fait l'objet d'un suivi régulier à l'intérieur de la société. Tout doute sur une activité entraîne un audit."

Il a souligné que :"C'est au nom de ces principes que 23 membres du personnel de Shell ont été renvoyés en 1998, après avoir été pris en flagrant délit de corruption, passive ou active. Durant la même période, 95 contrats ont été résiliés parce que les fournisseurs ne satisfaisaient pas aux exigences énoncées dans ces principes de conduite."

"Le groupe Shell a publié pour la première fois en 1998, sous le titre "Profits et principes : y a-t-il vraiment un choix ?", un rapport destiné à comparer les résultats du groupe vis-à-vis de ces principes de conduite. Un rapport similaire sera publié chaque année."

"Toutes ces actions imposent à chaque homme et chaque femme de Shell l'application d'un code éthique dont chacun d'eux est le gardien car le groupe a la volonté de s'assurer du respect des droits de l'Homme dans les pays où il opère."

M. Thierry Desmarest, président directeur général de TotalFina a souligné que : "Le Groupe Total respectait des valeurs et des principes de comportement, c'est un Groupe industriel responsable qui contribue au développement des pays où il opère, mais qui s'interdit d'intervenir dans la vie politique. Il respecte les lois qui lui sont applicables et s'impose des exigences particulièrement élevées en matière de droits des personnes, de sécurité et d'environnement."

"Dans la conduite de ses opérations, Total adhère aux exigences les plus élevées en matière de respect des personnes, de sécurité et de protection de l'environnement de la même manière dans tous les pays qu'ils soient industrialisés ou en développement. Sa démarche est définie dans sa "Charte Sécurité-Environnement", que toutes les unités et filiales sont tenues de mettre en _uvre. Total veille à assurer à tous les personnels qu'il emploie des conditions de recrutement, de travail et de protection sanitaire respectant l'équité et les droits fondamentaux des personnes. Il vise à favoriser, à travers le monde, la promotion professionnelle de ses collaborateurs. Il attend de leur part le plus haut niveau d'intégrité personnelle."

"Aucune priorité économique ne s'exerce au détriment de la sécurité dans le travail ou du respect de l'environnement. Chacun, à tout niveau, doit être conscient de sa responsabilité personnelle à l'égard de la sécurité et de l'environnement et doit en permanence être attentif aux risques d'accident ou de pollution liés à son activité. Les critères de sécurité et d'environnement sont examinés en priorité dans les décisions concernant tout projet de développement et tout lancement de nouveau produit."

"Vis-à-vis des pouvoirs publics et des collectivités locales, le Groupe adopte pour sa politique d'environnement une attitude constructive de dialogue. Au delà des objectifs globaux de préservation du milieu naturel, le Groupe s'engage à respecter la sécurité et la qualité de la vie des populations riveraines de ses installations par la défense de normes de sécurité et d'environnement."

M. Philippe Jaffré a affirmé que : "Depuis 1995, Elf dispose d'un code de conduite qui se réfère à la Déclaration universelle des droits de l'Homme. Il n'a pas été publié jusqu'à présent car Elf ne pratique pas autant l'affichage que les Anglo-Saxons. Néanmoins, ce code sera publié dans le prochain rapport annuel."

Le manque d'enthousiasme évident de M. Jaffré à communiquer avec la mission qu'il prit pour un tribunal, lui fit omettre que pour la première fois en 1998 Elf avait publié son premier rapport environnemental annuel qui montrait les efforts du groupe pour réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

b) Une valeur juridique relative

La valeur juridique de ces codes est discutée et l'absence de possibilité de contrôle externe de l'application de ces codes en limite singulièrement la portée. Comme le soulignait M. Martial Cozette : "Le contrôle de l'application des codes de conduite est difficile à mettre en _uvre. Doit-il être étatique, supra-étatique ou venir d'organismes dont c'est le métier ? Il faut en outre travailler sur "l'éthique de l'étiquette" pour faire émerger des codes de conduite et des dispositifs de contrôle indépendants de la mise en _uvre de ces codes de conduite. C'est une opération complexe car les codes doivent être parfaitement définis. Il est nécessaire d'unifier les codes entre les entreprises d'un même secteur d'activité."

c) L'absence de contrôle indépendant

Dans un document élaboré pour le Tribunal des peuples et remis à la mission, Mme Anne Peeters explique que si le non-respect des principes érigés dans ces codes n'est pas sanctionnable en droit, celui-ci ne considère pas que le caractère juridiquement "sanctionnable" d'un document soit la condition nécessaire et suffisante de son fondement en droit.

Elle précise cependant que "l'intérêt pour les codes de conduite sociaux occulte parfois un élément plus inquiétant : celui du développement d'une sorte "d'éthique privée" des droits des travailleurs, alors qu'il existe d'ores et déjà des instruments qui semblent, face à la mondialisation, avoir perdu en efficacité : à savoir le Bureau international du Travail et les conventions de base de l'OIT en matière sociale. Cette dérive là est notamment le fruit d'un affaiblissement des Etats devant une série d'instances internationales et devant un secteur privé rendu plus puissant par une parfaite articulation de ses intérêts, de sa logique et de sa pratique. Face à une telle évolution, force est de constater que les acteurs de la société civile, tournés vers une éthique sociale et environnementale, ont une place à prendre."

Le 15 janvier 1999, le Parlement européen a voté une résolution sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement. Cette résolution prévoit la mise en place d'un code de conduite européen, sorte de label social applicable aux entreprises européennes. Constatant que sur les cent premières multinationales, 42 sont européennes et seulement 35 sont nord-américaines et que l'Union européenne est le premier donneur d'ordre à l'échelle mondiale, le Rapporteur de la Commission du développement et de la coopération du Parlement Européen, M. Richard Howitt a estimé que l'Union européenne doit jouer un rôle plus actif dans l'élaboration de normes de conduite à l'intention des entreprises. Il préconise l'élaboration sur la base de normes internationales d'un code de conduite européen modèle contribuant à uniformiser les codes de conduite existant, la mise en place d'un observatoire européen fréquemment exigé par les ONG du Sud comme du Nord, disposant d'un système de surveillance avec possibilité de porter plainte sur la base des actuelles conventions, déclarations et normes internationales.

La résolution précitée du 15 janvier 1999 reprend largement ces principes. Elle préconise la création d'un label social européen et surtout la mise en place d'un organe de surveillance et de contrôle indépendant chargé de promouvoir un dialogue sur les normes respectées par les entreprises européennes et l'identification des meilleures pratiques et de connaître les plaintes introduites, concernant le comportement des entreprises, par des représentants de communautés et/ou des travailleurs et le secteur privé du pays d'accueil, par des ONG ou des organisations de consommateurs, par des victimes individuelles ou par toute autre personne ou instance.

Cette démarche est appuyée par les ONG, M. Francis Perrin a d'ailleurs observé au nom d'Amnesty International que "Le contrôle des engagements des compagnies devrait être indépendant des directions des entreprises. La formule retenue par Shell est intéressante, mais on pourrait concevoir que les compagnies fassent appel à des ONG. Les sociétés devraient aussi informer et former leur personnel et user de leur influence en faveur des droits de l'Homme même si leur marge de man_uvre est limitée. Dans cet esprit, elles auraient intérêt à collaborer avec les ONG."

Cette initiative qui se heurte à l'hostilité des grands groupes pétroliers, opposés à tout contrôle externe de l'application de leur code, est fort intéressante. Elle a le mérite de conférer une valeur juridique aux codes de conduite dont se dotent les entreprises multinationales, d'accroître la transparence de leur pratique. Seul un contrôle externe et un observatoire impartial de l'application des normes éthiques dont se dotent les compagnies pétrolières sera réellement efficace. Malgré leurs réticences les compagnies pétrolières y ont un intérêt. L'existence d'un tel contrôle devrait être pour elles un argument de poids face aux dérives d'Etats producteurs peu sensibles au respect de la légalité internationale.

Il reste que les normes éthiques internationales sont longtemps restées sans effet sur les grands groupes multinationaux quel que soit leur secteur d'activité. Seuls la pression, les menaces et surtout les appels au boycott émanant non des Etats mais du secteur non étatique allant du simple citoyen aux grandes ONG les ont fait réagir. Des engagements formels et un contrôle externe de leur respect ont ainsi été obtenus des multinationales opérant dans les secteurs textile, alimentaire et du jouet. Sous la pression de leurs actionnaires et de leurs clients, certaines sociétés multinationales ont adopté le principe d'un audit indépendant de l'application de leur code de conduite dans les pays en voie de développement. Des appels au boycott, voire la simple dénonciation de leur pratique ont fait chuter leurs ventes.

Les règles de l'OIT, notamment pour ce qui concerne le travail des enfants, ont été renforcées. L'établissement d'une "éthique de l'étiquette" doit plus aux travaux des ONG et à la pression des consommateurs qu'à la volonté des Etats. Les grands groupes pétroliers mondiaux suivent ce mouvement en ordre dispersé, contraints par l'émergence de ces nouveaux acteurs sur la scène internationale que sont les ONG comme le souligne la remarque de M. Francis Perrin : "Les instances politiques ont un faible pouvoir de contrôle direct sur les compagnies. Amnesty, qui a un statut d'observateur auprès de plusieurs organisations internationales, s'efforce de faire progresser le droit international. L'appel à l'opinion publique est souvent l'arme la plus efficace."

B - L'émergence de nouveaux acteurs : le contre pouvoir des organisations non gouvernementales

Les multinationales comme les grandes organisations non gouvernementales ont bénéficié de la mondialisation des échanges. Elles ont su utiliser les nouvelles techniques de communication à merveille. Grâce à Internet, il est désormais possible de connaître avec force de détails et en temps réel la position de telle ou telle ONG sur un point précis. Même si toutes les informations sont loin d'être fiables, l'instauration d'un dialogue avec les victimes potentielles des agissements d'une compagnie multinationale est possible. Le rôle des intermédiaires douteux et des réseaux et ses corollaires se trouve assez rapidement mis sur la place publique.

Les risques d'atteinte à l'image des grands groupes multinationaux sont pris très au sérieux d'autant que les effets de ricochet sur leur actionnariat à travers le monde peuvent être dévastateurs. Désormais les multinationales doivent compter avec les exigences des organisations non gouvernementales en matière de défense des droits de l'Homme et de l'environnement. Celles-ci sont devenues nombreuses : plus de 1500 sont enregistrées auprès de l'ONU et l'Union des Associations Internationales recense 5472 ONG internationales. Les ONG sont donc devenues des acteurs à part entière sur la scène internationale et savent parfaitement utiliser tous les relais d'opinion.

Amnesty International dispose d'une section entreprise qui étudie les stratégies, critique ou coopère avec certains grands groupes sur les questions éthiques.

Comme l'a exposé M. Francis Perrin : "Amnesty International a, pendant longtemps, centré son action sur les Etats, a étendu son champ d'action aux acteurs non-gouvernementaux. Sans doute, le droit international des droits de l'Homme est principalement opposable aux seuls Etats, mais Amnesty estime que les entreprises ne peuvent l'ignorer. D'ailleurs, la Déclaration universelle des droits de l'Homme précise qu'il s'agit d'atteindre un idéal commun et que tous les acteurs de la société doivent s'efforcer de développer le respect des droits de l'Homme et d'en assurer l'application universelle et effective. Amnesty leur demande de s'engager publiquement à respecter les droits de l'Homme et surtout les instruments internationaux relatifs aux droits de l'Homme."

Human Rights Watch conçoit sa mission de la même manière et centre ses efforts sur certains pays. La publication par ces ONG de rapports sur le rôle de Shell au Nigeria, de BP en Colombie ou d'Enron en Inde a pesé sur leur comportement et les a amenés à évoluer d'autant plus que l'aggravation de la situation des droits de l'Homme dans certains pays n'est pas sans retentissement sur la sécurité de leurs investissements.

Amnesty International comme Human Rights Watch ont su habilement montrer qu'en violant les droits de l'Homme, certains pays producteurs de pétrole présentent un risque politique et économique qui atteint directement les intérêts des compagnies pétrolières. Si aux Etats-Unis on assiste à une recrudescence des mises en cause des compagnies pétrolières par les ONG alors que le Congrès est divisé et le département d'Etat ambigu, c'est en Europe du Nord que la pression des ONG sur les compagnies pétrolières s'est révélée la plus efficace. Elles ont su utiliser non pas l'Etat mais les médias et l'opinion publique en maniant l'arme dissuasive du boycott.

1) Le militantisme des ONG face aux compagnies pétrolières aux Etats-Unis

Sur le terrain des droits de l'Homme et de la moralité des affaires, les sociétés américaines, qui semblaient jusqu'à un passé récent relativement épargnées par les mises en cause publiques, ont connu de nombreux problèmes en 1998 et 1999. Cette évolution doit beaucoup à Human Rights Watch ou Amnesty International, dont le rôle est souvent apparu décisif dans l'information du public et la réaction des pétroliers. S'il est vrai que l'intervention des sociétés pétrolières sur la scène internationale peut dans nombre de cas exacerber les tensions socio-politiques latentes dans certaines zones, il semble également probable que ces sociétés sont considérées par certaines ONG comme un moyen d'intervention efficace sur des gouvernements trop hermétiques au concept des droits de l'Homme. En raison d'une sensibilité publique accrue et de l'efficacité de certaines ONG, les entreprises du secteur énergétique américaines se retrouvent ainsi, cinquante ans après l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'Homme, confrontées à un problème qu'elles ont longtemps considéré comme ne relevant pas de leur responsabilité et la recrudescence de leur mise en cause est très récente.

a) La recrudescence des mises en causes des compagnies pétrolières américaines.

Mobil a été accusée en décembre 1998 par la Commission nationale des droits de l'Homme d'avoir volontairement ignoré les atrocités commises par des militaires dans une province indonésienne où la société est active, et même d'avoir fourni certains équipements aux militaires impliqués dans ces exactions.

Le consortium West Natuna Group, emmené par Conoco, a récemment été mis en cause (et a d'ailleurs du suspendre le contrat correspondant) pour des problèmes de corruption associés à l'attribution d'un important contrat de construction d'un oléoduc en Indonésie.

Une filiale de Mobil a été, en avril dernier, accusée d'avoir recouru à la corruption pour obtenir la concession d'un poste d'avitaillement sur le Canal de Panama.

Comme d'autres sociétés, Mobil et surtout Chevron ont été directement mises en cause pour leur rôle au Nigeria. Chevron est en particulier accusée d'avoir fourni aux forces de sécurité nigérianes les hélicoptères, bateaux et d'autres équipements utilisés pour mater des mouvements de protestation (motivés par des préoccupations environnementales et de corruption) de la communauté Ijan dans le delta du Niger. Dans ce dernier cas, l'action de l'ONG a bénéficié d'un soutien politique remarqué, conduisant notamment certains élus à la Chambre des représentants à demander une enquête sur le comportement du pétrolier américain.

La compagnie Unocal a été accusée à deux reprises par des ONG, d'une part pour un projet d'oléoduc en Afghanistan, d'autre part pour avoir bénéficié (avec d'autres dont Total) d'une main d'_uvre forcée lors de la construction du gazoduc de Yadana en Birmanie.

Occidental Petroleum (Oxy) a, comme BP, été critiquée par Human Rights Watch, pour la nature de ses relations avec les autorités militaires colombiennes qui assurent la protection de ses personnels et installations dans ce pays, et à qui sont attribuées de nombreuses violations des droits de l'Homme ;

D'autres exemples pourraient être cités. Ainsi M. Gilles Kepel a rappelé que "La compagnie américaine Unocal et la compagnie argentine Delta avaient conçu le projet d'un oléoduc partant du Turkménistan et de l'Ouzbékistan avec quatre débouchés possibles : l'utilisation de vieux oléoducs soviétiques, peu envisageable, le passage par la Turquie via le Kurdistan, le passage par l'Iran refusé par les Etats-Unis et la traversée de l'Afghanistan vers le Pakistan et l'Inde. La dernière option disposait de l'avantage d'être située hors Golfe Persique et de fournir des hydrocarbures à deux Etats très peuplés, mais présentait l'inconvénient majeur de passer par un Etat à feu et à sang, l'Afghanistan, ce qui impliquait le versement d'un péage aux factions. L'administration américaine a longtemps soutenu les services pakistanais qui, entre 1993 et 1996, ont financé et armé les Taliban, et nettoyé la zone du pipe-line avant de prendre Kaboul. Unocal et Delta ont d'abord saisi cette opportunité, cependant son coût s'est révélé trop élevé eu égard à la baisse des cours des hydrocarbures, à la mésentente de deux clients potentiels, l'Inde et le Pakistan, et à la colère des mouvements féministes américains à l'égard d'une compagnie qui traitait avec le régime des Taliban. Le projet a été abandonné, sa rentabilité n'étant pas démontrée."

Dans cette affaire, soutenues par Mme Hilary Clinton, les féministes américaines, relayées par des membres démocrates du Congrès ont exercé des pressions extrêmement efficaces sur la compagnie Unocal qui a finalement cédé.

Curieusement, lors de son séjour aux Etats-Unis, les membres de l'administration américaine que la mission a rencontrés, sont restés très discrets sur cette affaire. Quant aux dirigeants de la compagnie pétrolière Unocal, ils n'ont pas cru devoir donner suite à la demande d'entretien formulée par la délégation. Il est incontestable que la pression des organisations féministes américaines, comme d'ailleurs l'aggravation des conditions de sécurité, a pesé sur la décision d'Unocal déjà en procès pour sa présence en Birmanie.

b) L'utilisation judicieuse de l'arsenal juridique américain

Les Etats-Unis qui se sont abstenus de ratifier nombre de conventions internationales établissant des normes éthiques, disposent d'une loi "Aliens action for tort" qui autorise dans sa section 1350 les plaignants étrangers à intenter des procédures à l'encontre de personnes morales pour non respect de conventions internationales ratifiées par les Etats-Unis. Deux procédures de ce type sont actuellement en cours. L'une intentée à Los Angeles par des victimes birmanes contre Unocal et ses partenaires dont Total, l'autre intentée à New York contre Texaco par des plaignants équatoriens.

- Le procès contre Unocal et Total pour complicité avec la Junte birmane

L'ONG EarthRights International basée à Washington et son directeur, l'avocat Tyler Giannini, que la mission a entendu, est à l'origine de la plainte déposée par des citoyens birmans victimes d'exactions commises au cours de la construction du gazoduc de Yadana en Birmanie par les compagnies pétrolières Unocal et Total, partenaires de la compagnie pétrolière birmane Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE).

Selon lui, "depuis 1995 EarthRights International a réuni témoignages et documentation sur les violations des droits de l'Homme en Birmanie. EarthRights International a interviewé les habitants de la région du gazoduc qui ont quitté leur village et leur foyer pour la Thaïlande. Le travail forcé, le déplacement de populations, la torture, le viol, les extorsions de fonds, les exécutions extra-judiciaires sont les principaux chefs d'accusation des violations des droits de l'Homme portés par les victimes contre les compagnies pétrolières opérant dans la région."

Parmi plusieurs témoignages cités devant la mission, nous retiendrons le suivant, qui concerne un homme ayant transporté du matériel pour les unités militaires opérant dans la zone du gazoduc. "En 1994, certaines compagnies étrangères se sont installées, l'armée les a obligés à travailler notamment à construire des pistes d'atterrissage pour les hélicoptères et à faire du portage pour ses équipes de sécurité. L'armée contactait la police qui contactait les chefs de villages qui obligeaient les villageois à travailler. Ces derniers effectuaient du portage au profit des unités militaires chargées de la sécurité des étrangers. Si un étranger mourait on devait payer une forte somme. Ce porteur a rencontré des étrangers, il a pu leur parler et leur expliquer ce qu'il faisait (portage et préparation des pistes d'hélicoptères). Les étrangers ont demandé si les soldats en uniforme étaient toujours autour d'eux quand ils effectuaient ces tâches. Il le leur a confirmé. Le fait que des étrangers l'aient vu et salué alors qu'il était forcé de travailler sur le chantier du gazoduc par des soldats birmans en uniforme démontre que les compagnies étrangères savaient que des abus étaient commis en relation avec ce chantier. Plus tard dans les mêmes conditions de témoignage, le Président d'Unocal a admis dans sa déposition que des porteurs avaient été utilisés en liaison avec ce projet et bien plus qu'ils étaient forcés au travail."

A une question de la mission sur le fondement juridique de l'action en justice contre Unocal et Total, M. Tyler Giannini a expliqué que "deux actions ont été intentées à Los Angeles à partir de 1996 contre Total et Unocal. Seule l'action contre Unocal a été déclarée recevable. Le Tribunal s'est déclaré incompétent pour instruire le procès contre la Junte birmane, la MOGE et Total. Cette décision a fait l'objet d'un appel. Le procès est en phase d'instruction. Le procès est intenté sur la base de la loi américaine qui permet à des personnes n'ayant pas la nationalité américaine de porter plainte pour violation du droit commun des gens ou violation des règles internationales communément appliquées et reconnues (torture, exécution sommaire, viol, travail forcé, génocide). Pour la première fois une société commerciale est mise en cause devant les tribunaux américains sur le fondement de cette loi. En général des actions ont été intentées contre les gouvernements d'un Etat responsable de violations des droits de l'Homme. Le procès contre Unocal constitue un précédent intéressant car la loi américaine traite les sociétés comme des individus responsables."

Il a indiqué : "leur responsabilité peut être établie sur deux fondements. Premièrement dans cette affaire les compagnies Total, Unocal et MOGE sont liées par des accords, elles sont donc partenaires et en droit américain chacun est tenu pour responsable des agissements de son partenaire. Deuxièmement, il est établi que le régime politique birman a agi comme l'agent ou l'intermédiaire des compagnies en assurant leur sécurité. En droit américain, on doit également répondre des intermédiaires que l'on a choisis. Les compagnies pétrolières avaient les moyens de savoir que l'armée birmane commettait régulièrement des exactions et des violations des droits de l'Homme. Aussi les compagnies pourraient-elles être tenues pour responsables des agissements coupables de leur agent".

La décision des juges de Los Angeles aura valeur de précédent et son impact peut être considérable. Si la responsabilité d'une campagne américaine ou d'une multinationale ayant des intérêts dans ce pays est engagée pour complicité avec un régime politique dictatorial et ignorant des droits de l'Homme, elles seront tenues au respect du principe de précaution quand elles sont amenées à traiter avec de tels régimes.

La mission ose espérer qu'un tel jugement aura des effets positifs en Europe et en France sur le comportement de la compagnie TotalFina ou de tout autre (voir infra), même si elle condamne la volonté d'appliquer de façon extra territoriale la loi américaine aux compagnies étrangères. Dans ce domaine comme dans celui du droit d'ingérence, seuls les progrès du droit international et l'harmonisation des procédures peuvent conduire à une réelle justice applicable à l'ensemble de multinationales sans exception.

- Le procès contre Texaco pour "atteinte à l'environnement"

Le procès intenté contre Texaco pose les mêmes problèmes. Un groupe de 75 personnes, dont des indigènes des peuples cofan, secoya et quechua en Amazonie équatorienne, accuse la société Texaco d'un véritable "écocide" (commis pendant ses 26 années d'activité en Equateur) qui continuerait du fait de l'obsolescence des installations toujours en exploitation. Les plaignants ont porté l'affaire non pas devant une juridiction de leur pays, là où ils résident et là où ces dommages ont eu lieu, mais devant un tribunal de l'Etat de New York.

De 1964 à 1990, un consortium formé d'une filiale de Texaco et de la société pétrolière nationale équatorienne Petroecuador a foré 339 puits, dont 232 sont, depuis 1992, toujours exploités dans l'Est du pays mais uniquement par Petroecuador. Les plaignants s'appuient notamment sur des études d'ONG environnementalistes telles que le National Resources Defense Council, le Center for Economics and Social Rights, tous deux basés à New York, et sur les travaux de chercheurs de la Harvard School of Public Health. Ils affirment que la compagnie pétrolière a contaminé une superficie d'environ un million d'hectares. Trente mille personnes auraient été touchées par des infections cutanées et intestinales, des fausses couches ou parfois des cancers.

Si Texaco reconnaît que les débordements de pétrole peuvent parfois arriver, elle invoque les conclusions de deux audits de deux sociétés, selon lesquelles sa filiale aurait agi de façon responsable, sans provoquer un impact durable ou significatif sur l'environnement. Elle ajoute qu'aux termes d'un accord conclu avec les autorités équatoriennes, elle a réalisé, de 1995 à 1998, un projet de réhabilitation d'un montant de 40 millions de dollars pour solde de tout compte. Texaco soutient que sa filiale a entièrement respecté les lois de l'Equateur et les normes environnementales de l'industrie pétrolière internationale, toutes ses opérations ayant été menées sous le contrôle et la supervision du gouvernement de ce pays et estime que l'affaire doit être plaidée devant un tribunal équatorien : des tribunaux américains ne devraient pas régir les activités d'une nation souveraine étrangère, et réciproquement.

Parallèlement, aux Etats-Unis une réflexion s'amorce sur le rôle respectif des ONG et des compagnies multinationales dans la définition de normes comportementales grâce à l'action de Human Rights Watch contre Occidental Petroleum et BP en Colombie.

c) La dénonciation de l'action d'Occidental Petroleum et de BP en Colombie par les ONG

D'après le rapport d'Human Rights Watch d'avril 1998, l'exploitation des gisements de pétrole en Colombie repose sur un partenariat associant Ecopetrol, la compagnie contrôlée par l'Etat, et les multinationales Occidental Petroleum, BP, Shell, etc.

"Les guérillas opérant dans ces deux départements contestent cette forme d'exploitation, accusant les grandes multinationales d'accaparer la totalité des bénéfices et attaquent et bombardent de façon systématique les installations pétrolières ainsi que les infrastructures de transport. Elles ont même kidnappé et tué des douzaines de personnes travaillant pour le compte de ces compagnies. Le gouvernement colombien a choisi d'employer la force armée pour contrer les opérations de la guérilla et profite de la présence des multinationales pour financer son effort de guerre. Ainsi une loi, votée en 1991, oblige les compagnies pétrolières et minières à verser au Trésor Public une contribution spéciale pour le rétablissement de l'ordre public. Par ailleurs, les multinationales entretiennent depuis quelques années d'étroites relations avec les forces armées colombiennes afin d'assurer la sécurité de leurs installations et de leur personnel." Il faut rappeler que "le général Harold Bedoya a pu déclarer en 1996 que la moitié des 120 000 soldats colombiens était affectée à la protection des exploitations minières et pétrolières."

La coopération entre les forces de sécurité et les multinationales est formalisée par des accords qui prévoient le versement direct, par les compagnies, de fonds ou de biens en nature à l'armée et à la police en échange de la protection des puits de pétrole, des raffineries et des personnels. BP a signé un accord de ce type avec le ministère de la défense le 7 novembre 1995 et un accord de coopération avec la Police nationale le 12 mars 1997. Occidental Petroleum a signé un accord de sécurité avec l'armée colombienne en septembre 1996. Au total, l'armée a affecté deux régiments à la protection de ces compagnies.

Si la police se borne à garder les installations pétrolières, l'armée en revanche joue un rôle beaucoup plus actif : elle traque les membres des guérillas, avec l'appui de groupes paramilitaires. Les opérations conduites par les forces armées aboutissent à de graves violations des droits de l'Homme dont les membres de la guérilla ne sont pas toujours les seules victimes.

Les forces armées dans ces deux départements ont été impliquées dans des exécutions sommaires qui n'ont donné lieu à aucune poursuite judiciaire. Pour Human Rights Watch les multinationales qui ont conclu des contrats de sécurité avec les forces armées ont une responsabilité directe dans les exactions que ces forces peuvent commettre. Elle leur a donc demandé de rendre publics ces accords estimant qu'une transparence complète dans cette matière constituait une garantie pour les populations civiles et a pu obtenir de BP le texte de son accord avec le ministère de la défense.

Les investigations menées par Human Rights Watch ainsi qu'une plus grande attention portée sur les accords de sécurité conclus par les multinationales ont poussé ces dernières à renégocier ces arrangements à la fin de l'année 1997. Si le lien entre les multinationales et les forces armées s'est en partie distendu, il n'en reste pas moins que ces compagnies continuent de s'appuyer pour assurer leur sécurité sur une armée peu soucieuse de respecter les droits de l'Homme.

Human Rights Watch a adressé en 1998 des lettres aux dirigeants de British petroleum et de Occidental Petroleum Corporation ainsi qu'au président de la Colombie, M. Ernest Sampes, contenant diverses recommandations destinées à empêcher de futures violations des droits de l'Homme par les forces armées chargées de la sécurité des installations pétrolières et a formulé plusieurs recommandations dont la principale mérite d'être citée.

D'après Human Rights Watch, les compagnies devraient insérer une clause dans les accords signés avec le gouvernement ou une autorité publique stipulant que les forces de sécurité qui opèrent dans la zone des installations pétrolières doivent respecter les dispositions du Pacte sur les droits des civils et politiques, de la Convention américaine des droits de l'Homme et de toute autre convention du droit international humanitaire.

A la suite de ce rapport, BP a pris des dispositions pour éviter de nouvelles mises en cause, ce qu'a confirmé devant la mission M. Michel de Fabiani, président directeur général de BP-France : "BP dispose de ses propres services internes pour assurer sa sécurité, en accord et coopération avec les autorités nationales compétentes. En Colombie, par exemple, le site BP est en pleine jungle alors que les guérillas et le climat général d'insécurité constituent une menace réelle pour les 1000 employés BP et les 6000 contractuels. BP a décidé de ne payer ni la guérilla, ni les forces paramilitaires. Un contrat de trois ans a été conclu avec l'armée et la police qui prévoit que BP couvre une partie des dépenses de sécurité et assure le support logistique. BP a également procédé à un audit international sur l'activité de la police et lui a demandé de respecter son code de conduite. BP refuse tout lien avec les forces illégales et joue la carte de la transparence.

Le site BP en Colombie est situé dans une région retirée et peu peuplée, ce qui justifie la prise en charge du surcoût occasionné par la présence de l'armée pour le budget colombien. Une trop grande insécurité ou l'impossibilité d'appliquer le code de conduite, pourrait conduire BP à se retirer mais une telle décision doit être mûrement réfléchie."

Mais selon M. Arvind Ganesan, chargé du programme droits de l'Homme et entreprises au siège de Human Rights Watch à Washington, Occidental Petroleum n'a pas pris en compte les critiques formulées.

d) Les réactions des compagnies pétrolières américaines

Lors de son séjour aux Etats-Unis, du 21 au 23 juin 1999, la mission, qui avait souhaité s'entretenir avec les compagnies Exxon, Shell, Mobil, Chevron Texaco Exxon, Occidental Petroleum, BP-Amoco et Unocal n'a rencontré que les plus ouvertes aux questions éthiques (Exxon, BP-Amoco, Texaco, Shell), les autres ayant estimé que leur devoir était de satisfaire leurs actionnaires, et Unocal ayant opposé un refus catégorique à la demande.

M. Mike Townshend, directeur de BP-Amoco Corporation, a insisté sur : "sa collaboration avec Human Rights Watch en Colombie expliquant qu'il était important que la rente pétrolière soit utilisée à l'amélioration du sort des populations. Or lorsque les investissements des compagnies pétrolières sont importants ils peuvent encourager la bonne gouvernance. Depuis deux ans un débat sur les droits de l'Homme avait lieu dans l'entreprise qui a intégré la Déclaration des droits de l'Homme dans son code de conduite afin que chaque employé et sous-traitant la connaisse et l'applique." Toutefois il a reconnu que "la question du retrait de la compagnie en cas d'aggravation de la situation d'un pays où elle est implantée est difficile. En Colombie les ONG souhaitent que BP Amoco se maintienne en collaborant avec elle. Toutefois aucun pays mis à part les Etats Unis n'est vital pour le groupe qui peut à tout moment se retirer."

M. Mike Kostiw, directeur des relations avec les autorités politiques de Texaco a lui aussi fait état des préoccupations de cette compagnie implantée au Nigeria. Il a reconnu que "les entreprises américaines ont été réticentes à s'entretenir avec des entités autres que gouvernementales car les contrats d'exploitation sont passés avec les gouvernements ; elles se trouvent maintenant en but à des procès intentés par les populations autochtones qui nuisent gravement à leur image. Ainsi Texaco connaît des difficultés avec les populations locales en Equateur et au Nigeria car elles n'ont obtenu aucune amélioration de leur sort de la part de l'Etat qui a pourtant reçu les redevances pétrolières. Désormais, la compagnie s'efforce de collaborer avec les populations autochtones grâce à l'appui de certains membres du Congrès pour mettre en place des programmes d'éducation et de bonne gouvernance. Pour elle la prise en considération de l'échelon local est devenue fort importante."

Les responsables d'Exxon et de Shell ont tenu des discours assez voisins. De même les dirigeants de l'American Petroleum Institute, principale organisation professionnelle aux Etats-Unis, ont indiqué que, depuis deux ans à la demande de leurs membres un groupe de travail réunissant des représentants des sociétés pétrolières et des ONG travaillait à l'élaboration d'un code de conduite standard et à son application.

e) Le rôle ambigu de l'Etat fédéral

Les responsables du Département d'Etat, rencontrés aux Etats-Unis, se sont cantonnés dans une réserve prudente et ont précisé que le respect des droits de l'Homme par les sociétés américaines dans les pays en voie de développement faisait l'objet d'une étude. Les Ambassades américaines pourraient être chargées d'assurer un suivi et de jouer le rôle de recours en cas de plaintes. L'administration s'est déclarée réservée à encourager ou à décourager les entreprises à intervenir ici ou là. Elle considère que ce n'est pas son rôle et que les risques de poursuites judiciaires pour favoritisme seraient grands si elle se risquait sur ce terrain. La question du respect des droits de l'Homme par l'un des principaux fournisseurs en hydrocarbures des Etats-Unis, l'Arabie Saoudite et des liens des Compagnies américaines avec l'Aramco n'a pas été évoquée. Ce sujet reste encore tabou aux Etats-Unis car les liens des Etats-Unis avec l'Arabie Saoudite sont anciens et leur fondement ne s'est jamais démenti.

Par ailleurs la mission d'information n'a pu se rendre en Arabie Saoudite comme elle l'avait projeté. Ce déplacement n'a pu être organisé faute d'interlocuteurs côté Saoudien.

On doit en effet se souvenir que, comme l'a rappelé M. Gilles Kepel, directeur de recherches au CNRS durant la mission : "Historiquement, la question du pétrole au Moyen-Orient est liée au pacte solennel scellé au lendemain de Yalta à bord du croiseur américain Quincy entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Séoud. Le pacte détermine une constante de la politique américaine, envers l'Arabie Saoudite et les autres pays producteurs de pétrole. L'Arabie Saoudite ferait tout pour garantir les approvisionnements pétroliers de l'occident, ce qui était un enjeu vital ; en contrepartie, les Etats-Unis appuieraient le régime et les gouvernements saoudiens successifs en s'interdisant toute immixtion durable dans leur politique intérieure. A partir de 1976, sous la présidence de M. Jimmy Carter, la question du respect des droits de l'Homme s'est posée avec plus d'acuité aux Etats-Unis, qui ont condamné les exactions de la Savak en Iran ; en revanche les violations des droits de l'Homme en Arabie Saoudite n'ont pratiquement jamais été évoquées."

Il n'a pas été simple de cerner la nature des liens entre les compagnies américaines et leur pays d'origine très attaché à son indépendance énergétique. M. Michel Chatelus, professeur à l'Institut d'études politiques de Grenoble, a noté à ce propos que : "La nature des relations des Etats avec les multinationales est variable. On observe cependant que les entreprises pétrolières sont parmi les plus multinationales même si les compagnies américaines demeurent très fortement liées au Département d'Etat et se soumettent le plus souvent aux injonctions qu'elles reçoivent de lui."

Evoquant quelques cas particuliers, il a précisé :"La stratégie des Etats-Unis en mer Caspienne est déterminée par leur politique à l'égard de l'Arabie Saoudite. Ils tentent parfois d'intoxiquer Ryadh en jouant sur l'ampleur des réserves de la Caspienne. Il est difficile de soutenir que les Etats-Unis sont influencés mécaniquement par le pétrole. Ils demeurent tout à fait sionistes, ce qui démontre qu'à leurs yeux l'électorat juif américain est plus important que le lobby pétrolier. Ils doivent également tenir compte de groupes de pression collatéraux tels les Turcs par rapport aux Grecs ou aux Arméniens, etc. Une politique étrangère est rarement purement rationnelle."

Les compagnies pétrolières américaines s'exonèrent parfois de la politique étrangères des Etats-Unis. La présence de Gulf Oil en Angola pendant la guerre froide en témoigne, comme le remarque M. Jean Savoye, chercheur à l'institut de recherches internationales et stratégiques  : "Les compagnies pétrolières en Angola n'ont pas véritablement joué de rôle politique en liaison directe avec leur pays d'origine. Elles agissaient en fonction de leurs intérêts commerciaux pendant la guerre froide. On a observé des liens entre la compagnie américaine Gulf Oil et certains dignitaires cubains. Les compagnies américaines comme les troupes cubaines sont restées, sans que la politique américaine dans la région ait changé jusqu'à la fin des années 1980."

M. Alexandre Adler, directeur éditorial de "Courrier international" a lui aussi observé que : "Rien n'empêche une compagnie pétrolière américaine de poursuivre une politique différente de celle de son gouvernement mais la plupart ont été le pilier de l'ordre américain à cette exception près que longtemps les compagnies texanes ont refusé de reconnaître l'Etat d'Israël en raison de leurs liens avec l'Arabie Saoudite."

2) Le face à face des compagnies pétrolières et des ONG en Europe du Nord : du combat au dialogue

C'est dans les pays d'Europe du Nord que l'exigence d'une éthique dans le comportement des compagnies pétrolières a été la plus forte. La Shell en a fait les frais et s'est efforcée de redresser son image.

a) Les déboires de la Shell et l'efficacité des campagnes de boycott dans l'opinion publique

A deux reprises la Shell fut victime de campagne de boycott qui se sont révélées extrêmement dommageables pour son image et ses intérêts.

- L'affaire de la plate-forme Brent Spar

Le boycott de Shell a eu pour point de départ la décision du gouvernement britannique d'autoriser la compagnie à couler au nord de l'océan Atlantique, près des côtes écossaises, une plate-forme pétrolière, au printemps 1995. Shell fut accusée par Greenpeace de polluer la Mer du Nord par l'immersion de cette plate-forme pétrolière, contenant de fortes doses de polluants. L'ONG estimait qu'il convenait de procéder à son démantèlement à terre. Elle orchestra une campagne de boycott d'une rare efficacité.

La contestation débuta par les protestations de Greenpeace en Allemagne puis dans d'autres pays, considérant que Shell avait des responsabilités à assumer et qu'une telle décision pouvait entraîner de graves risques écologiques. Malgré les arguments de la compagnie qui soulignaient qu'une telle mesure était techniquement la plus efficace pour éviter les dangers relatifs aux produits toxiques ou radioactifs contenus sur la plate-forme, Greenpeace Allemagne décréta le boycott de la compagnie, demandant à la population de ne plus se fournir chez Shell tant que la décision n'aurait pas été annulée. Cette décision était stupéfiante pour la Shell qui estimait peu acceptable le boycott dirigé contre ses succursales allemandes car la décision concernant la plate-forme avait été prise en Grande-Bretagne.

La plate-forme Brent Spar fut occupée par les militants de Greenpeace qui firent appel aux autorités britanniques pour obliger la Shell à abandonner son projet d'immersion en mer. Dans un premier temps les autorités britanniques refusèrent d'intervenir mais la campagne de Greenpeace prit de l'ampleur. Les accusations de Greenpeace relayés par d'autres ONG frappèrent une opinion publique choquée qu'une compagnie pétrolière puisse polluer impunément la mer du Nord. Shell fit figure d'empoisonneur et une campagne efficace de boycott la frappa durement. Elle perdit jusqu'à 50 % de sa clientèle en Allemagne et au Royaume-Uni. Le coquillage, emblème de Shell, était devenu le symbole à éviter pour tout consommateur soucieux du respect de l'environnement. Devant l'ampleur de la protestation, le gouvernement britannique demanda à Shell de démanteler la plate-forme Brent Spar à terre. Affaiblie par le boycott et finalement critiquée par le gouvernement britannique, la compagnie finit par céder après trois mois de lutte avec Greenpeace.

La plate-forme fut démontée alors que Greenpeace s'était largement trompée sur le volume de carburant restant encore dans la plate-forme. L'ONG a d'ailleurs présenté ses excuses à Shell dans une lettre publique : "Nous nous sommes rendu compte, voilà quelques jours, que les échantillons ont été prélevés dans les pipes conduisant aux réservoirs et non dans les réservoirs eux-mêmes."

M. Bruno Rebelle, directeur de Greenpeace France, a précisé à ce sujet que :"la polémique de Greenpeace sur Brent Spar est née d'une erreur de communication sur la nature et la quantité de polluants restant dans la plate-forme ; mais la validité de la question posée demeurait malgré l'erreur commise : pourquoi laisser cela aux générations futures ? Greenpeace a gagné sur le principe de l'immersion. Faire pression en Europe et aux Etats-Unis sur des compagnies qui ont un comportement désastreux est possible."

M. Hugues du Rouret, président directeur général du groupe Shell en France a reconnu "qu'après les incidents de Brent Spar, la décision d'organiser une transparence des activités de production au niveau mondial a toujours été respectée. De plus, Shell a le souci de procéder aux adaptations nécessaires nécessitées par l'évolution de la réglementation. Les grèves importantes de transporteurs en Europe, au début des années quatre-vingt dix, qui ont débouché sur une amélioration de leurs conditions de travail, ont entraîné la remise à niveau de la Charte Shell et la dénonciation de certains contrats avec les sociétés qui ont refusé de l'appliquer."

Jouant de malchance, la Shell s'est retrouvée la même année au c_ur d'une polémique sur son rôle au Nigeria à la suite de l'exécution de l'écrivain défenseur de la cause du peuple Ogoni, Ken Saro Wiwa, décidée par la dictature militaire sanglante du Général Abacha.

- Les déboires de Shell au Nigeria

Human Rights Watch a longuement enquêté sur les effets pervers de la présence des compagnies pétrolières au Nigeria dans un rapport publié au début de l'année 1999.

Le Delta du Niger est depuis une dizaine d'années le théâtre de graves affrontements entre les habitants et les forces de sécurité du Gouvernement nigérian, qui se sont soldés par des exécutions extrajudiciaires, des détentions arbitraires et des restrictions draconiennes des libertés d'expression, d'association et syndicales. Ces violations des droits civils et politiques ont surtout fait suite à des protestations dirigées contre les activités des entreprises multinationales qui exploitent le pétrole nigérian.

A la mort, en juin 1998, de l'ancien chef de la Junte militaire, le général Abacha, des élections présidentielles ont été organisées dans un cadre civil. Le général Obasanjo a été élu. La terrible répression infligée au peuple nigérian s'est considérablement assouplie mais la situation reste explosive dans le delta en raison des effets conjugués de la pollution liée à l'exploitation du pétrole et de la crise économique qui frappe durement cette zone où accidents et incidents graves sont d'une rare fréquence.

Shell fut la compagnie pétrolière qui attira le plus l'attention internationale, et ce pour trois raisons : tout d'abord, principal et plus ancien producteur du Nigeria, Shell domine le secteur depuis le début de l'exploitation du pétrole et a joui longtemps d'une situation dominante et de relations privilégiées avec le Gouvernement ; elle dispose surtout d'installations terrestres importantes, situées à proximité de zones habitées et donc exposées aux protestations locales. Elle a en conséquence été la cible principale de la campagne du Mouvement pour la Survie du peuple Ogoni (MOSOP), qui l'accusa de complicité dans le génocide présumé de ce peuple.

Furieux des injustices imputées aux compagnies pétrolières, un nombre croissant d'habitants des régions pétrolifères ont protesté contre l'exploitation de ce qu'ils considèrent comme "leur pétrole", bien que, selon la Constitution, le pétrole appartienne à l'Etat fédéral. Ils ont également protesté contre l'absence de retombées positives pour les collectivités locales ou de compensation pour les dégâts causés à leurs terres ou à leurs moyens d'existence à partir de 1990. En 1993, Shell fut contrainte d'interrompre la production dans l'Ogoniland suite à des manifestations massives dans ses installations et affirma que son personnel avait été menacé. Les stations d'extraction y sont toujours fermées, bien que des oléoducs en activité traversent encore la région. Voyant dans toute menace contre la production pétrolière une atteinte à l'ensemble du système politique en place, le Gouvernement fédéral répondit par la violence et la répression aux prestations du MOSOP. La Rivers State Security Task Force, un groupe militaire constitué pour mettre fin aux manifestations organisées par le MOSOP, arrêta ou brutalisa des milliers d'Ogonis. Des centaines d'autres furent victimes d'exécutions sommaires en l'espace de quelques années. En 1994, l'écrivain Ken Saro-Wiwa, dirigeant charismatique du MOSOP et plusieurs autres personnes furent arrêtés pour le meurtre de quatre chefs traditionnels dans l'Ogoniland. Le 10 novembre 1995, Ken Saro-Wiwa et huit autres militants du MOSOP furent pendus par le gouvernement fédéral à la suite d'un procès inique. Aucune preuve ne permettait d'établir la participation des inculpés à ce quadruple meurtre. Il fut reproché à la Compagnie Shell sa présence dans la zone et sa passivité lors du procès. La plupart des défenseurs de la cause ogoni considèrent que la Shell avait en fait la possibilité d'exercer des pressions efficaces sur le régime dictatorial en place et qu'elle n'a pas réagi.

Lorsque la crise ogoni atteignit son paroxysme, Shell fut régulièrement accusée de collaborer avec l'armée, même après l'arrêt de la production dans les stations d'extraction de l'Ogoniland en janvier 1993. Des enquêtes réalisées par des journalistes révélèrent en 1996 que Shell avait peu de temps auparavant négocié l'importation d'armes destinées à la police nigériane. En janvier 1996, en réaction à ces accusations, Shell admit avoir dans le passé importé des armes de poing pour le compte des forces de police nigérianes. Ces armes étaient destinées aux policiers surnuméraires détachés auprès de Shell pour protéger les installations de l'entreprise (et d'autres compagnies pétrolières) contre la criminalité.

En Europe du Nord, les églises chrétiennes et les ONG se mobilisèrent après la mort de Ken Saro Wiwa pour dénoncer la collusion entre les compagnies pétrolières et la dictature du Général Abacha. La Shell fut la principale accusée et de nouveau des campagnes de boycott pesèrent sur son chiffre d'affaires. La compagnie fut donc amenée à changer de stratégie. Actuellement elle se situe selon la plupart des ONG, parmi celles dont l'attitude est la plus ouverte ou plutôt la moins fermée au respect des normes éthiques.

Ainsi, Human Rights Watch souligne-t-elle dans le rapport précité que depuis que "ses intérêts au Nigeria ont focalisé l'attention internationale en 1995, le groupe Royal Dutch/Shell a entrepris un réexamen approfondi de son attitude à l'égard des communautés locales et des questions liées aux droits de l'Homme et au développement durable. Aucune autre compagnie pétrolière active au Nigeria n'a, selon les informations de Human Rights Watch, entrepris une telle démarche pour réviser ses politiques et pratiques".

Dans ces deux affaires il est clair que la pression des ONG conjuguée à des campagnes de boycott efficaces ont conduit, plus sûrement que les interventions des Etats, une multinationale à réviser sa stratégie.

Les effets de ces campagnes sont particulièrement perceptibles dans les réponses de M. Richard Newton, Directeur pour l'Europe du Groupe BP et M. Robin Aram, Responsable des affaires extérieures de Shell International lors de leur audition par la Commission des Affaires étrangères de la Chambre des Communes en mai 1998. On y remarque ainsi le rôle important du Foreign Office.

"Le Président de la Commission : "Où se trouve le lien principal entre vos entreprises et le ministère des Affaires étrangères ? Serait-ce le Bureau chargé de la politique des droits de l'Homme ?"

M. Robin Aram : "Pour notre société, c'est le Bureau chargé de la politique des droits de l'Homme pour les problèmes de politique et, ensuite, les secrétariats particuliers s'occupant de pays particuliers pour ce qui touche aux intérêts spécifiques du pays."

Le Président :"Quelle est la fréquence de vos contacts avec le ministère des Affaires étrangères sur des questions de droits de l'Homme ?"

M. Richard Newton : "Le nombre des conversations que nous avons eues avec le Bureau chargé des droits de l'Homme a certainement augmenté, ce qui nous satisfait, mais, comme la société Shell, nous avons aussi des conversations régulières avec les secrétariats des pays dans lesquels nous exerçons nos activités et les droits de l'Homme sont aussi souvent un sujet de conversation lorsque c'est opportun."

Le Président : "Vous contactent-ils ou bien attendent-ils que vous les contactiez ?"

M. Richard Newton : "Je pense que cela marche dans les deux sens, comme il se doit. Nous restons en contact étroit."

Il ressort du rapport de la Chambre des Communes que le ministère des Affaires étrangères britannique est fréquemment consulté sur les questions éthiques par les entreprises britanniques et que ce phénomène est relativement récent puisque lié à l'arrivée du gouvernement travailliste au pouvoir en 1997. En effet, celui-ci a annoncé qu'il mènerait une politique active dans le domaine des droits de l'Homme. M. Robin Cook, ministre des Affaires étrangères britannique, s'est exprimé à de nombreuses reprises sur ce thème. La démarche entreprise par la Chambre des Communes s'inscrit dans cette logique. Dans son rapport précité, elle s'informe des conditions dans lesquelles les multinationales interrogées appliquent les normes éthiques défendues par le gouvernement, et vérifie par là même le fonctionnement du bureau des droits de l'Homme du ministère des Affaires étrangères, structure qui n'a pas d'équivalent en France et qui paraît très utile.

b) L'appel au boycott de TotalFina en Belgique

Un collectif d'associations, d'ONG auquel des professeurs d'université et des étudiants participent, dénommé Action Petrol en Birmanie (ABC) a lancé en mai dernier un boycott contre TotalFina en Belgique : "Soutenez la démocratie. Pas de plein chez Total." La Confédération internationale des Syndicats libres (CISL) s'est associée à cette opération. Les automobilistes belges sont appelés à boycotter les stations TotalFina. L'appel au boycott est argumenté. La CISL rappelle effectivement que "La commission d'enquête du Bureau International du Travail a condamné le recours massif au travail forcé en Birmanie et conclu à la responsabilité pénale individuelle des membres de la junte. Ils sont susceptibles d'être accusés de crimes contre l'humanité. Les personnes ou compagnies qui travaillent avec la Junte pourraient être un jour accusées de complicité, par exemple devant la future Cour pénale internationale."

Pour l'instant cet appel au boycott semble ne pas avoir eu les effets escomptés. "Le Soir" a pourtant rendu compte de l'information en soulignant qu'une telle démarche possible en Belgique était difficilement envisageable en France. En effet, en France celui qui appelle au boycott peut être poursuivi en justice et condamné à payer des dommages et intérêts élevés. Aussi ne s'y risque-t-on pas (voir infra). Les effets de cet appel au boycott ne semblent pas probants. Peut-être que contrairement au boycott de la Shell, les relais médiatiques ont été trop insuffisants pour créer un mouvement d'opinion.

L'émergence des ONG sur la scène internationale et la prise de conscience de leur pouvoir de nuisance tant par les Etats que par les multinationales contribuent à changer la donne. Certaines compagnies s'efforcent d'entretenir un dialogue avec les ONG. Les compagnies françaises semblent en retrait par rapport à ce mouvement, ce qui pourrait se révéler à terme contre productif. La quatrième compagnie pétrolière mondiale fera-t-elle longtemps l'économie de cette réflexion ?

II - LE CAS FRANÇAIS

Les évolutions décrites ne semblent pas encore avoir atteint la France. La mission en prend acte tout en le déplorant. Le mouvement de fusion s'accélérant dans le monde pétrolier, le quatrième pétrolier mondial est désormais français de culture et d'origine. Il ne l'est peut être plus quant à son capital. Cette fusion marquera-t-elle le début d'une nouvelle ère ou bien continuera-t-on à voir TotalFina Elf accusé du pire en Birmanie et en Afrique ternissant par la même l'image de la France ?

Une réflexion doit s'amorcer, des normes éthiques de comportement doivent être clairement imposées aux grands groupes multinationaux d'origine française. Car même si en France certains agissements ne prêtent pas encore à conséquences, rien n'exclut que le groupe TotalFina Elf ne soit pas lui aussi comme la Shell, BP-Amoco ou Exxon-Mobil soumis à la pression d'ONG et à des campagnes de boycott qui compte tenu de sa place dans la distribution lui serait extrêmement dommageable.

La mission s'est efforcée d'analyser les rôles respectifs de l'Etat et des compagnies pétrolières françaises dans certains dossiers, de comprendre pourquoi Total s'était fourvoyée en Birmanie et pourquoi Elf jouait un rôle extrêmement controversé en Afrique.

Elle n'a pas obtenu toutes les informations qu'elle souhaitait ce qu'elle regrette. Certes les ministères des Affaires étrangères et des Finances et de l'Industrie se sont montrés coopératifs et nos ambassades à l'étranger tout à fait accueillantes. Mais la demande de télégrammes sur des dossiers précis et à des dates précises concernant la Birmanie, le Tchad et le Congo-Brazzaville, est restée sans suite malgré une lettre de rappel.

Faut-il en déduire que l'on reste dans un schéma de continuité de la symbiose contestable qui a caractérisé pendant trop longtemps une certaine politique africaine dont Elf a été accusée d'être l'un des symboles et des vecteurs ?

La mission a observé combien le poids de l'histoire pétrolière française accentuait la spécificité du modèle français et les ambiguïtés de l'Etat à ce sujet. Elle n'a pas pu situer clairement où et comment certaines décisions contestables avaient été prises, mais elle considère que compte tenu de la mondialisation de tous les échanges, ces procédés archaïques devront disparaître car ils se révéleront inefficaces en terme de rentabilité économique et meurtriers en termes éthiques. Pour les multinationales, l'opacité ne semble plus le moyen le plus approprié d'attirer la confiance de leurs actionnaires qui ne sont plus les mêmes que naguère ou de retenir les consommateurs qui les font vivre.

A - Les spécificités du modèle français

Comme chacun des pays développés, la France a été obsédée par la sécurité de ses approvisionnements énergétiques. Les pouvoirs publics furent à l'origine de la création de deux compagnies pétrolières qui ne furent privatisées que progressivement. D'après M. Pierre Péan, écrivain : "il n'est pas possible d'analyser le rôle actuel des compagnies pétrolières françaises sans entrer dans la genèse de leur création. Total - ex Compagnie française des Pétroles - est née après la première guerre mondiale pour gérer la part de la France dans les dépouilles de la Turkish Petroleum Company et était liée par nature au quai d'Orsay. Avec une logique proche des majors anglo-saxonnes, elle s'est souvent opposée à Elf, créée justement pour limiter le poids écrasant des "Majors". Les deux groupes se sont ainsi opposés dans les années 70 aussi bien en Iran qu'en Irak et en Algérie quand les pays producteurs tentaient de briser l'étau des "Majors".

M. Antoine Glaser, directeur de la rédaction d'Indigo, écrivain, a fait le même constat : "Pendant longtemps, il y eut une sorte de règle non écrite : Total était implanté en Afrique du Nord et au Moyen Orient et Elf dans le reste de l'Afrique notamment dans le domaine de l'exploration. Actuellement cependant Total est implanté en Angola. La manière dont Elf a été constituée la différencie des autres compagnies opérant en Afrique, comme le montre l'entretien de M. Le Floch-Prigent, dans l'Express de décembre 1997."

Ainsi garant de la sécurité des approvisionnements en pétrole de la France, l'Etat a noué dès l'origine un rapport particulier avec les compagnies pétrolières françaises fondé sur la confusion de l'intérêt général de la France et de leur intérêt particulier. Cette confusion perdure et nuit à l'image de la France comme de ses compagnies pétrolières.

1) L'Etat dirigeant des compagnies pétrolières : pantouflages et consanguinités

Le poids de l'Histoire a fortement marqué la politique énergétique de la France et en explique pour partie les dérives actuelles.

a) Aux origines d'Elf et de Total

La politique énergétique de la France s'explique à travers l'influence décisive de personnalités obsédées par l'indépendance énergétique de la France. Celle de Pierre Guillaumat a façonné le modèle français. Son itinéraire est éclairant. Il fut successivement directeur des carburants de 1944 à 1951, administrateur de Gaz de France de 1947 à 1951, administrateur délégué du gouvernement auprès du Commissariat à l'énergie atomique jusqu'en 1958, président du conseil d'administration du Bureau de recherche de pétrole en 1955-1958 et de 1962 à 1978, ministre de 1958 à 1962 puis président directeur général d'Elf Aquitaine de 1965 à 1977. M. Pierre Péan a souligné que l'histoire expliquait largement les choix politiques effectués :

"Fils du général Guillaumat qui devient ministre de la guerre du gouvernement Poincaré en 1926, Pierre Guillaumat a été marqué par l'attitude de la Standard Oil qui avait supprimé les approvisionnements à l'armée française pendant la Grande Guerre. Il a mesuré l'importance stratégique du pétrole dans la guerre et l'indépendance de la France et s'est toujours souvenu de la phrase du Tigre : "une goutte de pétrole vaut une goutte de sang".

"Il a complété son alphabet pétrolier avec la loi dirigiste de 1928 qui régissait la distribution des carburants par autorisations spéciales. Il est également important de savoir que l'amitié entre le général de Gaulle et Guillaumat datait de l'immédiat après première guerre mondiale, quand de Gaulle venait chez le père Guillaumat qui commandait l'Armée du Rhin, à Mayence. Brillant "corpsard", il exerce ses talents dans différents points de l'Empire. La guerre le surprend en Tunisie."

"Pierre Guillaumat s'engage dans les services de renseignements, d'abord au SR Air vichyssois, puis dans ceux du général Giraud et enfin dans le gaulliste BCRA. Cette culture du renseignement imprégnera toutes ses actions et il conservera toute sa vie les relations nouées à cette époque. A la fin de la guerre, le gouvernement fait appel à lui pour diriger la Direction des Carburants où il fait venir ses hommes. Il définit la politique pétrolière française."

"L'objectif est ambitieux et clair : approvisionner le marché national avec du pétrole franc. Tel un moine-soldat, Guillaumat se battra pour l'indépendance énergétique de la France. Le général de Gaulle signe une ordonnance, le 12 octobre 1945, pour créer le Bureau de Recherches Pétrolières (BRP) dont Guillaumat prend la présidence."

b) Des liens ambigus entre l'Etat et Elf

Selon M. Pierre Péan : "Les frontières entre l'Etat et les sociétés pétrolières qui deviendront Elf sont depuis cette époque très floues. Dans la tête de Guillaumat et de ses amis, Elf était la France : attaquer l'une équivalait à attaquer l'autre. Guillaumat, quelles que soient ses fonctions, se considérait comme partie intégrante de l'Etat. Pour mener à bien sa politique, il cherchera toujours à faire partager ses objectifs par les hommes-clés de l'appareil d'Etat en apportant un soin particulier aux patrons de la Rue de Rivoli."

M. Pierre Péan a rappelé d'ailleurs que : "De nombreuses crises, liées aux ambiguïtés de la situation d'Elf par rapport à l'Etat surgissent régulièrement. A la fin des années 40, une mission d'enquête sénatoriale accuse Guillaumat de brader l'Empire aux intérêts étrangers quand il associe la Shell à l'exploitation du sous-sol tunisien. En 1958, la sortie du pétrole algérien par la Tunisie provoque également un grave affrontement avec Robert Lacoste... Guillaumat s'oppose durement à François-Xavier Ortoli, le ministre de l'Industrie, quand celui-ci s'apprête à payer 675 millions de francs à Alger alors que le Président Boumediène veut nationaliser les compagnies françaises. Après le premier choc pétrolier, le rapport parlementaire Schvartz posait clairement la question récurrente depuis l'après-guerre : où est l'Etat ? "La DICA a été présentée par bien des témoins comme le vecteur administratif de la profession pétrolière (...) On peut se demander où est l'Etat. Est-il à la direction des Carburants ou à la délégation générale de l'Energie, ou est-il à la tête d'Elf-Erap ?" pouvait-on lire dans ce rapport."

"Guillaumat abandonnait son fauteuil à Albin Chalandon, début août 1977 ; cependant l'effet Guillaumat continuera encore longtemps, mais les temps ont changé. Le problème de la frontière entre l'Etat et Elf se pose à plusieurs reprises avec plus d'acuité que par le passé car, pour cause de libéralisme, la symbiose entre l'Etat et Elf n'est plus aussi totale. Un conflit très sévère a lieu entre le Président d'Elf et André Giraud, le nouveau ministre de l'Industrie. A propos de l'engagement d'Elf en Libye, André Giraud a dit en juillet 1980 : "L'autorité de l'Etat, une fois de plus, est bafouée... C'est intolérable. Le complexe pétrolo-financier menace la République. Plus tard, c'est au tour de M. Albin Chalandon d'accuser M. Raymond Barre et ses ministres d'avoir voulu affaiblir Elf et humilier ses dirigeants...."

Mais M. Albin Chalandon ne fut-il pas lui aussi un ministre de la République ? D'autres itinéraires démontrent le degré de consanguinité entre les pouvoirs publics et les compagnies pétrolières.

Le cas de M. Maurice Robert mérite une mention particulière. Venu du service Afrique du SDECE, il fut à la fois employé par Elf et conseiller du Président de la République du Gabon en matière de sécurité ; en 1979, il devient ambassadeur de France au Gabon... Toujours actif, il vient, selon le Bulletin Quotidien du 18 juin 1999, de créer une association "l'Observatoire de l'Afrique" qui a pour but de constituer une source d'information originale sur l'Afrique, et aura pour objectifs la recherche, le recueil et l'analyse d'informations sur les évolutions politique, économique et financière du continent africain.

Cette consanguinité a très largement favorisé en Afrique le développement des réseaux dont le rôle est régulièrement dénoncé (voir supra).

Pourtant, répondant à une question de la mission qui constatait "qu'Elf avait une histoire particulière par rapport aux autres compagnies pétrolières et qu'en Afrique, Elf et la France étaient parfois confondues, souhaitait savoir si cette confusion d'image gênait Elf, s'il y avait possibilité de dissocier Elf de la France et si les intérêts de la France et d'Elf étaient toujours convergents", M. Philippe Jaffré "a fermement contesté qu'Elf ait eu une histoire singulière. Au contraire, son histoire est extrêmement banale, identique à celle des compagnies qui ont été créées par l'Etat comme l'ENI, compagnie italienne ou BP créée pour la marine britannique ou que d'autres sociétés nationales créées à des moments différents. Dans ce secteur, les sociétés totalement privées dès leur origine sont rares. Elles sont américaines et bien plus anciennes".

Puis évoquant la question de la présence d'Elf dans plusieurs Etats francophones, M. Philippe Jaffré, président-directeur général d'Elf Aquitaine a ajouté : "Dans les pays où il y a une certaine imprégnation française, il est logique d'être plus à l'aise. C'est un avantage car il y a une culture et une éducation communes. Il en est de même pour les Anglais, les Hollandais ou les Italiens travaillant dans d'anciennes colonies."

"La France est composée d'un ensemble d'acteurs publics et privés (l'Elysée, les Affaires étrangères, la Coopération, les Armées, l'Education nationale, les entreprises privées). Elf est l'un de ces acteurs, aussi ne peut-on opposer Elf et la France, cela n'a pas de sens car Elf fait partie de la France. Elf ne suggère rien à l'Etat français. En revanche comme tous les autres Etats, la France prend en compte les intérêts des uns et des autres dans leur globalité, dans la définition de sa politique étrangère."

En écho, M. Stephen Smith, journaliste à "Libération", écrivain, a souligné que : "la perméabilité entre Elf et le ministère des Affaires étrangères lui a paru étonnante : une même personne pouvant être détachée du ministère des Affaires étrangères, être intégrée comme directeur des affaires internationales d'Elf et revenir ensuite dans ce ministère en acquérant de l'avancement. La compagnie pétrolière devient en quelque sorte une délocalisation de l'Etat. Les relations entre l'Etat français et la compagnie Elf avant sa privatisation ne lui ont pas semblé différentes de celles entretenues par l'Etat gabonais avec Elf Gabon. M. Le Floch-Prigent avait sûrement plus de poids que le ministre de l'Industrie de l'époque en France. Il en allait de même du Directeur général d'Elf Gabon."

Un cas particulier très récent vient d'illustrer ce propos prémonitoire. Un ancien directeur des affaires internationales d'Elf nommé sous-directeur de l'Afrique Occidentale au Quai d'Orsay est le nouvel ambassadeur de France en Birmanie. Quelques mauvais esprits ne manqueront pas d'observer qu'une telle nomination sera précieuse pour défendre les intérêts de TotalFina Elf dans un pays que la plupart des investisseurs internationaux évitent (voir infra).

La privatisation et la fusion Elf TotalFina accentue le caractère choquant de ces allées et venues entre compagnies pétrolières et haute administration. Elles contribuent à accréditer l'idée que les compagnies pétrolières définissent la politique étrangère de la France et que les intérêts des uns et des autres sont identiques surtout que garants de la sécurité des approvisionnements en pétrole, les pouvoirs publics estiment prioritaire la défense des intérêts de ces compagnies.

2) L'Etat garant de la sécurité des approvisionnements

Marqué à l'origine par la dépendance à l'égard des compagnies américaines qui avait constitué un élément de fragilité extrême lors de la Première Guerre mondiale, le régime pétrolier français a largement évolué et le poids de l'Etat a été réduit.

La mondialisation du marché du pétrole a entraîné une disparition progressive du dirigisme établi par la loi de 1928, qui consacrait le monopole de l'Etat sur les activités pétrolières, qui de manière discrétionnaire délivrait les autorisations d'exploitation, d'exploration et d'importation. L'Etat fixait aussi, in fine, le prix de vente par trimestre.

Peu compatible avec le droit communautaire (c'est peu dire...), la loi de 1928 a été modifiée en plusieurs étapes (1982, suspension des quotas de produits raffinés, 1985, liberté de développement des réseaux de distribution, 1986, liberté d'approvisionnement auprès des compagnies étrangères). La loi du 31 décembre 1992 a consacré la prééminence du marché à quelques exceptions près. La mission a noté que l'article 21 de cette loi prévoyait "qu'avant le 31 décembre 1993 le gouvernement présenterait un rapport destiné à faire toute la lumière sur les coûts réels de production de transport et de transformation des produits pétroliers, sur les mécanismes des mouvements spéculatifs qui se développent à partir du commerce de ces produits et sur la formation de leur prix de la production à la consommation." Ce rapport n'a jamais été remis.

a) L'action spécifique de l'Etat dans le capital d'Elf

L'Etat détient, aux termes du décret 93-1298 du 13 décembre 1993, une action spécifique qui lui confère un certain nombre de prérogatives sur l'actionnariat d'Elf : droit de veto du Ministre de l'Economie et des Finances sur les franchissements de seuils importants - 10%, 20% et un tiers du capital. Deux représentants de l'Etat nommés par décret sur proposition du ministre de l'Economie et des Finances et du ministre en charge de l'Energie, siègent au Conseil d'administration. Possédant le titre de représentant de l'Etat et non celui d'administrateur, ils n'ont pas voix délibérative. Le décret sur l'action spécifique confère à l'Etat la possibilité de s'opposer à la cession d'actifs d'Elf Antar France, filiale de raffinage-distribution, Elf Gabon et Elf Congo, mentionnées spécifiquement en annexe du décret ce qui n'est pas sans poser question eu égard à la récente fusion TotalFina et Elf.

Les relations entre l'Etat et Total restent régies par les conventions de 1924 et 1930 à l'origine de la création de la Compagnie française des pétroles (CFP). L'Etat apportait les droits de la Deutsche Bank au Moyen-Orient récupérés au titre des dommages de la guerre de 1914-1918 et disposait d'un droit de regard dans la gestion de la CFP. Les conventions précitées, modifiées par une série de lettres interprétatives, restent applicables actuellement mais arrivent à expiration en mars 2000. Elles stipulent qu'un représentant de l'Etat au Conseil d'administration détient les pouvoirs normaux d'un administrateur. Il est en outre chargé de veiller à l'observation des statuts de la société, notamment au respect des droits de l'Etat tels qu'ils sont prévus dans la Convention. Le droit de suspension des délibérations du Conseil ou de l'Assemblée peut être exercé au titre de la Convention de 1924 pour des motifs très généraux : délibérations relatives aux actes de la société affectant la politique étrangère ou de défense du Gouvernement ou aux actes modifiant les conditions de contrôle de la société. Ce dispositif est dérogatoire au droit commun des sociétés. Le représentant de l'Etat peut s'opposer à l'application de décisions du Conseil d'administration ou d'Assemblées générales si elles semblent porter atteinte aux droits particuliers de l'Etat. Une procédure d'arbitrage, prévue entre l'Assemblée générale et le gouvernement avec, en cas de désaccord, un recours au vice-président du Conseil d'Etat, n'a jamais formellement été mise en _uvre. Elle a partiellement fonctionné lors d'un litige important entre le gouvernement et Total à propos du compte spécial de l'Etat qui avait droit à un super bénéfice lié aux concessions du Moyen-Orient. Jusqu'en 1996, l'Etat avait deux représentants au Conseil d'administration ; au moment du désengagement de l'Etat, une lettre interprétative a assoupli le régime ; l'approbation de la désignation du Président de Total en cas de renouvellement de celui-ci, a été supprimée, le compte spécial sur les super-bénéfices a été soldé et le nombre de représentants de l'Etat a été réduit à un : le directeur de la Direction des matières premières et des hydrocarbures (DIMAH).

En mars 2000 les liens entre l'Etat et Total seront dissous. En effet, M. Didier Houssin, actuel directeur de la DIMAH, a précisé que "Elf Gabon et Elf Congo ne sont pas opéables aux termes de 1993, probablement compte tenu des liens avec les Etats concernés et de la volonté de rassurer ceux-ci sur l'impact de la privatisation d'Elf."

Les évolutions décrites et la fusion TotalFina Elf ont modifié la composition de l'actionnariat des compagnies. Lors de l'audition de M. Didier Houssin le 25 novembre 1998, il se composait ainsi selon lui : "Les évolutions décrites ont modifié la composition de l'actionnariat des Compagnies Elf et Total ; celui d'Elf se décompose ainsi : 5% de salariés, 13% d'individuels français, 26% d'institutionnels non-européens, 56% d'institutionnels européens (regroupant français et non-français) ; celui de Total est ainsi réparti : 3% de salariés, 8% d'individuels français, 10% de participations stables de groupes français (Cogema, AGF, Paribas, Société générale), 24% d'Européens, 25% d'Américains et 30% d'institutionnels français. Pour Elf comme pour Total, 50% de l'actionnariat est coté hors de Paris, ce qui n'implique pas forcément que la nationalité de ces entreprises ait changé, car la cotation sur telle ou telle place n'est pas le critère essentiel pour déterminer la nationalité du capital des entreprises."

b) Une action spécifique contestée par la Commission européenne

L'action spécifique est contestée par la Commission européenne qui a mis en demeure la France de la justifier. La Commission la considère comme incompatible avec la libre circulation des capitaux et la liberté d'établissement. Elle estime que les termes du décret créant l'action spécifique donne des pouvoirs beaucoup trop larges et discrétionnaires au gouvernement qui dispose de la faculté d'autoriser les franchissements de seuils sans que cette procédure d'autorisation générale ne soit assortie de critères suffisamment objectifs, stables et transparents pour les investisseurs. La Commission européenne avait d'ailleurs critiqué les procédures d'action spécifique vis à vis des autres Etats membres.

Fin juillet, la Commission a saisi la Cour de justice européenne. Elle considère que les conditions de la mise en _uvre de la "Golden Share" d'Elf ne sont pas assez claires. D'après la Commission, le droit communautaire impose que la procédure d'autorisation mise en place se justifie non seulement par des raisons impérieuses d'intérêt général mais soit assortie de critères objectifs, stables et rendus publics.

Pour le ministère de l'Economie et des Finances, la "golden-share" n'est pas contraire au droit communautaire car elle répond à un objectif de sécurité publique, notamment en matière d'approvisionnement énergétique, conformément aux termes des traités européens. La Cour de justice ne se prononcera pas avant six à douze mois.

c) Un déclin du rôle de l'Etat ?

Selon la DIMAH, le rôle de l'Etat est de plus en plus limité et les deux compagnies auraient comme toute société privée une large autonomie. D'après M. Didier Houssin :"Le rôle des pouvoirs publics dans la politique pétrolière est limité depuis la mise en oeuvre de la loi de 1993 ; ils assistent les deux compagnies françaises, autonomes et libres de leurs décisions, quand celles-ci se développent à l'étranger : elles peuvent avoir besoin du soutien diplomatique du gouvernement français, qui ne leur est généralement pas marchandé. La diplomatie française s'efforce d'améliorer les relations politiques entre les pays producteurs de pétrole et la France, d'autant que de nombreux pays producteurs ont des compagnies d'Etat, le pétrole étant pour eux une affaire d'Etat. La moitié du marché français est alimentée par Elf et Total, aussi convient-il de les encourager à diversifier leurs approvisionnements."

Cette analyse était largement partagée, mais avec quelques nuances, avant la fusion par les présidents directeurs généraux d'Elf et de Total.

M. Philippe Jaffré constatait que "l'Etat ne participait plus au capital d'Elf et n'était pas présent dans son Conseil d'administration. En revanche, deux commissaires du gouvernement assistent aux séances du Conseil. Leur rôle est de veiller aux droits de l'Etat résultant de l'action spécifique. Un décret permet à l'Etat de s'opposer à des prises de participation lorsqu'elles dépassent certains seuils. De toutes façons, si l'Etat a le droit de s'opposer à certaines décisions, cela ne peut fonder un droit d'intervention et l'Etat ne manifeste aucune tentation d'intervenir."

M. Thierry Desmarest rappelait que "Total n'a jamais été une entreprise publique, l'Etat détenait 35 % du capital, 40 % des droits de vote et des pouvoirs spéciaux lui permettant de s'opposer à des décisions de l'entreprise contraires à sa politique étrangère ou de défense. L'interférence des pouvoirs publics ne s'est manifestée que dans un nombre limité de cas. Lors de la nomination du Président, l'Etat a imposé deux fois son candidat ; il a bloqué les augmentations de capital pour éviter la dilution de sa part et a ainsi freiné le développement de l'entreprise jusqu'en 1990. Entre 1992 et 1997, l'Etat a progressivement cédé sa part. Il ne dispose plus aujourd'hui de participation dans le capital, et ne peut plus s'opposer à la nomination du président. L'entreprise est pleinement maîtresse de sa destinée, il lui appartient désormais de se protéger seule des risques d'offres publiques d'achat, ce qui n'était pas le cas quand l'Etat était actionnaire."

D'après MM. Claude Mandil et Didier Houssin qui ont tous deux, en vertu des textes précités, siégé dans les Conseils d'administration d'Elf et de Total, le rôle de la DIMAH est de définir la politique énergétique et d'assurer le "respect de trois objectifs : la compétitivité de l'économie française en ce qui concerne ses approvisionnements ; la sécurité de ses approvisionnements et de sa couverture énergétique et le respect de l'environnement. Ces trois objectifs sont d'ailleurs ceux reconnus au plan international par l'Agence internationale de l'Energie (AIE) créée par les pays membres de l'OCDE. Un seul est spécifique à l'énergie : la sécurité des approvisionnements."

M. Claude Mandil, actuel directeur délégué de Gaz de France a précisé "qu'en tant que directeur de l'énergie et des matières premières, il n'était pas partie directe à l'action diplomatique de la France pour soutenir les compagnies pétrolières. Dans ce domaine, sa direction avait un simple rôle technique d'appréciation de la qualité des gisements. Elle analysait les perspectives géologiques, alors que le Ministère des Affaires étrangères devait tenir compte de la réalité politique des pays où se situait le gisement."

Il est hautement probable que les possibilités comme la volonté de l'Etat d'intervenir dans la stratégie des compagnies pétrolières françaises sera moindre que par le passé. Mais la mission estime que la DIMAH, ancienne DICA, créée par M. Guillaumat a un rôle bien plus grand. La présence de son directeur dans les conseils d'administration des compagnies pétrolières françaises constitue un lien puissant entre l'Etat qu'il est tenu d'informer et les compagnies pétrolières dont il est l'interlocuteur naturel. Même si au sein du Conseil d'administration des compagnies pétrolières françaises ses pouvoirs sont limités, le directeur de la DIMAH n'est sûrement pas un administrateur comme les autres. Il est amené à connaître les stratégies à court, long et moyen terme des compagnies et peut s'il en a l'ordre, les infléchir. En effet, rendre un avis technique sur la valeur de tel ou tel gisement a un impact très important sur les choix énergétiques de la France comme sur la stratégie des compagnies. Or rien semble-t-il ne fait obligation à la DIMAH de tenir compte de paramètres éthiques.

Pour assurer l'indépendance énergétique de la France, l'Etat assume la défense des intérêts économiques des compagnies pétrolières françaises.

3) L'Etat défenseur des intérêts économiques des compagnies pétrolières françaises

Considérées comme indispensables au développement économique du pays, les compagnies pétrolières françaises, comme leurs homologues étrangères, bénéficient d'un système fiscal avantageux : le régime du bénéfice consolidé créé en 1965, pour favoriser le développement des entreprises françaises à l'étranger.

a) Un système fiscal avantageux pour les compagnies pétrolières

- Le régime du bénéfice consolidé

Le système du bénéfice consolidé permet d'imputer les impôts payés à l'étranger sur les impôts payés en France mais ne conduit pas à reversement si les impôts étrangers sont supérieurs à ceux qui devraient être réglés en France. Seuls restent possibles dans cette situation des reports sur les années suivantes. M. Philippe Durand, sous-directeur de la direction de la législation fiscale au ministère des Finances a expliqué que :"pour les entreprises pétrolières, le bénéfice consolidé avait une importance majeure parce que les redevances qu'elles paient aux Etats dans lesquels elles procèdent à de l'extraction, sont considérées comme des impôts payés à cet Etat et sont donc déductibles de l'impôt susceptible d'être payé en France."

Selon lui, "Incontestablement le régime du bénéfice consolidé a été un moteur du développement à l'exportation en favorisant les entreprises françaises mais il pose quelques problèmes avec les instances de Bruxelles dans la mesure où les pays étrangers connaissent des régimes différents. Pourtant, dans les pays étrangers, le résultat des succursales à l'étranger qui n'ont pas la personnalité morale, est inclus dans le résultat des entreprises. En France les succursales à l'étranger ne sont pas prises en compte dans l'assiette de l'impôt. En conséquence, le bénéfice consolidé ne fait que rétablir une certaine égalité."

Les Pays-Bas, le Royaume-Uni et les Etats-Unis ne connaissent pas le régime du bénéfice consolidé mais un régime de crédit d'impôt. Aux Etats-Unis, il semble que lorsque les redevances paraissent excessives, l'administration fédérale américaine les exclut du bénéfice du crédit d'impôt.

La France n'est pas la seule à appliquer une fiscalité particulière aux compagnies pétrolières. Néanmoins celles-ci sont rarement satisfaites du sort qui leur est fait d'autant qu'en France la taxation des hydrocarbures étant élevée, ceux-ci sont une source de revenus extrêmement appréciables pour l'Etat, ce que M. Philippe Jaffré a fait amèrement observer :"Quant au régime fiscal de l'exploitation et de la production d'hydrocarbures, on constate que les pétroliers paient beaucoup d'impôts. La production d'hydrocarbures présente la caractéristique d'être très fortement taxée, et ceci à tous les niveaux du processus de production. En France, le consommateur paie 5,90 francs un litre de super 95. Ce litre coûte 70 centimes à produire et à distribuer. Il supporte 5,20 francs d'impôt. La part du lion revient au Trésor français avec 4,90 francs. L'Etat producteur doit se contenter de 30 centimes. On pourrait donc vendre en France le super à 1 franc le litre ! C'est dire si les hydrocarbures sont une énergie particulièrement compétitive. Il faut imaginer ce que serait le prix de l'électricité nucléaire si elle supportait autant de taxes que les hydrocarbures !"

- Un contrôle malaisé : le problème des commissions occultes

Le contrôle fiscal des grands groupes pétroliers paraît assez difficile à mettre en _uvre ce qui peut expliquer certaines dérives et l'existence des procédures en cours. Comme l'expliquait avec franchise M. Philippe Durand : "Lorsqu'une entreprise est soumise au bénéfice consolidé il est possible de vérifier à l'étranger la réalité des informations fournies par l'entreprise. Parfois, des difficultés surgissent avec les Etats concernés pour des raisons de souveraineté. En ce qui concerne le coût de gestion, comme le bénéfice consolidé n'est pas un droit mais n'est attribué que sur demande de l'entreprise c'est à elle qu'il appartient de financer les frais de gestion de l'administration."

La mission se demande quelles sont les possibilités de contrôle de l'administration fiscale française dans les pays africains où est implanté Elf. Dans ces conditions, il n'est pas étonnant qu'une grande partie des informations de l'administration vienne en partie de l'extérieur, comme le reconnaissait d'ailleurs M. Philippe Durand : "Les informations de l'administration viennent d'abord des usagers par la déclaration, ensuite de l'administration elle-même par la vérification, enfin des tiers par des informations internes. Il ne faut pas sous-estimer ce dernier point, l'administration enquête lorsqu'elle apprend des informations par la presse ; en outre elle est souvent informée soit par des salariés des entreprises, soit par des concurrents évincés du marché.

S'agissant du contrôle des commissions, il a expliqué que "Jusqu'en 1993, la France a connu la pratique du "confessionnal". Les entreprises qui envisageaient de verser des commissions pour obtenir des marchés à l'étranger avaient la possibilité de venir à l'administration centrale indiquer a priori le montant envisagé de la commission, le nom du bénéficiaire. Si l'administration donnait son agrément, l'entreprise avait ensuite la possibilité de déduire la commission du bénéfice imposable. Cette pratique concernait surtout le secteur de l'armement. La loi Sapin a réformé ce régime en supprimant la possibilité d'une assurance a priori de la régularité de la commission. Il ne reste plus que la possibilité de vérifier a posteriori l'existence d'une contrepartie réelle, et donc de rechercher si effectivement il y a eu un contrat, quelle a été l'adéquation du montant de la commission, son intérêt économique et éventuellement le résultat qui en a été obtenu. Sur le plan de la transparence, l'administration exigera des éléments permettant de s'assurer de la réalité du bénéficiaire de la commission afin de vérifier qu'aucun retour n'aura été effectué vers un "résident"."

Quant aux montants des commissions, M. Philippe Durand a clairement relevé que "la pratique et la jurisprudence montrent que selon la période le pourcentage qui paraît raisonnable, peut varier. De fait, le taux de 20% qui semblait un maximum, semble insuffisant sur certains marchés avec des pays de l'ancien bloc communiste par exemple."

Il a tenu à préciser que "ce régime était remis en cause à compter du 15 février 1999. En effet, le nouvel article 39 bis du Code Général des Impôts prévoit l'interdiction absolue de la déduction des commissions lorsqu'elles sont versées à des agents publics. Il s'agit de mettre en _uvre immédiatement une disposition essentielle de la convention OCDE tendant à limiter la corruption. Cette disposition ne concerne que les agents publics, les agents privés en sont exclus."

En ce qui concerne le contrôle des commissions versées par les compagnies pétrolières à leurs intermédiaires, sujet explosif s'il en est et qui défraie largement la chronique, voici la description qu'en fait M. Philippe Durand après l'interdiction de la pratique du confessionnal par la loi Sapin de 1993 : "En ce qui concerne les commissions, le régime du bénéfice consolidé a pour conséquence de rendre applicable le régime français à toutes les filiales incorporées dans le périmètre du bénéfice consolidé. L'entreprise, pour que ces commissions soient déductibles du bénéfice imposable, doit être en mesure de justifier de leur pertinence. A cette fin la jurisprudence exige que la commission ait une contrepartie pour le bénéfice de l'entreprise. La Cour de Cassation et le Conseil d'Etat diffèrent légèrement dans leur appréciation. La Cour de Cassation a une jurisprudence un peu plus moralisante, le Conseil d'Etat se contente d'exiger que l'entreprise ait un intérêt à verser la commission."

"Quant aux principes qui gouvernent les contrôles, il n'y a pas véritablement de règles écrites pour estimer qu'une commission "normale" doit être de 5, 10 ou 15 % . C'est plutôt à l'occasion d'échanges informels avec les fonctionnaires de la direction de vérification nationale et internationale que se constitue une sorte de doctrine d'emploi."

Toutefois, le taux de rémunération des intermédiaires paraît être moindre, si on en croit les dirigeants des compagnies pétrolières. Voici comment M. Philippe Jaffré a présenté ce mécanisme décrié à juste titre : "Il existe un marché et des références que connaissent les entreprises. Elles se situent généralement entre 0,5 % et 1 % du marché apporté et sont proportionnelles au service rendu. La décision de verser une commission relève du Président du groupe ; c'était déjà le cas avant ma nomination. Si les collaborateurs de l'entreprise ont bénéficié d'un reversement, on peut penser que la commission était surévaluée. Cela peut être décelé par l'examen du train de vie des intéressés. Il appartient à la justice de trancher."

M. Hugues du Rouret, président-directeur général du groupe Shell-France a considéré que "quant à l'octroi de commissions la doctrine est à la fois stricte et claire : il ne peut exister aucune commission occulte. Le point 4 des principes de conduite stipule en effet que l'offre directe ou indirecte, le paiement, la sollicitation et l'acceptation de pots-de-vin, sous quelque forme que ce soit, sont des pratiques inacceptables. En revanche, les prestataires de services sont normalement rémunérés."

L'exercice d'un contrôle sur le caractère licite des commissions versées relève de la mission impossible, tant l'existence de paradis fiscaux le rend illusoire, ce qui pose la question centrale des affaires Elf : le retour en France d'une partie des commissions versées. L'existence de ces rétro-commissions est à l'origine des scandales dénoncés à longueur de colonnes par la presse qui ont terni l'image d'Elf, générant suspicion et malaise.

Mme Valérie Lecasble, rédactrice en chef du Nouvel Economiste, a dépeint avec précision le système des rétro-commissions : "Lors des discussions sur un projet de contrat dans un pays producteur, on effectue d'abord des appels d'offres, les compagnies pétrolières sont en concurrence. L'Etat producteur demande une commission officielle qui le rétribue. Les compagnies pétrolières estiment qu'elles doivent verser des commissions sous peine de perdre leur contrat. Ces commissions sont officielles et figurent dans le bilan des compagnies, qui en informent le ministère de l'Economie et des Finances. Sur ces commissions légales qui rémunèrent soit l'Etat producteur, soit des intermédiaires commerciaux, Elf avait pris l'habitude de prélever 5 à 10% pour financer les partis ou les hommes politiques français. Cette pratique, appelée rétro-commission, est interdite et illicite." Elle a clairement expliqué que "De nombreuses conditions doivent être réunies pour que la pratique des rétro-commissions soit possible : la présence sur des grands contrats internationaux, conjuguée au caractère de l'entreprise qui brasse beaucoup d'argent dans un but précis. Dans le cas d'Elf, intérêts publics et privés se sont mêlés."

M. Philippe Jaffré a, quant à lui, martelé devant la mission qu'Elf ne recourait pas à la corruption et la condamne et il a ajouté mezzo voce que les accusations portées sur le comportement d'Elf relevaient du mauvais roman de gare. "S'agissant des commissions commerciales, comme toutes les entreprises, Elf verse des salaires à ses salariés, paie ses fournisseurs, rémunère ses agents commerciaux en fonction des ventes, verse des commissions à ses apporteurs d'affaires. L'ensemble est évidemment comptabilisé, vérifié par des auditeurs et contrôlé par les administrations fiscales compétentes. Elf verse donc, lorsque c'est justifié, des commissions commerciales. C'est banal et c'est le lot commun de la totalité des entreprises de tous les pays. Tout comme il est possible de payer des salaires fictifs, de surpayer des achats à des fournisseurs, il est possible de verser des commissions surévaluées. C'est donc un canal possible, mais pas le seul, de détournements : le bénéficiaire de la commission surévaluée ristournera une partie de celle-ci au collaborateur malhonnête de l'entreprise. C'est ce qui s'est passé chez Elf entre 1989 et 1993. La direction de l'entreprise doit donc être très attentive dans le contrôle des commissions commerciales, comme elle doit l'être dans les passations de marchés avec les fournisseurs. Pour sa part Elf ne recourt pas à la corruption et la condamne."

La confession précitée de M. Le Floch-Prigent au journal l'Express est autrement révélatrice. Comme il n'appartenait pas à la mission d'enquêter sur les affaires Elf, elle s'est bornée à pointer les défaillances d'un système de contrôle qui les a permises. Même si la fusion Elf TotalFina provoque des évolutions, seuls des contrôles plus stricts de la réalité des contreparties commerciales des commissions versées par les multinationales seront efficaces.

b) Un soutien des intérêts des compagnies pétrolières françaises à l'étranger

Deux ministères sont impliqués dans la défense des intérêts des compagnies pétrolières françaises, le ministère des Affaires étrangères et celui de l'Economie, des Finances et de l'Industrie. Mais il semble qu'en dernier ressort certaines décisions fassent l'objet d'arbitrage au niveau du Premier Ministre voire du Président de la République.

D'après M. Dominique Perreau, directeur des affaires économiques et financières au ministère des Affaires étrangères : "Le rôle du Quai d'Orsay, de ses directions régionales ou fonctionnelles (affaires juridiques, directions des Nations Unies ou des Français à l'étranger) vis-à-vis des compagnies pétrolières se décline sous trois aspects : le soutien au projet, la défense des intérêts des compagnies lorsqu'elles sont mises en cause par des législations internationales et la sensibilisation voire la dissuasion quand leurs projets n'entrent pas dans le contexte diplomatique de la France."

"Le soutien à un projet constitue une prérogative discrétionnaire de l'Etat. Pour valoriser un projet, il est fréquent que les compagnies pétrolières fassent appel aux entretiens du ministre des Affaires étrangères avec ses homologues étrangers ou que l'on demande aux ambassades d'entreprendre des démarches de soutien. Dans certaines régions du monde cet appui est indispensable. Ainsi au Moyen-Orient, on constate que les sociétés anglo-saxonnes sont soutenues par le Foreign Office ou le Département d'Etat. La France s'efforce d'agir de même. Le ministre des Affaires étrangères use de son influence pour défendre les projets des compagnies françaises car l'Etat doit veiller à la sécurité des approvisionnements en pétrole et gaz naturel."

"Le ministère des Affaires étrangères participe à la défense des intérêts des compagnies pétrolières mises en cause par des législations internationales non pertinentes."

"Le ministère des Affaires étrangères est parfois amené à pratiquer une politique de dissuasion à l'égard de certains projets des compagnies pétrolières françaises. Elf et Total négocient depuis 1992 des accords de partage de production sur deux champs pétrolifères en Irak, le gisement de Majnoun pour Elf (900 000 barils/jour) et celui de Nar Umr pour Total (440 000 barils/jour). Ces compagnies ont quasiment finalisé leurs négociations, les enjeux sont considérables ; elles craignent la concurrence anglo-saxonne, une fois l'embargo levé. L'Etat dissuade ces deux sociétés d'aller plus avant."

Selon M. Aubin de la Messuzière, directeur d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères, le Quai d'Orsay a pour mission d'informer, de conseiller et souvent de soutenir les entreprises françaises : "L'information est un outil essentiel de l'action internationale, que ce soit l'action des Etats ou celle des entreprises. Sa collecte, sa vérification et son analyse constituent l'une des missions principales du ministère des Affaires étrangères. Cette information est, en tant que de besoin et dans la mesure où le ministère le juge opportun, partagée avec les entreprises françaises, pétrolières ou non pétrolières."

"Le rôle de conseil représente un aspect plus directement opérationnel des relations du ministère des Affaires étrangères avec les entreprises pétrolières. Il arrive en effet que celles-ci s'interrogent sur l'opportunité politique ou la légalité du point de vue du droit international d'actions qu'elles souhaitent entreprendre."

"L'intervention constitue le type d'action dans lequel l'administration est engagée de manière très concrète pour défendre les intérêts des entreprises françaises. Elle fait partie de la mission des ambassadeurs et des représentants diplomatiques à l'étranger. Celle-ci n'est jamais automatique et il est des circonstances où on juge opportun de s'en abstenir."

M. Jean-François Stoll, directeur de la Direction des relations économiques extérieures (DREE) au sein du ministère des Finances, s'est montré plus circonspect quant au rôle du ministère. Il a souligné "qu'aux termes du décret de 1979, l'Ambassadeur avait autorité sur le poste d'expansion économique du pays où il exerce. Quand une entreprise pétrolière française souhaite investir dans un pays, elle se renseigne sur son niveau de stabilité politique à long terme et s'adresse souvent à l'Ambassadeur de France. Traditionnellement, les compagnies pétrolières collectent leurs informations ailleurs qu'à la DREE, ou parallèlement. Ceci peut paraître regrettable, surtout quand quelque temps plus tard cette même entreprise sollicite des aides financières ou des garanties d'investissement. La DREE pourrait intéresser les compagnies pétrolières en leur fournissant des informations dont elles ne disposent pas toujours, par exemple sur l'évolution de la réglementation des pays, sur les stratégies concurrentielles à moyen terme des entreprises étrangères, et bien sûr sur la solvabilité économique des acheteurs (notion de risque-pays)."

Il a expliqué que "les entreprises pétrolières étaient peu nombreuses, structurées comme des multinationales et échappaient, comme dans d'autres secteurs, à la logique nationale française. De ce fait, la DREE reçoit surtout leurs sous-traitants. Néanmoins, la commission des garanties pour le commerce extérieur qui délivre des garanties mises en _uvre par la Coface sur les exportations de matériel et où sont représentés le ministère de l'Economie des Finances et du Budget, le ministère des Affaires étrangères et un grand nombre de ministères techniques, est amenée à connaître certains contrats des compagnies pétrolières. Sa branche garantie sur investissements joue un rôle plus important pour le secteur pétrolier car elle garantit le risque politique sur la durée de l'investissement (15 ans). Aussi arrive-t-il que les compagnies pétrolières qui s'apprêtent à financer un investissement dans un pays complexe demandent à l'administration de garantir le risque politique sur 10 ou 15 ans. Cette procédure plus confidentielle est majoritairement utilisée par les compagnies minières et pétrolières et cette branche est restée équilibrée dans les comptes de la Coface. C'est au titre de cette deuxième branche d'activité qu'en 1994 la Commission a garanti l'entreprise Total à hauteur de 2,4 milliards de francs avec une quotité garantie de 70 % de la quotité et une prime de 1,5 % contre le risque politique en Birmanie."

M. Didier Houssin a expliqué que "les relations internationales ne constituaient que 10 à 15 % de l'activité de la DIMAH qui est essentiellement une direction à vocation sectorielle. Un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères est traditionnellement détaché dans cette direction, dont l'essentiel de l'activité porte cependant sur l'élaboration d'avis d'ordre technique. La plupart des fonctionnaires de la DIMAH sont des ingénieurs ou des techniciens. Ils connaissent les questions d'exploration, production, le secteur parapétrolier et rendent des avis sur les projets d'Elf, Total ou Gaz de France."

Tels que décrits, les rôles respectifs de chaque instance paraissent parfaitement définis et leur mission consiste à assurer l'indépendance énergétique de la France, la priorité étant semble-t-il accordée aux intérêts économiques par rapport au respect des conventions internationales et des normes éthiques. De ce fait la politique de la France au Moyen-Orient comme sa politique africaine paraît largement déterminée par ses intérêts pétroliers. En cela la France n'est pas très différente des autres pays développés.

Pourtant, comme le remarquait M. Stephen Smith :"Les différences entre compagnies françaises et étrangères s'apprécient sur le modus operandi, non sur le degré de turpitude. La compagnie Elf est au départ un projet gaulliste créé à partir d'un réseau de fidèles agissant à l'extérieur de l'Etat pour être en dehors du champ des mandats électifs et pour perdurer. Autour d'une "certaine idée de la France", les premiers dirigeants d'Elf insistent sur l'indépendance énergétique de la France ce qui conférera une spécificité aux comportements des compagnies pétrolières françaises notamment en Afrique. En Amérique latine, une compagnie américaine peut agir de la pire manière mais elle opérera différemment."

La mission a tenu à comprendre comment les compagnies pétrolières pesaient sur la politique étrangère française et si leur influence était aussi forte qu'on le décrivait ici et là.

- L'influence des compagnies pétrolières sur la politique française au Moyen Orient

Pour certains observateurs dont M. Michel Chatelus, professeur à l'Institut des études politiques de Grenoble, Total est au Moyen-Orient et notamment au Liban "une puissance légitime installée", la compagnie disposant d'une expertise diplomatique et d'un personnel qualifié et écouté. Il est évident que par ses origines et sa tradition, Total qui a fréquemment recruté des diplomates, dispose d'une certaine audience au ministère des Affaires étrangères, mais contrairement à Elf, elle n'agit pas en symbiose avec l'Etat. Sa culture héritée des majors anglo saxonnes comme sa privatisation plus ancienne l'expliquent.

M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint au Nouvel Observateur, a observé à cet égard que "Total, en tant que compagnie privée était dès le départ différente d'Elf, qui se montre plus sensible aux populations et au régime des Etats où elle opérait. Total a une attitude culturellement plus distante et considère qu'elle n'a pas d'influence sur les régimes en place."

Nombre de journalistes, d'experts, d'universitaires s'accordent pour considérer que le rôle de Total a été déterminant dans la politique de la France à l'égard de l'Irak. D'après M. Claude Angeli, rédacteur en chef du "Canard Enchaîné" : "Total avait inspiré à ses débuts la politique irakienne de la France, non pas pour obliger les gouvernements successifs à armer Saddam Hussein contre l'Iran, mais pour remplacer les compagnies anglo-saxonnes en Irak. Saddam Hussein avait procédé à des nationalisations, mais Total avait conservé un bureau en Irak. On s'aperçoit, dans ce cas précis, de l'influence du pétrole sur la politique de la France, qui avait d'ailleurs tout intérêt à accroître sa présence au Proche-Orient et à tirer parti d'une implantation pétrolière. C'est seulement l'engagement politique, lequel interviendra par la suite, qui est critiquable."

"Les relations se sont développées avec cette dictature, qui, à cette époque, modernisait l'Irak. La Compagnie Total était toujours présente, en tant que fournisseur d'informations et incitateur. Toutefois, ce sont les politiques qui ont décidé ; il n'y a pas eu de véritable lobby pro-irakien en France. Les politiques sont responsables ; ils ont pu être influencés, mais la France, comme les Etats-Unis, soutenait, à l'époque, l'Irak contre l'Iran. En Irak, Total a joué le rôle d'incitateur, mais n'a pas imposé de politique." On peut imaginer qu'il en va de même aujourd'hui, ce qui vaut à la France d'être taxée de mercantilisme vis-à-vis de l'Irak alors qu'elle n'est pas la seule à y posséder des intérêts commerciaux. Mais la visibilité de ses intérêts y est telle que la critique en devient extrêmement aisée alors que l'utilité de la politique d'embargo contre l'Irak n'est pas démontrée et pénalise fortement la population.

Sur les relations bilatérales de la France avec l'Iran, l'influence de Total est loin d'être négligeable. D'autant que d'après M. Thierry Desmarest :"L'Iran, pays complexe, est le plus démocratique de la région ; le Président de la République élu n'était pas le candidat officiel. Le monde peut difficilement se passer des ressources en hydrocarbures du Moyen Orient qui représentent les deux tiers des ressources mondiales du pétrole."

Ce qui a fait dire à M. Alexandre Adler "qu'en Iran, la France paraît plus complaisante que ses voisins européens, la politique de la France n'est pas en contradiction avec la présence de Total en Iran. Il serait pourtant souhaitable que cette politique soit soupesée car le gouvernement de ce pays a planifié et commis des assassinats d'opposants dans des Etats souverains, ce qui est totalement inacceptable. La vigilance à l'égard de la politique iranienne a été insuffisante et a été nourrie d'américanophobie alors que sur ce point les Etats-Unis avaient raison."

Toutefois, M. Dominique Perreau a défendu la politique de la France à l'égard de l'Iran en ces termes : "Le Congrès américain s'est opposé à la signature du contrat de Total en Iran en septembre 1997 sur le gisement de South Pars. Il se fondait sur la loi d'Amato visant à empêcher les entreprises pétrolières quelle que soit leur nationalité, d'effectuer des investissements d'un montant supérieur à vingt millions de dollars par an en Iran et en Libye sous peine de se voir imposer des sanctions économiques et financières aux Etats-Unis. Le gouvernement français a laissé se développer le projet, il n'avait pas à donner son aval à ce contrat car il était conforme au droit international."

La mission reste réservée sur l'accroissement de la présence française en Iran qui certes évolue et où une société civile tend à s'affirmer, mais les récents événements montrent que ce pays demeure très instable. Le courant réformiste, dont certains analystes prédisent la victoire, n'a pas encore réussi à s'imposer. Ainsi, d'après M. Gilles Kepel, directeur de recherches au Centre national de recherches scientifiques (CNRS) : "La transformation de la société iranienne est inéluctable car l'actuel consensus ne permet pas au régime de tenir. L'image du pouvoir clérical s'est largement détériorée dans une société qui traditionnellement méprisait le clergé et qui a hâte maintenant de s'en débarrasser. Le fait que le clergé ait conduit le pays à une quasi-crise économique ne plaide pas en sa faveur."

Malgré ces réserves, la politique de sanctions économiques et financières des Etats-Unis fondée sur les lois Helms-Burton et d'Amato est hautement critiquable. L'application extra territoriale de lois de cet ordre est inacceptable. A cet égard d'ailleurs, il est piquant de relever que les compagnies pétrolières américaines se sont gardées de critiquer la signature du contrat de South-Pars par Total. Elles espèrent que l'implantation de TotalFina en Iran favorisera un assouplissement de la législation américaine.

Pour la mission, la nature de l'influence d'Elf sur la politique africaine de la France est toute autre, en raison des origines de cette compagnie et des relations particulières que la France entretient avec certains pays africains.

- L'impact du pétrole sur la politique africaine de la France

L'impact du pétrole sur la politique africaine de la France a fait l'objet de nombre d'ouvrages, d'articles, etc... D'"affaires Africaines" de M. Pierre Péan, en passant par "La Françafrique" de M. François-Xavier Verschave, "Ces Messieurs d'Afrique" de MM. Stephen Smith et Antoine Glaser, etc... Les mêmes thèmes y sont abordés, symbiose entre Elf et la France, poids des réseaux, continuité de la politique africaine, etc...

Dans la détermination et l'exécution de cette politique, il semble que le ministère des Affaires étrangères ait un rôle très secondaire. Elf et le Ministère des Affaires étrangères sont pour la plupart des experts auditionnés par la mission des mondes parallèles. En témoigne l'embarras de M. Jean-Didier Roisin, directeur d'Afrique et de l'Océan indien au ministère des Affaires étrangères, lors de son audition : "Il n'avait pas, en tant que directeur d'Afrique et de l'Océan indien, avec les dirigeants des entreprises pétrolières françaises de contacts d'une autre nature que ceux noués avec des sociétés d'autres secteurs, par exemple les travaux publics, les transports ou les télécommunications. Il a évoqué deux dossiers où il avait été amené à intervenir, dans le cadre de ses fonctions, sur des problèmes pétroliers."

"Le premier concerne l'Angola. En 1996, les autorités de Luanda reprochaient à la France une trop grande proximité de vues avec l'Unita et avaient en guise de "représailles", multiplié les entraves à l'égard des entreprises françaises. Elf avait alors saisi le Quai d'Orsay des difficultés croissantes qu'elle rencontrait dans son activité quotidienne. Le Ministère des Affaires étrangères avait alors intensifié son action diplomatique à l'égard de l'Angola et cette politique avait porté ses fruits puisque Elf s'était finalement vu attribuer un périmètre de prospection qu'elle convoitait."

"Le second concerne un différend entre le Nigeria et la Guinée équatoriale. Elf avait effectué des forages offshore dans des zones où il existait des contestations de frontières maritimes entre ces deux pays. Saisi par la Guinée équatoriale, le Quai d'Orsay s'était refusé à intervenir, estimant que le contentieux concernait une entreprise privée et un Etat souverain. Il avait préconisé le recours à un arbitrage international, comme prévu dans la convention sur le droit de la mer."

M. Claude Angeli a explicité les propos réducteurs de M. Jean-Didier Roisin : "Le gouvernement français ou Elf ne souhaitent pas que des compagnies étrangères lui disputent ses positions. En 1997, on a évoqué la nouvelle politique africaine de la France, mais il ne s'est rien produit de tel. Deux journalistes du Canard se sont entendu dire : "il faut normaliser les rapports avec les chefs d'Etat, éliminer les réseaux sulfureux et assainir les relations franco-africaines qui doivent être transparentes", et préciser "la France a besoin de bons ambassadeurs qui ne se laissent pas pourrir par les caprices des dictateurs en place." Le Canard enchaîné a approuvé, non sans en douter."

A cet égard, comme d'autres observateurs, il a rappelé que "M. Jean-Pierre Cot, - ministre de la Coopération au début du premier septennat du Président Mitterrand -, remettait tout en cause, et il a dû démissionner à la demande du Président de la République. A un moment donné, une volonté politique se manifeste, puis les mauvaises habitudes reviennent : tel le soutien apporté par la France au Président Eyadema. Alors que l'Union européenne refuse de le soutenir, la France lui accorde toujours certains crédits. La politique africaine, au Congo, en RDC, au Gabon, quel que soit le cas de figure, se fait à l'Elysée, même en période de cohabitation. La permanence de l'existence d'une cellule africaine à l'Elysée tend à le prouver."

Le manque de transparence dans les décisions prises, le soutien à des régimes détestables n'est certes pas imputable à la seule présence de compagnies pétrolières françaises mais la permanence des réseaux jette une ombre trouble sur la politique menée qui ne se dégage pas du poids de l'Histoire.

L'analyse de M. François-Xavier Verschave, président de "Survie", écrivain, pour virulente qu'elle soit, éclaire le comportement des uns et des autres.

Il a évoqué "les trois étages de la société décrits par l'historien Fernand Braudel, le rez-de-chaussée du clan ou de la famille, reste en deçà des règles ; l'étage central qui regroupe les acteurs participant aux échanges locaux, applique les règles ; l'étage supérieur de la macroéconomie et la macropolitique cherche à s'abstraire en permanence de l'application des règles. Pour des raisons historiques, la deuxième strate, celle qui applique les règles, est très faible en Afrique. Elf, qui fait partie incontestablement de la troisième strate, y rencontre donc peu de contre-pouvoirs. A cet étage, on mélange allègrement les fonctions : l'économique, le politique, le médiatique, le militaire... D'où une tendance naturelle à l'infraction, une prédisposition à la délinquance. L'histoire d'Elf telle que la résume la confession de M. Le Floch-Prigent en est l'illustration. Celui-ci indique bien qu'Elf agissait en symbiose avec les réseaux français s'intéressant à l'Afrique, en particulier ceux créés à l'Elysée à l'initiative de Jacques Foccart."

D'après M. Jean-François Bayart, les réseaux fonctionnent toujours. Il a évoqué le cas au Cameroun, d'un ancien ambassadeur devenu conseiller du Président Biya, qui avait de très bonnes relations avec les réseaux de M. Pasqua et M. Jean-Christophe Mitterrand. Rien n'interdit formellement à un ancien diplomate français d'être le conseiller d'un Président étranger, ce qui pose problème. L'intérêt d'un tel itinéraire pour la France voire pour les relations qu'elle entretient avec un Etat est cependant loin d'être évident. Or ces cas ne sont pas isolés en Afrique (l'itinéraire de M. Maurice Robert évoqué précédemment en témoigne).

Toutefois, M. Jean-François Bayart estime que "les réseaux ne sont pas un facteur explicatif majeur" mais ils contribuent à nourrir "une certaine fantasmagorie" à propos d'Elf. Même si au niveau le plus large "la politique africaine de la France est conditionnée par des facteurs structurants comme sa politique européenne ou sa politique arabe". D'après lui "il existe une osmose entre la classe politique, le monde de l'entreprise, la presse et la société civile et les gouvernements africains, qui explique que certains débats sont évités pour se contenter d'un certain "prêt-à-penser". Les réseaux, notamment celui de Jacques Foccart n'ont pas disparu avec lui. Les réseaux de M. Charles Pasqua restent très actifs et intéressent fortement les gouvernements africains, entre autres, car ils travaillent sur la coopération décentralisée qui a permis de redéployer un certain type de coopération entre la France et l'Afrique. Le réseau corse joue sur le mode diastolique avec une sociabilité de terroir. Les Corses sont très présents dans la police, dans l'armée, dans la criminalité organisée, dans le personnel politique. Ils étaient représentés par M. André Tarallo dans le domaine du pétrole et par M . Bernard Dominici au ministère des Affaires étrangères." Pour cet éminent expert de l'Afrique, la privatisation d'Elf (et maintenant le projet de fusion d'Elf-Aquitaine avec TotalFina) sera un facteur d'évo1ution.

La mission l'espère mais craint qu'un certain "prêt-à-penser" sur l'Afrique ne subsiste encore longtemps et que le poids de l'Histoire incarné par la persistance de ces réseaux ne continue de bloquer les évolutions nécessaires. Le dernier sommet de la Francophonie à Moncton a montré que le soutien à la démocratisation du continent africain et à la bonne gouvernance est loin d'être aussi massif en France que les propos fermes tenus sur la bonne gouvernance et les droits de l'Homme ne le laissent croire. L'image de la France en Afrique et dans le monde souffre de ce double langage. Depuis trop longtemps Elf incarne l'archétype d'une certaine politique africaine dont la France peine à se dégager et qui éclabousse périodiquement ses élites politiques. Le souci de maintenir des liens et une coopération privilégiée avec certaines régimes africains a entraîné dérives et confusions ; fallait-il systématiquement soutenir des régimes en place corrompus sous prétexte qu'ils étaient plus que d'autres amis de la France ? Faut-il que se perpétue la confusion des genres de l'action de l'Etat et de celle des compagnies pétrolières dans certains pays producteurs de pétrole comme le Gabon, le Congo, le Cameroun, etc... La confusion entretenue sur les mécanismes de prises de décision des autorités françaises sur l'Afrique jette une ombre sur leur initiative et nourrit des soupçons et des rumeurs.

La mission appelle de ses v_ux une gestion plus transparente des relations entre la France et l'Afrique au nom de l'éthique et au nom des intérêts de la France et de ses entreprises dans ces pays.

c) Une conception frileuse de l'intervention de l'Etat dans l'application par les compagnies françaises des normes internationales.

Si l'Etat ne marchande pas son soutien économique aux compagnies pétrolières françaises implantées à l'étranger, il n'exige pas d'elles des contreparties en termes de respect des normes internationales.

Ainsi selon M. Dominique Perreau, "Le rôle de la Direction des affaires économiques et financières du ministère des Affaires étrangères consiste à entretenir un dialogue avec les compagnies notamment celles qui travaillent à l'étranger, à les informer des contraintes existant dans certains pays, et à leur donner des indications sur les conditions de vie des ressortissants français dans ces pays. Le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l'Industrie se partagent le suivi des grandes sociétés, dont les compagnies pétrolières, en raison de leur rôle stratégique dans la sécurité des approvisionnements de la France. Il faut veiller à la sécurité des approvisionnements de la France ; elle passe par la diversification des sources d'accès au pétrole."

D'après lui trois instances sont compétentes pour vérifier que les normes internationales sont respectées au ministère des Affaires étrangères : la Direction des affaires juridiques, la Direction des affaires européennes et au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie la DIMAH. Il a ajouté "que les problèmes politiques soulevés par l'intervention des compagnies pétrolières étaient traitées au niveau des Directions géographiques du ministère des Affaires étrangères, au cabinet du ministre, au secrétariat à la coopération et au développement."

La multiplicité des instances susceptibles d'intervenir auprès des entreprises est dissuasive. Il n'y a pas, comme au Royaume-Uni une instance unique, type Bureau des droits de l'Homme, auprès de laquelle une multinationale peut solliciter un avis ou qui serait susceptible d'attirer leur attention et celle des pouvoirs publics en cas de violation de certaines normes.

Cela conduit à une attitude défensive qui au lieu de bénéficier à l'image des grandes entreprises françaises pourrait leur nuire. Le phénomène de mondialisation des campagnes de boycott susceptibles d'être orchestrées par des ONG est insuffisamment pris en considération. De même pour les accusations de travail forcé formulées contre les compagnies Unocal et Total en Birmanie, le ministère des Affaires étrangères épouse la thèse de la compagnie, comme en témoignent les propos tenus par M. Dominique Perreau : "L'ambassade de France en Birmanie est en contact avec les ONG et essaie de faire le partage entre les exactions commises par le régime birman aujourd'hui et ce qui relève du développement classique du projet. Selon l'Ambassade de France en Birmanie, il n'y a pas de travail forcé sur le site contrôlé par Total dont les travaux nécessitent l'intervention de spécialistes. La position de la France sur la Birmanie est nuancée. Il semble que des projets économiques peuvent être vecteurs de développement et de débat démocratique."

M. Jean de Gliniasty se situe sur le même plan : "Certains pays producteurs de pétrole ne respectent pas les droits de l'Homme. A la Commission des droits de l'Homme et en Assemblée plénière à l'ONU, la France est amenée à voter des résolutions mettant en cause certains de ces pays. Aucune de ces résolutions ne met en cause des multinationales à ce stade mais cela pourrait évoluer dans le cas de la Birmanie car la pression de l'opinion publique aux Etats-Unis est très forte. Il en résulterait une mise en cause de firmes pétrolières. Une commission d'enquête informelle de l'OIT sur la Birmanie a été créée et Total a été citée par des témoignages secondaires en 1995-1996 comme bénéficiaire de travail forcé, ce que la firme a contesté."

"Total n'a pas été condamnée à la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies, en l'absence de toute accusation explicite. Toutefois, on ne pouvait exclure que la compagnie soit mise en cause devant le BIT par voie de recommandation. Dans ce genre de cas, des démarches pouvaient être envisagées."

La mission considère qu'une attitude plus offensive du ministère des Affaires étrangères à l'égard de l'implantation de Total en Birmanie aurait été plus cohérente avec les positions que la France se plaît à défendre par ailleurs (voir infra).

- Le respect des normes environnementales

La direction des matières premières et des hydrocarbures (DIMAH) considère qu'il ne lui appartient pas de vérifier que les Compagnies françaises respectent à l'étranger les normes environnementales même si elle reconnaît que les problèmes écologiques sont devenus très importants dans les projets pétroliers.

M. Didier Houssin, sous-directeur, a certes exposé que "les préoccupations environnementales étaient devenues très importantes dans les projets pétroliers. L'activité pétrolière est de plus en plus encadrée par des conventions internationales et la DIMAH intervient de plus en plus fréquemment dans l'élaboration de celles-ci. Les conventions du Fonds international sur les pollutions marines (FIPOL) sont suivies par la DIMAH dans la négociation et la gestion des contributions."

Toutefois il a bien précisé que si "la DIMAH, qui délivre des permis d'exploitation avait compétence pour évaluer l'impact sur l'environnement en France, elle n'a pas compétence pour effectuer cette évaluation à l'étranger même si les compagnies pétrolières le font." Selon lui, les compagnies françaises respectent les normes environnementales. "Elles agissent ainsi non pas en fonction du contrôle de l'administration française mais dans leur intérêt, les atteintes à l'environnement ayant un effet important sur leur image dans l'opinion publique. Tout dégât sur l'environnement imputable à une compagnie pétrolière a un effet majeur sur elle. Aussi, leur prise de conscience va-t-elle au-delà du souci de respecter les avis de l'administration française."

M. Claude Mandil, prédécesseur de M. Didier Houssin, a quant à lui, rappelé que "la protection de l'environnement dans un pays relevait de la responsabilité de son gouvernement et du respect des conventions internationales. Il ne semble pas que les compagnies françaises aient été répréhensibles dans le domaine de l'environnement. Elles subordonnent leurs interventions à des études d'impact. Il n'appartient pas au pays d'origine des compagnies de vérifier si celles-ci respectent les normes environnementales ailleurs que chez lui. Toutefois, il est intéressant de faire respecter des normes environnementales, au nom de la protection de la planète et pour éviter le dumping écologique. Cela pourrait se faire dans le cadre d'un dialogue entre producteurs et consommateurs ; pourtant, le résultat n'est pas probant, car les pays producteurs considèrent comme des mesures protectionnistes les normes environnementales mises en place par les pays développés, qui sont régulièrement accusés de "pétrophobie"."

Si fort heureusement Elf et Total n'ont pas défrayé la chronique pour cause de catastrophe écologique majeure en raison de leur compétence technique avérée dans ce domaine, force est de constater que l'action de l'Etat n'y a pas été pour grand chose. La mission en est très surprise et aurait préféré que les autorités françaises soient plus vigilantes dans ce domaine extrêmement sensible. Elle n'ignore pas que toutes les compagnies pétrolières interviennent lors des négociations de conventions antipollution pour en limiter l'impact. Bien souvent le représentant de la DIMAH et celui du ministère des Affaires étrangères soutiennent leurs positions au détriment du négociateur du ministère de l'environnement.

Comme l'a d'ailleurs rappelé M. Bruno Rebelle :"Greenpeace considère qu'il faut être capable malgré les désaccords de débattre avec les industriels et les autorités politiques, ce qui a été fait lors de la préparation des accords internationaux sur l'environnement, notamment la convention OSPAR. Greenpeace France a assisté à des réunions avec des responsables de l'environnement. L'ONG a fourni des documents, car elle travaille sur les différents pays signataires de la Convention ; elle est en mesure de préciser les positions prises par ces Etats. Ces contacts sont fructueux, mais les décalages entre les discours ambitieux tenus au niveau des cabinets ministériels et ceux des administrations concernées sont fréquents. Il n'est pas très facile d'envoyer un représentant du ministère de l'environnement à chaque réunion préparatoire ou lorsque seul le ministère de l'industrie négocie ; le point de vue des compagnies pétrolières l'emporte. Dans la conduite des négociations préparatoires, il arrive que des fonctionnaires de l'Etat s'écartent significativement de la position officielle politique qu'ils devraient défendre pour soutenir celle du courant dominant de leur ministère." Une pression plus forte des Etats signataires des conventions de protection de l'environnement s'impose.

Selon M. Bruno Rebelle "En réalité, les compagnies françaises appliquent le non-droit de pays producteurs de pétrole rarement signataires de conventions sur l'environnement."

A travers ces propos contradictoires, voire la gêne de certains hauts fonctionnaires, la mission n'a pu qu'observer combien il était difficile de déterminer où, comment et sur quels critères des décisions contestables avaient été prises.

N'ayant pas obtenu les télégrammes diplomatiques, la mission d'information est restée perplexe. Elle considère que le système de prise de décision demeure opaque en France dès qu'il s'agit des compagnies pétrolières.

B - L'opacité du système de prise de décision

Afin de confronter ces constats à la réalité, la mission d'information a étudié plus particulièrement trois cas : l'implantation controversée de Total en Birmanie, l'entrée d'Elf dans le consortium constitué pour la construction de l'oléoduc Tchad Cameroun et le rôle de cette compagnie dans la guerre civile au Congo.

1) L'implantation controversée de Total en Birmanie : la construction du gazoduc de Yadana et le travail forcé

La controverse sur la présence d'entreprises étrangères en Birmanie est liée au caractère particulièrement sauvage de la dictature birmane. En 1962, le coup d'Etat militaire dirigé par le Général Ne Win prend le contrôle de la jeune démocratie (la Birmanie a gagné son indépendance en 1948). Il met en place une dictature militaire sous la férule d'un parti unique, le BSPP et ferme le pays aux investisseurs étrangers. En 1988, des manifestations populaires (étudiants moines bouddhistes) pro-démocratiques, culminant le 8 août 1988 avec une grève massivement suivie ébranlent la dictature. Le gouvernement militaire répond par une répression féroce, faisant des milliers de morts dans l'ensemble du pays, et instaure un nouveau régime, le SLORC (Conseil d'Etat pour la restauration du droit et de l'ordre). Il impose la loi martiale et change le nom du pays en Myanmar, appellation que nombre de pays, dont la France, refusent d'utiliser . Après ces massacres les chefs de file du mouvement démocratique, dont Mme Aung San Suu Kyi, fille du héros de l'indépendance Aung San, créent la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND). Mme Aung San Suu Kyi est donc la secrétaire générale de la LND depuis sa fondation.

Ruinée, exsangue financièrement et économiquement, la Junte se décide en 1989 à ouvrir le pays aux investisseurs étrangers. Des élections législatives sont organisées par le SLORC en 1990, et en dépit de sévères restrictions imposées aux libertés politiques, aux libertés d'association et d'expression, la LND remporte une victoire écrasante avec 82 % des sièges. Ce résultat est reconnu par la communauté internationale. La réaction du SLORC ne se fait pas attendre et aussitôt nombre de personnalités élues sont arrêtées. Le parti victorieux se trouve dans l'impossibilité de former un gouvernement, tâche que les dirigeants de la LND confient à certains de leurs représentants qui rejoignent les zones contrôlées par les groupes d'opposition ethniques, le long de la frontière thaïe. Ce sont ces représentants qui établissent le NCGUB (National Coalition Government of the Union of Burma). Depuis ces événements traumatisants la situation est toujours bloquée. La prise d'otages du 1er octobre dernier à l'Ambassade de Birmanie à Bangkok montre encore une fois l'exacerbation de conflits en Birmanie.

Malgré le prix Nobel de la Paix qu'elle reçut en 1991, Mme Aung San Suu Kyi n'est toujours pas libre de ses mouvements. Des pressions s'exercent de manière continue sur les membres de LND et leur famille pour qu'ils démissionnent, les contraignant à l'exil. Dans les zones frontalières, les guérillas Mon et Karen ont subi de lourdes pertes, les populations doivent fuir pour s'entasser dans les camps de réfugiés en Thaïlande.

En Birmanie, plus que dans nombre de pays producteurs d'hydrocarbures, les droits de l'Homme sont quotidiennement violés. La liste des exactions de ce régime est impressionnante. D'après les Nations Unies et l'OIT, aux exécutions sommaires, aux déplacements de population, à la détention arbitraire, s'ajoute une spécialité birmane : le travail forcé. De nombreux rapports émanant d'instances internationales et d'ONG démontrent qu'en Birmanie le travail forcé est un système de gouvernement. Le rapport d'août 1998, établi après une enquête minutieuse de l'OIT, constate l'utilisation généralisée et systématique du travail forcé par les autorités birmanes. Chaque année un rapport spécial de la commission des droits de l'Homme des Nations Unies fait état des mêmes exactions.

Ainsi, le rapport du 5 février 1996 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur le Myanmar précise que "la torture et les mauvais traitements semblent être une méthode habituelle afin d'obtenir les confessions des civils suspectés d'activités anti-gouvernementales réelles ou présumées comme telles. (...) Les rapports de tortures et de traitements inhumains pour l'année écoulée comprennent passages à tabac sévères, enchaînements, étouffements, brûlures, coups de couteaux, introduction de sels et de produits chimiques dans des blessures ouvertes ainsi que des tortures psychologiques comme les menaces de mort."

Le rapport du 15 janvier 1998 du Rapporteur spécial des Nations Unies sur la situation des droits de l'Homme au Myanmar évoque le travail forcé en ces termes "Des centaines de milliers de Birmans, hommes, femmes et enfants sont contraints de travailler sous les ordres des militaires au travail forcé qui est systématique pour la construction et l'entretien des camps militaires, la construction et l'entretien des routes et des ponts ainsi que pour d'autres travaux d'infrastructure. Les porteurs, y compris les femmes sont souvent envoyés en avant garde dans les endroits particulièrement dangereux notamment les champs de mines ; les accidents sont nombreux, en outre les personnes astreintes au travail forcé, y compris les malades et les blessés sont souvent battues et maltraitées par les soldats."

Les déclarations du Rapporteur spécial en avril 1999 reprennent les mêmes accusations : "La situation des droits de l'Homme à l'Est de la Birmanie est extrêmement préoccupante. La stratégie d'affrontement poursuivie par les militaires à l'encontre des minorités conduira inexorablement à une véritable catastrophe humanitaire. Un demi-million de personnes ont été déplacées et plus de 100 000 personnes se sont réfugiées en Thaïlande. Un nombre impressionnant de personnes y compris des femmes ont du se réfugier dans la jungle sans aucune espèce de protection ou d'assistance. La guerre a par ailleurs contribué à ravager les cultures vivrières, et à diminuer les conditions socio-économiques des minorités."

"Les agences de l'ONU ne possèdent pas la liberté de se déplacer afin d'aider ces populations. La communauté internationale doit assister les habitants des états du Chan, Karen. Le gouvernement doit empêcher tout usage abusif de la force et protéger toutes les personnes se trouvant sur son territoire, dans le respect du droit humanitaire."

"La dirigeante du LND continue d'être harcelée dans l'accomplissement de ses activités politiques. On lui a interdit de rendre visite à son mari, malgré tous les efforts déployés par la communauté internationale, alors que ce dernier allait mourir. Ceci indique que les droits familiers des personnes qui ont du quitter le pays pour des raisons de sécurité, peuvent être malmenés."

Par ailleurs, la pratique du travail forcé, notamment des femmes et des enfants, continue d'être légale et utilisée dans tout le pays. Il est inacceptable qu'à la fin du XXème siècle le travail forcé, forme contemporaine d'esclavage, n'ait pas encore été interdit par le gouvernement birman pourtant signataire de la Convention n° 29 de l'OIT.

La Birmanie est en outre régulièrement accusée d'être un narco-Etat. Le Département d'Etat estime qu'elle est le premier producteur exportateur mondial d'héroïne (60 % de la production). L'ouvrage de M. Frédéric Christophe, membre de l'observatoire géopolitique de drogues, "Birmanie, la dictature du pavot" décrit minutieusement le système mis en place.

La Junte birmane étant l'une des dictatures les plus brutales du monde, la mission d'information a cherché à savoir si les autorités françaises avaient favorisé l'investissement de Total en Birmanie, à quel niveau et comment une telle décision avait été prise. La mission a tenté de mesurer l'impact de l'implantation de Total en Birmanie et de savoir si les accusations de complicités avec l'armée birmane dans le déplacement de population et le travail forcé étaient fondées. Pour ce faire, la mission a recueilli des témoignages de sources diverses en France, en Birmanie, en Thaïlande où elle s'est rendue du 10 au 17 mars 1999 et aux Etats-Unis où elle s'est déplacée du 20 au 24 juin 1999.

Une brève présentation du projet Yadana et des arguments de la compagnie Total est nécessaire pour en comprendre les enjeux.

Après son arrivée au pouvoir en 1988, le SLORC a lancé des appels d'offres pour le développement des champs gaziers birmans. Le 9 juillet 1992, Total a signé un contrat de partage de production avec la compagnie d'Etat, la MOGE (Myanmar oil and gas enterprise), pour l'exploitation et le développement du champ de Yadana dans le golfe de Martaban. De mars à juin 1993, des tests ont révélé la présence d'importantes réserves de gaz estimées aujourd'hui à près de 140 milliards de m3. D'abord détenteur de la totalité des parts du projet, Total en a cédé une partie à différents partenaires. Le consortium est aujourd'hui composé de la compagnie américaine Unocal (28,26 % des parts), de la compagnie thaïlandaise PTT-EP (Petroleum authority of Thaïland exploration & production public Co. ltd, 25,5 %), de la MOGE (15 %) et de Total (31,24 %).

Pour acheminer ce gaz vers la Thaïlande, seul marché de la région en mesure de l'absorber, il fallait construire un gazoduc traversant la Birmanie (région du Tenasserim) sur une distance de 63 kilomètres. Le projet est actuellement évalué à 1,2 milliard de dollars qui devraient procurer à l'Etat birman un revenu annuel de plus de 200 millions de dollars. Or, depuis des décennies la région du Tenasserim est le théâtre d'une rébellion armée des Karens et des Mons que l'arrivée du SLORC au pouvoir a radicalisée.

Les détracteurs du projet accusent la compagnie française et ses partenaires de soutenir un régime militaire dont les exactions massives sont régulièrement dénoncées par l'Organisation des Nations Unies, l'Organisation internationale du travail et les ONG.

a) L'argumentation de Total

La compagnie conteste apporter un soutien à la Junte militaire et souligne que le premier bénéficiaire de son projet sera la population elle-même. Elle n'a pas une politique à géométrie variable et applique les mêmes règles de politique sociale dans tous les pays où elle exerce une activité. La compagnie estime que l'ouverture économique peut apporter à terme un changement de mentalité et favoriser progressivement une amélioration de la société alors que les premières victimes des embargos sont bien souvent les populations. Le projet d'exploitation gazière est un projet à long terme. Le retour sur investissements est attendu vers 2002. On ne sait pas qui sera au pouvoir à ce moment. En outre, Total fait remarquer qu'aucune réglementation nationale ou internationale n'interdit d'investir en Birmanie.

La mission a longuement interrogé M. Thierry Desmarest, PDG de Total, sur l'implantation de Total en Birmanie (la sécurité du chantier, les liens avec la Junte, etc.). Il apparaît que la Compagnie était parfaitement informée de la situation sur le terrain. En effet, M. Thierry Desmarest a précisé : "En Birmanie, les rébellions provoquées par des ethnies contre le pouvoir central de Rangoon existaient avant, pendant et après la colonisation. Le pouvoir central doit, soit faire la guerre, soit signer des accords de paix avec les ethnies qui vivent à la périphérie du territoire. Dans la zone du gazoduc, deux ethnies, les Karens et Mons, sont fréquemment en rébellion."

Mais il a reconnu que "Au moment où le chantier de Total était important (3 000 personnes y travaillaient), la présence militaire dans la région a été renforcée pour assurer une protection de la zone. La compagnie n'emploie pas de milice privée." Il a certifié que "Total avait recours à des consultants privés qui appartiennent à une société française. Ils ne sont pas armés et ont pour mission d'informer le personnel, de lui faire respecter une discipline de sécurité, afin d'être en mesure de le localiser en permanence pour pouvoir le rapatrier en cas d'alerte. Ces consultants ne participent pas à des actions de protection armée qui relèvent de l'armée birmane. Total ne rémunère pas l'Etat birman pour sa protection."

Il s'est félicité de ses contacts avec le ministère des Affaires étrangères "Avant de s'implanter dans un pays considéré comme difficile, Total entre en contact avec le ministère des Affaires étrangères et l'Ambassade de France pour s'informer. S'agissant de la Birmanie, le Gouvernement français a, à juste titre, séparé les sanctions de nature politique (interdiction de visites ministérielles et refus de visas) et les sanctions économiques. Le gouvernement français n'a pas interdit les investissements économiques en Birmanie.".

Il a expliqué le fonctionnement du consortium en précisant que les revenus de ce projet ne seraient pas perçus avant 2002. "Total, qui détient 30 % des parts du consortium opérateur du projet Yadana, a versé à la MOGE 5 millions de dollars. Avec l'aide d'un groupe japonais, la MOGE a pris une participation de 150 millions de dollars. Tous les revenus d'exploitation de ce gazoduc serviront au remboursement de la compagnie japonaise qui a permis à la MOGE d'investir. Les revenus substantiels de ce projet ne seront donc pas perçus avant 2002, 2003 par l'Etat birman."

Modestement, il a fait observer "Les possibilités de pression de Total sur le gouvernement birman sont extrêmement faibles car la compagnie a pris l'engagement dans le contrat qu'elle a signé avec la MOGE de ne pas interférer dans les problèmes de politique intérieure. Généralement, Total agit toujours de la sorte. Ce n'est pas parce qu'une entreprise investit qu'elle dispose de moyens de pression sur un régime. Il ne lui appartient pas d'agir dans ce sens, car elle supprimerait les limites entre activité politique et activité économique. La sphère d'action d'une entreprise se situe dans le domaine économique et social, elle n'a pas à devenir un acteur de la politique intérieure des pays où elle est implantée. En revanche, dans son secteur, une compagnie pétrolière doit avoir une attitude exemplaire vis-à-vis de ses sous-traitants et du personnel qu'elle emploie."

Comment avoir une attitude exemplaire vis-à-vis de sous-traitants et du personnel employé dans un pays où la pratique du travail forcé est répandu ? Quelles sont les précautions que pouvait prendre la compagnie ? M. Thierry Desmarest a affirmé que "Total s'était efforcé d'avoir une attitude exemplaire pour la construction des installations du gazoduc de Yadana en respectant les normes environnementales. Vis-à-vis du personnel employé, la compagnie a assuré une couverture sanitaire satisfaisante. Connaissant l'état de précarité dans lequel vit la population, elle a lancé des programmes de développement sociaux et économiques (construction d'écoles, d'hôpitaux, prêts sans intérêts pour le développement d'activités artisanales et agricoles) très positifs pour les populations. Total a communiqué sur ce projet."

En Birmanie, la mission s'est entretenue longuement avec M. Michel Viallard, directeur Général de Total Myanmar Exploration and Production, qui a présenté le projet Yadana. Selon lui "750 personnes y sont employées dont 30 expatriés et 200 nationaux. Les salaires les plus modestes atteignent 500 $ par mois, ce qui est dix fois plus que la norme locale. Total a mis en place des structures de santé dans la zone pour effectuer des campagnes de vaccinations et lutter contre la malaria."

La délégation a visité ces structures bien tenues situées dans des villages, Mi Chaung Long et Kanbauk proches du site du gazoduc mais a appris qu'aucune des ONG présentes en Birmanie (Médecins du Monde, Action contre la faim, etc.) ne souhaitait participer à cette opération malgré des propositions de financements élevés, de la part de la compagnie pétrolière. Leurs représentants ont expliqué lors d'une rencontre avec les membres de la mission qu'ils ne souhaitaient pas bénéficier de fonds provenant de la firme pour des raisons éthiques. Ceci a été confirmé par M. Michel Delaborde, directeur de communication de Total.

Répondant aux questions des députés sur la sécurité dans la zone du gazoduc, M. Michel Viallard a reconnu que "le gazoduc a été attaqué en mars 1995 car il traverse une zone de conflit ethnique dont l'armée birmane assure la protection." Selon lui la présence de l'armée est discrète. "Total ne subventionne pas l'armée."

La mission a demandé si Total avait eu des contacts avec Mme Aung San Suu Kyi. M. Michel Delaborde, directeur de la communication de Total, a admis que les dirigeants de la compagnie n'avaient pas cherché à la rencontrer. Or, M. Mervin Porter, Directeur Général de Premier Oil opérateur du projet de gazoduc Yatagun a affirmé s'être entretenu avec Mme Aung San Suu Kyi qui a manifesté son hostilité au projet Yatagun. Il a ajouté que "le gouvernement birman avait été mécontent de la rencontre".

La mission s'est étonnée de l'attitude de Total car Mme Aung San Suu Kyi dirige la LND, parti majoritaire qui a été régulièrement élu. Mais aucune explication ne lui a été fournie. La compagnie craignait-elle que cette rencontre ne nuise à ses intérêts ?

b) La complaisance des autorités françaises à l'égard du projet Yadana

Le contrat de Total avec les autorités birmanes fut signé en 1992. A cette date, le monde entier connaissait la nature du régime politique birman. En 1994 le risque pris par Total en Birmanie a été couvert par la Coface dans des conditions difficiles : le témoignage de M. Jean-François Stoll, directeur de la DREE le prouve : "La décision de garantir le risque politique pris par Total en Birmanie a été longue et difficile à prendre. Un débat a eu lieu au niveau du ministère et le cabinet de l'époque (1994) a exigé que l'on augmente les primes et que l'on réduise la quotité garantie à 70 %."

Interrogé à ce sujet, M. François David, président directeur général de la Coface, a affirmé : "La décision de prendre en garantie l'investissement de Total en Birmanie a été une décision politique."

Il en a expliqué le cheminement : "La Coface instruit le dossier que lui a adressé l'entreprise exportatrice française et le présente à une commission interministérielle présidée par la DREE. Cette commission qui décide de l'opportunité de prendre les projets en garantie regroupe d'autres directions du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie comme le Trésor ou le Budget. Le ministère des Affaires étrangères est également représenté dans cette instance. Les éventuelles divergences entre les directions du ministère de l'économie et des finances sont arbitrées par le Ministre ou son Cabinet ; celles entre ministères le sont par le Premier Ministre."

La garantie d'un tel investissement, obtenu dans des conditions difficiles, constituait une caution pour la compagnie Total. Les autorités publiques lui signifiaient ainsi leur accord. Le fondement de la décision de garantir un tel projet est peu clair. Le risque politique était réel, le gazoduc traversant une zone de guérilla. Il semble que le ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie comme la Coface aient manifesté quelque réticence. Qui alors a soutenu ce projet, qui ne contribue en rien à l'indépendance énergétique de la France ?

M. Dominique Perreau, directeur des affaires économiques au ministère des Affaires étrangères a insisté sur le rôle actif de la France au sein de l'Union européenne pour isoler la Birmanie : "Devant les dérives de la dictature birmane, l'Union européenne a pris des mesures de plus en plus sévères. La pression de l'Union européenne a été forte et la France y prend une part active. Au sein de l'ASEAN certains prônent une attitude plus flexible vis-à-vis de la Birmanie pour faire passer un message plus démocratique, d'autres préfèrent la tenir à distance."

Cependant, il a souligné que "les sanctions d'ordre politique ou sur le système de préférences généralisées ne s'appliquaient pas au projet de gazoduc de Total en Birmanie suivi avec attention par sa direction." Selon lui, "le groupe Total y est un vecteur de développement, il ouvre des écoles, forme du personnel, envoie des Birmans se former à l'étranger. Le ministère des Affaires étrangères reste très ferme sur le refus de toute coopération politique avec la Birmanie mais considère que la coopération économique est un facteur de développement même si le débat est délicat. Néanmoins il s'assure soigneusement que Total n'est attaquable ni au sujet du travail forcé, ni au sujet de ses relations avec la junte."

M. Jean de Gliniasty, directeur des Nations Unies et des Organisations internationales au ministère des Affaires étrangères, a tenu à préciser : "Total n'a pas été condamnée à la Commission des droits de l'Homme des Nations Unies, en l'absence de toute accusation explicite. Toutefois, on ne pouvait exclure que la compagnie soit mise en cause devant le BIT par voie de recommandation. Dans ce genre de cas, des démarches pouvaient être envisagées." Il a admis cependant "qu'une commission d'enquête informelle de l'OIT sur la Birmanie a été créée et Total a été citée par des témoignages secondaires en 1995-1996 comme bénéficiaire de travail forcé, ce que la firme a contesté."

M. François Dopffer, directeur d'Asie et d'Océanie au ministère des Affaires étrangères, s'est attaché à justifier la politique de la France en Birmanie : "La politique de la France envers ce pays est inspirée par trois séries de constatations :

- au niveau de la politique intérieure, le fonctionnement normal de la démocratie y est impossible ; le verdict des urnes n'a pas été respecté ; la pratique du travail forcé est avérée, ce qui justifie une attitude de principe critique et sévère.

- sur le plan géopolitique, la Birmanie occupe une place importante en Asie du Sud-Est où se superposent les influences de la Chine et de l'Inde et c'est un territoire qui dispose de richesses non négligeables. Elle est membre de l'Association du Sud-Est Asiatique (ASEAN), organisation importante des pays d'Asie du Sud-Est avec laquelle la France entretient des relations très suivies.

- les autorités françaises sont réservées sur l'utilité des sanctions économiques contre le régime birman, car en général, les sanctions atteignent davantage les populations que les dirigeants."

D'après lui, l'investissement de Total n'est pas en contradiction avec ces positions. "La position de la France ne comporte pas de contradictions. Ses relations bilatérales avec la Birmanie sont très réduites. La construction d'un gazoduc qui fournira du gaz en Thaïlande contribue au développement de la région, ce qu'apprécient les pays qui la composent. La présence de Total en Birmanie n'affecte pas l'action du ministère des Affaires étrangères dans la région."

Selon lui l'investissement de Total est conforme à la légalité internationale : "S'agissant de la légalité internationale applicable à la Birmanie, les Nations Unies n'ont pas édicté de sanctions internationales". Aussi, l'action intentée contre Total et Unocal aux Etats-Unis résulte de l'application d'une législation contraire aux règles de l'OMC. "Le Congrès des Etats-Unis a voté une loi interdisant tout investissement nouveau en Birmanie. Sur ce fondement juridique, une action a été intentée contre Total devant le Tribunal de Los Angeles. Hostile au principe de l'application extra-territoriale d'une loi américaine à une entreprise française agissant à l'étranger, ce qui est contraire aux règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) le Ministère des Affaires étrangères a soulevé et obtenu l'incompétence du Tribunal de Los Angeles."

Cependant M. François Dopffer s'est montré d'une prudence extrême sur les relations entre le ministère des Affaires étrangères et Total. "La direction de Total entretient les relations habituelles d'une entreprise française importante avec le ministère des Affaires étrangères. Il arrive que le ministère constate a posteriori qu'un membre de la direction de Total s'est rendu en Birmanie. Sur place, l'Ambassade est en contact avec Total. Des agents de cette ambassade se sont rendus à plusieurs reprises sur le chantier."

Par ailleurs, il a assuré que sa direction "ne disposait pas d'informations précises sur le système de sécurité des installations de Total". Quant aux accusations de travail forcé, "L'investissement de Total en Birmanie est privé. Des accusations de travail forcé et de blanchiment d'argent de la drogue ont été portées contre Total qui les a toujours démenties. Il n'appartient pas au ministère des Affaires étrangères de répondre à la place de Total."

Au passage, il a affirmé que "la position de Mme Aung San Suu Kyi sur les sanctions économiques a varié. Pendant un temps, elle a considéré que tout investissement en Birmanie consolidait la Junte, ce qui semble avoir suscité un débat interne, car cette position, qui pénalisait la population, constituait aux yeux de certains une erreur politique et renforçait la tendance autarcique du régime birman. Il ne s'agit plus d'un thème majeur dans ses déclarations." Interrogée par les membres de la mission, l'intéressée a fermement nié ce point.

La position du ministère des Affaires étrangères sur la Birmanie est difficile à cerner. Voici la position nuancée exprimée par M. Bernard Pottier, Ambassadeur de France dans "la lettre Birmane" de juin 1999 éditée par le service d'expansion économique de l'Ambassade de France en Birmanie.

"C'est au terme de plus de quatre ans et demi de séjour que je vais quitter la Birmanie. La durée de cette mission, supérieure à la normale, me permet de jeter un regard rétrospectif sur cette période riche qui a vu l'entrée de la Birmanie dans l'ASEAN et, presque exactement en même temps, le début de la crise asiatique.

Cette date charnière sépare en fait deux périodes assez distinctes : la première, relativement euphorique, m'aura permis de mesurer les attentes et les espoirs que suscitait ce pays auprès des entreprises (1994-1996) tandis que la seconde aura enregistré les déceptions de ces dernières face au blocage politique et à ce qu'il convient de nommer "un certain nationalisme économique" (1997-1999)."

Il souligne que "les blocages politiques freinent l'expansion économique. Cependant, les conditions ne sont pas encore remplies pour que ce potentiel soit mis en valeur et assure un développement solide et durable (absence du FMI et des bailleurs de fonds internationaux). L'ouverture et le vrai démarrage sont toujours conditionnés à des questions politiques, en particulier aux rapports entre la junte et son opposition légale. D'où une impression de surplace, d'une interminable attente ponctuée par des affrontements politiques acerbes."

En revanche, son successeur M. Bernard du Chaffaut a exprimé dans "La lettre Birmane" du 31 juillet 1999 une position différente. "C'est de mon propre choix et non par le fait d'un hasard de la bureaucratie parisienne, comme cela arrive parfois, que je me trouve prendre aujourd'hui la succession de Bernard Pottier. C'est dire que ne me manquent ni la motivation, ni la détermination, pour maintenir, voire, autant que faire se peut, rehausser le niveau des relations entre la France et la Birmanie, si les circonstances s'y prêtent."

Sait-il que plusieurs pays membres de l'Union européenne et les Etats-Unis refusent de procéder à de nouveaux investissements en Birmanie, quand il affirme "C'est dire aussi que je compte bien m'employer à aider les entreprises françaises, si besoin est, à développer leurs implantations dans ce pays, au potentiel culturel et humain presque intact."

"Certes, les chiffres des échanges entre les deux pays sont modestes au regard de leur taille et de leur population respectives, mais je sais que la volonté et l'intérêt existent, en tout cas du côté français. A preuve, la constance et la persévérance manifestées par nos firmes à rester en Birmanie, malgré les difficultés et obstacles qu'elles y rencontrent, ou tout du moins à continuer à la suivre, à y assurer une "veille active", à l'affût d'opportunités nouvelles ou de décisions favorables."

"C'est grâce à leurs efforts, ô combien méritoires, que la France continue à tenir un des premiers rangs parmi les partenaires occidentaux de Rangoun, et s'est mise en position de tirer le meilleur parti de toute éventuelle évolution positive."

Il conclut "Nous sommes au creux de la vague peut-être, mais le flux à venir ne peut que nous porter plus haut, et plus loin. Et puis, en politique, comme dans l'exploration pétrolière, on n'est jamais à l'abri d'une bonne surprise...". Cette prise de position a surpris les membres de la mission. Celle-ci s'interroge encore sur les origines de la décision de garantir l'investissement de Total en Birmanie en 1994 sans être en mesure de déterminer avec précision comment et par qui cette décision a été prise.

Cette décision lourde de conséquences lui apparaît inopportune au regard des normes éthiques élémentaires que viole systématiquement la Junte birmane depuis son arrivée au pouvoir en 1988. En 1994, il était en effet possible de prévoir que des accusations de collusion et de complicité avec la Junte birmane pourraient être portées contre Total. Déjà des compagnies multinationales comme Pepsi-Cola, Levis, Texaco s'étaient retirées de Birmanie et dès 1991, Mme Aung San Suu Kyi s'était déjà exprimée sur les effets néfastes des investissements étrangers en Birmanie et les ONG françaises et étrangères avaient déjà lancé des cris d'alarme.

c) Le combat des ONG contre le gazoduc de Yadana

L'implantation de Total et Unocal en Birmanie a fait l'objet d'études minutieuses de la Fédération Internationale des droits de l'Homme (FIDH) qui a publié en 1996 un rapport "Total et les droits de l'Homme en Birmanie, dissection d'un chantier", de "EarthRights International", ONG basée aux Etats-Unis. "Human Rights Watch", "Agir Ici" et "Info-Birmanie" suivent avec une attention minutieuse le développement de ce projet. Toutes considèrent que Total cautionne et soutient la dictature, et que la construction du gazoduc a contribué à aggraver la situation dans les secteurs qu'il traverse. Certaines estiment qu'il y a eu du travail forcé sur le chantier du gazoduc.

- un soutien à la dictature d'ordre politique, économique et financier

Voici l'analyse de Mme Anne Christine Habbard, secrétaire générale adjointe de la FIDH : "Les activités de Total en Birmanie sont critiquables à de multiples points de vues, car elles constituent un réel soutien moral, politique, économique et financier à un régime illégal illégitime et condamné internationalement : un soutien moral, car Total est pleinement partenaire d'un régime coupable de violations massives et systématiques des droits de l'Homme, un soutien politique car l'action de Total contribue à légitimer la Junte sur la scène internationale, de plus les officiers de sécurité de Total collaborent étroitement avec l'armée birmane, dont on connaît les pratiques violentes ; un soutien économique et financier car les investissements réalisés par Total, qui constituent les plus gros investissements étrangers en Birmanie, sont une véritable source d'oxygène pour le régime en place, au point que de nombreux observateurs estiment que Total assure le maintien de la Junte au pouvoir."

M. Stéphane Hessel, Ambassadeur de France, porte parole d'Info Birmanie a renchéri :"Si l'on souhaitait s'associer à des sanctions contre la Junte, l'acte le plus courageux serait d'interrompre le projet de Yadana." Néanmoins, il s'est déclaré "non favorable aux embargos qui font plus de tort au peuple qu'à ses dirigeants. Il y a peu d'outils contre les gouvernements dictatoriaux. Pour les dirigeants de Total le projet de Yadana doit être jugé à long terme c'est-à-dire en 2002. Ils considèrent que d'ici là, la Thaïlande aura évolué et que les premiers bénéficiaires en seront les Birmans." Il s'est demandé si "on pouvait donner au gouvernement birman l'apport symbolique que représente la présence de Total. Ce régime ne se maintient que grâce à la drogue. Il faut donc réfléchir à la présence de la France dans ce pays. La France part du principe qu'il faut être présent partout dans le monde, sous-estimant ainsi le caractère extra-démocratique extrêmement fort de la Junte birmane très mal vue de la population. Les élections démocratiques l'ont montré." Le financement de la dictature par les compagnies pétrolières et par la même son renforcement a largement été dénoncé. D'après Mme Anne-Christine Habbard, le soutien financier de Total à la junte birmane est évident puisque Total est associé dans le projet à la MOGE, partenaire à 15 % et contrôlée intégralement par le gouvernement birman.

M. Tyler Giannini, directeur de EarthRights International, s'est attaché à exposer la nature des relations entre Total et la Junte. "Sur le plan économique, le gazoduc est important pour le régime birman. Il lui rapportera entre 150 et 400 millions de dollars par an. Cette somme est considérable eu égard à la taille de l'économie birmane et si on prend en compte l'état de ses réserves financières. Le flou sur les chiffres s'explique car le contrat avec les autorités birmanes n'est pas public. On ne peut y avoir accès, et on n'a aucun moyen d'en connaître les clauses. En raison du caractère très fermé et secret du régime birman, il est impossible de savoir quel contrat les autorités birmanes ont signé et quel est le montant des taxes. Quoi qu'il en soit, les sommes en jeu sont considérables. Tout porte à croire que la Junte attend beaucoup de ces devises qui seront importantes pour la pérennité du régime."

Selon M. Tyler Giannini "Des commissions ont été versées au SLORC pour le contrat, ainsi que des pots-de-vin. Surtout, la réalisation du projet, dans la mesure où il garantit les recettes futures, a permis au gouvernement birman de contracter des prêts et par là notamment d'acheter avec paiement à terme, des armements. Le gouvernement birman a en particulier acheté des hélicoptères à la Pologne en 1994 et M.  Walesa, alors Président de la République polonaise, avait indiqué que c'était la société Total qui les avait payés."

Pour certains intervenants, dont M. Francis Christophe, écrivain, membre de l'Observatoire géopolitique des drogues, le projet Yadana représente le plus gros investissement depuis l'indépendance de la Birmanie, il entraîne une collaboration économique avec la dictature birmane et par ricochet une complicité dans le blanchiment de l'argent de la drogue. Il estime même que "Total reconnaissait depuis 1994 avoir versé quinze millions de dollars à la signature du contrat. Ces quinze millions légaux décaissés par Total ont été injectés dans le circuit financier de l'argent de la drogue. Le blanchiment en l'espèce consiste à injecter de l'argent légal dans un circuit financier illégal pour blanchir l'ensemble du flux. L'observatoire géopolitique des drogues a cherché à en savoir plus sur les modes de versements de Total (zone géographique, banque, compte), mais le silence et l'opacité sont plus grands que pour les versements d'Elf à l'Etat congolais."

Selon lui "la complicité de Total dans le blanchiment ne saurait être considérée comme involontaire car, pour la protection du chantier, une armée birmane performante est une nécessité, et seul l'argent de la drogue permet de l'équiper. D'autre part, comment ignorer la vraie nature de la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE) quand, comme Total, on négocie avec elle depuis de longs mois ?" La mission n'a pas été à même de vérifier ces accusations. Elle n'ignore pas que la drogue est une des principales ressources de la Junte birmane.

- Une pression militaire accrue dans une zone de rébellion

La militarisation accrue de cette région pour garantir la sécurité du gazoduc a forcément été lourde de conséquences pour les populations karen et mon en rébellion contre la Junte. Selon M. Michel Diricq, membre "d'Info-Birmanie" : "La présence de Total accroît la présence militaire dans la région et différents rapports d'ONG permettent de dire que si la région ne comptait que quelques bataillons de l'armée birmane avant l'arrivée de Total, ils sont à présent au nombre de 10 à 15 pour assurer la "sécurité" du projet gazier. Ces troupes pratiquent la tactique dite des "quatre coupures" qui consiste, pour empêcher tout appui des populations à l'opposition armée, à "couper" tout soutien possible en munitions, recrues, nourriture et information ; autrement dit cette "tactique des quatre coupures" a amené l'armée birmane à pratiquer une guerre totale. Ce type de conflit armé était prévisible car l'armée birmane s'est comportée dans la région du gazoduc comme elle l'avait fait auparavant, ailleurs dans le pays, contre ses autres opposants." Il a souligné que "Total aurait pu anticiper ce conflit armé car, notamment en 1991, la Banque Mondiale avait refusé d'accorder un crédit pour le projet en conseillant une modification du tracé du gazoduc qui allait traverser une zone où la guérilla durait depuis l'indépendance, à la fin des années quarante." Ces propos ont été confirmés par les membres de l'opposition birmane rencontrés en Thaïlande.

D'après M. Tyler Giannini : "A partir d'avril 1991, trois bataillons vinrent s'installer dans la zone du gazoduc où aucune base militaire n'était implantée. Leur nombre a crû et avec l'arrivée de chaque bataillon, les exactions (travail forcé, déplacement de population), etc. se sont accrues pour construire les campements militaires. L'exécution du projet débute en 1995. En fait autour de 1994 et 1995, une reconnaissance initiale a été effectuée." A ce propos, M. Tyler Giannini a cité Unocal "Nous avons demandé à deux experts de la forêt vierge d'inspecter diverses options pour le tracé lors d'un voyage en Birmanie en mai 1994. Au vu du rapport d'Unocal Myanmar aux actionnaires (juillet 1994) des événements se sont produits antérieurement. Puis il y eut davantage d'activité à l'approche de 1995."

M. Francis Christophe a souligné que "la construction du gazoduc avait entraîné Total dans une véritable spirale de collaboration avec le régime en place à Rangoon. Certains exemples sont éclairants. Ainsi, un des sous-traitants, la compagnie Héli-Union qui accomplissait des missions (transport par hélicoptère) pour Total sur les plates formes pétrolières, a dû rendre des services aux militaires birmans comme tous ceux qui opèrent dans ce pays. Elle a effectué des vols de transport pour l'armée birmane et pas forcément dans la zone du gazoduc. L'armée birmane n'étant pas solvable, Total a réglé les notes d'Héli-Union."

Il a expliqué que "le chantier du gazoduc traversant les zones encore contrôlées par la guérilla karen, les sous-traitants de sécurité de Total avaient dû veiller à ce que l'armée birmane écarte tout danger. Ceux-ci ont entretenu avec cette armée une étroite collaboration en matière de sécurité pendant trois ans. Quand on dit que ce gazoduc a entraîné l'éviction de populations et des violations graves des droits de l'Homme, Total se défend en alléguant que treize villages ont bénéficié du chantier du gazoduc, grâce à la construction d'infrastructures : école, hôpital, etc. Mais personne n'a pu vérifier quelle était la situation à quelques kilomètres de là car le périmètre de sécurité du gazoduc (50 kms) va bien au-delà de ces treize villages. Personne ne l'a jamais visité et certains des habitants sont maintenant réfugiés en Thaïlande. Total dément avoir la moindre influence dans cette zone alors que ses prestataires de service chargés de la sécurité la surveillent pour interdire les passages vers le chantier."

Toutes les ONG s'accordent pour lier militarisation du chantier, déplacement de population et travail forcé.

Selon M. Michel Diricq : "Info Birmanie revient enfin sur deux des accusations les plus graves portées contre Total : déplacement de population et travail forcé. Info Birmanie ne dit pas que Total est esclavagiste, (comme le reprochent souvent les dirigeants de cette société à leurs accusateurs) mais que Total est engagée dans une spirale de collaboration scandaleuse avec la Junte. Sur la première accusation, même les auteurs du rapport de la commission "Justice et Paix" du Bangladesh, qui tentent de défendre le projet gazier, ont noté que des habitants de Migyaunglaung ont été forcés de quitter leur village et ils ajoutent que Total leur a donné de l'argent en 1997 pour qu'ils reconstruisent leurs maisons ; ce qui indique que ce village a en fait été en partie détruit. Les autres rapports faisant état de déplacements de population font bien mention de destruction dans ce village, mais, d'après "Justice et Paix", la population de ce village aurait été déplacée en 1991, pour raison de sécurité sans qu'il y ait de rapport avec Total. "Justice et Paix" s'est-elle vraiment donné les moyens d'investigation lui permettant d'affirmer cela ? Il reste qu'une destruction de village a bien été constatée."

Le chantier du gazoduc a-t-il entraîné des déplacements de population ? Pour la plupart des ONG, la réponse est positive.

M. Cyril Payen, journaliste basé à Bangkok est intervenu à la demande "d'Info-Birmanie" et s'est "inscrit en faux contre les démentis de Total concernant la collusion avec les militaires. Il a affirmé avoir discuté sur place avec des membres de l'armée birmane et avec des agents du service de sécurité de Total qui ignoraient qu'il était journaliste. Ils lui ont expliqué que des avions de Total avaient été utilisés pour transporter des troupes vers le gazoduc en vue d'une offensive prochaine lors de la saison sèche, troupes qui ont été massées entre Kanbauk et la frontière thaïlandaise. Les directions de Total et d'Unocal ont démenti ces assertions à la suite d'articles parus le 6 décembre dernier dans le Bangkok Post, mais tous les témoignages confirment cette militarisation à outrance de la région en vue de l'offensive qui doit commencer en janvier."

D'après lui, "en décembre 1997, l'offensive de l'armée birmane, qui se déroule à chaque saison sèche, a entraîné l'exode de 20.000 Birmans. L'armée birmane a démenti cet état de fait mais aujourd'hui chacun peut voir tous ces Birmans peuplant 15 camps, appelés "villages birmans" en Thaïlande, qui ne bénéficient pas du statut de camps de réfugiés et qui s'ajoutent aux camps de réfugiés de l'UNHCR."

Mme Ester Saw Lone, présidente de l'Union des femmes Karen, a livré un témoignage poignant sur la situation de la population Karen vivant dans la région du gazoduc : "Dans la région de Merguitavoy, elle a participé à la création d'une école d'une trentaine d'enfants, l'aggravation de la situation politique en Birmanie a poussé de plus en plus de familles à fuir vers cette région. L'école a fait face à cet afflux. De trente enfants au départ, près de 600 enfants y ont été scolarisés. La plupart des enfants avaient la même histoire personnelle extrêmement douloureuse. Leurs villages avaient été investis par l'armée birmane, leur père et leurs frères obligés de travailler comme porteurs ou tués par l'armée, parfois ils avaient vu leur mère ou leur s_ur maltraitée, voire violée par les forces birmanes. Leurs habitations avaient été confisquées et ils étaient obligés de partir à cause des ordres de déplacement du régime militaire. Ces enfants n'ont jamais connu la paix et la sérénité. Les soldats birmans n'ont jamais eu pitié d'eux alors qu'ils étaient innocents, ce qui crée dans leur existence des traces très profondes, dont on ne peut imaginer la portée. L'école a été détruite par une offensive de l'armée birmane en février 1997. Les enfants et les enseignants ont trouvé refuge au camp de Tam-Hin." Lors d'une visite en mai 1998, elle n'a pu "retrouver les nombreux enfants qu'elle avait éduqués. Certains avaient été tués en 1997 lors de combats entre militaires birmans et l'Union nationale karen, d'autres étaient morts de maladies faute de médicaments pour les soigner."

M. Sunthorn Sripanngern, secrétaire général de la Ligue de l'Union Mon, a évoqué la situation dans la zone du gazoduc : "Les Mons, les Karens, les Tavoyans et les Thaïlandais sont contre ce projet qui ne leur a apporté que du sang et des larmes. Depuis le début du chantier, le gouvernement a chargé l'un des chefs de la région côtière d'assurer la sécurité de la région ce qui a entraîné de nombreuses violations des droits de l'Homme. Quatre bataillons sont engagés pour assurer la sécurité intérieure dans la zone et vingt bataillons pour contrer les forces karens et s'occuper de la sécurité intérieure. Depuis le début du chantier on a constaté des violations des droits de l'Homme, des déplacements forcés de population et du travail forcé de portage dans la zone du gazoduc."

Il a précisé que "plus de 13 villages occupés par des Mons et des Karens avaient été déplacés ce qui a entraîné le déplacement de plus de 3 000 familles et de 14 monastères. Les Mons, les Karens, les Tavoyans n'ont nullement bénéficié de ce projet contrairement aux affirmations de Total qui prétend les avoir aidés en bâtissant des écoles et des hôpitaux. Les habitants de cette région ont en réalité terriblement souffert."

Lors de sa visite en Thaïlande la mission avait souhaité visiter des camps de réfugiés, les autorités thaïlandaises ne le lui ont pas permis, la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie étant sous administration de l'armée thaïlandaise.

Néanmoins, elle s'est rendue à Tam-Hin où, sans pouvoir visiter le camp, mais grâce à la rencontre fortuite avec des membres d'une organisation humanitaire canadienne, elle a pu s'entretenir brièvement avec le chef du camp qui a expliqué que les conditions de vie y étaient difficiles. Il redoutait des incursions de l'armée birmane. De nombreux réfugiés de Tam-Hin venaient de la zone du gazoduc.

La mission a visité le site du gazoduc de Yadana. Elle a visité des écoles construites par Total, des fermes modèles, des centres de santé. Ces installations financées par Total bénéficiaient aux habitants de la zone. Ceux-ci semblaient satisfaits. Toutefois dans les villages de pêcheurs mons notamment Daminsek, la misère était criante et le sous-développement réel. Les responsables de Total reconnaissaient eux-mêmes que leurs efforts étaient "une goutte d'eau dans la mer".

Les conditions de la visite du gazoduc n'ont pas permis de vérifier si l'armée était ou non présente car un deuxième gazoduc de la compagnie britannique Premier Oil est en construction. L'hélicoptère a survolé des baraquements, servaient-ils à la construction de ce nouvel oléoduc ou étaient-ils militaires ? Il est très difficile de repérer quoique ce soit dans la jungle birmane. La visibilité du déplacement de la mission était telle que si armée il y avait, elle ne s'est pas montrée. En revanche, c'est avec surprise que la délégation a pu embarquer à l'aéroport international de Rangoon sans aucun contrôle policier alors que partout en Birmanie ils sont de rigueur. Est-ce la qualité des accompagnateurs qui lui valait une telle mansuétude ?

- Total et Unocal ont-elles bénéficié directement ou indirectement du travail forcé ?

La FIDH, Agir Ici, Info-Birmanie et EarthRights International l'affirment. Les accusations les plus étayées figurent dans les témoignages produits contre Unocal au procès de Los Angeles par l'avocat Tyler Giannini, directeur d'EarthRights International. Celui-ci a fait état du témoignage d'un villageois expliquant que leur chef leur avait ordonné d'aller travailler sur la route du gazoduc, expliquant qu'ils seraient payés par les étrangers. "Comme les militaires avaient donné cet ordre, les villageois ont été obligés de travailler et ont été payés en présence d'étrangers. Dès le départ des employés étrangers, les soldats birmans les ont fait venir un par un et rendre l'argent gagné."

Selon lui : "Cela démontre que l'armée birmane était impliquée dans le projet de gazoduc et qu'elle était présente lors des opérations de nettoyage préalables à la construction des infrastructures nécessaires au chantier (routes, héliports, etc.). Le fait que Total et Unocal aient payé ces villageois prouve qu'ils ont travaillé sur le gazoduc mais n'enlève rien au caractère forcé du travail effectué. Dans la définition légale du travail forcé, la rémunération n'entre pas en ligne de compte. C'est la façon dont le travail est effectué qui importe. Or les villageois étaient forcés de travailler par les militaires. Certains bataillons, 273 et 282 sont appelés "bataillons de Total" par les gens sur place. Ces informations ont été transmises par des déserteurs qui confirment qu'ils ont reçu de l'argent de Total."

Il a ajouté que "d'après nombre de témoignages, il apparaît que lorsque l'armée birmane recrutait des villageois pour travailler sur le projet, ceux-ci n'avaient aucun moyen de s'y soustraire et n'avaient pas le droit de refuser. La question de savoir si Total savait ou aurait dû savoir ne réduit pas sa responsabilité, d'autant que la compagnie ne pouvait ignorer que c'était l'armée qui les embauchait. On ne sait pas si le travail effectué était du portage ou de l'infrastructure. Certaines victimes ont pu être employées à différentes tâches, notamment au débroussaillage."

Il a d'ailleurs précisé que "lors de sa déposition sous serment, le Président d'Unocal a précisé qu'un consensus s'est dégagé sur le fait que les porteurs pouvaient être soit des conscrits, soit des villageois et que leur paiement en dépendait."

M. Tyler Giannini a affirmé "disposer d'un document fourni par Total remis à un diplomate américain lors d'une conférence en janvier 1996. Ce document contient un tableau qui démontre que des paiements ont été effectués auprès des villageois recrutés par l'armée pour la période du 2 décembre 1995 au 17 janvier 1996. Il contient des dates, des numéros de bataillons de l'armée, le nombre de villageois, le montant des sommes versées et précise que des rations alimentaires provenant de Total ont été fournies aux villageois travaillant avec les bataillons. Dans ce document, il apparaît qu'entre décembre 1995 et janvier 1996, Total a payé 463 villageois recrutés par l'armée et il était prévu que Total devait chaque semaine leur fournir, comme aux militaires, une ration alimentaire. Un témoignage de villageois corrobore le contenu du document. Le témoin a déclaré que le chef du village leur avait expliqué qu'ils devaient travailler pour des étrangers qui construisaient le gazoduc. Effectivement, il reconnaît avoir été rémunéré mais en fait cela ne l'intéressait pas et il n'avait pas d'autre choix que d'accepter ce travail. Ce témoin confirme que les travaux étaient toujours effectués sous la surveillance de l'armée ce qui a été corroboré par d'autres témoignages."

La mission juge que le lien entre la présence militaire, les exactions contre les populations et les travaux forcés est avéré. Total ne pouvait l'ignorer. Que s'est-il passé avant la construction du gazoduc quand l'armée birmane a sécurisé et débroussaillé la zone ? Qui a construit les camps militaires qui s'y sont multipliés, qui a nourri ces troupes ?

La mission partage le point de vue de M. Martial Cozette, directeur du Centre français de l'information sur les entreprises :"En ce qui concerne Total, le Centre a observé qu'un certain nombre d'informations sont peu transparentes et que l'entreprise n'a pas pris de précautions suffisantes dans un pays où il est notoire que le gouvernement utilise des méthodes très brutales au niveau des minorités et des populations. Ces deux éléments, la transparence et la précaution, n'ont été mis en avant de la part de Total qu'à la fin 1996. Mais sur l'analyse des risques dans la zone du gazoduc de 1992 à 1996, il n'y a pas eu d'information. Celle-ci n'a été délivrée que lorsque les travaux ont été engagés et après que la zone du gazoduc ait été pacifiée. Il n'y avait plus rien à voir. Ainsi des journalistes ont pu se rendre sur place fin 1996, mais le groupe Total aurait dû organiser cela avant. On relève de nombreuses contradictions dans l'information de Total : début 1994 le groupe affirmait que le gazoduc ne traversait pas de zone sensible sur le plan environnemental et que le trajet le plus court avait été choisi pour en minimiser l'impact. Le tracé actuel du gazoduc dément ces informations. Lors de réunions en 1996, Total soutenait qu'il ne pouvait y avoir de violation des droits de l'Homme et d'utilisation de travailleurs forcés car le chantier n'était pas commencé. Mais ceci n'était pas une preuve puisqu'avant la construction du gazoduc des travaux préliminaires avaient fait l'objet, en mars 1995, d'attaques de guérilla karen, qui firent des victimes parmi les personnels effectuant des relevés."

Cette analyse se rapproche de celle du chargé d'affaires américain à Rangoon avec lequel la mission s'est entretenue. Il a expliqué que "disposant d'un hélicoptère et grâce à son attaché militaire, il avait pu visiter le site du gazoduc sans recourir à la MOGE, soucieux d'enquêter sur les accusations de travail forcé contre Unocal et Total". Selon lui "il ne pouvait avoir du travail forcé lors de la construction du gazoduc qui nécessitait des moyens considérables et une main d'_uvre qualifiée." Il s'est montré par contre très préoccupé par la sécurité dans cette zone et n'excluait pas des opérations de guérilla.

Il apparaît factice de séparer la construction du gazoduc qui nécessitait l'embauche d'une main d'_uvre qualifiée et des moyens techniques considérables, des mesures prises par le régime birman pour assurer sa sécurité. Or ce sont les mesures de sécurité qui ont généré du travail forcé et des déplacements de populations dans la zone.

L'acte d'accusation du procès intenté à Unocal aux Etats-Unis l'a précisé : "Durant les négociations, les parties se sont mises d'accord pour que le SLORC éclaircisse le tracé et assure la sécurité du projet de gazoduc (...) Unocal et Total ont fourni de l'argent au SLORC pour couvrir les frais engagés dans les travaux du projet du gazoduc (...) Les compagnies défenderesses savaient que le SLORC, ses forces armées et ses services de sécurité commettaient des violations des droits de l'Homme, incluant les travaux forcés et les déplacements forcés dans le cadre du projet de gazoduc."

La mission estime que Total et Unocal n'ont pas volontairement utilisé le travail forcé pour la construction du gazoduc mais en ont indirectement bénéficié en raison de la militarisation de la zone. Pour cette raison, la délégation n'est pas favorable à l'implantation de Total en Birmanie. Elle s'interroge sur le devenir économique d'un projet critiqué en Thaïlande pour son impact écologique néfaste.

M. Paribatra Sukhumband, vice-ministre des Affaires étrangères de Thaïlande a regretté que le gouvernement thaïlandais précédent ait approuvé le tracé du gazoduc, qui traverse une importante zone forestière, et nombre d'ONG thaïlandaises s'insurgent contre les dégâts occasionnés à la forêt. Malgré les efforts de PTP, la compagnie nationale thaïlandaise en charge du projet, pour associer les habitants de la zone à ce projet, les critiques sont nombreuses ; la presse thaïlandaise en fait régulièrement état.

En outre les besoins énergétiques de la Thaïlande justifient mal la construction du gazoduc : la centrale de Rachaburi que devait construire la Thaïlande pour transformer le gaz de Yadana en électricité était loin d'être terminée. Lorsque la mission s'est rendue sur place, en mars 1999, elle a visité une centrale en chantier. Le pronostic de la mise en service d'une première tranche de la centrale en septembre 1999 lui paraissait aléatoire. Aujourd'hui il serait envisagé le raccordement au réseau le 1er novembre 1999 de la première des six turbines à gaz. De ce fait, l'entreprise nationalisée thaïlandaise PTT, opérateur pour la partie thaïlandaise du gazoduc risque de devoir payer encore le gaz qu'elle n'utilise pas aux termes du contrat de "take or pay" signé avec Total, ce qui n'est pas sans poser problème.

d) Total et les investisseurs étrangers : une présence néfaste selon Mme Aung San Suu Kyi et l'opposition birmane

La mission d'information avait mis une condition explicite à sa visite en Birmanie : rencontrer Mme Aung San Suu Kyi et lui témoigner le soutien des députés français pour son combat. Grâce aux efforts du ministère des Affaires étrangères et de l'Ambassadeur de France, la mission a pu s'entretenir avec elle. Impressionnante de calme et de détermination, elle a déploré l'état de la Birmanie et fustigé l'incompétence et la malhonnêteté du régime.

Evoquant les démissions au sein de la Ligue, démissions forcées, s'accompagnant généralement d'un double à la police, elle s'est déclarée "peu inquiète de ces démissions, d'autant qu'un certain nombre de démissionnaires n'étaient pas membres de la Ligue. Sur deux millions d'adhérents en 1989, il y a eu 15 000 démissions depuis le début de la campagne de pressions de la Junte sur les parlementaires et militants de cette formation." Mme Aung San Suu Kyi espère que la Junte, minée par ses rivalités et ses contradictions s'effondre, en raison de la situation économique et de la mauvaise gestion.

Elle a précisé qu'il y avait environ "un millier de prisonniers politiques, sans en être certaine, car les arrestations sont généralement tenues secrètes, les familles les apprennent avec retard ; il n'y a pas de procès publics ; ils se déroulent à l'intérieur des prisons."

Elle a reconnu que la question des minorités était problématique : "trop souvent, elles ont fait passer leurs intérêts communautaires avant l'intérêt national, car elles considèrent l'armée birmane comme une armée d'occupation, certains mouvements sont proches de la Ligue, qui reste attachée à la non-violence, principe bien ancré dans la culture birmane."

S'agissant des investissements étrangers, elle a déclaré "non, je n'ai pas changé. Nous sommes pour les investissements étrangers, mais pas aujourd'hui, car ceux-ci confortent la Junte au pouvoir. Il en va de même du tourisme, car les grands hôtels et les restaurants sont gérés par les militaires." Elle a estimé que les touristes français étaient trop nombreux en Birmanie et a souhaité qu'ils attendent le départ de la Junte pour venir.

Elle s'est montrée sceptique sur la mission de M. Alvaro De Soto, secrétaire général adjoint de l'ONU car elle estime qu'en l'état actuel des choses, les militaires ne sont pas près de faire un pas en avant.

Mme Aung San Suu Kyi n'assimile pas la France et Total dont elle a fustigé les implantations. Ses relations avec l'Ambassade de France en Birmanie ont semblé très cordiales. L'investissement de Total en Birmanie est mal perçu tant par Mme Aung San Suu Kyi que par l'opposition birmane qui considèrent qu'il conforte le régime en place ; les opposants birmans se demandent ce que fera la Junte du produit de cet investissement.

Mme Aung San Suu Kyi a réitéré cette analyse le 9 septembre 1999. Dans un message adressé aux foules londoniennes réunies dans une manifestation pour le soutien à la démocratie en Birmanie, elle a demandé l'application de sanctions économiques à la Birmanie : "Nous voulons affirmer que des sanctions économiques ne nuisent pas au peuple birman dans son ensemble. En effet quand la Birmanie s'ouvrit il y a dix ans à une soi-disant "économie de marché", elle n'ouvrit pas cette porte à la population birmane. En réalité elle accorda aux autorités militaires et à leurs relations l'occasion de consolider leur puissance économique comme ils ont consolidé leur puissance militaire. Nous pensons donc que les sanctions économiques sont souhaitables et nécessaires à la démocratisation rapide de la Birmanie. Il faut que la Communauté européenne, les Etats-Unis et le reste du monde soient bien conscients du fait que les sanctions aident le mouvement pour la démocratie en Birmanie. Nous voulons qu'ils sachent bien que des sanctions unilatérales sont plus souhaitables que l'absence totale de sanctions."

Les membres de l'opposition birmane avec lesquels la mission s'est entretenue en Thaïlande ont tenu le même langage.

Selon M. U Maung Maung, président de la Fédération des Syndicats de Birmanie, "Les investissements étrangers en Birmanie ne profitent qu'à l'armée qui est passée de 180 000 hommes à 450 000 hommes. La Birmanie consacre 60 % de son budget à la défense contre 2 % à l'éducation. Les forces de sécurité qui protègent les équipements sont rémunérés par les habitants. Depuis 1998 le gouvernement birman a réduit les soldes ce qui oblige les militaires à vivre et à se ravitailler en réquisitionnant les récoltes." S'agissant du travail forcé, M. U Maung Maung a affirmé que "cette pratique avait toujours existé en Birmanie. Dès 1993 il avait écrit à Total et Unocal à ce sujet sans recevoir de réponse."

e) La question des sanctions commerciales et du boycott de la Birmanie

Les prises de positions hostiles à tout investissement étranger en Birmanie qui émanent de l'opposition birmane légitimement élue et ses appels au boycott du régime birman rappellent l'attitude des opposants à l'apartheid en Afrique du Sud. La demande de sanctions internationales émane de l'intérieur d'un pays. Certes, les politiques d'embargo et de boycott ne suscitent guerre l'enthousiasme. En Irak ces mesures ont affamé la population sans affaiblir Saddam Hussein. En Haïti ce fut un désastre et Cuba survit toujours à l'embargo américain.

La position de M. Alexandre Adler, rédacteur en chef de "Courrier International" à ce sujet mérite d'être évoquée : "Le succès du boycott de l'Afrique du Sud a enlevé tout fondement aux critiques anti-boycott. Si l'on interrompt l'achat de pétrole d'un pays on change sa politique. Toutefois, lorsqu'un régime politique est très bien implanté, le boycott frappe fortement sa population. Ainsi, le boycott par la communauté mondiale de Haïti, alors que les Etats-Unis auraient pu intervenir militairement pour renverser le Général Cédras et l'obliger à partir, a été une catastrophe pour les Haïtiens, accroissant largement leur misère. Le boycott est une mesure à manier avec précaution au cas par cas. Dans le cas de la Birmanie, cette sanction n'est pas forcément utile. Néanmoins, le risque d'achat d'armes par la Junte birmane n'est pas à écarter. En réalité, il faut que la rente pétrolière atteigne un niveau suffisant en Birmanie pour que sa suppression soit suffisamment douloureuse pour le pouvoir."

Dans le cas de la Birmanie, le retrait ou le gel de la présence des compagnies étrangères aurait un double mérite ; celui de conforter l'opposition démocratiquement élue et d'affaiblir considérablement une dictature qui a du mal à faire face à la faillite de sa gestion. Une telle mesure ne peut aggraver la situation de la population birmane, la Junte utilise toute entrée de devises étrangères à son profit.

Les ONG sont partagées sur la question du devenir de Total en Birmanie. Selon Mme Marie-Line Ramackers : "Agir ici" demandait le gel des activités de Total en Birmanie, non son retrait, car cette ONG est consciente que cette entreprise a fait des investissements qui ne sont pas encore rentables. Le gel du projet Yadana est réalisable."

M. Michel Diricq a précisé "qu'Info Birmanie estimait que Total devait se retirer de Birmanie. Elle est sur ce point d'un avis différent d' Agir ici et elle estime que la France adopterait une attitude plus digne en reconnaissant qu'il est inacceptable de traiter avec la Junte de Rangoon qui est un régime illégitime ; même s'il est important pour la diplomatie française de défendre les entreprises du pays, il faut reconnaître qu'il y a des pays, la Birmanie et le Soudan notamment, où il ne faut pas être présent."

Pour la compagnie Total, il n'est pas question de se retirer. M. Thierry Desmarest a indiqué "qu'il n'avait pas connaissance de compagnie pétrolière ayant quitté la Birmanie pour des raisons politiques. Il a expliqué que chacun devait rester dans son domaine de compétence dans l'exercice de ses responsabilités. Il appartient aux instances politiques et à la communauté internationale de décider des règles que, pour sa part, la compagnie respecte, bien qu'elle soit réservée sur l'efficacité des embargos économiques. Généralement, les embargos génèrent plus de problèmes qu'ils n'en règlent et ils ne doivent être institués que dans des cas exceptionnels et avec le souci de la réversibilité".

Le soutien de la France à la présence d'entreprises françaises en Birmanie est critiqué par les ONG. Les accusations de double langage fusent.

M. Francis Christophe a ainsi relevé "qu'en décembre 1996, lors du cinquantenaire de la déclaration universelle des droits de l'Homme, un message de Mme Aung San Suu Kyi a été diffusé et le Chef de l'Etat y a répondu en déclarant qu'il soutenait son combat pour la démocratie sans réserve. Or, elle a demandé à la France de ne pas investir en Birmanie sous ce régime en évoquant le gazoduc et d'éviter que l'ASEAN intègre la Birmanie en l'état. Sur ces deux points précis, le Président français a pris publiquement position contre les demandes de Mme Aung San Suu Kyi, à Bangkok. Il s'est prononcé en 1996 pour le gazoduc et en mai 1997 pour l'admission de la Birmanie au sein de l'ASEAN. Le Président Chirac est le seul responsable d'un Etat démocratique à se prononcer publiquement en faveur de l'admission de la Birmanie de l'ASEAN en l'état, ce qui constitue une exception française."

M. Paribatra Sukhumband, vice-ministre thaïlandais des Affaires étrangères, lors de son entretien avec la mission, s'est montré circonspect sur cette adhésion mais, a-t-il expliqué, peut-on revenir en arrière ?...

Pour M. Michel Diricq : "Les contacts établis avec les représentants des démocrates birmans l'amenaient à penser que ceux-ci attendaient à présent deux choses : que la France ne ferme pas les yeux devant les meurtres commis au nom de la sécurité du gazoduc de Total ; mais également que la vente du gaz à la Thaïlande soit bloquée pour éviter que la Junte n'achète des armes et ne blanchisse l'argent de la drogue avec le produit de la vente. En outre, le gouvernement français a la possibilité d'exiger cela de Total par l'intermédiaire de son représentant au Conseil d'administration et conformément aux conventions liant Total à l'Etat."

La mission est, comme nombre d'experts entendus, réservée sur les politiques d'embargo. Mais dans le cas birman, elle se demande ce que doit faire la communauté internationale pour amener la Junte à résipiscence car les investissements étrangers ne profitent pas à la population.

Le 19 février 1998, le Parlement Européen a voté une résolution explicite dans laquelle il appelle pour la deuxième fois les entreprises européennes à quitter la Birmanie : "les investissements étrangers en Birmanie sont une contribution financière importante à la Junte et n'apportent pas le moindre bénéfice direct au peuple birman". Une nouvelle résolution a été votée le 16 septembre 1999. Le Parlement a relevé que les investissements actuels des sociétés pétrolières multinationales européennes en Birmanie représentent le tiers des investissements étrangers officiels et que la proportion est encore plus forte s'agissant des crédits décaissés.

De nombreuses multinationales ont d'ailleurs quitté le pays : Texaco, Arco, Pepsi, Levi's, Interbrew, Carlsberg, Heineken, Reebok, C & A, Hewlett Packard se sont retirées pour éviter le boycott. D'autres comme Unilever ont cité la Birmanie comme étant un pays où ils ne feraient pas commerce. Il en va de même de Shell et Exxon.

Les ONG avec lesquelles la mission s'est entretenue dressent un tableau extrêmement pessimiste de l'état de santé de la population (malnutrition, paludisme, sida, etc.) La violence de la Junte conjuguée à son emprise économique conduisent les Birmans à l'exil en Thaïlande. Les camps de réfugiés à la frontière thaïlando-birmane le démontrent.

La Birmanie manque cruellement d'énergie. Rangoon est plongée dans l'obscurité de façon récurrente comme a pu s'en rendre compte la mission. Le projet de gazoduc que Total devait construire permettant d'électrifier décemment la région de Rangoon n'a pas vu le jour par manque de fonds.

Ce ne sont pas les propos tenus par M. U Win Aung, ministre birman des Affaires étrangères, - présenté comme une personnalité libérale et ouverte - qui ont pu rassurer la mission sur les chances d'instaurer rapidement un régime démocratique en Birmanie. Outre des considérations générales sur le respect de l'environnement préoccupation majeure, selon lui, des autorités, il a défendu le projet du gazoduc de Yadana "Total a construit des routes, des dispensaires ; la population a bien accepté cette présence, source de profit pour la communauté villageoise car il y aura une production électrique issue du gaz et un partage de ressources entre Total et le gouvernement birman." Comme l'Ambassade de Birmanie en France qui diffuse la revue de Total "Energies", il s'est félicité de l'implantation de Total.

Il a insisté en outre sur l'absence de violations des droits de l'Homme en Birmanie. Toutefois ses propos "empreints de bonhomie" sont devenus plus acerbes sur la question du travail forcé. Il a évoqué la nécessité de reconstruire un pays ruiné par la révolution de 1988 et les risques de divisions du pays par les mouvements ethniques, mais a nié l'existence du travail forcé. "Si vous vous déplacez en Birmanie, vous constaterez que les gens sont heureux et qu'il n'y a pas de violation des droits de l'Homme. C'est de leur plein gré que les Birmans travaillent à la reconstruction du pays." Quant à la démocratie c'était bien sûr son souci majeur : "Le pays n'est pas mûr pour la démocratie, car notre peuple est simple. Une constitution est en cours d'élaboration mais pourquoi se presser ? Des élections peuvent avoir lieu dans un an ou 200 ans..."

Il a manifesté toutefois une certaine ouverture sur la libération des prisonniers politiques et sur la venue de l'émissaire des Nations Unies, M. Alvaro de Soto. La situation en Birmanie paraît donc figée, ce qui renforce la thèse des opposants aux projets du gazoduc de Yadana.

La venue de la Troïka à Rangoon les 6 et 7 juillet dernier, a certes permis d'obtenir des libérations de prisonniers politiques sans qu'un dialogue politique ne soit engagé entre la Junte et la LND ; la mission de M. Alvaro De Soto, secrétaire général adjoint de l'ONU, dont il était question en mars dernier, a été reportée à maintes reprises. Aura-t-elle lieu en octobre prochain ? La situation n'évolue donc pas, la présence d'entreprises étrangères dans un tel contexte est loin d'être souhaitable tant pour l'avenir de la démocratie birmane que pour leur image. La présence du 4ème pétrolier mondial en Birmanie est actuellement dommageable pour l'image de la France comme pour celle de ce groupe dans le monde. Sa taille accroît sa visibilité et sa vulnérabilité aux opérations de boycott. Il serait opportun qu'un tel investissement soit figé d'autant que la centrale de Rachaburi en Thaïlande ne fonctionne toujours pas.

La mission n'a pas été en mesure de reconstituer précisément l'enchaînement des décisions qui ont conduit la Coface à garantir cet investissement de Total en 1994, ce qui a sans doute conforté la compagnie dans sa démarche. Elle le regrette car de telles décisions lourdes de conséquences pour le rayonnement international de la France et pour l'avenir et l'image de ses entreprises devraient être prises de manière plus transparente.

La mission s'est heurtée aux mêmes difficultés s'agissant de l'entrée de la compagnie Elf dans le consortium pétrolier constitué pour édifier l'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun.

2) L'entrée d'Elf dans le Consortium créé pour la construction du projet d'oléoduc Tchad-Cameroun

La mission qui s'est rendue au Cameroun et au Tchad du 7 au 13 février a entendu de nombreuses critiques sur les effets pervers de la présence d'Elf dans le consortium créé pour la construction du projet d'oléoduc Tchad-Cameroun (voir infra). Pour les experts comme les ONG, Elf et la France se confondent en Afrique. La privatisation de la compagnie n'a pas encore altéré cette symbiose. Nul n'ignore que la France entretient d'excellentes relations avec le Tchad, où le dispositif Epervier est stationné. Personne ne nie que les liens entre la France et le Cameroun sont étroits et que le Président Biya, dont l'un des proches conseillers est M. Yvan Onmes, ancien ambassadeur de France, est un grand ami de notre pays. Il maintient le Cameroun dans la sphère francophone, ce qui aux yeux des autorités françaises n'a pas de prix. Il est de notoriété publique que le Tchad comme le Cameroun ne sont pas des modèles de démocratie, de bonne gouvernance et de respect des normes éthiques et environnementales.

Le Tchad connaît depuis des décennies une succession de coups d'Etat militaires et des troubles récurrents dans le Sud du pays où le pétrole sera exploité. Le délabrement et la pauvreté du pays frappent les visiteurs. Le Cameroun quant à lui est miné par la corruption, son économie est en crise et le niveau de vie de ses habitants en chute libre. Il bat le triste record des pays les plus corrompus du monde et où les affaires sont les plus difficiles à réaliser.

Aussi le projet d'oléoduc entre ces deux pays a-t-il soulevé bien des questions et des objections. Le financement de la Banque mondiale en faisant un cas d'école (voir supra). Les conditions de l'entrée d'Elf dans le consortium créé à l'origine par Exxon, la Shell et Chevron ont fait l'objet de déclarations contradictoires car à l'origine, Elf n'était pas partie prenante dans ce projet.

Le projet initial de tracé de l'oléoduc partait des champs pétrolifères de Doba vers le port Camerounais de Limbé bien équipé mais situé en zone anglophone, ce qui aurait déplu au Président Biya.

Des accusations précises sur l'entrée et le rôle d'Elf dans le consortium ont été portées par M. Ngarlejy Yorongar, seul et unique député de l'opposition tchadienne. Il fut, au mépris de son immunité parlementaire, emprisonné pour s'être insurgé contre les risques sociaux et environnementaux que ce projet faisait courir aux habitants de la région de Doba. Il fustigeait les conditions d'indemnisation de ces populations et dénonçait par avance les risques de spoliation qui pesaient sur elles. Voici son argumentation.

Il a rappelé que "c'était sous la présidence de Tombalbaye que le dossier du pétrole avait été ouvert au Tchad, Elf avait fait des prospections entre les années cinquante et soixante et dit n'avoir rien trouvé. Tombalbaye fut peu satisfait de la réponse d'Elf et fit appel à la Conoco. Celle-ci rendit publiques ses recherches en 1974. Trois gisements avaient été découverts : Sédigui, Bongor, et le bassin de Doba. Depuis cette découverte et jusqu'à l'arrivée de M. Idriss Déby au pouvoir, les chefs d'Etat tchadiens qui se sont succédé (Tombalbaye, le Général Malloum, MM. Goukouni et Habré) ont refusé catégoriquement l'entrée d'Elf dans le consortium."

Il a précisé comment Elf avait décidé de soutenir M. Idriss Deby : "En 1990, M. Yorongar, qui soutenait M. Déby entré en rébellion, a été témoin des pressions exercées par la France notamment le refoulement de M. Déby hors de France alors qu'il avait obtenu un visa. Après que ce dernier ait été refoulé à Bonn en Allemagne, Elf a pris contact avec lui pour lui proposer un marché. C'est aux Pays-Bas que fut passé ce marché qui consistait pour Elf à fournir des moyens financiers et humains à la rébellion dirigée par M. Déby. En échange de cette aide, celui-ci, une fois au pouvoir, ferait entrer Elf dans le consortium. A son arrivée au pouvoir, le 1er décembre 1990, M. Déby a éjecté Chevron du consortium pour faire place à Elf."

Il a soutenu "qu'une fois au sein du consortium, Elf avait provoqué des désordres. Elle obtint la déviation de l'oléoduc qui initialement devait aboutir dans le port pétrolier de Limbé dans la zone anglophone du Cameroun, vers Kribi en territoire francophone. Cette déviation vers Kribi, plage touristique connue comme étant l'une des plus belles au monde, entraîne un surcoût que le Tchad devra supporter. Il faut rappeler que Kribi qui se trouve au sud du Cameroun est en pleine forêt, zone d'habitation des Pygmées alors que Limbé est au nord de Kribi."

Les explications de M. Mongo Beti écrivain camerounais, rejoignent celles de M. Ngarlejy Yorongar. Selon lui :"Même si Elf n'est pas l'opérateur principal du projet d'oléoduc, son influence est importante car Exxon étant une société américaine, elle considère qu'une société française connaît mieux le terrain. Le débouché de l'oléoduc a fait l'objet d'un débat. On pensait tout d'abord qu'il devait être à Limbé, port déjà équipé mais l'ethnie Béti s'est battue pour qu'il passe par Kribi, ce qui est une mauvaise solution selon des écologistes américains. Kribi est un site touristique et la présence d'un oléoduc le saccagera. Les habitants de la région considèrent que ce changement est une décision politique et que les luttes ethniques ont été attisées par Elf. La position d'Exxon est compliquée et selon lui, cette compagnie laisse Elf décider."

La mission a constaté sur place que le site de Kribi était superbe et malgré les précautions prises, la présence d'un terminal pétrolier dans ce site soulève des inquiétudes liées à la multiplication du trafic de pétroliers.

Selon Mme Annick Jeantet, chargée de mission d'Agir Ici : "L'implication d'Elf dans le projet pétrolier est avant tout liée aux intérêts politico-stratégiques de la France. En 1978, le consortium américano-britannique composé d'Exxon, Chevron et Shell, entreprend une prospection pétrolière au sud du Tchad qui révèle des réserves importantes. Si l'ancien Président Hissene Habré avait choisi d'avantager les Américains, leur octroyant la majeure partie des concessions pétrolières, le Président Idriss Déby, au pouvoir depuis 1990, a préféré remercier ses amis français."

A l'appui de ses propos elle a cité la fameuse interview de M. Loïc Le Floch-Prigent à l'Express : "Mon rôle en Afrique est, entre autres, de s'intéresser à la présence française au Tchad et au Cameroun. C'est la raison pour laquelle Elf entre dans le consortium pétrolier tchadien à la place de Chevron. Mon rôle est de persuader les Américains, discrètement, de traverser la partie francophone du Cameroun." Elle a également évoqué une analyse de la Lettre du Continent du 9 février 1995 : "les militaires français voient dans le tracé de l'oléoduc une formidable voie d'accès au sud du Tchad en cas de crise. Si Limbé (en zone anglophone) avait été choisi, l'axe aurait longé la frontière nigériane ce qui aurait rendu les mouvements militaires français plus difficiles."

M. Jean-François Bayart, directeur du CERI a une interprétation plus complexe de l'entrée d'Elf dans le consortium : "Le ministère des Affaires étrangères n'a jamais pu instrumentaliser Elf sur le Nigeria. Par contre, au Tchad, Elf ne souhaitait pas s'implanter. Or, le Président Idriss Déby a convaincu l'Elysée d'imposer une prise de participation d'Elf dans le consortium pétrolier opérant au Tchad. Elf faisait ainsi une mauvaise manière à son partenaire américain, sans croire à la richesse du gisement de Doba."

M. Philippe Jaffré a nié farouchement cette interprétation souhaitant démontrer l'indépendance d'Elf : "Elf n'a pas été forcée d'entrer dans le consortium et à aller au Tchad. Depuis trente ans, la recherche au Tchad était infructueuse et les prospecteurs s'y sont succédé jusqu'au succès d'Exxon. A l'occasion de la sortie d'un des associés, qui ne souhaitait pas rester, Elf a racheté 20 % des parts et n'a pas de raison d'être mécontente. La présence d'Elf ne vise pas à soutenir l'armée française pour éviter les Libyens comme certains l'affirment, ce n'est pas la manière dont Elf travaille."

L'entrée d'Elf dans le consortium garde un certain mystère. La mission n'a pu, là encore, cerner clairement le processus de décision qui a amené la France à soutenir cette entrée. Il semblerait que l'Ambassade de France au Tchad ait joué un rôle important dans cette opération. Comme l'indiquait M. Ngarlejy Yorongar, Chevron avait décidé de vendre ses parts dans le consortium pour déployer ses activités vers la CEI, les autorités françaises ont signalé cette perspective à Elf. Mais Exxon opérateur au sein du consortium, voulut faire jouer son droit de préemption et a menacé le Tchad d'intenter une action judiciaire devant le Tribunal international de commerce. Le gouvernement tchadien a hésité mais a été convaincu par les autorités françaises.

Toutefois la mission d'information n'ayant pas obtenu communication des télégrammes demandés à ce sujet, elle ne peut que souligner une fois encore le manque de transparence du processus de décision et s'étonner du goût du secret qui paraît animer les responsables des décisions dès qu'il s'agit d'Elf et de l'Afrique.

S'agissant des intérêts pétroliers et de l'Afrique la multiplicité et l'opacité des pôles de décisions (cellule africaine de l'Elysée, ministère des Affaires étrangères, secrétariat d'Etat à la Coopération) rend tout contrôle parlementaire aléatoire et soulève bien des interrogations.

3) L'ombre d'Elf sur la tragédie congolaise

a) Un pays déchiré par une guerre contre les civils

En août 1990 après onze années de pouvoir sans partage, le Président Sassou N'Guesso instaure le multipartisme. Début 1991, la classe politique congolaise impose une conférence nationale souveraine (CNS). Le pays malgré la rente pétrolière est en faillite en raison du poids de sa dette. La CNS rassemble une cinquantaine de partis politiques et plus de 1000 participants et met un terme à vingt ans de régimes militaro-marxistes. Elle restreint les pouvoirs du président Sassou N'Guesso et le gouvernement de transition est confié à M. André Milongo qui devient Premier Ministre. Le 15 janvier 1992 le président déchu tente un coup d'Etat à partir de Libreville, il échoue. Une Constitution est adoptée par référendum avec 97 % de suffrages et le 16 août 1992, M. Pascal Lissouba est élu au second tour des élections présidentielles avec 61,32 % des suffrages grâce au report de voix des électeurs du P.C.T. (parti congolais du travail), parti de l'ancien président Sassou N'Guesso qui a donné des consignes de vote. M. Pascal Lissouba arrive devant M. Bernard Kolélas, futur maire de Brazzaville. M. Lissouba rompt ses accords avec le P.C.T. grâce auquel il a été élu et ne lui accorde que trois portefeuilles sur les sept promis dans le cadre de l'accord électoral. Le P.C.T. reproche alors au président Lissouba d'instaurer une dictature légale. Considérant qu'il a été floué, le P.C.T. se retire de la coalition et rejoint l'opposition. Le gouvernement devient instable et l'Assemblée nationale est dissoute le 17 novembre 1992. Un gouvernement de transition est constitué début décembre ; l'opposition y est majoritaire et M.  Kolélas en fait notamment partie. Moins de six mois après son élection, le président Lissouba est contesté.

Le premier tour des législatives anticipées a lieu le 2 mai 1993. Les résultats sont annoncés deux semaines plus tard dans un climat de suspicion. Sur 125 sièges, la mouvance de M. Lissouba en obtient 62. L'alliance conduite par le P.C.T. en gagne 49. Trois sièges sont emportés par des "divers". Le second tour se déroule le 6 juin afin de pourvoir les 11 sièges manquants. L'opposition, qui a contesté les résultats du premier tour, boycotte le scrutin.

A priori, le président Lissouba n'a pas la tâche facile : l'endettement est colossal, l'Etat est en cessation de paiement, l'armée est acquise à l'ancien président. Il parvient à desserrer l'étau financier en mettant Elf en concurrence avec des pétroliers américains. Il obtient ainsi que la part des recettes pétrolières reversée à l'Etat congolais passe de 17 % à 33 %. Mais politiquement, au lieu de miser sur l'adhésion populaire capitalisée par la CNS, il entre en guerre avec M. Bernard Kolelas maire de Brazzaville et décide de se doter de forces militaires qui lui sont fidèles. C'est l'engrenage. M. Kolelas et l'ancien président Sassou N'Guesso se dotent aussi de milices respectivement les Ninjas et les Cobras.

Le président Lissouba, dans les premiers mois de 1993, se sentant politiquement en danger, commence à mettre en place des groupes armés constitués de jeunes gens, entraînés dans des camps et dont la mission est de faire régner l'ordre sur l'ensemble du territoire. De graves incidents se produisent le soir du 6 juin. Brazzaville est en état d'insurrection et l'armée quadrille la ville. M. Kolélas appelle les Congolais "à défendre la démocratie" et des armes sont distribuées par milliers. Cette guerre civile qui se limite géographiquement à la capitale oppose en fait la "mouvance Lissouba" à une partie de l'opposition dirigée par M. Kolélas.

En novembre 1993 la capitale est encore ravagée par de violents affrontements. En janvier 1994 un cessez-le-feu intervient; M. Kolelas devient maire de Brazzaville, allié au président Lissouba. Les milices de M. Kolelas, les Ninjas, font peser une menace permanente sur la sécurité des personnes. L'ancien président Sassou N'Guesso fait de même dans son fief. Cette escalade de l'armement des milices ne pouvait qu'annoncer une nouvelle guerre civile.

Pour s'équiper, les milices du président Lissouba disposaient des moyens de l'Etat ; les autres milices s'efforçaient de voler du matériel dans les casernes ou d'en acquérir dans les pays voisins. La deuxième guerre civile congolaise éclate le 5 juin 1997, deux mois avant la date du premier tour des élections présidentielles prévues pour le 27 juillet 1997.

Le catalyseur, ou le prétexte, de cette seconde guerre civile fut l'attaque par des troupes congolaises et plusieurs blindés de la résidence de l'ancien président Sassou N'Guesso, rentré au Congo en janvier 1997. Le président Lissouba considère alors cet assaut contre la maison de l'ancien président comme une simple opération de police destinée à désarmer les Cobras. La guerre enflamme à nouveau Brazzaville, le pays se divise et des éléments de l'armée régulière passent chez les Cobras de M. Sassou N'Guesso.

M. Kolelas, ancien adversaire du président Lissouba auquel il s'était opposé lors de la première guerre civile de 1993, rejoint la mouvance présidentielle le 8 septembre 1997 et devient Premier ministre. La guerre s'installe à Brazzaville, opposant cette fois l'ancien président Sassou N'Guesso à la coalition de MM. Lissouba et Kolélas. Cette guerre civile provoquera entre 4 000 et 10 000 victimes selon les différentes sources officielles et internationales à Brazzaville.

Après cinq mois de guerre, l'ancien président Sassou N'Guesso prend militairement le dessus. Le 31 août 1997, le mandat du président Lissouba est arrivé à son terme. Le 12 octobre, les troupes angolaises (par solidarité entre d'anciens présidents marxistes disent alors les médias occidentaux) s'engagent aux côtés de M. Sassou N'Guesso dans le sud-ouest du Congo. Deux jours plus tard, M. Sassou N'Guesso prend Brazzaville et Pointe Noire, l'ancien président Lissouba quitte alors précipitamment le Congo avec la plus grande partie de ses proches collaborateurs. Le 25 octobre, l'ancien président M. Sassou N'Guesso prend le pouvoir. Depuis, la guerre continue au Congo et la population est une fois de plus l'otage et la victime d'exactions commises par les armées étrangères angolaises et tchadiennes et les milices armées par les dirigeants politiques Ninjas, Cocoyes, Cobras font régner la terreur.

Les conclusions du rapport d'Amnesty International "République du Congo, une ancienne génération de dirigeants responsables de nouveaux carnages" paru en mars 1999, sont accablantes pour la classe politique congolaise.

L'Organisation conclut que toutes les parties au conflit du Congo ont porté de graves atteintes aux droits de l'Homme. "Ces atteintes, perpétrées pour la plupart délibérément et arbitrairement à l'encontre de civils non armés ne participant pas directement aux hostilités, contreviennent au droit international humanitaire. Les principaux responsables de ces violences sont des dirigeants politiques et militaires qui ont suscité, cautionné ou créé des situations dont ils savaient qu'elles risquaient de se traduire par des atteintes aux droits humains contre des civils non armés."

"Le cycle de l'impunité a créé des conditions dans lesquelles la violence est perçue par de nombreuses personnes au Congo comme le seul moyen de corriger l'injustice et de prendre ou de conserver le pouvoir. Ceux qui détiennent l'autorité agissent pratiquement toujours en dehors du cadre de la loi, et le pouvoir judiciaire n'est pas en mesure de protéger les victimes des atteintes aux droits fondamentaux."

"On peut s'attendre à ce que, dans ce contexte de violence politique, les atteintes aux droits humains se poursuivent, à moins que le gouvernement comme l'opposition ne prennent l'engagement de respecter l'autorité de la loi et qu'un appareil judiciaire indépendant, compétent et impartial assure son application."

Le rapport de la FIDH et de l'Observatoire congolais des droits de l'Homme (OCDH) intitulé "L'arbitraire de l'Etat, la terreur des milices au Congo Brazzaville" paru en juin 1999, dénonce lui aussi les exactions extrêmement graves commises "par des fanatiques armés dirigés par des seigneurs de guerre et des militaires professionnels conscients de leurs actes". Il est accablant pour les autorités congolaises actuelles et l'ensemble de la classe politique. Il conclut :

"La répression, les persécutions et les violences politiques rivalisent de violence et de brutalité au Congo Brazzaville. La situation des droits humains et des libertés fondamentales y est devenue catastrophique ces six derniers mois. Au regard de ses obligations découlant des conventions internationales relatives aux droits de l'Homme auxquelles il est partie, l'Etat congolais, à travers ceux qui le représentent, fait preuve d'une défaillance patente et grave quant à respecter d'une part, le droit international humanitaire, et d'autre part, les droits de l'Homme et à en garantir effectivement l'exercice et la protection."

"Pire encore, rien ne semble annoncer une prise d'initiatives pertinentes en faveur de ces droits, systématiquement méprisés car leurs violations se poursuivent obstinément et impunément."

"Dans les régions épargnées par les hostilités avec les rebelles Ninjas et Cocoys, des éléments de la force publique se livrent toujours aux exécutions arbitraires et extrajudiciaires, devenues monnaie courante."

De plus, la FIDH et l'OCDH considèrent que "la répression systématique et le refus par les autorités congolaises de toute solution non militaire à la crise politique maintient le Congo-Brazzaville dans l'engrenage des violences à répétition ; la victoire militaire ne peut assurer une paix durable dans ce pays où prolifèrent des milices affiliées aux partis politiques et où circulent sans contrôle légal des armes de guerre dans un contexte de non-droit total".

Enfin, la FIDH et l'OCDH dénoncent le recours systématique à la violence armée comme méthode de règlement des différends et comme moyen d'accession et de maintien à la tête de l'Etat au Congo-Brazzaville.

La presse française sensibilisée par l'affaire ou les affaires Elf s'est intéressée aux dessous de la guerre civile au Congo. Elle a accusé Elf d'avoir armé les deux camps.

La mission d'information a auditionné les auteurs de ces articles qui évoquent tous une phrase de M. Loïc Le Floch-Prigent citée dans l'Express du 12 décembre 1996 : "Le Congo est sous le contrôle d'Elf". Cela signifie-t-il que l'attitude d'Elf a influencé la position prise par la France ?

b) Le jeu trouble d'Elf

Voici l'analyse de M. Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard Enchaîné : "Quand la guerre commence, le 5 juin 1997, M. Lissouba achète des armes et paie des mercenaires. Les partisans de M. Sassou N'Guesso font pression sur la compagnie Elf pour qu'elle cesse de verser des redevances à M. Lissouba. Mais les partisans de ce dernier rappellent à Elf qu'ils lui ont accordé beaucoup de concessions exploitables par rapport aux autres compagnies étrangères. Elf se trouve alors dans une position gênante. Pour des raisons politiques, l'Elysée cesse de soutenir M. Lissouba, ce qui n'empêchera pas Elf d'avoir des difficultés avec M. Sassou N'Guesso."

A une question de la mission sur les relations entre l'Elysée et M. Lissouba, M. Claude Angeli a répondu : "Lorsque M. Lissouba a été élu, il ne passait pas pour très francophile. Il a eu besoin de 150 millions de dollars pour régler les salaires. Elf ayant refusé, Occidental Petroleum, compagnie américaine, a accepté de les lui prêter en les gageant sur de futures extractions de pétrole. Ensuite, les relations de l'Elysée avec M. Lissouba se sont améliorées ; mais les rapports n'étaient pas aussi confiants qu'avec M. Sassou N'Guesso, M. Lissouba étant un intellectuel que M. Sassou N'Guesso avait fait emprisonner. La guerre civile a pris fin par l'entrée des troupes angolaises au Congo. Or, la France, qui tente de faire oublier son soutien passé à l'Unita contre le régime marxiste de Luanda, s'efforce depuis plusieurs années d'entretenir de bonnes relations avec l'Angola, pays riche en pétrole. Il est admis par tous que c'est l'entrée des troupes angolaises à Brazzaville et Pointe Noire qui a permis la victoire de M. Sassou N'Guesso. Elf et le gouvernement français se sont félicités de cette intervention qui devait permettre la reconstruction du Congo. A ce jour, ce n'est pas encore le cas, et les troubles continuent."

Selon M. Jean Savoye, chercheur à l'Institut des Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), l'intervention de l'Angola au Congo-Brazzaville s'explique par le poids de l'Histoire conjugué à des intérêts pétroliers : "L'intervention angolaise s'explique par un facteur historique, l'empreinte de l'ancien royaume Bakongo qui comportait au XVIème siècle des régions situées dans le Congo actuel, l'ex-Zaïre et au nord de l'Angola. Or, dans cette dernière région, la population bakongo qui a fui la colonisation portugaise s'est installée au Congo et a tenté de revenir en 1975 avec le troisième mouvement de libération nationale de l'Angola le FNLA qui a été battu devant Luanda. Mais l'Angola craint toujours une sécession de cette région qui inclut en partie Cabinda c'est-à-dire 50 % de ses réserves pétrolières. A la fin des années soixante dix, le Zaïre a soutenu le FLNA, et l'Angola a réactivé les sécessionnistes katangais. La crainte du gouvernement angolais a perduré. Avant la chute de M. Lissouba au Congo, l'Unita avait perdu l'essentiel de ses moyens d'approvisionnement dépendant des infrastructures aéroportuaires. La seule route d'approvisionnement qui lui restait, passait par Pointe Noire. Elle a été perdue à la chute de M. Lissouba. Le gouvernement angolais avait donc intérêt à aider M. Kabila pour contrer les velléités d'indépendance de la zone de Cabinda et à soutenir M. Sassou N'Guesso au Congo pour couper les approvisionnements de l'Unita."

M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint au Nouvel Observateur, a fait observer que : "le cas de la guerre civile au Congo illustrait parfaitement l'impact de l'intervention d'une compagnie pétrolière, en l'occurrence Elf, dans une guerre civile. Le Président Lissouba a reconnu qu'il avait pu acheter des armes lourdes grâce aux recettes pétrolières ; il en est de même de son adversaire, le Président Sassou N'Guesso. Les intérêts de la France peuvent varier dans le temps. En 1975, l'implantation de compagnies pétrolières françaises pour assurer l'indépendance énergétique de la France avait un intérêt réel."

"L'utilisation d'armes comme les orgues de Staline et les hélicoptères, dans cette guerre civile, a accru le nombre des victimes qui s'élève à près de 40.000 personnes au lieu de 10.000 personnes si ces livraisons d'armes n'avaient pas eu lieu. Le rival de M. Lissouba, M. Sassou N'Guesso, beau-père du Président Bongo, a gagné, conformément aux intérêts de la France. Quand sa victoire a été confirmée, le PDG d'Elf Aquitaine, M. Philippe Jaffré, lui a rendu visite au cours d'un voyage en date du 27 janvier 1997, qui aurait dû rester secret. M. Lissouba n'a pas été soutenu par Elf, car, cinq ans plus tôt, il avait exigé 150 millions d'avance sur production d'Elf que finalement, une compagnie pétrolière américaine lui a versés."

M. Martial Cozette, directeur du Centre d'informations sur les entreprises, a indiqué que : "S'agissant de l'exploitation par Elf des gisements au Congo, la Banque mondiale avait fait remarquer dans les années 1990-1991 que le rendement de l'exploitation pétrolière y était l'un des plus bas du monde et a suggéré des audits. Le gouvernement de transition a fait appel au cabinet Arthur Andersen pour faire un audit mais celui-ci n'a pu mener à bien cette mission car Elf Congo et Agip Congo ne le lui ont pas donné accès aux pièces et aux informations."

c) Les accusations du président Lissouba

La mission d'information a longuement entendu le président Pascal Lissouba, qui a porté plainte contre Elf. Voici ses explications : "Il a porté plainte contre Elf non pas parce qu'il détenait des documents sur les activités blâmables de cette grande entreprise financièrement puissante, véritable Etat dans l'Etat disposant de moyens d'action formidables sur le plan international mais parce qu'un certain nombre d'agents de cette compagnie ont utilisé cette force pour mener des actions dévoyées et inhumaines. La puissance d'Elf aurait dû être utilisée à des fins plus respectables au plan des principes."

Dans la plainte qu'il a déposée le 20 novembre 1997 au Tribunal de Grande Instance de Paris, le Président Lissouba cite la presse française et les propres déclarations du président M.  Denis Sassou N'Guesso. Voici quelques extraits de cette plainte :"Aux termes d'un pacte de corruption dont les modalités exactes restent à définir, mais qu'un faisceau d'indices précis et concordants rend particulièrement apparent, Elf Aquitaine a aidé le Général Sassou N'Guesso à exécuter son coup d'Etat au Congo."

"Plusieurs personnes ont rendu visite au Général Sassou N'Guesso avant, pendant et après le coup d'Etat, et ont assisté au simulacre de la prestation de serment du Général Sassou N'Guesso le samedi 25 octobre 1997, au lieu de condamner les conditions de la prise de pouvoir."

"Dans la même période, ces mêmes personnes n'ont pas eu le même comportement à l'égard du gouvernement."

"De même, il est pour le moins significatif qu'Elf Aquitaine n'ait pas fait rapatrier son personnel, à l'instar de l'autre grande compagnie présente à Pointe-Noire (Agip), ce qui prouve qu'Elf Aquitaine non seulement savait n'avoir rien à craindre des milices du Général Sassou N'Guesso ou de l'armée angolaise, mais encore, mais surtout disposait des éléments d'information permettant de prévoir les circonstances de l'invasion angolaise (c'est-à-dire le fait que l'armée angolaise irait jusqu'à Brazzaville pour y porter le Général Sassou N'Guesso)."

Répondant aux questions des membres de la mission sur ses relations avec la France et Elf, M. Pascal Lissouba a donné les explications suivantes : "A son arrivée au pouvoir, les caisses de l'Etat étaient vides et la dette qui s'élevait à 6 milliards de dollars, était colossale. Cette situation est bien connue car le FMI et la Banque Mondiale en ont fait état. Il fallait gérer cette dette en mettant de l'ordre, or il devait faire face à cinq mois de retard dans le paiement des salaires de fonctionnaires dans un pays sans secteur privé. Il s'est tourné vers Occidental Petroleum pour obtenir un contrat d'achat de pétrole sur la base de redevance pétrolière sur une période donnée. Mais Elf a refusé de régler la redevance à Occidental Petroleum alors même qu'Elf lui avait refusé un crédit relais. Ce refus fut un choc pour lui car cela ne nuisait pas aux intérêts d'Elf de l'aider. Il s'est tourné vers Agip qui a accepté mais de nombreuses difficultés surgissaient (retard de livraison, etc.)."

Il a estimé que c'est sa demande de relèvement de la redevance pétrolière qui a provoqué l'hostilité d'Elf puis celle de la France à son égard : "Finalement il a obtenu le relèvement de la redevance de 17 à 33 % et il craint que ce relèvement n'ait été le facteur déclenchant du drame congolais. Il obtient à la même époque une avance de 150 millions de dollars de la compagnie américaine Occidental Petroleum qui voulait être remboursée en pétrole. Il s'est tourné vers Elf et Agip pour conclure l'arrangement, mais ces deux compagnies se sont demandées pour quelles raisons il avait signé avec Occidental Petroleum, sans s'adresser à eux."

Il a souligné que lors d'une visite en France en novembre 1992, "il a demandé qu'on l'aide à la formation de l'armée et a tenté d'obtenir un accord de coopération en matière militaire et de sécurité. La réponse du Président Mitterrand fut brutale : "La France ne fait plus cela". Il s'en est étonné car le Gabon comme le Sénégal, la Centrafrique et le Tchad bénéficiaient de ce type d'aide. D'un côté Elf se livrait à un blocus financier, de l'autre le gouvernement français ne semblait vouloir l'aider sur les questions de sécurité. Pourtant, les intérêts français, notamment pétroliers, au Congo, étaient respectés par son gouvernement."

Il a précisé que ses relations avec M. Raymond Cesaire alors ambassadeur de France au Congo-Brazzaville "étaient sereines mais franches. L'Ambassadeur de France, M. Raymond Cesaire ne cachait pas ses amitiés pour M. Sassou N'Guesso. Au début de la guerre civile, la France n'a maintenu son contingent qu'une journée de plus seulement à la demande de M. Lissouba. Selon lui, la France est aujourd'hui débordée ; M. Sassou N'Guesso continue son carnage et détient le pouvoir par la force malgré la réprobation de la communauté internationale et la résolution du Parlement européen."

La question du financement d'achat d'armes par la rente pétrolière ayant été soulevée, M Pascal Lissouba a répondu : "La preuve matérielle du financement des armes est difficile à obtenir (environ 150 millions de francs). Mais comment imaginer que M. Sassou N'Guesso ait obtenu des armes sans contrepartie. Le mécanisme de versement de la redevance pétrolière est difficile à décrire. Les redevances sont dues à des filiales d'Elf Aquitaine, Elf Congo et Elf Gabon, opérant dans le Golfe de Guinée. Mais le fonctionnement d'une autre Société Elf trading qui effectue des transactions reste obscur. Les fluctuations du dollar jouent sur le montant de la redevance. Le dollar peut être en baisse au moment du paiement de la redevance. Mais qui gère le différentiel provoqué par ces fluctuations portant sur des sommes considérables ? Qui peut contrôler cela ? Bien que les prix soient fixés au moment du paiement on constate des différences. Le Congo recevait des redevances d'exploitation dont il était difficile de suivre le cheminement. Les sommes provenant des marges de fluctuation pouvaient être élevées et suffisaient à financer un mouvement de déstabilisation. Il pouvait donc s'agir d'une sorte de pacte de corruption soutenant un complot."

La presse a mis en évidence le rôle obscur de certains réseaux français dans la déstabilisation du président Lissouba. Elle n'exonère pas ce dernier pour autant.

d) Le rôle obscur des réseaux

Dès juin 1997, le "Canard enchaîné" évoquait des transports d'armes en direction du Congo : "le sort du Congo se joue au fonds du puits de pétrole" titrait-il le 11 juin 1997. Il expliquait que l'Elysée s'ingérait dans la guerre au Congo (articles du 10 septembre et 17 septembre 1997). Ces informations n'ont pas été démenties.

Au contraire, elles furent reprises par M. Jacques Isnard dans "Le Monde" du 17 octobre 1997, dans un article intitulé "Des "Cobras" très bien ravitaillés en armes".

"Selon les services de renseignements français, les "Cobras" de M. N'Guesso ont pu disposer d'armements lourds et individuels en provenance de plusieurs Etats africains proches de la France, comme le Gabon. Les mêmes sources françaises laissent entendre que ces milices ont pu, grâce à des circuits de financement occultes fréquents dans les milieux pétroliers, acheter des matériels en Europe".

M. François Xavier Verschave, président de Survie, est plus explicite dans son ouvrage "La Françafrique" (p. 313-314). Il s'appuie lui aussi sur les informations du "Canard enchaîné" : " Il est clair qu'en toute cette affaire la stratégie du groupe pétrolier (Elf) a été déterminante. Alors qu'il vient d'enchaîner les découvertes de champs pétroliers majeurs au large des côtes angolaise et congolaise, il voyait cet eldorado marin exposé à la vague révolutionnaire issue de la région des Grands lacs. Les régimes corrompus du Gabon, du Cameroun et de Guinée équatoriale étaient menacés. Celui de Brazzaville sombrait... Des bateaux-navettes ordinairement utilisés par Elf ont débarqué des unités angolaises et des "Cobras" de N'Guesso pour s'emparer du port de Pointe-Noire, centre névralgique de l'exploitation pétrolière et clef de la conquête du Congo."

Il appartiendra à la Justice de faire la lumière sur ces accusations tant à travers la plainte du président Lissouba qu'à travers les enquêtes sur les multiples détournements de fonds dont, selon M. Philippe Jaffré, Elf fut victime. Un article de M. Karl Laske dans "Libération" du 21 juillet 1998 intitulé "La chute d'une barbouze", évoque l'existence de documents saisis par la justice, lors d'une perquisition au siège d'Elf le 15 mai 1998. Les documents démontreraient les liens entre les services de sécurité d'Elf, des membres de réseaux et le président Sassou N'Guesso.

Plus grave encore, trois ONG françaises, "Agir ici", "Frères des Hommes" et "Survie" ont écrit aux membres de la mission le 10 septembre 1999. Elles accusent la France de soutenir le président Sassou N'Guesso. Voici les extraits de leur lettre en date du 10 septembre 1999 :

"A Paris, les propos officiels feignent de croire qu'un général-policier formé par la Stasi, qui sema de complots et d'assassinats l'histoire de son pays, se muerait en homme de paix, en grand réconciliateur. Il tient effectivement ce discours. Mais il organise parallèlement une reprise en main totalitaire, et la captation de la rente pétrolière. Surtout, il a laissé ses milices généraliser le pillage, et répandre la terreur chez les populations du Sud de la capitale et du pays."

"Ce comportement a relancé la guerre civile. Enrôlées ou non dans l'armée régulière, les milices Cobras, imitées par les occupants angolais et les auxiliaires rwandais, ont multiplié les massacres depuis décembre 1998, provoquant la fuite de centaines de milliers de personnes dans les forêts. Une partie de ces déplacés sont morts, ou meurent encore, faute de nourriture et de soins. Au-delà du drame humanitaire qui se poursuit, la politique de tueries et de viols systématiques à caractère ethnique, organisée ou "tolérée" par le régime congolais, relève clairement selon nous du crime contre l'humanité. Même s'il faut se méfier des comparaisons (et ne pas exonérer les milices de Lissouba et de Kolélas de leurs exactions), elle situe le pouvoir du général Sassou N'Guesso du côté des Milosevic, ou des généraux indonésiens organisateurs des massacres à Timor."

"Si nous avons décidé de vous alerter, c'est que notre pays, au nom d'un raisonnement insoutenable, a décidé d'engager un ensemble de moyens militaires pour faire triompher ce régime. Le raisonnement, c'est celui du "passage en force", d'une "'paix" issue de l'écrasement de toute opposition. Mais qui peut croire à une paix durable acquise par le crime contre l'humanité ?"

"En effet, les Transall de l'armée française n'ont cessé de livrer des armes à la faction au pouvoir, - à savoir le président Sassou N'Guesso -. Selon la Lettre du Continent du 1er juillet, la France a financé avec l'argent du Fonds d'aide et de coopération (FAC) l'intervention d'au moins 80 officiers et sous-officiers français. De leur côté, les opposants au régime dénoncent l'intervention de légionnaires français dans le "maintien de l'ordre". Ne paierons-nous pas un jour chèrement le pétrole préservé à ce prix ?"

N'ayant pu obtenir les télégrammes diplomatiques demandés en vain, la mission n'a pas été en mesure de vérifier ces allégations extrêmement graves mais a estimé devoir en faire état.

La mission s'est efforcée de comprendre quel rôle jouaient les autorités françaises dans la guerre civile au Congo. Auparavant elle avait reçu cet avertissement de M. Philippe Jaffré alors président directeur général d'Elf Aquitaine lors de son audition : "Les ressortissants français sont à la merci des campagnes de presse. Les rumeurs en provenance d'Afrique qui mettent Elf à l'index, lorsqu'elles sont reprises par la presse française, deviennent en Afrique des vérités. Les agents d'Elf sont alors agressés et insultés. A ce titre, M. Jaffré a attiré l'attention sur les conséquences que pourraient avoir les conclusions écrites de la mission d'information." La mission a été très choquée de ces propos. Chercher à savoir revenait donc à mettre des vies françaises en danger ? Ne les met-on pas en danger en opérant dans un pays instable où la rente pétrolière semble n'être utilisée qu'à l'achat d'armes, alors que la population vit dans la guerre et le sous-développement ?

Les explications de M. Jean-Didier Roisin, directeur d'Afrique et de l'océan Indien au Quai d'Orsay ont été les suivantes : "N'ayant pris ses fonctions qu'après la privatisation d'Elf, il lui était difficile de se prononcer sur les rapports du ministère des Affaires étrangères de cette société, lorsqu'elle relevait de l'Etat. Au Congo, il a rappelé qu'Elf avait été accusée par l'un et l'autre camps de soutenir son adversaire. En tout état de cause, l'action diplomatique de la France n'avait jamais été déterminée par les activités d'Elf dans ce pays. Il a rappelé notamment que la France avait demandé la création et l'envoi d'une force des Nations Unies au Congo dès le début de la crise de 1997."

Faisant référence à la doctrine de La Baule, il a considéré que "Il était faux de penser que la France soutient aveuglément des régimes qui ne le méritent pas. Notre pays prend toujours en compte le critère de respect des droits de l'Homme dans la détermination de son aide." Mais il a pourtant jugé que "La présentation de M. Sassou N'Guesso comme un putschiste renversant un gouvernement légitime était caricaturale. Il a rappelé que la France ne reconnaissait pas les gouvernements mais les Etats, et qu'à sa connaissance, l'ONU n'avait frappé d'aucune sanction le gouvernement de M. Sassou N'Guesso. La politique africaine de la France, notamment à l'égard d'éventuelles violations des droits de l'Homme, n'était pas déterminée par les intérêts des sociétés pétrolières françaises."

Interrogé par M. Gérard Charasse sur la situation au Congo-Brazzaville le 3 mars 1999, M. Charles Josselin, ministre délégué à la Coopération et à la Francophonie, a répondu : "La situation dans ce pays est en effet préoccupante. Brazzaville se relevait à peine de l'affrontement entre les partisans de Sassou N'Guesso et ceux de Pascal Lissouba que de nouveaux combats venaient endeuiller la population, dans de nombreuses villes."

"La zone comprise entre Pointe-Noire et Brazzaville, essentielle pour l'approvisionnement du pays, échappe au contrôle du pouvoir central. Si Pointe-Noire ne souffre pas de violences, la présence angolaise y est pour beaucoup, mais les habitants, dont une importante communauté française, subit les conséquences des coupures d'électricité et de l'afflux des personnes déplacées. La faiblesse des effectifs engagés laisse le champ libre aux auteurs de multiples exactions."

"Les rivalités ethniques et la déliquescence de l'Etat ne sont pas des phénomènes récents, mais d'importantes livraisons d'armes ont rendu les affrontements plus violents. La situation politique, en outre, est bloquée, les protagonistes ayant choisi la solution militaire. La France a condamné la reprise des combats et toutes les exactions commises. Elle a engagé les différents acteurs à rechercher la négociation. La France n'oublie pas la responsabilité que l'Histoire lui a léguée, ni l'existence d'une importante communauté française au Congo : si nos compatriotes ne sont plus que 350 à Brazzaville, ils sont encore 2 500 à Pointe-Noire. Nous avons entrepris à la fois de traiter les souffrances de la population, et surtout, de trouver une solution politique à la crise. La discrétion m'interdit d'en dire davantage, mais je dois rencontrer dans quelques instants l'ambassadeur, qui me rendra compte des réactions des parties en présence à nos propositions de réconciliation."

La mission considère qu'il est plus que temps que la communauté internationale se préoccupe de la situation au Congo-Brazzaville et que les autorités françaises explicitent leur politique dans ce pays.

La symbiose entre Elf Aquitaine et certains réseaux ne devrait pas durer. Plusieurs facteurs de modernisation sont à l'_uvre.

C - Les facteurs de modernisation

Les relations entre l'Etat, les compagnies pétrolières et les ONG ne sont pas figées en France. L'opacité des relations entre l'Etat et les compagnies pétrolières tend à être battue en brèche par l'intervention de la Justice, relayée par les médias, la privatisation d'Elf-Aquitaine et la fusion TotalFina-Elf par contrepoids à la puissance de ce groupe, peuvent être organisées.

1) L'intervention de la justice : les affaires Elf-Aquitaine

Il n'appartient pas à la mission de se prononcer sur les différentes affaires en cours concernant Elf-Aquitaine. Elle relève cependant que certaines pratiques qui ont longtemps eu cours et qui furent abondamment dénoncées en leur temps par de nombreux spécialistes de l'Afrique, ne bénéficient plus de l'impunité. Une certaine loi du silence qui prévalait s'agissant d'Elf-Aquitaine a été brisée. Les informations sont désormais sur la place publique : rôle des réseaux, méthodes de détournements de fonds, mécanismes de transferts de fonds occultes, le système de corruption. Cet étalage a révélé le rôle occulte des réseaux et de ce fait leur influence diminue.

Mme Valérie Lecasble, rédactrice en chef du "Nouvel Economiste" a cependant estimé "qu'en Afrique, les réseaux étaient encore puissants, notamment celui des Corses et celui des francs-maçons. Il y a eu une cassure dans ces réseaux à l'arrivée de M. Jaffré, qui, étant balladurien, se méfiait des réseaux chiraquiens. Le Président Chirac a soutenu M. Le Floch Prigent, qui n'a pas tenté de détruire les réseaux. Actuellement, les réseaux sont ébranlés par les "affaires".

D'après M. Claude Angeli, rédacteur en chef du "Canard Enchaîné", les réseaux n'ont plus le même rôle : "Chacun a édifié ses réseaux. Ceux-ci n'ont plus le même rôle que les réseaux Foccart, qui ont véritablement cornaqué les indépendances, disposant de représentants auprès des dirigeants africains, qui se comportaient en véritables ministres."

La mission estime improbable le retour en arrière. M. François-Xavier Verschave, président de Survie, le reconnaissait : "Le système que j'appelle la Françafrique est voué à disparaître d'ici dix ans. Mais en dix ans beaucoup de dégâts sont possibles. La question des paradis fiscaux est véritablement cruciale. La contradiction est trop flagrante entre la prétention d'imposer des règles et la tendance des dirigeants à s'en abstraire. C'est le même problème qu'avec la Cour criminelle internationale : certains votent pour, mais font tout pour qu'elle ne puisse pas être mise en _uvre. L'enjeu majeur est effectivement celui d'une "rerégulation". " La mission partage cet avis. Pour que de telles réformes soient possibles, il faut que la Justice tranche, qu'il soit mis fin à l'impunité mais aussi à des rumeurs malsaines.

2) Les effets de la privatisation d'Elf-Aquitaine et sa future fusion avec TotalFina

a) Les effets de la privatisation d'Elf : un désengagement de l'Etat ?

Les avis sont partagés sur l'impact de la privatisation d'Elf-Aquitaine et ont été recueillis avant l'annonce de la fusion Elf-TotalFina.

M. Dominique Perreau, directeur des affaires économiques et financières au ministère des Affaires étrangères, a souligné que : "le cadre institutionnel des relations de l'Etat avec les compagnies Elf et Total a changé depuis leur privatisation. L'Etat n'exerce plus de pouvoir régalien envers ces compagnies. Le rôle du ministère des Affaires étrangères se borne dorénavant à des considérations légalistes. En ce qui concerne les participations à la société, en 1992 l'Etat qui détenait encore 32 % du capital de Total en a cédé 26 %, puis 5 % en 1996, le 1 % restant a été vendu en mai 1998. La participation de l'Etat au capital d'Elf est passée de 50,78 % du capital en 1993 à 0,75 % ; elle est constituée de certificats pétroliers échangés le 7 mai 1998."

M. Claude Angeli a estimé que "ce n'était pas la privatisation d'Elf qui avait fait évoluer la situation. La France garde la volonté de défendre ses entreprises. Néanmoins, les fonds de pensions américains sont entrés dans le capital d'Elf. Il y a un risque d'OPA et il est évident que le gouvernement fera tout pour défendre Elf. Privatisée ou nationalisée, Elf continue de demander à l'Etat d'intervenir en sa faveur sur tel ou tel dossier. Elf privatisée n'ira pas contre les intérêts de la France."

D'après M. Stephen Smith, journaliste à Libération, "la privatisation d'Elf a changé la manière dont s'opèrent les affaires, elle a un impact certain. Le président directeur général de la compagnie sait aujourd'hui que ce n'est pas l'Etat qui lui renouvellera son mandat mais ses actionnaires."

M. Jean-François Bayart, directeur du CERI, a expliqué que la privatisation d'Elf changeait la donne : "La privatisation d'Elf, donnée qui échappe à beaucoup d'observateurs, voire aux chefs d'Etat africains, est également un facteur de transformation rapide. Les problèmes du PDG d'Elf Aquitaine aujourd'hui se situent plus à Wall Street, en raison de l'attitude des fonds de pension américains, que dans les capitales africaines. Il semble que cela change les données du problème y compris dans ses aspects sulfureux. Elf a mesuré les inconvénients de sa situation hégémonique au Gabon et au Congo, elle comprend son intérêt à ne pas être le seul opérateur pétrolier dans ces pays politiquement fragiles. Même si le monde pétrolier est celui de la concurrence acharnée, les joint ventures existent. Les compagnies pétrolières ont souvent intérêt à allier leurs forces pour diminuer leur visibilité, leur risque financier et politique."

Cet avis est partagé par la mission, quelle que soit sa culture d'entreprise, Elf-Aquitaine est contrainte d'évoluer dans ses relations avec les chefs d'Etat africains et sa fusion récente avec TotalFina devrait accentuer ce processus. Les deux compagnies n'ont pas la même approche de leurs relations avec les pays producteurs et les mêmes traditions. Total a rarement été considérée comme un prolongement de l'Etat.

b) Les effets d'une future fusion entre TotalFina et Elf-Aquitaine : une visibilité accrue du groupe sur la scène internationale

S'il devenait le 4ème pétrolier mondial, le groupe TotalFina Elf accroîtrait sa puissance sur la scène internationale et nationale. Un tel rapprochement devrait accélérer le passage d'une culture d'interdépendance par rapport à l'Etat à une logique de "Shareholders value" (de pression des actionnaires privés). Les fonds de pensions américains, britanniques ou néerlandais y joueront un rôle non négligeable. Toutefois la future compagnie restera française de culture et d'origine. A ce titre elle demeurera un des vecteurs de l'image de la France à l'étranger, ce qui doit conduire à une réflexion plus approfondie sur le rôle d'un tel groupe exploitant une matière première stratégique. Sa visibilité sera telle qu'il sera plus vulnérable aux mouvements d'opinion et aux critiques des ONG comme à la pression de ses actionnaires.

L'OPE de TotalFina sur Elf Aquitaine a déclenché une campagne publicitaire et une offensive de communication de grande ampleur des deux groupes. Sur le plan éthique, seule la question du nombre de licenciements a été opportunément posée mais aucune des deux compagnies n'a évoqué sa stratégie vis-à-vis des régimes des pays où elles opèrent.

Comme BP-Amoco, Exxon Mobil et Shell, le futur groupe TotalFina Elf devra à terme réviser sa stratégie à l'égard des régimes politiques de certains pays producteurs de pétrole. Faute de quoi il pourrait se trouver dans une situation comparable à celle qu'a connu Shell, du fait des conditions passées de sa présence au Nigeria, en Europe du Nord. La modernisation des relations entre l'Etat et les grands groupes multinationaux qui ont leur siège en France ne s'effectuera que si l'émergence de contrepoids à leur puissance est favorisée.

3) Organiser des contrepoids à la puissance des grands groupes pétroliers et des multinationales en général

a) Encourager le dialogue entre multinationales et associations de défense des droits de l'Homme et de l'environnement

Le souci de leur image préoccupe à juste titre les groupes multinationaux. La mission estime que l'évolution de certains d'entre eux s'est effectuée sous la pression des ONG et de l'opinion publique. Shell et BP-Amoco ont dû intégrer dans leur pratique des normes éthiques à la suite de ces pressions. La France est restée en retrait pour des raisons culturelles. Comme le constatait M. Marc Drillech dans un ouvrage intitulé "Le boycott". "A l'influence des groupes de pression, la France oppose les pouvoirs des intellectuels... la pétition est un art national qui provient d'une position privilégiée et unique d'un groupe social qu'on nommait autrefois "les intellectuels" et qui s'est élargi aux professions artistiques."

Certes, la France dispose d'un mouvement associatif étoffé, mais compte tenu d'une législation qui dans le domaine fiscal ne favorise pas les dons, les associations manquent de moyens financiers indépendants. La plupart de celles qui défendent les droits de l'Homme sont d'ailleurs en grande partie subventionnées par l'Etat. Leur capacité à se porter partie civile devant les tribunaux est limitée par une législation complexe et décourageante. Par rapport à la puissance des grandes ONG anglo-saxonnes ce lourd handicap doit être surmonté. Elles ont des difficultés à construire un rapport de force avec les multinationales et à dialoguer avec elles. La mission estime ce dialogue nécessaire de part et d'autre. Les dirigeants des compagnies pétrolières ne s'y sont pas tous, dans leur déclarations, montrés hostiles.

Si l'on en croit M. Thierry Desmarest : "Le dialogue avec certaines ONG est aisé. Il est difficile avec celles qui pratiquent la désinformation et refusent de reconnaître des éléments purement factuels. Amnesty International travaille de manière efficace en cherchant les moyens de mobiliser les entreprises, en tenant compte des possibilités réelles d'action de chacun, en revanche avec certaines autres ONG, le dialogue est moins constructif."

Les compagnies pétrolières, soucieuses de leur image, se sont dotées à des degrés divers de chartes et de codes de conduite. Elles ne sont pas forcément hostiles à ce mouvement, mais restent fermées à tout contrôle externe du respect des normes dont elles se dotent. Aussi faut-il créer des structures qui les y encouragent et promouvoir au sein des entreprises françaises implantées à l'étranger, la notion de label social tel que le définit le Parlement européen (voir supra).

- Créer un observatoire de l'application des normes sociales et environnementales par les entreprises

En France, un collectif d'associations, "Ethique sur l'étiquette", réfléchit sur la manière de promouvoir des normes indiquant clairement au consommateur que la fabrication d'un produit s'est effectuée dans le respect des conventions établies par l'OIT, notamment en ce qui concerne le travail des enfants. Promodès, entreprise de distribution, a annoncé son soutien à la norme SA 8000, une certification sociale imaginée par un regroupement d'associations américaines, le Council on economic priorities.

D'autres pays ont mis en place des cellules de réflexion sur ces sujets. L'Allemagne débat des labels sociaux dans le cadre d'une agence gouvernementale regroupant syndicats, entreprises et organisations non gouvernementales.

Aussi la mission préconise-t-elle la mise en place d'un organisme indépendant chargé en France de veiller à l'application des normes éthiques par les entreprises françaises.

Composée de partenaires sociaux et d'ONG implantées dans les pays en développement, un tel organisme permettrait de promouvoir ces normes et de s'assurer de leur respect. Il serait à même de mettre à jour les difficultés à chaque région du monde et à chaque secteur d'activité dans lequel opèrent les grands groupes français.

S'agissant du secteur pétrolier, la mission reconnaît que celui-ci doit faire face à des problèmes spécifiques. La protection des installations pétrolières et du personnel qui travaille est à juste titre un souci majeur des compagnies, surtout dans des pays instables. Comment concilier cette sécurité et le respect des droits de l'Homme dans des pays où les régimes militaires détiennent le pouvoir et commettent des exactions ? Comment faire en sorte que la rente pétrolière soit correctement utilisée sans faire échec à la souveraineté des Etats producteurs ? Comment s'assurer que les sous-traitants respectent les normes sociales et environnementales ? Autant de vraies questions qui doivent être débattues dans la transparence et trouver des réponses acceptables pour tous.

Une telle structure pourrait y aider. De même, elle pourrait veiller à limiter le "dumping "social et écologique qui nuit aux intérêts des habitants dans les pays développés sans pour autant aider ceux des pays en développement. Parallèlement, la mise en place d'un bureau des droits de l'Homme au Ministère des Affaires étrangères comblerait une lacune.

- Créer un Bureau des droits de l'Homme au ministère des Affaires étrangères

La mission suggère la création au Ministère des Affaires étrangères d'un Bureau des droits de l'Homme qui, comme au Royaume-Uni serait chargé de dialoguer et d'informer les entreprises qui le désirent, sur ces questions et d'assurer la liaison avec les ONG. Cette structure, qui fonctionne avec succès depuis 1997 au Royaume-Uni, permettrait d'assurer au sein du ministère un suivi du respect des droits de l'Homme, des normes sociales et environnementales par les entreprises françaises. Elle contribuerait à leur information et pourrait les conseiller.

Il manque en effet au ministère des Affaires étrangères un organisme embrassant l'ensemble des questions ayant trait aux droits de l'Homme au sens large. Les exposés de M. Dominique Perreau, directeur des affaires économiques et financières et M. Jean de Gliniasty, directeur des Nations Unies et des organisations internationales le démontrent.

M. Dominique Perreau a ainsi expliqué le rôle de la direction dont il a la responsabilité. "Il consiste à entretenir un dialogue avec les compagnies notamment celles qui travaillent à l'étranger, à les informer des contraintes existant dans certains pays, et à leur donner des indications sur les conditions de vie des ressortissants français dans ces pays. Le ministère des Affaires étrangères et le ministère de l'Industrie se partagent le suivi des grandes sociétés dont les compagnies pétrolières en raison de leur rôle stratégique dans la sécurité des approvisionnements de la France."

M. Jean de Gliniasty a ainsi exposé ses fonctions : "Il avait à connaître de par ses fonctions une partie de la problématique posée par la mission d'information, à savoir la politique sociale et les questions que soulèvent les sanctions. La direction des Nations Unies gère les aspects organisationnels du programme des Nations Unies pour l'environnement (PNUE) mais n'est pas véritablement compétente sur le fond."

Bien que transversales, ces deux directions, pas plus que celle des affaires juridiques, ne sont spécialement chargées d'un suivi global des questions relatives aux droits de l'Homme. La sous-direction des droits de l'Homme à la direction des Affaires juridiques du ministère a pour mission d'assurer le suivi juridique des procédures devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Elle n'est pas chargée d'effectuer le suivi de l'application de la légalité internationale par les multinationales.

L'application des droits de l'Homme et des normes sociales et environnementales est appréciée pour chaque pays par les directions compétentes sur le plan géographique. Mais, par définition, ces directions ne disposent pas d'une vision globale. Elles estiment également qu'il leur incombe surtout essentiellement de défendre les intérêts des entreprises françaises. Or, la mission considère qu'on ne peut intervenir militairement au nom des droits de l'Homme au Kosovo et s'engager aux côtés de l'ONU au Timor oriental en manifestant un intérêt moindre pour la manière dont les grandes entreprises françaises se comportent à l'étranger sur ces questions.

Par ailleurs, la France est très en retrait par rapport à ses partenaires européens et aux Etats-Unis dans la défense d'une consommation responsable. En effet, les possibilités de recours au boycott sont entravées en raison des périls juridiques auxquels s'exposent les ONG qui formulent de tels appels.

b) Limiter les condamnations pour recours au boycott

Le caractère licite des mots d'ordre de boycott est controversé en raison des périls auxquels ils exposent les entreprises boycottées. Les consommateurs, en se détournant massivement des produits ou services d'une entreprise ou d'une profession, peuvent la conduire à la ruine et son personnel au chômage. Or, pour certaines ONG cette forme d'action peut se révéler utile et efficace.

Mme Marie-Line Ramackers, secrétaire nationale d' "Agir Ici" a évoqué cette question délicate en ces termes : "Au moment de la campagne sur la Birmanie et le Nigeria, une députée norvégienne Kaci Kullmann Five affirmait qu'en Norvège, il était possible d'appeler à ne plus acheter un produit si une entreprise avait un comportement négatif. De plus, les responsables politiques pouvaient prendre position. Aussi un ministre avait-il publiquement annoncé qu'il n'achetait plus son essence chez Shell."

"Aujourd'hui, en France ce n'est pas possible, aucune loi n'interdit formellement cette forme d'action appelée boycott mais elle est très risquée. Appeler par exemple à ne pas acheter un produit d'une compagnie pétrolière si celle-ci ne respecte pas les droits de l'Homme dans un autre pays ou détruit l'environnement ou soutient indirectement une dictature est difficile. Selon le peu de jurisprudence existante, il n'y aura pas de lien direct entre l'objet acheté et la situation dénoncée (un boycott n'est légitime que si par exemple l'essence était frelatée !). Or cette forme de pression est un moyen efficace de faire évoluer le comportement des entreprises. C'est grâce à des années de mobilisation que la compagnie Shell met actuellement en place un code de bonne conduite. Bien sûr, ce code ne pourra être efficace que si des procédures de vérifications indépendantes sur les sites de production sont mises en place."

Cependant Amnesty International a adopté une position plus nuancée selon le vice-président de la section française, M. Francis Perrin : "Amnesty n'utilise pas l'arme du boycott, mais rappelle aux entreprises qu'elles doivent user de leur capacité d'influence en faveur des droits de l'Homme. En outre, Amnesty développe une argumentation générale qui souligne que les pays violant les droits de l'Homme présentent un risque politique et propose aux entreprises sa capacité d'expertise afin que les compagnies puissent l'évaluer avant une décision d'investissement. Amnesty sensibilise aussi les entreprises au fait que leur image de marque peut souffrir de leur passivité et qu'elles ont intérêt dans le long terme à ce que les Etats respectent l'ensemble des règles internationales, dont les droits de l'Homme, ce qui suppose un système judiciaire qui fonctionne bien."

Toutefois, M. Jean Blanchard dans son ouvrage "droit de la distribution et de la consommation" rappelle (page 256) que le boycott qu'aucun texte n'interdit, est licite. Mais il ne saurait être exercé sans contrôle ni limite. Il précise que "Ce sont les motifs de l'appel au boycott, nécessairement collectif, qui constituent l'instrument de ce contrôle et peuvent engager la responsabilité de l'organisation de consommateurs (chaque consommateur isolé étant à l'évidence libre de ne pas acheter tel produit). La jurisprudence a toujours condamné l'appel au boycott, lorsqu'il était fait pour des mobiles étrangers à la défense des consommateurs, notamment pour des raisons politiques ou lorsqu'il était excessif ou peu objectif."

Deux affaires ont fixé la jurisprudence sur le boycott paralysant l'action des associations qui risquent d'être condamnées à de lourds dommages et intérêts sur le fondement des articles 1382 et 1383 du Code civil. "L'Union fédérale des consommateurs (UFC) fut condamnée, pour avoir lancé un appel au boycott général des produits de Shell-France, à la suite (...) du naufrage de l'Amoco-Cadiz au large des côtes bretonnes " (Trib. Gr. Inst. Paris, réf. 5 avril 1978). Le tribunal, après avoir rappelé que si l'émotion soulevée par ce naufrage pouvait "entraîner un mouvement d'opinion tendant à la recherche des responsabilités encourues et à la détermination des mesures de prévention pour l'avenir", a estimé que le mot d'ordre de boycott et la campagne de dénigrement contre les produits Shell... constituent à l'égard de cette société, une voie de fait illégitime dans sa forme et dans ses mobiles, dès lors que cette société n'était ni le propriétaire, ni l'affréteur de l'Amoco-Cadiz, ni le destinataire de la cargaison. En appel la Cour de Paris (13 juin 1978) ne condamnait pas en soi le boycott, mais en fixait les limites de son exercice dans un but d'apaisement des esprits qui ne peut être que profitable à tous."

Une deuxième affaire en 1985 confortait cette jurisprudence : "En 1985, l'U.F.C. qui lança un appel au boycott de la viande de veau se voyait interdire, en référé, la publication (par elle-même ou par autrui) de tout article appelant à un tel boycott, jugé injuste contre l'ensemble des quelques 10 000 producteurs de veaux, qui ne peuvent être rendus responsables de deux ou trois affaires constatées en 1985. Trib; gr instance Paris, réf 22 avril 1985 (Consommateurs actualités 1985, n° 463)"

Par ailleurs l'article 225-2, alinéa 2 du nouveau code pénal prévoit une sanction pénale à toute action ou omission consistant à "entraver l'exercice normal d'une activité économique quelconque". De par sa nature le boycott pourrait être considéré comme tel. Il n'y a pas eu encore de jurisprudence concernant l'appel au boycott sur le fondement de cette disposition. Mais les ONG françaises et les associations de défense des droits de l'Homme hésitent à appeler au boycott des produits d'une entreprise qui ne respecte pas les droits de l'Homme ou des normes sociales à l'étranger. Le risque d'une condamnation à des dommages et intérêts est trop grand. Aucune ONG ou association française n'a les moyens financiers de risquer de telles condamnations qui risqueraient de réduire considérablement ses ressources.

La mission estime que l'appel au boycott comme arme ultime d'une consommation responsable, doit être considérée comme licite dès lors qu'il est établi par des rapports crédibles d'organisations internationales et d'ONG dignes de foi qu'une multinationale viole délibérément et gravement la légalité internationale. Les tribunaux doivent se montrer soucieux du respect des normes internationales par les entreprises françaises opérant à l'étranger. Les arrêts précités interprétés a contrario pourraient d'ailleurs les y encourager.

En effet, sans l'utilisation du boycott aux Etats-Unis et dans certains pays membres de l'Union contre certaines entreprises utilisant le travail des enfants dans les pays en développement, la sensibilisation à ce phénomène n'aurait pas été possible. Il convient de rappeler que l'Assemblée nationale a adopté le 27 mai 1999 une proposition de loi visant à inciter au respect des droits de l'Enfant dans le monde. Son article 2 dispose : "Pour les achats de fournitures destinés aux établissements scolaires, les collectivités publiques et établissements concernés veillent à ce que la fabrication des produits achetés n'ait pas requis l'emploi d'une main d'_uvre enfantine dans des conditions contraires aux conventions internationalement reconnues."

Cette proposition de loi très opportune démontre que le mouvement de consommation responsable touche la France. Il convient donc de l'encourager. Cependant, les associations se heurtent en France à un autre écueil : les modalités strictes des règles d'action devant les juridictions pénales.

c) Etendre le droit d'agir en justice des associations de défense des droits de l'Homme et de l'environnement

Me William Bourdon, secrétaire général de la Fédération internationale des droits de l'Homme, a estimé qu'une "réflexion devait être entreprise sur la possibilité d'élargir le droit pour les associations de défense des droits de l'Homme de déposer directement plainte avec constitution de partie civile". Il a ajouté "qu'en France moins qu'aux Etats-Unis ou en Belgique, il est possible pour une association de se constituer partie civile".

L'action des associations devant les juridictions pénales est limitée. Les associations ne peuvent se constituer partie civile en France devant les juridictions pénales que dans certains cas, très précisément énumérés par la loi. Aussi a-t-on assisté, depuis quelques années, à un foisonnement d'interventions législatives dans ce domaine. M. Pierre Albertini, auteur d'un rapport sur l'exercice de l'action civile par les associations, constatait que l'article 2-1 du code de procédure pénale qui énumère les catégories d'associations autorisées à se constituer partie civile ressemblait à un inventaire à la Prévert. Les associations de défense des droits de l'Homme sont généralement habilitées à agir, mais seulement dans les cas suivants : racisme et discrimination fondée sur l'origine (art. 2-1), crime de guerre ou crime contre l'humanité (art. 2-4). Cela limite effectivement leurs possibilités d'action.

Une réflexion à ce sujet est nécessaire ; pour être utile, elle doit appréhender le phénomène associatif dans sa globalité, comme le préconise le rapport précité, afin d'ouvrir plus largement aux associations de défense des droits de l'Homme, de l'environnement et des consommateurs l'accès aux juridictions pénales.

On pourrait envisager d'insérer une telle disposition lors de l'examen prochain des textes réformant la procédure pénale en cours de discussion. Pour être utile et efficace, un tel texte doit avoir une portée générale comme le préconisent nombre de juristes.

Plus complexes encore sont les difficultés de mise en _uvre en France de la responsabilité pénale des personnes morales pour des infractions commises à l'étranger.

d) Encourager l'engagement de la responsabilité des personnes morales devant les tribunaux.

La "FIDH" et "Agir ici" ont insisté sur les difficultés qu'elles rencontraient pour mettre en _uvre la responsabilité pénale des personnes morales.

Mme Annick Jeantet, chargée de mission d' "Agir Ici" a expliqué que "la responsabilité pénale des personnes morales paraissait relever du rêve, puisqu'on ne peut pas même mettre en cause celle des personnes physiques et on constate, comme dans le cas de l'ex-Yougoslavie, qu'il est très difficile de faire appliquer le droit pénal international. C'est peut être plus efficace de faire appliquer le droit pénal au niveau international en donnant une portée extra-territoriale à certaines lois, comme c'est le cas aux Etats-Unis."

Me William Bourdon a exposé que "si l'on pouvait constater qu'à l'avenir il sera plus facile de poursuivre sinon de condamner les "Pinochet", il sera de plus en plus difficile, dans bien des cas, de poursuivre les entreprises multinationales, qui à travers certaines unités délocalisées dans des zones de "non-droit", sont à l'origine de violation des droits de l'Homme. Elles sont, dans ces conditions, à l'abri de toute justice alors que leurs actions mettent en cause les droits économiques et sociaux sinon les droits civils et politiques les plus élémentaires."

"En France, les infractions économiques s'accroissent parce que le droit international est inadapté et le droit interne difficilement applicable. On peut recourir au juge de la nationalité de la victime ou de l'auteur de l'infraction. En France les crimes perpétrés par un Français à l'étranger sont punissables mais les délits ne le sont que si le délit est incriminé dans le pays où a été réalisée l'infraction. Toutefois on peut se demander si Total ne serait pas passible des juridictions françaises s'agissant du crime de séquestration ou d'arrestations arbitraires en Birmanie et au minimum du délit de non dénonciation de crime."

Il a cependant précisé "qu'en ce qui concerne la responsabilité pénale des personnes morales, la France n'a pas obtenu lors de la conférence de Rome qui a abouti à l'adoption du statut de la Cour Pénale Internationale que les personnes morales puissent être poursuivies, les Anglo-Saxons y étant hostiles. Il est vrai que la responsabilité personnelle des dirigeants est susceptible d'être mise en cause ; le droit international est en gestation s'agissant de la justiciabilité des droits économiques et sociaux."

Le nouveau code pénal énumère les infractions susceptibles d'engager en France la responsabilité des personnes morales. Encore faut-il pour que cette responsabilité soit engagée, que l'infraction soit commise en France contre un ressortissant français. Comme l'indiquait Me William Bourdon, on ne peut mettre en _uvre la responsabilité d'une personne morale pour des infractions commises à l'étranger si celles-ci n'y sont pas réprimées. Les multinationales peuvent aisément s'exonérer du respect de normes contraignantes quand elles opèrent dans des pays où l'Etat de droit, la législation sociale et environnementale est embryonnaire.

Toutefois, la mise en cause de la responsabilité pénale des personnes morales pour les crimes contre l'humanité est prévue par l'article 213-3 du Code pénal. Il convient de souligner que la personne morale peut être poursuivie aussi bien en qualité d'auteur principal que de complice. En effet, l'article 121-2 renvoie expressément aux dispositions des articles 121-6 et 121-7 du nouveau Code pénal relatifs à la complicité. La circulaire du 14 mai 1993 précise que la responsabilité pénale d'une personne morale en tant que complice est engagée par les actes de complicité commis pour son compte par ses organes ou représentants.

La responsabilité d'une personne morale pour crime contre l'humanité ou complicité d'un tel crime devrait pouvoir être mise en _uvre devant les juridictions françaises quel que soit le lieu de l'infraction si se généralisait l'application par la justice française du mécanisme de compétence universelle mis en place par la convention de l'ONU du 10 décembre 1984 sur la torture.

En effet en juillet dernier, le tribunal de Montpellier a mis en détention provisoire, sur plainte de la FIDH et de la Ligue des droits de l'Homme, un capitaine de l'armée mauritanien accusé par deux de ses compatriotes réfugiés politiques en France d'avoir commis sur eux en 1990 des actes de torture alors qu'ils étaient emprisonnés près de Nouakchott. Ce militaire mauritanien a été récemment libéré et mis sous contrôle judiciaire mais la régularité de la procédure suivie n'a pas été contestée. La mise en _uvre pour la première fois en France du principe de compétence universelle pour les crimes les plus graves n'est pas sans similitude avec la loi américaine (voir supra).

La France se doit d'utiliser les mécanismes juridiques internes ou internationaux lui permettant de réguler voire de sanctionner les infractions des multinationales. Leur puissance économique et leur caractère transnational confirmés par le rapport publié le 27 septembre dernier par la CNUCED ne doit pas les mettre au-dessus de la légalité internationale et du droit interne.

Si comme certaines le prétendent, les multinationales souhaitent être des vecteurs de développement, une réflexion doit s'amorcer. Comment allier mondialisation des échanges et développement durable ? Telle est l'interrogation qui sous-tend ce constat.

Les grands groupes pétroliers sont au c_ur de cette problématique. Paradoxalement, c'est dans les pays en développement qu'est exploitée une grande part des réserves pétrolières mondiales. Mais cette manne ne leur a apporté ni la sécurité, ni la stabilité intérieure et extérieure parfois même - c'est le cas des pays africains - loin d'aider à leur enrichissement, elle les a appauvris, la rente pétrolière devenant un frein au développement.

III. LES COMPAGNIES PÉTROLIÈRES ET LE DÉVELOPPEMENT DURABLE

La mission a entendu les discours les plus contradictoires au sujet du rôle du pétrole dans le développement.

M. Jean Savoye, chercheur à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) a expliqué que "les pays où les gouvernements avaient su utiliser la rente pétrolière sont rares. Les bilans des pays peu développés, où l'économie est basée sur les matières premières, montrent que le sous-développement persiste. Le Botswana, indépendant en 1966 et jouissant d'un régime démocratique, est l'un des seuls en Afrique qui ait su utiliser la rente que lui procurent les mines de diamants exploitées par la De Beers. Il l'utilise pour la construction d'infrastructures et l'éducation. Il en a placé une partie sur les marchés. Malgré cette bonne gestion ce pays ne dispose pas d'industrie."

Pourtant M. Jean-Claude Milleron, administrateur français à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, a estimé quant à lui que "l'énergie reste essentielle pour le développement, car c'est un secteur d'infrastructure dont l'ensemble de l'économie d'un pays dépend. L'absence de sécurité des approvisionnements est coûteuse".

M. Philippe Jaffré, président-directeur général d'Elf Aquitaine, a précisé : "Il se trouve aussi que pour certains pays producteurs, les impôts tirés de la production de pétrole représentent une part significative de leurs ressources. Cela fait des compagnies pétrolières qui opèrent chez eux des contribuables importants. Dans un pays d'Afrique, où M. Philippe Jaffré s'est récemment rendu, la fiscalité pétrolière devrait procurer en 1999 un tiers des recettes publiques et celle appliquée à Elf un sixième de ces recettes publiques. Il est vrai qu'en France la fiscalité pétrolière représente un peu plus de 10 % des recettes publiques dont 3 % payés par Elf. Les compagnies pétrolières paient donc énormément d'impôts aux propriétaires du sous-sol, c'est-à-dire de façon très générale, aux Etats producteurs".

Les ONG qui considèrent que la rente pétrolière est loin d'être un facteur de développement, bien au contraire.

Ainsi, Mme Annick Jeantet, chargée de mission d' "Agir ici" a fait observer que "dans les pays en voie de développement, l'exploitation du pétrole par des sociétés transnationales, avait entraîné des graves violations des droits de l'Homme, la corruption des fonctionnaires et une destruction de l'environnement. Le niveau de vie des populations locales n'a pas profité de l'utilisation des ressources naturelles. Au contraire, les droits des communautés vivant dans les régions de ces projets ont été constamment violés. En Afrique, la politique industrielle des multinationales, notamment celle menée par Shell et Elf, est en réalité fondée sur les gains économiques et financiers provenant de l'extraction du pétrole liée aux intérêts politiques et financiers des pays du Nord. Sur le plan social et s'agissant du respect des droits de l'Homme, une fois encore les projets pétroliers ont des conséquences considérables sur la politique intérieure des pays dans lesquels ils interviennent."

Les critiques de M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération d'action pour la République de l'Assemblée nationale du Tchad, sont encore plus virulentes : "Le pétrole génère la guerre et le sang en Afrique (Angola, Congo-Kinshasa, Congo-Brazzaville, Nigeria, Soudan, etc.). Le pétrole du Gabon, pas plus que celui de l'Angola, du Congo ou du Cameroun n'a profité aux populations de ces pays".

La rente pétrolière entretient des rapports extrêmement paradoxaux et ambigus avec la sécurité des Etats et leur développement. Elle ne semble pas être un facteur de sécurité et de stabilité dans certaines régions du monde. Les pays en développement d'Afrique ne profitent guère de la manne pétrolière, bien au contraire.

La mission a observé que rente pétrolière était fréquemment synonyme de guerre, d'instabilité, de corruption. L'instauration de régimes démocratiques et de règles juridiques assurant l'établissement d'un Etat de droit ainsi qu'une bonne gouvernance, s'en trouve paralysée.

A - Les rapports paradoxaux entre rente pétrolière et développement

Pour la plupart des experts, rente pétrolière et développement se contredisent, leur rapprochement, pourtant indispensable, paraît incongru. Ainsi, M. Jean Savoye a assimilé la rente pétrolière à un revenu sans cause en Angola : "Les compagnies pétrolières sont des sociétés commerciales. Elles ne font pas d'aide au développement malgré ce qu'elles affirment. Plusieurs experts ont observé une tendance des pays occidentaux à s'intéresser aux zones utiles de l'Afrique, surtout depuis leur échec en Somalie. Quand les pays occidentaux défendent leur politique dans les pays du Sud, ils se focalisent sur des zones de sécurité. Comme le note M. Jean-Christophe Rufin, on préserve certains pays d'une instabilité totale et derrière on laisse "des zones grises". Les compagnies pétrolières sont la manifestation de cette problématique alors qu'elles pourraient avoir des politiques de développement plus ambitieuses. Les compagnies pétrolières ne génèrent pas de développement à l'échelon local. Le secteur minier ou pétrolier dans un pays sous-développé tend à s'auto-alimenter, à drainer les investissements, à être au départ le seul secteur rentable d'une économie et à le rester de plus en plus en absorbant les ressources pouvant aller ailleurs."

Le Golfe Persique, la mer Caspienne et la Russie jouent un rôle actuellement déterminant dans la géopolitique du pétrole. Les conflits d'intérêts y ont généré des guerres entre Etats. En Afrique, la rente pétrolière participe à la destruction des Etats.

1) Rente pétrolière, guerres, destructions : quel est le lien entre rente pétrolière et guerre ?

M. Jean-François Bayart, directeur du CERI, a explicité ainsi cette problématique : "Bien que les compagnies pétrolières ne fassent pas a priori la politique du pire, elles y ont été, dans la pratique, entraînées. Les compagnies pétrolières anglo-saxonnes ont contribué à la chute de Mossadegh en Iran. Entre 1950 et 1960, la compagnie Chevron a indirectement alimenté la guerre civile au Soudan en distribuant des armes aux milices destinées à protéger ses installations pétrolières ; elle a joué un rôle dans l'extension de ce conflit. En Angola, les ressources provenant du pétrole permettent au MPLA, parti unique, d'acheter de l'armement pour financer son effort de guerre, et gouverner le pays sans se poser la question de sa légitimité politique, de sa représentativité ou de sa responsabilité."

Il a souligné "le lien assez direct entre l'existence de ressources pétrolières importantes et l'extension de la guerre comme mode de solution des conflits politiques en Afrique sub-saharienne. Les perspectives mêmes de l'exploitation pétrolière sont susceptibles de favoriser l'extension des conflits car elle permet à une partie ou à tous les belligérants d'acquérir des armes et elle rend la détention du pouvoir encore plus convoitable."

La géopolitique du pétrole est caractérisée par le hiatus qui sépare les zones de gisement et celles de consommation des produits raffinés. Malgré l'existence de nombreux pôles de production, le Moyen-Orient reste la région essentielle de production. En 1997 les Etats du Golfe ont fourni 18,2 millions de barils/jour sur un total mondial de 40,1 millions de barils/jour d'exportation. Or, le Moyen-Orient fut le théâtre d'une guerre pour le pétrole : la guerre du Golfe.

a) Une guerre pour le pétrole : la guerre du Golfe

A cette date, le 2 août 1990, cent mille soldats irakiens ont envahi le Koweït. Le marché mondial du pétrole se resserrait ; la demande croissait ; la production américaine avait été réduite. Les importations de pétrole des Etats-Unis étaient à un niveau jamais atteint et montaient. Le monde redevenait très dépendant vis-à-vis du golfe Persique. L'écart entre la demande et la capacité de production diminuait. Le marché était donc vulnérable aux conflits et aux accidents.

Depuis la guerre Iran-Irak, 1980-1988, dans laquelle les intérêts pétroliers avaient leur part, les objectifs de Saddam Hussein semblaient clairs : dominer le monde arabe, obtenir l'hégémonie sur le golfe Persique, devenir une puissance pétrolière de premier plan et une puissance militaire (nucléaire compris) régionale. Cependant, le pays souffrait d'une considérable faiblesse financière.

Auparavant, en juillet 1990, l'Irak avait placé cent mille hommes à sa frontière avec le Koweït, pays favorable à une baisse des prix du pétrole. Bagdad voulait s'assurer que des pays comme le Koweït et les Emirats arabes unis respectaient leurs quotas pétroliers pour faire monter les prix de l'Opep. Ces pays cédèrent, mais les soldats irakiens ne se retirèrent pas pour autant. Bagdad considérait en fait que le Koweït devait lui revenir.

M. Daniel Yergin a expliqué dans "Les hommes du pétrole" les enjeux de ce conflit (p. 481) : "Nous ne supporterons pas cette agression contre le Koweït, annonça George Bush quelques jours après l'invasion. Les Nations unies décrétèrent un embargo pour contrer l'agression. Mais l'affaire ne s'arrêtait pas au Koweït. La disposition des forces irakiennes et la façon dont elles étaient réapprovisionnées donnaient à penser qu'elles pourraient s'emparer des champs pétroliers saoudiens faiblement défendus. Craignant que l'Arabie Saoudite ne fût la prochaine sur la liste de Hussein, de nombreux pays s'empressèrent d'envoyer des forces armées dans la région. Les forces américaines formaient de loin l'élément le plus important. Les répercussions possibles de la crise étaient primordiales pour l'avenir. En se maintenant au Koweït, Saddam Hussein parvenait à contrôler directement 20 % de la production de l'Opep et 20 % des réserves mondiales de pétrole et serait en mesure d'intimider ses voisins."

"La rente pétrolière se traduisait en argent et en pouvoir : politique, économique et militaire. Saddam Hussein savait qu'avec 10 % supplémentaires des réserves mondiales sans grand surcroît de population, l'Irak serait la puissance pétrolière dominante de la planète. Les autres producteurs de pétrole se plieraient à ses diktats tout comme ils avaient commencé à le faire dans l'été 1990, avant l'invasion."

"Le pétrole était donc l'élément fondamental de la crise, non "le pétrole bon marché", mais plutôt le pétrole en tant qu'élément critique dans l'équilibre mondial du pouvoir, comme il l'était depuis la Première Guerre mondiale ".

La question du pétrole commande en grande partie la stabilité et la sécurité de tout le Moyen-Orient. Les Etats-Unis considèrent qu'il va de leurs intérêts vitaux de maintenir à tout prix les régimes en place même si, comme l'Arabie Saoudite dont les réserves représentent plusieurs décennies de production, ils sont loin d'être des modèles de démocratie. L'Union européenne a adopté la même attitude.

Comme l'a rappelé M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint du Nouvel Observateur, "en 1945, une rencontre entre le Président Roosevelt et le Roi Ibn Saoud a scellé un accord qui est encore respecté de part et d'autre. Contre la garantie que les Etats-Unis assuraient la sécurité de l'exploitation du pétrole, le Roi leur en a conféré la primauté".

Selon Gilles Kepel, directeur de recherches au Centre national de recherches scientifiques (CNRS) : "Le pacte détermine une constante de la politique américaine envers l'Arabie Saoudite et les autres pays producteurs de pétrole. L'Arabie Saoudite ferait tout pour garantir les approvisionnements pétroliers de l'Occident, ce qui était un enjeu vital ; en contrepartie, les Etats-Unis appuieraient le régime et les gouvernements saoudiens successifs en s'interdisant toute immixtion durable dans leur politique intérieure." La logique du pacte Roosevelt-Ibn Saoud était à l'_uvre lors de la guerre du Golfe, une guerre du pétrole, pour le pétrole.

Dans les régions de la mer Caspienne et de l'Asie centrale, les conflits latents pour des raisons historiques sont attisés par la présence potentielle de réserves de pétrole dont l'importance varierait, selon les experts entre 80 et 200 milliards de barils pour tout le bassin caspien. (A titre de comparaison, le golfe Persique dans son ensemble dispose de 676 milliards de barils de réserves prouvées).

b) Pétrole et conflits dans la zone caspienne : des guerres réelles pour du pétrole encore virtuel

Les Etats du Caucase, notamment la Transcaucasie et ceux de l'Asie centrale, soumis aux intérêts russes depuis le XIXème siècle, sont le champ de nouveaux rapports de forces. Ils deviennent stratégiquement importants mais, en dépit d'une situation géographique favorable, le développement des hydrocarbures freiné par les recompositions en cours et l'instabilité politique, est source de conflits.

Les droits de propriété sur les ressources de la Caspienne ne sont pas encore clairement fixés ni reconnus par tous les pays concernés, même si des progrès notables ont été enregistrés. Le statut international de la Caspienne (mer ou lac ?) et la délimitation des eaux territoriales sont des sujets de conflits entre les Etats riverains (Azerbaïdjan, Kazakhstan, Iran, Russie et Turkménistan). La Russie, soutenue par l'Iran et le Turkménistan, entendait faire reconnaître la mer Caspienne comme un lac, ce qui implique qu'au-delà d'une zone de 40 milles le long des côtes, les Etats riverains exploiteraient en commun les ressources de la Caspienne. Mais cette position a largement été combattue par l'Azerbaïdjan et le Kazakhstan qui entendent partager la Caspienne en eaux territoriales afin de maîtriser le développement des hydrocarbures présents dans leurs secteurs respectifs conformément au droit de la mer. Finalement, les positions se sont rapprochées, l'accord du 6 juillet 1998, signé entre la Russie et le Kazakhstan, entérine un partage des zones offshore en secteurs nationaux, assorti d'une gestion commune des eaux de la mer. La question de l'acheminement de ce pétrole vers des zones de consommation éloignées reste cruciale.

M. Sébastien Leplaideur, dans son mémoire intitulé "La Transcaucasie post-soviétique entre rouge sang et or noir" réalisé sous la direction de M. Jean Gueit, professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence en 1998, explique : "De 1993 à nos jours, l'acheminement du pétrole de la Caspienne sera l'enjeu stratégique majeur de la région. De rebondissements en rebondissements, de retournements en revirements, c'est une véritable saga aux acteurs multiples qui se déroulera autour de la Caspienne, où nul accord, nulle concession ne sont définitifs : une sorte de gigantesque jeu d'esbroufe remplace les amabilités diplomatiques habituelles. Il faut dire que l'enjeu est de taille. Un oléoduc qui passe sur son territoire signifie des rentrées de devises assurées (entre 0,5 et 2 dollars par baril) et un moyen de pression considérable - on peut toujours fermer le robinet en cas de désaccord majeur avec l'un des pays producteurs, voire avec les pays consommateurs."

Or, on dénombre au moins quatre voies de passage possibles pour le pétrole de l'Azerbaïdjan et six pour le Kazakhstan pour d'éventuelles exportations vers l'Europe. Cinq pays de transit réels ou potentiels sont plus particulièrement concernés : la Russie, l'Iran, la Géorgie, la Turquie et l'Arménie. Par la Russie, trois voies sont possibles. La première relierait l'Azerbaïdjan au port de Novorossiisk, en doublant des oléoducs existants. Les deux autres pourraient acheminer des hydrocarbures du Kazakhstan en Europe, via la Russie, l'une sur le port de Novorossiisk, l'autre par le réseau de pipelines russe de Druzhba via Samara. La voie Ouest permettrait d'amener les hydrocarbures d'Azerbaïdjan au port géorgien de Supsa sans passer par la Russie. Cet oléoduc est en cours d'achèvement. La voie turque qui relierait Bakou au port méditerranéen turc de Ceyhan via l'Anatolie à la préférence du gouvernement américain. Enfin, le projet d'oléoduc sous-marin en Caspienne lierait le Kazakhstan, le Turkménistan, l'Azerbaïdjan et la Turquie.

Mais la réalisation ou l'exploitation de ces voies est soumise aux inconnues liées au conflit régional du Nagorni-Karabakh qui oppose l'Azerbaïdjan et l'Arménie, à celui qui oppose l'Abkhazie à la Géorgie et à celui qui embrase actuellement la Tchétchénie et le Daghestan. Ces conflits contrarient toute voie d'évacuation. L'oléoduc Bakou Novorossiirsk vient d'être coupé en raison de l'invasion de la Tchétchénie. Autre incertitude, la Turquie s'oppose aux solutions qui augmenteraient le trafic maritime sur le détroit du Bosphore, trop surchargé et qui se trouve au débouché des cargaisons en provenance de Novorossirsk. Quant à la voie iranienne, même si elle apparaît comme la solution économiquement la plus viable, elle a peu de chances de se concrétiser tant que ce pays restera soumis à l'embargo américain.

M. Sébastien Leplaideur observe que "l'acheminement des ressources énergétiques recoupe des enjeux qui dépassent largement de simples problèmes techniques ou financiers. Tous les acteurs, des groupes sécessionnistes aux grands Etats comme la Russie ou les Etats-Unis, en passant par les pays producteurs et les investisseurs privés ont des intérêts de premier ordre dans la détermination des tracés."

La Russie a systématiquement cherché à bloquer les exportations d'hydrocarbures de la Caspienne autrement qu'à partir du territoire russe, jusqu'à présent avec succès, car elle voulait maintenir un certain contrôle sur les Républiques de l'ex-Union soviétique. Elle estime que l'Asie centrale et les Républiques caucasiennes font partie de son périmètre de sécurité et d'influence et appartiennent à sa "sphère d'intérêts légitimes". Le gouvernement américain, sans nécessairement prendre en compte les intérêts des compagnies pétrolières américaines, privilégie toutes les solutions qui évitent le passage par l'Iran. La voie Bakou Ceyhan malgré sa longueur, son coût et son passage par le Kurdistan semble avoir sa préférence. La France quant à elle encourage l'implantation de ses compagnies pétrolières en Iran.

M. Alexandre Adler, directeur éditorial de "Courrier international" a lui aussi insisté sur les enjeux et les conflits ouverts ou latents également dans la zone de la mer Caspienne et du Caucase : "depuis le début du vingtième siècle, ce pays est industriel et dispose d'une population formée. Bakou fut d'ailleurs proclamée capitale des peuples de l'Orient et constituait une avancée de l'URSS dans la zone. M. Aliev a dirigé le KGB avant de devenir président de l'Azerbaïdjan. C'est un proche de M. Primakov. Au début du siècle, Bakou a longtemps représenté "le Koweït de l'Europe". C'est la première région du monde où on a exploité le pétrole à un niveau industriel ; l'URSS y a concentré toute son industrie de forage, y a créé un Institut des machines automatisées. Bakou, ville arménienne au début du siècle, a connu l'épuration ethnique. Depuis la Perestroïka, les Arméniens ont quitté cette ville pour le Haut-Karabakh, qu'ils ne rendront jamais, ce dont les Azeris sont conscients. Le pays reste traumatisé par les transferts de populations."

"Actuellement, la production de pétrole en Azerbaïdjan atteint celle de l'Iran, et l'ensemble Turquie-Azerbaïdjan, riche de 60 millions d'habitants, représente l'équivalent de la population iranienne. Aussi, les ressources pétrolières de l'Azerbaïdjan intéressent-elles la Turquie, qui y est très présente. Le Président Aliev a clairement opté pour une alliance turco-américaine, car il redoute les Iraniens, bien que ses relations avec le Président Khatami soient assez bonnes. Le Président Aliev a été victime d'un attentat, probablement fomenté par des proches du lobby pétrolier russe."

S'agissant du conflit du Nagorni Karabakh "la Russie a soutenu la candidature à la Présidence de l'Arménie de M. Kotcharian, qui a mené sa campagne grâce aux fonds de la Société russe Gazprom, afin d'éviter l'ouverture d'un oléoduc Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie. Les compagnies pétrolières russes ont leur propre stratégie politique. La ligne de force turco-azérie les inquiète ; de même, pour des raisons écologiques, la Turquie ne souhaite pas que l'oléoduc débouche dans les Dardanelles, et qu'ainsi le pétrole soit acheminé par bateau, avec les risques de pollution que cela comporte."

La présence russe dans la région reste importante. Ainsi, certains observateurs estiment que les intérêts pétroliers sont loin d'être étrangers à la guerre actuellement menée par Moscou en Tchétchénie. D'après l'article de Mme Sophie Shihab dans Le Monde du 30 septembre 1999, l'oléoduc Bakou Grosny Novorossiisk, seul point de convergence des intérêts tchétchènes et russes a été endommagé avant le début du deuxième conflit obligeant l'Azerbaïdjan à charger son brut par des trains traversant le Daghestan avant de rejoindre en Russie même l'oléoduc allant vers Novorossiisk. Elle explique que "Transneft, propriétaire de tous les oléoducs russes, a changé de directeur. Un proche du milliardaire Boris Berezovski fut installé à sa tête. Dans sa première déclaration, il annonça avoir reçu l'ordre de construire une bretelle pour contourner la Tchétchénie. Depuis la Russie semble avoir renoncé à utiliser les infrastructures pétrolières Tchétchènes qu'elle a bombardées. Le Daghestan, qui couvre la plus grande part du littoral "russe" de la Caspienne, demeure un pion central dans la volonté du Kremlin de rester un acteur actif dans le futur partage de ses richesses. S'il perd cette République, il perd aussi toute chance d'avoir son mot à dire dans les grandes man_uvres qui vont s'accélérer à nouveau autour de la Caspienne, avec la remontée des prix du pétrole."

Le pétrole, présenté par certains experts comme un possible facteur de stabilité et d'intégration économique pour les pays de la région, semble au contraire y avoir exacerbé les conflits latents. La remontée des cours du brut accroît encore plus l'intérêt des compagnies pétrolières occidentales, russes voire chinoises pour le pétrole de la Mer Caspienne. Les compagnies américaines Mobil, Exxon Chevron, BP-Amoco ont signé des contrats importants. Les compagnies françaises commencent à s'y implanter. L'entrée de la Russie en Tchétchénie déstabilise la zone d'autant que les déplacements de population commencent à être inquiétants.

Ce schéma, pour des raisons et selon des modalités différentes, se reproduit en Angola et au Congo Brazzaville.

c) La guerre civile en Angola et au Congo-Brazzaville : les préfinancements pétroliers à l'_uvre

Depuis son accession à l'indépendance en novembre 1975, l'Angola est le théâtre d'un conflit qui a été l'un des plus meurtriers de ce quart de siècle. Né de la guerre d'indépendance, nourri par les tensions de la guerre froide, le conflit entre le Mouvement populaire de libération de l'Angola (MPLA) au pouvoir depuis l'indépendance et l'Union pour l'indépendance totale de l'Angola (Unita) s'éternise. Les protocoles de paix signés à Lusaka en novembre 1994 n'ont pas permis la pacification du pays. Restée interdite d'activité politique, l'Unita a conservé des forces armées, a continué à recevoir des armements et a posé les conditions au rétablissement de l'administration dans les zones qu'elle contrôlait. Le gouvernement angolais quant à lui s'est engagé dans des interventions chez ses voisins pour couper l'Unita de ses bases arrières. Après l'aide apportée au renversement du président Mobutu dans l'ex-Zaïre, en mai 1997, les Forces armées angolaises (FAA) intervenaient en octobre 1997 au Congo-Brazzaville, pour assurer la victoire de M. Denis Sassou N'Guesso contre le président Pascal Lissouba accusé par le gouvernement angolais d'avoir permis à l'Unita et aux divers fronts de libération de l'enclave de Cabinda (FLEC) d'utiliser le territoire congolais. Cette intervention massive pour s'assurer des voisins sûrs, qui violait le droit international et le protocole de Lusaka, n'a suscité de la part des grandes puissances que des condamnations verbales. La communauté internationale s'était lassée des man_uvres dilatoires de l'Unita et la présence d'un dictateur au Congo-Brazzaville ne semble pas la gêner. De nouvelles et très importantes découvertes pétrolières (Girassol) ont renforcé la position internationale de Luanda. Américains et Français ont intérêt à soutenir Luanda, leurs compagnies pétrolières Chevron, Gulf oil et Elf les y poussent.

Le Président Lissouba, interrogé par la mission sur ses liens présumés avec l'Unita et son chef Jonas Savimbi les a niés et a donné sa version des faits et son analyse du confli : "S'agissant de ses relations avec l'Angola, tant que MM. Savimbi et Dos Santos se faisaient la guerre, il ne s'en est pas mêlé. Mais dès qu'ils ont commencé leurs pourparlers de paix, il a reçu M. Savimbi en 1995, pendant la conférence de la paix organisée dans le cadre de l'Unesco. M. Pascal Lissouba a évoqué une conversation avec M. Savimbi à qui il avait demandé les raisons de la persistance de la guerre civile en Angola. M. Savimbi lui a répondu qu'après la guerre de libération chacun avait des ambitions. Il aurait fallu laisser le peuple trancher. M. Savimbi disposait de mines de diamants et a acheté quantité d'armes de certaines qualités. M. Dos Santos disposait de pétrole et a acheté également des armes et a obtenu la même quantité et la même qualité d'armes que M. Savimbi. M. Lissouba a alors demandé à quel moment M. Savimbi, avait su cela. Ce dernier lui a expliqué qu'il avait compris petit à petit qu'il ne terminerait jamais cette guerre car on aidait les Angolais à s'entre-tuer. A ce moment là M. Lissouba a pensé que les dirigeants angolais souhaitaient la paix car la situation de leur pays était catastrophique ; actuellement ce sont les milices angolaises qui pillent le Congo parce qu'elles n'ont rien chez elles. Les informations sur ses liens avec M. Savimbi ont été travesties, il n'a jamais passé de troupes en revue avec M. Savimbi."

- Pétrole et diamants financent la guerre

L'Angola fait figure de laboratoire des effets néfastes de la rente que le pétrole ou d'autres matières premières procurent à des chefs de guerre peu soucieux du bien-être de leur population.

M. Jean Savoye a souligné l'intérêt du cas angolais : "La situation des puits de pétrole le long de la côte entraîne une politique de comptoir quelque peu néo-coloniale. La côte seule est intéressante, c'est l'Angola utile." Selon lui, "l'action des compagnies pétrolières en Angola se résume à protéger les sites et à rester en Angola. Les intérêts des compagnies pétrolières coïncident avec ceux du gouvernement angolais. Il s'agit de protéger et de sécuriser militairement les sites d'extraction par un dispositif approprié. Parallèlement, il convient d'assurer la protection politique des sites pour que l'Angola "utile" soit politiquement stable, l'enjeu sera donc de maintenir un pouvoir politique avec lequel on pourra commercer. Entre 1975 et 1990, les gouvernements angolais successifs acceptent l'idée que l'Angola c'est la côte."

"La rente pétrolière permet de financer un appareil militaire mais pas de le créer. Elle sert à financer les corps expéditionnaires cubains jusqu'en 1988-1989". Puis, après les départs des Soviétiques et des Cubains, selon lui "elle sert à attirer des sociétés de mercenaires et des milices privées de sécurité comme Executive Outcomes dont le personnel appartient à plusieurs nationalités (Sud-Africains et Russes). Pour défendre la rente, le gouvernement angolais fait donc appel à des armées privées."

- Une économie dévastée : des gisements pétroliers convoités

Bien que l'Angola soit potentiellement un des pays les plus riches d'Afrique (richesses minières et pétrole), sur onze millions d'habitants, moins de 50 000 Angolais vivent plus ou moins selon les standards occidentaux. La guerre absorbe 40 % du budget de l'Etat ; la production agricole ne couvre plus les besoins alors qu'avant l'indépendance, l'Angola était exportateur net de produits agricoles. Le tissu industriel, le second d'Afrique avant 1975 est en ruines et dans la capitale, ni l'eau, ni l'électricité, ni le téléphone ne fonctionnent de manière satisfaisante. L'Unicef a considéré en 1999 que l'Angola était un des pays où le sort des enfants était le plus défavorable.

Selon M. Jean Savoye :"La guerre civile accentue la décadence de l'économie angolaise mais le secteur pétrolier suit un parcours particulier. En effet au niveau politique, la rente pétrolière procure un revenu conséquent au personnel dirigeant. Alors que les campagnes autour ne connaissent aucun développement, la capitale Luanda est approvisionnée par l'importation de produits de l'extérieur. Sur le plan politique, une élite dirigeante intéressée à la rente se constitue, mais le reste de la population est tenu à l'écart. Un système de marché noir se développe et il fait le lien entre les dirigeants et la population. La rente pétrolière intéresse seulement les élites. La protection des sites pétroliers et diamantifères oblige à mobiliser des ressources militaires qui ne peuvent pas servir à d'autres activités."

Le mécanisme est connu : la population s'appauvrit, victime de la guerre alimentée par les achats d'armes grâce à la manne pétrolière : la population est non seulement spoliée d'une richesse que les dirigeants se sont appropriée, mais elle en est victime à travers la guerre.

M. Claude Angeli, rédacteur en chef du Canard enchaîné, a insisté sur les effets pervers de la rente pétrolière : "L'Angola a les moyens d'acheter des armes et d'entretenir une armée grâce à la rente pétrolière. M. Lissouba a cherché à obtenir l'appui de l'Unita, qui occupe des zones diamantifères et dispose de troupes, malgré les accords signés avec le MPLA. Pendant la guerre civile de Brazzaville, des partisans du front de libération de l'enclave de Cabinda se trouvaient à Pointe Noire et les Angolais ne voulaient pas que l'Unita intervienne dans un conflit semblable. En outre, MM. Dos Santos et Sassou N'Guesso entretiennent depuis toujours des liens d'amitié."

Les combats entre les forces gouvernementales et l'Unita ayant repris en novembre 1998, à la suite du non-respect des accords de paix de Lusaka. L'ONU tient l'Unita pour le principal responsable de l'échec du processus de paix. La presse fait actuellement état d'une nouvelle catastrophe humanitaire en Angola. Selon M. Patrick Saint-Paul dans le Figaro du 29 septembre 1999 : "L'offensive gouvernementale, lancée contre les fiefs rebelles de l'Unita dans le centre du pays, serait à l'origine d'une nouvelle catastrophe humanitaire en Angola. Entre 700 000 et 2 millions de personnes ont fui les zones de combats, selon l'organisation humanitaire Action contre la faim (ACF). D'après le gouvernement angolais, le nombre de réfugiés dépendant de l'aide humanitaire serait passé de 2 à 3 millions en moins d'un an".

M. Patrick Saint-Paul précise d'ailleurs que :"Pour faire face à la catastrophe humanitaire provoquée par la guerre, le gouvernement angolais réclame des fonds. En début d'année, l'ONU a lancé un appel aux donateurs afin d'obtenir 111 millions de dollars pour l'Angola. L'Unita a demandé pourquoi le gouvernement n'avait pas utilisé à cet effet les 950 millions de dollars versés par Elf et Exxon, pour l'exploration de leurs nouveaux sites pétroliers, au lieu de les investir dans l'achat d'armes et accuse les pétroliers de financer directement l'offensive du gouvernement. Et leurs pays d'origine, c'est-à-dire la France et les Etats-Unis, de défendre les intérêts de leurs groupes pétroliers à n'importe quel prix."

Cependant, malgré l'embargo total décrété par l'ONU contre l'Unita, les revenus du diamant permettent à la guérilla de M. Savimbi de s'approvisionner en armes. L'Angola se retrouve une fois de plus dans l'impasse, et sa population dans la misère et la guerre.

- Les préfinancements pétroliers : l'endettement programmé du Congo Brazzaville

En Angola comme au Congo-Brazzaville (voir supra) la rente pétrolière finance des conflits meurtriers. Bien plus, les compagnies pétrolières ont pris l'habitude, à la demande des dirigeants, de revendre le pétrole endettant leur pays pour plusieurs années auprès des groupes pétroliers.

M. Antoine Glaser, rédacteur en chef de la revue Indigo, a ainsi expliqué ce mécanisme, généralement utilisé par les dirigeants aux abois pour acheter des armes : "On peut pré-vendre le pétrole jusqu'à une extraction en 2005 ou 2010, si la compagnie accepte. Le dirigeant qui reçoit le préfinancement est conforté mais engage l'avenir des dirigeants successifs. Les préfinancements pétroliers incitent la compagnie pétrolière à se substituer à l'Etat pour pouvoir se rembourser. Les préfinancements prohibés par le FMI qui exige des contreparties, sont effectués par les compagnies pétrolières qui moyennant un versement en cash exigent un accès à des gisements pour plusieurs années. Elf a pratiqué cela au Congo."

Il a expliqué comment s'effectuaient les préfinancements. "Les préfinancements passent par des réseaux bancaires et cela constitue une source d'évaporation. Pour acheter de l'armement les Etats ont besoin de ces préfinancements et donc de s'adosser à des compagnies pétrolières. Actuellement Elf est confrontée à un Président congolais M. Sassou N'Guesso qui s'est aperçu que son prédécesseur avait gagé le pétrole jusqu'en 2006. 600 millions de dollars se sont évaporés. Pour faire des préfinancements, la compagnie pétrolière trouve des banques telles la Bankers Trust, la CCIBC, la Canadian Imperial Bank, qui prêtent à un taux préférentiel. L'Angola a procédé à des préfinancements pétroliers pour financer son armement.". Les conséquences sont graves car actuellement Elf gère la dette de l'Etat congolais, car Elf a fait des prêts gagés jusqu'en 2006, ce qui complique les relations entre M. Jaffré qui veut mettre fin au système et l'actuel président du Congo M. Sassou N'Guesso.

Outre ce mécanisme, les dirigeants de pays producteurs peuvent utiliser à leur profit un pourcentage de la redevance pétrolière : les "fonds de souveraineté". Ceux-ci ont été utilisés de diverses manières, y compris et surtout pour l'achat d'armements ; ils sont incontrôlables et leur montant est inconnu.

Selon M. Claude Angeli, "Les fonds de souveraineté sont disponibles pour le Chef de l'Etat du pays producteur à titre personnel ; leur existence n'est pas secrète, leur montant l'est. Or, M. Lissouba, comme M. Sassou N'Guesso ont disposé de ces fonds de souveraineté. M. Lissouba a d'ailleurs expliqué qu'il s'en était servi pour acheter des armes lors de la guerre civile. Quand M. Sassou N'Guesso était dans l'opposition, avant la guerre civile, il entretenait des milices, il se déplaçait partout dans le monde : où prenait-il l'argent ? Bien que n'ayant pu obtenir aucune preuve" M. Claude Angeli a estimé que "du temps où il était président marxiste du Congo, M. Sassou N'Guesso, qui entretenait des liens amicaux avec le Président Chirac et le Président Dos Santos, est intervenu pour qu'Elf dispose d'un bassin offshore en Angola, le bloc 17. M. Sassou N'Guesso a ensuite touché une redevance régulière sur ce bloc, ce qui lui a sans doute permis de vivre et de maintenir ses partisans en activité pendant qu'il était dans l'opposition. M. Sassou N'Guesso et M. Lissouba ont profité tous deux de la rente pétrolière et des générosités d'Elf".

Interrogé sur ce point précis par la mission, M. Pascal Lissouba a d'ailleurs reconnu qu' "il y a plusieurs formes de tricherie sur la rente pétrolière : on peut s'entendre avec les pétroliers par des cheminements divers et multiples ; ils passent par la FIBA. Autour de cette banque, il y a d'autres filières pour faire passer les commissions dont les montants sont évalués en fonction d'un processus difficilement décryptable. Les commissions peuvent être légales mais la manière dont elles sont évaluées est complexe. Le ministre des finances peut placer l'argent de la rente pétrolière dans des banques spécialisées où il rapporte des intérêts sans les reverser à l'Etat. Normalement cela irait dans les caisses noires du Président."

Ni en Angola, ni au Congo-Brazzaville, la manne pétrolière n'a été vecteur de développement. Bien au contraire, les flux financiers générés par le pétrole ont permis l'achat d'armes et l'enrichissement d'une minorité proche du pouvoir. Loin d'avoir progressé, ces pays ont été détruits et sont endettés. Malgré les guerres qui déchirent le Congo-Brazzaville et l'Angola, les zones d'extraction pétrolières restent des îlots de sécurité, même quand elles sont situées à terre.

Quand la rente pétrolière n'alimente pas les guerres, elle accroît les tensions internes, elle génère une insécurité diffuse dont la population proche des lieux d'extraction et les compagnies font les frais.

2) Rente pétrolière et insécurité : le rôle des forces de sécurité

L'extraction du pétrole au Nigeria et dans plusieurs pays d'Amérique latine a provoqué des catastrophes écologiques privant les populations proches des sites de leurs ressources et moyens de subsistance. Les redevances pétrolières étant versées par les compagnies au gouvernement central comme c'est la règle, les habitants des régions où il est produit n'en ont pas profité.

Les populations locales ont manifesté leur mécontentement et ont été durement réprimées par les forces de sécurité. Les installations pétrolières sont devenues l'enjeu de ce bras de fer au Nigeria, en Colombie, en Libye. Lasses d'être dépossédées et spoliées alors que leur environnement a été saccagé par l'exploitation pétrolière, les populations se rebellent. Une insécurité chronique règne dans ces zones mettant en péril le devenir de l'exploitation.

Les autorités gouvernementales réagissent en envoyant les forces de l'ordre contre les populations qui sont alors victimes d'exactions graves, exécutions extrajudiciaires, emprisonnements arbitraires, etc... Pour autant, la sécurité n'est pas mieux assurée, car les habitants rendent, à juste titre, les compagnies pétrolières responsables du désastre. Celles-ci se défendent en expliquant qu'elles versent les redevances à l'Etat central sans droit de regard sur l'usage qu'il en est fait à l'égard des zones d'exploitation. Certaines compagnies pétrolières (BP, Shell, notamment) s'efforcent, depuis deux ou trois ans avec l'aide d'ONG, d'aider directement les populations affectées par l'exploitation pétrolière en construisant écoles et hôpitaux, et en améliorant les infrastructures d'exploitation pour limiter la pollution. Mais cette bonne volonté arrive tardivement. L'insécurité, alimentée par des mouvements rebelles, perdure, tant dans le delta du Niger, qu'en Colombie, voire en Libye.

a) L'insécurité chronique dans le delta du Niger : la réponse des populations locales.

Le pétrole représente entre 90 et 95 % des recettes d'exploitation du Nigeria (environ 12 milliards de dollars par an) et près de 80 % des recettes budgétaires du pays. Malgré la démocratisation du régime politique, le delta du Niger reste un théâtre de confrontation, comme le constatait M. Jean-François Bayart, directeur du CERI : "Dans le delta du Niger, les compagnies pétrolières vivent dans une grande insécurité et un climat social extrêmement détérioré. Aussi, l'illusion de la puissance des compagnies pétrolières doit-elle être relativisée, les responsables de compagnies pétrolières en sont conscients, même si les champs de pétrole offshore, nombreux dans cette zone de l'Afrique, sont plus faciles à gérer au niveau de la sécurité".

Le nouveau gouvernement s'efforce d'améliorer la situation des différents groupes vivant dans les régions produisant du pétrole. Des membres du groupe ethnique Ijaw, parmi les plus virulents du Nigeria, ont adopté la Déclaration de Kaiama le 11 décembre 1998, dans laquelle ils se déclaraient propriétaires de toutes les ressources naturelles se trouvant sur le territoire Ijaw. Mais les incidents dans lesquels les manifestants ont occupé des stations d'écoulement de l'industrie pétrolière, ont interrompu la production ou pris des employés de compagnies pétrolières en otages se sont quand même multipliés.

La catastrophe de Wari, le 17 octobre 1998, fut l'un des révélateurs de cette situation. 2000 personnes sont mortes dans l'explosion d'un oléoduc. La terrible pénurie de carburant est la cause indirecte de cette hécatombe. Exaspérée, la population, très pauvre, de cette région s'approvisionnait à l'oléoduc qui fuyai  ; une étincelle a provoqué une gigantesque explosion. Persuadés que le Nord du pays pompe leurs richesses, les habitants de la région avaient pris l'habitude de détourner l'essence dans un contexte d'affrontements interethniques. Les attaques, destructions de matériels, occupations de puits et de terminaux d'oléoducs sont devenues fréquentes. Shell, Agip, Chevron ont dû suspendre leur exploitation. Il en est de même dans la région de Port Harcourt.

"Guerre de pirates sur le delta du Niger", "les gisements de pétrole du Nigeria menacés par l'anarchie, titrait l'article de M. Pierre Prier, dans Le Figaro du 14 août 1999. Dans une note de mai 1999, Human Rights Watch expliquait : "La crise dans les régions pétrolifères sera l'un des problèmes les plus urgents pour le nouveau gouvernement du Nigeria. Le degré de ressentiment contre le gouvernement fédéral et les compagnies pétrolières parmi les résidents des communautés signifie qu'il y aura certainement des manifestations, ainsi que des incidents, prises d'otages et autres actes criminels. La répression dans le Delta du Niger autour du Nouvel An est la preuve de la forte détermination de l'actuel gouvernement - qui jusqu'à présent a montré un respect accru pour les droits de l'Homme - d'utiliser la force militaire pour écraser les manifestations pacifiques, plutôt que d'essayer de résoudre les problèmes qui sont à la base des manifestations. Cependant, toute tentative pour arriver à une solution militaire aura pour conséquence certaine la violation généralisée des engagements pris par le Nigeria de respecter les droits de l'Homme reconnus internationalement."

L'ONG concluait : "Les compagnies pétrolières qui opèrent au Nigeria partagent la responsabilité de s'assurer que la production pétrolière ne continue pas aux dépens des droits des habitants de la région où le pétrole est produit."

Dans le delta du Niger, les compagnies pétrolières se trouvent dans une impasse qu'elles ont contribué à provoquer. Ayant pactisé, pour des raisons de sécurité, avec le régime dictatorial du Général Abacha, elles sont, quels que soient leurs efforts actuels, accusées par les populations victimes de l'incurie de la dictature précédente. Elles sont à leur tour victimes d'une insécurité qu'elles ont contribué à aggraver.

b) Rente pétrolière et délitement des Etats

- L'exploitation pétrolière et la guérilla en Colombie

Le cas de l'exploitation pétrolière en Colombie a été évoqué (voir supra). Les compagnies pétrolières n'ont pas de responsabilité particulière dans le délitement de l'Etat en Colombie. Leur présence en tant que source de revenu possible de cet Etat exacerbe les conflits entre celui-ci et les différentes guérillas qui s'y affrontent. Protégées par l'armée régulière moyennant finances, elles sont otages de leur investissement et menacent régulièrement de quitter le pays.

- L'instabilité de la partie cyrénaïque de Libye

M. Luis Martinez, chercheur au CERI, a rappelé que, "en Libye, depuis 1995-1996, une guérilla islamiste s'est développée dans la région pétrolière de la Cyrénaïque, qui est la plus pauvre du pays alors qu'elle détient la plupart des richesses pétrolières. Cette guérilla menace de couper le territoire en deux, de créer un émirat et de faire sécession. Malgré l'embargo, vingt-cinq compagnies pétrolières internationales, dont 1 % de françaises, exploitent le pétrole dans cette région où la violence n'apparaît pas comme un handicap. C'est aussi un Etat dans l'Etat. On assiste à une militarisation de la société, au développement des milices en Algérie comme en Libye, à l'effondrement des fonctions régaliennes de l'Etat. Il n'y a plus de représentants ; on transmet le pouvoir aux personnes de confiance qui ne détiennent pas de compétences. La notion de sécurité renvoie à une difficile répartition des richesses issues de l'exploitation pétrolière. La Cyrénaïque qui est la région d'exploitation du pétrole de Libye connaît des crises de subsistance et ne dispose pas d'infrastructures. Les richesses pétrolières n'ont donc aucune incidence sur les populations civiles et les infrastructures publiques. S'il n'y a pas de lien de cause à effet entre exploitation du pétrole et conflits, les ressorts du conflit qui ont des causes sociales, politiques et culturelles, sont à rechercher dans les enjeux pétroliers et gaziers. En raison des bénéfices qu'ils engendrent, ils justifient de nouvelles prises de positions qui anticipent les conflits."

La mission estime que la rente pétrolière rend l'exercice du pouvoir très attractif. De fait, l'existence d'une rente pétrolière élevée n'est pas un facteur d'alternance démocratique, d'autant qu'une pente naturelle, voire la force de l'habitude, pousse les grands groupes pétroliers à souhaiter le maintien des régimes en place, quels qu'ils soient.

3) La rente pétrolière, facteur d'immobilisme et frein à la bonne gouvernance

Les dirigeants des grands groupes pétroliers considèrent qu'ils doivent traiter avec les régimes en place et, au nom de la souveraineté d'Etat, ne pas s'immiscer dans leurs affaires intérieures. Selon eux, le pétrole induit le développement économique que favorise la démocratisation. Mais ce raisonnement ne résiste pas à l'épreuve des faits, car les mécanismes de versement de la rente pétrolière sont opaques. Grâce à la rente, les régimes en place arrivent à conserver le pouvoir en utilisant la force ou la corruption.

M. Luis Martinez a évoqué cette problématique de la manière suivante : "Il est important de se demander ce que l'on fait des revenus pétroliers, quels sont les retours en terme de financement des partis politiques, où ont-ils été réinvestis pendant les années soixante et soixante-dix ? Que fait-on au niveau européen pour le savoir ?" Il a précisé : "La politique arabe de la France ne pose pas en préalable la question des droits de l'Homme, du droit à l'information et à la démocratisation, et du développement de la société civile dans ces pays. Les régimes en place mettent habilement en avant d'autres notions comme la sécurité, les flux migratoires. Le dénominateur commun de ces échanges est : sécurité contre absence de critiques sur l'évolution interne des sociétés."

a) Les effets pervers de la rente pétrolière en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : le maintien du régime en place.

Dans cette région du monde, certains Etats disposent de pétrole, d'autres pas. M. Gilles Kepel, directeur de recherche au CNRS, a observé que : "Dans les pays producteurs de pétrole d'Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la démocratie est plus faiblement développée que dans les autres Etats de la région. Les régimes des Etats sans pétrole ont dû réaliser un consensus politique à l'intérieur de la société afin de perdurer."

Comparant l'évolution de deux grands pays en termes de pluralisme et de démocratie, il a opposé la Turquie et l'Algérie : "On peut opposer la Turquie à l'Algérie. La Turquie, malgré les clivages entre les Turcs et les Kurdes et le poids de l'armée, dispose d'un système parlementaire qui fonctionne. Le pouvoir turc, pour se maintenir, a dû passer des compromis avec la bourgeoisie industrielle et les groupes sociaux qui créent de la richesse, afin de les associer à la vie politique. En Algérie, tant que la hiérarchie militaire contrôle l'accès exclusif à la rente pétrolière, elle n'a pas besoin d'ouvrir le système politique, si ce n'est pour favoriser les investissements étrangers. Le pouvoir algérien n'est pas véritablement contraint à la démocratisation. Mais si les cours du pétrole restent bas, la hiérarchie militaire ne sera plus en mesure d'acheter la paix sociale et sera tenue de favoriser le développement économique du pays."

C'est bien ce débat qui est en cours en Algérie. M. Gilles Kepel a fait observer que "la rente pétrolière en Algérie a détruit le système économique ; les activités liées au pétrole étaient plus lucratives que les autres, notamment l'agriculture, la petite industrie, etc. Le système économique algérien, comme celui des pays à forte rente pétrolière, fonctionne sur "l'import-import". Les hommes d'affaires liés à la hiérarchie militaire, qui disposent de permis d'importation, préfèrent conserver leurs marges spéculatives en important, au lieu de développer sur place une industrie de biens de consommation créatrice d'emplois. Grâce à la rente pétrolière, ils importent des produits étrangers et touchent de fortes commissions sur l'opération. La baisse des prix du pétrole pose à ces régimes un problème de survie en les contraignant à ouvrir le champ politique et le champ économique. Obligés de traiter avec les catégories qui produisent sur place de la richesse, les dirigeants devront partager le pouvoir. Le prix élevé du baril a structurellement l'effet pervers de permettre aux régimes politiques non-démocratiques en place de se perpétuer."

La mission espère que nonobstant la montée des prix du pétrole, le Président Bouteflika arrivera à restaurer l'économie algérienne en luttant contre la corruption. Ceci implique qu'il puisse s'attaquer à ceux qui gèrent la rente pétrolière et gazière.

M.Luis Martinez a opportunément rappelé "qu'en Algérie, entre 1993 et 1997, la guerre civile a fait entre 80 000 et 100 000 morts, mais elle n'a pas empêché l'exploitation du pétrole et du gaz dans de bonnes conditions. Plus de vingt compagnies pétrolières y sont présentes. En 1991, le marché algérien s'est libéralisé parallèlement au développement du conflit et plus de quarante contrats ont été signés. Le gazoduc Europe-Maghreb a été construit, il fonctionne. Au même moment, tout le nord du pays était réputé invivable en raison de la guerre civile. Il constitue une sorte d'Etat dans l'Etat, comme l'affirment les responsables de ce secteur".

b) Rente pétrolière et mauvaise gouvernance

Dans deux Etats africains, le Gabon et le Cameroun, des régimes politiques peu démocratiques et corrompus se sont maintenus au pouvoir en partie grâce à la manne pétrolière.

- Un émirat pétrolier dépourvu d'infrastructures : le Gabon

La mission aurait souhaité procéder à l'audition de personnalités gabonaises susceptibles de l'éclairer sur le rôle d'Elf au Gabon et sur l'épais mystère qui voile l'utilisation de la rente pétrolière dans ce pays. En effet, des contacts ont été pris avec des ressortissants gabonais, mais il n'a pas été possible de les entendre pour des raisons liées à leur sécurité.

La mission a tout lieu de croire que les mécanismes dénoncés par M. Pierre Péan dans son ouvrage "Affaires Africaines" en 1983, par MM. Antoine Glaser et Stephen Smith dans "Ces messieurs d'Afrique" et par M. François-Xavier Verschave dans "Françafrique", sont encore à l'_uvre : confusion malsaine entre Elf Gabon et le Gabon, détournements des flux financiers issus de la rente pétrolière, corruption et difficulté sinon impossibilité d'alternance démocratique.

- une confusion malsaine entre Elf Gabon et l'Etat gabonais

M. Pierre Péan a exposé les origines de ce système en ces termes : "l'on peut dire, en exagérant à peine, que le Gabon a été une excroissance de la République dirigée conjointement par Jacques Foccart, le parti gaulliste et Elf. La mort de Pompidou et le départ de Foccart qui la suit vont provoquer des changements dans les relations entre la France et le Gabon. La coopération, pour la première fois, est confiée à un non-gaulliste. Le Gabon va s'autonomiser." "M. Maurice Robert devient ambassadeur de France en novembre 1979 malgré l'opposition initiale du Président Giscard d'Estaing. Le "Clan des Gabonais" joue contre le Président Giscard d'Estaing. A l'arrivée des socialistes au pouvoir, M. Pierre Marion est étonné de constater qu'existe à Elf un véritable Service de Renseignement qui infiltre ses propres services. Il estime qu'il n'y a pas de place en France pour deux services secrets. La querelle remonte jusqu'à l'Elysée. Un compromis est trouvé... Les habitudes mises en place par Pierre Guillaumat, au nom de la raison d'Etat, n'ont pas disparu rapidement. Elles ont été moins caricaturales."

M. Antoine Glaser, écrivain, directeur de la publication "Indigo" a fait le même constat : "C'est le point de départ de l'action particulière d'Elf en Afrique et dès cette époque se constitue un Etat dans l'Etat ce qui est facilité par la taille des pays d'implantation d'Elf : le Gabon a moins d'un million d'habitants.

M. Airy Routier, rédacteur en chef adjoint du "Nouvel Observateur" a lui aussi corroboré cette analyse : "La manière dont Elf a été constituée la différencie des autres compagnies opérant en Afrique, comme le montre l'entretien de M. Le Floch-Prigent, dans l'Express de décembre 1996. Ce dernier explique qu'après l'indépendance de l'Algérie, il fallait trouver un autre pôle pétrolier ; aussi dès les premières découvertes au Gabon, ce pays est-il devenu une zone protégée et privilégiée où en pleine guerre froide, les services secrets et le monde pétrolier français s'accordaient pour conserver un bastion pétrolier."

Une certaine évolution se dessine ; elle sera accentuée par la prochaine fusion TotalFina Elf. Pour l'instant, cette évolution ne s'est pas traduite par une transparence accrue dans la gestion de la rente pétrolière.

Selon M. Pierre Péan, "lors des premières élections présidentielles ouvertes en 1993, ce n'est pas Elf qui a joué un rôle moteur dans le trucage des élections. Le Président Bongo s'est maintenu au pouvoir grâce à un "coup d'Etat électoral", opéré avec la bienveillante neutralité du gouvernement français. Elf n'est pas davantage intervenu pour les récentes élections, également entachées de très nombreuses irrégularités." Il a ajouté qu'il lui semblait néanmoins "que le rôle d'Elf au Gabon avait changé dans les dernières années et se rapprochait de celui d'un intervenant classique même s'il reste encore important. Ce changement est dû à la privatisation d'Elf et à la personnalité du Président Jaffré, beaucoup moins fasciné par l'Afrique que ses prédécesseurs."

M. Antoine Glaser est arrivé aux mêmes conclusions : "Le Président Bongo n'a plus besoin d'Elf pour se maintenir au pouvoir et pour entretenir d'excellents rapports avec la classe politique française. Il est le plus vieil homme politique francophone. Il connaît tout le monde, connaît tous les secrets et a financé tous les partis. Il joue habilement de l'impérieuse nécessité de maintenir la stabilité en Afrique centrale et du rôle que le Gabon y tient, comme pôle de stabilité."

Toutefois, l'intervention de la justice française est susceptible de modifier cette situation.

- Les détournements de flux financiers issus de la rente pétrolière

Le retour en France, par des circuits mal connus et peu transparents, d'une partie des sommes issues de la rente pétrolière défraie la chronique. M. Airy Routier a soutenu que : "Au Gabon, le Président Omar Bongo était au centre des circuits de corruption. M. André Tarallo, directeur des Affaires générales d'Elf, y est considéré comme un personnage au moins aussi important que l'ambassadeur de France." Il a ajouté : "Rares sont les pays qui disposent à la fois d'anciennes colonies et d'entreprises publiques qui y travaillent. Ainsi il est notoire que le Président Bongo fut un correspondant des services français largement implantés, d'ailleurs, dans la compagnie Elf. Le Président Bongo semble avoir été un recycleur d'argent, sans qu'on en ait la preuve formelle."

Mme Valérie Lecasble, rédactrice en chef du Nouvel économiste, a ajouté que "les commissions occultes sont généralement des rétro-commissions, c'est-à-dire des commissions qui reviennent dans le pays où la société a son siège ; elles représentent un pourcentage de la commission officielle versée à un Etat ou à un intermédiaire. Cette pratique est rare à l'étranger ; elle tend à être une spécificité d'Elf, qui était une entreprise publique. Les commissions sont souvent indispensables. Elles sont interdites aux Etats-Unis, mais les compagnies américaines opèrent par l'intermédiaire de leurs filiales. Il serait en fait souhaitable que chaque Etat veille à l'arrêt de ces pratiques en même temps".

- L'effet pervers des circuits de corruption

L'évaporation de la rente pétrolière a eu un double effet : elle a empêché le Gabon de se développer, et elle empoisonne la vie publique française.

M. Antoine Glaser a observé que "dans le cas de la France, les systèmes africains sont revenus en boomerang. Ainsi, Elf avait créé au Gabon une provision pour investissement diversifié (PID) destinée à construire des routes et des centres médicaux. Cet objectif louable au départ, de diversification où la compagnie Elf faisait tout et n'importe quoi, est devenu un système de recyclage des revenus du pétrole au travers des filiales financières d'Elf Gabon, à l'origine de certaines affaires qui défrayent la chronique."

Mme Valérie Lecasble a précisé que : "Lors des discussions sur un projet de contrat dans un pays producteur, on effectue d'abord des appels d'offres, les compagnies pétrolières sont en concurrence. L'Etat producteur demande une commission officielle qui le rétribue. Les compagnies pétrolières estiment qu'elles doivent verser des commissions sous peine de perdre leur contrat. Ces commissions sont officielles et figurent dans le bilan des compagnies, qui en informent le ministère de l'Economie et des Finances. Sur ces commissions légales qui rémunèrent soit l'Etat producteur, soit des intermédiaires commerciaux, Elf avait pris l'habitude de prélever 5 à 10% pour financer les partis ou les hommes politiques français. Cette pratique, appelée rétro-commission, est interdite et illicite."

- L'absence de développement : un mystère

Dans un dossier élaboré en novembre 1996, l'association "Agir ici" expliquait : "Elf extrait, actuellement, 22 % de la production de pétrole au Gabon. Entre 1975 et 1991, les recettes d'exportations dues au pétrole ont rapporté au Gabon plus de 140 milliards de francs, soit en moyenne 8900 francs par habitant et par an (pour la France, les recettes de la totalité des exportations ont été, sur cette période, de 12400 francs en moyenne par an et par habitant). En 17 ans, (entre 1978 et 1994), le chiffre d'affaires global de Elf Gabon a atteint près de 89 milliards de francs et son résultat cumulé après impôt, environ 15 milliards de francs. Pour cette période, la part de la société franco-gabonaise aux résultats du groupe est de 16% alors que le chiffre d'affaires ne représente que 4,4 % du chiffre d'affaires consolidé et le nombre d'employés à peine 1 % du nombre total des salariés du groupe. Cela représente de beaux résultats pour un faible investissement"

"Toujours pour cette même période, on peut estimer les versements "officiels" d'Elf Gabon à l'Etat gabonais (redevances, impôts sur les bénéfices, dividendes versés à l'Etat actionnaire) à environ 51 milliards de francs. Le chiffre d'affaires d'Elf Gabon représente près de 25 % du PNB du pays. Toutefois, cet argent a servi à établir les fortunes des potentats locaux. Il a notamment permis de financer l'administration, ce qui a garanti la stabilité du régime. D'autres sommes ont été détournées au profit des responsables locaux. Cette politique clientéliste a non seulement altéré toute possibilité de développement économique mais aussi engendré une telle dépendance et de tels endettements que l'avenir paraît aujourd'hui encore plus sombre que le passé."

M. Antoine Glaser a expliqué que : "... au Gabon, qui est pourtant une sorte d'émirat pétrolier, le système de santé est l'un des plus catastrophiques au monde - alors que les ressources du pays sont importantes et la population limitée."

Ce pays qui, de l'avis de tous les experts, aurait dû atteindre le niveau de développement du Portugal et devenir une sorte de "Suisse de l'Afrique" a un niveau d'endettement totalement aberrant. Au Cameroun, la situation, toutes proportions gardées, est assez similaire.

- Au Cameroun : une rente pétrolière non budgétisée pendant plus de vingt ans

Un épais mystère semble entourer la question de l'utilisation de la manne pétrolière au Cameroun. L'aborder est mal perçu par les autorités camerounaises. Le processus de démocratisation est grippé par la fraude électorale qu'Elf, à tort ou à raison, est accusée de favoriser. La répression s'abat sur les opposants et, de l'avis de tous les experts, le pays s'est plus appauvri qu'enrichi ces dix dernières années.

M. Antoine Glaser a expliqué que "le Président Biya aurait estimé que les royalties du pétrole ne devaient pas être budgétisées. En conséquence de quoi, le budget camerounais était en déficit chronique et l'aide publique française bouchait les trous."

- "Le pétrole, un secret d'Etat"

Voici comment M. Mongo Beti, écrivain, a décrit les mécanismes de captation de la rente au Cameroun et le rôle d'Elf. "Très tôt, il a été intrigué par le problème de l'exploitation du pétrole dans le Golfe de Guinée, et s'est étonné que, contrairement à d'autres pays producteurs de pétrole, le Congo, le Cameroun et le Gabon aient gardé un niveau de vie très bas. Selon lui, ce phénomène est dû à l'opacité totale de l'exploitation du pétrole dans la région. Les populations n'ont aucune information officielle à ce sujet ; elles apprennent indirectement par la presse étrangère ou la Banque mondiale que le Cameroun produit entre 8 millions et 10 millions de tonnes de pétrole chaque année, pour un revenu annuel de 1 milliard de dollars. Les populations ne savent rien sur le montant de la rente pétrolière, qui est déposé sur un compte du Président de la République en Suisse. Ces sommes servent à renforcer la dictature qui dispose ainsi de moyens importants pour se fournir en armes et pour corrompre les hommes politiques locaux ou étrangers, voire les intellectuels."

Il a souligné que "Pendant que les revenus du pétrole étaient déposés sur un compte du Président, des crédits ont été consentis au Cameroun, notamment dans les années soixante-dix. Ces dettes constituent une injustice, car les populations sont actuellement en train de les rembourser alors que l'utilisation de la rente pétrolière aurait permis d'éviter ces emprunts."

S'agissant d'Elf, M. Mongo Beti s'est demandé "quelles sont les quantités que cette compagnie a extraites au Cameroun et dans quelles conditions ; quelles sont les sommes générées par cette production, celles-ci auraient dû être déposées dans les caisses de l'Etat. Il paraît qu'elles le seraient depuis 1998, mais ce point reste à vérifier. La législation applicable au Cameroun est assez fluctuante ; ainsi, la loi interdisant l'exploitation des grumes a été modifiée avant la signature, reportant l'interdiction de 1995 à 1999."

M. Pius Njawe, directeur du "Messager" a largement confirmé cette analyse. Lorsque la mission l'a rencontré à Douala, en février dernier, il sortait de prison, accusé d'avoir répandu une fausse nouvelle concernant la santé du Président Biya.

Il a rappelé qu'en 1976, un article sur le pétrole au Cameroun lui avait valu un mois d'interrogatoire. Selon lui tout ce qui a trait au pétrole au Cameroun est secret. "Depuis Ahidjo le pétrole c'est la Présidence." Il a ajouté que "la démocratie au Cameroun avait été sacrifiée sur l'autel de l'oléoduc Tchad-Cameroun (cf. infra) ; les résultats des élections étaient liés au pétrole. Son emprisonnement en 1997 était en réalité dû à sa dénonciation de la fraude électorale. La démocratie apaisée au Cameroun implique qu'aux fraudes électorales succède la politique de la main tendue à l'opposition en l'invitant à "la mangeoire". En dénonçant ce processus, il a été accusé de vouloir alimenter une guerre civile."

Il a fait savoir que "depuis les élections une certaine apathie a frappé la population qui découragée, est soumise au "chantage alimentaire". Les syndicats sont infiltrés par le pouvoir, les enseignants peuvent subir des incitations disciplinaires. La révolte des magistrats en 1994 a été matée . L'indépendance de la Justice est donc sujette à caution."

- Rente pétrolière et corruption

Selon M. Mongo Beti, Elf a financé les campagnes électorales du Président Biya. "Au Cameroun, cette compagnie doit être combattue car elle est présentée comme un faiseur de rois. Dans son interview désormais célèbre, donnée en décembre 1996 au journal "l'Express", M. Le Floch Prigent a rappelé que c'était Elf qui avait fait accéder le Président Biya au pouvoir. Pour les opposants camerounais, il est clair que le développement des populations et leur bien-être ne constituent pas un souci majeur pour Elf."

Cette thèse est également celle de la plupart des ONG et de M. François Xavier Verschave, président de Survie, écrivain. "Elf a mis incontestablement M. Biya au pouvoir au Cameroun, mais sans que l'on sache réellement qui a eu l'initiative car Elf est le siège des rivalités entre les différents réseaux franco-africains. La réélection de M. Biya s'est passée exactement comme les précédents scrutins. On achète les opposants et les réseaux français dépêchent des spécialistes de "la collecte" informatique des résultats électoraux."

Le résultat du maintien au pouvoir d'un régime politique corrompu et incompétent est ainsi décrit par M. Mongo Beti : "Cela a pour conséquence la paupérisation vertigineuse de la population, la déscolarisation des enfants, car les écoles sont devenues payantes, contrairement à ce que prévoit la constitution camerounaise. C'est ainsi qu'un tiers des enfants du Cameroun ne sont pas scolarisés, que, faute de crédits, les hôpitaux ne disposent plus de médicaments, et que les médecins se sont installés dans le privé. Or, la Compagnie Elf est le plus grand producteur de pétrole du golfe de Guinée, où elle exploite 75 % du brut."

"Les prix des denrées de première nécessité produites par le Cameroun ont augmenté considérablement. Dans les années cinquante, il avait pu constater que les hôpitaux camerounais fonctionnaient de la même manière que les hôpitaux français, ce qui est loin d'être le cas aujourd'hui. Globalement, les conditions de vie des populations se sont aggravées sous l'effet de la mauvaise gouvernance et de la forte pression démographique."

"Au Cameroun, chacun sait qu'avec 50 francs français, on peut corrompre un officier de police ; les gens n'ont plus de papiers, ne sont plus en règle, ne paient pas les taxes exigées, il suffit de donner une petite somme aux policiers pour s'en sortir. Cette impunité génère une grande insécurité."

M. Pius Njawe n'a rien exposé de différent. Selon lui "le Cameroun n'est pas un pays pauvre mais l'usage fait de la rente pétrolière y a été catastrophique. Pour que les recettes du pétrole soient budgétisées il a fallu que la Banque mondiale et le FMI "tapent sur la table"."

Alors que le pétrole devrait être synonyme de richesse et de développement, son exploitation produit l'effet inverse. Les compagnies pétrolières ne sont pas loin s'en faut les seules responsables de cette situation déplorable dont elles pourraient à moyen terme être les otages.

M. Philippe Jaffré a fait observer que "l'influence d'Elf en Afrique est très différente de l'idée que peut en avoir une certaine presse. Elf mène des activités d'exploration-production dans seulement cinq pays africains : trois francophones (Cameroun, Gabon, Congo-Brazzaville), un anglophone (Nigeria) et un lusophone (Angola). Il convient de relativiser son rôle. La privatisation n'a rien changé à ses relations avec l'Etat français qui ont toujours été celles que toute grande entreprise entretient avec les pouvoirs publics et qui consistent en des contacts très confiants."

"Il ne faut pas confondre les niveaux de responsabilité. Il appartient aux Etats et à la communauté internationale de prévenir et gérer les crises. Des guerres civiles éclatent dans de nombreux pays et pas seulement dans ceux dotés de matières premières. Le Soudan est un pays pauvre ; la guerre civile qui y sévit n'a pas beaucoup éveillé l'intérêt des Occidentaux. La Somalie est pauvre et, sous la pression de l'opinion publique et des médias, les Occidentaux y ont conduit une opération hasardeuse. En Sierra Leone, on se bat, non pour les mines de diamant, mais pour le contrôle du pouvoir. Le Congo subit le contrecoup de la crise du Congo belge qui a également des répercussions en Angola. Ces problèmes dépassent Elf qui se trouve prise dans une tempête dont elle n'est nullement responsable. Il appartient aux Etats de gérer ces crises."

Il s'est défendu d'agir illégalement en renvoyant à juste titre les Etats à leur responsabilité : "On reproche à Elf Aquitaine, et d'une façon générale aux sociétés pétrolières, de payer leurs impôts à des Etats et que ces impôts soient, en partie, utilisés pour acheter des armes. Plus subtilement on reproche à Elf, aux sociétés pétrolières, l'usage fait des fonds publics par certains Etats. Les compagnies agissent dans un cadre légal, national et international, précis. Celui-ci autorise-t-il un contribuable à cesser de payer ses impôts en raison de l'usage fait de ceux-ci, à supposer qu'il en ait connaissance ? En revanche, qu'est-ce qui interdit à la communauté mondiale des Etats, dotée d'une organisation supranationale, celle des Nations Unies, de décider soit un embargo sur les armes, soit d'exercer une tutelle sur l'emploi des impôts d'un Etat déterminé ? Elle le fait bien pour l'Irak. Pourquoi ne le fait-elle pas dans d'autres situations ? Elle a ses raisons. Mais il ne faut pas confondre les niveaux de responsabilité. L'ordre public national ou international est de la responsabilité des Etats et de la communauté des Etats, il n'est pas de la responsabilité des entreprises, aussi grandes soient-elles. C'est une responsabilité politique."

La mission s'est longuement interrogée sur l'intérêt pour les compagnies pétrolières de soutenir directement ou indirectement des régimes dictatoriaux.

Selon M. François-Xavier Verschave : "Dans l'esprit des compagnies pétrolières le partage de la rente s'avère plus simple dans un régime dictatorial. En effet, il est moins coûteux d'acheter un dictateur que de contracter avec un Etat démocratique et a fortiori d'obtenir l'accord des populations locales, comme les Ogonis au Nigeria ou les populations du sud du Tchad, lorsque l'installation d'équipements pétroliers est de nature à mettre en cause l'environnement ou les ressources agricoles d'une région. Le résultat est calamiteux ; dans de nombreux pays, il a conduit à la ruine. De façon tout à fait anormale, on compense ce pillage par l'aide publique au développement. C'est un système de vases communicants. Les fonds publics français servent de lubrifiant à l'extraction de la rente. Les entreprises et les personnes les plus riches du pays empruntent aux banques, à qui elles ne remboursent pas. Du coup, ces institutions financières sont en quasi-faillite, mais des soutiens publics dits d'ajustement structurel maintiennent à flot l'ensemble."

La mission condamne l'absurdité de ces mécanismes aberrants. Ils génèrent des guerres, attisent des conflits et provoquent des catastrophes humanitaires. La corruption qui bloque les processus démocratiques exacerbe les divisions internes, et crée des situations insurrectionnelles dans les zones d'extraction du pétrole dont les multinationales pétrolières sont elles mêmes victimes. L'exemple du delta du Niger devrait susciter une réflexion salutaire, Shell continue d'y payer ses erreurs passées. De moins en moins les populations habitant dans les zones d'extraction accepteront de demeurer les laissés pour compte de la manne pétrolière. Des actes de sabotage et l'escalade de la violence sont à craindre.

Le tête-à-tête d'une multinationale et d'un Etat faible n'est pas sans danger. Les accusations contre Elf pour son rôle réel ou supposé dans le maintien au pouvoir de régimes politiques corrompus, incompétents et dictatoriaux démontrent que la situation hégémonique d'une compagnie pétrolière dans des Etats faibles peut se retourner contre la compagnie. La présence controversée de Total et d'Unocal en Birmanie aboutira à un résultat identique ; considérées comme des soutiens à une dictature honnie par la population, elles en risqueront d'en payer tôt ou tard le prix.

Au-delà des questions éthiques qu'elle soulève auprès des opinions publiques, des actionnaires de compagnies pétrolières et des ONG, l'aide directe ou indirecte apportée par les groupes pétroliers via le versement de la rente, aux dictatures en place est contre productive. L'appauvrissement et l'endettement des pays producteurs de pétrole n'est pas pour les compagnies pétrolières d'un grand intérêt à long terme. Il serait plus rentable pour elles de contribuer à créer des pôles de développement dans les pays où elles opèrent, qui pour la plupart manquent d'énergie. De nouvelles approches doivent être envisagées pour lier rente pétrolière et développement durable.

Des réponses pourraient être apportées par le renforcement du système de conditionnalité des aides multilatérales et bilatérales et par un contrôle plus strict de leur utilisation.

B - Conditionnalité des aides et exploitation pétrolière

Le désastre de grande ampleur provoqué par l'exploitation pétrolière en Afrique a suscité une réflexion entre ONG et Banque mondiale : agence internationale de développement et compagnies pétrolières ont chacun à leur manière émis l'idée d'un contrôle de l'utilisation de la rente pétrolière. Le mécanisme pourrait être mis en _uvre pour la première fois pour la réalisation d'un projet controversé d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun. L'existence de ce projet démontre que les institutions financières internationales peuvent si elles en ont la volonté jouer un rôle de régulateur.

1) Un projet controversé : l'oléoduc Tchad-Cameroun

Le projet de construction d'un oléoduc long de 1 050 km devant rejoindre la région de Doba au Sud du Tchad à la côte Ouest africaine région de Kribi au Cameroun est lié à la découverte en 1991-1992 d'un gisement de pétrole dont les réserves prouvées sont d'environ 924 millions de barils, soit 120 millions de tonnes de pétrole situé au Sud du Tchad entre Doba et Moundou sur les champs de Komé, Bolobo et Miandoum. Ce projet nécessite le forage de 287 puits d'une dimension de 45 mètres sur 60. L'exploitation globale des réserves prouvées s'étalerait sur une période de 20 à 25 ans avec, dès six mois après la mise en exploitation, une production annuelle maximale d'environ 11 à 12 millions de tonnes de pétrole soit 225 000 barils/jours (ou encore 36 000 m3).

Le Tchad deviendrait ainsi le 4ème pays producteur de pétrole de l'Afrique sub-saharienne après le Nigeria (94 mt/an), l'Angola (31 mt/an) et le Gabon (18 mt/an). Afin d'exporter le pétrole, un oléoduc long de 1 050 kms dont 890 kms au Cameroun et quatre stations de pompage doivent être construits à travers le Tchad et le Cameroun. Des infrastructures maritimes telles que des stations de stockage et de chargement seront créées au large de la côte camerounaise, à Kribi.

Le projet est envisagé par un consortium comprenant Esso Exploration and Production Chad Inc. (Exxon 40 %), la Société Shell Tchadienne de Recherches et d'Exploitation (40 %), et Elf Hydrocarbures Tchad (20 %). Esso agira en tant qu'opérateur pour le développement des champs pétrolifères. Une société de transport pour l'oléoduc, la Cameroon Oil Transportation Company, S.A. (COTCO), a été constituée pour construire, gérer et entretenir le Système de Transport par oléoduc au Cameroun. Le consortium, le Cameroun et le Tchad auront des participations dans le capital de COTCO. Une société similaire, la Tchad oil Transportation Company S.A. (TOCTO), est établie au Tchad avec des participations du Consortium et du Tchad.

Au Tchad la production sera réalisée par "Esso Exploration-production au Tchad" filiale d'Exxon qui opérera pour le compte du consortium pétrolier. Le cadre légal est constitué par la Convention d'exploitation, de production et de transport des hydrocarbures établie en 1988 entre le Tchad et le Consortium, le ministère de tutelle étant le ministère des mines. La construction et l'exploitation de la partie tchadienne de l'oléoduc, soit 160 kms sera réalisée dans le cadre de la société TOTCO qui regroupera les membres du Consortium au prorata de leur part respective et l'Etat tchadien dont le taux de participation sera de 15 %, soit Exxon 34 %, Shell 34 %, Elf 17 % et Etat tchadien 15 %. Au Cameroun la société COTCO qui construira et exploitera l'oléoduc regroupe cinq partenaires, Exxon 34,6 %, Shell 34,6 %, Elf 17,3 %, Etat camerounais 8,5 %, Etat tchadien 5 % (ces pourcentages n'étant pas définitifs).

Le coût total du projet est estimé à 3,5 milliards de dollars (dont 2 milliards de dollars pour l'oléoduc). Le Consortium en financera 60 % sur ses fonds propres, 25 % par des prêts au taux du marché. La Banque mondiale financera 3 % en tant que telle, les 7 % restant seront financés par le secteur privé, la société financière internationale (SFI), filiale de la Banque mondiale. Les crédits de la Banque mondiale s'élèveront à 90 millions de dollars dont 35 pour le Tchad et 55 pour le Cameroun. La SFI devrait faire un prêt de secteur A de 100 millions de dollars, 85,5 à la COTCO et 14,5 à la TOTCO. Elle devrait par effet d'entraînement permettre de mobiliser sur le secteur B 300 millions de dollars, 256,6 millions pour la COTCO et 43,4 pour la TOTCO. Du point de vue du Consortium, la participation de la Banque mondiale est essentielle à la réalisation de ce projet. L'avenir de ce projet dépendra donc de la décision prochaine de la Banque mondiale qui devrait intervenir avant la fin de l'année.

Cependant l'accord de la Banque mondiale est soumis à des obligations de la part des emprunteurs au niveau environnemental et au niveau de l'utilisation des revenus pétroliers.

Saisie dès 1994 de la demande de financement du projet, la Banque mondiale a fait procéder à une étude d'impact environnemental en 1997-1998. Certains problèmes n'étant pas résolus, la Banque mondiale sensibilisée par les critiques sévères de nombreuses ONG opérant sur place, aux Etats-Unis et en Europe, a rejeté le dossier en octobre 1998. La banque avait relevé que l'étude d'impact réalisée par le consortium comptait 65 insuffisances et a exigé une nouvelle étude d'impact pour y remédier. Cette étude a été remise très récemment. Le projet est donc entré dans sa phase terminale et le Conseil d'administration de la Banque mondiale devrait se prononcer avant la fin de l'année, la direction de la Banque étant favorable au projet.

Pour l'utilisation des revenus du pétrole, la Banque mondiale a obtenu du Cameroun la budgétisation des ressources pétrolières et a obligé le Tchad à répondre à ses rigoureux critères quant à la gestion de la rente pétrolière.

Le Tchad a dû adopter le 11 janvier dernier une loi portant gestion des revenus pétroliers provenant des champs de Komé, Miandoum et Bolobo. Cette loi, exigée par la Banque mondiale, opère une distinction entre les ressources directes, (dividendes et les redevances et qui constitueront l'essentiel des revenus jusque vers 2010) et les ressources indirectes (impôts, taxes et droits de douanes liés à l'exploitation pétrolière), dont le montant est destiné à s'accroître de manière significative à partir de cette date.

La loi concerne essentiellement la gestion des ressources directes du pétrole pour lesquels la Banque mondiale a imposé de rigoureux critères : 90 % des ressources directes devront être versés sur des comptes spéciaux du trésor, déposés dans une ou deux banques de la place et seront ainsi affectés : 80 % de ces 90 % seront destinés aux dépenses relatives aux secteurs prioritaires santé publique, affaires sociales, enseignement, infrastructures, développement rural, environnement et eau. 15 % seront destinés à couvrir les dépenses de fonctionnement et d'investissement courant de l'Etat, pour une période de 5 ans à compter de la date de production (2002 selon toute vraisemblance) et 5 % des redevances seront affectées aux collectivités décentralisées de la région productrice. Mais il est précisé que ce montant peut-être révisé par décret tous les cinq ans en fonction des ressources disponibles, des besoins et de la capacité d'absorption de la région. Le reliquat de 10 % des ressources directes sera déposé sur un compte d'épargne ouvert dans une institution financière internationale au profit des générations futures.

Le contrôle de la mobilisation et de l'utilisation des revenus pétroliers sera effectué par les autorités tchadiennes : ministère des finances, la chambre des comptes de la cour suprême, le parlement et un organisme à créer, baptisé collège de contrôle et de surveillance des ressources pétrolières (CCSRP), qui sera composé de neuf membres, dont une forte majorité de fonctionnaires.

La mission s'est intéressée à ce projet novateur dans son mécanisme mais critiqué quant au choix des pays où il risque de s'appliquer. Elle a effectué un déplacement au Cameroun et au Tchad du 7 au 13 février dernier. Les débats sur le devenir et l'utilité du projet porte sur la situation intérieure au Tchad et au Cameroun, l'information et l'indemnisation des populations, l'impact environnemental.

a) La situation intérieure au Tchad et au Cameroun

- Une situation inquiétante dans le sud du Tchad

Selon M. Jean-François Bayart, "si le pétrole se met à couler au Tchad et à remplir les caisses de l'Etat, il deviendra un élément décisif de la guerre civile larvée dans le Sud. Tout indique que la bande au pouvoir du Président Idriss Deby capterait à son strict profit la rente pétrolière, les populations du Sud n'en connaissant que la répression, les armes. Des dissidences pourraient se développer dans le sud du Tchad si le pétrole venait à être exploité. Les compagnies pétrolières n'ont pas de responsabilités objectives et intentionnelles dans le développement de ces crises, mais elles doivent recourir à des sociétés privées de sécurité. Le contrôle du pipe-line virtuel entre Doba et Kribi intéresse des sociétés comme Executive Outcomes ou leurs concurrents. L'exploitation pétrolière est un facteur qui a poussé au développement de la privatisation de fonctions régaliennes de l'Etat, notamment en matière de défense. Le pétrole n'a pas le monopole de cette évolution que l'on retrouve pour le diamant, mais les enjeux financiers sont encore plus considérables".

M. François-Xavier Verschave a exprimé la même inquiétude : "Au Tchad, M. Idriss Déby est arrivé au pouvoir en 1990. C'est une créature de la France et d'Elf, mais sa légitimation est difficile car il s'appuie sur son ethnie, les Zagawa, qui ne représentent que 1 % ou 2 % de la population et sont proches du Soudan. La réaction des populations du Sud du Tchad aux dégradations que pourrait provoquer l'exploitation du pétrole a conduit à développer la répression et à emprisonner le député Yorongar, seul député d'opposition."

Mme Annick Jeantet, chargée de mission à " Agir ici" a expliqué que "le mémorandum sur l'historique du projet souligne la coïncidence entre les accords pétroliers et la rupture des accords de paix au Tchad. Dans ses réponses, Elf indique systématiquement qu'ils ne sont pas opérateurs, ce rôle revenant à Exxon. Le Premier ministre s'est déclaré "attentif" au projet et M. Charles Josselin a reçu les ONG avant son voyage au Tchad, en septembre 1998. Mais aucune suite réelle n'a été constatée."

La mission a rencontré à N'Djamena M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération d'action pour la République, accompagné des représentants de 18 associations, peu après sa sortie de prison. Il fut emprisonné, au mépris des règles d'immunité parlementaire, pour s'être insurgé contre les conditions d'exploitation du pétrole dans le Sud du Tchad et l'opacité du projet d'oléoduc. Sa libération est intervenue grâce à l'action de l'Union interparlementaire, du Parlement européen, de députés français et de nombreuses ONG. Il a exprimé les craintes de la population du Sud : "dès l'origine, les populations n'ont pas été impliquées dans le projet ; la pression militaire déjà forte dans la région s'est considérablement accrue, engendrant la peur ("la présence militaire décourage les gens") ; de plus, les populations de la région, déjà très pauvres, craignent l'arrivée massive de personnes en quête de travail. Les déplacements de populations en raison des besoins de l'exploitation, inquiètent les gens."

Entendu par la mission à Paris, M. Ngarlejy Yorongar a dénoncé la répression féroce qui s'abat sur le Sud du Tchad. "Au Tchad, les violations graves des droits de l'Homme sont fréquentes (meurtres de femmes enceintes, bébés égorgés...). Pour économiser les armes, on tue à l'acide et par bastonnade. Dans le sud, la répression contre la rébellion passe par le génocide perpétré contre les populations civiles. La bonne gouvernance est le dernier souci de M. Déby comme le prouve la gestion catastrophique des maigres ressources du Tchad et des aides extérieures. A la veille de l'arrivée des experts de la Banque mondiale et du FMI à N'Djamena, les fonctionnaires du ministère de l'Economie et des Finances passent des nuits blanches pour monter de toutes pièces des dossiers financiers de justification. La Banque mondiale exige également du Tchad un régime démocratique. Mais, les fraudes aux dernières élections présidentielles et le hold up électoral aux législatives constituent des preuves suffisantes démontrant que le régime tchadien n'est pas démocratique. Les résultats de ces consultations ont été falsifiés. M. Déby n'a accepté un deuxième tour que sous la menace d'émeutes."

"Dans le sud du Tchad, les tueries continuent notamment dans les zones pétrolières. La situation des droits de l'Homme y est inchangée. Elle peut empirer d'un moment à l'autre. Dans le BET et le sud du Tchad la sécurité est menacée ce qui nuira au projet. Le pétrole est véritablement une affaire de chef d'Etat au Tchad, comme au Cameroun. Au Tchad, c'est la cellule présidentielle et non le ministère des mines qui s'occupe du projet. Elle est dirigée par un cousin germain du Président et composée, pour la plupart, par ses parents (son grand frère Daoussa Déby, ses oncles jumeaux Tom et Timan, Erdémi-Tom a été nommé représentant du Tchad à Houston), ses cousins Adoum Hassane Bakit Haggar, Bichara Chérif Daoussa Haggar, ceux du clan, Orozi Foudeibo, Dadi Abderhaman, etc.). Le pétrole est entièrement géré par ceux-ci. M. Déby a reconnu devant le Haut Conseil de la Communication (HCC) avoir envoyé ses parents se former à ses frais dans le domaine pétrolier dans plusieurs pays dont l'Algérie. M. Yorongar a d'ailleurs été condamné pour diffamation pour avoir affirmé cela, mais il en a la preuve."

"Avec son peu de ressources actuelles, l'Etat mercenaire du Tchad de M. Déby participe à tous les théâtres d'opérations militaires en Afrique (au Togo au Rwanda, au Zaïre de Mobutu contre M. Kabila, en RDC avec M. Kabila contre ses compagnons d'hier, au Congo-Brazzaville aux côtés de M. Sassou N'Guesso contre M. Lissouba, au Soudan de M. Al Béchir contre M. John Garang etc.), qu'adviendra-t-il lorsque le pétrole va générer des ressources ?"

Cette analyse est partagée par les représentants des ONG entendus en France. Ainsi, Mme Annick Jeantet rappelle que : "Au Tchad comme au Cameroun, l'un des soucis majeurs des associations locales et internationales concernant la mise en _uvre de ce projet, est de voir augmenter les tensions, les conflits inter-ethniques et les violations des droits de l'Homme. Le projet conduit et conduira à une augmentation des conflits dans le sud du Tchad, malgré un accord de paix signé entre les FARF (Forces armées pour la République fédérale) et le Gouvernement en avril 1997, le climat politique est encore très incertain. L'accord de paix a volé en éclat en octobre 1997, provoquant la mort d'une centaine de personnes dont 52 civils. En mars, plus de cent personnes ont été exécutées, dont une majorité de civils. Les FARF demandaient que 50 % des revenus pétroliers leur soient redistribués. Des rapports complets d'associations des droits de l'Homme sur place, ainsi que ceux d'Amnesty, sont disponibles sur la question."

"Le consortium, dans ses études d'évaluation du projet, n'a fait aucune évaluation du contexte politique et sociologique de la région, n'a pas mentionné les possibles conflits inter-ethniques liés à l'exploitation du projet pétrolier et à la répartition des revenus."

"L'impunité des compagnies pétrolières en cas de violation des droits de l'Homme, est patente. Au Tchad, en novembre 1994, un paysan qui amenait ses deux enfants voir l'atterrissage d'un avion a été tué par les gardes de sécurité d'Exxon. Les villageois ont témoigné que le paysan était l'un d'entre eux et qu'il voulait juste voir l'avion. Le chef militaire a préparé un rapport disant que l'homme était un rebelle et a clos l'affaire. Exxon s'est retranché derrière les militaires et aucune indemnisation n'a été versée à la famille, ni aucune enquête menée à ce sujet."

"Dans des pays où l'instabilité politique est constante et où la démocratie est faible, ce type de projet ne fait que renforcer les inégalités, augmenter les tensions inter-ethniques et la violation de droits de l'Homme."

Mme Emmanuelle Robineau-Duverger, chargée de programme à la FIDH, a développé la même argumentation. "La FIDH s'est également intéressée aux projets pétroliers concernant le Tchad et le Cameroun. Les autorités ont procédé à une répression sévère dans le Sud afin de rassurer les investisseurs sur leur détermination à assurer la sécurité dans la région. De nombreux cas d'exécutions extrajudiciaires en ont résulté. Dans ces deux pays, on rencontre les mêmes problèmes qu'ailleurs concernant la faiblesse des compensations dont bénéficient les populations locales, l'absence de concertation avec la société civile, le développement de la corruption, le manque de transparence sur la répartition des bénéfices induits par les investissements pétroliers, etc.".

Au Tchad les nombreux représentants d'ONG que la mission a rencontrés, notamment la Ligue tchadienne des droits de l'Homme, l'association Tchad non-violence, l'association tchadienne pour la promotion des droits de l'Homme, la fondation pour le respect des lois ont corroboré ces analyses. Elles ne s'opposaient pas au projet, mais doutaient de la capacité de leurs dirigeants à respecter leurs engagements. Ces ONG ont insisté sur la gravité des conflits interethniques dans le Sud qui risqueraient d'être aggravés par des déplacements de populations attirées par "l'or noir". Plusieurs ONG ont fait valoir que "parler du pétrole" était une prise de risque au Tchad. "Les gens ont peur", le souvenir de la répression dans le Sud est vif. La police et les militaires sont présents quand le Consortium se déplace.

De fait, la mission s'est rendue à Moundou et sur le site de Komé, elle a visité les villages proches du site où le Consortium avait déjà procédé selon ses dires, à des campagnes d'information. Elle a constaté que les villageois étaient apeurés, ils n'osaient guère s'exprimer. Les craintes finalement formulées visaient l'installation de nouveaux venus notamment des éleveurs dans le village ce qui créait des difficultés avec les agriculteurs. La mission n'a pas pu savoir si cet afflux de personnes dans une région très pauvre était lié au mirage du pétrole. La mission a interrogé le Consortium et les autorités tchadiennes à ce sujet. Le Consortium a expliqué qu'il ne procéderait pas à de nouvelles embauches pour l'instant et qu'il cherchait de la main d'_uvre qualifiée espérant pouvoir embaucher sur place. S'agissant de la peur des villageois, le Consortium a précisé qu'en raison de l'insécurité des routes (coupeurs de route, banditisme, etc.) ses équipes se déplaçaient parfois avec des représentants de la force publique. Selon le Consortium cette présence évitait que les villageois ne se fassent dépouiller de leurs indemnités.

Les autorités tchadiennes et camerounaises ont été également interrogées sur l'insécurité dans la zone de passage du gazoduc et l'utilisation de la rente.

Au Tchad, les réponses ont été contrastées. Selon le Premier Ministre, M. Nassour Ouaidou, , "la sécurité est revenue dans le sud, la rente pétrolière stabilisera la zone d'autant que le gouvernement s'est engagé à utiliser 5 % de la rente pour développer la région".

M. Lol Mahamat Choua, président de la Commission des Affaires étrangères s'est montré plus nuancé en convenant que "de nombreux députés pensaient tout bas ce que disait tout haut M. Ngarlejy Yorongar". Il a ajouté qu'une nouvelle politique de réconciliation nationale serait nécessaire pour calmer le mécontentement des populations du sud.

Au Cameroun, M. Amidou Yaya Marafa, secrétaire général de la Présidence a convenu que "dans le Golfe de Guinée la rente pétrolière avait été mal utilisée et qu'elle aiguisait des appétits. Mais le système de cogestion de la rente mis en place par la Banque mondiale lui paraissait excessif" Quant à la corruption, elle était selon lui, le fruit de la crise économique qui depuis 1980 a généré une crise morale.

Une étude récente du Fonds de défense de l'environnement (EDF, ONG américaine) a fait état d'une répression dans la zone sud du tracé de l'oléoduc au Cameroun où des agriculteurs ont été intimidés et menacés par les autorités locales.

M. Philippe Benoît, expert en développement du secteur privé à la Banque mondiale, rencontré au Tchad et aux Etats-Unis par la mission, a admis que le Tchad connaissait des problèmes de sécurité, des violations des droits de l'Homme et des situations de rébellions dans le nord. La Banque mondiale a mis en _uvre un plan de gestion contractuel que le Tchad doit respecter sinon la Banque peut exiger des remboursements anticipés. D'après lui "en luttant contre la pauvreté, on peut stabiliser le pays." Le Tchad étant un pays très pauvre, si la Banque mondiale n'agissait pas elle serait accusée d'immobilisme. Il a cependant souligné "qu'en cas de dérapage il y aurait une rupture tout en reconnaissant que la Banque mondiale aurait plus de moyens de pression au début de l'exploitation pétrolière." Mme Mary Barton Dock, représentante résidente de la Banque mondiale au Tchad a observé "qu'au Tchad, il n'y avait pas d'Etat et un réel problème d'absorption de l'aide matérielle. Celle qui était envoyée était inutilisée faute de décision sur sa gestion." Les besoins de la population étaient immenses, le projet pouvait aider au développement.

b) L'information et l'indemnisation des populations

La question de l'indemnisation des populations a fait également l'objet de critiques acerbes. Le gouvernement et l'administration tchadienne étant incapables d'assurer le bon déroulement de ces procédures. En France comme au Tchad, la mission a entendu les doléances. Selon Mme Emmanuelle Robineau Duverger, les conditions d'indemnisation sont opaques. "S'agissant de la compensation, des accords ont été trouvés et l'on sait, aujourd'hui même, que le consortium pétrolier a déjà versé les indemnités alors que les décrets d'expropriation n'ont pas encore été pris. On peut s'interroger sur une telle précipitation et avoir des doutes sur la composition du collège chargé de garantir la gestion rationnelle et transparente des revenus issus du pétrole. En sont membres le contrôleur financier qui est un haut fonctionnaire de l'Etat entièrement placé sous la responsabilité du Chef de l'Etat, certains membres de la Chambre des Comptes de la Cour Suprême nommés par le Chef de l'Etat après avis de l'Assemblée nationale dominée aux trois cinquièmes par les militants du parti au pouvoir, le directeur de la banque centrale, celui du trésor, celui de la planification et celui du pétrole qui sont des hommes de confiance du Président de la République. Seuls les représentants des ONG et des syndicats peuvent, dans une certaine mesure, si l'on exclut les jeux des influences et des man_uvres de division, prétendre échapper à la mainmise du pouvoir."

M. Mongo Beti, écrivain, a manifesté la même inquiétude concernant les conditions d'indemnisation. "Ceux qui s'opposent au projet d'oléoduc Tchad-Cameroun souhaitent des garanties sur le respect de l'environnement, car la pratique des dictatures africaines consiste à démolir habitations et plantations sans indemniser les populations. Le consortium doit préciser le montant des indemnisations, face à l'arbitraire prévisible de la police. En outre, les opposants demandent une distribution équitable des revenus, et veulent obtenir des informations précises sur les ressources qui seront générées par les 800 kilomètres du pipeline passant sur le territoire camerounais. Ils font valoir que cette construction nécessitera une surveillance constante car elle pourrait être exposée à des actes de sabotage."

"Le Tchad risque," selon M. Ngarlejy Yorongar, "de connaître un drame plus grave que celui du peuple Ogoni au Nigeria. En outre, l'indemnisation des populations frise la provocation. Or, cette indemnisation doit s'effectuer à juste prix, mais les victimes d'un projet de lutte contre la pauvreté sont l'objet d'exploitation éhontée et d'escroquerie de la part du gouvernement et du consortium. Cette vaste escroquerie, organisée contre ces populations est traduite par la grille des tarifs d'indemnisation. Ainsi par exemple, un manguier est découpé et jeté moyennant 30 F. M. Yorongar a refusé cette indemnisation en tant qu'élu de la circonscription où sont situés les puits de pétrole."

Au Cameroun, la corruption, la mauvaise gestion des ressources forestières, l'absence d'Etat de droit ont été dénoncées (voir infra les analyses de M. Pius Njawe, directeur du Messager et de M. Mongo Beti). Selon eux le pétrole reste un secret, il est dangereux d'évoquer ce sujet tabou, il semblerait d'ailleurs que M. Samuel N'Guiffo, directeur du centre pour l'environnement et le développement au Cameroun en ait fait récemment les frais.

Mme Korrina Horta, consultant en économie de l'environnement du Fonds de défense de l'environnement (EDF), rencontrée par la mission à Washington a confirmé ces propos et dénoncé le niveau de corruption du Cameroun.

L'association d'appui aux initiatives locales de développement et le Centre d'information et de liaison des ONG (CILONG) au Tchad, l'Union mondiale pour la nature (UICN) au Cameroun et un groupement de 27 associations camerounaises ont dénoncé le déficit d'information et le fait qu'elles aient été associées très tardivement au projet. La procédure d'indemnisation et les faibles estimations de certains arbres (manguiers, palmiers, rafia) et de certaines parcelles agricoles ont été dénoncées. Selon ces ONG, le plan d'indemnisation, les travaux d'inventaire ont été bâclés et les forces de sécurité présentes lors des entretiens intimidaient les villageois.

Au Cameroun les produits forestiers utiles aux habitants n'ont pas été comptés. D'après ces ONG, les villageois lassés et apeurés ont accepté de signer n'importe quel document dès lors que les chefs du village les y incitaient. La peur, la pauvreté mais surtout le manque d'information peuvent expliquer cette attitude. Il était difficile de déterminer si ces indemnisations concernaient toutes les parcelles impliquées dans le projet ou seulement la partie utile aux études préalables.

La COTCO et la TOTCO ont été interrogées par la mission sur place. Elles ont expliqué qu'elles n'avaient versé d'indemnité que pour les parcelles concernées par les études préalables. M. Jean-Pierre Petit, directeur général d'Esso exploration production au Tchad a expliqué que les populations qui risquaient d'être touchées par la production de pétrole avaient été informées, lors de campagnes de sensibilisation. Selon lui le Consortium avait procédé à un recensement des personnes qui seraient déplacées. Toutefois, il a expliqué que l'absence de structures administratives fiables au Tchad rendait plus délicates ces opérations menées de bout en bout par le Consortium. Il a reconnu qu'une migration d'éleveurs avait lieu dans la région sans en connaître l'explication car le consortium n'embauchait pas pour l'instant.

c) L'impact environnemental

La mission a constaté que sur l'impact environnemental du projet les avis étaient partagés, et que la question du choix du débouché de l'oléoduc vers Kribi plutôt que Limbé posait question (cf. infra).

M. Ngarlejy Yorongar a critiqué le tracé retenu avec virulence en expliquant que : "son premier affrontement avec le gouvernement de M. Déby et le Consortium provenait successivement d'une série d'aberrations notamment les exonérations exorbitantes accordées par le gouvernement au consortium pour payer cette déviation ; il a dénoncé ces faits lors de l'investiture, en mai 1997, du Premier ministre tchadien actuel, au cours également du séminaire sur le pétrole organisé en juin 1997 par la cellule pétrolière de la présidence de la République à l'attention des députés à l'Assemblée nationale et enfin au moment du débat à l'Assemblée nationale lors de l'examen de l'avenant n° 2 qui constitue une véritable braderie."

"Cet affrontement avec le gouvernement et le consortium a aussi été provoqué par l'étude d'impact environnemental réalisé par Dames et Moore pour le compte du consortium. M. Yorongar a jugé que cette étude était une catastrophe écologique et humaine ne prenant pas en compte les recommandations de la conférence de Rio de Janeiro et les conditionnalités de la Banque mondiale. Pire, a-t-il affirmé, la copie dite revue et corrigée sur instruction de la Banque mondiale rendue publique en octobre 1997 est une pâle copie de la première. Pour lui, il est inadmissible pour le Tchad de se priver de ses ressources afin de faire plaisir à Elf et au consortium, d'autant plus que le projet a pour but la lutte contre la pauvreté. Or, lutter contre la pauvreté selon lui, c'est trouver des ressources financières pour les injecter dans les circuits de développement. Le tracé initial, moins onéreux, est en outre le meilleur sur le plan écologique."

"Elf obtint la déviation de l'oléoduc qui initialement devait aboutir dans le port pétrolier de Limbé dans la zone anglophone du Cameroun, vers Kribi en territoire francophone. Cette déviation vers Kribi, plage touristique connue comme étant l'une des plus belles au monde, entraîne un surcoût que le Tchad devra supporter. Il faut rappeler que Kribi qui se trouve au sud du Cameroun est en pleine forêt, zone d'habitation des Pygmées alors que Limbé est au nord de Kribi."

Avant la sortie de la dernière étude d'impact de la Banque mondiale, Mme Hélène Ballande, membre des Amis de la Terre, expliquait que : "Les études complémentaires nécessaires devront respecter l'exigence de consultation et d'information publiques sans intimidation armée comme cela a pu être le cas auparavant. Les foyers devant être déplacés doivent être identifiés précisément ainsi que leurs revenus dont le niveau ne devra pas baisser du fait du projet. La population doit être informée des éléments qui ont conduit au choix du tracé de l'oléoduc et à repousser les alternatives possibles ainsi que sur le choix de la construction des installations offshore pour le terminal."

"Des rectifications doivent être apportées à ce projet qui doit éviter toutes les zones écologiquement sensibles et les habitats naturels notamment le Rift du Mbere et la forêt de Deng Deng au Cameroun. Le terminal de l'oléoduc doit être déplacé dans une zone où existent déjà des infrastructures afin d'éviter les zones de forêt près de la côte atlantique camerounaise."

"Des améliorations sont par ailleurs nécessaires. Un plan de développement des populations affectées par le projet doit être défini en concertation avec ces populations (pygmées, bantous, paysans du sud du Tchad). Le renforcement des capacités institutionnelles locales est nécessaire en cas d'accident et pour mettre en _uvre les plans d'atténuation. Il faut mettre en place un mécanisme indépendant de surveillance et d'évaluation des impacts du projet sur les populations et l'environnement local par un groupe d'experts indépendants comprenant des Tchadiens et des Camerounais. Les études et les résultats des enquêtes présentées par ce groupe devront être publics et non la propriété du gouvernement ou du consortium. Des mesures d'atténuation des conséquences de la pression démographique doivent être prises. Les mesures d'atténuation des dommages présentées par le consortium et les gouvernements doivent être précisées. Des infrastructures doivent être construites dans la zone du projet afin de profiter à toute la population (routes, ponts, etc.)."

En février, lors de son déplacement, la mission s'est interrogée sur le choix de Kribi où elle s'est rendue. Il lui a été répondu que le passage par la zone de Limbé impliquait des déplacements de population. Elle a relevé que la COTCO s'efforçait d'associer les pygmées au projet. Les Pygmées rencontrés dans la zone semblaient assez bien informés.

Les ONG tchadiennes, notamment le Centre d'information et de liaison des ONG (CILONG), et camerounaises, se sont étonnées d'avoir été tardivement informées et impliquées dans les études d'impact, leur contact avec le Consortium a été limité. Les craintes étaient vives au Cameroun quant à l'impact des saignées sur la forêt. L'UICN a expliqué que les saignées dans la forêt primaire provoquaient des migrations et une utilisation parfois frauduleuse des bois tropicaux, la multiplication des routes liées au chantier pouvant avoir le même effet.

En revanche, l'ONG "WWF" s'est montrée assez confiante quant au tracé et au projet d'oléoduc avec quelque réserve sur la zone habitée par les Pygmées. Selon WWF les dangers sociaux étaient plus élevés que les dangers écologiques.

Aux Etats-Unis, la mission a appris que plusieurs membres du Congrès des Etats-Unis s'étaient opposés au projet en raison de la situation au Tchad et au Cameroun. MM. Bernard Sanders, Tom Lantos et John Edward Porter ont en effet envoyé une lettre en mai dernier (signée de 24 membres du Congrès) au président de la Banque mondiale pour lui demander de reconsidérer le projet.

Pour la TOTCO et la COTCO, ces critiques étaient mal fondées. Elles ont affirmé agir selon des critères environnementaux européens. Selon les deux Consortiums et les autorités locales, ce projet contribuera à la croissance de l'économie locale par une activité économique accrue. Il encouragera d'autres investissements. Les Consortiums estiment que 4 600 emplois seront créés sur les chantiers et permettront la formation continue des employés. Grâce au chantier les infrastructures routières devraient être améliorées. Les autorités tchadiennes et camerounaises ont une position semblable. Les attentes étant plus fortes au Tchad, les autorités tchadiennes font valoir que le pays manque de ressources, qu'elles ont pris des précautions dans la gestion des revenus. Elles rejettent les critiques concernant l'instabilité chronique de la région et considèrent au contraire que l'apport économique du pétrole devrait stabiliser la zone qui bénéficiera de 5 % des revenus du pétrole.

La nouvelle étude d'impact publiée par la Banque mondiale n'a pas répondu aux attentes des ONG. Leurs principales critiques portent sur les points suivants : manque d'information et intimidations pendant le processus de consultation, régime juridique des "conventions d'établissement", entraves au travail du groupe d'experts en environnement, menaces sur la biodiversité, lacunes du plan pour les populations autochtones, absence de plan d'intervention en cas de pollution d'hydrocarbures, maigres bénéfices pour l'économie locale et l'emploi dans les régions pétrolières, lacunes majeures du plan de gestion des revenus pour le Tchad et absence totale de plan pour le Cameroun.

Selon les ONG, le projet tel qu'il est conçu actuellement a peu de chances de fournir des bénéfices pour le développement durable alors qu'il comporte des risques majeurs de dommages sociaux et écologiques irréversibles. Les ONG locales comme nombre d'ONG aux Etats-Unis et en Europe considèrent que la situation actuelle au Tchad et au Cameroun requiert que la Banque mondiale fixe un moratoire de deux ans avant toute décision définitive sur le projet. Ce délai supplémentaire serait nécessaire pour achever les préparatifs et pour créer un processus démocratique.

La direction de la Banque mondiale a récemment confirmé son soutien au projet de financement de l'oléoduc Tchad-Cameroun. Le Conseil d'administration pourrait être amené à se prononcer avant la fin de l'année. Le Président de la Banque mondiale, M. James Wolfensohn, s'est prononcé en faveur du projet d'oléoduc en qualifiant d' "hystérique" l'opposition des ONG. Celles-ci s'étaient manifestées de manière virulente lors de l'Assemblée Générale de la Banque mondiale en septembre dernier.

Pour la Banque mondiale, ce projet doit générer des revenus substantiels d'environ 1,7 milliard de dollars par an pour le Tchad et 500 millions de dollars pour le Cameroun. Ces deux pays peuvent aussi espérer des améliorations notables de leurs infrastructures, des créations d'emplois grâce à la sous-traitance locale, de la formation professionnelle une incitation à de nouvelles recherches pétrolières et des investissements privés.

Utilisés à bon escient, les revenus pourraient largement bénéficier à la population tchadienne en augmentant les dépenses d'éducation, de santé et d'infrastructures. Des programmes de développement régional, au profit des habitants de la région de Doba et au profit des peuples indigènes de la côte atlantique au Cameroun devraient permettre d'accroître leur niveau de vie, d'éducation et santé. La construction d'infrastructures sanitaires et sociales est prévu. Le rôle des ONG locales devrait être renforcé ainsi que leur implication dans le projet par des consultations.

La Banque mondiale estime que les problèmes environnementaux devraient être résolus de façon satisfaisante car le tracé de l'oléoduc minimise les impacts environnementaux sur la population. Selon elle, le Cameroun depuis 1996 a mené avec succès un programme de restructuration économique. Le Tchad tend à se stabiliser, le gouvernement ayant poursuivi une politique de réconciliation nationale. Ses dépenses militaires auraient diminué passant de 12 % en 1993 à 5 % en 1998.

La mission s'est interrogée longuement sur le projet d'oléoduc Tchad-Cameroun. Elle n'ignore pas qu'en Europe du Nord les avis sont partagés et qu'en France, les ONG ne sont pas convaincues par la nouvelle étude et soutiennent une demande de moratoire. La mission ne pourrait être favorable à la réalisation de ce projet avec un financement de la Banque mondiale que si les règles que celle-ci a édictées quant à la gestion de la rente étaient respectées à la lettre par le Tchad et le Cameroun. En tout état de cause, le dialogue doit se poursuivre avec les ONG et les populations locales, dans de meilleures conditions.

Si des atteintes aux droits de l'Homme et à l'environnement en liaison avec l'exploitation pétrolière, voire des détournements des revenus pétroliers se produisaient, la mission juge qu'il appartiendrait alors aux institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale, de réagir en bloquant crédits et aides, comme elles ont su le faire récemment pour contraindre l'Indonésie à accepter l'envoi d'une force internationale au Timor oriental.

La France est représentée au FMI et à la Banque mondiale et des instructions précises en ce sens devraient être données à ses administrateurs dans ces deux institutions afin que ce projet ambitieux de lutte contre la pauvreté serve réellement au développement du Tchad et des populations du Sud de ce pays. Pour l'instant celles-ci subissent toutes les contraintes (présence militaire, problèmes environnementaux) de la présence de pétrole sur leur territoire sans en tirer profit.

La mission considère que ce projet constitue un défi. Mais comme tous ses interlocuteurs, y compris ceux qui réclament un moratoire, elle estime que ce pays a besoin de ressources pour se développer et que le projet, grâce aux conditions rigoureuses mises par la Banque mondiale à son financement, est novateur. Par ailleurs le Consortium pétrolier composé d'Exxon-Mobil, de la Shell et d'Elf-Aquitaine manifeste la volonté d'effectuer un travail sérieux conforme aux standards européens. La visibilité de la Banque mondiale et du Consortium sur ce projet est telle que ni l'un ni l'autre ne peuvent se permettre un quelconque droit à l'erreur. Les discussions que la mission a eues avec leurs représentants l'ont montré. Ce projet ne pourra être mené à bien que si des conditions de bonne gouvernance, respect des droits de l'Homme, de normes sociales et environnementales, sont assurées.

2) Les possibilités de régulation par la Banque mondiale et les institutions financières internationales

La Banque mondiale est sous le feu des critiques. Pour les ONG rencontrées par la mission en France, aux Etats-Unis, au Tchad et au Cameroun, elle reste une structure contrôlée par les pays riches. Les projets sont approuvés par le Conseil d'administration de la Banque au sein duquel les principales puissances sont représentées par un administrateur qui reçoit ses instructions du ministère des Finances de son pays. Les droits de vote sont distribués en fonction de la contribution financière du pays. La France dispose de 5 %, les Etats-Unis de 15 %. L'Union européenne n'est pas représentée en tant que telle. Alors que les pays les plus riches détiennent 47 % de droits de vote, l'ensemble des Etats africains dispose de moins de 7 %.

Selon les ONG, la Banque mondiale finance de nombreux projets qui répondent moins aux besoins des populations locales qu'ils ne profitent aux entreprises des pays industrialisés. M. Bruno Rebelle, directeur de Greenpeace France, a d'ailleurs observé que "les principes d'action de la Banque mondiale sont intéressants, mais sont-ils appliqués concrètement sur le terrain, quand elle signe des accords avec des gouvernements eux-mêmes tenus par des intérêts industriels ? Le représentant de la Banque mondiale dans certains Etats tient dans la plupart des cas les cordons de la bourse ; il jouit donc d'une grande importance, notamment dans les pays d'Afrique sub-saharienne. A l'échelon local, la Banque mondiale apparaît moins neutre dès lors que ses représentants ont noué des liens politico-amicaux avec les industriels et les autorités locales. En outre, la Banque mondiale a intérêt à être remboursée de ses prêts. Entre des critères qui amoindrissent les possibilités de remboursement et d'autres qui le sécurisent, elle choisira l'option la plus sûre sur les investissements faits. Elle a parfois intérêt à faire alliance avec l'industriel qui lui garantira ce retour."

Certaines de ces critiques commencent semble-t-il à être prises en compte. Des divergences d'appréciations entre les membres du Conseil d'administration de la Banque mondiale ont été suffisantes pour induire le blocage du projet hydraulique chinois aux confins du Tibet, dont l'impact sur les droits de l'Homme était inquiétant. Un programme de réduction de la dette des pays les plus pauvres a été décidé à Cologne au sommet des chefs d'Etat du G8 en juin dernier. Les institutions de Bretton Woods le financent en partie. Le 26 septembre dernier, lors de l'Assemblée annuelle du FMI et de la Banque mondiale, il a été décidé pour la première fois de coopérer sur le terrain en concevant ensemble des programmes macro-économiques structurels et sociaux, et de lutte contre la corruption. Ces attitudes ouvrent de nouvelles perspectives quant au contrôle de la rente pétrolière dans le pays où intervient la Banque mondiale.

a) Le contrôle de l'utilisation de la rente pétrolière

Quand la Banque mondiale finance un projet quel qu'en soit le secteur, elle peut certes poser des conditions, mais aussi exercer un contrôle de l'utilisation de fonds pour optimiser l'aide apportée.

Un rapport de la Banque mondiale paru en novembre 1998, intitulé "Evaluer l'aide" le démontre : "Les efforts pour "acheter" l'amélioration de la politique économique dans les pays qui ne sont pas engagés dans des réformes ont toujours échoué. La seule conditionnalité des aides ne suffit pas. Aucun prêteur n'ose reprendre l'argent promis." Ce rapport propose donc de renverser la logique en ne débloquant aucun fonds tant que le pays n'aura pas mis en place des réformes de base. Ce rapport implique donc la mise en _uvre de réformes dans les Etats qui reçoivent de l'aide et un suivi des projets.

Une évolution dans la pratique de la Banque mondiale semble se dessiner. Les positions prises par M. Joseph Stiglitz, vice-président de la Banque mondiale, en témoignent. Selon lui, "les économistes accordent aujourd'hui beaucoup plus d'importance aux institutions. La crise, en Asie mais surtout en Russie, a mis en lumière l'impact, sur le développement, de questions comme les institutions financières, la corruption, le droit des faillites."

Comme M. Joseph Stiglitz, chacun s'accorde pour estimer qu'une bonne politique économique ne suffit pas au développement d'un pays. Pour réduire la pauvreté, il faut parallèlement instaurer un cadre institutionnel stable, mettre en place un système judiciaire, lutter contre la corruption, promouvoir l'éducation. C'est pourquoi M. James Wolfensohn, président de la Banque mondiale, souhaite associer les ONG et les entreprises privées à la lutte contre le sous-développement.

La mission a entendu M. Jean-Claude Milleron, administrateur français à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international, qui lui a donné les indications suivantes sur l'évolution des institutions financières internationales en matière de régulation de la rente pétrolière : "Les marchés ont des défaillances qui conduisent à des décisions peu acceptables au plan social et environnemental. Les politiques de développement doivent les pallier, ce qui a des effets sur le secteur énergétique. Le Président de la Banque mondiale, M. James Wolfensohn, a proposé un cadre de référence général visant d'une part à conférer plus de pouvoir à ceux qui travaillent sur le terrain et, d'autre part, à promouvoir l'idée que la croissance du produit intérieur brut n'est pas la seule composante du développement ; les aspects sociaux, éducatifs, la qualité de la vie, doivent aussi être pris en compte."

Il a d'ailleurs précisé que pour la Banque mondiale "L'environnement est devenu un aspect essentiel de la réflexion en matière énergétique. La plupart des projets de ce secteur ont des effets sur l'environnement. Les groupes pétroliers ne respectent pas toujours les normes en vigueur dans leur Etat d'origine quand ils opèrent ailleurs. Actuellement, dans les pays où elle intervient, la Banque mondiale juge insuffisante l'application de ces normes par les compagnies pétrolières."

"La Banque mondiale doit prêter assistance aux gouvernements pour qu'ils prennent en compte l'intérêt public en assurant la libre concurrence entre modes d'apport de l'énergie, une plus grande transparence et en luttant contre la corruption."

Selon lui, "De nouveaux instruments ont été développés. La Banque effectue des prêts pour l'apprentissage, l'éducation et l'innovation qui sont destinés à favoriser une capacité autonome institutionnelle d'innovation et de développement. Ils ont un rôle de catalyseur. Elle effectue des financements d'ajustement dans le temps pour encourager des concours financiers durables, ce qui est important dans le secteur de l'énergie. Les garanties du groupe de la Banque mondiale : Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), Agence internationale pour le développement (AID) ou Agence multilatérale de garantie des investissements (AMGI) ont pour objet d'encourager l'investissement privé en garantissant des risques y compris "géopolitiques" à long terme (engagements contractuels de gouvernements envers les promoteurs privés, expropriations, risques de transferts...)."

Par ailleurs il a expliqué que "soucieuse de lutter contre la pauvreté, la Banque mondiale collaborait avec le PNUD sur le programme ESMAP (Energy Sector Management Assistant Program) pour obtenir des dons pour résoudre les problèmes énergétiques des pays les plus pauvres. Les coûts ont évolué favorablement."

La mission regrette toutefois que la question du respect des droits de l'Homme, en tant que facteur de bonne gouvernance, ne soit pas davantage prise en compte par la Banque mondiale. Ainsi M. François David, président directeur général de la Coface, a expliqué que "pour ce qui est de la conditionnalité de l'assurance-crédit, l'action de la Banque mondiale est positive, en particulier en matière d'environnement. La Banque mondiale est un bailleur de fonds très important pour la réalisation des grands contrats à l'étranger. Sa participation financière, même partielle dans un projet, est particulièrement appréciée par les autres bailleurs de fonds privés. Elle a donc un rôle important à jouer en sélectionnant les projets, en fonction, entre autres, des aspects environnementaux. En matière de respect des droits de l'Homme, son action demeure limitée."

La mission a pu mesurer en s'entretenant avec des représentants de la Banque mondiale, aux Etats-Unis, avec M. Serge Michailof, directeur du département Afrique, au Tchad avec Mme Mary Barton-Dock, représentante résidente, et M. Philippe Benoît, expert en développement du secteur privé, combien la pression des ONG préoccupe la Banque mondiale. Les critiques émises ont fait mouche.

Chacun s'accorde à reconnaître que les mécanismes d'intervention mis en place par la Banque mondiale dans le projet Tchad-Cameroun sont novateurs, même si le pays n'offre pas les garanties de stabilité et de bonne gouvernance nécessaires. En effet, la Banque est intervenue pour s'assurer de la budgétisation des ressources pétrolières, élaborer une loi pétrolière mettant en place un accord d'affectation de la rente par secteur et pour les générations futures (voir supra).

Si la situation au Tchad permettait véritablement un contrôle efficace de l'application de ces règles, on pourrait considérer que le mécanisme de contrôle de l'utilisation de la rente constitue un progrès. Il évite les détournements de la rente au profit personnel des dirigeants en place et interdit les préfinancements douteux gagés sur les futurs revenus pétroliers. La mission juge très intéressant ce mécanisme de contrôle, qui devrait prévenir tout gaspillage ; sa seule inquiétude est liée à la situation extrêmement instable du pays où pour la première fois il serait mis en _uvre.

On peut d'ailleurs se demander si un tel système ne serait pas transposable à d'autres Etats producteurs de pétrole dont le niveau d'endettement est tel qu'ils sont tenus d'avoir recours aux institutions de Bretton Woods.

Toutefois, la mission reconnaît que cette démarche soulève des difficultés car elle met en cause la souveraineté des Etats. Les institutions financières n'ont pas vocation à se substituer aux Etats et à gérer leur budget à leur place. Mais la lutte contre la grande pauvreté et le risque de détournements de la rente pétrolière à des fins militaires mérite que l'on aille au-delà des principes traditionnels.

b) La souveraineté des Etats et les compagnies pétrolières : une limite à la pression des institutions financières internationales

Le mécanisme de contrôle de l'utilisation de la rente pétrolière que se propose de mettre en place la Banque mondiale au Tchad est contraignant pour l'Etat qui en bénéficie et les compagnies qui opèrent. Même si celles-ci obtiennent des garanties financières non négligeables et des facilités de crédits plus intéressantes grâce à la présence de la Banque mondiale, les multinationales pétrolières ne cachent pas que la longueur des procédures et les contraintes environnementales très strictes qu'impose la Banque mondiale sont très lourdes et coûteuses.

Au Tchad, l'intervention de la Banque mondiale a été imposée par le consortium pétrolier qui a clairement fait savoir que la réalisation du projet dépendait de l'intervention de la Banque mondiale. Plusieurs raisons ont été évoquées : l'extrême pauvreté du Tchad déjà endetté, le coût de l'oléoduc mais également le risque politique et la crainte que les problèmes que connaît l'exploitation du pétrole dans le Delta du Niger ne se reproduisent au Sud du Tchad. En effet, les compagnies pétrolières opérant au Tchad, Exxon, Shell, Elf sont des groupes qui par leur visibilité et leurs déboires passés et présents n'ont plus droit à l'erreur en Afrique. Le souci d'image est important à leurs yeux et à ceux de leurs actionnaires ...

Le gouvernement tchadien a dû en quelque sorte se plier à cette conjoncture, mais d'autres pays producteurs de pétrole, endettés et sous-développés peuvent refuser la mise sous tutelle de leur rente pétrolière.

Rien n'empêche un Etat peu scrupuleux de traiter avec des compagnies pétrolières prêtes à faire du "dumping" social et écologique sans recourir à l'aide des institutions financières internationales.

La mission a ainsi appris, pendant sa visite au Tchad et au Cameroun, en février dernier, que les conditions dans lesquelles avait été construit au Soudan l'oléoduc reliant Heiglig à Port-Soudan étaient déplorables. Cet oléoduc a été inauguré en juin dernier ; l'opérateur principal "Greater Nile Petroleum operating company" est en grande partie géré par la Chine. Le site d'Heiglig est situé dans une zone de confrontations militaires entre l'armée soudanaise et les mouvements rebelles.

La mission estime toutefois que les institutions internationales qui ont su mettre en place des politiques d'ajustement structurel parfois excessivement volontaristes, peuvent aussi faire preuve de zèle dans la mise en place des mécanismes novateurs de lutte contre la pauvreté en imposant un certain nombre de règles. Mais elles doivent faire preuve de fermeté quant au respect des droits de l'Homme, lutte contre la corruption, budgétisation de la rente pétrolière.

Au niveau bilatéral également, l'application de certaines règles pourrait permettre de contrôler les flux financiers issus du pétrole.

3) L'application des règles de conditionnalité au niveau bilatéral

En France, les aides au développement sont accordées en fonction de la qualité du projet et de son impact en terme de développement économique.

L'Agence française de développement (AFD), la Direction des relations économiques extérieures (DREE), la Coface ont une approche plutôt économique des règles de conditionnalité. Or les études précitées de la Banque mondiale démontrent que cette approche est peu efficace.

a) Une approche économique des règles de conditionnalité aux effets décevants

Les auditions de M. François David, directeur général de la Coface, M. Jean-François Stoll, directeur de la DREE et M. Antoine Pouillieute, directeur général de l'AFD démontrent que ce sont les critères économiques qui fondent, en grande partie les décisions d'aide. Si l'environnement commence à être une préoccupation, la situation politique et institutionnelle, notamment le degré de respect de l'Etat de droit par les pays qui reçoivent l'aide, ne semble pas suffisamment prise en considération.

- Les critères économiques

Selon M. François David "Pour l'évaluation des risques, la Coface utilise une batterie de critères. Elle examine ainsi la situation politique du pays acheteur, ses performances économiques et son comportement en matière de remboursement de sa dette internationale. Elle ajoute maintenant une appréciation micro-économique. Il est en effet apparu que les récentes défaillances de certains pays résultaient plus de fragilités micro-économiques comme celles du système bancaire privé que de décisions souveraines des pays en question."

"Dans certains cas, une appréciation purement technique du pays acheteur interdirait de prendre en garantie des opérations d'exportation ou d'investissement. D'autres critères peuvent néanmoins amener l'Etat à prendre des risques. Tel est, par exemple, le cas pour l'Algérie. Cela a également été le cas de l'Allemagne qui a continué à garantir des opérations vers la Russie à une époque où le risque paraissait trop important aux autres pays européens. On estime actuellement l'encours de risque pris par l'Allemagne dans les pays de l'ex-URSS à environ 150 milliards de francs."

Cependant selon M. Jean-François Stoll, dans l'analyse des risques, la dimension environnementale est prise en considération. "La DREE prend surtout en compte un risque global, et étudie les composantes environnementales, financières et certains risques non financiers dans leur ensemble. Pour ce faire, la DREE tient compte des avis des autres ministères, notamment le ministère des Affaires étrangères."

"L'achat de matériel français voire européen constitue la contrepartie des garanties accordées pour l'exportation. Dans le cas des garanties sur investissement, cette clause est moins forte, l'investissement français à l'étranger étant en lui-même considéré comme intéressant pour l'économie française. La prise en compte du respect de l'environnement pourra être à l'avenir une contrepartie exigée. C'est la thèse que l'Administration française défend dans la préparation du futur cycle de l'OMC. C'est désormais une pratique de la commission des garanties qui demande aux entreprises de produire une note d'impact à l'occasion de chaque dossier comportant des incidences environnementales."

- L'émergence de critères environnementaux

M. Jean-François Stoll a toutefois précisé que le contrôle de l'impact environnemental était encore plus grand lorsque les projets étaient financés sur crédits publics. "Quand on finance un projet de développement sur crédits publics, la prise en compte de l'environnement est de plus en plus importante. Bien souvent ces projets sont financés par des crédits multilatéraux. Ils font l'objet de discussions au sein de l'OCDE et au sein de l'Union européenne, notamment sur les questions de niveau de concessionnalité, mais aussi environnementales."

"L'intérêt d'un projet d'investissement (pour le pays de l'investisseur, comme pour le pays récipiendaire) doit s'analyser sur le long terme : exportation, approvisionnement en matières premières, installation de sous-traitants, présence culturelle. Il doit être aussi apprécié à plus court terme sous l'angle de sa rentabilité économique. Ceci est plus directement de la responsabilité de la Direction du Trésor, l'équilibre financier du projet étant sa principale condition de la maîtrise du risque."

M. Antoine Pouillieute a confirmé cette analyse en décrivant les mécanismes d'intervention de l'AFD dans le secteur pétrolier. "L'Agence ne se désintéresse pas du secteur pétrolier dans les pays producteurs où elle opère et pour lesquels le pétrole représente l'essentiel des recettes publiques. C'est une contrainte mais aussi un atout. Cette production de base représente l'essentiel de leurs recettes d'exportations, soit 98 % pour le Nigeria, 96 % pour l'Algérie, 93 % pour l'Angola, 89 % pour le Congo-Brazzaville, 79 % pour le Gabon. L'Agence ne peut donc pas faire d'impasse sur les activités pétrolières, source d'emplois locaux importants et mieux rémunérés que d'autres. En outre, les pays producteurs n'ont pas de capacité d'épargne locale, les pétroliers font donc appel aux financements extérieurs et les aléas de la production sont importants. Dans ce secteur, l'AFD n'est pas un bailleur traditionnel mais elle souhaite participer pour avoir un ticket minoritaire et utiliser ce levier à des fins de développement. Elle s'efforce de réaliser, en aval, des projets de développement locaux."

"Les investissements dans ce secteur doivent répondre à trois exigences fortes : le respect de l'environnement, la transparence, la possibilité de quantifier leur contribution au développement."

M. Antoine Pouillieute a insisté sur le respect de normes environnementales quant l'AFD intervient : "L'AFD a procédé à une classification des projets. Sont classés A ceux qui ont un fort impact sur l'environnement et nécessitent une étude détaillée, B ceux qui nécessitent une étude d'impact sommaire, en C ceux qui, ne portant aucune atteinte à l'environnement, ne demandent pas d'étude d'impact. Tous les projets pétroliers comme les projets miniers sont classés en A, de même que les complexes industriels et les infrastructures (oléoducs, gazoducs), comme le prévoient, par ailleurs, les procédures de la Banque mondiale."

"La transparence est une forte préoccupation de l'Agence, qui respecte les clauses anti-corruption prévues dans la convention de l'OCDE. Ces clauses impliquent un engagement juridique des bénéficiaires de l'investissement et les sanctions en sont l'exclusion du financement du projet."

"L'AFD s'efforce de quantifier l'impact des projets pétroliers sur le développement. Les ressources pétrolières appartenant aux Etats producteurs, il est normal qu'elles figurent dans leur comptabilité publique et soient prises en compte par le FMI. Elles constituent une garantie pour les Etats et le prêteur qu'est l'Agence."

- Des résultats décevants et critiqués

La mission ne peut que constater que deux des pays où l'AFD est l'un des intervenants, l'Angola et le Congo, connaissent des guérillas et des rebellions armées et que la rente pétrolière sert surtout à l'achat d'armes, le cas échéant en gageant les futures productions de pétrole. Elle a demandé des éclaircissements sur ce point à M. Antoine Pouillieute qui a fait la réponse suivante : "La conditionnalité politique des projets de l'AFD se situe en amont de ses actions, puisqu'elle intervient dans la zone de solidarité prioritaire, définie récemment par le ministère. En outre lorsqu'un pays où l'Agence est habilitée à intervenir a plus de deux mois d'impayés, elle ne lance plus de projets nouveaux. Au bout de quatre mois d'impayés, elle les suspend ; c'est le cas en Angola, au Congo, en République démocratique du Congo et aux Seychelles. La sécurité est une donnée majeure car elle influence les chances de réussite d'un projet. Elle permet d'assurer un dialogue réel avec les interlocuteurs sur place et donc une étude sérieuse."

A cet égard, il a rappelé que "en tant qu'établissement public, l'Agence était sous tutelle d'un conseil de surveillance où siègent les trois ministères. Elle ne peut faire passer un projet contre leur avis. En cas de divergence entre l'appréciation de l'AFD et celle des ministres de tutelle, l'avis des ministres est respecté ; l'Agence a dû ainsi renoncer à des projets en Algérie et au Mali."

Il a en outre reconnu que "si on ne se préoccupait pas de la capacité institutionnelle des Etats, et de leur capacité d'absorption de l'aide, les effets des investissements étaient nuls. Il convient donc de s'appuyer sur un secteur public marchand en voie de privatisation ; c'est le ministère des Affaires étrangères et celui de la Coopération qui se réservent l'appui à l'Etat de droit et donnent une assistance technique à cet appui, qui n'est pas du ressort de l'Agence. L'AFD s'efforce de pallier les carences des Etats en ne décaissant que sur facture et en diversifiant ses emprunteurs."

Mme Hélène Ballande, membre des Amis de la Terre a critiqué le fonctionnement de l'AFD et de la Coface qu'elle a jugés peu transparents : "Les recherches de l'association sont restées infructueuses sur les obligations et exigences de l'Agence française de développement qui dispose d'un secteur minier et pétrolier et étudie actuellement le financement du projet d'oléoduc au Tchad et au Cameroun. De même, la Coface ne semble absolument pas prendre en compte des critères sociaux ou environnementaux lorsqu'elle garantit au nom de l'Etat français les projets des entreprises pétrolières."

Elle a rappelé que "A l'occasion du sommet du G7 de Denver en 1997, les pays industrialisés avaient reconnu l'impact des flux financiers du secteur privé dans les pays en développement et la nécessité pour les gouvernements de tenir compte des facteurs environnementaux lorsqu'ils apportent un soutien financier aux investissements d'infrastructure et d'équipement. Ce langage extrêmement faible adopté dans le communiqué final du sommet visait en fait l'harmonisation des politiques des agences de crédit à l'exportation (Coface pour la France). Il résultait en fait d'une pression très forte des "sherpas" français qui ont bloqué toute proposition des autres pays industrialisés et de la société civile contenant des engagements plus précis. Au contraire, les assurances de crédit aux exportations semblent s'appuyer sur des critères différents moins exigeants pour les projets pétroliers. En effet, les risques pays pour le Cameroun et le Nigeria sont diagnostiqués en ces termes par la Coface : "A moyen terme : risque très élevé sauf secteur pétrolier."

"Il serait intéressant de comprendre sur quel fondement se base cette "exception pétrolière" en matière d'assurance publique à l'exportation. Du point de vue social et environnemental, ces projets semblent comporter des risques beaucoup plus importants comme le démontrent actuellement les manifestations des femmes Egi au Nigeria qui réclament le départ de la société Elf mais également les guerres civiles au Congo et en Angola."

De nouveaux équilibres doivent être instaurés pour éviter que l'aide au développement de projets pétroliers soit inefficace, voire néfaste.

b) Les réponses possibles

La mission a été sensible au constat désabusé de M. Pierre Péan, écrivain : "La conditionnalité des aides devrait pouvoir fonctionner dans les pays du Sud. On peut espérer un jour imposer ainsi la démocratie. Le discours de La Baule n'a pas été bien appliqué. La France, qui s'est impliquée pour imposer le retour de la démocratie dans les pays de l'Est, n'a pas déployé la même énergie pour l'imposer dans les pays du Sud."

M. Jean-François Bayart, directeur du CERI a également jugé que "toutes les contraintes et les conditionnalités imposées aux bailleurs de fonds pour éviter la prédation des ressources ont été d'une efficacité limitée dans le domaine des droits de l'Homme, car les régimes dictatoriaux sont habiles à contourner les injonctions des bailleurs de fonds. Toutefois, si un Etat comme la France voulait aller au bout de cette logique, il en aurait les moyens, mais le pouvoir politique hésite à bloquer les financements pour éviter de déstabiliser le pays concerné. La France ne s'est jamais donné les moyens d'appliquer strictement les règles de conditionnalité, sauf lorsqu'elle a fait comprendre au Président Kolingba qu'il devait partir car il avait perdu les élections."

Une application plus stricte des règles de conditionnalité des aides publiques accordées aux projets pétroliers est nécessaire. La mission juge que le seul intérêt économique d'un projet pétrolier est un critère insuffisant en terme de développement et de lutte contre la pauvreté.

La mission considère que trop souvent une sorte "d'exception pétrolière" a joué (cas de la Birmanie, du Nigeria, du Congo ou du Cameroun). Or, quels que soient le montant des fonds investis et la qualité des projets, le développement et la lutte contre la pauvreté s'accommodent mal de l'existence de rebellions armées, de guerres civiles larvées, de régimes dictatoriaux corrompus.

Pour que les aides publiques accordées par les institutions françaises à des projets pétroliers, dans la zone de solidarité prioritaire, soient efficaces, il convient de renforcer les règles de conditionnalité en amont : exiger avant de verser ces aides que l'Etat qui en bénéficie ait pris les mesures législatives pour budgétiser ses ressources pétrolières, assurer la transparence de leur gestion, indemniser les populations lésées par l'exploitation des hydrocarbures et mettre en place des normes environnementales.

Une application plus stricte des règles de conditionnalité des aides publiques aux projets pétroliers est nécessaire. Une réflexion doit être conduite, car jusqu'ici, malgré les aides et les garanties publiques accordées dans les cadres multilatéraux et bilatéraux, les Etats en développement qui produisent du pétrole, sont souvent plus endettés que les autres.

Le renforcement des règles de conditionnalité des aides aux projets d'exploitation pétrolière dans les pays en développement pourrait permettre de concilier exploitation pétrolière et développement durable.

C - Développement durable et exploitation pétrolière sont-ils conciliables ?

La mission a constaté que certains pays producteurs d'hydrocarbures manquaient paradoxalement d'énergie. Quand ils ne sont que potentiellement producteurs, leur situation sur le plan énergétique est très difficile La mission a en outre été intéressée par les efforts de certains groupes pétroliers pour y remédier en développant des énergies alternatives.

1) Les carences en énergie de certains pays producteurs ou potentiellement producteurs de pétrole

Au cours de ses visites au Tchad, au Cameroun et en Birmanie, la mission a observé que le manque d'énergie nuisait au développement. Au Tchad, l'énergie fait tellement défaut que l'électricité à N'Djamena et à Moundou provient presque exclusivement de groupes électrogènes fonctionnant à grands frais au mazout, dans un pays où l'énergie solaire pourrait être très abondante. En Birmanie, la situation est semblable : les trois quarts de la ville de Rangoon sont privés d'éclairage public toute la nuit et les coupures d'électricité y sont très fréquentes. En Angola, les difficultés sont semblables.

D'après la presse, le sort du Nigeria n'est guère plus enviable ; le premier producteur de pétrole d'Afrique manque d'essence de manière chronique. L'accident grave de Wari en est la conséquence (voir infra). Quant au Congo Brazzaville, même avant le début de la guerre civile, il était fréquent de voir des étudiants et des lycéens agglutinés la nuit près des projecteurs de la piste d'atterrissage de l'aéroport de Brazzaville pour bénéficier d'un éclairage. L'Angola connaît les mêmes difficultés.

Paradoxalement, le manque de moyens financiers est systématiquement la cause de cette carence, alors que des redevances sont versées aux Etats par les compagnies pétrolières qui, dans certains cas, se disent prêtes à introduire des énergies alternatives.

2) Respect de l'environnement et utilisation d'énergies alternatives

a) Changement climatique et hydrocarbures

Greenpeace s'est montré a priori hostile à tout développement de combustible fossile.

Selon M. Bruno Rebelle, directeur de Greenpeace France : "Greenpeace en prenant en compte les données produites par les experts du groupe intergouvernemental sur le changement climatique (GIEC) considère que un degré était le maximum d'augmentation acceptable de la température mondiale à l'horizon 2100. Il faut réduire les émissions de gaz carbonique, contingenter la quantité de combustible fossile consommée et limiter à 225 milliards de tonnes d'équivalent pétrole, la consommation des combustibles fossiles d'ici la fin du siècle. Ce chiffre représente le quart des ressources actuelles trouvées, soit un dixième des ressources escomptées. Actuellement, il est préférable d'investir massivement dans de nouvelles politiques d'énergie fondées sur l'économie, l'efficacité énergétique et la promotion des énergies renouvelables plutôt que d'investir dans l'exploration pétrolière. Greenpeace combat le principe même des explorations pétrolières aujourd'hui, surtout dans les zones polaires où l'impact des changements climatiques est le plus visible. Actuellement, l'organisation travaille sur les explorations au nord de l'Alaska entreprises par les compagnies américaines et BP et demande aux compagnies pétrolières d'investir sur une redéfinition en profondeur des politiques énergétiques. Shell a d'ailleurs investi plus de 500 millions de dollars dans le solaire photo/voltaïque pour diminuer le coût unitaire des panneaux solaires et en faciliter l'accès, ce qui est plus porteur d'avenir que l'exploration au nord de l'Ecosse à laquelle se livre la Compagnie."

"Les Amis de la Terre" insistent davantage sur le principe de précaution pour prévenir les atteintes à l'environnement. D'après Mme Hélène Ballande, membre des "Amis de la Terre" : "Une procédure d'étude d'impact écologique participe à l'application du principe de précaution et de prévention puisqu'elle vise à prévenir la pollution et les atteintes à l'environnement en évaluant à l'avance les effets d'un projet. Pour ce faire, une des pistes envisageables serait la modification de la loi du 10  juillet 1976 relative à la protection de la nature afin d'en étendre l'application à tous les projets financés par un établissement public ou bénéficiant d'une garantie d'une collectivité, d'un établissement public ou de l'Etat français sans limitation territoriale."

Elle a déploré que "les entreprises aient réussi à réduire considérablement la portée de la loi du 10 juillet 1976 en invoquant notamment le coût des études d'impact écologique et leur incompatibilité avec les exigences et contraintes économiques. Cependant, est-il normal que le coût écologique (sur la santé publique et l'environnement par exemple) des installations polluantes soit payé par la collectivité alors que les entreprises retirent le plus grand profit de leur exploitation ? L'autre argument invoqué par les entreprises est relatif à la concurrence internationale. Cependant, les institutions publiques des autres pays industrialisés ont déjà adopté, sous la pression de leur Parlement, des réglementations exigeant des études d'impact écologiques pour les projets réalisés à l'étranger."

Les compagnies pétrolières semblent plus réfractaires à la multiplication des études d'impact dont les coûts sont élevés, qu'au développement d'énergies alternatives et renouvelables.

b) Les compagnies pétrolières, la protection de l'environnement et les énergies alternatives et renouvelables.

- le respect de l'environnement

Elf est l'une des compagnies qui, à en croire ses dirigeants a, dès 1971, compris l'importance des questions environnementales

Selon M. Philippe Jaffré, président directeur général d'Elf Aquitaine, "dès les années soixante, Elf Aquitaine avait compris que le développement industriel et la protection de l'environnement avaient des destins liés. Elle a dès 1971 mis en place une direction groupe chargée de l'environnement et développé des technologies, des produits et des comportements qui associent efficacité et respect de l'environnement. Elle a anticipé sur le concept de développement durable qui est, aujourd'hui, à la base de toutes les politiques des grands pays. Pendant de nombreuses années, Elf a privilégié les faits, les réalisations plutôt que les professions de foi. Ses efforts ont porté sur l'incorporation de l'environnement dans tous les métiers, dans toutes ses activités."

"La stratégie d'Elf en matière d'environnement se décline suivant cinq axes principaux : le groupe développe des technologies et des produits "propres" comme "l'aquazole". Il gère les produits et les déchets sur toute leur durée de vie. Le groupe tente de promouvoir les économies d'énergie, en améliorant la qualité de carburants, et en réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Elf est l'un des seuls pétroliers mondiaux à avoir pris, peu avant la conférence de Kyoto, l'engagement public de réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 15 % par rapport à 1990 et ceci pour 2010. Le groupe s'efforce de prévenir les risques et de répondre de façon efficace et rapide si, malgré tout, un accident se produisait. C'est ainsi qu'au cours des 25 dernières années, Elf n'a été impliqué dans aucun accident industriel majeur, n'a connu qu'un seul sinistre maritime avec l'accident du pétrolier norvégien. Par exemple Elf applique, dans le golfe de Guinée, les normes de rejets de mer du Nord, bien qu'il n'existe dans cette région du monde aucune réglementation particulière."

M. Philippe Jaffré a abordé la lutte contre l'effet de serre : "L'objectif de réduire de 15 % les émissions susceptibles d'accroître l'effet de serre sera poursuivi essentiellement par des investissements destinés à supprimer le torchage du gaz dans le golfe de Guinée. Le pompage du pétrole dans un gisement libère du gaz. Ce dernier n'a aucune valeur économique s'il est extrait dans une zone éloignée des lieux de consommation. En effet, la construction d'un gazoduc est coûteuse, tout comme les autres techniques de transformation permettant son transport (refroidissement ou transformation chimique) ; dans le golfe de Guinée, le gaz est soit acheminé à une usine de liquéfaction au Nigeria, soit, pour la plus grande part, brûlé. La solution alternative est de réinjecter le gaz dans les gisements, ce qui permettrait qu'il soit exploité par les générations futures. Cette opération est coûteuse, car la réinjection doit être faite à une pression élevée. Elf a pris la décision de ne plus "torcher" le gaz mais de le réinjecter."

Mais il a nuancé ses propos en expliquant qu' "au niveau mondial, il conviendrait de globaliser les objectifs de réduction des émissions des entreprises dans l'atmosphère et non leur imposer un objectif uniforme de réduction applicable à chaque site d'exploitation. En effet, certains sites sont des émetteurs beaucoup plus importants que d'autres ; l'on peut donc parvenir à des réductions beaucoup plus fortes sur ces sites pour un même investissement. Dans le même esprit, il faudrait encourager le développement des échanges de permis négociés d'émission. Les Etats-Unis ont compris qu'au lieu de réglementer uniformément, il était préférable d'intégrer les contraintes de protection de l'environnement dans le mécanisme du marché. La Commission européenne évolue vers cette conception avec difficulté." Elf a été classé premier par l'Institut allemand Ökom pour ses performances en matière environnementale.

M. Thierry Desmarest, président directeur général de TotalFina s'est aussi déclaré préoccupé par les questions environnementales : "Dans le cadre de la recherche d'une exploitation respectueuse de l'environnement, le Groupe Total contribue à la réduction de l'effet de serre sur les sites où il opère : division par six du ratio quantité de gaz torché sur quantité de gaz produit sur la période 1990-1997 (ratio inférieur à 2 % en 1997). Il contrôle les rejets sur les installations par réinjection ou déshuilage avant rejet des eaux de formation et tente d'obtenir que la teneur en huile des eaux rejetées soit deux fois plus faible que la norme en vigueur. Il traite les déblais de forage par inertage, traitement thermique ou biologique. Total réhabilite les sites par reforestation en zone tropicale, notamment en Birmanie et en Bolivie, par fermeture des bourbiers, par décontamination des nappes phréatiques en utilisant des procédés mécaniques ou biologiques."

Malgré les efforts faits actuellement par certains groupes pétroliers pour protéger l'environnement, la question de son respect se pose toujours avec acuité dans les pays sous-développés. Shell au Nigeria, BP en Colombie, Texaco en Equateur ont porté atteinte à l'environnement dans ces pays sans pour autant y développer l'accès des populations à l'énergie.

La mission s'est demandé si le recours aux énergies alternatives et renouvelables ne constituait pas une solution d'avenir pour les pays sous-développés.

- le recours à des énergies alternatives et à des énergies renouvelables

Déjà, en 1988, un rapport de mission sur la maîtrise de l'énergie, confié par M. Michel Rocard, Premier Ministre à M. Pierre Brana, député de la Gironde, préconisait le recours aux énergies alternatives dans les pays en développement.

"Les études les plus récentes montrent que les énergies renouvelables seront amenées à jouer un très grand rôle au 21ème siècle. Ce qui ressort le plus évidemment des études réalisées, c'est que les formes les plus décentralisées de ces énergies renouvelables (bois, photovoltaïque, microhydraulique, éolien) doivent être prises très sérieusement en considération pour la satisfaction des besoins des zones rurales des pays en développement : parce que cela concerne une énorme masse de population (2,5 à 3 milliards d'habitants en 2020) ; et parce que les solutions centralisées imposent des investissements unitaires et des coûts de fonctionnement (production et réseau) souvent incompatibles avec les conditions locales (faible densité de population, faible consommation annuelle par habitant) et entraînent, la plupart du temps, des gaspillages énergétiques et par conséquent des pollutions atmosphériques inutiles quand les sources sont des combustibles fossiles. Enfin, parce que la recherche systématique de procédés économes en énergie est une des conditions d'émergence des énergies renouvelables au service du développement local.

Le développement des énergies renouvelables (biomasse, solaire, hydraulique, éolien) représentait un enjeu pour les pays du tiers monde. Les réserves d'énergies renouvelables aujourd'hui mobilisables économiquement sont considérables et concernent une part très importante des populations de ces pays (plus de 2 milliards d'habitants).

Le rapport précité relevait que la contrainte énergétique des pays du tiers monde était l'un des freins majeurs au développement. "Faute d'une politique hardie dans ces domaines, les pays en développement construiront leur système à l'exemple des occidentaux, en privilégiant l'offre d'énergie plutôt que la rationalisation de la demande. Incapables à court terme d'accueillir les technologies les plus lourdes de production, ils ne pourront pas bénéficier des outils de production d'énergie les plus avancés dont les pays industrialisés s'équipent et seront alors pénalisés sur les deux tableaux (production et consommation). La France se doit de participer à cet effort d'équipement économe en énergie du tiers monde, lieu d'activités économiques majeures au vingt et unième siècle."

Cette analyse s'est vérifiée et, pour l'instant, les pays en développement ne bénéficient guère de l'apport des énergies renouvelables. Les compagnies pétrolières ont investi dans ces techniques nouvelles, mais restent assez prudentes.

Selon M. Philippe Jaffré, "Elf maintient une veille technologique sur les énergies renouvelables. La difficulté est d'atteindre une masse critique permettant de franchir le seuil de rentabilité. Certaines techniques ont un avenir comme les piles à combustibles. Les recherches sur les énergies solaire et éolienne n'ont pas donné de résultats probants".

D'après M. Thierry Desmarest, "la part des énergies renouvelables 1,8 % (8,1 % si l'on prend en compte l'hydro-électricité), augmentera alors que celle du charbon, 25,8 % et du nucléaire, 5,7 %, diminueront". Il a précisé que les efforts de Total se portaient sur le biocarburant : "le Groupe a lancé d'une part, des productions d'ETBE à partir d'alcool de betteraves, destinées à être incorporé dans les essences et, d'autre part, des productions de diester incorporées dans les gazoles. Ce développement est rendu possible grâce à l'aide de l'Etat à la production de biocarburants par défiscalisation, dans le cadre d' "opérations pilotes" agréées par l'Union européenne".

M. Michel de Fabiani, président directeur général de BP France, a expliqué que : "BP s'intéresse réellement au solaire, et la baisse du prix du brut, même si elle pose problème, n'a pas ralenti le développement de la compagnie. Le solaire a sa place dans les zones ensoleillées faiblement dotées en infrastructures, ou pour de l'énergie d'appoint. Il pourrait atteindre un jour 10% des ressources énergétiques. En revanche, BP ne souhaite pas investir dans le nucléaire".

Quant à M. Hugues du Rouret, président-directeur général du groupe Shell en France, il a souligné que "Shell s'était engagée dans un programme de recherche important en faveur des énergies renouvelables ; on ne peut que regretter la frilosité de la France qui, à cet égard, contrairement à ce qui se passe en Allemagne ou aux Pays-Bas, refuse de subventionner certaines activités expérimentales."

La mission estime que les compagnies pétrolières ont intérêt à investir dans les énergies alternatives et/ou renouvelables, car elles permettent de lutter contre l'effet de serre. Pour les pays sous-développés, ces énergies constituent un réel espoir. Pour les pays développés aussi, qui doivent et devront mener des politiques énergétiques à la fois plus économes et plus diversifiées.

Au Tchad, Shell a lancé un vaste projet photovoltaïque qui devrait permettre à trois millions de Tchadiens d'avoir accès à l'électricité. 125 villages situés à proximité du bassin pétrolier de Doba et le long du tracé du futur oléoduc pourraient en bénéficier. Ce genre d'initiative doit être encouragé dans les pays en développement ou la pénurie d'énergie frappe les populations. Dans les zones d'habitats dispersés où l'électrification est très coûteuse, quelles que soient les ressources énergétiques du pays, les micro-projets utilisant les énergies alternatives (éolienne, solaire, biomasse) devraient être favorisés.

Si les compagnies pétrolières souhaitent, comme elles le proclament, _uvrer pour le développement durable et lutter efficacement contre l'effet de serre il convient de les inciter à soutenir ce type de projets, quel que soit le cours du pétrole. Elles éviteraient ainsi de faire figure d'accusés dans certains pays producteurs de pétrole, tel le Nigeria, où le manque d'énergie participe au sous-développement et à l'instabilité des régions productrices de pétrole.

CONCLUSION

Le poids économique des grands groupes pétroliers est indéniable. Leur gigantisme financier, renforcé par le mouvement de fusion et d'acquisition de ces derniers mois, accroît l'internationalisation de ces grandes sociétés. S'agissant d'une matière première aussi stratégique que le pétrole, il paraît hasardeux de laisser au seul marché mondial le soin de réguler l'action de ces groupes transnationaux.

Ceux-ci ont su d'ailleurs s'affranchir de bien des contraintes, dialoguant parfois d'égal à égal avec leur Etat d'origine et intervenant dans les affaires intérieures des Etats producteurs. Si la rente pétrolière a permis la prospérité dans les monarchies du Golfe, ailleurs les convoitises qu'elle a suscitées ont eu des effets désastreux. En Afrique, la manne pétrolière n'a pas aidé au développement, les chefs d'Etat l'ont utilisée pour acheter des armes en Angola et au Congo-Brazzaville. Au Gabon, au Cameroun, au Nigeria, on peine à découvrir à quoi a servi la rente pétrolière puisque la dette s'est accrue, les populations se sont appauvries, et les infrastructures sont dans un état déplorable. Maintien au pouvoir de dictatures, corruption, violence larvée, atteinte récurrente aux droits de l'Homme et à l'environnement, tel est le bilan peu glorieux de l'exploitation pétrolière dans toute l'Afrique, une partie de l'Amérique latine et dans certains pays d'Asie.

Ce constat est le résultat d'un certain laxisme des pays du Nord qui n'ont pas hésité à laisser les compagnies pétrolières appliquer un système de double standard s'agissant du respect des droits de l'Homme et de celui des normes sociales et environnementales. Les compagnies pétrolières n'ont pratiquement pas été encouragées par leurs Etats d'origine à appliquer les conventions internationales auxquelles ces Etats avaient pourtant souscrit. L'indépendance énergétique considérée comme vitale justifiait ce laxisme.

Cependant la mondialisation des échanges comme le développement des autoroutes de l'information ont favorisé l'émergence de nouveaux acteurs sur la scène internationale : les organisations non gouvernementales. Leurs actions ont sensibilisé largement les opinions publiques aux dangers d'une exploitation pétrolière non régulée. Les grands groupes pétroliers soumis au feu nourri de leurs critiques se sont progressivement rendu compte que leur visibilité les rendait vulnérables dès lors que leur nom était associé à des dictatures corrompues et brutales, à des catastrophes écologiques et à des atteintes aux droits de l'Homme.

De nombreux parlementaires de par le monde se sont aussi émus de cette situation et ont interpellé leurs gouvernements respectifs (au Nord comme au Sud) sur ce sujet, parfois au risque de leur liberté ou de leur vie, notamment M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération d'action pour la République à l'Assemblée nationale de la République du Tchad, et les membres de l'opposition birmane.

La mission a constaté que, sous la pression de la société civile, (ONG, opinions publiques, actionnaires) certains grands groupes pétroliers commençaient à réviser leur position. Les déboires de la Shell au Nigeria, sa polémique avec Greenpeace, comme les difficultés de BP en Colombie ont conduit ces compagnies à collaborer avec les ONG, à se doter de codes de conduite faisant référence à la Déclaration universelle des droits de l'Homme et au respect des normes environnementales. Pour prévenir toute campagne contre elles, certaines compagnies ont refusé de s'implanter dans des Etats qui violent la légalité internationale (Birmanie, Libye, Soudan) ou dont le niveau de corruption ne leur permet plus d'agir selon leurs propres codes de conduite (Nigeria).

La mission regrette que les compagnies pétrolières françaises, auxquelles aucun accident écologique grave n'est imputable et qui accomplissent des prouesses techniques remarquables, aient accusé un certain retard dans l'élaboration de codes de conduite - même s'il ne faut pas exagérer leur impact - et dans le dialogue avec les ONG. Il leur faudra s'adapter, la prochaine fusion TotalFina Elf pourrait les y contraindre. En s'internationalisant davantage, ce groupe sera probablement conduit à réfléchir à son action en Afrique et en Asie, notamment en Birmanie. D'une manière ou d'une autre, il faudra dresser le bilan de la présence d'Elf Aquitaine en Afrique et introduire plus de transparence dans les relations de l'Etat avec les compagnies pétrolières en France, notamment pour que le contrôle parlementaire puisse pleinement s'exercer. Une série d'actions pourrait y contribuer.

Au niveau interne, s'il appartient à l'Etat d'assurer la sécurité des approvisionnements en hydrocarbures de la France, il doit être conscient que la détérioration de l'image des compagnies pétrolières françaises rejaillit immanquablement sur celle de la France. La prochaine fusion entre TotalFina et Elf-Aquitaine pourrait accentuer ce phénomène alors même que les liens entre l'Etat et le futur quatrième pétrolier mondial se seront distendus.

Aussi, l'Etat comme le futur groupe auraient-ils tout à gagner à plus de transparence et de clarté dans les modes de décision concernant les hydrocarbures. La mission estime en effet peu acceptable l'opacité qui a régné jusqu'ici sur les rapports entre l'Etat et les compagnies pétrolières. Ainsi, il lui a été impossible de déterminer précisément qui avait décidé en dernier ressort d'accorder la garantie de la Coface à l'investissement malencontreux de Total en Birmanie, quel rôle les pouvoirs publics avaient joué dans l'entrée d'Elf Aquitaine dans le Consortium construisant l'oléoduc Tchad-Cameroun et quels sont, ou ont été, les agissements de cette compagnie au Congo-Brazzaville alors qu'ils sont mis en cause. La mission n'a pu obtenir les télégrammes diplomatiques abordant ces différents points, ce qui est choquant.

A l'avenir, la mission souhaite que le Parlement soit informé des décisions d'accorder des aides et des garanties publiques à des projets d'exploitation d'hydrocarbures, les règles de conditionnalité actuellement en vigueur lui paraissant insuffisantes. Fondées sur des critères économiques, elles ne prennent pas assez en considération les impacts sociaux et environnementaux de l'exploitation pétrolière. L'Agence française de développement ne peut continuer à participer au financement de projets pétroliers dans des Etats endettés qui utilisent ces revenus pétroliers pour acheter des armes, qui les gèrent de façon opaque sans les budgétiser ou qui gagent la production à venir pour obtenir des prêts. Des conditions de bonne gouvernance, de respect des droits de l'Homme doivent être le préalable à l'octroi d'aides publiques à de tels projets.

La mission demande que des règles plus strictes s'appliquent aux hauts fonctionnaires qui quittent le service public pour des compagnies pétrolières.

Par ailleurs, la mission a observé que la France était en retrait par rapport à ses partenaires européens et aux Etats-Unis dans la promotion d'une consommation responsable. En France, les associations de défense des droits de l'Homme et de l'environnement ont à surmonter des handicaps : elles manquent de moyens, leur droit d'agir en justice est très encadré, l'appel au boycott est susceptible d'être sanctionné. Par rapport aux grandes ONG américaines, les moyens d'action des ONG françaises sont donc réduits alors qu'il faudrait au contraire les promouvoir.

En effet, il faudrait encourager en France le dialogue entre les multinationales et les associations de défense des droits de l'Homme, plusieurs mesures pourraient y contribuer. Aussi la mission préconise-t-elle la création d'un observatoire de l'application des normes sociales et environnementales par les entreprises. Composé de partenaires sociaux et d'ONG implantées dans les pays en développement, un tel organisme permettrait de promouvoir ces normes et de s'assurer de leur respect.

La mission suggère la création au ministère des Affaires étrangères d'un Bureau des droits de l'Homme qui, comme au Royaume-Uni, serait chargé d'informer les entreprises sur les problèmes éthiques qu'elles sont susceptibles de rencontrer dans certains pays.

Au niveau de l'Union européenne, la future présidence française pourrait soutenir la création d'un label social européen et d'un observatoire chargé de sa mise en _uvre comme le préconise le Parlement européen dans sa résolution du 15 janvier 1999 sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement. Aucun contrôle indépendant de l'application de ces codes de conduite n'est actuellement possible, la plupart des compagnies pétrolières y sont hostiles. Pourtant, seul un tel contrôle offre les garanties d'impartialité. Les compagnies pétrolières pourraient d'ailleurs par ce biais faire justice d'accusations parfois infondées qui sont portées contre elles.

Sur le plan international, la France pourrait _uvrer à la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales, principe qu'elle a d'ailleurs défendu sans être entendue lors de la Conférence de Rome qui a abouti au statut de la Cour Pénale Internationale. Il est difficile dans bien des cas de poursuivre des entreprises multinationales qui, à travers des unités délocalisées dans des zones de non droit, sont à l'origine de violations des droits de l'Homme.

L'existence d'un double standard dans le respect des droits de l'Homme, des lois anticorruption, des normes sociales et environnementales n'est pas acceptable. La France se doit d'encourager l'extension des conventions anti-pollution, de combattre le "dumping" social, et de lutter avec ses partenaires contre la corruption.

La France pourrait exiger des institutions financières internationales et notamment de la Banque mondiale, qu'elles appliquent des critères rigoureux à l'octroi de financements de projets pétroliers. Les revenus qui en résultent doivent être budgétisés et strictement utilisés au bénéfice du développement et de la lutte contre la pauvreté. La Banque mondiale a subordonné l'octroi d'un financement au projet d'oléoduc Tchad-Cameroun au respect de normes environnementales et à des conditions très précises d'utilisation des revenus pétroliers qui pourraient être généralisées. Les institutions financières internationales devraient contrôler l'utilisation de la rente pétrolière dès lors que les Etats producteurs souhaitent bénéficier de leurs crédits.

La mission a observé que les grands groupes pétroliers prenaient progressivement conscience de leur vulnérabilité face aux opinions publiques de leurs Etats d'origine et aux habitants des zones d'exploitation. Obligés de composer non plus avec les seuls Etats mais avec la société civile, certaines compagnies pétrolières ont compris que leur intérêt était de participer au développement des régions où elles étaient implantées.

EXAMEN EN COMMISSION

La Commission a examiné le présent rapport d'information au cours de sa réunion du mercredi 13 octobre 1999.

Mme Marie-Hélène Aubert a fait part à la Commission des excuses de M. Roland Blum, co-rapporteur, qui s'associe aux conclusions de la mission d'information.

Evoquant les origines de la mission, elle a rappelé l'impossibilité juridique de créer une commission d'enquête sur l'action d'Elf Aquitaine et les critiques formulées par MM. Pierre Sané, secrétaire général d'Amnesty International, Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, et Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch, à l'égard des compagnies pétrolières lors de leur audition devant la Commission.

La mission d'information a entendu une cinquantaine de personnalités, les dirigeants des grands groupes pétroliers (Exxon-Mobil, BP-Amoco, Shell, Elf Aquitaine et TotalFina), des experts, des hauts fonctionnaires et des ONG. Elle a effectué trois missions : la première en février 1999 au Cameroun et au Tchad pour comprendre les enjeux du projet d'oléoduc qu'un consortium composé d'Exxon-Mobil, de Shell et de Elf-Aquitaine, s'apprête à réaliser s'il obtient le financement de la Banque mondiale ; la deuxième en mars 1999, pour analyser l'impact de la construction du gazoduc de Yadana et de la présence des compagnies Total et Unocal en Birmanie ; la troisième en juin 1999 aux Etats-Unis pour rencontrer les dirigeants des grandes compagnies américaines (Exxon-Mobil, Texaco, BP-Amoco), les ONG (Human Rights Watch, Transparency international, etc.) et des hauts fonctionnaires du Département d'Etat et de la Banque mondiale.

Matière stratégique pour les pays développés, le pétrole jaillit le plus souvent dans des zones instables politiquement et économiquement sans grande capacité institutionnelle ni Etat de droit. Face à des Etats producteurs peu développés, l'action des grands groupes pétroliers dont le gigantisme s'est accru par le processus de fusion a un impact très important.

La mission s'est demandé en quoi les compagnies pétrolières influaient sur la politique étrangère des Etats et quels étaient les effets de leur activité. Elle a constaté que les compagnies pétrolières respectaient les normes internationales de manière aléatoire car leurs Etats d'origine les y encourageaient peu. Le respect par les compagnies pétrolières des conventions sur les droits de l'Homme, des normes internationales du travail, des conventions antipollution fait l'objet d'un suivi limité par les Etats qui les ont ratifiées. En revanche sous la pression des ONG, les compagnies pétrolières anglo-saxonnes ont fini par réagir en se dotant de codes de conduite faisant référence aux droits de l'Homme et à des normes sociales et environnementales. La valeur juridique de ces codes n'est toutefois pas établie.

Ce n'est qu'après avoir subi un boycott en raison de sa volonté d'immerger une plate-forme pétrolière en Mer du Nord et avoir été violemment mise en cause pour son rôle au Nigeria que Shell s'est dotée d'un code de conduite. Il en va de même de BP-Amoco dont les liens avec les forces de sécurité en Colombie ont été dénoncés. Cette question se pose également pour Total et Unocal en Birmanie. Quand les forces de sécurité ou l'armée, qui protègent les zones d'implantation des compagnies pétrolières, sont violentes et brutales, les groupes pétroliers qui bénéficient de leur protection risquent d'être accusés de complicité.

Dans le monde anglo-saxon, les ONG et la société civile jouent un rôle important, aussi les multinationales pétrolières ont-elles, plus tôt qu'en France, été confrontées à leurs critiques. Face à certaines de ces évolutions, la France accuse en ce domaine un retard lié à l'Histoire et notamment aux origines d'Elf. La nécessité d'assurer l'indépendance énergétique de la France a conduit l'Etat à défendre les intérêts économiques des compagnies pétrolières sans se soucier outre mesure de la situation politique des Etats producteurs et du sort des populations concernées par la présence du pétrole sur leur territoire. Le nombre de hauts fonctionnaires "pantouflant" dans les compagnies pétrolières pose problème à cet égard.

Ainsi, la mission a estimé opaque la façon dont les autorités françaises ont décidé d'accorder la garantie de la Coface à l'investissement de Total en Birmanie. Il en est de même de leur appui à l'entrée d'Elf dans le Consortium exploitant le pétrole au Tchad. Le rôle réel ou supposé d'Elf dans la guerre civile au Congo reste également peu clair. La mission n'a pu déterminer clairement quels avaient été les processus de décision, n'ayant pu obtenir des télégrammes diplomatiques à ce sujet. Rappelant que les compagnies Total et Unocal avaient été accusées de complicité de travail forcé en Birmanie lors de la construction du gazoduc de Yadana, Mme Marie-Hélène Aubert a indiqué que la mission estimait inopportun l'investissement de Total dans un tel pays.

M. Pierre Brana a tout d'abord précisé que la mission d'information n'avait pas autorité pour procéder à des investigations financières. Or, seules celles-ci permettraient de cerner les affaires internationales d'une compagnie. La mission a délibérément choisi de s'intéresser à deux sujets : la construction du gazoduc de Yadana en Birmanie et le projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun que la Banque mondiale pourrait financer à hauteur de 3 %.

La mission, pour raison juridique, n'a volontairement pas mené d'investigations sur les affaires Elf bien que les personnalités entendues y aient fait allusion. Elles ont souvent constaté, comme M. Jean-François Bayart, directeur du Centre d'études des relations internationales (CERI), que la privatisation d'Elf Aquitaine avait changé la donne, accroissant le rôle des fonds de pension américains, alors que celui des réseaux africains tendait à diminuer.

Le projet de fusion TotalFina Elf accentuera sans doute cette tendance. La future compagnie restera cependant de culture française à ce titre, elle demeurera un des vecteurs de l'image de la France à l'étranger. Sa taille et sa visibilité seront telles qu'elle sera plus vulnérable aux mouvements d'opinion et des ONG.

Evoquant les rapports paradoxaux entre les compagnies pétrolières et le développement durable, M. Pierre Brana a observé que la mission avait entendu les discours les plus contradictoires sur le rôle du pétrole dans le développement. Essentiel au développement pour certains, comme M. Jean-Claude Milleron, administrateur français à la Banque mondiale et au FMI, il constitue un frein au développement pour d'autres, tel M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération pour la République de l'Assemblée nationale du Tchad, pour qui le pétrole génère "la guerre et le sang en Afrique (Angola, Congo, Kinshasa, Congo-Brazzaville, Nigeria, Soudan). Le pétrole du Gabon, pas plus que celui de l'Angola, du Congo et du Cameroun n'a profité aux populations de ces pays".

La mission a constaté que les guerres civiles en Angola et au Congo-Brazzaville ont été financées par la rente pétrolière. Ni en Angola, ni au Congo-Brazzaville la manne pétrolière n'a été vecteur de développement, bien au contraire les flux financiers générés par le pétrole ont permis l'achat d'armes et l'enrichissement d'une minorité proche du pouvoir. Loin d'avoir progressé, ces pays ont été détruits et sont endettés. Au Nigeria comme en Colombie, le pétrole est facteur d'insécurité, les installations pétrolières sont devenues l'enjeu de bras de fer entre des populations lasses d'être dépossédées et spoliées, les forces de sécurité et les compagnies pétrolières. La situation très tendue dans le delta du Niger est à l'origine de la catastrophe de Wari.

La rente pétrolière rend l'exercice du pouvoir très attractif, son existence n'est pas un facteur d'alternance démocratique, d'autant qu'une pente naturelle pousse les grands groupes pétroliers à souhaiter le maintien des régimes en place. Dans deux Etats africains, le Gabon et le Cameroun, des régimes peu démocratiques et corrompus se sont maintenus au pouvoir en partie grâce à la rente pétrolière. Dans le Golfe Persique, en Mer Caspienne et en Russie des conflits d'intérêts liés à la présence de pétrole ont généré des guerres entre Etats, (guerre du Golfe et instabilité dans la zone Caspienne, dont M. Alexandre Adler a explicité clairement les enjeux lors de son audition).

La mission s'est intéressée au projet d'oléoduc Tchad-Cameroun qui devrait être financé à hauteur de 3 % par la Banque mondiale, et qui a provoqué une controverse entre les ONG internationales et locales et la Banque mondiale en raison de la situation politique au Tchad et au Cameroun. La mission ne pourrait être favorable à la réalisation de ce projet avec un financement de la Banque mondiale que si les règles que celle-ci a édictées quant à la gestion de la rente pétrolière étaient respectées à la lettre par ces deux pays. Si des atteintes aux droits de l'Homme et à l'environnement en liaison avec l'exploitation pétrolière, voire des détournements des revenus pétroliers, se produisaient, la mission juge qu'il appartiendrait alors aux institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale, de réagir en bloquant crédits et aides.

La mission s'est demandé si le développement durable et l'exploitation pétrolière étaient conciliables, en constatant que certains pays producteurs d'hydrocarbures manquaient paradoxalement d'énergie. Le recours à la diversification et aux énergies alternatives et renouvelables pourrait constituer une solution d'avenir pour les pays sous-développés comme pour les pays développés qui doivent anticiper la diminution des réserves pétrolières. Les compagnies pétrolières ont donc intérêt à investir dans les énergies alternatives et renouvelables, car elles permettent de lutter contre l'effet de serre.

Au terme de son étude, la mission souhaite formuler quelques propositions. Elle suggère que soit encouragé le dialogue entre multinationales et associations de défense des droit de l'Homme et de l'environnement et préconise la création d'un observatoire de l'application des normes sociales et environnementales par les entreprises, la création d'un Bureau des droits de l'Homme au ministère des Affaires étrangères qui serait chargé d'informer les entreprises qui le désirent sur ces questions éthiques en assurant la liaison avec les ONG. La mission préconise d'étendre le droit d'agir des associations de défense des droits de l'Homme et de l'environnement pour leur ouvrir plus largement l'accès aux juridictions pénales.

Au niveau européen, la création d'un label social européen et d'un observatoire chargé de sa mise en _uvre, comme le préconise le Parlement européen dans sa résolution du 15 janvier 1999 sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement, devrait être soutenue par la France.

Sur le plan international, la France pourrait _uvrer à la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales, principe qu'elle a d'ailleurs défendu sans être entendue lors de la Conférence de Rome qui a abouti au statut de la Cour Pénale internationale.

La France pourrait exiger des institutions financières internationales et notamment de la Banque mondiale, qu'elles appliquent des critères rigoureux à l'octroi de financements de projets pétroliers. Les revenus qui en résultent doivent être budgétisés et strictement utilisés au bénéfice du développement et de la lutte contre la pauvreté.

Le Président Jack Lang a félicité les Rapporteurs pour le travail considérable entrepris dont le principal mérite était d'inviter à un débat public.

Reconnaissant que le travail avait été fait avec passion, M. Jacques Myard a souligné que, pour qualifier ce rapport, il hésitait entre "l'angélisme enfant de ch_ur" et le "gauchisme primaire". C'est l'enjeu du pouvoir au niveau mondial qui est au c_ur du sujet. Le grand défi des pays industrialisés a toujours été la sécurité des approvisionnements. Comme le monde est inégal, certains dysfonctionnements sont apparus qui peuvent heurter notre éthique s'agissant de la dignité humaine et de la non-ingérence. Mais c'est là toute la réalité du monde. Il a fait référence aux propos des rapporteurs qui dénoncent les va-et-vient des hauts fonctionnaires entre l'appareil d'Etat et la haute industrie. Mais c'est la règle partout ailleurs ; le pétrole est une question centrale pour les économies européenne et américaine, même si aujourd'hui, du fait de ce que l'on sait des réserves, le problème pétrolier est moins central. Il a conclu en soulignant que les pétroliers ne sont pas le bras séculier des Etats mais celui des sociétés occidentales.

M. Hervé de Charette a précisé que l'accord de M. Roland Blum sur le rapport ne devait pas laisser à penser qu'il était consensuel et a fait part de trois points qui le préoccupent. Il a tout d'abord déclaré ne pas souscrire à la vision unilatérale et non objective de la réalité contenue dans ce rapport. Il n'y a pas d'un côté les bons qui seraient les ONG et les populations locales, et de l'autre les mauvais qui seraient les pétroliers et les gouvernements des pays producteurs. Il a ensuite regretté une méconnaissance des grands intérêts stratégiques qui dans le monde conditionnent notre puissance économique et politique et auxquels on ne peut rester indifférent. Enfin, il a déploré que ce rapport débouchât sur une vision globalement négative pour les intérêts français. La question de la présence française en Birmanie et celle de l'oléoduc Tchad-Cameroun en font partie. La France a raison d'être présente en Birmanie même si tout n'y est pas parfait car le poids de nos intérêts est considérable d'autant que la compétition avec les Etats-Unis est sévère et que ceux-ci utilisent la morale au service de leurs intérêts. Même si certaines propositions faites par la mission peuvent recueillir un accord général, il n'en est pas de même pour la tonalité d'ensemble du rapport.

M. François Loncle a reconnu qu'un travail indispensable avait été accompli mais qu'en ne tenant pas suffisamment compte de ce que font les entreprises étrangères, américaines notamment, l'on pouvait pénaliser les sociétés françaises et donc les intérêts de la France. Il a suggéré d'adopter une position médiane. En outre, il a souhaité obtenir des informations sur la façon dont s'était déroulée l'audition de M. Philippe Jaffré.

Le Président Jack Lang a souligné l'importance des intérêts nationaux et a, à ce propos, indiqué que l'Australie négocie sur le pétrole avec des représentants du Timor oriental.

Mme Marie-Hélène Aubert a répondu que le temps imparti à la présentation du rapport n'avait pas permis d'en faire un exposé détaillé. Cependant, il est équilibré et concerne tout autant les compagnies pétrolières françaises qu'étrangères. A cet égard, elle a souligné que l'opérateur principal du projet de construction de l'oléoduc Tchad-Cameroun était Exxon-Mobil, une compagnie américaine.

Elle a critiqué le défaitisme trop absolu qui sous-tendait certaines remarques. La mission a procédé à l'analyse d'un état des lieux pour proposer des solutions susceptibles d'améliorer la situation comme le font ailleurs les parlementaires.

M. Pierre Brana a estimé que la France, comme les autres pays, avait intérêt à diversifier ses sources d'approvisionnement énergétique pour être indépendante en utilisant toutes les énergies (nucléaire, hydrocarbures, hydraulique, solaire, etc.)

S'agissant du "pantouflage", il a convenu que ce phénomène n'était pas propre à la France mais a estimé normal que des parlementaires en soulignent les risques et proposent de le limiter.

Il a lui aussi souligné le fait que la moitié du rapport était consacré aux compagnies pétrolières étrangères.

Quant à l'audition de M. Philippe Jaffré, elle s'est déroulée de manière courtoise, sans plus.

M. Georges Hage a souhaité émettre une critique qu'il a qualifiée de marxiste au sens où les intérêts des grandes entreprises sont identifiés aux intérêts nationaux.

Puis, en application de l'article 145 du Règlement la Commission a décidé la publication du présent rapport d'information.

ANNEXE

Programme de la mission d'information

au Cameroun et au Tchad

Dimanche 7 février 1999

Arrivée à Yaoundé

Dîner de travail à la résidence de M. Christian Szersnovicz, conseiller de coopération et d'action culturelle

Lundi 8 février 1999

9 h Entretien avec M. Assitou Dinga, coordinateur régional de l'Union mondiale pour la nature (UICN)

10 h Entretien avec M. Steve Garlan, responsable du WWF au siège

11 h Entretien avec M. François-Xavier Eloundou, directeur de la coopération et M. Jean-Pierre Kedi, directeur de l'aménagement du territoire du ministère des investissements publics et de l'aménagement du territoire

12 h Entretien avec M. Emile Tanawa, enseignant, et dix-huit organisations non gouvernementales environnementales

13 h Déjeuner de travail avec les représentants de la communauté française à la résidence de M. Laurent Contini, premier conseiller

15 h Entretiens avec les responsables de la Société Nationale des Hydrocarbures (SNH)

16 h Entretiens avec M. Hamidou Yaya Marafa, secrétaire général de la Présidence

17 h Entretien avec M. Maurice Kamto, président de la Fédération des ONG environnementalistes du Cameroun (FONGEC)

18 h Entretien avec les membres de l'Association (SAILD) La Voix du Paysan)

20 h Dîner à la Résidence offert par M. Jean-Paul Veziant, ambassadeur de France au Cameroun, avec des chefs de missions diplomatiques et personnalités camerounaises

Mardi 9 février 1999

7 h Départ pour Kribi

Accueil à Kribi par M. Michel Gallet, directeur général de la COTCO

Visite du site du projet Oléoduc Tchad-Cameroun

Visite d'un village pygmée

Dîner à la résidence de M. Alain Bricard, consul général de France à Douala, avec les représentants du secteur pétrolier

Mercredi 10 février 1999

9 h Entretien au siège du "Messager" avec M. Pius Njawé, directeur de publication

10 h Entretien au siège Elf-Serepca avec M. Hubert Loiseleur des Longchamps, directeur général

11 h Conférence de presse avec des journalistes camerounais (Nouvelle Expression, La Sentinelle, Dikalo, Aurore Plus)

13 h 30 Départ pour N'Djamena

17 h Arrivée à N'Djamena

19 h 30 Dîner de travail à la Résidence offert par M. Alain du Boispéan, ambassadeur de France au Tchad

Jeudi 11 février 1999

8 h Entretien avec M. Mahamat Saleh Annadif, ministre des Affaires étrangères et de la Coopération

9 h Entretien avec M. Nassour Ouaïdou, premier ministre

10 h Entretien avec M. Lol Mahamat Choua, député et président de la Commission des Affaires étrangères

11 h Rencontre avec les ONG de développement : Commission permanente pétrolière (CPP) et Centre d'Information et de Liaison des ONG (CILONG)

12 h Rencontre avec plusieurs organisations de défense des droits de l'Homme dont l'Association tchadienne pour la promotion des droits de l'Homme (ATPDH), la Ligue tchadienne des droits de l'Homme (LTDH) et l'Association pour la promotion des libertés fondamentales au Tchad (APLFT).

13 h 30 Déjeuner à la résidence de M. Jean-Michel Dumont, conseiller commercial et des opérateurs économiques

15 h Entretien avec M. Pascal Yaodimadji, ministre de l'Environnement et de l'Eau

16 h Entretien avec M. Saleh Kebzabo, ancien ministre et président de l'UNDR (Union nationale pour le Développement et le Renouveau)

17 h Entretien avec M. Ngarlejy Yorongar, député et président du FAR (Fédération action pour la République) et les membres de plusieurs ONG

18 h Entretien avec M. Abderamane Dadi, secrétaire général adjoint à la Présidence

19 h 30 Dîner de travail à la Résidence

Vendredi 12 février 1999

7 h Départ en avion pour Moundou

8 h 30 Accueil par le préfet de Moundou

9 h Rencontres avec les ONG locales : Association d'appui aux initiatives locales de développement (ASSAILD), Worldvision, Bureau d'études et de liaisons des actions caritatives et de développement (BELACD)

11 h Départ pour le site pétrolier de Komé

11 h 30 Accueil par M. Jean-Pierre Petit, directeur général d'Esso Tchad, visite du site et des villages alentour

14 h Départ en avion pour N'Djamena

17 h Entretien avec Mme Mary Barton Dock, représentante résidente de la Banque mondiale et M. Philippe Benoît, chargé du secteur privé à la Banque mondiale

18 h Rencontre avec la communauté française à la Résidence

19 h 30 Dîner à la résidence de M. Luc Fuhrmann, premier conseiller

ANNEXE

Programme de la mission d'information en Birmanie et en Thaïlande

Jeudi 11 mars 1999

9 h 30 Arrivée à Rangoon

10 h 30 Accueil et réunion de travail avec M. Bernard Pottier, ambassadeur de France

11 h 30 Entretien avec M. U Win Aung, ministre des Affaires étrangères

12 h 30 Déjeuner et entretien avec Mme Aung San Suu Kyi, présidente de la Ligue nationale démocratique (LND) et des parlementaires de la LND offert par M. Bernard Pottier, ambassadeur de France en Birmanie, à la Résidence

15 h 15 Entretien avec M. Mervin Porter, directeur général de "Premier Oil"

16 h 40 Entretien avec M. Michel Viallard, directeur général de Total Myanmar Exploration and Production et M. Michel Delaborde, directeur de la communication de Total France

Vendredi 12 mars 1999

7 h 00 Départ en hélicoptère pour Kanbauk ; survol du gazoduc de Yadana et du chantier du gazoduc de Yatagun ; visite du camp de base et des villages, entretiens avec la population locale

Visite de certaines parties du tracé du gazoduc

Arrêt à Mi Chaung Long et visite d'un centre de santé

Arrêt à Damisek, village de pêcheurs mons

17 h 45 Réception à la Résidence avec les ambassadeurs occidentaux (Allemagne, Italie, Australie, Chargés d'Affaires des Etats-Unis et du Royaume-Uni)

19 h 30 Dîner de travail à la Résidence, en présence de M. U Win Aung, ministre des Affaires étrangères

Samedi 13 mars 1999

9 h 00 Petit déjeuner avec les représentants des ONG travaillant en Birmanie : Mme Valérie Pardessus, Médecins du Monde, Mme Karin Michotte, ACF, Mme Séverine Courtiol, Partenaires, et des membres du GRET

12 h 30 Déjeuner avec Mme Sonia Brady, ambassadeur des Philippines

19 h Dîner de travail avec M. Eric Sayettat, attaché commercial

Dimanche 14 mars 1999

9 h 00 Départ pour Bangkok

Suivi du tracé du gazoduc de Yadana avec les représentants de PTP et visite du chantier de la centrale électrique de Rachaburi

Lundi 15 mars 1999

11 h 00 Entretien avec M. Paribatra Sukhumbhand, vice-ministre des Affaires étrangères

12 h 30 Départ pour les camps de réfugiés birmans

17 h 30 Entretien à l'entrée du camp de Tam-Hin avec le chef du camp

19 h 30 Dîner offert par M. Pierre Mourlevat, conseiller économique et commercial, en présence des opérateurs thaïlandais

Mardi 16 mars 1999

8 h 30 Entretien avec des représentants de l'opposition birmane

9 h 45 Entretien avec Mme Lynda Barry, coordinateur du Bureau des droits de l'Homme

10 h 30 Entretien avec M.U. Maung Maung, représentant de la Fédération des syndicats de Birmanie

11 h 15 Entretien avec M. Somchai Homlaor, secrétaire général de Forum Asia

12 h 00 Entretien avec M. Kevin Heppner, directeur du "Karen Human Rights Group"

12 h 30 Déjeuner de presse à l'hôtel Holiday Inn

Journalistes français invités : M. Cyril Payen, RTL ; Mme Laurence Compin, le Figaro ; M. Arnaud Dubus, Libération et Le Temps ; M. Philippe Agret, AFP et la presse thaïlandaise : The Nation ; Bangkok Post ; Matichon.

16 h 30 Entretien avec M. Van Houten, représentant régional du H.C.R.

ANNEXE

Programme de la mission d'information aux Etats-Unis

Dimanche 20 juin 1999

17 30 Arrivée à Houston

19 h 30 Dîner à la résidence de M. Pierre Lepetit, Consul Général avec des responsables Compagnie Générale de Géophysique, de Exxon, de Geoquest (Schlumberger) et de OPC Engineering

Lundi 21 juin 1999

9 h 30 Entretien avec M. André Madec, responsable du département production d'Exxon, chargé du projet Tchad-Cameroun

12 h Déjeuner de travail avec des représentants de Shell, Schlumberger, Conoco et Coastal et du Baker Institute

19 h Départ de Houston pour Washington

Mardi 22 juin 1999

8 h 30 Petit déjeuner de travail avec M. François Bujon, ambassadeur de France aux Etats-Unis, à la Résidence

10 h Entretien avec M. Andrea Durbin, directeur des Amis de la Terre et économiste du Fonds de Défense de l'Environnement (EDF) et Mme Korinna Horta, consultant en économie de l'environnement

11 h 30 Entretien avec M. Michael Canes, vice-président et M. Walter Retzsch, responsable du programme "environnement" de "l'American Petroleum Institute"

14 h Entretien avec Mme Nancy Zucker Boswell, président-directeur général de "Transparency International"

16 h Entretien avec M. Philippe Lietard, directeur du département "Oil, Gas and Mining", de la société financière internationale (SFI) M. Jean-Philippe Halphen, directeur du département investissement de la SFI et M. Charles McPherson, directeur de l' "Oil and Gas Unit" de la Banque mondiale

17 h 30 Entretien avec le représentant démocrate M. Max Sandlin, élu du Texas

Mercredi 23 juin 1999

7 h 45 Petit déjeuner avec M. Mike Kostiw, directeur chargé des relations avec le gouvernement de Texaco

9 h Entretien avec M. Serge Michailof, directeur du département Afrique, de la Banque mondiale et M. Philippe Benoît, expert en développement du secteur privé à la Banque mondiale

10 h 30 Entretien avec M. José Miguel Viranco, directeur exécutif de Human Rights Watch, M. Arvind Ganesan, chercheur membre de Human Rights Watch

12 h 30 Déjeuner de travail à la Résidence de M. François Barry Martin Delongchamps ministre-conseiller, avec les conseillers politiques de la Chancellerie

14 h 30 Entretien avec le représentant Républicain M. Ralph Hall, élu du Texas

16 h 30 Entretien avec M. Mike Townshend, directeur des affaires internationales de BP-Amoco

ANNEXE

Questionnaire adressé à titre indicatif aux personnalités entendues

par la

Mission d'information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental

1) Politique étrangère

Quelles sont les zones d'influence et d'activité privilégiées des compagnies pétrolières françaises et des compagnies étrangères ?

Comment s'établissent les interactions entre les compagnies pétrolières et le gouvernement ou les administrations de leur pays d'origine ? Quels sont à cet égard les rôles respectifs des diplomates, des postes d'expansion économique et des dirigeants des compagnies pétrolières ?

En France, où se trouve le lien principal ? au ministère des Affaires étrangères ? à l'Elysée ? Y-a-t'il des différences d'approche depuis la privatisation des compagnies pétrolières françaises. Y-a-t'il eu des changements notables de relations depuis 1997 ?

Quelle est la proportion de cadres issus des grands corps de l'Etat dans les compagnies pétrolières françaises ?

Les compagnies pétrolières disposent-elles d'une influence décisive sur la politique intérieure des pays concernés qu'ils soient producteurs ou consommateurs ? Comment traitent-elles avec les Etats non-démocratiques ? Quel rôle jouent-elles dans les conflits inter-étatiques (ex-Zaïre, Irak, Iran, Cameroun, Tchad, Nigeria, Azerbaïdjan, Arménie etc...) et les guerres civiles (Algérie, ex-Zaïre, Congo, Angola, Nigeria, Birmanie...) ? Comment se protègent-elles des guerillas ? Quels rapports entretiennent-elles avec les forces de sécurité et l'armée des Etats en guerre civile ou politiquement instables ?

Comment répondent-elles aux accusations de financement occulte de partis politiques et de corruption de certains gouvernements ?

Pourquoi les revenus du pétrole profitent-ils si peu aux populations des pays producteurs en Afrique notamment ? La rente pétrolière ne permet-elle pas le financement de guerre civile comme en Angola et au Congo, etc. ?

Comment les compagnies pétrolières réagissent-elles aux accusations de collusion avec des régimes dictatoriaux (Shell au Nigéria, Total en Birmanie, en Iran et en Irak, Elf au Gabon, Congo, Angola, au Tchad et au Cameroun) ?

Y-a-t-il des pays où pour des raisons éthiques (non respect des droits de l'Homme, absence de respect des droits sociaux), des compagnies pétrolières ont refusé de s'implanter ?

Après les opérations de fusions récentes, peut-on véritablement conférer une nationalité au capital et au management des grands groupes pétroliers (Elf, BP, Exxon, Total, Shell etc..) ? Si oui, quelle est elle ?

2) Aspect juridique

Quelle est la législation qui s'applique à l'obtention de permis de prospection et d'exploitation par les compagnies pétrolières (droit local, droit du pays d'origine de la compagnie ou droit international ?) Quelle est la situation en Afrique, en Asie du Sud-est, dans le Caucase et au Moyen-Orient ?

Quel est le système de rémunération des intermédiaires lors des opérations de prospection ou d'exploitation ? Est-il toujours licite ? Comment les commissions versées aux intermédiaires apparaissent-elles dans les bilans des compagnies pétrolières ? Comment ces flux financiers sont-ils contrôlés en France, au sein de l'Union européenne et dans les autres pays ?

Quel sera l'impact de l'entrée en vigueur de la convention de l'OCDE relative à la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales ? Des compagnies pétrolières ont-elles été poursuivies ou condamnées pour des infractions économiques ?

En cas de renégociation de l'accord multilatéral d'investissement, les investissements pétroliers seront-ils visés ?

3) Aspect social

Des compagnies pétrolières ont-elles été poursuivies ou condamnées pour non-respect de ces normes ?

Quels sont les interlocuteurs des compagnies pétrolières sur les droits de l'Homme ? Le ministère des Affaires étrangères, les ONG, ? Ce problème préoccupe-t-il les compagnies pétrolières ?

Quelles sont les législations sociales appliquées par les compagnies pétrolières, au personnel expatrié et au personnel local ? Comment agissent-elles à l'égard de leurs sous-traitants ?

Comment les conventions internationales en matière de respect des droits économiques et sociaux sont-elles appliquées : âge du personnel, protection de l'enfance, protection des femmes enceintes, droits syndicaux, rémunération, etc. Y a-t-il un âge minimal d'emploi ? Est-ce que l'égalité homme femme est-elle respectée ?

Comment les compagnies pétrolières respectent-elles les normes internationales sur le respect de droits humains à l'égard des populations autochtones notamment dans les Etats qui n'ont pas souscrit aux conventions internationales de protection des droits humains.

4) Aspect environnemental

Comment les conventions internationales sur le respect de l'environnement sont-elles appliquées par les compagnies pétrolières ? Quelle est l'attitude de leur pays d'origine et des pays producteurs ?

Comment les compagnies pétrolières gèrent-elles leurs relations avec les populations habitant dans les zones de prospection et d'exploration ?

Comment l'impact d'une exploitation pétrolière sur l'environnement est-il évalué avant, pendant et après ?

Quelles sont les précautions prises par les compagnies pétrolières pour éviter des accidents : incendies, propagations de pétrole, marées noires, etc. ?

Quels sont les effets produits par le démantèlement des plates-formes pétrolières ?

Comment les compagnies pétrolières assurent-elles la dépollution des sites de raffinage et de distribution de leurs produits ?

Quelles sont les mesures prises pour éviter la pollution de la mer par les navires transportant du pétrole ? Qu'en est-il de l'utilisation de pavillons de complaisance ?

5) Conclusion

Comment les efforts de certaines compagnies pétrolières pour se doter d'un code de bonne conduite sont-ils perçus ?

Quel est le type de relations que les ONG entretiennent avec les compagnies pétrolières ? Quelles sont les régions du monde où la stratégie de ces compagnies est contraire aux normes internationales ?

Quelles sont les propositions envisageables pour améliorer la législation existante tant au plan national qu'international ?

N°1859-01. - Rapport d'information de Mme Marie-Hélène AUBERT et MM. Pierre BRANA et Roland BLUM déposé en application de l'article 145 du Règlement par la commission des affaires étrangères sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental.