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N° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES OBSTACLES AU CONTRÔLE ET À LA RÉPRESSION DE LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE ET DU BLANCHIMENT DES CAPITAUX EN EUROPE (1)

Président
M.
Vincent PEILLON,

RAPPORTEUR
M.
Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

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TOME II
La lutte contre le blanchiment des capitaux en France :
un combat à poursuivre
Volume 2 - Auditions
Pour en faciliter la consultation en ligne, ce volume a été scindé en 6 parties (le sommaire des auditions est repris dans la première partie)

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission
Retour au sommaire des annexes
Suite des annexes

Deuxième partie

 

- M. Yves GODIVEAU, Chef de l'Office central de répression de la grande délinquance financière, le 6 octobre 1999


141

- M. Jean-Louis FORT, Secrétaire général de la Commission bancaire, le 13 octobre 1999


157

- M. René WACK, Chargé de mission au Crédit Lyonnais pour les risques financiers, le 13 octobre 1999


173

- M. Pierre MOSCOVICI, Ministre délégué chargé des Affaires européennes, le 20 octobre 1999


191

- M. Jean-Paul DECORPS, Président du Conseil supérieur du notariat, le 27 octobre 1999


207

- MM. Jean-Pascal BEAUFRET, Directeur général des Impôts, et Gérard BOURIANE, Sous-Directeur chargé du contrôle fiscal, le 27 octobre 1999


219

- M. Jean-Pierre CHEVENEMENT, Ministre de l'Intérieur, le 28 octobre 1999

235

- M. Damien HENDRICKX, Officier d'Interpol spécialisé dans les fonds provenant d'activités criminelles (FOPAC), le 10 novembre 1999


257

Audition de M. Yves GODIVEAU,
chef de l'Office central de répression de la grande délinquance financière

(procès-verbal de la séance du 6 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Yves GODIVEAU : Lorsque l'on veut parler des obstacles à la lutte contre le blanchiment d'argent et la grande délinquance financière, il faut faire deux approches différentes, l'une nationale et l'autre internationale.

La lutte contre la criminalité organisée, qui emprunte les circuits économiques et financiers, qui utilise une technicité particulière et qui crée des préjudices très importants, constitue l'une des motivations de la création de la police judiciaire, parce qu'elle est capable de centraliser l'information - c'est un maître mot en matière de lutte contre la criminalité organisée - et se donne les moyens de la diffuser vers les services qui en ont l'utilité. En 1905, lorsque Clemenceau crée les brigades du Tigre, il jette les fondements des offices centraux de police judiciaire.

Le dernier office central créé est celui que j'ai l'honneur de diriger, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Si l'on considère que le crime paie et que la recherche d'un profit est toujours à la base une action humaine, bienveillante ou malveillante, cet office central se situe au centre d'un dispositif que l'on peut imaginer sous la forme d'une marguerite, et dont les différents pétales seraient constitués par les autres offices centraux, du grand banditisme, du trafic illicite de stupéfiants, des vols d'_uvres et objets d'art, de la contrefaçon de monnaie - ou encore de l'immigration, qui relève de la police de l'air et des frontières - et d'un office central en cours de création, celui chargé de la répression des infractions liées à la haute technologie.

Ces offices centraux ont été créés avec un statut interministériel, chaque ministère concourant à l'apport de l'information centralisée par ces offices, information provenant tout à la fois du ministère de l'intérieur (police nationale), du ministère de la défense (gendarmerie nationale), du ministère de l'économie et des finances (TRACFIN). Néanmoins, on se rend compte à l'usage que ce qui devrait normalement bien fonctionner ne fonctionne pas.

En fait, des habitudes sont prises et des structures qui étaient censées régler les problèmes ont plutôt tendance à les compliquer. Nous sommes dans un schéma de circulation de l'information mal perçu et mal compris par les divers intervenants.

Nous nous en rendons compte lors des actions de formation, quand nous expliquons à nos partenaires ce qu'est la définition d'un office central, sa vocation et son statut interministériel. L'interministérialité, apparemment, ne convient pas à l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, compte tenu des difficultés à faire valoir cette interministérialité sous l'angle opérationnel.

Le défaut de circulation de l'information constitue une des difficultés essentielles puisque des quatre missions qui sont celles d'un office central, la première est celle de centraliser l'information qu'elle vienne de ses partenaires institutionnels, de ses partenaires privés ou publics ou de ses relations tissées au niveau national ou international.

Pour la répression de la grande délinquance financière, le réseau international de police est constitué par Interpol, Europol et Schengen.

Les autres partenaires institutionnels de l'OCRGDF sont des structures telles que le GAFI, le GAFIC, le groupe « fonds provenant d'activités criminelles » (FOPAC) qui est un groupe de travail d'Interpol, ou encore des groupes de travail fonctionnant dans les structures plus spécialisées que sont le G7 ou le G8.

Puis, il y a le réseau des partenaires privés que sont les banquiers, les commissaires aux comptes, les experts-comptables, les ingénieurs-conseils, les conseillers juridiques et les avocats, toutes ces professions qui participent à la vie de la communauté financière et économique nationale et internationale.

Si l'on regarde du point de vue purement structurel, les principaux défauts tiennent, je l'ai dit, au manque d'information. Ils tiennent également au peu de clarté des textes qui, normalement, doivent aussi faciliter les autres missions d'un office central à savoir l'analyse et la restitution de cette information.

Il est vrai qu'il n'est pas toujours évident de restituer une information parce qu'il faut savoir si elle aura une utilisation opérationnelle ou informative. Lorsque l'on parle de restitution d'information, il faut qu'il y ait une réceptivité minimale de la part des organes censés la recevoir.

L'Office a aussi pour mission de sensibiliser ses partenaires. Je tiens beaucoup à cette notion de partenariat parce que lutter contre la grande délinquance financière, notamment contre le blanchiment, passe obligatoirement par une bonne compréhension du phénomène, des enjeux et de la menace réelle que représente ce fléau économique.

Le discours commence à porter ses fruits mais nous sommes encore loin d'avoir fait passer le message à l'ensemble des personnes qui devraient se sentir concernées.

M. le Président : Quels sont ces interlocuteurs ?

M. Yves GODIVEAU : Il s'agit de nos correspondants habituels, c'est-à-dire les banquiers, les établissements de crédit, les changeurs manuels, les courtiers en assurances, les experts-comptables, les commissaires aux comptes, pour ne citer que ceux-là, puisque ce sont eux qui sont au c_ur du dispositif économique et financier.

Il suffit d'entendre les discussions sans fin que nous pouvons avoir avec les ordres professionnels pour se rendre compte de la difficulté qu'il y a à faire passer le message. Peu de gens se sentent concernés. Je peux vous citer l'exemple précis de l'utilisation d'un compte de la caisse des règlements pécuniaires des avocats (CARPA) par une organisation criminelle dans la banlieue parisienne. Personne ne se sent en mesure de sanctionner l'avocat qui, en l'occurrence, a prêté son compte. On ne le démontrera pas parce que c'est difficile à démontrer.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous donner une idée des sommes en jeu ?

M. Yves GODIVEAU : Il s'agit d'une restitution de 1,3 million de francs. Cela permet, par exemple, d'acheter un fonds de commerce de restauration.

Il est vrai que l'on touche là un point sensible, celui du statut des avocats, qui est de plus en plus débattu au niveau des instances internationales.

M. le Président : Certains pays ont pourtant progressé sur ce point.

M. Yves GODIVEAU : J'évoquerai maintenant notre mission opérationnelle.

Cette fonction sous-entend un minimum de moyens matériels et moyens humains. A l'office central, j'ai moins de vingt-cinq personnes sous ma responsabilité alors qu'à Bordeaux, il y a un an, je dirigeais les quarante-cinq personnes d'une division économique et financière chargée de travailler dans un rayon de cinq départements. Cela dit, la grande majorité des pays ne se sont pas dotés des moyens à la mesure de l'enjeu et de la menace.

Lutter contre la grande délinquance financière et contre le blanchiment d'argent nécessite des moyens financiers, ne serait-ce que parce qu'il faut mettre en _uvre de temps en temps des dispositifs extraordinaires pour rémunérer des actions précises. Il ne s'agit pas de payer des indics : les indics on ne les paie pas car tout repose sur un échange de bons procédés, j'en fais un principe.

En revanche, nous pratiquons légalement des techniques d'infiltration des filières. La mission d'un agent sous couverture est de recueillir le maximum de renseignements de façon à ce que, le moment venu, une opération d'interpellation puissent être menée de manière efficace. Quand on est fonctionnaire sous couverture dans le milieu des « stups », des jeans et un vieux polo peuvent suffire ; lorsqu'on le devient dans les milieux financiers, en ayant comme interlocuteurs des banquiers ou tout autre personne représentant le pouvoir de l'argent, il faut acheter ou louer une voiture, avoir un appartement, pouvoir disposer d'un certain train de vie.

M. le Président : Utilisez-vous souvent cette pratique ?

M. Yves GODIVEAU : Malheureusement non, et c'est un des obstacles que je tenais à souligner, car la loi ne nous permet pas de le faire de manière cohérente. Toutefois, l'Assemblée devrait débattre d'un texte prochainement, et nous espérons que la France rattrapera son retard en ce domaine.

De nombreux pays pratiquent cette technique, notamment en matière économique et financière et de lutte contre le blanchiment d'argent. Dans le concert européen, la France fait pâle figure puisque nos collègues belges, allemands, anglais, espagnol ou italiens pratiquent depuis très longtemps ce type d'enquête qui donne de bons résultats, sans même parler des Américains qui y recourent à une toute autre échelle.

Venons-en maintenant aux relations internationales que nous entretenons pour lutter contre la grande délinquance financière, notamment contre le blanchiment d'argent. On se rend compte très rapidement de la difficulté pour coordonner les actions sur la base de textes encore trop disparates pour arriver à lutter efficacement contre ces délits.

Sur le plan opérationnel, l'exécution de commissions rogatoires internationales, et cela vaut dans les deux sens, laisse également à désirer.

Sans égratigner les magistrats, j'ai en tête l'exemple d'une commission rogatoire internationale, placée sous le contrôle direct de magistrats venant d'Italie, traitée conjointement par la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), par l'Office central et par le SRPJ d'Ajaccio. La DCPJ a attendu le bon vouloir du juge d'instruction de Paris
- avait-il un contentieux avec les Italiens ? - qui estimait qu'il n'y avait pas urgence. Nous avons traité cette commission rogatoire internationale un an après qu'elle nous a été destinée officieusement par les autorités italiennes alors qu'à Ajaccio, dans la semaine qui a suivi, les faits étaient traités, réglés et renvoyés aux Italiens. Ces derniers ne comprennent toujours pas, pourquoi, pour le même dossier, deux juges d'instruction ont été désignés alors que le code de procédure pénale prévoit et organise la possibilité de centraliser l'exécution d'une commission rogatoire et pourquoi un juge d'instruction peut faire obstacle à une action opérationnelle déterminante dans un dossier qui met en cause de véritables organisations criminelles qui ont des prolongements en France, en Allemagne, en Espagne, mais également au Brésil, au Venezuela et aux Etats-Unis.

M. le Président : Est-ce un cas exceptionnel ?

M. Yves GODIVEAU : Le cas n'est pas exceptionnel.

Il arrive aussi que des magistrats exercent, pourrait-on dire, des mesures de « rétorsion ». Pour prendre un exemple vécu il y a quelques années, un juge d'instruction de Lille a fait savoir à son homologue anglais qu'il n'exécuterait sa commission rogatoire internationale que lorsque lui-même aurait exécuté une commission rogatoire internationale qui lui avait été adressée deux ans auparavant. Je ne sais pas si la lutte contre la grande délinquance financière peut se satisfaire de ce genre de pratiques. C'est malheureusement un peu trop courant et cela ne facilite pas les choses.

D'autres obstacles tiennent aux différences, pour ne pas dire aux divergences, des législations. Dans un cadre strictement européen, il faudrait harmoniser et élargir le champ des législations, mais peut-être pas autant que ne l'a fait la France parce que celle-ci n'est pas obligatoirement un modèle du genre. La loi de 1996 a voulu répondre aux préoccupations et aux recommandations du GAFI, mais sans doute est-elle un peu trop large.

Les lois européennes ne sont pas suffisantes, trop d'entre elles ne traitent que du blanchiment d'argent lié au trafic des stupéfiants alors qu'il faudrait peut-être envisager d'aller beaucoup plus loin en étendant le délit de blanchiment d'argent aux infractions qui sont habituellement retenus dans la définition de la criminalité organisée, c'est à dire qui correspondent aux zones de compétence des offices centraux français. Je pense que nous avons un modèle tout à fait valable et exportable. Il s'agit du trafic illicite de stupéfiants, du trafic illicite et de la traite des êtres humains, sous toutes ses composantes, que ce soient la pédophilie ou le proxénétisme, du trafic des _uvres et objets d'art qui, rappelons-le, représente la deuxième source de profits illicites dans le monde, juste après les stupéfiants. C'est également le trafic des matières dangereuses, des organes humains, de la fausse monnaie, autant de réseaux criminels qui doivent être pris en compte dans leur prolongement financier, dans les produits qu'ils représentent, de façon à être mieux sanctionnés.

C'est d'ailleurs dans ce sens positif que vont les propositions de modification de la directive européenne de 1991.

Parmi les obstacles, on a souvent tendance à dénoncer les centres offshore des régions exotiques. On oublie qu'il suffit tout simplement de traverser la frontière luxembourgeoise où, le soleil en moins, on trouve exactement la même chose qu'à Caïman. Ayant été il y a très peu de temps encore policier de terrain, il m'a fallu débattre avec des juges d'instruction du Luxembourg pour qu'ils veuillent exécuter une commission internationale qui était déjà depuis plus de six mois dans leurs cartons, et qui était déterminante pour une enquête que nous menions depuis plus de trois ans et pour laquelle nous apportions des éléments précis. Il suffisait de faire une perquisition qui, une fois réalisée, a duré quatre heures. Huit mois pour une investigation de quatre heures ! Il a fallu que j'use de mon influence personnelle auprès d'un juge d'instruction luxembourgeois. Je pense que cela a dû peser puisque deux jours après, nous avions l'autorisation pour aller exécuter la commission rogatoire internationale sur le territoire luxembourgeois.

M. le Rapporteur : Avec un magistrat français ?

M. Yves GODIVEAU : Non, dans le cadre d'une information judiciaire.

Il y avait deux actes principaux à exécuter, dont cette perquisition chez un expert-comptable réalisée en quatre heures. Mais lorsqu'il a fallu aller voir le banquier, non pas pour faire une perquisition dans ses coffres ou ses armoires secrètes, mais simplement pour nous dire si M. Untel avait effectivement un compte dans sa banque et si les relevés de banque que nous avions en notre possession correspondaient bien à du papier qui sortait de chez lui, nous avons été priés de rester à l'entrée de la banque.

M. le Président : Quelles sont les contraintes éditées par la loi luxembourgeoise qui, dans ce cas précis, vous ont été opposées ?

M. Yves GODIVEAU : Les Luxembourgeois ont estimé que nos interrogations s'apparentaient à une perquisition.

Depuis le vote de la loi contre le blanchiment, le Luxembourg a légèrement assoupli sa position, mais à l'époque, le juge d'instruction était le seul à pouvoir perquisitionner dans une banque et il ne pouvait pas déléguer cette compétence.

C'est un cas concret, mais des obstacles semblables existent dans d'autres pays. Il n'y a pas qu'au Luxembourg.

M. le Rapporteur : Dans quels pays ?

M. Yves GODIVEAU : Les Anglais enquêtent sur des trafiquants de drogues. L'une des équipes est d'origine africaine et, dans un autre dossier, d'origine purement anglaise.

Dans les deux cas, nous arrivons à déterminer, parce que les Anglais qui ont des soupçons sur ces personnes nous le demandent, que la trésorerie de sociétés qui se trouvent sur le territoire du Royaume-Uni, mais également celle des comptes ouverts en France, est alimentée par un trafic de stupéfiants.

Nous interpellons ces personnes pour le compte de nos amis anglais, qui viennent dans les deux cas avec une commission rogatoire internationale, font leur travail, repartent et font condamner ces délinquants dans chacune des deux affaires.

En ce qui nous concerne, nous retenons des faits qui permettent de démontrer un blanchiment, puisque nous avons un trafic de stupéfiants et un recel d'un produit financier. Les magistrats français se disent alors qu'il suffit de démontrer le délit d'origine car conformément à la loi de 1996, il ne peut y avoir blanchiment sans délit initial.

Le délit initial étant commis au Royaume-Uni, nous demandons à nos homologues britanniques de nous transmettre officiellement les éléments qui leur ont permis d'avancer et que nous ne détenons qu'officieusement. Les Anglais nous ont opposé une fin de non-recevoir en nous disant : « Vous n'aurez pas ces éléments. »

M. le Rapporteur : Qui est votre interlocuteur en Grande-Bretagne ?

M. Yves GODIVEAU : Nous avons contacté la Chancellerie en lui demandant de saisir le magistrat de liaison à Londres, pour qu'il intervienne. On ne peut pas déclarer dans les enceintes internationales qu'il faut lutter contre le blanchiment, que la coopération et l'entraide judiciaire sont les piliers de la lutte contre la grande délinquance financière mondiale et, en pratique, refuser ainsi toute collaboration. Il n'est nul besoin d'aller en Russie ou en Tchétchénie pour rencontrer des obstacles au montage d'un dossier de blanchiment.

M. le Président : En Angleterre, cela arrive souvent.

M. Yves GODIVEAU : Je viens de vous citer ces deux cas anglais parce que ce sont les plus récents.

M. le Rapporteur : L'interlocuteur qui vous oppose la fin de non-recevoir est-il un magistrat ?

M. Yves GODIVEAU : Dans le schéma de l'organisation judiciaire du Royaume-Uni, ce sont des magistrats. Comme vous le savez, il y a une étroite imbrication entre les deux pouvoirs, judiciaire et exécutif, très différente de la séparation que nous connaissons en France.

M. François LONCLE : La situation inverse peut-elle se produire ?

M. Yves GODIVEAU : Non, sauf dans les cas classiques, prévus par les textes, d'atteinte à la sécurité intérieure de l'Etat et de secret de défense nationale, hypothèses dans lesquelles un refus peut tout à fait s'envisager. Les circulaires d'interprétation des Recommandations du GAFI, les conventions internationales prévoient - notamment la convention de Vienne dans les chapitres relatifs à l'entraide judiciaire internationale - que pour des raisons internes, un pays peut refuser de donner des explications.

Nous aurions compris que le Royaume-Uni nous réponde qu'il s'agissait d'agents infiltrés chez nous, ce qu'il n'a pas fait. Les Britanniques se sont contentés de nous opposer une fin de non-recevoir sans justification, justification que le magistrat de liaison cherche difficilement à obtenir.

M. le Rapporteur : Quels sont les enjeux financiers des affaires que vous citez ?

M. Yves GODIVEAU : Pas énormes pour des affaires de blanchiment, où l'on arrive tout de suite à des sommes élevées. La première porte sur un montant de l'ordre du demi-milliard de centimes, la seconde sur deux millions de francs, sur plusieurs années, avec un trafic bien établi.

M. le Président : Nous avons donc des problèmes avec l'Angleterre, régulièrement désignée par tout le monde. Qu'en est-il d'autres pays ?

M. Yves GODIVEAU : Continuons avec l'Angleterre pour parler de Gibraltar.

Je reviens à ma première affaire africaine puisque dans ce cadre, nous avons eu un problème avec Gibraltar qui n'a pas répondu à la demande d'exécution d'une commission rogatoire internationale. Nous demandions les statuts d'une société installée à Gibraltar et le nom de l'expert-comptable, deux précisions, que nous avons obtenues tout simplement par la banque de données internationale, sorte « d'Infogreffe » mondial. Une commission rogatoire internationale est partie de France en 1996, nous n'avons toujours pas de réponse.

M. le Rapporteur : L'expert-comptable est-il britannique ?

M. Yves GODIVEAU : oui.

M. le Rapporteur : Est-il domicilié à Gibraltar ?

M. Yves GODIVEAU : Il est domicilié en France. (Sourires.) Mais nous voulions une réponse officielle. Il y a un cadre officiel, on prône la collaboration, la coopération et l'entraide judiciaire internationale, il faut donc respecter les procédures.

M. le Rapporteur : Le magistrat de liaison, en poste à Londres, a-t-il été sollicité par l'OCRDF ?

M. Yves GODIVEAU : Ce magistrat n'est en fonction que depuis quatre mois et avec Mme Pignon, notre interlocutrice privilégiée à la Chancellerie, nous sommes convenus de laisser intervenir le ministère de la justice. Cependant, j'envisage d'ici la fin d'année d'aller lui rendre une visite.

Je poursuis mon tour d'Europe avec Jersey et l'île de Man. A moins de 10 millions de francs, votre demande ne les intéresse pas. Ils ne l'examinent même pas. C'est clair et précis.

Dans une affaire suivie par un magistrat d'Angoulême, l'attorney de Jersey a, de manière officieuse, écrit au magistrat instructeur une lettre dont la teneur est à peu près la suivante: « Nous savons que vous allez trouver dans vos perquisitions des choses qui ne vous concernent pas, mais qui peuvent aboutir à des poursuites pénales. Nous vous autorisons à venir en vous engageant, monsieur le juge d'instruction, à ne pas vous servir de ce que vous aurez vu et qui ne concerne pas votre dossier » Il s'agissait d'un cabinet d'expertise comptable.

M. le Rapporteur : C'est un juge d'instruction d'Angoulême qui traite cette affaire ?

M. Yves GODIVEAU : Qui traitait cette affaire ?

M. le Rapporteur : L'affaire est-elle déjà jugée ?

M. Yves GODIVEAU : Je ne sais pas si elle est déjà jugée. En tout cas, elle doit être dans le circuit de règlement de dossier.

M. le Rapporteur : Nous interrogerons le magistrat compétent pour avoir les éléments contenus dans cette lettre, assez étonnante.

M. Yves GODIVEAU : Avec l'Autriche je n'ai pas d'exemples précis. Je me bornerai à dire que les comptes à numéro constituent un gros obstacle lorsque nous nous adressons à une banque.

Sinon, la coopération fonctionne bien avec les autres pays en Europe.

M. le Rapporteur : Même avec le Liechtenstein ?

M. Yves GODIVEAU : Il se trouve que les deux dossiers sur lesquels j'ai eu l'occasion d'aller travailler au Liechtenstein n'ont pas posé de problème particulier d'un point de vue procédural. Cela dit, nous ne sommes pas allés dans une banque.

M. le Rapporteur : Cela concernait une infraction économique et financière ?

M. Yves GODIVEAU : Il s'agissait du dossier des Girondins de Bordeaux. Nous sommes allés deux fois au Liechtenstein pour vérifier des passages dans des hôtels ou à des frontières. Nous n'avons pas eu de problèmes particuliers.

M. le Rapporteur : Ils vous ont autorisé à vous rendre, en tant que policiers, sur leur territoire ?

M. Yves GODIVEAU : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Vous avez obtenu une réponse à l'ensemble des lettres que vous avez adressées aux autorités judiciaires du Liechtenstein ?

M. Yves GODIVEAU : Rapidement, de manière complète et correcte. Mais, j'insiste bien, il ne s'agissait pas d'investigation financière.

Voilà pour l'Europe, mais n'oublions pas les condominiums et le Commonwealth où il y a des paradis fiscaux.

M. le Rapporteur : Vous ne dites rien des territoires rattachables à notre pays, Monaco et Andorre ?

M. Yves GODIVEAU : Effectivement, je les oubliais.

Avec Monaco, les procédures prennent du temps, mais il n'y a pas de problème.

M. le Rapporteur : Qu'entendez-vous par « pas de problème » ?

M. Yves GODIVEAU : Nous ne sommes pas confrontés à un refus systématique, de principe, de la part des autorités monégasques. Elles font un tri.

M. le Rapporteur : Quelles sont les choses qu'ils ne veulent pas traiter ?

M. Yves GODIVEAU : Dans les dossiers que j'ai eu l'occasion de leur soumettre, il s'agissait de recherches fiduciaires et de recherches bancaires qui ont été faites tout à fait correctement, en temps et en heure sans vraiment rencontrer de véritables difficultés. Cependant, je regrette qu'il faille suivre un processus aussi long que pour faire une perquisition à l'autre bout du monde alors que nous sommes voisins.

Les Andorrans, eux, sont très jaloux de leurs prérogatives et refusent quasi systématiquement l'assistance de fonctionnaires de police pour l'exécution des commissions rogatoires internationales.

Dans deux cas précis, dont l'un était un dossier politico-financier en liaison avec le dossier Urba et le dossier Orta à Bordeaux, nous avons eu une fin de non-recevoir sur le thème : « Nous sommes assez grands pour faire notre métier. Nous n'avons pas besoin de vous pour nous indiquer ce qu'il faut qu'on cherche dans une banque. »

Ils ont fait le travail et ont répondu au juge d'instruction, mais n'ont pas souhaité que nous assistions à la commission rogatoire internationale.

Dans un autre dossier plus criminel, mettant en cause des ressortissants andorrans mêlés à un trafic de fausse monnaie, les investigations ont été effectuées par les Andorrans qui ne nous ont pas autorisés à nous rendre sur place.

M. le Président : Vous citez des incriminations criminelles assez traditionnelles - trafic de drogue, fausse monnaie - mais puisque vous avez une mission de centralisation de l'information, pouvez-vous nous dire, même approximativement, quelle est la part de la criminalité en col blanc, au sein de cette délinquance financière, impliquant, par exemple, des grandes entreprises ?

M. Yves GODIVEAU : On pourrait y inclure tous les délits politico-financiers, la corruption, le trafic d'influence, etc., mais cela ne ressort pas de la compétence de l'Office central de répression de grande délinquance financière.

Au niveau de l'Office central, je me situe par rapport à la problématique du blanchiment. S'il y avait du blanchiment de corruption ou de la corruption de blanchiment, parce que cela marche dans les deux sens, je pourrais en être saisi et vous donner une estimation. En l'occurrence, le seul cas que nous pourrions éventuellement citer, c'est « le dossier Afflelou », sachant qu'il ne s'agit pas à proprement parler du blanchiment, mais plutôt de l'escroquerie pure et dure. Dans cette affaire, il y a du blanchiment en Italie, en Espagne à partir du Fondo social, mais en France nous n'avons pas de traces de blanchiment.

C'est l'Office central qui a traité ce dossier à l'époque où il gérait toute la délinquance économique et financière dite d'astuce, c'est-à-dire les escroqueries internationales, les abus de confiance, le blanchiment. Dans son sein figurait alors la brigade centrale de répression informatique. Depuis un an, l'Office central a été recentré essentiellement sur la lutte contre le blanchiment d'argent.

M. le Président : On évoque souvent la présence de fonds venus des pays de l'Est sur notre territoire et qui s'investissent, en particulier, dans l'immobilier, notamment dans certaines zones géographiques proches de la Méditerranée.

Sur ces questions, qui sont très fréquemment abordées, nous avons du mal à avoir des précisions, que ce soit sur les montants, sur les procédés employés, sur les investigations en cours. Pourriez-vous préciser ce point ?

M. Yves GODIVEAU : En ce qui concerne les investigations en cours sur ce type d'opérations, nous n'avons pas actuellement de dossier de blanchiment d'argent ouvert à l'Office central ni dans aucun SRPJ de France, notamment aucun au SRPJ de Marseille, antenne de Nice.

Quant aux chiffres qui sont communiqués ici et là, je dirai que j'en laisse la paternité à ceux qui les écrivent dans les journaux. J'aimerais bien savoir sur quelles bases ces auteurs se fondent pour les établir.

Il faut être clair. On peut être quasiment certain que l'argent qui s'investit en France provient du produit d'actions criminelles. Mais, dans certains pays, l'évasion fiscale est un crime. Pour ma part, j'ai tenté de faire une note sur la criminalité financière russe et la corruption, mais je n'ai pas réussi à donner un chiffre cohérent que je puisse justifier.

De même que le système D fait partie de la vie nationale de notre pays, la corruption fait partie de la vie nationale russe. Si on veut chiffrer la corruption en Russie, il faut le faire par rapport à des textes juridiques, par rapport à une incrimination de corruption. Ce n'est pas le tout de dire qu'il y a de la corruption, encore faut-il l'établir dans des incriminations sur la base d'un texte juridique.

Or, si la législation russe prévoit la corruption pour les employés d'Etat, elle n'envisage pas, comme c'est le cas en France, une corruption privée avec un corrupteur et un corrompu. De plus, la loi russe ne prend en compte que le corrompu, cette restriction devant être levée d'ici quelques mois quand la loi, adoptée à la Douma en 1993, sera enfin votée à la Haute assemblée.

L'économie russe est en pleine déliquescence et ce qui se faisait jusqu'à la chute de l'empire soviétique sous le couvert des autorités d'Etat continue à se produire, à savoir le pillage systématique de l'économie nationale, le détournement des matières premières, le marché noir endémique. On estime que 40 % de l'économie russe actuelle fonctionne en système clandestin.

Tout cela génère des profits qui ne sont ni appréhendés ni sanctionnés localement. Le constat dressé par les autorités judiciaires et policières en Russie est qu'il y a un manque de répression de tous ces délits. Lorsque les profits issus de ces mêmes délits s'investissent ailleurs, ils ont l'apparence de tout, sauf d'un produit criminel. Imaginons que nous allions entendre M. Popov, propriétaire d'une superbe villa au Cap Ferrat : il nous répondra qu'il l'a achetée avec de l'argent qu'il a durement gagné, qui lui vient de ses affaires, et qu'il serait curieux de voir comment nous pourrions démontrer que cela provient d'activités criminelles.

Les journalistes, pour ne citer qu'eux, sont très forts pour donner des chiffres et pour montrer du doigt cette économie parallèle et bien visible au travers des investissements, mais n'apportent pas d'éléments de preuve.

Ce qui nous inquiète beaucoup plus, en tant que service de police, c'est la criminalité dérivée de cette délinquance financière. Je disais que la corruption devait être inscrite dans les gènes des Slaves, mais la violence aussi. Une affaire qui ne se conclut pas, c'est tant pis pour celui qui n'a pas voulu la conclure. Des infractions, des crimes, des délits sont commis sur notre territoire, avec des règlements de comptes, des enlèvements, des séquestrations, du racket, de la prostitution, du trafic de stupéfiants. Cela, nous pouvons l'appréhender, le quantifier. Les statistiques de la direction centrale de la police judiciaire mettant en cause des individus d'origine russe, ukrainienne, slovaque ou polonaise, existent.

M. le Président : Pas seulement sur la Côte d'Azur.

M. Yves GODIVEAU : On retrouve les réseaux des Russes blancs du début du siècle, Paris et la Côte d'Azur, mais aussi Bordeaux parce que c'est un port où, traditionnellement, viennent s'ancrer les bateaux russes, de même qu'au Havre.

M. le Président : Sur les mécanismes, avez-vous dressé une typologie des opérations de blanchiment ?

M. Yves GODIVEAU : Je ne vous ferai pas un cours sur le blanchiment d'argent, mais rapidement, je rappelle qu'il y a trois phases : le placement, l'empilage et l'intégration.

En tant que service de police judiciaire, nous devrions normalement pouvoir nous situer aux trois étapes. Or, en pratique, on ne peut intervenir qu'au stade du placement, c'est-à-dire à la phase visible de l'opération de blanchiment, celle qui va consister à transformer des espèces en monnaie scripturale.

En fait, les organisations criminelles ne sont pas si imaginatives que cela et nous retrouvons toujours les mêmes schémas. Nous sommes actuellement derrière une équipe de Colombiens, dont les méthodes sont classiques. C'est l'agent de change que l'on va solliciter en France, en Espagne, en Angleterre, en Belgique, ce qui n'a rien d'original.

Les affaires que nous avons eu à connaître ici ou là, petites, moyennes ou grandes, utilisent toujours les circuits économiques où l'on utilise des espèces pour pouvoir, logiquement et naturellement, se présenter dans un établissement bancaire, ouvrir un compte et déposer de l'argent. On se rend compte bien évidemment, en faisant des enquêtes, que derrière, nous avons des trafiquants de stupéfiants.

Au niveau de la phase de placement, les typologies du blanchiment n'ont guère évolué.

Il faut faire la part des choses entre ce qui est réellement nouveau et ce que nous découvrons maintenant. Je disais tout à l'heure que les relations étaient parfois délicates avec certaines professions, notamment les experts-comptables, les commissaires aux comptes, etc. Toutefois, les actions de sensibilisation et d'information qui sont menées commencent à produire leurs effets. Des experts-comptables ou certains commissaires aux comptes viennent nous donner des éléments sur des mécanismes de transformation que l'on imaginait possibles, et que l'on nous démontre aujourd'hui comme étant effectivement utilisées.

Certains parlent de « réinvestissement » et non de blanchiment. Je veux bien, mais quand, avec le produit du trafic de stupéfiants, on achète une discothèque, pour moi, cela s'appelle du blanchiment.

Du point de vue comptable, nous savions comment les choses se passaient. Mais les témoignages manquaient. Ils commencent à filtrer des enquêtes portant sur la phase de placement : des experts-comptables, des comptables agréés, des comptables de premier niveau viennent nous expliquer avoir été sollicités par une organisation criminelle pour monter les statuts d'une société, pour savoir comment il faut faire pour dégager le profit le plus élevé le plus rapidement possible. Nous nous rendons compte que nous avons affaire à des « loubards de banlieue », qui sont à la tête de sociétés avec des profits et des dividendes versés tous les ans. Ils ont un vocabulaire de financier. Ils se débrouillent très bien, tout simplement parce qu'ils sont conseillés. Ces comptables, qui pendant longtemps hésitaient à venir nous en parler, commencent à le faire.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

M. Yves GODIVEAU : Tout simplement parce qu'ils s'y sentent obligés. Certains, notamment dans des grands centres comme l'Île de France, l'Aquitaine ou la région Rhône-Alpes, ont compris le message et l'importance qu'il y avait à coopérer, à ne plus se retrancher derrière un secret professionnel, qui n'en est pas un, car dire que l'on a été contacté par untel pour constituer une société n'est pas rompre un secret. Il suffit d'aller au greffe du tribunal de commerce pour trouver qui a fait les actes. Il faut expliquer à un expert-comptable qu'en faisant cela, il ne viole pas le secret professionnel et qu'il nous revient ensuite de déclencher la procédure de façon à ne pas le gêner. Nous avons aussi affaire à une génération de comptables peut-être plus enclins à nous parler.

M. le Président : En vous entendant parler de discothèque, on a le sentiment que l'on reste sur une délinquance très traditionnelle. Votre analyse générale est-elle que le blanchiment continuerait d'utiliser ces vecteurs classiques ? N'avez-vous pas l'impression qu'il y a quand même des mécanismes plus sophistiqués ?

M. Yves GODIVEAU : On parle beaucoup de cyber-paiement, de paiement virtuel. Des études sont faites actuellement aux États-Unis par des chercheurs sur le réseau Internet pour essayer de voir comment on peut faire de la banque virtuelle. Ce n'est pas tout de dire que la banque virtuelle existe, encore faut-il l'utiliser pour blanchir de l'argent. Ce sera l'objet du prochain exercice de typologie qui se déroulera au mois de novembre prochain dans le cadre du GAFI.

Je ne suis pas suffisamment versé dans ces technologies pour en parler. De l'avis des experts dans ce domaine, cela semble assez difficile à imaginer parce que, à un moment donné, il faut bien que cet argent ressorte.

On ne voit pas comment la banque virtuelle peut fonctionner, surtout lors de la phase de placement. Au niveau de la phase d'intégration, la banque virtuelle est tout à fait possible parce qu'à ce niveau-là, l'économie n'est qu'un jeu d'écritures comptables. La richesse est établie, reconnue, admise. On peut donc faire du virtuel ou du cyber-paiement, sachant que cela se faisait déjà à l'époque de la marine à voile ! C'étaient les connaissements, c'est-à-dire du papier de confiance, comme l'écriture magnétique et électronique est une écriture de confiance : le banquier va pouvoir garantir que M. Untel dispose bien de la provision sur ses comptes, qu'il est honorablement connu. Mais, au niveau de la phase d'intégration, nous ne pouvons plus intervenir, c'est trop tard.

En définitive, au niveau du placement, j'ai du mal à imaginer la banque virtuelle, à la différence du casino virtuel, qui, lui, est tout est fait possible. Il suffit de détenir des casinos, ce qui est très simple pour une organisation criminelle, et de passer des écritures fictives dans la comptabilité. Seule une enquête classique de la comptabilité de ce casino permettra de déterminer si les flux financiers qui circulent sont fictifs ou réels.

On peut en revanche avoir une banque fictive, qui a toutes les apparences d'une banque réelle, qui s'installe pendant six mois et disparaît. Entre-temps, les opérations ont été avalisées et quand la victime va déposer plainte, les enquêteurs voudront rechercher les fondateurs de cette banque fictive, mais ne trouveront personne.

Dans ce cas de figure, on emprunte un schéma d'escroquerie classique, que l'on a dévoyé pour faire du blanchiment. Une banque de Miami a été, en son temps, une banque fictive qui a causé des préjudices considérables ; elle avait une existence légale réelle avec pignon sur rue, façade, employés et, du jour au lendemain, elle a disparu. C'est le cas de la BCCI également. C'est imaginable parce que c'est réel, mais j'ai du mal à imaginer que la banque virtuelle puisse fonctionner.

M. le Président : Nous arrivons à la fin de notre entretien, souhaitez-vous revenir sur un point particulier ?

M. Yves GODIVEAU : J'insisterai sur le problème des moyens en hommes et en matériel. Quand on sait qu'au parquet de Paris, il y a un seul magistrat spécialisé en matière économique et financière chargé de la lutte contre le blanchiment et qu'au surplus, elle est appelée à d'autres tâches quotidiennement qui la détournent largement de sa mission, on peut se poser certaines questions.

L'Office central représente vingt-cinq personnes chargées de lutter contre le blanchiment d'argent mais aussi contre les fraudes communautaires. Même si nous pouvons nous appuyer sur les vingt SRPJ et les 500 fonctionnaires spécialisés en matière économique et financière, nos moyens restent limités. Globalement nous sommes à un niveau intéressant par rapport à nos homologues : pour l'ensemble de la Russie, ils ne sont qu'une centaine d'enquêteurs pour lutter contre la criminalité issue de la privatisation. En revanche, il est vrai qu'il y a les grosses machines américaines. On se demande comment il est possible de mettre en _uvre une politique cohérente de lutte contre la criminalité organisée, comment nous, qui sommes complètement désorganisés, pouvons avoir la prétention de lutter contre des organisations criminelles qui ont des hommes, des moyens financiers et des structures adaptées pour lutter contre les organisations étatiques, les mettre à mal, les investir et les déstabiliser. En France, nous tenons le choc, mais je ne sais pas combien de temps encore. L'exemple italien, qui est assez récent, peut faire froid dans le dos car je crois que cela n'arrive pas qu'aux autres.

Je pense que l'on devrait se doter de moyens supplémentaires pour lutter efficacement contre ce véritable fléau, en y associant des forces publiques qui sont peut-être mal utilisées. Nous avons une loi qui est bien faite, peut-être un peu trop générale, nous avons le personnel qualifié, mais ce qui manque, c'est le nombre de personnes capables de traiter ce genre de dossier. J'ai actuellement trois affaires difficiles en cours et s'il en arrive une quatrième, je ne sais pas comment je ferai pour la traiter.

M. le Rapporteur : Combien de postes supplémentaires seraient nécessaires pour atténuer les inconvénients de la situation que vous décrivez, sachant que les magistrats nous indiquent que les délais de retour des commissions rogatoires sont maintenant de dix-huit mois ?

M. Yves GODIVEAU : Dans le meilleur des cas...

M. le Rapporteur : Que peut faire le Parlement pour améliorer significativement le travail de votre office et des magistrats ?

M. Yves GODIVEAU : Comparativement à d'autres structures en Europe, ce n'est pas la peine d'aller outre-Atlantique car ce ne sont pas tout à fait les mêmes ressorts, une division qui compte moins d'une centaine de personnes ne peut raisonnablement envisager de travailler sérieusement parce qu'il faut tenir une documentation opérationnelle à jour, à base d'informations nationales mais aussi internationales. Or, je n'ai pas les moyens de le faire.

M. François LONCLE : Le dispositif de Schengen n'est-il pas un progrès pour vos investigations ?

M. Yves GODIVEAU : Tout à fait. Les intérêts du maillage français, de la police judiciaire notamment, permettent de pallier ces difficultés. Comme je vous le disais, nous avons dans nos gènes le système D et, avec de la bonne volonté, nous nous débrouillons.

Mais il n'est pas normal que l'on compte éternellement sur le bon vouloir des individus. Hier, tous mes fonctionnaires étaient encore là à 9 heures du soir, et je ne peux pas les payer, je ne peux pas donner de l'avancement à des gens qui sont commandant ou capitaine de police et qui font le travail de commissaire de police.

M. le Président : Ne pensez-vous pas que vous manquez de moyens eu égard à votre statut interministériel ? Il nous semble que nous sommes très fort pour gaspiller des moyens en multipliant des structures qui ont du mal à travailler entre elles.

M. Yves GODIVEAU : A mon avis, on n'utilise pas toutes les potentialités de l'interministérialité qui répondait à une volonté politique affichée à un moment donné, comme pour toutes les créations d'offices. Mais il ne suffit pas de créer une structure interministérielle, il faut la faire vivre. Un policier qui reçoit une information doit s'assurer qu'elle sera utilisée correctement. Si celui qui l'a reçue sait pouvoir parler à quelqu'un qui parle le même langage ; par exemple, si un gendarme sait qu'il y a des gendarmes dans les offices, il va transmettre l'information. En l'espèce, dans les offices, pour respecter l'interministérialité, on a un gendarme pour en représenter 90 000 autres.

Nous travaillons avec TRACFIN, émanation du ministère de l'économie et des finances. Nous n'avons pas d'officier de liaison des douanes au niveau de la police judiciaire, nous n'avons pas d'officier de police judiciaire à TRACFIN, au motif que les renseignements qui sont communiqués à TRACFIN ne le seraient pas par l'établissement bancaire craignant des poursuites d'ordre fiscal. Cela n'est pas normal. Nous devrions avoir dans les offices centraux des douaniers, des gendarmes, comme il y en a à Schengen en nombre suffisant. Il faudrait que nous soyons présents chez les gendarmes. Nous avons un seul commissaire de police à la direction générale de la gendarmerie. Est-ce cela l'interministérialité ?

TRACFIN n'est pas un doublon, il a tout à fait sa place dans le dispositif anti-blanchiment, à l'instar des autres agences d'intelligence financières qui existent de par le monde.

Nous sommes policiers, nous savons faire une enquête policière et appliquer le code de procédure pénale ; de leur côté, les douaniers savent appliquer le code général des douanes : ce sont en quelque sorte des financiers administratifs alors que nous sommes des financiers de terrain.

J'explique à mes jeunes collaborateurs qui prennent leurs fonctions, qu'ils ne sont surtout pas des experts-comptables, mais des policiers d'investigation financière, capables de lire un bilan et d'aller y chercher les postes où l'on a éventuellement des écritures qui ne sont ni logiques ni naturelles ni normales dans l'orthodoxie comptable. On leur demande de mettre leur savoir de comptable au service de l'investigation financière.

Si j'ai besoin d'une expertise de comptabilité analytique, je vais demander à un comptable ; si j'ai besoin d'une analyse financière sur des flux financiers dans une banque, je vais demander à TRACFIN. C'est leur travail, ils le font très bien. Je ne suis pas capable de le faire.

La création du GAFI est la suite logique des décisions des instances internationales. Dans la déclaration de Bâle en 1988, les banquiers disent qu'ils veulent bien collaborer, qu'ils ont conscience de la menace et du risque que cela représente mais il est hors de question pour eux de donner une quelconque information à des policiers.

M. le Président : Votre collaboration avec TRACFIN est-elle satisfaisante ?

M. Yves GODIVEAU : Elle est devenue satisfaisante. Il faut dire que l'on a créé deux jumeaux et ce n'était sans doute pas la meilleure chose à faire. Cela a conduit à une émulation qui n'est pas toujours très saine.

J'ai connu de l'extérieur la première période de délation permanente entre l'OCRGDF et TRACFIN, puis le calme s'est instauré et depuis mon arrivée, sans faire de plaidoyer pro domo, nous sommes arrivés, avec le secrétaire général de TRACFIN à un modus vivendi tout à fait satisfaisant.

Nous échangeons les informations de manière utile, au travers de réunions formelles ou informelles. Lorsque des dénonciations partent de TRACFIN par l'intermédiaire du magistrat détaché à TRACFIN, nous en avons systématiquement une copie. Nous nous représentons mutuellement dans les réunions internationales.

Vous me direz que cela est peu de choses, mais cela permet de faire fonctionner deux outils au profit de la collectivité. Les choses avancent doucement, mais sûrement. Je pense que l'arrivée des douaniers à l'Office central n'est plus qu'une question de mois, de même que celle d'un officier de police à TRACFIN.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Louis FORT,
secrétaire général de la Commission bancaire

(procès-verbal de la séance du 13 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Notre Mission a déjà rencontré un certain nombre d'acteurs issus du monde administratif et du monde bancaire. Votre présence nous permettra d'aborder des points précis et de compléter nos informations sur les dispositifs d'alerte mis en place dans le système bancaire français.

M. Jean-Louis FORT : Je rappellerai brièvement que le dispositif français de lutte contre le blanchiment est issu de la loi de juillet 1990 et des textes d'application. Il repose largement sur la participation des organismes financiers à la lutte contre le blanchiment des capitaux via la définition de certaines obligations de vigilance dont le non-respect est susceptible d'être sanctionné par diverses autorités disciplinaires.

Cette législation mettant en _uvre des règles de coopération et de collaboration, entre les organismes financiers et le service TRACFIN par le biais des déclarations de soupçon et de conservation d'informations sur les opérations, c'est dans ce cadre que s'inscrit le rôle de la Commission bancaire en tant qu'autorité disciplinaire des établissements de crédit, des entreprises d'investissement et des changeurs manuels.

La Commission bancaire a donc un rôle de sensibilisation, de prévention et de sanction. Elle ne participe pas directement à la répression des délits de blanchiment, mais s'emploie activement à la sensibilisation des organismes financiers et au contrôle du respect effectif par ces établissements des obligations professionnelles qui leur incombent en vertu de la loi. C'est à ce niveau qu'intervient notre pouvoir de sanction.

En ce qui concerne la coopération des différentes autorités, nous participons aux travaux des instances internationales qui visent à l'amélioration des méthodes de lutte. L'action de sensibilisation et de prévention que nous menons auprès des organismes financiers a entraîné une extension des missions de la Commission bancaire et un élargissement de la population des établissements soumis à son contrôle. La Commission bancaire exerce désormais son contrôle sur des établissements qui n'en relevaient pas, à savoir, 500 entreprises d'investissements et une cinquantaine de succursales d'établissements communautaires, auxquelles s'ajoutent 900 établissements de changeurs manuels, soumis à notre autorité exclusivement en matière de lutte contre le blanchiment.

Au total, c'est donc une population de 2 600 organismes financiers sur laquelle nous devons exercer un contrôle sur place et sur pièces. Les contrôles sur place portent notamment sur nos établissements de crédit à l'occasion d'enquêtes que nous menons pour notre compte. Nous menons actuellement entre 230 et 250 enquêtes générales par an dans les établissements de crédit, qui chaque fois donnent lieu, parce que nous avons sensibilisé nos inspecteurs à cela, à l'examen de l'application du dispositif légal en matière de blanchiment. Des missions de vérification sont également menées au sein des bureaux de change.

Dans ce cadre, nous demandons à nos inspecteurs de vérifier si les obligations de contrôle d'identité des clients sont réalisées, si les déclarations de soupçon sont bien effectuées auprès de TRACFIN, si les opérations importantes ou complexes font effectivement l'objet de recherches d'informations pertinentes, si les procédures de vigilance constantes ont réellement été mises en place dans l'établissement, si l'organisation comptable est fiable et permet un suivi des opérations, si le personnel est informé des règles à respecter, ce qui malheureusement n'est pas toujours le cas. Dans ce domaine, les contrôles sur place constituent objectivement la façon la plus efficace de se rendre compte de ce qui ne va pas.

Par ailleurs, nous examinons les suites données aux enquêtes réalisées par les agents des douanes chez les changeurs manuels pour notre compte quand des infractions relatives à la lutte contre le blanchiment sont relevées chez ces derniers.

Parallèlement à ces enquêtes « traditionnelles », nous menons également des enquêtes « thématiques » dans les établissements de crédit et des enquêtes spécifiques aux changeurs manuels.

Ces contrôles sont effectués par nous-mêmes et la Commission bancaire a la possibilité de prendre des sanctions.

Lors des contrôles sur pièces, nous vérifions essentiellement que les établissements ont bien désigné des correspondants anti-blanchiment, parce que si vous n'avez pas une personne chargée de cela, tout se diluera même si les règles sont formellement satisfaites. Nous vérifions que des règles écrites internes ont été élaborées conformément aux exigences de la législation ainsi que des règles de contrôle interne susceptibles de conforter leur mise en _uvre.

Nous exigeons par ailleurs l'existence d'un contrôle interne parfait, comportant des éléments qui doivent permettre aux contrôleurs externes, que ce soit nous ou d'autres, de s'y retrouver. Par exemple, les conclusions d'audit sont maintenant fondamentales pour examiner la situation d'un établissement avec rapidité et s'assurer qu'il procède de façon satisfaisante aux contrôles internes nécessaires. Nous partons de l'idée que c'est dans l'établissement que commence la discipline et non pas nécessairement par des enquêtes externes inévitablement périodiques.

Chaque rapport d'enquête donne lieu à une lettre de suite et nous formulons un certain nombre de recommandations et de reproches. Lorsqu'il paraît y avoir des infractions, la Commission bancaire ouvre alors une procédure disciplinaire, à caractère contradictoire en faisant venir le représentant de l'établissement, qu'elle sanctionne éventuellement.

Lorsque cela lui paraît nécessaire, la Commission avise le parquet des faits susceptibles de recevoir une qualification pénale.

Pour donner quelques indications chiffrées depuis 1994, nous avons mené trente-huit procédures disciplinaires, seize sont actuellement en cours, trente ont concerné des changeurs manuels et huit des établissements de crédit.

Dix-huit sanctions ont été prononcées, hors sanctions pécuniaires : quinze à l'égard de changeurs manuels et trois pour des établissements de crédit. Parmi ces sanctions, il y a eu deux interdictions d'exercer. Les sanctions pécuniaires ont été au nombre de sept, une pour un établissement de crédit et six pour des changeurs manuels. Quatre procédures ont été closes sans sanction, trois pour cessation d'activité et une pour régularisation de l'infraction constatée.

Nous constatons donc que lorsqu'une procédure disciplinaire est ouverte, le taux de sanction est très élevé. La Commission bancaire se montre sévère dès lors qu'un dossier lui est présenté. Les sanctions pécuniaires ont été de 300 000 F dans le cas d'établissements de crédit et de 100 000 F en moyenne pour les changeurs manuels, avec un cas de sanction maximale, soit 250 000 F.

Cela étant, l'indicateur le plus pertinent pour évaluer notre rôle n'est pas tant le nombre de sanctions prononcées que le nombre de rapports examinés et le suivi des établissements. Nous avons été tout à fait frappés de l'accueil très désagréable que nous avons enregistré lorsque nous avons effectué pour la première fois des contrôles auprès des changeurs manuels. Nos inspecteurs ont même subi des menaces physiques. C'est une attitude que l'on rencontre encore, mais nous avons malgré tout constaté que la première sanction infligée aux changeurs manuels a servi d'exemple parce qu'elle a été connue de l'ensemble de la profession.

Vis-à-vis des établissements de crédits, nous avons épinglé quelques établissements de renom. Là aussi, l'exemplarité a joué.

Nous avons tout à fait conscience que nous ne voyons qu'une toute petite partie de ce qui existe, d'une part parce que la loi est assez restrictive par rapport au phénomène général de la délinquance financière dans sa forme actuelle, d'autre part parce que nos pouvoirs n'ont pas été modifiés et que nous ne sommes investis d'aucun pouvoir d'investigation ni de perquisition.

Nous avons fait l'objet de deux évaluations mutuelles de la part du GAFI, en mai 1992 et en août 1996. Dans les deux cas, les évaluateurs du GAFI ont conclu à l'efficacité du dispositif en ce qui concerne le rôle de la Commission bancaire.

Néanmoins je considère que par rapport au phénomène de la délinquance financière tel qu'on peut le percevoir, le dispositif que nous nous efforçons de faire appliquer n'est certainement pas une réponse suffisante pour lutter efficacement.

M. le Président : Monsieur le Secrétaire général, vous avez conclu très justement en soulignant les limites de votre intervention concernant la délinquance financière et le blanchiment.

Des questions de moyens se posent sur lesquelles nous reviendrons dans le détail, en termes d'inspection, de contrôle, etc. Mais vous avez évoqué des limites qui concernent la loi et la non-redéfinition de vos pouvoirs. Vous avez sans doute en tête des évolutions possibles de la loi concernant les pouvoirs de la Commission bancaire.

M. Jean-Louis FORT : Le contrôle bancaire est, par définition, un travail qui n'est jamais fini. Par rapport à l'idéal de ce que nous concevons comme étant un contrôle bancaire efficace et quasi exhaustif, nous sommes toujours en insuffisance de moyens. Mais c'est là le lot commun.

Pour répondre à votre question, je dirai que le contrôle bancaire représente au total 550 personnes, en incluant les agents de la Banque de France qui nous apportent leur concours, la Banque de France s'occupant par ailleurs de l'agrément des établissements de crédit. J'ai 170 enquêteurs, je fais de l'ordre de 250 enquêtes par an, les autres agents gèrent les dossiers individuels des établissements de crédit ou participent aux actions de surveillance de la profession, avec ce que cela implique de spécialisation sur les sujets comptables, informatiques, européens et internationaux.

Nous avons bien examiné nos difficultés dans l'application du dispositif légal actuel et nous avons relevé les articles de la loi qui nous paraissent soulever des difficultés. Nous avons suggéré des modifications de la loi que nous avons remises à la direction du Trésor et que nous pouvons, si vous le souhaitez, vous communiquer.

En ce qui concerne le développement ou la modification de nos moyens d'investigation, l'idée de nous confier la possibilité de procéder à des perquisitions mérite d'être examinée avec prudence, car cela modifierait totalement la façon dont nous pourrions exercer notre contrôle principal et la façon dont nous serions accueillis par les établissements de crédit. Nous tenons beaucoup à notre rôle préventif. De ce point de vue, le mieux serait peut-être l'ennemi du bien.

La mondialisation des opérations bancaires et l'innovation technique, qui sont d'une certaine façon liés, modifient considérablement les données du problème. L'innovation technique constituera un élément fortement aggravant du phénomène dès lors que l'accès aux transferts, aux opérations internationales et aux opérations financières de toutes sortes devront être contrôlés, et passer systématiquement par des établissements de crédit ou, en tout cas, par des établissements soumis à un contrôle externe. Or, pour cela, il faudrait que dans tous les pays nous ayons des dispositifs tels que ceux que nous essayons de mettre en place dans les pays du G10, dirai-je pour simplifier, et que le problème des centres offshore soit traité.

J'ai vu avec beaucoup d'intérêt et d'espoir que le tout nouveau Forum de stabilité financière créé il y a quelques mois et qui en est à sa seconde réunion, considérait le problème des centres offshore comme l'une des trois grandes priorités à traiter. L'intérêt d'une telle structure est de réunir les représentants des organes techniques de contrôle, des banques centrales, du pouvoir politique et des grandes institutions internationales. Nous avons, en effet, pour citer la France, M. Hannoun qui représente le Gouverneur de la Banque de France, donc l'institut d'émission, M. Lemierre, directeur du Trésor, qui représente l'Etat et moi-même qui représente le contrôle prudentiel, le FMI, la BRI, le Comité de Bâle sont également représentés et M. Prada, président de la COB, est par ailleurs président du comité technique de l'Ocvi. C'est donc un forum qui réunit des compétences à la fois techniques et politiques pour prendre en charge un problème extrêmement difficile.

L'un des trois groupes de travail créés s'occupe des centres offshore. Le rapport d'étape qui nous a été remis à Paris, lors de la deuxième réunion du Forum, est fondé sur l'idée dont M. Strauss-Kahn à Washington vient de se faire l'écho, d'établir la liste des centres offshore et surtout d'isoler ceux qui ne sont pas présentables.

Le problème est de nommer ces lieux qui ne sont pas présentables, dont certains, il faut bien le reconnaître, se trouvent dans l'environnement des pays les plus avancés et les plus loyaux du G10. Nous avons, en Europe, Monaco qui a la particularité d'être sous notre contrôle dans le domaine bancaire, mais de ne pas l'être en ce qui concerne le blanchiment. En conséquence, puisque la principauté de Monaco peut se prévaloir d'un contrôle bancaire français, on peut imaginer qu'elle en fera un argument pour montrer que la place est sûre et loyale dans tous les domaines. Or nous n'avons pas ce contrôle. Je n'ai aucune raison de mettre en cause l'équivalent monégasque de TRACFIN. Simplement, je ne le connais pas. Or, Monaco est dans une position géopolitique intéressante pour se trouver être le réceptacle de certaines activités ou opérations.

Les îles anglo-normandes paraissent être sous la semi-tutelle des autorités anglaises, mais semblent, en même temps, jouir d'une large autonomie de comportement. Leur situation a récemment été mise en évidence dans l'affaire du transfert des réserves de la banque centrale russe. Les Bahamas, Caïman, etc., autant de centres offshore qui travaillent dans l'environnement des grands pays, ce qui posera certainement beaucoup de problèmes. Je pense cependant que si quelque autorité peut réussir à faire progresser la situation, c'est bien la convergence de l'autorité politique et des autorités de contrôle technique au plus haut niveau.

M. le Président : La dimension internationale de la lutte anti-blanchiment et de la délinquance financière que vous venez d'évoquer est indiscutable. Mais concernant les responsabilités des autorités de contrôle au plan national, l'affaire de la Bank of New York n'est pas sans inquiéter. Des mouvements de sept milliards de dollars sur des comptes n'ont éveillé aucune inquiétude ni vigilance particulière de l'autorité de contrôle américaine.

Des banquiers suisses nous ont affirmé que, plutôt que de faire une déclaration de soupçon si le problème est grave, ils préféraient fermer le compte, car s'ils entraient dans ce système d'autorégulation ils se feraient une sorte de contre-publicité.

Nous voyons donc que ce qui consiste à dire que l'on va s'autoréguler n'est pas tout à fait satisfaisant.

Croyez-vous que ce soit la bonne entrée ou serons-nous toujours confrontés soit à ces comptes qui seront clôturés avant d'être déclarés, soit à ces grandes banques de la place qui ont pu très tranquillement faire du blanchiment ? Je ne sais si vous aviez eu l'occasion de contrôler l'Eurobank et de vous rendre compte des difficultés de cette première banque étrangère en France, mais pensez-vous qu'en augmentant les moyens, compte tenu du nombre de transactions qui est colossal et du nombre d'institutions à contrôler, on peut réellement être efficace ?

M. Jean-Louis FORT : La réponse que je peux vous faire présente deux aspects.

Le fait de contrôler efficacement des établissements, puisqu'un certain nombre d'opérations sont saisies et d'établissements sanctionnés a un effet dissuasif fort, ce qui est en soi un élément positif. C'est l'assurance que le volume des opérations douteuses qui passe par les banques ou par les institutions que nous contrôlons se trouve raréfié.

Pour autant, cela ne met pas fin au problème, cela le détourne. Je suis frappé du fait que parfois des établissements honorables se trouvent impliqués alors qu'il apparaît assez vite qu'ils n'ont eux-mêmes rien fait de répréhensible car c'est en amont que les choses se sont nouées. Ils ont beau jeu de dire que la transaction ou l'opération telle qu'elle est arrivée sur leur compte n'avait aucune raison de donner lieu à soupçon. C'est cela le problème. Ce type de limite ne peut qu'entraîner une relative inefficacité de l'action menée contre le blanchiment. La question, à mon avis, est de savoir si l'on peut sur ce point arriver à faire de cet espace bancaire et financier, un espace fini. Je le pense, simplement, là encore, une volonté collective doit s'exprimer.

On arrive bien en matière prudentielle à coopérer. Nous nous rencontrons souvent avec mes interlocuteurs internationaux, nous coopérons sur des problèmes de règlement prudentiel, mais aussi sur des cas individuels. Cependant, concernant le blanchiment, vous avez raison de dire que la sphère bancaire ne peut pas être considérée isolément et ce d'autant que l'informatique, les facilités de transfert et d'opérations permises par Internet, sans créer de problèmes additionnels, aggravent les problèmes en facilitant les possibilités de fraude ou de comportement délictueux.

M. le Président : Le directeur du Trésor s'est montré très favorable à un renforcement des règles prudentielles applicables aux établissements bancaires et financiers en relation avec les centres offshore, concernant par exemple des obligations de déclaration de toutes les transactions avec ces pays.

Ne conviendrait-il pas de durcir très fermement les règles prudentielles ? A quels obstacles nous heurterions-nous si nous empruntions cette voie ? Nous savons par ailleurs que les opérations qui passent par une chambre de compensation ne permettent plus d'établir la traçabilité des flux.

M. Jean-Louis FORT : Un jour, nous recevons une information alarmante de nos collègues de la FED de New York qui nous disent que l'un des principaux fonds de couverture - hedge funds - est en train de sombrer et que parmi la vingtaine de grandes contreparties, quelques-unes unes sont françaises et devront certainement mettre la main à la poche pour aider au renforcement. Le Gouverneur de la Banque de France me demande de me pencher sur cette affaire. Nous n'étions informés de rien sur ces hedge funds. Ils ne sont astreints à aucune publicité ; ils travaillent avec des effets de levier considérables ; ils peuvent prendre des positions extrêmement fortes - on m'a expliqué que le  hedge fund en question avait eu, à une époque, 30 % des positions ouvertes sur le Matif, ce qui est considérable.

Ce sont là des établissements sur lesquels ne circule aucune information et sur lesquels des engagements pouvaient être pris. En l'occurrence, si les banques décidaient de sauver ce fonds, cela représentait pour les établissements que je contrôle, de l'ordre de 350 millions de dollars d'engagements qui pouvaient être perdus. Je ne dis pas que les hedge funds participent à la fraude, mais ils participent, en tout cas, comme le disent les Américains, à la « profondeur » du marché.

Cela veut dire que nous sommes bien loin de maîtriser tous les mécanismes de transfert et de circulation de l'argent. M. Lemierre est d'ailleurs de ceux qui ont été partisans d'un contrôle direct des hedge funds, mais nous n'avons pas trouvé d'écho suffisant.

Nous pourrions examiner la situation si le contrôle indirect se révélait inefficace. C'est là un exemple des difficultés internationales que nous rencontrons pour traiter de la situation d'établissements qui sont certes un peu spéculatifs mais, en principe, éminemment honorables.

Déjà sur ce plan, il n'existe pas d'accord international suffisant pour prendre des positions strictes. La seule véritable méthode pour contrôler ces établissements est de mettre en place un contrôle direct, de les astreindre à une forme de réglementation, d'obligation de rendre compte, de surveillance, etc. Nous ne l'obtiendrons pas. Aussi serons-nous contraints de les contrôler par les contreparties, c'est-à-dire au travers des banques.

Pourrons-nous le faire efficacement ? Je l'espère, mais je ne suis pas sûr que cela suffise à contrebalancer les conséquences négatives éventuelles de l'effet de levier considérable dont peuvent disposer ces fonds pour déstabiliser, non pas une économie, mais des circuits financiers ou une situation nationale bancaire donnée.

Par ailleurs, le fait de renforcer les contraintes prudentielles sur les opérations qui seraient menées avec des centres offshore me paraît une bonne idée. Il faudra cependant s'interroger sur l'exploitation et le traitement que nous pourrons faire de ces informations. C'est le problème que TRACFIN peut rencontrer au niveau national.

M. le Président : Pour procéder à vos contrôles, vous avez sans doute des critères de sélection particuliers. Des signes extérieurs de blanchiment, le montant des opérations ou le nombre de transactions faites avec des centres offshore constituent-ils des critères ? La lutte contre le blanchiment fait-elle partie des priorités justifiant les contrôles ?

M. Jean-Louis FORT : Nous intervenons effectivement sur la base de tels critères qui se recoupent assez largement avec d'autres critères purement prudentiels, critères portant sur l'organisation, la sécurité des opérations, la qualité du management, et la nature des relations internationales.

Quand dans un établissement, il nous arrive de ne rien avoir à redire, nous avons tendance à penser que nous sommes passés à côté de quelque chose mais, sur le terrain, c'est très difficile à prouver. Nos inspecteurs nous font parfois part de leur perplexité.

Je ne parle même pas de l'application stricte de la loi et de la notion, par exemple, d'opération complexe. Vous avez des opérations très critiquables, qui sont tout à fait simples dans leur expression. La complexité vient de l'intention et de l'environnement éventuel. Tout cela est très difficile.

Je reviens au problème du traitement de la monnaie. Même au sein des instances internationales, nous avons toujours considéré que les établissements traitant de la monnaie devaient être des banques ou des établissements bénéficiant d'un enregistrement spécifique. Tous les pays ne sont pas de cet avis. Certains considèrent qu'il doit y avoir une ouverture plus large à la circulation de l'argent. Ce fait peut créer un contexte facilitant le blanchiment des opérations.

Actuellement, dans une banque qui se respecte et qui ne veut pas être mêlée à des opérations de ce genre, la situation sera très différente selon qu'il existe ou non une culture de lutte contre le blanchiment bien installée. Je le vois bien, parce que nous devons nous-mêmes sensibiliser nos inspecteurs en la matière.

Dans les banques où cette culture n'existe pas, aucune question ne se pose. Les problèmes des relations financières de clientèle, des flux financiers de ou vers telle sphère de clientèle ou tel établissement ne sont jamais abordés à travers le prisme du blanchiment. Cet aspect n'est vraiment pas envisagé ou traité. En revanche, dans les banques sensibilisées à ce phénomène, des interrogations apparaissent. Il est arrivé qu'un banquier vienne me demander conseil sur telles ou telles opérations qu'on leur proposait.

M. le Président : Quelle a été votre réponse ?

M. Jean-Louis FORT : En l'espèce, l'affaire paraissait assez claire. (Sourires.)

M. le Président : Quelle est la culture la plus fréquente ?

M. Jean-Louis FORT : Je crois malheureusement que c'est l'absence de prise en compte réelle du problème de blanchiment, dans cet aspect le plus difficile mais le plus large, qui consiste à s'interroger sur des relations de clientèle importantes.

De façon générale, les établissements de taille importante qui pratiquent des opérations de crédits, des opérations de marché et beaucoup d'interbancaire, ont généralement une culture du risque, dans toutes ses acceptions, que l'on regroupe sous le terme de contrôle interne, et le blanchiment en fait tout naturellement partie.

Le risque est très mal perçu chez les changeurs manuels qui sont de toutes petites structures, une à cinq personnes pour un bureau de change classique, et ne disposent pas d'association professionnelle susceptible d'engager des actions de sensibilisation. Le changeur manuel de surcroît n'a pas l'habitude des contrôles, à l'inverse des établissements de crédits qui eux sont soumis au contrôle prudentiel.

La simplicité de ces opérations de change manuel ne doit pas cacher que cela reste encore un moyen non négligeable de blanchiment d'argent pour des montants élevés. On peut facilement blanchir en quelques secondes chez un changeur manuel 50 millions de francs. Par rapport aux sommes mondiales qui sont évoquées dans la presse, cela peut paraître petit, mais ce n'est pas négligeable non plus.

Le problème qui se pose aux grands établissements est celui de leurs implantations extérieures, filiales ou agences à l'étranger, pour lesquelles ils ont quelques difficultés de visibilité. Or le réseau bancaire français est très dense - c'est l'un des trois plus grands du monde - et exige des établissements une discipline interne extrêmement forte et rigoureuse, avec une remontée de l'information au siège qui doit être totalement transparente et exhaustive. L'affaire de la Barings ne peut s'expliquer autrement que par une défaillance du processus de contrôle interne.

Il semble donc que la vraie réponse ait été apportée - il faut quand même une note d'espoir - sur le plan prudentiel, avec l'exigence très forte que nous avons posée depuis début 1997, avec le règlement 97-02 de production de rapports sur la façon dont les banques travaillent, documents que nous exploitons très sérieusement et de mise en place d'un contrôle interne. Cela oblige à une très forte discipline collective parce que les acteurs savent qu'ils travaillent sous l'_il d'un contrôleur et qu'ils auront à rendre compte. Dans le dispositif de lutte contre le blanchiment, c'est un élément de fond extrêmement important pour créer cette culture que j'évoquais auparavant là où elle n'existe pas encore.

Cette absence de culture ou ce laxisme peuvent être observés dans d'autres domaines de l'activité bancaire. La crise immobilière la plus profonde et la plus grave que nous ayons connue, au début des années 1990, a révélé que les banques ne respectaient même pas les règles internes qu'elles s'étaient posé vis-à-vis des promoteurs et autres.

C'est un tout. Je pense réellement que la contrainte imposée aux banquiers de se doter d'une meilleure organisation va dans le bon sens ; que chaque acteur sente qu'il travaille de façon connue sous l'_il de représentants de son institution et que son action sera jugée par un collègue qui rapportera directement au directeur général, est un pas important, qui ne dissocie pas le respect des règles prudentielles de la lutte contre le blanchiment. C'est une discipline collective globale qui est ainsi créée.

M. le Rapporteur : Monsieur le secrétaire général, lorsque vous « débarquez » dans une banque, pour quelles raisons décidez-vous d'y aller ? Avez-vous un état statistique grossier des raisons pour lesquelles vous vous y rendez ?

M. Jean-Louis FORT : Pour les banques, la Commission bancaire établit au début de chaque année la liste des enquêtes qu'elle va réaliser dans les douze mois à venir. Le secrétariat général prépare le travail et la Commission bancaire donne une ligne directrice, infléchit et nous interroge sur les raisons qui nous poussent vers telle ou telle banque, etc.

Nous cherchons d'abord les établissements qui doivent faire l'objet d'un contrôle très serré, soit parce qu'ils ne sont pas en bonne situation et que leur solvabilité finale est en cause, soit parce que tel ou tel élément de faiblesse important nous est apparu, soit parce que nous y sommes allés récemment et que nous devons voir si les recommandations que nous avons faites ont été suivies d'effet. Trop souvent dans le passé, il nous est arrivé de faire une belle enquête, de bonnes recommandations et de revenir quatre ou cinq ans après pour constater que rien n'avait changé.

Ensuite, nous faisons des enquêtes dites de routine. Il m'est arrivé de rencontrer parfois des banquiers qui partaient à la retraite en me disant qu'ils n'avaient jamais vu la Commission bancaire chez eux. C'est embêtant ; le gendarme doit se montrer. Nous avons donc développé notre nombre d'enquêtes de routine qui servent un peu de variable d'ajustement par rapport à nos capacités d'enquêtes, qui ne dépassent pas 300 enquêtes par an.

Ces enquêtes de routine doivent actuellement représenter moins de 50 % de l'ensemble. Il existe maintenant des réseaux dans lesquels nous pouvons aller moins souvent car nous avons confiance dans leur système d'enquête et d'inspection internes.

Nous avons également des enquêtes dites d'urgence. Un événement, une information arrivent et nous devons aller immédiatement aller dans l'établissement. Cela peut être une difficulté de trésorerie, la défaillance d'un grand emprunteur, une information que nous recevons sur des comportements. Dans les orientations que nous donnons à nos enquêtes, il y a évidemment place pour des enquêtes de blanchiment. Nous effectuons certaines enquêtes en prenant en compte le fait qu'il serait intéressant de regarder ce que fait l'établissement sur le plan du blanchiment, parce que notre attention a été attirée par tel ou tel organe sur ce risque.

M. le Rapporteur : Travaillez-vous à partir des information transmises par le réseau de la Banque de France et quel est dans ce cas l'importance du rôle joué par les délégations régionales de la Banque de France ? Il me semble, en effet, que certaines opérations peuvent plus facilement attirer l'attention au niveau local qu'à l'échelon central.

M. Jean-Louis FORT : Je me suis exprimé ce matin devant la moitié des directeurs du réseau, c'est-à-dire 105 personnes, sur des problèmes concernant le contrôle prudentiel et nous avons traité de ce sujet.

Nous obtenons des informations sur des situations locales à partir des études systématiques faites par les banques sur leurs agences. Cela étant, ces études portent essentiellement sur les risques clientèle pris par ces établissements de crédit, bien entendu, puisque c'est cela qui peut les mettre en cause, sur le comportement des dirigeants et l'image qu'ils donnent sur la place et sur leur insertion dans le monde financier. Il est arrivé que notre attention soit attirée sur des relations un peu particulières développées par certaines banques.

Ces informations concernent surtout les places où l'implantation bancaire locale est forte, c'est-à-dire où vous avez une caisse régionale de Crédit Agricole, une Banque Populaire, un certain nombre d'établissements spécialisés. Lorsqu'il s'agit des implantations locales des grands réseaux et des grands établissements financiers, il est certain que le directeur local a finalement peu d'informations.

M. le Rapporteur : Vos inspecteurs mènent-ils des enquêtes d'initiative ?

M. Jean-Louis FORT : Non car ils n'ont pas compétence pour cela.

M. le Rapporteur : Nous souhaiterions avoir communication, de manière exhaustive, des décisions qui sont intervenues au terme des procédures disciplinaires que vous avez engagées, qu'elles concernent les changeurs manuels ou les établissements de crédits.

Nous souhaiterions également savoir combien se rapportent à des infractions s'apparentant à du blanchiment et combien ont donné lieu à une communication à la justice sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale.

Nous souhaiterions également que vous nous communiquiez un état exhaustif, sur chacun de ces dossiers, de l'issue pénale qui leur a été réservée.

Enfin, lorsque vous avez un petit établissement de crédit qui n'a que quelques activités et dont l'aire géographique est assez limitée, voyez-vous le blanchiment à travers les difficultés prudentielles ? Pensez-vous notamment que l'apparition de signes alarmant de non-respect des normes prudentielles, donc de normes inspirées de préoccupations économiques, peuvent suffire à éveiller les soupçons ?

Autrement dit, ce n'est pas parce qu'une banque est déséquilibrée qu'elle a pu blanchir de l'argent et, inversement, ce n'est pas parce qu'une banque a blanchi de l'argent qu'elle ne pourrait pas être prospère.

M. Jean-Louis FORT : D'une façon générale, dans les banques, contrairement à ce que l'on peut voir chez changeurs manuels qui forment un population très particulière, nous ne décelons pas d'opérations de blanchiment notable sans relations transnationales. Donc, par nature, une petite banque aux activités domestiques ne nous paraît pas pouvoir être le siège d'opérations de blanchiment.

Si je regarde la liste des établissements que nous avons contrôlés - et je suis désolé de ne pas pouvoir vous donner des noms mais vous comprendrez que je suis tenu à un secret professionnel absolu à cet égard - je constate que les établissements dans lesquels nous avons trouvé des opérations de blanchiment, sont des établissements étrangers qui ont par nature des relations internationales. Je ne dis pas que c'est parce qu'ils sont étrangers qu'ils ont fait du blanchiment mais je dirais plutôt qu'ils étaient en position d'être le siège d'opérations de ce genre.

M. le Président : Est-ce à dire que vous n'avez pas de banque française impliquée dans ces opérations de blanchiment ? Celles-ci traitent quand même beaucoup d'affaires sur le plan international.

M. Jean-Louis FORT : Si l'on considère la période des cinq dernières années, il y en a effectivement.

Je voudrais insister très précisément sur les missions qui nous sont conférées par la loi et rappeler qu'il n'appartient en aucun cas à la Commission bancaire de détecter les opérations de blanchiment. Il s'agit pour elle de vérifier que les obligations de vigilance sont effectives au sein des établissements qu'elle contrôle.

Bien entendu l'examen des critères d'organisation et de management peuvent déjà être des signes, des indices, de lacunes en matière de vigilance vis-à-vis du blanchiment. Mais, encore une fois, notre rôle n'est pas de détecter les opérations de blanchiment, même si cela peut nous arriver.

M. le Rapporteur : Lorsque vous voyez une banque qui, par exemple, octroie exclusivement - mettons que cela soit l'objet exclusif de son activité - du crédit à moyen et long terme et qui se refinance avec du crédit à très court terme, cela vous alerte-t-il ? Que faites-vous lorsque cette situation apparaît au bilan après avoir croisé les dettes et les créances ?

M. Jean-Louis FORT : Ma réaction sera d'évaluer le risque lié à cette transformation, en raison de la dépendance que cela implique en termes de trésorerie et du poids que cela fait peser sur le risque de taux d'intérêt en termes de conditions d'exploitation.

En pareil cas, nous vérifions très soigneusement les raisons pour lesquelles la banque se livre à cette transformation qui peut être excessive au regard de la réglementation prudentielle. Si c'est le cas, nous allons reprocher l'infraction, sinon nous allons tout de même regarder objectivement ce que cet élément de vulnérabilité implique pour l'établissement et voir dans quel environnement il s'est assuré ce type de ressources et pourquoi. La plupart du temps, c'est parce qu'il ne trouve pas sur le marché des prêts longs, car il n'a pas l'assise financière suffisante. Il y a des effets d'éviction assez forts sur les marchés actuellement et le raccourcissement de la durée des refinancements est un élément qui éveille notre attention car il est souvent significatif d'une évolution défavorable de l'établissement perçue par le marché.

M. Jacky DARNE : Il me semble que votre démarche est d'abord celle d'un contrôle général de la banque à travers sa stratégie, sa politique, sa solidité, sa solvabilité et le respect des règles prudentielles, la détection du blanchiment n'étant qu'un aspect dérivé de ce contrôle ? Mettez-vous en place des procédures de contrôle ad hoc pour lutter contre le blanchiment.

J'imagine d'autre part que vos inspecteurs disposent d'une sorte de vade-mecum, des contrôles à mettre en _uvre. Comment ce document de référence est-il structuré ? Existe-t-il un chapitre plus spécifique consacré au blanchiment ?

M. Jean-Louis FORT : Nos missions sont définies par l'article 37 de la loi bancaire : « La Commission bancaire est chargée de contrôler le respect par les établissements de crédit des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables et de sanctionner les manquements constatés. » Cela inclut bien entendu le blanchiment à travers le respect, dont nous devons vérifier qu'il est assuré par les établissements de crédit, des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables.

Par ailleurs, la Commission bancaire examine les conditions de leur exploitation et veille à la qualité de leur situation financière. C'est du contrôle prudentiel pur.

« Elle veille au respect des règles de bonne conduite de la profession. » Cela a trait aux comportements professionnels.

La loi sur le blanchiment est venue s'ajouter à ce dispositif préexistant et nous avons dû mettre en place une application spécifique, ce qui n'est pas facile. Nos inspecteurs, qui viennent nous interroger, nous le disent très souvent. Les enquêtes diligentées par nos inspecteurs obéissent à un certain nombre de ces règles que je pourrais vous faire parvenir. Il est vrai que les enquêtes thématiques vont exclure le blanchiment, mais ce n'est pas la règle, c'est l'exception.

Par ailleurs, nous organisons très régulièrement avec TRACFIN des sessions de formation de nos inspecteurs de façon à les sensibiliser à ce qui n'est pas leur métier initial.

M. Jacky DARNE : Les enquêtes sont-elles effectuées par un inspecteur seul ou sont-elles menées par une équipe ?

M. Jean-Louis FORT : Même dans de petits établissements, nous essayons de faire en sorte qu'il y ait au minimum un binôme parce que rien n'est pire que la réflexion solitaire. Dans ce domaine, il faut pouvoir éprouver ce que l'on observe sur quelqu'un d'autre que l'assujetti au contrôle.

Selon la taille des établissements, les équipes peuvent aller de quatre à vingt inspecteurs. La Commission bancaire, depuis fin 1997, a décidé de développer de plus en plus d'enquêtes sur les très grands établissements qui ne sont pas censés poser de problèmes de solvabilité finale spécifique, ce qui nous amène à constituer des équipes très importantes. Toutefois, nous n'avons pas encore fait d'enquête thématique dans les très grands établissements sur le thème du blanchiment.

M. Jacky DARNE : Vous décriviez tout à l'heure des opérations qui vous apparaissaient difficiles. Pensez-vous que vous seriez un organisme bien placé pour demander à tous vos enquêteurs de repérer les procédures internes mises en _uvre dans chacune des banques pour répondre à telle évolution technologique ou lutter contre tel ou tel procédé que des voyous financiers internationaux auraient pu mettre en place ?

Je constate que tout le monde déplore l'émiettement de l'information et l'absence d'action coordonnée pour combattre la délinquance financière et le blanchiment. C'est une question de technologie, de moyens ou de procédures. Vous insistez sur le contrôle interne, et je partage votre point de vue, encore faut-il en élaborer des règles !

M. Jean-Louis FORT : Sur le contrôle interne, nous avons fait adopter, par le comité de la réglementation bancaire et financière, un règlement très précis et très exigeant. Nous exploitons plusieurs centaines de kilos de rapports tous les ans que nous traitons de manière bilatérale avec les établissements de crédit. Nous veillons à ce que leurs contrôles internes soient parfaitement adaptés à leurs activités, leurs besoins et leur taille. Nous en faisons une gestion dont nous essayons qu'elle ne soit pas purement administrative, mais qu'elle tienne compte des données réelles.

Puis, avec l'aide des meilleurs spécialistes de la profession, nous avons publié un livre Blanc recensant les meilleures pratiques de contrôle interne. Cela nous paraissait d'une bonne pédagogie.

Nous ne baissons jamais les bras, mais il faut avoir le cuir épais quand on est contrôleur bancaire dans n'importe quel pays, et particulièrement en France.

Dans le cadre du GAFI et d'instances internationales comme le Forum de stabilité, nous menons trois types de réflexion sur la caractérisation des types d'opération qui peuvent permettre le blanchiment des capitaux ; sur la notion de juridiction non coopérative - nous en avons déjà parlé - ; et sur les dangers contenus par les nouvelles technologies de paiement dans l'équipement des réseaux bancaires et financiers.

M. le Président : Existe-t-il dans tous les pays d'Europe des organismes similaires au vôtre ? Quelle est la nature de vos relations ? La plupart des banques ont des succursales dans d'autres pays ; lors de vos enquêtes, bénéficiez-vous d'échanges d'informations ?

M. Jean-Louis FORT : La principale instance de coopération est le groupe de contact qui se réunit régulièrement et travaille actuellement sur la modification de la directive du 10 juin 1991 relative au blanchiment des capitaux. Nous avons conclu des mémorandums avec toutes les autorités de contrôle bancaire européennes. Nous avons la possibilité de nous communiquer toutes les informations qui sont nécessaires aux uns et aux autres. Nous nous répartissons les tâches s'agissant des filiales et des agences opérant dans les autres pays. Cela fonctionne très bien. Nous pouvons même nous rendre à l'étranger.

M. le Président : Avec tous les pays ?

M. Jean-Louis FORT : Avec tous les pays européens.

M. le Président : Vous n'avez vraiment pas de problèmes avec la Suisse ou avec le Luxembourg ? Avec Londres ? Vous seriez les premiers à nous dire cela dans les matières qui nous occupent.

M. Jean-Louis FORT : Sur l'approche strictement prudentielle, je vous confirme que nous n'avons aucun problème avec les pays de l'Union européenne.

A l'inverse, nous avons eu des problèmes considérables avec la Suisse, à telle enseigne que nous nous avons refusé à un moment de maintenir dans le contrôle consolidé les implantations françaises en Suisse.

M. le Président : Y compris Paribas ?

M. Jean-Louis FORT : Y compris Paribas.

Depuis quelque temps, nos homologues suisses semblent être plus réceptifs. Un accord est d'ailleurs en cours d'élaboration avec eux pour bien fixer les limites.

M. le Président : Dans le cas que vous évoquiez, des banques françaises installées en Suisse, vous aviez des difficultés pour qu'elles respectent les règles prudentielles classiques ?

M. Jean-Louis FORT : Nous avions des difficultés d'information, c'est-à-dire que nous n'avions pas la possibilité de connaître nominativement la clientèle et donc, d'avoir de façon consolidée une approche exhaustive des risques individuels encourus par l'établissement.

M. le Président : Avec les trusts et les types de sociétés qui existent en Angleterre ou en Hollande, avec les fiduciaires en Suisse ou ailleurs, les comptes à numéros en Autriche, vous ne rencontrez pas de difficultés si vous voulez, par exemple, identifier les ayants droit ?

M. Jean-Louis FORT : Les accords de coopération que nous avons conclus avec nos homologues des autres Etats parties à l'accord sur l'espace économique européen portent sur la possibilité d'aller enquêter dans une succursale ou dans une filiale d'une banque française dans cet Etat. De ce point de vue, nous ne rencontrons aucun problème. En ce qui concerne les Etats non parties à cet accord, la loi sur sécurité financière vient juste de nous autoriser à signer des accords avec leurs autorités.

Je reconnais que cette approche ne concerne pas directement le problème du blanchiment ou celui des comptes à numéros.

Lorsque nous sommes allés enquêter pour la première fois à Monaco, nous avons bien vu que la pratique des comptes avec des prête-noms, essentiellement des comptes de dépôt était une industrie. Pour le contrôleur qui sait que le risque prudentiel est pris du côté des emplois et non des ressources, nous nous trouvions du bon côté.

Mais vous avez raison, il est évident que la Suisse et le Luxembourg, bien que ce dernier ait fait de grands progrès, sont des cas plus difficiles.

M. le Président : Il apparaît que le blanchiment se sert souvent soit de prises de contrôle d'entreprises commerciales, directes ou indirectes, soit intervient dans des montages - augmentation de capital, prise de participation. Souvent, les banques sont chefs de file ou organisent le tour de table. Des mesures particulières de contrôle sont-elles prévues dans ces cas par la Commission bancaire ?

M. Jean-Louis FORT : L'analyse de l'attitude de vigilance des banques chefs de file dans le cas de pool de syndication ou de ce type d'activité fait partie des éléments de vérifications mis en _uvre par nos inspecteurs.

M. Jacky DARNE : Peut-on considérer que les opérations internationales passant par les centres offshore et le change manuel sont les deux principaux points faibles du système ? Le blanchiment manuel étant du blanchiment primaire, peut-on dire que le reste est du blanchiment secondaire dans la mesure où il s'agit déjà de capitaux qui sont passés dans un circuit bancaire et que remonter l'opération est plus difficile, alors que le change manuel est l'endroit où l'on peut déceler le délit primaire ?

M. Jean-Louis FORT : Tout à fait et l'on peut d'autre part distinguer entre le blanchiment de base, qui existera toujours, et un blanchiment plus sophistiqué, plus technologique qui passe par des réseaux internationaux.

M. Jacky DARNE : Il me semble qu'il y a deux réalités extrêmes dans le blanchiment : les mouvements internationaux et un aspect très local où le dealer du coin verse 20 000 francs sur un compte pour entrer ensuite dans un système scriptural. Or le contrôle interne sur ce tout premier élément de placement de base me paraît peu élaboré.

M. Jean-Louis FORT : C'est en principe ce phénomène que l'on décèle le plus facilement, comme en témoigne la forte proportion, par rapport au nombre d'enquêtes, des changeurs manuels qui font l'objet d'une procédure disciplinaire devant la Commission bancaire.

C'est là un domaine dans lequel la Commission bancaire est à l'aise.

Par ailleurs, il est tout à fait exact que des opérations sophistiquées de blanchiment se réalisent par acquisition d'entreprises, de participation, de fusion, etc. La loi ne nous donne pas de mission de recherche en la matière. Si nous l'avions, il nous faudrait évidemment être dotés de moyens juridiques et humains différents.

On me dit, par exemple, qu'à Monaco sur la Cote d'Azur, à Paris des mafias de l'Est sont venues s'installer... Mais notre approche de ce problème, malheureusement, avec les moyens juridiques dont nous disposons et les obligations qui nous sont faites par la loi, est vraiment tout à fait accessoire. Nous ne percevons qu'une toute petite partie de cela.

Je vous ferai parvenir les éléments chiffrés et la note de présentation que j'avais faite sur notre rôle et les procédures de contrôle interne mises en place dans les établissements financiers.

M. le Président : Nous souhaiterions également disposer du manuel pratique remis à vos inspecteurs.

M. Jacky DARNE : Est-il envisageable pour les membres de la Mission de suivre un inspecteur lors d'une journée d'enquête ?

M. Jean-Louis FORT : Je transmettrai votre demande à la Commission bancaire.

M. le Président : Ce serait là faire preuve d'un grand souci de transparence que nous apprécierions.

Audition de M. René WACK,
chargé de mission au Crédit Lyonnais,
risk manager
pour la sécurité financière

(procès-verbal de la séance du 13 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Nous vous remercions de vous être rendu à notre invitation. Vos responsabilités actuelles de risk manager au Crédit Lyonnais vont nous permettre de mieux connaître le travail qui se fait à l'intérieur des banques et les difficultés qu'elles peuvent rencontrer dans la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment en même temps que votre expérience professionnelle passée nous apportera un témoignage concret des plus précieux.

M. René WACK : Mon parcours professionnel est caractérisé par la lutte contre la délinquance financière. Même si je suis actuellement en disponibilité, je fais toujours partie du corps des commissaires de police au sein duquel j'ai consacré toute ma carrière à la répression de la délinquance financière.

Tout d'abord, j'ai appartenu pendant plus de huit ans à la brigade financière de la préfecture de police de Paris où je me suis intéressé à la délinquance en col blanc, c'est-à-dire aux dérives du monde des affaires : abus de biens sociaux, banqueroute frauduleuse, délit d'initié, tout ce qui défraie la chronique du monde financier.

Ensuite, en 1985, on m'a demandé de créer une brigade de recherche et d'investigation financière, la BRIF. Je me suis alors intéressé à la délinquance financière professionnelle, c'est-à-dire à ceux qui ont « Escroc » marqué sur leur carte de visite, et ne vivent que de cela, avec fausses cartes de crédit, faux chèques, faux ordres de transfert, etc. Il existe en effet une délinquance financière organisée professionnelle, qui permet de bien vivre.

Enfin, en 1989, le ministre de l'intérieur m'a demandé de prendre la tête de l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) qui était en cours de création. L'objectif était d'utiliser l'angle financier pour lutter contre le crime organisé. Je m'intéressais donc à l'argent de la mafia italienne, des cartels colombiens, des triades, de la mafia russe, etc. Parallèlement, à partir de 1992, on m'avait également confié les grands escrocs internationaux ainsi que le service central qui luttait contre la grande criminalité informatique, car il existe des liens entre ces différents aspects.

Fin 1995, le Crédit Lyonnais est venu frapper à ma porte. J'ai rencontré Jean Peyrelevade et Pascal Lamy, le secrétaire général.

M. le Rapporteur : Vous les connaissiez ?

M. René WACK : Non, mais je connaissais Jean-François Verny, l'actuel secrétaire général, que j'avais rencontré, en 1983 ou 1984 lorsqu'il était responsable des affaires juridiques du Crédit Lyonnais, à propos de certains dossiers. En raison de mes fonctions de responsable de l'Office, je connaissais bien le monde bancaire, je le fréquentais régulièrement, et j'y étais connu. Je donnais des conférences dans les banques, dans les compagnies d'assurances, je participais à des rencontres à l'Association française des trésoriers d'entreprises.

Il n'y a pas eu de lien de cause à effet entre ma fonction et le fait que j'aille au Crédit Lyonnais. Le Crédit Lyonnais avait des difficultés et ses responsables cherchaient un expert pour les aider à résoudre leurs problèmes.

Ma fonction a évolué et, maintenant, j'ai en charge les risques opérationnels liés à la sécurité financière sous l'angle du contrôle interne : prévention de la fraude externe et interne, blanchiment, risque d'image, risque pénal en général, mise en place de procédures de contrôle pour être prévenu le plus tôt possible et éviter les déboires à l'extérieur.

Je garde mon rôle de conseiller de la banque et je mets en place des procédures dans le private banking au niveau international qui permettent d'apprécier les risques dans tel pays ou pas.

M. le Président : Vos fonctions étaient importantes, vous avez lancé l'Office central et étiez considéré comme un pionnier sur toutes ces questions. Est-ce une forme de lassitude ou le sentiment que l'on ne vous donnait pas les moyens d'être efficace, qui vous ont poussé à aller dans une grande banque pour traiter d'un aspect plus limité de la lutte contre la délinquance ?

M. René WACK : Pourquoi ai-je décidé, en 1995, de prendre une autre orientation ?

Premièrement, je me trouvais à ce moment-là, sur le plan de la carrière, à la croisée des chemins : soit, je restais au ministère de l'intérieur et j'avais 99 % de chances de redevenir généraliste, soit je restais dans ma spécialité et il fallait que je change d'environnement.

Deuxièmement, en choisissant le Crédit Lyonnais, je suis allé dans un établissement qui connaissait de grandes difficultés et avait besoin d'une approche plus professionnelle. J'avais été à l'origine de deux créations de services dans l'administration et on me demandait là aussi de créer quelque chose, ce que j'ai fait avec ce département risk management au sein du Crédit lyonnais.

Je suis en disponibilité mais je ne sais pas si je terminerai ma carrière au Crédit Lyonnais.

J'avais effectivement fait le tour de la question, sachant que la lutte contre la délinquance financière, je l'ai vécue à l'Office, est sûrement le travail le plus ingrat. On lance énormément de filets pour très peu de prises. De mon expérience de six ans à la tête de l'Office, je n'ai trouvé qu'une seule technique d'enquête qui permette vraiment d'attaquer le crime organisé sous l'angle financier, c'est la technique de l'infiltration. Je n'ai fait aucune enquête sur la base de déclarations de soupçon du monde financier.

Je rencontre actuellement le même problème, mais je possède un avantage parce que j'ai conservé mon réseau de relations. Dans une banque, entre M. Dupont et M. Durant, je ne sais pas lequel est intéressant. Au contraire, dans un service de police, en ayant un renseignement venant du monde criminel ou d'autres services de police, quand on me dit que M. Durant est susceptible d'être membre du crime organisé, je ne m'occupe que de M. Durant. J'essaie d'approcher M. Durant, je lui rends des services et je découvre tout le réseau derrière.

Plutôt que de parler de façon théorique, je peux évoquer l'affaire « Margarita » et vous montrer comment, dans une opération d'infiltration, nous avons réalisé, en partant de l'angle financier, la plus belle affaire de démantèlement de trafic de stupéfiants de ces dernières années. Nous n'avons pas saisi énormément de marchandises, mais le résultat s'est soldé par 150 ans de prison, ce qui me semble plus efficace que de saisir une tonne de cocaïne et d'arrêter un petit intermédiaire, qui est un demi-sel. Dans cette affaire, nous avons identifié les vrais maîtres d'_uvre colombiens, les blanchisseurs et les patrons des cartels.

M. le Président : Si je comprends bien, vous nous dites que le système mis en place institutionnellement - obligation de déclaration, fonctionnement de la commission bancaire etc. - ne permet pas à un enquêteur de faire son travail jusqu'au bout. De votre point de vue, le seul outil efficace est d'infiltrer des agents à l'intérieur des réseaux criminels. Vous portez là un jugement assez sévère sur le bilan des dispositifs.

M. René WACK : Je tempère mon propos. J'étais un des experts du GAFI depuis sa création en 1989 jusqu'au moment où j'ai quitté l'Office et je peux dire que tout ce qui a été mis en place est très efficace à titre préventif pour sensibiliser les professions, pour permettre de rejeter ces milieux criminogènes et compliquer la vie des délinquants. Mais, en revanche, en matière de répression de la grande criminalité organisée, ce dispositif reste inefficace.

Il suffit de regarder les exemples d'enquêtes judiciaires qui sont parties de déclarations de soupçon, pour constater que ce sont de petites affaires. Ce n'est pas du niveau d'un Office central. Cela ne m'intéressait donc pas. Le blanchiment de proximité, c'est important, mais ce n'est pas le rôle d'un service central qui doit lutter contre la délinquance internationale : on ne trouvera jamais les parrains russes ou de la mafia dans la banlieue française.

M. Michel HUNAULT : Vous parlez de l'inefficacité des instruments mis en place, mais y a-t-il une véritable volonté de les utiliser ?

M. René WACK : Le nombre de déclarations de soupçon en France est assez important. Le Crédit Lyonnais, et je fais un tri, en adresse une centaine par an. Pour vous faire une confidence, sans trahir de secrets d'Etat, les plus belles affaires, je ne les ai pas vues en France au Crédit Lyonnais, mais ailleurs. On a chassé le point d'entrée en France et cela a compliqué la tâche de ceux qui luttent contre ce type de délinquance qui maintenant passe par des pays où il n'existe pas de législation contraignante.

Pour moi, le blanchiment se traduit, en pratique, par deux opérations.

Tout d'abord, l'argent du crime organisé est en espèces et le problème existentiel des criminels est de les convertir sous forme de monnaie scripturale. Cette première étape n'est pratiquement plus réalisable aujourd'hui en France ; je ne la vois donc plus et, malheureusement, c'est elle qui est la plus proche du crime.

La deuxième étape pour le crime organisé est de pouvoir justifier, aux yeux des tiers, ses sources de revenus. Par exemple, un proxénète ne peut pas dire qu'il a un train de vie aisé parce qu'il a une douzaine de filles qui travaillent pour lui. Il est obligé de monter un stratagème pour justifier ses sources de revenus. Or, le monde bancaire et le monde financier en général dispose des instruments qui permettent de faire ressortir de l'argent à d'autres endroits, instruments qui sont d'ailleurs souvent utilisés à l'insu du monde bancaire.

Le crédit documentaire, par exemple, est un outil extraordinaire en matière commerciale puisque l'on paie sur la documentation. Si une transaction commerciale véritable sous-tend un crédit documentaire, c'est très bien. Mais si la même personne est des deux côtés, la documentation va être parfaite et la banque, de toute bonne foi, va servir d'alibi à des transferts de flux qui n'ont aucune justification économique. Je suis en train de mettre en place des indicateurs d'alerte pour voir si des opérations prétendument commerciales le sont réellement et si, sur le plan du commerce international, elles ont une logique ou non. Mais c'est très compliqué.

Le problème auquel nous sommes actuellement confrontés, c'est que le cash que l'on a refoulé de notre pays et des autres pays occidentaux, se trouve maintenant mêlé dans des pays où l'économie est principalement en espèces. D'où le phénomène des pays de l'Est et de la Russie.

Vous connaissez, sans doute, le système du money transfert Western Union, qui dit : « Vous êtes à New York, vous avez perdu votre portefeuille. Venez à notre guichet, nous nous chargeons d'appeler un membre de votre famille qui déposera 500 dollars en espèces à Paris et, une heure après, cette somme sera à votre disposition à New-York. » L'argument commercial est imparable.

J'étais encore le patron de l'Office lorsqu'une banque est venue me trouver en disant que de très nombreux Sri Lankais venaient déposer de l'argent en espèces, de l'ordre de 3 000 ou 5 000 F, jamais plus de 10 000 F. Au total, des sommes énormes arrivaient à leurs guichets et, fait surprenant, tous ces Sri Lankais, qui d'ailleurs présentaient leur identité, donnaient le nom d'un cousin à Moscou où ils demandaient que l'argent soit mis à disposition.

Pourquoi Moscou ? Parce qu'à Moscou, vous pouvez aller voir n'importe quelle banque, faire des dépôts en espèces, c'est une opération tout à fait normale. On ne peut pas faire le tri entre les espèces d'origine criminelle et les autres. Il suffit d'avoir une coquille à Moscou, l'argent, ensuite, nous revient sous forme de virements, en transitant même par des banques américaines.

J'ai également vu dans une banque qui avait comme client non-résident un bureau de change en Amérique latine, des personnes qui venaient déposer des espèces pour le compte du bureau de change. Ces espèces ne partaient pas en Amérique latine, mais servaient à payer de grands groupes français, automobiles ou pharmaceutiques. Nous nous sommes donc interrogés : il s'agissait de compensation internationale et ce bureau de change, qui faisait fonction de banque dans certains pays d'Amérique latine, avait de grands groupes français comme clients ainsi que d'autres clients qui avaient besoin non pas d'espèces, mais de chèques ou de transferts. Par compensation, les espèces issues du trafic de stupéfiants restaient à Paris et servaient à payer Rhône-Poulenc, Renault, etc. En contrepartie, les Colombiens avaient un chèque tiré sur le bureau de change.

M. le Président : On lit que les machines à jeux illicites génèrent en France des flux d'argent liquide extrêmement importants pour le « milieu ». Selon vous, ce liquide part-il d'abord, par exemple, pour Moscou et sous quelle forme, avant de revenir s'installer chez nous dans l'immobilier ou la participation d'entreprise ?

M. René WACK : Allez vous promener à Budapest ou à Prague. Le nombre de casinos qui ont fleuri là-bas est extraordinaire. C'est comme si tous les Praguois ou tous les habitants de Budapest s'adonnaient au démon du jeu. Ce sont, en fait, de grandes machines utilisées maintenant par la mafia italienne pour faire rentrer le cash qu'elle récupère. C'est très facile maintenant de passer la frontière, aussi les espèces rentrent dans ces pays puis reviennent.

Bien sûr, il existe encore des places comme Monaco où il y a davantage de cash que chez nous, ou comme la Suisse, mais ces pays ont aussi fait le ménage. Il n'est plus possible maintenant de venir avec des sommes trop importantes, au-delà de 20 ou 30 000 F suisses. Ce n'est pas là que l'on a « les grandes lessiveuses ».

Je reviens sur l'opération « Margarita ». C'est un dossier qui a démarré de la façon suivante : lorsque j'étais le patron de l'Office, un jour, les douaniers américains viennent me voir pour me dire qu'ils avaient une opération très importante en cours à Atlanta, en Géorgie, avec un de leurs agents infiltré et qu'ils étaient en train de blanchir de l'argent du cartel de Cali. Ils avaient identifié le financier à Bogota qui récupérait une partie de l'argent venant du trafic de cocaïne aux Etats-Unis, grâce au réseau qu'ils avaient mis en place. Ce financier avait contacté leur agent sous couverture, lui disant qu'il y avait des problèmes pour rapatrier le cash qui se trouvait en Europe. Il leur manquait un homme à Paris, un à Madrid et un à Rome.

Les Américains nous ont demandé si nous pouvions présenter quelqu'un aux Colombiens. Le Colombien responsable du rapatriement de l'argent du trafic de cocaïne pour la France se prénommait Mario. Nous n'avions au départ aucun autre renseignement.

J'avais déjà un collaborateur qui travaillait pour moi, qui n'apparaissait jamais dans le service, que l'on a converti du jour au lendemain en homme d'affaires, et nous avons monté une filiale d'une société américaine d'import-export. Nous avons contacté des Colombiens et commencé à accepter des dollars issus du trafic.

Parallèlement, j'avais une équipe qui faisait un travail de terrain, surveillances, téléphone, etc. Mais l'opération la plus importante était le blanchiment, que nous réalisions avec l'aide d'une banque amie, qui était au courant.

En nous mettant à travailler, nous nous sommes rendu compte rapidement de différentes choses.

Jusqu'alors, nous pensions que les cartels étaient organisés dans la branche distribution et la branche financière. Je me suis en fait aperçu qu'il y avait une troisième branche, la plus importante, la branche logistique. L'argent venant du trafic de stupéfiants n'est pas entièrement rapatrié vers le pays auteur du trafic, une grande partie reste en France pour financer la logistique. C'est ainsi que nous avons découvert des appartements loués à Paris pour le passage des Colombiens. Le lieu de stockage des tonnes de cocaïne en transit en France était Saint-Pardoux Morterolles dans la Creuse, haut lieu du crime s'il en est.

Nous avons découvert l'endroit où ils achetaient des catamarans qu'ils faisaient construire spécialement avec une trappe en dessous avec accès à la mer, si jamais le catamaran se retournait ! Détail très intéressant : ces catamarans étaient payés par de l'argent provenant de bureaux de change de Houston au Texas.

Nous avons pu identifier toutes les personnes, y compris le responsable pour l'Europe, en poste à Madrid et Barcelone, qui était le neveu du patron colombien.

Tout cela grâce à l'analyse des flux financiers et à une enquête de police classique qui a permis, pour la première fois, de démanteler un réseau entier, avec les skippers, les bateaux, les lieux de stockage, l'argent, etc.

M. le Président : Combien cela vous a-t-il demandé de temps ?

M. René WACK : Une année intensive.

M. le Président : C'est rapide.

M. René WACK : Le problème était que nous avions même trop d'informations et j'ai dû accélérer le mouvement parce qu'à la fin, j'avais soixante-dix suspects alors que l'Office comptait soixante personnes. Actuellement, ils ne sont plus que vingt, pour des raisons que j'ignore.

Mais même avec soixante personnes, je n'avais pas assez de monde. J'ai donc dû faire appel à des services régionaux. Or, plus vous avez de monde au courant d'un dossier lorsque vous travaillez sur le crime organisé, plus il y a de risques de fuite ou d'indiscrétions - volontaires ou non, je ne porterai pas du jugement là-dessus. Nous avons dû hâter le dénouement et nous avons mené une opération conjointe avec les Américains qui, avec leurs méthodes, avaient invité le financier colombien à Atlanta, où ils l'ont arrêté. Nous avons arrêté tout le monde en France. En Italie, des gens ont également été arrêtés. Seuls les Espagnols n'ont pas pu jouer le jeu.

Cette opération d'infiltration s'est faite en étroite coopération avec M. Marin et Mme Fulgeras du parquet de Paris. Il y avait des comptes-rendus, nous nous voyions au moins une fois par mois, parfois même une fois par semaine parce que la situation évolue parfois très vite et qu'il faut prendre des décisions, d'autant que se posent des problèmes juridiques énormes parce que les opérations d'infiltrations ne sont permises en France qu'en matière de trafic de stupéfiants. Si nous avions découvert qu'il s'agissait d'argent provenant d'un trafic d'armes, nous aurions été dans l'illégalité.

Par ailleurs la loi qui permet ces opérations d'infiltration prévoit  que « tout officier de police et tout agent des douanes » peut y participer. Je me permettrais, modestement, de critiquer le législateur : il faudrait réserver cette technique pour certaines opérations et avec des services ultra spécialisés associant justice et police.

Je ne fais pas là d'élitisme, mais il faut des gens bien formés car on ne peut pas faire d'opérations d'infiltration, se faire passer pour un financier véreux, si l'on ne connaît rien au monde bancaire ou à celui de la finance. Par exemple, au début de cette opération, notre crédibilité a été jugée sur le pourcentage que nous demandions : il fallait que nous connaissions le coût de ce service à Paris. Je peux vous le dire, c'est 14 %. Nous aurions pu négocier à 15 ou 13 %, mais cela a un coût. Si on le fait pour rien, cela n'existe pas ; si on demande 25 %, on n'est pas crédible.

Il faut vraiment avoir une bonne connaissance du monde criminel pour être crédible dans ce genre d'opération. Je puis vous assurer que ce que nous avons appris sur les cartels colombiens montre bien que nous sommes en présence d'une criminalité ultra organisée, utilisant des techniques de services de renseignement. C'est ainsi qu'un Colombien qui se déplace dans Paris pour aller d'un point A à un point B change au moins cinq fois de taxi, qu'il appelle chaque fois à partir de bornes, jamais d'un téléphone. Lorsqu'un Colombien de Paris a besoin d'en appeler un autre à Marseille, il appelle un numéro de téléphone au Mexique en laissant un message à une boîte vocale, le message disant : « Si Pedro appelle, qu'il me rappelle tel jour à telle heure à tel numéro », le numéro étant celui d'une cabine publique. Si Pedro appelle, il recevra le message. S'ils ne peuvent se contacter, l'opération est annulée et on reprend un nouveau rendez-vous. Voilà le genre d'individus auxquels on a affaire.

Pourquoi ont-ils choisi comme lieu de stockage Saint-Pardoux Morterolles ? Ce village se situe en bout de réseau téléphonique, il était donc impossible de se brancher pour faire des écoutes car, techniquement, nous aurions pris une telle puissance sur la ligne qu'ils s'en seraient rendu compte. Le seul moyen d'écouter était donc de grimper sur les poteaux téléphoniques, comme dans certains films, mais on ne peut laisser quelqu'un au sommet d'un poteau télégraphique jour et nuit. Il s'agissait de grands professionnels qui ne laissent rien au hasard.

Impossible de faire la moindre filature, c'était un cul-de-sac. Tout était calculé. On a vraiment là affaire à des criminels organisés, spécialistes de la filature, de la contre-filature, etc. Mais nous savons tout cela parce que nous avons blanchi plusieurs centaines de milliers de dollars sur la place de Paris.

A cette occasion, j'ai aussi appris que j'ai blanchi à Paris non pas l'argent du trafic de cocaïne français, mais celui d'Espagne, d'Italie du Nord et de Londres, afin que je ne puisse pas faire de lien entre le trafic et l'argent.

Sur un transfert, nous avons interpellé les gens dont nous pensions qu'ils allaient chercher de la drogue à Madrid. En fait, ils faisaient des transferts physiques d'argent pour le ramener à Paris afin qu'il soit blanchi. Cet argent était même « prélavé », puisque je n'ai vu que des dollars, pas un franc ni une peseta ni une livre sterling. Ils utilisaient les services de n'importe qui, parfois d'étudiants, pour reconvertir des pesetas en dollars.

Toutes ces observations expliquent pourquoi l'infiltration est la seule technique que j'estime efficace pour lutter contre ce type de délinquance.

Lorsque je vois le battage médiatique qui est fait à propos des Russes, quelle erreur ! J'ai lu dans un article que l'on faisait du harcèlement administratif pour les empêcher de venir sur le territoire national. Moi, j'avais une autre méthode : je les laissais venir, je savais quel hôtel ils fréquentaient et je m'occupais de savoir ce qu'ils se disaient. Ce ne sont pas les mêmes techniques, mais c'est déjà du judiciaire proche du renseignement. Ensuite, on exploite des informations et on essaie de créer un organigramme.

Si aujourd'hui on me demandait ce qu'il faut faire en France pour lutter contre le crime organisé, je ne conseillerais pas de grands offices calqués sur le code pénal - office du trafic de stupéfiants, office de répression du banditisme, office du proxénétisme, du vol d'_uvres d'art, traite des êtres humains, grande délinquance financière, etc. Le vrai crime organisé, ce sont de véritables holdings : un jour, ils font du jeu clandestin, le lendemain du trafic de cigarettes et ils ont des activités multiples. Dès lors, tous les renseignements qui les concernent sont éparpillés entre tous les services opérationnels. Dans ces conditions, je conseillerais de créer une unité qui ne travaille que sur les Russes, quelle que soit la nature des infractions, une entité qui travaille sur les Colombiens, avec des gens qui parlent couramment l'espagnol, et une entité qui travaille sur les Chinois. Il se passe énormément de choses dans le Chinatown de Paris et la police française ne le sait pas car nous n'avons aucun collaborateur qui parle chinois.

M. le Président : Vous nous avez donné des exemples assez typiques de blanchiment et de délinquance issus du commerce de la drogue.

Nous avons eu l'impression que des affaires telles que celle que vous venez d'évoquer finissent tout de même par donner lieu à des procédures, des enquêtes et des condamnations. Mais beaucoup d'autres ne reposent pas sur un crime de cette nature et jouent parfois sur des sommes plus importantes, dérobées à l'intérêt général. Or il semble que celles-ci soient plus difficiles à démêler, à incriminer, à poursuivre et à sanctionner.

Pensez-vous que nous ayons les moyens de lutter contre cette délinquance en col blanc, et notamment la corruption ?

M. René WACK : J'ai connu la grande délinquance financière sous ses différents aspects.

La première différence s'établit entre, d'une part le blanchiment d'argent dont l'origine « noire » résulte d'une infraction de droit commun bien déterminée : prostitution, trafic de drogue, trafic d'armes, extorsion de fonds, et qu'il faut blanchir pour l'honorabiliser et, d'autre part, la grande délinquance financière de l'argent qui provient d'une activité économique normale, mais dont l'usage qui en est fait lui donne une connotation grise.

Ce n'est pas du tout la même chose. Dans le second cas, la question est de savoir si l'usage que la personne fait de ces fonds ne tomberait pas sous le coup de la loi. Dans ma fonction au sein de la banque, c'est plus difficile à déterminer.

En matière de corruption, il en va de même. Je vois un flux partir de telle société pour aller vers tel endroit, je ne sais pas forcément s'il s'agit de corruption ou d'un sous-contrat. Ce n'est qu'en connaissant le destinataire final que je peux dire si c'est ou non de la corruption. Mais souvent, on l'ignore totalement.

Tout cela est compliqué parce que les circuits actuels de blanchiment sont très complexes, surtout dans les pays comme la Russie. Pour vous donner un exemple, j'ai lu dans la presse que dix milliards de dollars avaient été blanchis par le crime organisé russe en six mois à travers la Bank of New York. Première observation, je ne connais aucune activité criminelle russe qui rapporte dix milliards de dollars de bénéfices en six mois. Ni la prostitution ni le trafic de stupéfiants ne rapportent autant d'argent : il y a donc des fonds d'autres origines qui s'y mêlent.

Dans cette affaire, un outil qui s'appelle Benex, et dont on a pu établir qu'il appartient à un membre du crime organisé, sert de vecteur. Au départ, l'argent du crime organisé vient des détournements, d'abus de biens, du pillage de l'Etat ou même de gens comme ces Sri Lankais. Tous ces flux empruntent le véhicule Benex et vont ensuite aux Etats-Unis, où ils sont à nouveau répartis dans quarante ou cinquante directions différentes. Donc, ce n'est qu'en connaissant le destinataire final des fonds que je peux dire qu'il s'agit de blanchiment.

Le même vecteur peut être utilisé par des hommes d'affaires pour des raisons diverses. Je me souviens d'avoir lu dans la presse, il y a quelques années, lorsque l'on parlait de l'affaire Schneider, qu'une officine de Lugano était à la fois utilisée par M. Pinault-Valenciennes et par un parrain de la mafia italienne, ce qui aurait pu laisser supposer une connexion entre ces deux personnes. Or, si l'on interroge M. Pinault-Valenciennes, je suis sûr qu'il ne connaît personne. Mais le problème est le suivant : parfois, une entreprise a besoin d'espèces, pour des raisons plus ou moins avouables, cela peut être bassement de la corruption, mais également de la discrétion.

M. le Président : Cette pratique est générale.

M. René WACK : Effectivement, quoiqu'actuellement, je n'en vois plus car au Crédit Lyonnais, je n'y suis pas favorable. Je ne délivre pas d'espèces aux entreprises.

M. le Président : Peut-être pas des espèces, mais des commissions sur les grands marchés ?

M. René WACK : D'un côté, des entreprises ont besoin d'espèces et, de l'autre, le crime organisé qui, inversement, en a trop, a besoin de chèques ou de transferts. Par conséquent des intermédiaires font des opérations de face-à-face, moyennant commission. Ce sont ces services spécialisés qui rendent difficiles la détermination de l'origine des fonds.

Je me souviens d'une affaire qui était partie d'un trafic de stupéfiants dans laquelle l'argent avait abouti, à travers des « comptes taxi » du Sentier, à payer des travailleurs immigrés clandestins. Ceux qui utilisent la main-d'_uvre clandestine sont, en effet, obligés de payer en espèces et font donc appel à des facturiers qui leur rédigent de fausses factures payées par transferts ou chèques. Ceux-ci décaissent l'argent et le restituent au crime organisé.

Dans ce cas, la lutte est rendue encore plus difficile par le fait que différents services de police travaillent sur une même affaire, les stupéfiants d'un côté, ceux qui travaillent sur les clandestins de l'autre. Personne ne fait le lien alors que tout cela relève d'une même problématique de délinquance financière.

Actuellement, je suis très attentivement le dossier russe car certains noms qui apparaissent sont des clients du Crédit Lyonnais : il y a le numéro deux de Yukos, l'équivalent d'Elf ou de Total ; le dénommé Kagalowski, dont le nom a été cité dans la presse, était le représentant russe auprès du FMI. Maintenant, on apprend qu'il y a des liens avec le crime organisé. Lesquels ? Comment ? Tout cela est trouble.

Une poignée de pays, les membres fondateurs du GAFI, ont mis en place un système de lutte sérieux. A côté, vous avez des trous noirs : l'Europe centrale, l'Afrique, l'Amérique latine. Au total, l'argent du crime organisé est dilué dans l'argent noir de l'économie mondiale qui n'apparaît pas dans les comptes mondiaux. Dans certains pays africains, le chiffre d'affaires occulte est supérieur au PNB. Savoir à qui est quoi, c'est toute la difficulté de l'exercice.

A mon sens, il est très facile de travailler sur le blanchiment lorsque l'argent a une origine criminelle délictueuse avérée. Mais prenez la problématique de la fraude fiscale. A l'origine, il s'agit d'argent honnêtement gagné, mais on essaie d'en soustraire une partie au fisc et aux autorités de contrôle, le problème est que ce chiffre d'affaires est généré par une activité normale. Dans les écritures, on ne voit rien. Ce n'est que l'usage qui en est fait par la suite qui permet de dire qu'un système de blanchiment est mis en place. On ne le voit que si les gens dépassent un chiffre d'affaires plausible : si un bon artisan ou un bon libéral se limite à un dépassement de 5 ou 7 %, même le fisc n'y verra jamais rien.

L'argent va, revient, circule et utilise les réseaux et outils existants. Par exemple, le crédit documentaire peut être un outil de blanchiment ou un outil de fraude. Rien ne ressemble plus à du crédit documentaire fondé sur une opération commerciale que le crédit documentaire utilisé à des fins criminelles sans contrepartie commerciale. On peut essayer d'obtenir des crédits d'une banque, alors qu'il n'y a pas d'argent, pour disposer de fonds de roulement, c'est une escroquerie. Dans le cas du blanchiment, bien qu'il y ait de l'argent, il n'y a pas davantage d'opération commerciale, c'est exactement la même chose.

C'est pour cela que je suis partisan d'accorder des facilités plus grandes aux services d'enquête afin qu'ils puissent avoir accès à davantage d'informations. Ce serait plus efficace s'ils pouvaient demander à une banque de mettre sous surveillance M. X ou Y. Actuellement, ce n'est pas possible. Une banque peut très bien avoir des comptes de personnes indésirables, qu'il serait intéressant de surveiller. Il faudrait non pas une réquisition judiciaire, parce que l'on n'est pas encore au stade judiciaire, mais une réquisition administrative de mise sous surveillance de comptes ou de suivi. Cela se pratique de manière informelle, mais il serait bon de l'officialiser.

M. le Président : Dans l'affaire de la Bank of New York, il y a une grande banque et des autorités de contrôle : comment expliquez-vous que l'on puisse parvenir à une telle situation ? Un tel dysfonctionnement peut-il se produire demain chez nous ?

M. René WACK : Il y a un risque que des collaborateurs de banques soient corrompus. Manifestement, dans cette affaire, il y avait une complicité interne.

La première approche pour lutter contre la délinquance financière est de donner des indicateurs d'alerte aux gestionnaires de compte. Mais quand ces derniers ne font pas jouer ces indicateurs, on ne voit rien. Le reproche que je ferais à la Bank of New York est de ne pas avoir mis en place un deuxième rideau d'indicateurs d'alerte, à l'insu du gestionnaire placé en première ligne. Benex étant une PME, des mouvements de dix milliards de dollars en six mois représentaient des sommes trop importantes. A l'évidence, il y avait là un dysfonctionnement qui aurait dû attirer l'attention.

Au Crédit lyonnais, nous avons mis en place un système qui fait que de telles sommes remontent au-delà du gestionnaire de première ligne.

M. le Président : Les banquiers disent que pour de telles sommes - il s'agit de milliards de dollars - les décisions se prennent au plus haut niveau. Par conséquent, si l'on ne voit pas, c'est que l'on ne veut pas voir car toutes les grandes banques, y compris les banques américaines, ont mis en place des systèmes de contrôle interne.

Quel est votre sentiment sur une telle analyse ? Ce n'est pas seulement un collaborateur corrompu, c'est au niveau d'un état-major comprenant un président et un exécutif que les choses se passent. On ne prend pas de décision sur des milliards de dollars sans en référer au plus haut niveau.

M. René WACK : Dans les banques, un excellent système est mis en place, pour se prémunir contre les risques de contrepartie et les risques de crédit. Dans la mesure où il s'agit d'une allocation de fonds propres, la banque organise une chaîne de responsabilités.

A la gestion de ces risques, j'ai décidé d'adjoindre la gestion de ceux liés au traitement des opérations. Ces risques opérationnels sont de nature très différente parce qu'ils permettent de gagner de l'argent. C'est pourquoi ces risques n'étaient pas pris en compte. Il a donc fallu convaincre qu'à côté du risque de contrepartie ou de crédit, il y avait désormais aussi un risque pénal sous-jacent, connexe à l'activité principale.

Dans toutes les banques du monde, c'est une révolution. Dire à un guichetier de base qu'il doit faire attention lorsqu'il gagne trop d'argent, n'est pas un langage évident pour une banque. Sans trahir de secret, j'ai mis en place des indicateurs d'alerte, que je ne diffuse pas, situés au niveau des autorités de contrôle, destinés à suivre nos trop bons commerciaux. C'est un travail qu'un banquier classique ne sait pas bien faire car cela n'entre pas dans sa culture.

M. le Président : S'agissant de l'affaire de la Bank of New York, je pense que lorsqu'il y a entre cinq et dix milliards de flux sur un compte pendant six mois, même dans une grande banque internationale, on peut sans doute être induit en erreur par ses vice-présidents, mais, généralement, de telles situations sont connues au plus haut niveau ou, à défaut, sont sous-traitées par des fondés de pouvoir.

M. René WACK : Je ne connais pas la position hiérarchique des responsables de la Bank of New York incriminés, mais il me semble qu'ils étaient d'un haut niveau. Cependant, les flux qui ne font que transiter ne remontent pas forcément. Ce qui remonte au sommet de la hiérarchie, ce sont les risques de crédit, sachant que le problème principal pour une banque c'est de se prémunir contre des risques de perte d'argent.

Le second principe, lorsqu'un client a beaucoup d'argent, c'est de lui proposer des services. C'est là qu'il aurait dû y avoir une procédure de vigilance face à un client qui brassait autant d'argent. Il est vrai cependant que l'opération s'est passée relativement vite, en six mois, et les clignotants ont pu ne pas avoir le temps de fonctionner.

Cela n'a pas été tellement évoqué en France, mais il me semble que des services d'enquêtes américains étaient au courant et ont demandé à la banque de laisser filer. Cela pose le problème de savoir jusqu'où le banquier peut aller, parce que, ensuite, il ne maîtrise plus rien. Si je réagis à 500 millions, et que l'on me dit de ne pas intervenir, ensuite, on se retrouve à 10 milliards - parce que cela va très vite - et l'on ne peut plus rien arrêter, surtout en un laps de temps de six mois. Je crois que le risque n'était pas totalement inconnu des services d'enquête américains. Je vais peut-être me déplacer aux États-Unis pour en savoir plus parce que cela m'intéresse à titre personnel, même si mon établissement n'est pas concerné.

Au Crédit lyonnais, j'ai tout de même fait diligenter une enquête interne qui m'a rassuré : tous nos flux sont partis sur Moscou et aucun n'a transité par Jersey ou d'autres endroits exotiques, sinon j'aurais été furieux. Je parle des pétroliers, car nous n'avions pas Shimeon Mengolevich comme client.

Le gros problème lorsqu'on a un réseau, c'est qu'on est obligé de raisonner en banque mondiale. De nombreuses banques ne le font pas encore mais j'ai mis en place un système de procédures de contrôle dans toutes les agences parce que notre qualité de contrôle sera celle du point le plus faible du groupe de la même façon qu'en informatique, le niveau de protection du réseau est celui de votre point d'entrée le plus faible.

M. le Président : Des banquiers nous ont affirmé qu'une opération passée avec un centre offshore utilisant une chambre de compensation ne permettait pas d'identifier la banque originaire et donc de savoir d'où venait l'argent. Le Crédit Lyonnais est-il dans cette situation de ne pouvoir identifier la banque qui est au point de départ d'une transaction ? N'est-ce pas là la source d'entrée dans le système et comment faire pour lutter contre cela ?

M. René WACK : A New York, en transferts internationaux, rien que pour le Crédit Lyonnais - et nous sommes une petite banque sur la place de New York -, nous avons entre huit et quinze milliards de dollars par jour. La City Bank, me semble-t-il, en effectue 500 milliards par jour. Pour toute l'Amérique du nord, ce sont 2 000 milliards de dollars par jour qui passent par les opérations de clearing. Dans ces opérations de compensation, seules les grandes banques se parlent ; les petites ne sont pas autour de la table. Nous, nous serons en contact avec la City Bank ou Barclays, lesquelles interviendront pour le compte d'autrui.

Pour vous donner un exemple, vous avez certainement lu dans la presse les mésaventures qui sont arrivées au président d'American Express France après l'affaire du Sentier, dans laquelle le Crédit Lyonnais avait également quelques chèques.

Que s'est-il passé ? Les chèques émis par le Crédit Lyonnais ou par les clients du Crédit Lyonnais étaient encaissés par un bureau de change en Israël, qui les donnait à une banque israélienne. La banque correspondante de la banque israélienne était Americain Express et la banque correspondante d'American Express France sont les Banques Populaires, qui sont le correspondant du Crédit Lyonnais. En définitive, nous recevions un chèque Banque Populaire. Le reste, nous nous le voyions pas.

Lorsque je suis arrivé au Crédit Lyonnais, j'ai demandé un audit de nos petites banques correspondantes. Nous avons fait le ménage car certaines étaient à risque. Mais le problème, c'est que nous sommes sans cesse démarchés. Je me souviens d'une demande faite par une banque finlandaise, qui souhaitait un accord de correspondant avec le groupe Crédit Lyonnais. A l'examen, je me suis rendu compte qu'il s'agissait d'une banque finlandaise située juste à côté de la frontière russe, qui acceptait les dépôts en espèces des Russes qui ne voulaient pas aller plus loin. Ma réponse a donc été négative. Mais, si on ne fait pas l'appréciation du risque à ce moment-là, une fois l'accord conclu, c'est trop tard : les autres banques auront en face d'elles non pas cette banque finlandaise, mais le Crédit Lyonnais. C'est, en fait, toute l'organisation des finances mondiales qu'il faut repenser.

M. le Président : Sans doute, mais si on ne réforme pas, dans un premier temps, le système du passage par la compensation, nous aurons du mal à lutter puisque l'argent rentre par ce biais. Quelle réforme serait possible à mettre en _uvre pour pallier ce risque ?

M. le Rapporteur : Comment garantir la traçabilité des flux ?

M. René WACK : A mon avis, il y a toujours une traçabilité des flux, sauf au niveau de la compensation. Je me souviens de cette discussion que nous avons eue au GAFI. Les Américains estimaient qu'il faudrait, dans chaque système de transfert, pouvoir identifier les clients individuellement, mais ils ont abandonné. Quand la masse des flux atteint 2 000 milliards de dollars par jour, il est difficile de détecter 100 millions dont l'origine est douteuse.

Pour ma part, je demanderais plutôt que chaque banque ne se porte garante que de ce dont elle est sûre, c'est-à-dire que nous n'ayons plus dans notre portefeuille de banques exotiques, que nous n'ayons pas de banques dans des pays ou des places offshore du type Bahamas et autres.

M. le Président : Le Crédit Lyonnais a-t-il des banques affiliées dans les centres offshore ? Nous avons remarqué que, souvent, les grandes banques, quelles que soient les critiques portées actuellement sur les places offshore, ont elles-mêmes des filiales dans ces centres, sachant que les contrôles effectués sur ces filiales offshore ne sont pas aussi stricts que sur les territoires nationaux. Quelle est votre analyse de ce phénomène qui pousse les banques à avoir des succursales dans les centres offshore pour échapper aux réglementations nationales ?

M. René WACK : Le Crédit Lyonnais a fermé sa banque à Panama l'année dernière. Nous ne sommes plus dans aucune place exotique, sauf si vous y incluez Genève, Luxembourg, Monaco où nous sommes toujours présents. Il y a eu là une volonté de transparence et de faire le ménage.

En revanche, je sais que d'autres banques y sont. Comme je l'expliquais, c'est le point faible. Le problème est qu'il faut mettre en place un système de responsabilisation : en effet, le risque pour un grand groupe, c'est de penser qu'un client présent sur une place et désirant faire une opération sur une autre place, est connu sans que ni la première ni la seconde place n'ait fait une évaluation complète. Par exemple, Genève dit à Londres qu'un tel est un bon client avec qui on peut traiter. Londres pense que Genève le connaît bien et Genève pense que Londres va faire ce qu'il convient pour obtenir des garanties. En fin de compte, personne ne le fait.

Maintenant, un système a été mis en place : c'est la banque qui recommande qui est responsable. De plus, la banque qui prend le client est obligée de se mettre en conformité avec les règles de son pays. Il y a donc une double sécurité. Cela étant, je sais qu'actuellement certaines banques luxembourgeoises préparent déjà l'harmonisation fiscale à leur façon : elles se délocalisent !

Dans la problématique fiscale, on confond deux choses. Les notes interprétatives du GAFI indiquent qu'il faut faire des déclarations de soupçon, même si les gens opposent l'argument fiscal. Je suis tout à fait d'accord dans le cas d'un client dont on ne comprend pas très bien ce qu'il fait.

Par contre, de grands groupes procèdent parfois à ce que je désignerai sous le terme pudique de « délocalisations de bénéfices ». Prenez un grand groupe comme celui de Rupert Murdoch dans la communication : son siège n'est que dans des paradis fiscaux où il ne paie que 7 % d'impôt. Face à Time Warner qui en paie 17 %, à votre avis, lequel des deux va manger l'autre?

M. le Président : Les juges disent que le système des places offshore est utilisé par les grandes sociétés dans une logique qui n'est pas immédiatement répréhensible au sens du crime organisé, mais qui affaiblit l'efficacité de la lutte contre le crime organisé. Continuer d'admettre ces délocalisations fiscales ou les systèmes de caisse noire, c'est permettre l'existence de procédures qui peuvent être « justifiées » pour des grands groupes, mais qui sont aussi les vecteurs utilisés par le crime organisé.

Il faut donc avoir une réflexion de fond sur cette utilisation duale d'un même circuit, sinon on ne luttera pas efficacement contre le crime organisé. C'est le problème des Suisses : chaque fois qu'ils sont sur une affaire de délinquance criminelle, la banque n'a rien vu parce qu'elle croyait qu'il s'agissait d'évasion fiscale.

M. René WACK : A partir du moment où il a gagné suffisamment d'argent, en raison de sa restructuration sous forme de cartels ou de holdings qui drainent des sommes énormes, le crime organisé, qui a suivi une évolution parallèle au monde des affaires, a eu un coup de génie en s'engouffrant dans des failles, utilisées par les entreprises pour des raisons de discrétion. En effet, pour certains contrats, lorsqu'un groupe ne veut pas apparaître, on crée une coquille pour répondre à un appel d'offre, pour des raisons parfois purement économiques, parfois politiques. Le crime organisé a profité de ces réseaux.

Parallèlement, on a totalement libéralisé les flux mondiaux de capitaux. Une machine infernale a été mise en place. Avant, on parlait en pourcentages, aujourd'hui, le point de base, c'est le centième de pour cent. On joue vraiment à la marge, mais compte tenu des masses de capitaux en jeu, les sommes sont énormes.

Il y a deux solutions pour s'en sortir.

Premièrement, on peut essayer de dresser des « listes noires », mais j'ai bien peur que si l'on y fait figurer certains pays, dès le lendemain, il faille en inscrire d'autres. On a bien vu que lorsque les Américains ont mis la pression sur les Caraïbes, il y a eu un essor extraordinaire des îles Cook et Vanuatu.

Deuxièmement, le législateur, comme les services d'Etat, s'arrête aux frontières, alors que le monde financier et le monde criminel ne raisonnent plus en termes de frontières. J'ai vu des escroqueries où les gens avaient tellement décortiqué le modus operandi que les éléments constitutifs étaient éclatés entre plusieurs pays, de sorte que, légalement, on avait du mal à reconstituer l'escroquerie parce que l'on n'avait que des actes préparatoires ou parcellaires. Les délinquants avaient bien analysé l'échiquier légal de différents pays et ils jouaient sur les différences de procédures, entre pays de droit commun et ceux de droit écrit, etc. Ils savent tout cela et sont bien conseillés.

Il faut donc aller plus loin, au moins au niveau de l'Union européenne. En janvier 2002, nous aurons une monnaie fiduciaire commune et, très rapidement, nous aurons de la fausse monnaie. Nous avons un voisin transalpin, que je ne citerai pas, déjà très spécialisé dans ce domaine. Par contre, la fausse monnaie ne sera pas écoulée là-bas, mais à Francfort, à Paris, etc. Les policiers continueront-ils de s'arrêter à la frontière ? Ce serait intolérable, aussi suis-je donc relativement optimiste.

Je rappellerai qu'aux Etats-Unis, le tout premier service à avoir été créé, peu de temps après la création de la monnaie unique qu'est le dollar, a été le Secret service, dont la première mission était de lutter contre le faux monnayage et de protéger la monnaie. C'est certainement une voie à explorer pour lutter contre ce type de délinquance.

M. le Président : Quelle est votre appréciation sur la question des appareils à jeu, que l'on appelle les « machines à petits sous » ?

Ces machines sont interdites en France, contrairement à d'autres pays européens. Or, elles se développent de façon clandestine, de manière importante, ce qui prive l'Etat de recettes fiscales non négligeables et entraîne une criminalité d'une violence extrême. On parle ainsi de 240 assassinats au cours des deux ou trois dernières années.

Faut-il maintenir l'interdiction et renforcer le contrôle ou faut-il faire comme les autres pays européens, c'est-à-dire autoriser ces machines tout en les réglementant ?

M. René WACK : Je ne l'ai traité qu'à la marge. Il est sûr que le jeu clandestin a toujours été une source de revenus importante pour la criminalité. La loi des grands nombres fait que celui qui a la machine à sous gagne.

La légalisation, à condition que cette activité soit placée sous un contrôle strict, pourrait éliminer une partie de cette délinquance mais, à mon avis, pas entièrement car il y aura toujours des activités clandestines.

A cet égard, j'observe aujourd'hui avec beaucoup d'intérêt tout ce qui a trait à la lutte contre le tabagisme et les conséquences des augmentations de taxe très importantes qui viennent d'être proposées. Pour la santé publique, c'est une excellente chose. Mais je peux aussi vous emmener dans des endroits de Paris où vous pourrez acheter des paquets de cigarettes à 10 F. Plus le prix montera, plus le crime organisé se mettra dans ce créneau qui, avant, n'était pas intéressant. Maintenant, ils vont pouvoir diviser le prix par deux : le consommateur y gagne et le crime organisé prendra la différence.

Il se crée de nouvelles opportunités en fonction de l'évolution des règles du jeu étatiques et de la fiscalité. On estimait que la contrebande de cigarettes en France était impensable. Or, si vous rencontrez les douaniers, ils vous diront qu'ils saisissent aujourd'hui des camions pleins de tabac de contrebande. Et le crime organisé italien commence à s'intéresser à la France. Avant, ce n'était pas intéressant, la marge à prendre était trop petite. Là aussi, il faut trouver le juste équilibre.

Je donnerai un autre exemple pour montrer que ce n'est pas toujours simple, que tout n'est jamais ni blanc ni noir. Peut-être avez-vous lu dans la presse à propos du bug de l'an 2000, que les consommateurs s'affolaient et se demandaient si le soir du réveillon, ils pourraient retirer de l'argent. Des gens bien intentionnés ont pensé que pour le soir de réveillon, on pourrait éventuellement déconnecter les distributeurs du central et ne faire lire que la piste magnétique pour délivrer les billets. C'est évidemment un appel du pied pour tous les escrocs qui vont cloner les cartes cent fois et vider tous les distributeurs. J'ai demandé aux responsables si c'était ce qu'ils voulaient. Ils m'ont répondu qu'ils n'y avaient pas pensé. Cela pourrait être une bonne solution pour le consommateur comme pour les voyous.

En ce qui concerne les machines à sous, je n'ai pas de solution. Je ne suis pas un spécialiste dans ce domaine, mais il faudrait bien étudier la question.

M. le Rapporteur : Sur les questions plus proprement judiciaires, nous avons déjà fait, avec les magistrats, un tour d'horizon assez consternant des difficultés de la coopération judiciaire, de la coopération policière et de la coopération administrative.

Que pourriez-vous nous dire aujourd'hui, maintenant que vous êtes dans la banque ? Lorsque vous avez à connaître de procédures judiciaires dans des filiales, comment appréciez-vous, sachant que les infractions se commettent sur notre territoire et se blanchissent souvent à l'extérieur, l'efficacité de ce que j'appellerais une tentative de coopération intra et extra européenne ?

M. René WACK : Personnellement, je ferai une distinction entre coopération policière et coopération judiciaire. La coopération policière a une histoire plus longue que la coopération judiciaire. Elle présente l'avantage d'être plus souple car, n'étant pas dans le carcan du code de procédure pénale, on procède à l'échange de renseignements.

Dans l'affaire Margarita, vous avez bien vu que le « tuyau » nous venait d'un autre service de police. Mais, dès le début, toute l'opération a été montée lors d'une réunion à Atlanta entre l'attorney qui suivait le dossier américain et le premier substitut qui suivait le dossier côté français, de telle sorte que les procédures ont été, d'emblée, harmonisées.

C'est souvent ce que l'on oublie. J'ai vu, dans le cadre de l'entraide judiciaire, un magistrat français adresser à un magistrat allemand une commission rogatoire calquée sur le droit français : sans surprise, le magistrat allemand lui a répondu qu'il ne pouvait pas l'exécuter parce que, dans son propre code de procédure et son code pénal, il n'existait aucune procédure comparable.

Je l'ai également vu avec la coopération en Suisse, où l'on envoyait des commissions rogatoires internationales dont le chef d'infraction était l'abus de biens sociaux, incrimination qui n'existe pas en droit suisse. Il fallait donc trouver autre chose. Il y a des qualifications qui ressemblent à l'abus de biens sociaux en Suisse, comme la gestion déloyale, mais cela, nous ne l'avons pas.

Très peu de gens font l'effort d'aller l'un vers l'autre. Cela vient, en fait, de notre formation de juriste. Les juristes n'aiment pas le changement. Nous avons tous tendance à croire notre code pénal immuable.

Je n'ai qu'à me féliciter des coopérations policières que j'ai menées tout au long de ma carrière, mais je suis toujours allé au-devant des autres et j'ai eu d'excellents retours. Et il faut parler des langues étrangères. J'ai connu des gens qui partaient en mission à l'étranger et qui ne parlaient que le français. Evidemment, ils revenaient avec rien. Mais cela est un autre problème, qui tient à notre culture.

Pour parvenir à une bonne coopération internationale, il faudrait avoir des services spécialisés qui ne fassent que cela. Je ne suis pas élitiste, mais il faut des praticiens qui sortent de l'ordinaire.

Je me souviens d'une très belle affaire de blanchiment qui, malheureusement, a lamentablement échoué. Elle a eu lieu à Dole dans le Jura où un blanchisseur australien était venu acheter là un château et réinvestissait l'argent. Le juge d'instance de Dole n'avait aucune connaissance de la procédure australienne et le résultat a été catastrophique. Une part de responsabilité nous revient également.

Le GAFI a édicté quarante Recommandations pour lutter contre le blanchiment.

Rien qu'au sein de l'Union européenne, malgré une directive, c'est une cacophonie sans nom : la France a choisi un service purement administratif du ministère des finances ; les Allemands ont opté pour un service de police et de douane ; les Anglais, un service mixte de police-douane ; les Belges, un magistrat. Chaque pays crée un service qu'il pense être le meilleur et, ensuite, plus personne ne parle le même langage. Mettez quelqu'un de TRACFIN avec un magistrat, il ne parle pas le même langage que le magistrat belge ou le policier anglais. Je ne mentionne même pas l'Allemagne où l'on peut aller faire la déclaration de soupçon dans n'importe quel commissariat. Imaginez le policier, derrière son guichet, dans un commissariat au fin fond de la Ruhr où un banquier vient faire sa déclaration de soupçon !

Personnellement, je serai beaucoup plus directif. C'est pourtant l'Union européenne. Imaginez avec d'autres pays !

M. le Président : Avez-vous quelque chose à ajouter en conclusion ?

M. René WACK : Souvent quand on crée des groupes de travail, on a tendance à créer des groupes purement administratifs. Même si c'est une structure interministérielle, on a souvent tendance à laisser de côté la société civile. Je suis un de ceux qui militent maintenant pour qu'il y ait plus de passerelles et que chacun puisse mettre à plat ces problèmes pour essayer de trouver ensemble une solution. Souvent, l'administration pense avoir trouvé une réponse au problème, mais elle ne l'a vu que sous l'angle administratif et ne tient pas compte des problèmes qui viennent en cascade derrière. A un moment donné, il y avait un projet de créer un comité de réflexion ou de surveillance, je ne sais pas le terme qui avait été employé. A mon avis, il devrait être mixte, réunissant société civile et administration. C'est le seul souhait que j'émettrai.

M. le Président : Nous vous remercions pour votre intervention qui nous a permis de sortir des généralités pour entrer, grâce à votre expérience, dans le vif du sujet.

Audition de M. Pierre MOSCOVICI,
Ministre délégué chargé des Affaires européennes

(procès-verbal de la séance du 20 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Monsieur le Ministre, la Mission a souhaité vous entendre après la tenue à Tampere du Conseil européen des ministres de la Justice et des Affaires intérieures en partie consacré aux problèmes de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux.

Nous aimerions que vous puissiez nous présenter les résultats de ce Sommet avant de vous interroger plus largement sur la concurrence fiscale dommageable et l'harmonisation fiscale.

M. Pierre MOSCOVICI : Monsieur le Président, Messieurs les Rapporteurs, Messieurs les Députés, je voudrais tout d'abord vous féliciter pour la mise en place de cette Mission d'information relative aux obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et au blanchiment des capitaux qui, je n'en doute pas, aboutira à des résultats instructifs et à des propositions pertinentes et utiles à la prochaine Présidence française, au deuxième semestre 2000.

Je suis très heureux de pouvoir intervenir sur ces questions de toute première importance pour mettre l'accent sur la dimension spécifiquement européenne de notre action dans ces domaines.

Le sujet qui vous intéresse était effectivement au c_ur des travaux du Conseil européen - justice affaires intérieures - des 15 et 16 octobre à Tampere, en Finlande, auquel j'ai assisté auprès du Président de la République et du Premier ministre.

Il s'agissait du premier Conseil européen consacré aux affaires intérieures et de justice. L'idée avait été lancée en Autriche, il y a un an, sous présidence autrichienne de l'Union européenne, à l'initiative de M. Aznar. Le Sommet de Tampere avait pour objectif de définir non pas des mesures techniques, mais des orientations politiques au plus haut niveau concernant la mise en place de l'espace de sécurité, de liberté et de justice au regard du Traité d'Amsterdam qui renouvelle les modalités juridiques de l'action de l'Union dans ce domaine.

On peut dire, sans autosatisfaction, que les résultats de ce Sommet sont conformes à la vision défendue en commun par le Président de la République et le Premier ministre, à partir des propositions faites par la France. Même si, comme souvent, les conclusions ne sont pas exactement à la hauteur de nos attentes, nous avons néanmoins été entendus sur l'essentiel. Nous avons pu faire valoir un certain nombre d'éléments importants auxquels nous tenions.

La Présidence finlandaise avait inscrit à l'ordre du jour, largement à notre demande, trois grands thèmes :

- les migrations et l'asile

- la mise en place d'un espace judiciaire européen

- la lutte contre la criminalité transfrontière.

La France avait insisté pour que cette question du blanchiment d'argent soit au c_ur des discussions sur la criminalité organisée.

Si nous avons souhaité que ce sujet figure en bonne place à l'ordre du jour des travaux des Chefs d'Etat et de Gouvernement, c'est qu'il est apparu nécessaire de donner, dans ce domaine, une impulsion nouvelle à l'action des Quinze, pour deux raisons :

d'une part, les phénomènes de blanchiment ont atteint une ampleur impressionnante et se développent de façon inquiétante.

d'autre part, l'Union européenne ne pourra devenir un véritable espace de sécurité, de liberté et de justice, si elle ne se dote pas des instruments adéquats pour lutter contre ces phénomènes touchant directement des Etats voisins dont certains seront bientôt membres de l'Union.

L'Europe, dans un domaine aussi stratégique, a été pionnière puisque l'introduction de la libre circulation des capitaux en 1990 s'est accompagnée, dès 1991, de l'adoption d'une directive destinée à prévenir le blanchiment.

Le développement rapide des phénomènes de blanchiment a conduit à envisager une stratégie globale de lutte contre la criminalité organisée qui s'est traduite par la définition du plan d'action, adopté par le Conseil européen à Amsterdam en juin 1997, et dans lequel la lutte contre le blanchiment figure en bonne place.

En application de ce plan d'action, les Etats-membres ont commencé à compléter leurs dispositifs juridiques. En 1998, par une action commune, les Etats-membres se sont engagés à ne formuler aucune réserve sur l'article 6 de la Convention du Conseil de l'Europe, dite Convention européenne de Strasbourg de 1990, concernant l'identification, le dépistage, le gel ou la saisie et la confiscation des instruments et des produits du crime.

La diversité des ressorts sur lesquels s'appuie le blanchiment exige aujourd'hui de décloisonner davantage l'action des Etats-membres au niveau international ainsi que l'action des services qui, au plan interne, doivent concourir à un titre ou un autre à la lutte contre le blanchiment. Il faut donc établir des procédures d'échange d'informations et élaborer des actions concertées plus efficaces.

L'état des lieux, vous le savez comme moi, est préoccupant. Selon les dernières estimations du FMI, le volume annuel d'intégration dans le système financier international de capitaux issus d'activités criminelles représente environ 1 000 milliards d'euros, soit l'équivalent du budget des Etats-Unis. Le développement des nouvelles technologies de communication démultiplie la rapidité et les capacités d'intervention des organisations criminelles. Leur action, par nature transfrontière, exige pour être contrée une étroite coordination entre les Etats et une parfaite conjugaison de nos moyens d'action à la fois en termes juridique et opérationnel.

C'est parce qu'il était conscient de l'ampleur de ce phénomène que le Conseil européen a décidé de renforcer la lutte contre les formes graves de criminalité organisée transfrontière et de mener une action spécifique contre le blanchiment. C'est l'apport essentiel de la réunion de Tampere.

Les Etats-membres ont rappelé la nécessité de mettre en _uvre intégralement les textes essentiels que sont : la convention de Strasbourg de 1990, la directive de 1991 et les recommandations du GAFI sur le blanchiment des capitaux.

En engageant les Etats-membres à appliquer ces textes, y compris dans leurs territoires dépendants, le Conseil de Tampere les invite, c'est un point important, à soumettre les centres offshore présents sur leur territoire ou sur des territoires sous leur contrôle, à de strictes obligations de transparence. Il y a là un premier pas, même si la France souhaitait aller plus loin, de la part de nos amis britanniques qui pouvaient y être réticents au départ mais qui promeuvent une action extrêmement vigoureuse et ambitieuse.

Le Conseil et le Parlement européens ont été invités à adopter, dès que possible, une nouvelle directive modifiant pour la renforcer la directive européenne de 1991 relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment des capitaux.

Un projet est déjà sur la table du Conseil, qui vise notamment à élargir l'interdiction du blanchiment des capitaux actuellement lié au trafic de drogue à tout ce qui provient de la criminalité organisée, à étendre à diverses professions non financières les obligations contenues dans la directive applicable à certaines activités, enfin à créer l'obligation pour les autorités nationales de coopérer afin de combattre les activités illicites portant atteinte aux intérêts financiers des Communautés européennes.

L'examen de ce texte vient de commencer et notre première impression est plutôt positive.

Le Conseil européen de Tampere a souligné la nécessité d'améliorer la transparence des transactions financières et de la provenance du capital des sociétés. A cet effet, il a été demandé que les autorités judiciaires et les cellules de renseignement financier puissent recevoir les informations nécessaires dans le cadre d'enquêtes sur le blanchiment de l'argent, quelles que soient par ailleurs les dispositions en vigueur en matière de confidentialité. En d'autres termes, et c'est ce que demandait la France, le Conseil adoptera des mesures visant à rendre effective la levée automatique du secret bancaire dans les enquêtes judiciaires. Ce principe reste, comme vous le savez, trop souvent inappliqué.

Le Conseil européen a recommandé le rapprochement des législations pénales, qu'il s'agisse des principes ou des procédures relatives au blanchiment, pour permettre une coopération efficace entre les services répressifs des Etats-membres et pour mieux lutter contre les activités de blanchiment. En particulier le champ des activités criminelles constitutives d'infractions doit devenir uniforme et suffisamment large dans tous les Etats-membres.

S'agissant de l'action opérationnelle sur le terrain, il a été prévu que l'Office européen de police (Europol) devienne compétent en matière de blanchiment quelle que soit l'infraction sous-jacente (trafic de drogue ou crime organisé).

Le Conseil des ministres de Tampere a également conclu à la nécessité d'élaborer des normes pour empêcher le recours à des sociétés écrans susceptibles de dissimuler et de blanchir le produit d'activités criminelles.

Il a par ailleurs demandé, afin de renforcer l'entraide judiciaire et de lutter de manière efficace et déterminée contre les circuits de dissimulation du blanchiment, que des actions soient engagées sans délai en direction des pays tiers abritant des centres offshore.

Enfin, dans le cadre de l'action extérieure de l'Union, le Conseil des ministres de Tampere a souligné qu'il appuyait la coopération régionale entre les Etats-membres et les pays tiers limitrophes de l'Union en matière de lutte contre la criminalité organisée.

La question du blanchiment a donc été traitée à plusieurs reprises au cours de ce Sommet où chacun ayant fait des efforts, certaines réticences ont pu être surmontées, ce qui constitue un élément encourageant. Il appartient maintenant au Conseil, dans ses formations compétentes, soit ensemble, soit séparément- je pense aux Affaires Générales, à la Justice et aux Affaires intérieures, aux Finances -, de mettre en _uvre les orientations définies à Tampere sur la base des instruments donnés par les traités.

A l'instar de la démarche qui avait été adoptée pour la réalisation progressive du marché intérieur, la mise en _uvre des mesures préconisées lors du Sommet de Tampere fera l'objet d'évaluations périodiques - la première aura lieu fin 2001 - permettant de définir au fur et à mesure les actions à entreprendre par l'Union européenne et chacun des Etats-membres.

L'action menée par l'Union en matière de lutte contre la criminalité organisée, à la fois sur le plan interne et au niveau des relations avec les pays tiers, et ce, quelles que soient les formes que revêt la criminalité, concerne aussi les Etats futurs membres de l'Union. La Russie - cela a été discuté largement au sein du G8 -, mais aussi certains pays candidats à l'adhésion, sont plus ou moins la proie d'organisations criminelles à caractère mafieux. C'est pourquoi nous veillons à les aider à intégrer et à appliquer l'acquis communautaire de l'Union ainsi que les dispositions adoptées dans le troisième pilier depuis 1993. Il ne servirait pas à grand-chose que ces Etats se dotent d'un arsenal juridique complet s'ils ne mettaient pas en même temps en place des administrations qui fonctionnent, des juridictions, des tribunaux et des services spécialisés dans la lutte contre le crime organisé.

Le Conseil européen de Tampere a d'ailleurs décidé de créer une école de formation européenne de policiers qui fonctionnera en réseau à partir des instituts de formations existants, qui sera ouverte aux agents des pays candidats. Cela permettra de compléter par des actions de jumelages institutionnels, dans lesquelles la France est particulièrement présente, les actions de formation existantes dans le cadre des programmes de préparation à l'adhésion.

De même, l'unité de procureurs et de magistrats, Eurojust, prévue d'ici l'an 2001, sera, comme Europol, ouverte aux futurs Etats-membres où leur présence sera obligatoire.

J'ai dit tout à l'heure que l'Union européenne avait été pionnière en matière de lutte contre le blanchiment. Elle doit être aujourd'hui le fer de lance de cette politique en montrant l'exemple et en se dotant d'instruments efficaces pour lutter contre ce fléau. La France va être très vigilante, notamment durant sa Présidence, au second semestre 2000, pour que les orientations arrêtées à Tampere trouvent rapidement une traduction concrète dans les dispositions qui seront adoptées par les Quinze.

M. le Président : Vous portez une appréciation globalement positive de ce qui a été fait à Tampere, appréciation que l'on peut partager à la lecture du relevé des conclusions de ce Sommet. Vous avez notamment souligné le point 54 relatif à la levée du secret bancaire et je voudrais connaître plus précisément l'attitude de nos partenaires sur cette question. On se rend compte, par exemple, que les Luxembourgeois sont prêts à lever ce secret du moment qu'ils ont pu voter des procédures internes leur permettant de multiplier des droits de recours. Cette situation se retrouve en Suisse où, d'un côté, on autorise la levée du secret bancaire pour se conformer aux recommandations internationales et, de l'autre côté, on crée en droit interne un certain nombre d'obstacles à la réalisation pratique de cette levée. Entre les discours et les actes, on a le sentiment, parfois, d'une forme d'hypocrisie.

Au niveau des principes, le fait de dire : « Quelles que soient les dispositions en matière de confidentialité applicables aux activités bancaires et aux autres activités commerciales, les autorités judiciaires et les cellules de renseignement financier doivent être habilitées, sous le contrôle des tribunaux, à recevoir des informations si celles-ci sont nécessaires dans le cadre d'enquêtes sur le blanchiment d'argent » constitue une avancée notoire.

Mais sur cette question fondamentale de la levée du secret bancaire, quelle a été, dans les discussions, l'attitude du Luxembourg ?

M. Pierre MOSCOVICI : Vous ne m'en voudrez pas de rappeler que je ne suis ni le porte-parole de M. Juncker ni davantage le procureur à l'encontre du Luxembourg.

Je pense que ce Conseil européen de Tampere a permis de fixer des orientations qui, comme c'est la règle, ont été adoptées de façon unanime. Cela signifie que, quelles que soient les pensées ou arrière-pensées, que l'on peut avoir, il y a eu un engagement du Luxembourg, comme des autres Etats-membres sur ces délibérations globales.

Il ne saurait donc être question pour un Etat de mettre en place des législations internes venant contredire des décisions et orientations du Conseil européen. La logique voudrait, au contraire, que chacun se mette en conformité avec elles.

Il est important que ces orientations aient été prises. Il appartient à tous, chacun à sa place, le Gouvernement, le Parlement dans sa mission de contrôle et d'aiguillon, de veiller à ce qu'elles soient respectées.

M. le Président : Nous avons pour mission d'étudier les obstacles à la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux en Europe. De même que le Gouvernement anglais de Tony Blair déclare : « L'harmonisation fiscale pose un véritable problème », les Luxembourgeois sont aujourd'hui en situation de dire qu'un certain nombre d'avancées concernant la levée du secret bancaire peuvent leur poser problème. Ce n'est pas se faire procureur, mais identifier quels peuvent être les motifs de difficultés.

Pouvez-vous nous présenter la proposition de modification de la directive de 1991 relative au blanchiment ? Quel pourrait en être le calendrier et quelles sont les difficultés que pourraient poser l'adoption et la transposition de ce texte ?

M. Pierre MOSCOVICI : Je ne cherchais pas à nier les difficultés ou à les évacuer. Tout l'intérêt d'une Mission comme la vôtre est de les mettre en évidence, à partir d'entretiens réalisés sur le terrain. Si l'on parle d'harmonisation fiscale, je ne vous cacherai pas les difficultés que nous avons avec la Grande-Bretagne et qui résultent de positions exprimées dans des instances officielles.

Mais s'agissant des conclusions du Sommet de Tampere, celles-ci constituent des engagements que chaque Etat-membre s'est officiellement déclaré prêt à respecter et le Gouvernement luxembourgeois est engagé comme les autres. Je ne voulais rien signifier d'autre. Vous découvrez dans le cadre de votre Mission une réalité de terrain. Nous, nous sommes dans un autre exercice qui est celui de la négociation dans le cadre d'un Conseil européen. Pour ma part, je veux croire à la bonne foi de ceux qui engagent leur parole dans cet exercice.

Nous en sommes au début, il est encore un peu tôt pour apprécier de façon extrêmement précise les positions des Gouvernements sur les propositions de modification de la directive de 1991.

Les réactions des différentes administrations concernées : Trésor, TRACFIN, Justice, Intérieur et Banque de France, sont globalement très positives sur ce projet. Deux points retiennent l'attention de l'administration.

Le premier est l'extension à de nouvelles professions - gérants de casino, experts-comptables, commissaires aux comptes, agents immobiliers, professions juridiques indépendantes, comme les notaires et les avocats, dans certaines circonstances - des obligations de déclarations de soupçon de blanchiment d'argent.

Ces dispositions sont effectivement essentielles pour lutter contre l'utilisation des centres financiers offshore par les blanchisseurs et contre les opérations d'intégration finale dans l'économie des fonds ainsi blanchis, comme par exemple les investissements immobiliers réalisés par les mafias. La définition précise des cas dans lesquels les avocats et les notaires seront soumis à ces obligations, devrait faciliter l'association de ces professions à la lutte contre le blanchiment, d'autant que la proposition prend soin de préserver les droits de la défense.

Ce point n'en demeure pas moins très sensible, je le souligne, auprès de cette profession qui rejette toute obligation de délation ; une concertation est menée avec les professionnels par la Chancellerie.

Le deuxième point important concerne l'élargissement du champ de l'interdiction du blanchiment et l'obligation de déclaration de soupçon à la corruption, s'inspirant pour une part du système français qui étend le soupçon à la participation à des activités liées à la criminalité organisée. Nous pensons que cela permettra de mettre à niveau le droit communautaire encore limité au blanchiment du trafic des stupéfiants.

La France ne peut qu'approuver un élargissement qui rapprocherait le champ minimal prévu par le droit communautaire du champ ouvert existant dans la législation française, et qui constituerait, au moins indirectement, une première mise en _uvre d'actions communes des Quinze.

M. le Président : Vous avez abordé l'exemple des casinos. Or, devant la mission, un certain nombre de spécialistes de ces questions ont évoqué la prolifération des casinos, avec parfois peu de clients, mais avec des sommes brassées importantes, dans des pays comme la Hongrie ou la République Tchèque.

De façon plus large, l'élargissement de l'Europe aux pays de l'Est va entraîner pour ces Etats une mise à niveau de leur système judiciaire, de leur droit bancaire et fiscal et de leurs règles prudentielles. Quelles sont les opérations en cours actuellement au niveau européen, mais aussi national, pour aider ces futurs Etats-membres à établir, à terme, les conditions d'une coopération européenne absolument indispensable dans la perspective de l'élargissement ?

M. Pierre MOSCOVICI : Les Etats issus de l'ancienne Union soviétique sont effectivement la proie de phénomènes mafieux tout à fait inquiétants. C'est une réalité dont l'Union européenne et la Commission sont parfaitement conscientes.

Ceux de ces pays qui préparent leur adhésion à l'Union Européenne sont en train d'intégrer l'acquis communautaire. Cette reprise fait l'objet de ce qu'on appelle un examen analytique et régulier par la Commission, l'objectif étant de s'assurer que ces pays candidats reprennent effectivement cet acquis, y compris naturellement dans les nouvelles dispositions.

Ainsi, la directive de 1991, une fois adaptée et élargie, devra être appliquée par les pays d'Europe centrale et orientale, de même que tout autre texte qui viendrait à être adopté en application des orientations de Tampere. La lutte contre le crime organisé a été inscrite au rang des priorités du programme PHARE, consacré à la mise à niveau institutionnelle dans la perspective de l'élargissement et qui, pour 1999, concerne plus spécifiquement :

- un projet de jumelage, de lutte contre le crime organisé, mené avec la République Tchèque, avec un budget de 0,5 million d'euros ;

- un projet de financement d'actions destinées à lutter contre le crime organisé en Hongrie. Cela concerne les laboratoires régionaux de lutte contre le trafic de stupéfiants, la constitution d'un registre national d'armes, etc. ; la mise en _uvre de ce financement est conditionnée par l'adoption de la nouvelle loi hongroise contre le crime organisé ;

- par ailleurs, le programme PHARE « Justice - Affaires intérieures », dont bénéficieront la Hongrie et la République Tchèque, comportera un projet Europol de préparation des pays d'Europe centrale et orientale doté de 2 millions d'euros. Il inclura lui-même un volet de formation à la lutte contre la criminalité financière, le blanchiment des capitaux, le trafic de stupéfiants ou d'êtres humains, etc. ;

- en outre, le programme Octopus 2 lancé en février 1999, doté de 2,5 millions d'euros, sous la forme d'une initiative conjointe de l'Union européenne et du Conseil européen, aide d'ores et déjà les 16 Républiques et les NEI (Nouveaux Etats Indépendants) à intégrer les règles et les pratiques de l'Union en matière de lutte contre la corruption et le crime organisé.

La France, comme je l'ai dit, s'efforce aussi bilatéralement d'aider ces pays à se doter de structures fiables et efficaces : en Hongrie, un programme de formation des procureurs a été confié à l'Ecole nationale de la magistrature. En République Tchèque, l'Ecole nationale de la magistrature travaille en liaison avec nos partenaires néerlandais à la mise en place d'une Ecole de formation de magistrats. En outre, ce pays bénéficie d'un jumelage institutionnel axé sur la lutte contre le crime organisé.

Un projet de formation des magistrats est également à l'étude avec la Pologne ; en outre, des jumelages avec des juridictions françaises existent maintenant avec pratiquement tous les pays de l'Europe centrale.

En France, le ministère de la justice essaie de se mobiliser le plus possible pour des jumelages institutionnels avec l'ensemble des pays d'Europe centrale et orientale spécifiquement sur ces matières.

M. le Rapporteur : On ne peut que donner acte aux pays européens de leur bonne volonté et, surtout, de leur intention de s'engager sur les nombreux points arrêtés à Tampere.

J'aimerais, à partir de l'énoncé du point 57 : « L'Union et les Etats-membres doivent conclure des accords avec des centres offshore de pays tiers afin d'assurer une coopération efficace et transparente en matière d'entraide judiciaire conformément aux recommandations formulées à cet égard par le Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux », vous demander s'il y a eu un débat d'interprétation sur la notion de centres offshore et sur celle de pays tiers, s'agissant de territoires dépendants de pays membres de l'Union ? Comment la France interprète-t-elle ces éléments au regard de ses propres obligations ?

M. Pierre MOSCOVICI : La formulation retenue « d'accords avec des centres offshore » m'a surpris. C'était une préoccupation française dans la préparation du Conseil européen de Tampere de mettre l'accent sur ce problème. C'est sans aucun doute un point à mettre au crédit de la délégation française, car, comme la Grande-Bretagne qu'il a fallu convaincre, certains ne souhaitent pas que cette question soit expressément visée.

Il faut comprendre que le Conseil européen invite les Etats-membres à soumettre les centres offshore présents sur leur territoire, ou sous leur contrôle - le Commonwealth n'est pas exactement cela, mais c'est l'équivalent pour nous des DOM-TOM, des dominions, etc. -, à de strictes obligations de transparence et que, par ailleurs, il demande que des actions soient engagées sans délai en direction des pays tiers abritant des centres offshore. Cette référence aux centres offshore s'entend à la fois par rapport aux pays tiers et aux dépendances des Etats-membres.

M. le Rapporteur : Le point 58 indique : « La Commission est invitée à établir un rapport qui recense les dispositions des législations nationales dans les domaines de la banque, finances et des sociétés qui font obstacle à la coopération internationale ». Une sorte de suivi est organisé qui ne dit rien de la mise en _uvre des accords, précités au point 57, avec les centres offshore des pays tiers sur le terrain de l'entraide judiciaire. Or c'est l'une des difficultés majeures que nous rencontrons puisque ces centres offshore exercent une forte attraction de par leur défiscalisation et leur secret bancaire, et garantissent l'impunité par le refus de la coopération judiciaire. De nombreux magistrats nous disent aujourd'hui, en Suisse, en France et dans d'autres pays - leur langage est international - combien il leur est difficile d'obtenir de la documentation bancaire ou des informations de la part de leurs collègues qui, eux-mêmes, ont le statut de magistrat, alors que des ayants droit économiques se dissimulent derrière des flux financiers.

Ce point 57 de Tampere, qui est fondamental - de ce point de vue, on peut saluer le travail de la diplomatie française en la matière -, risque de rester lettre morte si l'on ne veille pas très sérieusement à son application effective.

M. Pierre MOSCOVICI : Je suis conscient des limites des décisions de Tampere en la matière. L'important, symboliquement, politiquement, est qu'il y a eu une première mention dans les décisions d'un Conseil européen de ce problème des centres offshore.

Nous nous sommes battus pour l'obtenir. Ce n'était pas simple et nous n'avons pas pu obtenir tout ce que nous souhaitions, mais vous savez qu'il s'agit pour nous d'un point essentiel dans la lutte que nous entendons mener contre le blanchiment de l'argent.

Le Gouvernement et le Président de la République travaillent à la définition des priorités qui seront celles de la Présidence française. Je voulais vous assurer que les centres offshore y figurent dans le cadre de la lutte contre le blanchiment et de la lutte contre la criminalité organisée. Ce point intéresse toutes les formations du Conseil concernées : la diplomatie, la justice, les affaires intérieures, et peut-être d'abord au premier chef le Conseil ECOFIN.

M. Michel HUNAULT : Permettez-moi, Monsieur le Ministre, d'abord en tant qu'élu de l'opposition, de rappeler que c'est sous le Gouvernement d'Alain Juppé qu'à l'unanimité l'Assemblée nationale a adopté la loi sur le blanchiment, dont j'ai été rapporteur, en application de la convention de Strasbourg que personne, pendant quatre ans, n'avait inscrite à l'ordre du jour du Parlement. Je me réjouis de vos dernières déclarations indiquant que la lutte contre cette forme de criminalité sera un point important de la Présidence française.

Vous semblez très optimiste à l'issue de ce Conseil de Tampere. Or, dans la réalité, notre Mission constate les obstacles auxquels se heurtent les magistrats : secret bancaire, procédures et règles de droit - notamment droit pénal - différentes entre pays européens, etc. Lorsqu'un magistrat s'adresse à des confrères étrangers, souvent il n'a pas de réponse et, s'il en a une, il lui faut attendre trois ou quatre ans.

La France a toujours été pionnière sur ces questions, c'était vrai du temps du Président François Mitterrand en 1989 au Sommet du G7 à Paris qui avait créé le GAFI puis TRACFIN, etc., mais force est de reconnaître en toute objectivité que la coopération judiciaire manque d'efficacité.

Vous avez rappelé les conventions adoptées par le Conseil de l'Europe. Trouvez-vous normal que, pratiquement neuf ans après l'adoption de la Convention de Strasbourg sur le blanchiment, l'essentiel des pays européens n'ait toujours pas intégré dans leur législation interne cette convention ?

La France incite-t-elle, dans les sommets européens, les pays européens à voter cette convention ? Le Président et le Rapporteur, à juste raison, ont évoqué le cas du Luxembourg. On pourrait multiplier les exemples. La France, lorsqu'elle exercera la Présidence de l'Union décidera-t-elle de poser comme condition d'adhésion à l'Union, la ratification, par les pays candidats, de ces conventions ?

Le Conseil européen a adopté à l'unanimité la convention pénale internationale, première condition d'un espace judiciaire européen, qui tend à définir de la même façon les infractions, les délits et crimes, et les sanctions. Le Gouvernement entend-il mettre à l'ordre du jour des travaux de l'Assemblée nationale le projet de loi autorisant la ratification de cette convention pénale internationale ?

En mai dernier, nous avons voté, à l'unanimité, l'autorisation de ratification de la convention de l'OCDE. J'élargis le problème du blanchiment à l'interdiction de corruption de fonctionnaires étrangers. Vous en connaissez les conséquences : nous subissons la concurrence de certains pays qui, les ayant ratifiées, contournent cette législation grâce à des sociétés écrans ou des paradis offshore.

Pouvez-vous réaffirmer la volonté très ferme du Gouvernement français de faire en sorte que les pays européens, de l'Union et de ceux qui veulent y adhérer, seront contraints d'adopter ces conventions ?

M. Pierre MOSCOVICI : Vous avez raison de rappeler que ce sujet doit rassembler comme il l'a fait par le passé Vous avez mentionné le Président Mitterrand, mais il n'échappe à personne que le Président de la République actuel dirige la délégation du Conseil européen.

Nous n'ignorons pas les obstacles. Tout l'intérêt de votre Mission est de les identifier, et même de les dénoncer à partir d'une série de visites sur le terrain.

Je rappelle que le Conseil européen de Tampere a fixé des orientations sur la levée du secret bancaire qui doit devenir effective et a souhaité vivement une harmonisation des règles en matière de droit pénal. Il nous appartient aux uns et aux autres de nous assurer que tout sera mis en _uvre efficacement.

Vous avez rappelé que la France était en avance, elle continuera de l'être. Nous ne considérons pas la réunion de Tampere comme un point d'aboutissement. Nous sommes à un moment particulier puisque nous commençons à appliquer le Traité d'Amsterdam et que nous allons pouvoir rapprocher nos systèmes judiciaires.

La mise en _uvre des conclusions de Tampere sera au centre même de la démarche de la Présidence française. Je voudrais vous citer la conclusion 52 : « Les Etats-membres sont invités instamment à mettre en _uvre intégralement, y compris dans tous les territoires dépendants, les dispositions de la directive sur le blanchiment d'argent, de la convention de Strasbourg de 1990 et les recommandations du Groupe d'action financière sur le blanchiment de capitaux ». C'est dire que votre souhait a été entendu à Tampere d'inciter les Etats-membres à avancer dans le sens que vous désirez.

M. Gilbert LE BRIS : On peut considérer qu'il y a eu des avancées à Tampere. On peut comprendre néanmoins l'exaspération des membres de notre Mission qui s'aperçoivent, alors que les frontières ont disparu pour le commerce, l'information, la cyber délinquance, que les juges et les policiers doivent affronter des procédures qui les pénalisent, et endurer les mauvaises volontés plus ou moins évidentes de certains de nos voisins.

Toutefois, nous avons avancé puisque Europol va se développer. Reste à savoir si nous irons vers le FBI européen, que souhaitait Helmut Kohl, ou si nous resterons avec cet embryon d'Europol.

Eurojust va être créé ; cette équipe de magistrats et de procureurs visera à coordonner les actions et les procédures, mais nous sommes loin de l'espace judiciaire et d'un parquet européens. Comment percevez-vous l'évolution sur ce point ?

Nous en sommes restés à la position du Luxembourg sur le simple accès aux informations nécessaires à l'enquête sans aller à la levée systématique du secret bancaire que nous avions souhaitée. Ces étapes sont-elles un premier pas qui permettra d'aller plus avant où serons-nous définitivement bloqués par certains pays qui auront décidé de ne pas donner accès à tout ce qui est nécessaire ?

Pour les paradis fiscaux et autres centres offshore, il a été question de mesures communes de contrôles, mais rien concrètement n'a été précisé.

M. Pierre MOSCOVICI : Derrière votre question relative à un éventuel FBI ou à un parquet européen, se dissimule un vrai problème de philosophie européenne : quelle Europe voulons-nous ? Voulons-nous harmoniser ou communautariser ce qui relève du troisième pilier ? Un FBI européen - ce n'est pas surprenant de la part d'un fédéraliste comme Helmut KOHL - suppose un certain degré de communautarisation.

Lorsque, durant les travaux préparatoires auxquels j'ai assisté, nous avons évoqué le parquet européen, la Garde des Sceaux s'est montrée plutôt favorable, d'autres membres du Gouvernement étaient plus réservés. Finalement, cette proposition n'a pas figuré dans la contribution française, même si, à titre personnel, elle me paraît être un aboutissement logique, mais il faudra du temps.

En attendant, il faut prendre Europol et Eurojust pour ce qu'ils sont et les développer le plus rapidement possible de la façon la plus efficace, comme des instances de coopération.

Pour ce qui concerne enfin les paradis fiscaux et la criminalité financière, le ministre de l'économie et des finances a présenté, dans le cadre du G7 Finances du 21 septembre dernier et aux assemblées du FMI de la Banque Mondiale du 25 septembre dernier à Washington, de nombreuses propositions déclinant le volet de lutte contre la criminalité financière du mémorandum français de 1998. Elles seront examinées dans le cadre du FMI. Tout cela est ambitieux, complet, et a été rendu public.

M. Alain BARRAU : Je ferai au préalable quelques constatations.

Tout d'abord, depuis plusieurs années, la France a joué un rôle pilote s'agissant notamment des liens à établir avec les PECO. Notre pays a sans doute été le plus « formateur » en matière de police et de justice, d'un certain nombre d'administrations des pays candidats. Ce point positif important fait partie de l'acquis.

En second lieu, dans ces affaires, il ne faut pas chercher à opposer les conventions bilatérales, le dispositif du Conseil européen et le travail réalisé au sein de l'Union. Tout ce qui peut contribuer à des avancées collectives des pays européens est une bonne chose. De même, ce qui a pu donner lieu à des travaux au sein du Conseil européen est bon à prendre.

Enfin, nous sommes désormais dans une situation où l'on ne va pas simplement préparer un accord de plus, mais où l'Union européenne, qui a ses règles et son fonctionnement, se dote d'une politique nouvelle dans le domaine de la justice et de la sécurité intérieure à partir d'un certain nombre d'instruments déjà existants.

Les sujets développés à Tampere - procédures civiles, espace judiciaire pénal, harmonisation fiscale, lutte contre les paradis fiscaux, l'exploitation ou le trafic d'enfants ou de personnes - couvrent un champ considérable qui vient de donner lieu à un accord au sein de l'Union, d'où l'importance de ce Sommet de Tampere.

La France va assumer dans six mois la Présidence et devra combattre un certain nombre de réticences chez certains de nos partenaires européens en même temps que nous subirons une pression de l'opinion publique.

En tant que ministre responsable de la coordination de l'action européenne du Gouvernement, qu'envisagez-vous de développer sous la Présidence française ?

Vous citez souvent la situation de nos amis allemands assumant la Présidence et qui, liés par cette fonction, ont été amenés à faire plus de concessions que prévu parce qu'il fallait avant tout progresser.

M. Pierre MOSCOVICI : Je partage l'analyse que vous venez de développer. Cela me permet de revenir sur deux ou trois points : nous exigeons des pays candidats la reprise de toutes les dispositions existantes dans les trois piliers, y compris des conventions que parfois certains Etats-membres n'ont même pas ratifiées. C'est pourquoi, ces pays soulignent le fait que nous sommes plus exigeants avec eux que nous ne le sommes parfois avec nous-mêmes.

Le principal problème, dans les pays d'Europe centrale et orientale, n'est pas tant l'adoption de nouveaux textes mais la refonte de structures institutionnelles, juridictionnelles, policières, héritées d'un passé pas très exemplaire.

La coopération mise en _uvre dans le cadre bilatéral met l'accent sur ce dernier aspect et permet à ces pays de bénéficier de notre savoir-faire (formations de policiers, magistrats, de système judiciaire, etc.).

Le Traité d'Amsterdam, même s'il pose des problèmes, nous donne une façon de rapprocher les législations, de faciliter la coopération judiciaire. A Tampere, nous nous sommes mis d'accord sur la définition des phénomènes criminels, ce qui n'allait pas de soi, sur les sanctions à y apporter, et sur le principe de reconnaissance mutuelle des décisions civiles et pénales.

Cet effort d'harmonisation et de reconnaissance mutuelle sera au c_ur de la coopération si essentielle pour les juges. Si nous y parvenons, nous aurons franchi un pas extrêmement important.

La mise en place de l'espace de liberté, de sécurité et de justice figure parmi les priorités que la France est en train de définir pour la Présidence qu'elle assurera au deuxième trimestre 2000. Il nous revient, notamment dans le cadre du Conseil Justice-Affaires intérieures (JAI), de promouvoir les décisions de Tampere. Le point sur lequel nous voulons donner une impulsion extrêmement forte concerne la lutte contre les paradis fiscaux et la maîtrise des centres offshore.

Dans le cadre du Conseil et en application des conclusions de Tampere, nous souhaitons faire avancer notamment la mise en _uvre du principe de la reconnaissance mutuelle où notre Présidence peut jouer un rôle utile et la mise en _uvre d'Eurojust, prévue plutôt pour 2001, mais il faut commencer à donner une impulsion à ce projet. Il nous faudra enfin conclure les conventions en cours de négociation, notamment judiciaires, et veiller à leur ratification.

M. Jacky DARNE : Notre Mission porte principalement sur la situation à l'intérieur de l'Europe mais tous nos travaux montrent que le blanchiment n'est pas une question européenne, mais internationale et mondiale. L'action contre les paradis fiscaux européens, n'arrête pas le blanchiment de capitaux dans d'autres zones. Quelle politique l'Europe peut-elle avoir à l'égard de l'extérieur ?

Comment voyez-vous la possibilité pour l'Europe d'être un partenaire au niveau mondial qui puisse, à l'intérieur de l'OMC, aborder ce type de questions ?

En septembre, l'OMC a condamné les Etats-Unis en assimilant à des subventions les réductions d'impôts considérables dont bénéficiaient les sociétés commerciales américaines qui domicilient leurs affaires et leurs sièges sociaux dans les paradis fiscaux des Caraïbes. Cet élément ne porte pas directement sur le blanchiment, mais justifie les créations de ces centres offshore qui vivent de leur régime d'exonération fiscale.

Quand on ajoute à cela le secret bancaire et la mauvaise coopération judiciaire, on a tous les ingrédients du paradis fiscal attractif. Si nous supprimions déjà l'avantage anormal, contraire aux règles commerciales mondiales, de passage dans ces paradis fiscaux, un grand pas serait réalisé. A votre avis, l'Europe peut-elle s'exprimer sur ce sujet au cours des prochaines négociations à Seattle ?

En Europe, actuellement, la lutte contre le blanchiment repose sur une législation, sur des instances d'observation et de contrôle, sur des déclarations de soupçon, des procédures, une coopération, des délits, sur une limitation du secret bancaire, toutes ces mesures sont défensives. Or, une façon plus efficace serait sans doute d'agir en amont.

S'il pouvait y avoir en Europe un registre du commerce ou de dépôt des comptes, avec des systèmes d'immatriculations et d'identification, n'y aurait-il pas une plus grande efficacité des actions policières ou judiciaires ?

N'en irait-il pas de même si, de façon harmonisée, les statuts des sociétés européennes comportaient des éléments de contrôle des comptes ou une obligation de révélation ?

En matière fiscale, vous paraît-il possible de progresser sensiblement non pas sur une harmonisation fiscale qui demanderait un certain temps, mais sur certains mécanismes (calculs du bénéfice mondial sur une pénalisation, imposition spécifique avec règle de trois en fonction de l'origine du chiffre d'affaires...) ? Plusieurs techniques, qui existent déjà en France ou ailleurs, permettent de dissuader un certain nombre d'entreprises de tricher. Peut-on avancer dans les discussions européennes à ce sujet ?

M. le Président : Il faut déjà faire le point sur cette question fondamentale de l'harmonisation fiscale. Parler d'une seule voix vis-à-vis de l'extérieur supposerait que l'Union européenne n'en ait qu'une or, nous n'entendons pas cela aujourd'hui.

M. Pierre MOSCOVICI : La décision de l'OMC est extrêmement importante. Elle montre l'efficacité de l'OMC comme organisation, notamment de son organisme de règlement des différends. Ne pensons pas que l'OMC se résume à des négociations périodiques, c'est aussi un fonctionnement continu dont le rôle est utile pas seulement pour l'Union européenne. Toute la rhétorique « anti-OMC » entendue trop souvent est suicidaire.

Je pense qu'il faut plutôt traiter l'OMC comme un organe de règlement de différends, s'appuyer et peser sur elle, que d'essayer d'obtenir encore plus dans le cadre de négociations s'annonçant déjà singulièrement compliquées. Les Etats-Unis militent pour s'en tenir à l'agenda intégré (l'agriculture et les services), nous, nous souhaitons un cycle global plus large pour inclure les normes sociales, l'environnement, l'antidumping, etc. Nous nous battons pour respecter la diversité culturelle et le COREPER est actuellement réuni pour tenter de trouver une formulation permettant de protéger cette diversité culturelle. Je ne suis pas pour augmenter encore le plan de charge, ce qui accroîtrait les difficultés avec les Américains.

Sur la domiciliation et l'immatriculation des sociétés, l'harmonisation fiscale est la réponse appropriée, notamment dans le cadre du code de bonne conduite qui doit permettre de mieux cerner les activités réelles des non-résidents.

Le Conseil ECOFIN du 1er décembre 1997 a adopté diverses mesures fiscales qui participent de la volonté d'accroître la coordination des politiques économiques. Elles visent principalement à lutter contre la concurrence fiscale dommageable au sein de l'Union.

Un projet de directive a été proposé sur la fiscalité de l'épargne destinée à introduire une taxation minimum de l'épargne placée par des résidents d'un Etat-membre dans un autre Etat-membre.

L'examen du projet de directive, commencé en juillet 1998, a peu avancé à cause de très nombreuses difficultés techniques et politiques. Le Luxembourg, les Pays-Bas et le Royaume-Uni, qui s'estiment pénalisés par les dispositions de ce texte, alors qu'ils devraient être concernés, freinent très clairement les travaux.

Les Britanniques ont présenté une proposition de compromis sur les euro-obligations jugé insuffisant non seulement par la France, mais aussi par d'autres pays dont l'Allemagne puisque cela conduisait à sortir de l'harmonisation 90 % du volume des transactions sur les Eurobounds, c'est-à-dire les obligations détenues par les non-résidents.

De plus, le Royaume-Uni a averti que ses territoires dépendants et associés (Iles anglo-normandes et Caraïbes) disposaient de la souveraineté au plan fiscal avec une législation offshore pour les transactions internationales et donc ne devaient pas être dans le champ géographique de la directive. Nous avons affaire à de véritables paradis fiscaux très attractifs pour des opérations financières, largement à l'origine de l'évasion fiscale sur les produits de titres.

Le débat prévu au Conseil ECOFIN du 8 octobre a tourné court, nous nous sommes heurtés à une réticence forte du Royaume-Uni. Il sera repris à celui du 8 novembre.

Un code de bonne conduite en matière de fiscalité des entreprises est en cours. Les Etats-membres s'engagent à ne plus adopter et à démanteler, dans les cinq ans, leurs dispositifs fiscaux lorsqu'ils établissent un niveau d'imposition nettement inférieur en faveur des non-résidents. Un groupe de suivi est chargé du recensement des dispositifs fiscaux jugés dommageables au libre exercice de la concurrence ; il devrait remettre son rapport définitif au Conseil ECOFIN du 8 novembre.

Enfin, l'examen se poursuit avec difficulté sur la proposition de directive concernant la fiscalité applicable aux intérêts des redevances payées entre sociétés d'un même groupe résidant dans différents Etats-membres. Le Conseil européen de Cologne demandait qu'un accord politique puisse être dégagé sur la fiscalité de l'épargne et des intérêts de redevance, et que les travaux, dans le cadre du code de bonne conduite, soient menés à bonne fin avant le Conseil européen d'Helsinki.

Le Gouvernement français attache une très grande importance à ce paquet fiscal constituant pour nous l'un des piliers de la coordination des politiques économiques nécessaires au succès de l'Union européenne économique et monétaire. Nous considérons qu'il faut maintenir une pression politique forte notamment sur le Royaume-Uni et le Luxembourg pour parvenir à un accord. Je vous assure que nous nous y efforçons.

M. le Président : J'espère que vous avez des moyens de pression politique efficaces, car l'attitude de la Grande-Bretagne semble assez ferme à ce stade de la discussion.

M. François LONCLE : On m'a dit récemment que la nouvelle société EADS, qui résulte de la fusion de l'Aérospatiale Matra et Dasa, avait décidé d'établir son siège social en Hollande précisément pour bénéficier d'un certain nombre de protections fiscales ou autres. Pouvez-vous me confirmer cette information ?

M. Pierre MOSCOVICI : Je l'ai lue comme vous. Je rappellerai que cet accord industriel est fondamental et sa mise en _uvre doit être étudiée. Une telle décision comme la localisation du siège social renvoie à l'autonomie de décision de l'entreprise. Ce n'est pas tout à fait dans le champ du sujet, nous ne sommes pas en train d'harmoniser toute la fiscalité, mais d'éviter certains paradis fiscaux.

Il faudra que l'harmonisation fiscale avance. Mais nous ne souhaitons pas qu'elle soit absolue car nous voulons conserver une partie de souveraineté fiscale, les paradis fiscaux non, l'harmonisation fiscale par le haut oui, mais l'harmonisation fiscale totale n'est pas notre doctrine.

M. le Président : Je veux, pour conclure, vous remercier très chaleureusement d'avoir bien voulu nous présenter les résultats du sommet de Tampere et vous demander, au nom de la Mission, de bien vouloir relayer ses préoccupations.

Audition de M. Jean-Paul DECORPS,
Président du Conseil supérieur du notariat

(procès-verbal de la séance du 27 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Jean-Paul DECORPS : Monsieur le président, messieurs les députés, je vous remercie de nous recevoir et d'auditionner, à travers moi et la fonction que j'exerce, l'ensemble des notaires de France.

Le notaire est le représentant de l'Etat dans les conventions de droit privé. Il est, par ailleurs, l'observateur d'un certain nombre de comportements. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de saisir Mme Guigou, notre ministre de tutelle, de phénomènes que nous observons et qui sont en relation avec le blanchiment d'argent.

Le blanchiment est une opération qui suit directement l'appréhension de revenus d'origine illicite, et l'immobilier est devenu une cible privilégiée du recyclage de l'argent sale. J'ai pris conscience de ce problème il y a huit ans lorsque j'étais président régional des notaires de la cour d'appel d'Aix-en-Provence. J'ai été le premier président régional à demander à TRACFIN, qui venait de se constituer, de venir nous expliquer ce qui se passait, car nous assistions, effectivement, à un certain nombre d'opérations douteuses, même si compte tenu de notre fonction et de notre statut d'officier public, ces dernières ne passent que très rarement par nos études. Cependant, à l'occasion d'un achat immobilier, il arrive que nous ayons affaire à une société civile, dont on ne connaît pas l'origine des statuts, souvent composée d'autres sociétés - sociétés gigognes - et représentée par des personnes qui sont souvent des hommes de paille, des prête-noms. Un tel dispositif est symptomatique de fraudes et de dissimulations.

Nous avons constaté, à travers le réseau européen notarial, que les pratiques ne sont pas les mêmes dans tous les pays et que la France était extrêmement vulnérable à ce genre d'opérations - notamment par le biais des sociétés civiles immobilières.

Nous voulons, par l'observation de ces pratiques, alerter les pouvoirs publics afin de trouver des formules visant non pas à éradiquer - c'est impossible - mais à rendre ces opérations plus difficiles, en les rendant plus transparentes.

Au départ nous avons fait auprès de TRACFIN quelques déclarations de blanchiment, fondées sur des certitudes ; nous avons ensuite travaillé sur l'extension de l'obligation de déclaration à toutes les opérations, y compris immobilières ; enfin, le législateur a créé l'obligation de déclaration de soupçon, récemment étendue aux professionnels de l'immobilier. C'est donc bien notre rôle d'observateur qui nous a amenés à alerter les pouvoirs publics.

Ces déclarations de soupçon font l'objet de procédures mises en place
- notamment dans le midi et à Paris - avec l'aide des parquets généraux et des parquets départementaux et en relation avec TRACFIN.

Nous avons adressé à l'ensemble des notaires de France une circulaire qui, d'une part, leur demande d'être très attentifs à un certain nombre d'éléments tel que le montage de dossiers de grosse importance pour des clients qu'ils ne connaissent pas, et dans lesquels il y a un élément d'extranéité, d'autre part, précise la procédure de signalement de soupçon. Celle-ci est tout à fait informelle - un coup de téléphone, un rendez-vous, la visite du parquet dans l'étude, etc. - mais s'effectue toujours sous la surveillance du président de la chambre des notaires, autorité de discipline dans ce domaine.

Si nous recevons environ 85 % des actes concernant les sociétés civiles immobilières, ce sont malheureusement les 15 % restant qui révéleraient, le plus fréquemment, des pratiques de blanchiment qu'il conviendrait de débusquer.

Une société civile immobilière peut se constituer avec des hommes de paille ; les cessions de parts qui se déroulent ensuite sont des cessions en blanc, des sortes de bons au porteur - donc anonymes. Le cédant inscrit son nom, le cessionnaire est en blanc, on lui remet le document et les virements se font par des paradis fiscaux ; de ce fait plus aucun contrôle n'est exercé. Des immeubles de plusieurs millions de francs sont ainsi cédés sur la Croisette, la Promenade des Anglais ou les Champs-Elysées.

Ces mécanismes de blanchiment sont de surcroît source de fraude fiscale puisque aucun droit n'est perçu alors que des millions de francs sont transmis et de détournement de la loi car, dans ce cas, il est fait fi des droits de préemption des collectivités, des locataires, et de la législation immobilière concernant la superficie, l'amiante, etc.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous rappeler concrètement les conditions de la création d'une SCI ?

M. Jean-Paul DECORPS : Je prendrai l'exemple de Dupont, Durant, Popov et Tovaric. Dupont et Durand créent une société civile immobilière - aucun capital minimum n'est exigé - et s'immatriculent au registre du commerce, en désignant M. Dupont comme gérant. Il s'agit d'un acte sous seing privé qui ne les oblige pas à faire appel à un notaire.

M. le Rapporteur : Les statuts permettent donc d'identifier les fondateurs, donc les propriétaires du capital, même s'il est de 1 000 francs. Expliquez-nous comment ces personnes vont s'y prendre pour disparaître.

M. Jean-Paul DECORPS : En réalité la société civile sera elle-même composée de différentes sociétés - panaméennes, colombiennes, etc. - et sera immatriculée dans un registre des Caraïbes dont on ne détient pas forcément les éléments.

Revenons à notre exemple. MM. Dupont et Durant créent leur société, M. Dupont, gérant, vient signer un acte d'achat et cède immédiatement ses parts - sous seing privé, sans désignation du bénéficiaire - à Popov et Tovaric. M. Durant fait de même. Voilà une société qui sera immatriculée au nom de M. Dupont, gérant, mais dont la propriété sera celle de MM. Popov et Tovaric, qui d'ailleurs souvent cachent d'autres identités. Les opérations criminelles peuvent alors s'effectuer.

M. le Rapporteur : Quelle appréciation portez-vous sur la proposition d'obligation d'un acte authentique pour la création d'une SCI de ce type ? La présence du notaire est bien une garantie.

M. Jean-Paul DECORPS : La loi impose au notaire de faire une déclaration de soupçon, mais il est également garant de la transparence de l'acte qu'il reçoit. Le notaire est responsable de l'identité des signataires de l'acte ; et s'il existe une succession de sociétés gigognes, il devra effectuer son contrôle jusqu'à la dernière société qui apparaît dans la composition du capital.

La prévention s'effectue en amont par le biais de ces contrôles et de cette obligation d'authenticité ; en aval, reste la trace de l'acte qui sera obligatoirement enregistré et déposé dans les services du ministère des Finances. Et c'est à partir de cet acte que les services spécialisés pourront remonter la filière.

Dans la mesure où une société civile est créée avec un faible capital, les apports nécessaires au financement des opérations sont effectués sous forme d'apports en compte courant, les cessions se font souvent au profit d'individus que personne ne connaît et se réalisent d'une façon non officielle, puisque les sociétés civiles ne sont pas tenues de déposer leur comptabilité au greffe du tribunal - contrairement aux sociétés commerciales. Ces comptes courants ne sont donc mentionnés nulle part et la comptabilité de la société civile est tout à fait occulte.

Lorsque le notaire est présent, la constitution de ces sociétés civiles et la transmission ultérieure des parts passent du domaine de l'occulte au domaine de l'officiel et du public, ce qui est extrêmement important.

M. le Président : Maintenant que votre profession est assujettie à la déclaration de soupçon, êtes-vous en mesure de nous dire combien de déclarations sont faites chaque année, et quelle est la qualité de ces déclarations ? Vous avez parlé d'une circulaire mais quels sont les moyens dont vous disposez pour convaincre vos confrères ? On constate, en effet, dans les professions concernées par ce problème depuis plus longtemps - je pense notamment à l'assurance - que les résultats sont faibles car il est difficile de convaincre de la nécessité et de l'importance d'une telle déclaration.

Je voudrais revenir sur la fiscalité. Les montages de SCI servent aussi à des fins d'évasion fiscale et sont utilisés par des personnes qui pour autant ne blanchissent pas de l'argent. Les déclarations de soupçon venant des banques et transmises à TRACFIN ne peuvent d'ailleurs pas être exploitées à titre fiscal. Il doit être quelquefois délicat de faire la distinction entre évasion fiscale et blanchiment - à moins d'une situation quasi caricaturale avec de fortes sommes venant, par exemple, d'un paradis fiscal - et par conséquent difficile de convaincre vos collègues d'être vigilants.

M. Jean-Paul DECORPS : D'après les renseignements fournis par TRACFIN, on compte cette année quinze déclarations émanant du notariat. Cela me paraît énorme, puisque par définition ces individus essaient, par tous les moyens, de ne pas passer devant le notaire. Bien entendu, ce chiffre n'a rien de comparable avec les 1 200 déclarations émanant des banques, mais il prouve que les notaires jouent le jeu.

La circulaire que j'ai adressée à tous les notaires de France, a valeur d'obligation ; sa non-application peut entraîner des sanctions disciplinaires qui peuvent aller jusqu'à la destitution, et qui sont prises par le président de la chambre des notaires et, éventuellement, par le tribunal.

Les notaires sont contrôlés tous les ans par le biais d'inspections, dont le but est de veiller au respect de ces circulaires. Ces derniers, dans leur écrasante majorité, ont conscience de leurs engagements.

M. le Président : Pourrez-vous nous transmettre cette circulaire ?

M. Jean-Paul DECORPS : Elle se trouve dans le dossier que je vous ai préparé et que je vous remets immédiatement.

En ce qui concerne la société civile immobilière, je rappellerai que les notaires s'occupent de 85 % des SCI qui se créent en France. Elles ont souvent un objectif familial, et sont destinées à permettre une transmission en profitant d'une fiscalité allégée. Il n'y a pas de fraude.

Ainsi, par exemple, les services fiscaux admettent qu'un appartement possédé dans le cadre d'une société civile immobilière peut être évalué à un prix moindre qu'un appartement possédé directement.

La SCI, régulièrement enregistrée, doit faire tous les ans une déclaration fiscale de ses recettes et de ses dépenses, à la fois en tant que telle et du chef de chacun des associés.

En revanche, il existe des sociétés dites « coquilles vides », qui sont des sociétés clandestines très recherchées par les criminels en col blanc. A ce sujet, vous trouverez, dans le dossier que je viens de vous remettre, un exemple de lettres que les notaires reçoivent au moins chaque semaine en provenance de Suisse, de Jersey, de Guernesey, du Luxembourg, etc.

M. le Rapporteur : Quelle est votre réaction lorsque vous, ou l'un de vos confrères, recevez une telle lettre ?

M. Jean-Paul DECORPS : Lorsqu'un notaire reçoit une telle correspondance, il convient de la transmettre au président de la chambre et au conseil supérieur. Pour ma part, j'ai transmis la lettre contenue dans le dossier qui vient de vous être remis au ministre de la justice Mme Guigou et je l'ai remise en main propre à M. Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre car je trouve ces pratiques extrêmement graves et choquantes.

M. Gilbert LE BRIS : J'ai déjà eu l'occasion de poser la question de la « traçabilité » des actes à Mme Guigou, et de souligner que, pour les SCI, ni le dépôt, ni les modifications de statuts n'étaient réalisés par acte authentique.

Cependant, les SCI sont tout de même soumises à un certain nombre de règles, telles que la tenue d'une assemblée générale annuelle, d'une comptabilité accessible et l'obligation de dépôt. Les services fiscaux ne disposent-ils pas des moyens suffisants pour lutter contre ces SCI « coquilles vides » ? Quelle serait la valeur ajoutée de l'acte authentique passé chez le notaire ?

Dans vos relations avec les notaires européens, avez-vous des informations sur la façon dont cela se passe dans les autres pays, et leurs méthodes sont-elles de nature à éviter le blanchiment de l'argent par l'intermédiaire de l'immobilier ?

M. Jean-Paul DECORPS : Dans les pays de droit latin, aucune société, qu'il s'agisse de sociétés commerciales ou civiles, ne peut être constituée sans le contrôle préalable du notaire ; soit le notaire dépose les statuts au rang de ses minutes, soit il rédige lui-même les statuts. Cette forme notariée est la condition de l'immatriculation au registre du commerce.

Les Italiens, très sensibilisés à ces questions, ont imposé la forme notariée aux sociétés civiles, tout comme aux cessions d'entreprises pour lesquelles un contrôle de légalité est assuré par le notaire.

Cette règle découle d'un principe juridique très simple : la création d'une personne juridique, qu'il s'agisse d'une personne physique ou morale, doit résulter d'un acte réalisé sous le contrôle de l'Etat. De même qu'un acte de naissance est un acte authentique, la naissance d'une personne morale doit faire l'objet du contrôle de l'Etat par un délégataire de la puissance publique, en l'occurrence le notaire.

Quelle serait la valeur ajoutée de l'acte authentique ? Il aurait, je pense, tout d'abord une vertu préventive, dans la mesure où une opération suspecte ne sera pas proposée à un notaire. Si tel était le cas, l'acte serait alors obligatoirement enregistré, ce qui nous donnerait la possibilité de déterminer les signataires ; les règles de publicité foncière et d'enregistrement s'appliqueraient également.

En revanche, les sociétés civiles ne sont pas tenues de déposer des statuts mis à jour ou leurs comptes au greffe du tribunal - mais elles doivent tenir des assemblées. A défaut, les services fiscaux, lors d'un contrôle, peuvent les considérer comme sociétés factices, avec les conséquences fiscales que cela peut avoir.

L'acte authentique instaure le contrôle de l'Etat, dès la naissance de l'opération, sur un investissement déterminé. En outre - vous parliez de la « traçabilité » - l'acte notarié doit viser le prix et les modalités de paiement. Le notariat français est prêt à viser également, si le législateur le lui impose, le nom de la banque et le numéro du compte mouvementé pour l'opération.

Il ne s'agit pas de faire transiter les fonds par notre comptabilité, mais si le paiement a lieu par exemple entre une banque de Jersey et une banque de Monaco, le nom des banques et les numéros des comptes seraient mentionnés.

Notre souci est d'abord de dénoncer un fléau qui prend une ampleur terrible et de montrer aux pouvoirs publics qu'il existe des moyens de le combattre ; l'acte authentique n'est pas le seul.

Je pense notamment à l'immatriculation des sociétés civiles immobilières clandestines. D'après nos estimations, il y a actuellement près de 300 000 sociétés qui ne sont pas immatriculées. Les spécialistes du blanchiment d'argent sont à la recherche de ces fameuses « coquilles vides ». Ces sociétés, qui n'ont plus d'activité mais qui ont été constituées avant 1978, n'ont donc aucune référence ni au registre des commerces et des sociétés, ni à l'INSEE, ni au registre SIREN.

M. le Rapporteur : Rappelez-nous pourquoi la date de 1978 est importante.

M. Jean-Paul DECORPS : Une réforme de 1978 a obligé toutes les nouvelles sociétés civiles immobilières à s'immatriculer au registre du commerce.

Une autre proposition serait de conditionner l'immatriculation au registre du commerce à un acte réalisé sous le contrôle de l'Etat ; c'est le système italien, belge et allemand. Il s'agit d'un moyen simple mais efficace pour justifier de l'authenticité. On peut donc imaginer l'enregistrement de ces actes à peine de nullité. Bien entendu, ce n'est qu'une partie de la solution, car il suffirait d'aller à Monaco ou à Luxembourg pour que l'enregistrement ne se fasse pas.

On pourrait également obliger les sociétés civiles à déposer tous les ans, comme pour les sociétés commerciales, le compte rendu des assemblées qui statuent sur les comptes, les cessions de parts, les modifications, et à publier dans un journal les cessions de parts de sociétés civiles immobilières.

La présence du notaire au moment de la signature d'un acte de transmission de titres de société implique, dans 99 % des cas, que les paiements se fassent par la comptabilité du notaire. Néanmoins, il peut y avoir blanchiment, même s'il y a un acte notarié, lorsque le paiement se fait « hors la vue du notaire » ; aucun chèque n'apparaît lors de la transmission des titres de la société ou du bien en question, le notaire se contentant de constater la mutation et le paiement. Cela est tout à fait légal.

Toutefois le paiement « hors la vue du notaire » n'est pas autorisé pour les transactions d'une certaine importance, sauf lorsqu'il s'agit de rétrocession entre des grands groupes du type compagnies d'assurance. On sait, par exemple, que si Axa vend un immeuble à une société de son groupe, il n'y a pas de blanchiment d'argent. En revanche, si une société X, que l'on ne connaît pas, cède des parts sociales ou un immeuble d'un montant de plusieurs dizaines de millions de francs à M. Tartenpion qui nous dit que le prix a été payé directement, on peut se poser des questions !

Les notaires n'ont pas l'obligation de faire transiter les paiements par leur comptabilité. Il est d'ailleurs possible d'accepter le paiement hors la vue, c'est à dire hors la comptabilité du notaire, mais en précisant que la somme a été débitée du compte n°X de la banque Y, pour être créditée au compte XX de la banque XY.

S'agissant des obligations de publicité, les sociétés civiles ne sont actuellement tenues de déposer au greffe que leurs statuts. Elles doivent déposer une déclaration fiscale chaque année, mais sur laquelle n'apparaît que le compte de résultat qui peut être égal à zéro, ce qui n'est pas le cas lorsque l'immeuble n'est pas loué. Par ailleurs, elles ne sont pas obligées de déposer leur comptabilité et l'obligation de déposer les cessions de parts n'est pas sanctionnée.

Toutefois, il ne faut pas penser que ces sociétés sont exclusivement créées pour des raisons fiscales. Aujourd'hui, compte tenu de la réduction des droits d'enregistrement, les professionnels ont moins recours aux SCI en vue d'acquérir des locaux professionnels. En revanche, il existe une optimisation juridique lorsqu'on transmet un bien immobilier en gardant l'usufruit, d'utiliser les prérogatives d'une SCI.

M. le Président : Monsieur le président, vous avez dit, dans votre exposé liminaire, que la France, comparé aux autres pays européens, était un pays très vulnérable. Le problème des SCI mis à part, pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Par ailleurs, quel type d'immobilier est la proie des blanchisseurs, y a-t-il d'autres régions concernées que le sud et le sud-est de la France ? Dans le mécanisme que vous avez décrit, il y a les acheteurs, mais aussi les vendeurs qui, je suppose, savent qu'ils participent à une opération de blanchiment. Comment peut-on agir auprès d'eux, puisqu'il y existe une offre ?

M. Jean-Paul DECORPS : TRACFIN a constaté qu'il existait une grande diversité d'opérations. A l'époque de la mafia italienne, dans les années quatre-vingt-dix, on avait localisé les investissements dans les constructions neuves. Puis, les propriétés de caractère furent très prisées, notamment sur la Côte d'azur. Aujourd'hui, on trouve toutes les formes d'investissements : des appartements anciens, des appartements neufs, des propriétés de caractère, etc.

En fait, plus les mailles du filet se resserrent, plus l'attention des blanchisseurs est éveillée et plus ils affinent leurs pratiques. Nous nous sommes rendu compte, par exemple, que les notaires du bord de mer n'étaient plus les seuls visés, et qu'un certain nombre de déclarations de soupçon émanaient de toutes petites études de l'arrière-pays - les blanchisseurs s'imaginant certainement qu'ils y seraient moins surveillés.

Aujourd'hui, de petites entreprises font l'objet de ces investissements ; c'est la raison pour laquelle les Italiens ont pris des mesures les concernant, les grosses propriétés et les grosses entreprises étant beaucoup plus repérables.

Il est donc difficile, aujourd'hui, de dire qu'il existe un type d'investissement privilégié par les blanchisseurs et c'est ce qui rend la lutte d'autant plus difficile.

S'agissant des vendeurs, il n'est pas simple pour eux de repérer une volonté consciente de blanchir. L'opération de blanchiment se manifeste souvent par un prix exceptionnel et ce critère est d'ailleurs retenu pour justifier une déclaration à TRACFIN. Si une propriété, qui ne se vend pas depuis un an, part d'un seul coup à un prix 20 % supérieur au prix de vente initial, il convient de se méfier ! Le vendeur a certainement reçu une offre intéressante de la part d'une personne « bien sous tous rapports » !

Toutefois, je ne pense pas que l'on puisse déceler, à partir du vendeur, une opération de blanchiment. Ce sont vraiment l'acheteur et les conditions de l'acquisition qui doivent mettre en éveil le professionnel chargé de la transaction.

Enfin, la France est un pays vulnérable, s'agissant de l'immobilier, essentiellement du fait des SCI. Par ailleurs, il est sans doute plus agréable de vivre sur les bords de la Méditerranée qu'au fin fond du Danemark ou en Allemagne du nord !

M. le Rapporteur : Vous avez fait parvenir à Mme Guigou des propositions d'évolution législative s'agissant du statut des sociétés civiles immobilières. Mme le ministre vous a répondu que votre proposition appelait certaines observations sur le plan technique.

Vous venez, me semble-t-il, de répondre à l'argument suivant : « On peut en effet s'interroger sur la portée du dispositif envisagé - c'est-à-dire le passage en acte authentique des SCI - dans la mesure où la rédaction d'un acte authentique ne donne pas lieu à un contrôle de l'origine des fonds et où le paiement du prix peut se faire hors la vue du notaire. »

M. Jean-Paul DECORPS : Tout à fait, mais il conviendrait dès lors de viser dans l'acte les modalités du paiement. Il pourrait donc s'agir d'un paiement hors la vue du notaire, mais avec l'indication des comptes mouvementés.

M. le Rapporteur : En revanche, que répondez-vous au fait que « l'obligation de dresser un acte authentique en matière de société civile pourrait être éludée si les intéressés décidaient de recourir à des sociétés commerciales ».

M. Jean-Paul DECORPS : Nous avons envisagé de proposer l'acte authentique pour les sociétés civiles, simplement parce qu'elles sont les plus utilisées et qu'il s'agit pour nous de proposer des instruments pour resserrer les mailles du filet. Je rappelle simplement que dans tous les autres pays de droit latin, toutes les sociétés, y compris les sociétés commerciales, font l'objet d'une déclaration notariée.

M. le Président : J'apprécie votre argumentation, puisqu'elle consiste à dire, en réalité, que vous êtes prêts à prendre d'autres engagements. Il me semble cependant qu'il existe une difficulté dans ce débat qui s'est amorcé entre vous et la Garde des Sceaux. Quel est le point d'achoppement ?

M. Jean-Paul DECORPS : C'est une question de relations professionnelles avec les avocats car, même s'ils traitent peu de cas de SCI, ils examinent malgré tout un certain nombre de dossiers.

Selon Mme de La Garanderie, bâtonnier du barreau de Paris, la situation est telle qu'il n'est pas envisageable de réduire encore le champ d'activités des avocats.

M. le Président : En ce qui concerne les sociétés commerciales, les avocats expriment-ils les mêmes réticences ?

M. Jean-Paul DECORPS : Les personnes qui réalisent un investissement par le biais d'une société commerciale le font au grand jour.

La création d'une société commerciale implique des dépôts de déclaration, un contrôle fiscal récurrent, un assujettissement à l'impôt sur les sociétés, etc. Il est hors de question que des personnes achètent par le biais d'une société commerciale un immeuble de 50 millions de francs en se disant, qu'étant donné qu'elles l'occupent elles-mêmes, elles n'ont pas à faire de déclaration fiscale. Il existe une théorie, l'acte anormal de gestion, qui permet de les taxer d'office.

Pour le blanchiment d'argent, qui doit rester discret, la société commerciale n'est donc pas la forme juridique idéale.

M. le Président : Sur un problème aussi important que celui des SCI, n'y a-t-il pas une possibilité de construire une solution avec les avocats ?

M. Jean-Paul DECORPS : Il sera difficile de résoudre ce problème sans léser personne ! J'ai proposé à Mme de La Garanderie d'appliquer la solution des autres pays européens : soit les statuts sont de forme authentique, et donc contrôlés par l'Etat, soit ils ont été réalisés sous seing privé et doivent être déposés chez le notaire. Cela permettrait à l'avocat de continuer à exercer son rôle de conseil et à rédiger les actes, mais imposerait une formalité supplémentaire - puisque, entre la rédaction des statuts ou des cessions de parts et l'enregistrement, il faudrait passer chez le notaire.

Si cette solution peut emporter l'adhésion des avocats, nous y sommes très favorables. Cependant, Mme de La Garanderie pense au contraire que nous devrions aller dans le sens d'une simplification.

En réalité, il s'agit d'un choix de société : souhaitons-nous qu'en France le marché soit réglé par les puissances privées, celles de l'argent, de la libre concurrence, ou voulons-nous que l'Etat intervienne réglementairement dans certains secteurs ? Dix pays parmi les quinze de l'Union européenne ont choisi cette seconde solution : tout se passe par contrat sous le contrôle de l'Etat. En France, le problème n'est pas tranché.

Mme Guigou parle de contrôle des fonds ; nous n'avons ni la prétention ni la possibilité de contrôler les fonds. Notre rôle est de donner de la transparence à ce type d'opérations. Ce qui nous sépare des avocats, c'est la notion de secret professionnel. Nous estimons que notre secret professionnel s'arrête là où la loi nous oblige à faire des déclarations de soupçon. En revanche, les avocats considèrent que ce domaine fait partie du droit de la défense.

M. Gilbert LE BRIS : La difficulté ne vient-elle pas du statut du notaire qui est double. Il est, d'une part, délégataire de la puissance publique, et donc obligatoirement en situation de monopole, et, d'autre part, en situation concurrentielle avec les avocats, les agents immobiliers.

M. Jean-Paul DECORPS : Votre remarque est tout à fait exacte, mais elle vaut également pour les avocats, qui ont le monopole de la plaidoirie et qui sont en concurrence avec d'autres professionnels pour le conseil et la rédaction des contrats. Nous sommes donc dans une situation équivalente. Et nos deux professions s'accommodent parfaitement de cette dualité qui permet, à la fois d'effectuer une bonne administration de la justice et d'être compétitifs.

M. le Président : Avez-vous déjà eu l'occasion, sur le sujet qui nous occupe, de mettre en _uvre une procédure disciplinaire ?

M. Jean-Paul DECORPS : Oui, il y a eu une procédure disciplinaire dans les Alpes-Maritimes, à la demande de la profession et relayée par le parquet. Elle a eu lieu à l'époque de la déclaration non pas de soupçon, mais de blanchiment.

Ce notaire avait reçu un compromis d'une personne paraissant bien sous tous rapports, mais qui, entre le compromis et la vente, a été arrêtée et emprisonnée pour blanchiment. Or le notaire - sans doute ne lisait-il pas la presse - a tout de même passé l'acte de vente avec la concubine de ce truand. Lorsque la brigade financière a effectué ses contrôles, elle s'est aperçue de l'opération, une sanction disciplinaire a été prise et le notaire destitué.

M. le Président : Très souvent, les professions préfèrent régler leurs problèmes de façon interne. Ce corps de contrôle des notaires fait-il remonter un certain nombre de cas dans lesquels vous intervenez avant que la justice ne soit saisie ?

M. Jean-Paul DECORPS : Les inspections annuelles font l'objet de rapports circonstanciés, transmis systématiquement au président de la chambre des notaires et au parquet. L'un ou l'autre - et souvent les deux - demandent, lorsqu'une dérive ou un manquement est constaté, des sanctions disciplinaires.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner une estimation annuelle de ces sanctions ?

M. Jean-Paul DECORPS : Je dirai en moyenne deux ou trois sanctions par an et par chambre, soit au total entre cent et cent cinquante. Lorsque je parle de sanctions disciplinaires, je parle de sanctions internes, telles que l'avertissement ou la défense de récidiver. S'agissant des poursuites, il y en a peut-être eu une trentaine par an.

M. le Rapporteur : Vous avez dressé un tableau assez sombre de la situation en raison des SCI ; vous expliquez ensuite que ce sont les conseils juridiques, aujourd'hui avocats en vertu de la loi de 1991, qui rédigent ces actes. Ne pensez-vous pas, en disant cela, que, d'une certaine manière, par leur montage financier, leurs conseils juridiques et l'ingéniosité qu'ils mettent dans ce travail, les avocats participent intellectuellement au blanchiment de l'argent ?

Finalement, et je suis volontairement provocant, ne donnez-vous pas raison à ce célèbre juge d'instruction qui avait déclaré que les avocats blanchissaient l'argent du crime !

M. Jean-Paul DECORPS : Surtout pas ! Je dis simplement que les contrats qui créent les SCI ne sont pas rédigés par les notaires, ce qui ne veut pas dire qu'ils sont rédigés par les avocats ! Je dirai même que ce sont souvent des cabinets étrangers qui rédigent ce genre de contrats. Je suis scandalisé par les déclarations qui ont été faites sur les avocats, car dès qu'une profession juridique s'affaiblit, c'est tout le monde du droit qui en pâtit.

Nous avons, avec les avocats, le même respect des règles d'éthique, nous défendons la même culture juridique. Nos relations existent en termes, non pas de concurrence, mais de complémentarité.

M. le Rapporteur : Je comprends que vous entreteniez de très bonnes relations avec les professionnels du droit, mais la loi de 1998, portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, en évoquant « les personnes qui réalisent, contrôlent ou conseillent des opérations portant sur l'acquisition, la vente, la cession ou la location de biens immobiliers », visait également les avocats.

Considérez-vous que l'interprétation de la loi de 1998 devrait conduire le barreau de Paris à mettre en _uvre cette disposition, c'est-à-dire à obliger les avocats à effectuer les déclarations de soupçon ?

M. Jean-Paul DECORPS : Il s'agit du débat que j'évoquais tout à l'heure concernant le secret de la défense.

M. le Rapporteur : Mais là ils ne défendent personne, ils conseillent !

M. Jean-Paul DECORPS : Absolument ! Mais je ne connais pas les instructions données par Mme de La Garanderie au barreau. Je lis comme vous la loi : s'il y a une obligation de déclaration pour les opérations de cessions immobilières, elle concerne tous les professionnels qui ont à effectuer ce type d'opérations.

M. le Rapporteur : Donc, vous n'excluez pas que les avocats puissent se trouver dans le champ d'application de la loi de 1998 ?

M. Jean-Paul DECORPS : Je ne crois pas, effectivement, que la loi les exclut. Mais, encore une fois, j'ai été très sensible aux arguments de Mme de La Garanderie sur les droits de la défense.

M. le Rapporteur : Vous nous avez communiqué la lettre d'une société industrielle de participation et de sous-traitance, dont le siège social est à Genève et qui semble avoir un bureau parisien, qui vous a démarché, en tant que notaire à Marseille. Combien en recevez-vous par an, vous et vos confrères ?

M. Jean-Paul DECORPS : Depuis que j'ai pris une position assez ferme en ce qui concerne ces sociétés civiles immobilières, je n'en reçois plus personnellement. Ce sont des lettres circulaires, et l'on peut en recevoir une dizaine par an.

M. le Rapporteur : Vous les conservez toutes ?

M. Jean-Paul DECORPS : Maintenant, oui. Mais à une époque, nous les jetions.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous les faire parvenir ?

Jean-Paul DECORPS : Il n'y a aucun problème.

M. le Président : Monsieur le président, vous avez évoqué les relations que vous entreteniez avec les notaires des autres pays européens. Vous rencontrez-vous régulièrement et débattez-vous de cette question du blanchiment ?

M. Jean-Paul DECORPS : La Conférence des présidents des notariats européens se réunit tous les semestres, la prochaine réunion a lieu demain en Espagne. Nous évoquons, depuis deux ans, ces problèmes de blanchiment à chaque réunion. Nous avons signé, avec d'autres professions et au nom de cette conférence européenne, la charte des professionnels contre le blanchiment. La Conférence des notariats européens a été consultée sur le projet de directive concernant la lutte contre le blanchiment.

Tous les notariats ont fait le même constat : les obligations de dénonciation et de transparence prévues par cette directive figurent déjà dans nos codes de déontologie respectifs. Mais nous allons compléter le code de déontologie européen par les éléments figurant dans cette charte des professions pour la lutte contre le blanchiment.

Enfin, je voudrais attirer votre attention sur le fait que l'euro va être un accélérateur de ces problèmes. Si des mesures doivent être prises, il conviendrait de les prendre avant la mise en circulation de l'euro. En effet, le change entre deux monnaies est une occasion de repérer une opération de blanchiment. Ce contrôle va désormais disparaître et rendre plus facile la circulation des capitaux, et par conséquent plus difficile le repérage des opérations.

M. le Président : Monsieur le président, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Pascal BEAUFRET,
Directeur général des impôts
accompagné de M. Gérard BOURIANE,
Sous-Directeur chargé du contrôle fiscal

(procès-verbal de la séance du 27 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Jean-Pascal BEAUFRET : On peut distinguer, au sein de l'activité de contrôle fiscal, d'une part la mise en évidence des infractions et du blanchiment, et d'autre part les moyens de répression.

La France a été à l'initiative en 1989, lors du Sommet de l'Arche, de la mise en place du GAFI, qui regroupe aujourd'hui 26 pays et deux organisations régionales. Le GAFI s'est imposé comme l'organisation de référence dans ce domaine, et a contribué, par ses réflexions, à la généralisation du mécanisme de la déclaration de soupçon.

Je suppose que vous vous interrogez sur les raisons pour lesquelles les déclarations de transaction suspecte dont TRACFIN est destinataire, ne sont pas utilisées par le contrôle fiscal. La raison est claire : nous n'aurions pas obtenu, à l'époque, la collaboration active de l'ensemble des institutions financières et des personnes assujetties à l'obligation de déclaration des transactions suspectes. Je pense que nous l'obtiendrons encore moins volontiers maintenant, s'il devait y avoir une utilisation fiscale systématique de ces déclarations de soupçon.

Les organismes qui, à la direction générale des impôts, sont chargés du contrôle fiscal, réclament évidemment d'obtenir des informations de TRACFIN. Je ne cacherai pas que les brigades de vérification et les directeurs chargés du contrôle, se demandent pourquoi ils n'ont pas cette information.

Ayant été associé en 1989 et 1990 à la création du GAFI et à celle de TRACFIN, je persiste à penser que le mécanisme TRACFIN est d'autant plus efficace qu'il n'y a pas de lien immédiat et automatique avec l'administration fiscale. En revanche, TRACFIN transmet les informations en sa possession aux autorités judiciaires, qui spontanément, ou en réponse aux demandes des agents de la DGI quand l'affaire est judiciarisée, nous la retransmettent à titre fiscal.

Je me félicite que la relation entre la justice et l'administration fiscale soit extrêmement étroite aujourd'hui. Près de cinquante fonctionnaires de l'administration fiscale travaillent avec les parquets, les juges d'instruction et la police afin que toutes les informations liées aux instructions judiciaires soient exploitées sur le plan fiscal et, surtout, que l'instruction judiciaire se fonde aussi sur les informations fiscales dont nous disposons.

L'autre moyen de lutte du ministère des finances contre le blanchiment des capitaux est l'action engagée contre les paradis fiscaux et les sociétés offshore.

Les esprits ont grandement évolué sur ce sujet depuis quelques années. M. Dominique Strauss-Kahn a eu l'occasion de souligner devant votre Mission, qu'une véritable lutte contre les paradis fiscaux était engagée en Occident. Dans le cadre des travaux de l'OCDE, nous avons joué un rôle déterminant dans la lutte contre la concurrence fiscale dommageable puisque le groupe de travail ad hoc a été coprésidé par la France et le Japon.

Des résolutions ont été adoptées en avril 1998 afin d'établir une liste de paradis fiscaux commune à tous les pays de l'OCDE. Cette liste devrait être disponible au plus tard à la fin de 1999. Elle fait grief et doit permettre de sanctionner les paradis bancaires et judiciaires sous des formes diverses. On peut ainsi enjoindre de restreindre les mouvements de capitaux - voire, à la limite, interdire aux établissements bancaires des pays participant à la Convention, d'établir des relations avec des organismes situés dans ces territoires.

Il n'est donc pas tout à fait exact de dire que nous sommes privés de moyens face aux paradis fiscaux et aux pays qui permettent l'établissement de sociétés offshore pour masquer tout mouvement financier.

Plus récemment, lors du Conseil européen de Tampere des 15 et 16 octobre 1999, des initiatives ont été prises par la France pour proposer à ses partenaires de renforcer les obligations de vigilance des Etats membres de l'Union et définir les conditions de levée du secret bancaire dans le cadre des procédures judiciaires.

Tout cela s'est concrétisé. Vous savez que quarante-cinq experts du ministère des finances vont travailler pendant trois ans avec la justice dans tous ces domaines. A ce jour, nous avons mis dix inspecteurs à la disposition des pôles économiques et financiers de Paris et de plusieurs villes de province. C'est déjà une contribution importante en termes de moyens, mais probablement utile à condition que les juges sachent utiliser les compétences véritables de nos cadres. Ce sont inversement autant de vérifications que nous ne faisons pas : il faut en être conscient.

Nous menons une action difficile, mais opiniâtre, vis-à-vis de Saint-Martin et de Saint-Barthélémy. Ce n'est pas simple, parce que les gens qui habitent là-bas résistent, parfois avec le soutien des élus locaux.

Les indices dont nous disposons sur le plan fiscal sont, avant tout, des indices classiques : l'existence d'un train de vie sans rapport avec le revenu déclaré ; la réalisation d'investissements immobiliers importants au moyen de fonds provenant de l'étranger ; des mouvements de fonds anormaux sur les comptes financiers de prête-noms, qui peuvent être par exemple des gens âgés non imposables ou des avocats qui laissent transiter des sommes ; des montages financiers et fiscaux extrêmement complexes ; enfin l'allégation par des contribuables, de prêts consentis par des personnes ou des institutions originaires de pays où l'on ne peut pas vérifier la réalité du prêt en raison du secret bancaire. En général, quand le crédit est justifié par un prêt provenant d'une institution localisée à Panama, dans les îles anglo-normandes, en Bulgarie ou en Russie, on peut avoir des soupçons.

Des contribuables qui ont une faible activité, mais qui déposent des sommes importantes en espèces ou encaissent des chèques d'un montant élevé suscitent aussi des interrogations.

Il reste que l'état de droit protège légitimement le contribuable. De ce fait, nos possibilités d'investigation apparaissent limitées.

Du fait qu'il n'existe pas de coopération très active en matière de contrôle fiscal au niveau européen, il est assez difficile, lorsque nous rencontrons des opérations internationales, de faire autre chose que de demander l'assistance fiscale du pays en question ou de travailler avec un de nos attachés fiscaux sur place. Ce sont des procédures prévues par les conventions, mais généralement très longues et auxquelles certains pays se dérobent. La dimension internationale du phénomène ralentit donc énormément la connaissance - voire empêche complètement l'appréhension globale de l'opération.

Deuxièmement, les moyens dont nous disposons sont extrêmement encadrés. Quand nous faisons un contrôle, nous envoyons un avis : c'est-à-dire que nous prévenons les gens - sauf autorisation du juge de nous laisser perquisitionner en présence d'un officier de police judiciaire. Nous faisons 120 perquisitions par an ; ce sont des opérations particulièrement lourdes. Mais en dehors de celles-ci, l'envoi d'un avis de vérification à un contribuable pour regarder sa comptabilité n'est pas complètement de nature à permettre de trouver les éléments de preuve suffisants pour démontrer le blanchiment de capitaux...

En revanche, il arrive que de temps en temps des documents qui relèvent de circuits totalement opaques puissent être trouvés lors des perquisitions.

Par ailleurs, nous sommes aussi empêchés d'intervenir en raison du caractère contradictoire de la vérification : la réponse du contribuable, les délais de recours ont pour conséquence qu'une opération de contrôle fiscal se déroule, quand elle est complexe, plus généralement sur deux ans que sur trois mois. Cela laisse le temps aux contribuables et aux mécanismes délinquants de s'adapter, de s'ajuster puis de disparaître.

Une des opérations majeures de l'année dernière a porté sur un trafic d'armes, avec des commissions d'intermédiaire qui donneront lieu probablement à un redressement de l'ordre de 1,5 milliard de francs. Ce montant a été reconstitué à partir d'éléments externes, mais nous n'aurons jamais le moindre centime de recouvrement ni la moindre personne physique à appréhender, car à peine reçu l'avis de vérification tout à disparu, les bureaux et ceux qui y travaillaient. A moins d'intervenir, en application de l'article L16B, en procédant à des perquisitions, il est très difficile de trouver des éléments que l'on peut transmettre à la police ou à la justice.

Au total, le contrôle fiscal n'a permis de débusquer au cours des dernières années qu'assez peu de cas, quelques dizaines par an, selon moi, dans lesquels on sait, dès l'origine, qu'on va trouver du blanchiment de capitaux.

Le premier cas typique met en jeu des opérations liées à la mafia russe, sous forme d'investissements dans un secteur d'activité tel que celui des _uvres d'art, la restauration, l'import-export, la production de films et l'immobilier.

Ainsi des ressortissants russes ou ouzbeks investissaient-ils dans des sociétés de transport et de négoce d'aéronefs, exerçant leur activité en France par l'intermédiaire de groupes implantés au Luxembourg ou dans les Îles Vierges britanniques.

Le deuxième cas fréquent, qui ne relève pas nécessairement du blanchiment de capitaux mais de la fraude fiscale grave, est celui du trafic des composants électroniques qui sous un faible volume ont une énorme valeur. Ils sont donc faciles à transporter et susceptibles de se prêter à toutes sortes de justifications partielles de transfert de valeur. Ces biens se prêtent également idéalement à la fraude à la TVA communautaire.

Le troisième type d'activité est la commercialisation des véhicules, qui constitue une source de fraude fiscale considérable. La France a voulu protéger ses fabricants en appliquant aux véhicules neufs le taux français de TVA, et non le taux du pays dans lequel le véhicule est acquis. Les véhicules d'occasion de plus de six mois peuvent être acquis au taux de la TVA du pays d'achat et cette réglementation a donné lieu à un intense trafic, par le biais de mandataires de vente de véhicules.

Il existe très probablement aussi, une fraude importante à travers le commerce des véhicules de luxe. C'est le cas, par exemple, d'une affaire d'achat-revente de véhicules par une société relevant d'un groupe luxembourgeois détenu par des gens du voyage, qui était un circuit d'opérations de blanchiment à plusieurs niveaux.

Quatrième catégorie : les opérations du secteur financier telles que les opérations de change manuel, d'encaissement de chèques pour le compte d'autrui etc., qui peuvent être des vecteurs d'opérations de blanchiment.

Au total lorsque nous découvrons tout cela, nous taxons, mais souvent sans espoir d'un recouvrement effectif des fonds. Il faudrait saisir les actifs, ce que nous faisons, chaque fois que cela est possible, notamment dans le cadre de l'article L.16B, où nous emmenons quelqu'un qui saisit les actifs en même temps que nous faisons la perquisition.

Nous dénonçons également au Procureur de la République, dans le cadre de l'article 40 du code de procédure pénale (CPP), tous les actes manifestement contraires à la loi que nous découvrons dans le cadre de nos contrôles.

M. le Président : J'ai senti une certaine insatisfaction dans vos propos quant au rôle que vous pouvez jouer. Existe-t-il une politique spécifique en matière de blanchiment qui orienterait, par exemple, de façon sélective certains de vos contrôles ? Dans la mesure où existent aujourd'hui des travaux, y compris dans votre ministère, de typologie des mécanismes dont se servent ceux qui blanchissent, diligentez-vous des contrôles en ce sens ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Nous avons une politique de répression de la fraude fiscale. J'ai essayé de vous démontrer que certains cas de fraude fiscale recouvrent éventuellement des circuits de blanchiment. Là où il y a recouvrement potentiel, il y a une politique ciblée de contrôles.

Composants électroniques, officines financières de recyclage : ce sont là des axes de lutte contre la fraude fiscale, qui peuvent donner lieu à la découverte de circuits de blanchiment.

Par ailleurs, nous nous interrogeons sur l'enrichissement que nous ne comprenons pas de certaines personnes. Quand nous commençons un examen approfondi de situation fiscale avec les comptes bancaires et que nous ne nous expliquons pas le train de vie de quelqu'un, il est sûr qu'on peut se trouver face à un individu qui participe à un réseau de blanchiment.

Il y a donc une convergence des thèmes de la lutte contre la fraude fiscale et de la lutte contre le blanchiment, mais cette convergence ne se fait que sur quelques axes précis.

M. le Président : La montée en puissance du thème du blanchiment fait-elle partie des priorités que vous vous êtes fixées, ou n'est-il encore qu'accessoire à votre démarche de recherche de la fraude fiscale ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le but du contrôle fiscal est d'obtenir une sanction financière ou pénale, en portant plainte pour fraude fiscale ou en pénalisant financièrement par des amendes ou des pénalités de mauvaise foi.

Si vous avez en face de vous soit une activité criminelle, très clairement organisée vers le recyclage de l'argent, comme le trafic de stupéfiants, soit des organisations criminelles, le moyen de la sanctionner n'est pas de faire payer d'abord, mais probablement de mettre sous les verrous les personnes qui participent à cela. Nous ne sanctionnons pas les personnes qui participent à ces activités, en revanche, nous dénonçons très largement sur la base de l'article 40 du Code de procédure pénale au procureur de la République tous les faits de nature à faire l'objet d'une instruction pénale. Mais l'objectif de la lutte contre la fraude est plutôt de crédibiliser un système économique et d'éliminer les acteurs qui créent des distorsions de concurrence en sortant de leurs obligations fiscales.

M. le Président : Vous avez évoqué rapidement la question de la nécessité d'établir une paroi étanche entre le contrôle fiscal et TRACFIN.

Il semble qu'il y ait au moins un débat au sein de votre ministère, puisque le directeur du Trésor, que nous avons entendu, pense que les esprits ont évolué sur ce point. Est-ce aussi votre sentiment ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je sais que si l'on demande à des acteurs économiques d'aller au-delà de leur métier et de jouer un rôle de policier en définissant de manière très extensive le domaine dans lequel ils doivent ainsi se comporter, on risque en réalité de nuire à leur action.

Si vous demandez à une banque de faire une déclaration de soupçon à TRACFIN sur un de ses clients qui pratiquerait la fraude fiscale, vous la mettez « hors jeu » de son métier aujourd'hui ; peut-être que ce ne sera pas le cas demain, mais il s'agit là d'un futur lointain et un peu idéal.

A l'époque, il y avait eu un consensus sur le fait qu'il était beaucoup plus efficace de déclarer des soupçons sur des actes et des situations précis, que TRACFIN exploiterait et transmettrait s'il estimait que l'affaire était sérieuse, à la justice ou à la police pour investigation.

M. le Président : Je citais M. Lemierre parce que nous sommes au c_ur de notre débat. Il me semble qu'une réflexion sur TRACFIN, sa définition et son efficacité est sans doute nécessaire, notamment dans la perspective du débat législatif sur les nouvelles régulations économiques.

Nous avons auditionné le parquet de Paris qui, sans que nous lui en posions la question, nous a fait observer par la voix du procureur Jean-Claude Marin que l'administration fiscale ne lui transmettait les dossiers qu'avec une certaine parcimonie, lui donnant le sentiment que l'administration privilégiait un traitement pré-contentieux des dossiers.

Confirmez-vous ce genre de traitements pré-contentieux que l'on peut concevoir dans un but d'efficacité, et si tel est le cas, quels critères vous guident ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : S'agissant de la pénalisation de la fraude fiscale, la loi nous a complètement encadrés dans une procédure extrêmement claire. Nous devons demander l'avis conforme de la commission des infractions fiscales (CIF) qui, dans 85 % des cas, nous donne raison. Cela conduit ensuite le procureur de la République à retenir 95 % des dossiers assortis de l'avis conforme de la CIF. Donc, sur 900 à 1 000 saisines de la CIF par an, nous aurons, quatre à cinq ans après, 850 condamnations.

En fait, ce système de sanction pénale de la fraude fiscale me semble beaucoup trop lent : entre les revenus fraudés, la vérification, les garanties de réponse du contribuable, la procédure contradictoire, les différents recours dont il dispose, la saisine de la CIF et le jugement publié pour fraude fiscale, six ou sept ans se seront écoulés. Un système punitif qui fonctionne ainsi est, à mon avis, un système contestable.

En revanche, sur le plan des principes, l'administration fiscale qui fait, du nombre de dossiers pénalisés un indicateur de la qualité de ses contrôles, n'aurait aucune réticence à transmettre davantage de cas à la justice.

Aujourd'hui, ce n'est pas du tout l'activité de l'administration fiscale qui bloque le nombre de contrôles, c'est au départ la capacité de traitement des dossiers par la CIF, dont l'avis donné est très sérieusement examiné et prend du temps, ne permet pas d'aller au-delà des 850 dossiers annuels.

Depuis que j'ai été nommé, j'ai donc demandé à ce que l'on déconcentre la décision de saisine de la CIF afin de rendre la procédure plus rapide.

Auparavant, le directeur départemental des services fiscaux ou le directeur régional, qui avait engagé un contrôle d'un contribuable, saisissait d'abord l'administration centrale du dossier à pénaliser. Un bureau réexpertisait donc l'ensemble du dossier et opérait un contrôle sur la qualité, soit six mois à un an de délai supplémentaire. C'est à l'issue de ce contrôle que le ministre qui, de par la loi est, seul compétent saisit la CIF.

J'ai donc demandé que ce soit le directeur local des services fiscaux qui saisisse la CIF. Quel serait l'inconvénient ?

On m'a fait valoir que s'il n'y avait plus préalablement de contrôle de qualité, la CIF risquerait de rejeter des dossiers, et ceux-ci seraient de moindre qualité. J'ai répondu que nous apprendrions aux réseaux, que les directeurs s'ajusteraient et que, dans deux ou trois ans, ils feraient des dossiers de meilleure qualité.

Nous sommes donc allés présenter au Conseil d'Etat un projet de décret modifiant le mode de saisine de la CIF. Celui-ci a répondu qu'il n'acceptait pas que le directeur des services fiscaux intervienne par délégation du ministre ; éventuellement, admettait-il une signature d'un chef de service de l'administration centrale ou du directeur général des impôts...

Pour contourner cette position rigide, j'ai demandé aux directeurs de faire remonter les dossiers et les ai assurés que, dans la journée où je les recevais, j'assumais de les signer sans les modifier.

Donc, nous ne faisons plus de contrôle supplémentaire des dossiers envoyés à la CIF par les directeurs des services fiscaux. Ce procédé est aujourd'hui au stade de l'expérimentation c'est-à-dire qu'il ne concerne qu'un certain nombre de directions.

Cet exemple vous montre à quel point la procédure fiscale est encadrée et protège à l'extrême les droits de la défense. Mais il faut aussi savoir que les délais s'ajoutent aux délais, et j'essaie donc de réduire les délais internes - de trois à six mois en moyenne sur chaque dossier.

M. Gérard BOURIANE : Il faut rappeler que la CIF émet un avis qui lie le ministre.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Effectivement le ministre ne peut pas faire autre chose que ce que dit la commission.

Il faut vous dire qu'un dossier sur deux est simplement un dossier de non-déclaration, c'est-à-dire le dossier d'entreprises ou de personnes physiques qui n'arrivent pas à déclarer. On peut les sanctionner sévèrement, ils continuent systématiquement à ne pas faire de déclaration.

Ce ne sont généralement pas des dossiers de personnes qui ont élaboré des mécanismes très sophistiqués pour échapper à l'impôt.

L'autre volet de la relation entre l'administration fiscale et la justice, est que nous informons la justice dans le cours de l'instruction des éléments du dossier fiscal.

Nous informons donc systématiquement, par l'intermédiaire d'une sorte de liaison permanente, les juges et les policiers qui participent aux instructions judiciaires des éléments de nature fiscale dont nous disposons ; nous obtenons inversement d'eux des renseignements destinés à tirer des conséquences fiscales d'éventuelles informations ou actes connus de la justice. Je ne comprends donc pas les regrets de M. Jean-Claude Marin puisque nous avons des agents installés au parquet. Notre collaboration est à ce point développée que, depuis de nombreuses années, nous avons des agents qui travaillent, indépendamment des pôles économiques et financiers, avec la police judiciaire et avec tous les juges d'instruction. Il n'y a pas de rétention d'information.

J'ai même des échos du ministère de la justice et de nombreux magistrats qui nous demandent d'arrêter de les saisir sur le fondement de l'article 40 du CPP. Cet article donne une grande liberté aux directeurs des services fiscaux - peut-être trop, car on a parfois l'impression que cela se fait dans une relative confusion et que l'on tire peut-être trop souvent la clochette du procureur, sans pondérer suffisamment nos observations ou constatations.

M. Gérard BOURIANE : Nous avons créé un groupe de travail pour homogénéiser les procédures pénales engagées par nos services vérificateurs dans le cadre de l'article 40 du CPP.

M. le Président : A quel moment de la procédure fiscale décidez-vous de recourir à l'article 40 ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Cela dépend des circonstances. Si nous tombons dès le départ sur une fraude manifeste à la TVA ou sur une escroquerie, nous le faisons immédiatement. Sinon, nous attendrons la fin de la vérification de manière à enrichir au préalable notre information.

M. le Président : Parmi les signes qui mettent sur la piste d'un blanchiment, il y a l'hypothèse de la surdéclaration. C'est un point de vue qui surprend sans doute les inspecteurs. Avez-vous à titre indicatif, par l'expérience acquise, quelques indices particuliers qui vous permettent de faire le lien entre le contrôle fiscal et la question du blanchiment et qui pourraient donner à ceux qui sont sur le terrain une grille de lecture lors de leurs contrôles ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le cas que vous signalez est le plus difficile. Lorsque le blanchiment est une intégration à une activité réelle, donc dans le cas d'une surdéclaration de recettes, il n'est pas du comportement naturel d'un agent de l'administration des impôts de contester une surdéclaration de recettes taxables.

Je pense qu'en effet, nous ne sommes pas particulièrement bien placés pour découvrir de tels mécanismes dans des activités comme les casinos, le secteur des loisirs, les réseaux d'agences de voyage, les boîtes de nuit etc. Nous avons vu, en Corse, des recettes étonnantes... Mais fondamentalement, nos agents recherchent plutôt des recettes faibles par rapport à une activité économique supposée forte, que des recettes fortes par rapport à une activité économique réelle faible.

M. le Président : Vous avez parlé de cent vingt perquisitions. Quelle est leur typologie ? Dans quels cas avez-vous recours à cette procédure ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Nous avons des services de recherche qui aident à la programmation des vérifications, qui sont destinataires d'informations ou qui les trouvent eux-mêmes. Quand, par toutes les voies normales de dénonciation ou de recherche d'informations, ils ont l'occasion de faire une perquisition, ils la font. Ils la font de manière centralisée : on ne se lance pas dans une perquisition sans soupçons, puisqu'il faut demander au juge l'autorisation de la faire. Nous n'allons solliciter le juge que si nous avons des informations précises.

Par ailleurs, c'est une opération qui coûte cher, qui engage une multitude de gens sur une multitude de sites et conduit à énormément de pièces à saisir. Ensuite, le travail de dépouillement de ces pièces est très long. J'ai vu les résultats d'une perquisition : du seul point de vue de la quantité de documents ou d'informations à exploiter, c'est une affaire de plusieurs mois pour une équipe entière.

Nous sommes en train de réfléchir à la façon dont nous pourrions éventuellement accroître le nombre de ces opérations. Ce n'est absolument pas évident en termes de résultat du contrôle fiscal, parce que toutes ces opérations ne débouchent pas nécessairement sur des redressements valides.

En définitive, c'est d'abord une question de crédibilité. Il faut donc très bien choisir les opérations avant. Cela veut dire, en pratique, que des informations nous sont données au préalable par X. ou Y. sur la fraude fiscale que nous allons trouver. Autrement, nous ne le faisons pas.

M. le Président : Vous avez évoqué des pays qui se dérobent lorsque vous avez besoin de coopération et d'échange d'informations. Pourriez-vous préciser quels sont ces pays, notamment sur le territoire européen ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Il n'y a pas de pays qui se dérobe à l'assistance fiscale au sein de l'Union européenne. Il y a en revanche des pays avec lesquels la coopération est meilleure qu'avec d'autres, comme la Belgique.

L'Allemagne a une administration fiscale divisée en Länder, aussi faudrait-il parler d'abord de la coopération avec les Länder frontaliers.

La coopération avec l'Italie est gênée par le fait, que - comme en France, d'ailleurs - l'administration fiscale est multiple. Quand il y a dans un pays trois ou quatre administrations fiscales différentes, ce n'est généralement pas un gage de grande efficacité.

Nous avons donc développé des relations étroites avec la guarda di finanza. Nous mettons beaucoup d'espoir dans la réforme qui se produit en Italie, portant sur l'organisation de l'administration fiscale et du ministère des finances en général.

Avec les Espagnols, la coopération ne marche pas mal.

Cela marche mieux que l'on ne pense avec le Inland revenu au Royaume-Uni, mais sous réserve du respect sourcilleux des prérogatives et du droit spécifique de chaque administration.

Cela marche moins bien avec les Pays-Bas. Traditionnellement, la relation se fonde sur un droit et un système fiscal locaux extrêmement souples et pragmatiques, très sourcilleux sur l'autonomie de chacun.

Je suis frappé de constater que, dans le domaine fiscal, la coopération entre nos administrations - officiellement très forte - est bien plus faible que dans d'autres domaines au sein de l'Union européenne. La dimension régalienne et la légitimité de chaque pays et de chaque Parlement ont pour conséquence de laisser beaucoup d'autonomie aux administrations. La coopération effective en matière de contrôle fiscal reste plutôt rare. En effet, ce sont des opérations coordonnées de contrôle qu'il faudrait faire. Elles existent, mais sont très rares. Quant aux relations par l'intermédiaire des attachés fiscaux, elles restent insuffisantes.

M. le Président : Et le Luxembourg ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le Luxembourg est un pays qui ne coopère pas beaucoup.

M. le Président : L'Autriche ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je ne pourrais vous répondre précisément, nous devrions maintenant avoir un attaché fiscal là-bas, parce qu'il nous semble qu'il peut y avoir un approfondissement des relations.

De manière générale, nous venons de densifier fortement le réseau des attachés fiscaux. Nous venons d'ouvrir des postes en Irlande, aux Pays-Bas et de renforcer avec plusieurs agents tout notre réseau européen.

M. le Président : Le Portugal ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : A ma connaissance nous n'avons pas de problèmes avec ce pays.

M. le Rapporteur : Comment jugez-vous la convention passée avec Monaco et son fonctionnement ? Quel bilan en feriez-vous aujourd'hui, dans la mesure où Monaco nous paraît rester un lieu où - en plus du phénomène d'évasion fiscale - nous soupçonnons du blanchiment d'argent illégal.

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je ne suis pas sûr que, s'il fallait la refaire, nous la referions avec les mêmes libertés et les mêmes règles fiscales s'appliquant aux résidents monégasques.

Lorsque nous avons revu le sujet l'année dernière, quelqu'un m'a expliqué qu'il était extrêmement difficile de revenir là-dessus. Je n'ai pas l'impression que c'est un sujet que l'on pourrait bouger facilement. Il faudrait, de toute façon, le faire de manière législative et ce serait complexe.

Il est clair que cette convention ouvre au titre des impôts sur les personnes physiques et même au titre des impôts sur les entreprises, des avantages exceptionnels aux résidents monégasques.

M. Gérard BOURIANE : Pour autant qu'ils n'aient pas la nationalité française.

M. le Rapporteur : Il existe, au ministère de la justice, le Service central de prévention de la corruption (SCPC). Vous avez un fonctionnaire qui est mis à la disposition de ce service. Comment jugez-vous le décloisonnement que ce service a toujours voulu organiser ? Etes-vous satisfait de la coopération inter-services ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Le SCPC nous envoie de nombreuses informations et, chaque fois que nous le pouvons, nous l'informons également. A mon avis, il n'y a là aucun problème.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que ce service ait réussi à faire ses preuves dans la mise en évidence d'infractions pénales - puisqu'il ne peut aller au-delà - à partir des informations obtenues auprès des administrations ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : D'après les documents et les informations que je connais, il s'agit d'une procédure qui marche bien. Je ne peux pas en dire davantage, car je n'ai à l'esprit qu'un seul cas de vérification importante faite à la suite d'une intervention du SCPC.

Mais j'ai surtout en tête un flux d'informations régulier et un travail très actif de notre agent là-bas qui répertorie toutes les fraudes aux marchés publics et fait un travail d'analyse extrêmement utile.

M. le Rapporteur : Nous avons évoqué avec les représentants du notariat français un phénomène qu'ils ont jugé assez inquiétant, celui de la multiplication des Sociétés civiles immobilières (SCI). Cet instrument défiscalisé, donc attractif, n'a pas à être passé en forme authentique et permet ainsi à l'argent de s'investir et de se transmettre dans des formes simplifiées. Quelle analyse faites-vous de ce mécanisme en termes de pertes de recettes fiscales et de fraude ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Il est clair que les sociétés de personnes, les sociétés transparentes à formalités allégées, sont des occasions, d'abord de dématérialisations des actifs très significatives et ensuite de dissimulation des personnes.

Nous avons la possibilité, quand nous pouvons identifier une personne précise, de remettre en cause cela. Nous savons et pouvons parfois, démontrer le caractère fictif de la SCI. Mais il est clair que ces sociétés sont des véhicules qui peuvent servir à la fraude.

M. le Rapporteur : Je voudrais savoir si la direction générale des impôts a une position précise sur ce point ? A-t-elle fait des études particulières, soutiendrait-elle une évolution législative ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Je ne défends pas d'évolution législative à ce stade, je cherche d'abord à analyser et utiliser l'information dont nous disposons.

Nous développons actuellement une application, qui est un lourd investissement consistant à relier aux personnes physiques les sociétés transparentes. Nous souhaiterions pouvoir « chaîner » les sociétés transparentes connues avec les personnes physiques qui les composent. C'est un progrès qui arrivera dans quelques années et s'appelle « transparence financière ».

Quant à une possible évolution législative, je ne suis pas sûr que l'on arrivera en imposant partout des actes authentiques, à éviter qu'il y ait délocalisation ou dématérialisation des actifs. Il n'est pas sûr que, dans un monde international ouvert, la loi française soit le meilleur instrument.

M. le Président : Concernant la question de l'harmonisation fiscale européenne, qui doit vous préoccuper particulièrement, le dossier semble en difficulté en raison de la réticence de certains de nos partenaires. Quels sont votre pronostic et votre analyse concernant ces difficultés ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Cette question est totalement distincte du blanchiment : l'exercice actuel d'harmonisation ne vise pas réellement à lutter contre la fraude ou à prévenir des opérations illicites. Il vise à lutter contre une compétition fiscale dommageable, qui est située bien en amont de la fraude et, éventuellement, du blanchiment de capitaux.

Nous avons passé beaucoup de temps sur différents sujets dont les deux principaux étaient, d'une part, la fiscalité de l'épargne et, d'autre part, le code de bonne conduite en matière de régimes fiscaux dommageables.

Sur les régimes fiscaux dommageables, le travail a été relativement payant puisque nous avons réussi à isoler trois cent vingt régimes fiscaux, parmi lesquels assez peu de régimes français, mais sur le traitement desquels nous ne sommes pas totalement d'accord. Cette liste des régimes suffit-elle à les dénoncer ou faut-il des engagements formels de démantèlement ?

Leur seule identification est un point, à mon avis, très positif. En revanche, tout le « paquet » fiscal - dit « paquet Monti » - se heurte à des difficultés sérieuses sur l'autre aspect, celui de la fiscalité de l'épargne. Dix ans après, c'est la reprise en atténué du débat qui avait déjà eu lieu sur « Comment impose-t-on les produits de placement en Europe ? Chaque pays organise-t-il la noria de ses produits de placement pour les non-résidents ? »

Le choix qui a été fait est un choix complexe, qui doit beaucoup à la thèse française et consiste à dire que l'on a le choix entre le secret fiscal ou la taxation dans le pays.

C'est une option déséquilibrée puisque le pays le moins vertueux gagne le plus d'argent. La retenue à la source minimale - peu importe son taux - existe en alternative à la révélation des revenus de placements de capitaux. Un pays peut donc choisir entre révéler les revenus de capitaux au pays de résidence de celui qui bénéficie de ces revenus de capitaux, ou taxer avec une retenue à la source minimale.

Les discussions achoppent, d'une part, sur les oppositions luxembourgeoises concernant le secret fiscal et, d'autre part, sur les objections de la place de Londres et des professionnels anglais. Effectivement, le risque de délocalisation hors de l'Union de la gestion de certains actifs existe.

Nous avons des solutions relativement satisfaisantes et pragmatiques à proposer à nos partenaires, mais pour l'instant, la majorité des pays de l'Union n'en veut pas.

De toute façon, nous sommes condamnés à évoluer, on ne peut tenir très longtemps avec des règles extrêmement différentes sur certains aspects de la fiscalité au sein de l'Union.

Là où nos partenaires ont probablement raison, c'est qu'il serait très étonnant qu'on aboutisse à une harmonisation de la fiscalité des personnes, c'est-à-dire tout ce qui concerne l'impôt sur le patrimoine, le revenu, les plus-values et les droits de mutation à titre onéreux ou gratuit. Je serais fort étonné que l'on puisse, dans les prochaines années, progresser significativement sur la fiscalité des personnes : c'est à juste titre que les autres pays nous diront que si la France n'arrive pas à modifier la fiscalité extrêmement élevée des personnes, elle ne peut s'en prendre qu'à elle-même et qu'il est hors de question de leur demander d'augmenter leur propre fiscalité sur les personnes.

En revanche, la fiscalité des entreprises ou des sociétés et le fait que l'on n'ait pas le droit, au sein de l'Union européenne, de mettre en place des niches destinées aux non-résidents, me paraissent susciter un large accord, qu'il faudra naturellement retravailler.

Je me demande néanmoins s'il ne faudrait pas modifier la règle de décision en matière fiscale en exigeant non plus l'unanimité mais la majorité.

Ce que j'appelle de mes v_ux, c'est aussi une harmonisation beaucoup plus efficace des modalités de recherche et de contrôle en Europe. La coordination des contrôles s'imposera même si, aujourd'hui, elle est extrêmement floue. La demande des Espagnols fait l'objet d'un groupe de travail à la Commission, auquel M. Gérard Bouriane participe.

M. Gilbert LE BRIS : Vous avez cité, parmi les exemples de fraudes à la TVA, le problème des circuits des composants électroniques et celui de la commercialisation des véhicules. Cela est-il allé jusqu'au blanchiment d'argent ou est-ce resté simplement du domaine de la fraude à la TVA ?

Par ailleurs les technologies nouvelles, comme par exemple Internet, risquent-elles de vous poser problème dans le futur et de générer des facteurs nouveaux de blanchiment d'argent ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Nous avons un cas de blanchiment, que nous pensions être simplement un cas de fraude fiscale et de carrousel pour les circuits de composants électroniques et qui s'est révélé en définitive être un cas de blanchiment.

M. le Président : Comment ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Dans le cadre d'une perquisition prévue à l'article L.16B du livre des procédures fiscales.

Je connais également un cas de commerce de véhicules de luxe. Comme vous le voyez, ce sont en fait des cas extrêmement rares. Quant à la taxation du commerce électronique, c'est un sujet très délicat.

Une défiscalisation de fait est en train de s'installer - pas encore d'ailleurs, sur le commerce des biens à travers Internet parce que s'il y a déplacement physique d'un bien, fut-il un petit paquet, il y a toujours un moment où on peut le saisir. On ne voit pas totalement comment la TVA peut être acquittée sur les prestations de services en ligne. D'ailleurs, il est clair pour certains acteurs qu'Internet peut être un mécanisme de commerce international destiné à éviter la taxation.

Cette idée a néanmoins une limite. Lorsque les Etats décideront collectivement - au niveau de l'Union - qu'une telle distorsion de concurrence n'est pas admissible, ils joueront sur l'idée que la crédibilité commerciale d'un prestataire de services suppose la crédibilité fiscale dans le pays où il cherche à vendre. Ce qui nécessitera donc la désignation d'un représentant fiscal et d'une procédure par laquelle il accepte de payer des impôts à la consommation.

Mais nous n'en sommes pas encore à ce niveau de prise de conscience.

M. le Président : La Mission porte sur les questions de blanchiment, mais aussi sur les questions de délinquance financière et sur les obstacles au contrôle et à la répression de cette délinquance financière. Même si nous venons d'insister sur les questions de blanchiment, nous avons tenu à vous rencontrer parce que la délinquance financière est au centre de vos préoccupations.

Dans les affaires que vous suivez, les affaires de blanchiment sont assez mineures mais les affaires de délinquance financière sont, j'imagine, extrêmement importantes. Pouvez-vous nous caractériser quelques-unes de ces affaires et nous faire part de ce qu'est votre analyse de la délinquance financière ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Elle est absolument multiforme. Celle qui fait l'objet des plus gros efforts depuis plusieurs années, est celle qui consiste à fausser les circuits économiques sur la TVA. Il s'agit alors de s'approprier un impôt sur les transactions économiques, de ne pas le payer ou d'utiliser le remboursement de crédit TVA et l'option offerte à l'entreprise de déduire ou de se faire rembourser, pour générer des circuits purement fictifs d'escroquerie fiscale.

Ce qui me paraît le plus remarquable dans l'évolution récente du tissu fiscal et de l'administration fiscale, c'est cette priorité accordée à la lutte contre la fraude à la TVA. Nous avons aujourd'hui les moyens, grâce à la très bonne coopération avec les douanes, aux contrôles de comptabilité et aux contrôles internes d'entreprise, d'identifier un certain nombre de fraudes. Nous n'en avions pas les moyens quand nous arrêtions physiquement 1 % ou 2 % des flux d'échanges aux frontières européennes d'autrefois.

Je ne suis pas sûr que le marché intérieur entré en vigueur au 1er janvier 1993 ait fondamentalement changé les choses. En revanche, il est clair que lorsque la pression concurrentielle est très forte, la fraude à la TVA dans un pays dont le taux est relativement élevé (20,6 %) est un élément de distorsion concurrentielle considérable. Du point de vue de l'intérêt direct du fraudeur, il s'agit de l'opération la plus rémunératrice.

Nos régimes fiscaux, par leur complexité, se prêtent commodément au jeu complexe des montages. Nous enregistrons nombre de comportements que nous avons du mal à qualifier officiellement d'abus de droit, mais qui en sont tout de même en pratique
- c'est-à-dire des comportements de contournement de l'impôt, des montages faits exprès pour l'éviter. Selon les textes, l'abus de droit est fait exclusivement pour éviter l'impôt. Ce qui nous gêne fréquemment, ce sont les contribuables qui utilisent la complexité du régime fiscal pour échapper à l'impôt, sans que nous puissions démontrer que c'est à une fin exclusivement fiscale et donc constitutive d'un abus de droit.

Je ne citerai qu'un exemple : transformer du revenu en plus-value, c'est passer d'un taux d'imposition à 64 % à un taux à 26 %. Cela présente donc un certain intérêt à titre personnel... Par conséquent, tous les montages qui vont transformer du revenu en plus-value seront des montages très productifs, mais ces montages souvent auront une autre base que la seule évasion de l'impôt.

Quand vous mettez au point un dispositif fiscalement avantageux - qu'il s'agisse d'un agrément, de produits d'épargne exonérés d'impôt sous réserve de détention assez longue etc.- vous êtes sûr qu'à ses marges vous créez immédiatement le comportement qui ne respectera pas les contraintes du produit tout en échappant à l'impôt. De nombreux comportements qu'on est tenté de qualifier de délinquants, sont en fait des comportements d'optimisation dont nous n'arriverons jamais à démontrer qu'ils sont constitutifs d'un abus de droit.

M. le Rapporteur : Avez-vous une idée de la masse des pots de vin qui ont été défiscalisés par les entreprises à l'exportation, en attendant la transposition de la convention anti-corruption ?

M. Jean-Pascal BEAUFRET : Nous avons un système qui conduit à considérer les commissions à l'exportation comme déductibles sur déclaration précise. Mais, nous ne savons pas si ce système est englobant et respecté. Ensuite, nous n'avons connaissance que d'assez peu de cas de redressement effectif de sommes versées mais non déclarées à ce titre. Enfin, nous n'avons jamais essayé de totaliser les sommes en jeu. Si nous le faisions, nous trouverions certainement des montants relativement peu importants.

M. Gérard BOURIANE : En ce qui concerne les commissions à l'exportation, nous pouvons distinguer trois situations :

La première est celle où la doctrine et la jurisprudence s'accordent à reconnaître que lorsque des commissions sont versées et justifiées pour obtenir un marché à l'étranger, quand l'entreprise apporte la preuve que sa marge commerciale est restée au niveau qu'elle a habituellement avec d'autres partenaires et que les pratiques et les usages du pays conduisent à verser des commissions à des intermédiaires, la déduction de ce type de commission est de droit, si, bien entendu, l'entreprise a déclaré lesdites commissions.

La deuxième est celle où nous estimons que ces commissions sont exagérées ou excessives. Dans ce cas, nous les remettons en cause. L'article 238 A du Code général des impôts nous aide à combattre les commissions qui sont versées dans des pays à fiscalité privilégiée, puisque c'est à l'entreprise d'apporter la preuve que ces commissions étaient bien justifiées. Il existe donc un renversement de la charge de la preuve, qui nous met dans une situation plus confortable.

Enfin la troisième est liée au flair et aux investigations de nos services de recherche. Lorsque nous avons des soupçons sur le comportement de certaines grandes entreprises, que nous estimons, par exemple, que des résidents français sont rémunérés ou bénéficient d'une partie de ces commissions, nous n'hésitons pas à remettre en cause ces pratiques frauduleuses. Récemment, lors d'une opération de perquisition, nous avons pu établir que les cadres de l'entreprise bénéficiaient pour partie de ces commissions. Bien entendu, dans ce cas, nous avons rejeté les commissions qui avaient été déduites par l'entreprise.

M. le Président : Avez-vous également entamé des procédures à l'encontre de ces cadres ou en êtes-vous restés à un « arrangement » ?

M. Gérard BOURIANE : Nous taxons également les bénéficiaires des commissions et, dans le cas d'espèce, nous irons très probablement jusqu'aux poursuites correctionnelles, si la commission des infractions fiscales émet un avis favorable.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT,
Ministre de l'Intérieur

(procès-verbal de la séance du 28 octobre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Monsieur le président, messieurs les rapporteurs, mesdames et messieurs les députés, je me réjouis de votre initiative et suis heureux de m'exprimer devant vous sur ces questions liées à la lutte contre le blanchiment et la délinquance financière.

J'aimerais faire le point des difficultés qui se présentent, montrer l'effort de la France et définir deux priorités ; la première concerne l'identification et la résolution des difficultés techniques et procédurales auxquelles nous nous heurtons, la seconde consiste à améliorer notre capacité d'action. Il faut bien le constater, le contexte ne facilite pas l'expression d'une volonté politique de lutte contre le blanchiment de l'argent sale.

D'une part, l'essor de ce type de délinquance est consubstantiel au développement de ce que l'on pourrait appeler la mondialisation financière depuis les années 70, avec notamment la libération des capitaux intervenue depuis cette époque.

Dans cette économie de créanciers, le prêteur est en position de force pour imposer au débiteur une rentabilité maximale de l'argent qu'il lui fournit. Tous les acteurs économiques doivent désormais s'adresser à des marchés financiers pour obtenir des capitaux frais et le mode de financement des entreprises a beaucoup évolué ; nous sommes passés de l'autofinancement à un appel considérable aux financements extérieurs, notamment par voie d'augmentation de capital.

De fait, toutes les politiques menées depuis 20 ans ont donné la priorité à la libéralisation financière et à la déréglementation plutôt qu'à la lutte contre la grande délinquance financière, même si des initiatives ont été prises il y a une dizaine d'années, lors du Sommet de l'Arche.

Les marchés financiers imposent leur règle et un ensemble de dispositifs ont favorisé la circulation des capitaux flottants au niveau mondial. Chacun sait que les paradis fiscaux et bancaires jouent un rôle de plus en plus incontournable. S'ils existaient en tant que simples « caisses noires » avant cette grande époque de la mondialisation financière, leur utilisation fait aujourd'hui partie intégrante de la politique économique de certains Etats.

Cela explique les difficultés auxquelles nous nous heurtons - je reviendrai peut-être sur les conclusions de Tampere - pour obtenir la levée systématique du secret bancaire dans le cadre d'enquêtes judiciaires et obtenir l'application de règles minimales visant à introduire une certaine transparence dans l'activité des centres offshore dépendant notamment des Etats de l'Union européenne. Le FMI en recense plus de soixante-dix, qui offrent des protections juridiques aux délinquants en organisant l'opacité des échanges commerciaux et financiers.

D'autre part, ce contexte est difficile en raison de la multiplication des crises politiques, financières, économiques, régionales, notamment en Asie du Sud-Est, au Brésil et en Russie ces derniers temps. La libre circulation des capitaux et l'utilisation des paradis fiscaux favorisent le développement de la puissance financière des narcotrafiquants puisque des bénéfices illégaux, évalués à plusieurs centaines de milliards de dollars, peuvent ainsi être introduits dans les circuits de financement licites.

De plus, les difficultés liées à la libéralisation très rapide des économies des pays de l'Est et la mise en _uvre d'une privatisation de grande ampleur ont également permis un pillage de la ressource nationale, augmentant l'activité d'organisations criminelles nouvelles au travers de vols et de détournements de fonds qui appartiennent à ces Etats. Ces mêmes fonds sont rapidement recyclés et permettent à ces organisations criminelles de bénéficier d'une assise financière qui leur donne des moyens considérables, comparables à ceux d'Etats de petite ou même de moyenne importance.

Enfin, la troisième difficulté tient au développement des hautes technologies de l'informatique et des télécommunications. Il suffit de naviguer sur Internet, d'acheter les ouvrages en vente libre pour savoir comment transférer son argent dans un paradis fiscal. Le développement d'activités criminelles à l'échelle planétaire génère des bénéfices illicites considérables et fait circuler des masses impressionnantes de capitaux.

Le risque est que ces fonds soient injectés dans nos économies et puissent les déstabiliser. Chacun a à l'esprit l'affaire du LTCM, fonds d'investissement, qui a marqué le début d'une panique financière, heureusement enrayée.

Sous la réserve qu'il n'existe pas d'instrument de mesure précis qui permettent d'avancer des chiffres certains, le FMI néanmoins évalue l'ampleur des fonds issus du blanchiment entre 2 et 5 % du PIB mondial, soit entre 590 et 1 500 milliards de dollars par an. Si l'on retient le chiffre le plus faible, le montant moyen du blanchiment serait de 2 milliards de dollars par jour. L'affaire de la Bank of New York impliquée dans le blanchiment de 10 milliards de dollars représente le chiffre d'affaires hebdomadaire de la criminalité organisée.

Sachant qu'il n'est pas rare, grâce aux transactions électroniques, qu'un flux de capitaux parti d'une banque de Paris fasse en 24 heures trois ou quatre fois le tour de la terre, en passant plusieurs fois par un ou plusieurs centres offshore, on comprend que le travail des seuls policiers français, compte tenu de la lenteur des procédures et de la longueur des délais de réponse aux questions posées tient de la mission impossible et ne permet pas de retrouver aisément la trace de ces capitaux. Je tenais à vous sensibiliser à cette inégalité fondamentale.

Dix ans après le Sommet de l'Arche, les quarante Recommandations du GAFI ont globalement été peu appliquées par les Etats. Certains l'ont fait plus que d'autres, à la mesure de leurs moyens. Je pense que la France est dans ce cas. Le GAFI estime que le montant des intérêts encaissés à la suite du placement de capitaux provenant du seul trafic de stupéfiants s'élèverait à 4 000 milliards de francs depuis dix ans. C'est dire à quel point l'économie mondiale est gangrenée.

Face à ce constat d'échec, la France ne peut être mise en cause car elle a mis en place tout un arsenal : une loi sur le blanchiment, une instance administrative, TRACFIN, destinée à recueillir les déclarations de soupçon des établissements financiers, un organe opérationnel, l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) créé par décret interministériel pour centraliser la formation et coordonner les enquêtes. Cet office central dépend de la Direction centrale de la police judiciaire, c'est-à-dire en dernier ressort, de moi-même, mais il faut bien dire que ce dispositif est encore insuffisant. Bien sûr, nous détenons le monopole des enquêtes les plus complexes et les plus lourdes, mais les obstacles auxquels sont confrontés nos enquêteurs sont si nombreux et si complexes qu'aussi bien dans l'ordre interne français que dans l'ordre international, nous ne donnerons pas dans le triomphalisme.

La lutte contre le blanchiment par le crime organisé constitue l'une des grandes priorités d'action que j'ai donnée au ministère de l'intérieur. L'enjeu est en effet d'importance puisqu'il s'agit de conjurer les risques de déstabilisation de nos économies, déstabilisation sourde mais susceptible d'entraîner des phénomènes de grande ampleur, non seulement en France, mais à l'échelle de plusieurs pays ou de régions entières du monde.

La première priorité consiste à identifier et à résoudre des difficultés techniques et procédurales.

Les moyens disponibles sont en effet en dessous de ce qui serait nécessaire pour faire face aux enjeux. Réunir les éléments constitutifs de l'infraction tient souvent du miracle. Pourtant, je crois que cette action difficile pourrait trouver un nouvel élan si des volontés étaient mises en _uvre pour permettre une meilleure coopération avec les établissements financiers et bancaires.

L'efficacité de nos enquêtes est limitée, essentiellement en raison de l'absence d'harmonisation des qualifications pénales et des pratiques financières d'une part, et de la coexistence de systèmes juridiques d'inspirations très diverses, d'autre part.

S'agissant de l'absence d'harmonisation des qualifications pénales et des pratiques financières, la qualification pénale de blanchiment s'est construite en droit pénal français au cours de la dernière décennie. Le blanchiment n'a concerné en 1990 que celui des capitaux provenant du trafic de stupéfiants puis, en 1996, la qualification a été étendue au blanchiment de tout crime ou délit.

Le fait que le policier doive apporter la preuve de l'origine délictueuse du fonds ne prend pas réellement en compte la réalité des organisations criminelles, qui sont le plus souvent « multicartes ». La réforme française de 1996 a été incomplète puisqu'elle n'a permis le renversement de la charge de la preuve qu'à l'encontre des seuls trafiquants de stupéfiants. Or, la recherche de l'origine des fonds, la détection des transactions et des flux, tant sur le plan international que national, sont d'autant plus difficiles que les circuits de blanchiment interfèrent, se fondent les uns dans les autres, utilisent rapidement les circuits bancaires et financiers, et diluent ainsi le caractère illicite de leur origine.

Sur le plan international, c'est le problème de la traçabilité qui se pose. Le manque d'harmonisation de la qualification du délit, mais aussi, il faut bien le dire, le manque de volonté politique dans la recherche de l'origine des fonds, n'incite pas les organismes bancaires à développer les circuits internes de contrôle.

De même, mais je crois que mes collègues l'ont déjà rappelé, l'absence à l'intérieur de l'Union européenne d'une fiscalité, même réduite, sur les dépôts d'argent conduit à entretenir indéfiniment la méconnaissance de l'origine des flux financiers. La suppression de tout contrôle des mouvements de capitaux ne rend pas aisée la traçabilité.

Je citerai deux exemples. Au Luxembourg, nous avons l'expérience d'une enquête qui a été arrêtée du fait de l'opposition aux enquêteurs du secret bancaire.

L'Autriche, quant à elle, a fait l'objet d'une mise en demeure lors de la dernière réunion du GAFI à Porto du fait de son système de comptes anonymes qui empêche l'identification des détenteurs de ces comptes et crée une appétence des capitaux sales pour ce pays.

Tracer l'origine des fonds et l'identité des titulaires réels des fonds est le fondement même de nos enquêtes.

C'est au cours de la première étape de placement que le blanchiment est le plus facilement détectable quand il se traduit par l'introduction d'espèces dans le circuit financier. Il est évident que cette phase constitue un instant critique en raison de la masse importante à placer. La France, il faut le dire, est peu concernée par cette phase de placement d'espèces. Elle connaît quelques faits d'empilage ou de dissimulation qui relèvent de la seconde phase du blanchiment, mais paraît surtout touchée par la phase finale du processus, soit l'intégration de ces capitaux dans son économie, c'est-à-dire qu'elle est le réceptacle de ces mouvements de capitaux, qu'elle attire in fine. Cela se traduit par des investissements dans des activités comme l'achat de biens immobiliers, de sociétés ou d'_uvres d'art.

A cet égard, nous sommes très vigilants, vous le savez, sur les investissements russes, ou considérés comme tels, sur la Côte d'Azur, dans le pays de Gex, pas très loin de Genève, et évidemment dans la capitale, dans les quartiers les plus huppés. La presse s'en fait périodiquement l'écho. Il est très difficile de savoir si cet argent provient d'activités criminelles commises en Russie. Comment le prouver ? Il faudrait que les autorités russes nous donnent des éléments.

Les responsables russes, que j'ai eu l'occasion de rencontrer lors de la réunion du G8 à Moscou, se plaignent surtout de l'évasion des capitaux, ce qui n'est pas à proprement parler du blanchiment.

On voit bien, à travers cet exemple, que la qualité de la coopération internationale entre les Etats et les systèmes policiers et judiciaires est absolument fondamentale. Or, celle-ci laisse encore beaucoup à désirer pour de multiples raisons juridiques, matérielles, et parfois politiques. Cette qualité dépend de la précision du renseignement, de son exploitation rapide, de notre capacité de coordination sur le plan national et international. Nous avons fait des progrès dans un domaine comme celui de la lutte antiterroriste, nous devrions pouvoir y arriver également en matière de blanchiment.

La deuxième limite tient à la coexistence de systèmes juridiques très différents, dans certains pays accusatoire, dans d'autres inquisitoire.

Dans un système de type accusatoire - existant dans la majorité des centres financiers offshore de l'Europe du Nord ainsi que dans de nombreux pays de l'Europe du Nord, puisque c'est vrai en Grande-Bretagne, en Allemagne, au Luxembourg, en Suisse - il est nécessaire d'obtenir l'accord des mis en cause pour diligenter les actes de procédure tels que recherche bancaire, audition, perquisition, etc., alors que ceux-ci s'effectuent spontanément dans une procédure de type inquisitoire qui, de ce point de vue, révèle sa plus grande pertinence.

Je vous donne encore un exemple pour étayer un exposé qui peut paraître aride.

Dans une enquête ouverte à Paris pour suspicion de blanchiment concernant une société de droit gibraltaise, les enquêteurs ont perdu beaucoup de temps pour obtenir quelques documents comptables et juridiques permettant de commencer leurs investigations. L'origine de l'infraction était un trafic de stupéfiants organisé en Grande-Bretagne. Les investigations menées à partir de flux de capitaux suspects mettant en cause la société gibraltaise aboutissaient à l'ouverture d'une information et à la délivrance d'une commission rogatoire internationale par un magistrat français. Celle-ci a été exécutée en Grande-Bretagne par un grand service régional, en présence des enquêteurs français, comme il est d'usage. Elle aboutissait au démantèlement du réseau de trafiquants et à la condamnation sur le sol britannique des commanditaires anglais.

Malheureusement, la procédure réalisée par les policiers britanniques, nécessaire pour établir l'infraction de blanchiment commise en France sur la base du trafic de stupéfiants, n'a jamais été communiquée aux autorités françaises. Faute de cet élément essentiel, l'infraction ne peut être juridiquement prouvée en France et rien ne peut être entrepris contre les commanditaires et le réseau qui a existé entre la France, le Nigeria, Gibraltar et les Etats-Unis.

Sur le plan international, il y a donc matière à rechercher un socle de règles communes, ou à rapprocher sinon les procédures du moins les hommes qui les conduisent. C'est le rôle de structures comme Europol, du point de vue de la police, ou de Eurojust, structure de coopération judiciaire, dont la création a été évoquée lors du sommet de Tampere.

Il faut faire émerger des habitudes et des relations de travail qui doivent permettre de dépasser nos différences de culture.

Si nous prenons les statistiques, Tracfin, depuis sa création, a été destinataire de 7 247 déclarations de soupçon, soit environ 80 par mois. L'organisme belge correspondant, la cellule de traitement des informations financières, en connaissait 24 417 dans le même laps de temps, soit 433 par mois. Cette différence peut sans doute s'expliquer, dans une certaine mesure, par le fait que les Belges poursuivent aussi certains délits d'évasion fiscale, mais cela ne suffit probablement pas à tout expliquer. J'ajoute que les montants comparés sont très différents : 22 milliards en Belgique pour 3 milliards en France. Il est très difficile de faire des comparaisons, mais on constate néanmoins que le mécanisme TRACFIN porte sur des montants qui sont extrêmement faibles comparés à ceux que je viens d'évoquer.

Il me semble qu'une banque à laquelle on demande de faire une déclaration de soupçon se retrouve dans une situation qui n'est pas très confortable, puisqu'on lui demande de jouer le rôle de sentinelle alors qu'en même temps, elle est un acteur du commerce, qui entend gagner de l'argent avec des mouvements de fonds.

Le dispositif mis en _uvre sur le plan national est de haut niveau mais, il faut le dire, dans ce cadre, le policier est trop isolé, trop coupé de la source de renseignement la plus riche, celle du système bancaire et financier.

Ainsi, par exemple, en juin 1998, la brigade de recherche et d'investigation de la préfecture de police de Paris a arrêté en flagrance une équipe de malfaiteurs chevronnés qui s'apprêtait à négocier près de 700 000 francs en faux billets de 20 dinars du Bahreïn. L'origine de cette affaire est la suivante. Des policiers se trouvaient, dans le cadre d'une enquête, dans les locaux de TRACFIN, lorsqu'ils ont assisté en direct à la communication de l'information donnée téléphoniquement par un agent de change sur une transaction suspecte en cours : un homme porteur d'une grande quantité de dinars en cash en demandait l'échange contre 700 000 F en espèces, ce qui en France est possible. Si les policiers, avec leur savoir-faire, n'avaient pas été présents et n'avaient pas immédiatement réagi pour organiser immédiatement, dans l'urgence, un dispositif qui n'éveille pas l'attention de l'individu et qui permette d'opérer des vérifications puis des filatures, les malfaiteurs courraient toujours et l'agent de change aurait perdu 700 000 F. J'ajoute que cela nous a permis de découvrir bien d'autres choses ensuite.

La liaison entre TRACFIN et l'OCRGDF se fait par l'intermédiaire de séances de travail, de séminaires trimestriels. Si un agent de TRACFIN était présent au sein de l'Office central, cela faciliterait tout de même beaucoup la communication directe des informations qui est absolument essentielle.

Les circuits de blanchiment sont en effet très instables. Ils ne se pérennisent pas sous une même forme très longtemps. Il faut donc être tout de suite dans la course.

Troisième observation, les établissements financiers sont en première ligne. Nous retrouvons l'ambiguïté qui consiste à la fois à leur demander une vigilance quasi policière pour effectuer des déclarations de soupçon, mais en même temps leur rôle commercial n'est guère compatible avec celui de sentinelle. D'ailleurs peu de déclarations de soupçon débouchent sur de réelles poursuites judiciaires : perte de temps, difficultés de sélection, déclarations de soupçon de confort, tout cela n'est pas pleinement satisfaisant et le dispositif mériterait d'être analysé en tenant compte de l'avis du monde financier.

Il faut donc évoluer et ancrer dans tous les rouages du dispositif préventif et répressif, administratif et judiciaire, l'approche financière de la criminalité. Celle-ci reste encore trop une affaire de spécialistes, insuffisamment nombreux, de qualité certes mais dont la formation même est un problème puisqu'il faut trois ans pour former un bon spécialiste et, compte tenu de l'accélération des départs à la retraite, cette situation n'est pas sans poser problème à la Direction centrale de la police judiciaire.

De plus, un décloisonnement s'avère nécessaire car nous nous sommes aperçus, par exemple, que des petites bandes organisées dans les banlieues sensibles utilisaient les mêmes circuits que des organisations criminelles transnationales pour blanchir l'argent de leurs activités illégales, allant jusqu'à ouvrir des comptes aux Îles Caïman. C'est dire que les mauvaises habitudes se prennent vraiment très vite. La facilité que représente Internet est un atout supplémentaire pour la criminalité et un handicap de plus pour la police.

Le décloisonnement me paraît donc une dimension essentielle, notamment avec les établissements financiers et les autres professions liées au monde de l'économie et des finances qui sont aussi concernées. Je pense aux agents immobiliers, aux avocats. Il est clair qu'il y a là une forte opacité.

J'ai confié à M Gravet, inspecteur général de la police nationale, et à M. Garabiol, chef de l'inspection du conseil des marchés financiers, une mission d'évaluation et de réflexion afin de définir des solutions permettant de renforcer la coopération et l'action policière et judiciaire qui s'établirait sur la base d'une relation plus pragmatique et plus confiante avec les représentants des établissements bancaires et financiers.

Je voudrais, pour terminer, évoquer cinq objectifs essentiels : améliorer le dispositif de détection des flux de capitaux provenant d'opérations de blanchiment ; rendre plus efficaces les mécanismes qui ont trait à la recherche et à l'exploitation du renseignement ; promouvoir des mécanismes de centralisation des poursuites ; renforcer la formation des personnels, policiers, magistrats et personnels spécialisés ; mettre en _uvre, avec les collègues concernés, un dispositif coordonné de lutte contre les centres offshore.

Je commence par l'amélioration du dispositif de détection de l'argent sale.

Les services des Douanes ont une bonne perception de ce qui se passe aux frontières, la Gendarmerie nationale et la sécurité publique de ce qui se passe au niveau local, les services fiscaux de ce qui se passe en matière de fiscalité, de déclaration d'impôts. La police judiciaire, pour sa part, gère les plates-formes internationales que sont Interpol à Lyon, Europol à La Haye, Schengen à Strasbourg, mais aussi l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF), qui a une vision globale de la criminalité organisée transnationale et de son fonctionnement, nous en donnant une image plus précise. Les Renseignements généraux ont également un pôle « Criminalité organisée, blanchiment » à la division « analyse et recherche financière », renforcé par des correspondants financiers installés dans chaque département, qui mènent des enquêtes d'initiative et parfois des investigations poussées. Les services de la DST disposent aussi de moyens d'analyse et opérationnels contre la menace que constituent ces flux et l'implantation sur notre sol d'organisations criminelles transnationales. Disons qu'il y a une veille, une vigilance.

Tous ces services concourent à la lutte contre la grande délinquance financière transnationale, avec des approches différentes. La multiplication des services au ministère de l'Intérieur n'est pas un inconvénient parce que des mises en commun peuvent se faire, mais néanmoins cette multiplication de services compétents peut brouiller les sources d'informations et faire perdre du temps. Il faut donc aller vers une meilleure cohésion.

Je pourrais donner l'exemple d'une enquête menée par le SRPJ de Montpellier concernant une opération de blanchiment effectuée à partir d'argent sale provenant d'un trafic international de stupéfiants entre la Colombie et l'Espagne et investi dans des discothèques, des restaurants, des propriétés immobilières, un agent immobilier servant d'intermédiaire financier dans ces opérations. Cette enquête a pu réussir parce qu'il existait une collaboration étroite entre les services fiscaux, la police judiciaire, la justice qui, pour la première fois sur requête du parquet, s'est adressée aux tribunaux compétents, a opéré des saisies sur le patrimoine des trafiquants, ainsi, bien sûr, qu'une bonne coopération policière entre l'Espagne et la France. Cette dimension internationale est très importante.

J'aimerais donc définir quelques approches nouvelles.

Premièrement, j'insiste sur la nécessaire centralisation des opérations au sein de l'Office central de répression de la grande délinquance financière, structure interministérielle qui compte dans ses effectifs des personnels issus des impôts et de la gendarmerie nationale. Cette structure sera renforcée par davantage de policiers spécialisés, ainsi que de personnel spécialisé venant d'autres ministères - impôts, gendarmerie, magistrats - et de la société civile. Je pense que nous avons là un très bel outil.

Deuxièmement, une structure de recueil de l'information au niveau des renseignements généraux, collaborant étroitement avec l'OCRGDF sur le modèle de coopération qui existe en matière de lutte antiterroriste, peut-être mise en place pour permettre l'exploitation en temps réel du renseignement par la police judiciaire. Cette bonne coordination des renseignements généraux et de la police judiciaire est la condition du succès. Nous l'avons vu dans maintes affaires récentes, que vous avez présentes à l'esprit, qu'il s'agisse de l'élucidation de l'assassinat du préfet Erignac ou de l'arrestation de M. Papon. Tout ceci implique un travail de mise en commun et de coopération extrêmement étroit entre les services.

Troisièmement, la communication entre TRACFIN et l'OCRGDF doit être améliorée car, les exemples le prouvent, chaque quart d'heure compte. Je souhaiterais qu'un officier de liaison de TRACFIN soit installé à l'Office central. Les déclarations effectuées dans le cadre de l'article 40 du Code de procédure pénale arrivent actuellement aux services de police avec six mois de retard.

Quatrièmement, l'ouverture d'un Office central de lutte contre la délinquance liée aux nouvelles technologies de l'information permettrait de mieux organiser la collecte de renseignements et la lutte contre l'utilisation des supports des technologies modernes par la criminalité financière. Les textes de création de cet office ont déjà été transmis aux ministres concernés. Je pense qu'il est utile de mettre sur pied cette structure centrale nationale.

Cinquièmement, pour améliorer la coopération policière internationale j'ai souhaité, j'ai eu l'occasion de le dire à mon collègue allemand, la création d'unités centrales nationales spécialisées dans la lutte contre le blanchiment, à vocation opérationnelle, à l'image de l'OCRGDF. Les pays de structure fédérale n'ont, en effet, pas de point de contact national, de sorte qu'il faut, par exemple en Allemagne, s'adresser au parquet compétent pour chaque land, ce qui est source de complications et, bien souvent, de lenteur. Nous courons un sprint avec un handicap attaché à la cheville.

Lors du G8 à Moscou, j'ai souhaité que, dans chaque Etat, un interlocuteur, disposant d'une légitimité opérationnelle et technique, soit clairement identifié pour contribuer au succès des enquêtes. Ces unités doivent être les correspondants nationaux des structures européennes et internationales, comme Europol ou Interpol.

La deuxième approche consiste à rendre plus efficace la recherche du renseignement et son exploitation.

J'ai eu l'occasion d'évoquer le renversement de la charge de la preuve que je juge souhaitable. Je ne méconnais par les objections que peut faire le ministère de la justice au nom de la protection des libertés, mais il serait bon d'avancer sur ce dossier. Certaines améliorations juridiques devraient pouvoir être apportées à propos de l'élargissement de la levée du secret bancaire aux professionnels en cas de suspicion au-delà du seul TRACFIN. Mais, surtout, il faut adapter notre action dans le domaine des opérations dites sous couverture, en utilisant des repentis, en favorisant la surveillance des groupes à risques et la coopération nationale et internationale dans les domaines du renseignement opérationnel.

Ces opérations sous couverture ne peuvent être engagées, vous le savez, qu'avec l'autorisation des magistrats. Elles ont pu s'avérer très utiles dans le passé pour pénétrer des réseaux complexes de blanchiment international. Ce sont des opérations à haut risque pour ceux qui les mènent. Le manque de centralisation des autorisations accordées par chaque parquet et les difficultés de mise en _uvre de ces opérations dans le cadre d'une opération judiciaire font que les agents infiltrés peuvent être mis en danger. Plusieurs services d'enquêtes peuvent entrer à des étapes différentes dans le processus de blanchiment et d'identification du réseau. Il peut en résulter de graves confusions.

Le statut juridique de l'agent sous couverture est trop limité. Il faut l'améliorer car souvent nous mettons la vie de ces agents infiltrés en danger face à des organisations criminelles sans scrupules. J'ai donc relancé avec la Chancellerie en février de cette année la réflexion sur le statut juridique de ces agents. J'espère que des solutions concrètes et positives seront prises rapidement. La situation de ces personnels dépasse d'ailleurs le seul cadre du blanchiment et concerne aussi la lutte contre les stupéfiants. Il nous faut aussi encadrer juridiquement l'action d'agents étrangers qui peuvent être amenés à opérer sur notre territoire.

Troisième approche que je préconise : la promotion des mécanismes de centralisation de poursuites. A l'image du parquet antiterroriste, je suis conduit à penser que le caractère transnational du blanchiment du crime organisé nécessite une centralisation au niveau judiciaire avec la création d'un parquet national spécialisé. Nous n'avons pas affaire à une délinquance locale mais à des criminels qui utilisent tout le territoire national et même la planète entière pour exercer leurs activités. Il faut donc un mécanisme de centralisation si nous voulons pouvoir faire face. J'ai demandé à Mme la ministre de la justice d'envisager une possible centralisation judiciaire de ces affaires au niveau du pôle financier du parquet de Paris, ce qui d'ailleurs, dans mon esprit, ne remet pas du tout en cause le nécessaire déploiement des pôles financiers en province en charge de la délinquance financière traditionnelle.

Quatrième approche : le renforcement des formations de personnel spécialisé, policiers mais aussi magistrats, susceptibles de recevoir une formation commune en vue d'un travail commun entre l'école nationale supérieure de police et l'école nationale de la magistrature en liaison avec l'IHESI.

Cinquième approche : la mise en _uvre d'un dispositif coordonné de lutte contre les centres offshore.

Comme vous le savez, plusieurs de ces centres existent dans la mouvance de grandes puissances qui s'appliquent à lutter contre la grande criminalité financière. Il n'est pas besoin d'évoquer les Îles anglo-normandes, Gibraltar, Monaco, Andorre ou encore les Etats-Unis avec les Îles Marshall et d'autres micro-Etats qui sont dans leur mouvance aux Antilles.

En marge des séances du G8, j'ai proposé à Moscou à mes collègues américains et anglais, qui en ont accepté le principe, un travail à trois centré sur le sort à réserver aux centres offshore de droit ou de fait qui sont situés sur nos territoires respectifs ou dans la dépendance de nos Etats. C'est là un préalable indispensable, me semble-t-il, pour exiger davantage des autres Etats lors des prochaines séances du G7 ou d'instances élargies, comme le G8 qui s'est réuni à Moscou. Des travaux préparatoires devraient avoir lieu d'ici quelques semaines, sans doute à la veille d'une réunion du GAFI prévu à Washington à la mi-novembre.

Enfin, il faut s'interroger sur le sens et le niveau de contraintes qu'impliquent les résolutions du GAFI. Un des problèmes posé est celui de la conciliation des recommandations du GAFI avec l'absence de contrôle des capitaux. A cet égard, j'ai fait observer à Moscou que même s'il n'y a pas de contrôle des capitaux, au sens administratif du terme, même s'il n'existe pas d'obligation de déclaration - puisqu'il y a des obligations de déclaration dans certains pays, mais dans d'autres, cela n'existe pas - les moyens utilisés permettraient de retrouver la trace de ces capitaux, si du moins ils étaient normalisés et si les ordinateurs utilisés par le système bancaire étaient soumis à un agrément préalable. Encore faut-il qu'il y ait une volonté politique, cela ne vous échappe pas !

J'ai été très long. Tout n'a pas été abordée. La lutte contre le blanchiment est un préalable essentiel à tout effort de stabilisation du système financier international. Il s'agit de savoir, et je voudrais terminer par une note politique, vers quel type d'économie mondiale nous voulons aller car il est clair que dans le désordre grandissant du monde, il n'est nul besoin d'aller en Algérie, en Russie, en Irak, en Afghanistan, au Pakistan, etc., pour nous rendre compte que nous sommes parmi les rares pays privilégiés, dotés d'une monnaie forte, où des centaines de milliards de dollars issus d'activités illicites peuvent trouver non seulement à se recycler, mais encore à se placer en fin de circuit, ce qui entraînerait un phénomène de gangrène de nos économies, par ces flux financiers qu'il est de plus en plus difficile de contrôler, à la mesure même de la libération des mouvements de capitaux et des circuits extrêmement rapides, circuits électroniques, qu'ils empruntent pour se déplacer.

M. le Président : Monsieur le ministre, nous vous remercions pour la précision et l'honnêteté de votre exposé.

Vous avez souligné la volonté exprimée, depuis le Sommet de l'Arche, au travers de grandes réunions internationales, de lutter contre ce phénomène de blanchiment et, en même temps, le sentiment d'un écart important entre les discours et les actes.

Vous avez d'ailleurs parlé de constat d'échec, voire de mission impossible, ce qui justifie d'autant plus la nécessité d'agir, et proposé un certain nombre de pistes.

Je souhaiterais vous demander quelques précisions concernant l'Office central de répression de la grande délinquance financière. Nous avons reçu M. René Wack, son ancien dirigeant, ainsi que M. Godiveau, son actuel responsable.

Nous avons été surpris de constater qu'entre l'époque où M. Wack était en fonction et l'époque actuelle, les effectifs de l'OCRGDF étaient passés d'une soixantaine à une vingtaine de personnes. Cette diminution s'explique en partie par le recentrage des missions de l'Office plus spécifiquement sur le problème du blanchiment et moins sur la question de la délinquance financière.

Je voudrais que vous puissiez nous préciser les raisons de cette limitation des missions de l'Office et que vous nous indiquiez votre objectif pour relancer l'action de cet organisme, qui nous a semblé être un outil essentiel dans la lutte contre le blanchiment. Or cette structure semble souffrir d'une insuffisance de relations avec les autres services qui traitent de la question et d'une faiblesse de moyens propres.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : L'Office dépend de la sous-direction des affaires économiques et financières dirigée par Mme Ballestrazzi au sein de la Direction centrale de la police judiciaire dont le directeur est M. Riou. Son responsable est M. Godiveau. L'OCRGDF est une structure interministérielle. Il comporte plusieurs brigades : une brigade opérationnelle anti-blanchiment, une brigade centrale pour la répression des fraudes communautaires et une section documentaire opérationnelle chargée de la centralisation de l'information opérationnelle et de l'analyse des typologies d'infraction et de leurs évolutions.

De plus, l'Office agit en relation étroite avec la sous-direction des affaires économiques et financières de la police judiciaire de la préfecture de police, ainsi qu'avec les différents SRPJ, au nombre de dix-neuf. Cela représente au total des chiffres supérieurs à ceux que vous indiquiez puisque les personnels affectés dans ces services à vocation économique et financière représentent 580 fonctionnaires en 1999 contre 499 en 1989. Vous constatez donc une légère croissance, mais il est vrai que depuis quelques années ce chiffre est relativement stagnant.

Je vais faire un effort pour accroître les moyens de la sous-direction des affaires économiques et financières, compte tenu notamment des départs à la retraite prévus dans les prochaines années. Cela implique d'ailleurs une formation spécialisée des policiers, dont je vous ai dit qu'elle était de l'ordre de deux ou trois ans. Je dois donc dès maintenant prendre un certain nombre de dispositions. Cela fera très certainement partie des recommandations qui me seront faites par MM. Carabiol et Gravet, que j'entends mettre en _uvre le plus vite possible.

C'est là une _uvre de très longue haleine qui entre en contradiction avec bien d'autres exigences, comme la lutte antiterroriste, la lutte contre les stupéfiants et autres. Or les moyens de la police, comme vous le savez, sont des moyens constants. Par conséquent, je dois me déployer dans une enveloppe donnée.

Les saisines pour blanchiment sont passées de quatre-vingt-quinze pour l'ensemble de l'année 1998 à quatre-vingt-quatre au premier semestre 1999, marquant une forte accélération. L'OCRDGF a eu à connaître cinquante-deux saisines en 1998 et quarante au premier semestre 1999. Cela montre l'impulsion qui a commencé à être donnée.

Je ne peux pas vous cacher qu'en raison des nouveaux domaines d'intervention, la lutte contre l'économie souterraine, la nécessité d'anticiper les initiatives du crime organisé dans l'économie illégale, le cyberblanchiment, les enjeux de l'intelligence économique, nous devons faire face avec très peu de moyens.

M. le Président : Pouvez-vous nous préciser à quel moment vous pourrez disposer des conclusions du rapport de MM. Gravet et Garabiol.

Je voudrais par ailleurs revenir sur la question de l'extension du renversement de la charge de la preuve. Tous les praticiens que nous rencontrons - policiers, juges, etc. - nous disent que cela ne concerne que le trafic des stupéfiants et que cette limitation constitue un obstacle réel à la qualité de leur travail.

Vous semblez avoir pris parti sur cette question dans le cadre de votre responsabilité ministérielle et nous serons nous-mêmes sans doute amenés à faire rapidement des propositions sur ce thème. Je voulais savoir si vous considérez que, pour vous, la réflexion est achevée et si vous pensez qu'il serait utile d'avancer d'une façon législative ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : La réflexion n'est pas achevée. En ce qui me concerne, je souhaite m'entretenir de façon plus approfondie sur cette question avec Mme Guigou car le renversement de la charge de la preuve est une décision grave. Peut-être faut-il mieux cibler et définir précisément les conditions dans lesquelles on peut renverser la charge de la preuve. Je suis aussi soucieux que quiconque des libertés fondamentales, mais je pense qu'il faut que la police, qui, vous vous en êtes sans doute rendu compte au fil de mon exposé, se retrouve dans la situation d'un grimpeur qui voudrait escalader l'Himalaya, puisse disposer d'outils qui rendent, sous le contrôle de la justice, son action plus efficace. Je pense donc qu'il faut avancer dans cette voie. Mais il y a encore matière à discussion entre les deux ministères principalement concernés.

M. le Président : Vous avez participé ces derniers temps à de nombreuses réunions internationales, parfois spécifiquement consacrées à ces questions. Vous avez évoqué à propos de ces discours qui se tiennent dans les grandes enceintes, au FMI, au G8, des résistances politiques dans un certain nombre de pays qui, parfois, mettent en place des législations internes qui contreviennent aux principes posés sur le plan international. Il existe donc un champ d'action national qui n'est pas sans conséquences.

A propos de la coopération policière, vous parliez de mauvaises volontés politiques, aviez-vous à l'esprit quelques pays précis dont les cas pourraient nous intéresser. Notre Mission se déplace à l'étranger et considère de son travail d'interpeller les pouvoirs publics là où un trop grand écart se fait sentir entre des déclarations internationales et des actions nationales.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : En matière de coopération policière, franchement je ne me plains pas. Nous entretenons de bonnes relations avec la plupart des polices d'Europe occidentale. La difficulté vient de ce que nous avons une structure policière centralisée et que nombre de nos voisins ont des polices locales décentralisées. C'est un véritable problème que je m'en voudrais de ne pas citer.

Des structures internationales, Interpol et Europol, jouent un rôle utile. Je parle surtout d'Interpol, qui a une expérience ; Europol est dans la phase de démarrage et l'on ne peut porter encore un jugement vraiment objectif sur cette structure. Certains pays ont une cellule de centralisation de l'information opérationnelle, c'est le cas de l'Espagne et de l'Italie. A l'inverse, cette centralisation devient très problématique dans le cadre de structures fédérales comme l'Allemagne, les Pays-Bas ou la Suisse.

En Allemagne, nous rencontrons certaines difficultés : il faut délivrer autant de commissions rogatoires internationales que de Länder concernés. Il n'existe aucun service opérationnel centralisateur. Dans chaque land existe le Landeskriminalamt, qui est exclusivement compétent.

En Suisse, de nombreux services interviennent, faute d'un service à compétence nationale. Il n'est pas possible de saisir un même magistrat pour une enquête sur l'ensemble du territoire. En raison du système accusatoire, nous observons une grande lenteur du fait de la succession de recours présentés par les titulaires de comptes bancaires vérifiés. Certaines assistances à exécution à commission rogatoire internationale ont été refusées, malgré une attitude plus coopérative de certains juges.

Au Luxembourg, où le système est également accusatoire, la présence d'un juge d'instruction est nécessaire dans de nombreux actes simples et nous nous heurtons à un effectif de magistrats et de policiers trop limité par rapport à la demande de nombreux pays. Les délais de convocation sont trop longs.

Il en va de même au Royaume-Uni où se constituent le système accusatoire et des délais d'exécution pouvant atteindre plusieurs années.

Je n'en dirai pas davantage, mais il me semble qu'au niveau de la coopération judiciaire se pose un problème massif lié à cette confrontation des systèmes juridiques nationaux différents, tantôt accusatoires, tantôt inquisitoires.

Quand, dans la procédure accusatoire, il faut un accord pour diligenter les actes de procédure tels que recherches bancaires, auditions et perquisitions, ce sont autant d'actes qui s'exécutent spontanément dans une procédure de type inquisitoire. Il se trouve que les centres financiers offshore ont élu domicile dans une zone de droit que je qualifierai d'anglo-saxon ou de nordique sans qu'il y ait besoin de distinguer entre les différents types de paradis fiscaux.

Cela représente, évidemment, une difficulté pour les enquêteurs : paravents plus ou moins opaques qui restreignent l'étendue du secret professionnel ou bancaire, ou plutôt qui définissent un certain secret professionnel et bancaire ainsi que l'anonymat garanti aux opérateurs.

Malgré les bonnes résolutions prises à l'issue de la réunion des ministres européens de l'intérieur et de la justice à Tampere, quand nous passerons à l'acte, nous verrons toutes les difficultés de l'exercice et la manière dont les directives de la Commission seront appliquées, lorsqu'elles se heurteront encore une fois à cette différence de système procédural accusatoire et inquisitoire.

L'existence d'Eurojust sera peut-être l'occasion d'une meilleure coopération entre les juges. Je crois beaucoup, par expérience, aux contacts entre les responsables. Pour vous dire les choses, j'ai présidé un dîner des chefs des services de renseignements d'Europe occidentale, dans le cadre de ce que l'on appelle le Club de Berne, à peu près une semaine avant que n'éclate l'affaire de la disparition de Maurice Papon. Je me trouvais à côté du chef des services fédéraux helvétiques. Cela facilite tout de même le contact par la suite.

C'est un exemple, mais il est évident que les relations tissées entre nos chefs de services sont très importantes et facilitent ensuite la coopération. On se fait beaucoup de fausses représentations sur ce qu'il conviendrait de faire et l'on surajoute souvent des organismes qui n'ont pas de vie à d'autres organismes qui n'ont plus de vie, alors que bien souvent la connaissance mutuelle des personnes compétentes permet d'agir aussi vite que la grande criminalité elle-même.

M. le Président : Dans le cadre du projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, le ministère des Finances, conscient de la situation de TRACFIN, va sans doute proposer de revoir les missions et le périmètre de cette autorité.

Vous avez entrepris une réflexion, que nous sommes assez rares à avoir, sur le mécanisme qui peut apparaître comme contradictoire, consistant à demander à des banques de déclarer elles-mêmes les clients qui feraient chez elles des opérations qui pourraient sembler poser problème. En Suisse, les banquiers nous ont répondu sans détour - ils ont un système encore plus astreignant que le nôtre - qu'évidemment, ils ne pouvaient pas le faire et qu'ils préféraient clôturer les comptes que de déclarer un certain nombre de faits, avec les difficultés commerciales que cela pouvait leur poser.

En poursuivant votre réflexion, qui est aussi la nôtre, nous sommes obligés de nous demander si le dispositif TRACFIN est réellement un système efficace.

Faut-il selon vous - le ministère des Finances et de la Justice réfléchissent également sur ce point - dire qu'il faut profondément faire évoluer TRACFIN pour le rendre plus efficace. Les juges sont d'ailleurs obligés de constater qu'à partir de ce que leur fournit TRACFIN, les résultats sont extrêmement minces.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je ne voudrais pas m'exprimer sur un sujet qui n'est pas de ma compétence directe, bien que je sois amené à m'y intéresser puisque, naturellement, TRACFIN débouche sur des saisines et des enquêtes et l'intervention de la police souvent, je l'ai dit, trop tardive.

Je m'interroge sur la contradiction que j'ai énoncée et sans vouloir préjuger les conclusions du rapport Gravet-Garabiol qui me sera remis, le plus vite possible, j'en arrive à penser, comme je l'ai déjà déclaré à la réunion des ministres de l'intérieur et de la justice du G8 à Moscou, que tant que nous n'aurons pas la possibilité de retracer les flux de capitaux, nous ne progresserons pas significativement. Une des recommandations du GAFI est assez claire à ce sujet. Il s'agit de la recommandation 22 que je n'ai pas manqué de citer devant le G8. Apparemment, personne ne s'est vraiment préoccupé de ce que l'on devait tirer comme conséquence de cette recommandation : « Les pays devraient songer à la mise en _uvre de mesures réalistes destinées à détecter ou à surveiller les transports physiques transfrontaliers d'espèces et d'instruments au porteur, à condition que l'utilisation de cette information soit strictement limitée et que la liberté des mouvements de capitaux ne se trouve en aucune façon restreinte. » La première partie de cette phrase est lourde de sens

La recommandation 23 stipule également que « les pays devraient réfléchir à la faisabilité et à l'utilité d'un système dans lequel les banques et d'autres institutions financières intermédiaires déclareraient toutes les transactions nationales et internationales en espèces, au-dessus d'un certain montant, à une agence centrale nationale disposant d'une base de données informatisée, cette information étant accessible aux autorités compétentes dans les affaires de blanchiment des capitaux et son utilisation strictement limitée. ».

Cette recommandation n'a pas plus été suivie d'effets, du moins à ma connaissance, mais elle existe puisque je viens de vous la lire. J'ai suggéré pour ne froisser personne que l'on utilise les systèmes informatiques, c'est-à-dire l'homologation des ordinateurs utilisés par les banques de façon à ce que sur les listings et sur les documents informatiques, on puisse, comme on le fait couramment dans d'autres domaines, repérer ce qu'ont été les mouvements de capitaux de compte à compte.

Mais là encore, c'est une affaire de volonté politique. Il faut qu'en dehors des déclarations sonores, marquant la résolution des autorités politiques de lutter contre le crime, se fasse au niveau des instances compétentes un travail en vue d'élaborer les textes, de les faire approuver, avec tout ce que cela implique d'obstacles à surmonter et de procédures à suivre. Il faut donc une volonté politique constante et générale car si nous nous efforçons de rendre les choses claires chez nous, on ne peut en dire autant de nombreux pays, y compris membres de l'Union européenne.

M. le Rapporteur : Monsieur le ministre, je voudrais tout d'abord saluer le langage volontariste qui est le vôtre, qui entraînera derrière lui tous les fonctionnaires qui travaillent et pas seulement dans la police, mais dans de nombreux secteurs de l'administration, sur les questions qui nous intéressent et, derrière eux, l'opinion publique qui n'est pas encore assez sensibilisée sur ces questions.

Je souhaiterais également vous parlez un langage concret sur la question des moyens, sachant que la représentation nationale a un rôle à jouer sur la définition des masses budgétaires.

Nous avons interrogé des magistrats qui nous expliquent qu'une commission rogatoire internationale rencontre les obstacles que nous avons identifiés contre lesquels nous nous battons, sur le plan diplomatique notamment, mais aussi qu'aujourd'hui au parquet de Paris une commission rogatoire destinée aux services de police demande dix-huit mois pour être exécutée. Les magistrats reconnaissent la difficulté de leurs homologues du ministère de l'intérieur et tentent de les soulager. Ils expliquent, par exemple, que la création d'assistants spécialisés a permis de rapatrier tout le travail d'expertise qui était confié sous forme de commission rogatoire dans les pôles financiers, alors qu'ils étaient souvent confiés par des juges seuls accompagnés d'un seul greffier à des policiers déjà submergés.

Aujourd'hui, les délais sont exhorbitants, d'une part, pour la bonne marche des instructions dans ces affaires complexes, et pour les libertés publiques, ce qui n'est pas sans poser des problèmes de fond dont nous débattons, sur le plan législatif, à travers les textes portant sur la présomption d'innocence et l'indépendance du parquet. Par ailleurs, dans les SRPJ, la situation ne paraît pas meilleure.

Je souhaiterais connaître les mesures tout à fait concrètes et les efforts budgétaires qui seraient nécessaires pour remédier à cette situation. Quelles sont aujourd'hui les moyens que vous êtes concrètement en mesure de mettre à disposition des services financiers quels qu'ils soient ?

C'est un point tout à fait important et je voudrais sur ce sujet vous citer M. Marin, qui dirige le parquet financier de Paris, qui nous a déclaré : « Il existe d'autres obstacles plus prosaïques, comme l'extraordinaire pauvreté des services de police spécialisée dans cette matière qui fait qu'aujourd'hui le travail du magistrat qui souhaite une enquête doit être un véritable travail de marketing : « Regardez mon affaire. Elle est belle, elle est bonne ! Prenez-la, je vous en prie. ».

Dans ce travail de collaboration entre magistrats et policiers, qui est excellent, on sent bien un retard à rattraper. Il est le fait de plusieurs décennies de non-préoccupation politique sur ces questions. Cela a pour conséquence qu'aujourd'hui, les abus de biens sociaux simples, qui permettraient de remonter certaines filières, ne sont pas aujourd'hui poursuivis.

Excusez-moi d'avoir dressé ce tableau un peu négatif, mais il donne une idée de l'ampleur du travail à réaliser. M. Dintilhac, procureur de Paris, disait qu'à ses yeux, pour diminuer de moitié les délais d'exécution d'une commission rogatoire, il faudrait multiplier par deux les effectifs des services auxquels il s'adresse. Il s'agit donc de masses assez considérables.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : La réponse est à la fois très simple est très difficile.

Très simple parce que les moyens de la police judiciaire ne sont pas indéfiniment extensibles, et que la déflation du nombre des commissaires et des officiers de police engagée depuis 1995, fait que nous disposons de moins en moins de moyens en personnels hautement spécialisés, de sorte qu'il y a de plus en plus de trous dans le dispositif, y compris dans le dispositif de la sécurité publique.

Nous sommes confrontés à des demandes de très nombreux juges qu'il nous faut satisfaire simultanément. Toutes ces demandes sont très hétérogènes. Certaines intéressent de grandes affaires, comme ELF, dont chacun connaît la lisibilité et encouragent des comportements que vous avez qualifiés « de marketing ». Est-ce compatible d'ailleurs avec une saine justice ? Je me garderai bien de trancher la question. Par ailleurs, j'ai pu observer certaines enquêtes très mobilisatrices, très consommatrices de moyens, dont la base était pour le moins fragile, qui durent depuis des années.

Je m'interroge donc aussi sur la manière dont on peut trouver une cohérence entre des demandes qui prolifèrent, et dont certaines ne sont pas toujours pleinement justifiées, et une police judiciaire dont les effectifs sont ce qu'ils sont et dont je ne vois pas comment j'arriverais à les augmenter beaucoup, à moins que des dispositions qui relèvent du Parlement élargissent quelque peu mes marges de man_uvre.

Mais je tiens à vous faire également observer que la police judiciaire doit aussi s'intéresser à la petite et moyenne délinquance, au démantèlement de réseaux de trafics locaux, que la police de proximité impliquera une dimension de police judiciaire et que le Français moyen est plus préoccupé par les dégradations faites à sa voiture, les vols d'autoradios, de portables, les vols à l'arraché, qui contribuent au sentiment d'insécurité, sans parler des injures, des boîtes aux lettres cassées, etc. Par ailleurs, nous avons affaire au grand banditisme, au trafic de stupéfiants, à la criminalité financière, à une menace terroriste permanente, venant de plusieurs horizons.

La police doit faire front tous azimuts avec des moyens qui sont très fortement limités. Je rappelle que les effectifs de la police judiciaire représentent dans leur ensemble 4 000 personnes, auxquelles s'ajoutent 1900 fonctionnaires de la police judiciaire de la préfecture de Paris. Nous sommes donc en dessous de 6 000, et ce ne sont pas tous des officiers de police judiciaire, sont comptés dans ce nombre des secrétaires, des agents administratifs, des chauffeurs, etc.

M. le Rapporteur : Je vous remercie de votre réponse.

J'ai bien noté que s'il devait y avoir des besoins exceptionnels, cela relèverait d'une volonté particulière qui pourrait s'exprimer ici en termes budgétaires. C'est d'ailleurs ce que la Chancellerie a fait lorsqu'elle a créé les pôles. Elle a procédé à des recrutements exceptionnels de magistrats, nous a fait approuver le recrutement d'assistants spécialisés. Ne pourrions-nous identifier un effort particulier sur la base d'une évolution que vous jugez utile, car il est vrai aussi qu'il faut faire face à tout et que votre ministère est extrêmement sollicité ? Ne serait-il pas possible d'envisager qu'à situation exceptionnelle, des moyens exceptionnels soient mis en _uvre ? C'est une question que je laisse ouverte, monsieur le ministre.

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Je serais un mauvais ministre si je ne vous disais pas que cela me paraît très souhaitable.

Naturellement, le chef du Gouvernement doit tenir compte de nombreux impératifs. Mais je pense en effet que les moyens de la police dans certains domaines sont beaucoup trop limités. Je ne voudrais cependant pas à avoir à préciser ces domaines car même la réforme de la police de proximité dont nous entamerons la généralisation l'an prochain, créera une tension très forte à l'intérieur des services.

M. François LONCLE : En matière d'harmonisation nécessaire, ou en tout cas souhaitable, vous avez souligné la diversité des systèmes juridiques, y compris la diversité d'approches des questions pénales, existant au sein de l'Union européenne. Je souhaiterais savoir si, en la matière, il convient de privilégier l'harmonisation ou de se contenter de coopération ?

Dans l'état actuel des progrès, même légers, enregistrés à Tampere et des objectifs que s'est fixé ce Sommet en matière de coopération judiciaire, à votre avis, monsieur le ministre, jusqu'où doit-on aller en matière d'harmonisation ? Jusqu'où surtout peut-on aller en restant réaliste ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Pour répondre à cette question difficile, je dirais qu'à mon sens, le rapprochement des intéressés est essentiel. On ne parviendra pas à faire changer les pays qui sont aujourd'hui adeptes de cette procédure accusatoire, qui leur vient du fond de leur tradition juridique, pour leur faire adopter un système inquisitoire, qui a certes ses avantages et qui présente aussi quelques inconvénients. Ce sont là des choix difficiles.

A mon avis, c'est au niveau d'Eurojust qu'il faudra faire des propositions. Dans certains cas, nous pourrons harmoniser, dans d'autres, il faudra se contenter de la coopération qui, à mes yeux, permet d'atteindre souvent plus rapidement des objectifs tout à fait essentiels.

Je rappellerai que je n'ai pas eu besoin de faire harmoniser les législations pour faire procéder à des perquisitions. Naturellement, j'avais saisi les juges du parquet antiterroriste du problème, mais ils se sont débrouillés pour que le même matin, la veille de la Coupe du monde de football, aient lieu cinq séries de perquisitions et d'interpellations dans six pays différents, dont la France, après qu'un attentat eut échoué, ce qui a permis d'acquérir des éléments qui autorisent à penser qu'il existe effectivement des réseaux dormants qui pourraient être activés très facilement le jour où l'opportunité politique en apparaîtrait. Tout cela n'a été possible que parce qu'il existait une très bonne coopération policière et judiciaire avec des pays tels que l'Italie, la Suisse, l'Allemagne, la Belgique, la Grande-Bretagne, même si en Grande-Bretagne, cela ne s'est pas fait le même jour, mais peu avant.

Le texte adopté à Tampere est très positif. Il faut dire que la conférence de Tampere a été très bien préparée côté français dans tous les domaines. Nous avons abouti à quelque chose qui me paraît intéressant. Voyez la recommandation 54 : « Dans le respect des dispositions en matière de protection des données - on assure le secret bancaire -, il convient d'améliorer la transparence des transactions financières et de la provenance du capital des sociétés, d'accélérer l'échange d'informations sur les transactions suspectes entre les cellules de renseignements financiers existantes. Quelles que soient les dispositions en matière de confidentialité applicables aux activités bancaires et aux autres activités commerciales, les autorités judiciaires et les cellules de renseignements financiers doivent être habilitées, sous le contrôle des tribunaux - ce « sous contrôle des tribunaux » peut receler pas mal de difficultés - à recevoir des informations si celles-ci sont nécessaires dans le cadre d'enquêtes sur le blanchiment de l'argent. Le Conseil européen demande au conseil d'adopter les dispositions nécessaires à cet effet. ».

« Le Conseil européen recommande le rapprochement des dispositions de droit et de procédures en matière pénale sur le blanchiment d'argent, notamment en matière de dépistage, de gel, de confiscation d'avoirs. Le champ des activités criminelles, qui constitue une des activités principales dans le domaine du blanchiment d'argent, doit être uniforme et suffisamment large entre tous les Etats membres. »

« Des normes communes doivent être élaborées afin d'empêcher le recours à des sociétés ou des entités immatriculées hors du territoire de l'Union pour dissimuler ou blanchir le produit d'activités criminelles. L'Union et les Etats membres doivent conclure des accords avec les centres offshore de pays tiers afin d'assurer une coopération efficace et transparente en matière d'entraide judiciaire, conformément aux recommandations du GAFI. La commission est habilitée à établir un rapport recensant les dispositions des législations nationales dans le domaine de la banque, de la finance et des sociétés qui font obstacle à la coopération internationale.

Le Conseil est invité à tirer les conséquences de ce rapport. ».

M. François LONCLE : Par rapport à ces conclusions très positives, l'Union européenne va-t-elle pouvoir tolérer longtemps les pratiques existants dans des paradis bancaires, des paradis fiscaux, voire des paradis judiciaires, se situant sur son propre territoire ? Je pense, par exemple, au Luxembourg, à Monaco, à Gibraltar, aux Îles anglo-normandes. Ces objectifs sont-ils compatibles avec l'existence de ces territoires particuliers ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Vous posez là un problème qui me dépasse, qui est celui de la volonté politique. Y aura-t-il la volonté politique d'assurer cette transparence ?

L'argument qui sera employé par les autorités des Etats concernés sera toujours de faire valoir que d'autres bénéficient de facilités, de législations beaucoup plus favorables et qu'en conséquence, vouloir supprimer, par exemple, les comptes anonymes ou limiter le secret bancaire ici sera le favoriser ailleurs, car il est très facile de placer son argent aux Îles Caïman ou à la Barbade plutôt que dans les Îles anglo-normandes ou dans les Îles Vierges britanniques.

Il faut donc une volonté forte. C'est la raison pour laquelle j'ai demandé moi-même à Mme Reno, attorney général des Etats-Unis, et à M. Clark, le secrétaire d'Etat britannique qui représentait M. Straw, de mettre sur pied ce petit groupe de travail qui concerne les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France. Mais je ne sais pas du tout quelle en sera la suite.

M. le Rapporteur : Dans quelles dispositions sont les Etats-Unis ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Mme Reno m'a dit qu'elle appréciait le volontariste dont je semblais faire preuve.

M. le Président : Il est clair que cette question, sur laquelle la France travaille beaucoup, ne se traitera qu'en même temps, et c'est bien compris comme cela par les autorités françaises, qu'elle avancera au niveau du Forum de stabilité financière qui doit remettre son rapport en avril. Mais nous ne pourrons convaincre nos amis britanniques ou autres d'avancer s'il n'y a pas d'avancées au niveau international.

Je voudrais revenir sur la question des machines à « petits sous ». Il semblerait, d'après les informations que nous avons, que la France et le Portugal soient les seuls pays européens à ne pas autoriser ces machines.

Or, malgré tout, elles existent sur notre territoire, puisque j'ai cru comprendre que les services de police en saisissaient 1 200 illégales par an et que le contrôle des territoires de ces dites machines à sous donnent lieu à des règlements de comptes extrêmement sanglants puisque l'on dénombrerait sur une période assez courte plus de deux cents victimes. Se pose donc un problème de criminalité et d'argent sale puisque chacune de ces machines, d'après les évaluations, arriverait à secréter 30 000 F.

Si nous les légalisions, nous nous donnerions peut-être davantage de moyens de contrôler cette activité et, de plus, nous pourrions bénéficier de quelques recettes fiscales supplémentaires.

Ce sujet fait l'objet d'une réflexion dans votre ministère. Pourriez-vous nous apporter quelques éléments d'information sur cette question, en donnant à terme votre sentiment : s'agit-il d'une discussion qui peut avancer ou n'est-ce pas souhaitable ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : La France et le Portugal sont effectivement les seuls pays à interdire les machines à petits sous. Avec une mise de faible montant, de 10 F maximum et un retour par des lots d'une valeur de 300 F, elles furent autorisée un temps par la loi du 9 septembre 1986. Puis, devant des détournements qui en ont fait des machines à jeux de hasard, elles ont été interdites par la loi d'orientation sur la sécurité du 21 janvier 1995.

L'argument décisif à l'encontre de l'introduction de ces machines est celui de leur prolifération dans les bars. Après la loi de 1986, il en a eu jusqu'à 40 000. L'argument pour les interdire a été l'acclimatation de plus en plus précoce et de plus en plus large de parties fragiles de la population, peu fortunées en général, à la pratique de jeux de hasard qui, comme vous le savez, font par ailleurs l'objet d'une législation stricte.

On peut ajouter qu'il y aurait là une concurrence sauvage envers les casinos, pour lesquels les autorisations de machines à sous sont sévèrement réglementées.

Donc, la prolifération de ces machines à petits sous porterait une atteinte démesurée au principe de prohibition des jeux, sans apporter plus de transparence, même si les dispositifs de répression des machines à sous clandestines doit encore gagner en efficacité. Mais j'ai cru que vous le suggériez.

M. le Président : Je suis très sensible à l'argument hygiéniste. Malgré tout, s'il faut interdire à ceux qui ont de petits revenus de les perdre dans le jeu, cela existe quand même déjà. Je pense, et je vous le demande parce que je pense que cela doit venir de votre ministère, qu'il serait bon de regarder de près cette question en la reliant à la question de la délinquance, très réelle, qui est issue de l'existence de ces machines à sous clandestines, qui me semblent - on le voit dans la région lyonnaise, de Grenoble et le midi - être aussi un des moyens dont la criminalité organisée se sert pour retirer de l'argent, les sommes sont importantes, et contrôler des territoires - derrière, il y a le trafic de drogue -, mais aussi pour le recycler par exemple dans des cafés et vous savez que la méthode la plus rapide pour le blanchiment est d'augmenter le chiffre d'affaires d'une activité.

Cela semble un petit sujet mais les faits qui tournent autour de ces petites machines sont sérieux. Peut-être existe-t-il des réflexions en Allemagne et en Espagne pour regretter d'avoir légalisé, mais je n'ai pas d'éléments suffisants pour en juger. De toute façon, une réflexion sérieuse permettrait de fixer notre position avec des convictions mieux étayées par la raison.

M. François LONCLE : Je prolongerai cette question à propos des gros sous des machines à sous des casinos. Sous-entendre que les machines à petits sous seraient interdites et considérer que les machines à sous des casinos qui ont proliféré depuis une quinzaine d'années serait une bonne chose est un peu paradoxal. J'aimerais connaître votre position personnelle sur ce sujet.

Nous avons vécu les périodes de grande rigueur et d'interdictions concernant l'implantation de ces machines dans les casinos. Je pense à la période de votre prédécesseur Pierre Joxe. Nous avons vécu des périodes - celles des ministres Philippe Marchand ou Charles Pasqua - où, au contraire, on a laissé faire, sous la pression des élus. Depuis, on ne sait pas très bien où est la limite : faut-il céder systématiquement aux maires qui souhaitent voir se développer ce système qui génère des recettes considérables dans les villes à casino ? Avez-vous une idée de la part issue du blanchiment de l'argent dans cette masse ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Ces établissements font l'objet d'une réglementation stricte. La politique suivie est une politique rigoureuse. Je ne cède pas aux pressions des élus locaux. Je m'efforce de prendre en compte des considérations liées essentiellement à l'aménagement du territoire, c'est-à-dire qu'il se peut que des autorisations ou des extensions aient été accordées, mais telle n'est pas la tendance. Sur une vingtaine de propositions qui sont faites, les réponses négatives l'emportent très largement sur les réponses positives. Il y a peu de réponses positives, je pourrais presque les citer de mémoire.

Compte tenu du contrôle très strict dont ces établissements font l'objet de la part des renseignements généraux, je ne pense pas qu'ils puissent se sentir en parfaite sécurité du point de vue des activités illicites que vous avez évoquées.

Cela dit, je sais par expérience que l'on ne peut supprimer les vices, on peut les contenir. On ne peut pas supprimer la violence, on peut la contenir. Je suis bien obligé de tenir compte du principe de réalité. En conséquence, je suis tout à fait hostile à la démocratisation de ses mauvaises habitudes.

Je sais bien que les machines à sous ouvertes dans les casinos sont fréquentées très majoritairement par des gens dont le revenu est relativement modeste. C'est une des raisons qui fondent ma réticence. Je suis cependant parfois obligé de tenir compte d'un certain nombre de considérations relatives à l'aménagement du territoire, des considérations d'intérêt général. Je ne cède jamais, même à des demandes particulières.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous, monsieur le ministre, nous dire où en sont les réflexions concernant la construction d'un statut juridique des agents infiltrés et des enquêtes sur couverture ? Pourriez-vous me donner quelques précisions sur l'état d'avancement de vos travaux menés en liaison avec la Chancellerie et ce qu'elle est, elle-même, prête à accepter ?

M. Jean-Pierre CHEVÈNEMENT : Vous le savez, actuellement, les dispositions du Code de procédure pénale et du Code des douanes, mentionnées comme opérations des livraisons contrôlées, s'appliquent strictement à la répression des trafics de stupéfiants et du blanchiment d'argent qui en résulte.

Cette opération de livraison contrôlée est subordonnée à l'autorisation préalable du magistrat compétent. En conséquence, ces policiers infiltrés agissent dans le cadre d'un scénario qu'ils ont proposé. Naturellement, ces actions ne doivent pas déterminer la commission de l'infraction. Elles doivent simplement permettre la révélation de ces infractions. Les fonctionnaires engagés bénéficient donc du fait justificatif qu'instaurent les textes, quand les opérations qu'ils mènent s'inscrivent dans les conditions relatives à l'enquête initiale, aux infractions autorisées et lorsque cette opération s'inscrit également dans le cadre de l'information préalable donnée au magistrat compétent.

Les dispositions actuelles sont parcellaires. Aucune mesure ne garantit l'intégrité physique et juridique des agents en opération. Les textes sont muets, par exemple, sur le fait que ces agents doivent disposer de papiers d'identité qui leur permettent de rester, en fait, anonymes. Mais l'anonymat n'est pas clairement autorisé pour les agents appelés à témoigner devant les tribunaux, ce qui pose problème. Pourtant, c'est une arme moderne de lutte contre les entreprises criminelles qui justifierait une extension de ce dispositif aux formes les plus graves de la criminalité organisée.

Tout cela plaide pour une reconnaissance légale des opérations d'infiltration et la création d'un véritable statut de l'agent sous couverture. Il serait utile d'ailleurs d'harmoniser également les pratiques européennes.

Naturellement, il faudrait que ces opérations des livraisons surveillées, d'infiltration, ainsi que le statut des agents sous couverture, figurent dans le cadre juridique d'enquête.

Comment définir un statut des agents sous couverture ? Ces derniers devraient nécessairement être dotés de la compétence nationale, formés et habilités pour ce cadre d'enquête : ils devraient agir dans le cadre des règles de compétence des offices centraux interministériels, dont ils devraient dépendre soit administrativement, soit fonctionnellement. Naturellement, un rapport doit être établi entre le fait justificatif et le scénario. La transparence, si je puis dire, de ces opérations sous couverture obligerait à aménager la protection des agents d'infiltration et à concilier les impératifs de sécurité et de réemploi des agents, car le véritable problème est celui de la protection de ces agents et de la multiplicité des parquets qui peuvent être amenés, le cas échéant, à autoriser ces opérations.

L'alternative entre procédure ouverte et procédure fermée, déjà consacrée par la jurisprudence, devrait permettre de limiter la publicité des opérations d'infiltration.

Un avant-projet de loi relatif aux opérations de livraison surveillée et d'infiltration, portant création au livre 4 du Code de procédure pénale d'un titre 20 intitulé « Des procédures des livraisons surveillées et d'infiltrations » est en cours d'élaboration. Je ne sais pas très exactement où il en est. C'est une question qu'il faudrait poser à ma collègue Mme la ministre de la justice.

M. le Président : Nous le ferons.

Nous vous remercions très chaleureusement de votre disponibilité et de tous les éléments d'information dont vous nous avez fait part.

Audition de M. Damien HENDRICKX,
Officier d'Interpol
spécialisé dans les fonds provenant d'activités criminelles (FOPAC)

(procès-verbal de la séance du 10 novembre 1999)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Damien HENDRICKX : Monsieur le président, messieurs les députés, je suis officier français, mais je m'exprimerai au nom d'Interpol que je représente très officiellement. Je vous présenterai donc le point de vue d'Interpol s'agissant des difficultés que l'on rencontre dans la lutte contre le blanchiment.

La lutte contre le blanchiment de l'argent sale est l'une des missions prioritaires d'Interpol qui, dès 1983, a créé le groupe spécialisé FOPAC - fonds provenant d'activités criminelles -, spécialement chargé de cette forme de criminalité sous tous ses aspects.

La déréglementation des changes et la circulation croissante des flux financiers constituent un contexte favorable pour la criminalité organisée transnationale, car il est vain de vouloir dissocier l'activité du blanchiment du crime organisé et de la corruption. La criminalité organisée cherche toujours de nouveaux moyens pour légitimer les fonds qu'elle draine, et la corruption est le prix du silence des hommes. Le blanchiment se nourrit de la corruption et la corruption nourrit le blanchiment.

Nous définissons le blanchiment comme toute action ou tentative d'action pour dissimuler ou déguiser l'origine d'avoirs financiers obtenus illégalement, afin qu'ils paraissent provenir de sources légitimes.

Interpol chargé de coordonner la coopération internationale en matière judiciaire fait partie des observateurs de tout premier plan des difficultés rencontrées dans cette lutte contre le blanchiment d'argent sale. Je précise que le terme « argent sale » est un terme générique, car il existe, selon que l'on se place au sein de l'Europe politique au sens large ou au sein de l'Union européenne, des divergences quant à la nature de l'argent clandestin.

L'argent noir serait issu du trafic illicite des stupéfiants, et l'argent gris désignerait plutôt les sommes provenant de l'évasion fiscale, dont je vais maintenant vous parler.

Le premier problème que nous rencontrons dans la lutte contre le blanchiment est d'ordre juridique. Il s'agit de l'incrimination « d'évasion fiscale » : celle-ci n'est pas un délit en Suisse, au Luxembourg et dans les îles anglo-normandes - voire dans la principauté de Monaco. En effet, la première difficulté rencontrée par les services répressifs est de parvenir à prouver l'origine criminelle des sommes suspectes, surtout lorsqu'elles font l'objet de mouvements successifs.

Une des astuces imparables des groupes criminels consiste à présenter des sommes douteuses comme de l'argent légitimement gagné sur lequel on souhaite éviter la ponction fiscale. Cet argent en l'occurrence est le plus fréquemment déjà placé dans un établissement bancaire offshore, c'est-à-dire « prélavé », pour reprendre le jargon que l'on emploie dans la lutte antiblanchiment. Les sommes étant transférées au dernier moment par virement bancaire, à l'issue de la signature du contrat avec l'établissement financier.

De fait, l'évasion fiscale n'étant pas considérée comme une infraction dans tous les pays membres de l'Union européenne, les professionnels de la gestion de patrimoines, de l'assurance ou du conseil, ne sont pas soumis à l'obligation de déclaration de transactions suspectes auprès des autorités de leur pays, surtout lorsqu'ils se trouvent en présence de transactions effectuées à ce titre. Ainsi, si la loi suisse du 1er avril 1998 étend l'obligation de report à tous les intermédiaires financiers, y compris les avocats, elle reste sans objet pour l'évasion fiscale. Il en est de même pour la législation luxembourgeoise qui étend l'obligation de report de transactions suspectes à toutes les professions d'intermédiaires financiers, à l'exception de celle d'avocat.

Il ne m'appartient pas de discuter de l'immunité juridique accordée à la profession d'avocat, gage de liberté et de respect des droits de la défense, mais force est de constater que sous l'angle de l'activité financière, les pratiques de certains membres de cette corporation, par leur implication dans les transactions financières internationales, contribuent à l'impunité des criminels. Or, entre les activités relevant de l'intermédiation financière et celles s'inscrivant dans une activité de défense, la définition du champ d'application du secret professionnel est difficile à établir.

En l'espèce, à la différence des organismes financiers assujettis à l'obligation de déclaration, les textes n'imposent pas aux avocats l'obligation d'enregistrement des opérations effectuées ni la vérification de l'identité de leurs clients. La législation d'Andorre, notamment, permet les dépôts effectués par des avocats au bénéfice de clients qui peuvent rester parfaitement anonymes.

Quant aux centres offshore, ceux-ci proposent à leurs clients désireux de créer une société commerciale, la mise à disposition d'un avocat gérant, les garantissant « contre l'inquisition des services d'investigation ». J'ai pu constater, à travers les enquêtes qui me parviennent, l'implication, à l'étranger, de certains de ces professionnels au c_ur de nébuleuses de holding et autres sociétés qui se livrent à des activités de blanchiment, soit en qualité de gérant de ces sociétés, soit par l'utilisation directe de leur compte professionnel ou encore par la domiciliation de ces sociétés à leur cabinet.

C'est la raison pour laquelle, il conviendrait d'intégrer au dispositif français de lutte contre le blanchiment une disposition rendant systématiquement obligatoire le report de transaction suspecte à la profession d'avocat. Interpol est très attentif aux résultats des travaux de cette Mission d'information, d'autant que nous réfléchissons actuellement à la possibilité d'adopter une définition unanime des centres offshore, préalable à la mise en place d'une action concertée.

Les principaux mécanismes de blanchiment s'appuient sur deux techniques : d'une part, le virement de sommes d'argent de compte à compte, sans contrepartie commerciale, et, d'autre part, le recours à des sociétés écrans immatriculées dans des centres offshore, dont les dirigeants disparaissent peu après. Nous sommes donc en présence de deux entités : les établissements bancaires et les centres offshore.

Les établissements bancaires ont pour activité le commerce de l'argent. Ils sont donc de facto les interlocuteurs naturels des individus qui ont besoin de recourir à leurs services pour protéger l'argent et le déplacer. Si l'esprit des méthodes de la lutte contre le blanchiment les associe à notre action répressive, certaines législations encouragent néanmoins les pratiques criminelles. Chacun est naturellement en droit d'attendre la confidentialité de son banquier, mais quid de la discrétion lorsque celle-ci prend la forme, soit d'un refus de révéler l'identité du titulaire d'un compte anonyme - comme il est possible d'en ouvrir en Autriche -, soit d'une possibilité offerte de détenir un livret au porteur ou encore la délivrance de ce même livret au porteur en République tchèque ?

Le secret bancaire ne relève pas du bon vouloir d'un établissement de délivrer ou non une information comptable, mais consiste dans l'interdiction de communiquer cette information en vertu même de la législation qui fait de la violation du secret bancaire un délit punissable.

Selon l'ONU, 90 pays pratiquent aujourd'hui le secret bancaire. Il représente, pour les services enquêteurs, un obstacle infranchissable, largement utilisé à leur profit par les groupes mafieux. Ce secret bancaire est souvent associé aux centres offshore et aux paradis fiscaux, dont il constitue l'une des principales caractéristiques.

Le paradis fiscal est un territoire qui fournit des conditions attrayantes pour la domiciliation de fonds et les enregistrements des sociétés. Il pratique plus ou moins strictement le secret bancaire et propose aussi des services exorbitants en matière de droit commercial international - le Panama, les Iles Caïmans, les Iles Vierges britanniques - qui garantissent l'anonymat.

Est-ce parce que l'on qualifie les centres offshore de paradis fiscaux qu'ils menacent le système financier européen ? L'évasion fiscale heurte le sens moral - le taux d'imposition de 20 % offert aux résidents des îles anglo-normandes encourage la fuite des capitaux. Peut-on dire qu'il existe encore des paradis fiscaux en Europe ?

Les commissions rogatoires internationales permettent d'obtenir des informations sollicitées par le truchement de la coopération judiciaire dans un nombre croissant de pays. En revanche, il est très difficile de dresser un bilan de cette coopération internationale, un grand nombre de juridictions ayant des accords de coopération bilatéraux.

En outre, la rapidité d'exécution de ces commissions rogatoires varie considérablement selon les pays, y compris au sein de l'Europe. On estime qu'il faut en moyenne trois ans à un juge d'instruction pour obtenir des informations concernant des entités liées à des opérations suspectes - sachant que certains pays ne répondent pas, telle la fédération de Russie.

Du point de vue policier, ce sont donc les autres services offerts par les centres offshore que nous dénonçons. Ainsi par exemple l'établissement d'une société nouvelle ne requiert pas l'obligation d'indiquer l'ayant droit économique ; le dirigeant de la société peut être un mandataire alors que l'utilisateur de la société peut disposer d'une procuration qui n'apparaîtra nulle part dans les registres d'établissements bancaires ; le gérant de la société créée peut aussi avoir la qualité d'avocat, autorisant ainsi un filtre supplémentaire à toute demande d'information judiciaire ; la propriété d'une offshore peut se transmettre par simple transfert de titre de propriété. Il est même accepté, dans certains pays tels que la Suisse, qu'une banque ouvre auprès d'une autre banque un compte au nom d'une société anonyme - du Panama, par exemple -, sans indiquer l'ayant droit économique, les vérifications étant supposées faites par le premier établissement. Aucune information ne sera communiquée à toute réquisition judiciaire internationale, voire entraînera le transfert des actifs vers un autre établissement financier dans l'intérêt du client.

Cette absence de transparence entrave la traçabilité des mouvements financiers et bloque l'investigation policière et judiciaire internationale. Lorsqu'on bute sur de tels obstacles, quelques solutions simples semblent s'imposer.

En ce qui concerne les sociétés offshore à vocation commerciale internationale, il serait souhaitable de rendre obligatoire la certification des comptes, la conservation des factures et des bilans comptables et l'inscription au registre du commerce avec la mention de l'ayant droit économique. Ces dispositions pourraient se traduire au niveau de ces territoires offshore par la remise de statistiques au secrétariat de l'OCDE, le versement effectif d'un capital social auprès de la banque centrale du pays, la tenue à jour des registres du commerce, la possibilité de consulter les bilans comptables, la certification des comptabilités par une autorité de contrôle, indépendante et autorisée par l'Etat. Enfin, il serait souhaitable de procéder à l'encouragement à la coopération judiciaire internationale par la signature de traités d'assistance mutuelle.

Il reste un grand nombre de pays qui ne coopèrent pas au niveau judiciaire ; l'idée de dresser une liste noire, comme cela a été fait en Italie et en Espagne, est très à la mode actuellement. L'ONU devrait en préparer une, ce qui pourrait constituer une première étape vers une définition plus précise, officielle et unanime de ce qu'est un centre offshore. L'adoption d'une telle liste pourrait conduire, à court terme, à refuser de traiter avec les sociétés enregistrées dans ces territoires.

Comment lutter contre ces territoires offshore, ces Etats non coopératifs ? En appliquant systématiquement les quarante recommandations du GAFI que nous défendons très fortement. Associer les professionnels des métiers de la banque à la lutte contre le blanchiment, plutôt que de tenir une position de défiance, est une bonne approche du problème, et l'obligation de report de transactions suspectes pour les établissements bancaires constitue incontestablement une avancée significative.

Nous avons déposé un projet de convention auprès de l'ONU pour soutenir ces quarante recommandations, lors de la session du 28 avril dernier à Vienne. Il convient toutefois de s'interroger sur l'efficacité, non pas du dispositif, mais de la participation des professionnels de la banque et des établissements financiers. En effet, il est difficile, pour un établissement financier, de déceler la transaction douteuse parmi les milliers d'opérations journalières. Cette tâche est d'autant plus délicate lorsque les opérations sont fractionnées. Mais en considérant que les blanchisseurs utilisent presque exclusivement le secteur bancaire, trop peu de déclarations de soupçon significatives sont effectuées.

Selon TRACFIN, 60 % des établissements bancaires en France ne font pas de déclaration. On a pu évaluer le nombre de rapports en 1998 à 1 200 pour 42 000 agences bancaires. En outre, une plus grande vigilance devrait être exercée, en particulier à l'occasion de l'ouverture des comptes de société et lors des virements internationaux, opérations a fortiori les plus risquées.

La délocalisation des banques est également un facteur de blanchiment, puisqu'un nombre trop important de banques à dimension internationale possèdent des succursales implantées dans des zones offshore. Cette situation géographique les place directement sur la route des trafiquants de drogue et elles recueillent aussi le produit des contrats d'armement.

En raison des garanties d'anonymat qu'elles accordent aux sociétés résidentes, elles proposent des services commerciaux sur Internet ; il est fréquent de constater que les services financiers on line sont offerts par des banques, ou autres établissements enregistrés aux Iles Vierges britanniques, aux Bahamas ou à Antigua. Je vous ai apporté des documents que je me suis procuré sur Internet et qui sont tout à fait significatifs, car ils sont l'antithèse de ce que nous prônons pour lutter contre le blanchiment. Il semblerait que ces pratiques commerciales soient admises en raison du vide juridique qui les entoure.

Les jeux sur Internet sont également un domaine très prisé car très peu sécurisé ; souvenez-vous de l'affaire Fortuna qui avait permis d'escroquer 2,8 millions de dollars aux contribuables américains qui avaient eu le malheur de jouer à diverses loteries ; les fonds étaient directement envoyés sur un compte offshore à Antigua. La somme a finalement été recouvrée par les Etats-Unis, par la voie diplomatique.

Il existe d'autres opérations à risque, en France, que les enquêteurs constatent fréquemment mais dont il est très difficile de déceler la réalisation, en raison, non seulement de la rapidité d'exécution, mais également de l'insuffisance des contrôles. Je veux parler notamment des augmentations de capitaux soudaines, sans rapport avec l'activité économique réelle de la société - pas d'obligation d'informer la direction du Trésor -, la prise de participation dans des sociétés qui sont sous contrôle étranger, les aller et retour à la bourse, au travers notamment de sociétés de courtage, les investissements directs dans les entreprises exerçant une activité immobilière, autre que la construction destinée à la vente ou à la location, et le commerce des véhicules de luxe.

Deux autres domaines sont également peu encadrés : les casinos et les cartes prépayées. En ce qui concerne les casinos, le blanchiment existe toujours dans la pratique financière liée à l'échange des jetons, donc à la fonction de banque de l'établissement. La carte prépayée est une monnaie anonyme et aisément transportable, il conviendrait donc de limiter le montant de son crédit. Nous avons eu quelques affaires intéressantes, notamment en Australie.

Je voudrais maintenant vous parler du projet Euroshore que nous menons conjointement avec trois universités européennes - en particulier avec le groupe Transcrime en Italie. Ce projet est développé dans le cadre du programme Falcone de la Commission européenne ; il tend à évaluer la protection du système financier contre l'utilisation des offshore par la criminalité organisée. Une première lecture des réponses au questionnaire envoyé à cinquante pays fait apparaître que les deux principales techniques utilisées par les groupes criminels restent le dépôt d'argent en espèce auprès des guichets et les sociétés écrans.

Nous constatons également qu'un grand nombre de jeunes Républiques d'Europe centrale - la Russie, la Slovénie, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie, la Hongrie, L'Estonie, la République Tchèque, la Bulgarie et Chypre - ont adopté des législations et mis en place des dispositifs anti-blanchiment dont certains sont très performants. La parade existe donc bien.

En revanche, il est certain qu'un temps d'adaptation est nécessaire, la communauté internationale doit donc les encourager à utiliser ces instruments au mieux de leurs capacités. Je vous ai cité la législation chypriote car elle incrimine la négligence, c'est-à-dire le cas dans lequel le prévenu aurait dû savoir que le bien en question était un produit du crime. En outre, elle prévoit l'inversion de la charge de la preuve lors de l'évaluation du profit, inclus les cadeaux faits à des tiers et prévoit des ordonnances de confiscation en cas de décès. Du point de vue de l'enquête, elle autorise également l'infiltration d'agents.

Il n'en demeure pas moins que d'autres Etats maintiennent une attitude non coopérative à l'égard de la communauté internationale. Interpol, qui regroupe 177 pays membres, compte tout de même 26 membres frappés par l'article 52 qui sanctionne les Etats qui ne paient pas leur cotisation. On retrouve, parmi ces 26 Etats, Antigua, la Barbade, Aruba, le Cambodge, le Costa Rica, le Guatemala, le Kurdistan, le Liberia, Malawi, Nauru, Saint-Vincent et Grenade, les Seychelles et le Sierra Leone.

J'en viens maintenant aux prérogatives judiciaires que nous estimons insuffisantes.

La principale difficulté du point de vue judiciaire est l'administration de la preuve de l'origine criminelle des fonds. Il conviendrait donc d'aller encore plus loin dans le renversement de la charge de la preuve tel qu'il a été introduit par la loi du 13 mai 1996, avec l'article 222-39-1 du code pénal - loi dite du proxénétisme et de la drogue. Cette loi a contraint les individus mis en cause à prouver l'origine licite des biens sous peine de confiscation, mais elle ne concerne que le blanchiment de proximité. Il conviendrait donc d'étendre cette obligation aux organismes recevant les fonds, à l'instar des lois italiennes et de l'article 468 du code pénal italien, selon lequel le blanchiment constitue une infraction spécifique, au contenu générique, c'est-à-dire que les sommes d'argent ne concernent pas uniquement le produit du trafic de stupéfiants, mais d'autres infractions criminelles.

En matière de preuve, il convient de dépasser le cadre du lien entre l'infraction principale et le blanchiment ; en effet, toute la subtilité du blanchiment consiste à détacher le produit du crime de son origine criminelle. C'est donc au niveau du produit qu'il faudrait démontrer la man_uvre frauduleuse. Or, à ce stade, les capitaux douteux se trouvent dans les établissements financiers.

En considérant que l'infraction non intentionnelle n'existe pas dans la législation française, il est impossible de prouver la mauvaise foi de certains professionnels, à moins d'admettre la présomption de responsabilité. Or cette notion n'est pas applicable aux professions réglementées, même lorsque ces professions ne respectent pas les règles recommandées par le GAFI, à savoir : l'identification du client, le report de transactions suspectes et la conservation des documents pendant 5 ans.

L'instauration de la responsabilité des professions réglementées quant aux infractions non intentionnelles, en matière de blanchiment, serait assurément un moyen de les amener à coopérer plus efficacement. Il serait donc envisageable d'incriminer la négligence comme un élément constitutif de l'infraction de blanchiment.

La lutte contre la criminalité organisée nécessite un arsenal juridique exceptionnel adapté aux techniques utilisées par les délinquants. En corollaire, il serait souhaitable d'introduire la possibilité d'actions sous couverture. Cette disposition, sous strict contrôle de la magistrature, doterait les enquêteurs d'un outil opérationnel inégalé.

Il conviendrait également d'abandonner la notion de double incrimination. L'harmonisation de l'arsenal législatif au sein même de l'espace Schengen suppose que l'on abandonne cette double incrimination en vertu de laquelle, pour poursuivre une infraction, celle-ci doit être incriminée dans les deux législations.

Enfin, la réalisation de l'espace judiciaire européen ne doit plus permettre à la criminalité de se jouer des frontières. Il conviendrait donc de renforcer encore la capacité à procéder à l'extradition, en particulier dans les pays où les garanties des droits de l'homme sont du même niveau que celles de la France.

Il serait peut-être souhaitable de rajeunir la convention européenne de Strasbourg de 1990 - adoptée par le Conseil de l'Europe le 8 novembre 1990 - relative au dépistage, à la saisie et à la confiscation des avoirs d'origine criminelle, avec une orientation peut-être plus technique ; et, pourquoi pas, prévoir la redistribution des sommes saisies vers les services répressifs, services qui sont en charge de ces enquêtes fort coûteuses.

Interpol soutien les initiatives du Conseil de l'Europe dans le cadre du comité d'experts sur l'évaluation des mesures contre le blanchiment, et en sa qualité de membre pour établir un protocole additionnel à la convention précitée - travaux de décembre 1998.

Ces quelques réflexions sont la synthèse des principales difficultés que nous rencontrons quotidiennement dans la lutte contre le blanchiment. La criminalité organisée exploite toutes les facilités du système libéral et les faiblesses du régime politique, mais surtout, du point de vue des mécanismes utilisés, elle s'adapte constamment aux dernières technologies dans le domaine des communications, des moyens de paiement électroniques, ou bien des nouvelles techniques en vigueur dans le montage financier, et justifie l'urgence de durcir la législation en vigueur.

Si la communauté des professionnels de la lutte anti-blanchiment _uvre dans la même direction et dans le même esprit, il convient désormais de porter cette lutte sur le plan politique, et nous attendons beaucoup de votre Mission afin d'améliorer cette situation et de se débarrasser de ce fléau.

M. le Président : Monsieur Hendrickx, je vous remercie pour cet exposé extrêmement précis qui a repris de façon synthétique beaucoup de nos préoccupations.

Vous avez formulé de nombreuses propositions, et je voudrais vous poser une première question très simple. Puisqu'une des missions de votre service consiste à collecter l'information, pouvez-vous nous dire quels sont les éléments qui structurent ces groupes criminels organisés - nous en faire la typologie ?

M. Damien HENDRICKX : Le siège du secrétariat général, basé à Lyon, centralise toutes les communications d'information délivrées par les bureaux centraux nationaux. Ces bureaux eux-mêmes sont alimentés par les services judiciaires de chacun des pays membres d'Interpol qui communiquent ainsi les éléments de recherche qui apparaissent dans leurs enquêtes.

Ils vont donc nous demander de transmettre les renseignements dans l'un ou l'autre des pays, à savoir, l'identification des sociétés et des auteurs, ainsi que le maximum de vérifications possibles. Or il apparaît que, la plupart du temps, les mouvements de comptes et les transferts suspects sont effectués, soit au bénéfice d'individus qui ont des comptes en banque isolés - et qui ne peuvent justifier ces mouvements d'argent -, soit directement sur des comptes de société, avec une activité professionnelle difficile à évaluer.

Par exemple, les criminels russes investissent, actuellement, énormément dans le secteur des biens immobiliers, dans la région frontalière de la Suisse, sur la Côte d'Azur ou à Paris, et il nous est extrêmement difficile de prouver l'origine criminelle des fonds.

Le problème est donc le suivant : comment faire remonter l'information ? Qui donne l'alerte ? Dès lors que le report de transactions suspectes est effectué, la machine se met en marche, et TRACFIN ou la police judiciaire démarre une enquête.

Autre problème : la bonne volonté des professionnels à déclarer les transactions suspectes. Je prendrai l'exemple d'une de mes enquêtes. Un homme d'affaires d'Europe central achète un bien immobilier cash, en versant un premier acompte de 10 % sans négocier, à condition que la transaction soit réalisée au profit de la femme d'un autre individu, tous deux non résidents en France et sans aucun support d'identité pour vérifier l'existence même de ces personnes.

M. Jacky DARNE : Disposez-vous, pour résoudre une telle affaire, d'un réseau d'informations basé en Russie ?

M. Damien HENDRICKX : L'information ne viendra pas forcément de la Russie. On va constater que des criminels d'origine russe effectuent des transactions financières en Europe. Mais nous n'avons pas, pour l'heure, de vérifications positives sur ces individus provenant de Russie.

M. Jacky DARNE : Vous ne disposez donc pas de correspondants sur place pour collecter les informations.

M. Damien HENDRICKX : La structure existe, mais elle doit être alimentée. Les trois pays qui alimentent le plus notre base de données en matière de blanchiment sont l'Allemagne, la France et l'Italie.

M. le Président : Vous nous avez dit qu'entre le blanchiment de l'argent issu de la criminalité ordinaire et la corruption, les parois n'étaient pas étanches. Cela est intéressant, car l'on a tendance à penser que l'on a affaire à des groupes mafieux, au sens traditionnel. Parmi les sujets que vous avez à traiter - la criminalité financière - cet aspect criminel au sens traditionnel du terme n'est peut-être pas prévalent ; or cela devient plus difficile, car ce ne sont pas les mêmes réseaux, ni les mêmes personnes.

M. Damien HENDRICKX : Nous nous attachons aux mouvements de capitaux. Nous démarrons une enquête dès lors qu'il y a report d'une transaction suspecte. Il nous appartient alors de trouver le bénéficiaire et de lui demander un justificatif de la provenance des sommes.

Quels sont les réseaux ? Ils sont très difficiles à mettre à jour, d'autant plus que ces criminels - ceux qui prêtent leur nom, leur compte bancaire ou leur adresse - agissent eux-mêmes pour le compte d'autres personnes qui ne sont que des courriers pour des bénéficiaires qui ont un domicile fiscal déclaré dans un territoire offshore ; territoire où il est très difficile de se procurer des informations réelles, qu'il s'agisse de l'ayant droit ou des mouvements de capitaux.

M. le Président : Vous nous dites que les obligations de déclaration des banques sont une bonne chose, mais qu'elles sont insuffisantes. Les différents banquiers que nous avons rencontrés - notamment en Suisse - nous affirment que dans un certain nombre de cas, il y a une telle contradiction dans le fait de déclarer, qu'ils préfèrent clôturer un compte sans en parler à leur bureau de communication, pour des raisons de publicités commerciales évidentes.

René Wack, actuellement « Risk manager » au Crédit Lyonnais, a évoqué, comme vous, la fragmentation des opérations et les difficultés à établir la traçabilité des mouvements de fonds, y compris par les banques dont ces fonds sont originaires, et a estimé qu'il serait intéressant de connaître, a priori par les réseaux de renseignement, l'identité de certaines personnes.

Il y a donc là un problème, puisqu'il est difficile de remonter à des criminels en partant de mouvements de fonds. Les affaires les plus importantes qui ont pu être résolues, l'ont été parce que l'on connaissait le nom des escrocs.

Nous aimerions connaître votre véritable sentiment concernant la coopération. Le système se fondant sur les déclarations de soupçon des banques - c'est le système de TRACFIN - vous semble-t-il être un système sur lequel il ne convient pas de revenir, ou s'agit-il d'un système qui génère une forme d'hypocrisie préjudiciable à une action efficace de répression ?

M. Damien HENDRICKX : L'action des centres de renseignement financiers est indispensable. J'en veux pour preuve les travaux qui se déroulent dans le cadre du groupe Egmont. C'est sur la base d'un bon niveau de connaissance des professionnels eux-mêmes et des échanges d'informations sensibles que l'on pourra procéder à la traçabilité des fonds et au signalement des individus criminels. Ce que nous faisons par les notices vertes diffusées aux Etats pour signaler le passage d'un criminel d'envergure, susceptible de se livrer à des malversations financières, alors que les notices rouges sont les mandats d'arrêt internationaux.

M. le Président : Dans quel cas les Etats ont-ils recours à Interpol ? Ils n'ont pas l'obligation de recourir à vos services et peuvent également faire appel aux mécanismes de coopération policière traditionnels.

M. Damien HENDRICKX : Il s'agit tout de même du canal légitime, puisque nous fonctionnons depuis 1923. Bien entendu, la coopération bilatérale, étroite, est toujours possible - comme en matière de terrorisme. Mais je crois que le canal Interpol reste utile aux Etats, et qu'ils doivent y adhérer davantage. Nous avons actuellement un projet, dans le cadre du G8, le projet Millenium, qui consiste à un partage d'informations, une mise en commun des données informatiques sur les criminels, afin de rendre plus fiables les services concourant à la lutte contre le blanchiment.

M. le Président : Je ne remets pas en question l'intérêt du recours à Interpol, même si des policiers ont déclaré devant cette mission que les délais étaient trop longs. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. J'aimerais savoir si vous avez le sentiment que les Etats ont suffisamment recours à vos services. En outre, pouvez-vous déterminer à quel moment ces Etats font appel à Interpol ?

M. Damien HENDRICKX : Je pense que tous les Etats ont intérêt à recourir au canal Interpol, qui est un excellent réseau de communication sécurisé. C'est le meilleur moyen de réunir de nombreuses informations, même si les Etats non coopératifs, dont je vous parlais tout à l'heure, n'alimentent pas suffisamment notre base de données. J'encourage vivement, lors de mes déplacements, mes différents interlocuteurs à utiliser Interpol. C'est en effet par un échange d'informations que nous pourrons lutter efficacement contre le blanchiment, dans le cadre judiciaire.

M. le Président : Vous nous dites que vous encouragez les Etats à faire appel à vos services, mais vous ne nous dites pas si, selon vous, ils le font suffisamment, ni dans quel cas ils le font. Quelle plus-value apporte Interpol par rapport aux enquêtes traditionnelles ?

M. Damien HENDRICKX : Les Etats ont systématiquement recours à Interpol lorsqu'il s'agit d'émettre un mandat d'arrêt international. Ce qui veut dire que dans la fonction première qui est la nôtre et qui est de favoriser l'entraide judiciaire en vue de l'extradition des criminels, nous sommes le canal indispensable.

Notre groupe du FOPAC a été créé en 1983, et notre travail consiste à sensibiliser les Etats, à les former et à les inviter à recourir encore davantage à nos services. Si certains Etats ne jouent pas le jeu ou refusent d'utiliser pleinement les capacités d'Interpol, c'est un autre débat.

M. le Président : Existe-t-il des territoires sur lesquels vous avez des difficultés à pénétrer ou à agir ? Si oui, en existe-t-il sur en Europe ?

M. Damien HENDRICKX : Votre question est délicate ! Je pense qu'en Europe, cela fonctionne bien. Si je transmets une demande d'enquête à l'Allemagne, j'ai d'excellents résultats très rapidement. Il en est de même avec l'Italie, la Belgique, l'Espagne, le Royaume Uni. En revanche, d'autres pays ne sont pas aussi diligents pour répondre à nos enquêtes.

M. le Président : En Autriche, cela fonctionne bien ?

M. Damien HENDRICKX : Ils font des efforts, notamment sur les particularités pour lesquelles ils ont été épinglés.

M. le Président : Le Luxembourg ?

M. Damien HENDRICKX : Le problème du Luxembourg, c'est que l'évasion fiscale n'est pas considérée comme un délit.

M. le Président : Vous parlez de cela avec beaucoup de franchise ! Ce paravent fiscal est donc bien ce qui vous empêche de travailler sur un certain nombre d'affaires et dans certains pays, et c'est également l'argument utilisé par les blanchisseurs pour se protéger des poursuites.

M. Damien HENDRICKX : Oui, nous pouvons dire que c'est une des difficultés que nous rencontrons. Le problème est d'identifier l'argent : s'il provient d'un centre offshore, comment prouver qu'il est d'origine criminelle ou le produit de l'évasion fiscale ? Comment faire la différence entre les deux ? Bien entendu, certains territoires offshore ont la capacité d'informer les autres Etats en leur disant : « effectivement cet argent est le produit de trafics criminels et nous vous donnerons les renseignements sur les auteurs de cette transaction » ou « il ne s'agit pas d'argent d'origine criminelle, nous vous donnerons donc aucune information ». Ce pouvoir d'appréciation m'étonne d'ailleurs.

M. le Président : Vous avez évoqué, dans votre exposé liminaire, le commerce des véhicules de luxe. Comment cela fonctionne-t-il ?

M. Damien HENDRICKX : Les professionnels de l'automobile, et notamment de l'automobile de luxe, ne sont pas astreints à l'obligation de report de transactions suspectes, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas obligés de prévenir l'autorité spécialisée, TRACFIN par exemple, si un individu vient avec un million de francs en espèces acheter une Berline. Nous nous situons là dans la phase du placement, quand l'argent est présenté à un commerçant ou à un établissement financier.

M. le Président : Je pensais que l'on ne pouvait pas acheter un bien en espèce au-delà de 50 000 francs. Des personnes viennent acheter, en liquide, des voitures d'un montant de un million de francs sur le territoire français ?

M. Damien HENDRICKX : Oui, cela peut arriver.

M. le Président : Et les commerçants ne déclarent pas les sommes ?

M. Damien HENDRICKX : J'ai peut-être été un peu trop loin dans ma démonstration en vous disant que l'acheteur sortait un million de francs cash, mais il peut, par exemple, payer avec un chèque tiré au nom d'une société. Quoi qu'il en soit, le commerce de véhicules de luxe est un moyen de blanchir de l'argent.

M. Jacky DARNE : Quelle est la nature exacte de votre travail ? Délivrez-vous simplement des informations - qui vous sont communiquées par les différents pays - ou êtes-vous également un organisme d'investigation en mesure de diligenter une enquête ?

Un membre d'un parquet étranger nous a révélé que s'il connaissait un policier dans le pays où il doit mener une enquête, il a plus vite fait de le contacter que de faire appel à Interpol. Les services que vous proposez sont-ils de première ou de seconde main ?

M. Damien HENDRICKX : Nous disposons effectivement d'une base de données importante : 125 000 individus y sont répertoriés. L'information vient des différents pays qui nous alimentent. Nous sommes normalement destinataires de tous les échanges de télégrammes portant sur les investigations en cours. Notre service spécialisé informatique peut mener, lorsque les affaires sont complexes, des analyses très poussées que nous fournissons aux pays membres. Nous avons donc un rôle de centralisation des analyses dans le but de dégager les grandes tendances.

Nous développons le projet Asiewash, qui est une étude sur le blanchiment en Asie, ainsi que le projet Eastwash qui porte sur l'Europe de l'Est. Cependant, nous ne sommes pas un super FBI. Nous ne pouvons pas nous permettre d'intervenir directement dans les Etats pour des raisons évidentes de souveraineté.

Nous avons également une importante activité de formation des polices, de sensibilisation des cadres supérieurs qui sont susceptibles d'intervenir dans leur pays, ainsi qu'une action de lobbying puisque nous essayons de faire avancer les thèses que nous préconisons, notamment en matière de blanchiment, auprès des instances internationales.

Je ne diligente pas une enquête de A à Z, je ne dispose pas de pouvoirs d'investigation, je ne procède pas aux recherches fichiers, ni à l'audition des mis en cause. Je n'ai pas un travail de police opérationnelle au sens classique du terme. Nous avons simplement une approche globale des choses qui nous permet de dégager de grandes tendances, et nous raisonnons à l'échelle mondiale.

M. Jacky DARNE : J'ai l'impression que d'un côté, il y a des gens, des organismes, des institutions qui prennent les opérations une par une - soit une déclaration de soupçons, soit un magistrat qui mène une enquête sur un individu -, en essayant, à partir d'un élément de remonter à la source et que de l'autre côté, un certain nombre d'organismes, tels que le GAFI, l'OCDE ou les Nations unies, font une description générale des opérations de blanchiment et adoptent des directives et des procédures générales.

Ces deux ensembles sont incomplets et ne fonctionnent donc pas parfaitement. Dans le premier cas, on se protège pour des raisons commerciales, et il existe une volonté de non-coopération. Dans les structures internationales, le champ couvert est variable et de nombreux pays se disent qu'ils n'ont pas intérêt à en faire partie.

Vous avez cité l'exemple de criminels provenant de Russie. Or la Russie est très souvent citée par les personnes que nous auditionnons. Il conviendrait peut-être de s'organiser afin d'envoyer des enquêteurs sur place, de mettre au point une stratégie, en amont, à l'aide de réseaux ! Nous devons développer une stratégie sur ce problème de la Russie !

Il en va de même pour les vendeurs d'armes. Ils sont très peu nombreux dans le monde ; pourquoi ne sommes-nous pas capables de mettre au point une politique d'investigation, de surveillance afin de tuer les affaires dans l'_uf !

Interpol, en relation avec d'autres organismes, est-il capable de décider d'une politique, d'une stratégie, d'un champ d'action particulier en fonction des informations qu'il reçoit ?

M. Damien HENDRICKX : Notre problème, je le répète, est d'arriver, en matière de blanchiment, à identifier l'origine des fonds. La seule parade dont nous disposons à l'heure actuelle réside dans l'application, par les Etats, des recommandations du GAFI : pouvoir identifier les clients afin de pouvoir remonter les mouvements de fonds.

Nous n'avons pas de solution originale à proposer. Bien entendu, nous réalisons des études ad hoc - je vous ai parlé de celle que nous menons dans le cadre du G8. Nous développons le projet Euroshore, avec la Commission européenne, qui vise à mettre en relief le rôle des centres offshore. Nous ne disposons pas de stratégie plus large, actuellement, dans la mesure où nous sommes tout de même obligés de tenir compte de nos 177 membres ; le gros problème est de penser au niveau mondial. Il est difficile d'élaborer une stratégie internationale visant à lutter contre le blanchiment au-delà des mesures prises individuellement par chaque Etat.

M. Jacky DARNE : Je vous trouve pessimiste ! Vous avez formulé de nombreuses propositions, mais nous sentons qu'elles ont des limites. Vous nous dites qu'il faut appliquer les recommandations du GAFI. Mais les responsables du GAFI nous disent, eux, qu'ils ne souhaitent pas élargir ces mesures au niveau international parce qu'elles perdront de la pertinence. Toute une série de territoires ne sont donc pas concernés par ces mesures, ce qui leur laisse le champ libre. Cela est contraire à votre approche mondiale.

M. Damien HENDRICKX : Le GAFI a pour objectif de faire appliquer ses recommandations dans les pays de l'OCDE. Mais d'autres entités régionales se sont créées, justement pour des raisons politiques. C'est le cas du groupe Asie pacifique et des groupes de travail créés autour de la mer baltique. C'est une question de temps.

Nous avons récemment entendu un fonctionnaire du GAFI Caraïbes dont la lourde tâche est d'amener les pays de la zone caraïbes à un niveau standard international ; il s'agit d'un travail de longue haleine. Il a pour mission de mettre en place des législations
- donc d'incriminer le blanchiment - et de changer les pratiques. L'idée est, bien entendu, de les associer à cette lutte, mais nous tombons de nouveau dans un paradoxe : comment associer ces pays à la lutte contre le blanchiment tout en leur laissant la capacité de recueillir le produit de l'évasion fiscale ? Je n'ai pas la réponse à cette question.

Cependant, j'ai bon espoir que nous arrivions à des standards communs et acceptables au niveau de la communauté internationale.

M. Jacky DARNE : Vous nous avez indiqué qu'un certain nombre d'établissements bancaires internationaux ont des agences dans les territoires offshore. Il est incompréhensible que les pays dans lesquels ces établissements ont leur siège n'arrivent pas à imposer les mêmes procédures aux filiales et agences se trouvant dans les territoires offshore !

Existe-t-il des banques françaises dans ces centres offshore qui n'appliqueraient pas les procédures qu'elles doivent appliquer en France ?

M. Damien HENDRICKX : Non, je n'ai rien à vous dire à ce sujet. On avance souvent le nom de la banque Barclays, présente dans de nombreux endroits, mais ce n'est pas une banque française.

M. le Président : Récemment il a été trouvé des fonds provenant de la criminalité russe sur des comptes de banques françaises installées en Suisse ; or ces banques n'avaient pas fait de déclaration de soupçon !

M. Gilbert LE BRIS : Monsieur Hendrickx, la notion de paradis fiscal recouvre-t-elle, selon vous, totalement la notion de secteur ou pays on l'on blanchit l'argent ? En clair, existe-t-il des paradis fiscaux qui ne blanchissent pas et des blanchisseurs qui ne sont pas des paradis fiscaux ?

Vous travaillez à l'élaboration d'une définition unanime des centres offshore pour arriver à identifier les mouvements d'argents et les propriétaires des comptes. Le fait que la communauté internationale utilise quelquefois ces centres pour rémunérer un intermédiaire marchand d'armes ou pour proposer un pot de vin à un chef d'Etat ami n'est-il pas un obstacle fort à la lutte contre le blanchiment et à la définition des centres offshore ?

M. Damien HENDRICKX : S'agissant de votre première question, je ne sais pas si l'on arrivera à une définition unanime du terme. Je vous ai dit, par exemple, que l'évasion fiscale n'est un délit pour tous les pays européens. Dès lors, il est déjà très difficile d'avoir la même notion du délit de blanchiment.

Le concept de centre offshore pourrait être plus largement défini ; certes, il s'agit d'un pays qui accueille le produit de l'évasion fiscale, mais surtout se sont des autorités qui n'appliquent aucune régulation sur le secteur financier et qui refusent toute coopération aux réquisitions judiciaires internationales. La différence entre un paradis fiscal et un centre offshore se fait certainement sur ce dernier point : le pays en question acceptera-t-il de répondre à une réquisition judiciaire ou de révéler l'identité du titulaire du compte en banque et le nom de la personne qui se cache derrière la société.

Enfin, en ce qui concerne votre seconde question, il est évident que les centres offshore sont une soupape pour nos sociétés ; j'en suis intimement persuadé.

M. le Président : A partir des informations dont vous disposez, avez-vous pu identifier l'existence de réseaux - des intermédiaires financiers tels que les avocats - servant à la fois les entreprises légales et les entreprises illégales ?

M. Damien HENDRICKX : Nous disposons d'un fichier regroupant les personnes qui sont, soit juridiquement mises en cause - donc poursuivies - soit soupçonnées.

M. le Président : Votre travail de lobby et de prévention va-t-il jusqu'à prévenir certaines entreprises quand vous pensez qu'il s'y passe des choses illégales ?

M. Damien HENDRICKX : Non, ce n'est pas ma fonction.

M. le Président : Interpol a communiqué un document type à tous les Etats, leur permettant de collecter convenablement les éléments de preuve nécessaires aux enquêtes et aux procédures pénales. Pouvez-vous nous le faire parvenir ?

M. Damien HENDRICKX : Je ne sais pas vraiment de quoi vous voulez parler, mais si ce document existe bien, je vous le communiquerais.

M. Gilbert LE BRIS : Je voudrais revenir sur le blanchiment de l'argent par Internet et les technologies modernes. Lorsqu'il provient d'une activité illégale, l'argent est, dans 90 % des cas, en liquide. Dès lors, comment peut-il être blanchi sur Internet ?

M. Damien HENDRICKX : Par la facilité à effectuer des man_uvres, de même que l'on peut se servir d'un Minitel pour réaliser un virement sur son compte. On peut, sur Internet, ouvrir plusieurs comptes, avec un mot de passe, et effectuer n'importe quelle man_uvre, notamment des versements de compte à compte. Il suffira donc de multiplier le nombre de comptes, les remettre à des complices pour effectuer des transactions d'un bout à l'autre de la chaîne sans procéder à un transfert physique. Internet sera alors un obstacle supplémentaire entre l'utilisateur et le destinataire.

M. le Président : Vous avez évoqué les activités boursières ; la coopération avec les agents boursiers est-elle satisfaisante ?

M. Damien HENDRICKX : Je n'ai pas de contact direct avec les gens de cette profession.

M. le Président : Mais avez-vous l'impression que les blanchisseurs se servent des mécanismes boursiers pour blanchir de l'argent de façon importante ?

M. Damien HENDRICKX : Je n'ai pas d'exemples significatifs à vous donner. Je sais que cela existe, qu'il y a eu des prises de participation aux Etats-Unis pour faire flamber un cours, puis on revend tout et l'on place cet argent dans un centre offshore.

Mme Jacqueline MATHIEU-OBADIA : Monsieur Hendrickx, vous avez fait allusion à de l'argent provenant de Russie et investi sur la Côte d'Azur. Or, dans cette région de la France, on se pose des questions, on a la certitude qu'il se passe quelque chose d'anormal.

M. Damien HENDRICKX : J'ai eu des contacts professionnels avec des collègues italiens, particulièrement impliqués dans la lutte antimafia, qui ont été amenés à coopérer très directement avec leurs homologues français sur des cas de ce genre. Il y a un lien certain entre des investissements provenant de Russie - tels que l'achat de discothèques - et la Côte d'Azur.

M. le Président : Nous allons nous rendre à Monaco prochainement. Rencontrez-vous des difficultés particulières dans la principauté - sur le blanchiment - qui seraient des obstacles à la répression ?

M. Damien HENDRICKX : La principauté de Monaco a mis en place une législation sophistiquée et mène une action médiatique pour changer son image au sein de la place financière. Il semblerait qu'il puisse y avoir une certaine lenteur à communiquer des renseignements d'ordre financier.

M. le Président : Et au niveau de la coopération policière ?

M. Damien HENDRICKX : Il y a une coopération, bien entendu.

M. le Président : M. Hendrickx, je vous remercie.

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2311 - Rapport d'information de M. Arnaud Montebourg. Tome II : La lutte contre le blanchiment des capitaux en France : un combat à poursuivre Volume 2 - Auditions (2ème partie)