Rapport d'information
de la mission d'information commune préparatoire
au projet de loi de révision des lois « bioethiques » de juillet 1994

TOME II
Auditions - volume 1

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la mission d'information
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- M. Claude HURIET, sénateur, co-rapporteur au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur l'application de la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994, ainsi que sur le clonage, la thérapie cellulaire et l'utilisation thérapeutique des cellules embryonnaires (mercredi 17 mai 2000)

- MM. Jean-François THÉRY, président de la section du rapport et des études du Conseil d'État, et Frédéric SALAT-BAROUX, maître des requêtes (mercredi 24 mai 2000)

- M. Pierre TRUCHE, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, et de Mme Nicole QUESTIAUX, rapporteure (mercredi 24 mai 2000)

- M. Didier SICARD, président du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (mercredi 31 mai 2000)

- M. le Professeur Jacques TESTART, directeur de l'Unité U-355, "Unité de recherche en maturation gamétique et fécondation" de l'INSERM (mercredi 31 mai 2000)

- M. Axel KAHN, directeur de l'Unité U-129, "Unité de recherche en physiologie et pathologie génétiques et moléculaires" de l'INSERM (mercredi 7 juin 2000)

- Mmes Martine ALLAIN- RÉGNAULT, journaliste à la Société nationale de télévision France 2, Hélène CARDIN, journaliste à la Société nationale de radiodiffusion Radio France (station France-Inter) et Marianne GOMEZ, journaliste au quotidien La Croix
(mercredi 7 juin 2000)

- MM. Pascal BRANDYS, président de France Biotech, président directeur général de Genset, et Jean-Loup SALZMANN (mercredi 21 juin 2000)

- Mme Chantal RAMOGIDA, présidente de l'association « Pauline et Adrien »
(mercredi 21 juin 2000)

- MM. Alexandre FRAICHARD, président directeur général, et Gilles de PONCINS, directeur général, de l'entreprise genOway (mercredi 28 juin 2000)

- Mme Brigitte FEUILLET-LEMINTIER, directeur du Centre de recherche juridique de l'Ouest (mercredi 5 juillet 2000)

- M. Philippe PEDROT, maître de conférences à la faculté de droit et directeur de l'Institut d'études judiciaires de Toulon (mercredi 5 juillet 2000)

- Mme Ruth DEECH, présidente de l'agence britannique Human Fertilization and Embryology Authorithy (HFEA) (mercredi 5 juillet 2000)

Suite des auditions (volume 2)
Sommaire des auditions


Audition de M. Claude HURIET,

sénateur, co-rapporteur au nom de l'Office parlementaire d'évaluation
des choix scientifiques et technologiques
sur l'application de la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994,
ainsi que sur le clonage, la thérapie cellulaire et l'utilisation thérapeutique
des cellules embryonnaires

(Extrait du procès-verbal de la séance du 17 mai 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, nous accueillons M. Claude Huriet, co-rapporteur au nom de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur l'application de la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994. Monsieur le sénateur, nous sommes très heureux de vous accueillir. Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis de bien vouloir vous soumettre à nos questions.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je suis très heureux que notre mission accueille aujourd'hui Claude Huriet. Pour des raisons personnelles, d'abord. J'ai pris beaucoup de plaisir à travailler avec lui, depuis bientôt deux ans, sur deux rapports successifs. Ensuite, nous avons considéré, le président et moi-même, qu'il était normal d'entendre un des rapporteurs de l'Office parlementaire sur l'évaluation des lois de bioéthique, dans la mesure où cette évaluation avait été voulue par le législateur de 1994 lui-même.

M. Claude Huriet. - Mesdames, Messieurs les députés, au-delà du plaisir de vous rencontrer et de travailler avec vous, vous avez dû sentir qu'existe, de la part du président, du rapporteur et de moi-même, une volonté commune d'aborder sans préjugés politiques ou idéologiques les problèmes d'évaluation de la loi et les perspectives de son évolution. Il s'agit d'ailleurs d'une constante, puisque le climat dans lequel la discussion parlementaire était intervenue en 1994 montrait que nous avions déjà su nous abstraire de références idéologiques et d'idées toutes faites.

Je rappellerai tout d'abord les conditions dans lesquelles Alain Claeys et moi-même avons travaillé.

La mission que l'Office parlementaire nous a confiée était, en fait, conforme à la volonté du législateur telle qu'elle s'était exprimée en 1994. Le législateur avait pressenti que cinq ans de validité, pour une loi intervenant dans des domaines évolutifs, était sans doute un délai maximal. Il avait donc inscrit dans la loi n° 654 la nécessité de sa révision, cinq ans après sa promulgation. Il avait également précisé que les modifications qui devraient y être apportées procéderaient d'une évaluation préalablement confiée à l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques.

Dès qu'Alain Claeys et moi-même avons étudié le cadre dans lequel notre travail d'évaluation pouvait se développer, nous avons demandé - et obtenu sans peine - de l'Office parlementaire que le champ de cette évaluation soit quelque peu étendu. En effet, au-delà de la seule loi n° 654, relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, la France s'est dotée, depuis treize ans, de quelques textes qui constituent les lois dites "bioéthiques". Nous avons ainsi obtenu que l'évaluation puisse porter sur la loi relative à la protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales, que Franck Sérusclat et moi-même avions promue et défendue, ainsi que sur les deux autres textes adoptés en 1994, la loi n° 653 relative au respect du corps humain et la loi n° 655 relative à la protection des données nominatives.

Si l'essentiel de mon propos sera consacré à la loi pour laquelle nous étions tenus de procéder à une évaluation, il n'est cependant pas possible d'abstraire cette loi de l'ensemble législatif que j'ai rappelé. À propos de ces textes aussi, le Parlement doit s'interroger pour savoir s'ils doivent demeurer en l'état ou s'ils doivent tenir compte à la fois de l'expérience acquise et de l'évolution des données scientifiques et médicales.

Je parle de lois dites "bioéthiques", et non de lois bioéthiques. Pourquoi ? Nous devons éviter une confusion, non seulement dans l'utilisation des mots, mais également dans leur contenu. Je vous livre une réflexion très largement personnelle : il y a l'éthique, d'une part, et la loi, d'autre part. En ce qui concerne l'éthique, si chacun peut en retenir sa propre définition, il s'agit toujours d'une réflexion évolutive, pluraliste, sans prétention à l'universalité des conclusions auxquelles cette réflexion permet d'aboutir. La réflexion éthique aboutit à des recommandations et des avis, qui n'ont pas force de loi, quelle que soit l'autorité des instances qui rendent ces avis - y compris s'agissant du Comité consultatif national d'éthique.

Quant à la loi, elle doit, dans les domaines qui nous intéressent, s'inspirer et tenir compte des débats et des échanges de nature éthique, les susciter aussi parfois. Mais la loi fixe des normes, c'est-à-dire définit ce qui est autorisé et ce qui est interdit et prévoit des sanctions, applicables à ceux qui transgressent ces limites. Ce sont les raisons pour lesquelles j'hésite à parler de lois bioéthiques, car en faisant cela on entretiendrait une certaine confusion du langage.

Nous avions rencontré cette difficulté en 1988, alors que le Comité consultatif national d'éthique était relativement jeune - il avait cinq ans. Le reproche nous avait été fait, à Franck Sérusclat et à moi-même, d'être allés plus loin - ou moins loin, tout dépend du sens dans lequel on aborde les questions - que l'avis rendu par le Comité consultatif national d'éthique. Dès cette époque, la nécessité apparaissait donc de bien clarifier ce qui est du domaine de l'éthique de ce qui est du domaine de la loi.

Ces précautions, qui ne sont pas seulement de langage étant prises, j'en arrive à l'essentiel du travail qu'Alain Claeys et moi-même avons mené, qui s'est appuyé sur une analyse des textes, un inventaire de l'application - ou de la non-application - de la loi, l'analyse des explications apportées quant au retard d'application de certaines dispositions législatives, sachant que ce rapport de l'Office est bien un rapport d'évaluation, et que nous nous sommes interdit, d'un commun accord, d'anticiper sur le travail du Parlement. Bien entendu, nous avons recueilli, au cours des auditions, un certain nombre de critiques constructives et de propositions, mais nous ne les avons pas reprises à notre compte, non par timidité, mais parce que notre mission ne consistait pas à préparer un avant-projet de loi.

Nous avons d'abord dressé l'inventaire de la parution ou de l'absence de parution des décrets d'application. Cet inventaire apparaît sous la forme d'un tableau dans le rapport que nous avons présenté. Une gêne et une contrainte pour notre travail d'évaluation résultaient, par exemple, de l'absence ou du retard de parution des décrets concernant le diagnostic préimplantatoire ou l'accueil de l'embryon. Ces retards sont d'autant plus à souligner qu'il s'agissait de points litigieux en 1994, sur lesquels bien des interrogations et des réserves s'étaient exprimées.

Lors des travaux préparatoires au Sénat, le diagnostic préimplantatoire avait d'abord fait l'objet d'un refus. Puis, le législateur est arrivé, non sans réflexion et sans difficultés, à encadrer ses indications dans les termes que vous trouvez dans la loi. Or, le décret a été publié à une date trop proche de l'évaluation conduite au nom de l'Office pour nous permettre d'apprécier les conditions dans lesquelles le diagnostic préimplantatoire a été effectué et quelles difficultés a soulevées sa mise en _uvre.

En ce qui concerne l'accueil de l'embryon, les conséquences sont de nature différente. Cette possibilité avait été voulue par le rapporteur du Sénat - M. Jean Chérioux - qui, comme la plupart des parlementaires qui ont participé au débat, était quelque peu angoissé par le sort des embryons surnuméraires, leur conservation ou, au contraire, pour ceux d'entre eux créés avant la loi de 1994, la possibilité de mettre fin à leur conservation. Ceux qui ont été produits depuis la promulgation de cette loi sont, eux, toujours en attente de leur destin.

Sur la proposition du rapporteur du Sénat, la possibilité a été prévue de ne pas mettre fin à la conservation d'embryons, pour les proposer à l'accueil de couples infertiles, même si le législateur ne se faisait pas d'illusions quant à la portée pratique de cette mesure par rapport au nombre même des embryons surnuméraires. Or, le décret est paru tellement tardivement, qu'à ma connaissance, il n'y a eu que très peu de propositions d'accueil d'embryon.

Dans notre rapport, vous découvrirez également que la mise en place du registre des refus, en matière de transplantation d'organes, est intervenue très tardivement, ce qui nous a interdit de procéder à une évaluation significative du point de savoir si ce registre pouvait répondre à ce que l'on attendait de lui, c'est-à-dire l'expression du refus venant équilibrer le principe du consentement présumé de la loi Caillavet.

S'agissant des dispositions relatives au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, deux volets sont importants : les prélèvements sur donneurs vivants, d'une part, et les prélèvements post mortem, d'autre part.

En ce qui concerne les prélèvements sur donneurs vivants, il y a cinq ans, je ne crois pas qu'avait été évoquée la possibilité de transplantations cardiaques à partir de tels donneurs vivants. Il s'agit de la technique dite de la greffe en domino. Elle consiste dans la transplantation du c_ur d'un patient qui, lui, bénéficie d'une transplantation c_ur-poumons. Un patient qui souffre d'une maladie pulmonaire chronique, comme la mucoviscidose, entraînant des insuffisances respiratoires, et pour lequel seule une greffe pulmonaire représente une issue, bénéficie en fait d'une greffe c_ur-poumons. Pour des raisons techniques de prélèvement et de transplantation, il est en effet préférable de prélever l'ensemble c_ur-poumons. Lorsque le c_ur du receveur qui va bénéficier de cette transplantation n'est pas altéré, ce c_ur est actuellement considéré comme un déchet opératoire. Or, ce c_ur peut bénéficier à un malade souffrant d'insuffisance cardiaque. J'ai quelque peu détaillé cette technique pour vous montrer qu'en quelques années de nouvelles questions se posent et que nous devons nous interroger pour savoir si la réponse législative est toujours adaptée.

Nous avons également étudié les possibilités de transplantations hépatiques à partir de donneurs vivants. La démarche scientifique est différente. Le foie est anatomiquement composé de plusieurs lobes qui peuvent être séparés. Il n'est donc pas aussi stupéfiant d'imaginer la transplantation d'une partie du foie prélevé chez un donneur vivant, au bénéfice d'un malade atteint d'une insuffisance hépatique chronique.

S'agissant du rein, notre attention a été attirée sur les évolutions des données scientifiques et des comportements. Nous vivons, en France, sous l'influence des travaux de Jean Dausset, qui a été l'un des pionniers des transplantations d'organes, notamment rénales. Jean Dausset a obtenu le prix Nobel pour ses recherches en matière d'histocompatibilité, c'est-à-dire sur la possibilité pour un organisme d'avoir le maximum de chances de reconnaître un tissu qui n'est pas le sien. Par la définition de groupes tissulaires, il a mis en évidence l'importance de ces facteurs de tolérance d'un organisme à l'égard d'un élément qui lui est et qui lui reste étranger. Nous avons donc vécu avec l'idée que l'important, pour la réussite d'une transplantation d'organes, tenait à la meilleure parenté possible en termes de compatibilité entre les tissus.

Cela explique que la loi retient exclusivement les liens de parenté biologiques : frères et s_urs, parents et enfants. Or, l'expérience dont on peut se prévaloir dans d'autres pays où la référence immunologique a été quelque peu atténuée, conduit à constater que les conditions dans lesquelles le prélèvement est réalisé sont elles-mêmes extrêmement importantes, au point de les considérer, en elles-mêmes, comme un facteur favorisant la réussite de l'opération. Les experts que nous avons auditionnés pensent qu'on pourrait utilement élargir le champ des possibilités de prélèvements sur donneurs vivants - et pas seulement pour répondre à l'insuffisance des greffons disponibles - en retenant les liens affectifs. Nos interlocuteurs ont donc été favorables aux prélèvements intervenant entre demi-frères ou demi-s_urs ou entre concubins. Cependant, il ne faut pas donner à penser que le législateur chercherait par là, au-delà de considérations purement scientifiques, à répondre à une situation de pénurie.

Les prélèvements post mortem ont fait l'objet de moins de remarques. Le professeur Claude Got avait cependant exprimé une critique dès le vote de la loi de 1994, qu'il nous a redit avec autant de force : « la loi a torpillé les autopsies ». En effet, dans les dispositions de la loi, une distinction a été établie entre les prélèvements post mortem réalisés pour rechercher la cause de la mort - pour lesquels le consentement est présumé - et les autopsies effectuées en vue d'améliorer les connaissances, qui nécessitent le consentement explicite préalable. Cette distinction n'est peut-être pas très cohérente, même si d'autres experts nous ont expliqué que la chute des autopsies en France avait bien d'autres explications que celle avancée par le professeur Claude Got.

Nous avons également évoqué la sécurité sanitaire, les xénogreffes, qui n'ont pas été abordées lors des travaux parlementaires de 1994.

Je ne pense pas qu'il soit utile de consacrer de longs développements aux autres aspects de ces questions, y compris s'agissant de la loi de 1988. L'essentiel de mon propos va maintenant concerner l'assistance médicale à la procréation.

En ce domaine aussi, nous avons constaté que s'étaient produits des événements qui n'étaient pas prévisibles en 1994. C'est le cas de l'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes, l'ICSI. Il s'agit d'une méthode qui semble correspondre à une sorte d'accident de laboratoire - c'est ce que disent ses promoteurs belges - et qui n'a fait l'objet d'aucun prérequis scientifique. Cette méthode a connu un succès éclatant : entre 1993 et 1997, la progression a été de 3791 %.

L'irruption de cette méthode a finalement rendu moins pressantes les discussions sur l'insémination artificielle par tiers donneur. L'ICSI semble avoir offert des espoirs thérapeutiques à des couples considérés, il y a cinq ans, comme infertiles et pour lesquels l'une des réponses pouvait être l'insémination artificielle par tiers donneur, avec les problèmes éthiques et de filiation qui avaient été largement évoqués en 1994.

Notre attention a été attirée sur une lacune du texte de 1994 - je ne sais d'ailleurs pas si elle pourra faire l'objet de dispositions législatives - je veux parler de la stimulation ovarienne hors fécondation in vitro. Celle-ci, qui est une étape préalable à la fécondation in vitro, peut, dans certains cas, représenter un terme : en stimulant les ovaires, on peut espérer que la ponte ovulaire sera plus efficace. Cependant, il nous a été signalé qu'il existait des indications trop extensives, que le coût de ces prescriptions était de plus en plus élevé, et qu'il y avait des risques pour la santé des femmes. Il appartiendra au législateur de décider s'il s'agit d'arguments justifiant l'adoption de dispositions législatives ou, plus vraisemblablement, de dispositions de nature réglementaire.

Trois questions difficiles apparaissent dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation : le sort des embryons surnuméraires, le transfert post mortem et l'utilisation de l'embryon.

En ce qui concerne le sort des embryons surnuméraires, nous ne disposons pas d'un inventaire précis des embryons stockés depuis 1994 - mais il s'agit de dizaines de milliers. Le législateur n'a pas pris de dispositions adéquates dans la loi de 1994. Il a fait l'impasse sur les embryons produits avant la loi et repoussé, à cinq ans, la décision à prendre pour ceux qui ont été produits après la loi. C'est la raison pour laquelle je m'inquiète de voir que les délais de révision des lois de 1994 ne sont pas respectés.

Il s'agit d'un point sur lequel nous aurons beaucoup de difficultés à statuer, les solutions que l'on pourra proposer ne sont d'ailleurs pas en nombre illimité.

Deuxième thème difficile, le transfert d'embryon post mortem. Cette question avait obtenu une réponse jurisprudentielle avant même que le législateur ne l'interdise. Actuellement, la jurisprudence et la loi ne permettent pas à une femme qui a produit un embryon avec un homme qui décède, de bénéficier du transfert de son embryon. La seule solution proposée, c'est l'accueil de son embryon par un autre couple.

Toutes les personnes que nous avons auditionnées, quelle que soit la suggestion qu'elles nous ont faite, comprennent combien il est tragique, pour cette femme, de se voir interdire le transfert de son embryon, alors qu'on lui demande de permettre qu'il puisse être accueilli par un autre couple. Nous avons également entendu des appels à la prudence nous indiquant que si la loi devait être modifiée sur ce point, il conviendrait de prévoir un délai de deuil et d'éviter qu'une femme, sous le coup de l'émotion, demande, aussitôt après le décès de son mari, l'implantation de son embryon ; elle pourrait être amenée, plus tard, à le regretter.

Il s'agit d'un problème difficile à trancher, tout comme celui de l'accouchement sous X, pour lequel on a affaire à des avis contradictoires de personnes dont la compétence et l'autorité morale sont reconnues.

Enfin, troisième enjeu très difficile du débat qui nous attend, l'utilisation de l'embryon et des cellules souches. Tout le monde s'accorde à reconnaître que les dispositions de la loi de 1994 sont non seulement juridiquement contestables, mais très difficilement applicables. Je vous rappelle en effet que le législateur interdit la production des embryons à des fins de recherche, interdit la recherche sur l'embryon, mais autorise les études sur l'embryon qui ne portent pas atteinte à son intégrité physique. Le champ est donc très étroit, et l'on savait très bien que l'on ne pouvait pas, avec des dispositions aussi précises, satisfaire les attentes des chercheurs.

Le respect de la vie dès son origine ou la personnification différée, telle est l'alternative qui nous semble résumer le mieux le champ des réflexions du Parlement.

Tout d'abord, respecter la vie dès son origine. Cela signifie que tout ce qui peut apparaître comme une utilisation de l'embryon à des fins thérapeutiques ou expérimentales n'est pas acceptable. L'expression qui traduit cette proposition est toujours la même : on part des embryons surnuméraires ne faisant plus l'objet d'un projet parental et on dit : « il vaudrait mieux qu'ils servent à quelque chose ». Cette expression est tout à fait révélatrice : si on dit d'un embryon humain qu'il doit servir à quelque chose, on n'a pas besoin de définir ce qu'est l'instrumentalisation de l'embryon.

À l'opposé, il y a ceux qui, s'appuyant sur des bases scientifiques, embryologiques, d'ailleurs discutables, pensent que l'embryon, soit parce qu'il n'a plus de projet parental, soit parce qu'il est au tout début de son développement, n'est pas encore une personne humaine. L'expression employée par le Comité consultatif national d'éthique, celle de "personne humaine potentielle", traduit d'ailleurs un certain embarras.

Telles sont les deux approches en présence concernant l'utilisation de l'embryon. Pour quelles raisons peut-on préférer l'une ou l'autre d'entre elles ?

Pour l'utilisation de l'embryon humain, soit en tant qu'embryon, soit en tant que fournisseur de cellules souches, il y a une finalité de recherche et des finalités thérapeutiques. Première justification : des recherches cognitives. La recherche sur l'embryon humain, dès les premiers stades, peut être justifiée par la connaissance des toutes premières phases de la vie, c'est-à-dire des toutes premières divisions de la cellule embryonnaire. Deuxième justification : des recherches avec une perspective thérapeutique. L'amélioration des résultats de l'assistance médicale à la procréation passe par la recherche des causes de non-implantation de certains embryons.

Enfin, dernière justification : les perspectives thérapeutiques qui s'appuient, non pas sur l'embryon humain en tant que tel, mais sur l'embryon humain donneur de cellules souches. Du fait de leur totipotence, ces cellules ont la possibilité, au stade des toutes premières divisions, de donner toutes les cellules de l'organisme. Elles sont donc susceptibles de trouver des applications dans des maladies extrêmement diverses des différents tissus et organes, par exemple, le tissu nerveux dans le cas de la maladie de Parkinson ou encore les sections de la moelle épinière ou bien l'infarctus du myocarde. Plus ces cellules sont jeunes, plus elles sont totipotentes et semblent offrir des perspectives thérapeutiques diverses.

Mais cela ne signifie pas qu'elles doivent nécessairement être recueillies dans les trois ou quatre premiers jours. À d'autres stades ultérieurs du développement, bien qu'elles ne puissent plus donner un organisme complet, elles sont encore capables de se différencier dans des cellules de tissus hépatiques, musculaires, myocardiques, nerveux, etc. Elles ne sont donc plus totipotentes mais pluripotentes. Pouvant être recueillies jusqu'au quatorze ou dix-huitième jour, ces cellules intéressent le thérapeute.

Nous en étions là il y a un an, lorsque nous avions terminé le rapport sur l'évaluation des lois de 1994. Mais notre attention a été attirée sur une annonce faite aux États-Unis par John Gearhart - que nous avons auditionné - qui laissait entrevoir des applications possibles de cellules souches de moins en moins jeunes. On sait aujourd'hui que ce que l'on croyait être le propre de l'embryon aux toutes premières phases de son développement, n'est pas le privilège du seul embryon. On peut trouver, à différents niveaux, des cellules souches chez l'individu adulte. Cette découverte porte en elle-même des espoirs. Dans la moelle osseuse, on trouve des cellules souches dites hématopoïétiques, dont le devenir normal est de se différencier en globules rouges, en globules blancs et en plaquettes. On trouve ainsi des cellules souches dans le tissu nerveux - dont on pensait qu'il était incapable de se régénérer. Vous imaginez l'intérêt que peuvent présenter ces découvertes. Mais il y a encore plus stupéfiant et passionnant ! On envisage la possibilité d'orienter autrement le devenir des cellules souches hématopoïétiques pour en faire des cellules hépatiques, voire même des cellules nerveuses. C'est ce que l'on appelle la transdifférenciation.

Il va de soi que si ces perspectives, sur lesquelles il est trop tôt pour porter un jugement définitif, se développent, on sort du dilemme qui personnellement me hante : ou bien on interdit l'utilisation des cellules souches de l'embryon humain, et dans ce cas on laisse à leur désespoir des malades atteints de maladies aussi graves que la maladie de Parkinson ou des maladies neurodégénératives, ou bien on privilégie les perspectives thérapeutiques, et, dans ce cas, on est amené à considérer l'embryon humain comme une matière première.

Tels sont les sujets sur lesquels a porté l'évaluation des lois de 1994. Pour le dernier volet de mon exposé, vous avez compris que nous sommes allés plus loin que l'évaluation, mais sans aller jusqu'à faire des propositions, car l'Office parlementaire est dans son rôle, à partir de ses capacités d'expertise, de contribuer à éclairer le débat et la décision du Parlement.

M. Bernard Charles, président. - M. Claude Huriet a bien mis en perspective les éléments de notre réflexion et les pistes qui sont les nôtres.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je souscris à la présentation, par Claude Huriet, de la méthode que nous avons suivie.

M. Alain Calmat. - À la lecture du rapport de l'Office parlementaire sur le clonage, je suis stupéfait de constater l'évolution de la science et de la médecine dans la connaissance de la cellule. Je crois que nous devons nous interroger sur la véritable notion de début de la vie. Classiquement, l'embryon est le résultat de la rencontre d'un gamète mâle et d'un gamète femelle. Or, le clonage donne des êtres vivants qui n'ont rien à voir avec les gamètes d'origine. Peut-on encore se prévaloir de la certitude de l'existence de la vie par l'union des cellules germinales ?

M. Jean-Jacques Denis. - Même dans l'hypothèse où l'on souhaite privilégier la recherche, la découverte de cellules souches chez l'adulte pourrait inciter à différer la recherche sur l'embryon. Mais la recherche sur les cellules souches de l'embryon pourrait-elle, elle-même, permettre une avancée scientifique de l'utilisation des cellules souches découvertes récemment chez l'adulte ? En tout cas, cette dernière découverte nous prouve qu'il s'agit d'une science qui progresse sans arrêt et qui nous impose une grande modestie. Comme en 1994, nous devrons légiférer pour une durée limitée.

M. Jean-Pierre Delalande. - Nous menons une réflexion dans le cadre français. Nous allons prendre des dispositions qui viseront essentiellement les chercheurs et les thérapeutes français. Les autres pays, tout particulièrement les États-Unis et la Grande-Bretagne, s'orientent-ils vers les mêmes décisions ? Si des recherches sont autorisées là et interdites ailleurs, cela posera des problèmes de concurrence, d'éthique, y compris à des citoyens français qui seraient intéressés par des recherches ou des thérapies dans d'autres pays. Avez-vous envisagé cet aspect du problème et que pouvez-vous nous en dire ? Peut-on espérer que sur de telles questions, délicates et difficiles, la communauté scientifique internationale arrive à se mettre d'accord afin d'éviter que les pays ne s'engagent sur des voies différentes ?

M. Jean-Claude Guibal. - Vous avez évoqué la notion de respect de la vie dès son origine. Qu'est-ce que la vie ? Quels critères retenez-vous pour définir la vie ? Je me souviens d'une loi de 1975 qui la définit d'une certaine manière, celle de 1994 la définissant d'une autre. Tenez-vous compte de critères religieux, philosophiques et scientifiques ? À partir du moment où les mêmes critères ne sont pas retenus par toutes les communautés scientifiques, en particulier en ce qui concerne les communautés anglo-saxonnes, utilitaristes, comment gérer une question d'une telle importance éthique ?

M. Alain Veyret. - Je voudrais, pour ma part, revenir sur les définitions de la totipotence, de la pluripotence, et replacer ces questions dans le contexte européen. Nous avons une législation européenne qui interdit la constitution d'embryon en vue de procéder à des recherches et à des expérimentations, alors que la Belgique envisage cette possibilité. Nous connaissons également les nombreux problèmes rencontrés par la communauté scientifique française qui affirme qu'elle respecte la loi française alors même que le contenu de cette loi n'est pas repris dans tous les pays. Certains pays ont des lois tellement différentes des nôtres que des recherches scientifiques ont actuellement lieu sur des embryons. Demain, nous devrons donc réfléchir, du point de vue éthique, sur l'utilisation, en France, des résultats de ces recherches, au travers de leurs applications thérapeutiques.

Un autre problème se pose : si l'on sait aujourd'hui se procurer des cellules souches chez l'adulte, on n'est pas sûr, pour l'instant, que l'évolution de ces recherches permettra d'obtenir les résultats espérés. Et, de toute façon, si l'on veut les utiliser dans une thérapeutique adaptée à chaque individu, il faudra, à un moment donné, en venir au clonage. En effet, la multipotence seule ne permet pas d'escompter obtenir une cellule complètement adaptée à l'individu qui a besoin de cette thérapeutique. Or, la France n'a pas encore répondu à cette question. Je voudrais donc que l'on mène ce débat jusqu'au fond des choses, car il s'agit, semble-t-il, de l'essentiel de la révision des lois bioéthiques.

M. Claude Huriet. - M. Alain Calmat fait un constat tout à fait juste : avec le clonage, on produit un embryon sans rencontre de cellules germinales. Et cela change la définition de la vie.

En ce qui concerne les cellules souches chez l'adulte, cette découverte peut-elle conduire à différer la recherche sur l'embryon ? Cela est impossible sur le plan international. Les évolutions scientifiques ont lieu au niveau international et on ne peut pas maîtriser, par une législation nationale, ce qui se passe dans d'autres pays. Différer la recherche sur l'embryon peut être une conséquence de certains choix faits par le législateur, ce ne peut pas être la volonté explicite du législateur. Si le débat à venir confirmait les termes de la loi de 1994 en la matière, un des effets pourrait en être le développement d'une recherche approfondie des cellules souches trouvées chez l'adulte. Mais il ne faut toutefois pas se bercer d'illusions et se dire qu'on peut interdire la recherche sur les cellules souches embryonnaires puisque, désormais, on disposerait d'une autre solution.

S'agissant des différences de législations entre les États européens, nous avons eu confirmation, à l'occasion des travaux de l'Office parlementaire, qu'aux États-Unis, les législations peuvent différer selon les États. Mais il est vrai que les choix français peuvent entraîner des distorsions et la pratique d'un tourisme médical ou thérapeutique.

Selon moi, en mettant à part la question du clonage, le début de la vie s'entend de la division cellulaire qui suit immédiatement la fusion des deux gamètes. La question de la vie et de son origine a été débattue à plusieurs reprises au Parlement. Je ne pense pas que vous fassiez référence à ce que les Anglais appellent le préembryon - jusqu'à l'apparition de la crête neurale - référence qui n'est pas même acceptée par tous les scientifiques. Bien sûr, on pourrait prendre en compte des critères religieux et philosophiques, mais les critères scientifiques ne peuvent pas être multipliés ou défendus suivant les besoins de la cause. Et il conviendrait, d'ailleurs, qu'ils soient les mêmes au niveau international, ce qui n'est pas le cas. À propos de la convention d'Oviedo, je me souviens que nous avions fait remarquer combien ses stipulations concernant l'embryon et son utilisation étaient floues. Il nous a été répondu que l'on ne pouvait pas préciser davantage les termes de la convention sous peine de ne pas avoir de convention du tout. Au-delà même des considérations philosophiques et religieuses, des considérations de nature culturelle et historique expliquent que ce n'est pas demain que l'on pourra arriver, au niveau européen - Union européenne et Conseil de l'Europe - à une approche commune. Cela pose donc des problèmes, notamment de migrations et de transferts.

En ce qui concerne l'utilisation des résultats de la recherche, à plusieurs reprises, lorsque j'émettais des interrogations ou des réserves, on me disait : « Si vous contribuez à l'interdiction de la recherche et de l'utilisation des cellules embryonnaires à des fins thérapeutiques, irez-vous jusqu'à interdire le bénéfice des traitements venus d'ailleurs à des malades français ? Si oui, c'est inhumain, sinon c'est hypocrite ».

En ce qui concerne le clonage thérapeutique, j'ai évoqué les cellules pluripotentes et j'ai précisé qu'elles pouvaient être prélevées à un stade plus avancé du développement. J'ai mentionné, à propos des greffes d'organes, des réactions de nature immunologique. Des cellules contenant un patrimoine génétique différent de celui du receveur, utilisées à des fins thérapeutiques, nécessitent une immunodépression. Une réponse peut alors être cherchée dans une autre direction. On pourrait utiliser une cellule du malade pour faire, par clonage, un embryon qui ayant le même patrimoine génétique que celui du malade permettrait d'en prélever les cellules pluripotentes. Ces cellules seraient d'autant plus utiles à la guérison qu'elles seraient naturellement tolérées, ayant le même patrimoine génétique que celui du malade.

Ce que l'on appelle le clonage thérapeutique, c'est donc le clonage arrêté à un moment de son évolution, puisque ce procédé, partant du noyau d'une cellule adulte, ne cherche pas à produire un clone, une copie conforme, mais à produire un matériau qui puisse servir à un malade sans se heurter aux réactions immunologiques. Le clonage thérapeutique pose donc aussi la question de la production d'embryons à des fins de recherche. Pour ma part, je suis sûr que si l'on utilise des embryons à des fins thérapeutiques, on arrivera à produire des embryons pour la recherche ou pour la thérapeutique. En effet, l'on ne peut pas nous dire que l'une des justifications scientifiques de la recherche sur l'embryon consiste à améliorer les résultats de l'assistance à la procréation et, par là même, à stopper la production d'embryons surnuméraires, et dire que l'on n'utilisera que des embryons surnuméraires.

En outre, si l'on s'est engagé dans la voie de l'utilisation des embryons surnuméraires, je ne vois pas au nom de quoi on interdirait la production d'embryons pour la recherche. C'est la raison pour laquelle je pense qu'il y a une alternative mais pas de solution intermédiaire. Voici ce qui me gêne dans l'étude du Conseil d'État : les embryons qui répondent à un projet parental sont « sacrés », les autres ne le sont plus parce qu'ils ne répondent plus à un tel projet. Comment peut-on considérer que certains embryons sont plus sacrés que d'autres ? Nous sentons d'ailleurs un embarras dans la position du Conseil d'État qui permettrait, pour quelques années, l'utilisation de l'embryon humain. Mais pourquoi pour quelques années seulement ? Et pourquoi seulement avec les embryons qui n'ont plus de projet parental ? Par ailleurs, le rapporteur du Conseil d'État précise que l'utilisation de l'embryon humain devra être entourée de mesures de protection adéquates. Je ne sais pas ce que cela veut dire. À l'inverse, si l'on considère que l'embryon a quelque chose de sacré en lui, alors toutes ces subtilités n'ont même pas lieu d'être.

M. Alain Veyret. - En outre, les embryons concernés ont plus de cinq ans. Cela pose des problèmes aux scientifiques : la qualité cellulaire de ces embryons risque de ne plus être satisfaisante pour mener les recherches. Là aussi, il y a une hypocrisie. Si l'on autorise l'utilisation des embryons, pourquoi attendre cinq ans ? Mais la directive européenne n'autorise pas la production d'embryons à des fins de recherche. Tout cela ne tient pas.

M. Bernard Charles, président. - Mes chers collègues, je reviens de Washington où je me trouvais pour assister, à l'Organisation mondiale du Commerce, à un débat relatif aux biotechnologies. J'ai profité de cette occasion pour rencontrer Rachel Levinson, la conseillère du président Clinton pour les problèmes des sciences de la vie. Je l'ai sentie attentive à une démarche éthique sur ces problèmes, considérant que ce sujet de société pouvait être favorable aux démocrates lors de l'élection présidentielle. Une équipe travaille donc sur cette question, dans une perspective favorable à une harmonisation internationale résultant des rencontres des comités consultatifs d'éthique. J'ai également passé quelques heures avec Greg Venter, chez Celera Genomics, et assisté aux performances des ordinateurs disposant d'énormes capacités ; ils sont capables de mettre en _uvre des investissements colossaux en quinze jours, trois semaines, la firme Compaq participant à cette entreprise.

En revanche, s'agissant des brevets, le PTO - l'INPI américain - a une démarche très américaine. Il n'a aucun contact avec le comité d'éthique ni avec la Food and Drug Administration. Il délivre des brevets, mais cela n'a rien à voir avec des autorisations de mise sur le marché ou des autorisations de recherche. Cette organisation rapporte énormément d'argent à l'État, son objectif est donc de délivrer le plus grand nombre possible de brevets.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Mes chers collègues, à travers les propos de Claude Huriet, vous avez tous compris que nous avons d'abord réalisé une évaluation : comment la loi de 1994 a-t-elle été appliquée, quelles ont été les difficultés rencontrées et quelles sont les problèmes européens et internationaux ? À ce propos, je pense que la France devra prendre un certain nombre d'initiatives ; on ne pourra pas éternellement renvoyer au droit national l'ensemble de ces sujets. Ce qui m'a frappé, dans la loi de 1994, c'est que d'un côté, il existe un quasi-statut de l'embryon, et, de l'autre, une assistance médicale à la procréation peu ou insuffisamment encadrée. Le second rapport de l'Office parlementaire est relatif aux progrès scientifiques intervenus depuis 1994. Nous avons dû déterminer quelles étaient les pistes de recherches qui n'existaient pas en 1994 et les problèmes qu'elles posent. En 1994, le législateur a essayé de trouver un équilibre entre un certain nombre de valeurs éthiques et la nécessité de faciliter les progrès thérapeutiques. Aujourd'hui, notre tâche est d'établir, pour un temps, un nouvel équilibre, en donnant un contenu dynamique, positif, au principe de précaution.

M. Bernard Charles, président. - Monsieur le sénateur, mes chers collègues, je vous remercie.

Audition de M. Jean-François THÉRY,
président de la section du rapport et des études du Conseil d'État,
et M. Frédéric SALAT-BAROUX, maître des requêtes

(Extrait du procès-verbal de la séance du 24 mai 2000)

Présidence de M. Roger Meï, vice-président.

M. Roger Meï, vice-président. - J'ai le plaisir d'accueillir M. Jean-François Théry, président de la section du rapport et des études du Conseil d'État, et M. Frédéric Salat-Baroux, maître des requêtes, rapporteur de l'étude du Conseil d'État : Les lois de bioéthique, cinq ans après.

M. Jean-François Théry. - Lyautey disait qu'il était spécialiste des idées générales. Je voudrais dire que le Conseil d'État et ses deux membres ici présents sont aussi un peu spécialistes des idées générales. Ce n'est pas à raison de la compétence particulière du Conseil d'État en matière de bioéthique que le gouvernement lui a demandé de se pencher sur la révision de ces lois, mais probablement parce que c'est un lieu où il est possible de constituer des groupes de travail auxquels leurs membres participent volontiers. Nous avons l'habitude de nous saisir des questions les plus diverses, d'écouter et d'essayer de comprendre. C'est ce que nous avons tenté de faire avec ce sujet extrêmement difficile et important.

Dès le début, un choix de méthode s'est imposé à nous : fallait-il refaire le grand rapport « éthique et droit » de mon prédécesseur Guy Braibant, remis au goût du jour ? Cela ne nous a semblé ni possible, ni souhaitable. Cela ne nous a pas paru souhaitable parce que ce travail, qui s'était étalé sur plusieurs années, était une _uvre de défrichage tout à fait considérable qu'il n'y avait pas lieu de remettre en cause sur de nombreux points. Cela ne nous a pas paru possible parce que nous disposions d'un délai assez bref, le gouvernement nous ayant accordé six mois puis, sur notre insistance, neuf mois, pour rédiger notre rapport.

Nous avons pris le parti de regarder les points qui, dans les lois bioéthiques de 1994, pouvaient poser problème et appeler une révision, en particulier - et cela nous a beaucoup frappés - parce que l'état de la science entre 1994 et 1999 avait beaucoup changé.

Au cours des auditions que nous avons réalisées, nous avons essayé de mesurer les points sur lesquels soit la réflexion avait progressé, soit de nouvelles demandes étaient apparues justifiant une intervention du législateur.

Nous avons laissé de côté certains domaines, soit que nous n'en ayons pas parlé du tout, soit que, pour quelques-uns d'entre eux, tout à fait importants, nous ayons, à la suite de notre travail, abouti à la conclusion qu'il n'y avait pas de modification à proposer. C'est le cas en ce qui concerne les greffes qui posent de nombreux problèmes éthiques, mais il nous a semblé que nous n'avions rien à dire de plus que ce qu'en avait dit le législateur de 1994, que nous n'avions pas de propositions nouvelles à formuler.

Sur quels points avons-nous travaillé ?

La première partie de l'étude répond à l'avancée de la science depuis cinq ans. Elle est consacrée au clonage, à la recherche sur l'embryon, à l'assistance médicale à la procréation. Le clonage constituait une réflexion un peu nouvelle, il y avait eu Dolly et Marguerite dont on parle moins, bien qu'elle soit née en France et des travaux que des scientifiques, aussi au fait de ces questions que M. Jean-Paul Renard, sont venus nous exposer. Nous avions également avec nous le Professeur Charles Thibault, l'un de ceux qui ont le plus réfléchi à ces problèmes. Nous nous sommes posé la question : faut-il que les lois bioéthiques parlent du clonage ? Qu'elles effectuent une ouverture dans ce domaine ? Faut-il au contraire maintenir la position prise par la convention d'Oviedo du Conseil de l'Europe, à savoir l'interdiction du clonage humain ? Il nous a semblé que nous en étions à un stade où la convention d'Oviedo représentait la sagesse. Elle se trouve intégralement en annexe de notre rapport. Elle stipule que le clonage humain doit être strictement interdit. C'est un point important et difficile, nous pourrons y revenir. Il existe suffisamment d'inconnues et surtout de problèmes de civilisation et d'éthique derrière cette idée de renoncement, en quelque sorte, à la reproduction sexuée chez l'homme pour dire : « Au point où en sont les recherches actuellement, il est urgent de maintenir cette précaution ».

Sur la recherche sur l'embryon, nous nous sommes aussi beaucoup interrogé. Les données de la science ont, dans divers domaines, considérablement avancé depuis 1994. Elles conduisent à relativiser et remettre en cause les certitudes de l'époque. Nous avons considéré que s'il fallait incontestablement maintenir le souci et le principe général de la non-instrumentalisation de l'embryon, celui-ci étant une personne humaine potentielle dans certaines conditions et, par conséquent, ayant droit au respect, un autre principe devait être pris en compte qui serait un principe de solidarité entre humains. Quand la recherche peut ouvrir des perspectives tout à fait considérables dans le domaine de la thérapeutique, il est important que ces avancées scientifiques puissent se réaliser pour toutes les personnes qui pourraient être sauvées ou guéries à la suite de ces avancées. Notre réflexion a donc été menée autour de la confrontation entre ces deux principes. C'est la raison pour laquelle nous avons pensé que par rapport à la situation prévalant en 1994, compte tenu des avancées très importantes que vous avez sans doute pu mesurer récemment encore dans un article du journal Le Monde sur les souris diabétiques, il existait un réel potentiel dans le domaine des cellules souches.

De nombreux problèmes, en particulier éthiques, se posent évidemment. Mais il nous a semblé pour être bref qu'il existait tout de même une possibilité. L'une des difficultés rencontrées par nos services d'assistance médicale à la procréation est la suivante : ils sont en possession d'un nombre important d'embryons surnuméraires voués à la destruction. Pour ceux d'entre eux pour lesquels tout projet parental est abandonné, c'est-à-dire qui ne sont pas gardés pour une éventuelle fécondation nouvelle, mais sont simplement en surnombre et appartiennent à des couples qui n'en ont plus besoin, puisque leur projet paternel et maternel s'est réalisé, il nous a semblé possible d'autoriser ces couples à faire don de ces embryons à la recherche.

Voilà très exactement les termes dans lesquels nous nous sommes exprimés. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi avec n'importe quel embryon, mais d'offrir la possibilité avec évidemment le consentement total des parents de ces embryons surnuméraires et abandonnés d'en faire don à la recherche. Cette position est très discutée et c'est normal. Nous n'avons pas du tout la prétention d'avoir la vérité infuse. Il nous a semblé qu'il pouvait y avoir dans ce domaine une avancée, par ailleurs nécessaire, car les scientifiques nous ont tous dit qu'il existait peut-être des moyens de se passer de la recherche sur l'embryon, mais pas avant dix ou vingt ans, et que cette possibilité devait pouvoir être mise à profit.

Sur l'assistance médicale à la procréation, nous avons repris certains problèmes traités par les lois de 1994. Je n'en dirai rien, Frédéric Salat-Baroux est beaucoup plus expert que moi et répondra à vos questions.

Sur les produits du corps humain, leur don et leur utilisation, nous n'avons pas proposé de grande nouveauté. Nous avons identifié certains problèmes et proposé quelques solutions. Nous avons simplement indiqué qu'il existait une question des xénogreffes ─ c'est-à-dire des greffes à partir d'organes animaux ─ soulevant toutes sortes de difficultés. Nous n'avons pas été conduits à formuler des propositions précises sur ce point.

Les autres problèmes abordés dans l'étude sont très importants, mais ils sont, en quelque sorte, encore devant nous. La médecine prédictive - celle qui permettra, à partir des analyses génétiques, de dire, avec une assez bonne précision, que vous avez toutes chances de développer, dans l'avenir, telle ou telle maladie - va bouleverser le rapport du médecin avec ses malades. Mais elle va également bouleverser beaucoup d'autres choses car à partir du moment où certains risques peuvent être précisés, ils ne deviennent pratiquement plus assurables. Nous avons eu une discussion très intéressante avec la Fédération française des sociétés d'assurances. L'assurance repose en effet sur le voile posé sur l'avenir : les calculs actuariels présupposent qu'il n'est pas possible de deviner l'avenir. La médecine prédictive viendra donc mettre à mal le fondement même du calcul actuariel. L'utilisation de la médecine prédictive posera également des problèmes pour l'embauche. D'ores et déjà, certains problèmes vont se présenter à nous assez vite, comme la question de savoir s'il convient ou non d'ouvrir le marché des tests génétiques.

La dernière partie de l'étude, qui est très importante, concerne la brevetabilité du corps humain et de ses éléments. Le parti a été pris ─ il est bon, il ne faut probablement pas revenir dessus ─ de dire que le corps humain est hors commerce, qu'il n'est pas question de tirer de l'argent des produits du corps humain. En France, j'allais dire que c'est un dogme, c'est en tout cas une idée qui fait consensus.

Cependant, nous sommes dès aujourd'hui confrontés au problème de la brevetabilité du génome, d'autant plus qu'une directive européenne ─ que nous n'avons pas encore transposée, mais qu'il a bien fallu adopter dans un Conseil comprenant, je l'imagine, une représentation du gouvernement français ─ est tout à fait ambiguë : elle ouvre la possibilité de la brevetabilité sinon du génome, tout au moins de certaines séquences et fonctions de l'ADN dans le génome. Le Conseil d'État a été attentif à prévenir le gouvernement et le Parlement que nous avions déjà fait un pas dans un sens qui n'était pas traditionnel et que nous allions rencontrer très rapidement des problèmes de brevetabilité, d'autant plus difficiles que, d'une certaine manière, le brevet protège aussi la recherche. Ce n'est donc pas simple.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je souhaiterais que vous nous donniez des précisions sur trois sujets particuliers et poser une question plus large.

Sur la recherche sur l'embryon, vous avez rappelé très clairement l'enjeu : il s'agit de trouver un équilibre entre le respect de l'être humain dès le commencement de la vie et la nécessité de ne pas empêcher les progrès thérapeutiques en cas de maladies ou de handicaps graves, parfois incurables. Sur l'enjeu, nous sommes tous d'accord. Vous vous prononcez favorablement sur l'autorisation de la recherche sur les embryons suivant un dispositif d'encadrement strict. Vous ajoutez que cette autorisation doit être limitée dans le temps et adoptée à titre expérimental. Vous appuyez votre proposition sur une analyse ─ je vous cite ─ selon laquelle : « la loi actuelle n'oblige pas à une protection uniforme de l'embryon, de la fécondation à la naissance, mais à une protection graduelle adaptée à chaque moment du développement vital. » Vous ne parlez pas de la loi future, mais de l'actuelle. Pour éclairer notre mission, je souhaiterais que vous puissiez préciser cette analyse qui sous-tend votre approche et votre proposition.

Sur l'encadrement des pratiques et des techniques d'assistance médicale à la procréation, notre mission d'information aura une réflexion importante à mener. Je voudrais connaître votre sentiment sur l'agence britannique telle que vous la décrivez dans votre étude : est-elle une bonne réponse pour un encadrement plus strict des pratiques et des techniques d'assistance médicale à la procréation ?

Sur la brevetabilité, vous avez rappelé la situation actuelle. Aujourd'hui, faute de textes, l'Office européen des brevets s'est livré à une construction jurisprudentielle novatrice qui a inspiré la directive européenne de 1998. Il serait bon, pour notre mission, que vous puissiez rappeler cette jurisprudence et la directive qui a suivi et présenter les difficultés qu'elles semblent soulever.

Enfin, une question plus large sur le nouveau contexte dans lequel va se dérouler la révision des lois bioéthiques. Quelle est votre appréciation sur les changements que nous vivons aujourd'hui : la place croissante du principe de précaution, la montée du phénomène de judiciarisation et le débat sur le rôle et l'indépendance des instances de régulation ? Je pense que ce contexte va s'imposer à nous aussi et va influencer notre réflexion.

M. Frédéric Salat-Baroux. - Je vais répondre aux deux premières questions : la recherche sur l'embryon et l'encadrement des techniques d'assistance médicale à la procréation.

La question de la recherche sur l'embryon est éminemment complexe. Vous avez raison de dire qu'il faut la replacer dans son contexte. Il existe plusieurs modèles d'approche législative de cette question. Le modèle français a ses caractéristiques. Il y a aussi les modèles de la loi allemande de 1990 et de la loi anglaise de 1990-1992. Pour la loi allemande, c'est l'assimilation complète de l'embryon à une personne : pas de congélation, pas de destruction, pas d'expérimentation, d'où une vraie cohérence des principes. Pour la loi anglaise, l'approche est plus pragmatique, elle consiste - à partir du constat de fait que l'embryon est une personne humaine potentielle - à distinguer différents stades de développement, des premiers stades cellulaires jusqu'à ceux où les chances d'aboutir à une personne deviennent beaucoup plus nettes. Elle fait donc une césure au 14ème jour, contestée par certains scientifiques, mais qui a le mérite de la clarté : avant 14 jours, on est face à quelque chose qui relève plutôt d'un ensemble cellulaire ; après 14 jours, il faut accorder à cet embryon la protection la plus large possible, notamment au travers d'un principe de non-expérimentation.

La loi française est le résultat de la volonté de poser des principes clairs et de tenir compte de la situation réelle qui prévalait en 1994. L'affirmation de certains principes passe par la reprise de la loi Veil de 1975 : respect de la personne dès le commencement de sa vie et non plus de la vie. Elle passe aussi par certaines règles de protection, mais avec un certain pragmatisme : ne pas revenir sur la congélation et, quand des embryons sont congelés et abandonnés, choix de considérer qu'ils ont vocation à être détruits. Au total, notre système combine l'affirmation de certains principes et, par souci de couvrir la réalité, des règles propres aux embryons, notamment surnuméraires.

Le Conseil constitutionnel lui-même, dans sa décision du 27 juillet 1994, a considéré que le législateur n'était pas tenu d'appliquer le principe du respect de la personne dès le commencement de sa vie aux embryons in vitro, que cette question relevait, à ce stade des connaissances scientifiques, du pouvoir d'appréciation du législateur, et non de celui du Conseil constitutionnel.

La logique de la loi française consiste donc, en fonction de l'état des connaissances, à prendre position, problème par problème, sur l'embryon. En revanche, aucune ambiguïté n'apparaissait en 1994 quant à l'interdiction de toute recherche sur l'embryon. À l'époque, il existait une très forte pression consistant à dire : « Il faut faire des recherches sur l'embryon pour mieux connaître les processus de fécondation humaine, pour améliorer les techniques d'assistance médicale à la procréation». Il y avait un vrai débat avec un vrai lobby au sens positif du terme. Le législateur a fait très clairement le choix d'interdire la recherche sur l'embryon en n'autorisant des études qu'à la condition qu'elles ne portent pas atteinte directement ou indirectement à l'embryon. Le décret de 1997, qui retient une approche extrêmement restrictive, est allé tout à fait dans ce sens.

C'est la situation à laquelle tous ceux qui ont étudié le dossier ont été confrontés. Qu'est-ce qui a changé et qui a conduit le Conseil d'État à formuler les propositions qu'il a faites ?

Comme l'a montré le rapport de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques sur les thérapies cellulaires, il existe un bouleversement technique potentiel. Votre travail de législateur n'est pas facile, parce que tout ce dont il est question en est à un stade très expérimental. C'est la problématique des thérapies cellulaires. Des recherches, notamment sur la souris, sont menées depuis une dizaine d'années sur certaines maladies dégénératives. Ces recherches s'accélèrent ces dernières années. Elles montrent qu'il est possible d'apporter des réponses thérapeutiques en utilisant des lignées cellulaires que l'on met dans certains milieux, qui se différencient ensuite en cellules neuronales, musculaires, etc., cellules que l'on greffe pour soigner certaines maladies.

Aujourd'hui, on se trouve encore dans une logique totalement expérimentale. La cellule « mètre-étalon » est celle issue de l'embryon, celle qu'on appelle cellule souche ES. Elle a la potentialité de se différencier en toutes sortes d'autres cellules. Elle permet de conduire le plus simplement et le plus aisément des recherches par ailleurs extrêmement difficiles. La plupart des grandes équipes de recherche travaillent sur les cellules ES ; c'est logique puisque ce sont celles qui ont les caractéristiques de développement les plus importantes. En revanche, il n'est pas du tout impossible, en théorie, que d'autres cellules souches, non embryonnaires, puisqu'on les retrouve dans les corps adultes, puissent également permettre ce type de greffes.

Je ne sais pas si vous avez lu l'article du journal Le Monde, la semaine dernière, sur les recherches sur les souris ayant des maladies de type diabétique. On retrouve la problématique posée de manière assez pure. Des équipes ont travaillé sur les cellules ES retraitées en cellules pancréatiques. Des greffes ont permis d'obtenir des résultats : le diabète a disparu chez la souris, puis il est réapparu. D'autres équipes travaillent avec des cellules souches non embryonnaires. Le potentiel existe, mais on n'est pas certain de pouvoir aboutir à des réponses thérapeutiques importantes.

On se trouve donc confronté à une problématique vraiment intéressante. Une première voie consiste à dire : par principe, on ne touche pas aux cellules ES, parce qu'il existe là des éléments allant au-delà de l'acceptable dans une société. On privilégie donc le principe de l'intégrité de l'embryon par rapport à un autre principe qui a aussi sa valeur : une société doit _uvrer pour apporter des solutions à des personnes souffrant de maladies incurables. Une autre voie consiste à privilégier les cellules souches adultes dont j'ai parlé.

À l'intérieur de la voie des cellules ES, il existe une autre problématique relevée par le père Patrick Verspieren dans la revue Études. Selon lui, en admettant que les recherches sur les cellules ES puissent aboutir à des réponses thérapeutiques, il est possible, en s'accommodant quelque peu avec les principes, d'utiliser des cellules issues d'embryons congelés et abandonnés. Mais est-ce que ce sera suffisant ? Si cette technique fonctionne, n'aura-t-on pas besoin de plus de matériau, ce qui conduira à produire des embryons pour créer la base de ces thérapies cellulaires ? Est-ce que les principes de compatibilité tissulaire feront qu'à partir de l'ensemble des cellules ES disponibles dans le monde, on pourra trouver pour toute personne les cellules compatibles pour des greffes ou, étant confronté à une difficulté sur ce point, ne sera-t-on pas conduit à créer, pour chacun, sa propre réserve de cellules permettant les greffes et donc à faire son propre clone au stade embryonnaire, pour pouvoir prélever des cellules permettant, le cas échéant, les thérapies cellulaires ?

On est donc confronté à un champ du possible très complexe. Une solution, même si elle est très délicate, consisterait à produire des embryons pour la recherche, voire à créer son propre clone. D'autres solutions se limitent aux embryons surnuméraires congelés qui, par leur capacité à se développer à l'infini ou quasiment, permettent, par une mise en commun, d'apporter des réponses et de développer des thérapies cellulaires en évitant d'avoir à passer par la première solution. Une autre thèse enfin relève qu'il existe d'autres voies de recherche sur des cellules non embryonnaires qu'il conviendrait de privilégier.

Face à ce champ du possible, le raisonnement du Conseil d'État a été le suivant : nous sommes confrontés à une question de recherche pure. Toutes les possibilités sont très largement ouvertes et le rapport de l'Office parlementaire le montre très bien. Parce qu'une des branches de l'alternative pose problème, faut-il fermer la piste de la recherche générale en France ? Pour les raisons expliquées par le Président Jean-François Théry, il nous est apparu qu'il fallait répondre par la négative, parce que les possibilités offertes par les embryons aujourd'hui congelés permettent, avec l'accord des parents, d'ouvrir l'une de ces pistes de recherche.

Sur le plan international, les équipes travaillent sur ces sujets. Ne connaissant pas la solution qui débouchera, peut-on faire le choix d'empêcher les équipes françaises de travailler ? Est-ce qu'on empêchera les Français d'aller se faire soigner à l'étranger ou les équipes françaises d'acheter des lignées cellulaires à l'étranger à partir de cellules ES ? Ces questions nous ont conduits, après discussion, hésitation et réflexion, à considérer qu'il fallait prendre acte de la réalité d'une telle piste de recherche. Le Conseil d'État suggère donc d'ouvrir la possibilité de la recherche sur les embryons, pendant une stricte période de cinq ans, dans un cadre lui-même très strict, avec l'accord des parents, à partir de ceux abandonnés. À cette échéance de cinq ans, le législateur serait obligé de se prononcer à nouveau sur la situation. Il pourrait alors soit considérer que les recherches sur l'embryon sont totalement inutiles, parce que d'autres pistes de recherche sur des cellules non embryonnaires ont fonctionné, soit s'interroger sur les conditions dans lesquelles les cellules ES devraient nécessairement être utilisées ou, parce que les recherches n'auraient pas abouti, leur permettre de se poursuivre en prorogeant l'application du régime temporaire.

Les premiers développements de la thérapie génique montrent que le caractère potentiel des recherches doit être pris en compte, malgré le scepticisme de ceux qui, soulignant l'écart entre les résultats et les promesses, critiquent la transposition aux thérapies cellulaires des discours sur les pistes de recherches prometteuses tenus, il y a cinq ans, en ce qui concerne les thérapies géniques.

Cette analyse complexe nous a conduits à proposer un régime largement dicté par un souci de pragmatisme.

M. Pierre Hellier. - En 2000, vous affirmez que les lois bioéthiques de 1994 sont déjà pratiquement périmées ou tout au moins un peu dépassées. Vous affirmez également qu'on ne pourra pas se passer de l'étude sur l'embryon pendant dix à vingt ans. Ces deux affirmations me semblent un peu contradictoires. La science va très vite, mais finalement, dans dix ou vingt ans, on ne sait pas si on pourra se passer de l'embryon ou pas. On comprend que l'embryon en surnombre peut être soit détruit, soit utilisé. Si on l'utilise, il faudra encadrer cette utilisation de façon extrêmement précise, puisque vous avez souligné le risque de développer l'embryon « au maximum » pour bénéficier de plus en plus de produits, avec la tentation de le laisser évoluer au-delà des 14 jours pour l'utiliser plus facilement encore. En ce domaine, personnellement, je ne sais pas aujourd'hui ce qu'il faut décider.

M. Frédéric Salat-Baroux. - Ce qui nous a frappés dans les lois de 1994, c'est qu'on se demandait à l'époque : « Vont-elles tenir le choc de l'évolution des techniques ? ». Il apparaît, aujourd'hui, qu'elles ont très largement « tenu le choc » en ce qui concerne certains grands principes, mais que des questions qui avaient été mises en suspens ─ comme celle de la recherche sur l'embryon ─ imposent de réviser la loi. Ce n'est pas parce qu'on revoit aujourd'hui un de leurs aspects que, globalement, la structure des lois n'est pas bonne. On sait très bien que demain, il faudra traiter de la médecine prédictive. Si vous révisez les lois dans 5 ou 10 ans, cette question deviendra d'actualité. Ce n'est pas pour autant que le législateur aura mal travaillé en 1994 et en 2000.

Mme Yvette Roudy. - Le législateur fait ce qu'il peut devant un état donné de la recherche scientifique, il est bon de prévoir une révision tous les cinq ans, car la recherche « galope » et les autres pays, qui ont des législations beaucoup moins strictes, avancent. Le précédent texte, par exemple, ne parlait pas du tout de l'ICSI condamnée par le Comité consultatif national d'éthique. D'une manière générale, il faut être assez prudent, modeste et avoir beaucoup d'humilité devant ces problèmes, donc rester ouvert et ne pas trop légiférer.

Une question de terminologie : je suis un peu embrouillée quand on me dit que l'embryon est une personne humaine potentielle ayant droit au respect et quand on me parle de respect de l'être humain au commencement de la vie. Si l'embryon est une personne humaine potentielle ayant droit au respect, il a des droits, mais il est porté par une personne qui n'est pas potentielle du tout et qui a aussi des droits. À un moment donné, il y a forcément un conflit entre ces droits. Si la personne porteuse dit : « j'ai le droit de décider de la destinée de mon embryon », nous, les législateurs, nous autoriserions à dire : « Non, vous n'en avez pas le droit, car nous, législateurs, représentons les droits de l'embryon, personne potentielle ». Je trouve cela d'une extrême arrogance de notre part. Je souhaiterais qu'on arrête de parler des droits de l'embryon et qu'on soit très prudent en évoquant le commencement de la vie. Je ne sais pas quand la vie commence vraiment et je renverrai cela aux théologiens.

À propos de la recherche sur les embryons surnuméraires, nous sommes complètement débordés par les pays étrangers. J'ai cru comprendre que la Grande-Bretagne allait jusqu'au quatorzième jour, pourquoi pas tout de suite alors ?

Je vois que les scientifiques se précipitent vers les législateurs quand ils ne savent pas quoi faire des embryons disponibles. J'ai envie de leur dire : « Arrêtez l'accélération de la procréation in vitro tant qu'on ne sait pas ce que l'on va faire de ces embryons ». Je parle bien sûr en tant que spécialiste des idées générales, parce que je ne suis spécialiste en rien.

M. Jean-François Théry. - Il existe de nombreuses controverses théologiques, philosophiques, etc., sur le début de la vie, le statut de l'embryon. Nous avons essayé de les éviter au maximum tout en nous attachant à respecter les diverses convictions. Cet exercice n'a pas été très simple, mais nous avons dialogué avec le recteur de la mosquée de Paris, un représentant de la communauté juive, un père dominicain, Maître Henri Leclerc, président de la Ligue des droits de l'homme. Nous avons donc essayé de nous faire une idée de cette philosophie qui fait partie de l'homme et qu'il faut respecter aussi.

Nous avons pensé que le respect de l'embryon était certainement très important d'un point de vue éthique, qu'en revanche il devait répondre à une proportionnalité. Les quatre cellules dans un tube à essai, qui peut-être deviendront un jour un embryon et un enfant, ont certainement, à cause de cela, droit au respect, mais peut-être dans des conditions différentes de celles de l'enfant qui a commencé des relations intra-utérines avec sa mère, etc. Il y a donc place pour une gradation. Il nous a semblé que ces embryons abandonnés, pour lesquels il n'y a plus aucun projet parental, donc voués à la destruction, ce n'était pas leur manquer de respect que d'autoriser les couples qui en sont les auteurs à en faire don à la recherche.

M. Jean-Michel Dubernard. - Pourquoi avez-vous éliminé aussi vite les questions de transplantations ? Il est vrai que vous avez cité les xénogreffes. De grands laboratoires y consacrent des travaux, des animaux dits transgéniques existent. La xénogreffe peut devenir une réalité clinique demain. Des cliniciens se trouveraient alors face à un vide juridique, comme celui qui existe encore, et qui doit être comblé par la révision de la loi, sur les greffes dites de tissus composites pour les membres, les mains ou le cou et qui existent cliniquement.

Par ailleurs, sur le plan éthique, deux questions se posent. La première est celle de la diminution du nombre de transplantations, ce qui se traduit par une augmentation de la longueur des listes d'attente, par un nombre de décès significatif parmi les personnes qui attendent des greffes d'organes vitaux et une qualité de vie très réduite pour ceux qui attendent une greffe de rein ou de pancréas. Notre loi est assez saine, bien équilibrée entre le consentement explicite - dont les résultats ne sont pas satisfaisants dans les pays où ce mode de consentement est prévu par la loi - et le consentement implicite où l'organe appartiendrait à la société ; certains pays comme l'Autriche appliquent un mode très proche d'expression du consentement. Nous devons réfléchir sur la manière dont la loi est appliquée. Il me semble que le principal problème aujourd'hui, pour les greffes de reins à partir de sujets en état de mort cérébrale, est la manière dont la loi est appliquée.

Le deuxième problème éthique est la conséquence du premier : le nombre de greffes à partir de sujets en état de mort cérébrale diminue. On a tendance à faire de plus en plus de greffes à partir de donneurs vivants apparentés. Dans la loi de 1994, les conjoints pouvaient être retenus comme donneurs à titre exceptionnel. Les lobbies se manifestent auprès de vous, comme de moi, pour une extension du champ de la loi en ce domaine, mais n'est-ce pas mettre la main dans un engrenage : après l'époux, pourquoi pas le cousin, après le cousin, pourquoi pas le fiancé ? D'où la dérive vers un commerce d'organes. Il me semble que ce point de vue doit être bien pris en compte. Avez-vous approfondi ces questions et pouvez-vous nous faire des suggestions pour que la prochaine loi les prenne en compte ?

M. Jean-François Théry. - Nous n'avons pas évacué le problème des greffes, ni celui des xénogreffes. Simplement, nous avons pensé que la loi actuelle était équilibrée et qu'il fallait l'appliquer. Nous formulons certaines suggestions dans notre étude. En ce qui concerne la simplification des procédures de prélèvement, les anatomopathologistes nous ont fait remarquer que, selon qu'il s'agit d'une autopsie ou d'un prélèvement en vue d'une greffe, il y avait une pluralité de procédures. Nous proposons des simplifications et également une possibilité d'élargir, à titre exceptionnel, le champ des donneurs vivants, au-delà de l'époux, au compagnon, sans aller au-delà. Peut-être avons-nous été excessivement soucieux du principe de précaution, mais il ne nous a pas semblé nécessaire d'aller au-delà des propositions que j'ai dites qui répondent aux problèmes posés par l'application du texte actuel.

M. Jean-Michel Dubernard. - Je ne peux pas me contenter de cette réponse.

M. Jean-François Théry. - Je veux bien vous donner lecture de ce que nous proposons...

M. Jean-Michel Dubernard. - C'est une réponse trop prudente.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je pense que nous serons amenés à revenir sur ce sujet. L'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques a formulé certaines suggestions.

On a le sentiment, quand on examine avec un peu de recul les lois de 1994, que le législateur est très strict sur l'embryon : aucune recherche. En revanche, sur les pratiques d'assistance médicale à la procréation - je vais être volontairement provocateur - il semble que l'encadrement, en France, soit moins opérationnel et moins strict qu'en Angleterre. Mme Yvette Roudy avait raison d'évoquer l'ICSI, cette technique qui n'existait pas en 1994 et qui s'est développée. Pensez-vous que l'agence britannique soit un bon modèle ?

M. Jean-François Théry. - Nous avons pensé qu'il n'était pas mauvais, puisque celui que nous proposons lui ressemble.

M. Frédéric Salat-Baroux. - Un problème majeur se pose avec l'assistance médicale à la procréation. Ce secteur s'est énormément développé, son importance est réelle de par son objet même. Les risques sanitaires existent absolument. Par ailleurs, des problèmes plus fondamentaux se posent : des techniques nouvelles y sont immédiatement appliquées à l'homme, sans un véritable stade de recherche sur l'animal, parce qu'elles fonctionnent très bien. C'est le cas de l'ICSI. Un quart ou un tiers des assistances médicales à la procréation se font sans une certitude d'absence totale de risque. Ces techniques se sont développées sans savoir si le risque existait vraiment parce qu'il n'y avait pas de structure d'encadrement pour s'interroger sur les nouvelles techniques, les autoriser, décider d'un moratoire ou considérer qu'il fallait les interdire.

Par ailleurs, si on avance, même de manière strictement encadrée, dans les recherches sur l'embryon, il est évidemment impossible qu'il n'y ait pas une structure - à la composition de laquelle il faut être attentif - qui se prononce sur des protocoles de recherche. On ne peut autoriser n'importe quelle recherche.

Actuellement, la direction générale de la santé travaille le mieux possible dans le cadre d'une commission, avec peu de moyens, au sein de laquelle des professionnels et des administratifs font de leur mieux. À notre avis, c'est complètement insuffisant par rapport aux besoins du secteur. Il faut un corps d'inspection, des contrôles et des moyens pour réaliser ces contrôles. Il faut aussi que les responsabilités soient externalisées et clarifiées pour savoir qui est responsable, de la commission qui donne un avis ou du ministre.

En France, on s'est toujours interrogé sur les agences. Le raisonnement logique consiste à dire : « Pourquoi faire faire par un démembrement ce que l'État est parfaitement légitimé à faire ? ». L'expérience montre qu'à partir du moment où l'on crée des établissements publics appelés agences, cette logique d'apport de moyens, d'individualisation des responsabilités s'accélère et répond mieux aux besoins. Le Conseil d'État n'a, certes, jamais été favorable à la logique des agences. Mais il nous est apparu, par pragmatisme, qu'une bonne idée pouvait consister, en nous inspirant de la référence anglaise, à créer, dans un premier temps, une agence ayant une compétence en matière d'assistance médicale à la procréation, voire de recherche sur l'embryon, sans s'interdire qu'un jour puisse intervenir un regroupement de diverses agences existantes. Beaucoup de personnes disent, à juste titre d'ailleurs, que l'objet de l'Établissement français des greffes est d'une nature comparable à celui qui serait confié à cette agence. Pour créer ces structures, outre la question des moyens, se pose celle de la composition. La présence de personnalités qualifiées et de scientifiques est indispensable, mais n'est-il pas temps d'ouvrir la possibilité d'accéder à ces structures, comme les Anglais le font, à des citoyens intéressés et qui se seraient portés candidats ? Je crois qu'il y a là matière à inventer et que le sujet en vaut la peine.

M. Jean-François Mattei. - Il est clair que dans ce rapport, tous les sujets ou presque sont abordés et il n'est pas question pour moi d'intervenir aujourd'hui sur le fond de ces questions.

Je veux évoquer une question plus juridique et législative. En 1994, nous avons voulu une loi nationale, dans un environnement international qui n'avait pas encore fixé de règles communes. Nous voulions ainsi affirmer nos choix, nos directions et notre façon de voir. Depuis, le Conseil de l'Europe a fixé des règles, au travers de la convention d'Oviedo à laquelle vous avez fait allusion. La France l'a signée, pas encore ratifiée. L'Union européenne commence également, par différents biais - voir la directive sur la brevetabilité - à s'introduire dans le domaine de la bioéthique. Ma question est donc la suivante : comment situez-vous la subsidiarité dans ce domaine où, manifestement, on se rend compte que légiférer sur le plan national est certes satisfaisant, mais tout à fait insuffisant ? En clair, est-il véritablement important de continuer à revoir une loi « à la française » quand il existe des textes de référence internationaux ?

Si, au titre de la subsidiarité, nous souhaitons quand même avoir un débat national - ce que je comprendrais très bien et que je peux même souhaiter, mais j'essaie d'être objectif - se pose alors la question de la conformité avec la convention d'Oviedo, même si cette convention est profondément inspirée de la loi française et c'est une des raisons pour lesquelles la loi française a été la bienvenue. J'attire en effet votre attention sur le fait que cette convention est complétée ou en cours de complément par ce que l'on appelle les protocoles additionnels. Il y a un protocole additionnel sur les transplantations d'organes, j'en suis le rapporteur devant le Conseil de l'Europe. Il y a un protocole additionnel en cours sur les xénogreffes. Il y a un protocole additionnel sur l'embryon et tous les sujets qui nous animent.

Ma préoccupation est donc la suivante : devons-nous nous engager à fond dans une révision « à la française » sur des sujets qu'il nous faudra aborder à nouveau, éventuellement quelques mois plus tard, au moment de la transposition des protocoles additionnels ? Je m'interroge sur la subsidiarité et sur la chronologie de la discussion. Faut-il, par exemple, que nous abordions le problème de l'embryon, « à la française », sachant que dans l'année ou les deux ans qui viennent, nous devrons de toute façon le réexaminer à propos du protocole additionnel du Conseil de l'Europe ? Ma question est simple et essentiellement basée sur la subsidiarité.

M. Jean-François Théry. - Cette question est très compliquée. Le travail effectué au niveau du Conseil de l'Europe, et encore plus à Bruxelles, se fait avec notre participation. Nous prenons certaines options au niveau international, et heureusement, car ensuite, les traités une fois ratifiés ont une valeur juridique supérieure à celle de la loi.

La convention d'Oviedo est un très bon exemple. Cette convention a été faite un peu à l'image de notre loi. Si le Conseil d'État n'a pas donné au Gouvernement le conseil de la ratifier, c'est pour une raison très simple : dans cette convention, un article est rédigé de façon assez incompréhensible. On nous a expliqué qu'il l'était pour permettre aux Pays-Bas de continuer à appliquer leur loi et leur pratique sur l'euthanasie. Nous avons dit qu'en l'état, il était inacceptable, compte tenu de notre état de droit interne et suggéré au Gouvernement  de revoir cette convention sur ce point. Je pense qu'il ne le fera pas et il qu'il proposera de ratifier cette convention un jour ou l'autre. Cet exemple montre qu'on ne peut plus légiférer comme on le faisait il y a 30 ans, et qu'aujourd'hui légiférer s'entend compte tenu de ce qu'il se passe au Conseil de l'Europe et à Bruxelles.

M. Jean-François Mattei. - On ne peut pas nous dire, par exemple, qu'en matière de brevetabilité, on est obligé de tenir compte de ce qui se passe ailleurs, et, dans d'autres domaines, vouloir légiférer strictement au niveau hexagonal. C'est une question de cohérence. Personnellement, je pense qu'il serait souhaitable d'élargir nos horizons, mais ce n'est qu'une position que j'exprime dans notre discussion.

M. Jean-François Théry. - Nous n'avons rien proposé qui puisse apparaître en contradiction avec des normes internationales.

M. Frédéric Salat-Baroux. - C'est, à mon avis, une question moins juridique que de haute politique. En ce qui concerne la difficulté de légiférer, notamment sur l'embryon, c'est tout à fait juste pour les raisons techniques évoquées tout à l'heure.

En ce qui concerne la question de la compatibilité entre le droit international et le droit national, les lois françaises ont été très en pointe, la convention d'Oviedo s'en est très largement inspirée. Dans les discussions sur les articles additionnels, vous en êtes un des meilleurs exemples, le sentiment exprimé par la France pèse très lourd et elle est capable de faire bouger nettement la situation. Cela n'empêche pas la convention d'Oviedo de laisser les choses complètement ouvertes. Par exemple, sur la recherche sur l'embryon, l'article 8 stipule que dans les pays où la recherche est autorisée, l'embryon doit se voir reconnaître la protection la plus adéquate. Cela n'empêche pas l'évolution de la loi en ce domaine. Sur ces sujets fondamentaux, le principe de subsidiarité doit jouer à plein, mais dans le sens où il est habituellement entendu. C'est aux États à se déterminer sur des questions aussi importantes lorsque la règle internationale n'est pas encore fixée. Les citoyens attendent de leur représentation nationale qu'elle ne se défausse pas et qu'ensuite, les négociateurs français aillent défendre la position française dans les instances internationales. Cela éviterait d'aboutir à la situation dans laquelle on se trouve en ce qui concerne la brevetabilité, c'est-à-dire une directive négociée dans un cadre européen, mais dont la lecture conduit à se demander comment on a pu accepter un texte aussi « orthogonal » à des principes fixés dans la loi. J'aurais donc tendance à considérer que s'il est un domaine dans lequel le principe de subsidiarité doit jouer, c'est bien celui-là.

Audition de M. Pierre TRUCHE,
président de la Commission nationale consultative
des droits de l'homme,
et de Mme Nicole QUESTIAUX, rapporteure

(Extrait du procès-verbal de la séance du 24 mai 2000)

Présidence de M. Roger Meï, vice-président.

M. Roger Meï, vice-président. - Je souhaite la bienvenue à M. Pierre Truche, président de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, et à Mme Nicole Questiaux, rapporteure de cette commission pour les questions de bioéthique.

M. Alain Claeys, rapporteur. - En vous auditionnant aujourd'hui, nous avons deux préoccupations. L'avis rendu en 1994 par la Commission nationale consultative des droits de l'homme a été largement pris en compte par le Parlement lors du vote des lois bioéthiques. Votre commission préparant un nouvel avis pour le mois de juin, nous aimerions connaître les axes qui vont vous guider dans sa préparation. Quelles sont pour vous les évolutions scientifiques et les perspectives de recherche qui paraissent justifier aujourd'hui une intervention du législateur ?

Par ailleurs, lors d'une précédente audition, nous avons abordé la question des conséquences de l'intervention de différents textes européens et internationaux. Nous ne pouvons pas ne pas tenir compte de ces textes. Certains ont été adoptés par des institutions comme l'UNESCO ou le Conseil de l'Europe. Nous aimerions avoir votre sentiment sur ces différentes prises de positions internationales. Selon vous, développent-elles des approches convergentes ou apparaissent-elles sources de divergences ?

M. Pierre Truche. - Nous allons vous décevoir, parce que nous n'avons pas terminé nos travaux, nous ne pouvons pas encore parler au nom de la Commission sur de nombreuses questions qui n'ont pas encore fait l'objet d'une délibération. Nous pensions rendre un avis définitif à la fin du mois de septembre pour donner à tous les membres de la Commission la possibilité de réfléchir sur un premier texte, mais je crains que le mois de septembre soit trop tardif et que nous soyons obligés d'avancer à la fin du mois de juin notre proposition d'avis au Premier ministre.

La Commission nationale consultative des droits de l'homme ne se préoccupe pas de refaire des textes, de « modifier des virgules » dans des propositions faites par le Conseil d'État ou dans les projets de loi. Notre souci est de regarder, pour chaque problème, où se situe l'exigence du respect des droits de l'homme et ce qui, de ce point de vue, fait obstacle au choix de telle ou telle solution ou, au contraire, encourage le choix de telle ou telle autre.

Par beaucoup d'aspects, la législation en matière bioéthique, intéresse les droits de l'homme envisagé depuis sa conception ou sa tentative de conception jusqu'après sa mort. Ce sont des problèmes souvent très difficiles à régler. D'ailleurs, le législateur a prévu de revoir ses choix dans un délai de cinq ans et vraisemblablement faudra-t-il reprendre à nouveau le problème dans quelques années.

Nous avons commencé d'examiner certains problèmes qui nous paraissent importants : le clonage chez l'homme ; la recherche sur l'embryon ; l'assistance médicale à la procréation ; la fécondation in vitro ; la fécondation par micro-injection d'un spermatozoïde - l'ICSI - avec les risques qui en découlent ; le droit de l'enfant de connaître ses parents ; les droits d'intervenir sur les cadavres ; la médecine prédictive, problème très difficile du point de vue des assurances et de l'emploi.

Mme Nicole Questiaux. - Nous en sommes encore au stade préparatoire. Nous ne savons pas exactement ce qu'adoptera la Commission. Je vais évoquer la problématique.

Quelques éléments préalables : il existe un projet d'avis de la Commission nationale consultative des droits de l'homme très détaillé sur la plupart des points que le Président Pierre Truche a évoqués. Le Conseil d'État a d'ailleurs eu connaissance de ce projet d'avis à l'occasion de ses propres travaux.

Compte tenu des derniers développements, quelle doit être la réflexion de la Commission ? Nous n'allons surtout pas recommencer le travail accompli par les autres, celui de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques ou celui du Conseil d'État. Nous allons réagir sur quelques grands points. Nous ne voulons pas du tout arbitrer entre les différents rapports. Nous voudrions centrer notre avis sur ce qui fait vraiment problème au regard des droits de l'homme : qu'est-ce qui, dans ces compromis complexes qui aboutissent à cet ensemble de lois bioéthiques, est absolument fondamental et essentiel, qui touche aux droits de l'homme et mérite notre vérification ? À l'inverse, qu'est-ce qui, pour atteindre un objectif donné, relève du choix de société, c'est-à-dire du choix du Parlement entre plusieurs formules possibles ? La Commission envisage donc de faire le point sur ce qu'exige le respect des droits fondamentaux, mais comme nous sommes dans un domaine du type « troisième génération des droits de l'homme », c'est un peu à la Commission qu'il revient d'énoncer les principes en cause. L'exercice auquel nous nous livrons a pour point de départ les raisons ayant conduit à considérer les lois de 1994 comme conformes à la Constitution, raisons auxquelles s'ajoutent les principes qui ont été débattus, au nom de la France, dans les négociations internationales menées pour la déclaration universelle de l'UNESCO sur le génome humain, que la France souhaite porter au niveau de l'ONU, donc au niveau mondial, et pour la signature de la convention d'Oviedo, qui n'est pas encore ratifiée par notre pays.

La sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'instrumentalisation, d'asservissement constitue le premier principe. Ses racines plongent dans une histoire à laquelle nous ne voulons pas que la science revienne. Il existe aussi un risque futur dans lequel nous ne voulons pas que la science nous engage.

La liberté individuelle - c'est-à-dire la liberté de la personne de disposer de son corps et la liberté du chercheur qui est, pour partie, un aspect de la liberté de pensée et d'entreprendre - constitue le deuxième principe. Il existe donc une dialectique entre ces différents aspects de la liberté.

Troisième principe : la nation assure à l'enfant et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Dans cet équilibre, la protection de l'enfant est défendue avec une certaine force.

Lorsque, dans les débats internationaux, la France parle d'éthique, son langage est en réalité celui-ci : il faut trouver un compromis satisfaisant, permettant aux chercheurs de développer des recherches dont les perspectives - et c'est ce qui est nouveau - sont de plus en plus importantes, intéressantes pour éviter de très grandes souffrances, mais il ne faut pas que ces évolutions s'engagent dans des directions dangereuses pour la dignité humaine. C'est ce langage qui a été soutenu dans la négociation sur la déclaration universelle de l'UNESCO et dans la négociation de la convention d'Oviedo, qui, si elle est beaucoup plus détaillée que la première, répond au même souci d'équilibre.

Je serais surprise que la Commission ne soit pas d'accord avec cette approche. Dans son avis, elle veillera donc à ce que soit maintenu l'équilibre satisfaisant atteint en 1994 entre ces différents principes. Mais elle devra aussi tenir compte de la nécessité d'une révision continuelle de cet équilibre, c'est même l'une des difficultés propres à l'exercice. Tout le monde reconnaît que les compromis de 1994, et ceux envisagés aujourd'hui, correspondent à un certain état de la science. La plupart des avis donnés par le Conseil d'État le disent avec beaucoup de force : «  nos avis sont donnés dans le contexte actuel, mais nous n'excluons pas qu'ils puissent être différents dans cinq ans ». Bien qu'il existe un socle de droits qu'il appartient à la Commission nationale consultative des droits de l'homme de faire respecter, il lui faut aussi se résoudre à cette notion de révision périodique, car aucun des thèmes en cause n'apparaît envisageable dans un contexte de stabilité tel qu'on pourrait, cette fois, légiférer « pour toujours ».

Des questions très graves et très importantes donneront probablement lieu à des discussions tranchées. Par exemple, nous penserons certainement qu'il est judicieux d'interdire expressément le clonage reproductif de l'être humain.

S'agissant des problèmes d'assistance médicale à la procréation, on ne changera pas un équilibre bâti sur une vision un peu thérapeutique de cette intervention, une intervention qui n'est pas de convenance, par conséquent où la liberté et l'autonomie de chaque membre du couple sont fortement encadrées. Je ne crois pas qu'un problème nouveau se pose, en termes de droits de l'homme, en ce qui concerne cet encadrement et cette philosophie de l'assistance à la procréation.

Un point nous a inquiétés, sur lequel nous développerons certainement notre avis. S'il était légitime, mais tout de même grave, d'encadrer dans un réseau d'autorisations aussi sévère les actes des parents qui souhaitaient recourir à l'assistance médicale à la procréation, la technique de l'ICSI s'est développée, elle, en dehors de toute autorisation. C'est une atteinte à l'égalité. Aussi le Conseil d'État propose-t-il logiquement d'étendre le système d'autorisation à toute nouvelle technique.

Mais une question annexe surgit sur laquelle nos discussions s'appesantissent un peu : l'inquiétude suscitée par le développement de l'ICSI conduit des voix autorisées à dire : « Il faut suivre de près les résultats ». La Commission nationale consultative des droits de l'homme est convaincue de cette nécessité, mais un peu angoissée à l'idée des problèmes d'intimité et de liberté qu'implique le suivi de personnes nées du recours à l'ICSI ou à une autre technique d'AMP.

Pour le reste, la Commission nationale consultative des droits de l'homme peut suggérer la création d'une agence ou le recours à des procédés différents. Mais la Commission ne pense pas qu'il lui appartient de dire au Parlement : « Vous devriez faire gérer cela par untel ou untel ». Elle s'arrêtera plus en amont sur ces questions.

À propos de l'assistance à la procréation, le débat a été rouvert sur le droit de l'enfant à connaître ses parents, la sous-commission l'a constaté. Des arguments ont été échangés, les avantages de l'anonymat pour le bon fonctionnement du système, la notion de don, et, au contraire, le mouvement d'idées, issu des pays nordiques, qui pousserait à aller plus loin dans le sens du droit de l'enfant à connaître ses origines.

Il est possible que la Commission nationale consultative des droits de l'homme considère qu'il s'agit d'un débat de société, mais que l'une ou l'autre solution n'est pas contraire aux droits de l'homme. Je ne peux pas anticiper, mais je m'attends à un débat sérieux sur le point de savoir si on doit se départir de l'anonymat. Pour le moment, la tendance est d'en rester aux textes actuels.

La recherche sur l'embryon : pour le moment aussi, il existe un certain degré d'ouverture au sein de la Commission. Une très forte pression s'exerce pour que cette recherche soit possible, bien encadrée, avec un système d'autorisation pour les embryons qui ne feraient plus l'objet d'un projet parental et qui seraient appelés à être détruits. C'est le compromis que propose le Conseil d'État avec beaucoup de prudence. Il est discuté actuellement à la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Ce compromis lui paraît assez raisonnable, mais elle n'en a pas discuté en séance plénière. En réalité, peu de voix se sont élevées pour maintenir le texte actuel qui a voulu limiter la recherche à l'étude. Il n'a satisfait personne. En revanche, certains voudraient aller plus loin que le compromis préconisé par le Conseil d'État et permettre, dans des conditions à définir, des recherches sur des cellules embryonnaires non issues de celles actuellement congelées. Ce sera un des problèmes délicats.

Une autre question importante concerne la médecine prédictive. Jusqu'à présent, la Commission nationale consultative des droits de l'homme a été extrêmement prudente en ce qui concerne l'utilisation des tests. Sans aucune hésitation, il faut toujours un consentement et une interdiction absolue d'utiliser ces données dans le domaine de l'emploi et dans celui de l'assurance. La Commission n'a pas vu apparaître d'éléments justifiant qu'elle revoie sa position. En tout cas, si c'est moi qui rapporte, je ne proposerai pas d'être plus libéral. Mais la Commission devra être consciente des pressions sociales qui s'exercent pour que l'interdiction soit beaucoup moins formelle - s'agissant des assurances, le débat a été repris du fait d'une forte pression intellectuelle et le travail du Conseil d'État évoque d'ailleurs assez longuement un débat avec les assureurs. Il y aurait plusieurs solutions possibles. Il faudra qu'en séance plénière la Commission se prononce en étant attentive à suffisamment motiver sa proposition d'interdiction.

M. Pierre Hellier. - À quel stade, après la procréation, commencent les droits de l'homme ?

M. Pierre Truche. - Si j'avais la réponse, je la donnerais. En cinq ans, cette question a évolué. Ce qui était interdit alors, par exemple l'expérimentation sur l'embryon, paraît aujourd'hui assez largement demandé en ce qui concerne des embryons voués à la disparition ou à la mort.

Mme Yvette Roudy. - Et à l'abandon.

M. Pierre Hellier. - Pas seulement.

Mme Nicole Questiaux. - La question éthique fondamentale ne peut pas recevoir de réponse. La prudence consiste à dire que tout ce qui se passe dès la conception d'un être humain mérite la protection et l'intérêt de la société sans qu'on ait besoin de se demander à quel moment commencent les droits de l'homme. Il existe un risque de dérive, d'instrumentalisation si une activité quelconque s'engage, qui supposerait que...

Mme Yvette Roudy. - Je ne sais pas quand commence la vie.

M. Pierre Hellier. - Moi non plus.

Mme Yvette Roudy. - Soyons prudents. Je préférerais que cela ne figure pas dans notre texte. Si nous parlons des droits d'une personne potentielle, il y aura un conflit entre les droits de la personne qui porte l'embryon et les droits de l'embryon. Il y aura primauté des uns, à un certain moment, et des gens donneront la primauté aux droits de l'embryon.

M. Pierre Hellier. - C'est le problème.

Mme Yvette Roudy. - Je ne m'engagerai pas sur ce terrain.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Il existe une interrogation lancinante sur la définition du début de la vie. Dans le groupe d'étude qui a précédé cette mission d'information, force est de constater que les personnes auditionnées, les philosophes, les scientifiques, les experts, les représentants des associations, ont toujours tourné autour de cette question : « Où commence la vie et dans quelles circonstances ? » Pour le professeur Jacquart, elle commence à partir de la naissance. Ne faudrait-il pas interroger les philosophes et les religieux ? On ne peut pas ne pas se poser la question.

Mme Yvette Roudy. - Nous sommes des législateurs.

M. Pierre Hellier. - Justement.

Mme Nicole Questiaux. - Le problème s'est posé en 1994. Finalement, la France a choisi une manière laïque de le traiter. Elle a dit que les personnes n'étaient pas libres de faire ce qu'elles voulaient de leur corps et que les chercheurs n'étaient pas libres d'effectuer des recherches à n'importe quel stade de la vie.

Le Conseil constitutionnel a estimé que notre système ne portait atteinte à aucun des grands principes, préservait la dignité humaine et assurait l'équilibre avec la liberté individuelle. Je pense qu'il faut en rester à cette méthode de pensée, car elle permet à quiconque de s'inscrire dans ce cadre à condition de s'assurer que ce qui se passe en pratique est effectivement respectueux de ces règles. C'est, je crois, la seule manière, pour le législateur, d'intervenir dans ce domaine.

M. Pierre Truche. - Je rappelle qu'il existe une loi sur l'avortement en France. La question a déjà été posée. On autorise des diagnostics anténataux pour déceler des anomalies et permettre un eugénisme individuel. Cette question n'est pas nouvelle et a, d'une certaine façon, déjà été réglée par la loi.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Mme Nicole Questiaux nous a rappelé les trois principes qui guideront l'avis que la Commission nationale consultative des droits de l'homme rendra sur l'ensemble de ces sujets. Le principe de précaution apparaît de plus en plus évoqué, comment l'abordez-vous dans votre Commission ?

M. Pierre Truche. - Nous allons l'aborder à propos de l'ICSI, sinon pour le passé, tout au moins pour l'avenir, avec une conséquence qui nous préoccupe beaucoup : va-t-on rompre l'égalité entre les enfants selon qu'ils sont nés par FIV, par procédé séculaire ou par l'ICSI ? Faudra-t-il imposer à ces enfants d'être soumis, comme le dit le Conseil d'État, périodiquement à des examens non seulement médicaux, mais psychologiques ? Ces examens eux-mêmes ne risquent-ils pas de contribuer à créer le problème ? Cela pourrait être repris dans la loi. Au nom du principe de précaution, les parents doivent savoir que l'emploi de l'ICSI présente des risques, d'où peut-être un suivi à organiser. On risque aussi d'avoir dans quelques années des procès en responsabilité contre des médecins qui auront employé l'ICSI sans avoir pris les précautions nécessaires.

Mme Yvette Roudy. - Alors, ils seront nombreux.

M. Pierre Truche. - Oui, mais avec la judiciarisation de tout ce qui n'est pas normal, je suis prêt à prendre le pari que d'ici dix ans, si des enfants nés par ICSI présentent des troubles du comportement, on s'adressera au médecin en disant : « Vous ne nous aviez pas prévenus ».

M. Claude Evin. - On s'adressera aussi à la Cour de justice de la République. Je veux revenir sur le débat en termes de protection des droits de l'homme et vous interroger sur le principe de proportionnalité, en écho à l'audition du Conseil d'État que nous avons eue tout à l'heure. J'ai été assez intéressé par cette réflexion. En matière de débat sur l'embryon, le f_tus, etc., il existe un principe de proportionnalité. Comment la défense des droits de l'homme s'en accommode-t-elle ?

Mme Nicole Questiaux. - À chaque fois qu'il s'agit de combiner deux principes dont la portée, si on la poussait jusqu'à l'extrême, conduirait à priver l'un ou l'autre principe de sa possibilité d'expression, on introduit le raisonnement en termes de proportionnalité. Seulement, on ne le disait pas autrefois. C'est, par exemple, toute la base du raisonnement suivi par le Conseil constitutionnel lorsqu'il s'est prononcé sur l'ensemble des lois de 1994. Il a dit : « J'ai deux lignes de pensée contradictoires. Les personnes sont libres de procréer de cette manière, mais il y a les droits de l'enfant. Je sais que certaines de ces recherches sur l'homme ont entraîné dans le passé... », d'où des allusions très précises sur ce point. Il dit ensuite que les garanties prises sont suffisantes. Je crois que c'est le raisonnement approprié.

En revanche, personnellement, je ne suis pas prête à mettre le principe de précaution partout. Jusqu'à présent, il n'a pas la nature d'un principe constitutionnel. Je ne suis pas sûre qu'une société doit vivre en disant que sa constitution l'oblige à des précautions dans tous les domaines. Dans le cas qui nous occupe, il s'agit, à côté de la garantie de la liberté individuelle et de la garantie pour les chercheurs de pouvoir exercer leur métier, de préserver l'intérêt de la société par la création d'institutions aussi indépendantes, solides et sérieuses que possible pour donner les autorisations nécessaires à l'exercice de ces activités jugées délicates.

M. Jean-Claude Guibal. - Vous venez de répondre à ma question. Est-il possible de parler de sujets aussi graves que la vie et son respect, les droits de l'homme et leur respect, l'éthique, sans se référer à des valeurs philosophiques ? Je ne dis pas à une définition de la vie, on sait que les scientifiques n'en sont pas capables. Mais cela renvoie à des conceptions religieuses ou philosophiques, en tout cas culturelles et subjectives. Je serais presque choqué que les législateurs que nous sommes élaborent une architecture juridique sur des questions de cette gravité sans se poser préalablement la question de l'objet ou plus précisément du sujet dont traitent ces textes. Il s'agit de l'être humain qui exige nécessairement, me semble-t-il, une appréciation, une interprétation philosophiques. Peut-on parler d'éthique en faisant l'impasse sur toute approche philosophique ?

M. Pierre Truche. - Nous nous plaçons résolument dans la perspective de possibles conventions internationales sur les droits de l'homme. Beaucoup, actuellement, voudraient qu'il y ait des droits de l'homme propres au monde islamique, au monde occidental, au monde chinois. Nous nous battons beaucoup pour l'universalité des droits de l'homme car nous y croyons. Où qu'il soit, quelles que soient la couleur de sa peau, ses convictions religieuses ou philosophiques, l'homme a droit à une protection.

Dans l'annexe à l'étude du Conseil d'État, il y a des avis des autorités religieuses. À la Commission nationale consultative des droits de l'homme, nous ne pouvons pas nous placer sur ce plan. Chacun d'entre nous, à titre individuel, se place sur ce plan, comme vous venez de le faire, mais ce n'est pas notre démarche collective.

Mme Nicole Questiaux. - Dans son raisonnement, le Conseil constitutionnel est parti de l'histoire, c'est-à-dire des faits. La science a pu être utilisée de manière à créer de grandes souffrances et porter atteinte aux droits de l'homme. Par conséquent, tout l'effort consiste à éviter ces atteintes dont nous savons qu'elles ont été possibles. Je crois que la société républicaine peut raisonner ainsi sans être obligée de choisir entre les multiples raisons pour lesquelles nous ne pouvons pas accepter ces atteintes.

M. Claude Evin. - C'est un principe.

M. Pierre Truche. - Vous avez également évoqué l'approche internationale de ces questions. En ce qui concerne les recherches sur l'embryon, les arguments évoqués et repris dans le rapport du Conseil d'État sont de deux ordres. Les premiers sont d'ordre scientifique : il faut permettre de faire des recherches qui viendront, même si c'est plus tard, en aide aux personnes atteintes de maladies aujourd'hui incurables. Un deuxième argument est invoqué : les Anglo-saxons n'ont pas la même conception que nous, travaillent déjà beaucoup, engagent des capitaux, vont prendre des brevets et nous serons à la traîne. C'est un des premiers aspects de l'internationalisation. Si nous savons très bien que cette approche existe, elle n'est pas la nôtre à la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Nous nous plaçons uniquement sur le plan de l'expérimentation envisagée par rapport aux exigences du respect des droits de l'homme.

Je voudrais évoquer un autre problème sur lequel vous aurez à vous pencher, celui du droit de l'enfant à connaître ses parents. Nous nous trouvons en présence de la convention internationale des droits de l'enfant. Tout à l'heure, Mme Nicole Questiaux a parlé de ce que nous avions à prendre en compte : l'intérêt supérieur de l'enfant. À cette occasion, je voudrais attirer votre attention sur les difficultés que rencontre la France en matière de jurisprudence, puisque cette convention internationale des droits de l'enfant est considérée par la Cour de cassation, et aussi en partie par le Conseil d'État, comme ne s'imposant pas aux particuliers mais comme imposant seulement des obligations aux États. Aussi avons-nous récemment rendu un avis demandant, pour éviter des procès, qu'une loi française dise ce qui est applicable à tout le monde, afin d'éviter que l'on soit obligé d'attendre les décisions successives de la Cour de cassation ou du Conseil d'État.

Nous avons un problème très difficile. Il faut tenir compte de l'intérêt de l'enfant et de la convention sur les droits de l'enfant qui stipule qu'il a, dans toute la mesure du possible, le droit de connaître ses parents et d'être élevé par eux. Il faudrait que le législateur se penche sur ces deux conditions. Lorsque l'on parle de procréation médicalement assistée par tiers donneur, est-ce que l'enfant a le droit d'être élevé par celui qui a donné un jour son sperme ? Il existe ici un très net conflit entre les droits du donneur, ceux des parents légaux et l'intérêt supérieur de l'enfant. Il est assez délicat à traiter. Il serait opportun, en se référant à la convention internationale des droits de l'enfant, d'essayer de régler ce problème.

Mme Yvette Roudy. - Aurons-nous à en parler dans le texte ?

M. Pierre Truche. - C'est dans l'étude du Conseil d'État et c'est un problème d'actualité très important.

Mme Yvette Roudy. - Aujourd'hui, il y a des donneurs de sperme et l'accouchement sous X. Un mouvement international, dont participe la convention sur les droits de l'enfant, veut que l'enfant ait des droits, dont celui de connaître ses parents. Il faut réfléchir à la façon dont notre législation aborde cette question et il faut y réfléchir vite, alors que ce n'est pas notre esprit actuellement. Personne, que ce soit le donneur de sperme ou la femme qui accouche sous X, ne se demande ce qui se passera si, dans vingt ans, un adulte vient frapper à la porte et réclamer ses droits à l'héritage. On n'est pas du tout prêt à cela, alors que les Anglais ont déjà réglé la question. Il faudrait peut-être en parler.

M. Jean-Pierre Michel. - La connaissance de ses origines n'est pas un droit de l'enfant, mais un droit de la personne humaine. C'est la raison pour laquelle je serais très intéressé de voir la Commission nationale consultative des droits de l'homme donner son avis sur cette question. Je suis un partisan convaincu du droit de connaître ses origines. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai voté contre l'assistance médicale à la procréation par tiers donneur. Je trouve absolument aberrant de permettre à des parents d'avoir des enfants dont on nie totalement les origines, qui n'ont pas de famille. C'est pourtant ce qui différencie l'homme de l'animal. L'homme est dans une lignée, il a des racines. C'est contraire à ce que le droit de l'homme a de plus profond. Autant on évitera utilement, dans les lois bioéthiques, toute discussion philosophique sur le commencement de la vie, et même sa fin, autant le droit de connaître ses origines est un principe laïque et républicain.

Mme Nicole Questiaux. - Il y aura exactement le même genre de discussion à la Commission. Vous venez de développer une des thèses. En sens contraire, il y a celle développée par les CECOS qui connaissent bien ce dont il est question. Nous avons auditionné des personnes qui y ont réfléchi sur une longue période. Elles sont intimement persuadées que l'anonymat du donneur est la condition sans laquelle le système ne peut exister.

Mme Yvette Roudy. - Autrement dit, il n'y aura plus de donneur. Quelle est votre position sur l'accouchement sous X ?

Mme Nicole Questiaux. - Nous n'avons pas du tout à le traiter. D'une façon générale, tant en 1994 que maintenant, tout le monde est d'accord pour dire que tout n'est pas dans la bioéthique.

Il y a une leçon à tirer des longues négociations qui, depuis quelques années, ont suivi la prise de conscience des problèmes bioéthiques. Nos textes n'étaient pas de mauvaise qualité. Ce qu'avait fait le législateur en 1994 a assez bien résisté à l'épreuve du temps. Par rapport à la situation prévalant à l'étranger, « nous étions plutôt parés ».

La négociation internationale, à la fois européenne et à l'UNESCO, a montré le risque du « trop d'éthique », chacun, découvrant ces sujets passionnants, en rajoute et en rajoute avec des mots différents. Fort heureusement, la déclaration universelle est un simple texte de référence qui ne va pas s'imposer à la loi française et la combinaison des deux est harmonieuse. En revanche, même si la convention d'Oviedo a été bien travaillée, elle est à mon avis plutôt moins bien rédigée que le texte national, d'où un problème.

Il ne faut pas trop « charger la barque » de la bioéthique, car le clivage qui est en train de s'inscrire entre les cultures scientifiques européennes et anglo-saxonnes, américaine, s'aggrave. Il existe une espèce de rejet de l'éthique, d'une façon d'ailleurs très vindicative, du style : « Ces arriérés n'ont pas compris l'évolution ». C'est un exercice auquel il ne faudrait pas se livrer trop longtemps, sous peine que le débat ne soit plus universel.

M. Claude Evin. - D'où l'importance de la Commission nationale consultative des droits de l'homme pour affirmer avec force les principes fondamentaux de dignité et de liberté individuelle. Ils doivent irriguer l'ensemble des réflexions, car ils sont universels. Nous avons besoin de la référence constamment rappelée à ces principes. En cela, nous attendons beaucoup de vos travaux.

M. Roger Meï, vice-président. - Je vous remercie.

Audition de M. Didier SICARD,

président du Comité consultatif national d'éthique
pour les sciences de la vie et de la santé

(Extrait du procès-verbal de la séance du 31 mai 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président- Monsieur le président, dans un avis du 25 juin 1998, le Comité consultatif national d'éthique a exprimé son point de vue sur la révision de lois de bioéthiques de 1994. Auparavant, en 1997, le Comité s'était exprimé sur le clonage reproductif. Pour toutes ces raisons, votre présence parmi nous est importante. Auparavant encore, et j'avais eu l'honneur d'y travailler, une importante réflexion avait été menée sur la place reconnue au Comité national d'éthique, l'un de vos grands prédécesseurs souhaitant, ce qui a été réalisé en 1994, que la loi consacre son existence.

M. Alain Claeys, rapporteur- La loi du 29 juillet 1994 donne, en effet, un fondement législatif au CCNE et vous reconnaît une compétence consultative.

Dans un souci d'évaluation, ma première question consiste à savoir si, de votre point de vue, on peut aujourd'hui considérer que le débat sur l'existence et la place du Comité consultatif national d'éthique est clos et qu'il n'y a pas de problème quant à son positionnement.

Comme l'a rappelé le président Bernard Charles, le Comité consultatif national d'éthique a rendu deux avis, dans les années récentes, l'un sur la révision des lois bioéthiques et l'autre sur le clonage reproductif. Il serait utile que vous puissiez rappeler le contexte dans lequel s'est inscrite la réflexion de votre Comité pour formuler ces deux avis.

Je vous poserai d'autres questions qui sont au centre de nos futurs travaux.

Quels ont été les termes et les résultats du débat éthique sur la pratique de l'ICSI qui se développe depuis 1994, alors même que le législateur ne connaissait pas cette technique ?

De votre point de vue, assiste-t-on à une accentuation des clivages éthiques sur le plan international ou, à l'inverse, à une harmonisation croissante des conceptions ? L'existence d'éventuels clivages représente-t-elle aujourd'hui des dangers ? Si oui, lesquels ?

Enfin, dernier sujet, central à mon sens, dans notre réflexion : l'encadrement de la recherche. Je voudrais connaître l'appréciation que vous portez sur le mode britannique d'encadrement de la recherche et des techniques d'assistance médicale à procréation en tant que garantie contre les dérives. Comment apprécier la marge de décision laissée à l'agence HFEA pour autoriser la recherche sur l'embryon ? J'ajoute que j'entends la notion d'encadrement comme une notion dynamique et positive. De mon point de vue, il ne s'agit pas uniquement d'interdire, mais plutôt de savoir comment on peut développer, maîtriser, évaluer la recherche.

Pour résumer, l'audience de votre comité répond-elle aux attentes ? Qu'est-ce qui vous a guidé ? Qu'est-ce qui a caractérisé votre démarche en tant que comité d'éthique pour rendre vos deux avis sur la révision des lois de bioéthique et sur le clonage reproductif ?

M. Bernard Charles, président. - Vous avez bien fait de préciser qu'encadrement n'était pas synonyme de position conservatoire, rétractée sur elle-même, mais qu'il s'agissait, au contraire, d'apporter des garanties permettant d'aller de l'avant.

M. Didier Sicard. - Monsieur le président, Monsieur le rapporteur, je vais tenter de répondre aux questions difficiles que vous posez.

La première concerne le CCNE. Effectivement, souvent on l'appelle Comité national d'éthique, comme si le mot « consultatif » était un mot un peu trop long à prononcer. Or, il s'agit d'un comité que je voudrais d'abord appeler « consultatif » et ensuite, seulement, « national d'éthique ». Au fond, le Comité - et c'est naturel - doit sans cesse faire face au reproche soit d'avoir trop d'influence, soit de ne pas en avoir assez.

Ce débat est permanent, mais ce qui serait dangereux, ce serait de considérer le CCNE comme dépositaire de quelque légitimité morale que ce soit.

La finalité du Comité consultatif national d'éthique a toujours été de fixer des repères, en aucune façon d'avoir une fonction prélégislative. Je crois qu'il est important d'insister sur ce point. Ce n'est pas une question d'humilité, mais de bon sens. C'est au débat national et à ses représentants de faire les lois. Dans le cas de questions difficiles, on entend parfois déplorer l'intervention de ces quarante personnes qui ne sont pas représentantes de collectivités, y compris les membres nommés par le Président de la République au titre des religions. On a pu d'ailleurs le voir dans un exemple récent. Aucun n'est dépositaire du droit de parler au nom de la communauté juive, catholique, protestante, musulmane. La liberté intérieure des membres s'exprime totalement, peut-être même quelquefois en contradiction avec leur hiérarchie.

Par conséquent, avec toute l'humilité que ce comité peut avoir, il a une grande liberté intérieure. On peut imaginer que quarante autres personnes pourraient tout à fait raisonner différemment. Selon mon expérience, depuis quinze mois, je suis frappé de notre capacité à nous écouter mutuellement et faire qu'une parole collective surgisse, qui ne soit pas simplement une fédération d'avis, ni un consensus, mais permette cette espèce de « magie » qui fait que des scientifiques, des philosophes, des juristes sortent d'eux-mêmes pour tenter de chercher un chemin.

Les soixante-trois avis qui ont été rendus depuis dix-sept ans constituent un corpus. Il serait très intéressant de savoir si ce corpus « tient ». Cela fera l'objet d'un séminaire fin juin. Au fond, le seul critère dans la vie, c'est le temps.

Ces avis constituent-ils des repères pour la société ? Dans l'ensemble, le Comité n'a pas à rougir de ses avis. Pour autant, en aucune façon, il ne va, tel un coq, se dresser sur ses avis en pensant qu'ils ont constitué un repère pour la société, car il ne peut échapper à l'ambiguïté du rôle consistant à mettre à disposition de la société des repères au nom de valeurs elles-mêmes tout à fait critiquables.

Si je devais exprimer la philosophie d'un tel comité, je penserais qu'il y a deux écueils à éviter.

Le premier écueil serait de s'arc-bouter sur la loi ou sur des valeurs religieuses, des valeurs morales, comme si elles étaient définitivement établies, la science devant en permanence être confrontée à ces valeurs. Comme s'il y avait les tables de la loi, et que l'éthique consistait à voir s'il y a adéquation entre les tables de la loi et la pratique scientifique contemporaine.

Le deuxième écueil serait l'opportunisme, c'est-à-dire considérer que les grands enjeux économiques, les enjeux politiques, les enjeux entre États, que les lois marchandes, que la science convoquent de façon permanente des problèmes et qu'il faut bien introduire une réflexion éthique dans ses bagages. À ce moment-là, l'éthique ne sert à rien.

Dans le premier cas, nous ferions simplement une dissertation un peu vaine, et dans l'autre, nous trahirions notre mission.

Je ne voudrais pas être trop abstrait, mais souligner que la richesse de notre réflexion est véritablement dans la recherche, dans le fait de proposer à la société des débats, en sachant ne pas être trop prudents et en étant parfois capables de poser des jalons. Mon prédécesseur parlait d'une éthique de discussion. Je poursuis cette finalité en considérant qu'aucun débat n'est jamais clos.

On l'a vu pour l'avis « fin de vie, arrêt de vie » qui a suscité cette polémique, parfois excessive. Je considère qu'un tel avis peut contribuer à ouvrir un débat de société plutôt qu'à le refermer.

J'insiste sur le côté consultatif et sur la prudence qui nous anime pour refuser ce qui s'apparenterait en quelque façon à un travail prélégislatif. Autrement, nous serions entraînés dans une sorte de responsabilité qui nierait la liberté. Humilité et liberté, sont les deux qualificatifs qui caractérisent le Comité.

Parfois, prévaut évidemment un sentiment de responsabilité plus fort. Mais en aucune façon, il n'est accompagné du désir de clore le débat. Au contraire, il s'agit toujours d'ouvrir la discussion, et cela de façon vraiment permanente.

Si un comité tel que le nôtre a un sens, il ne faut pas qu'il se borne à des discussions vaines. À un moment donné, il doit poser les termes du débat, et ceux-ci doivent être discutés par le Parlement et par la société.

Vous me demandiez comment le CCNE avait été sollicité sur le réexamen des lois bioéthiques et le clonage.

Il avait été saisi par le Secrétaire d'État à la santé, Bernard Kouchner, au printemps 1998, et par le Président de la République sur le clonage reproductif. Dans les deux cas, le CCNE a fait son travail. Je ne vais pas revenir sur les détails, mais je dirai peut-être un petit mot, très rapidement, sur le clonage.

Personnellement, je pense que la société est tout à fait prête à considérer que le clonage reproductif fait partie des « avatars » ou, en tout cas, des perversions d'une société. Il y a là-dessus une sorte de consensus mondial, en dehors de quelques laboratoires de recherche californiens, japonais ou coréens. On a l'impression que l'humanité en voit très bien les enjeux négatifs. Même si l'interdiction du clonage reproductif est inscrite dans la loi, j'aurais tendance à penser que ce n'est pas le problème fondamental.

Je suis beaucoup plus préoccupé par ce que l'on appelle le clonage thérapeutique. L'espace entre les deux me paraît beaucoup plus étroit qu'on ne le pense. C'est peut-être l'un des enjeux que la société et, en premier lieu, le Parlement doit pouvoir trancher. Que signifie pour une société, de mettre sans cesse en avant la finalité thérapeutique, en oubliant les transgressions qui permettent d'aboutir à cette finalité ?

Si l'on considère que l'avenir de l'Homme réside dans le projet de règlement de tout ce qu'actuellement la médecine encore impuissante laisse en friche, que ce soit le Parkinson ou l'accident vasculaire cérébral, la réparation d'un c_ur atteint par l'infarctus du myocarde, d'une moelle, les promesses des cellules souches embryonnaires, si elles se confirment, feront que l'instrumentalisation de l'embryon risquera d'être rapide. Le besoin, en termes cellulaires, de ces embryons va devenir en effet considérable.

Si l'on ouvre la porte à cette capacité des embryons de devenir du matériau thérapeutique, cela posera deux problèmes essentiels.

Le premier est bien connu, c'est celui de la place de l'embryon dans notre culture humaine collective. Quelques cellules embryonnaires ne sont pas des cellules animales - il y a tout de même ici une promesse d'homme - et en faire une sorte de matériau thérapeutique apportant la guérison ou la réparation me paraît, dans notre société, quelque chose d'extrêmement grave. Je ne me place pas du point de vue du statut ontologique, sur lequel je me garderai bien d'avoir un avis personnel, parce que je n'en sais pas plus que quiconque. Je ne sais pas ce qu'est un embryon hormis que c'est une possibilité de personne. Et personne n'arrivera à statuer sur ce point car immédiatement quelqu'un sera d'un avis opposé. Je ne pense pas que le problème soit celui du statut juridique de l'embryon, mais du respect a priori qu'on doit lui témoigner.

Le deuxième problème concerne le statut des femmes. Je ne suis pas féministe, mais je suis frappé du silence des femmes dans ce domaine. Pour faire des cellules embryonnaires, il faut des ovocytes, des ovules. Les femmes ont quelques centaines d'ovocytes dans leur vie. Prendre les ovocytes est difficile, il faut faire une c_lioscopie. Autant le spermatozoïde peut être prélevé de façon très simple, autant prélever un ovocyte est très complexe. On peut mettre éventuellement, à cette occasion, la vie de la femme en danger. On peut imaginer que si les cellules souches embryonnaires deviennent un matériau thérapeutique, les ovocytes et les ovaires des femmes deviendront presque un matériau, une marchandise. Les femmes, dans les pays sans contraintes ou loi répressive, pourront ainsi donner ou vendre des ovocytes.

À partir du moment où les cellules souches embryonnaires passent par des ovaires et des ovules, que ce soit lors d'une fécondation normale ou que ce soit par clonage thérapeutique, - je ne vais pas faire de débat scientifique - la différence entre les cellules d'un embryon est inexistante, quel que soit le procédé d'obtention pour obtenir des cellules souches à partir du cinquième jour ;  un clonage thérapeutique permettra à un adulte de donner quelques cellules de ses gamètes et d'utiliser un ovocyte d'une femme x pour fabriquer son propre clone qu'on lui greffera.

Autrement dit, dans le premier cas, les femmes donneront leurs ovules et leurs ovocytes, les hommes leurs spermatozoïdes, et ce sera un embryon simplement issu d'une fécondation destiné à la thérapeutique ; dans le deuxième cas, ce sera un clonage thérapeutique sans rencontre de gamètes issus d'un homme ou d'une femme, qui posera des problèmes assez graves. Recevoir la greffe de cellules d'un autre, en l'occurrence celle d'un _uf fécondé, crée une réaction immunitaire de rejet et provoquera donc une tentation majeure d'aller vers le clonage thérapeutique.

Dans cet avis donné au Président de la République, à propos du clonage reproductif et j'en terminerai sur ce point, (nous sommes en cours de réflexion sur ce sujet) la question du clonage thérapeutique apparaît en filigrane et dépasse de beaucoup la simple finalité thérapeutique qu'on tente de mettre uniquement en avant.

Vous m'interrogez sur trois points plus concrets.

L'ICSI, l'introduction d'un spermatozoïde dans un ovule par rupture de la membrane pellucide, fait partie des situations un peu étranges, car elle est passée totalement en dehors des lois de bioéthique. De façon étrange aussi, elle est très fonctionnelle. Autrement dit, actuellement en France, dans les grands établissements, plus de 50 % des fécondations in vitro se font par ICSI. Même si on constate des grossesses qui démarrent et s'interrompent plus fréquemment qu'avec les autres techniques d'assistance médicale à la procréation, l'ICSI aboutit à des succès de l'ordre de 25, 30 et 35 %, voire 40 %. Dans une étude récente, à Port-Royal, on était arrivé à presque 50 %. Or, pour une femme, le parcours d'assistance médicale à la procréation est toujours dur et pénible, parfois un cauchemar, en particulier lorsqu'il y a un échec. Si on dit à une femme qui veut un enfant qu'une technique a une chance sur deux de fonctionner, quelle est la femme qui ne se précipiterait pas vers cette technique ?

Or on est dans une situation typique d'incertitude absolue. On a une efficacité immédiate, et on a simplement l'impression qu'il y a des interruptions de grossesses plus précoces. Quant au futur à deux ans ou cinq ans, les premières études ne semblent pas montrer, en tout cas dans les premiers mois ou années, de différences majeures entre les enfants nés ou non d'ICSI. Le bon sens dit qu'il faudrait réaliser des études comportementales sur cinq ou dix ans. Il est facile de le dire. Mais n'importe qui ne peut pas entreprendre une étude épidémiologique sur les enfants nés par ICSI. C'est extrêmement compliqué. Cela pose même un problème éthique : les enfants nés par ICSI doivent-ils subir des contrôles par des équipes de psychologues ? Sont-ils des enfants au destin spécifique ? La femme doit-elle signer un engagement de se conformer à une demande sociale ? Généralement, lorsqu'elle a eu son enfant, la mère considère que cet enfant doit échapper au contrôle de la société. C'est pourquoi toutes les recommandations, disant qu'il faudrait évaluer l'ICSI, me paraissent plus des harangues que des possibilités réelles.

Il y a donc un contraste entre l'efficacité de cette technique, et l'inconnue sur ses conséquences, c'est-à-dire que l'on est face à une situation qui s'est développée de façon complètement « laxiste ». Sans passer par l'expérimentation animale, les scientifiques ont considéré qu'il existait des possibilités et ont découvert que cela marchait bien.

Pour un comité d'éthique, faire de l'éthique a posteriori paraît vide de sens. Je ne sais pas très bien ce que l'on peut dire de l'ICSI, sinon qu'on peut vouloir l'encadrer, mais je vois très mal, actuellement, comment dire qu'il serait inéthique de faire une ICSI. On a franchi, de façon subreptice, des limites peut-être irréversibles.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Considérez-vous que le Comité consultatif national d'éthique n'a pas d'avis à émettre sur des techniques qui peuvent, à un moment donné, apparaître, y compris après l'adoption de la loi ? La loi ne peut pas prévoir l'ensemble de ces techniques. Vous considérez que le Comité a son véritable rôle en amont d'une décision législative ?

M. Didier Sicard. - Il a son rôle en amont et en aval.

En aval, c'est le problème de la saisine. Elle peut d'abord venir d'un ministre, d'un parlementaire, d'une institution scientifique. Dans ce domaine, il n'y a pas eu de saisine. Le CCNE pourrait s'auto-saisir. Le nombre de sujets dont il pourrait s'auto-saisir est tel que ce sujet n'a pas été considéré prioritaire. Les choses se sont déroulées à une telle vitesse qu'actuellement, on ne peut plus revenir en « amont » de cette technique qui existe depuis quatre ou cinq ans. Nous sommes dans une situation un peu tardive, même s'il nous est possible de réfléchir et de faire resurgir les tensions éthiques à son propos.

D'autres techniques vont survenir. La presse a parlé de l'utilisation de l'ovocyte d'une femme donneuse, dont on enlève le matériau chromosomique, qu'on remplace par celui de la femme qui veut être mère, faisant une sorte de transfert de noyau pour garder la parenté biologique. Il y aura d'autres scénarios.

Ce Comité, auquel je n'appartenais pas il y a deux ans, a eu la sagesse, il y a trois ans, d'anticiper par autosaisine, avec son avis sur les collections de cellules souches embryonnaires et d'intervenir, d'emblée, en amont. Mais il est difficile d'avoir sans cesse l'imagination et la capacité de se placer avant les réalisations biologiques.

Pour aborder la dimension internationale, je dirai, en avant-propos, que ce qui me frappe en Europe, c'est que plus l'Europe politique et économique existe, plus les distances s'élargissent sur le plan culturel. Comme, si à mesure qu'une forme d'Europe fonctionne avec une cohérence politique et financière, plus l'écart culturel devient grand, comme si l'on touchait là au noyau dur des traditions, par exemple sur les conceptions de l'embryon.

Je me souviens d'avoir eu un débat public avec les membres d'un comité d'éthique anglais, à Rouen, il y a six mois. Les auditeurs ont été très surpris de voir à quel degré nos conceptions étaient éloignées sur l'embryon, sur la brevetabilité, sur le dépistage génétique dans l'entreprise. C'en était au point que nous aurions pu appartenir à des pays aussi distants culturellement que la Mandchourie et la Californie. C'était véritablement un fossé. Voilà le côté pessimiste.

Le côté optimiste, c'est que plus un débat éthique existe pour lui-même, sans être un débat « trop à la remorque de l'économie », plus un consensus apparaît dans la population pour se retrouver sur des valeurs communes.

La difficulté est que ces débats culturels ont de la peine à franchir les frontières. Il est évident qu'une éthique seulement hexagonale n'a pas de sens. J'ai eu l'occasion d'en parler avec le Président de la République. Il souhaitait voir la France prendre l'initiative de débats éthiques internationaux. Mon prédécesseur, le Professeur Changeux, souhaitait qu'il y ait une sorte de comité d'éthique auprès des Nations Unies.

Il est très difficile de faire de l'éthique un drapeau et d'en faire un tremplin politique. À ce moment-là, l'étroitesse de l'espace entre ce que l'on recommande et ce qui peut être de l'ordre de la loi devient extrêmement contraignant.

Autrement dit, je suis sûr que la France - et elle l'a démontré depuis 1983 - a constitué une référence en matière de réflexion sur la bioéthique. Je ne pense pas qu'elle puisse forcément aller plus loin que relancer le débat et interroger sans cesse. Mais, un pays a-t-il vocation à être leader dans la mise à disposition de la société internationale des interrogations éthiques  ? Je suis un peu sceptique.

Mon intention, cependant au nom de la France, dans la réunion internationale des comités d'éthique qui se tiendra à Londres, au mois de septembre, et je suis peut-être en opposition avec ce que je viens de dire, consiste à poser le débat en termes de marchandisation des gènes, de brevetabilité, et à bien montrer que l'on ne peut pas simplement se satisfaire des précédentes directives européennes, et qu'il faut peut-être mener une nouvelle réflexion dans ce domaine.

M. Jean-Pierre Delalande. - Je suis tout à fait sensible à vos propos. L'éthique ne peut pas être un drapeau, mais une référence en matière de réflexion. C'est tout à fait important. L'essentiel n'est pas de chercher à imposer une éthique aux autres pays, mais plutôt de ne pas se laisser imposer l'éthique des autres. Dans ce débat, l'essentiel est de pousser la réflexion le plus loin possible pour avoir, toujours, l'argument supplémentaire afin que ce qui fonde nos valeurs ne soit pas battu en brèche. C'est plutôt ainsi que j'interprète le besoin d'une réflexion supplémentaire.

M. Didier Sicard. - Je partage tout à fait ce sentiment.

Qu'est-ce qui est en jeu dans ce que propose une société, soit par la loi, soit par une directive ? Il faut s'interroger sans cesse.

Peut-être la faiblesse de la réflexion éthique tient-elle à ce qu'elle ne propose pas une autre façon de faire, mais tend simplement à dépister sans cesse les dérives auxquelles exposent telle ou telle directive, telle ou telle loi.

C'est toujours l'ambiguïté d'un comité consultatif. Vouloir lui reconnaître une sorte de légitimité paralégale n'a pas de sens. Il n'a pas de légitimité, il est simplement là pour sans cesse relancer le débat, se tromper parfois, et aussi perpétuellement rouvrir un débat à propos de telle ou telle question, scientifique ou non.

Votre troisième question portait sur l'encadrement de la recherche et les garanties contre les dérives. L'exemple de l'ICSI montre très bien qu'une société contemporaine peut tout à fait échapper à toutes les contraintes légales et que la loi elle-même ne met pas à l'abri des dérives. On le voit d'ailleurs par exemple en ce qui concerne la question de brevetabilité du gène, dont nous avons été saisis par le Secrétaire d'État à la recherche. Nous allons rendre un avis dans une quinzaine de jours. Indépendamment de la directive, le brevetage des gènes, que ce soit aux États-Unis ou en Europe, est déjà fait. Le problème porte sur l'application d'une directive européenne qui remettrait en question les lois de bioéthique de 1994. On voit, d'autre part, très bien que certaines techniques d'assistance médicale à la procréation, que les banques d'ADN court-circuitent tout à fait les lois de bioéthique. L'appétit financier, sinon scientifique est à l'origine d'un pillage organisé du tiers monde pour essayer, le plus rapidement possible, de constituer des banques d'ADN, à partir de populations vivant en autarcie depuis des siècles en Afrique ou en Asie, ou à partir de telle famille du Piémont ou de Catalogne atteinte de rétinite ou de malformation, qu'il faut très vite constituer, car c'est devenu de l'or de pouvoir se saisir de cet ADN familial pour être le premier à identifier telle ou telle maladie, sans aucun contrôle de l'État. Je trouve que les banques d'ADN fonctionnent actuellement dans le plus joyeux « tohu-bohu ». Même si l'on pense que les impératifs éthiques sont certainement au premier rang des préoccupations de ceux qui les constituent, ils ne tiendront pas très longtemps. On voit déjà apparaître sur Internet le prix, en dollars, de tel ou tel ADN.

Vous posiez la question de l'encadrement de la recherche. Les banques d'ADN sont typiquement de la recherche. Or, elles ne sont pas encadrées.

Je pense que dans la réflexion sur la révision de la loi, il faudra être soit beaucoup plus attentif aux organismes qui constituent ces banques d'ADN, pour en faire un organisme d'État ou demander à l'État une tutelle rigoureuse. On ne va pas multiplier les agences, sinon il y en aurait trop, mais, probablement, doit-on réfléchir au fait que l'État est peut-être le seul garant du caractère transparent des banques d'ADN.

Cette question n'est pas tout à fait éloignée de la brevetabilité du gène, car si les gènes n'étaient pas brevetables, il n'y aurait pas cet intérêt extrême, qui est plus qu'un intérêt scientifique, à occuper un champ de pouvoir à partir de la récolte d'ADN, qui peut être véritablement un « filon ». Que ce soit sur le plan national, européen ou international, cela pose typiquement le problème éthique d'une appropriation, par certains, de propriétés de l'humain, avec un encadrement éthique qui me paraît insuffisant.

J'ai tenté de répondre à vos questions et je suis prêt à répondre à d'autres que vous voudrez bien me poser.

M. Bernard Charles, président. - Merci d'avoir réussi à expliciter vos interrogations. Nous avons vu que vous n'arriviez pas avec des certitudes. L'ordre éthique avait été une crainte à une certaine époque. Je me souviens des conversations que nous avions eues avec le Professeur Jean Bernard lorsque nous avions mis en place les comités de protection des personnes qui se prêtent à des recherches biomédicales. L'interrogation portait surtout sur le point de savoir si le Comité consultatif national d'éthique devait les « chapeauter » et la crainte qu'un ordre éthique ne se mette en place était déjà l'une des premières réflexions. Je vois que ce souci se concrétise au quotidien et qu'il rejoint celui que nous avions eu nous-mêmes à l'époque.

Vous avez bien insisté sur le glissement, d'un point de vue scientifique, quasiment irréversible, du clonage thérapeutique à ce qu'il y a derrière. C'est l'un de nos soucis et ce sera un élément fort de notre réflexion. Il s'agit de l'un des éléments difficiles de notre travail.

Je vais donner la parole à mes collègues. Je vous poserai une question sur l'un des sujets qui n'a pas été évoqué, mais que le CCNE a abordé. En 1988, j'ai été rapporteur de la loi de protection des personnes qui se prêtent à la recherche biomédicale. Je voudrais que vous nous indiquiez les éléments de cette loi qu'il vous semble nécessaire de faire évoluer, les problèmes dont vous avez pu avoir connaissance dans les concertations nationales que vous menez, tous les ans, et les souhaits du Comité que vous présidez quant à l'évolution de certains aspects de cette loi.

Mme Nicole Catala. - Je voudrais demander si le problème de la greffe sur la personne humaine d'organes prélevés sur des animaux est ou va être d'actualité.

Aux États-Unis, on a commencé à préparer des porcs spécialement destinés à des greffes sur l'homme. Quelle pourrait être la position du CCNE, à supposer qu'il y ait réfléchi ?

Il y a aux moins deux questions clés, dès que l'on réfléchit à ces sujets. L'une consiste à savoir ce qui sépare l'homme du reste du vivant. Le fait d'avoir un foie de porc altère-t-il la nature proprement humaine de l'individu ou non ? Vous allez peut-être me répondre « non », mais si l'on remplace le c_ur, le foie, le rein par des pièces de rechange, où s'arrête la nature proprement humaine ? L'autre question est l'éternelle question : où et quand commence la vie proprement humaine ? Les anciens avaient des réponses à cette question, nous avons du mal, aujourd'hui, à en trouver une qui nous satisfasse.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Après ces propos tout à fait intéressants sur la façon d'aborder la réflexion bioéthique, ne croyez-vous pas souhaitable, pour éviter les heurts et les prises de position parfois passionnées, sinon passionnantes, sur ces sujets qui engagent tellement la conscience de chacun, d'exercer un contrôle sur les organismes ou les institutions qui engagent cette marchandisation du vivant ? Ce serait une façon d'orienter la loi pour qu'elle devienne moins passionnelle, mais vraiment respectueuse de l'être humain parce que l'on en est arrivé, pour les femmes surtout, et je vous remercie de l'avoir dit car c'est ce qu'il y a de plus douloureux pour nous, moralement, au point où l'on va faire un commerce du vivant.

M. Bernard Charles, président. - L'encadrement est une nécessité. Lorsque nous avons voté les lois de 1994, l'ICSI n'existait pas. C'est devenu une réalité avec des espoirs et de faux espoirs.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je rejoins notre collègue, je souhaite que le débat soit passionnant, que les uns et les autres aient de la passion, mais qu'elle soit maîtrisée.

Au vu de la loi de 1994, j'ai le sentiment que notre travail de législateur, et il y aura un débat entre nous, devra s'attacher essentiellement à l'encadrement, non pas au sens de l'interdit, mais de l'évaluation et de la définition des projets.

Je n'ai pas participé au débat de 1994, mais le législateur était tellement obnubilé par l'embryon qu'on a abouti à un quasi-statut de l'embryon avec une interdiction totale de la recherche. Parallèlement, en ce qui concerne l'assistance médicale à la procréation, je ne dirai pas qu'il y a un « laisser-faire » mais des possibilités très grandes. Il y a comme un paradoxe, presqu'un déséquilibre dans la loi. Il est facile de le dire aujourd'hui, car on le dit avec du recul, mais le législateur devrait s'attacher à ce déséquilibre. C'est pourquoi je rejoins en partie vos remarques.

M. Yves Bur. - Il y a une directive européenne sur les brevets, qui ne peut pas nous satisfaire et qui semble ne pas satisfaire un certain nombre de pays qui partagent nos interrogations.

Comment voyez-vous la mise en _uvre de cette directive ou plutôt comment voyez-vous l'organisation d'une résistance par rapport à la mise en _uvre de cette directive, alors que nous sommes déjà à un stade très avancé de son application dans les différents pays, puisqu'il faut la transposer ?

M. Bernard Charles, président. - Beaucoup de pays n'ont pas transposé.

M. Yves Bur. - Un processus est entamé, peut-on encore l'arrêter ? Comment verriez-vous une stratégie efficace pour pouvoir revenir en arrière par rapport à une formidable porte ouverte sur l'inconnu ?

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - On ne peut rien changer dans une transposition.

M. Bernard Charles, président. - On peut peut-être essayer !

M. Didier Sicard. - À propos des CCPPRB, je vois trois ou quatre points.

Le premier - et le sénateur Claude Huriet en est tout à fait conscient - est que la notion de suivi n'est pas inscrite dans la loi instituant les CCPPRB. Je pense que ce suivi est essentiel, que ce soit pour la thérapie génique, pour une enfant de trois ans, qui va subir une chimiothérapie, et à qui l'on va prendre son ovaire pour le congeler afin que, lorsqu'elle aura vingt ans, elle puisse procréer. Comment un protocole de recherche peut-il envisager de façon concrète une action à propos d'une petite fille de trois ans, dont le bénéfice qu'elle tirera de la mesure surviendra vingt ans après ? Même si un protocole de recherche est confronté à ces difficultés, il faudra, de plus en plus, prendre en compte cette responsabilité du suivi.

Au total, c'est donc la notion de suivi qui doit être intégrée dans le dispositif issu de la loi de 1988. Par exemple, on vaccine contre le VIH tel volontaire sain. L'étude dure deux ou trois ans. Il est fondamental que dans le protocole soit inscrit le suivi à cinq et dix ans, tout en respectant la liberté. Il ne faut pas non plus que tout volontaire sain soit complètement encadré, incarcéré, pendant vingt ans, sous prétexte qu'il a participé à un protocole. Dans ce domaine, il faut cependant faire un effort.

Dans un autre domaine, la contrainte est peut-être trop grande, lorsqu'un simple prélèvement de sang pour étudier tel ou tel paramètre biologique, qui ne pose vraiment aucun problème éthique, doit pourtant passer par le CCPPRB, alors qu'il n'y a pas suffisamment de prudence pour les études de sciences humaines. Prendre un tube de sang pour étudier tel amylase est vraiment anodin, alors qu'interroger un groupe sur sa sexualité, sur ses désirs, sur sa filiation, sur son rapport aux autres ne l'est pas. Les sciences humaines ne sont pas suffisamment encadrées par les médecins. Les sciences humaines doivent accepter le principe de commissions d'évaluation éthique qui soient proches des CCPPRB. Il ne faut pas que l'intrusion dans la psychologie collective continue à échapper à ce type d'encadrement.

En ce qui concerne les greffes à partir d'organes humains, nous avons réalisé un rapport (n° 61) sur les xénogreffes. Nous avions été saisis par le secrétaire d'État à la santé, Bernard Kouchner. J'ai eu ainsi l'occasion de me rendre en Angleterre et de voir la ferme où des porcs, sinon « humanisés » ont des gènes humains. C'est une ferme un peu étrange, barricadée. L'impression était celle d'un film d'anticipation, avec ces porcs vivant dans des conditions de luxe assez étonnantes, montrant bien, pourtant, que la réflexion sur les xénogreffes n'est pas une réflexion de science-fiction, mais bien une réflexion contemporaine.

Nous en sommes arrivés à la conclusion que la dimension humaine d'un être n'est pas dans ses organes. Un foie proviendrait-il d'un porc, ne change rien à l'« humanité » de la personne. Toute la réflexion a conduit à penser qu'avoir le foie de l'autre pose des problèmes dans l'imaginaire, mais n'entame pas l'humanité.

Les seules réserves que nous avions émises, et qui étaient des réserves mi-éthiques mi-scientifiques, consistaient à dire que la xénogreffe pose plus de problèmes scientifiques que de problèmes réellement éthiques, tant que nous ignorons le risque de transmission, à partir d'un foie de porc, de rétrovirus porcins qui n'auraient aucune importance pour le porc, mais qui pourraient être dramatiques pour l'homme.

Autre question, la dimension internationale. On voit mal comment un pays européen pourrait admettre les xénogreffes, sans que l'Europe ne participe à leur autorisation. La libre circulation d'un greffé avec un foie de porc, venant de Belgique en Bretagne, ou réciproquement, a des conséquences pour l'ensemble d'une communauté humaine. Nous avions été frappés de voir en tout cas que les communautés religieuses, lorsqu'elles ont réfléchi, ont été assez peu réticentes aux xénogreffes.

Quand commence la vie ? Celui qui répondrait serait d'une présomption extrême. Nous sommes dans une conception totalement arc-boutée sur les valeurs d'une culture qui nous est transmise, que nous devons respecter, mais nous sommes forcément opportunistes à un moment donné, lorsqu'il faut prendre une décision. Les Anglais ont dit quatorze jours pour des raisons opportunistes de recherche. Que signifie 13 jours 59 mn, 59 secondes ?

Nous sommes dans une inscription du temps dérisoire par rapport à cette question car la réponse à ce type de question est purement philosophique. On ne peut jamais demander une telle réponse à la science. Ce serait d'ailleurs du plus grand danger de la demander à un scientifique, car sa réponse dépendra de la façon dont lui-même compte l'utiliser.

Le contrôle sur les institutions. Il est très tentant de confier à une instance le soin de juger a posteriori du caractère ambigu, inéthique d'une pratique. On a l'impression que cela va de soi. Nous avons une Commission nationale de la médecine et de la biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal qui est présidée par Mme Nicole Questiaux. J'en parlais avec elle récemment. Elle me disait que cette commission manque de moyens, parce que malgré le maximum de bonne volonté, on ne peut pas être toujours à Avignon, à Lille, à Paris, que l'on n'a pas tous les experts nécessaires au moment où il le faudrait.

En revanche, si elle comptait les meilleurs experts français, cette commission détiendrait un pouvoir régalien, extrêmement fort et finirait par assumer la fonction d'une cour de justice. Le danger viendrait alors de son pouvoir excessif.

Néanmoins, mon sentiment est qu'il faudrait que l'existence de la Commission de la médecine et de la biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal soit garantie par la loi avec beaucoup plus de force et de pouvoir qu'elle n'en a actuellement. Sans refaire une sorte de conseil des sages, car le mot « sages » est un peu ridicule - je crois qu'il n'y a pas de sage qui aurait une sorte de certitude de savoir ce qui est bien et ce qui est mal - il faut néanmoins commencer par renforcer ce qui existe et lui donner plus de force.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous me paraissez un peu contradictoire. À la fois, vous reconnaissez cette nécessité et, après l'avoir reconnue, vous avez la tentation - et je comprends pourquoi - de la rejeter.

M. Didier Sicard. - Je crains le pouvoir sans partage. Il est préférable d'être en situation dynamique, c'est-à-dire que la commission elle-même aurait besoin d'être renforcée, de monter en charge plutôt que de confier un pouvoir de décision à une nouvelle instance. Il est vrai que certains membres du CCNE sont tout à fait favorables à celle-ci. Il peut y avoir un débat tout à fait ouvert sur la possibilité d'une instance apte à juger, rapidement, de l'opportunité de telle ou telle technique.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je comprends bien ce que vous voulez dire. Pour vous, ce type d'instance n'est pas une précaution absolue, c'est un outil qui peut évoluer dans le temps.

M. Didier Sicard. - Il est toujours dangereux de confier à d'autres que la justice et le Parlement, un pouvoir qui serait, sinon sans appel, du moins la morale institutionnalisée.

Je pense plutôt à une commission, comme celle de la biologie de la reproduction améliorée, respectée. Le législateur devrait être beaucoup plus attentif au travail qu'elle a su réaliser, à sa capacité d'écouter des experts, plutôt que de chercher à créer quelque chose qui risquerait d'apparaître comme une super instance morale et qui ne serait de fait plus consultative.

Le cinquième point concerne la brevetabilité. Depuis quelques mois, quelques années au maximum, il y a un appétit de brevetabilité du gène qui occupe à peu près, dans le domaine scientifique, 60 ou 70 % des demandes de brevets. La demande est inflationniste. Je vois très bien mes jeunes collaborateurs. Ce n'est plus l'amour de la recherche, le narcissisme du chercheur qui sont en jeu, mais plutôt l'obligation d'être le premier pour obtenir que son laboratoire soit équipé. Ce ne sont pas des intérêts financiers personnels, mais l'argent intervient comme il n'était jamais intervenu pour des gens de ma génération.

Selon la directive, on ne peut breveter le corps humain, ses éléments, ses gènes et ses mutations. C'est le sens de son article 5.2 : « on peut breveter à partir du moment où c'est isolé ». Là, on doit constater qu'il s'agit d'une fiction.

On ne peut pas découvrir un gène, sans l'avoir isolé. Le concept d'isolement qui a fondé la directive pour en faire un objet brevetable est un artifice qui nous paraît d'autant plus dangereux que l'on voit les appétits de breveter, à tout prix, très rapidement, des gènes, dont la potentialité fonctionnelle est considérable. On en a des exemples extrêmement précis, comme celui qu'Axel Kahn nous a donné, un gène « CCR5 » découvert dans les années 1990/1991 aux États-Unis et breveté. Les Belges découvrent en 1999 que ce gène peut offrir un espoir thérapeutique pour le sida. En 1991, il n'avait jamais été question de cette potentialité thérapeutique pour ceux qui ont breveté ce gène. Or, les chercheurs sont confrontés à un brevet qui les empêche quasiment de poursuivre leurs travaux sans payer des sommes importantes.

De ce point de vue, les chercheurs en l'an 2000 sont dans une situation différente de celle de 1998. Ils sont conscients du fait que s'approprier dans les deux ou trois prochaines années, car cela ne va pas durer très longtemps, une sorte de situation de puissance à partir de quelques gènes, donnera un pouvoir, en amont, sur toute la recherche située en aval, qui en deviendra complètement prisonnière.

Là encore, ce n'est pas forcément en termes de référence à la loi qu'il faut réfléchir. Il est vrai que cette directive obligerait la loi bioéthique française à changer. Mais tout n'est pas figé. Ce n'est pas tellement le caractère irréversible d'une loi qui est en jeu - que l'on peut changer, et on passe son temps à dire qu'une loi peut être changée par une autre loi - c'est plutôt la confiscation de la connaissance humaine, car même si un gène n'est pas du foie ou du c_ur, c'est tout de même un élément de la connaissance tellement en amont que l'on pourrait imaginer que les pays riches (Europe et États-Unis) brevètent l'ensemble du gène, laissant les autres pays totalement dépendants pour le futur.

Pour autant, il est évident qu'il faut encourager la recherche et le brevet sur des fonctions biologiques, des fonctions thérapeutiques. Autrement dit, il ne faut surtout pas empêcher la recherche. Je suis sûr que les chercheurs - et on le voit très bien, ils sont très divisés - se rendent parfaitement compte que plus le gène, dans ses structures élémentaires, sera à la disposition des chercheurs, plus le monde scientifique sera en sécurité, et non pas, comme on peut le voir dans quelques exemples, dépendant du brevet de San Francisco ou de Bruxelles.

M. Bernard Charles, président. - Ces sujets sont passionnants. Nous vous remercions d'avoir insisté sur les équilibres forts qu'il convient de garantir.

Audition du Professeur Jacques TESTART,
directeur de l'Unité U 355, « Unité de recherche en maturation gamétique
et fécondation » de l'INSERM

(Extrait du procès-verbal de la séance du 31 mai 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Monsieur Jacques Testart est directeur de l'unité INSERM 355 « Unité de recherche et maturation gamétique et fécondation » et directeur du laboratoire d'assistance à la procréation à l'hôpital américain de Neuilly.

Je vous remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation. Vous connaissez les objectifs de notre mission.

En plus de vos activités scientifiques, vous poursuivez une _uvre de réflexion sur la biomédecine. Vos ouvrages sont nombreux et le dernier, Des hommes probables, a montré que vous pouviez critiquer certaines propositions techniques de la biomédecine. Vous avez un franc-parler. Nous l'apprécions. Merci d'être là.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Votre audition tombe bien. Elle fait suite à plusieurs auditions « institutionnelles » : le Conseil d'État, la Commission consultative nationale des droits de l'homme et le Comité consultatif national d'éthique. Si on vous lit bien, vous développez une réflexion pessimiste sur la bioéthique et vous soulignez les limites d'une éthique institutionnelle. Vous allez même plus loin, en portant un jugement sévère sur la démarche du législateur de 1994.

Je vous cite, si vous m'y autorisez. Vous voyez dans les lois bioéthiques : «  le fruit de longues et complexes tractations entre des intérêts évidents, des idéologies connues, et, pour la plupart des parlementaires, le ralliement primaire à des idées convenues sur le progrès et la morale ». Mais, en dehors du Parlement, où se situerait le débat démocratique ?

Selon vous, l'exigence éthique est incomplète sans une forme de courage éthique. De plus, arrêtez-moi si je déforme vos propos, vous doutez de l'aptitude de l'éthique institutionnelle à « proclamer des interdits qui pourraient interdire pour de vrai ». Mais qui détient la légitimité pour exprimer l'exigence éthique ?

Enfin, pour vous, l'opposition à la tentation eugénique constitue la justification essentielle de la démarche éthique. Vous démontrez que l'eugénisme est compatible avec des systèmes politiques modernes et démocratiques, et que ces risques existent déjà. La dédramatisation est le plus court chemin vers l'eugénisme. À propos du diagnostic préimplantatoire, vous parlez ainsi de « l'exclusion indolore des enfants potentiels ». Peut-on comprendre votre sévérité à l'égard de l'éthique institutionnelle comme la conséquence d'une condamnation insuffisamment claire de l'eugénisme ?

M. Jacques Testart. -Je ne renie absolument pas les citations que vous avez faites de mes ouvrages.

Est-ce que je suis pessimiste ? On qualifie ainsi mon discours. Je ne crois que ce soit un discours pessimiste. C'est un discours clairvoyant. Je pourrais en apporter des preuves, car je le tiens depuis maintenant seize ans, à propos du diagnostic préimplantatoire.

Lorsque j'en ai parlé en 1984, on m'a dit que c'était impossible et que cela ne se ferait jamais. Cela s'est fait à partir de 1990. Cela signifie que les généticiens eux-mêmes ne croient pas à la génétique et que finalement il faut peut-être que des gens puissent « viser un peu en avance » pour montrer vers quoi peuvent mener certaines techniques.

Pour moi, c'est le point le plus important. Je ne voudrais pas parler que de cela, mais vous m'avez interpellé sur le DPI, je l'évoquerai donc.

S'il est question de pessimisme, ce n'est pas tant que nous ayons de mauvais parlementaires ou que le système démocratique soit lui-même mauvais, c'est pour une raison plus philosophique. Je pense que les hommes sont tirés par des pulsions, par des désirs, éventuellement inconscients, et que cela peut les mener assez loin en l'absence de régulation.

À l'égard des technologies nouvelles, cette régulation est plus difficile, essentiellement parce que ceux qui mettent au point ces techniques et ceux qui les commercialisent - les chercheurs et les industriels - arrivent à persuader les parlementaires d'adopter une certaine approche qui n'est pas toujours gage de vérité.

Dans l'étude du Conseil d'État ou dans le rapport de l'Office parlementaire, j'ai été frappé de voir à quel point « vous vous êtes laissés avoir » par mes chers collègues. Ils vous ont fait croire qu'il fallait absolument faire des recherches sur l'embryon, qu'il était démontré que c'était une façon tout à fait certaine d'arriver à guérir, à faire des thérapies cellulaires. Or, il n'y a absolument rien pour le moment.

M. Alain Claeys, rapporteur. - À l'Office parlementaire, nous n'avons pas conclu, mais présenté les thèses en présence.

M. Jacques Testart. - J'ai lu les rapports, et je vous concède que c'est plus grave dans l'étude du Conseil d'État : il n'y a aucun esprit critique par rapport au discours scientifique.

D'abord, il y a des pulsions chez tous les gens, par exemple, en ce qui concerne le DPI, celle d'avoir des enfants « normaux ». Contre cela, il faut arriver à mettre des garde-fous. J'attends que l'on me montre où sont ces garde-fous. Nous y reviendrons si vous le voulez bien. Depuis seize ans, je les cherche. Personne ne m'a montré de garde-fous, sauf de dire que les médecins sont des gens sérieux et que l'on trouvera bien des parades. Cela ne me paraît pas suffisant.

Je suis donc pessimiste, car les gens sont ce qu'ils sont, ils sont fragiles. Je le suis aussi car nos parlementaires sont soumis à cette vieille pulsion progressiste qui parfois les amène à avaler des couleuvres et à écouter des gens très savants certainement, et peut-être honnêtes lorsqu'ils tiennent leur discours, mais qui ne sont plus objectifs parce qu'ils sont trop pris par leur affaire et qu'ils vous amènent là où ils en sont. La recherche sur l'embryon en est un clair exemple.

On m'a demandé de ne pas pratiquer la langue de bois.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Nous avions bien compris vos propos.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Les parlementaires ont résisté à cette vieille pulsion progressiste en 1994.

M. Jacques Testart. - Vous me dites que je suis très critique à l'égard des parlementaires, de la loi de 1994 et du Comité consultatif national d'éthique. Il faut l'être, même si la loi de 1994 est la meilleure du monde sur le sujet, je l'ai dit et écrit, en particulier sur le diagnostic préimplantatoire qui est pour moi la question la plus grave.

Je veux bien développer ce thème, mais cela pourrait durer longtemps. Avez-vous rencontré, dans vos auditions, des personnes qui vous ont demandé de modifier une disposition quelconque sur le diagnostic préimplantatoire ? À ma connaissance, il n'y en a pas. Peut-être peut-on s'abstenir d'en parler, mais pour votre information je pourrais vous expliquer en quoi c'est la plus grande menace, tout le reste n'étant que pacotille en comparaison.

Si personne n'envisage de le modifier, restons en là, sauf que l'on vit en France, c'est-à-dire parmi d'autres en Europe et dans le monde, et que cette loi qui, je le répète, est d'une rédaction parfaite, va s'user assez vite. Pour le moment, ce diagnostic en est aux balbutiements. Il y a trois équipes qui n'ont pas encore eu la première grossesse, ils en ont obtenu une mais elle a avorté. Il y a quelques centaines de bébés nés dans le monde. C'est une technique encore difficile.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Sur ce point important, pouvez-vous décrire le diagnostic préimplantatoire pour éclairer la mission ?

M. Jacques Testart. - Le diagnostic préimplantatoire est proposé pour remplacer, précéder, le diagnostic prénatal et éviter l'avortement. C'est son côté tout à fait positif, que personne ne peut nier. Le problème est qu'il ne se passe pas du tout dans les mêmes conditions que l'autre. Si l'on veut examiner un f_tus pour voir s'il est acceptable par ses parents, on pratique un diagnostic prénatal et si le f_tus n'est pas acceptable, on l'élimine. Cet avortement est une épreuve terrible que les couples vivent difficilement, à laquelle ils apportent d'ailleurs des réponses différentes, d'un couple à l'autre, et éventuellement le même couple, dans le temps, qui peut refuser deux ou trois grossesses pathologiques et en accepter une.

Cela reste dans l'humanité, malgré ce côté terrible de tuer un f_tus et de le sortir du corps de sa mère. Je signale que j'ai toujours été favorable à l'avortement. Mes positions ont souvent été récupérées par des gens de « Laissez les vivre » ou autres qui ont essayé de me faire passer pour un défenseur du f_tus. Je ne suis pas un défenseur du f_tus ni de l'embryon, mais plutôt un défenseur de l'humanité.

Il me semble que certaines pratiques menacent l'humanité. Où réside la différence ?

Aujourd'hui, on a assez peu d'embryons, en moyenne cinq embryons par cycle de fécondation in vitro. Ensuite, ces embryons, même si on les qualifie génétiquement pour en reconnaître certains comme étant de bonne qualité, n'ont qu'une chance sur dix de devenir des enfants.

Très vite, je voudrais dire en quoi cela va changer. Je pense que d'ici dix ou vingt ans - peu importe le terme, mais c'est évident que l'on va y arriver, disons trente ans pour être sûr - on aura la possibilité de produire pour chaque couple stérile ou non, qui voudra un enfant, 100 ou 200 embryons simultanément, sans que la femme n'ait rien à souffrir d'autre qu'un premier prélèvement de tissu ovarien, qui se ferait autant que possible chez les petites filles, par exemple en même temps qu'une appendicectomie. Un tout petit prélèvement de cortex ovarien lorsqu'il est encore riche de potentiel de procréation, c'est-à-dire d'ovocytes, alors qu'il dégénère très vite puisque ces cellules sont celles qui subissent le plus de dégénérescence. On emploie des mots savants pour le dire comme « apoptose ». Cela signifie qu'il y a au début cinq millions de ces cellules chez un f_tus féminin et que, dans la vie, cela fera 300 ovules. Ce n'est pas sérieux. La nature n'est pas sérieuse.

Si l'on faisait un tout petit prélèvement de 2 millimètres cubes, on disposerait de milliers d'ovocytes pouvant devenir des ovules potentiels, dont on pourrait maîtriser l'évolution in vitro en évitant tout ce gâchis, qui a sûrement une signification évolutive, mais dont on aimerait se passer, et arriver à produire le même jour, pour une femme, sans même qu'elle vienne à l'hôpital, mais simplement parce qu'elle a trouvé un partenaire dont on a congelé le sperme, ce tissu ovarien étant lui-même prélevé, des centaines d'ovules que l'on transformerait en embryons.

Ensuite, on appliquera des tests génétiques. Avec les biopuces qui se développent, on peut avoir des milliers de caractérisations. On peut faire tout le génome. On peut multiplier les cellules, faire des clones cellulaires à partir d'une cellule embryonnaire, ce qui permet d'appliquer cette batterie de tests sur le même embryon. Donc, tous les embryons (100 ou 200) sont soumis à une batterie de tests, et on peut arriver à apprécier à peu près tout le génome.

Ensuite, on se retrouve avec un embryon qui, suivant le profil génétique qu'appliquera l'ordinateur, sera défini comme étant « le meilleur. » Je voudrais dire tout de suite que, d'un couple à l'autre, il n'y aura pas beaucoup de variations du choix, car personne ne souhaitera un enfant ayant un risque de diabète ou de cancer du sein, ou autres choses désagréables. Il n'y aura jamais de bébés parfaits, mais on essaiera de tendre vers un enfant de meilleure qualité biologique, c'est-à-dire génétique.

Pour éviter que cet embryon, que l'on aura sélectionné parmi des dizaines ou des centaines d'embryons, ne subisse le sort actuel - une chance sur dix de devenir un enfant - on le clonera. C'est la seule utilisation médicale du clonage et la plus aisément justifiable.

On le clonera, c'est-à-dire que l'on en fabriquera 30 ou 40, que l'on congèlera, on en sortira un par un cycle que l'on mettra dans l'utérus de la femme, et lorsqu'il y aura un bébé, on détruira les autres pour éviter de faire une armée d'enfants semblables, ce qui serait très mal vu, en particulier, et avec raison, par le Comité national d'éthique.

Tout cela n'est pas du tout utopique. Ces techniques sont déjà quasiment au point, sauf la première, c'est-à-dire pouvoir transformer un petit morceau ovarien en de nombreux ovules.

Là-dessus, il y a beaucoup de travail chez l'animal, car cela présente un intérêt vétérinaire pour la sélection. On travaille sur le mouton, sur le singe, sur le rat, sur la souris ou sur la vache. On travaille aussi sur l'homme. À Edimbourg, un « voisin de palier » de celui qui a fait récemment Dolly, la brebis clonée, est allé aux États-Unis greffer un ovaire humain. La presse en a beaucoup parlé.

On a déjà congelé des ovaires humains et on les greffe. Chez l'animal, on a déjà réalisé le développement d'ovules d'une espèce dans une autre, on a développé des ovules humains dans des souris, il y a beaucoup de possibilités. Je ne pense pas que l'on en arrivera là, ce ne sera pas nécessaire, mais il ne faut surtout pas s'arrêter à l'exposé borné que vous font la plupart de mes collègues, c'est-à-dire très savant sur ce que l'on peut faire aujourd'hui, mais qui ne voient pas du tout les perspectives et les développements.

Le scénario que je vous décris n'est pas utopique, il est évident que dans vingt ans on saura faire tout cela.

Je vois mal qu'on y résiste, que les couples y résistent. Tout le monde a envie d'avoir un enfant en bonne santé, qui puisse subir la compétition de la société libérale, et s'en sortir assez bien. C'est en même temps intéressant pour les professionnels : généticiens, gynécologues, biologistes de la procréation assistée, industrie des biotechnologies. Et je crois qu'un jour cela intéressera beaucoup la Sécurité sociale car, comme vous le savez, les enfants handicapés coûtent cher. À mon avis, la part d'utopie tient à ce que cet enfant « parfait » sera toujours décevant, il ne sera jamais comme on l'a prévu, parce que l'on ne naît pas que de son génome.

Voilà en deux mots pourquoi je suis très inquiet de ces développements, car en faisant cela on changerait l'humanité. Il s'agirait bien de sélectionner l'humanité. Et ce n'est pas en se référant aux capacités que nous avons de le faire aujourd'hui, qui sont dérisoires, que l'on peut arriver à prévoir l'avenir.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Que fait le législateur aujourd'hui selon vous ?

M. Jacques Testart. - Sur le tri d'embryons ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Sur ce que vous venez de décrire.

M. Jacques Testart. - Il n'y a rien à critiquer sur l'attitude du législateur français, simplement, comme parmi les parlementaires français, il y a des parlementaires européens, il serait important qu'ils se manifestent pour essayer d'obtenir que la partie de la loi française relative au DPI devienne une partie de loi européenne. À mon avis, ils n'ont aucune chance d'y arriver.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Sur le DPI, il n'y a rien à modifier.

M. Jacques Testart. - Pas dans la loi française. Il faut juste essayer de la faire accepter par les autres, mais il n'y a aucune chance d'y parvenir puisque les autres sont déjà allés plus loin et que l'on ne revient jamais en arrière. Chaque fois qu'un pays a réussi à faire admettre une technologie, en montrant un intérêt médical - et c'est facile à montrer - on ne revient pas en arrière. Autrement dit, la loi européenne suivra la loi que feront les Espagnols et les Britanniques essentiellement.

M. Bernard Charles, président. - Des équipes françaises peuvent travailler avec d'autres à l'étranger si elles veulent le faire.

M. Jacques Testart. - Exactement.

Je voudrais prendre l'exemple du don de gamètes féminins qui est l'un des plus difficiles à pratiquer. Historiquement, et c'est assez cocasse, il s'agit d'un héritage des CECOS, pratiquant l'anonymat du donneur, lequel a été transposé en anonymat de la donneuse d'ovules, alors que la situation est effectivement différente.

Mais je crois très précieux de maintenir cet amalgame, car c'est pareil pour l'enfant. L'enfant privé de ses racines biologiques, qu'il soit privé de sa mère ou de son père biologique, par le don d'ovule ou le don de spermatozoïde, subira éventuellement le même problème. Je ne sais pas si vous avez interrogé des psychanalystes, mais certains commencent à en avoir un aperçu. Ils ont vu des pères, remplacés par un donneur de sperme anonyme, venir sur leur canapé. Ils commencent à voir arriver les enfants qui sont nés du don de sperme. C'est plus récent pour le don d'ovules.

On a donc transposé l'anonymat et beaucoup de mes collègues gynécologues sont très mécontents, car autant pour le don de sperme ce n'était pas un problème, étant donné le nombre des donneurs, autant on manque de donneuses d'ovules. On peut dire que le don d'ovules ne se fait pas en France. C'est tout à fait anecdotique. Dans cette période d'expérimentation psychique, pourquoi ne pas laisser le choix au couple sur l'anonymat du donneur ou de la donneuse ?

Nous parlions de l'Europe et de ce qui se passe ailleurs, je peux vous donner deux exemples. Je ne sais pas si vous êtes informés du fait qu'à Chypre, un gynécologue américain d'origine russe fait venir des charters de femmes russes dans une clinique pour « pondre » à destination de demandeuses d'ovules européennes. C'est un circuit clandestin. Je ne sais pas à quel point même il est vraiment clandestin. J'ai essayé d'attirer l'attention des journalistes, mais ceux-ci n'aiment pas beaucoup les enquêtes, ils préfèrent les ragots ou le spectacle. Aucun journaliste ne s'est donc donné la peine de se rendre à Chypre, une femme en particulier qui se serait fait passer pour une femme stérile et aurait demandé à bénéficier de cette technique, ce qui aurait permis de faire un bel article, et peut-être d'envisager de mettre cela en lumière.

En Espagne, à Séville, se trouve une clinique dans laquelle la plupart des praticiens français qui ont besoin de don d'ovules utilisent ce réseau, depuis Paris. Dans un laboratoire autorisé pour l'assistance à la procréation, le biologiste de Séville, qui se trouve être français, remet une note aux personnes demandant de lui payer 19 000 F, pour le traitement et les femmes donneuses qui seraient rémunérées 4 000 F. Il est de notoriété publique que certaines donneuses - et en France ce serait mal vu qu'elles soient payées - sont venues pour une fécondation in vitro et qu'on leur a pris des ovules sans le leur dire.

C'est une situation dramatique. Or, aucune enquête n'est réalisée là-dessus. Concrètement, on envoie en Espagne le sperme congelé du mari et on reçoit en retour des embryons congelés qui sont transplantés, en France, dans l'utérus de la femme stérile.

Voilà la situation. Rien qu'en Europe, on peut encore aller plus loin et avoir accès à d'autres technologies.

Je voudrais aborder la recherche sur l'embryon, autrement dit, la situation de ces fameuses cellules souches qui auraient un intérêt - ce que je souhaite - pour fabriquer des tissus pour des greffes. Autant il serait illégitime de refuser toute recherche sur l'embryon, comme la loi a été obligée de le faire, sous certaines pressions, autant il serait illégitime de faire des recherches sur l'embryon humain comme s'il s'agissait d'un matériel biologique ordinaire.

Il ne s'agit pas de fabriquer des organes comme on le lit parfois. Pour fabriquer des organes, il faudrait déjà transférer ces cellules chez une receveuse. On ne fabrique pas un organe in vitro.

Mais il faudrait montrer la faisabilité de ces thérapies à partir de cellules embryonnaires. Or, à ma connaissance, il y a eu des manipulations chez le rat et chez la souris, mais sans rien obtenir de concluant pour le moment, c'est-à-dire que l'on a greffé des cellules issues d'embryons, on les a modifiées, elles se sont implantées dans le tissu et multipliées un peu, et après, apparemment, elles dégénèrent.

En tout cas, cela n'a pas permis de soigner vraiment des individus, des animaux malades. C'est une voie sûrement intéressante. J'observe que ceux qui la défendent le plus sont ceux qui depuis dix ans nous promettent une thérapie génique qui a toujours été un échec. On pourrait m'opposer le cas des « bébés bulles », qui est un cas particulier, je souhaite que les enfants continuent d'être bien portants, mais pour le moment ce n'est pas démontré. De toute façon, c'est une forme de thérapie cellulaire in vitro, puisque finalement on leur a greffé leurs propres cellules, ce qui n'a rien à voir avec la guérison de la mucoviscidose ou de la myopathie qui me paraît impossible avec cette technologie.

Il est assez ridicule d'entendre, comme je l'ai entendu dire il y a quinze jours, que puisque l'on a fait la carte du chromosome 21, cela va permettre de guérir les « mongoliens ». Pour le moment, la faisabilité des thérapies géniques ou cellulaires (à partir des cellules embryonnaires) n'a pas été démontrée. Des travaux sont menés là-dessus dans le monde entier.

Il faut d'ailleurs noter que mes collègues français qui disent que pour le bien de nos patients il faut absolument faire ces recherches, taisent que, depuis des années, des gens qui ne sont pas plus bêtes qu'eux, aux États-Unis, en Écosse ou ailleurs, essaient de le faire et qu'ils n'ont pas encore réussi. Ce n'est pas parce que quelques Français vont s'y mettre que cela va changer la face du monde. Il y a maintenant, comme vous le savez, d'autres types cellulaires que l'on peut trouver chez une personne adulte, qui présentent l'avantage d'éviter de passer par l'embryon, que l'on pourrait aussi différencier en territoires cellulaires, donc des cellules souches présentes dans les organes, et qui possèdent surtout l'avantage de pouvoir être greffées chez la même personne sans rejet, alors que l'on ne sait rien du tout - même chez l'animal - de l'acceptabilité, à terme, par un organisme vivant de cellules embryonnaires étrangères.

Autrement dit, cela me paraît prématuré. Et j'observe que certains qui, d'ailleurs, ont été véhéments dans la condamnation de l'ICSI, (cette méthode très intéressante qui représente à peu près la moitié des fécondations in vitro - c'est la première façon de pallier les stérilités masculines dans l'histoire de la médecine), au prétexte que cela n'avait pas été démontré chez l'animal, proposent aujourd'hui ces recherches sur l'embryon humain. Je trouve cela assez extraordinaire. Apparemment pour les recherches sur l'embryon humain, la démonstration chez l'animal n'est pas nécessaire.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous relativisez les risques de l'ICSI en vous opposant très nettement aux généticiens, en disant qu'ils soulignent que l'ICSI pose des problèmes tout en proposant des choses encore plus dangereuses. Quelle est votre opinion sur l'ICSI ? Cette technique est-elle assez encadrée ?

M. Jacques Testart. - Il n'y a aucune façon de savoir si l'ICSI est vraiment dangereuse, personne ne peut prétendre qu'elle ne l'est pas. C'est la même chose pour les vaccins, il a fallu longtemps pour les accepter. Aujourd'hui encore des gens estiment que c'est dangereux.

Tant que l'on n'a pas fait quelque chose grandeur nature - et lorsque cela a trait au système de procréation, il faut peut-être une ou deux générations, c'est-à-dire encore un siècle - on ne peut pas savoir si l'on n'a pas commis une erreur. Si on ne le fait pas, on ne le saura jamais. Personne n'a proposé un protocole qui permettrait de savoir si l'ICSI est dangereuse autrement qu'en faisant l'ICSI.

Depuis, cela a été fait chez l'animal, et je reconnais que c'est désastreux, que nos collègues Belges l'ont d'abord expérimenté dans l'espèce humaine - et c'est absolument anormal - j'ai été très véhément sur le sujet. Mais une fois qu'étaient nés quelques centaines d'enfants belges, on nous a demandé de faire l'ICSI chez des souris.  C'était aberrant. Il y a beaucoup de mauvaise foi dans cette affaire.

Que pourrait-on faire pour être sûr que l'ICSI ne présente aucun risque ? Rien. La seule façon de procéder consiste à faire l'ICSI ou à refuser pour l'éternité de pratiquer cette méthode.

Un biologiste a de bonnes raisons de penser que l'ICSI est assez anodine, le seul problème est que les généticiens ne vont pas jusqu'au bout de leur démonstration. Ils craignent que l'on colporte le handicap paternel. Ces hommes, à qui l'on permet de faire un bébé par l'ICSI, étaient des « culs-de-sac évolutifs », ce sont des gens qui n'auraient jamais eu d'enfants.

Or, pour un généticien dont la vocation est d'éradiquer les pathologies, ce qui est tout à fait louable, les laboratoires de FIV prennent un homme stérile, parfois pour des raisons génétiques - et je signale que l'on ne connaît presque rien sur la génétique de la stérilité chez l'homme comme chez la femme - et lui font faire un bébé. Ils prennent donc le risque que le bébé soit comme le papa, comme ont toujours été les bébés. Or, sans l'ICSI, cet homme-là n'aurait pas eu de bébé.

Depuis 40 ans, des femmes stériles parce qu'elles n'ovulent pas subissent des stimulations hormonales. On arrive à les faire ovuler. Elles ont des bébés. On va certainement s'apercevoir que leurs bébés ont aussi des problèmes d'ovulation, s'il y a des facteurs génétiques en cause. On est dans la même situation. Or cette critique n'est apparue que lorsque l'on est intervenu sur le mâle. Où est la logique éthique sur ces questions ?

M. Alain Calmat. - Je suis un peu perplexe. Même si vos propos sont assez convaincants, ils vont à l'encontre de nombreuses idées que nous avons entendues déjà et lues dans des rapports.

Je me pose une question simple. Nous ne sommes pas des scientifiques, mais des députés, des gens qui légiférons même si certains d'entre nous ont une petite teinture scientifique, en tant que médecins ou pharmaciens. Nous ne sommes pas là pour prendre des décisions scientifiques, nous sommes incapables de le faire.

Avez-vous raison ? Les autres ont-ils raison ? Je ne sais pas. J'ai tendance à croire qu'effectivement, il y a des forces extérieures à la science, forces économiques, etc., qui viennent un peu polluer le débat. Cela dit, nous ne serons jamais capables de prendre une décision scientifique, donc il nous faut absolument travailler sur d'autres champs.

Un champ sur lequel nous travaillons, qui a pris énormément d'importance en matière de sécurité sanitaire, en matière environnementale, c'est le principe de précaution.

Le principe de précaution est encore à définir dans de nombreux domaines, en particulier en matière d'assistance médicale à la procréation. Comment peut-on, d'après vous, le cerner de façon assez compréhensible par la population ? Malgré tout, si l'on fait des lois, c'est pour des gens et ceux-ci doivent les comprendre pour les appliquer. Comment pouvons-nous le traduire dans nos textes ? Existe-t-il un principe de précaution en matière d'AMP ?

M. Jacques Testart. - Le principe de précaution maintient toujours un rapport entre le risque et les avantages. Dans le cas des plantes transgéniques, pour les OGM, on parle beaucoup de principe de précaution, il est très clair qu'il n'y a aucun avantage pour les citoyens, et cela seul peut permettre d'appliquer le principe de précaution en interdisant les plantes transgéniques. C'est mon point de vue.

Dans le cas de l'ICSI, l'avantage est évident. Les gens ne peuvent attendre que l'on ait fait l'expérience sur d'autres personnes, et que, dans un siècle, on leur dise qu'on leur fera l'ICSI puisque ce n'est pas dangereux. Dans un siècle, ils seront morts.

Le désir de procréation, d'avoir un enfant, est un désir légitime, ce n'est pas un caprice. Les gens doivent être avertis que l'ICSI est une technique dont on ne sera certain que lorsque les enfants qui en sont nés auront eux-mêmes des enfants. Il faut le dire. Normalement, on l'écrit dans les documents donnés aux patients, suivant en cela les recommandations de la loi d'informer complètement les patients.

Cela étant, il fut un temps, au tout début, lorsqu'il y a eu tout ce battage autour de l'ICSI, en particulier organisé par les généticiens et les banques de sperme qui ont perdu les deux tiers de leur activité, grâce ou à cause de l'ICSI, où les banques de sperme expliquaient aux gens que l'ICSI était très dangereuse et qu'il était préférable de prendre un donneur. C'est tout à fait scandaleux, car prendre un donneur de sperme est aussi dangereux, cela n'a pas été évalué. Si ces enfants ont des problèmes psychologiques, c'est peut-être aussi grave que d'être stérile.

Cette idée d'avoir un donneur qui serait de bonne conformation, un géniteur, un étalon, et qui permettrait de faire des enfants sains, me paraît être une idée perverse et dangereuse, même si c'est fait avec les meilleurs sentiments du monde, ce qui est le cas. Je n'insiste pas, je crois que tout le monde comprend. Il me semble que l'ICSI a l'énorme avantage éthique de permettre à un père d'être le père de ses enfants, et à un enfant d'avoir un père qu'il connaît. C'est énorme. Comme biologiquement, on ne voit pas quels sont les risques, je me demande pourquoi on ne pratiquerait pas l'ICSI. D'ailleurs, la loi nous autorise à la pratiquer.

Je vais ajouter un mot qui ne va pas vous plaire. Une critique introduite par mon discours vous gêne. Finalement, les parlementaires ne savent pas bien quelle décision prendre, parce qu'ils ont affaire à des spécialistes et qu'ils ne sont pas suffisamment au fait pour prendre un avis. Il faudrait vous faire assister par des conférences de citoyens. C'est un peu ce qui avait été fait pour les OGM. Je crois beaucoup à cette démocratie citoyenne, non décisionnelle, mais qui soit un avis porté par des gens, pas comme on fait lors d'un référendum ou d'une enquête d'opinion, mais par des gens qui acceptent de travailler deux ou trois mois à lire des livres, à recevoir les spécialistes, et qui resteraient anonymes, donc à l'abri des pressions des industriels. Au bout du compte, ils seraient aussi savants que ceux qui viennent leur tenir des discours. Ils prendraient une décision ensemble et la transmettraient aux politiques. Il me semble que c'est l'avenir de la démocratie.

M. Bernard Charles, Président. - Dès 1988, nous avions déjà cette idée de ne pas limiter la réflexion éthique aux scientifiques qui viendraient s'affronter et finalement décider. L'ouverture citoyenne des comités de protection des personnes qui se prêtent à la recherche biomédicale a demandé une volonté parlementaire forte. Dans les comités de protection, qui sont pourtant régionaux, nous avons mis des personnes autres que des médecins, des biologistes, des pharmacologues, etc.

Ici, autour de cette table, notre volonté consiste surtout à trouver l'équilibre. On le ressent d'ailleurs dans vos propos. Notre problème est de trouver l'équilibre entre le fondement citoyen, c'est-à-dire la dignité de l'homme, et ne pas bloquer - deuxième aspect que vous avez évoqué - des recherches dont les retombées sont bénéfiques pour l'humanité. On revient sur le problème du bénéfice/risque.

En 1994, on n'avait pas du tout pensé que l'ICSI allait surgir. Les lois de 1994 avaient été complètement muettes sur ce sujet. Cette technique s'est développée. Il est évident que l'évaluation de l'ICSI est très difficile. Vous l'avez très bien dit. Elle ne se fera que lors de la naissance d'enfants de la prochaine génération. Même si, selon vous, nous n'avons pas été courageux dans ces débats, auxquels j'ai participé, il est évident que sur l'embryon nous ne nous sentions pas capables de trouver des éléments politiques - au sens fort du terme - nous permettant de décider.

Nous avons eu le courage de dire que les lois devaient évoluer et que nous n'étions pas capables de décider. Sur ce sujet, nous devons aujourd'hui prendre quelques décisions. Notre problème est que nous sentons très bien - et cela a été rappelé tout à l'heure - que l'encadrement est nécessaire. Ce terme n'est pas entendu dans un sens conservateur, parce que nous avons à faire face à des réalités scientifiques. Nous ne sommes pas un jury capable de trancher. À partir du débat scientifique, nous devons trouver les éléments nous permettant d'aller vers nos objectifs, lesquels ressortent d'ailleurs de votre propos.

M. Jacques Testart. - Il y a un fait nouveau, pas seulement en ce qui concerne l'AMP : l'incertitude des experts. Avant, on avait affaire à des phénomènes relativement simples, créés par les technologies, on savait à peu près de quel risque on parlait, on pouvait les évaluer. Aujourd'hui, avec le prion de la vache folle par exemple, qui sait s'il est dangereux de manger de la vache anglaise ? Personne ne sait si on peut prendre comme donneurs les gens qui se sont promenés en Angleterre, il y a dix ans. C'est pareil pour tout.

Autrement dit, on est dans un état d'incertitude jamais vu. C'est la raison pour laquelle je me réfère encore aux citoyens. Par rapport au politique qui fait une confiance absolue au scientifique qui ne sait pas, le citoyen pourrait faire utilement jouer quelque chose d'autre, comme son intuition ou son désir ou son espoir esthétique ou sa sexualité.

M. Bernard Charles, président. - Nous sommes l'expression citoyenne, il faut essayer de s'inscrire dans cette démarche.

M. Yves Bur. - Il me semble qu'un comité citoyen a donné un avis favorable sur les OGM.

M. Jacques Testart. - Non, beaucoup plus mesuré, il était très réservé, malgré le choix des citoyens qui avait été fait.

M. Yves Bur. - Il faut être très réservé sur la formule que vous proposez.

M. Alain Claeys, rapporteur. - J'entends bien vos suggestions et vos remarques sur la démarche citoyenne. Cette mission souhaite qu'il y ait une véritable démarche citoyenne, mais la démocratie représentative...

M. Jacques Testart. - Elle reste décisionnelle.

M. Alain Claeys, rapporteur. -... est la structure la plus adaptée pour traiter ce type de sujet.

La démocratie directe sur ce sujet - on en discutera peut-être la semaine prochaine avec les représentants des médias - constitue un danger assez redoutable. À nous d'avoir l'humilité de ne pas nous entourer et n'entendre que des experts. Nous aurons des auditions qui ne seront pas des auditions d'experts. À nous de faire ce travail, d'apprendre et de nous faire un jugement.

Ce serait trop facile, pour les politiques, de laisser les citoyens prendre leurs responsabilités et de mettre en application ce qu'ils auront décidé. Si l'on a un sens à donner à la démocratie représentative, à un moment où elle est en crise, c'est bien sur de tels sujets. C'est mon sentiment.

M. Alain Calmat. - Je profite de la présence d'un scientifique pour poser une question très précise sur l'origine de la vie.

Beaucoup de personnes pensent que l'origine de la vie. C'est la rencontre de deux gamètes humains. À partir de là, elles sont contre l'avortement car, du fait que deux cellules se sont rencontrées, on n'a plus le droit d'y toucher. C'est une position philosophique et religieuse.

De nouvelles données tiennent à la possibilité d'avoir un être vivant mammifère, donc finalement à faire un être vivant, qui est le résultat d'un gamète dépossédé de son noyau, puisque c'est l'ovocyte, qui récupère un autre noyau qui a la double charge chromosomique, donc ce ne sont plus deux gamètes. On pourrait le faire de la même façon pour l'homme.

À partir de ce moment-là, théoriquement, la vie humaine n'est plus forcément déterminée par la rencontre de deux gamètes, et l'argument de ceux qui prétendent qu'il ne faut pas pratiquer l'avortement pour des raisons d'homicide n'existe plus.

Êtes-vous de cet avis ou non ?

M. Jacques Testart. - Il y a une confusion dans tout ce que je lis sur la vie et la personne. Le problème est là. Pour un biologiste, la vie est dans le spermatozoïde et dans l'ovule. Un ovule, c'est vivant. La vie passe dans l'embryon.

M. Bernard Charles, président. - Mais, ce n'est pas une personne.

M. Jacques Testart. - Vous parlez de la personne que vous nommez la vie, et c'est là qu'est la confusion. La personne n'est pas une définition scientifique, mais une définition philosophique ou idéologique.

Pour le Vatican, la personne apparaît dès la fécondation, pour les bouddhistes elle apparaît avant la fécondation avec le projet de faire un enfant. Tout cela est tout à fait légitime, mais cela n'a rien de scientifique. Ce n'est pas la peine de demander à un scientifique quand commence la vie. La vie ne s'est jamais arrêtée. Elle a commencé il y a bien longtemps. On ne sait pas bien quand d'ailleurs, et puis elle prend des formes variées qui, à un moment donné, sont les gamètes qui se rencontrent et forment une autre vie commune.

Le problème vient de la personne, mais ce n'est pas le biologiste qui va vous dire quand commence la personne, sauf à vous donner son sentiment, ce qui n'a aucun intérêt pour vous.

M. Bernard Charles, président. - Nous vous remercions.

Audition de M. Axel KAHN,
directeur de l'Unité U 129, « Unité de recherche en physiologie
et pathologie génétiques et moléculaires » de l'INSERM

(Extrait du procès-verbal de la séance du 7 juin 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Au nom de notre mission, je vous remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation. Vous êtes directeur de l'Unité U 129, « Unité de recherche en physiologie et pathologie génétiques et moléculaires », de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale (INSERM). Vous êtes aussi membre du Comité consultatif national d'éthique dont le président est déjà venu devant notre mission. Vous êtes président du Groupe des experts sur les sciences de la vie auprès de la Commission européenne. Dans ce domaine, la vision européenne, voire mondiale, est un élément important.

Tout le monde connaît l'_uvre de réflexion que vous menez sur l'éthique et les biotechnologies. Vous avez récemment écrit un ouvrage : Plaidoyer pour un humanisme moderne. À ces différents titres, vous pouvez très utilement contribuer à éclairer nos travaux.

Vous savez que notre tâche consiste à évaluer les lois bioéthiques à la lumière des rapports qui ont été donnés par différents organismes et, ensuite, de proposer, parallèlement au projet gouvernemental, les modifications nécessaires à l'évolution de ces lois.

M. Axel Kahn. - Merci beaucoup monsieur le président, Mesdames et Messieurs.

Le plus important sera de répondre à vos questions plus que cet exposé liminaire. Néanmoins, puisqu'on appelle ces deux lois, qui vont être en révision, des lois de bioéthique, je voudrais d'abord préciser ce que j'entends par le terme éthique, puisqu'il en existe plusieurs acceptions.

En fait, étymologiquement, il n'y a aucune ambiguïté. Éthique vient de ethos, les m_urs, et morale vient de morales qui veut dire les m_urs. Éthique et morale signifient donc la même chose et renvoient à la notion du bien et du mal, du bien-vivre.

Souvent, il y a une mauvaise utilisation du terme d'éthique, une dérive même, puisque l'on se met à parler d'éthique de la presse, d'éthique de la législature, d'éthique de la finance, d'éthique de l'entreprise. Ce dont il est alors question, c'est de déontologie, c'est-à-dire de guides de bonnes pratiques.

L'éthique, dont nous allons parler, ne traite pas de ces guides de bonnes pratiques dans une activité particulière. Il s'agit des notions de bien et de mal qui ont une vocation, quoi que cela soit controversé, à être universelles et qui se rattachent directement à ce que les citoyens, dans une société pluraliste, considèrent comme étant la bonne conduite.

Ce terme éthique, pris dans cette acception qui renvoie directement aux droits et à la dignité de l'homme, est naturellement un objet de discussion fondamental par les députés d'une société pluraliste.

En effet, j'observe fréquemment qu'il n'existe, dans notre société, que trois couples de valeurs pour définir qualitativement les actions, les pensées et les entreprises.

1°) C'est vrai et c'est faux. Il s'agit de l'expertise technique et scientifique.

2°) C'est rentable et non rentable. Il s'agit de la sanction du marché.

3°) C'est légitime et non légitime, c'est bien ou c'est mal, comme une démocratie pluraliste peut le déterminer. Seul cet élément de valeur relève clairement d'une discussion et d'une décision démocratiques.

C'est dire l'importance de s'attacher à cette partie délibérative pour déterminer ce qui est une conduite bonne ou mauvaise, notamment dans les domaines de l'éthique biologique et médicale.

Ce que je vais traiter en parlant d'éthique biologique et médicale, vise naturellement toutes les inventions dérivées des sciences qui aboutissent à de nouvelles techniques pouvant s'appliquer à l'homme ou à son environnement.

Les conséquences de l'application à l'homme et à son environnement de ces nouvelles techniques dérivées des nouvelles connaissances sont incertaines sur le plan de la bonne conduite, sur le plan du bien et du mal. Des questions morales, des questions éthiques se posent donc. Voilà très exactement le champ de l'éthique dont nous allons parler.

Ayant défini très rapidement, à grands traits naturellement, ce dont je vais parler, le mieux est peut-être de partir de la loi telle qu'elle existe pour relever certaines ambiguïtés sur lesquelles vous aurez à vous pencher.

Je vais commencer par l'article L. 152-8 du code de la santé publique - parce que cela occupera une grande partie de votre discussion - que vous connaissez tous naturellement : « La conception in vitro d'embryons humains à des fins d'études, de recherche ou d'expérimentation est interdite. Toute expérimentation sur l'embryon est interdite. À titre exceptionnel, l'homme et la femme, formant le couple, peuvent accepter que soient menées des études sur leur embryon. Leur décision est exprimée par écrit. Ces études doivent avoir une finalité médicale et ne peuvent porter atteinte à l'embryon. »

En l'état, cet article de loi ne peut de toute façon pas convenir. Je vais vous expliquer pourquoi. Un biologiste ou un médecin le lit d'une manière assez terrifiante. Il le lit comme il est écrit, c'est-à-dire comme indiquant que toute recherche sur l'embryon est interdite, toute recherche menant à sa destruction, mais que des études - et il n'y a pas de différence sémantique entre études et recherches - peuvent être autorisées après avis des géniteurs, à condition qu'il ne soit pas porté atteinte au développement de l'embryon.

Mais, pour savoir s'il n'est pas porté atteinte au développement de l'embryon, encore faut-il le remettre dans le ventre d'une femme et regarder dans quel état sera, après ces études, le bébé qui naîtra de cet embryon.

J'interprète cette loi comme disant : « avec l'avis des géniteurs, des études peuvent être permises, mais le développement doit se poursuivre et, ma foi, on appréciera le succès ou l'insuccès de l'étude à l'état du bébé qui naîtra ». Ce qui naturellement est quelque chose qui ne peut, sous cette forme, persister.

En fait, le législateur - et je sais bien les soucis qu'il avait dans cet article de loi - voulait ne pas fermer complètement la porte à des études ne portant pas atteinte au développement de l'embryon et bien marquer son souci du respect de la vie humaine dans l'embryon. Il a hésité entre deux positions qui étaient :

- ou bien interdire toute recherche sur l'embryon, point final ;

- ou bien, dans certaines conditions, autoriser des recherches sur l'embryon.

Mais si, dans certaines conditions, des recherches sur l'embryon sont autorisées, il faut éviter le pire. Et le pire serait qu'elles aboutissent à la naissance d'un enfant malformé. Ce que ne dit pas, naturellement, cet article de loi, qui devra être révisé dans le sens que la représentation populaire désirera.

À partir de cette observation, je vais maintenant vous donner mon avis personnel.

Sur une base laïque, en l'occurrence je ne suis moi-même plus croyant, je considère que l'embryon humain a droit à un respect incontestable. En effet, cet embryon humain, s'il se développe, ne se développera qu'en une personne humaine dont il ne viendrait à l'esprit de personne de contester la dignité. Il est constant, dans l'évaluation des projets, que la réalisation d'un projet et sa magnificence profitent à la considération que l'on a pour le projet lui-même. Par conséquent, la réalisation de ce projet qu'est l'embryon est une personne humaine qui est d'une dignité incontestable. Cette dignité de la personne doit, selon moi, profiter à l'embryon humain quelles que soient, par ailleurs, les différences de conceptions sur son statut. Naturellement, je n'entrerai pas dans la discussion sur le statut de l'embryon.

Mon sentiment personnel est que l'embryon est une possibilité de personne en devenir et que cette possibilité confère un droit au respect. L'embryon doit au moins profiter d'une partie de la dignité que l'on reconnaît à la personne. Cela dit, je considère qu'un projet n'est pas encore sa réalisation. Si je décide aujourd'hui d'aller à Lyon, tant que je ne suis pas à Lyon, je n'y suis pas et on ne peut pas dire que le fait de vouloir aller à Lyon et de partir pour Lyon est équivalent au fait d'y être déjà.

L'embryon va éventuellement se développer jusqu'à ce que naisse un bébé qui va lui-même s'engager dans la vie des hommes. Il y a un processus absolument continu. D'ailleurs, dans ce processus, je me refuse à voir quelque discontinuité que ce soit. Je reviendrai peut-être, sur le plan technique, sur les discontinuités proposées afin de subdiviser ce développement embryonnaire.

En réalité, à partir du moment où l'_uf a été fécondé, où les pronucléi mâle et femelle ont fusionné, il y a un embryon unicellulaire qui, d'après la définition biologique, est bien un embryon. La définition biologique d'un embryon est dépourvue d'ambiguïté : il s'agit d'un stade du développement qui, par lui-même, dans les conditions favorables, peut se développer vers un organisme indépendant. Cet _uf, dans les conditions favorables du ventre d'une femme, peut donc se développer vers un organisme indépendant. Il s'agit bien d'un embryon.

Naturellement, on peut considérer que l'embryon préimplantatoire se situe avant le début de la grossesse. L'implantation ne correspond pas à une modification du statut de l'embryon, il correspond à une modification de l'état de la femme. Elle n'était pas enceinte avant, la grossesse débute avec l'implantation.

Les Anglais nous proposent une période de quatorze jours, dénommée « préembryon ». Mais cette notion de préembryon ne correspond pas à la réalité. Ce que veulent dire les Anglais, c'est qu'avant quatorze jours, cet embryon est préhumain, car la notion de préembryon n'a naturellement pas de sens. Mais avant ces quatorze jours, cet amas de cellules peut se développer en un bébé et il est déjà manifestement un embryon humain.

Les Anglais considèrent que la part d'humanité, nécessaire à ce que l'on fasse profiter cet embryon du respect dû à une personne humaine, apparaît entre 13 jours, 23 heures, 59 minutes, 59 secondes et 14 jours. Pour des raisons qui les regardent, ils considèrent qu'il est très intéressant de faire de la recherche sur l'embryon, mais qu'il est bien difficile de faire de la recherche sur cette personne humaine en devenir. On dénie donc son humanité avant quatorze jours et on reconnaît son humanité après quatorze jours.

Il s'agit typiquement d'une position marquée par la morale utilitariste et également par le fait que la phase de quatorze jours correspond à l'apparition de la ligne primitive dans l'embryon qui est l'ébauche du système nerveux central. Or, éviter la douleur est au c_ur de la réflexion de la moralité utilitariste.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous mettez en cause l'universalité de l'éthique. Vous distinguez l'éthique continentale et l'éthique utilitariste anglo-saxonne. Pouvez-vous préciser un peu les choses ?

M. Axel Kahn. - En réalité, Monsieur Claeys, je ne mets pas en cause l'universalité de l'éthique. Je dis que l'universalité de l'éthique est une grande discussion, mais pas tellement en opposant, en l'occurrence, la morale anglo-saxonne à la morale continentale. Savoir si les droits de l'homme s'appliquent, puisque aux termes de l'éthique, les droits de l'homme sont universels, cela renvoie directement au déni de cette conception, notamment par des peuples qui, dans leur passé, ont été tellement colonisés qu'ils considèrent l'idéologie des droits de l'homme comme le dernier avatar d'une volonté de domination idéologique, après avoir été religieuse et coloniale. Une contestation mondiale de l'universalité des droits de l'homme existe effectivement.

Face à cette contestation, je ne peux pas donner d'argument fondamental pour dire qu'il y a une éthique universelle et que les droits de l'homme sont universels. Simplement, je résous cela par l'absurde - je répondrai à votre question sur l'utilitarisme tout à l'heure. Si, je ne me persuade pas de l'existence d'une éthique universelle et de droits de l'homme universels, je n'ai plus aucun argument pour refuser l'inacceptable, c'est-à-dire, par exemple, la prostitution enfantine, la mutilation féminine, le déni d'accès des femmes à l'enseignement, aux soins, etc. Ce n'est que parce que je pense qu'existent bien des droits de l'homme absolument universels qu'aucune particularité culturelle ne peut me faire croire que ces abominations pourraient être, dans un contexte culturel particulier, acceptables.

Je suis donc tout à fait attaché à la notion d'une éthique universelle, mais beaucoup plus en raisonnant par l'absurde.

Quand je parle de morale utilitariste et de morale continentale kantienne, je souligne qu'il existe deux grands courants de la philosophie morale dans le monde européen, disons aux États-Unis et en Europe.

La première racine de cette morale - je vais commencer par la morale anglo-saxonne - est la morale empiriste, utilitariste et pragmatique dont les grands noms philosophiques sont David Hume, John Locke, Jeremy Bentham, Stuart Mill, etc. Pour apprécier la moralité d'une action, il faut alors déterminer sa propension, sa capacité à diminuer la douleur individuelle et collective et à optimiser le bonheur, sans aucune référence à des principes fondateurs.

La richesse de cette pensée morale est son extrême attention à la réalité de la faiblesse, de la détresse individuelle, alors que la référence à des principes moraux fondateurs fait, parfois, bon cas de la fragilité qui est une partie de la dignité humaine.

L'insuffisance de cette morale résulte de ce qu'elle ne permet pas de se garantir d'une évolution vers l'horreur. En suivant les principes de la morale utilitariste, des bioéthiciens discouraient récemment sur le fait que : oui, on pouvait penser à faire des xénogreffes en cas de besoins d'organes, mais puisque le problème est de minimiser la douleur, c'est-à-dire le déplaisir d'êtres qui ont conscience d'eux-mêmes et qui sont capables de ressentir le déplaisir, il valait mieux penser d'abord à prendre les organes de grands malades mentaux ou bien de gens ayant des encéphalopathies, qui ont une conscience d'eux-mêmes pratiquement nulle, plutôt que de prendre des organes d'animaux jeunes, en bonne santé, dont le niveau de conscience d'eux-mêmes est bien supérieur à celui de ces malades mentaux.

J'exagère naturellement, mais c'est quelque chose qui est paru dans des revues de bioéthique et qui montre l'insuffisance de la morale utilitariste, lorsqu'elle est poussée à l'extrême.

Le deuxième courant de la philosophie morale se caractérise par le recours à des principes fondateurs. L'un de ces principes fondateurs est le respect de la dignité et le respect de la vie humaine. C'est un principe essentiel.

Selon moi, la discussion éthique mondiale se doit de respecter le caractère intangible de certains principes fondateurs - et la dignité humaine me semble être l'un d'entre eux - mais doit aussi prendre, dans la morale utilitariste, ce qui conduit à une considération particulière, personnalisée, de la réalité de la détresse des individus.

Les Anglais ne font pas référence à un principe fondateur. Ils partent de plusieurs considérations. La première est l'utilité de faire de la recherche sur l'embryon qui justifie d'en créer les conditions, au besoin en recourant à des faux-semblants juridiques. Il vaut mieux établir une limite en deçà de laquelle on peut faire de la recherche et au-delà de laquelle on ne peut plus en faire. Mais quelle limite prendre, si ce n'est l'apparition de cette ligne primitive qui va être la possibilité de ressentir de la douleur ? Ceci est très important. La morale utilitariste, comme je viens de vous le dire, est très assise sur l'évitement de la douleur. Les Anglais proposent qu'avant quatorze jours, cet embryon soit considéré comme préhumain et qu'après quatorze jours, cet embryon ait un niveau d'humanité supérieure exigeant une protection supplémentaire. C'est une application typique de la morale utilitariste. C'en est même un exemple superbe.

À l'inverse, des positions, qui peuvent d'ailleurs être multiples, considèrent que cet embryon obéit à la définition d'un embryon dès sa conception, qu'il a donc une possibilité de se développer en un bébé et que cela ne peut être nié, quelle que soit la décision que l'on prend quant à l'expérimentation sur lui. La loi, pour s'appliquer plus facilement, n'a pas à changer la nature des choses. Dans une conception principielle, on va donc considérer que, de toute façon, les choses sont telles qu'elles sont et que c'est avec ce qu'elles sont qu'il faut essayer d'établir la loi, alors que dans une conception utilitariste et pragmatique, peu importe que la loi change la nature des choses, s'il est plus facile de la changer afin d'appliquer la loi.

L'embryon existe. Une définition en a toujours existé, et je ne la remets pas en question. Je voulais simplement donner les arguments qui me conduisent à ne pas être hostile à la recherche sur l'embryon dans certaines conditions, alors même que je vous ai dit sur quelles bases se fondait mon respect de l'embryon.

Ces bases sont les suivantes : quand bien même on considérerait que l'embryon est une personne et a droit à toute la protection à laquelle a droit la personne elle-même, ce fait ne serait pas, en soi, un argument suffisant pour dénier un accès à la recherche sur l'embryon, puisqu'on fait de la recherche à tous les âges de la vie humaine, chez les vieillards comme chez les enfants. La médecine a toujours travaillé en faisant de la recherche sur la vie humaine.

La recherche sur l'embryon est naturellement particulière puisqu'elle aboutit à sa destruction, ce qui pose un problème très particulier. Cela dit, le problème ne se pose vraiment pas ainsi dans le cas de la recherche sur l'embryon. Chacun sait très bien qu'aujourd'hui, il y a 50 000 embryons congelés et que, dans vos discussions de 1994, ceux d'entre vous qui y ont participé, ont envisagé la possible destruction des embryons surnuméraires au bout de cinq ans, lorsqu'ils ne seraient pas demandés et après autorisation de leurs géniteurs.

La question suivante se pose alors : est-il moins respectueux de la dignité que l'on doit à l'embryon de le détruire sans autre forme de procès ou bien, avec avis de ses géniteurs, de l'utiliser dans une recherche dont on attend la manifestation d'une solidarité envers le traitement de vies futures qui pourront advenir et en vue desquelles on veut acquérir de nouvelles informations ? Il faut, en effet, acquérir de nouvelles informations qui sont fondamentales pour comprendre le développement et ses maladies.

Quant à moi, qui suis attaché au principe du respect de l'embryon, personne n'a pu encore me convaincre du fait que décongeler un embryon et le jeter dans l'évier serait lui manifester de la dignité. Alors que l'intégrer dans un protocole de recherche - du type de celui que j'ai évoqué - me semble quelque chose de tout à fait acceptable. Cela traduit une forme réelle de solidarité, que je rapprocherai de celle s'exprimant dans le don d'un organe d'un homme mort à un homme vivant, c'est-à-dire manifestant une solidarité au-delà de la mort, dans le cas de l'embryon, au-delà du non-développement.

Cette analyse ne m'amène d'ailleurs pas du tout à être favorable, dans l'état actuel des connaissances, à la création d'embryons pour la recherche. La création d'embryons pour la recherche me semble un tout autre problème, car le fait que le terme d'embryon soit suivi de l'adjectif, « humain », qu'il ait droit à un respect particulier, exige que je sois capable de dire en quoi je manifeste ce respect. La seule manière dont je manifeste ce respect est de n'engendrer des embryons humains que dans l'idée de faire des petits d'homme, de faire des bébés. Le jour où, pour une raison ou pour une autre, - on en reparlera, j'imagine - on serait amené à faire des embryons uniquement pour la recherche ou uniquement pour faire des populations cellulaires, quelque intéressant que cela soit, ce jour-là, du point de vue moral, on aurait accepté des conditions telles que la création de l'embryon puisse être utilisée uniquement pour la fabrication de quelque chose, même d'extrêmement utile, et non plus de quelqu'un.

M. Bernard Charles, président. - Selon vous, quels sont les critères d'une recherche de qualité, même si vous en avez déjà esquissé un ou deux ? Et comment voyez-vous les modalités de contrôle du respect de ces critères ?

M. Roger Meï. - Je pourrais ajouter : jusqu'à quel âge de l'embryon ?

M. Axel Kahn. - C'est fort important. Les critères de qualité devraient être évalués pour une commission ad hoc qui apprécierait la finalité d'une recherche, son intérêt scientifique et il faudrait naturellement que l'avis des géniteurs ait été demandé.

M. Bernard Charles, président. - Un CCPPRB spécifique ?

M. Axel Kahn. - Voilà. Il existe une commission du même type en Angleterre...

M. Bernard Charles, président. -... Que nous auditionnerons le 5 juillet.

M. Axel Kahn. - C'est une commission qui aurait à peu près les prérogatives de cette commission anglaise qui est chargée de donner son avis sur la fabrication d'embryons et la recherche sur l'embryon avant les quatorze jours fatidiques.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Quel est votre jugement sur cette commission anglaise ?

M. Axel Kahn. - Je pense que cette commission, avec les critères qui sont les siens, c'est-à-dire avec cette différence de culture que j'ai notée et qui est de notoriété publique, travaille bien. Ce sont des gens conscients, mais qui ont une échelle des valeurs qui reflète leur tradition, c'est-à-dire qui n'est pas toujours l'exacte échelle des valeurs que nous voulons privilégier.

Pour toute une série de raisons, il serait raisonnable, de toute façon, de limiter ces recherches jusqu'au stade normal de l'implantation qui se situe aux alentours du blastocyste, c'est-à-dire de sept jours, en tout cas avant l'éclosion. Vous savez probablement qu'il n'y a pas que les _ufs de poule qui éclosent, les _ufs humains également, tous les _ufs de mammifères. Il y a un moment où l'embryon sort de la membrane pellucide vers le huitième jour. Il faudrait impérativement qu'on limite la recherche à la période antérieure. On peut en discuter les raisons, mais cela me semble vraiment raisonnable.

De toute façon, même si l'embryon ne change pas de nature, à partir du moment où il y a implantation, il est bien vrai que les relations entre la mère et son embryon sont tout autres.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour essayer de cerner un peu vos distinctions, je vais aborder un sujet qui, à mon sens, sera central dans nos travaux. Il s'agit de l'encadrement des différentes techniques utilisées dans l'assistance médicale à la procréation.

Je voudrais avoir votre point de vue sur la législation française, comparée à d'autres, y compris la législation anglaise. Où sont les insuffisances ? Deux exemples : le diagnostic préimplantatoire et l'ICSI, parce qu'on en arrive à ne plus comprendre grand-chose. On lit parfois que l'ICSI fonctionne parfaitement bien, qu'il n'y a aucun problème. Vous-même êtes assez critique sur l'ICSI. Inversement, d'autres, que nous avons auditionnés, toujours à propos des techniques d'assistance médicale à la procréation, sont très critiques sur le diagnostic préimplantatoire.

Je voudrais connaître votre jugement. Quand on compare ce qui existe en France, en termes d'encadrement, et ce qui existe en Angleterre, où se situe l'éthique continentale et où se situe l'éthique anglo-saxonne ?

M. Axel Kahn. - Pour l'ICSI, je me réjouis que ce soit une méthode qui marche bien. J'ai seulement fait remarquer que c'est un moment très rare de l'évolution de la médecine. Depuis la déclaration de Nuremberg, c'est la première fois qu'une pratique massive viole complètement les termes de cette déclaration.

En effet, que dit cette déclaration de Nuremberg, reprise naturellement par la déclaration d'Helsinki ? Elle dit qu'une expérimentation sur l'homme - l'ICSI n'est pas un essai sur l'homme mais bien, comme je l'ai dit parfois, un essai d'homme - mais on va l'assimiler tout de même à un essai sur l'homme parce qu'un essai d'homme ne saurait bénéficier d'un...

M. Bernard Charles, président. -... Consentement libre et éclairé.

M. Axel Kahn. - Je ne parle pas de cet élément parce que, effectivement, si le consentement libre et éclairé est parfois difficile à obtenir, cela existe bien avec des êtres en tutelle, puisqu'il y a un tuteur pour donner ce consentement libre et éclairé.

Dans les déclarations précitées, il est dit que les essais sur l'homme ne peuvent être faits que dès lors qu'on dispose des éléments théoriques et expérimentaux suffisants fondant l'innocuité, et notamment une expérimentation animale préalable.

Je vous rappelle que, quand l'on a commencé à faire l'ICSI, on ne l'avait pratiquement jamais testée chez aucun animal, qu'il y avait des raisons théoriques vraiment importantes pour penser que cela pouvait ne pas marcher. D'ailleurs, aujourd'hui, il y a encore des interrogations. L'argument principal est que l'on pratique l'ICSI pour des hommes qui sont stériles. Une des causes très fréquentes de la stérilité est une anomalie génétique au niveau des gamètes mâles. Et parfois, ces anomalies génétiques n'existent qu'au niveau des gamètes mâles et non au niveau de la personne entière. On dit que cette personne est mosaïque.

En ce qui concerne les testicules - les gamètes mâles - cette anomalie génétique va aboutir à une stérilité, à une oligo-azoospermie. Personne ne pouvait prédire à quoi cela allait aboutir si l'on forçait le pouvoir fécondant de ces spermatozoïdes, c'est-à-dire, si l'on rendait fécondants ces spermatozoïdes naturellement non fécondants. Quel type de bébé cela allait-il donner ? Vraiment personne ne pouvait répondre à cette question. Si bien que, d'un point de vue théorique, il y avait au moins toutes les raisons de se poser des questions importantes.

La déclaration de Nuremberg dit également qu'une expérimentation doit essayer de balancer le risque pris par l'urgence de la situation. Or, il n'y avait pas une urgence fondamentale dans le cas de l'ICSI. Lorsque des couples sont stériles, avant que toutes les études soient faites, permettant de s'assurer, autant que faire se peut, de l'innocuité de la méthode, il y avait, chacun le sait, l'adoption, la fécondation avec sperme de donneur. Il n'y avait pas de vie en danger.

On se trouve dans une situation où l'on a fait un essai d'homme de première intention, alors qu'il y avait des raisons théoriques de penser qu'il pouvait y avoir des conséquences aussi graves que l'apparition d'un enfant malformé, et sans qu'il y ait urgence.

Lorsque l'ICSI est apparue, il y a quelques années, l'étrangeté de cette situation était telle qu'il me semblait important de le relever.

Maintenant, vous connaissez bien les résultats de l'ICSI, c'est une méthode qui marche remarquablement bien. Elle ne donne pas une quantité fondamentale de malformations à la naissance, mais on ne sait pas naturellement ce qu'il en sera plus tard. Elle entraîne une transmission héréditaire de la stérilité - ce qui est amusant. Mais pourquoi pas ? À partir du moment où l'on peut transmettre la stérilité masculine héréditairement, ce n'est plus une stérilité, si bien que cela ne me choque pas.

Ce qui est relativement ennuyeux, c'est que les situations de stérilité masculine auxquelles les biologistes essaient de faire face sont de plus en plus difficiles. On a commencé par prendre un spermatozoïde sur 100 000, alors que normalement un homme en a 200 millions / ml. Ensuite, on en a pris 1 sur 1 000. Ensuite, on a piqué directement l'épididyme pour pouvoir prendre un spermatozoïde parce qu'il n'y en avait pas ailleurs. Plus tard, on a piqué directement le testicule. En outre, dans le testicule, il y avait des spermatides immatures, on les a fait mûrir. Enfin, récemment, on a même pris des cellules qui n'avaient pas subi la méiose et on leur a fait subir une méiose. Tout cela naturellement, toujours sans expérimentation préalable, alors qu'à chaque fois, les dangers sont importants.

Or, que le médecin intervienne pour qu'une vie apparaisse et que cette vie soit, éventuellement, programmée génétiquement pour le handicap et pour le malheur, me semble être l'une des pires catastrophes que l'on puisse encourir.

Je souhaite donc que l'assistance médicale à la procréation soit encadrée à peu près de la même façon que le sont les autres formes d'essais sur l'homme. Je ne vois pas que l'essai d'homme puisse faire l'objet d'un plus grand laxisme que les essais sur l'homme.

Voilà à peu près ce que je peux dire sur l'ICSI. Il n'y a d'ailleurs pas de différence très importante entre les Anglais et les Français sur ce point. Lorsque l'un de nos collègues français a récemment procédé à cette opération extrêmement incertaine de méiose in vitro, ce sont nos collègues anglais qui ont hurlé à la folie et à l'inconscience, dans un éditorial de Lancet.

Le diagnostic préimplantatoire, le DPI, est un problème certainement très sensible. Comme généticien, j'ai été confronté deux fois au moins dans ma vie à des situations particulières.

Une fois, il s'agissait d'une famille où l'homme de ce couple était l'animateur d'une association de malades. Ils avaient eu un enfant qui était mort d'une maladie qui tue les enfants à deux ans, tragique, que l'on appelle une leuco-dystrophie métachromatique. Un autre enfant était atteint. Leurs deux enfants sont morts. Deux fois, la grossesse avec un diagnostic prénatal avait abouti à un diagnostic de la maladie et à l'avortement. Bien évidemment, cette femme ne pouvait pas envisager de recommencer une grossesse.

Si un couple vient me voir en disant : « Docteur, maintenant vous pouvez faire un diagnostic avant de transplanter cet _uf, faites-le parce que nous ne pouvons plus recommencer une grossesse avec la perspective d'avorter ». Que vais-je lui répondre ? Vais-je dire : « Madame, non. C'est mal de faire cela. Avortez donc »?

Moralement, je ne me sens pas la capacité de ne pas lui offrir, si je sais le faire, la possibilité de redémarrer une grossesse, qu'en étant à peu près assuré que cette grossesse ne sera pas à nouveau vouée à l'avortement après un diagnostic prénatal.

Pour autant, le diagnostic préimplantatoire pose un problème difficile : il est relativement plus indolore, plus acceptable, de se mettre à faire des tris d'embryons sur des caractéristiques peu pathologiques. On ne va pas provoquer un avortement facilement sur des arguments peu pathologiques alors qu'un tri d'embryons sur des arguments qui, à terme, pourraient être qualitatifs, est quelque chose qui peut se concevoir. Si bien que le diagnostic préimplantatoire doit, selon moi, être extrêmement encadré et ne doit être offert que comme une alternative à des situations où, aujourd'hui, on admet un diagnostic prénatal suivi, en cas de détection de la maladie, d'une interruption dite médicale de grossesse.

Il faut donc limiter le diagnostic préimplantatoire à la détection de la maladie que la famille est susceptible de transmettre, afin d'éviter cette dérive d'une utilisation du diagnostic préimplantatoire à des fins de sélection de l'embryon, c'est-à-dire d'eugénisme de convenance.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il ne serait pas inutile que vous puissiez nous éclairer sur ce qui relève du possible, du probable ou de l'improbable, dans les années à venir, dans le domaine de la génétique.

M. Axel Kahn. - Je vais partir de l'embryon pour en arriver à la génétique.

En ce qui concerne l'embryon, il y a un premier grand domaine sur lequel l'Office parlementaire, sous votre direction et celle de M. Claude Huriet, vient de publier un rapport important. Il s'agit de la médecine régénératrice, l'utilisation thérapeutique des cellules embryonnaires.

D'abord, une considération générale : il s'agit d'une médecine potentiellement très innovante et sur laquelle on fonde beaucoup d'espoirs. Son but serait de remplacer des cellules malades, ou usées par le vieillissement, par des cellules identiques à celles qu'avait la personne malade, alors qu'elle était nouveau-née. Il s'agit de quelque chose qui permettrait de faire face à des maladies neuro-dégénératives, à des accidents médullaires, au diabète sucré, à des maladies hépatiques, des maladies du sang, des maladies de la peau, etc. Ces perspectives sont peut-être considérables.

Pour ce faire, il y a trois grandes catégories de méthodes qui sont :

- le clonage thérapeutique,

- la cellule ES en lignées,

- et la manipulation des cellules souches adultes.

Le clonage thérapeutique. On fabrique un embryon par la méthode qui a permis de donner naissance à Dolly. À partir de celui-ci, au stade blastocyste, à sept jours, on prend des cellules que l'on cultive et on apprend à commander à ces cellules, suivant ce que l'on veut en faire, à se transformer en cellules du cerveau, ou bien en cellules du pancréas, ou bien en cellules du foie, etc.

La deuxième méthode consisterait à prendre un petit nombre de lignées de cellules ES établies ailleurs et à les manipuler de manière à ce qu'elles soient tolérables.

La troisième méthode consisterait à se servir d'une petite quantité de cellules souches qui persistent en chacun d'entre nous, même les moins jeunes. Nous avons tous une réserve insoupçonnée de juvénilité. Grâce au programme génome justement, on va trouver les moyens de stimuler cette réserve de juvénilité.

On s'est rendu compte récemment que des cellules souches neurales, des cellules souches du système nerveux central, pouvaient, dans certaines conditions, participer à toute l'embryogenèse. On prend un cerveau adulte de souris, on cultive des cellules prélevées dans ce cerveau et on met ensuite ces cellules dans un embryon. On voit que des cellules dérivées de ces cellules neurales participent à la fabrication de la moelle, de la peau, du foie, du muscle. Alors que l'on ne l'imaginait pas du tout. On pensait que ces cellules souches du cerveau ne pouvaient « faire que du cerveau ». En réalité, elles ont une plasticité résiduelle, si bien qu'il se pourrait, dans l'avenir - mais ce n'est pas sûr -, que l'on puisse prendre des cellules de ce type et modifier leur destin de manière à réparer, suivant ce dont nous souffrons, notre vieille arthrite ou bien notre maladie d'Alzheimer.

Je reviens aux cellules souches embryonnaires. Lorsque l'on a un blastocyste, l'embryon a sept jours. Il est creux, il possède au fond un petit amas de cellules que l'on appelle le bouton embryonnaire au niveau duquel il y a quelques cellules. Lorsque l'on met ces cellules en culture, suivant les conditions de culture, on peut soit les amener à se diviser sans se différencier, en restant telles qu'elles sont, telles qu'on les a prélevées, ou alors les amener à se différencier pour donner des cellules du cerveau, du foie, de la moelle, de la peau, du pancréas, etc.

Depuis 1997, deux équipes, une australienne et une américaine, ont établi des lignées de cellules souches embryonnaires ou bien germinales (peu importe, c'est le même type de cellules). Des cellules souches humaines existent donc aujourd'hui.

Imaginons que l'on commande, que l'on sache commander à ces cellules souches de donner des cellules dopaminergiques du cerveau pour soigner la maladie de Parkinson et que l'on certifie que ces cellules ne déclencheront pas une tumeur cérébrale, ce serait naturellement fantastique. Cela dit, ces cellules souches embryonnaires, isolées par des Australiens et par des Américains, n'auront pas un génome identique au génome du receveur qui va donc développer une réaction de rejet de greffe contre elles, car elles seront considérées comme étrangères. Et c'est ici qu'apparaît tout l'avantage du clonage thérapeutique.

Si l'on prend des cellules souches qui sont dérivées d'un embryon fabriqué à partir des cellules du receveur, alors ces cellules seront identiques aux siennes et il les acceptera, à moins que l'on puisse échanger le noyau de ces cellules souches embryonnaires américaines ou australiennes par un noyau d'une cellule de la peau du receveur afin de les personnaliser. Ce n'est pas sûr que l'on sache le faire, mais c'est également une perspective.

Aujourd'hui, qu'est-ce qui est sûr ?

Rien n'est sûr, c'est-à-dire que la médecine régénératrice, comme je vous l'ai présentée, n'a encore aucune réalisation à son actif chez l'homme. Cela dit, il existe des expérimentations animales très intéressantes. On a récemment montré que des cellules souches embryonnaires de souris pouvaient être transformées en cellules sécrétrices d'insuline qui, greffées à une souris diabétique, guérissaient son diabète. C'est un exemple.

Dans un autre exemple, également chez un animal d'expérience, ces cellules souches ont permis de beaucoup faciliter la réparation d'une lésion médullaire avec troubles neurologiques.

La manipulation des cellules souches adultes ne pose naturellement aucun problème moral ou éthique. C'est un magnifique défi scientifique et il faut impérativement poursuivre les recherches en ce domaine. Objectivement, je ne sais pas quelle est la voie qui sera la plus efficace.

Mais aucune urgence absolue n'apparaît pour ce qui est du clonage thérapeutique humain parce qu'en réalité, on est aujourd'hui très loin de faire des essais cliniques à partir de cellules dérivées de clone de ce type. En revanche, il y aurait un intérêt très important à pouvoir travailler sur des lignées de cellules souches humaines, de cellules ES humaines.

Aujourd'hui, la loi ne l'interdit pas. En effet, si je commande à M. John Gearhart ou M. James Thomson, des cellules souches, des cellules ES humaines, ils vont m'en envoyer. D'après la loi, je n'ai pas le droit de détruire des embryons ou de manipuler l'embryon. Une cellule souche embryonnaire n'est pas un embryon. Si vous mettez une cellule souche embryonnaire dans le ventre d'une femme, cela fera un cancer, cela ne fera pas un bébé. Ce n'est donc pas un embryon.

Si bien que je peux recevoir ces cellules, travailler avec - la loi ne me dira rien à ce sujet si je respecte les conditions d'envoi et d'utilisation de matériels humains qu'elle prévoit par ailleurs.

Cela dit, il y a une certaine hypocrisie à ne pouvoir compter que sur les lignées des cellules souches établies à l'étranger dans des conditions éthiques naturellement non précisées. Si vraiment on considère qu'il est important de pouvoir faire des recherches sur ces cellules souches humaines, il me semble qu'il faudrait également autoriser les chercheurs français à en isoler, dans des conditions éthiques que vous décideriez, qui correspondraient à votre vision des conditions dans lesquelles on peut faire une recherche sur des embryons.

Il y a certainement un intérêt très grand à travailler sur la cellule souche embryonnaire humaine. Elle est différente de la cellule souche embryonnaire murine. Tout ce que l'on a appris sur la cellule souche embryonnaire murine ne pourra pas être transposé à la cellule souche embryonnaire humaine.

Il n'y a pas forcément intérêt à cloner et même, à mon avis, des objections morales s'y opposent. Il n'y a pas de nécessité rapide à cloner des embryons humains. En revanche, utiliser et travailler sur des cellules souches embryonnaires humaines est quelque chose qui, aujourd'hui, est important pour répondre à certaines questions.

M. Jean-Michel Dubernard. - On dit que ces cellules souches embryonnaires sur lesquelles on ferait de la recherche seraient des cellules chosifiées. Ce n'est pas vrai. Si ces cellules sont transférées à l'homme ultérieurement, elles resteront des cellules d'homme, transférées à l'homme et on se retrouve un peu dans la situation de la transplantation.

M. Axel Kahn. - Pour moi, ces cellules sont comme les autres cellules sur lesquelles on fait de la recherche dans tous les pays du monde. Des cultures de cellules humaines, il y en a des milliers et des milliers de types. On fait de la recherche partout. Ce ne sont pas des embryons, cela ne peut pas donner des bébés. Je refuse que l'on dénie le nom d'embryon à un embryon qui a moins de quatorze jours ou bien qui n'a pas été implanté. Je considère qu'un embryon cloné est un embryon humain aussi bien qu'un embryon créé par procréation. Je considère que l'embryon humain, qu'on veuille le créer pour la recherche ou bien pour faire un bébé, est de toute façon un embryon humain.

Malgré cette position très forte, les cellules dont nous parlons, ne sont en aucune manière des embryons. Ce sont des cellules humaines, des lignées de cellules humaines qui ne peuvent pas donner un bébé et qui ne sont pas des embryons.

En ce qui concerne le programme génome, il y a aujourd'hui énormément de confusion. Je ne parle plus maintenant de la thérapeutique à l'aide de cellules embryonnaires. Je vais parler de la thérapeutique liée à la connaissance du génome. On va identifier tous les gènes. Que va-t-on faire avec ces gènes ?

La connaissance du génome est l'établissement d'un dictionnaire avec une série de 30 000 à 120 000 mots, on ne sait pas trop. Dans un premier temps, il faudra que l'on connaisse la signification de tous ces mots, on ne la connaît pas encore, et ensuite que l'on connaisse la signification des phrases que l'on peut faire avec ces mots. Naturellement, ceci demande encore plus de temps. La recherche en biologie a encore probablement quelques siècles d'avenir devant elle.

Il n'empêche que la possession de ce dictionnaire, avec ces mots que sont les gènes, nous permettra d'exercer beaucoup plus facilement notre métier de biologiste et de médecin, de mieux comprendre la constitution des cellules et des organismes, de mieux comprendre, de mieux connaître, de fabriquer et de pouvoir tester les cibles des médicaments, de trouver les mécanismes des maladies, de trouver les bases de certaines maladies lorsqu'elles sont des bases génétiques. C'est certain. Cependant, il existe des gènes que nous connaissons depuis vingt ans, dont la mutation entraîne des maladies graves, que nous ne savons toujours pas soigner. Il ne faut pas se faire d'illusion. Les gènes de globine, par exemple, sont connus depuis 1978-1979. Des millions et des millions de personnes souffrent de maladies moléculaires de l'hémoglobine dans le monde et on ne sait toujours pas soigner ces maladies.

Entre le savoir et le pouvoir de guérir, il peut y avoir un intervalle d'un an, dix ans, vingt ans, cinquante ans, cent ans. Ne nous faisons pas d'illusion.

Avec ces gènes, pourra-t-on soigner toutes les maladies génétiques ? Non, avec ces gènes, on pourra probablement soigner quelques maladies génétiques, et d'autres maladies génétiques seront soignées par d'autres méthodes. Ce qui est très important, c'est qu'une fois que l'on aura tous ces gènes, on aura l'inventaire des protéines pour lesquelles le génome humain peut coder. Parmi, ces protéines, figurent notamment celles qui permettront de stimuler cette réserve de juvénilité que nous avons en nous, avec ses facteurs de différenciation et ses facteurs de croissance. On aura probablement les protéines qui permettent de transformer ces cellules souches en cellules différenciées.

J'attends donc de la combinaison des méthodes cellulaires et du génie génétique des progrès considérables dans cette perspective de médecine régénératrice.

Pourra-t-on avec des gènes faire des hommes plus forts, plus intelligents, des surhommes ? Ce fantasme est d'une extraordinaire vigueur littéraire, philosophique, fantasmatique. À la fin de 1999, entre Sloterdijk, Francis Fukuyama, Michel Houellebecq dans Les particules élémentaires, le nombre est grand de ceux qui nous ont dit que l'homme était prêt génétiquement de se transformer et de transformer son lignage. Cette réalité est fantasmatique beaucoup plus que scientifique. Mais, en tant que réalité fantasmatique, elle mérité d'être considérée.

On est bien loin de pouvoir « améliorer » un homme par transfert de gènes. D'abord, je ne sais pas ce que signifie améliorer un homme. Peut-être est-ce de faire un meilleur député ? Mais je ne saurais pas quel gène il faudrait vous transmettre pour que vous bénéficiez d'une amélioration de votre sens du bien public, de vos valeurs morales, etc. Réellement, il y a, de ce point de vue, un extraordinaire fantasme.

M. Roger Meï. - Une des grandes questions qui se pose à nous est celle de la brevetabilité du génome humain. Quel est votre point de vue ?

M. Axel Kahn. - Je voulais vous en parler parce que c'est un problème très important. Il faut bien voir que les députés français, les députés européens, selon moi, se sont vraiment « laissés avoir ».

La loi française est excellente. Elle dit dans son article 10 que le corps humain, ses éléments et ses produits, ainsi que la connaissance de la structure totale ou partielle d'un gène humain, ne peuvent en tant que tels faire l'objet de brevets.

Cette loi indique donc que la connaissance d'un gène ne peut pas être brevetée. La directive européenne, qui a été discutée pendant dix ans, a un article 5 qui commence à dire la même chose : « le corps humain, ses éléments, etc., ne peuvent faire l'objet de brevet », mais qui ajoute immédiatement après : « la séquence totale ou partielle d'un gène isolé par un procédé peut faire l'objet d'un brevet même s'ils sont identiques à un gène dans son état naturel. »

L'alinéa 3 de l'article 5 de la directive européenne ajoute - je vous le dis de mémoire : « ce brevet doit établir concrètement l'utilisation de ce gène. »

Une toute petite exégèse est nécessaire quant à l'incompatibilité entre la loi française et la directive européenne. La loi française dit que la connaissance n'est pas l'objet d'un brevet - ce qui me semble ne souffrir aucune limite, encore qu'elle le limite au génome humain, mais elle ne pouvait pas faire autrement.

La connaissance elle-même permet de faire des inventions. Les inventions sont brevetées, mais les connaissances dont on est parti pour faire des inventions sont naturellement hors du brevet. Lorsqu'elles sont protégées, elles le sont uniquement dans le sens de leur utilisation pour réaliser l'objet de l'invention, l'objet de l'innovation. La loi française rappelle cela et elle est complètement dans l'esprit des brevets.

La directive européenne, dans l'alinéa 2 de l'article 5, nous dit que, lorsqu'une séquence totale ou partielle d'un gène est déterminée par un procédé et hors de l'état naturel, elle peut être brevetée même lorsque ce gène est identique à un gène naturel.

Cela veut dire que toute la connaissance des gènes est brevetable, pour quelles raisons ? Si mes gènes sont dans leur état naturel dans mes cellules, aucun d'entre vous ne peut les connaître. Si vous les connaissez, c'est qu'ils ont été clonés. Ils sont donc hors de mon corps et on a utilisé un procédé de clonage et de séquençage pour les connaître. L'alinéa 2 signifie qu'il n'y a aucune limite, strictement aucune limite, à des brevets sur les gènes.

Mais selon l'alinéa 3, pour que ce brevet soit recevable, il faut que l'utilisation industrielle soit concrètement exposée. Là, il faut renvoyer à la jurisprudence des brevets. Qu'appelle-t-on une utilisation industrielle concrètement exposée ? « Concrètement exposé », ce n'est pas du tout « démontré », c'est-à-dire qu'à partir du moment où j'ai un gène et que, par des comparaisons de séquences et de moyens informatiques tout à fait virtuels aujourd'hui, je suis capable de proposer une utilisation industrielle, le brevet est recevable.

Alors, me direz-vous, si ce brevet est recevable, le gène va-t-il être breveté ? C'est seulement ce que j'ai voulu faire avec ce gène qui va être breveté, la connaissance, elle, ne l'est pas. Il n'en est rien parce qu'aujourd'hui la jurisprudence des brevets a abouti à ce que la séquence d'un gène soit assimilée à une molécule chimique.

Lorsqu'une molécule chimique est utilisée pour un usage médicamenteux, elle fait l'objet d'un premier brevet. Si elle est utilisée pour un deuxième usage médicamenteux, on peut prendre un nouveau brevet, mais qui sera dépendant du premier. C'est ce que l'on appelle les systèmes de dépendance, c'est-à-dire que le deuxième breveté doit payer des royalties au premier.

Le fait d'assimiler la connaissance des gènes à une molécule signifie que quiconque voudra utiliser secondairement cette connaissance pour mettre au point un médicament, pour faire une recherche, dépendra du premier breveté. Le résultat est bien celui d'une appropriation des droits de propriété industrielle pris sur la totalité du génome.

Un exemple précis de cette situation a été vécu il y a peu de temps. En 1992-1993, la société Human Genome Science - qui à l'époque travaillait en collaboration avec TIGR, dirigé par Greg Venter qui est maintenant le CEO de Celera Genomics - a séquencé au hasard, par des moyens peu innovants, une séquence évoquant l'idée qu'elle pourrait coder pour un récepteur membranaire, qui pouvait intervenir dans l'inflammation, la croissance cellulaire. La demande de brevet a été la suivante : utilisation de cette séquence d'un gène, de la protéine qui est codée par ce gène, afin de mettre au point des médicaments contre les cancers, les maladies inflammatoires et les maladies endocriniennes. C'est très virtuel, mais c'est comme cela que l'on fait habituellement.

En 1996, notre collègue Gilbert Vassart de l'Université libre de Bruxelles, a trouvé, avec ses collaborateurs, que ce récepteur appelé CCR5 était le corécepteur permettant l'entrée du virus du sida dans les cellules. Human Genome Science n'avait jamais imaginé qu'une telle chose fût possible. Dans leur revendication, ils avaient eu l'impression de vraiment « balayer large », mais jamais ils n'avaient imaginé cela.

La réalité est qu'aujourd'hui pour faire des recherches en se servant de cette séquence, afin de mettre au point des médicaments contre le sida, il faut passer par l'octroi d'une licence de la part de Human Genome Science, une licence extraordinairement chère, extrêmement contraignante, qui va renchérir le prix du médicament et qui est parfaitement illégitime, car l'activité de Human Genome Science n'a en rien permis, aidé, facilité, l'activité ultérieure du découvreur de la qualité de ce corécepteur comme intervenant dans l'entrée du virus du sida.

Si bien qu'on en arrive à une situation qui est dangereuse. En effet, aujourd'hui, par le biais de brevets de ce type, deux ou trois sociétés américaines vont bientôt avoir le droit de demander le paiement de royalties et d'accorder des licences pour la totalité de l'utilisation du génome humain. En réalité, il ne faudra pas le limiter au génome humain parce que, aussi importante que le génome humain, il y a la connaissance du génome de plantes ou bien d'agents infectieux dont on attend également de grands biens pour l'humanité.

S'il était possible que l'Europe, dont c'est une valeur tout de même extrêmement commune de laisser libre l'accès aux connaissances, évite que l'on poursuive ce mouvement, tel que le brevet se mette non seulement à breveter l'innovation mais également la connaissance qui a permis l'innovation, elle ferait _uvre pie.

M. Jean-Claude Guibal. - Au début de votre propos, vous disiez que les choses sont ce qu'elles sont et que la loi doit être élaborée à partir de cette réalité. La question que je vous pose se situe sur le plan de la morale et du retard de la morale sur la réalité. On peut avoir l'impression - en particulier en vous entendant ou en vous lisant - que la recherche scientifique, dans le domaine de la génétique, évolue à un rythme tel qu'il bouleverse nos repères moraux ou éthiques. Vous disiez d'ailleurs qu'il fallait arriver à concilier les principes d'une morale universelle et ceux d'une morale utilitariste. Ce qui prouve bien un trouble. En vous lisant, on note clairement ce trouble.

Ma question est la suivante : est-il possible d'avancer à ce rythme, sur le plan de la recherche, y compris de la pratique, sans avoir préalablement fixé ces repères moraux ?

Je prends un exemple, celui des embryons surnuméraires. Vous avez bien dit que l'alternative était, dans tous les cas, catastrophique, en tout cas que la dignité de ces embryons était atteinte quelle que soit la manière dont on les traite. Cela veut-il dire qu'il faut remettre en cause, par exemple, la fécondation in vitro, si l'on ne veut pas se retrouver confronté à ce questionnement diabolique qui est de savoir ce que l'on fait des embryons surnuméraires ?

Une deuxième question : faites-vous une différence de nature entre le clonage thérapeutique et le clonage reproductif ?

M. Bernard Charles, président. - Pour compléter la question sur le clonage reproductif, nous avons rencontré des intervenants qui ont essayé de nous montrer les différences entre le clonage thérapeutique et le clonage reproductif. Dans vos écrits, vous semblez dire, qu'il y ait la loi ou pas, ce clonage reproductif sera réalisé. Pourriez-vous développer cet aspect de votre réflexion ?

M. Axel Kahn. - La première question nous met évidemment au c_ur de nos réflexions et de vos responsabilités, Mesdames, Messieurs les députés, puisque vous devez en permanence tester ce que l'on sait faire à l'aune de votre conception du bien ou du mal.

De ce point de vue, il me semble y avoir deux exigences.

La première - qui me semble fondamentale et en ce sens, d'ailleurs, je me différencie de beaucoup de mes collègues scientifiques - est très évidement de considérer que la technique a l'incapacité totale de définir ce qui est bien et ce qui est mal. La technique définit ce qui est vrai et ce qui n'est pas vrai ou ce qui est probablement vrai et ce qui n'est probablement pas vrai. Elle définit ce qui est possible. Elle aide à définir des risques et des possibilités. En revanche, elle ne dit rien de ce qui est bien et de ce qui est mal.

Malgré ce qu'il y a de magnifique dans l'idée du progressisme et de Condorcet, je remarque que cette idée, que le bien et le mal sont réductibles à l'utilisation de la raison et à la démarche scientifique, est en réalité grosse de tous les totalitarismes. Puisque celui qui n'est pas d'accord avec ce que dit la science est considéré comme un obscurantiste et peut être disqualifié du droit de participer au débat démocratique. L'histoire du XXe est très riche de ces dérives. Si notre XXIe siècle, comme je l'ai dit au début, pouvait véritablement considérer que ces trois couples de valeurs sont irréductibles les uns aux autres, que ce n'est pas parce que c'est rentable que c'est vrai, et que c'est vrai que c'est bien, alors nous aurions des raisons d'avoir un certain optimisme.

Pour autant, l'éthique est l'application de la notion du bien et du mal dans un monde réel. Ce n'est pas l'application du bien et du mal dans le monde dont nous aimerions qu'il existât, mais dans celui qui existe.

L'éthique progresse en permanence en refusant le relativisme moral. Le grand danger est que l'éthique soit - pour emprunter une citation qui n'est pas de moi, mais de Mme Fresco - « le jardin d'acclimatation des pratiques non encore acceptables ». Souvent, c'est un peu cela. Une chose n'est pas encore acceptable, donc on la soumet à la discussion éthique et ensuite, on la réalise.

M. Roger Meï. - Vous provoquez un peu, c'est religieux ce que vous dites.

M. Axel Kahn. - Non, ce n'est pas religieux. Si c'est religieux, c'est vraiment à mon corps défendant. C'est simplement que, dans une société pluraliste et démocratique, le bien et le mal conviennent ou ne conviennent pas à la société. Le bien et le mal peuvent être définis par référence à une morale révélée, à une morale chrétienne, juive, laïque, franc-maçonne, etc. Mais nous, nous sommes dans une société pluraliste, démocratique, laïque, le bien et le mal sont ce que le citoyen considère comme étant le mieux pour lui, ce qu'il désire. C'est cela le légitime d'un point de vue démocratique. Dans cette affaire, je « démocratise » donc la notion de bien et de mal.

Je parlais du problème éthique. En permanence, l'éthique revient à surmonter des tensions. On vient de citer une tension, imaginons que, demain, le clonage thérapeutique soit la seule méthode qui permette de proposer une méthode thérapeutique extrêmement importante aux malades atteints de diabète, de maladie de Parkinson, Alzheimer et de bien d'autres - il faut s'y préparer, il ne faut pas jouer la politique de l'autruche - et qu'en Belgique, en Hollande, en Angleterre, en Israël, en Amérique, les malades atteints de ces pénibles affections soient correctement soignés. D'un côté, il y aurait le devoir éthique de solidarité consistant à offrir aux citoyens français malades ces mêmes possibilités thérapeutiques, ce qui est une grande exigence. D'un autre côté, il y aurait une autre norme morale qui est de ne pas réifier l'embryon, c'est-à-dire de considérer qu'il est « embêtant » de fabriquer l'embryon comme une chose tout à fait utile. Il n'empêche qu'il faudrait bien surmonter cette tension. Je crois qu'elle le serait en privilégiant la solidarité envers des personnes existantes et souffrantes, plutôt que le respect de cette personne potentielle qu'est l'embryon. Mais, je ne considère pas qu'il s'agisse d'un relativisme moral, car faisant cela, je ne méconnaîtrai pas du tout de quel poids moral est payée cette avancée.

Entre deux attitudes qui consisteraient, pour pouvoir expérimenter sur l'embryon, à le déshumaniser totalement ou alors à dire : « oui, effectivement il y a cette confrontation à l'heure actuelle, mais il nous semble que le plus important est de venir en solidarité, nous n'avons pas d'autre possibilité ». Cela s'appelle vraiment faire de la politique et de l'éthique, c'est-à-dire, face à deux normes qui sont contradictoires, discuter de ce qu'est la meilleure solution. Autrement, on n'avance pas.

Je ne pense donc pas que nous soyons « pieds et mains liés ». Nous gardons la possibilité de poser des critères, de dire les raisons pour lesquelles nous avons à agir et bien souvent, il y a deux mécanismes mentaux qui nous amènent à des conclusions différentes. Ces conclusions différentes, ces apories, il faut bien les surmonter. J'imagine que vous le faites en permanence dans votre travail législatif. Là, il faudra bien le faire également.

Le clonage reproductif et le clonage thérapeutique ont une première étape identique. Cela consiste à faire des embryons humains par transfert de noyau. Ou bien on cultive les embryons humains jusqu'à sept jours, au stade blastocyste, on prélève des cellules pour mettre en culture des cellules souches embryonnaires personnalisées identiques à celles de la personne que l'on veut soigner. C'est du clonage humain à visée thérapeutique. Ou bien on met ces embryons dans le ventre d'une femme et peut-être qu'un jour, si cela marchait, cela ferait un bébé.

La différence est uniquement une différence de finalité. Naturellement, d'un point de vue moral, l'approche est tout à fait différente. On peut récuser le clonage thérapeutique sur un argument kantien, la dignité que l'on reconnaît à l'embryon exige qu'il soit toujours considéré comme une fin en soi et non pas simplement comme un moyen. Le moment à partir duquel je fais des embryons pour faire des médicaments, c'est considérer l'embryon uniquement comme un moyen et non plus du tout comme une fin en soi.

En revanche, cet argument kantien ne vaut pas pour le clonage reproductif. Car un couple stérile qui veut un enfant par clonage a vraiment pour but de faire une personne. D'ailleurs, le clone est la fin en soi de cette activité. De ce fait, d'un point de vue philosophique et moral, l'approche est tout à fait différente. D'un point de vue technique, la première étape est identique. C'est parfaitement clair.

Vous ne me le demandez pas, mais puisque je suis là, je vais vous donner mon avis. Si j'étais député, je me dirais que, dans cette affaire, il n'y a clairement pas d'urgence. Je suis absolument persuadé que l'on n'aura pas besoin pour soigner des personnes, dans les cinq ans à venir, de faire des embryons par clonage. En revanche, il y a une nécessité tout à fait importante à améliorer la caractérisation des cellules souches embryonnaires, à cultiver les cellules souches embryonnaires, à savoir maîtriser leur destin, etc.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour être très précis, vous considérez que, dans cette révision de la loi, ce problème peut ne pas être abordé.

M. Axel Kahn. - Dans cette révision de la loi, maintenir l'interdiction de créer des embryons en dehors d'un projet parental, même pour le clonage, ne va pas pénaliser les malades qui pourraient éventuellement, un jour, bénéficier de cette médecine régénératrice.

M. Pierre Hellier. - En êtes-vous sûr ? Vous êtes bien affirmatif en disant que l'on est sûr que l'on n'aura pas besoin de...

M. Axel Kahn. - Non, je n'ai pas dit cela. Mon sentiment est que l'on en est très loin. Cela fait dix ans que l'on connaît les cellules embryonnaires de souris et dix ans que la recherche se poursuit sur ces cellules de manière extrêmement poussée. On commence simplement à être capable de leur commander de se différencier dans tel ou tel destin et de manière vraiment très difficile et très incertaine. Les problèmes à résoudre tiennent en fait à cela : on a ces cellules ES, il faut leur commander de se différencier, être sûr qu'elles ne vont pas donner un cancer, éliminer toutes les cellules qui ne vont pas donner un cancer. C'est un travail absolument considérable. Je suis vraiment prêt à prendre tous les paris avec vous, qu'il n'y aura pas d'essais cliniques avec des cellules clonées dans les cinq ou six ans à venir.

M. Jean Paul Bacquet. - C'est exactement la même question que je voulais poser en m'appuyant sur un élément très connu, dans un livre qui s'appelle Le hasard et la nécessité, qui prenait des engagements de ce type qui, cinq ou six ans après, étaient totalement dépassés.

M. Axel Kahn. - À quoi faites-vous allusion, Monsieur le député ?

M. Jean-Paul Bacquet. - Au niveau de la meilleure connaissance de l'ADN, etc.

M. Axel Kahn. - Mon propos n'est pas vraiment de l'ordre du pari, on connaît les cellules ES chez d'autres animaux depuis dix ans. Je sais que même sur les cellules ES que l'on connaît, que l'on manipule depuis dix ans, ces choses sont extraordinairement difficiles. Quand vous interrogez les promoteurs de la méthode, ils vous disent eux-mêmes qu'il reste énormément de problèmes à résoudre.

Ce qui est très important, c'est apprendre à résoudre ces problèmes. Bien sûr, il ne faut pas que l'idée que l'on a du bien soit modifiée en fonction de l'appréciation de la compétitivité, c'est tout à fait évident. Mais si l'on parle en termes de compétitivité et que l'on a tout de même le souci de ne pas défavoriser les chercheurs français, ce qui est important c'est apprendre à manipuler ces cellules souches embryonnaires humaines, vérifier qu'elles ne sont pas cancéreuses, connaître leur destin génétique, être capable de leur commander de se différencier, les utiliser dans des essais cliniques en xénogreffe, etc. Il y a là un champ immense qui, en fait, n'a pas commencé à être exploré.

Défavorisera-t-on le chercheur français en continuant de lui interdire pendant cinq ou six ans de faire des embryons en dehors d'un projet parental, ce qui n'est pas moralement neutre tout de même ? Mon sentiment est que cette position est moralement juste et, en plus, n'est pas scientifiquement préjudiciable à la recherche française.

M. Bernard Charles, président. - Encore une fois, merci d'avoir pris beaucoup de temps pour vous exprimer et répondre à nos questions.

Audition de Mmes Martine ALLAIN-RÉGNAULT,
journaliste à la Société nationale de télévision France 2,
Hélène CARDIN, journaliste à la Société nationale
de radiodiffusion Radio France (station France-Inter)
et Marianne GOMEZ, journaliste au quotidien La Croix

(Extrait du procès-verbal de la séance du 7 juin 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président, puis de M. Alain Clayes, rapporteur

M. Bernard Charles, président. - C'est aujourd'hui un rôle inversé que nous vous proposons, puisque vous avez l'habitude d'interroger les hommes politiques, et que, aujourd'hui, c'est nous qui allons vous interroger. Je vous remercie donc d'avoir accepté de répondre à cette invitation.

Vous êtes journalistes, spécialisées dans les questions médicales et bioéthiques, vous rendez compte de l'opinion publique sur ces sujets - de ses sentiments, de ses doutes, de ses peurs - et vous contribuez aussi à faire l'opinion. Nous ne voulons pas que le débat reste entre spécialistes ou scientifiques. L'objectif de cette mission parlementaire est de réfléchir aux modifications à apporter aux lois de 1994, qui ont été des lois importantes et ont donné lieu à différents rapports d'évaluation. Votre expérience et vos responsabilités sont donc essentielles dans les domaines qui intéressent notre mission.

Avant de lancer le débat, je vais donner la parole au rapporteur, Alain Claeys, qui vous indiquera dans quel esprit nous travaillons et les questions que nous souhaitons évoquer avec vous aujourd'hui.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Merci d'avoir répondu à notre invitation ; ce n'était pas forcément évident de votre part de venir devant une mission parlementaire.

Où en sommes-nous aujourd'hui ? Nous sommes dans une phase préliminaire. En 1994, le législateur avait considéré que les lois de bioéthique devraient être revues cinq ans plus tard - nous avons un peu de retard - et plus précisément une partie des lois : d'une part, l'assistance médicale à la procréation et, d'autre part, le don et l'utilisation des éléments et produits du corps humain. C'est dans cette perspective que cette mission parlementaire s'est mise en place. Elle se transformera en commission spéciale lorsque le Gouvernement déposera sur le bureau de l'Assemblée nationale un projet de loi.

Nous souhaitons utiliser cette période pour nous informer et, sur le plan de la méthode, nous voulons avoir une démarche citoyenne. C'est-à-dire voir, bien entendu, les « institutionnels », que ce soit le Conseil d'État, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, le Comité consultatif national d'éthique ou un certain nombre de scientifiques : nous avons reçu M. Axel Kahn tout à l'heure et le professeur Testart la semaine dernière et nous allons continuer de recevoir des spécialistes. Mais nous recevrons aussi des représentants de tous les courants philosophiques et religieux ainsi que des associations pour nous faire une idée sur l'ensemble des sujets qui seront au c_ur de la discussion parlementaire.

Quel périmètre avons-nous choisi pour notre réflexion, afin qu'elle ne tourne pas au « café du commerce » où l'on traite de tous les sujets ? Nous avons pris le même périmètre que celui retenu par le Conseil d'État, auquel le Premier ministre avait demandé un rapport sur les lois de bioéthique, et nous avons donc décidé de traiter les sujets abordés dans ce cadre.

Vous n'êtes pas là, aujourd'hui, pour nous poser des questions, mais pour répondre à nos questions. Pour lancer le débat, il serait intéressant pour nous d'avoir un double éclairage. Tout d'abord, quel est votre sentiment sur l'état de l'opinion aujourd'hui ? Comment, selon vous, l'opinion aborde-t-elle tous ces grands sujets, que ce soit le clonage, la recherche sur l'embryon, les tests génétiques, la brevetabilité ? Quels sont, pour vous, les enjeux de ces grands débats ? Quel peut être le niveau de compréhension ? Quelles sont les grandes peurs ou les espoirs que vous ressentez dans les contacts professionnels que vous avez ? Quelles sont, selon vous, en tant que journalistes, les barrières difficilement franchissables pour la majorité de l'opinion publique, ce qui est un point important ? Jusqu'où peut-on vulgariser un certain nombre de choses ?

Par ailleurs, il y a aujourd'hui une démarche nouvelle, qui relève de la démocratie directe : des groupes de citoyens sont constitués pour aborder différents sujets et de là va naître, après confrontation avec des experts, la vérité. Quel est votre sentiment sur cette démarche ?

En ce qui concerne votre métier, comment vivez-vous les problèmes éthiques ? Pour être un peu provocateur, je citerai l'avis du 27 avril 1997 du Comité consultatif national d'éthique qui fait un constat un peu inquiétant sur le clonage reproductif : « La communication est caractérisée par une alliance du scoop médiatique et du silence des laboratoires ou des médecins ». Il oppose deux événements : les premières recherches sur le clonage d'embryons humains en 1993, qui n'ont fait l'objet d'aucune publication, et le tapage médiatique - pour reprendre son expression - autour de la brebis Dolly. Comment traitez-vous ces problèmes éthiques ? Il y a eu, par exemple, des titres de journaux ou des ouvertures de journaux du matin à la radio sur l'espoir suscité pour l'avenir par les cellules souches embryonnaires en ce qui concerne la maladie de Parkinson. Comment arrivez-vous à traiter ces sujets pour intéresser vos auditeurs, lecteurs ou téléspectateurs, et aussi mettre une distance entre les découvertes scientifiques et ce qui pourra être immédiatement opérant au niveau thérapeutique ?

Voilà les deux thèmes que je souhaitais que nous puissions aborder pour lancer le débat et puis ensuite, il y aura, bien sûr, des questions de l'ensemble des membres de la mission.

M. Bernard Charles, président. - Notre rapporteur a déjà ciblé les questions. Je vais donc vous donner à chacune la parole pour y répondre et, au-delà de ces questions, pour que vous puissiez nous faire part de votre sentiment sur le sujet qui nous réunit aujourd'hui. Après, comme nous en sommes convenus, nous lancerons le débat pour qu'il y ait des questions/réponses.

Mme Martine Allain-Régnault. - Je vais essayer de faire court, parce qu'à la télévision on fait court ! Je rappellerai en préambule que je ne parle que de ce que je connais, c'est-à-dire l'information que je fais. J'ai commencé ma carrière au journal Le Monde, j'ai ensuite travaillé dans un mensuel scientifique, au journal d'Antenne 2, puis à TF1 dans des émissions programmées à 20 h 30 et maintenant à France 2 dans une émission d'une heure consacrée à l'information. Bien évidemment, on ne peut pas délivrer le même message quels que soient le public et la cible. Le pire reste le journal de 20 h 00, où le temps imparti est de deux minutes. Il faut demander de l'indulgence à toutes les personnes qui écoutent ce journal et leur rappeler qu'il y a une pluralité de moyens d'information, car si l'on pouvait tout traiter en deux minutes, je ne vois pas pourquoi on le ferait plus longuement...

Je pense que l'opinion publique ne connaît même pas le mot éthique. Quand on fait un micro-trottoir, il n'y a rien de plus amusant que de demander : « Qu'est-ce que l'éthique ? ». Vous imaginez les réponses que vous pouvez obtenir... Le mot éthique n'est absolument pas entré dans le langage courant, le mot bioéthique encore moins. Les téléspectateurs, en tous cas ceux qui regardent nos émissions, sont finalement des Français moyens, des Français dans la moyenne. C'est-à-dire qu'ils nous regardent entre l'heure du déjeuner et le départ au supermarché ou avant d'aller au terrain de football. Ils nous ont choisis - pour prendre l'exemple de la semaine dernière - entre le tournoi de tennis de Roland Garros et la série MacGyver.

Les Français ne sont pas très concernés par les réflexions éthiques. Ils attendent les progrès bénéfiques de la médecine mais n'en veulent pas la rançon désagréable. Ils ont peur du commerce, mais sont prêts à payer un enfant s'ils n'en ont pas, à acheter un organe ou à aller chercher à l'étranger des médicaments faits à partir de prélèvements humains rémunérés si on les leur refuse en France. C'est-à-dire qu'ils sont exactement comme les téléspectateurs dans tous les domaines. Quand on leur demande : « Qu'aimez-vous par-dessus tout ? », ils vous répondent Bernard Pivot sur France 2 et, en réalité, ils vont regarder le Big Dil sur TF1. Il faut le savoir, ils sont comme ça, pleins de contradictions. Ce sont des Latins - c'est important - ils aiment avoir peur, ils aiment se faire peur. Ils ont des réactions émotionnelles et, en même temps, ils ont énormément de bon sens et, d'ailleurs, tous les élus que vous êtes savent que finalement les électeurs ont du bon sens. Quand on les interroge, les Français se demandent si on a vraiment besoin de faire tout le temps de nouvelles lois. Je ne vais pas aborder un débat qui se tient dans une autre enceinte, mais ils se demandent même s'il est nécessaire de changer la Constitution pour instaurer le quinquennat. Mais quand il y a du changement, ils ont de l'appétit et ils aiment le spectaculaire.

Vous avez choisi aujourd'hui d'inviter trois journalistes un peu particulières dans la mesure où nous sommes, ce que je vais appeler, des journalistes raisonnables. C'est-à-dire que vous n'avez pas invité le journaliste qu'on envoie en urgence, le dimanche soir, traiter de la brebis Dolly alors qu'il ne connaît rien à biologie et qu'il n'a pas réfléchi à ce sujet.

Notre débat d'aujourd'hui est donc un peu biaisé parce que je fais ce métier depuis plus de trente ans et que je suis moi-même biologiste. J'ai une longue expérience, j'ai fait des enquêtes de fond et je peux vous parler, par exemple, de l'évolution des idées sur la contraception à travers les âges. Mais vous ne pouvez pas demander à un jeune homme de vingt-cinq ans, qui n'a jamais fait le moindre sujet là-dessus, de partir en Ecosse pour voir ce qui se passe avec la brebis Dolly et attendre de lui qu'il ait une réflexion approfondie en deux minutes à la télévision. Quoi qu'il en soit, c'est un objet de réflexion important : faut-il ou non en parler en deux minutes ? Je réponds catégoriquement oui. En parlera-t-on mal ? Ma réponse est oui. Faut-il être indulgent et faut-il que le journaliste n'ait jamais bonne conscience et un peu d'humilité ? Ma réponse est oui.

Depuis que je fais ce métier, il y a un leitmotiv pour expliquer que tout ne va pas toujours tout droit dans le domaine de l'éthique. Nous avons coutume de dire que la science va plus vite que le droit et la morale : nous nous posons encore des questions sur les enfants nés par insémination artificielle, alors que nous sommes bien au-delà depuis très longtemps. La santé passionne tout le monde, vous le savez mieux que moi et vous avez souhaité connaître mon sentiment sur l'état de l'opinion. L'opinion avance doucement et elle fait confiance assez naturellement aux chercheurs et aux élus qui « combattent » les chercheurs. Finalement, dans leur ensemble, les Français pensent que dans l'immense majorité des cas les scientifiques se conduisent plutôt bien, que les élus ont un droit de regard et que des débats sont nécessaires. Mais doivent-ils participer aux débats ? Je ne le pense pas, mais mes cons_urs auront peut-être un avis différent. Quels sont les enjeux de ces grands débats ? Je vous répondrai au fur et à mesure des questions que vous me poserez.

Quant aux grandes peurs, vous allez être très déçus, c'est le poulet à la dioxine et des choses de ce type ayant trait à la sécurité alimentaire, telles qu'à la fin on ne mangerait plus rien... Mais savoir s'il faut ou non couper en deux un embryon, dans la mesure où ce n'est pas le leur, cela n'intéresse pas les Français. Parmi les grandes peurs, même si ce n'est pas un des thèmes évoqués, je mettrais l'euthanasie qui reste une énorme préoccupation, en tout cas dans la population âgée, ainsi que la peur de l'enfant anormal que l'on serait condamné à avoir. Quant aux barrières difficilement franchissables, je ne suis pas sûre que les Français en voient, mais ils trouvent bien qu'on avance doucement. Ils aiment la prudence.

Vous nous avez demandé si les malades doivent prendre la parole dans une consultation directe. Sur les questions bioéthiques, c'est bien pour leur permettre de se défouler mais cela ne peut pas être constructif. Donc oui, ils doivent prendre la parole même s'il ne faut rien en attendre en pratique. Mais on a aussi besoin de s'exprimer et le fait de s'exprimer est en lui-même une réponse.

Une réflexion sur notre métier ? Un journaliste doit informer - je suis donc contre la rétention de l'information -, il ne doit jamais avoir bonne conscience, il doit être prudent et modeste mais il doit aussi avoir du temps et travailler. C'est beaucoup demander et nous ne sommes pas parfaits, comme vous le verrez...

Vous avez opposé les scoops médiatiques, auxquels donnent lieu certains événements, alors que d'autres sont passés sous silence. Je trouve qu'il y a bien moins de scoops médiatiques que lorsque j'ai commencé dans ce métier, il y a trente ans, où on guérissait le cancer toutes les semaines dans les journaux à sensation. Il y a certes encore des premières et des événements intéressants mais le niveau du public s'est élevé. La méfiance des chercheurs et des médecins à l'égard du monde journalistique a baissé et dans l'ensemble le niveau des journalistes s'est amélioré. La conjonction de ces trois évolutions fait qu'il y a beaucoup moins de greffes de cerveau, de monstres à deux têtes et autres qu'il y a trente, vingt et même dix ans.

Mme Hélène Cardin. - Je suis journaliste à France Inter depuis trente ans et j'ai la chance d'intervenir à des heures différentes au cours de la journée. Le « papier » du matin sur France Inter, ce n'est pas deux minutes, mais une minute. À 13 h 00, c'est un peu plus long et il peut y avoir un invité. Mais surtout nous avons la très grande chance d'avoir une émission qui s'appelle Le téléphone sonne, que j'anime actuellement environ une fois par semaine, et qui dure quarante minutes. Nous sommes la seule radio à avoir ce créneau. Il est même question que nous ayons prochainement une émission hebdomadaire d'une heure, donc un rendez-vous fixe pour une émission qui, à mon avis, sera très importante.

Comme Martine Allain-Régnault, je m'occupe de la médecine et de la santé, évidemment d'une façon très large, mais j'ai une passion particulière pour les enfants. Je fais depuis des années des reportages sur les enfants dans notre pays et dans tous les pays du monde pour essayer de comprendre le sort réservé à nos petits qui, en général, n'est pas brillant. Cela m'a amenée à me pencher justement sur ces femmes qui font des enfants difficilement. Celles qui font des enfants sous la couette sans problème, personne ne s'y intéresse et heureusement, mais il y a un grand sentiment d'injustice quand on ne peut pas faire aussi facilement des enfants. C'est là que l'on retombe sur les lois de bioéthique.

Il faut savoir que, aujourd'hui en France, 1 % des enfants naissent grâce à la procréation médicalement assistée. Ce n'est donc pas une petite affaire. Ces femmes, qui attendent des enfants grâce à la procréation médicalement assistée, sont confrontées à la loi. J'ai la très grande chance de les entendre car notre émission Le téléphone sonne a plusieurs fois porté sur ce sujet. Elles téléphonent très volontiers et nous envoient des quantités de courriers. Elles expliquent leur parcours et, ce qui est très frappant, elles témoignent toujours d'une très grande détresse. Les femmes porteuses de maladies génétiques, ainsi que les pères de leurs enfants, parlent du clonage, de la recherche sur l'embryon et du diagnostic préimplantatoire. Il y a aussi les femmes qui, à trente-cinq ans, ont déjà eu trois ou quatre enfants et qui ne peuvent pas avoir recours à la stérilisation volontaire. Mais il semblerait que l'article 70 de la loi du 27 juillet 1999 portant création d'une couverture médicale universelle ait apporté des modifications.

M. Claude Evin. - En effet, l'article 16-3 du code civil, dont la rédaction posait problème et résultait des lois bioéthiques de 1994, a été corrigé par l'article 70 de la loi relative à la CMU, mais pas de manière satisfaisante.

Mme Hélène Cardin. - Toutes ces femmes sont confrontées à la loi et, en effet, elles ne savent pas du tout ce que veut dire le mot « éthique ». Quand on leur pose la question, elles demandent s'il s'agit de la morale. Or, la morale, elles ne veulent pas en entendre parler du tout. On les comprend. Quant à l'eugénisme, je peux vous dire que, dans les fermes en Bretagne, ce sujet fait un tabac, comme vous pouvez l'imaginer... Tout le monde s'en moque ! Ce que les gens veulent, c'est avoir des enfants et des enfants normaux et bien portants. Il faut savoir qu'en France 13 000 couples par an adoptent des enfants, dont 12 000 vont à l'étranger et sont, comme le disait Martine Allain-Régnault, prêts à tout pour avoir leur enfant.

M. Alain Claeys. - Qu'en est-il du principe de précaution ?

Mme Hélène Cardin. - Le principe de précaution est un sujet dont il faudrait parler longuement. Curieusement, ce principe est respecté avec une espèce de frénésie dans le cas de la vache folle - de la future épidémie de la maladie de Kreuzfeld-Jacob, dont on n'a encore rien vu - mais ne l'est pas du tout, par exemple, dans les services d'urgence où il n'y a personne pour accueillir les malades et les blessés. Cette façon de concevoir le principe de précaution est curieuse. Actuellement, on est tous en train de se cacher derrière une espèce de principe dont on fait exactement ce que l'on veut.

En ce qui concerne les barrières difficilement franchissables pour l'opinion, je crois qu'il n'y en a pas du tout. Les gens comprennent très vite les progrès scientifiques et les adoptent avec une rapidité extraordinaire. Lorsque j'ai commencé à faire Le téléphone sonne, c'était en 1982, nous faisions de temps en temps une émission sur le cancer. Maintenant, nous consacrons une émission entière au cancer du sein, et encore pas tout à fait n'importe lequel : c'est devenu très pointu. Les connaissances scientifiques des malades du sida, qui se sont plongés dans la documentation disponible, ont aussi beaucoup augmenté. Les gens savent beaucoup de choses et ne demandent qu'à profiter des progrès scientifiques - ce qui est bien normal - et ils n'en ont pas peur du tout. Quand on leur demande si la recherche sur l'embryon leur fait peur, je n'ai jamais entendu un auditeur ou une auditrice répondre oui. Ils savent beaucoup mieux que des tas de gens ce qu'est l'embryon, trente-deux cellules ou quelques petites cellules, sans oreilles, ni jambes, ni mains...

Je voulais également dire un mot sur le don d'ovocytes qui pose aussi des problèmes en France, puisque les femmes souhaitant y recourir sont obligées d'aller en Belgique ou au Canada. C'est un problème pour les femmes qui ne peuvent pas avoir d'enfant car elles ont eu une ménopause précoce ou subi une chimiothérapie. Elles ne vont pas hésiter une seconde, elles iront là où elles peuvent avoir un ovocyte.

M. Bernard Charles, président. - Et elles feront tout pour avoir l'argent nécessaire.

Mme Hélène Cardin. - Absolument.

Je vous remercie infiniment de nous avoir invitées. Il me paraît très important que nous puissions vous donner notre vision de ces questions, car vous êtes en première ligne mais peut-être moins que nous dans ce genre de débat.

Mme Marianne Gomez. - Je ne suis journaliste que depuis quinze ans, je n'ai donc pas la longue expérience de mes camarades. Par ailleurs, je suis psychologue de formation - j'ai un DESS de psychopathologie clinique - ce qui influence beaucoup ma façon de voir les choses, au moins autant que le fait de travailler au journal La Croix.

Tout d'abord, je vous remercie pour votre invitation. Je suis très contente de pouvoir dire aujourd'hui devant vous ce que je perçois de l'opinion publique en général et de l'opinion des croyants en particulier. Comme Hélène Cardin, je pense que le public attend énormément des progrès scientifiques. Evidemment, il est ambivalent parce que, d'un côté, il est toujours inquiet de possibles dérives depuis l'affaire du sang contaminé mais, en même temps, il attend beaucoup des progrès scientifiques et il a gardé un grand optimisme quant aux possibilités de faire reculer les maladies graves et la mort. Pour ce faire, je pense qu'il est globalement prêt à accepter de grandes ouvertures dans le domaine de la bioéthique.

Comment expliquer cette tolérance ? On constate actuellement deux phénomènes dans notre société. Tout d'abord un refus de plus en plus marqué de la fatalité et une forte volonté de maîtrise des événements, qui s'étend d'ailleurs jusqu'au désir de maîtriser la mort elle-même : il est de plus en plus difficilement admis que des événements de la vie échappent à un contrôle rationnel. Tout ce qui tend à limiter cette volonté d'emprise est mal toléré. Aussi, le fait que le législateur limite ou interdise certaines applications découlant de la recherche est, je pense, de plus en plus mal compris. Le point extrême de cette position pourrait s'exprimer ainsi : si on peut le faire, pourquoi ne pas le faire ? Et certains, nous le verrons plus loin, le disent déjà à propos du clonage reproductif.

Par ailleurs, il y a, me semble-t-il, une évolution à l'anglo-saxonne vers plus de pragmatisme et d'utilitarisme. Autrement dit, une partie de la société est de moins en moins réticente à l'idée que l'on puisse subordonner les moyens aux fins poursuivies. En matière de bioéthique, la fin qui nous occupe tous, c'est la lutte contre la souffrance. Ce thème est très présent dans le débat bioéthique et il tend même à y occuper une place centrale. La souffrance, c'est non seulement la douleur mais plus largement le mal de vivre, la difficulté existentielle. Tout cela apparaît aujourd'hui inacceptable, voire scandaleux. C'est pour cela que la médecine d'assistance à la procréation, qui pallie la souffrance psychique résultant de la stérilité, est si bien entrée dans les m_urs. Aujourd'hui, on ne se pose plus trop de questions sur la procréation médicalement assistée, sinon sur certaines difficultés que l'on peut rencontrer. Cette lutte contre la souffrance justifie, finalement, toutes les audaces thérapeutiques. Dans les pages Rebonds du journal Libération, un professeur de philosophie écrivait récemment : « La réduction des souffrances, le recul de la mort et l'accroissement de l'autonomie universelle des hommes sont les seuls critères rationnels qui doivent être invoqués pour réguler les applications de la génétique à l'homme ». Cela me paraît assez représentatif de tout un courant.

Ces tendances fortes - refus de la souffrance, montée de l'utilitarisme et volonté de maîtrise sur les événements - se conjuguent pour produire un mouvement d'opinion qui finalement est globalement prêt à accepter l'idée que la recherche s'affranchisse de certaines limites pour soigner.

Dans ce paysage, les croyants font exception, parce que, pour eux, il y a une considération qui prime sur toutes celles-là : c'est - pour le dire vite - la préservation d'une certaine idée de l'homme et notamment de son caractère inaliénable. Pour les catholiques, par exemple, l'être humain est la seule créature que Dieu ait voulue pour elle-même. Cela implique évidemment que l'homme ne puisse être traité comme un objet. Cette idée, d'ailleurs, rejoint l'impératif kantien dont parle si souvent Axel Kahn en disant que l'homme doit toujours être traité comme une fin, jamais comme un moyen. Evidemment, c'est un discours qui passe assez mal. D'abord, parce qu'il va à rebours des tendances dont on parlait plus haut, mais aussi parce qu'il paraît singulièrement abstrait si on le compare aux bénéfices très concrets attendus des retombées des progrès médicaux.

Concrètement, s'agissant des deux sujets qui sont au c_ur du débat bioéthique, la recherche sur l'embryon et le clonage, que peut-on percevoir de l'opinion ? Concernant la recherche sur l'embryon, il n'existe pas de sondage, ni d'étude, comportant la question suivante : « Seriez-vous d'accord pour que l'on fasse des recherches sur l'embryon ? ». Cela se comprend aisément compte tenu de la difficulté de la problématique. Mon sentiment est que les Français sont prêts à accepter qu'on ouvre la possibilité de recherche sur l'embryon. Pourquoi ? Parce qu'en l'absence de débat sur la question, le seul discours qui soit passé est celui des scientifiques qui ont fait valoir qu'il était absurde de refuser des recherches pouvant servir à lutter contre des maladies graves, alors même que les embryons nécessaires à ces recherches sont, par ailleurs, voués à la destruction. Il s'agit bien sûr des embryons congelés surnuméraires, dont les parents potentiels ne veulent plus. Évidemment, l'argument est assez fort qui consiste à dire : « plutôt que de jeter des embryons au stade de quelques cellules, pourquoi ne pas les utiliser pour la recherche ? »

Là encore, les catholiques se distinguent de l'opinion commune puisque pour eux l'embryon, même s'il n'est pas exactement une personne, doit être considéré « comme » une personne, ce qui implique effectivement qu'il est inaliénable, qu'il ne doit ni être réifié, ni instrumentalisé, ni traité comme un objet. Cela étant, il ne faut pas faire d'angélisme : les catholiques sont loin d'être unanimes. D'ailleurs, je pense que parmi les gens que vous serez amenés à auditionner, dont certains sont bien connus pour leurs convictions catholiques, vous verrez tout le spectre des positionnements puisque, eux aussi, sont traversés par des conflits de valeurs entre la lutte contre la souffrance et le respect de l'embryon.

S'agissant de la question du clonage, une évolution intéressante s'est produite. Sous l'effet de la sidération suscitée par l'annonce de la naissance de la brebis Dolly, tout le monde a dit : « Mais c'est scandaleux ! ». Et puis, très vite, certains ont distingué un bon clonage, le clonage thérapeutique, et un mauvais clonage, le clonage reproductif, qui vise à créer un être humain à l'identique d'un autre. Cela est bien commode parce que, finalement, le clonage reproductif joue aujourd'hui le rôle de repoussoir. Et du coup, le clonage thérapeutique en apparaît presque comme anodin. Il est présenté comme une technique permettant d'obtenir des cellules souches - cellules aux propriétés, il est vrai, extraordinaires et qui représentent de grands espoirs thérapeutiques - et on escamote le fait que ces cellules sont extraites d'un embryon créé aux seules fins de les obtenir. L'opinion publique a-t-elle conscience que ce type de clonage passe par la création d'un embryon qui n'aura servi que de matériau de base ? Je ne le crois pas. Et si elle en avait conscience, refuserait-elle pour autant cette éventualité ? Rien n'est moins sûr parce que, comme nous le disions, la lutte contre la souffrance est un enjeu majeur aujourd'hui, devant lequel le caractère éventuellement précieux de l'embryon est appelé à s'effacer.

Reste le clonage reproductif. C'est le seul sujet du débat bioéthique qui suscite une vaste réprobation. Dans un sondage d'août 1999, le clonage reproductif est présenté comme un risque majeur et je pense que c'est la seule façon dont on le perçoit aujourd'hui : un risque majeur à côté du nucléaire, du sida et de la maladie de la vache folle. Néanmoins, plusieurs signes laissent à penser que ce qui apparaît aujourd'hui encore comme sacrilège pourrait à plus ou moins brève échéance se banaliser. J'ai entendu il n'y a pas si longtemps à la Cité des Sciences, lors d'un débat sur le clonage, une juriste, Mme Marcella Iacub, et un philosophe, M. Ruwen Ogien, qui posaient clairement la question : « Le clonage reproductif, pourquoi pas ? ». Par ailleurs, d'après un sondage BVA d'avril 1999, commandé par le groupe Ayache, près de 40 % des personnes interrogées pensaient déjà que, d'ici deux à trois ans, on clonerait des humains. Le fait que l'on puisse penser cela marque déjà le début d'une acceptation.

En conclusion, comme Hélène Cardin, j'ai le sentiment qu'on assiste à une digestion extrêmement rapide des progrès de la science, presque en temps réel, y compris lorsqu'ils représentent un bouleversement conceptuel total, comme cela a été le cas avec la brebis Dolly. Aujourd'hui, le problème n'est donc pas tant de faire accepter certaines évolutions que d'en faire comprendre tous les enjeux et toutes les implications pour l'homme.

M. Jean-Michel Dubernard. - Je voudrais sortir des sujets qui ont été abordés et dire un mot de la transplantation des organes. Nous n'avons pas abordé ce thème, tout simplement parce que tout le monde s'accorde à dire que pas grand-chose ne sera changé dans le texte de loi actuel. Mais je voudrais vous poser à toutes trois, et particulièrement à Martine Allain-Régnault qui a fait beaucoup pour la transplantation, la question suivante : à l'égard de l'opinion publique, et peut-être d'une opinion publique plus ciblée, cette révision des lois bioéthiques pourrait-elle être utilisée pour mettre un terme à la pénurie d'organes, qui va en s'aggravant, et qui fait que chaque année - nous avons eu des chiffres récemment - des gens meurent, de plus en plus nombreux, parce qu'ils n'ont pas reçu d'organes ?

Mme Martine Allain-Régnault. - À mon avis, non. J'ai beaucoup travaillé sur les transplantations et j'ai même fait une émission à 20 h 30 en réunissant mille greffés pour montrer que les greffes marchaient. Concernant les greffes, je pense qu'il y a deux problèmes et que ce n'est pas la réforme des lois de bioéthique qui changera quelque chose. Le premier point, c'est que les indications se sont élargies et que, en tout citoyen, il y a un receveur qui sommeille. En revanche, même parmi nous, peu de personnes sont prêtes à donner spontanément les organes de leur enfant dans les heures qui suivent sa mort. Elles sont prêtes maintenant, mais au moment des faits, tout parent - puisqu'on cherche particulièrement des organes d'enfant - est encore dans une situation latine d'émotion et de stress. Cela viendra, mais il faudra des années. Il est vrai aussi que les scoops racontant des drames, qui sont le fait de médecins, consistant à prélever des yeux clandestinement - surtout lorsque la famille avait donné le reste des organes - ont beaucoup joué.

Par ailleurs, l'analyse dans le détail montre que les freins à la transplantation relèvent plus des courroies intermédiaires que de l'opinion. Il faut que le généraliste, qui est à côté d'une famille endeuillée, soit favorable au don d'organes. Or, il ne l'est pas. Il a tendance à dire : « Vous êtes déjà assez malheureux, ne vous embêtez pas avec cela ». Ensuite, vous avez des hôpitaux qui sont donneurs mais pas préleveurs, ce qui est une source de complication, et tous les problèmes d'argent ou de personnel de nuit ne sont pas réglés. Ils n'ont pas toujours les retombées médiatiques, même médicales, de leurs bonnes actions. Un greffeur est plus intéressant qu'un préleveur et le préleveur ne voit pas pourquoi il se démènerait ; or c'est lui qui a le contact avec la famille. Le don d'organes passe par un abandon d'organes et, comme pour l'adoption, c'est la partie désagréable des choses.

Pour répondre à la question de M. Dubernard, je pense que cela va bouger. Ce sera très lent parce que les indications de greffes augmentent et les freins ne sont pas là où on le croit. Il faudra un jour avoir un débat sur ces freins au don d'organes et on constatera alors que c'est toute la chaîne des professionnels qui ne fonctionne pas : le jour où elle fonctionnera, je vous assure que la population suivra.

Lorsqu'on recueille le témoignage des familles qui ont fait don d'organes et qu'on leur demande ce qui les a poussées à donner les organes de leurs enfants, la religion vient en premier. Par ailleurs, il est intéressant de voir si, dans une situation de détresse, des personnes qui attendaient un don d'organe sont prêtes elles-mêmes à faire un don. J'ai ainsi rencontré une famille qui attendait un don d'organe pour sa fille, qui finalement est morte cérébralement à la suite d'une hépatite fulminante. On a alors dit aux parents : « Vous attendiez de la terre entière un don d'organe, êtes-vous prêts à donner le c_ur et les poumons de votre enfant ? ». Et dans ces circonstances là, vous voyez très bien toute la difficulté qu'il y a à accepter de donner, bien plus qu'à recevoir... J'ai interviewé des généralistes, qui ont accompagné des parents, afin de démontrer l'importance de leur rôle en la matière. Cela est vrai du médecin de proximité, du pharmacien et de toute la chaîne des personnes qui sont autour de quelqu'un qui va mal, mais aussi, évidemment, de tous les maillons de la chaîne hospitalière. Je crois que le jour où les procédures, et notamment les rémunérations, seront clarifiées, le don d'organes ne sera plus une complication pour les gens. Il restera certes des problèmes, mais il y a déjà eu des progrès, par exemple la régionalisation.

M. Jean-Michel Dubernard. - Donc, vous ne pensez pas que la révision des lois de bioéthique puisse être l'occasion de favoriser le don d'organes. Vos cons_urs sont-elles du même avis ?

Mme Hélène Cardin. - Je ne pense pas non plus que cela puisse changer quoi que ce soit.

Mme Marianne Gomez. - Je suis assez d'accord avec Martine Allain-Régnault. Cependant, si on revoit l'organisation hospitalière, cela peut changer les choses. Mais ça n'entre peut-être pas dans le cadre de la révision des lois bioéthiques.

M. Bernard Charles, président. - C'est, en effet, une autre affaire.

Mme Martine Allain-Régnault. - Le seul point qui pourrait peut-être changer à l'occasion de la révision de ces lois, ce sont les problèmes pécuniaires, dont nous avons peu parlé, mais nous avons tellement de choses à dire ! Je crois que la France est très sage dans le domaine du commerce des éléments du corps. Mais, pour qu'il n'y ait pas de commerce et qu'un certain nombre de citoyens puissent un jour être satisfaits, il faut bien qu'il y ait des donneurs. Or, la loi encadre les prélèvements, prohibe le commerce, etc. Finalement, les questions d'argent polluent beaucoup les choses.

M. Roger Meï. - Si l'on payait les donneurs, cela serait-il plus facile ?

Mme Martine Allain-Régnault. - Oui, ce serait plus facile, à condition que les médecins soient d'accord ... et les députés aussi.

M. Jean-Michel Dubernard. - Non, ce sont les personnes qui s'en occupent, les médecins et les infirmières, qu'il faut payer. En Espagne les choses marchent pour une simple et bonne raison, c'est que ces personnes sont rémunérées normalement. En France, cela ne changerait rien du tout de payer les donneurs.

Mme Martine Allain-Régnault. - C'est un peu vrai...

M. Claude Evin. - Je voudrais revenir sur ce que vous venez de dire concernant l'état de l'opinion. Vous avez commencé par dire que l'opinion se moque des principes.

Mme Martine Allain-Régnault. - Je n'ai pas exactement dit qu'elle s'en moque.

M. Bernard Charles, président. - Elle passe sur ces principes facilement.

M. Claude Evin. - En tout cas, vous avez toutes les trois, notamment Hélène Cardin, insisté dans vos interventions sur l'aspect utilitariste et j'y reviendrai. Mais il y a une évolution de l'opinion, selon le type de pathologie ou de préoccupation : elle peut avoir soit une conscience assez aiguë des problèmes au sein de mouvements associatifs, soit une demande très utilitariste car elle est concernée directement et veut une réponse à son problème personnel. Ne faudrait-il pas justement différencier les réactions de l'opinion face à des situations qui sont effectivement différentes ? Ma deuxième question porte sur cette démarche utilitariste et sur les débats nécessaires. Vous nous avez dit que les gens n'acceptent plus de souffrir, de mourir...

Mme Martine Allain-Régnault. - ... de vieillir même ...

Mme Hélène Cardin. - ... et de ne pas avoir les enfants qu'ils souhaitent.

M. Claude Evin. - Vous nous renvoyez alors à l'interrogation suivante : le législateur ne devrait-il pas laisser faire ? Et pour autant, si la question se pose aujourd'hui de légiférer, c'est bien que nous considérons que nous ne pouvons pas laisser faire. Or, les journalistes que vous êtes, porteurs justement de cette souffrance, dont il faut quand même bien que vous sachiez qu'elle ne nous est pas totalement étrangère, ...

Mme Hélène Cardin. - On espère quand même !

M. Claude Evin. - ... n'ont-ils pas trop tendance à mettre en évidence cette demande utilitariste primaire de familles qui souffrent ? Ne pourraient-ils pas justement expliquer la complexité des décisions que doivent prendre les pouvoirs publics, et notamment le législateur, qui à un moment doivent dire : on ne fait pas cela, même si l'opinion le demande et que ce serait plus simple de prendre telle ou telle décision en matière d'éthique ou de santé publique, car ce n'est pas la bonne décision pour telle et telle raison. J'exprime un sentiment qui renvoie d'ailleurs à des expériences personnelles en la matière. C'est vrai que l'opinion a besoin qu'on lui apporte des réponses immédiates. Mais est-ce qu'il n'y a pas là un danger ? Tout à l'heure, vous disiez qu'il faut argumenter, mais ce n'est pas toujours évident. Il y a des moments où l'on est obligé - du moins c'est mon sentiment et je pense qu'il est partagé par un certain nombre d'entre nous - de dire : non, ça n'est pas possible, car si on accepte ça, il y a un certain nombre de choses qu'on ne sait plus maîtriser après. Le législateur doit donc dire qu'il y a des limites nécessaires et les fixer. Cette démarche ne rencontre sans doute pas l'attente de l'opinion mais il faut pouvoir le dire. Comment vous situez-vous par rapport à cela ? Je le dis amicalement, notamment à Hélène Cardin que je connais bien et que j'ai souvent entendue se faire l'écho de souffrances que, par ailleurs, je comprends.

Mme Hélène Cardin. - Sauf que vous m'avez toujours entendue donner aussi le point de vue des pouvoirs publics et expliquer pourquoi ils disaient : cela n'est pas possible. J'ai toujours veillé à donner tous les éléments du débat. Je crains beaucoup les décisions très tranchées du législateur. Elles sont tellement facilement remises en cause ! La science va très vite, de même que l'évolution des m_urs et des croyances. Assez rapidement, le législateur va se trouver dépassé. D'ailleurs, pour preuve, il était bien question de revoir les lois de bioéthique au bout de cinq ans d'application, ce qui était...

M. Claude Evin. - ... une démarche nouvelle.

Mme Hélène Cardin. - Absolument, et cela est très important.

M. Claude Evin. - La loi, une fois qu'elle est écrite, c'est noir sur blanc, c'est oui ou non. Axel Kahn faisait tout à l'heure référence à l'article de loi relatif à la recherche sur l'embryon et on ne peut que constater que la rédaction des lois de 1994 n'est pas toujours d'une grande limpidité. On peut reprocher au législateur de ne pas dire clairement les choses.

Mme Hélène Cardin. - Cela laisse les portes ouvertes et ce n'est pas une mauvaise chose...

Mme Marianne Gomez. - En réponse à votre question sur la manière dont travaillent les journalistes, je dirai que le journalisme a plusieurs fonctions. Il a une fonction de recueil des témoignages, ce que fait Hélène Cardin dans son émission Le téléphone sonne, et il est indispensable que cette souffrance s'exprime - car c'est une partie de la vie qui s'exprime là à travers les médias - et puis il a une fonction pédagogique de reconstruction et d'explication. Est-ce pour autant un appel à ce que le législateur ne fasse rien, comme vous le demandiez dans la deuxième partie de votre question. Non, absolument pas. Je pense qu'il y a un moyen de faire passer des interdits ou des limitations comme étant quelque chose de structurant et pas seulement de castrateur.

Mme Martine Allain-Régnault. - Je souhaiterais dire un mot sur le même thème. Le danger, finalement, c'est le vide juridique alors que très souvent on souffre d'avoir trop de textes. Je vous ai dit tout à l'heure, et Hélène Cardin l'a redit, que la science va plus vite que le droit et la morale. Les textes sont très souvent périmés et parfois il y a des sujets qui ne sont pas abordés. Alors que, dans toutes les prévisions, on attendait le génie génétique pour 2030, on a maintenant des OGN dans son jardin : la loi est forcément caduque le jour où la science progresse. Faut-il pour autant adapter à chaque fois la loi ? Il n'est pas sûr que ni vous, ni moi, ni même les citoyens ne le souhaitent. Finalement, si je devais résumer l'état de l'opinion aujourd'hui, je dirais qu'elle est favorable aux lois cadres à l'intérieur desquelles l'évolution est possible. L'opinion aime bien la jurisprudence parce que, finalement, même pour des lois « cassantes », comme celle de 1920 sur l'avortement, c'est l'évolution des tribunaux qui a fait que, soudain, on s'est rendu compte que les femmes qui avortaient n'étaient plus condamnées à mort.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Au détour d'une phrase, vous soulevez un problème central, qui sera celui du législateur. Allez-vous jusqu'à considérer que la loi pourrait créer une structure - quelle qu'elle soit - d'encadrement, qui serait chargée d'évaluer la recherche et qui dicterait ses propres règles, le Parlement intervenant ensuite ?

Mme Martine Allain-Régnault. - Non, mais je vais être prudente. Je vous ai dit qu'il fallait être modeste et prudent et je n'ai pas assez réfléchi pour vous répondre en trois minutes de manière définitive sur ce sujet. Par exemple, concernant le chapitre de l'expérimentation et de la recherche, on sera toujours en retard sur la recherche. Mais la loi peut fixer un certain nombre de garde-fous car, finalement, ce que l'on souhaite c'est avancer, bénéficier des progrès mais avec des garde-fous : c'est-à-dire que l'on veut à la fois le frein et l'accélérateur et faire, quand même, avancer la voiture.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour prolonger les propos de Claude Evin, quels sont, selon vous, à l'expérience, les insuffisances des lois de 1994 et les domaines qu'elles auraient dû aborder et qu'elles n'ont pas abordés ? Je ne parle pas des techniques, qui ont évolué en cinq ans, mais des insuffisances des textes.

Mme Martine Allain-Régnault. - Je ne sais pas vous répondre parce que je ne les ai pas relus intégralement avant de venir ici et je ne voudrais pas tenir des propos imprudents. Tout à l'heure, vous avez parlé de l'excessive médiatisation d'un côté et du silence des médecins de l'autre. En tout cas, l'un des points clés dans tous ces domaines, c'est la transparence. C'est peut-être une notion à définir et à analyser mais qui s'applique à tout, aussi bien à la question de l'embryon clinique qu'à la recherche. On s'aperçoit que, dans un certain nombre de pays, les choses se passent bien lorsqu'un médecin ne décide plus tout seul en son âme et conscience, mais qu'il est obligé d'en rapporter, par exemple, à trois médecins. Que ce soit à propos de l'euthanasie, de la recherche sur l'embryon ou d'autres sujets, on constate que dans les pays avancés - les Pays-Bas, par exemple - il existe dans un certain nombre de domaines, où par ailleurs ils ont d'autres faiblesses, des structures auxquelles la loi impose non pas des règles mais une obligation de transparence. A partir du moment où il y a une obligation de transparence, les citoyens, les députés et les médecins peuvent prendre la parole, les journalistes faire des scoops, etc. Et c'est là, peut-être, que des règles sont nécessaires. La transparence a besoin de règles, car on ne peut pas la décréter : elle doit être encadrée.

Mme Jacqueline Fraysse. - Je voulais dire aux journalistes qui sont devant nous l'intérêt que je porte à ce qu'elles expriment, leur dire aussi qu'elles soulèvent - j'espère que vous en avez conscience, mesdames - une question difficile car, par définition, la loi tranche. Vous, vous avez la chance de pouvoir discuter, de dire que telle chose présente tel avantage. Nous aussi, nous discutons, mais à un moment nous devons être pour ou contre, nous mettons une limite là ou nous la mettons ailleurs : par exemple, pour l'allongement de la période pendant laquelle peut être pratiquée une interruption volontaire de grossesse.

À un moment donné, le législateur doit prendre position sur une question et c'est très difficile parce que rien dans la vie n'est blanc ou noir, n'est tranché comme cela. Un des moyens de surmonter cette difficulté, c'est effectivement de revoir les textes, de décider de les revoir systématiquement quoi qu'il arrive, parce qu'il arrive toujours quelque chose.

Mme Martine Allain-Régnault. - Si nous nous sommes mal fait comprendre, je précise que nous sommes favorables à cette démarche.

Mme Jacqueline Fraysse. - Je l'ai compris ainsi mais je voulais vous faire ressentir nos difficultés. Quant au débat sur la transparence, je ne m'y attarde pas davantage pour ne pas prendre trop de temps, mais je pense que c'est une question de fond et dans tous les domaines. Dès lors qu'il y a transparence et débat pluraliste, on limite considérablement toute dérive et tout risque de choix en âme et conscience, ce qui est très dangereux non seulement dans le domaine de la bioéthique mais dans tous les domaines. Il faut que nous en ayons une conscience aiguë.

En fait, j'avais demandé la parole pour parler des dons d'organes. Je suis tout à fait d'accord sur la nécessité d'améliorer nettement - pour ne pas dire révolutionner - notre façon de procéder et la chaîne dont vous parliez. Mais je pense aussi - et j'avais déjà exprimé cette idée lorsque nous avions débattu des lois bioéthiques - qu'il est vraiment extrêmement douloureux de parler aux familles de ces questions pour la première fois alors qu'elles vivent un drame terrible. Drame d'autant plus terrible qu'il concerne par définition des jeunes gens, les organes étant prélevés sur des personnes jeunes, par exemple sur un jeune de vingt ans qui vient de se tuer en moto. Poser cette question, pour la première fois, à une personne qui n'y a peut-être jamais pensé, dans ces circonstances, c'est vraiment se mettre dans les pires conditions pour obtenir un accord. Aussi, je me demande si nous ne devrions pas envisager de poser la question tranquillement aux jeunes eux-mêmes, par exemple à l'occasion de la délivrance d'une carte d'identité ou à l'école de manière systématique, en leur demandant s'ils donnent leur accord pour un prélèvement d'organe en cas d'accident. Je pense que les jeunes sont très humanistes et souvent très ouverts sur ces questions. Alors que pour les parents, et on le comprend bien, il est difficile, au moment où on leur demande, de donner le c_ur de leur fils.

M. Roger Meï. - On vient d'entendre que ce sont les pouvoirs intermédiaires, infirmières et médecins notamment, qui ont la clé du problème.

Mme Jacqueline Fraysse. - Oui, mais il faut obtenir l'accord pour prélever un organe. Le jeune majeur ne peut-il pas donner lui-même cet accord ?

Mme Martine Allain-Régnault. - Je vais essayer de répondre rapidement. J'ai fait une série d'enquêtes sur ce sujet, qui portent sur la France entière. Je crois que l'accord que l'on donne à un moment, on peut ne pas le donner l'année suivante : c'est donc extrêmement difficile de se fonder dessus, car il est le reflet d'une opinion qui évolue. Vous avez tout à fait raison, Madame, il est lamentable d'attendre le moment où un enfant est mort pour poser aux parents, pour la première fois, la question du don d'organes. À mon avis, cela ne relève toutefois pas d'une loi, mais plutôt de campagnes d'information décidées par le Gouvernement. Dans certains pays, il y a, par exemple, des affiches dans les aéroports en faveur du don d'organes : « Moi, je donne ». Quant au jeune, il donne très facilement pour une raison très simple, c'est que pour lui la mort n'a pas la même signification que pour les parents. Il ne pense pas qu'il va mourir. Cet accord est donc toujours remis en question. La France est encore un pays sensé malgré les difficultés rencontrées. Bien que la loi autorise à prélever sans l'autorisation de la famille, dans l'immense majorité des cas on lui demande son autorisation. Si l'on veut avancer dans ce domaine, qui me tient très à c_ur, il faut aller doucement et favoriser les campagnes d'information, notamment à l'école. Il est vrai que les enfants disent : « Tu donneras mes organes si je meurs sur la route ». Mais je crois vraiment qu'il faut aller doucement et faire un travail en profondeur car c'est un sujet qui heurte les consciences.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Tout à l'heure, vous parliez du clonage reproductif et vous sembliez dire qu'il n'y avait pas de barrières dans l'opinion publique sur ce sujet, que le clonage était dans l'air du temps et que la réflexion avançait. Or, entre le clonage thérapeutique et le clonage reproductif, il y a un grand pas.

Mme Marianne Gomez. - Je ne m'avancerai pas à dire que toute l'opinion publique est prête dès demain à accepter le clonage, mais il y a un courant pro-clonage en France comme à l'étranger, c'est indubitable. On est bien loin des cris d'orfraie du début. Il y a une partie de l'opinion, que je ne mesure pas, mais qui en tout cas y semble prête et se dit : pourquoi pas ? Et cela marque quand même le début d'une acceptation, de même que ce sondage dans lequel 40 % des personnes interrogées ont répondu, il y a déjà un an, qu'elles pensaient que finalement on allait cloner assez vite des êtres humains. Le fait qu'il existe un courant pro-clonage, le fait que des gens dans une proportion assez importante pensent que l'on va cloner à court terme, sont des indicateurs qui laissent à penser que ce n'est pas du tout impossible que l'on y vienne un jour. C'est tout ce que j'ai dit, mais je me suis peut-être mal exprimée...

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Merci de cette précision. Tout à l'heure Claude Evin estimait que le législateur doit donner un cadre. Vous nous avez dit qu'il faudrait une loi-cadre laissant place à l'évolution des choses. Faudrait-il pratiquement tout laisser faire ? Or, à une époque où tout est sujet à procès - notamment dans le domaine médical où les gens disent : « le médecin n'a pas fait ceci, il est arrivé en retard, etc. » - n'y a-t-il pas pour nous une obligation de cadrer les choses ? Cela n'exclut pas, bien sûr, un échange entre vous les journalistes et nous le législateur, mais je pense qu'une loi-cadre est nécessaire même s'il faut prendre en compte les évolutions. Par ailleurs, je voulais vous demander s'il n'y a que les femmes journalistes qui s'intéressent à la santé, à l'éthique et à la bioéthique en général ?

Mme Martine Allain-Régnault. - C'est comme dans les ministères, ce sont des professions féminines. Au ministère de la santé, il y a beaucoup plus de femmes que d'hommes au total, même si Claude Evin a été ministre de la santé ! Il y a environ cinquante femmes pour dix hommes. A propos des lois-cadres, il y a un sujet dont personne ne parle, mais qui va être très rapidement d'actualité, c'est le choix du sexe de l'enfant. Il faut y réfléchir avant que la population ne compte 80 % de garçons pour 20 % de filles et, si vous ne pouvez pas le mettre dans la loi, il faut au moins que la loi prenne en compte cette possibilité. Je suis en train de préparer une émission sur les lasers et je constate qu'actuellement on est sur le point de réussir le tri des spermatozoïdes Y et que très bientôt on pourra choisir le sexe de son enfant. Que va faire la société ? Que vont faire les politiques pour ne pas déséquilibrer la population alors que les familles veulent un garçon pour commencer et n'ont pas toutes deux enfants ?

Mme Hélène Cardin. - Il suffirait de regarder ce qui se passe en Chine et en Inde où l'on tue énormément de petites filles ou de f_tus filles. Il y a quelques années, j'ai fait un reportage sur l'infanticide des petites filles en Inde. C'est parfaitement organisé : vous faites l'échographie dans une petite pièce et la salle d'avortement est juste à côté. Si vous attendez une fille, hop ! vous passez de l'autre côté et puis terminé.

M. Jean-Paul Bacquet. - Je souhaiterais juste faire une remarque car j'ai quand même été un peu choqué par la façon dont vous avez abordé les blocages liés aux greffes. Je suis médecin et vous avez laissé entendre que la principale raison de la non-greffe était, en définitive, le non-engagement d'un certain nombre de médecins, voire même - pour parler clairement - le manque de courage des médecins pour aborder...

Mme Hélène Cardin. - Ah non, nous n'avons jamais dit cela !

M. Jean-Paul Bacquet. - Vous ne l'avez pas dit, c'est moi qui le dis : le manque de courage des médecins pour aborder le problème.

La société évolue beaucoup. La notion de mort n'existe plus dans notre société. La mort est bannie du quotidien et elle est souvent considérée comme un échec. Si je voulais être un peu provocateur, je dirais qu'on meurt quasiment systématiquement à quatre-vingt-dix-neuf ans d'une erreur médicale. Incontestablement, la mort est toujours vécue par le médecin, qui y participe, comme un échec. Or, ce n'est pas celui qui a échoué qui est le mieux placé pour proposer quelque chose, d'autant que la toute-puissance médicale touche à sa fin, comme vous l'avez d'ailleurs dit, et heureusement. Le sida a énormément apporté dans ce domaine avec une période de balbutiements très lourds de conséquences, ayant donné lieu à des procès tels que celui du sang contaminé, suivie d'une période d'inquiétudes et de remise en cause des médecins et de leur utilité même.

Contrairement à ce que vous pensez, je ne suis pas sûr que le médecin soit le mieux placé pour pouvoir modifier quoi que ce soit dans le domaine du don d'organes. C'est certainement celui qui est le plus proche de la famille et qui pourrait donc intervenir. Mais je ne suis pas sûr que celui qui vit un échec, qui est souvent dans une situation difficile sur le plan de la responsabilité médico-légale, puisse apporter quelque chose. Dans notre société, le greffeur est un bon et le préleveur un méchant.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Quel que soit le talent du législateur, le médecin prend le dessus !

Mme Martine Allain-Régnault. - Vous avez raison et il va de soi qu'il est plus facile d'être greffeur que préleveur. Il faut que le préleveur soit récompensé, mais les récompenses ne doivent pas forcément être financières. Il faut qu'elles viennent de l'opinion car vous savez très bien que pour améliorer le sort du prisonnier, il faut améliorer le sort du gardien de prison.

M. Alain Claeys, rapporteur. - J'aurais une dernière question à vous poser. Dans l'opinion, ce « droit à l'enfant » apparaît-il comme un droit sans limite ?

Mme Hélène Cardin. - Oui.

M. Alain Claeys, rapporteur. - C'est la vraie question que le législateur doit se poser. On se focalise sur le statut de l'embryon et la recherche sur l'embryon, mais je pense que le vrai problème pour le législateur va être l'encadrement de la procréation médicalement assistée. Nous savons tous qu'il existe aujourd'hui un « tourisme procréatif ». Ne faudrait-il pas, selon vous, introduire dans ce droit à l'enfant un peu de principe de précaution ?

Mme Hélène Cardin. - Vous avez tout à fait raison. Il est certain que le droit à l'enfant apparaît aujourd'hui sans limite. Les gens sont capables de faire des choses extraordinaires pour avoir un enfant.

Mme Martine Allain-Régnault. - Nous sommes toutes d'accord là-dessus.

Mme Marianne Gomez. - Cela va au-delà du droit à l'enfant. On peut parler de droit à l'enfant parfait. Il n'y a pas longtemps un sondage extraordinaire a été publié dans la revue Eurêka. La question suivante était posée : « Des examens effectués très tôt sur l'embryon permettent de déceler les maladies graves ; pensez-vous qu'il faut recourir à ces examens ? ». Les personnes interrogées ont répondu oui, à 93 %, pour détecter ces maladies et oui, à 53 %, pour améliorer les caractéristiques de l'enfant à naître. Ce qui est assez gigantesque...

Mme Martine Allain-Régnault. - Je pense que les gens sont capables de faire n'importe quoi pour avoir un enfant, d'aller à l'autre bout du monde, et seront soutenus par toute leur famille. C'est ainsi. Vous avez fait allusion au tourisme médical, ce phénomène dépasse la quête d'enfant. Si au nom du principe de précaution, on ne donne pas la pilule anti-migraine au patient français, il ira la chercher en Belgique. Avec les effets de la mondialisation et de l'accès à Internet dans le domaine de la médecine, il n'y a pas plus baladeurs, nomades et prêts à croire n'importe quoi que les patients. Alors qu'on a essayé, au fil des années, d'assainir en France le marché des médecines parallèles, il est en train de renaître sur Internet comme vous ne l'imaginez pas. Les gens vont de nouveau croire aux miracles parce qu'ils vont tomber sur un site philippin ou américain proposant des médicaments que l'on ne trouve pas en France et les proposant sans les précautions prises en France.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Y a-t-il d'autres questions ?

Mme Marianne Gomez. - Je voudrais juste dire, en réponse à une question antérieure, que ce qui manque dans les lois de bioéthique, c'est la transparence bien sûr, mais aussi l'évaluation. Par exemple, la loi ne prévoit pas suffisamment d'évaluation des retombées des procréations médicalement assistées.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vous indique que, sur ce sujet, nous ne ferons pas d'auditions publiques ou peu. Il faut que la commission puisse travailler à son rythme sans toujours être exposée au débat public. Cependant, début juillet, nous allons auditionner publiquement la structure anglaise chargée de l'encadrement des activités liées à la procréation médicalement assistée, afin de voir s'il y a plus de transparence et plus d'évaluation qu'avec nos structures actuelles.

Mme Hélène Cardin. - J'insiste auprès de vous pour que le législateur encadre mais n'interdise pas, n'enferme pas les gens dans leurs problèmes graves car ce serait faire fi des femmes, mais aussi des équipes médicales et les bloquer serait terrible.

Mme Martine Allain-Régnault. - Je crois vous avoir tout dit, même si on pourrait parler des heures sur ces sujets. Je ne pense pas que c'est forcément en modifiant la loi, mais plutôt en recherchant la transparence, que l'on pourrait améliorer les choses. Vous nous demandiez des exemples. Samedi dernier, j'ai fait une émission sur les cobayes et les essais thérapeutiques. Elle a eu deux fois moins d'écoute que d'habitude car les gens savaient que nous n'allions pas faire du sensationnel, mais que nous allions expliquer les rapports entre les expérimentateurs, les volontaires, les malades, etc. Ils ont préféré le tournoi de tennis de Roland Garros et MacGyver ! C'est le reflet de l'opinion... Pourtant c'était un sujet intéressant, que nous avons traité gravement. Nous avons aussi montré que les pays occidentaux, qui ont des principes d'expérimentation extrêmement rigoureux, laissent parfois faire les expérimentations dans des pays où les contraintes sont moins grandes et en tirent les bénéfices. Le cas du traitement de la syphilis, de la pilule contraceptive ou bien d'autres le montrent et, encore aujourd'hui, on va faire chez les autres ce que l'on n'a plus le droit de faire chez soi.

Ce qui m'a frappée dans l'énorme enquête faite pour préparer cette émission, car on n'a pas le droit de se tromper sur des sujets graves et sur lesquels on porte des attaques, c'est qu'il n'y a pas d'obligation de publier les échecs. Cela ne relève pas de la loi, mais de la notion de transparence. Il n'y a que de bons résultats dans les publications, car on n'est pas obligé de publier les échecs, même aux États-Unis. En revanche, on est désormais obligé de dire quelle firme finance l'étude. Ce qui est déjà un progrès et il n'y a pas eu besoin de loi pour cela...

Dans Le Monde du 29 février, vous l'avez sûrement lu, il y avait un dessin formidable que je livre à votre méditation. Devant une boite d'embryons humains, des médecins disent :« Si on ne légifère pas rapidement, un jour ou l'autre, ils nous réclameront des stocks options ».

M. Alain Claeys, rapporteur. - Merci.

Audition de MM. Pascal BRANDYS,
président de France Biotech, président directeur général de Genset,
et Jean-Loup SALZMANN

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 juin 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir Pascal Brandys, président-directeur général de Genset, accompagné de M. Jean-Loup Salzmann. Je les remercie d'avoir accepté de répondre à cette invitation. M. Pascal Brandys dirige une entreprise de biotechnologie, présente sur le marché mondial, avec une implantation française et américaine. Vous présidez également l'association France Biotech qui _uvre pour le développement de l'industrie française des biotechnologies.

Notre mission s'inscrivant dans le processus parlementaire de révision des lois bioéthiques, nous avons décidé de procéder à de nombreuses auditions afin d'être éclairés sur les nécessités d'évolution, sous tous leurs aspects, tant scientifiques, techniques, économiques que bioéthiques.

En préambule, je souhaite excuser l'interruption de votre audition qui sera due à un vote public à la tribune. Avant de donner la parole au rapporteur qui vous précisera l'esprit dans lequel il souhaite que vous interveniez, j'aimerais que vous nous fassiez part de la manière d'aborder les marchés mondiaux. Quelles sont les démarches nécessaires, selon votre analyse, pour que l'industrie biotechnologique française soit compétitive sur le plan international ? Quels sont les avantages et les désavantages de la situation française ?

Par ailleurs, pourriez-vous situer la présence aux États-Unis de spécialistes français de biotechnologie ? En effet, j'ai été surpris par leur niveau de responsabilité dans les entreprises américaines ou leur présence forte par le biais des filiales d'entreprises françaises.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour introduire cette discussion que je souhaite la plus libre possible, je vous propose trois axes de réflexion.

En premier lieu, il conviendrait d'éclairer notre mission sur la position de la France dans le secteur des biotechnologies. Il est important que nous ayons, sur ce sujet, une vision relativement juste avec une connaissance réelle de nos forces et de nos faiblesses.

En second lieu, il serait utile de connaître l'appréciation que vous portez sur la loi relative à l'innovation et à la recherche du 12 juillet 1999, en particulier sur l'essaimage à partir de la recherche publique. Par ce biais, vous pourriez aborder le sujet des start-up car, au-delà de ce « boom médiatique », nous aimerions savoir quelle est la réalité économique, dans ce secteur, aujourd'hui, en France et la part de ces start-up de biotechnologie dans l'ensemble des jeunes entreprises innovantes.

Puis nous reviendrons à l'actualité concernant la recherche. Tout d'abord, quelles sont, de votre point de vue, les applications possibles du décryptage du génome humain ? Quelles applications existent aujourd'hui et sont commercialisées ? Par ailleurs, s'agissant de la recherche sur les cellules souches, estimez-vous que les recherches sur ce type de cellules, chez l'individu adulte, peuvent rendre rapidement sans objet le recours aux cellules souches embryonnaires ?

En dernier lieu, nous aborderons le sujet de la brevetabilité. Quels exemples précis pouvez-vous nous donner pour nous éclairer et faire la différence entre ce qui relève de la découverte de ce qui relève de l'invention ?

M. Pascal Brandys. - Je vous remercie de votre invitation et pour avoir souhaité obtenir le point de vue des industriels de la biotechnologie. Ce domaine de recherche se situe aujourd'hui, incontestablement, au c_ur des sujets que vous allez aborder. Le point de vue que je pourrai vous donner sur la pratique au quotidien peut certainement vous aider dans votre démarche.

S'agissant de la place relative, au niveau international, de l'industrie française de la biotechnologie, si l'industrie française existe incontestablement, il faut dire qu'elle est néanmoins naissante. La majorité des sociétés de biotechnologie, en France, ont moins de dix ans d'existence et comptent quelques dizaines de salariés. La doyenne d'âge est Transgène, avec vingt ans d'existence. Genset, qui a exactement onze ans, est actuellement la plus grande entreprise de biotechnologie en France, avec ses six cents salariés.

La majorité des entreprises de biotechnologie sont de création récente, avec des capitaux encore relativement réduits. Cette industrie, essentiellement en création, en est donc à des entreprises de première génération. D'où la différence majeure avec l'industrie américaine qui en est à des entreprises de troisième génération. Les sociétés de biotechnologie américaines ont, dans la plupart des cas, des produits déjà commercialisés issus de la recherche. En revanche, la majorité des entreprises françaises en sont au premier stade du développement de technologie ou d'essais cliniques. Aucune d'entre elles ne commercialise véritablement des produits issus de sa recherche.

Néanmoins, en nombre d'entreprises, la France reste bien placée au niveau européen. Traditionnellement, nous étions en deuxième position derrière les Britanniques. Nous l'avons malheureusement perdue l'année dernière, au profit de l'Allemagne, en raison de programmes extrêmement volontaristes mis en place dans ce pays, notamment au niveau des régions, ce qui a permis la création d'un très grand nombre d'entreprises. Il y a déjà là matière à réflexion.

Parmi les atouts incontestables de l'industrie française, il faut relever le fait qu'elle s'appuie sur une recherche, essentiellement publique, de très grande qualité dans le domaine des sciences du vivant. Aujourd'hui, les domaines d'excellence de la France se retrouvent dans l'industrie des biotechnologies. Dans des secteurs comme la génomique, la thérapie génique, l'immunologie, la position des sociétés françaises et des collaborations avec l'industrie, essentiellement de la part des laboratoires de recherche publique, est de tout premier plan technologique.

L'environnement s'est également beaucoup amélioré en ce qui concerne les financements, grâce à l'ouverture des nouveaux marchés financiers, notamment en France, dès 1996. Cela a permis à plusieurs sociétés françaises d'accéder à la cotation et d'avoir ainsi les moyens de se développer. Le développement du capital risque se fait très rapidement aujourd'hui et permet à un grand nombre de ces sociétés de trouver les ressources financières nécessaires.

Toutefois, malgré ces améliorations importantes dans le domaine du financement, je ne voudrais pas vous donner l'impression qu'il est facile de créer et développer ces entreprises. Cela reste encore aujourd'hui un véritable parcours du combattant.

Un des grands handicaps a été le problème de la mobilité des personnes et des technologies, depuis la recherche publique vers le secteur industriel. Pour démarrer une société de biotechnologie, en plus d'une bonne assise scientifique, il convient d'avoir des ressources humaines et des ressources technologiques, lesquelles doivent être développées en parallèle. La loi sur l'innovation et la recherche a été un facteur certain d'accélération très positif pour cette mobilité. Toutefois, tous les problèmes pratiques n'ayant pas été réglés, notamment au niveau des décrets d'application, il subsiste aujourd'hui encore un certain nombre de blocages qui doivent faire l'objet d'un examen.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Reste-t-il encore un grand nombre de décrets d'application à paraître ?

M. Jean-Loup Salzmann. - Il reste les décrets d'application concernant la création de sociétés par des chercheurs et le décret d'application concernant, à l'université, l'organisation des services qui permettent de gérer la valorisation, notamment les brevets, les contrats universitaires. Reste également tout le volet des décrets qui permettent aux universités de prendre des participations dans des sociétés en émergence, sans passer par une procédure extrêmement longue du ministère des finances.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il m'avait été dit que cela devrait être publié très rapidement.

M. Jean-Loup Salzmann. - Quand nous avons été auditionnés par M. Jean-Paul Bret, qui était le rapporteur de la loi, et quand nous avons vu le cabinet de Claude Allègre, les décrets étaient en effet rédigés et prêts à être publiés dans le mois qui suivait la promulgation de la loi.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Qui bloque ?

M. Jean-Loup Salzmann. - Il me semble que ceux qui ont tout fait pour retarder cette loi sont les mêmes qui font tout pour que les décrets ne paraissent pas. Une certaine inertie de l'administration fait que, lorsqu'elle a perdu devant le Parlement, elle peut se rattraper...

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il va falloir réactiver cela.

M. Jean-Loup Salzmann. - Le Parlement a voté une loi d'initiative parlementaire, il y a maintenant deux ans, sur la thérapie génique et cellulaire. Toutefois, un certain nombre de décrets, notamment ceux régissant la thérapie cellulaire, qui sont au c_ur de ce débat, ne sont toujours pas parus. Selon certaines sources, il s'agirait de conflits de compétences au sein du ministère de la Santé. Ce ne sont même pas des sujets politiques.

M. Pascal Brandys. - Cette loi a été un signal très positif en faveur de cette mobilité. C'est très important car il y a peu de traditions de collaboration entre la recherche publique et les entreprises dans le domaine des sciences de la vie, contrairement à d'autres domaines comme la chimie, la physique ou les sciences de l'ingénieur.

M. Jean-Loup Salzmann. - Je suis moi-même très impliqué dans la valorisation universitaire. J'ai pu constater que depuis cette loi, un grand nombre de collègues universitaires se sont sentis mobilisés, ont eu envie soit de créer une entreprise, soit de participer à la création d'une entreprise. Cela, allié au décret sur l'intéressement des chercheurs à leurs propres inventions, a créé une réelle dynamique. On sent un souffle nouveau à l'université.

Une dynamique ne demande qu'à être lancée si on laisse aux universités les moyens de participer, soit en capital, soit en nature, à l'émergence de ces nouvelles start-up dans notre domaine comme dans d'autres - informatique ou physique pure.

M. Pascal Brandys. - Néanmoins, la mobilité des hommes n'est pas le seul problème, car elle doit s'accompagner d'une mobilité des technologies. En effet, les premières inventions font souvent l'objet de brevets, dans le cadre des instituts publics. Il est donc fondamental que les sociétés puissent disposer de licences d'exploitation, de façon à pouvoir développer les applications commerciales correspondantes.

De ce point de vue, il reste beaucoup de travail à accomplir. Les organismes de valorisation des laboratoires de recherche publics sont souvent sous-équipés. De plus, la direction de ces instituts n'a pas de véritable objectif, en termes de créations d'entreprises ou de développement de l'activité de licences.

S'agissant du nombre de start-up, qui est variable selon la définition donnée, la France compte environ une centaine d'entreprises de biotechnologie, à comparer aux mille quatre cents entreprises que comptent les États-Unis, donc cent cinquante dans la seule région de Boston. Ce secteur représente environ 4 000 emplois en France, à comparer à 140 000 à 150 000 emplois aux États-Unis. Ces sociétés représentent donc un potentiel de croissance considérable, si cette industrie trouve l'environnement nécessaire à sa croissance.

L'un des facteurs positifs pour obtenir cet environnement est d'instaurer le cadre légal et réglementaire qui permette à ces entreprises de développer leurs recherches et leurs applications. Les brevets sont un enjeu fondamental. Ces entreprises investissent sur des périodes relativement longues - généralement une dizaine d'années - sans profit pendant leurs dix premières années d'existence. Elles consacrent l'essentiel de leurs ressources - capital ou revenus - à la recherche et à la couverture des inventions par des brevets. La possibilité de breveter les résultats définitifs ou intermédiaires et leurs applications commerciales représente un enjeu majeur dans cette industrie.

Le deuxième enjeu est celui de la réglementation s'agissant des produits eux-mêmes. M. Salzmann peut vous donner des précisions sur les types de produits nouveaux qui doivent faire l'objet d'une réglementation spécifique.

M. Jean-Loup Salzmann. - Actuellement, nous assistons à l'aube d'une révolution concernant la thérapie cellulaire, notamment l'utilisation des cellules, qu'elles soient d'origine animale et humaine et, en cas d'origine humaine, qu'elles soient autologues ou allogéniques, c'est-à-dire qu'elles viennent de l'individu lui-même ou d'un autre individu. Ce débat sur les cellules souches, notamment embryonnaires, est très mouvant car de nombreuses frontières restent encore à conceptualiser.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Nous vous remercions de rester le plus simple possible. Nous ne sommes pas des spécialistes, mais des généralistes, même si certains d'entre nous sont médecins.

M. Jean-Loup Salzmann. - Un champ relativement nouveau s'est ouvert, que l'on pourrait appeler globalement le champ des biothérapies. Après avoir utilisé des produits chimiques d'extraction végétale ou de synthèse, et des protéines recombinantes, on utilise maintenant des cellules vivantes. Comme toute innovation, elle a des racines très anciennes. Les vaccins utilisent des cellules vivantes, de même que la transplantation d'organes sous forme d'organes, y compris sous forme cellulaire lorsqu'il s'agit de transfusions sanguines.

Au regard des progrès de la biologie, nous allons pouvoir transgresser des barrières, que ce soit, par exemple, des barrières d'espèces avec l'utilisation d'organes d'animaux pour remplacer des organes humains, ou d'autres barrières avec l'utilisation des cellules d'un individu pour un autre, ou encore des cellules du même individu après les avoir multipliées ou les avoir fait différencier, c'est-à-dire devenir plus spécialisées, ou dédifférencier, c'est-à-dire devenir moins spécialisées.

Tout ce champ reste encore à découvrir scientifiquement, avant même la conception d'une thérapeutique pour les patients. Je vous donne un exemple des bienfaits de la thérapie cellulaire, cité dans un article de Science, une des revues de référence du milieu scientifique. Pour le seul territoire des États-Unis, le nombre de malades, qui pourraient potentiellement bénéficier de ces nouvelles thérapeutiques cellulaires, est estimé à 128 millions, sur une population de plus de 250 millions, soit presque un Américain sur deux souffrant de maladie.

Force est de constater que l'arsenal réglementaire et juridique, qui encadre ce type de nouvelles thérapeutiques, est relativement faible et sujet à de nombreuses controverses. Le premier risque de controverse est l'utilisation de cellules provenant d'embryons ou de f_tus résultant de l'avortement. Aux États-Unis, le débat s'est beaucoup focalisé sur le droit ou non d'avorter et d'utiliser ces cellules. Ce débat est mineur, mais il risque de polluer le débat sur la progression de telles technologies.

La deuxième controverse est soulevée par les techniques utilisées pour créer ces cellules souches - embryonnaires ou dédifférenciées - qui sont les mêmes que celles utilisées pour le clonage reproductif. Il s'agit donc de savoir si on peut faire un clonage qui ne soit pas reproductif, mais dans un but thérapeutique. En d'autres termes, peut-on prendre le noyau de la cellule d'un individu, l'introduire dans un ovocyte ou un ovule d'une femme après en avoir enlevé le noyau, puis déprogrammer le noyau de cette cellule adulte pour lui permettre de redevenir totipotent ou multipotent, c'est-à-dire lui redonner des potentialités qu'il n'avait pas.

Ce champ de recherches est tout à fait passionnant, d'autant qu'il est possible d'utiliser, comme source de noyaux de cellules adultes, des fibroblastes qui peuvent être maintenus en culture pendant plusieurs générations.

Il existe tout un champ de potentialités et de pathologies que l'on peut guérir. Toutefois, il revient au législateur de l'examiner de très près afin d'éliminer les pièges potentiels et d'identifier les techniques et procédures éthiquement correctes à l'égard des patients, sans encourir aucun risque pour les générations futures.

Il existe différents cadres de loi pour procéder à cet examen, par exemple, la loi sur la thérapie génique et cellulaire, loi d'initiative parlementaire, dont nous attendons les décrets d'application, ou bien la révision des lois sur la bioéthique dont nous attendons des progrès. Aux États-Unis, un corpus réglementaire et législatif est déjà en place.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Le progrès étant un jugement de valeur.

M. Jean-Loup Salzmann. - Non, un progrès étant la tendance naturelle de l'humanité à attraper les fruits de la connaissance. En septembre, le Japon va discuter d'une loi sur les cellules embryonnaires.

M. Pascal Brandys. - L'innovation porte essentiellement sur les produits eux-mêmes ou les méthodes conduisant à de nouvelles approches thérapeutiques, ainsi que sur l'information en amont, qui va pouvoir très bientôt être exploitée, notamment avec la révolution liée au séquençage du génome humain.

J'utilise à dessein le terme séquençage et non pas décryptage, car le projet actuel, tel qu'il est conduit par les différents laboratoires publics et quelques sociétés, consiste déjà à lire le code génétique de l'homme, à produire ce livre qui comporte environ trois milliards de lettres. Il s'agit d'un code à quatre éléments de base.

La production de ce livre sera probablement achevée dans les semaines ou les mois qui viennent. Il faut d'ailleurs s'entendre sur cette définition. Il est clair que le livre sera incomplet et qu'il comportera de nombreuses erreurs. Toutefois, il s'agit d'une évolution fondamentale car nous aurons à notre disposition une quantité d'informations phénoménale. Cela va certainement révolutionner la façon dont les recherches en biologie seront menées, puis la recherche médicale, avec des approches beaucoup plus systématiques et un grand nombre d'applications.

Cela étant, il ne s'agit que d'un début. On ne sait pas interpréter ce livre dont on ne connaît pas la langue correspondante. Dans un premier temps, un travail considérable de décryptage est à faire, consistant à identifier, dans ce code génétique, la séquence des gènes eux-mêmes, car seule une fraction du code génétique correspond à des gènes. Dans un second temps, il reste un travail beaucoup plus considérable encore pour identifier les fonctions de ces gènes et leurs applications possibles dans le domaine, notamment, du diagnostic ou de la thérapeutique.

(La séance, suspendue pour cause de vote à dix-sept heures,

est reprise à dix-sept heures dix-huit.)

M. Pascal Brandys. - J'évoquais l'activité de séquençage du génome humain, avec l'analogie du livre, et la production de ce livre qui sera bientôt achevée. En revanche, la détermination des mots, c'est-à-dire les gènes qui codent pour les protéines et qui sont les travailleurs dans la cellule, est en cours. On ne connaît toujours pas le nombre de gènes dans le génome humain. Les spécialistes débattent de chiffres qui se situent entre 30 000 et 160 000. La détermination du code d'un gène reste une entreprise difficile, mais qui peut donner lieu à une invention.

Une fois ces gènes identifiés, il convient de leur attribuer une fonction au travers d'études complexes de génétique chez l'homme ou grâce à des modèles animaux ou cellulaires. Ces études permettent, dans certains cas, d'associer ces gènes à des applications importantes, notamment des maladies, et de mettre au point des applications dans le domaine diagnostique et thérapeutique.

Cette longue chaîne, tout au long de son déroulement depuis l'information brute - le code génétique - jusqu'à l'application finale, peut donner lieu à des inventions multiples au niveau de l'identification du gène, de sa fonction et des applications commerciales.

Compte tenu de l'utilisation de l'information sur le gène par toute l'industrie de la biotechnologie et de la quantité de données disponibles, le problème central de la brevetabilité des gènes doit être abordé dès l'étape du décryptage. Actuellement, le brevet est un monopole d'exploitation, concédé à un inventeur pendant une durée de vingt ans. Ce monopole est la contrepartie du fait que l'inventeur accepte de décrire et de diffuser son invention dans le domaine public. La durée de vingt ans, qui peut paraître longue, est en fait relativement courte par rapport au temps de développement. Dans le domaine pharmaceutique, une molécule demande en moyenne une dizaine d'années de développement. Entre la découverte d'un gène et l'application correspondante, il s'écoule entre dix et quinze ans.

M. Bernard Charles, président. - Le certificat complémentaire de protection a-t-il été un élément d'amélioration ?

M. Jean-Loup Salzmann. - Le certificat complémentaire, qui accorde une durée supplémentaire à un médicament pour tenir compte du temps de développement - totalement différent dans le domaine du médicament de ce qu'il est dans celui de la mécanique - a permis à de nombreuses sociétés de pouvoir continuer à amortir leurs frais de recherche sur une durée plus longue et ainsi lancer des recherches supplémentaires. Actuellement, il est fréquemment utilisé, malgré une certaine complexité de mise en _uvre qui nécessite de s'y prendre deux ans à l'avance.

M. Pascal Brandys. - La protection du brevet est limitée dans le temps. Cela a une signification tout à fait particulière dans notre secteur où, dans la plupart des cas, seules quelques années d'exclusivité seront accordées à l'inventeur.

Le deuxième aspect de la brevetabilité est fondamental, c'est le fameux critère d'utilité, c'est-à-dire que le brevet doit avoir une application industrielle. Par conséquent, dans le cas des brevets qui portent sur des applications des gènes, il est indispensable de citer un exemple concret décrivant la façon dont ce gène est utilisé en pratique, notamment dans le domaine du diagnostic ou de la thérapeutique. Puis il convient d'énoncer, avec des revendications précises, le champ d'application du brevet. Les brevets ne peuvent jamais couvrir toutes les applications possibles du gène. Ils se situent toujours dans le cadre de revendications spécifiques qui s'appuient sur des exemples et des applications décrites dans le corps du texte.

Vous avez ensuite posé la question de savoir quelles étaient les applications actuelles du gène. Il y a d'abord les applications au niveau de l'utilisation du gène lui-même, en tant que système de production. Le produit du gène lui-même, c'est-à-dire la protéine, peut être utilisé directement comme médicament - l'insuline, l'érythropoïétine, l'hormone de croissance, les interférons, les facteurs de croissance, etc.

Ainsi, tout un ensemble de médicaments commercialisés font l'objet de brevets correspondants sur les gènes utilisés comme système de production. Le gène est inséré dans une bactérie qui sera utilisée, dans des fermenteurs, pour produire en grande quantité la protéine correspondante laquelle sera ensuite purifiée et commercialisée directement comme médicament. C'est un exemple concret d'un passage direct du gène à un produit thérapeutique.

M. Jean-Loup Salzmann. - Dans le domaine de la thérapie génique ou cellulaire, un gène peut être utilisé pour être vectorisé par un virus ou un autre système de vecteur, et être inséré ainsi dans une cellule afin de corriger une déficience génétique de cette cellule. Notre collègue Alain Fischer, en insérant, à l'intérieur de cellules hématopoïétiques - cellules souches du sang - un gène dont certains enfants étaient privés, a permis de rétablir leur système immunitaire. Ils ont pu sortir de la bulle dans laquelle ils vivaient et mener une vie normale à l'abri des infections, alors qu'ils étaient promis à une mort certaine. Il s'agit d'un très clair exemple de l'utilisation du gène comme un médicament direct.

M. Pascal Brandys. - Il s'agit non seulement d'applications nouvelles, comme celle que l'on vient de décrire, mais aussi d'applications classiques. Le produit du gène peut constituer une cible pour l'industrie pharmaceutique et permettre la mise au point de médicaments classiques. Par la voie chimique, on peut aujourd'hui mettre au point des molécules qui vont modifier la fonction du gène ou du produit du gène. À l'aide de cette information, on peut alors constituer de nouvelles générations de médicaments. Dans ce cas de figure, on cherchera en priorité à protéger les tests fonctionnels qui permettront de mettre au point ces molécules.

La dernière grande catégorie concerne le domaine du diagnostic. Les variations de ces gènes peuvent être associées à des maladies ou à la susceptibilité à certaines maladies courantes. On peut, par exemple, mettre au point des systèmes de diagnostic. Un exemple souvent cité est celui des gènes de prédisposition au cancer du sein (Brc1 et Brc2) qui font l'objet de brevets et qui permettent soit d'analyser des prédispositions au cancer du sein, soit de faire des choix de traitements thérapeutiques en fonction des risques associés.

M. Alain Veyret. - J'aimerais que vous nous donniez des précisions sur un certain nombre de points. Les problèmes essentiels, qui vont se poser sur le plan législatif et juridique, concernent les cellules embryonnaires, le clonage non reproductif et, dans le cadre du séquençage, le décryptage et la brevetabilité. Pourriez-vous définir votre position par rapport à la brevetabilité et ce qui peut être considéré comme relevant du domaine de la découverte ou de l'invention, car la frontière entre les deux me paraît étroite et mal définie ?

Toujours en ce qui concerne la brevetabilité, on sait que l'instruction d'un brevet peut prendre plusieurs années. Qu'en est-il pendant toute la période d'instruction où le secret reste le plus souvent absolu et peut générer des disparités dans la conduite de la recherche, ne serait-ce que de la recherche publique ?

M. Pascal Brandys. - La définition de l'invention est une question complexe, mais qui, aujourd'hui, est relativement bien traitée par la jurisprudence. L'invention, par définition, doit dépasser le travail de routine. On la définit par le travail de l'homme disposant de l'état de l'art, c'est-à-dire un spécialiste, en général un chercheur. Pour qu'il y ait activité inventive, il doit y avoir une activité qui dépasse le travail de routine. Un des critères plus particulièrement utilisés est qu'il ne doit pas y avoir de filiation directe entre les éléments dont on dispose et l'invention, mais plusieurs éléments indirects qui conduisent au résultat final.

M. Jean-Loup Salzmann. - Par exemple, le mot qui revient le plus souvent est « surprenant » - une activité surprenante de cette protéine qui pourtant était connue, une nouvelle activité de ce médicament. C'est quelque chose qui ne pouvait être déduit de l'état de l'art antérieur, lequel étant considéré, bien que mouvant, comme ce qui est accessible dans la littérature scientifique. Quelque chose qui est accessible dans la littérature scientifique, même en combinaison de deux documents, n'est pas considéré comme inventif. En outre, les techniques opératoires et les méthodes de diagnostic sont exclues du champ du brevet par la loi française et les directives européennes.

M. Pascal Brandys. - Sur la question du secret, la procédure européenne porte sur dix-huit mois. Au-delà de cette période, il y a publication de la demande de brevet et opposition aux tiers. La procédure est relativement courte et, de ce point de vue, il y a une différence essentielle entre le droit européen et américain. La procédure aux États-Unis reste secrète jusqu'à la délivrance du brevet, ce qui présente une différence majeure, à la fois du point de vue de l'information et en termes de concurrence, car les Américains ont la possibilité de garder leurs brevets secrets. On parle de brevets « sous-marins », des brevets confidentiels pendant très longtemps. Il s'agit donc d'un débat important en termes d'harmonisation internationale.

M. Bernard Charles, président. - Nous vous remercions. Nous espérons que ce vote, qui a interrompu votre exposé, ne vous a pas trop perturbé.

Audition de Mme Chantal RAMOGIDA,
présidente de l'association « Pauline et Adrien »

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 juin 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Vous avez fondé l'association Pauline et Adrien dont le but est d'aider les couples infertiles à réaliser leur projet parental dans les meilleures conditions possibles. Votre expérience dans l'accueil des couples, le suivi, le résultat et la qualité des traitements d'assistance médicale à la procréation, nous est particulièrement précieuse, car vous êtes à même de nous en présenter une vue globale, qui dépassera l'aspect purement scientifique.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Nous connaissons tous le travail que vous accomplissez. Pour lancer cette discussion, je souhaiterai que vous abordiez le droit à l'enfant qui nous semble parfois devenir sans limites. À cet égard, estimez-vous que les conditions d'accès à l'AMP devraient encore être élargies ?

Dans un deuxième temps, pourriez-vous nous faire part de votre appréciation, aujourd'hui, de la qualité des centres d'AMP ?

Enfin, au regard des évolutions intervenues depuis cinq ans, nous pourrions aborder les améliorations qu'il vous semble nécessaire d'apporter à la loi, les conditions d'un certain nombre d'évolutions, notamment sur la recherche sur l'embryon, auxquelles votre association serait favorable et les ouvertures nécessaires par rapport aux enjeux de l'évolution de la recherche.

Mme Chantal Ramogida. - Je voudrais d'abord vous remercier de m'auditionner. Je suis moi-même mère de six enfants, dont des jumeaux et des triplés que j'ai eus par l'AMP.

Vous me pardonnerez de commencer par être quelque peu brutale. Chaque année, l'association organise la journée nationale de la fertilité qui réunit plus de mille deux cents personnes, des couples qui viennent chercher des réponses à leurs interrogations. Chaque année, nous invitons des députés. Aucun n'est jamais venu. Nous avons l'impression que nous n'intéressons pas les hommes politiques. Je voulais donc vous remercier de tout c_ur de m'inviter et de vous pencher sur des réalités et des valeurs que l'on oublie trop à cause de la médiatisation de certains sujets.

Vous parlez du droit à l'enfant. Il faut avant tout penser au droit à la grossesse. Ces couples, qui n'ont pas le choix et doivent passer par les techniques d'AMP, idéalisent l'enfant dans le ventre de la mère. Pour le couple, la grossesse est un moment fabuleux. Ces neuf mois sont une période dont le père et la mère profitent. Lorsque l'on parle de droit à l'enfant, il faut penser à ces couples qui s'engagent dans un parcours si lourd. Même une simple fécondation in vitro requiert un parcours long, douloureux, qui atteint la dignité du couple. L'homme et la femme sont obligés d'exposer leur vie privée devant le corps médical et, maintenant, devant des juges au tribunal de grande instance ou de simples greffiers. Néanmoins, selon une étude faite auprès de ces couples, lorsque l'enfant naît, il est aimé, choyé, vraiment désiré. Certains couples divorcent. Je peux vous en parler en connaissance de cause puisque, personnellement, j'ai divorcé après la naissance de tous mes enfants. Mais les enfants sont là, ils ont un père et une mère, bien que séparés, et un certain équilibre demeure. Ce sont des enfants tellement désirés qu'il n'y a pas de demi-mesure. Si les techniques de procréation ne débouchent pas sur la grossesse, le couple divorce dans de nombreux cas, malheureusement trop souvent. Mais parfois, même en cas de naissance, le couple est si altéré par tout le parcours que l'homme et la femme ne savent plus trop pourquoi ils sont ensemble. L'association compte huit mille quatre cents adhérents dans toute la France et reçoit quatre-vingts appels par jour et cent cinquante lettres par semaine. Souvent ce sont des hommes qui nous appellent pour nous demander de parler à leur conjointe car il n'y a plus de vie de couple. Tout se focalise sur cette idée : l'enfant. Les couples ne réclament pas le droit à l'enfant. Ils demandent d'avoir une grossesse, puis l'enfant qui naîtra de cette grossesse. La grossesse est souvent une étape oubliée, comme nous le disent souvent nos adhérents.

Le droit à l'accès au traitement est un autre sujet que nous pourrons aborder ultérieurement.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Durant ces cinq ans, n'y a-t-il pas eu des progrès et des techniques d'assistance médicale à la procréation mises au point, peut-être sans expérimentation - je pense à l'ICSI -, car il fallait répondre à une demande des couples qui a tout balayé sur son passage, y compris les expérimentations qui auraient été nécessaires ?

Mme Chantal Ramogida. - Tout à fait. Sur le marché, il existe maintenant des « produits » tels que la demande est modifiée par l'offre qui est faite. Des couples qui cessent leur contraception et dont la femme n'est pas enceinte deux ou trois mois après pensent à la fécondation in vitro et attendent des médecins qu'ils leur prescrivent des produits. En France, les équipes médicales réfléchissent et, heureusement, attendent au moins deux ans après la cessation de la contraception (sauf problème médical lourd identifié) pour commencer tout traitement d'assistance médicale à la procréation (de plus, la loi exige deux ans de vie commune avant AMP). Toutes ces nouvelles techniques sont souvent sources d'incompréhension. Cela résulte surtout d'une mauvaise information faite par les médias. Certaines personnes croient encore que le diagnostic préimplantatoire est uniquement fait pour choisir le sexe de l'enfant, et non pour éviter des maladies génétiques. Notre association fait, en toute modestie, un remarquable travail d'information auprès des personnes intéressées. Pour sa part, le ministère de la Santé ne fait pas ce qu'il devrait faire, c'est-à-dire des fascicules clairs et simples, présentant, par exemple, l'ICSI et non pas ces énormes documents que personne ne lit. Il y a un manque flagrant d'information pour les patients. Même si ce n'est pas le sujet du débat, je souhaite néanmoins le mentionner. L'association essaie de produire de la documentation, mais seulement quand elle en a les moyens car elle n'est pas subventionnée.

S'agissant de l'appréciation portée sur les centres d'AMP, je peux évoquer la situation de façon réaliste, car l'association est « sur le terrain ». Commençons par la commission de la médecine et de la biologie de la reproduction qui accorde, sur dossier, les agréments aux médecins. Je reviendrai à la première commission nommée par Mme Michèle Barzac en 1988, dont le fonctionnement nous a conduit à créer l'association. Les membres de cette commission sont juges et parties. Ils ont eux-mêmes un centre, viennent discuter sur les centres des amis et donner l'agrément. Je vous cite un exemple. À l'époque, il existait un centre qui s'appelait la Roseraie. Les agréments ayant été donnés en décembre 1988, la Roseraie a commencé ses activités au printemps 1989. J'avais demandé si Madame Soleil était membre de cette commission pour donner un agrément à un centre qui n'existait pas. Cela vous donne une idée de la façon dont les choses se sont alors passées. Il y a eu de la rébellion. C'est alors que j'ai créé mon association, pour défendre le centre où j'avais eu mes enfants, qui n'avait pas reçu l'agrément.

Le fonctionnement de la commission de la médecine de la biologie de la reproduction, qui accorde les agréments, devrait être revu. Pour être membre de cette commission, il faut faire partie de l'UNAF. Or nous souhaiterions que notre association soit représentée au sein de cette commission. Nous sommes sur le terrain et à même de juger de l'accueil et de la qualité des soins. Mme Chantal Lebatard, que je respecte beaucoup pour son travail, et qui est membre de l'UNAF, est venue me voir afin que je lui communique les différents problèmes rencontrés sur le terrain, pour pouvoir les exposer elle-même à la commission. Ces gens sont derrière un bureau, ils ne savent pas ce qui se passe à Périgueux ou à Clermont-Ferrand, au contraire de l'association, qui reçoit cent cinquante lettres par semaine, dont vingt vont évoquer les mêmes problèmes rencontrés dans un même centre. Lorsque nous sommes ainsi informés d'un problème, nous téléphonons directement au chef de service.

Il nous a fallu atteindre dix ans d'existence avant que la direction générale de la santé accepte de nous confier un budget pour produire un annuaire grand public de tous les centres agréés. En effet, certains gynécologues de ville gardent les couples par-devers eux pendant un an ou deux. C'est une rente à vie, si l'on considère les honoraires de 300 ou 400 francs pour une visite chaque mois. Ces praticiens ne pourront jamais rien faire pour la patiente car ils ne sont pas agréés. Nous avons fini par obtenir ces fonds de la DGS pour nous aider à élaborer cet annuaire. Il nous a demandé deux ans de travail. Il est actuellement en vente à la FNAC, à l'association et dans divers autres lieux. Dans cet annuaire, sont répertoriés les noms des gynécologues agréés et les techniques qu'ils utilisent. Si un couple, par exemple, rencontre un problème d'infertilité dû à l'homme, ce guide permet de vérifier que le gynécologue est agréé pour l'ICSI. En l'absence de cet agrément, il ne pourra rien faire pour ce couple. Inutile de perdre son temps, son argent et celui de la société car les inductions d'ovulation sont réalisées aux frais de la Sécurité sociale. Cet annuaire a beaucoup aidé les patients et les gynécologues de ville ainsi que, parfois, des hommes politiques qui ont daigné se pencher sur les problèmes rencontrés par ces couples.

Nous aimerions refaire cet annuaire, en y ajoutant des appréciations, de diverses natures, ne serait-ce que sur l'accueil. Nous vivons dans un pays libre qui bénéficie d'un régime de Sécurité sociale. Ce guide aiderait les patients à mieux évaluer les implications de leurs demandes pour la Sécurité sociale. Seuls trois pays admettent de rembourser de telles activités. Nous insistons auprès de nos adhérents pour bien leur faire comprendre qu'avoir la Sécurité sociale est un bienfait, que nous sommes un des rares pays à en bénéficier, mais qu'il ne faut pas trop en demander. Il me semble, néanmoins, que l'éducation des médecins reste également à parfaire. Ils prescrivent beaucoup de choses trop légèrement.

On accorde des agréments, mais ces médecins ont-ils été contrôlés une seule fois ? Je ne suis pas favorable à des contrôles systématiques, mais la DDASS ne s'est jamais déplacée une seule fois dans un centre pour vérifier sa conformité avec les dispositions de la loi votée il y a six ans. Nous avons signalé à la commission nationale de médecine et de biologie de la reproduction que certains centres mériteraient d'être visités, notamment deux, car nous considérions comme déplacé que ces centres procèdent toujours à des c_lioscopies pour ponctions ovocytaires à une patiente sur deux.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Quelles critiques vos adhérents expriment-ils sur certains centres ?

Mme Chantal Ramogida. - Je ne citerai pas de centres car je ne suis pas là pour cela, je peux simplement vous dire qu'actuellement, le budget de la santé est tellement restrictif qu'il n'y a plus de dialogue entre patients et médecins. Je suis favorable à l'existence conjointe d'un secteur privé et public à l'hôpital, car il ne faut pas oublier qu'à l'heure actuelle, on trouve des consultations en secteur privé, à l'hôpital, dont le prix est plus élevé que celui des consultations dans le secteur privé en ville, cela sans le même niveau de prestations. J'ai un énorme dossier sur l'Assistance publique, que je compte présenter à ses responsables lorsque je serai reçue. Si vous visitez un centre public, en l'occurrence gratuit, vous verrez, le matin, cinquante ou soixante femmes assises par terre. Dans certains hôpitaux de l'Assistance publique, j'ai même constaté la présence de cafards. Ces femmes n'ont pas les moyens d'aller dans le privé, encore que les dépassements d'honoraires n'y sont pas aussi importants que cela. Par exemple, en cotation biologie, vous n'avez pas de dépassement. Dans un centre privé, la patiente arrive à 7 heures et, cinq minutes plus tard, la prise de sang faite, elle est sortie. Les infirmières sont agréables. En revanche, à l'hôpital public, aucune infirmière n'est présente pour accueillir les patientes qui doivent inscrire leur nom sur la porte de l'infirmerie où les prises de sang sont faites.

M. Bernard Charles, président. - Ce n'est pas valable pour tous les hôpitaux.

Mme Chantal Ramogida. - Pas dans tous, mais dans la plupart. Il y a un manque de personnel. Les patientes sont reçues montre en main.

M. Jean-Michel Dubernard. - On ne mesure pas assez ce qui se passe réellement sur le terrain en ce qui concerne les malades. Je le vis tous les jours dans un autre domaine.

M. Bernard Charles, président. - Il me semble qu'on peut relativiser certaines choses pour les hôpitaux à taille humaine, même s'ils ont été la cible de critiques. Les carences que connaît le monde hospitalier sont principalement liées à des blocages budgétaires et à la surdimension des hôpitaux, car il est très difficile de gérer trois mille lits. En 1974, lors d'une mission sur l'hospitalisation, j'avais été frappé par l'organisation des hôpitaux au Canada. À cette époque, les Canadiens estimaient déjà qu'il ne fallait plus construire des hôpitaux de trois mille lits, mais de cinq cents lits.

Mme Chantal Ramogida. - Je voudrais vous donner un exemple que vous pouvez très facilement vérifier. René Frydman m'a demandé de venir dans son service, une fois par semaine, pour accueillir les femmes et avoir l'association Pauline et Adrien in situ. Chaque matin, j'arrivais à 7 heures à l'hôpital Béclère, avant même les infirmières. Les patientes, qui sortent au mieux à midi, étaient déjà là. J'ai apporté ma cafetière. Les femmes buvaient un café en attendant les prises de sang et les échographies. Elles étaient tout à fait détendues. Maintenant elles m'attendent avec les croissants. Un relationnel s'est créé. On pourrait accorder quelques moyens à certaines associations qui sont sur le terrain car le bénévolat fait de moins en moins recette. Quand je pense que l'Assistance publique a fait publier un livre - que personne ne lit - sur l'AMP pour lequel ils ont dépensé plus d'un million de francs !

S'agissant du privé, vous êtes bien reçue par des messieurs très compétents. Mais c'est la rentabilité qui compte : cinquante patientes, 500 francs chacune, on fait le chèque, « merci et au revoir, téléphonez à Pauline et Adrien où l'on vous donnera toutes les explications ». Même si nous respectons beaucoup ces médecins, nous les considérons comme des prestataires de services, dont nous sommes devenues les clientes, et non plus les patientes. Voilà où en est aujourd'hui la médecine en France, et ce dans tous les domaines.

Quand j'ai créé l'association, des médecins se sont demandé qui j'étais pour venir leur poser des questions. Mais eux, pour qui se prennent-ils ? Ce sont des gens comme tout le monde. Je peux encore me regarder chaque matin dans la glace, ce qui n'est pas le cas de certains d'entre eux. L'association les dérange, mais que cela leur plaise ou non, nous allons vers une médecine nouvelle. Il va leur falloir compter avec les associations d'usagers car le travail que nous faisons en amont leur rend service.

S'agissant d'apprécier la situation dans les centres d'AMP, ce travail est actuellement très mal fait. Les agréments sont accordés sur des dossiers qui n'ont jamais été vérifiés. Quant aux taux de réussite, qui sont donnés en pourcentage, on donne de l'argent et des chiffres à FIVNAT, en omettant les mauvais résultats, ce qui donne un taux de grossesse élevé. Dans les résultats FIVNAT, certains centres affichent 32 % de réussite, mais quelle en est la signification exacte ?

Depuis plusieurs années, nous demandons, comme dans les pays anglo-saxons, des résultats clairs et simples, avec le nombre de bébés qui rentrent vivants chez eux. Nous préférons un centre qui indique n'avoir eu que 10 % de réussite, c'est-à-dire dix bébés qui sont rentrés vivants chez eux sur cent. Pour la plupart des résultats, on omet de dire que ce ne sont que des grossesses de démarrage et non évolutives.

J'ai été ravie du tollé engendré par le palmarès des centres d'AMP publié par Science et Avenir. Tout le monde voulait savoir comment les journalistes avaient obtenu les résultats. J'ai même été soupçonnée de les leur avoir fournis.

Les médecins doivent arriver à comprendre ces changements. Avec certains centres d'AMP, j'ai préparé de petites revues, dans lesquelles je donne la parole aux femmes et leur demande d'écrire leurs témoignages. Avec le professeur Madelenat à l'hôpital Bichat, nous avons ainsi lancé un petit fascicule intitulé Paroles de femmes, d'hommes et de médecins. Notre association est aidée pour cela par l'industrie pharmaceutique que l'on critique beaucoup. Même si nous ne sommes pas vendeurs ou prescripteurs, nous sommes néanmoins utilisateurs de leurs produits, ce qui nous donne autant droit que les médecins à obtenir un peu d'aide de leur part.

Le développement de la communication ne peut se faire qu'avec les bénévoles d'une association et l'aide matérielle du ministère de la Santé. Quand nous demandons 50 000 francs, nous recevons beaucoup moins. Peut-être faudrait-il demander 2 millions de francs pour recevoir une somme qui permette de mener une action valable ?

L'association compte deux secrétaires à temps complet, plusieurs bénévoles, et moi-même, qui suis rémunérée mais pas pour les douze heures que je donne chaque jour. Je trouve injuste que d'autres associations (par exemple pour le sida) qui tapent du poing sur la table (à juste titre) obtiennent ce qu'elles veulent. Le problème est bien entendu d'une autre nature, mais pourquoi notre association, qui veut aider à donner la vie, ne serait-elle pas aidée à ce titre ? Ne mérite-t-elle pas la même considération ?

Pour conclure sur l'appréciation des centres d'AMP, la commission de la médecine et de la biologie de la reproduction devrait inclure des personnes qui sont sur le terrain et donc mieux à même d'apprécier la réalité de la situation. Par ailleurs, il conviendrait de revoir les résultats fournis par certains centres cliniques ou hôpitaux.

M. Jean-François Mattei. - Je voudrais ajouter quelques mots sur la commission nationale de médecine de biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal, puisque j'en ai été moi-même membre pendant dix ans, de 1988 à 1998. Il est manifeste que cette structure rencontre trois types de problèmes. Le premier type de problème vient de sa composition. Il est clair qu'il s'agit de donner un agrément sur des critères qualitatifs. Or, pour apprécier les compétences techniques, nous tombons dans la difficulté insurmontable des juges et parties car ce sont les praticiens qui les connaissent. Les exclure ne réglerait en rien le problème et me paraît impensable. Peut-être faut-il élargir sa composition comme cela a été fait en intégrant une autre personne en plus de la représentante de l'UNAF. Toutefois, pour l'avoir vécu, j'admets que cela ressemble parfois à une distribution interne à la commission, même si celui dont il est question quitte la salle avant que la commission ne se prononce. Sans porter aucune accusation quelle qu'elle soit, il est difficile d'être à la fois juge et partie. Il reste néanmoins à trouver des compétences qui ne soient pas directement impliquées dans la pratique, car sinon les personnes n'ont pas le recul nécessaire.

La deuxième difficulté est de savoir si les critères d'agrément sont d'ordre géographique ou qualitatif. Si on se base sur des critères strictement qualitatifs, on risque d'avoir, sur une estimation de soixante centres (un pour un million d'habitants), vingt centres pour la seule ville de Paris et sa couronne, et aucun dans certaines régions comme la Bretagne. Si on se base sur des critères strictement géographiques, on risque de donner l'agrément à des praticiens qui ont des qualités moindres que celles d'équipes auxquelles l'agrément est refusé. Par ailleurs, lorsque le nombre maximal de soixante agréments à donner a été atteint, cela signifie que le système est fermé et que les nouvelles équipes de jeunes, qui ont acquis une expérience, à l'étranger notamment, ne peuvent mettre en place leurs pratiques. En effet, comme pour les pharmacies, le nombre d'agréments maximum aura été donné et parfois, malgré une baisse de qualité, on est devant l'impossibilité de passer le relais à d'autres.

Enfin, cette commission n'est pas en mesure d'accomplir son travail pour des raisons de moyens. Je raisonne sur le modèle des commissions scientifiques spécialisées de l'INSERM ou du CNRS qui fonctionnent remarquablement bien et dont je me suis souvent inspiré. Le dossier est jugé en amont, avec la validation d'une équipe et d'un projet. Néanmoins cela n'a de sens que si, en aval, il y a une évaluation, laquelle ne peut se faire sur dossier. Comme pour les équipes de recherche de l'INSERM ou du CNRS, il faut que six ou huit membres de la commission se déplacent in situ et passent une ou deux journées à s'entretenir avec les responsables, les patients, le personnel technique. C'est seulement ainsi qu'il est possible de se faire une véritable idée de la façon dont les choses fonctionnent.

Madame Ramogida, avec sa fougue que je connais bien et qui nous a parfois menés à nous affronter, est tout à fait dans le vrai. Les chiffres et les bilans donnés aujourd'hui sont faux parce qu'ils ne partent pas des mêmes données.

On parle de pourcentages de grossesses abouties, démarrées, ou encore par rapport au nombre d'ovules fécondés ou prélevés. Cette commission ne fait pas son travail en aval, parce qu'elle n'en a pas les moyens, non seulement en termes de secrétariat et de personnel administratif, mais aussi d'experts. En effet, les experts nommés à cette commission sont sollicités pendant les périodes de renouvellement d'agrément ou d'évaluation, de telle sorte qu'ils y consacrent beaucoup de leur temps, sans aucun dédommagement ni aide. S'agissant des experts professeurs d'université, ils pourraient bénéficier provisoirement de moyens humains supplémentaires dans leur service pour pallier leurs absences répétées. L'idée d'une agence sur le modèle britannique me paraît intéressante car c'est, me semble-t-il, la seule façon de dégager un véritable budget, avec du personnel et des moyens budgétaires, comme peut le faire l'agence du médicament. L'ancienne agence française du sang, aujourd'hui des produits de santé, a été très utile en son temps, mais après dix ans d'exercice, elle avait fait la preuve de ses limites et il fallait changer de structure. Peut-être le moment est-il venu de changer de structure.

M. Bernard Charles, président. - Ceci étant, nous avons rencontré ce manque de moyens des commissions dans tous les domaines de la politique de santé. Je me souviens d'une conversation que j'avais eue avec Mme Simone Veil qui était opposée à la création des agences. Néanmoins lorsque l'agence du médicament a été créée - souvenez-vous du retard français quant à l'inspection des bonnes pratiques de fabrication dans l'industrie - l'État lui a donné les moyens de fonctionner car le ministère de la Santé n'était pas lui-même en mesure de pouvoir mener ces inspections et faire ce travail.

M. Jean-Paul Bacquet. - J'ai écouté avec beaucoup d'attention vos propos quant aux conditions d'accueil des demandeurs, que ce soit dans le secteur public ou privé, pour lequel, notamment, vous vous référez aux médecins comme à des prestataires de services. Je suis moi-même praticien. Si je suis parfois prestataire de services, c'est souvent à la demande des patients qui se considèrent comme des consommateurs et qui me considèrent comme un distributeur de soins. Il est certain que la situation a beaucoup évolué depuis que j'ai commencé à exercer, il y a vingt-cinq ans. Je voudrais savoir si vous avez reçu des doléances de patientes ayant dû rencontrer un médecin conseil de la Sécurité sociale pour une exonération de stérilité. Pour ma part, j'ai rencontré une femme qui, à sa deuxième tentative de FIV, est allée demander son renouvellement d'exonération de ticket modérateur à la Sécurité sociale. Le médecin conseil, une femme, qui l'a reçue lui a tenu le discours suivant : « Vous n'avez pas conscience de ce que vous coûtez et de ce que vous faites payer à la collectivité. Si cette deuxième tentative n'aboutit pas, je refuserai la prochaine. » Quand j'ai appelé ce médecin conseil pour lui faire confirmer ses propos, elle l'a fait sans difficulté. J'ai été stupéfait. Ainsi, non seulement les tentatives sont limitées à quatre, mais on constate en plus des comportements désincitatifs. J'aimerais savoir si ce cas est exceptionnel et si votre association reçoit des doléances non seulement sur les praticiens, mais aussi sur les services administratifs.

Mme Chantal Ramogida. - Je vous prie de m'excuser si je vous ai blessé en comparant les médecins à des prestataires de services. La France dispose d'une très bonne médecine. Je le sais pour avoir beaucoup voyagé. Malheureusement, l'argent prime désormais, « c'est le nerf de la guerre ». S'agissant de la Sécurité sociale, je peux aussi vous rapporter quelques histoires. Un médecin chef conseil d'un centre de Sécurité sociale, dans les Yvelines, m'a appelée pour me dire qu'il n'avait pas trouvé dans mes dossiers, les banques d'ovocytes congelés, ce qui est totalement aberrant. Le personnel de la Sécurité sociale ne sait pas que les tentatives sont au nombre de quatre, que les nomenclatures ont changé...

M. Jean-François Mattei. -... Et surtout qu'on ne congèle pas les ovocytes.

Mme Chantal Ramogida. - Tout à fait. Je vais vous citer un autre exemple. L'île de la Réunion dispose d'un centre agréé auquel l'agrément de banque de sperme a été refusé. J'ai les éléments que je peux vous faire parvenir. La Sécurité sociale verse 73 000 francs de frais d'hôtel et de voyage pour chaque couple qui vient en France se faire inséminer, en raison du refus d'agrément opposé au centre de l'île de la Réunion.

L'ancienne CNMBRDP avait alors envoyé, bien évidemment à ses frais, deux médecins pour contrôler le centre de l'île de la Réunion. L'un des deux, après une visite rapide du centre en compagnie du responsable, s'en est vite allé faire un golf. Quant au second, il est resté un peu plus longtemps et, ensuite, a totalement disparu. Suite à cette visite, les deux médecins ont fait un rapport. Nous sommes écrasés par toute cette machine administrative que représente aujourd'hui l'AMP.

De plus, à la Sécurité sociale, ce ne sont pas des médecins conseils femmes auxquelles vous avez affaire, mais à de « petites pestes ». Elles ont quatre enfants chez elles, elles sont tranquilles ! Elles « cassent » les femmes qu'elles rencontrent en ne renouvelant par leur autorisation, en leur demandant pourquoi elles ont fait des FIV alors qu'elles devraient faire des inséminations. Il est même arrivé qu'un médecin porte plainte auprès du Conseil national de l'ordre car le médecin conseil femme l'avait attaqué sur la qualité de son travail. Où va-t-on si un médecin porte plainte contre un autre médecin ? Même s'il faut faire la différence entre les administratifs, assis derrière leur bureau, et ceux qui sont sur le terrain, il n'en reste pas moins que des femmes demandent qu'on les aide à avoir un enfant. S'ajoute à tout cela la loi qui oblige le couple à passer devant le juge pour signer l'attestation par laquelle ils acceptent d'avoir un enfant avec tiers donneur. La loi en elle-même est bonne, c'est l'environnement qui l'est beaucoup moins.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous portez des accusations graves dans vos documents.

Mme Chantal Ramogida. - C'est la vérité.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je vais en citer une. Vous dites que l'on oblige les couples, ayant recours aux dons d'ovocytes, à attendre pendant six mois la fin de la congélation des embryons obtenus même si les tests de virologie sont négatifs, alors que le législateur accepte l'insémination des femmes avec du sperme d'hommes séropositifs.

Mme Chantal Ramogida. - Tout à fait. Actuellement, un protocole a été accordé à M. Pierre Jouannet à l'hôpital Cochin pour faire de l'AMP à des couples dont l'homme est séropositif. On pratique une ICSI avec le sperme du mari séropositif, en essayant de diminuer au maximum les risques de contamination pour l'enfant. Dans les congrès internationaux, il a été dit qu'il existait certains cas de sida en Italie. C'est la réalité. C'est pourquoi nous sommes choqués que pour les dons d'ovocytes, on nous oblige à cette congélation pour les tests de virologie alors que ces tests étaient négatifs dès le départ. Après trois ans, quand on a décongelé les embryons, il n'y a plus rien à transférer car les embryons, une fois décongelés, ne sont plus viables. Les patientes sont totalement effondrées. Pourquoi s'étonner ensuite que les gens aillent à l'étranger ? Certains de mes adhérents empruntent pour aller faire leur enfant à l'étranger. Je trouve cela non seulement injuste mais incohérent.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Concernant l'implantation d'embryons post mortem, pourriez-vous nous exposer votre point de vue ?

Mme Chantal Ramogida. - S'agissant de l'implantation post mortem, ce n'est ni du sperme ni un ovocyte, mais un embryon. Il y a eu un projet parental qui malheureusement n'a pu être mené à terme en raison du décès du mari. En fait, cet embryon est congelé. Or, en France, on sait que les chances de réussite avec des embryons transférés qui ont été congelés sont de 6%. Par ailleurs, certains soulèvent le fait que cet enfant n'aura pas de père. Il connaîtra son père car il pourra le voir en photo. Si le mari décède quand sa femme est enceinte, où est la différence ? Quid des femmes mariées et divorcées ? Même si le père est physiquement absent, son image est là. J'ai été choquée hier, dans l'émission de Jean-Luc Delarue, par ces deux femmes qui voulaient avoir un enfant. Je respecte les homosexuelles, mais il y a des normes en France. Dans leur cas, comme il n'y a pas de législation, elles vont à l'étranger. Soyons réalistes, en France, la norme, pour un couple, reste un homme et une femme. En ce qui concerne l'implantation post mortem, il faut rappeler le cas de Mme Pires. Imaginez que l'on a dit à cette femme qu'on ne lui rendrait pas son embryon, mais qu'on le donnerait à une autre femme ou qu'on le détruirait. Cette femme avait l'amour qu'il fallait pour garder cet enfant. Mais certains juges ont suivi les experts disant qu'il ne fallait pas le faire, car elle n'était pas bien psychologiquement. Qui peut juger de cela ? Je trouve cela lamentable.

Mme Martine Aurillac. - M. Jean-François Mattei se souvient très bien du débat que nous avions eu, il y a cinq ans, sur ce sujet. Pour ma part, je suis tout à fait d'accord avec Madame sur ce point. De plus, c'est une possibilité pour une veuve de se remettre autrement bien.

Mme Yvette Roudy. - Je me souviens de l'affaire de Toulouse qui, à l'époque, en 1993, m'avait scandalisée. Lors des débats que cela avait suscités, j'avais défendu l'idée que l'embryon était une partie de son corps, que le projet était avancé, que le père était d'accord. Le législateur avait néanmoins refusé, au motif que cela favoriserait l'avènement d'orphelins. C'était profondément absurde. Dans le texte qui va sortir, nous corrigerons cette aberration. D'autant que ce sont des cas très rares.

Mme Chantal Ramogida. - Il n'y en a qu'un seul connu jusqu'à présent, mais il fait jurisprudence.

M. Jean-François Mattei. - Je ne suis pas certain qu'il faille entrer maintenant dans le fond de ce débat, exemplaire de la tension morale de tout choix éthique. Cette affaire est tout particulièrement dramatique car elle n'a pas trouvé de bonnes solutions. Mais y en avait-il seulement une ? Je souligne en l'occurrence que le législateur n'a pas inventé le choix définitif de cette solution, il n'a fait qu'entériner la décision finale de la Cour de cassation, après plusieurs instances.

(Protestations de Mme Yvette Roudy).

M. Alain Claeys, rapporteur. - M. Jean-François Mattei dit juste.

M. Jean-François Mattei. - Étant entendu que je ne suis pas fermé à ce qu'on revoie le problème, je livre les faits suivants à votre méditation. Les psychiatres nous ont dit que le travail de deuil sera totalement empêché, tant que ces embryons seront là et qu'une décision ne sera pas prise. Dans ces conditions, il faut demander à cette femme si elle veut ou non une implantation des embryons. On entre là dans le problème des délais qu'elle peut vouloir repousser pour diverses raisons professionnelles. L'argument de cette femme était très fort. Elle se considérait seule autorisée à dire ce que l'on pouvait faire de son embryon, de son enfant. Le législateur s'en est immédiatement saisi, en considérant qu'en cas de disparition de la mère, le père pourrait faire valoir le même argument. Par ce biais, nous avions abordé de nouveau le problème des mères d'accueil pendant le temps d'une gestation. En fait, le législateur a suivi la Cour de cassation avec des arguments qui, dans un sens ou dans l'autre, ne me satisfaisaient pas pleinement.

Mme Yvette Roudy. - Pourquoi ne pas adopter un principe simple déjà contenu dans la loi Veil, selon lequel, en dernier ressort, c'est la femme qui décide, en y ajoutant un délai de réflexion ?

M. Bernard Charles, président. - Nous prenons acte de votre proposition. Ma dernière question portera sur la recherche sur l'embryon.

Mme Chantal Ramogida. - Il s'agit d'un sujet dont on entend beaucoup parler, notamment parmi les scientifiques. Mais ce que tout le monde semble oublier, en particulier les scientifiques, c'est que s'il y a recherche et s'il y a embryon, c'est parce qu'il y a des patients. Ce sont nos gamètes. Nous sommes pour une certaine recherche sur les embryons. Ce problème est très délicat car il touche à l'éthique, la religion, la philosophie. Il est d'autant plus délicat que le législateur n'a pas encore statué sur l'embryon. Qu'est-ce qu'un embryon ? Doit-on lui donner un statut ? Est-ce un être vivant ou non ? Dans ce domaine, tout est flou. Certaines personnes sont informées, mais d'autres pensent encore que l'embryon est un bébé qui suce son pouce. Nous avons fait une enquête, dont vous trouverez copie dans les documents que je vous ai remis. 68 % des patientes ont répondu favorablement à la recherche sur les embryons qu'elles ne désiraient plus. Toute recherche sur l'embryon ne peut se faire qu'avec nos gamètes, nous demandons donc au corps médical un droit d'information. Ces recherches doivent être faites selon un protocole précis et contrôlé, et donner lieu à une publication. Nous demandons une information régulière, pour éviter toute dérive. Les recherches, basées sur des protocoles, doivent passer par des CCPPRB. En tant qu'association de patients, nous devons être tenus informés de ces recherches et de leur date d'aboutissement. En effet, nous ne sommes pas totalement stupides, nous pouvons comprendre certaines choses. En biologie, par exemple, lorsque le médecin ponctionne des ovocytes, même s'il dit n'en avoir prélevé que douze, il peut très bien en avoir prélevé treize ou quatorze et obtenir neuf embryons pour faire de la recherche. L'ICSI a, par exemple, pris un certain temps pour sa mise au point. Ce n'est pas dès la première tentative que l'on injecte le sperme dans l'ovocyte avec succès. Les chercheurs ont du « s'entraîner ». Lors de ma visite de certains laboratoires, lorsque l'on me montrait la manipulation de l'ICSI et que je demandais d'où venait l'ovocyte, la conversation déviait aussitôt sur un autre sujet. Combien d'embryons ou d'ovocytes vont à la poubelle dans les laboratoires ? Soyons réalistes.

M. Jean-François Mattei. - 30 % sont jetés.

Mme Chantal Ramogida. - Nous sommes pour la recherche, mais avec des protocoles précis. Je vais vous faire part d'un « scoop » dont on parle dans tous les congrès. Je pars assister à un congrès, à Bologne, où je suis chairman d'une session sur la réparation des gamètes, dans le cadre de la recherche sur l'embryon et sur l'éthique. Il faut maintenant réparer les ovocytes et le sperme pour avoir de beaux embryons ! Il faut reconnaître que c'est grâce à la recherche que l'on a la pénicilline et d'autres médicaments. Nous ne sommes pas contre la recherche sur l'embryon, si cela peut améliorer les résultats en termes d'AMP, donner de meilleurs embryons, trouver la petite faille qui fait que l'implantation ne se fait pas. Néanmoins il faut rester vigilant car nous ne sommes pas à l'abri des fantasmes de certains chercheurs qui ne savent plus où s'arrêter.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Tout dépend de leurs fantasmes.

Mme Chantal Ramogida. - Nous leur demandons seulement d'avoir un beau bébé. Certains scientifiques nous font parfois peur quand ils nous disent avoir un nouveau protocole et vouloir l'essayer. Cela va beaucoup trop loin, cela nous dépasse. En Angleterre, les scientifiques ont prélevé des ovocytes sur une petite fille mort-née. Ils essaient maintenant de les laisser maturer dans un milieu et font de la stimulation ovarienne sur ces petits ovocytes pour voir s'ils pourraient produire des ovocytes qu'on pourrait implanter aux femmes. Cela me choque. Ne copions pas les Anglo-Saxons, mais ne restons pas non plus en arrière, car la France est un pays à la pointe de la technologie. Il faut y rester, mais dans un juste milieu, et, surtout, respecter la dignité des patients.

Je voudrais ajouter quelques mots sur l'accueil d'embryon et les dons d'ovocytes, éléments qu'il conviendrait de revoir. Les décrets, qui sont sortis, sont impraticables dans la réalité. Penchez-vous sur le problème du don d'ovocytes et lisez la documentation de l'association, c'est la réalité. Il faudrait ouvrir des portes pour les femmes qui font des dons d'ovocytes, sans même parler d'un dédommagement. Une loi, adoptée dernièrement, impose aux hôpitaux l'obligation de prendre en charge les femmes. Néanmoins, si le directeur d'hôpital n'a pas de financement, il ferme le centre. Il faut également laisser la porte ouverte au non-anonymat. Avant 1994, les dons, qui étaient non anonymes, n'ont jamais posé un quelconque problème. Le plus important serait de supprimer la congélation d'embryons. Les couples, lorsqu'ils vont voir un médecin, ne lui disent pas qu'ils ont déjà des embryons congelés. De ce fait, on se retrouve avec une quantité d'embryons congelés dont on ne sait que faire. Il faut responsabiliser les patients. Nous disons à nos adhérents qu'avant toute nouvelle tentative, il faut déjà implanter les embryons congelés. À une époque, avec MM. Claeys et Huriet, nous avons évoqué la piste d'un carnet de fertilité. Quand la patiente demande un remboursement à 100 %, on le note sur ce carnet. Si elle va voir un médecin, celui-ci y note le nombre de tentatives d'inductions qu'il a faites, le nombre des embryons congelés. Si la patiente change de centre et ne montre pas son carnet, elle n'est pas remboursée. Par ce biais, elle sera forcée de le faire. Ce carnet ensuite débouchera sur le carnet de maternité.

Je voudrais enfin aborder le cas des produits urinaires pour lesquels nous rencontrons quantité de problèmes. Je suis d'une génération de patientes qui a eu ses enfants par induction d'ovulation grâce à des produits urinaires. Les directives européennes indiquent qu'il faut éviter au maximum d'avoir, dans les médicaments, des produits à base de cellules humaines. L'industrie pharmaceutique a fabriqué les recombinants FSH, avec lesquels il y a beaucoup moins de risques, c'est un produit sûr. Or depuis six mois, ont été remis sur le marché des produits urinaires qui sont bien meilleur marché. C'est une honte. J'envoie actuellement un mailing à tous les médecins pour les prévenir. À l'association, nous avons eu connaissance de six cas de femmes qui ont eu des réactions très fortes à ces produits. Ce ne sont pas du tout les mêmes produits qui existaient par le passé où on allait chercher les urines dans les couvents.

M. Philippe Duneton a accepté mon invitation à la journée nationale de la fertilité, lors de laquelle j'organise une session complète sur le principe de précaution. J'ai également saisi le Premier ministre. Avec la remise sur le marché de ces produits urinaires, nous régressons. Les médecins les prescrivent, car ils coûtent moins cher à la Sécurité sociale. Je voulais attirer votre attention sur ce problème car si, un jour, nous nous retrouvons confrontés à une situation comme celle que nous avons connue avec le sang contaminé, j'aurai averti et les politiques et les scientifiques.

Je vous remercie de m'avoir accueillie et j'ose espérer qu'à la prochaine journée nationale, le 9 décembre, pour laquelle je vous ai remis des invitations, vous vous pencherez sur le problème de l'AMP et que vous n'oublierez pas que nous existons aussi.

M. Bernard Charles, président. - Vous pouvez constater que vous n'avez pas été oubliée puisque cette mission vous a auditionnée. Nous vous remercions de la passion que vous avez mise dans votre intervention.

Audition de MM. Alexandre FRAICHARD,
président directeur général,
et Gilles de PONCINS, directeur général,
de l'entreprise genOway

(Extrait du procès verbal de la séance du 28 juin 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Alexandre Fraichard, président directeur général de genOway. Il est accompagné de M. Gilles de Poncins, directeur général de cette entreprise. Je les remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation.

Vous dirigez une jeune entreprise de biotechnologie puisqu'elle est fondée depuis l'année dernière. Votre activité consiste à proposer le développement de modèles cellulaires et animaux in vitro et in vivo.

Vous le savez certainement, votre audition vient après celle, la semaine dernière, de M. Pascal Brandys, président de France Biotech, association professionnelle dont vous êtes membres. Elle s'inscrit dans notre démarche pour obtenir un éclairage sur les conséquences de l'évolution des connaissances scientifiques. Vous pouvez nous apporter un éclairage intéressant sur les enjeux de la recherche sur les cellules souches embryonnaires.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Votre société a quatorze mois d'existence. Vous avez déjà fait un premier tour de table pour mobiliser un certain nombre de financements. Pourriez-vous m'expliquer la raison de la présence de Dassault Développement dans votre capital ? Nous n'allons pas parler de toutes vos activités. Un sujet n'avait pas été abordé, il y a cinq ans, car les progrès scientifiques ne le justifiaient pas. Il s'agit des cellules souches embryonnaires. Je souhaiterais que vous puissiez concentrer, dans un premier temps, vos explications sur ce sujet particulier.

Pour une société comme la vôtre, trois questions viennent à l'esprit :

1°) Quels sont les enjeux médicaux des cellules souches embryonnaires ?

2°) Quels en sont les enjeux économiques ? Quel en est le retour sur investissement ?

3°) Au bout du compte, tout ceci n'est-il pas un peu dépassé ? Des alternatives sont-elles envisageables dans un bref avenir ?

Une dernière question, à laquelle je souhaite que vous commenciez par répondre : la distinction entre découverte et invention est-elle claire dans votre domaine ou est-ce quelque chose sur lequel vous vous interrogez régulièrement pour savoir ce qui est du domaine de la découverte et ce qui est du domaine de l'invention ?

M. Gilles de Poncins. - Les réponses aux questions que vous posez sont dans notre présentation générale.

Tout d'abord, merci de nous recevoir et de nous permettre de vous présenter notre point de vue sur des questions assez sensibles actuellement, en particulier celle des cellules souches embryonnaires.

En réponse à votre question sur la propriété intellectuelle, la différence est théoriquement assez facile à faire, mais, dans les domaines biotechnologiques, c'est un peu plus difficile. Paradoxalement, sur les cellules souches embryonnaires, la distinction est assez simple, puisque les enjeux de propriété intellectuelle sur ces thématiques sont des enjeux de procédés, du type : « comment met-on en culture des cellules souches embryonnaires ? Comment maintient-on la totipotence ? Comment induisons-nous la différenciation ? » Ce sont des procédés qui sont clairement brevetables, ce qui est complètement différent du monde de la génomique et du gène.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour Dassault Développement ?

M. Alexandre Fraichard. Dassault Développement est un véhicule d'investissement d'environ 300 millions de francs, destiné à être placé dans les métiers autres que ceux d'origine de Dassault. Depuis de nombreuses années, Dassault est impliqué dans les biotechnologies. Dassault est à l'origine de deux sociétés bien connues en France qui sont Genset et Transgène. L'essentiel du portefeuille de Dassault Développement est dans des sociétés Internet. Néanmoins, ils ont clairement affiché leur volonté de se diversifier, de faire un peu autre chose que de l'Internet, donc de la biotechnologie. Il y a un an, nous avons été leur première participation prise dans ce nouvel état d'esprit. Il y en aura vraisemblablement d'autres.

M. Gilles de Poncins. - Nous avions prévu de vous présenter rapidement genOway. Nous sommes une société de biotechnologie dans la génomique fonctionnelle. Notre métier est de développer des modèles pour les laboratoires de recherche. Ce peuvent être des modèles in vivo, comme in vitro.

Dans la production de médicaments telle qu'elle fonctionne actuellement, c'est-à-dire où l'on va du gène au médicament - médicaments, drogues classiques mais aussi thérapie génique, toutes les nouvelles thérapies - nous nous situons à l'étape intermédiaire consistant à traduire en données biologiques les données du gène. C'est ce que l'on appelle la génomique fonctionnelle.

Mme Yvette Roudy. - Que veut dire la génomique fonctionnelle ?

M. Gilles de Poncins. - La génomique fonctionnelle est la traduction en données biologiques des données génétiques.

Notre objectif est de créer une plate-forme technologique dans le domaine des cellules souches, qui est vraiment le c_ur de notre activité. Nous avons maintenant un an, nous sommes liés à Normal Sup Lyon. C'est à partir de leur plate-forme technologique qu'a été créée la société. Nous sommes d'ailleurs encore hébergés dans leurs locaux au titre de la loi Allègre.

Nous faisons de gros investissements R&D, avec un financement capital-risque, nous en avons déjà parlé, avec des cofinancements ANVAR et aussi de sociétés pharmaceutiques qui sont, par ailleurs, nos clients. Nous sommes en train d'établir de la propriété intellectuelle sur des procédés, en particulier de différenciation.

Les personnes qui travaillent dans la société sont uniquement des scientifiques. Nous sommes actuellement 18 salariés, nous serons à peu près une trentaine à la fin de l'année ou au début 2001. Nous sommes une société biotechnologique classique à forte croissante avec un conseil scientifique international et une activité uniquement centrée sur les cellules souches.

L'objectif de notre présentation est d'enchaîner l'aspect scientifique et économique de ces cellules souches sans vraiment entrer dans les enjeux éthiques, c'est-à-dire que nous allons évidemment les mentionner mais, sur ce point, notre contribution serait personnelle, donc sans intérêt pour vous. Le but de notre présentation est vraiment d'insister sur les enjeux des recherches sur les cellule souches embryonnaires, les alternatives envisageables et les conséquences économiques des décisions qu'il vous revient de prendre en ce domaine.

Schématiquement, la pharmacie va passer, en quelques années, de l'ère de la découverte de molécules à l'ère de l'exploitation des données de la génétique. Désormais, nous ne voyons une maladie qu'à travers un gène. Nous voulons trouver le gène qui est derrière et, à partir de celui-ci, développer des médicaments. Des gènes sont liés au diabète. Vous cherchez à comprendre quelle est leur fonction. Une fois que vous avez compris comment ils fonctionnent, vous en déduisez, ou vous en comprenez, les dysfonctionnements. Ensuite, vous construisez une stratégie sous forme de médicaments, de thérapie génique, etc.

Désormais, le développement de médicaments part des données génétiques. Y compris pour les maladies complexes, multigéniques. Le diabète, par exemple, ce n'est pas un gène, c'est plusieurs gènes. Tout est donc compliqué.

M. Bernard Charles, président. - Qu'en est-il de la brevetabilité ?

M. Gilles de Poncins. - La génomique est en gros une séquence. À partir du moment où vous avez une séquence, vous avez simplement une donnée naturelle - ceci est mon point de vue - tant que vous n'avez pas ajouté de l'information. Sinon cela reviendrait à breveter une image.

Dans cette séquence, l'invention consiste à déterminer quelle est sa fonction et « comment cela marche ». Une fois que vous avez établi cela, il y a des possibilités de dépôt de brevets, plus ou moins solides d'ailleurs.

La réalité, en l'an 2000, est plutôt celle-ci : la génomique s'est développée depuis environ dix-quinze ans. Il y a eu énormément d'investissements et dans les pôles académiques et dans les sociétés de biotechnologie. Ils permettent maintenant de « trouver » beaucoup de gènes. On aura la séquence complète dans deux ou trois ans. On a même les gènes liés aux maladies. C'est le métier de Genset, de Human Genome Science de trouver les gènes liés aux maladies.

Ensuite, il faut exploiter cette connaissance, c'est-à-dire qu'il faut trouver des fonctions pour pouvoir, ensuite, fabriquer des molécules ou passer à la thérapie génique. C'est à ce stade que se situe désormais le véritable enjeu. On a potentiellement gagné énormément de temps en trouvant les gènes, mais s'il faut des années pour proposer les médicaments, cela n'aura pas servi à grand-chose en termes de santé publique.

Un goulet d'étranglement existe dans la partie exploitation de ces données génétiques, là où l'enjeu des cellules souches devient important.

Il faut disposer d'outils à haut débit qui seront simplement des outils permettant d'analyser beaucoup de gènes en même temps, puisque la génomique est capable de produire beaucoup de gènes.

On sait maintenant que dans le diabète, quarante à cinquante gènes sont impliqués. Cette information disponible en termes de séquence, de statistiques, doit être traduite en données biologiques. Sur ces cinquante gènes, lesquels sont intéressants soit pour guérir, soit, au moins, pour améliorer l'état des patients ?

Pour répondre à cette question, il faut évidemment des modèles biologiques qui soient pertinents. Un enjeu pour l'industrie pharmaceutique est désormais d'aller très vite.

Pour aller très vite, il faut que les outils le permettent, qu'ils soient plus efficaces que ceux antérieurement utilisés ou qu'ils soient plus sélectifs. L'objectif est que l'on puisse tout de suite désigner parmi les cinquante gènes liés au diabète, les trois vraiment pertinents.

Il faut que tous ces outils intègrent les dimensions multigéniques, que l'on puisse faire des choses compliquées, parce que les pathologies importantes - le diabète, le cancer, les neuro-dégénérescences - sont multigéniques, c'est-à-dire que l'on ne parle pas d'un ou deux gènes, mais de vingt, trente ou quarante gènes. Il s'agit de systèmes relativement complexes.

Les systèmes seront évidemment in vitro. On ne peut pas concevoir des systèmes animaux aussi sophistiqués. Il s'agit forcément de systèmes in vitro qui soit existent déjà, soit sont nouveaux.

Néanmoins, le fait que l'on ait maintenant une compréhension des maladies par leurs données génétiques ouvre de nouvelles pistes de solutions qui n'étaient pas possibles auparavant, où l'on n'avait que le développement de molécules. De ce point de vue, les cellules souches peuvent ouvrir de nouvelles opportunités, en termes de thérapie, autour de la thérapie cellulaire.

Actuellement, les molécules-médicaments peuvent, à la limite, corriger, mais elles ne peuvent pas réparer. Avec la thérapie cellulaire, vous pourriez a priori réparer. Des neurones meurent - une neuro-dégénérescence - vous pouvez imaginer réimplanter des neurones. Vous restaurez une fonction, ce qui n'est pas possible avec les technologies actuelles.

En termes de potentiel de guérison, et même en termes de qualité de vie des patients, il s'agit bien d'une innovation fantastique. Ceci est le deuxième enjeu des cellules souches embryonnaires.

Il faut donc bien discerner les deux enjeux que sont la différenciation in vitro au moyen d'outils in vitro, c'est-à-dire d'outils de recherche, et la thérapie cellulaire qui est un médicament en soi. Elles ne représentent pas du tout les mêmes enjeux en termes économiques, en termes de risques scientifiques et en termes éthiques.

Nous allons successivement analyser ces deux approches. Pour le faire, nous allons parler des cellules souches embryonnaires de souris qui sont la base de tout le potentiel des cellules souches embryonnaires humaines.

Que sont les cellules ES de souris ? C'est un blastocyste, c'est-à-dire un embryon avant implantation. Vous avez deux types cellulaires : des cellules périphériques qui forment juste une protection et la masse cellulaire interne qui est le futur embryon.

Deux types cellulaires, c'est assez simple. C'est exactement la même chose chez l'homme, au même stade, c'est-à-dire avant l'implantation.

M. Alexandre Fraichard. - C'est environ à trois jours et demi.

M. Gilles de Poncins. - Ce sont ces embryons que vous mettez en culture et qui vous donnent des cellules souches embryonnaires, des petits massifs cellulaires, simplement par prolifération, et qui conservent, lorsque cela se passe bien et que les procédés sont au point, les mêmes capacités, c'est-à-dire qui ont la capacité de se différencier dans tous les lignages.

Vous prenez ces cellules, vous pouvez obtenir des neurones. Vous prenez les mêmes cellules, vous pouvez aussi obtenir du muscle, des adipocytes, des ostéoclastes qui forment les os, etc.

Mme Yvette Roudy. - La même cellule peut le produire ?

M. Gilles de Poncins. - Exactement. Vous êtes au tout début du stade de l'embryon : vingt-cinq cellules environ chez la souris. Ces vingt-cinq cellules qui sont toutes identiques vont à la fois donner du neurone, de la moelle épinière comme de la rétine, du muscle, des os.

Mme Yvette Roudy. - Si vous intervenez ?

M. Gilles de Poncins. - Oui, bien sûr.

Mme Yvette Roudy. - Comment intervenez-vous ? Comment procède-t-on ?

M. Gilles de Poncins. - On intervient par culture. Vous rajoutez des hormones, en fonction du temps, du mode de culture, de la température, vous pouvez induire la formation de neurones, etc.

Tout à l'heure, il a été question de l'importance du système in vitro. Il doit répondre à certaines contraintes : il faut vraiment qu'il soit de bonne qualité biologique, parce que c'est un outil qui sera utilisé pour comprendre la fonction des gènes et pour, ensuite, fabriquer des médicaments. Le but est qu'il vous donne la bonne information par rapport à la maladie humaine et que l'on puisse également manipuler les gènes, c'est-à-dire supprimer certains gènes pour voir leur fonction ou ajouter des gènes qui ont été mutés, c'est-à-dire anormaux, par analogie avec ce que l'on trouve dans une maladie humaine.

Vous trouvez telle mutation dans une maladie humaine, vous la mettez dans vos cellules et vous regardez quel effet se produit in vitro pour essayer de comprendre la fonction de cette mutation. Pourquoi cette mutation est-elle présente dans la maladie, est-ce quelque chose d'intéressant sur lequel on peut agir sous forme de médicament ?

Il faut pouvoir manipuler ces cellules et que l'on ait un résultat fiable. C'est l'aspect économique. Si les sociétés pharmaceutiques investissent dans ce domaine, il faut qu'elles obtiennent des résultats fiables qui leur permettent, à terme, de développer des médicaments.

La réponse à ces questions est positive pour les cellules souches embryonnaires de souris. Vous avez une forte qualité biologique parce que cela correspond à un embryon mis en culture. C'est donc très proche de la qualité de l'organisme. On fait de la manipulation génétique chez la souris depuis plus de treize ans. La première date de 1987. Cette manipulation est fiable et reproductible, parce qu'elle intervient sur des lignées cellulaires. Ce système est donc un outil très puissant pour analyser la fonction des gènes.

Mme Yvette Roudy. - Manipulation génétique, par exemple ?

M. Gilles de Poncins. - Voilà comme cela se passe. Vous trouvez un gène lié à une neuro-dégénérescence. Des laboratoires comme Genset ou Human Genome Science analysent des patients et disent que, dans 35 % des cas, ce gène est muté, mais ce gène est-il impliqué dans cette maladie ? Ils ne peuvent pas aller beaucoup plus loin.

Vous prenez le gène, vous le détruisez dans des cellules ES de souris - nous sommes toujours chez la souris -, vous obtenez des cellules dans lesquelles vous avez détruit ce gène. Vous prenez ces cellules, vous les différenciez et vous fabriquez des neurones. Ceci, genOway sait le faire, nous savons fournir ce type de service. Nous avons d'ailleurs signé un contrat avec un groupe pharmaceutique. Nous manipulons les cellules, nous avons supprimé le gène.

Vous regardez une neuro-dégénérescence, vous savez qu'en fait la pathologie se traduit par la mort cellulaire accélérée. Vous avez donc chez le patient un phénotype assez simple, assez visible, qui est la disparition de certains neurones dans une zone qui conduit à la maladie.

Avec des neurones obtenus in vitro, vous regardez comment se comporte cette cellule par rapport au témoin ou en présence de stress, sous forme de stress thermique ou de pH, vous regardez le comportement de cette cellule. Si vous voyez qu'en ayant détruit ce gène, comme chez 35 % des patients, vous avez une réponse du neurone qui est du même type, c'est-à-dire que les cellules meurent plus facilement, plus vite ou se comportent moins bien, en termes de connexion par exemple, vous avez alors un vrai argument biologique pour dire : « ce gène est un élément causal de la maladie, parce que lorsque je détruis le gène, je vois se produire exactement ce que je vois chez le patient. »

L'avantage d'un système biologique, qui établit une donnée biologique indiscutable, est donc de vous permettre de passer de vos trente-cinq gènes liés à l'ostéoporose à trois gènes responsables de la maladie. Il peut s'agir de trois gènes différents, c'est-à-dire que la maladie s'explique, pour partie, par un gène et, pour partie, par un autre gène. Ce peut être aussi la combinaison des deux.

Mme Yvette Roudy. - Vous parlez de la souris ? Ce n'est pas expérimenté sur les êtres humains ?

M. Gilles de Poncins. - C'est tout l'enjeu. Ceci, on sait le faire chez la souris.

Pour reprendre l'exemple de la destruction d'un gène pour une neuro-dégénérescence, vous pouvez reprendre le même exemple avec une forme mutée. Votre gène est présent chez les malades et vous trouvez dans la tumeur, dans 18 % des tumeurs, une mutation spécifique. Vous vous dites : « cette mutation est-elle responsable ou non de la tumeur ? » Vous faites alors la même chose : vous réintroduisez cette mutation dans vos cellules, vous faites la différenciation et vous regardez le comportement de vos cellules.

Le but est de reproduire in vivo des systèmes biologiques qui vous permettent de répondre à la question : ces gènes sont-ils ou non impliqués dans la maladie ? Différentes stratégies sont possibles : on détruit, on « surexprime ». Mais le but est de reproduire in vivo et d'essayer de voir si ce que vous avez obtenu par la génomique a une relevance biologique. Ce gène est donc potentiellement un outil pour guérir des maladies. Telle est la stratégie que l'on sait mettre en _uvre aujourd'hui chez la souris. La force du système est sa haute valeur biologique - c'est très clair - et sa très grande rapidité. Vous pouvez actuellement cribler des gènes in vitro en six mois environ.

M. Bernard Charles, président. - Ce serait important d'illustrer la place de la thérapie génique par rapport au modèle cellulaire.

M. Gilles de Poncins. - Jusqu'à présent, la démonstration portait uniquement sur l'aspect cellulaire. Pour l'instant, nous sommes encore dans la première partie de la présentation qui est relative à la création d'un outil in vitro. Dans une seconde partie, sera abordée la thérapie cellulaire.

La première application des cellules souches est donc celle d'un outil de recherche, beaucoup plus performant. Mais, la faiblesse de cette stratégie est de porter sur des cellules de souris.

Les conséquences en sont très pratiques. Nous en avons relevé trois. À même fonction, c'est-à-dire sur les gènes dont nous connaissons les fonctions, les gènes sont différents. Quelle est donc la valeur de la comparaison ?

Les mécanismes moléculaires sont différents. Vous infectez une souris avec un type de virus, souvent vous n'avez pas du tout la même réponse immunitaire que chez l'homme. Travailler en immunologie sur la souris soulève donc un problème majeur. Tous les laboratoires travaillent pourtant dessus parce qu'il n'y a pas d'autres alternatives.

Enfin, les physiologies sont différentes. Quand vous regardez la prostate d'une souris et celle d'un homme, c'est complètement différent. Pour travailler sur le cancer de la prostate, qui est une des grandes maladies actuelles, vous rencontrez donc des problèmes physiologiques majeurs.

Mme Yvette Roudy. - Il faut travailler sur le rat.

M. Gilles de Poncins. - Chez le rat, on ne sait pas du tout le faire. On ne sait le faire que chez la souris.

La suite logique, pour l'aspect scientifique - l'idée n'est pas d'entrer dans le débat éthique qui relève d'une approche différente - serait de pouvoir passer immédiatement aux cellules humaines, car on travaillerait alors sur le mécanisme tel qu'il se produit chez l'être humain.

Mme Yvette Roudy. - Il y en a bien qui doivent le faire.

M. Gilles de Poncins. - Oui, évidemment. Aux États-Unis, on peut travailler sur les cellules ES humaines et sur leur différenciation.

Le gain de temps est important. Les laboratoires sont bien conscients de cet enjeu, nous mêmes d'ailleurs, en tant que société, nous passons une partie importante de notre activité de recherche à faire ce que l'on appelle de l'humanisation des cellules. Le récepteur sur lequel je travaille, qui est potentiellement impliqué dans tel rétino-blastome, est différent chez la souris. Vous allez donc enlever le récepteur chez la souris et mettre un récepteur humain à la place, c'est ce que l'on appelle humaniser. Et puis, je vais travailler avec une souris ayant un récepteur humain. Le modèle est donc meilleur, mais cela prend beaucoup de temps. Pour faire une humanisation, les ordres de grandeur sont d'environ un ou deux ans, alors que sur un système in vitro parfait, c'est de l'ordre de quelques mois.

Les cellules ES, telles qu'elles existent aux États-Unis, s'obtiennent dans à peu près les mêmes conditions que les cellules ES de souris. Les données de différenciation sont très similaires. On pourrait très facilement passer au matériel humain, cellules ES humaines, lignées humaines. Techniquement, il n'y a pas de saut technologique majeur, il n'y a pas de risque d'échec. Dans ses laboratoires, Geron a fait cela en moins de deux ans et ils en étaient pourtant au tout début.

En outre, tout cela bénéficierait immédiatement du savoir-faire accumulé sur les cellules ES de souris. Nous qui sommes capables d'obtenir in vitro des populations quasiment pures de neurones et d'un sous-type neuronal chez la souris, c'est ce que fait genOway en France, nous pourrions le faire, peut-être pas demain, mais dans un délai de six mois, sur des cellules ES humaines. In fine, nous disposerions de neurones humains et nos partenaires pharmaceutiques, qui travaillent pour développer des médicaments, disposeraient de résultats beaucoup plus pertinents. Cela leur permettrait d'obtenir beaucoup plus vite des médicaments beaucoup plus efficaces.

Pourquoi travailler in vitro sur des cellules souches humaines, sachant les enjeux éthiques que cela comporte ?

Il existe des alternatives.

On a évoqué les cellules souches f_tales, en disant : « Pourquoi prendre les cellules à partir d'embryons, avec les problèmes éthiques que cela pose, alors que l'on peut les prendre, à partir de f_tus essentiellement d'avortement ? » C'est possible techniquement. Deux inconvénients majeurs apparaissent, qui sont la disponibilité et la quantité.

Sur les cellules souches embryonnaires, vous avez une lignée. Je peux vous apporter 25 milliards de cellules sous trois semaines. Je n'ai qu'à amplifier, il n'y a pas de problème. Dans l'autre cas, il faut récupérer un f_tus, il faut aller récupérer les quelques cellules souches, essayer de les amplifier et travailler dessus. Vous avez donc un problème de disponibilité et de quantité. C'est très important. En outre, vous avez un saut technologique à réaliser. On ne sait pas, actuellement, à partir de quelques f_tus, récupérer des cellules souches des différents tissus, les amplifier et les conserver. Vous seriez perpétuellement obligés de retourner sur des embryons que vous aurez, à chaque fois, en faible quantité, etc. Avantages scientifiques et techniques : aucun. Avantage éthique : oui, mais avantages scientifiques et techniques : non.

Avec les cellules souches somatiques, on dit : « faisons encore plus simple en prélevant des cellules sur des adultes consentants ». Là, nous avons le même problème de disponibilité et de quantité, aggravé même parce qu'il y a très peu de cellules souches chez l'adulte. En outre, c'est plus difficile en termes de conditions parce qu'on n'est plus sur des cellules souches, mais sur des progéniteurs. C'est techniquement possible, mais il y a un saut de savoir à réaliser.

Il faut donc entreprendre des programmes de recherche majeurs pour savoir ce que sont les cellules souches chez l'adulte, ce qui est encore un sujet de biologie fondamentale.

On va avancer, certes, mais ce n'est pas encore une connaissance disponible. En revanche, cette piste offre, à nouveau, un avantage éthique manifeste.

Enfin, la dernière piste est celle de la transdifférenciation. Quelques publications montrent qu'à partir de progéniteurs du sang, on pourrait obtenir des neurones et réciproquement. Je n'entre pas dans la discussion scientifique qui en est encore au stade de savoir jusqu'à quel point cela est reproductible. Du point de vue technique, ce n'est pas une alternative pour développer de nouveaux médicaments dans les cinq à dix ans à venir, c'est un sujet de recherche et cela le demeurera peut-être encore pendant dix ou quinze ans.

Il y aurait, là encore, un avantage majeur d'un point de vue éthique.

Pour les modèles in vitro, c'est-à-dire pour avoir un outil in vitro qui permettrait de fabriquer, beaucoup plus vite, de bien meilleurs médicaments à partir des données génétiques qui sont maintenant disponibles ou qui le seront très vite, les cellules souches embryonnaires humaines constituent vraiment, par rapport à ce qui est disponible, un saut qualitatif majeur, sans véritable alternative.

Les avantages pour la médecine humaine sont d'abord la disponibilité immédiate. Cela pourrait avoir des conséquences sur la prochaine génération de médicaments, donc d'ici cinq à dix ans. Ensuite, il n'y a pas de risque scientifique s'agissant d'une extrapolation à partir de la souris. Pour les systèmes in vitro, c'est suffisant. La question est différente en ce qui concerne la thérapie cellulaire, mais pour les systèmes in vitro, il n'y a pas de risque scientifique majeur.

Vous réalisez donc un saut qualitatif et un gain de temps très important. Nous reviendrons sur ce point dans la partie plus économique de notre entretien, mais il faut savoir que le temps est un enjeu clé dans l'industrie pharmaceutique.

Il reste l'enjeu éthique. Il est très clair. Comment obtient-on quelques lignées de cellules ES humaines pour qu'elles soient disponibles pour la recherche ?

Mais, si l'on refuse d'utiliser les cellules ES humaines, il faut aller jusqu'au terme du raisonnement : quelle réponse apporte-t-on aux médicaments développés ailleurs avec ces technologies ? Quelle réponse apporte-t-on aux thérapies basées sur ce type de cellules ? Si on interdit d'utiliser en France ces nouveaux outils, que fera-t-on, dans douze ans, quand Geron offrira des progéniteurs pour soigner les gens victimes d'une leucémie ? La cohérence d'ensemble des choix à faire se trouve là. Par sa portée, ces choix visent plus que d'autoriser ou non les cellules ES ou les cellules souches.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il faudrait alors refuser, en France, de travailler avec des médicaments développés ailleurs.

M. Gilles de Poncins. - Exactement.

Quel est le potentiel apporté par les cellules souches en termes de thérapie cellulaire ?

D'abord, l'obtention de cellules ou d'organes in vitro. Vous avez ces cellules souches, vous faites in vitro de la différenciation, vous obtenez des neurones pour les greffer, des cellules rouges du sang, des lymphocytes, voire pour reconstituer un petit organe comme un morceau de foie. Ensuite, vous réimplantez ou vous réinjectez.

Ce sont les deux points clés. Derrière ce principe se posent un certain nombre de questions.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Le phénomène de rejet.

M. Gilles de Poncins. - Bien sûr.

Le premier problème est d'obtenir des cellules en quantité.

Le deuxième problème tient au rejet de greffe et aux risques sanitaires qui, pour nous, en tant que biologistes cellulaires, sont des risques majeurs, même s'ils ne sont pas forcément les plus médiatiques.

Mme Yvette Roudy. - Quel est le risque majeur ?

M. Gilles de Poncins. - Le risque sanitaire. Les risques que l'on est prêt à prendre quand on réimplante des cellules dans un individu constituent, en termes de biologie cellulaire, un problème fondamental.

Mme Yvette Roudy. - Les cellules venant d'une autre personne ou des cellules prises sur la même personne ?

M. Gilles de Poncins. - C'est exactement cela. Vous avez des cellules ES humaines, si vous faites de la thérapie cellulaire vous les différenciez - on a pris l'exemple d'un neurone -, et vous les greffer chez le patient.

Mme Yvette Roudy. - D'où vient la cellule d'origine ?

M. Gilles de Poncins. - Vous avez une lignée de cellules ES humaines venant d'embryons mis en culture.

Mme Yvette Roudy. - Qui viennent d'autres personnes ?

M. Gilles de Poncins. - Pas d'autres personnes, d'un embryon.

Mme Yvette Roudy. - Ce n'est pas quelque chose qui est pris sur la personne que l'on a soignée ?

M. Gilles de Poncins. - Non. Ce sont les cellules souches embryonnaires. Nous parlons de cellules embryonnaires. Automatiquement, malgré toutes les technologies pouvant être mises en place, vous avez une problématique majeure qui est le rejet de greffe.

L'idée consiste alors à dire : « prenons ces cellules souches embryonnaires humaines, faisons ce que l'on appelle des transferts de noyaux ». Vous prenez des cellules du patient. C'est très simple, un peu de derme de la bouche ou de sang, vous récupérez le noyau et vous substituez ce noyau à celui des cellules ES humaines provenant d'une lignée que vous avez « en stock ».

En fait, vous combinez le potentiel de différenciation de ces cellules avec le noyau du patient. En simplifiant à l'extrême, vous avez artificiellement créé des cellules souches embryonnaires du patient, même si le cytoplasme et les mitochondries ne viennent pas du patient. Vous avez établi des cellules totipotentes ou multipotentes du patient. Vous les différenciez, vous les greffez. Ce sont des cellules du soi, elles ne sont pas rejetées en tant que telles. A priori, c'est l'avenir de la thérapie cellulaire.

Revenons sur l'aspect pratique. Ces avancées interviendront à des horizons très lointains. Scientifiquement, il s'agit de manipulations très risquées, mettant en jeu des questions fondamentales, comme les conséquences d'un transfert de noyau sur la reprogrammation génétique.

Outre des problèmes de biologie fondamentale, se posent également des questions d'immunologie. On n'est pas tout à fait sûr que ces cellules ne soient pas rejetées à long terme, parce qu'il y a quand même de l'ADN mitochondrial venant d'un autre individu, et qui produit lui-même des protéines qui peuvent être reconnues.

Enfin se posent des problèmes de santé publique.

On prend des cellules embryonnaires de souche humaine, qui sont très proches de l'embryon parce qu'elles en dérivent mais qui ont néanmoins été cultivées. Vous changez un noyau, c'est-à-dire que vous en retirez un et vous en mettez un nouveau. Vous amplifiez ces cellules, vous les différenciez en neurones. Toutes ces manipulations prennent des semaines pendant lesquelles les cellules sont en culture dans un milieu simplement nutritif ou inducteur de différenciation.

Or, vous n'avez aucun système de contrôle de l'introduction de mutations, comme il en existe dans un organisme, et grâce auquel une cellule qui commence à produire une protéine un peu bizarre est automatiquement détectée et éliminée. Ce contrôle n'existe pas in vitro.

La question qu'il va falloir régler, une fois que l'on aura réglé toutes les questions scientifiques, sera de savoir, en termes de santé publique, quels tests il faudra faire pour garantir la qualité de la préparation cellulaire réimplantée chez le patient. Le risque est-il suffisamment faible pour que je décide de réimplanter ?

Une analogie peut être recherchée avec la thérapie cellulaire sans transfert de noyau comme cela se fait chez des gens ayant une leucémie. Vous prélevez les précurseurs de la moelle, vous faites des systèmes de tri, vous réamplifiez ces cellules. Vous tuez alors toutes les cellules de la moelle chez le patient et vous lui réinjectez ces précurseurs ayant été réamplifiés.

Mme Yvette Roudy. - Qui viennent d'une autre personne ?

M. Gilles de Poncins. - Non, de son sang, il s'agit d'une autotransfusion. Mais au lieu que ce soit une transfusion, vous prenez des précurseurs, vous les amplifiez in vitro, vous tuez toutes les cellules et, en particulier, toutes les cellules tumorales. Puis, vous réinjectez.

L'enjeu majeur, avant de généraliser cette technologie, est de savoir comment faire pour être sûr que, lorsque l'on réinjecte, il ne reste pas de cellules tumorales.

Les données scientifiques montrent qu'on arrive à atteindre des degrés de pureté qui sont de l'ordre de moins d'une cellule tumorale par million de cellules réinjectées. Sur des malades en phase terminale, on n'hésite évidemment pas. Mais il s'agit d'un risque majeur pour des phénomènes que l'on ne contrôle pas intéressant les cellules normales.

Chez la grenouille, le transfert nucléaire se fait depuis le début du siècle. Chez les mammifères depuis beaucoup moins longtemps. On ne dispose pas encore d'un fort recul.

Par exemple, à l'INRA, les animaux obtenus par transfert nucléaire ne sont pas en très grande forme. Scientifiquement, il s'agit donc d'un vrai risque.

Nous pouvons reprendre les quatre voies que je vous ai présentées et les comparer. Cette comparaison est intéressante.

Les cellules souches embryonnaires. Les inconvénients tiennent au rejet, en termes d'immunité, risque scientifique, risque de santé publique et à l'aspect éthique. Les avantages tiennent à la disponibilité immédiate et au vaste champ d'application à partir de ces cellules souches embryonnaires. On pourrait soigner, à la fois, au niveau du système nerveux central, du système sanguin, du foie, puisque ces cellules souches sont capables de donner tous les types cellulaires.

Les cellules souches f_tales. Les inconvénients existent en termes de disponibilité et de quantité. En terme d'immunologie, vous auriez exactement les mêmes problèmes que pour les cellules souches embryonnaires, c'est-à-dire qu'il y aurait un rejet, donc la nécessité d'un transfert de noyau ou d'une stratégie alternative. L'avantage ici est simplement éthique par rapport aux cellules souches embryonnaires.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous faites mention des cellules souches d'origine f_tale et en particulier pour les maladies neuro-dégénératives. Y a-t-il eu des résultats ? Quels sont-ils ?

M. Gilles de Poncins. - Sur les souris et les rongeurs, cela marche très bien. Il y a beaucoup de choses qui marchent très bien. On sait faire régresser les tumeurs chez les rongeurs, depuis des années. Cela ne marche pas chez l'homme, même si, à ma connaissance, des résultats positifs ont été obtenus en France, à Paris, et en Belgique avec des greffes de précurseurs nerveux. En Belgique, on travaille depuis longtemps sur les cellules souches embryonnaires. Une comparaison a été faite entre des cellules souches f_tales réimplantées et des cellules souches embryonnaires différenciées.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ces traitements atténuent les conséquences de la maladie.

M. Gilles de Poncins. - Exactement. Il y a un bénéfice pour le patient. S'il est vrai qu'on n'a pas encore obtenu de guérison, on a toutefois démontré un effet positif indéniable. Je ne peux pas être plus précis parce que cela dépasse ma compétence.

Les cellules souches somatiques. Le principe est de prélever les propres cellules du patient pour les lui réimplanter. Les enjeux sont simplement techniques : comment faire pour prélever ces précurseurs, pour les amplifier en suffisamment grande quantité, avant de les réinjecter ? Mais les avantages sont très importants. Le jour où on saura le faire, toutes les autres techniques deviendront assez peu intéressantes, à la fois du point de vue éthique et au regard des problèmes d'immunité. C'est vraiment une des grandes alternatives. L'enjeu scientifique est ici énorme.

Une question est encore source de débat dans la communauté scientifique. Prendre des cellules sur un patient qui est a priori malade, c'est-à-dire aller dans le tissu malade pour prendre ces cellules, les réamplifier, puis les réinjecter, est-ce une stratégie payante à long terme ? La question est celle de savoir quelle est la fréquence d'apparition des maladies et quel est le rôle de l'environnement par rapport à la génétique ?

Le facteur génétique est essentiel. Vous allez prendre à quelqu'un ses propres cellules et vous allez les lui réinjecter, spontanément il aura tendance à reproduire cette maladie. Vous pouvez imaginer qu'à moyen terme, cette technique n'est qu'un palliatif.

Il s'agit d'une question scientifique complètement ouverte. Il n'y a pas du tout de réponse. Il est clair toutefois que si on arrive à maîtriser cette technique, cela permettra toujours, en termes de santé publique, de soigner les gens, même si ce n'est que pour quelques années.

Enfin, la transdifférenciation recouvre exactement les problèmes évoqués, tout à l'heure, quant à la nécessité d'effectuer un saut technologique d'une importance telle que les échelles de temps ne sont pas vraiment compatibles avec la notion d'alternative.

Nous avons essayé de vous exposer deux situations qui sont relativement différentes. La première vise les modèles in vitro, avec des outils de recherche, avec des enjeux de recherche tenant à l'utilisation des données génétiques disponibles, l'amélioration des technologies pour obtenir plus rapidement de meilleurs médicaments sans grands enjeux en termes de risques scientifiques ; la seconde est la thérapie cellulaire consistant à découvrir de nouveaux outils, de nouveaux types de médicaments, avec des risques scientifiques très importants, à plus long terme.

Il est très important de voir que la thérapie cellulaire repose sur le développement de modèles, puisque toute thérapie cellulaire consiste à différencier des précurseurs in vitro pour les réinjecter. En effet, différencier des précurseurs in vitro, revient à faire des modèles in vitro, qui, au lieu d'être arrêtés à ce stade pour, ensuite, développer des médicaments, sont, dans le cas de la thérapie cellulaire, complétés par une étape de réinjection chez l'individu.

La problématique des cellules souches embryonnaires est, d'un point de vue technologique, présente dans les deux étapes : l'étape in vitro et l'étape in vivo.

Pour l'étape in vitro, on développe un outil de recherche, on regarde in vitro si cela fonctionne. Si, dans les années à venir, on arrive à obtenir - on y arrivera parce que le risque scientifique est assez faible - des populations dans les grands types cellulaires présentant un intérêt médical majeur, on pourra alors envisager de passer à l'étape suivante qui est de faire des greffes.

En ce qui concerne les enjeux économiques, le temps est l'enjeu principal dans les industries de la pharmacie et de la biotechnologie envisagée au sens large. C'est le seul facteur qui compte. Sans donner de nom précis, un grand groupe, français à l'époque, a sorti une nouvelle génération de molécules anti-cancéreuses quelques mois après une société américaine. Il s'agissait vraiment d'une très forte innovation. Les parts de marché vont de 1 à 4. Les ordres de grandeur que l'on vous a donnés, tout à l'heure, sur les systèmes in vitro, se comptent en années pour l'analyse in vivo sur des animaux transgéniques - des souris transgéniques. Sur des modèles cellulaires, ils se comptent en mois.

Nous avons des contrats avec des groupes pharmaceutiques qui travaillent sur un certain type de cancer. De leur génomique interne ou à la suite d'un partenariat avec des sociétés de biotechnologie, ils ont trouvé une cinquantaine de gènes sur ce type de cancer. Cela change complètement la donne, pour ce groupe pharmaceutique, s'ils mettent trois ans à savoir, parmi les cinquante gènes, lesquels sont les deux bons candidats, ou s'ils mettent, ne serait-ce qu'un an et demi, ne serait-ce que deux ans. Six mois, c'est un élément clé. C'est donc une course permanente.

Toute société allant un peu plus vite que les autres a un avantage décisif.

Le second point important est celui de l'efficacité pour réduire le nombre de molécules. Sur ces cinquante gènes, il faut se concentrer le plus vite possible, sur les deux gènes efficaces. De ce point de vue, à nouveau, si vous travaillez sur des cellules humaines, vous avez moins de « bruits de fond » scientifiquement, c'est-à-dire moins d'aspects artificiels pour lesquels il faut arriver à dire : « non, ceci n'est pas spécifique à ce que je regarde, c'est simplement lié à une observation, chez la souris, la souris étant un peu différente, de ce point de vue, de l'homme. »

Ceci est actuellement l'enjeu majeur pour la pharmacie et les biotechnologies.

Mme Yvette Roudy. - Comment sommes-nous placés en France ?

M. Gilles de Poncins. - Pas très bien. Les Américains ont une part du marché du médicament de l'ordre de 35 %. 35 % des médicaments vendus dans le monde sont vendus aux États-Unis et les deux tiers de la recherche dans les domaines pharmaceutique et biotechnologique sont réalisés aux États-Unis. Si les États-Unis font plus que leur part de marché nationale, cela signifie qu'ailleurs les industries nationales font moins que la leur.

Les enjeux en termes de biotechnologies sont l'autre aspect économique. Les enjeux sont beaucoup plus larges en termes de biotechnologie qu'en termes de médicaments ou de thérapie. Tous les outils qui seront développés en biologie vont reposer sur des outils de ce type.

En biologie, en médecine et même en agro-alimentaire, on disposera de systèmes, à partir de cellules ES humaines in vitro, pour tester la toxicité, ce qui apparaît beaucoup plus pertinent que de tester cette toxicité chez la souris ou chez le rat.

Il y a énormément de conséquences dans le domaine des sciences de la vie, en général, et non pas uniquement en termes de pharmacie pour les maladies humaines.

L'existence d'une position dominante américaine constitue un enjeu. Les États-Unis ont déjà avancé sur les cellules souches embryonnaires. Ils sont déjà en train de les utiliser. C'est vraiment un outil.

M. Bernard Charles, président. - C'est le Sénat qui, politiquement, a débloqué la situation aux États-Unis.

Mme Yvette Roudy. - Parce qu'ils laissent faire.

M. Bernard Charles, président. - Non, cela a été un choix politique pour avoir justement ce leadership mondial.

M. Gilles de Poncins. - Aux États-Unis, il y a un important débat, qui est en train d'être résolu, pour savoir si les laboratoires financés par le NIH auront le droit d'utiliser ces cellules. Il s'agissait d'un enjeu éthique majeur.

M. Bernard Charles, président - Il faut rappeler qu'aux États-Unis, tout financement public peut être soumis au respect de conditions, mais, dans les laboratoires privés, en fonction des États, les objectifs de recherche peuvent être totalement différents et l'État fédéral ne peut pas intervenir.

M. Gilles de Poncins. - Dans le domaine des sciences de la vie, les Américains réalisent actuellement deux tiers de la recherche. Ils attirent les centres de recherche. Il suffit de prendre la presse des deux dernières années, avec toutes les fusions, les créations d'entreprises en biotechnologie : l'enjeu est toujours de savoir si l'on ferme ou non un centre en Europe et si l'on en ouvre ou non aux États-Unis. Il est clair qu'on n'a jamais vu l'interrogation inverse.

M. Bernard Charles, président. - Beaucoup de chercheurs partent aux États-Unis, ce qui prouve que leur niveau de compétence est élevé. Il y a des facteurs environnementaux qui empêchent l'éclosion des entreprises en France, et souvent, aussi, des problèmes de moyens financiers.

Mme Yvette Roudy. - C'est la réglementation chez nous.

M. Alexandre Fraichard. - À notre petite échelle, nous existons depuis un an. Des sociétés américaines, des centres de recherche américains sont déjà venus nous voir à Lyon pour nous dire : « quand venez-vous en Californie ? »

M. Gilles de Poncins. - La position dominante américaine va se renforcer. Si vous voulez investir dans ces technologies, il faut être aux États-Unis ou en Angleterre ou en Belgique. Pour une société comme la nôtre, la question est de savoir si l'on reste où l'on est ou si l'on va aux États-Unis. Aller en Belgique n'est pas un enjeu, peut-être un peu l'Angleterre, et encore...

Les États-Unis ont un pouvoir d'attraction simplement par « auto-entretien ». Tout le monde est là-bas. Novartis, Roche veulent fermer en Suisse, non pour s'installer à Strasbourg ou à Londres, mais pour aller à San Diego ou Boston.

Le cas de la France est intéressant. Si l'on prend la liste des sociétés de pharmacie présentes en France, tous les grands groupes mondiaux sont présents. Mais, en réalité, ce qui est présent en France, ce ne sont pas des centres de recherche. Cela s'appelle centres de recherche, mais, pratiquement, on fait un peu de toxicologie, un peu de pharmacologie. On ne fait pas des choses stratégiques en termes de recherche.

M. Bernard Charles, président. - On l'a vu même dans des fusions entre France et Allemagne.

M. Gilles de Poncins. - Vitry garde ses gros centres.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Ce sont des laboratoires, ce ne sont pas des centres de recherche.

M. Gilles de Poncins. - Oui. Évidemment. Ils font cela, car la France est un grand marché pharmaceutique, ils ne peuvent pas faire autrement que d'être un peu présents. En termes de position, c'est donc hégémonique à terme : la recherche est aux États-Unis.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour bien préciser les choses, pouvez-vous dire ce qu'il est possible de faire en France, aujourd'hui, et ce qu'il n'est pas possible de faire, en fonction de la législation. C'est de cela dont il est question.

M. Bernard Charles, président. - C'est le problème qui nous est posé.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Sur la recherche aux États-Unis, il paraît que d'un État à l'autre les autorisations ne sont pas les mêmes.

M. Bernard Charles, président. - Tant qu'il n'y a pas de financement fédéral, il y a des différences et il y a des capitaux privés puisque de nombreuses recherches sont issues de capitaux privés.

M. Gilles de Poncins. - Si l'on entre dans le détail de la position américaine, des positions monopolistiques sont en train de se créer pour les groupes pharmaceutiques et pour les biotechnologies.

Geron est un bon exemple. En termes de brevets autour de la cellule souche, ils préemptent tout. Vous posez un brevet, il n'est pas encore accepté, il est en cours d'examen, ils viennent vous voir et ils vous l'achètent. Il faut que le laboratoire soit de niveau international et soit crédible, mais c'est leur stratégie. Ils veulent être incontournables sur la cellule souche. Ils achètent des brevets et ils financent les laboratoires.

C'est l'exemple le plus connu, mais vous avez la même chose sur la différenciation. Vous avez une société qui s'appelle Cytothérapeutics dont la filiale s'appelle Stemcell qui se concentre sur les cellules souches nerveuses. Ils possèdent la seule technologie existant à ce jour pour entretenir les précurseurs nerveux.

On peut toujours dire que l'on arrivera à en trouver une autre, mais il faut bien prendre conscience des enjeux. Ceci est un procédé. On ne pourra jamais dire que le brevet n'est pas valable. C'est une découverte faite par des gens qui ont travaillé sur le processus de différenciation in vitro. Juridiquement, c'est inattaquable, donc incontournable.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pour le législateur, c'est un des problèmes que nous aurons à trancher. La question des cellules souches embryonnaires ne se posait pas il y a cinq ans. Elle se pose aujourd'hui. Par rapport à l'équilibre que le législateur avait fixé en 1994, décide-t-on que cet équilibre n'a pas besoin d'être modifié ou faut-il trouver un nouvel équilibre ? C'est de cela qu'il s'agit. Tout en maintenant le cadre arrêté par le législateur de 1994, doit-on autoriser, sous certaines conditions, la recherche sur les cellules souches embryonnaires ? Le problème est là. C'est une des questions auxquelles nous aurons à répondre.

M. Gilles de Poncins. - Selon nous, il faut scinder les problèmes entre ceux posés par la recherche et ceux posés par la thérapie cellulaire. D'ailleurs, les enjeux éthiques sont eux-mêmes distincts.

C'est vrai. Des questions se posent, mais pourquoi raisonner en termes de tout ou rien, soit on autorise, soit on n'autorise pas ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous nous donnez un mode opératoire. Et je comprends pourquoi, parce que si vous avez créé cette société, c'est que vous anticipez sur des modifications législatives. J'essaye de rappeler ce que nous aurons à trancher, en termes législatifs.

M. Gilles de Poncins. - Cela nous paraît pertinent scientifiquement et économiquement de distinguer deux étapes, d'abord l'étape in vitro, puis celle de la thérapie cellulaire. Une autre solution consisterait, à l'américaine, à tout autoriser. C'est une autre solution.

Si l'on veut tenir compte des enjeux éthiques, si l'on procède ainsi, par étapes, il reste à trancher le problème éthique : « comment fait-on pour obtenir quelques lignées de cellules ES in vitro ? » Il faut, en effet, détruire des embryons pour cela.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Le législateur aura à trancher sur ce sujet.

Mme Yvette Roudy. - Il y a cinq ans, les cellules souches embryonnaires n'existaient-elles pas ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il y a cinq ans, au moment où le législateur a eu à débattre de la loi bioéthique, on ne connaissait pas les possibles applications scientifiques et médicales des cellules souches embryonnaires.

Mme Yvette Roudy. - Il y a cinq ans, on ne savait pas que l'on pouvait guérir des maladies avec les gènes.

M. Gilles de Poncins. - Il y a cinq ans, à Normale Sup, on publiait la différenciation des cellules souches en neurones, pour les cellules souches de souris. Voilà où l'on en était.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ce que dit Madame Roudy est important, car il y a parfois entre nous de faux débats. Il n'est pas question, - je parle sous le contrôle du président - pour nous, de revenir sur la loi bioéthique de 1994. Notre rôle est de savoir comment intégrer, par rapport à cette loi de 1994, les avancées qui sont intervenues depuis.

M. Bernard Charles, président. - L'exposé de nos invités montre bien les enjeux. Soit, mais c'est difficile, on veut maintenir une position internationale, mais on voit déjà les différences qui se sont installées. Soit on est face à un dilemme qu'ils mettent en avant et que nous aurons à traiter. S'il y a des avancées thérapeutiques liées à la génomique ou à la génomique fonctionnelle, dans lesquelles les cellules souches embryonnaires auront un rôle important, comment refuser à un patient français une avancée dont il entendra parler sur tous les médias du monde ? Cette position est politiquement intenable.

Nous avons à prendre en compte ce problème. Plutôt que de céder à la pression, il vaut mieux essayer de canaliser l'avancée.

Mme Yvette Roudy. - D'ores et déjà, il existe aux États-Unis des médicaments, qui ne sont pas autorisés en France, mais qui rentrent quand même par la Belgique. Il y a un marché fantastique.

M. Bernard Charles, président. - Il y a même des médicaments qui n'ont pas fait l'objet de toutes les études de toxicologie que nous exigeons dans la loi française, que l'on ne trouve pas aux États-Unis, mais que l'on trouve au Mexique. On le voit bien quand s'exerce la pression irrationnelle de quelqu'un qui se dit : « c'est le tout ou rien pour moi, de toute façon ». Ce sont, par exemple, ces marchés, avec le Mexique, concernant le VIH, dont on a vu les résultats parce que la toxicité de ces produits était terrible.

M. Gilles de Poncins. - Là, la pression sera encore plus forte parce que ce seront de bons médicaments.

M. Bernard Charles, président. - On ne pourra pas dire comme on a dit à une certaine époque : « ce sont des antibiotiques mal purifiés. » Il s'agira, vous nous le confirmez, de médicaments qui auront un résultat concret. Objectivement, aucun pouvoir politique ne pourra tenir.

M. Alexandre Fraichard. - Il y a un aspect important sur lequel nous n'avons pas tellement insisté, c'est la rapidité. Il faut prendre une décision assez vite, voire très vite, parce que les progrès scientifiques sont très rapides. Nous parlions tout à l'heure d'une discussion de ce projet aboutissant dans le courant 2001. Il va se passer énormément de choses aux États-Unis entre aujourd'hui et fin 2001.

Mme Yvette Roudy. - Vous voulez dire : prendre une décision sur les autorisations permettant d'aller plus loin dans la recherche ?

M. Alexandre Fraichard. - Absolument. Il faut prendre une décision. Il faut se positionner.

M. Bernard Charles, président. - Nous comprenons très bien l'enjeu qui vous anime.

Mme Yvette Roudy. - La question a été posée, il y a cinq ans, de savoir si l'on autorisait ou non la recherche. Là-dessus, la réponse donnée dans le texte voté en 1994 a été complètement ambiguë. Depuis, la science a progressé et nous savons maintenant que cette recherche-là, dans certains cas, a donné des résultats qui permettent d'avoir des médicaments.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Peut arriver à des résultats.

Mme Yvette Roudy. - Pour la trisomie, on y est arrivé, je crois.

M. Gilles de Poncins. - Avoir à sa disposition un outil plus performant, et c'est le cas, est bien un résultat obtenu. Avec la thérapie cellulaire, on pourrait arriver à un résultat.

M. Jean-Claude Guibal. - Nous voyons bien, à la fois, la course de vitesse engagée entre les États-Unis et les autres pays. Nous comprenons bien que l'enjeu et la concurrence se situent sur un plan mondial. Nous voyons bien les débouchés de ce type de démarche, sur un plan technique et sur un plan thérapeutique et sanitaire. Vous avez évoqué des problèmes éthiques. C'est l'objet de ma question. Le problème éthique se pose dans la mesure où le prélèvement de cellules souches embryonnaires amène à la destruction de l'embryon.

M. Gilles de Poncins. - Tout à fait.

M. Jean-Claude Guibal. - En l'occurrence, quelle définition donnez-vous de l'embryon ? Vous avez distingué l'embryon de la cellule f_tale, etc. Je vous pose la question pour savoir ce que l'on détruit, lorsqu'on dit qu'il y a un problème éthique parce que l'on détruit l'embryon.

M. Gilles de Poncins. -Je vais vous donner ma réponse personnelle. C'est cinquante cellules de deux types différents. Ce que l'on détruit, c'est cela. Personnellement, Alexandre Fraichard vous dira, c'est un embryon, mais ne dites pas l'embryon est un petit humain.

M. Jean-Claude Guibal. - Une grappe de cellules ?

M. Gilles de Poncins. - Voilà. C'est très personnel comme réponse, mais c'est cela que l'on détruit. De toute façon, dans tous les cas, il va falloir prendre position sur le point de savoir ce qu'on fait des embryons surnuméraires.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Si vous lisez l'étude du Conseil d'État, quand il suggère que l'on puisse faire, sous certaines conditions, de la recherche sur des embryons surnuméraires, il ne modifie pas la loi de 1994.

Comme le disait Mme Yvette Roudy, il parle de l'ambiguïté de cette loi, car je vous rappelle que ces embryons surnuméraires, au bout de cinq ans, la loi prévoit qu'on les détruit. Sur des embryons surnuméraires qui n'ont plus de projet parentaux, sous réserve d'autorisation, d'encadrement et de non-réimplantation, au-delà de la destruction, pourrait-on éventuellement faire de la recherche médicale ? C'est la question qui est posée.

M. Bernard Charles, président. - À l'époque - et Yvette Roudy participait aux travaux de cette commission -, nous avions bien le sentiment que notre réponse consistait à repousser le problème. Nous le savions très bien.

M. Jean-Claude Guibal. - Ma question n'a d'autre objet que d'essayer d'évaluer la gravité et l'enjeu du problème éthique. Vous y avez répondu, d'une certaine manière, en précisant : « c'est cela que l'on détruit. »

Mme Yvette Roudy. - C'est métaphysique. C'est en fonction de la philosophie de chacun.

M. Gilles de Poncins. - J'avais vraiment une interprétation différente de celle que vous en faites. Dans la loi, il est interdit de détruire un embryon. Ces embryons congelés, on ne peut donc pas les détruire, sinon il n'y aurait pas de difficulté.

Mme Yvette Roudy. - Autant que je me souvienne, on pouvait faire de la recherche à condition d'être capable de les restituer en l'état.

M. Gilles de Poncins. - Exactement, c'est cela.

Mme Yvette Roudy. - Vous faites de la recherche, mais vous allez les restituer en l'état.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Il y a même eu un jugement. Un couple avait un projet parental, le compagnon est mort, la possibilité que l'on a offerte à cette personne était le don à un tiers ou la destruction. Et pour les embryons surnuméraires, au bout de cinq ans, c'est la destruction dont il est question.

Mme Yvette Roudy. - Le Conseil d'État est allé au-delà de la loi de 1994.

M. Gilles de Poncins. - Dans la loi, il est expressément précisé que toute recherche ne doit pas remettre en cause la possibilité que cet embryon serve un projet parental. Mettre un embryon en culture est impossible. En revanche, prélever deux cellules pour pratiquer un diagnostic préimplantatoire est possible. C'est permis par la loi. Mais mettre un embryon en culture pour obtenir des cellules ES est impossible. Ou même le mettre en culture, sans milieu de culture, pour qu'il meurt est impossible.

Mme Yvette Roudy. - Parce que vous ne savez pas le restituer en l'état.

M. Gilles de Poncins. - Ah non !

M. Bernard Charles, président. - Nous vous remercions de cette présentation et nous souhaitons que votre société continue à soutenir la compétition internationale avec les autres entreprises françaises, malgré les difficultés que vous nous avez expliquées. Je vous remercie beaucoup.

Audition de Mme Brigitte FEUILLET-LE MINTIER,
directeur du Centre de recherche juridique de l'Ouest

(Extrait du procès-verbal de la séance du 5 juillet 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président- Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier, professeur des universités, directeur du Centre de recherche juridique de l'Ouest, laboratoire de l'université de Rennes rattaché au CNRS.

Je vous remercie, madame, d'avoir accepté de répondre à notre invitation. Votre présence parmi nous tient à votre connaissance particulière de la législation bioéthique et de son application. En effet, vous assurez un enseignement d'éthique médicale et sur le statut de la personne à la faculté de droit et à la faculté de médecine. Vous assurez également la direction scientifique de travaux collectifs consacrés à la bioéthique à l'épreuve des faits. Vous avez donc suivi avec une attention particulière les conditions de mise en _uvre effective des lois de 1994 à l'élaboration desquelles certains d'entre nous ont participé.

Nous avons donc souhaité connaître votre approche universitaire critique, votre analyse, des conséquences de cette loi avec, en particulier, un bilan de l'encadrement et du contrôle des activités d'assistance médicale à la procréation.

Notre propos étant de définir comment nous devons améliorer la loi et l'encadrement, ouvrir certaines possibilités qui n'avaient pas été ouvertes en 1994, les points qui nous paraissent importants concernent les règles relatives au contrôle administratif des activités d'AMP, les règles relatives au contrôle sanitaire de ces mêmes activités, le rôle et la composition de la Commission nationale de la médecine et de la biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal, la fameuse CNMBRDP, ses réformes envisageables. Nous allons rencontrer cet après-midi des représentants de la Human Fertilization and Embryology Authority pour voir comment, à la lumière de leur pratique, nous pouvons essayer d'apporter des améliorations dans notre propre organisation.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Permettez-moi tout d'abord de vous remercier pour la confiance que vous me manifestez en me permettant de vous soumettre quelques réflexions sur la réforme de la deuxième loi de 1994, en particulier sur l'assistance médicale à la procréation.

Sachant que le temps nous est compté, en recevant votre invitation je me suis demandé ce que je devais considérer comme essentiel au regard de cette révision. Mon premier mouvement a été de lister les problèmes ponctuels qui mériteraient de faire l'objet d'une révision afin de vous présenter une argumentation sur ces différents points. Mais, dans un second temps, j'ai pensé que cette approche pouvait être regrettable parce qu'elle risquait d'occulter une réflexion plus fondamentale sur le sujet. Si votre objectif est de revoir ou d'aménager les règles actuelles, notamment à la demande des professionnels qui les appliquent au quotidien, il est également de votre mission de préciser les objectifs généraux de la réforme de 1994. C'est pourquoi je commencerai par insister sur les imperfections du système d'ensemble, avant, si j'en ai le temps, notamment au cours de la discussion qui s'engagera, d'aborder les révisions plus ponctuelles.

Sur l'ensemble de la réforme, je vous suggérerai trois pistes de réflexion.

Premièrement, il conviendrait d'inscrire, de manière beaucoup lisible, dans la loi un des fondements essentiels à prendre en compte, à savoir l'intérêt de l'enfant. Actuellement, le seul texte qui y fasse référence est l'article L. 152-10 du code de la santé publique qui permet au médecin de donner un délai de réflexion supplémentaire avant de procéder à l'assistance médicale à la procréation au motif tiré de l'intérêt de l'enfant. Cela permettrait d'affirmer cette priorité dans la loi, car la procréation concerne non seulement le couple - même s'il souffre - mais aussi l'enfant qui va naître. Une telle règle permettrait au médecin ou au juge, en cas de problème d'interprétation, de considérer l'intérêt de l'enfant comme un élément essentiel, même s'il n'est pas toujours facile à déterminer.

Une relecture de la loi serait nécessaire afin de déterminer si cet intérêt est déjà pris en compte. En matière d'assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, on considère que lorsqu'un couple répond au profil et présente les caractéristiques requises, il est apte à être parent, alors que pour l'accueil d'embryon, le juge doit vérifier l'aptitude des futurs parents. Du point de vue de l'intérêt de l'enfant, je ne vois pas pourquoi, dans un cas, il suffit de répondre à un profil, et dans l'autre, il faut vérifier les conditions d'accueil proposées par les parents.

Deuxièmement, il conviendrait d'introduire la possibilité d'un recours au juge en cas de difficulté d'interprétation des conditions de mise en _uvre de l'assistance médicale à la procréation. Selon la législation, il en existe trois grandes catégories : les conditions d'ordre social - le législateur a défini le profil et les caractéristiques des personnes qui peuvent y recourir -, les conditions d'ordre psychologique - le problème du consentement - et des conditions d'ordre médical : l'appréciation de la finalité médicale de l'assistance médicale à la procréation. Exceptées ces dernières qui relèvent du corps médical, toutes les autres conditions doivent pouvoir donner lieu à une contestation en cas de difficulté.

Je travaille beaucoup avec les médecins. Je considère que le juriste ne doit pas rester dans son monde mais doit prendre en compte les réalités. Je sais que les médecins estiment qu'il n'est pas utile de prévoir un recours au juge parce qu'ils se disent que si leur équipe ne veut pas prêter leur assistance à un couple, celui-ci peut toujours se présenter devant une autre équipe. Ce raisonnement ne me convainc pas : si des médecins refusent pour des raisons importantes, pourquoi une autre équipe accepterait-elle ? Par exemple, face à un couple d'alcooliques ou économiquement démuni, j'estime que ce n'est pas aux médecins d'apprécier s'ils doivent ou non apporter une assistance médicale à la procréation.

C'est au juge qu'il doit revenir de statuer, dans la mesure où il est le garant des libertés individuelles. C'est ainsi qu'il refuse parfois l'adoption à un couple. En pratique, ces recours seraient rares, mais le médecin les redoute parce qu'il a peur du juge. À tort, car le juge irait sans doute dans son sens. Mais je pense que c'est au juge et non au médecin d'apprécier les conditions.

La référence au juge qu'il me semble nécessaire d'inscrire dans la loi me conduit à insister sur une distinction fondamentale, de nature à clarifier de nombreux points dans la biomédecine en général et dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation en particulier. Il s'agit de la distinction entre, d'un côté, les règles qui relèvent de choix de société et de protection de la personne, qu'il revient au législateur de fixer et au juge d'interpréter et d'appliquer et, de l'autre côté, les règles qui relèvent de l'art médical, lesquelles, elles et elles seules, relèvent de l'appréciation du médecin ou, mieux, de l'ensemble de la profession médicale spécialisée dans l'assistance médicale à la procréation.

Troisièmement, il convient de s'interroger sur deux choix fondamentaux qui ont été opérés en matière d'assistance médicale à la procréation en 1994.

Le premier concerne le profil des personnes pouvant recourir à l'assistance médicale à la procréation. Indépendamment du débat que vous aurez peut-être sur l'accès des femmes célibataires, deux points méritent d'être précisés. Le premier est celui du transfert d'embryons post mortem auquel je suis personnellement favorable. Le second concerne l'accès des transsexuels à l'assistance médicale à la procréation.

Vous le savez, la loi actuelle affirme clairement qu'un couple hétérosexuel peut accéder à l'assistance médicale à la procréation. Or, au regard du texte actuel, lorsqu'un transsexuel a fait rectifier son état-civil, je ne vois pas comment un médecin pourrait s'y opposer. En pratique, les médecins apprécient au cas par cas. Certes, le nombre de couples concernés est faible, mais les incidences d'un tel choix sur le droit de la famille sont considérables. À mon avis, ce n'est pas au médecin de décider au cas par cas s'il doit ou non apporter son assistance, c'est au législateur de répondre à la question de savoir si un couple de transsexuels peut accéder à l'assistance médicale à la procréation.

Autre point fondamental sur lequel vous devriez réfléchir : l'anonymat qui est appliqué en matière d'assistance médicale à la procréation par la première loi de 1994. La levée de l'anonymat est proposée par certains pour pallier le problème de la pénurie des dons d'ovocytes. Mais avant de régler un problème particulier, toujours au regard de l'intérêt de l'enfant, vous devriez réfléchir de manière globale au maintien du principe de l'anonymat dans le domaine de l'assistance médicale à la procréation. Cela permettra ensuite de régler les questions ponctuelles. Si vous prenez le problème à l'envers, c'est-à-dire si vous commencez pas régler des problèmes ponctuels, vous vous engagerez dans un raisonnement privilégiant le besoin immédiat au risque de fausser l'approche véritable du problème, à savoir, veut-on ou non de l'anonymat ?

S'agissant des aménagements ponctuels, je ferai une remarque préalable. Parce que je travaille beaucoup avec les praticiens - je les ai encore consultés avant de vous rencontrer -, je puis vous dire qu'ils ont tendance à occulter ce qui peut être négatif pour raisonner uniquement en termes de réussites. Je les comprends car c'est humain. Lorsque je leur montre les risques, c'est tout juste s'ils m'écoutent. Ils ont à l'esprit deux objectifs : réaliser leur métier, c'est-à-dire donner un enfant à un couple qui souffre de ne pas en avoir, et obtenir des résultats pour leur centre, eu égard aux autorisations et à l'accréditation. Tout cela pèse lourd. S'ils ont du mal à être objectifs, c'est le rôle des parlementaires de se détacher, eux, de cette vision un peu immédiate pour avoir une vision beaucoup plus globale. Nous sommes tous convaincus de la nécessité de répondre à cet objectif d'enfant mais la question est de savoir à quel prix. Jusqu'où doit-on aller ?

Je suggérerai trois principaux aménagements ponctuels à réaliser.

Le premier, qui revient sans cesse dans la réflexion des praticiens, concerne les dons de gamètes, en particulier les dons d'ovocytes, qui posent trois problèmes : le problème de la congélation des embryons au risque d'amoindrir les chances de succès de l'AMP et cette règle sanitaire est vécue comme beaucoup trop lourde par le milieu médical ; le problème du profil de la donneuse - les médecins voudraient que la femme ne vive pas forcément en couple au moment du don pour obtenir plus d'ovocytes - et le problème de l'anonymat. Si la personne qui veut recourir à l'AMP peut amener une donneuse, elle saura que les ovocytes vienne d'elle mais on aura moins de difficultés pour trouver des donneuses.

Les dons d'ovocytes ne sont pas assez nombreux. Aujourd'hui, la loi est stricte pour les donneurs. Elle impose que la personne vive en couple et ait procréé. Les médecins souhaitent qu'elle ait procréé mais ils ne sont pas attachés au fait qu'elle soit ou non en couple au moment du don. Une veuve, dans la mesure où elle a procréé, devrait pouvoir faire un don d'ovocytes.

Ils souhaitent aussi la levée de l'anonymat car ils estiment qu'elle permettrait à un couple qui souhaite une assistance médicale à la procréation de faire appel à une amie ou à quelqu'un de son entourage.

Enfin, se pose le problème des frais engendrés pour le don d'ovocytes, qui sont aujourd'hui entièrement à la charge de la donneuse.

Le deuxième aménagement concerne les techniques d'assistance médicale à la procréation, notamment la stimulation ovarienne et l'ICSI. En tant que spécialiste de la protection de la personne, je suis affolée par tout ce que je lis et que les médecins occultent.

Le troisième aménagement concerne les conditions de fonctionnement du secteur de l'assistance médicale à la procréation car le contrôle des activités semble insuffisant.

Telles sont les principales pistes de réflexion que je vous suggère.

M. Bernard Charles, président- Vous considérez que le législateur doit prendre position sur les choix de société et la protection des personnes. Nous sommes aussi préoccupés par l'organisation du dispositif de l'AMP, le reste relevant de la pratique médicale.

Vous le savez, nous avons décidé, en particulier dans le domaine de la sécurité sanitaire, de mettre en place des structures dotées non seulement de moyens d'expertise mais aussi de contrôle et d'inspection. C'est le cas pour les différentes agences que nous avons créées : l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé, l'Agence de sécurité sanitaire des aliments et l'Agence de sécurité sanitaire sur la santé et l'environnement. Parmi les réformes envisageables, pensez-vous qu'il conviendrait de donner à la Commission nationale, comme aux agences, des pouvoirs propres de contrôle et d'inspection?

Cette commission devrait-elle avoir, comme l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé pour la délivrance des autorisations de mise sur le marché, le pouvoir d'octroi des autorisations et des agréments ?

Enfin, si les orientations esquissées tendant à déléguer à la Commission des pouvoirs de contrôle relevant de l'État ou des pouvoirs d'autorisation se confirmaient, celle-ci ne devrait plus comprendre uniquement des spécialistes ou des experts mais devrait s'ouvrir à la société civile. Qu'en pensez-vous ?

M. Alain Claeys, rapporteur- Cette journée nous fournira l'occasion tout à la fois de faire le bilan de l'action de la CNMBRDP et d'envisager la mise en place d'une agence par la nouvelle loi. Avant d'examiner les modifications possibles, je voudrais vous interroger sur des distinctions légales qui existent aujourd'hui et qui, à mon sens, devraient évoluer.

Lorsqu'on parle d'AMP, on pense à des équipes pluridisciplinaires. Dans ce cadre, la distinction légale entre activité clinique et activité biologique reste-t-elle pertinente ? C'est un élément important pour l'avenir.

La Commission nationale a fait un rapport en 1996 où elle observait que les dossiers de demande d'autorisation étaient parfois « vides, hâtivement remplis, désinvoltes ». Partagez-vous ce jugement ? Si oui, quelles modifications la Commission devrait-elle apporter dans son contrôle au vu de ce constat qu'elle fait elle-même ?

Comment, selon vous, la dimension éthique des activités d'AMP est-elle prise en charge par les établissements ?

Enfin, que recouvre pour vous la notion de praticien agréé responsable pour chaque établissement ?

Mme Yvette Roudy- Pour un couple, l'assistance médicale à la procréation est une grande aventure et un parcours à obstacles pénible, en particulier pour la femme. Vous avez évoqué la stimulation ovarienne. Il s'agit d'un traitement très lourd non sans effets secondaires sur la santé. C'est pourquoi les expériences répétitives devraient faire l'objet d'une plus grande attention. Avide de résultats, le corps médical trouve pratique d'avoir à sa disposition des gens désireux d'avoir des enfants à tout prix, de sorte que l'on peut se demander si l'on n'assiste pas, parfois, à une sorte d'acharnement procréatif. Ne conviendrait-il pas, au nom de la protection de la santé de la femme qui, bien que volontaire, est terriblement exposée, de limiter à deux ou trois le nombre de tentatives avec cette méthode ?

En outre, elle peut provoquer une grande production d'ovocytes, donc d'embryons surnuméraires, dont on ne sait toujours que faire. On a le droit de faire de la recherche à condition de restituer l'embryon en l'état, ce qui semble difficile. Cela signifie que la science ne maîtrise pas suffisamment ces méthodes pour être capable d'éviter la création d'embryons surnuméraires. Après quoi, les scientifiques viennent nous demander, à nous législateurs, ce que l'on doit en faire.

Trouvez-vous raisonnable que ces méthodes soient considérées comme relevant de la lutte contre la stérilité, de sorte qu'elles sont entièrement remboursées par la Sécurité sociale ? Ne relèvent-elles pas davantage de la recherche ? Je sais que la Sécurité sociale ne rembourse plus que deux ou trois tentatives mais je considère que ces méthodes ne sont pas abouties, car elles posent de graves problèmes. Nous sommes toujours en pleine recherche.

Enfin, j'évoquerai le cas de Toulouse, c'est-à-dire de cette femme qui avait commencé un parcours d'AMP avec son époux et qui, à la suite du décès de son mari, s'est vu refuser la réimplantation d'un embryon congelé au motif que la loi ne peut permettre la naissance d'orphelins. J'ai trouvé cela très curieux. Il m'a semblé que le juge avait obéi à une règle morale qui devait être revue. Il me semble qu'en dernier ressort, c'est la femme qui est à même de savoir ce qui est le mieux pour elle.

M. Jean-Paul Bacquet- Vous proposez d'inscrire dans la loi l'intérêt de l'enfant. Selon vous, à partir de quand doit-il être pris en compte ? Post partum ? Avant ?

J'ai cru comprendre que vous disiez tout à l'heure : « pourquoi une équipe accepterait-elle de pratiquer une aide à la procréation assistée si une autre a déjà refusé ? » Si la décision était prise par un juge, l'équipe médicale qui l'aurait refusée par éthique devra-t-elle l'accepter ?

Qu'entendez-vous en parlant de ne laisser aux médecins que l'art médical ? Qu'appelez-vous art médical dans une pratique qui fait beaucoup plus appel à l'éthique qu'à la technique ?

Vous avez évoqué l'obsession des médecins pour leurs résultats eu égard au problème de l'accréditation. Considérez-vous que l'accréditation est un obstacle à une bonne pratique ? Si oui, que proposez-vous ?

Selon vous, le juge, et non le médecin, doit décider sur le plan éthique. En revanche, le médecin-conseil à la Sécurité sociale décide du remboursement. La décision du juge qui s'imposera au médecin s'imposera-t-elle au médecin conseil, entraînant la suppression du contrôle médical quant à la prise en charge ?

Enfin, il est possible qu'un juge prenne une décision favorable à une assistance médicale à la procréation pour un couple jeune dont la femme sera ménopausée, puisqu'une femme peut l'être à 36 ans. Une implantation doit-elle être possible après ménopause ?

M. Jean-Luc Préel- Vous souhaitez voir l'intérêt de l'enfant inscrit de manière lisible dans la loi. Qu'entendez-vous par là ? Comment définir l'intérêt de l'enfant indépendamment du projet du couple tel qu'il est pris en compte aujourd'hui ? Comment l'inscrire dans la loi autrement que par une formule ? Comment le prendre en compte pratiquement dans le cadre de l'assistance médicale à la procréation ?

Vous avez évoqué la levée de l'anonymat du don des gamètes, afin de pallier notamment le manque d'ovocytes ou pour avoir accès à la connaissance des origines. En regard, cette levée risquerait pourtant d'entraîner non seulement une pénurie des dons de sperme mais aurait aussi des conséquences sur le droit de la famille et sur le droit des successions.

M. Jean-Pierre Michel- Qu'entend-on par intérêt de l'enfant ? Est-ce l'intérêt d'un enfant de naître et d'avoir une identité juridique totalement déconnectée de son identité biologique ? Personnellement, je ne le pense pas. Est-il conforme à l'intérêt de l'enfant de mettre au monde des enfants qui ne pourront jamais connaître leurs origines car la loi le leur interdit ? Je pense que le minimum des droits de l'homme, c'est de connaître ses origines. Dans la loi précédente et encore plus maintenant, on accepte que des enfants naissent en leur niant au départ le droit de connaître leurs origines.

Magistrat d'origine, je suis choqué que l'on veuille donner au juge le droit de décider en la matière. Le juge est là pour appliquer la loi, non pour dire ce qu'est l'éthique. Donner au juge cette possibilité serait aller très loin. Il n'a pas à juger en équité, il applique la loi purement et simplement, un point c'est tout. Certes, il peut avoir à l'interpréter dans certains cas, mais là, on lui demanderait plus. On lui demanderait non seulement si les conditions juridiques sont réunies, mais aussi de prendre une décision très lourde en fonction de considérations sociales et humaines. Je pense que cela ne relève pas de sa compétence, qu'il n'est pas formé pour cela. Quand on voit les dérives auxquelles se laissent aujourd'hui entraîner les juges, leur donner ce pouvoir supplémentaire serait aberrant. À qui faut-il le donner ? C'est la question que l'on peut se poser.

M. Bernard Charles, président- Madame Feuillet-Le Mintier, de nombreuses questions vous ont été posées. M. Alain Claeys, notre rapporteur, va essayer de vous dire quelles sont nos préoccupations essentielles. Je partage l'analyse de notre collègue Jean-Pierre Michel, certains juges faisant de la morale dans leur jugement. Il faut être prudent.

M. Alain Claeys, rapporteur- Vous avez compris, madame, que les questions qui viennent de vous être posées reflètent nos préoccupations essentielles. Nous avons pratiquement « balayé » l'ensemble du champ qui doit faire l'objet du projet de loi de révision.

Nos principales interrogations concernent le fonctionnement de la CNMBRDP, lequel sera probablement au centre de la réflexion de l'exécutif. Doit-on ou non s'orienter vers la création d'une agence ? Comme nous auditionnerons cet après-midi la présidente de l'agence britannique HFEA, il serait bon que vous nous indiquiez quels sont, à vos yeux, les aspects positifs et les insuffisances de cette commission.

Mme Yvette Roudy a évoqué des techniques et leurs implications. Puis deux autres grands thèmes ont été développés : la place du médecin, dont a parlé M. Jean-Paul Bacquet, et la conciliation entre le droit de l'enfant et le droit à l'enfant.

Mme Bernadette Isaac-Sibille- Il n'y a pas de droit à l'enfant !

M. Alain Claeys, rapporteur- Je comprends votre point de vue mais nos auditions, depuis plusieurs semaines, ont montré que le droit à l'enfant prend une place considérable. Il est bon non pas d'opposer le droit à l'enfant au droit de l'enfant mais de considérer les deux.

Le troisième thème important est la place du juge.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- La Commission nationale de médecine et de biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal réalise actuellement un travail de conseil et d'expertise auprès du ministère de la santé, lequel décide, sanctionne ou prend les décisions d'agrément. Elle est néanmoins influente car ses avis sont suivis dans 98,4 % des cas.

Je ne serais pas choquée que l'on maintienne l'actuelle Commission nationale. La question de savoir si elle doit ou non avoir un pouvoir de décision est relativement secondaire dans la mesure où de toute façon, ses avis sont suivis par le ministère. En revanche, la situation serait différente si l'on admettait la recherche sur l'embryon. Se poserait alors la question du contrôle, qui devrait être étroit.

Si l'on n'admet toujours pas la recherche sur l'embryon, le maintien de cette commission ne me choque pas. En revanche, l'absence de contrôle sur le terrain me semble anormale. Même si l'on crée une agence dotée de plus de pouvoirs, sans contrôle sur le terrain, on en restera aux bavardages et rien ne se fera. La question principale est de savoir comment, concrètement, assurer des contrôles.

Si la recherche sur l'embryon est admise et si l'on souhaite mettre en place un organe compétent à la fois en matière d'assistance médicale à la procréation et de recherche sur l'embryon, la création d'une agence indépendante peut être envisagée. Toutefois, je considère qu'en aucun cas, cette agence ne devrait être composée en majorité de scientifiques et de médecins.

Mme Yvette Roudy- Tout à fait !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Je n'ai rien contre les médecins, au contraire, je les rencontre souvent et je considère qu'ils exercent le plus beau métier du monde, mais je pense que l'on ne peut être à la fois juge et partie. Je dirais la même chose si cela concernait des juristes.

On peut difficilement nier la distinction entre activité biologique et activité clinique, mais si vous devez aménager les textes, je vous suggère de faire en sorte de favoriser l'instauration de liens étroits et la création d'équipes pluridisciplinaires. Il serait bon que le couple soit reçu par un membre de l'équipe clinique et un membre de l'équipe chargé des activités biologiques.

La stimulation ovarienne et l'ICSI posent un réel problème. Je suis affolée par tout ce que je lis à ce sujet. Tous les rapports du milieu médical, de l'Académie de médecine, comme ceux des instances d'éthique, notamment le Comité consultatif national d'éthique, font état de risques non négligeables, que l'on ne contrôle pas complètement. On continue néanmoins, parce que les résultats obtenus sont bons. Votre responsabilité est en jeu. Je pense que l'on ne peut pas laisser les choses en l'état.

La réflexion comporte trois stades.

Il convient au minimum d'imposer une obligation d'informer. Elle existe déjà mais elle doit être encore plus stricte. La proposition formulée par l'Académie de médecine, tendant à établir une distinction entre techniques éprouvées, techniques en évaluation et techniques en recherche, me paraît devoir être approfondie. On pourrait ainsi expliquer aux couples qu'il existe trois types de techniques et où l'on se situe. Certes, si l'on dit à un couple en mal d'enfant que l'on va lui appliquer une technique de recherche, il y a de fortes chances pour qu'il l'accepte. Néanmoins, il aura été informé des risques. Je considère que c'est le minimum.

Le stade supérieur consiste à faire en sorte que la profession médicale fixe des règles en demandant, aussi bien en matière de stimulation ovarienne que d'ICSI, de prendre un certain nombre de précautions ou d'essayer de ne pas utiliser ces méthodes.

Enfin, dernier stade, vous pouvez aller encore plus loin et interdire.

Mme Yvette Roudy- Ou limiter !

Mme Brigitte Feuillet-Mintier- C'est un choix démocratique. Inutile de vous dire que si vous interdisiez l'ICSI, cela provoquerait de nombreuses protestations. Mais imaginons le pire. Puisque des études semblent montrer que l'ICSI favorise la transmission d'anomalies à l'enfant, si l'on s'aperçoit, dans un certain temps, que tous les enfants nés de cette technique sont porteurs d'anomalies, vous aurez une part de responsabilité. On ne pourra pas dire que l'on n'a pas écrit qu'il y avait des risques. Il convient d'agir en ce domaine. Il me paraîtrait extrêmement grave de maintenir la situation actuelle. Dans le cabinet du médecin, les uns et les autres ne peuvent pas être objectifs.

Avant de limiter le nombre d'embryons transférés, agissons sur la stimulation ovarienne, prévenons la femme des risques qu'elle encourt. Il semble que les enfants nés d'ICSI aient plus de risques d'être infertiles. S'agissant de l'intérêt de l'enfant, peut-on accepter qu'un enfant né à la suite d'une assistance médicale à la procréation soit infertile ? Nous devons discuter de l'intérêt de l'enfant à venir.

S'agissant des embryons surnuméraires, vous trouverez une réponse dans la recherche. Je n'anticiperai pas sur ce débat.

L'interdiction du transfert des embryons post mortem est un choix. J'ai eu l'occasion de l'évoquer à plusieurs reprises avec M. Jean-François Mattei. L'idée de la loi était d'assurer deux parents aux enfants. Elle est tout à fait louable. Ce choix a été fait en 1994 et je le respecte. On ne sera jamais d'accord sur l'idée que l'on se fait de l'embryon. Il est sujet à l'affirmation de convictions trop éloignées. Mais dès lors qu'un embryon a été conçu, qu'il existe et qu'une femme le réclame, on peut s'interroger sur la meilleure façon d'assurer son devenir. De plus, celle qui aura fait l'objet d'un transfert d'embryon juste avant le décès sera enceinte et pas l'autre. Je pense que cette interdiction doit être repensée.

L'intérêt de l'enfant est inscrit depuis longtemps dans la loi, en matière de droit de la famille, mais l'enfant-modèle n'existe pas. L'intérêt de l'enfant doit être défini au cas par cas, en fonction de situations humaines précises. Par exemple, quand on dira à un couple que l'ICSI est une pratique que l'on peut utiliser, qui donne de très bons résultats, mais que l'enfant pourrait être porteur d'anomalies, dans ces conditions, doit-il être conçu ? Sera-t-il heureux malgré ces anomalies ? Il n'y a pas d'intérêt de l'enfant a priori. Les magistrats le savent bien.

M. Jean-Paul Bacquet- De la prospective de ce qu'est l'enfant ?

Mme Brigittte Feuillet-Le Mintier- Non, il faut le prendre en compte dans cette démarche comme un acteur.

M. Jean-Paul Bacquet- Par rapport aux risques potentiels ?

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Non, il faut dire où se situe l'enfant dans notre débat.

Sur les questions éthiques, il faut dire clairement que le juge n'a pas plus de solutions que le médecin ou le simple citoyen. Quand on me demande d'intervenir dans les colloques d'éthique, je commence par dire que les juristes n'ont aucune compétence en la matière. C'est un ensemble d'interrogations que nous nous posons ensemble.

Vous dites que le juge est là pour appliquer la loi. La loi que vous avez votée ne donne aucunement pouvoir au médecin de refuser à un couple d'alcooliques l'assistance médicale à la procréation.

Mme Bernadette Isaac-Sibille et M. Jean-Paul Bacquet- Heureusement !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Tout à fait, mais si tel est le cas en pratique ? Et tel semble être le cas en pratique...

M. Bernard Charles, président- Tout à fait !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- La loi prévoit que le couple doit répondre à un certain nombre de conditions pour accéder à l'AMP. Seules ces conditions doivent être recherchées. Le médecin n'a pas à en introduire d'autres notamment sur l'aptitude à être parents. Il ne peut contrôler cette aptitude que lorsque la loi l'exige (accueil d'embryon).

Je le répète, je ne demande pas au juge de s'occuper des problèmes d'éthique. Même lorsque la loi existe, des problèmes éthiques peuvent continuer à exister. On le constate avec l'interruption volontaire de grossesse. On a fait un choix de société mais la réflexion éthique continue d'exister en dehors.

M. Jean-Paul Bacquet- Ce n'est pas le juge qui décide.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Non, mais il doit appliquer la loi.

M. Jean-Paul Bacquet- Heureusement !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Par ailleurs, je ne considère pas du tout que l'accréditation soit une mauvaise pratique.

M. Jean-Paul Bacquet- Un obstacle ?

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- C'est un obstacle si l'on refuse l'accréditation à un centre qui ne recourerait pas systématiquement à l'ICSI face aux risques et qui aurait donc de moins bons résultats.

M. Yvette Roudy- Tout à fait !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Sur cette base, je ne suis pas d'accord avec l'idée d'accréditation. L'accréditation doit être accordée au centre qui a su ne pas recourir à l'ICSI dans certains cas. C'est le critère d'accréditation qui n'est pas satisfaisant.

M. Jean-Paul Bacquet- Ce n'est pas une remise en cause de l'accréditation mais de ceux qui accréditent.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Plutôt des critères. Il est proposé dans l'étude du Conseil d'État de lier l'accréditation aux bons résultats. Cela me paraît très dangereux.

M. Bernard Charles, président- L'Agence nationale d'accréditation peut être le lien, d'autant qu'elle a une pratique en ce domaine.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Telle est la différence que je fais entre le juge et le médecin. Le pouvoir d'appréciation du médecin doit s'appliquer à ce qui relève du médical. La loi fait référence à la pathologie. Elle prévoit que ces techniques peuvent s'appliquer pour « l'infertilité dont le caractère pathologique a été médicalement diagnostiqué.» C'est à lui de nous dire ce qui relève du pathologique ou pas. Quelqu'un a parlé de la ménopause. Lorsqu'un médecin constatera qu'une femme est ménopausée très jeune et qu'elle ne peut pas avoir d'enfant, c'est à lui de considérer que le cas répond aux critères fixés par la loi. La loi dit que son pouvoir d'appréciation s'applique à ce qui relève du médical. D'ailleurs, si le juge avait à trancher sur le caractère pathologique de l'infertilité, il demanderait une expertise médicale. En revanche, le cas d'un couple alcoolique ne relève pas de sa compétence. Il ne s'agit pas de priver le médecin d'un pouvoir, il s'agit de ne pas mélanger les genres.

Personnellement, je ne suis pas favorable à la levée de l'anonymat, surtout pour les dons d'ovocytes.

M. Roger Mei- Pourquoi pas pour les dons de sperme ?

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Les médecins souhaitent la levée de l'anonymat pour les dons d'ovocytes parce qu'ils manquent d'ovocytes davantage que de sperme. Il existe déjà une inégalité en matière de gamètes !

Quelle serait l'incidence de la levée de l'anonymat sur le droit de la famille ? Si vous décidiez de lever l'anonymat pour permettre à un enfant de connaître ses origines, vous pourriez très bien prévoir que, même en cas d'assistance médicale à la procréation, un enfant est en droit de connaître ses origines, donc de connaître l'identité du donneur de gamètes, mais sans pouvoir établir de filiation. Vous pourriez aussi estimer qu'il peut connaître ses origines et lui permettre d'accéder à un lien de filiation juridique. Il faudra choisir.

Mme Yvette Roudy- Ce n'est pas simple !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Mesdames et messieurs les députés, j'espère avoir répondu à toutes vos interrogations.

Mme Bernardette Isaac-Sibille- On pourrait discuter longuement !

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- J'insiste sur le fait que des pratiques utilisées me paraissent dangereuses (stimulation ovarienne, ICSI) et sur la nécessité de se pencher sur les contrôles des activités d'AMP.

M. Jean-Paul Bacquet- Vous n'avez pas répondu sur le problème du juge. Selon une hypothèse qui n'est pas la mienne, il pourrait donner l'autorisation. Quid alors du médecin-conseil ?

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Concrètement, le juge ne serait saisi que si l'assistance médicale à la procréation était refusée à un couple par une équipe alors qu'il remplit les conditions pour y accéder. En ce cas, le juge appliquerait la loi et rien d'autre. C'est-à-dire qu'il vérifierait si les conditions sont remplies. Concernant les conditions d'ordre médical, il nommerait un expert. Il pourrait estimer que le médecin a outrepassé ses pouvoirs et que le couple peut accéder à l'assistance médicale à la procréation.

M. Jean-Paul Bacquet- Si le médecin a considéré que ce n'était pas utile, le médecin-conseil donnera un avis défavorable. Si le juge revient sur cet avis défavorable, est-ce qu'il s'imposera au médecin-conseil ?

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Oui.

M. Jean-Paul Bacquet- Il faut le préciser en droit ! Ce n'est pas parce que l'autorisation est donnée que la prise en charge est acceptée.

M. Bernard Charles, président- Le juge aura le dernier mot.

M. Jean-Paul Bacquet- Dans la situation actuelle où le médecin prend la décision, des médecins-conseils refusent.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Il va considérer que le refus ne se justifie pas au regard de l'application de la loi.

M. Jean-Paul Bacquet- Actuellement, avec des autorisations de médecins, le médecin-conseil peut refuser la prise en charge. Vous pouvez obtenir l'autorisation mais à vos frais. La décision d'un juge à l'encontre d'un refus s'impose-t-elle comme une obligation de prise en charge par la Sécurité sociale ? C'est très important.

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier- Il faudra le préciser.

Si un recours au juge était aménagé, il devrait être exceptionnel. Sachant qu'une contestation de sa décision est possible, le médecin y réfléchirait à deux fois. S'il estime, en son âme et conscience, qu'un couple ne répond pas aux conditions, il ira jusqu'au bout et le juge tranchera. Le juge pourra, d'ailleurs, confirmer la décision du médecin. Cela aidera les médecins dans leur tâche. Dans la mesure où cela porte sur des conditions d'ordre social, il me paraît difficile que cela relève du simple médecin.

M. Jean-Paul Bacquet- Je suis tout à fait d'accord, si ce n'est que le recours contre le médecin qui refuse doit être également possible contre celui qui refuse la prise en charge.

M. Philippe Nauche- Cela n'inclut-il pas la possibilité d'une clause de conscience pour le professionnel de santé ?

Mme Brigitte Feuillet-Le Mintier. - C'est une hypothèse rare mais il est psychologiquement important de savoir qu'un recours pourrait être introduit alors que rien n'est prévu aujourd'hui. Je pense qu'en pratique, de tels recours seraient exceptionnels. Mais le simple fait qu'il puisse y en avoir un changera un certain nombre de choses. Imaginons qu'un médecin ait refusé et que le juge considère qu'il devait le faire, l'équipe médicale devra assurer cette AMP et l'on retrouvera le même problème qu'en matière d'interruption volontaire de grossesse. Mais ce n'est tout de même pas le même contexte. Un médecin ferait-il valoir la clause de conscience pour refuser à un couple d'accéder à l'AMP ?

M. Bernard Charles, président. - Merci beaucoup, madame. Le débat a été riche. Nous vous remercions d'avoir consacré du temps pour apporter votre expérience sur ce sujet. Votre contribution sera un élément de notre réflexion.

Audition de M. Philippe PEDROT,

maître de conférences à la faculté de droit
et directeur de l'Institut d'études judiciaires de Toulon

(Extrait du procès-verbal de la séance du 5 juillet 2000)

Présidence de M. Roger Meï, vice-président.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Nous abordons avec vous le sujet complexe de la recherche sur l'embryon. Nous nous interrogeons, notamment, sur les autorités à même de l'encadrer et sur les structures d'évaluation.

La recherche sur l'embryon suscite un large débat entre les scientifiques, entre les élus de la représentation nationale et entre les associations. C'est tout simplement un débat citoyen. Nous devons aujourd'hui trouver un nouvel équilibre. Le législateur l'avait trouvé en 1994. Il n'est pas question de le casser mais d'entre trouver un autre, conciliant le respect de l'être humain dès le commencement de la vie et la nécessité de ne pas empêcher des progrès thérapeutiques. C'est un des enjeux de la révision des lois bioéthiques.

Dans ces conditions, je vous interrogerai sur trois sujets : les conditions à définir pour autoriser la recherche sur les cellules souches embryonnaires, les contradictions figurant dans l'étude du Conseil d'État sur ce sujet et l'avis du Comité consultatif national d'éthique.

Une éventuelle recherche sur les cellules souches embryonnaires suppose que soient réunies plusieurs conditions majeures. Tout d'abord, il faut disposer de gamètes ou d'embryons. Le recours envisagé aux embryons surnuméraires serait-il suffisant ? Il convient ensuite de définir un code de bonne conduite prévoyant des garanties de non-réimplantation des cellules souches embryonnaires, l'accord des parents pour l'utilisation de l'embryon, la transparence des finalités. Pour assurer cette transparence, quelle information devrait-on donner aux parents ? Qui devrait mettre un tel code en place ? À quelle autorité devrait-on donner le soin d'autoriser les projets de recherche ? Dans cette perspective, je vous rappelle que nous recevrons cette après-midi des représentants de l'agence britannique Human Fertilization and Embryology Authority, la HFEA.

Dans l'étude réalisée par le Conseil d'État à la demande du Gouvernement, apparaît une contradiction. Le Conseil d'État se déclare favorable à l'autorisation de la recherche sur les embryons, dans un dispositif strictement encadré, mais il estime que cette autorisation doit être limitée dans le temps et adoptée à titre expérimental. Est-il possible et souhaitable de préconiser une protection graduelle de l'embryon adaptée à chaque moment du développement vital au-delà de ce que prévoit la législation actuelle ? N'est-il pas dangereux de segmenter à l'excès les étapes du développement de la vie ?

Concernant les finalités de la recherche, comment situer en France l'équilibre entre les partisans d'une recherche sur les cellules souches embryonnaires très ouverte et ceux qui souhaitent uniquement des recherches visant à améliorer les techniques de l'assistance médicale à la procréation ? Selon vous, la distinction entre études et recherches est-elle encore pertinente ?

Je voudrais connaître votre sentiment sur la proposition du Conseil d'État visant à créer une agence du type de l'agence britannique. Pensez-vous que cette solution soit la bonne ? Cela marquerait-il une évolution positive dans les pratiques françaises ?

Enfin, concernant l'avis du Comité consultatif national d'éthique sur la proposition relative au droit des parents de décider du sort de leurs embryons - destruction ou accord pour la recherche - le délai de deux ans qui est imposé vous paraît-il justifié ? Que faire si les parents ne répondent plus aux sollicitations des centres d'AMP ? Doit-on détruire systématiquement les embryons ou en autoriser le don ?

M. Philippe Pedrot. - Je tenterai de proposer quelques pistes car je pourrai surtout lancer des problématiques.

Le juriste travaille sur le champ social. Il est certain que la « fivete », la congélation des embryons, ont considérablement bouleversé le problème du statut juridique et du régime juridique de l'embryon. De fait, la science a bousculé notre façon de percevoir l'embryon, puisqu'il peut être perçu, observé et manipulé ex utero.

De plus, il existe une absence de consensus sur le statut ontologique, éthique et juridique de l'embryon humain, aussi bien sur le plan national qu'européen et mondial. Entre la position plutôt pragmatique des Anglo-Saxons, de type utilitariste ou conséquencialiste des États-Unis et de la Grande-Bretagne, et la position continentale d'origine européenne, le consensus semble très difficile à trouver. Il faut prendre acte de ce désaccord et s'efforcer de le dépasser.

Un protocole européen sur l'embryon est en préparation mais il pose de nombreuses difficultés puisque l'Espagne, l'Allemagne, la France et la Grande-Bretagne ne parviennent pas à s'entendre sur le statut juridique de l'embryon. Globalement, trois positions apparaissent. Certains refusent la recherche, sauf à des fins thérapeutiques pour l'embryon concerné. Cette position a le mérite de la clarté. D'autres prônent une recherche limitée aux embryons surnuméraires. D'autres enfin sont favorables à une recherche à la fois sur des embryons surnuméraires et sur des embryons spécialement créés à cet effet.

Ce qui me frappe sur ce sujet si passionnel, si difficile à aborder dans l'opinion publique, c'est le risque de confusion des langages. De quoi parle-t-on quand on parle d'embryon ? Il conviendrait de commencer par approfondir le débat sur la définition de l'embryon. On parle d'embryon et de préembryon. La loi espagnole a admis la notion de préembryon. On parle d'embryon préimplantatoire et postimplantatoire. On parle de zygotes, de morulas, d'embryons de stades différents.

Je redoute aussi la confusion des ordres. Entre l'ordre juridique, l'ordre éthique, l'ordre théologique, on est souvent dans la plus grande confusion. Certes, le statut et le régime juridique de l'embryon humain dépendent de son statut ontologique, qui relève de la philosophie, de son statut éthique ou moral, mais, pour progresser, il ne faut pas confondre les ordres.

Des verrous juridiques ont été créés par la loi de 1994 pour éviter de le traiter comme un matériau ou une chose manipulable à son gré, mais le statut ontologique est à la base de ce statut juridique. Le statut ontologique reste discuté quant à la notion de personne, mais un consensus se dégage sur le fait qu'il s'agit d'un être issu d'êtres humains qui apparaît après la rencontre d'êtres humains sexués. L'apparition de l'embryon n'est pas fortuite, elle est le résultat de gestes intentionnels. L'individuation de l'embryon est déjà commencée. L'embryon est porteur d'un capital génétique déterminé. Il appartient d'emblée à l'espèce humaine. Ce consensus apparaît sur le plan ontologique. L'embryon symbolise la question de l'origine de toute personne humaine, ce qui interdit de le réifier. Le statut ontologique procède de ces présupposés.

Quant au statut éthique, il impose un nécessaire respect. Certes, l'idéal serait de donner à l'embryon toutes ses chances de développement, mais cela n'est pas toujours possible. La nature impose une déperdition très importante, puisque environ 50 % des embryons ne parviennent pas à se développer normalement.

Il faudra nécessairement se poser la question des limites et des transgressions possibles. Il ne s'agit pas d'arrêter les recherches, mais il y a des pratiques inadmissibles : le clonage reproductif humain, certaines manipulations entre l'animal et l'homme interdites par des textes dans différents pays. Il convient de poser un certains nombre d'interdits fondateurs.

Le statut de l'embryon reste problématique. Est-ce une personne ? Est-ce un être humain ? Est-ce une chose ? Il n'existe pas de consensus sur ce point. Il est sûr que la congélation permet de suspendre le temps de développement de l'embryon. On peut dire, comme l'affirme le Comité consultatif national d'éthique, que l'embryon est une potentialité. C'est un droit conditionnel soumis notamment à la volonté de la femme mais aussi à l'exigence de l'ordre public. Le droit permet d'interdire des pratiques qui transgresseraient l'humanité de l'embryon. On peut considérer certaines pratiques comme dégradantes et inhumaines, pour reprendre l'expression figurant dans le préambule de la Constitution de 1946. Ce sont des pratiques scientifiques contraires à la dignité de la personne. Dans sa décision de 1994, le Conseil constitutionnel a donné valeur constitutionnelle au principe de la dignité de la personne, sauf pour l'embryon in vitro.

Réfléchir sur le statut de l'embryon, sur les pouvoirs que l'on se donne sur l'embryon suppose une démarche anthropologique, éthique, philosophique, mais il ne faut pas confondre ces différents plans.

Comment sortir de cette « hypocrisie positive », puisque le texte dit que l'on peut faire des études sur les embryons mais pas des recherches ? Il faut prôner la transparence des recherches. Appelons cela des recherches sur les embryons. Les recherches sur les embryons ne relèvent pas uniquement de la responsabilité scientifique. C'est à la société tout entière, par ses représentants, de donner des réponses, d'admettre ou non certaines techniques. Des techniques sont admissibles, d'autres ne le sont pas.

S'il existe un droit à la transparence des recherches, il doit exister un droit à l'évaluation des recherches, lequel passe par une institution publique qui pourrait être une agence. L'Établissement français des greffes pourrait se voir confier une mission plus importante, puisque l'on touche aussi au tissu embryonnaire. Il pourrait aussi s'agir d'une agence spécifique AMP et embryon.

En tout cas, il appartient aux représentants de la société de se saisir de ces questions extrêmement délicates, notamment parce que les passions pourraient s'enflammer en cas de dérapages ou de dérives très graves. Il faut anticiper sur ces accidents éventuels, d'ordre sanitaire, par exemple. Rappelez-vous l'affaire du sang contaminé. L'État doit garantir une certaine transparence, une certaine évaluation, une certaine sécurité sanitaire.

Je suis favorable à une certaine ouverture des recherches sur les embryons, mais de façon prudentielle. À tout âge de la vie, il y a des recherches possibles. Certes, au stade de l'embryon, on peut mettre fin à cette vie par des recherches. Comme le dit le Conseil d'État, il faudra étudier le problème du statut de l'embryon mort et préciser les textes.

On est face à un paradoxe. Alors que c'est au cours de la vie embryonnaire qu'il y a le plus de déperdition naturelle - environ 50 % -, si nous refusons la recherche sur la période embryonnaire, nous acceptons cette situation. Nombre de chercheurs, de biologistes demandent que l'on autorise les recherches sur cette période, ne serait-ce que pour limiter ou essayer de comprendre le très mauvais « rendement » de la procréation naturelle. La demande de connaissance peut apparaître légitime. Il faut cependant l'encadrer, non seulement pour des raisons d'évaluation et de connaissance, mais aussi pour des raisons de consentement, c'est-à-dire d'un possible veto de la part du couple.

Certains font valoir qu'il paraît difficile de refuser la recherche sur les embryons alors qu'on a déjà accepté certaines formes de recherches au travers de la reconnaissance du diagnostic préimplantatoire ? Celui-ci est une forme de recherche sur l'embryon, puisqu'il peut aboutir à trier des embryons. Mais il faut informer les couples du sort des embryons. Ils ont un droit à l'information.

J'ai consulté les chiffres fournis par la Direction générale de la santé. En 1997, dernière année recensée, on a obtenu 150 000 embryons dans les centres de fécondation in vitro. Mais entre ceux qui ont été réimplantés et ceux qui ont été congelés, il y a un manque de 30 000 correspondant à des embryons détruits. Cette information n'est pas donnée aux couples. Je pense qu'il y a là un mépris à l'égard des parents potentiels. L'exigence de transparence viendra tôt ou tard de la société civile. Elle se réveillera un jour, peut-être - ce qui est le plus à craindre - par l'action des lobbies.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Quelles sont vos sources ?

M. Philippe Pedrot. - Le Professeur David que j'ai interrogé tout récemment, ainsi que Mme Catherine Manuel qui travaille à Marseille, dans le laboratoire de santé publique.

J'ai très peur des passions qui pourraient apparaître parce que je crains que l'on ne parvienne plus à discuter sereinement de cet âge de la vie. Il faut anticiper sur un éventuel réveil de la société civile.

En ce qui concerne, notamment, le statut de l'embryon mort, des textes doivent être modifiés. Comme pour le cadavre humain, il faut considérer que l'embryon mort doit faire l'objet d'un certain respect. Il y a là une vie humaine qui s'est arrêtée. Des registres sont d'ailleurs imposés pour indiquer le nombre d'embryons congelés. Ces registres doivent être transparents. La société civile a le droit de savoir ce qui se passe dans les laboratoires, de connaître le sort de ces embryons. Or, à l'heure actuelle, ce non-dit me paraît grave de conséquences.

Il faut créer une agence d'AMP-vigilance, parce qu'il y a des problèmes de sécurité sanitaire. J'ai lu dans des publications scientifiques qu'aux États-Unis, douze accidents mortels liés à la thérapie génique s'étaient produits. La médecine dite régénérative, qui est à l'origine d'espoirs thérapeutiques considérables, risque aussi d'entraîner des problèmes de sécurité sanitaire et des accidents. C'est pourquoi un contrôle des recherches doit être exercé par une agence publique.

Je suis donc favorable à une prudente ouverture des recherches, à condition que de telles recherches soient très strictement encadrées et qu'elles soient contrôlées par des structures publiques. J'espère que le débat se situera au niveau européen. Je ne crois pas beaucoup, dans l'immédiat, à un encadrement sur le plan mondial. Au niveau européen, je pense, en revanche, que l'on peut progresser, notamment au travers du protocole en préparation.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Cela suppose, selon vous, un préalable au niveau national ?

M. Philippe Pedrot. - Oui. La France a un rôle moteur à jouer à cet égard, notamment pour influencer les textes.

Enfin, il ne faut pas faire l'impasse sur le rôle symbolique de la loi. On le constate tous les jours, la loi a aussi une fonction « fantasmatique », c'est-à-dire celle de répondre à des peurs. Ce qui me frappe dans le débat sur l'embryon, c'est que l'on réagit souvent sous le coup de l'émotion, des peurs ou des fantasmes. La loi doit avoir un rôle pédagogique et d'information sur ces problèmes, de même que sur d'autres, tels que les OGM. Le législateur doit donner, pour partie, la parole aux citoyens et à la société civile. Cela correspond à une demande très forte que l'on constate également à l'égard des problèmes liés à l'environnement. Il me paraît normal de consulter, dans une certaine mesure, les citoyens, qui ont un droit à la parole.

J'ajouterai que le droit doit être lisible et visible, donc compréhensible, ce qui suppose un minimum de cohérence. Par exemple, je regrette le remplacement de l'adjectif « thérapeutique » par l'adjectif « médical », dans l'article 16-3 du code civil, à l'occasion d'un texte qui porte sur la couverture maladie universelle. Je regrette cette correction importante. Il me semble qu'elle aurait dû faire l'objet d'un véritable débat.

M. Alain Claeys, rapporteur. - On parle constamment de consulter les citoyens. N'est-ce pas une « tarte à la crème » ?

M. Philippe Pedrot. - Ce n'est pas simple car les lobbies peuvent aussi instrumentaliser le débat. Cela passe peut-être par un travail d'information. Il faut aussi se donner le temps d'informer les citoyens, ne pas aller trop vite. On parle depuis deux à trois ans des cellules souches embryonnaires mais la société civile est très peu informée de ce sujet qui est loin d'être facile à comprendre. Un travail d'information d'un an ou deux est nécessaire. N'allons pas trop vite. Soyons extrêmement prudents. Évaluons et réfléchissons aux finalités : quels buts poursuit-on ? Peut-on remplacer la recherche sur les embryons par d'autres types de recherche ? Il revient aussi à la société civile de donner un avis apaisé. Prenons garde aux groupes de pression qui réagissent souvent en manipulant l'opinion publique.

M. Alain Claeys, rapporteur. - En tant que juriste, quel est votre point de vue sur la suggestion du Conseil d'État d'autoriser à titre expérimental la recherche sur les embryons surnuméraires ?

M. Philippe Pedrot. - Les lois expérimentales deviennent de plus en plus nombreuses. Je crains que la proposition du Conseil d'État, si elle était suivie, n'aboutisse à l'instrumentalisation de l'embryon. L'encadrement doit être extrêmement strict. Seuls certains centres doivent être habilités. Cela dit, un long passage consacré au statut de l'embryon mort me paraît intéressant dans l'étude du Conseil d'État.

M. Patrick Delnatte. - Vous avez évoqué la disparition naturelle d'environ 50 % des embryons. Quelle est la finalité de cet argument ? Peut-on passer de ce raisonnement naturel à un raisonnement volontaire avec, bien entendu, des finalités à justifier ?

M. Philippe Pedrot. - Le rôle de la médecine est de soigner, de traiter, de comprendre la genèse et l'évolution des maladies. Or, la recherche sur l'embryon permettrait aux chercheurs d'avancer sur ce terrain. Si l'on peut réduire le nombre d'embryons qui ne parviennent pas à un développement normal, cela paraît tout à fait légitime.

M. Patrick Delnatte. - C'est donc véritablement une recherche thérapeutique pour éviter des pertes d'embryons. Ce raisonnement ouvre beaucoup de portes.

M. Philippe Pedrot. - À condition qu'elle soit contrôlée.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous dites qu'il faut sortir de l'hypocrisie qui consiste à établir une distinction entre études et recherches. Je suis d'accord avec vous. Vous dites aussi qu'il faut s'accorder sur les finalités. Pour vous, aujourd'hui, à quoi ces recherches sont-elles nécessaires ? Pour améliorer les techniques d'assistance médicale à la procréation ou pour permettre d'éventuels progrès thérapeutiques ?

M. Philippe Pedrot. - Pas uniquement pour améliorer les techniques d'assistance médicale à la procréation, mais aussi pour améliorer les connaissances. Si ces recherches peuvent contribuer à découvrir le mécanisme de différenciation cellulaire, par exemple pour comprendre le phénomène de prolifération des cellules cancéreuses, donc au traitement de ces maladies, elles me paraissent tout à fait légitimes, à condition qu'elles aient lieu sous le contrôle d'institutions publiques. L'embryon n'est pas un matériau comme un autre. Ce n'est pas une chose. Il n'est pas manipulable à volonté.

M. Alain Claeys, rapporteur. - La Direction générale de la santé ne suffit pas ?

M. Philippe Pedrot. - Non. Il faut une instance spécifique.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Quel est l'intérêt d'une agence ?

M. Philippe Pedrot. - C'est notamment de donner des moyens importants de contrôle. La Commission nationale de la médecine et de la biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal - la CNMBRDP - a des moyens beaucoup trop faibles. Le ministre de la santé ne dispose pas de moyens suffisants, notamment de contrôle, mais cela dépasse le problème de l'embryon.

M. Roger Meï, vice-président. - Êtes-vous favorable à la conception d'embryons pour la recherche ?

M. Philippe Pedrot. - Non. Nous avons des embryons humains surnuméraires qui peuvent nous permettre de comprendre ces maladies. C'est une voie critiquable, mais je ne pense pas que l'on puisse aller jusqu'à créer des embryons pour la recherche. Ce serait une instrumentalisation condamnable de l'embryon.

M. Jean-Luc Préel. - Vous avez dit qu'il ne fallait pas confondre les ordres et qu'il n'existait pas de consensus aujourd'hui. C'est une question fondamentale à laquelle nous sommes tous confrontés. Comme nous sommes là pour vous écouter, que pensez-vous de cette situation ? Puisque vous envisagez la définition d'un statut de l'embryon, à partir de quand peut-on parler véritablement d'embryon ? Existe-t-il un préembryon ? Comme vous avez proposé de définir le statut de l'embryon mort, que proposez-vous pour l'embryon vivant ?

Par ailleurs, que peut-on autoriser dans un diagnostic préimplantatoire ? Jusqu'où peut-on aller ? On voit très bien quelles seraient les conséquences, s'il devenait fréquent ou obligatoire. Que faire, si l'on découvre des pathologies sur un embryon ?

M. Philippe Pedrot. - S'agissant du statut de l'embryon mort, il faudrait régler les conditions de prélèvement des cellules ou des tissus sur les embryons ou les f_tus morts. J'ai lu dans des revues scientifiques sérieuses que le Professeur Jean-Louis Touraine avait réussi à sauver des « bébés-bulle » grâce à des tissus de f_tus et - la frontière se situe à deux mois - ou des tissus d'embryons. Le Professeur Touraine a expliqué qu'il ne s'agissait pas seulement de tissus f_taux. D'après le consensus scientifique, la barrière est de deux mois.

Il faut encadrer l'utilisation des tissus, des cellules embryonnaires, des « résidus opératoires », éventuellement avec une faculté d'opposition, de veto du couple - la femme n'est pas seulement concernée - avec les difficultés qui peuvent en résulter en cas de séparation du couple. Il y a un minimum d'informations à donner. Il convient de réfléchir sur la notion de consentement, même s'il ne sera pas simple à organiser.

Dans la jurisprudence en matière civile et en matière pénale, le cadavre humain a droit au respect. Selon un arrêt du tribunal de grande instance de Lille de 1996, « la dépouille mortelle d'un individu fait l'objet d'un droit de copropriété familiale inviolable et sacré, rendant une demande de constat recevable ». D'ailleurs, en 1993, on a modifié les textes relatifs à l'enfant mort-né en reconnaissant qu'il fallait lui accorder un minimum de protection. À propos du cadavre, le texte de l'arrêt dispose que : « Pour des raisons d'ordre public, tout élément du corps humain en état de désagrégation qui provient d'une sépulture, fut-elle abandonnée, est digne de protection. Les débris formant le corps désagrégé sont respectables, quand bien même ces débris n'abriteraient plus aucune personne ». Or, le Conseil d'État, dans l'affaire Milhaud, à propos des états végétatifs chroniques, a également dit qu'il fallait affirmer ce principe de respect de la personne humaine, qu'il y ait conscience ou non. Ce principe de respect devrait, me semble-t-il, s'appliquer également aux embryons qui ne sont pas parvenus à un développement normal et qui sont utilisés.

Il faut donc au minimum une information, si possible un consentement, voire un droit de veto.

M. Jean-Luc Préel. - Quel est le statut des embryons ou des f_tus résultant des IVG ? Peut-on les utiliser ? Quid d'un don d'organe à partir d'un f_tus ? Qui donnerait l'autorisation ? Il faudrait demander aux parents.

M. Philippe Pedrot. - Il convient d'affirmer à tout prix le principe de séparation entre les équipes qui pratiquent l'intervention volontaire de grossesse et celles qui pratiquent le prélèvement, comme dans le cas des prélèvements d'organes. Il faut aussi informer, donner une faculté d'opposition, affirmer les principes de sécurité sanitaire et prévoir un délai maximal pour l'utilisation des résidus opératoires ou produits. Le rapport de MM. Alain Claeys et Claude Huriet aborde pour partie ce problème, puisqu'on y lit que les scientifiques envisagent l'utilisation des cellules souches à partir des tissus, des résidus opératoires.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pourrait-on éviter de passer par les cellules souches embryonnaires ? C'est une autre piste de recherche. À titre personnel, je considère que l'une n'exclut pas l'autre. Cela a été un des sujets de discussion avec mon collègue Claude Huriet au cours de nos auditions.

M. Philippe Pedrot. - Concernant l'embryon vivant, je ne suis pas partisan d'une gradation du statut de l'embryon car cela me paraît assez arbitraire. On parle du seuil de quatorze jours, mais parfois de dix-sept jours. Je pense que l'embryon est un continuum. Mais il faut tout de même travailler sur la définition.

M. Roger Meï, vice-président. - Vous ne pouvez pas nous aider ?

M. Philippe Pedrot. - Nous sommes face à une énigme. On dit un peu tout sur l'embryon et l'on s'aperçoit finalement que les scientifiques savent peu de choses sur certains processus qui mènent à la vie. Les médias annoncent souvent des découvertes très importantes mais en creusant le sujet on s'aperçoit que c'est souvent de la prospective et que l'on est allé un peu vite en affirmations.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pourquoi en France ce goût immodéré pour les agences ? Est-ce un principe de précaution ?

M. Philippe Pedrot. - Oui, notamment en cas de dérapage ou de dérive. De plus, il y a un débat sur les structures publiques et les structures privées. Si on laisse faire ces recherches sans encadrement, le secteur privé, en France ou ailleurs, notamment aux États-Unis, dictera la règle du jeu. Si l'État met en place une agence AMP dotée d'importants moyens de contrôle, d'évaluation et de transparence, il pourra davantage influencer les textes au niveau européen parce qu'il connaîtra davantage ce qui se passe.

M. Alain Claeys, rapporteur. - À qui, en fin de compte, doit revenir la décision : au ministère de la santé ou à l'agence ? On pourrait très bien envisager de renforcer les moyens de la Direction nationale de la santé. Pourquoi passer par une agence ?

M. Philippe Pedrot. - Parce que cela suppose des compétences spécifiques.

M. Alain Claeys, rapporteur. - On pourrait les trouver à la Direction générale de la santé. Pourquoi une agence ?

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - C'est un parapluie !

M. Alain Clayes, rapporteur. - Êtes-vous d'accord avec ma collègue ?

M. Philippe Pedrot. - Ce n'est pas uniquement un parapluie. Cela renforce les pouvoirs...

M. Alain Clayes, rapporteur. - Et l'indépendance ?

M. Patrick Delnatte. - On a proposé tout à l'heure que les médecins et les scientifiques n'y soient pas majoritairement présents. Ce serait donc une autre logique.

M. Philippe Pedrot. - Ces problèmes ne concernent pas seulement la communauté scientifique. Ce n'est pas aux scientifiques seuls de décider mais à la société civile et à ses représentants. La pluridisciplinarité de l'approche de ces problèmes - anthropologique, philosophique, éthique, juridique - me paraît très importante. En définitive, c'est aux politiques, au sens noble du terme, de trancher.

M. Jean-Luc Préel. - Tout à l'heure, le rapporteur n'est pas allé au bout de sa pensée quand il a parlé des usagers. Si on croit à la démocratie, on considère que les parlementaires sont là pour représenter le peuple. Qui d'autres que des parlementaires peuvent réellement représenter le peuple ? On demande leur avis à diverses associations de consommateurs. Quelle est leur légitimité pour donner un avis au nom de la société civile ou du peuple ? Depuis quelques années, je suis étonné que l'on mette en avant les usagers. Que des parlementaires poussent à cela est surprenant.

M. Philippe Pedrot. - Il faut que les parlementaires soient à l'écoute de la société.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Nous sommes élus pour cela.

M. Jean-Luc Préel. - Nous n'avons pas à nous abriter derrière des tiers.

M. Roger Meï, vice-président. - Pour autant, avons-nous un blanc-seing pour cinq ans ?

M. Philippe Pedrot. - Vous devriez aussi avoir un souci pédagogique et d'information.

M. Alain Claeys, rapporteur. - En parlant de démocratie directe des usagers, on parle en fait de démocratie d'opinion, ce qui constitue un véritable danger.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Les sondages nous gouvernent !

M. Philippe Pedrot. - C'est en effet le principal danger, mais on peut rêver d'une presse scientifique qui informerait plus facilement.

M. Jean-Luc Préel. - Vous êtes un doux rêveur !

M. Philippe Pedrot. - Non, je pense que l'on progresse un peu. Regardez le chemin parcouru en vingt ans sur ces problèmes. Les Français sont presque trop informés. On parle beaucoup de l'embryon, de la bioéthique, des OGM ! Il faudrait une bonne information. On peut tout de même rêver d'une formation de journaliste scientifique sérieuse. Il y a très peu de journalistes scientifiques.

M. Roger Meï, vice-président. - Nous avons reçu leurs représentants. Ils étaient plus que sceptiques.

M. Philippe Pedrot. - Ne baissons pas les bras. Je suis frappé de la capacité qu'ont les jeunes de connaître ces thèmes, notamment grâce à la révolution d'Internet. Ils ont une grande capacité de comprendre l'aspect technique. Je pense qu'il se passe des choses importantes de ce point de vue.

Aux parlementaires de montrer le chemin par un véritable travail d'information en disant : là, on est dans le domaine du fantasme, des peurs exagérées, voilà ce qui se passe et voilà ce que l'on espère, voilà les finalités. Ensuite, on peut discuter sur le point de savoir s'il faut ou non aller sur tel ou tel terrain. Donnons-nous aussi le temps de la discussion. N'allons pas trop vite, notamment sur les cellules souches. Il n'y a pas de consensus. On parle de l'utilisation de cellules adultes. M. Jacques Montagut a défendu cette idée. C'est de la prospective. On est dans le domaine de la médecine régénérative. N'accélérons pas trop, même si les malades nourrissent de très grands espoirs. Il faut les respecter aussi. C'est une partie de la société civile.

Mme Bernadette Isaac-Sibille. - Montaigne disait déjà: « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme ». N'est-ce pas plutôt un défaut de formation scientifique et technique ? Ne faut-il pas les deux à la fois, si l'on veut vraiment informer tout le monde ?

M. Philippe Pedrot. - Je crois que l'on est au c_ur d'un problème culturel. Ce sont des problèmes qui touchent à la culture de notre société. Quelle société voulons-nous ? On ne résoudra pas ces problèmes en freinant la soif de connaissance. Elle fait partie de la nature humaine. Il est normal que les scientifiques cherchent à progresser. Mais intégrons cette soif de connaissance, ces découvertes merveilleuses, ces espoirs, dans notre culture, au sens le plus large du terme.

D'ailleurs, avons changé d'époque. Dans les années 60-70, les problèmes étaient considérés sous l'angle politique, avec un aspect manichéen. Aujourd'hui, on s'aperçoit que l'on est face à des choix culturels. Je pense notamment au débat entre les États-Unis et l'Europe sur la brevetisation du vivant, sur la place du marché, sur l'intérêt général, sur l'État, etc. Raisonnons d'abord sur cette société qui est menacée par l'emprise du marché des biotechnologies. Je n'ai pas peur du savant fou. Je ne crois pas à ces fantasmes. Quand je lis cela dans la presse grand public, cela me paraît extravagant. Mais j'ai très peur de l'articulation entre le marché et les chercheurs. Je pense que ce n'est pas au marché de dicter la règle du jeu. C'est aux politiques et à la société civile de dicter les choix.

M. Roger Meï, vice-président. - Monsieur Pedrot, on ne saurait trouver meilleure conclusion. Je vous remercie.

Audition publique de Mme Ruth DEECH,
présidente de l'agence britannique
Human Fertilization and Embryology Authorithy
(HFEA)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 5 juillet 2000)

Présidence de M. Bernard Charles, président.

M. Bernard Charles, président. - J'ai l'honneur et le plaisir d'accueillir Mme Ruth Deech et trois autres représentants de la fameuse Human Fertilization and Embryology Authorithy (HFEA), pour cette première audition publique de la mission d'information commune préparatoire au projet de loi de révision des lois bioéthiques de juillet 1994. Je les remercie de participer aux travaux de notre mission.

Cette agence a été créée par une loi de novembre 1990. C'est un organe de décision, de contrôle et d'évaluation tout à fait intéressant et atypique dont nous avons beaucoup à apprendre. Son champ de compétence, très étendu, couvre les autorisations d'activités liées à l'assistance médicale à la procréation (AMP) ; les autorisations de recherche sur l'embryon ; la mise au point du code de bonne pratique pour les techniques en jeu.

Ces pouvoirs de décision et de contrôle sont exceptionnellement importants, pour ne pas dire assez impressionnants. Son autorité est incontestable, tant par la qualité, la transparence de ses travaux que la rigueur de ses procédures.

Au moment où nous nous interrogeons sur l'opportunité de réviser les lois bioéthiques de juillet 1994, notamment en ce qui concerne l'encadrement des pratiques d'AMP et l'ouverture de la recherche sur les cellules embryonnaires, il nous a semblé utile d'étudier le mode de fonctionnement de cette agence, éventuellement de s'inspirer de son expérience.

Nous avons procédé à un certain nombre d'auditions sur le sujet et nous avons bien ressenti les faiblesses et les lacunes du dispositif actuel d'encadrement. À partir de ce constat, il nous appartient de réfléchir à des évolutions possibles. De ce point de vue, l'expérience de nos amis britanniques, plus ancienne, plus en avance que la nôtre, est sans doute riche d'enseignement pour nous.

Une nouvelle fois, je remercie Mme Ruth Deech, présidente de la HFEA, sa directrice, Mme Suzanne Mc Carthy, ainsi que Mme Françoise Shenfield, le professeur Peter Braude ainsi que le docteur Michel Vernier, conseiller scientifique de l'ambassade de France à Londres qui a aidé à organiser la réunion d'aujourd'hui.

Après l'exposé du rapporteur, les membres de l'agence nous présenterons son organisation, son fonctionnement administratif et l'organisation médicale des évaluations.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Je tiens également à remercier nos amis journalistes qui ont bien voulu assister à cette audition publique qui constitue une étape importante dans nos travaux. Le choix du moment ne doit rien au hasard. Il s'inscrit précisément dans la démarche suivie par notre mission depuis le début de ses travaux. Des sujets d'actualité ont surgi, sur lesquels notre mission ne s'est pas prononcé, comme la publication du décodage de la majeure partie du génome humain. Certains de nos collègues ont pris des initiatives. Sur cette affaire, et je crois m'exprimer au nom de tous mes collègues, je veux réaffirmer notre attachement à deux principes fondamentaux : la non-commercialisation du corps humain et le libre accès à la connaissance du gène. Au nom du président et de tous mes collègues, je veux souligner que la brevetabilité des applications tirées du génome n'est pas sans soulever des questions éthiques, mais aussi juridiques et économiques. Il faut mettre en _uvre toutes les garanties pour éviter que des brevets soient déposés sur des séquences isolées du génome sans que soient clairement définies les fonctions et les applications industrielles de ces inventions. C'est pourquoi, à titre personnel, je souscris totalement à la démarche du Gouvernement de saisir la Commission pour obtenir une interprétation précise de la directive européenne. Pour en avoir déjà discuté avec Mme Ruth Deech, ce sujet fait également débat en Grande Bretagne.

Notre mission doit préparer le réexamen des lois bioéthiques de 1994. Réexaminer les lois bioéthiques de 1994, ce n'est pas tout reprendre depuis le commencement, soit pour se répéter, soit pour se contredire. C'est trouver un nouvel équilibre qui permette de concilier les aspirations et les évolutions nouvelles dans le respect des grands principes qui régissent notre vie en société. Dans sa sagesse, le législateur avait trouvé cet équilibre en 1994. Aujourd'hui, cinq ans après, nous devons retrouver un nouvel équilibre qui tienne compte des évolutions scientifiques, de  la pratique de la loi, des difficultés de son application.

C'est à cette tâche que nous entendons travailler, dans une démarche citoyenne, comme le président l'a justement rappelé à plusieurs reprises. Nous devons nous garder des proclamations et des postures qui seraient bientôt démenties par les faits, car il nous appartient de contribuer à l'enracinement de la démarche éthique, c'est-à-dire tendre à ce qu'elle aille de soi pour toutes celles et tous ceux qui sont appelés à intervenir dans les domaines relevant de ces lois.

Je ne crains donc pas de dire qu'il nous faut viser l'efficacité, et je serais tenté de voir dans le point de vue de l'usager le moins mauvais repère pour l'apprécier. L'usager, c'est le chercheur qui a le droit de savoir dans quelles limites s'exerce sa liberté. L'usager, c'est aussi le couple qui a recours à l'assistance médicale à la procréation, c'est-à-dire un homme et une femme qui traversent une épreuve souvent pénible et qui s'engagent dans un parcours long et difficile. L'usager, oserai-je le dire, ce doit être aussi, l'enfant qui va naître de l'assistance médicale à la procréation, et qui a droit à ce que soit garanti au mieux son épanouissement futur.

Il nous faut donc suivre une démarche pragmatique et fixer clairement un certain nombre de finalités. Ce pragmatisme, nous nous sommes efforcés de le mettre en pratique dans l'organisation de nos travaux. Nous avons commencé par entendre des représentants d'institutions qui mènent une réflexion éthique ou juridique : le Conseil d'État, la Commission consultative des droits de l'homme et le Comité consultatif national d'éthique. Puis, nous avons reçu quelques grands témoins engagés dans la recherche, les métiers en cause, et qui ont fait preuve d'une capacité certaine de réflexion critique. Ensuite, nous avons choisi de travailler par grand thème, en commençant pas celui de l'assistance médicale à la procréation et de la question de la recherche sur les cellules embryonnaires.

Madame la présidente, vous comprenez mieux pourquoi nous souhaitions vous rencontrer, et je vous remercie au nom de toute la mission d'avoir accepté de répondre à notre invitation. Je veux rapidement vous exposer les raisons qui nous ont conduits à organiser cette rencontre.

Lorsque j'ai prononcé le mot « pragmatique », peut-être avez-vous pensé qu'un continental qui se demande comment être pragmatique, s'interroge sur la manière de procéder des Anglais. Mais ce sont des considérations plus profondes qu'il faut prendre en compte.

La première tient à la durée de l'expérience britannique. En Grande-Bretagne, la loi et l'agence compétente datent de 1990, c'est-à-dire - et j'attire l'attention de mes collègues sur ce point - avant l'adoption de notre propre législation bioéthique. La deuxième tient aux différences dans les stratégies suivies par le législateur britannique et par le législateur français. Au-delà des différences, voire des divergences qui marquent les choix éthiques propres à nos deux pays, et dont il ne nous appartient pas de débattre aujourd'hui, on ne peut que faire ce constat presque paradoxal. D'un côté, la loi britannique du 1er novembre 1990 a autorisé la recherche sur l'embryon de moins de quatorze jours, mais elle a mis en place un encadrement extrêmement strict des activités d'AMP et de la recherche, sous l'autorité de la HFEA, créée à cet effet. De l'autre, avec les lois bioéthiques de juillet 1994, la France a refusé que cette recherche soit autorisée et s'est contentée d'un dispositif d'autorisation et du contrôle du secteur de l'AMP, dont on peut douter aujourd'hui qu'il soit suffisant.

Les auditions de ce matin ont confirmé les lacunes et les défauts de ce dispositif. La Commission nationale de médecine et de biologie de la reproduction et du diagnostic prénatal manque de moyens pour contrôler et évaluer les centre d'AMP. Ses membres sont trop souvent juges et parties. Ses pouvoirs s'avèrent très limités et parfois peu efficaces.

Aussi devons-nous réfléchir à la possibilité de doter notre pays d'un cadre plus rigoureux pour l'encadrement des activités d'AMP et peut-être, demain, des recherches sur les cellules embryonnaires. Cette question pourrait devenir l'un des enjeux importants de la révision des lois bioéthiques. En effet, s'il doit exister un droit à la recherche, il doit parallèlement exister une exigence d'évaluation.

C'est dans cette optique que l'éclairage de nos invités britanniques nous sera précieux et l'expérience de la HFEA utile à notre réflexion. En accord avec nos invités, je vous propose donc de diviser notre réunions en quatre thèmes. La présidente, Mme Ruth Deech, présentera le rôle, les compétences et les pouvoirs de la HFEA. Le docteur Françoise Shenfield et le professeur Peter Braude expliqueront comme se déroulent les processus d'octroi des autorisations d'activité liées à l'AMP et des autorisations de recherche. Enfin, Mme Suzanne Mc Carthy exposera les relations de l'agence avec les autorités ou les instances extérieures, ministères ou commissions.

Mme Ruth Deech, cela fait pratiquement six ans que vous êtes à la tête de cette structure. Vous avez une formation de droit de la famille. Vous êtes directeur d'un collège à Oxford. Le comité qui gère la HFEA est composé de vingt-et-un membres, dont onze femmes, et seulement neuf personnes issues du milieu médical. Il s'agit donc véritablement d'une commission citoyenne. Vous nous expliquerez certainement les difficultés de recrutement de ses membres. Avant cette réunion, vous m'avez dit qu'au-delà de l'évaluation des projets de recherche, votre agence avait un rôle d'information et de vulgarisation. Vous avez un souci, que vous expliquez avec des mots simples : assurer la sécurité des mères et leur dignité, celle des enfants et de leur bien-être. Au-delà des expertises et des évaluations de la recherche, il y a dans votre démarche un constant souci éthique.

Mme Ruth Deech. - Mesdames et messieurs les députés, je suis désolée de ne pouvoir faire ma présentation en français, mais je souhaiterais vous remercier de nous avoir invités pour vous parler du rôle de la HFEA dont je suis la présidente. Je vais décrire la création de l'agence, sa structure et son mode de fonctionnement.

Ovocytes congelés, conservation des ovaires et des tissus testiculaires, bébés nés d'une femme de cinquante-neuf ans, insémination post mortem, cellules embryonnaires, il y a quelques années encore, presque personne parmi nous n'aurait entendu parlé de ces choses. Mais aujourd'hui, ces mots nous semblent trop familiers.

En Grande-Bretagne, plus de 50 000 bébés sont nés par fécondation in vitro depuis 1990. Cette technique ne relève pourtant pas seulement de la science et de la médecine. L'opinion publique est très préoccupée des possibilités que propose la science actuelle. Les gens sont aujourd'hui beaucoup plus préoccupés par les avancées de la science, notamment depuis l'annonce du décodage intégral du génome humain. Certes, ils reconnaissent les bienfaits des progrès scientifiques pour l'humanité, mais ils craignent les effets des avancées de la science sur l'ensemble de la société et, depuis Dolly, pour l'intégrité de l'espèce humaine. Ils sont inquiets de l'évolution rapide des OGM et de l'étendue de la maladie de la vache folle. En outre, les intérêts commerciaux ont brouillé l'image que l'on pouvait se faire des scientifiques ou des médecins. L'intérêt a investi la connaissance sur l'homme. Phénomène propre à la recherche médicale et à la Grande-Bretagne, des contrôles sociaux et législatifs ont été mis en place par la société sur l'évolution de ce domaine de la recherche médicale.

Le Parlement britannique a pris en compte cette crainte, en 1990, lorsqu'il a adopté la loi sur la fécondation artificielle humaine et l'embryologie, loi qui a créé l'autorité pour le contrôle de la fécondation artificielle humaine et de l'embryologie - HFEA - agence chargée de contrôler et réguler certaines techniques médicales. Il s'agissait de développer de nouvelles relations entre la médecine et le droit. C'est en août 1991 que la HFEA a pris ses fonctions et a commencé à réglementer la recherche sur l'embryon humain. Notre contrôle concerne la conservation des gamètes et des embryons, l'utilisation, pour le traitement, des ovocytes et du sperme issus des dons et des embryons produits en dehors du corps humain.

Une grande part de notre travail concerne l'inspection des cliniques et l'attribution de licences aux cliniques qui pratiquent la fécondation in vitro, l'insémination artificielle, le traitement de la stérilité et la recherche sur l'embryon. Les membres de l'autorité s'assurent que les embryons sont utilisés de façon responsable et ne sont pas exploités à des fins commerciales. 80 % des traitements sont menés dans des cliniques privées et ne sont pas remboursés par le système de sécurité sociale.

Je suis présidente de cette instante depuis près de six ans. C'est un travail à temps partiel qui m'occupe deux jours par semaine. Je suis également doyenne d'une université à Oxford et une juriste spécialisée dans le droit de la famille.

En 1978, l'opinion publique a pris connaissance des progrès scientifiques dans le domaine du traitement de la stérilité avec la naissance du premier enfant par fécondation in vitro, Louise Brown, aujourd'hui âgée de 22 ans. Cette naissance a également soulevé de nombreuses questions éthiques. Les hommes politiques, les scientifiques et l'opinion publique ont immédiatement reconnu l'importance capitale de ces questions. Bien que la Grande-Bretagne ne soit pas un pays très religieux, des questions ont surgi telles que : quand commence la vie humaine ? La stérilité est-elle une maladie ou un fait naturel ? Qui est le propriétaire d'un embryon ? Des questions de droit se posent également. En cas d'insémination artificielle, qui est le père légal ? Qui est la mère dans le cas d'une mère porteuse ?

En 1982, le Gouvernement a mis en place une commission d'enquête présidée par une philosophe, la baronne Mary Warnock. La principale recommandation du rapport publié en 1984 a été de créer une instance chargée d'autoriser et de contrôler le traitement de la stérilité et la recherche sur l'embryon. À l'époque, le sujet le plus controversé concernait la recherche sur l'embryon, presque totalement interdite. Les politiques et les gens répugnaient à évoquer le sujet. Aujourd'hui encore, de nombreux scientifiques se plaignent de l'existence de la HFEA, au motif que cette instance les prive de leur liberté d'action et retarde l'introduction de nouveaux traitements. Malgré cela, ils reconnaissent que si la HFEA n'avait pas existé, la recherche sur l'embryon n'aurait jamais été permise. La loi fixe ce qui est interdit et il y a des sanctions qui peuvent aller jusqu'à l'emprisonnement. Nous avons un réel pouvoir d'empêcher les personnes de faire certaines choses. Sans anticiper sur l'intervention de mon collègue Peter Braude, le clonage est interdit de même que le clonage entre les hommes et les animaux. La loi prévoit que certaines activités ne peuvent être menées qu'avec une autorisation préalable. Avec une autorisation de la HFEA, on peut utiliser du sperme et des ovocytes issus de dons, conserver des gamètes et des embryons, faire de la recherche sur l'embryon.

La création d'embryons à des fins de recherche est légale mais relativement rare. La loi clarifie également les problèmes de paternité et de maternité : le père est le mari ou le compagnon de la femme qui a suivi un traitement, et en cas de mère porteuse, la mère est celle qui donne naissance à l'enfant.

Les cliniques ont le devoir de donner à la HFEA des informations détaillées sur les traitements. Elles doivent offrir des conseils aux patients avant de commencer un traitement. Elles doivent obtenir un consentement éclairé avant d'utiliser les gamètes ou les embryons d'une personne et respecter une stricte confidentialité concernant les patients et les donneurs. Ce sont des dispositions prévues par la loi. La confidentialité est même excessive et nous empêche de suivre les enfants nés par fécondation artificielle. La loi sur l'embryon prévoit très clairement qu'il faut tenir compte du bien-être de l'enfant né par AMP. Les médecins y sont contraints par la loi, même s'il est assez difficile de définir ce que l'on entend par bien-être de l'enfant : nous avons tous un point de vue et une philosophie sur le sujet. Lorsque la loi a été débattue au Parlement, on a dit que les aspects matériels étaient importants. Mais d'autres choses sont encore plus importantes : la stabilité, la sécurité, l'amour que l'on doit à l'enfant, la compréhension des parents pour permettre un complet développement du caractère et des talents de l'enfant. Nous donnons aux médecins les lignes directrices pour évaluer ce bien-être. La loi n'exclut aucune femme, célibataire ou mariée, hétérosexuelle ou homosexuelle, jeune ou âgée. Mais les cliniques sont chargées de mener une évaluation sur les personnes qui demandent un traitement. Elles doivent veiller à l'engagement de leurs patientes, à leur capacité à fournir un environnement stable au futur enfant. Les médecins doivent se renseigner sur les antécédents des parents, leur état de santé, leur âge, leur capacité à élever des enfants, s'ils risquent de faire du mal à l'enfant, leur capacité à régler le problème de la connaissance de ses origines par l'enfant.

En Grande-Bretagne, la femme la plus âgée à avoir mis au monde un enfant en suivant un traitement avait cinquante neuf ans, mais les naissances chez les femmes de plus de cinquante ans sont très rares.

La HFEA est une instance indépendante créée par la loi. Elle comprend vingt et un membres qui décident de la politique de l'agence. Trente employés mettent en _uvre cette politique. L'agence dispose de bureaux modernes à Londres, d'une banque de données et d'un site web. Ni le président, ni le directeur n'ont de formation scientifique. Mon rôle est de représenter le point de vue de l'intelligence et d'informer le public. Selon la loi, au moins la moitié des membres ne doivent pas exercer une profession dans le domaine médical ou scientifique. Actuellement, onze membres exercent d'autres professions, par exemple, un cadre de la BBC, un rabbin, un avocat, trois juristes, un philosophe, un psychologue, une journaliste, une actrice, un pédagogue, un fonctionnaire et un théologien travaillent à nos côtés.

Selon la loi, la HFEA doit comprendre autant d'hommes que de femmes, même si, aujourd'hui, les femmes sont majoritaires. Les membres sont nommés pour un mandat de trois ans renouvelables. Ils sont nommés par le ministre de la santé en raison de leurs compétences. En outre, toutes les régions du pays doivent être représentées.

Les membres sont choisis sur la base d'annonces publiées dans les journaux. Lors du dernier recrutement, 3 396 candidatures ont été retenues pour seulement quatre postes. Les salaires ne sont pas très élevés. Le budget est fixé par le ministère de la santé et s'élève à près de 1,5 million de livres, soit près de 15 millions de francs. L'agence est obligée d'obtenir 70 % de ses ressources des cliniques, lesquelles facturent à leur patient 40 livres - près de 400 francs - par traitement qui sont alors versées à la HFEA.

De nouvelles techniques font leur apparition. Nous avons été amenés à autoriser l'ICSI, la conservation et la congélation des ovocytes, le diagnostic préimplantatoire. En revanche, nous n'autorisons pas encore l'utilisation des précurseurs de spermatozoïdes et nous interdisons toute sélection du sexe. Toutes nos décisions peuvent être soumises à un appel. Certains exemples sont restés célèbres, comme cette femme qui avait demandé à prélever du sperme à son mari mourant. On ne doit pas oublier que le Traité de Rome permet la libre prestation de services et la libre circulation en Europe, et lorsque l'on interdit un traitement, il est facile de le trouver ailleurs, en Italie, par exemple, où tout est permis. Les textes européens sur les droits de l'homme remettent en question les conceptions morales prévalant dans les différents pays. La liberté de la vie privée et l'interdiction des discriminations peuvent conduire à contester certains refus d'accès à l'AMP. La HFEA affecte une partie importante de ses ressources au traitement des contentieux.

Nous passons beaucoup de temps à mettre en place une banque de données comprenant le nom des donneurs, des traitements administrés ainsi que les résultats des traitements. Elle sera bientôt accessible sur notre site web.

Lorsque les enfants atteignent l'âge de dix-huit ans, ils peuvent demander s'ils sont nés d'une fécondation in vitro ou d'une AMP. À l'avenir, les enfants pourront sans doute connaître leur origine. Pour l'heure, le nom du donneur reste inconnu.

Nous passons beaucoup de temps à publier de l'information, notamment pour le public. Chaque année, nous rédigeons un rapport d'activité qui explique notre travail, met en lumière certaines données et donne des renseignements sur les membres de l'agence. Nous publions également un guide déontologique à destination des cliniques, notamment pour éviter les mauvaises pratiques. Nous donnons également des renseignements relatifs aux tarifs des cliniques. Nous tenons une réunion annuelle où les cliniques et les patients sont invités. Des réunions sont organisées dans les régions. Nous rencontrons les représentants des professions, des groupes d'intérêt et des visiteurs étrangers. Nous consultons le public sur certaines questions, comme le clonage, le diagnostic préimplantatoire ou la rémunération des donneurs. En général, nous suivons ses observations. Nous nous réunissons également neuf fois par an en session plénière de deux à trois heures où nous prenons des décisions sur les politiques et où nous approuvons des documents. Nous autorisons de nouveaux traitements ou nous les interdisons. Nous discutons de notre stratégie. Des sous-comités - un comité d'audit, un comité du code de déontologie, un comité d'éthique, un comité d'information, un comité sur les redevances et les autorisations, un groupe de travail sur les nouvelles technologies de la procréation - se réunissent plusieurs fois par an avec la participation de membres extérieurs.

L'objectif du président est de rassembler des membres qui sont tous indépendants et qui doivent viser un consensus sur des questions très débattues. Nous sommes guidés par la loi et nous souhaitons respecter la vie de l'être humain à tous les stades de son développement. Il faut également respecter les droits des patients stériles. Nous nous préoccupons beaucoup du bien-être des enfants qui ne sont pas toujours bien protégés. Nous reconnaissons aussi les bienfaits du progrès scientifiques pour la société. Nous nous préoccupons également de la dignité et de l'autonomie de l'homme : personne ne doit être traité comme un moyen, mais comme une fin. C'est pourquoi il est primordial de respecter le consentement, de donner des informations sur les traitements et de respecter le secret. On ne doit pas mettre au monde des enfants pour des fins d'expérimentation.

La loi devra cependant être amendée pour tenir compte des dernières avancées scientifiques. Même si elle a bien survécu au temps, elle sera difficile à amender  et un compromis devra être trouvé sur des questions importantes. Quoi qu'il en soit, il est important de trouver rapidement la bonne formule.

En conclusion, je veux souligner que les membres de la HFEA ont été contents d'y travailler et tous considèrent que l'expérience leur a été profitable.

Mme Yvette Roudy. - Mme la présidente, je vous remercie d'avoir fait le déplacement de Londres pour nous fournir ces informations. La France n'a pas de structure équivalente à votre agence, même si nous disposons d'un Comité consultatif national d'éthique. S'il n'a pas de pouvoir de décision - il ne donne que des avis - il est composé d'une grande variété de représentants de la société civile. Quant à notre mission, elle est le reflet de l'Assemblée nationale. Autrement dit, il n'y a pas de femmes. Notre président et notre rapporteur sont peut-être très ouverts aux questions que nous posons, mais notre ministre de tutelle est un monsieur comme, sans doute, la personne qui rédigera le projet de loi.

C'est pourquoi je veux vous poser deux questions qui concernent les dames : il faut quand même bien que quelqu'un les défende. Dans cette course à obstacle qu'est la procréation médicale assistée, les femmes sont particulièrement sollicitées. Parmi les acteurs du couple, l'un des deux est plus sollicité que l'autre : celui qui absorbe tous les produits pour avoir une stimulation ovarienne. Ces produits ont des effets secondaires sérieux sur la santé de la femme qui les absorbe. Bien entendu, ils provoquent une production importante d'ovules, mais on ne sait pas encore très bien la réguler. Très souvent, les ovules sont fécondés et l'on obtient alors beaucoup d'embryons. Comment faites-vous lorsque vous avez une grande quantité d'embryons ? Lorsqu'il y en a une vingtaine, il est bien évidemment impossible de les implanter. Vous devez donc probablement les congeler. Une fois congelés, qu'en faites-vous ? Nous nous sommes certes lancés dans une formidable aventure humaine absolument fascinante mais qu'on ne maîtrise pas complètement et qui utilise du matériel humain.

Comment encadrez-vous la démarche ? Nous savons très bien que les couples qui se présentent sont tout à fait disposés à entendre toutes les sollicitations des équipes médicales. Quand un couple veut un enfant, il est prêt à tout. C'est une formidable tentation pour les équipes médicales d'avoir à disposition la possibilité de procéder à des recherches. N'y a-t-il pas des limites à fixer aux tentatives de fécondation ? Au bout de deux ou trois tentatives, ne faut-il pas également s'inquiéter de la santé de la femme qui doit subir des traitements lourds et importants ?

Une autre question a été soulevée avec l'aventure de cette femme engagée dans un parcours de procréation assistée à Toulouse. Après la mort de son mari, cette femme, après un premier échec, a demandé que lui soit transplanté un embryon conçu avec son mari, puis congelé. Sa demande lui a été refusée au motif qu'on ne voulait pas mettre au monde un orphelin. Or, il s'agissait de son corps et d'un projet qu'elle avait conçu avec son mari. À qui appartiennent donc les gamètes ?

S'agissant de l'ICSI, nous avons entendu, ici et là, que les enfants issus de ces méthodes risquaient de développer des maladies encore inconnues. On nous a même parlé de stérilité. Certains de ces enfants ont aujourd'hui dix ans. Le Comité consultatif national d'éthique avait émis un avis défavorable sur cette méthode. Notre loi, quant à elle, n'en dit rien. Pensez-vous que l'ICSI doit être sévèrement encadrée ? Y a-t-il des risques ? Les enfants issus de cette technique doivent-ils être suivis ? Informe-t-on suffisamment les parents ? S'agissant de l'anonymat et la question du droit de l'enfant à connaître ses origines, comment procédez-vous ?

M. Ruth Deech. - Pour faire face à certains problèmes, notre loi se concentre sur le consentement. En ce qui concerne la production d'embryons en surnombre, ils sont congelés, mais on ne peut pas les conserver pendant plus de dix ans. Cela pose de gros problèmes : on doit demander aux couples s'ils veulent conserver l'embryon ou le donner à la recherche. Mais après cinq ou dix ans, les cliniques qui écrivent aux couples n'obtiennent aucune réponse, le plus vraisemblablement par incapacité psychologique à faire face à une telle situation. Lorsque les couples ne répondent plus, il faut permettre d'éliminer les embryons.

S'agissant de la question de la mort ou du divorce, tous les couples qui s'engagent dans un traitement doivent signer un formulaire de consentement qui règle tout problème. Mais s'il y a divorce, par exemple, l'homme peut évidemment retirer son consentement, même si la femme veut désespérément utiliser l'embryon.

Quant à l'anonymat, cette question a été examinée par une commission gouvernementale. C'est un problème important. De nombreux couples souhaitent conserver l'anonymat, mais, avec le développement de la génétique, l'anonymat pose problème.

M. Alain Claeys, rapporteur. - La conservation des gamètes et des embryons est-elle toujours fixée respectivement à dix ans et cinq ans ? Pour quelles raisons des autorisations ont-elles pu être délivrées pour des durées inférieures ?

Mme Françoise Shenfield. - Le couple a le droit de décider d'une durée inférieure à la durée maximum légale. S'agissant de la question du traitement posthume ou post mortem, une partie du formulaire précise : « si je meurs ou si je n'ai plus la possibilité de donner mon consentement légalement », comme dans le cas de cette femme dont le mari en réanimation est incapable de donner son consentement. On peut expressément exiger que ses gamètes congelés ou ses embryons soient « utilisés » - j'utilise ce terme, bien que les gamètes ou les embryons ne soient pas des choses - soient donnés à ma femme ou à la personne qui demande un traitement, ou soient « détruits ». Le terme anglais signifiant la destruction est un néologisme utilisé pour ne pas heurter la sensibilité des gens. Les gamètes ou les embryons peuvent encore être utilisés à des fins de recherche ou donnés à un autre couple. Le couple doit alors, avec l'aide d'un conseil psychologique - c'est un point important de la loi anglaise - remplir le formulaire avant que la clinique ait la permission de congeler le sperme, les embryons ou les ovocytes.

M. Peter Braude. - S'agissant des médicaments qui permettent l'ovulation, je pense qu'il ne faut pas considérer ces techniques isolément des autres techniques médicales. Nous ne connaissons pas les effets de nombreuses techniques nouvelles. Aujourd'hui, il n'y a pas d'alternative. Il y en aura lorsque la science progressera.

Quoi qu'il en soit, nous nous retrouvons avec un grand nombre d'ovocytes et d'embryons. Il n'est pas juste de croire que tous les embryons peuvent être congelés. Près de 50 % des patients ont des embryons qui peuvent être congelés. Beaucoup de patients ne veulent pas que les autres soient congelés, mais préfèrent les donner à la recherche.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Comment s'organisent les établissements qui stockent les embryons et les laboratoires autorisés à pratiquer la recherche ?

S'agissant de l'agrément des parents, est-il général ou restreint à telle ou telle recherche ?

M. Peter Braude. - Non, il est très spécifique. Lorsqu'ils remplissent les formulaires, les couples doivent exprimer leur accord pour que les embryons soient utilisés pour la recherche, donnés à d'autres personnes ou détruits. Ce sont des embryons surnuméraires. Les couples doivent savoir quel projet de recherche est autorisé. Les informations doivent toujours leur être données par écrit.

S'agissant des femmes qui vivent des tentatives multiples, une femme peut subir trois à cinq traitements sans être enceinte La loi prévoit que tous les patients doivent pouvoir bénéficier d'un conseil. C'est le devoir de tous les cliniciens de conseiller l'arrêt du traitement lorsqu'il ne peut aboutir, par exemple à cause d'ovocytes ou d'embryons de mauvaise qualité. Mais c'est une question médicale.

Mme Yvette Roudy. - Les médecins souhaitent souvent pouvoir recommencer un traitement.

M. Peter Braude. - En effet, mais conseiller à un patient un pontage cardiaque, est-ce vraiment différent ?

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pourriez-vous éclairer la mission sur les objectifs de recherche sur l'embryon qui peuvent faire l'objet d'une autorisation ? Votre agence a-t-elle la possibilité de modifier les objectifs des recherches ? Si oui, par quelles procédures ? Pouvez-vous nous donner quelques résultats de la recherche sur l'embryon ?

M. Peter Braude. - J'y reviendrai dans ma présentation.

M. Jean-François Mattei. - Madame la présidente, j'ai beaucoup apprécié votre présentation. Quelques points méritent d'être développés. Dans votre intervention, vous vous êtes demandé si la stérilité était une maladie. Et vous avez également souligné que, dans la plupart des cas, il n'y avait pas de prise en charge par le système de soins. Dans quelle mesure, sur quelles indications et dans quelles conditions la collectivité, les assurances personnelles ou les financements indirects sont-ils utilisés ? En France, c'est un des points très importants du débat, et c'est la collectivité qui assure une prise en charge par l'intermédiaire de la sécurité sociale. Cela l'invite à être beaucoup plus rigoureuse de l'utilisation de l'argent de la collectivité.

J'en viens aux différents obstacles qu'il faut franchir. Des équipes souhaitent obtenir l'agrément pour pratiquer l'assistance médicale à la procréation. Si j'ai bien compris, c'est votre agence qui le leur donne. Mais le donnez-vous sur des critères de compétence ou sur des critères de répartition géographique destinés à répondre aux besoins de la population. Beaucoup plus troublant pour nous est l'obstacle qui se présente aux couples lorsqu'ils arrivent dans une clinique agrémentée. Si j'ai bien compris, ce sont les cliniques elles-mêmes qui doivent évaluer la « qualité » des demandes et s'assurer que les femmes sont à même de s'investir dans un projet de maternité et d'éducation. Pourriez-vous nous préciser votre démarche ? Vos exigences me laissent perplexe et dubitatif. Dans l'hypothèse où une clinique refuse de prendre en charge un couple, les autres se référeront-elles aux mêmes règles fondamentales ? Une autre clinique peut-elle néanmoins l'accepter ?

Enfin, est-il arrivé que la loi britannique tienne compte de points de vue européens, notamment au travers de la convention du Conseil de l'Europe sur les droits de l'homme et la biomédecine ? La Grande-Bretagne a-t-elle parfois infléchi telle ou telle décision ou tel ou tel courant pour essayer de rentrer dans le moule d'une convention internationale, notamment européenne ?

M. Bernard Charles, président. - Quel est le pourcentage de refus des demandes ? Comment procédez-vous pour retirer un agrément ? Quels sont les critères pour renouveler une autorisation ?

Mme Ruth Deech. - M. Jean-François Mattei a parlé de la stérilité. Nous ne la traitons pas comme une maladie. Certaines régions offrent des traitements gratuits au titre du système de santé national, d'autres non. On pense qu'il y aura un changement avec la loi sur les droits de l'homme qui entrera en vigueur en octobre prochain. La presse s'en fait souvent l'écho : les gens sont prêts à vendre leur maison pour payer le traitement parfois très cher.

Nos tribunaux appliquent les traités, par exemple les règles européennes sur la liberté de circulation. Nous n'avons pas signé la convention sur les droits de l'homme et la biomédecine qui stipule que l'embryon ne doit pas être créé pour la recherche. À part cela, la convention n'est pas de nature à soulever de difficultés. La loi anglaise est en effet beaucoup plus stricte que cette convention.

Mme Françoise Shenfield. - Un sujet me tient particulièrement à c_ur : celui de l'accès de nos patients malades de stérilité. Il m'occupe à 80 % de mon temps dans le service public où je travaille. Il ne faut pas oublier que la loi encadre les traitements de l'AMP, au sens qu'elle donne à cette notion, c'est-à-dire les traitements où l'embryon est en dehors du corps humain. Jusqu'à des temps récents, 60 à 80 % de nos couples n'avaient pas besoin de recourir à la fécondation in vitro, mais pouvaient être traités par une induction de l'ovulation, pas des inséminations entre conjoints qui ne sont par couverts pas la loi. Et ces traitements sont en général relativement bien accessibles dans le National Health System.

Lorsqu'on parle de la reproduction médicalement assistée, on l'entend de la fécondation in vitro et de l'ICSI qui a radicalement changé le pronostic des stérilités masculines puisque 40 à 50 % des couples doivent in fine avoir recours à cette technique qui est encadrée par la loi. Malheureusement, en Angleterre, la plupart du temps, elle ne se déroule pas dans le cadre d'un système hospitalier où tout est gratuit. Les associations de patients qui publient régulièrement des rapports affirment que seuls 20 à 30 % de ceux qui ont besoin de ces techniques ont accès à ces traitements totalement gratuitement. Par ailleurs, les assurances ne remboursent aucun traitement de la stérilité au motif, selon moi, faux, que le traitement est trop cher. En fait, mais c'est un autre sujet, il est peu onéreux au regard de la création de la vie.

J'en viens au protocole destiné à prendre en considération l'intérêt de l'enfant. Nous ne sommes pas obligés, mais « gentiment forcés » de l'appliquer. Si nous ne l'appliquons pas, nous devons donner de très bonnes raisons aux inspecteurs de la HFEA. Nous devons demander aux médecins généralistes s'ils ont connaissance de quelque facteur que ce soit susceptible d'avoir des conséquences néfastes non seulement pour l'enfant à naître mais pour tout enfant du groupe familial dont la situation pourrait être affectée par la naissance d'un autre enfant. Il s'agit donc d'un système à la fois flexible et précis. Nous sommes censés communiquer avec les généralistes. S'il le faut, nous demandons aux assistantes sociales ou autres un rapport psychiatrique au cas par cas. Le système est donc assez précis, tout en étant large d'application. Encore une fois, nous ne sommes pas obligés de suivre un protocole, mais des directives nous indiquent ce qu'il faut faire dans tous les cas.

Mme Yvette Roudy. - Suivez-vous l'enfant ?

Mme Françoise Shenfield. - Oui ! Certains enfants sont suivis par un groupe de psychologues très connus en Grande-Bretagne et dans le monde entier. Une étude sur le suivi des enfants issus de la procréation médicalement assistée, de la fécondation in vitro ou du don, comparés aux enfants conçus « naturellement » ou « romantiquement », et aux enfants adoptés a même été publiée. Jusqu'à présent, ce suivi très respecté n'a pas fait état de différences entre tous ces enfants.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Madame la présidente, vous nous avez donné la composition des membres de votre agence. Vous avez également dit que vous tissiez des liens assez fins avec la population et que vous lui demandiez souvent son avis. Sous quelle forme ? En France, c'est peut-être encore un sujet tabou, mais nous ne savons pas s'il faut organiser un débat citoyen sur la recherche sur l'embryon ou l'AMP. Comment organisez-vous les débats avec la population ?

Mme Ruth Deech. - Comment sensibiliser l'opinion ? C'est un élément important lorsque l'on parle de la génétique, d'autant plus difficile qu'en Grande-Bretagne, le public est sous-informé. L'éducation et l'information scientifiques dans les écoles sont probablement moins bonnes qu'en France. Et ce sont surtout les histoires publiées dans la presse qui influencent le public, lorsqu'elle fait état d'une femme à laquelle on refuse l'accès à l'AMP ou lorsque les médias se prononcent contre le clonage.

Nous essayons d'aller au-delà des médias en consultant directement le public. Dans certains domaines, nous lançons dans la presse une conférence avec les journalistes et nous distribuons directement aux organisations ou aux individus des milliers de copies de questionnaires que tout le monde peut se procurer, notamment sur notre site web. Nous organisons des réunions dans les régions et à Londres. Néanmoins, la barrière de la sous-information existe et il faut être attentif aux réponses organisées car la pression des lobbies reste importante. Le législateur sait très bien que nous consultons le public. Mais en fin de compte, c'est lui qui prend les décisions. Nous attendons sa décision sur l'autorisation du clonage thérapeutique depuis deux ans. La science, c'est la politique !

Mme Françoise Shenfield. - Je vais vous décrire le travail des inspecteurs de la HFEA dont la mission consiste à faire respecter la loi, à inspecter les centres auxquels la HFEA attribue une licence pour effectuer les traitements d'AMP.

La fonction du système d'inspection est une fonction régulatrice. Nous sommes les agents par lesquels la régulation se fait. Les traitements sous licence ne couvrent pas tous les traitements de la reproduction. S'il en existe de plus en plus grâce ou à cause de l'ICSI, ils recouvrent surtout la fécondation in vitro et l'utilisation de gamètes en dehors du couple. Ce sont, au total, 117 centres qui fonctionnent sous licence. Soixante quinze ne pratiquent que de la FIV ou FIV-ICSI ; soixante cinq font de l'ICSI, seulement cinq pratiquent le diagnostic préimplantatoire, et très peu ne font que de l'insémination artificielle par donneur.

Tous les membres de l'autorité prennent les décisions essentielles, des personnels administratifs nous aidant à la mise en application.

L'inspection se déroule selon un protocole bien rôdé. Un administrateur, coordinateur d'inspection, est responsable de plusieurs cliniques. Lorsque l'on sait qu'il y a huit coordinateurs d'inspection pour 117 centres, cela représente beaucoup de travail. Les contacts entre la HFEA et le centre se font par l'intermédiaire du coordinateur. Si le centre rencontre un problème, il peut se mettre en contact avec le coordinateur en dehors de toute inspection. Il est du devoir des coordinateurs, et de très bonne pratique, d'avoir des liens réguliers avec le centre, notamment en lui téléphonant de temps en temps pour savoir si tout va bien. La philosophie du système consiste à identifier et à prévenir les problèmes plutôt que de les gérer dans l'urgence.

On dénombre soixante et un inspecteurs, dont vingt-quatre cliniciens - des médecins, généralement spécialisés dans les techniques de fécondation in vitro. Vingt-trois inspecteurs sont des scientifiques, des médecins ou des biologistes, en général spécialistes de la recherche sur l'embryon, alors que quatorze inspecteurs sont des infirmiers, des psychologues ou des membres de l'autorité, spécialistes des problèmes éthiques.

Le système d'inspection comporte trois fonctions principales. D'abord, faire respecter la loi, comme en témoigne le code de pratique publié dans l'année qui a suivi la création de la HFEA. Le droit anglais, je vous le rappelle, distingue entre should et must. S'il y a un must, la clinique doit suivre à la lettre la recommandation du code de pratique, alors qu'un should est une recommandation, certes très forte, mais un clinicien ou un biologiste peut ne pas la suivre.

Mme Yvette Roudy. - Cette distinction recouvre celle de la loi et de la morale.

Mme Françoise Shenfield. - Voilà ! La deuxième fonction est très importante. Une inspection peut se dérouler sans soulever de difficultés ou donner lieu à des recommandations. Celles-ci sont écrites dans le rapport de licence de l'année précédente. Dès lors, la mission essentielle de l'année suivante sera de s'assurer que les recommandations ont été appliquées et incluses dans la pratique du centre.

La troisième mission est d'encourager une bonne pratique d'information. Évidemment, nous avons tous le devoir d'informer nos patients, de leur donner une information écrite ou orale.

En pratique, les inspections se font presque tous les ans. L'inspection principale, quant à elle, se déroule tous les trois ans. À cette occasion, tous les coins et recoins du centre sont visités, depuis l'accueil jusqu'aux laboratoires où les embryons sont congelés. Cette inspection complète doit être menée par un membre de la HFEA, un clinicien, un scientifique, un psychologue et le coordinateur responsable du suivi de ce centre. Les inspections intermédiaires se déroulent en général tous les ans.

Lorsque nous effectuons une inspection, nous disposons du rapport de l'inspection précédente, d'une copie du formulaire de renouvellement, du dossier complet du centre avec le curriculum vitæ de tous les membres qui y travaillent. Au terme de l'inspection, nous devons rédiger un rapport qui sera présenté, avec le rapport de l'année précédente, au comité de licence.

Dans la pratique, nous rencontrons toute l'équipe du centre et le responsable de son fonctionnement. Une visite du centre est organisée. Il est possible de parler en privé avec tout membre de l'équipe. L'inspection des dossiers médicaux constitue une phase essentielle : nous avons le droit d'examiner tous les dossiers médicaux, même s'ils sont protégés par une loi de confidentialité encore plus stricte que celle qui s'applique en médecine. Leur lecture permet de se rendre compte des manquements à la loi ou à l'esprit du code de pratique. Nous disposons d'un protocole d'inspection qui nous sert de guide pour savoir comment les choses se passent dans les laboratoires, comment est organisé le conseil psychologique dont la loi prévoit qu'il doit être offert aux couples. Nous avons aussi à nous assurer que l'intérêt de l'enfant est bel et bien pris en compte.

Nous tenons compte non seulement de la loi, mais aussi des différents codes de bonnes pratiques des traitements de stérilité.

Nous rédigeons ensuite notre rapport qui sera présenté au comité de licence qui décidera si l'on renouvelle la licence du centre ou non. En général, la licence est renouvelée pour trois ans. S'il s'agit d'une nouvelle clinique, la licence est accordée pour un an. En cas de difficulté, la durée de renouvellement de la licence peut être inférieure à trois ans, voire inférieure à un an.

Le comité de licence qui se réunit régulièrement est constitué de cinq membres, mais il peut se réunir si trois de ses membres sont présents. Nous avons le pouvoir de donner une licence, de la révoquer complètement ou de changer les conditions sous laquelle elle est donnée. Nous avons également le pouvoir de demander que la personne responsable soit limogée. Nous avons donc un rôle semi-juridique, et nous pouvons tenir compte des précédents. Cela dit, comme nous disposons de la loi la plus complète de tout le droit anglais, il y a peu de place pour la jurisprudence. Cette décision doit pouvoir être défendue au tribunal, car les cliniques ont le droit de faire appel.

En cas de constat d'une illégalité, nous pouvons renouveler la licence avec une condition spécifique. Nous pouvons demander le congé du responsable. Nous pouvons suspendre temporairement la licence. Nous pouvons procéder à des inspections surprises, même si elles sont très rares, car il est toujours préférable de travailler avec le centre, avec les cliniciens et les biologistes plutôt que contre eux.

D'autres organismes peuvent intervenir, comme le Conseil de l'ordre. Nous pouvons faire des procès.

Le processus de licence fait l'objet d'une évaluation continue. Un comité spécial de la HFEA s'occupe du processus de licence et le modifie si nécessaire. Tous les membres de l'autorité se réunissent régulièrement et prennent part à ce processus. Nous essayons de rester à l'écoute des cliniciens. Nous tenons bien entendu compte des progrès scientifiques, dans leur contexte éthique et social.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Pourriez-vous nous donner des exemples de retrait d'autorisation après que l'inspection a pu constaté un certain nombre de dysfonctionnements ? Quel est le taux de renouvellement des autorisations ?

Mme Françoise Shenfield. - De l'ordre de 98 % !

M. Alain Claeys, rapporteur. - Que signifie l'exigence requise de qualités morales ?

Mme Françoise Shenfield. - Les problèmes éthiques et les problèmes de société sont toujours présents à l'esprit de l'équipe. Un sous-comité à la HFEA est d'ailleurs spécialisé dans les questions éthiques. Nous essayons d'avoir régulièrement des discussions sur ce sujet, comme lorsqu'une clinique refuse de traiter des femmes seules ou des femmes appartenant à un couple lesbien.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Vous avez donc des possibilités de recours ?

Mme Françoise Shenfield. - Dans les faits, non. La loi n'interdit pas de traiter qui que ce soit. Quant au code de pratique, il rappelle qu'il ne faut pas faire preuve de discrimination envers quelque groupe que ce soit, sans ordonner aux cliniques de traiter ou de ne pas traiter tel couple. Les couples de femmes, par ailleurs, savent bien que quelques cliniques de Londres pratiquent des inséminations artificielles par donneur aux couples de lesbiennes, alors que d'autres cliniques ne le font pas.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Avez-vous des exemples de retrait d'autorisation ?

Mme Ruth Deech. - Nous avons connu un cas majeur de retrait de licence pour traitements inhumains et non-respect des prescriptions relatives au consentement. Il y en aura peut-être d'autres. Nous avons la possibilité d'expertiser les cliniques, de les inspecter, y compris de façon inopinée, pour nous assurer que tout va bien et qu'il n'y a pas d'anomalies. Nous avons ce pouvoir et nous l'utilisons. « Nous avons les dents », comme on dit en Angleterre. Nous devons dépenser une grande partie de notre budget pour des questions de conseil juridique et de traitement des litiges, surtout avec les médecins. C'est d'autant plus vrai qu'aujourd'hui nous sommes pris entre les attentes des patientes, les demandes des médecins, les attentes du public et les limites fixées par la loi.

M. Peter Braude. - Je suis membre de la HFEA depuis peu de temps, un an, mais j'ai vingt ans d'expérience dans la fécondation et l'embryologie. Aujourd'hui, je travaille toujours sur l'embryon et sur le diagnostic préimplantatoire dont je vais évoquer quelques aspects.

La loi est très claire sur ce qui est autorisé et interdit au sujet des gamètes. Tout projet qui implique la création ou l'utilisation d'embryons humains hors du corps doit obtenir une autorisation de la HFEA qui doit être convaincue de la nécessité de la recherche, c'est-à-dire qu'il ne serait pas possible de faire cette recherche en utilisant des embryons non humains.

Il existe seulement cinq raisons pour lesquelles une autorisation de recherche peut être donnée : progresser dans le traitement de la stérilité, dans la connaissance des causes des maladies congénitales, dans celle des causes des fausses couches ; trouver des techniques plus efficaces de contraception et mettre au point des méthodes qui permettront de détecter la présence d'anomalies génétiques ou chromosomiques dans les embryons avant leur implantation.

La loi prévoit que le Parlement pourra la modifier pour compléter la liste des objectifs susceptibles de justifier l'autorisation d'un projet de recherche. Cela n'a pas encore été fait, il n'existe donc que cinq raisons autorisant la recherche, parmi lesquelles ne figure pas l'utilisation des cellules souches.

Certaines choses sont interdites. On ne peut pas faire une recherche sur un embryon au-delà de quatorze jours, moment à partir duquel apparaît la gouttière primitive. L'embryon commence alors à se former. Tous les organes ne sont pas développés, mais on peut faire la différence entre les tissus.

On ne peut pas implanter un embryon humain dans un animal. On ne peut pas substituer au noyau d'un embryon, le noyau d'une cellule d'une autre personne, comme cela s'est fait avec Dolly. On ne peut pas transformer la structure génétique des cellules qui font partie de l'embryon, ni les utiliser pour un usage qui ne soit pas conforme à l'autorisation qui a été accordée. Actuellement, on peut prendre un préembryon de deux jours, le diviser en deux et créer deux embryons.

Quant aux gamètes, on peut faire des recherches sur les ovocytes ou les spermatozoïdes. Par contre, si l'ovocyte est en cours de fécondation, s'il est entré en contact avec le spermatozoïde, une autorisation est nécessaire. Si dans les 48 heures, il n'y a pas de fécondation, on peut alors s'en servir comme si c'était un ovocyte.

S'agissant du stockage des gamètes après un traitement, il faut également une autorisation. Si on ne les utilise pas pour le traitement, il n'est pas nécessaire d'avoir une autorisation. Pour la recherche sur les gamètes ou pour mettre au point des produits pharmaceutiques ou contraceptifs, une autorisation n'est pas nécessaire. On peut mélanger des spermatozoïdes humains avec des ovocytes de hamster pour la mise au point d'un test permettant de vérifier la qualité du sperme et s'il peut y avoir fécondation, mais l'embryon doit être détruit.

Depuis 1991, sur 131 demandes enregistrées pour des autorisations de recherche, 111 autorisations ont été octroyées. Cinq ont été refusées lors de la première demande et 12 demandes n'ont pas été renouvelées. Actuellement, 25 projets de recherche autorisés sont en cours, trois projets ayant été autorisés l'année dernière.

S'agissant de l'autorisation de la recherche, le formulaire de demande porte sur les objectifs du projet, la méthodologie que l'on a l'intention de suivre. S'agissant des embryons, il faut donner une estimation du nombre d'ovocytes que l'on a l'intention d'utiliser, l'origine de ces embryons c'est-à-dire s'ils sont donnés par les patients ou créés en vue de la recherche. Le dossier est soumis à l'appréciation d'experts qui statuent sur le domaine, l'importance de la recherche et son originalité, sur le point de savoir si l'utilisation d'embryons humains est justifiée, si la méthodologie est raisonnable. Il faut également s'assurer de la réputation de la personne qui demande l'autorisation et savoir si elle aura la capacité de mener cette recherche à bien. Voilà ce que l'on demande aux experts. Le comité peut alors octroyer une autorisation, la refuser dans sa forme actuelle ou encore demander de nouvelles informations à la personne qui dépose une candidature. Un centre qui n'a pas la licence pour un traitement sera obligatoirement inspecté en tant que tel, sinon le suivi de la recherche se fera à l'occasion de l'inspection annuelle. Chaque année, un rapport est fait sur la progression du projet de recherche. Après trois ans, un rapport final doit être présenté.

Mme Suzanne Mc Carthy. - Mon propos portera sur la situation de la HFEA dans le contexte politique et son rapport avec l'environnement extérieur. Le cadre législatif, d'abord. Notre agence est responsable devant le ministère de la santé et devant le Parlement, mais elle reste indépendante du Gouvernement. Elle est sensible aux réalités politiques et, comme toutes les agences autonomes, elle sait très bien qu'elle doit collaborer avec le Gouvernement. Pour autant, elle ne lui est pas soumise. Elle contrôle sa propre politique, et en conséquence, elle assumera la responsabilité de ses décisions. La HFEA doit être considérée comme indépendante du Gouvernement, même si elle est responsable devant le Gouvernement. D'après la loi, le ministre détermine le cadre financier de l'agence et nomme les membres de l'agence en collaboration avec les autres ministres de la santé du Royaume-Uni, ceux d'Irlande, de l'Écosse et du Pays de Galles. Toutes les régions doivent être représentées. Par ailleurs, le ministre peut mettre un terme aux fonctions des membres, même du président, bien que nous n'en soyons jamais arrivés là.

Le ministère des finances contrôle le budget de l'agence qui s'élève à 1,6 million de livres, dont 70 % provient des redevances versées par les cliniques. Actuellement, l'agence négocie son budget pour la prochaine période de trois ans qui s'étend de 2001 à 2004. Le ministère des finances doit également approuver les indemnités versées aux membres, actuellement, 160 livres par jour.

Les conditions de travail de la HFEA doivent également être approuvées par le ministère de la santé. Elles sont examinées par l'Office national d'audit. La HFEA doit présenter son rapport annuel au ministre de la santé. Le ministre approuve et présente devant le Parlement le code de déontologie de la HFEA. Un médiateur peut étudier les plaintes contre la HFEA.

Nous avons un accord avec le ministère de la santé. Nous lui présentons nos objectifs ; nous nous mettons d'accord sur les stratégies, sur les mécanismes de planification financière, sur les évaluations de nos performances et la publication du rapport annuel. La HFEA est responsable du bon usage des ressources dont elle dispose conformément aux objectifs approuvés par le Parlement.

Tous les ans, un bilan doit être réalisé entre la HFEA et les ministères, couvrant ce qui a déjà été accompli pendant les douze mois précédents, et ce qui doit être fait pour l'année à venir. Les représentants du ministère de la santé se rencontrent avec les responsables administratifs de la HFEA, puis le ministre de la santé rencontre le président et le directeur de la HFEA avant d'approuver les priorités de l'agence pour l'année à venir.

En dehors de ces rencontres formelles, il y a des échanges permanents entre le ministère de la santé et la HFEA. Le ministère de la santé est régulièrement informé des activités de l'agence. Le ministre rendra d'ailleurs visite à la HFEA d'ici la fin du mois de juillet. Lors de cette rencontre, on s'attend à ce que différentes questions soient soulevées, comme les relations de la HFEA avec le nouveau comité de génétique humaine, les conséquences des certaines évolutions législatives annoncées, comme celle relative à l'anonymat du donneur.

Nous sommes également en contact avec le monde politique, l'agence répondant aux questions des parlementaires ou les aidant à répondre aux demandes en provenance de leurs circonscriptions.

Nous devons procéder à une révision quinquennale de notre fonctionnement. À cette occasion, nous devons nous assurer que l'agence demeure la solution la plus efficace pour rendre le service qui lui a été confié. Diverses options peuvent être envisagées : la suppression de l'agence ou le maintien du statu quo, la fusion avec d'autres agences, la privatisation ou la sous-traitance. Même si le choix demeure celui du maintien de l'agence, la révision quinquennale offre l'opportunité d'apprécier sa performance par rapport à ses objectifs essentiels et à ses normes de qualité. L'évaluation porte également sur les relations avec les ministères et sur la réponse de la HFEA aux attentes des différents acteurs. Pour la seconde fois de son existence, l'agence procède à cette révision quinquennale. Trois consultants indépendants entreprennent un audit financier et organisationnel approfondi. Les journaux se font également l'écho de notre travail d'évaluation. Un rapport sera publié à la fin du mois de juillet. La révision ne recommandera pas la suppression de la HFEA, le ministre ayant exclu cette possibilité.

En outre, la HFEA est assujettie à un audit financier annuel par le National Audit Office et à des enquêtes occasionnelles. La HFEA a, par exemple, été incluse dans le champ de la révision des dépenses générales du Gouvernement, engagée en 1997.

Les révisions du fonctionnement de l'agence, tout en prenant une part non négligeable de son temps, peuvent contribuer à améliorer ses méthodes de travail. C'est ainsi qu'en s'inspirant des observations faites dans différents rapports, la HFEA a décidé de développer un système de licences basé sur la prise en compte des risques qui se révèle moins coûteux pour les cliniques et plus efficace.

Je pense néanmoins qu'il y a trop de révisions. Une trop grande partie de notre budget est utilisée pour justifier continuellement de notre travail et de nos performances auprès du Gouvernement.

Nous avons la responsabilité d'informer les patients et nous éditons des publications gratuites, comme le très célèbre Patients guide to IVF and D I clinics. Tous les ans, nous organisons une conférence annuelle, des forums, des discussions avec les membres de l'agence, des inspecteurs, des membres de cliniques et d'autres délégués. Des conférences récentes ont ainsi traité du bien-être de l'enfant, du nombre d'embryons devant être transférés par cycle de traitement ou de la prise en compte du point de vue du patient. Depuis 1997, la HFEA a également engagé un programme de réunions régionales qui se poursuit. Le résumé de toutes ces discussions est consultable sur notre site Web. En outre, la HFEA organise des réunions, deux fois par an, avec les représentants des organisations, professionnelles comme la British Fertility Society ou le Royal College of Obstetricians and Gynaecologists. La HFEA a également des contacts avec d'autres organisations, telles que les associations pro vie. Elles ne soutiennent pas les principes sous-jacents de la loi de 1990, souhaitent son abrogation et sont opposées à toute recherche. Mais la HFEA considère qu'il y a place pour des thèmes d'intérêt commun comme l'usage du diagnostic préimplantatoire.

Nous sommes conscients de l'importance de l'opinion publique. La HFEA a été créée pour rassurer le public et protéger ceux qui recherchent un traitement sous autorisation. La consultation du public, par exemple sur le clonage ou la sélection des sexes, alimente notre réflexion. Les résultats de ces consultations font l'objet de rapports au ministre. Nous répondons également aux consultations du Gouvernement, par exemple à propos des dispositions sur les mères porteuses ou le consentement prévues par les dispositions de la loi de 1990.

En conclusion, la HFEA est indépendante mais inscrit nécessairement son action dans un cadre politique plus large. Nous reconnaissons que nous avons des responsabilités importantes envers les patients, les praticiens, les politiques et le public en général. Au cours de notre première décennie d'existence, nous avons atteint les objectifs que nous nous étions fixés. Nous cherchons à continuer notre travail dans un monde de plus en plus complexe.

M. Alain Claeys, rapporteur. - S'agissant de la recherche sur les cellules souches embryonnaires, votre organisme a engagé, depuis l'été dernier, une étude sur les bénéfices et les risques du clonage thérapeutique dans l'hypothèse d'une modification de la loi. Votre réflexion est-elle achevée ? Si oui, quelles sont vos conclusions ?

Votre organisme a-t-il reçu des projets de recherche basés sur le clonage thérapeutique ? Sont-ils nombreux ? Quels objectifs thérapeutiques visent-ils ?

Pourriez-vous nous apporter des précisions sur les nominations au sein de votre organisme ? Quelle est la méthode utilisée, compte tenu notamment de l'équilibre géographique au respect duquel vous êtes astreints ?

Quelles sont les décisions prises par votre agence susceptibles de recours devant le ministre ? Quelles sont celles qui doivent être approuvées par le ministre ?

Y a-t-il des relations suivies entre votre agence et le Parlement ? Votre agence peut-elle proposer une modification de la loi de novembre 1990 ?

Pouvez-vous exiger le concours de certaines instances scientifiques sur des points d'expertise ? Pouvez-vous nous donner des exemples de coopération avec ces instances ?

Mme Ruth Deech. - S'agissant du clonage thérapeutique, il nous a été demandé de réfléchir à la question en 1997, lorsque Dolly est née. Un an après, nous avons publié un rapport dont les conclusions recommandaient l'interdiction du clonage reproductif. Nous avons tous condamné l'idée du clonage reproductif. Dans les faits, il est interdit dans la loi de 1990, même si la manière dont la loi décrit le clonage n'est plus actuelle.

Dans notre rapport, nous avons également recommandé que le Gouvernement modifie la loi pour autoriser le clonage thérapeutique. Le Gouvernement a publié un rapport, il y a environ un an et demi. Il n'a pas encore pris sa décision et a demandé à une autre commission de se prononcer. Il s'agissait d'évaluer les bénéfices du clonage thérapeutique pour la médecine et s'il existait des alternatives. Cette commission a rendu son rapport qui n'a pas encore été rendu public. Nous ne savons pas encore quelle sera la décision du Gouvernement. Cette décision ne sera pas prise par la HFEA puisqu'il faudrait modifier la loi de 1990. Nous attendons.

M. Alain Claeys, rapporteur. - Ce n'est donc pas votre agence qui a été chargée de ce rapport.

Mme Ruth Deech. - Nous avons publié un premier rapport en collaboration avec une autre instance, ensuite, le Gouvernement a demandé à une autre commission de rédiger un autre rapport.

Mme Suzanne Mc Carthy. - Lorsque Mme Ruth Deech a rappelé que nous avions recommandé le clonage thérapeutique, cela concerne exclusivement la recherche. Nous recommandons au ministère de la santé de modifier la loi pour étendre les domaines dans lesquels on peut faire la recherche. Nous ne savons pas encore ce qui va être décidé. Le rapport de la commission sera bientôt rendu public.

M. Peter Braude. - S'agissant des projets de recherche sur les cellules souches, il existe deux autorisations, mais aucune ne prévoit la production de cellules souches pour la production des tissus de cellules nerveuses ou de globules. Ces projets prévoyaient de produire des embryons in vitro afin d'améliorer le traitement de la stérilité et de mieux connaître les causes des fausses couches. Ces deux projets s'intègrent bien dans le cadre de ce qui est autorisé par la loi. En revanche, cultiver des embryons pour obtenir des cellules souches en vue de produire des tissus pour, par exemple, des cellules nerveuses, serait illégal.

Mme Ruth Deech. - Comment les membres de notre agence sont-ils nommés ? Au départ, il y a une dizaine d'années, des chasseurs de têtes s'en occupaient, mais aujourd'hui, le Gouvernement a changé sa politique de recrutement. On fait paraître des annonces dans la presse nationale pour recruter des membres. La dernière fois qu'une annonce a été publiée, nous avons été très surpris de constater que près de 340 personnes avaient posé leur candidature pour quatre postes à pourvoir. Toutes ses personnes auraient tout à fait pu convenir à ces emplois. Il a été très difficile de faire un choix. Il est d'ailleurs difficile de trouver les bons membres car ils faut qu'ils soient de toutes les régions, il faut des hommes, des femmes, des scientifiques, un médecin généraliste, des représentants des juristes, des éducateurs. Il faut qu'ils soient indépendants, mais il faut aussi des gens qui aient une expérience dans le domaine du traitement de la stérilité. Ils doivent bien comprendre comment fonctionne notre agence et respecter les principes prévus par la loi. Ainsi, une personne opposée à la recherche sur l'embryon et la fécondation in vitro ne pourrait pas être membre de l'agence.

J'ai souvent rencontré des gens qui voulaient être membre de l'agence, il faut pourtant reconnaître que le choix est très difficile à faire.

Mme Suzanne Mc Carthy. - Nous ne nommons pas les membres, c'est le ministre de la santé qui les nomme après avoir organisé des entretiens, la HFEA faisant partie du jury.

M. Bernard Charles, président. - Vous avez rappelé que 70 % de votre budget provenait des cliniques. Lorsque l'on sait qu'en Grande-Bretagne, 80 % des cliniques sont privées, estimez-vous que votre mode de financement vous donne l'indépendance nécessaire ? Si vous aviez à choisir un mode de financement, en proposeriez-vous un autre ?

Mme Suzanne Mc Carthy. - Nous ne contrôlons pas l'origine de nos revenus, je veux le rappeler. C'est le ministère des finances qui décide de cela. Si on le laissait faire, il souhaiterait bien sûr que l'intégralité de nos ressources provienne des redevances.

S'agissant des redevances, on impose une forme de taxe aux patients. Ils doivent payer un certain montant, que la clinique leur facture - 360 francs -, pour un traitement de fécondation in vitro. Ce montant s'élèvera bientôt à 400 francs.

Nous pensons que l'actuelle clef de financement - 70 % et 30 % - est justifiée par nos missions mêmes qui vont au-delà de simplement octroyer des autorisations. Par exemple, nous nous occupons beaucoup de l'information du public. Si nous obtenions toutes nos ressources des cliniques, nous serions probablement moins indépendants.

Mme Ruth Deech. - Je suis tout à fait de cet avis.

M. Jean-François Mattei. - Mme Ruth Deech m'a un peu étonné lorsqu'elle a dit que les gens qui étaient opposés à la recherche sur l'embryon ne pouvaient pas faire partie de la HFEA. Y a-t-il une sorte de prestation de serment ou un engagement moral quant à l'exercice des responsabilités, au-delà des convictions personnelles de chacun ? Car il est clair que si l'on s'engage dans ce type d'institution, on doit dépasser la simple défense de ses convictions personnelles.

Quel est le pourcentage des protocoles de recherche sur l'embryon qui concernent la première semaine et la deuxième semaine ? S'il y a des protocoles de recherche sur la deuxième semaine, comment se déroulent-ils puisqu'en principe, un embryon ne peut pas être cultivé au-delà de la date présumée de l'implantation, à quelques détails près ?

Mme Ruth Deech. - Lorsque l'on devient membre de la HFEA, il faut que l'on accepte les dispositions prévues par la loi. Au préalable, nous devons réunir certaines informations sur la personne qui souhaite rejoindre notre agence : si elle travaille dans un organisme gouvernemental, si elle détient des actions dans des entreprises pharmaceutiques, par exemple. En ce qui concerne les opposants à la recherche sur l'embryon, il faut garder à l'esprit que nous travaillons dans le cadre de la loi. Il y a une loi qui autorise la recherche sur l'embryon et la fécondation in vitro. Si un membre de notre agence était opposé à cela, comment pourrait-il travailler avec nous ? Il ne pourrait s'opposer à rien d'illégal. Je sais bien que ceux qui s'opposent à ces techniques se plaignent souvent qu'ils ne peuvent pas devenir membre de l'agence. Mais il faut continuer à fonctionner comme cela. Tous les jours les patients vont dans les cliniques. Tous les jours des enfants naissent de ces techniques. Les scientifiques travaillent sur la recherche sur l'embryon. Il ne serait vraiment pas pratique de compter parmi nous des membres qui s'opposent à tout cela et voudraient aller à l'encontre de ce qui est prévu par la loi.

M. Peter Braude. - Il faut bien savoir que la limite de quatorze jours est théorique. La plupart des projets de recherche ne vont pas au-delà de cinq jours, du stade du blastocyste. Nous ne cultivons pas des embryons au-delà de ce stade ; il existe certains projets où l'on essaie de voir, de manière artificielle, comment a lieu le processus d'implantation du blastocyste dans l'utérus. Il serait important de mener ces recherches pour avoir plus de connaissances sur les fausses couches, mais cela n'est pas encore fait de manière active.

M. Jean-François Mattei. - Votre réponse est très importante pour éclairer le débat. Votre présentation générale ma beaucoup étonnée : vous parlez de recherche sur l'embryon alors que vous avez été les premiers en Grande-Bretagne à introduire la notion de préembryon, et que la loi fait état de préembryon. Chacun a le droit de juger les choses à sa façon, mais il me semble que s'il y avait une date qui devrait nous permettre de définir le seuil à partir duquel on peut ou non faire de la recherche sur l'embryon, c'est bien le stade de l'implantation, car après, nécessairement, on ne peut plus faire de la recherche puisque l'embryon est implanté. Il faut bien s'accorder sur la valeur des mots, compte tenu des nouvelles connaissances scientifiques. La question est donc de savoir si véritablement on peut qualifier d'embryon un _uf fécondé qui ne s'est pas encore implanté. Toutes les recherches entreprises - et vous venez de le confirmer - sont antérieures à l'implantation et ont dès lors un justificatif : permettre une meilleure implantation, un meilleur développement, les meilleures conditions de sélection de ceux qui seront le plus à même de donner une grossesse normale. Laisser planer un doute sur la deuxième semaine ne vient pas clarifier le débat, à mon sens.

M. Peter Braude. - Nous avons beaucoup travaillé sur la question du préembryon. En fait, ce n'est pas le docteur Ann Mc Laren qui a inventé la notion de préembryon, puisqu'on parlait auparavant de proembryon, terminologie que je trouvais très satisfaisante. Mais cette terminologie ne sert à rien pour ceux qui pensent qu'une personne existe à partir du moment où le spermatozoïde entre dans l'ovocyte.

S'agissant du stade de l'implantation, il existe un certain nombre de problèmes. On s'accorde pour détruire les embryons avant l'implantation, même s'il y a une controverse sur le point de savoir si on peut aller au-delà de cinq ou six jours pour le processus d'implantation. À dix jours, l'embryon ne peut plus continuer à grandir puisqu'il n'a pas été implanté. Les questions que vous soulevez ont été discutées entre 1984 et 1990. Beaucoup d'encre a alors coulé, et je pense que vous en ferez couler beaucoup si vous vous engagez dans le même débat.

Mme Françoise Shenfield. - Ce débat me passionne depuis longtemps. Je partage l'opinion de Bernard Sèle qui a décrit le terme de préembryon comme une manipulation ontologique. Un embryon est un embryon. Je dirige un groupe qui parle au nom des valeurs européennes. Nous préférons parler d'embryon préimplantatoire. Il ne s'agit pas d'un préembryon et, contrairement à Peter Braude, j'estime que le terme « pré » diminue le respect que nous devons, comme le rappelle Lady Warnock, à cet embryon qui est un potentiel d'être humain ou un être humain potentiel, bref une vie humaine. Par ailleurs, le terme de préembryon ne figure à aucun moment dans la loi.

M. Jean-François Mattei. - Il figure dans l'exposé des motifs ! J'avais rencontré la baronne Warnock en 1991, et son rapport utilise la notion de préembryon.

Mme Françoise Shenfield. - Certes, mais son rapport, si je peux me le permettre, et avec le respect que je lui dois, est historique ! (Rires) La loi de 1990 est la loi et la notion de préembryon n'y figure à aucun moment.

Mme Yvette Benayoun-Nakache. - Quelle différence la langue anglaise fait-elle entre « pré » et « pro » ?

Mme Françoise Shenfield. - Encore une fois, ce débat fait partie de l'histoire. Ce sont des jeux sémantiques passionnants mais historiques, que l'on n'utilise plus du tout. La notion de préembryon a été radicalement critiquée, et l'on n'utilise pas la notion de « proembryon ».

M. Peter Braude. - Permettez-moi de vous renvoyer aux raisons exposées par Ann Mc Laren. Elles figurent dans la revue Nature de 1986, page 570, et de 1997 sous le titre « Preembryon ? » page 10.

M. Bernard Charles, président. - Chers collègues, nous sommes arrivés au terme de notre rencontre. Madame la présidente, je tiens à vous remercier d'avoir accepter de venir de Londres nous expliquer le rôle et le fonctionnement de votre agence. Nous sommes très sensibles à cette marque de courtoisie et à votre disponibilité. Vos interventions nous ont permis de mieux comprendre les compétences et les responsabilités de votre agence. Votre audition aura très utilement contribué à éclairer nos travaux.

Mme Ruth Deech. - Ce fut un honneur et un privilège de m'adresser aux membres de l'Assemblée nationale. Notre expérience au sein de l'HFEA nous a tous enrichis et devrait nous aider à développer une approche européenne de problèmes qui nous concernent tous. Nous vous invitons à visiter nos bureaux à Londres et à participer à l'une de nos réunion. Je vous remercie chaleureusement de votre accueil. (Applaudissements)