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N° 3294

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 3 octobre 2001.

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES ET A L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES (1) SUR LA PROPOSITION DE LOI (n° 3189), DE M. FRANÇOIS COLCOMBET ET LES MEMBRES DU GROUPE SOCIALISTE ET APPARENTÉS, relative à la réforme du divorce,

PAR Mme Marie-Françoise CLERGEAU,

Députée.

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(1) La composition de cette Délégation figure au verso de la présente page.

Famille.

La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes est composée de : Mme Martine Lignières-Cassou, présidente ; Mmes Muguette Jacquaint, Chantal Robin-Rodrigo, Yvette Roudy, Marie-Jo Zimmermann, vice-présidentes ; Mme Marie-Thérèse Boisseau, M. Michel Herbillon, secrétaires ; MM.  Pierre Albertini, Pierre Aubry, Mmes Nicole Ameline, Roselyne Bachelot-Narquin, M. Patrick Bloche, Mme Danielle Bousquet, M. Philippe Briand, Mmes Nicole Bricq, Odette Casanova, Nicole Catala, MM. Richard Cazenave, Henry Chabert, Mme Marie-Françoise Clergeau, MM. Jean-Pierre Defontaine, Patrick Delnatte, Jacques Floch, Claude Goasguen, Mme Cécile Helle, M. Patrick Herr, Mmes Anne-Marie Idrac, Françoise Imbert, Conchita Lacuey, MM. Patrick Malavieille, Patrice Martin-Lalande, Mmes Hélène Mignon, Catherine Picard, MM. Bernard Roman, André Vallini, Kofi Yamgnane.

INTRODUCTION

I. - POUR UN DIVORCE MODERNE ET RESPONSABLE : FACILITER LE RECOURS AU CONSENTEMENT MUTUEL, ENCOURAGER LA MÉDIATION 7

A. FACILITER LE RECOURS AU CONSENTEMENT MUTUEL 7

1. Un divorce simplifié qui repose sur la responsabilité des époux 7

2. Un consentement qui doit être véritablement libre et éclairé 8

3. Une tendance générale en Europe à faciliter l'accès au divorce 8

B. HUMANISER LE DIVORCE PAR LA MÉDIATION 9

1. La médiation : une démarche volontaire proposée, mais non imposée 9

2. Une démarche inappropriée dans des situations de violence 10

3. L'organisation de la profession de médiateur 11

II - POUR UN DIVORCE PACIFIÉ : LE CONSTAT DE LA RUPTURE IRRÉMÉDIABLE DU LIEN CONJUGAL. LA SUPPRESSION DE LA NOTION DE FAUTE AU CENTRE DES DÉBATS 11

A. LE DIVORCE POUR RUPTURE IRRÉMÉDIABLE DU LIEN CONJUGAL 11

1. Les effets néfastes de la procédure pour faute 12

2. Un divorce simplifié 13

3. Un divorce pacifié, tourné vers l'avenir 14

B. LA SUPPRESSION DE LA NOTION DE FAUTE SUSCITE DES RÉSERVES 14

1. Des réserves 14

2. La faute risque de réapparaître dans d'autres procédures 15

III - UN "NOYAU DUR" DE FAUTES DEVRAIT APPELER UN TRAITEMENT PARTICULIER, AU REGARD DU RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX DE LA PERSONNE 15

A. LES ÉPOUX NE SONT PAS À ÉGALITÉ DEVANT LE DIVORCE 16

1. Le phénomène de la violence conjugale 16

2. Les inégalités sociales 17

3. Une approche féminine différente 17

B. RECONNAÎTRE UN "NOYAU DUR" DE FAUTES 18

1. La réparation symbolique 18

2. Les cas d'exceptionnelle gravité 19

3. Le traitement des violences en amont du divorce 19

TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION 21

RECOMMANDATIONS ADOPTÉES PAR LA DÉLÉGATION 25

ANNEXE : LISTES DES PERSONNALITÉS ENTENDUES ET COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA DÉLÉGATION 27

MESDAMES, MESSIEURS,

La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a été saisie par la commission des lois, le 14 septembre dernier, de la proposition de loi (n° 3189) de M. François Colcombet relative à la réforme du divorce. Ce texte s'inscrit dans la vaste réforme du droit de la famille, dont il est l'un des volets, après celui sur la prestation compensatoire, déjà adopté par le Parlement, et ceux concernant les droits du conjoint survivant, le nom patronymique et l'autorité parentale, actuellement en navette entre l'Assemblée nationale et le Sénat.

Le régime actuel du divorce issu de la loi du 11 juillet 1975 ne répond plus, vingt-cinq ans après, ni à l'évolution des m_urs, ni aux attentes des justiciables, ni aux aspirations des individus.

Le divorce de 1975 réintroduisait dans les procédures, à côté du divorce pour faute de 1884, le consentement mutuel de la Révolution française - qui n'avait vécu que quelques brèves années jusqu'au code civil de 1804 - et créait deux autres possibilités de divorce, sur demande acceptée et pour rupture de la vie commune.

Depuis, le divorce, suivant l'évolution des comportements plus que de la loi, a connu une forte progression. Chaque année, 340 000 hommes et femmes s'engagent dans une procédure de divorce, concernant 200 000 enfants, comme le souligne l'exposé des motifs de la proposition de loi, et 120 000 couples divorcent contre 55 000 en 1975.

Si la grande innovation du divorce par consentement mutuel a porté ses fruits - plus de la moitié des divorces actuellement -, la procédure du divorce pour faute, qui représente encore plus de 40 % des affaires1, fait l'objet de critiques de plus en plus vives, en raison d'un dévoiement de procédures imposant de prouver par tous les moyens la culpabilité de l'autre époux et des effets destructeurs de contentieux interminables.

M. François Colcombet, dans son exposé des motifs, dénonce très clairement la perversité du système de la faute et en analyse les conséquences déplorables pour tous, les époux, les enfants, l'entourage, les juges, pour conclure :

"En définitive - et c'est le plus grave -, le divorce pour faute rend pratiquement impossible l'organisation sereine de l'avenir de chacun des conjoints et surtout des enfants. A l'échec du couple, s'ajoutent des ravages souvent irrémédiables et ce divorce devient ainsi une cause de profond désordre. Cette situation est bien connue des praticiens du droit. Elle a pris, du fait de l'augmentation du nombre de divorces, l'allure d'un véritable fléau social."

Une réforme, dont les professionnels de justice, les juristes, les justiciables - bref, les citoyens - ressentent depuis longtemps la nécessité, s'imposait.

Elle repose sur une modernisation du divorce, favorisant la procédure du consentement mutuel et regroupant les autres cas de divorce dans une seule procédure : le constat de la rupture irrémédiable du lien conjugal, avec son corollaire la suppression de la notion de faute.

Au-delà de la simple modification d'articles du code civil, la réforme du divorce soulève des problèmes de fond considérables, d'ordre religieux, moral, sociologique, dont le juridique ne peut s'abstraire, et qui renvoie à la signification que notre société accorde aujourd'hui au mariage, entre mariage sacré, mariage institution, mariage contrat.

La Délégation aux droits des femmes a procédé à des auditions de sociologues, de juristes, de praticiens du droit et d'associations, en présence de M. François Colcombet, auteur et rapporteur de la proposition de loi, qui l'a associée de la même manière à ses propres entretiens avec les professionnels du droit, magistrats, avocats, professeurs.

A partir de ces réflexions, de ces échanges très riches et de ce travail en commun, certaines dispositions de la proposition de loi présentée par M. François Colcombet ont été modifiées. Sans changer l'économie générale de la réforme initialement proposée et sans revenir sur la suppression de la notion de faute, sur plusieurs points, ce nouveau dispositif s'avère positif.

Vis-à-vis de la réforme du divorce, la Délégation aux droits des femmes a voulu se situer sur le plan qui est le sien, celui du respect des droits des femmes, entendu comme le respect des droits fondamentaux de la personne.

La réforme du divorce basée sur la responsabilité et l'égalité des époux l'engage sur la voie de la modernité. Elle sera humanisée par le recours à la médiation.

Cependant, malgré la suppression de la faute comme cause du divorce, demeure un noyau incompressible de faits graves - notamment les violences -, qu'il est difficile de ne pas prendre en compte à l'occasion du divorce, et dont les femmes sont majoritairement les victimes.

I. - POUR UN DIVORCE MODERNE ET RESPONSABLE : FACILITER LE RECOURS AU CONSENTEMENT MUTUEL, ENCOURAGER LA MÉDIATION

A. FACILITER LE RECOURS AU CONSENTEMENT MUTUEL

1. Un divorce simplifié qui repose sur la responsabilité des époux

▪ Le divorce par consentement mutuel est la solution la plus satisfaisante du point de vue éthique, social et juridique. Il fait appel à l'égalité de chacun dans le couple et le consentement des époux au divorce renvoie à l'échange des consentements librement exprimés lors du mariage.

Comme l'a souligné Mme Danièle Hervieu-Léger, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, lors de son audition par la Délégation, le consentement mutuel, qui introduit un dispositif centré sur la volonté des individus, fait entrer enfin le mariage dans la modernité.

▪ Dans le souci de respecter au mieux l'accord d'époux responsables, le texte propose de simplifier la procédure en supprimant le délai de réflexion incompressible de trois mois imposé après la première audience et en supprimant de fait une deuxième audience. Désormais, le juge devra prononcer immédiatement le divorce "s'il a acquis la conviction que la volonté de chacun des époux est réelle et que chacun d'eux a donné librement son accord."

Les époux n'ont pas à faire connaître la cause du divorce et présentent au juge un projet de convention qui en règle les conséquences.

▪ Si le juge constate que la convention préserve insuffisamment les intérêts des enfants ou des époux, il peut en refuser l'homologation, imposer un délai de réflexion avant présentation d'une nouvelle convention, et proposer un recours à la médiation.

2. Un consentement qui doit être véritablement libre et éclairé

Les interlocuteurs de la Délégation ont fait remarquer que nombre de consentements mutuels sont en fait des consentements obtenus par la contrainte, par pression ou chantage (chantage affectif concernant les enfants exercé sur le conjoint ; refus de recourir au divorce pour faute afin d'éviter le "déballage" du conflit ; pressions morales ou financières ; position de faiblesse d'un conjoint dans l'accès au droit...).

Mme Brigitte Grésy, chef du service des droits des femmes au ministère de l'emploi et de la solidarité, évoque certains divorces par consentement mutuel qui ne sont que de façade, "en réalité des divorces de fuite, soit de femmes battues, soit de femmes harcelées prêtes à céder sur tout pour ne plus subir de violences."

L'importance des contentieux qui surviennent après les divorces par consentement mutuel peut laisser supposer, en effet, que les accords n'ont pas toujours été vraiment libres.

Dans ces conditions, le juge ne devra pas avoir un simple rôle d'enregistrement. Il devra vérifier le caractère libre et éclairé du consentement, en acquérir la conviction, prendre le temps d'écouter chacun des deux époux, séparément, puis ensemble, ensuite le ou les avocats2, avant d'homologuer la convention qui règle les conséquences du divorce.

3. Une tendance générale en Europe à faciliter l'accès au divorce

Il est à souhaiter que ce divorce moderne et efficace, largement développé dans certains pays d'Europe du Nord, où la faute n'est plus un motif de divorce, connaisse la faveur des justiciables.

Comme le rappelle M. François Boulanger, professeur de droit privé et de droit international privé à l'Université de Paris VIII, entendu par la Délégation, une caractéristique commune aux différents pays d'Europe est l'inflation du nombre de divorces, qui s'est traduite, au cours des vingt dernières années, par une multiplication des réformes tendant à faciliter l'accès au divorce.

Ainsi, les divorces prononcés par l'autorité administrative, comme en Norvège ou au Danemark, qui sont les plus nombreux, reposent sur la constatation du consentement mutuel des époux, la compétence judiciaire s'exerçant principalement sur les suites du divorce, en particulier la garde des enfants.

Dans ces pays, comme en Suède, il n'est jamais fait référence pour divorcer au motif de la faute. En Allemagne, la notion de faute a été jugée contraire à la constitution par la Cour Constitutionnelle. Cependant, en Norvège, en cas de violences invoquées par l'un des conjoints, le divorce peut être prononcé très rapidement.

B. HUMANISER LE DIVORCE PAR LA MÉDIATION

La médiation, dont le rôle vient d'être reconnu dans le cadre du texte relatif à l'autorité parentale, interviendra dans la procédure de divorce à l'initiative du juge.

Elle a pour but de favoriser ou de renouer entre les époux un dialogue qui a fait défaut et de les aider à trouver ensemble une solution à leur conflit, un accord, qui apure le passé et ménage l'avenir, s'agissant à la fois des conditions de garde des enfants et des conséquences financières du divorce (pensions, prestations, liquidation du régime matrimonial).

Elle fait appel, d'une part, à la responsabilité des parties qui adhèrent à la recherche d'une solution à leur différend et, d'autre part, à un tiers impartial, neutre et indépendant, le médiateur.

Pour être efficace, elle devra reposer sur une démarche volontaire, mais sera déconseillée dans les situations de violence. Elle implique l'organisation de la profession de médiateur.

1. La médiation : une démarche volontaire proposée, mais non imposée

Une démarche volontaire est la condition de la réussite de la médiation.

Dans les propositions faites, le recours à la médiation intervient à deux stades :

- lors d'une procédure par consentement mutuel : le juge, s'il constate que la convention préserve insuffisamment les intérêts des enfants ou des époux, leur indique qu'une nouvelle convention doit lui être présentée après un délai de six mois maximum. Il peut alors les inviter à recourir à une médiation ;

- en cas de rupture unilatérale du lien conjugal et contestation par l'époux défendeur : le juge peut, d'office ou à la demande des époux ou de l'un d'eux, proposer une médiation ou enjoindre aux époux de rencontrer un médiateur.

On ne pourra cependant contraindre les époux en conflit aigu à la médiation qui, dans ces cas, suscite souvent un rejet absolu de l'un des deux époux. Toutefois, l'époux demandeur devra s'être présenté à une séance d'information sur la médiation, pour poursuivre la procédure.

Sur ce point, les dispositions proposées sont harmonisées avec celles du texte sur l'autorité parentale, qui précise : "Le juge peut..., enjoindre aux parents de rencontrer un médiateur, qui les informera sur l'objet et le déroulement de cette mesure". Il s'agit là, non pas d'une obligation à la médiation, mais d'un pari sur les effets positifs d'un premier contact d'information.

2. Une démarche inappropriée dans des situations de violence

Comme cela avait été souligné, lors de la discussion du texte sur l'autorité parentale, dans des situations de violence constatées au sein de la famille, le recours à la médiation n'est pas approprié et le juge en décidera. Un amendement du gouvernement, soutenu par la Délégation aux droits des femmes, avait alors été adopté en ce sens.

Les associations reçues par la Délégation, en particulier le CNIDFF3, tout à fait favorables à la médiation qui permet de sortir d'impasses conflictuelles, ont souligné, dans les cas de violences familiales, l'impossibilité de recourir à la médiation, les femmes - puisqu'il s'agit de femmes le plus souvent - ne demandant qu'à fuir ces violences et surtout à ne pas se retrouver face à leurs auteurs !

3. L'organisation de la profession de médiateur

La proposition de loi relative à l'autorité parentale prévoyait l'intervention de la médiation pour résoudre les conflits liés à l'exercice de l'autorité parentale. A cette occasion, la Délégation aux droits des femmes avait souligné que le rôle et le contenu de la médiation devaient être précisés et les personnels chargés de la mettre en _uvre mieux reconnus. La médiation nécessite, en effet, l'intervention de professionnels, compétents et formés, bénéficiant de la reconnaissance d'un statut et d'un diplôme.

Il serait souhaitable, à cet égard, que les propositions faites par Mme Monique Sassier, dans son remarquable rapport4, "Arguments et propositions pour un statut de la médiation familiale en France" de juin 2001, soient prises en compte, si l'on veut que la médiation familiale acquière toute son efficacité dans la solution des conflits familiaux.

Elle a fait ses preuves dans les pays anglo-saxons, au Québec, dans certains pays d'Europe du Nord, où elle est obligatoire, avant toute procédure judiciaire.

II - POUR UN DIVORCE PACIFIÉ : LE CONSTAT DE LA RUPTURE IRRÉMÉDIABLE DU LIEN CONJUGAL. LA SUPPRESSION DE LA NOTION DE FAUTE AU CENTRE DES DÉBATS

A. LE DIVORCE POUR RUPTURE IRRÉMÉDIABLE DU LIEN CONJUGAL

La notion de faute s'est progressivement diluée au fil de la jurisprudence, qui a précisé les devoirs et obligations du mariage énumérés à l'article 212 du code civil, en tenant compte de l'évolution des m_urs et de la sensibilité des couples. Ainsi, l'adultère, selon la jurisprudence de la cour de cassation, n'est plus une cause péremptoire de divorce, ni un délit pénal, comme cela a pu l'être avant 1975. Bien souvent, le constat des fautes est devenu formel, remarque l'exposé des motifs de la proposition de loi, et, dans la plupart des cas, les juges se bornent en réalité à constater l'incapacité des époux à s'entendre et prononcent des divorces aux torts partagés, en relevant si besoin des fautes de façon théorique.

1. Les effets néfastes de la procédure pour faute

Un large consensus s'est dégagé pour dénoncer le dévoiement de cette procédure.

Mme Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre, entendue par la Délégation, en a critiqué les aspects pervers et particulièrement destructeurs pour les époux, mais aussi pour les enfants.

"Pour les époux, le premier acte du divorce est un acte d'accusation. On est obligé d'accuser l'autre, de le salir, au besoin par des mensonges, en déformant ou en amplifiant les faits dans des écritures où les gens ne se reconnaissent absolument pas. Ce procédé conduit à un reniement de l'histoire commune, puisque l'on en vient à nier tout ce qui a pu être beau, heureux, positif dans l'histoire d'un couple pour mieux fouiller le passé, remuer la boue et n'en retenir que l'aspect négatif."

C'est encore aujourd'hui la condition du divorce : "Si l'un des époux ne veut pas divorcer, on est contraint de l'accuser, de le traîner en justice en le diabolisant et en le déclarant coupable de tous les maux, en particulier de l'échec du couple."

Les enfants, pris en otage du couple, sont contraints de choisir leur camp, tandis que l'entourage sollicité pour des attestations et des témoignages se trouve divisé en deux.

Mme Danièle Ganancia en a évoqué également le côté anachronique. "Le divorce aujourd'hui n'est plus du tout vécu par nos concitoyens comme la sanction d'une faute, mais simplement comme le constat de l'échec de l'union."

"La perversité actuelle de la condition de la faute, comme point de départ du divorce, ajoute à la souffrance de celui qui est abandonné, l'horreur de l'accusation et de l'invocation d'une faute plus ou moins inventée".

Ce divorce est enfin sans aucun bénéfice puisque, dans la majorité des cas, à la suite du mécanisme des demandes reconventionnelles, les juges, renonçant à pénétrer dans l'intimité du couple, sachant qu'il n'y a jamais un seul coupable et un innocent, mais deux co-artisans d'un échec, prononcent dans les trois quarts des cas le divorce aux torts partagés.

Il n'y a pas non plus de bénéfice financier, puisque les torts partagés n'influent en rien sur le droit à la prestation compensatoire et que, en cas de torts exclusifs, les juges n'accordent que des dommages-intérêts "soit nuls, soit dérisoires".

2. Un divorce simplifié

▪ Le divorce proposé supprime trois différents régimes de divorce instaurés par la loi de 1975 :

- le divorce sur demande acceptée. Cette procédure, qui ne concerne actuellement que 10 % environ des divorces, trop complexe et rigoureuse, répond en fait à un échec de la vie commune ;

- le divorce pour rupture de la vie commune, correspondant à une séparation de fait de six années ;

- le divorce pour faute, en vertu de l'article 242 du code civil, pour "violation grave et renouvelée des devoirs et obligations du mariage" ;

▪ Cette solution cohérente ne laisse subsister, à côté du divorce par consentement mutuel, qui a sa propre logique, qu'une seule cause de divorce : le constat d'échec de la vie conjugale, en cas de désaccord entre les époux, soit un divorce unilatéral.

Une nouvelle procédure est organisée, à partir du constat irrémédiable de la rupture du lien conjugal, lorsqu'il est contesté par l'époux défendeur. Dans ce cas, après l'échec de la conciliation, un délai de réflexion est laissé aux époux avant une nouvelle audience. Ce délai est compris entre quatre et huit mois.

A la demande de l'un des époux, ou d'office, par décision motivée, le juge peut renouveler ce délai, une fois, pour une durée de quatre mois.

C'est à ce stade qu'intervient la médiation, d'office ou à la demande des époux ou de l'un d'eux, dans les conditions vues plus haut.

En cas d'échec de la réflexion et de la médiation et si l'un des époux persiste dans son intention de divorcer, le juge les engage à régler les conséquences du divorce et prend les mesures provisoires.

Ainsi, dans un délai maximum de douze mois, le juge prononce le divorce et homologue la convention réglant tout ou partie des effets du divorce.

3. Un divorce pacifié, tourné vers l'avenir

Le texte proposé fait un pari : qu'à la logique de l'affrontement se substitue une logique de dialogue par la médiation et une logique de responsabilité favorisant la négociation et le règlement global des effets du divorce.

M. François Colcombet, dans l'exposé des motifs de sa proposition de loi, insiste sur le fait que la suppression du divorce pour faute aura pour première conséquence de ne plus envenimer inutilement le climat de la séparation par la recherche exacerbée et la démonstration de fautes vraies ou supposées.

C'est dans un climat plus serein que se déroulera alors la liquidation. Le temps passé à établir des fautes dans de vaines procédures sera utilisé par les époux à régler l'avenir, avec l'aide de leurs conseils ou du notaire.

Le lien entre le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial permettra, par un seul et même jugement, d'apurer le passé et d'éviter les nombreux contentieux de l'après-divorce, qui peuvent durer des années.

B. LA SUPPRESSION DE LA NOTION DE FAUTE SUSCITE DES RÉSERVES

1. Des réserves

Le fait que la faute ne puisse plus être invoquée comme motif du divorce, qui désormais ne reposerait que sur le constat d'échec de l'union conjugale, n'est pas sans susciter un certain nombre de réserves.

Ainsi, Mme Yvonne Flour, professeure de droit privé à l'Université de Paris I, entendue par la Délégation, a présenté des objections d'ordre pratique (45 % environ des demandes de divorces sont encore présentées pour faute, même si une bonne partie de ces divorces correspond probablement à des "fausses fautes") et de principe. A cet égard, Mme Yvonne Flour a estimé qu'en vertu d'un principe général du droit, chacun doit répondre de ses fautes, que le mariage, en aucun cas, ne saurait devenir un espace d'immunité et qu'au motif qu'il est trop difficile de savoir ce qui se passe dans l'intimité d'un couple, il ne faudrait pas considérer qu'il n'y a plus de faute et que tous les comportements se valent.

Le groupe de travail de Mme Françoise Dekeuwer-Défossez5, s'interrogeant sur la suppression totale du divorce pour faute, a estimé : "Plus profondément, ne plus faire de la violation des obligations conjugales une cause de divorce aurait modifié profondément la nature et le sens du mariage. Or, il ne semble pas qu'une telle évolution corresponde à une demande sociale majoritaire, alors qu'elle pourrait avoir des effets tout à fait négatifs en terme symbolique". Le groupe de travail a écarté à l'unanimité la voie de la suppression radicale du divorce pour faute, tout en souhaitant que sa place régresse, mais en maintenant les dispositions de l'article 242 du code civil sur la définition de la faute.

2. La faute risque de réapparaître dans d'autres procédures

M. Norbert Rouland, professeur de droit à l'Université d'Aix-Marseille III, a énoncé, dans son intervention, les raisons psychologiques, juridiques et sociologiques qui s'opposent à la suppression de la notion de faute, exprimant la crainte, "que si on chasse la faute par une porte, elle rentre par d'autres, qu'on ait des actions en responsabilité pour obtenir des dommages-intérêts et qu'on aboutisse à une pénalisation du divorce."

Au demeurant, M. Norbert Rouland relève qu'il est illogique d'évacuer la faute du contrat qu'est devenu le mariage car, dans la responsabilité contractuelle, on trouve la faute, d'ailleurs reconnue dans le cadre du PACS, le Conseil Constitutionnel ayant rappelé qu'en cas de rupture abusive, celui qui s'estimerait en être victime pourrait invoquer la faute. Evacuer les fautes du divorce, pour les traiter dans le cadre des procédures pénales, ou civiles au titre de la responsabilité, ne manquerait pas d'aligner le mariage sur le PACS, qui serait en quelque sorte une forme atténuée de l'union conjugale.

III - UN "NOYAU DUR" DE FAUTES DEVRAIT APPELER UN TRAITEMENT PARTICULIER, AU REGARD DU RESPECT DES DROITS FONDAMENTAUX DE LA PERSONNE

Si l'on supprime la notion de faute comme cause du divorce, des fautes particulièrement graves ne devraient-elles pas demander un traitement particulier ?

Les associations, entendues par la Délégation, s'interrogent, au vu de leur expérience de terrain, sur les moyens de prendre en compte des fautes, liées à des faits particulièrement graves, notamment des violences, imputées à l'un des conjoints et qui tiennent au fait que les époux dans le mariage, et particulièrement au moment du divorce, ne sont pas à égalité.

A. LES ÉPOUX NE SONT PAS À ÉGALITÉ DEVANT LE DIVORCE

1. Le phénomène de la violence conjugale

Le phénomène social de la violence, diffus dans la société, est particulièrement sensible au sein du couple.

Les associations entendues par la Délégation, Mme Brigitte Grésy, chef du service des droits des femmes, et des avocates ont tenu à rappeler l'ampleur des phénomènes de violence conjugale révélée par l'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF), lancée l'année dernière à l'initiative de Mme Nicole Péry, secrétaire d'Etat aux droits des femmes.

▪ Il s'avère que 10 % des femmes (une femme sur dix entre 20 et 59 ans) ont subi des violences conjugales, au cours des douze derniers mois, violences physiques, mais aussi, fréquemment invoquées, pressions psychologiques. Comme le souligne l'enquête, ces femmes vivent ou ont vécu une relation de couple, qui atteint gravement leur personne, les maintenant dans un état de dépendance, de tension permanente, voire de peur, oblitérant aussi leurs potentialités d'intégration sociale.

▪ En 1993, Mme Irène Théry, sociologue, directrice d'études à l'EHESS, dans son enquête sur 700 divorces difficiles, avait déjà révélé que la violence conjugale extrême était la cause de 21 % de ces affaires. Les femmes les plus jeunes et en situation de précarité - notamment de chômage - sont les plus atteintes.

▪ S'y ajoute une situation forte de non-dit. Les violences conjugales sont les plus cachées et particulièrement les agressions sexuelles.

▪ Le recours aux institutions place aussi les femmes en situation d'inégalité. Les démarches auprès du médecin ou, plus rarement, auprès de la police, ne sont pas toujours suivies de plaintes, et, dans ce cas, les affaires sont trop souvent classées.

2. Les inégalités sociales

D'autres contextes sociaux moins visibles ne placent pas non plus les femmes à égalité lors du divorce. Comme le rappelle Mme Brigitte Grésy, on raisonne idéalement sur l'égalité, la parité dans l'exercice de l'autorité parentale, alors que l'égalité, la parité dans le "conjugal", dans le couple, est loin d'être toujours acquise.

En amont du divorce, jouent en leur défaveur les conditions de travail et de rémunération des femmes, malgré les progrès réalisés depuis une vingtaine d'années vers l'égalité professionnelle, ainsi que le mauvais partage des tâches familiales, suivant des schémas encore trop traditionnels, bien qu'un nouveau rééquilibrage des rôles se manifeste.

La précarité explique l'importance de l'aide juridictionnelle qui bénéficie, lorsqu'elle est octroyée, à sept femmes sur dix divorçants.

3. Une approche féminine différente

La différence d'approche entre les hommes et les femmes confrontés au divorce, analysée par Mme Irène Théry, met en lumière une attitude féminine spécifique.

Il semble que l'investissement de l'homme et de la femme dans le mariage soit inégal. Cette dernière, qui s'y implique davantage, soit qu'elle reste à la maison, soit qu'elle assume la double journée, est plus attentive à "ce qui ne va pas" dans le couple, et dont elle est la première victime.

Aussi les femmes sont-elles plus nombreuses que les hommes à demander le divorce pour faute, alors qu'elles ont beaucoup plus à "perdre" du fait d'un divorce. Elles n'hésitent pas à faire le choix d'une situation globalement plus précaire, non seulement sur le plan financier, mais aussi culturel.

Les familles monoparentales dont elles vont avoir la charge, restent mal acceptées socialement et la solitude menace davantage les femmes que les hommes après une rupture.

B. RECONNAÎTRE UN "NOYAU DUR" DE FAUTES

L'exposé des motifs de la proposition de loi précise clairement :"La suppression du divorce pour faute n'est pas destinée à créer une impunité pour l'époux qui pourrait avoir eu un comportement fautif à l'égard de son conjoint. Si le prononcé du divorce n'est pas subordonné à la preuve d'une faute, il n'est cependant pas question de ne pas sanctionner des préjudices qui peuvent être importants, dont l'origine peut se trouver dans un comportement fautif, même non pénal de l'un des époux."

Une procédure spécifique pour dommages-intérêts existe actuellement, mais elle est peu utilisée : les femmes n'osent pas souvent la demander et les juges y sont peu accessibles. Les réparations accordées à ce titre sont faibles.

Les procédures au pénal ou en vertu de l'article 1382 du code civil devront jouer tout leur rôle, en cas de fautes d'une particulière gravité, parallèlement à la procédure de divorce, avec cependant la prise en compte de situations particulières.

1. La réparation symbolique

Au-delà d'une réparation pécuniaire, légitime mais aléatoire, les femmes attendent beaucoup - les associations ont insisté sur ce point - une reconnaissance par le juge, par la société, à titre symbolique, de leur souffrance dans le divorce, du fait qu'elles ont subi un préjudice en raison de fautes particulièrement graves imputables à l'autre conjoint.

Ces comportements graves peuvent être des violences, mais aussi des atteintes aux droits fondamentaux, à la dignité et à l'intégrité de la personne.

Une reconnaissance symbolique pourrait prendre la forme, lors du prononcé du divorce, d'une constatation par le juge, à la demande de l'époux victime, des fautes particulièrement graves. Importante vis-à-vis de l'entourage, de la famille, des enfants, elle devrait permettre au conjoint victime, homme ou femme, d'apurer son passé, de mieux se reconstruire et d'atténuer une souffrance qui se sera exprimée.

Tel est l'objet du texte proposé par l'article 259-4 nouveau relatif au prononcé du divorce.

2. Les cas d'exceptionnelle gravité

Par ailleurs, une réparation particulière, lorsque la rupture irrémédiable du lien conjugal entraîne des conséquences d'une exceptionnelle gravité, sera reconnue.

Il se peut, en cas de divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal, que l'époux qui n'en a pas pris l'initiative, subisse, du fait de la rupture, des conséquences exceptionnellement dures, en raison notamment de son âge, de la durée du mariage, de son état de santé physique ou morale.

Dans ce cas, une demande de dommages-intérêts particulière pourra être formée, indépendamment de la prestation compensatoire.

3. Le traitement des violences en amont du divorce

Le problème des violences ne se pose pas seulement à l'occasion de la procédure du divorce, mais souvent bien en amont.

Les associations en charge des questions de violences envers les femmes demandent qu'en cas de violences à l'égard de l'épouse et de ses enfants, une solution concernant l'attribution du domicile conjugal puisse être rapidement trouvée par le juge.

Des dispositions existent qui permettent déjà au juge de prescrire toutes mesures urgentes dans le but de protéger "les intérêts de la famille", mais elles ont besoin d'être précisées. Ainsi l'article 220-1 du code civil pourra être étendu aux cas de violences graves, de façon à permettre au juge d'organiser en urgence la résidence séparée des époux.

Le juge devra veiller, dans la mesure du possible, à ce que le conjoint, victime de violences, demeure avec ses enfants au domicile familial.

*

* *

TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION

La Délégation aux droits des femmes s'est réunie, le mardi 2 octobre, sous la présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, pour examiner le présent rapport d'information.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente, s'est félicitée du travail constructif mené par la Délégation avec M. François Colcombet, auteur de la proposition de loi. Les auditions de juristes, de professionnels du droit, de sociologues, d'associations, qui ont eu lieu en commun, ont permis d'approfondir la réflexion et de prendre en compte un certain nombre d'observations. La présidente a souligné à cet égard l'intérêt des nouvelles propositions formulées.

La rapporteure a présenté les grandes lignes de son rapport et a ensuite donné lecture de douze propositions de recommandations.

- La première recommandation, qui concerne la procédure par consentement mutuel, insiste sur la nécessité pour le juge d'examiner attentivement l'expression d'un consentement libre et éclairé de la part des époux, afin d'éviter des divorces hâtifs ou contraints.

- La deuxième recommandation vise à une reconnaissance et à une réparation symbolique du préjudice subi par l'un des conjoints, victime de faits d'une particulière gravité, notamment de violences physiques ou morales. Dans ce cas, le juge à la demande du conjoint victime, constate ces faits dans le prononcé du divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente, a regretté que le débat sur la réforme du divorce n'ait pas été accompagné d'une réflexion plus approfondie sur le contenu et les obligations du mariage, définies par l'article 212 du code civil. Elle a estimé que, si les violences conjugales peuvent être clairement identifiées, il est difficile de dresser une liste exhaustive de fautes d'une particulière gravité. Il appartient à la jurisprudence de définir ce type de fait.

Mme Odette Casanova a observé que les fautes graves ne sont pas seulement liées à la violence, mais qu'il peut s'agir, par exemple, d'un refus de participation aux charges du ménage, ou de pressions d'ordre moral.

- La troisième recommandation précise que, lors de l'action en divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal, le conjoint qui s'estime victime de faits d'une particulière gravité doit être informé des procédures à engager au pénal ou au titre de la responsabilité civile.

En effet, la procédure au pénal ou au civil n'est pas d'un accès facile pour les victimes de violence. Il conviendra de les informer au mieux pour engager les procédures et ne pas céder aux pressions, lors de l'action en divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal.

- La quatrième recommandation vise à établir une meilleure articulation entre procédure pénale et procédure de divorce, afin que le juge aux affaires familiales soit informé par le parquet des procédures préalables pour violences familiales concernant l'un des conjoints.

Un débat s'est engagé sur la notion de devoir de secours et d'assistance de l'article 212 du code civil, Mme Martine Lignières-Cassou, présidente, estimant que l'interprétation de cet article a beaucoup évolué et que seule l'obligation de secours reste clairement définie, en tant que contribution aux charges du mariage.

Mme Danielle Bousquet a considéré que les obligations du mariage devraient être mieux définies, au besoin en modifiant l'article 212 du code civil.

- Selon la cinquième recommandation, en cas de violences physiques au sein de la famille, le juge doit pouvoir décider en urgence d'une résidence séparée des conjoints. A l'initiative de Mme Danielle Bousquet, la Délégation a précisé que le juge devait veiller, dans la mesure du possible, à ce que le conjoint, victime de violences, demeure avec ses enfants au domicile familial.

Mme Odette Casanova a fait observer que ce sont majoritairement les femmes qui demandent le divorce. N'acceptant plus une situation devenue intolérable, ce sont souvent elles qui quittent le domicile. En cas de violences, le conjoint doit être protégé : le juge devra intervenir pour décider en urgence de l'organisation d'une résidence séparée des conjoints et faire en sorte que celui qui est victime de violences puisse demeurer avec les enfants au domicile familial, afin d'éviter le déracinement de la famille. Le risque de harcèlement du conjoint cependant demeure.

- Les recommandations sept à onze concernent l'information sur la médiation, le recours à la médiation familiale et au conseil conjugal en amont de la procédure de divorce, le développement de la médiation par une formation sanctionnée par un diplôme reconnu par l'Etat.

Mme Danielle Bousquet, a estimé que la médiation devait demeurer volontaire et a souhaité qu'elle soit ouverte non seulement aux associations, mais aussi à des initiatives individuelles et professionnelles d'origines diverses.

Une formation à la médiation, complémentaire à l'exercice d'une autre activité, apparaît nécessaire, afin d'éviter que la médiation ne s'enferme dans un métier et afin de créer des passerelles avec d'autres professions (avocats, travailleurs sociaux ...).

- La douzième recommandation aborde le problème des régimes matrimoniaux. A l'initiative de Mme Martine Lignières-Cassou et de Mme Danielle Bousquet, la Délégation a souhaité qu'une réflexion s'engage sur le régime actuel de la communauté légale des époux, ainsi que sur les possibilités de changement de régime matrimonial dans le cours de la vie du couple, qui devraient être simplifiées et moins coûteuses.

La Délégation, tenant compte des observations faites et des modifications proposées, a adopté ensuite l'ensemble des recommandations.

RECOMMANDATIONS ADOPTÉES

PAR LA DÉLÉGATION

Favoriser l'expression d'un consentement libre et éclairé des conjoints lors du divorce par consentement mutuel

1. En cas de divorce par consentement mutuel, l'expression de la volonté réelle de chacun des époux ainsi que d'un accord librement consenti et éclairé devra faire l'objet par le juge d'un examen attentif en vue de s'assurer de l'absence de pressions ou de fraudes.

Reconnaître la famille comme un lieu de droit

2. Aux fins de reconnaissance et de réparation symbolique du préjudice consécutif à des faits d'une particulière gravité imputés à l'un des conjoints, notamment des violences physiques ou morales, le juge, à la demande de l'époux victime, constate ces faits dans le prononcé du divorce.

3. Lors de l'action en divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal, le conjoint qui s'estime victime de faits d'une particulière gravité doit être informé des procédures à engager au pénal ou au titre de la responsabilité civile.

4. Le juge aux affaires familiales devra systématiquement être informé par le parquet des procédures pénales préalables concernant l'un des conjoints, afin d'établir une meilleure articulation entre une procédure pénale pour violences familiales et la procédure de divorce.

5. En cas de violences physiques au sein de la famille, le juge doit pouvoir décider en urgence d'une résidence séparée des conjoints. Il doit veiller, dans la mesure du possible, à ce que le conjoint, victime de violences, demeure avec ses enfants au domicile familial.

Mieux prendre en compte l'intérêt du conjoint qui n'a pas pris l'initiative du divorce

6. Lorsque l'époux, qui n'a pas pris l'initiative du divorce, en subit des conséquences d'une grande dureté, du point de vue psychique ou moral, une demande en réparation doit pouvoir être formée, aux fins de reconnaissance du préjudice subi.

Développer la médiation

7. L'information sur la médiation qui peut être proposée par le juge, en cas de refus d'homologation de la convention présentée par l'époux, ou dans le cas de rupture irrémédiable du lien conjugal, devra être largement diffusée et accessible au sein des juridictions et relayée par les différentes structures de médiation familiale.

Il serait souhaitable qu'un premier entretien d'information sur la médiation soit proposé - mais non imposé - dès la demande de divorce. Le premier entretien de médiation devrait être gratuit.

8. Dans un souci de prévention, en amont de la procédure de divorce, le recours à la médiation familiale devrait être systématiquement conseillé par les professionnels du droit, mais aussi par les acteurs sociaux (associations, caisses d'allocations familiales, assistantes sociales) aux couples qui envisagent une séparation, afin de faciliter la recherche d'accords prenant en compte notamment l'intérêt des enfants.

9. Parallèlement à la médiation familiale, dont le but est de préparer l'avenir, devra être fortement conseillé le recours au conseil conjugal pour aider les couples en conflit à exprimer leurs difficultés, qu'ils envisagent ou non la séparation. Dans le cours de la procédure, le juge pourra également proposer aux conjoints de recourir à un conseil conjugal, dans un souci de pacification du conflit.

10. Il est urgent de définir le contenu d'une formation obligatoire des médiateurs, qui devra prendre la forme d'une formation continue, répartie entre théorie et pratique et débouchant sur un diplôme reconnu par l'Etat.

11. Une initiation à la médiation et une sensibilisation aux problèmes de violence devraient être incluses dans la formation initiale des professionnels du droit.

--____--

12. Une réflexion doit s'engager sur le régime actuel de la communauté légale des époux, ainsi que sur les possibilités de changement de régime matrimonial dans le cours de la vie du couple, qui devraient être simplifiées et moins coûteuses.

ANNEXE

LISTES DES PERSONNES ENTENDUES ET COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA DÉLÉGATION

Personnalités auditionnées par la Délégation

   

Pages

11 septembre

Mme Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre

M. François de Singly, professeur à l'Université de Paris V, directeur du centre de recherches en sociologie de la famille

M. François Boulanger, professeur de droit privé et de droit international privé à l'Université de Paris VIII

Mme Danièle Hervieu-Léger, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales

33

49

61

73

18 septembre

Me Marie-Elisabeth Breton, avocate au barreau d'Arras

M. Norbert Rouland, membre de l'Institut Universitaire de France, professeur de droit à l'Université d'Aix-Marseille III

Mme Brigitte Grésy, chef du service des droits des femmes au ministère de l'emploi et de la solidarité

Mme Yvonne Flour, professeur de droit privé à l'Université de Paris I

83

99

127

141

Personnalités entendues par la Rapporteure
en réunion de travail du 18 septembre 2001(*)

Fédération nationale "SOS-Solidarité Femmes" :

. Mme Viviane Monnier, déléguée nationale ;

Centre national d'information et de documentation des femmes et des familles :

. Mme Annie Guilberteau, directrice-adjointe du CNIDFF, directrice du réseau national des CIDF ;

. Mme Yvonne Pasquereau ;

Mouvement français pour le planning familial :

. Mme Françoise Laurant, présidente ;

. Mme Christine Prizac, secrétaire générale du Bureau ;

Syndicat national des familles monoparentales :

. Mme Thérèse Phion, présidente ;

Collectif national pour le droit des femmes :

. Mme Maya Surduts, secrétaire générale ;

. Mme Francine Comte, responsable de la commission famille ;

Collectif féministe contre le viol :

. Mme Claudine Le Bastard.

(*) Ces auditions n'ont pas fait l'objet de comptes rendus. La Fédération syndicale des familles monoparentales, invitée, n'a pu prendre part à la réunion.

Audition de Mme Danièle Ganancia,
juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre

Réunion du mardi 11 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans la perspective de la prochaine discussion de la proposition de loi sur le divorce, déposée par M. François Colcombet, la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a souhaité, avant de s'exprimer sur ce texte important du droit de la famille, recueillir l'opinion de praticiens du droit, de juristes et de sociologues, comme elle l'a fait précédemment pour des textes concernant la prestation compensatoire, les droits du conjoint survivant ou l'autorité parentale.

Vous êtes, Madame, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre. Vous préconisez, depuis plusieurs années, une profonde réforme du divorce, créant un divorce pour cause objective, dans une perspective de pacification des conflits familiaux.

A partir de votre expérience de praticienne du droit de la famille, du constat que vous dressez des effets destructeurs des séparations litigieuses, du point de vue psychologique et individuel, du point de vue familial, dans la mesure où les enfants en sont victimes, mais également du point de vue judiciaire et économique, en raison de la durée et du coût des contentieux, vous défendez un divorce moderne - "un divorce du XXIème siècle" selon vos propres termes - fondé sur le constat de la dissolution irréversible du lien conjugal, la notion de faute étant, selon vous, psychologiquement erronée et inadaptée à la conception actuelle du mariage. Vous souhaitez que, dans les procédures, priorité soit donnée à la négociation, à la réflexion, à la médiation pour déboucher sur des solutions constructives, particulièrement en ce qui concerne les enfants.

Partageant cette analyse, notre collègue, M. François Colcombet, envisage dans sa proposition de loi, à côté du divorce par consentement mutuel, l'instauration d'un divorce pour cause objective ou pour rupture irrémédiable du lien conjugal.

Si nous partageons le constat que la cause du divorce, en général, n'est pas la faute, mais l'échec et le dysfonctionnement du lien conjugal, certains points soulèvent des interrogations.

Ainsi, la disparition du divorce pour faute et de la notion de violation des obligations du mariage ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la symbolique du mariage, conçu encore souvent comme un engagement fort et solennel impliquant droits et devoirs ? Ou bien, l'évolution sociale contemporaine tend-elle à banaliser et le mariage et sa rupture ?

Le divorce pour faute, avec tout ce qu'il implique de difficultés et de frustrations, ne présente-t-il pas le risque d'orienter nombre de couples vers le PACS, afin de s'éviter ce que vous appelez "l'horreur de la procédure" ?

Les procédures proposées permettront-elles d'apporter une solution équitable à des situations de véritables comportements fautifs, par exemple, en cas de violence conjugale, cause non négligeable des divorces difficiles engagés pour faute ? La seule réparation des préjudices subis par dommages et intérêts apparaîtra-t-elle suffisante ?

Lorsqu'il y a défaut de constat du caractère irrémédiable du lien conjugal, la période de réflexion fixée par le juge, qui ne pourra être supérieure à dix-huit mois à compter de l'ordonnance de non-conciliation, est-elle suffisante pour faire le deuil du lien conjugal ?

Enfin, quel rôle attribuer à la médiation familiale et judiciaire ? Ne convient-il pas de l'harmoniser avec le rôle qui lui est dévolu dans le texte sur l'autorité parentale ?

Mme Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre : Je salue la proposition de loi de M. François Colcombet, dont je considère qu'elle correspond à la vocation de toute loi saine sur le divorce, qui se doit d'être pacificatrice et d'aider à la reconstruction de l'avenir de chaque conjoint et de celui des enfants.

Cette vocation passe, selon moi, d'une part, par la suppression du divorce pour faute, avec son côté à la fois anachronique et destructeur, d'autre part, par l'instauration d'un divorce moderne qui, dans cette proposition, tend - et c'est l'originalité de ce projet - à substituer à une logique d'affrontement, d'accusation et de destruction, une logique de dialogue notamment par la médiation. Le projet vise ainsi à conduire à un processus de négociation et à un règlement global des effets du divorce, puisque son propos est de lier le prononcé du divorce à la liquidation du régime matrimonial dans un seul et même jugement. Il s'agit d'une logique qui va inciter les intéressés à se responsabiliser et à devenir acteurs de leur divorce.

La suppression du divorce pour faute ne signifie pas que la notion de faute va se trouver gommée : soyons bien clairs sur ce point. Il n'est pas question de conférer une immunité à tous les comportements, mais de faire en sorte que la faute ne puisse plus être la condition du divorce.

Aujourd'hui, on sait bien que celui qui veut divorcer n'a qu'une alternative : soit le consentement mutuel qui suppose que l'on soit d'accord sur tout jusque sur le nombre de petites cuillères à partager, soit le divorce pour faute, puisque les procédures intermédiaires, notamment celle du divorce par demande acceptée, ne sont utilisées que dans 13 % à 14 % des cas, de nombreuses raisons faisant obstacle à leur fonctionnement.

Les cas de divorces se déclinent donc essentiellement en deux versions : 52 % de divorces par consentement mutuel et environ 46 % de divorces pour faute.

Le choix qui se pose actuellement est donc celui du consentement mutuel ou du divorce pour faute.

Or, le divorce ayant pour condition l'allégation de la faute n'est plus acceptable aujourd'hui et ne correspond plus à nos mentalités. Il est totalement obsolète et archaïque, puisqu'on sait pertinemment que l'impossibilité de vivre ensemble, qui empêche la relation de fonctionner, est la cause réelle et commune à tous les divorces.

On sait également que le divorce aujourd'hui n'est plus du tout vécu par nos concitoyens comme la sanction d'une faute, mais simplement comme le constat de l'échec de l'union.

En effet, si on interroge n'importe quel passant dans la rue et si on lui explique que, ne s'entendant pas avec son conjoint, s'il veut un jour divorcer il lui faudra invoquer des fautes, il s'étonnera que ce système existe encore ! Si on luit dit que, même s'il est parti avec une autre femme, si son épouse refuse de divorcer, il devra procéder de même et l'accuser de tous les maux, il sera plus étonné encore ! ...

La perversité actuelle de la condition de la faute comme point de départ du divorce ajoute, à la souffrance de celui qui est abandonné, l'horreur de l'accusation et de l'invocation d'une faute plus ou moins inventée.

Ayant souligné cette perversité du divorce pour faute, je passerai rapidement sur son côté destructeur pour les liens familiaux. Tout le monde a pointé cet effet ravageur : tous les rapports sur le sujet, dont ceux de Mmes Irène Théry et Françoise Dekeuwer-Défossez, l'ont souligné et tous les professionnels s'accordent à la reconnaître. Le divorce pour faute est destructeur pour les époux, mais également - et c'est l'optique qui nous intéresse le plus aujourd'hui - pour les enfants.

Pour les époux, le premier acte du divorce est un acte d'accusation. On est obligé d'accuser l'autre, de le salir, au besoin par des mensonges, en déformant ou en amplifiant les faits dans des écritures où les gens ne se reconnaissent absolument pas. Ce procédé conduit à un reniement de l'histoire commune, puisque l'on en vient à nier tout ce qui a pu être beau, heureux, positif dans l'histoire d'un couple pour mieux fouiller le passé, remuer la boue et n'en retenir que l'aspect négatif. Tout cela s'opère dans un déballage indécent de l'intimité et de la vie privée, qui passe par la lecture des journaux intimes, pour aller jusqu'aux constats d'adultère, dont j'ai reçu encore une demande hier ... On croit rêver de devoir encore en passer par là au XXIème siècle, mais il reste que c'est la condition du divorce : si l'autre ne veut pas divorcer, on est contraint de l'accuser, de le traîner en justice en le diabolisant et en le déclarant coupable de tous les maux, en particulier de l'échec du couple.

Dans ces conditions, le divorce commence par la haine, attise le conflit et débouche sur une escalade, puisque l'autre fera une demande reconventionnelle avec une surenchère d'accusations. Alors que les deux conjoints ont fait le constat de l'échec du couple, la loi actuelle impose ces humiliations réciproques où chacun doit mobiliser des énergies destructrices dirigées vers le passé, en causant des blessures irréparables qui barrent la route à la reconstruction de l'avenir, au dialogue et à la négociation.

On sait que les enfants sont les premières victimes d'une telle situation, puisque c'est le conflit et non pas la séparation des parents qui a le plus de pouvoir destructeur sur eux. Pourtant, la loi, aujourd'hui, exige des gens qu'ils se battent et leur fournit des armes pour ce faire.

Dans ce contexte, les enfants se trouvent pris dans des conflits de loyauté. Ils sont pris à témoin par leurs parents. Ils sont amenés à choisir leur camp et à partager la vision du parent innocent pour rejeter le parent coupable. La famille est coupée en deux clans au gré des attestations et des témoignages. Des enfants se trouvent brouillés avec leurs grands-parents, ces derniers fournissant souvent des attestations en faveur de leur enfant.

Bref : comment un enfant peut-il se construire dans une vision aussi négative de ses deux parents devenus haineux et ennemis ? Alors qu'il est important qu'il se sente issu de l'amour ! Avec cette procédure de divorce, l'enfant devient l'otage du conflit et est souvent conduit, par l'attitude d'un parent, à la rupture des liens avec l'autre.

On touche là au point le plus important de l'aspect guerrier du divorce pour faute, à savoir qu'il sape la coparentalité.

Tous nos voisins civilisés ont bien mesuré la portée du problème et ont supprimé le divorce pour faute. C'est le cas de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et des pays nordiques depuis bien longtemps. Seuls les pays latins - la France, l'Italie, l'Espagne - l'ont conservé, ce qui n'est pas étonnant quand on sait que la faute reste inscrite dans notre culture comme une survivance de l'indissolubilité du mariage.

De mon point de vue, puisque nous avons laïcisé le mariage, il est grand temps de laïciser le divorce.

Ce divorce pour faute est, comme je viens de le montrer, dévastateur des liens familiaux, mais pour quel bénéfice ? Aucun ! Il est stérile et sans aucun bienfait.

Dans l'immense majorité des cas, le divorce sera, de toute façon, prononcé aux torts partagés, tant il est vrai que les juges ont compris qu'il était impossible de faire la lumière dans l'histoire d'un couple. Ils savent qu'il y a deux co-acteurs d'une histoire, dans l'intimité de laquelle il leur est impossible de pénétrer, et que, de toute façon, il n'y a jamais un seul coupable et un innocent, mais deux co-artisans d'un échec. En conséquence, les juges se montrent réalistes et pragmatiques en prononçant, dans les trois quarts des cas, le divorce aux torts partagés.

Il n'y a pas, non plus, de bénéfice financier à ce combat qui se sera traduit par "un double KO", pour reprendre l'expression employée par M. François Colcombet dans l'exposé des motifs de la proposition de loi : à supposer même que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs - c'est important de le savoir - les juges accordent des dommages et intérêts soit nuls, soit dérisoires. Quant à la prestation compensatoire, elle n'est pas absolument liée aux torts, puisque dans les cas où le divorce est prononcé aux torts partagés, l'épouse peut avoir droit à une prestation compensatoire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce n'est pas le cas pour le divorce prononcé aux torts exclusifs.

Mme Danièle Ganancia : C'est précisément en quoi réside la perversité du divorce pour faute, puisqu'il consiste à se battre pour obtenir le divorce aux torts exclusifs de l'autre et pour s'exonérer de toute prestation compensatoire et l'on peut dire de toute responsabilité financière.

Ce combat destructeur est donc parfaitement stérile et ses inconvénients l'emportent largement sur ses avantages.

J'estime, pour ma part, que la loi doit être protectrice et pacificatrice.

On va nous objecter, comme vous l'avez signalé, Madame la Présidente, dans vos questions, que certains sont victimes, que d'autres considèrent que le divorce pour faute est une très bonne chose pour expurger le conflit, que l'on a besoin de la reconnaissance par la société de certains dommages et de certaines fautes.

Personnellement, je pense que la justice n'est pas là pour servir de ring ou de théâtre à des vengeances privées et moins encore à des vengeances intimes. La justice doit être pédagogique et ne doit pas encourager des réflexes de pure vengeance, parce que c'est bien de cela qu'il s'agit.

A partir du moment où il y a échec du couple, quel que soit celui qui en est à l'origine, il reste à le constater de façon réaliste  : axer toute la procédure sur la diabolisation de l'autre et la vengeance ne me paraît pas être une bonne chose, y compris pour celui qui invoque cette logique, dans la mesure où elle le pétrifie dans une attitude stérile et destructrice.

Nous voyons, nous juges aux affaires familiales, des avocats et des familles arriver avec des dossiers hauts comme des montagnes, que nous imaginons remplis de kilos d'accusations, d'attestations, de preuves fondées sur les arguments les plus incroyables relatifs aux rapports conjugaux, à la vie privée ou sur des accusations qui remontent à des temps très anciens, voire à l'origine même du mariage... Nous évaluons alors tout ce qu'il a fallu mettre en _uvre et mobiliser comme énergie pour détruire l'autre au lieu de penser à reconstruire son propre avenir et celui de ses enfants.

Bien sûr, il ne faut pas nier certaines souffrances et encore moins certaines fautes, mais, encore une fois, le divorce tel qu'il est proposé dans ce projet ne nie nullement la faute. Il n'est pas question de la gommer : s'il existe des fautes qui ont entraîné des préjudices, elles doivent absolument être réparées.

Avant de parler de la réparation de la faute, je tiens à insister sur le fait que la justice n'est pas le lieu idéal pour purger sa souffrance ou en parler : d'autres endroits sont plus appropriés pour le faire. C'est d'ailleurs le mérite de ce projet que de ne pas se contenter de supprimer le divorce pour faute, mais de proposer une formule beaucoup plus constructive, en offrant un lieu de parole comme celui de la médiation, où les souffrances pourront être dites, exprimées, où chacun pourra écouter le vécu de l'autre et reconnaître l'autre dans sa souffrance.

En effet, il ne faut pas oublier qu'aujourd'hui la procédure avec ses écrits cristallise la haine - on dit des paroles qu'elles s'envolent, et des écrits qu'ils restent - et il est vrai que les écrits restent et que les enfants liront un jour les jugements de divorce - alors que la parole, l'explication mutuelle sont essentielles et deviendront peut-être le moment privilégié de réparation de cette souffrance qu'est la rupture.

Nous pourrons revenir sur cette médiation, qui ne sera peut-être pas recommandée dans tous les cas, et évoquer ses conditions, notamment en cas de violence ou autre.

Quoi qu'il en soit, dans cette proposition de loi, la faute ne disparaît pas, mais se situe ailleurs. Elle n'est plus la condition du divorce. Au XXIème siècle, la rupture du couple constitue une bonne raison de divorcer, car nul ne peut contraindre l'autre à rester dans un mariage-fiction qui ne fera que perpétuer et aggraver les ranc_urs.

La proposition de M. François Colcombet met l'accent sur la médiation et la négociation. En ce sens, elle est beaucoup plus respectueuse de l'autre, que ne l'est la procédure de divorce actuelle.

Aujourd'hui, en effet, l'autre, même s'il refuse le divorce, se trouvera de toute façon divorcé, mais après une procédure avilissante où la parole n'aura pas pu être exprimée. Après un quart d'heure d'audience de non-conciliation, il se retrouvera séparé de ses enfants, expulsé de son couple, de sa famille, de sa maison, sans même avoir eu le temps de dire "ouf ".

A l'opposé de cette violence de la non-conciliation actuelle, M. François Colcombet nous propose une procédure qui respecte l'autre. Si l'autre s'oppose au divorce - et après tout, ses sentiments intimes et son affectivité peuvent s'en trouver atteints - ce nouveau projet accorde une chance supplémentaire de construire quelque chose. Il propose un délai de réflexion au demandeur et permet, aussi bien à celui qui demande le divorce qu'à celui qui s'y oppose, d'aller s'expliquer en médiation.

Je vois dans cette formule un intérêt majeur : elle permettra peut-être de sauver certains mariages.

Autant la procédure actuelle pour faute est à l'évidence une voie qui mène directement à l'échec du couple et barre la route à toute réconciliation, en contraignant les conjoints à se porter des accusations graves, autant la nouvelle proposition serait un frein aux demandes hâtives ou intempestives en divorce, dans notre société où prime souvent la volonté d'épanouissement individuel sur des valeurs de concessions et d'efforts mutuels.

Pourquoi ne pas privilégier cette forme de divorce qui propose aux époux de s'expliquer sur leur couple ? On substituerait ainsi à la répudiation actuelle un devoir de dialogue sur l'histoire commune, dans le respect de leur engagement mutuel.

Pour celui qui demande le divorce quand l'autre le refuse, la médiation serait une condition de la recevabilité. C'est quand même le respect minimum de l'autre que de lui fournir une explication orale, directe, et non plus par avocats interposés, quand la procédure actuelle confisque la parole.

La médiation, néanmoins, n'est peut-être pas à conseiller dans tous les cas. Si l'un des époux s'oppose à la médiation, parce qu'il est l'objet des violences de l'autre, on peut imaginer que le juge ne doive pas l'imposer.

Il n'en reste pas moins que le premier acte d'un divorce auquel l'autre s'oppose, doit être la proposition d'une médiation par le juge.

Le second intérêt de cette forme de divorce tient à l'accent qui est mis sur la négociation. A tous les stades, la négociation va devenir prioritaire, d'abord par la médiation sur le conflit, ensuite sur ses conséquences, car la procédure devra commencer par une proposition de celui qui souhaite divorcer, relative aux moyens par lesquels il compte régler le problèmes des enfants ainsi que celui des conséquences pécuniaires du divorce et de la liquidation.

C'est une nouveauté par rapport à la procédure actuelle dans la mesure où l'accent est mis sur la responsabilisation. Les gens vont devenir acteurs de leur divorce. Ils vont devoir dire, non seulement : "je veux divorcer", mais aussi : "voilà comment je vois les choses ; voilà comment, à l'issue de la procédure, je veux régler, dans mon intérêt, dans celui de l'autre et des enfants, l'ensemble des conséquences du divorce".

En effet, selon la nouvelle rédaction de l'article 234 du code civil proposée par la proposition de loi : "L'époux demandeur doit, dans sa demande, préciser les moyens qu'il mettra en _uvre pour régler les conséquences du divorce, concernant notamment les enfants mineurs, les pensions et prestations ainsi que la liquidation du régime matrimonial."

Par ailleurs, conformément à la nouvelle rédaction proposée de l'article 252, le juge va lui demander au moment même de la conciliation "... de présenter pour l'audience un projet de règlement des effets du divorce concernant notamment les modalités d'exercice de l'autorité parentale, les pensions et prestations ainsi que la liquidation du régime matrimonial. A cet effet, il propose une mesure de médiation qu'il ordonne avec l'accord des deux époux."

Ainsi, le délai de réflexion qui va être proposé, voire imposé par le juge, présente un double intérêt dans le cas où l'un des deux époux refuse de divorcer : un intérêt psychologique et un intérêt pratique.

L'intérêt psychologique du délai tient à son éventuelle faculté de sauver certains mariages, notamment en cas de demandes intempestives déposées sur un coup de tête, alors que la rupture n'est pas irrémédiable. Personnellement, je pense que beaucoup de divorces pourront être évités par ce délai de réflexion ainsi que par la médiation et le dialogue qui seront mis en place.

L'intérêt psychologique est également dans la possibilité de faire le deuil du couple. Dans la procédure actuelle, personne n'a le temps de faire le deuil du couple, puisque la requête en divorce et les accusations sont suivies, un mois plus tard, d'une assignation en divorce. Tout se passe dans la cristallisation de la haine. A l'inverse, dans la nouvelle formule, la procédure proposée est respectueuse de l'autre.

J'ajoute qu'à mon sens, il conviendra quand même d'indiquer dans la requête en quoi la rupture du lien est devenue irrémédiable, afin que l'autre le sache : c'est un point qui n'a pas été suffisamment précisé, mais qui me semble important et utile. C'est une forme de respect vis-à-vis de l'autre que de dire, dans la requête même, pourquoi on considère la rupture du lien conjugal comme irrémédiable. Si l'autre ne partage pas le même point de vue, il pourra encore une fois en discuter et, en tout cas, obtenir, ce qui est le minimum, un délai de réflexion afin de panser ses plaies et faire le deuil de la rupture.

L'intérêt pratique de ce délai est de pouvoir mettre en place un processus de négociation sur l'après-divorce, puisque le divorce interviendra en tout état de cause à l'issue de ce délai.

Dans un premier temps, interviendra donc une médiation où l'on tentera de discuter sur le divorce lui-même puis, dans un second temps, s'il n'y a pas de réconciliation, un délai fixé par le juge qui sera utilisé pour le règlement des conséquences de l'après-divorce.

C'est alors que l'on va solliciter et les parties et leurs conseils pour être actifs.

Actuellement, il suffit de s'accuser sans penser à l'après-divorce et le divorce sera prononcé.

L'intérêt de la nouvelle formule sera de lier le prononcé du divorce et le règlement de toutes ses conséquences, y compris la liquidation du régime matrimonial.

Il est très important de lier le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial - et c'est la grande originalité de ce projet - car cela va permettre d'apurer le passé des époux par un seul et même jugement et d'empêcher qu'il y ait une sorte de deuxième procédure de divorce. Aujourd'hui, comme on prononce le divorce en laissant complètement "en plan" le problème de la liquidation, les intéressés ignorent, s'ils vont garder le logement familial, ce qu'il va advenir des parts de société, si cette dernière pourra être conservée, s'ils vont pouvoir poursuivre leur activité dans leur fonds de commerce, etc...

Toutes ces questions demeurent dans un flou artistique qui n'est absolument pas examiné par le juge du divorce et qui va donner lieu à un contentieux de l'après-divorce qui servira encore de prétexte pour remuer les souffrances : les notaires savent bien que les parties rejouent devant eux la scène du divorce.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas apurer tout ce passif et tout ce contentieux dans un même temps ?

Je le crois d'autant plus nécessaire que le contentieux de l'après-divorce est souvent extrêmement purulent et que les gens n'ont pas l'impression d'avoir été vraiment divorcés. C'est ce qui explique que l'on s'entende souvent dire : "mon divorce a duré dix ans" et les mêmes personnes d'ajouter devant l'étonnement qu'elles suscitent : "Non, mon divorce a été prononcé au bout d'un an, mais on a mis dix ans pour liquider le régime matrimonial...". Durant tout ce temps de la liquidation, une relation très malsaine s'établit entre les époux, et complexifie les comptes à établir.

Le fait de lier le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial présente donc un intérêt psychologique, puisqu'il permet de définitivement couper les liens, mais également un intérêt financier et pratique qui est essentiel.

Nous, juges de divorces, savons à quel point nous sommes incapables de fixer une prestation compensatoire sans avoir un aperçu global de la liquidation du régime matrimonial. C'est absolument capital et indispensable. Il faut savoir, en effet, qu'il est très difficile de fixer une prestation compensatoire, puisque le code civil précise que l'un des critères de fixation du montant de la prestation compensatoire doit être la consistance du patrimoine après liquidation du régime matrimonial, donnée dont nous ne disposons pas au moment où les époux divorcent.

L'intérêt de ce projet sera donc de faire en sorte que, dès le départ, le juge soit en possession de tous les éléments sur la liquidation du régime matrimonial, puisqu'il sera demandé aux époux de présenter un projet.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans le texte sur la prestation compensatoire, on a déjà prévu le cas.

Mme Danièle Ganancia : Oui, mais pas totalement : le texte ne va pas jusqu'au bout, puisqu'il demande simplement aux époux d'indiquer dans une attestation sur l'honneur la consistance de leur patrimoine et de leurs revenus.

M. Patrick Delnatte : On avait demandé, au cours du débat précédant l'adoption du texte, que la liquidation du régime matrimonial soit faite, mais cela n'avait pas été accepté.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il y peut-être des couples qui ne le souhaitent pas.

Mme Danièle Ganancia : C'est pourtant capital.

M. François Colcombet : L'idée, c'est que les juges fassent ce travail.

M. Patrick Delnatte : Les juges peuvent demander l'aide d'un notaire.

Mme Danièle Ganancia : Tout à fait. C'est l'idée qui est proposée.

M. François Colcombet : A mon avis, dans de nombreux cas, les juges peuvent pendant cette période se faire une idée du patrimoine. Il est d'ailleurs prévu que l'on puisse donner une avance sur la part de communauté de biens indivis, afin que les intéressés aient tout de suite de quoi vivre.

Mme Danièle Ganancia : Oui, mais ce qu'il est important de savoir, c'est que le juge, actuellement, fixe une prestation compensatoire sans connaître exactement la liquidation du régime matrimonial. Qu'est-ce qui se passe ensuite ? On liquide le régime matrimonial ; on va s'expliquer devant le notaire et là - ô surprise - l'un des deux époux va dire que, marié en séparation de biens, il a financé l'achat d'un bien, que c'est une donation indirecte et qu'il la révoque. C'est un cas extrêmement fréquent.

La prestation compensatoire a été fixée en tenant compte du fait que le bien devait être partagé en deux parce qu'il était indivis aux deux époux ; or, l'un d'entre eux, au moment de la liquidation peut le revendiquer entièrement au motif qu'il aura été intégralement financé par lui-même, ou par ses parents ou qu'il aura été restauré par ses soins, etc... Ce sont des problèmes très techniques qui font qu'au moment de la liquidation, l'un des époux peut n'avoir droit à rien.

Parfois, les droits à liquidation d'un des époux dans la communauté peuvent se trouver complètement réduits à néant, alors même que, pour fixer la prestation compensatoire, on avait tablé sur une communauté partagée.

De telles surprises peuvent être dramatiques, et c'est pourquoi il est indispensable de lier le prononcé du divorce et la prestation compensatoire à un aperçu de la liquidation du régime matrimonial. Ce n'est pas difficile : il suffit simplement de demander, au départ, à chaque époux de proposer un projet de règlement de la liquidation du régime matrimonial en faisant état des difficultés qui pourront être invoquées, comme les récompenses, les donations, etc...

Si les deux époux sont d'accord - cela peut arriver d'autant que le juge est là aussi pour favoriser la communication - le juge, au moment du divorce, homologuera le projet concordant des deux époux.

Il pourra, également, au moment de l'ordonnance de non-conciliation, si les projets sont divergents, comme cela est précisé dans le texte, "désigner un notaire ou un professionnel qualifié chargé d'élaborer un projet de liquidation du régime matrimonial."

Le juge aura ainsi un aperçu des problèmes que pose la liquidation.

S'il y a accord, le juge l'homologuera. S'il n'y a pas accord, le juge pourra, au moins, avoir connaissance de toutes les difficultés susceptibles de se présenter, statuer sur ces difficultés - ce qu'il n'a pas le droit de faire aujourd'hui, seul le juge de la liquidation étant habilité à le faire, parfois d'ailleurs trois ou quatre ans après le prononcé du divorce - et renvoyer ensuite le partage au notaire liquidateur.

De la sorte au moins, au moment du divorce, "l'essentiel du travail sera fait" comme le dit M. François Colcombet dans son exposé des motifs. On aura une vision globale de la liquidation et le divorce sera beaucoup plus sain qu'il ne l'est à l'heure actuelle.

Je conclurai cet exposé en disant que le divorce proposé par M. François Colcombet correspond à un divorce sain, parce qu'il est d'abord pacificateur, ensuite axé sur le dialogue, la négociation et la responsabilisation.

Aujourd'hui, l'heure n'est plus à passer son temps à s'accuser, à appeler à la rescousse le "juge bobo" qui va punir l'autre de l'échec du couple : il est grand temps que les époux se considèrent comme responsables du mariage, que l'on fait à deux et que l'on défait à deux, et qu'ils puissent consacrer leur énergie et leur temps au dialogue et à la reconstruction de leur avenir.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je reviendrai sur l'un des derniers points de votre exposé : la simultanéité de la liquidation et du prononcé du divorce.

En effet, j'ai entendu dire que, si certains couples choisissaient la formule du divorce par demande acceptée, c'est aussi parce qu'ils ne souhaitaient pas liquider la communauté, mais préféraient la conserver indivise, pour qu'elle passe aux enfants ou pour d'autres raisons.

Mme Danièle Ganancia : Tout à fait, et dans ce cas il n'y a pas de problème. Si les gens sont d'accord et qu'ils proposent un projet au juge, ce dernier l'homologuera et tout sera réglé. Y compris dans cette formule de divorce, le juge pourra toujours homologuer les accords des personnes pour rester dans l'indivision ou pour faire une attribution préférentielle, par exemple, de la maison à l'épouse.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : C'est une précision que je suis contente d'entendre, car il me semblait que l'on allait systématiquement à la liquidation des biens.

M. François Colcombet : Ce qu'on liquide, c'est le régime et pas autre chose.

Mme Danièle Ganancia : Oui, il faut faire attention : la liquidation du régime ne signifie pas forcément la vente des biens.

M. François Colcombet : Actuellement, lors d'un divorce pour faute, dans la première partie de la procédure, on ne travaille que sur la faute, alors que, dans la formule que je propose, dès cette étape, on travaillera à savoir quelle est la consistance des biens et si on peut procéder à la liquidation du régime matrimonial. Si on ne peut pas y procéder, on "bottera en touche", puisque le juge peut verser des avances conformément à l'article 9 de la proposition de loi, qui précise : "il peut, dans tous les cas, accorder une avance sur la part de communauté ou de biens indivis...".

Mme Nicole Catala : Ne serait-il pas judicieux de préciser que le statut juridique de cet ensemble que constituait la communauté change et que l'on passe de l'organisation juridique de la communauté à celle de l'indivision ?

Mme Danièle Ganancia : Il appartiendra au juge en prononçant le divorce de le faire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J'aurai, pour ma part, à poser encore deux questions de fond.

Premièrement, je suis frappée de constater que, vingt-cinq ans après la création du divorce par consentement mutuel, près de la moitié des couples divorcent encore selon la procédure pour faute.

Ne sommes-nous pas dans une situation où le recours à la faute se fait, non pas parce que l'on estime que les liens du mariage sont indissolubles - on n'est plus dans cette idéologie, ni dans ce contexte - mais parce que l'on vit dans une société où la demande de reconnaissance du préjudice est extrêmement forte et va en s'accroissant ?

J'ignore s'il appartient effectivement à la justice d'encourager ce mouvement, mais - et tous, autour de cette table, nous sommes d'accord pour dire que le divorce est le constat d'un échec - si l'aspiration des conjoints à la reconnaissance du préjudice est si forte, est-ce que les couples qui divorcent ne vont pas, d'une façon ou d'une autre, contourner la procédure ?

Au-delà du fait que la loi peut pousser les gens à se battre, même si la reconnaissance de la faute peut encore être reconnue de façon marginale et par le même juge aux affaires familiales dans la proposition de loi, ne va-t-on pas assister à un retournement et à une poussée de la demande de réparation du préjudice dans l'ordre pénal ?

Toujours dans le même ordre d'idées, en créant un recours au divorce pour cause objective, on crée un concept nouveau, celui de la rupture irrémédiable du lien, sans pour autant le dessiner.

Si cette problématique fonctionne lorsqu'il y a une volonté commune pour divorcer et pour reconnaître le dysfonctionnement du couple, lorsqu'un époux demande le divorce et que l'autre le refuse, ne risque-t-on pas de retrouver l'état d'esprit qui préside aujourd'hui au divorce pour faute ? Est-ce que nous n'allons pas nous retrouver de nouveau dans une procédure dilatoire aussi longtemps que l'on n'aura pas défini le contenu de la rupture irrémédiable du lien ?

Mon interrogation porte moins sur le fait que le divorce doit être un constat d'échec d'un couple - sur ce point, il semble y avoir un consensus - que sur le fait qu'un tel enchaînement au divorce pour faute obéit peut-être à de très fortes aspirations de reconnaissance du préjudice. Cela renvoie à la question de savoir quel est le désir profond des personnes qui divorcent.

Pour ma part, je doute que la médiation soit un lieu où "parler de sa souffrance" pour reprendre votre expression ; j'estime que ce lieu est plus propice à la négociation pour envisager l'avenir par rapport aux enfants ou aux biens.

Mme Danièle Ganancia : Je peux modestement vous livrer le constat que je dresse à partir de ma pratique de juge aux affaires familiales.

Le chiffre de 46 % de divorces pour faute ne s'explique nullement à mon avis par une demande de reconnaissance de préjudice : son importance tient uniquement à ce que je j'exposais précédemment, à savoir l'absence d'alternative pour les époux qui divorcent, sauf à être d'accord sur tout, ce qui, par hypothèse, est plus que difficile en cas de divorce.

Quand tel n'est pas le cas, et que l'on ne peut choisir le consentement mutuel, les époux n'ont pas d'autre solution que de demander un divorce pour faute. S'ils ont recours à cette procédure ce n'est pas parce qu'ils réclament à tout prix la mort du pécheur, mais parce qu'ils n'ont pas d'autre solution. Tous les jours, je reçois des gens qui ont engagé une procédure de divorce pour faute et qui m'expliquent qu'ils ne l'ont pas fait de gaieté de c_ur, qu'ils auraient préféré l'éviter, mais qu'ils n'avaient pas d'autre solution, soit qu'ils n'aient pas trouvé d'accord sur le montant de la pension alimentaire, sur la garde des enfants, sur les conséquences du divorce ou d'autres points, soit, tout simplement, que l'une des parties n'était pas mûre pour accepter la décision.

Il faut bien comprendre - et c'est à partir de mon expérience de juge aux affaires familiales que j'apporte avec force ce témoignage - que les gens ne veulent pas aller à la faute, mais qu'ils y sont contraints, "faute" d'une vraie alternative.

Il reste, il est vrai, la possibilité du recours à la procédure de demande acceptée, mais les avocats la déconseillent et la raison est évidente. Pourquoi ? Parce que, dans une telle procédure, l'époux défendeur, dont dépend l'issue du divorce, va vouloir négocier son acceptation. Ou bien l'accord échoue et on a perdu du temps par rapport à une requête pour faute, ou bien on arrive à une sorte de consentement mutuel. En réalité, la plupart des demandes acceptées déguisées sont des consentements mutuels déguisés, souvent destinés à éviter une liquidation immédiate du régime matrimonial.

Tout cela pour dire qu'il n'y a actuellement pas de vraie alternative et qu'il faut choisir entre un consentement total sur toutes les conséquences du divorce et le divorce pour faute, qui est rarement choisi dans un pur désir de vengeance.

Mme Nicole Catala : Pour ce qui me concerne, je vois plusieurs inconvénients à la suppression du divorce pour faute et, au risque de paraître archaïque, je vais m'attacher à vous les exposer.

D'abord, la constatation d'une faute dans le déroulement de la vie conjugale est la conséquence normale du fait que le code prescrit aux époux de respecter certains devoirs. Quel sens aura encore la lecture du code civil aux époux, au moment de leur mariage, si l'inobservation de ces obligations ne reçoit aucune sanction juridique ? Il me paraît incohérent de maintenir la prescription de devoir des époux et d'annuler ses conséquences juridiques.

Ensuite, les propositions de M. François Colcombet me semblant se ramener pour l'essentiel à l'organisation d'un divorce par voie d'accord, qu'il s'agisse d'un divorce par consentement mutuel ou pour cause objective, il conviendra, dans les deux hypothèses, que les époux soient d'accord, dans le premier cas sur l'ensemble du sujet, dans le second, au moins sur le principe du divorce. Or, il y a des situations où un seul des époux souhaite la rupture du lien.

Mme Danièle Ganancia : Le cas est prévu à l'article 3 de la proposition de loi, qui précise : "A défaut de constat commun, lorsque l'époux demandeur invoque le caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal...".

M. François Colcombet : Dans une grande partie des cas, le couple est au moins d'accord pour divorcer.

Mme Nicole Catala : Vous avez des cas où l'un des époux disparaît, refait sa vie ailleurs et ne demande pas le divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il s'agit alors d'une séparation de fait, dont M. François Colcombet propose de ramener la durée de six à trois ans.

Mme Nicole Catala : Et vous ne trouvez pas inique que l'époux délaissé doive attendre trois ans avant de savoir s'il peut ou non refaire sa vie ?

Mme Danièle Ganancia : Il suffira à l'époux délaissé souhaitant divorcer d'invoquer le caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal.

Mme Nicole Catala : Mais on ne peut assurer le caractère irrémédiable de la rupture. Imaginez que l'époux reparaisse.

Je trouve qu'il y a là un vrai problème. La situation que j'évoque, et dont j'ai eu maints exemples dans mon existence, ne trouve aucune solution avec cette proposition de loi.

Mme Danièle Ganancia : Si l'un des époux disparaît, l'autre peut demander le divorce parce qu'il n'y a plus de lien.

M. François Colcombet : Il existe des ressources de procédure. Admettons que l'époux qui a disparu soit en prison et qu'il n'ait pas été touché par l'assignation, il pourra, à sa libération, faire opposition.

Mme Nicole Catala : Je ne prendrai pas cette hypothèse, mais celle d'une femme qui, ayant rencontré l'homme de sa vie, disparaît avec lui, laissant son mari sans nouvelles. Il pourra l'attendre six mois, un an, mais quand la rupture du lien deviendra-t-elle irrémédiable ? Si lui-même rencontre une autre personne, que se passera-t-il ?

En outre, je vois que le juge peut imposer un délai de réflexion, puis un médiateur. Or, il ne me paraît pas toujours souhaitable d'allonger les délais de procédure. Pour ce qui me concerne, j'ai le sentiment, lorsque les rapports entre époux se sont beaucoup envenimés, que la solution la plus sage est de prononcer la résidence séparée le plus vite possible.

Mme Danièle Ganancia : Tout à fait, et elle est prononcée dès la première audience.

Je souhaiterais, Madame la Présidente répondre sur un problème que vous avez évoqué, à savoir le déplacement de la faute dans l'ordre pénal.

Je pense que c'est le contraire qui va se produire. En effet, aujourd'hui, nous constatons que toutes les procédures pénales - je suis également juge correctionnel - qui ont trait à l'abandon de famille, à la non-présentation d'enfant, à des accusations d'abus sexuels ou à d'autres conséquences de divorces mal digérés, font suite à des divorces pour faute.

Cela prouve bien que la procédure de la faute ne fait qu'attiser la haine et que le problème n'a pas été réglé avec le prononcé du divorce. Les personnes divorcées, suite à la guerre qu'elles se sont livrées, ne paient pas les pensions alimentaires, alors qu'elles le font à la suite de divorce par consentement mutuel ou après médiation : on sait que les pensions alimentaires fixées après médiation sont toujours payées.

Tout ce qui est pénal fait suite à des divorces prononcés pour faute, y compris les violences : combien de fois des accusations de violence sont portées pour prouver la faute et obtenir le divorce !

M. Patrick Delnatte : Il faut bien constater que la procédure du divorce pour faute est largement condamnée, mais cela ne justifie pas l'amalgame qui est fait des défauts d'une procédure pour aller vers la suppression de la faute, d'autant que vous la réintroduisez par la violence.

Mme Danièle Ganancia : Mais la faute n'est pas supprimée.

M. Patrick Delnatte : Dans le divorce, il y a la procédure, le motif, et le fait de la séparation. La présentation des choses donne l'impression que l'on va supprimer le divorce pour faute. Je suis entièrement d'accord pour que la procédure soit totalement révisée, mais tous les juristes ne demandent pas, - je pense en particulier aux travaux de Mme Dekeuwer-Défossez - la suppression du divorce pour faute.

Que la procédure soit totalement modifiée pour apaiser, pacifier, simplifier, j'en suis d'accord, mais de là à supprimer totalement la notion de faute dans le divorce, il y a un pas que je ne franchirai pas.

La question requiert un débat de fond. A vous écouter, on a l'impression que la chose va de soi, mais je n'ai pas le sentiment qu'elle donne lieu à un tel consensus.

Par ailleurs, vous avez dit que les enfants lisaient les jugements de divorce, alors que je pensais que cela ne correspondait plus à la pratique générale ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : On peut ne pas faire figurer les motifs dans le jugement.

Mme Danièle Ganancia : Seulement si les époux s'accordent dans ce sens. Ils sont un certain nombre à y parvenir, mais il reste les irréductibles de la faute.

M. François Colcombet : En réalité, les juges suggèrent souvent aux parties de ne pas faire figurer les griefs, mais les conclusions détaillées restent. Dans les tiroirs, tous ces écrits s'accumulent et quand ils tombent sous les yeux d'un enfant de douze ou treize ans, ils peuvent laisser des marques.

Mme Nicole Catala : Je pense qu'il faudrait ne pas préciser la faute dans la rédaction du jugement.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le juge peut le faire s'il y a accord des parties.

M. François Colcombet : Si ce n'est pas le cas, c'est une cause de cassation.

Mme Danièle Ganancia : Quand vous dites que l'on supprime les devoirs et obligations du mariage, je ne suis pas d'accord, puisque, encore une fois, il n'y a pas d'immunité et que la faute reste, non plus comme condition du divorce, mais comme condition pour l'obtention de dommages et intérêts, lorsque l'on s'estime gravement lésé.

Cela va changer complètement les choses dans la mesure où, précisément, on va marginaliser le rôle de la faute et les demandes de dommages et intérêts seront réservées aux cas graves et mieux prises en considération.

Mme Nicole Catala : Dans de nombreux cas, l'aspect purement matériel n'est pas la motivation principale.

M. François Colcombet : Dans la pratique, il y a peu de dommages et intérêts. Dans de très nombreux cas, lorsque des dommages et intérêts sont demandés, le juge reconnaît le principe de faute, mais la faute ne valant rien, le franc versé est symbolique. Dans d'autres cas, les juges utilisent parfois les dommages et intérêts pour rééquilibrer l'absence de prestation compensatoire ou régler d'autres problèmes du même genre. Voilà comment se passent les choses dans la pratique.

Au nombre des suggestions qui ont été faites, j'ai noté qu'il serait souhaitable de faire figurer dans la requête en quoi la rupture du lien est irrémédiable.

Mme Danièle Ganancia : Je crois que ce serait effectivement une bonne chose.

M. François Colcombet : Le but est de faire en sorte que la faute n'envahisse pas tout. C'est comme pour les accidents de la route. Avant la loi Badinter, on ne pouvait être indemnisé que si l'on prouvait la faute de l'autre. Depuis la loi Badinter, on est indemnisé et la faute est sanctionnée ensuite au niveau pénal. Or, vous avez probablement utilisé contre la loi Badinter exactement le même style d'arguments que ceux que vous avancez aujourd'hui et fait valoir que la loi Badinter poussait les conducteurs à ne pas être conscients des fautes qu'ils commettent. Or, les conducteurs sont toujours sanctionnés pour la faute, mais la réparation intervient indépendamment de la faute. Dans la pratique, c'est un formidable changement qui est profitable à tous et on pourrait d'ailleurs imaginer de créer des fonds pour d'autres types d'accidents.

Audition de M. François de Singly
professeur à l'Université de Paris V,
directeur du centre de recherches en sociologie de la famille

Réunion du mardi 11 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir M. François de Singly, professeur à l'Université de Paris V, directeur du centre de recherches sur les liens sociaux (CNRS), qui a été membre de la commission de Mme Irène Théry, puis expert auditionné par le groupe de travail de Mme Françoise Dekeuwer-Défossez sur la réforme du droit de la famille. Il est surtout auteur de nombreux livres sur la famille.

Vos nombreux travaux sur les transformations de la famille contemporaine portent sur l'articulation complexe entre les différents intérêts au sein de la sphère privée : intérêt de l'Etat et de la société, intérêt de la femme, de l'homme, intérêt de l'enfant et du groupe familial. Citons parmi vos ouvrages récents : "Sociologie de la famille contemporaine", "Le soi, le couple et la famille", "Libres ensemble - L'individualisme dans la vie commune".

C'est en tant que sociologue que la Délégation aux droits des femmes a souhaité vous entendre pour nous donner, au regard de la réforme envisagée du divorce qui fait disparaître la notion de faute dans un but de pacification des conflits, votre appréciation sur la crise actuelle de la vie conjugale, les problèmes des couples affrontés au divorce, la signification passée et présente de la notion de faute, les perspectives d'avenir, et sous quelles formes, du couple dans la société.

M. François de Singly : Je suis actuellement en train de conduire un travail sur le processus de divorce et de séparation, dont je n'ai pas encore les conclusions, et avant d'en aborder l'aspect juridique, je commencerai par dire - sans entrer dans la logique argumentaire - que nous ne disposons pas, depuis 1975, à une ou deux exceptions près - je ne parle pas des essais sur le sujet - de travaux de recherches précis, ne serait-ce que sur le processus de séparation.

Avec d'autres, je suis, par certains côtés, compétent en la matière, mais on peut dire que les travaux français sont, sur le sujet, inexistants.

Cet état de fait est d'autant plus remarquable et significatif que de l'argent est consacré à la recherche et que nous avons, depuis 1975, des majorités de sensibilités diverses. Je m'étonne d'ailleurs toujours que ceux que j'appellerai "conservateurs", ne cherchent pas à comprendre le pourquoi d'une situation qu'ils trouvent triste, à savoir le divorce, terme que je prends au sens large en y englobant les concubins.

Pour ma part, j'en fais l'interprétation suivante : j'observe qu'il y a une sorte de division du travail idéologique - j'ignore comment appeler cela autrement - avec d'un côté un homme et une femme qui s'aiment ou qui ne s'aiment pas - mais c'est une affaire de caractère privé que, d'ailleurs, ils revendiquent - et d'un autre côté, vous les législateurs et, au-delà, la société, qui continuez à les regarder en tant que couple parental, invention qui demeure bizarre.

Il faut rappeler que c'est là un concept - celui de couple parental - qui n'est pas évident et que c'est précisément la raison pour laquelle la proposition qui vous est faite ne l'est pas non plus. En effet, on agit comme si l'on pouvait découper dans une identité les parts du conjugal et du parental, ce qui est à la fois possible et impossible. C'est d'ailleurs bien parce que les deux choses parfois ne sont pas coupées dans la réalité qu'il y a éventuellement du conflit et de la faute.

Il est tout à fait intéressant de constater que les majorités, indépendamment de leur couleur - mon propos n'est pas politique - ont pris en charge la question de l'enfant sans beaucoup se préoccuper des adultes, si ce n'est en tant que parents : on parle en effet beaucoup de soutien parental, d'éducation parentale...

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Excepté pour le PACS.

M. François de Singly : N'abordez pas ce point, car, si vous me lancez sur le sujet, cela nous conduira à des bilans. Vous me permettrez, néanmoins, d'ouvrir une parenthèse, à ce propos, pour dire que j'ai entendu, à l'Assemblée nationale, les ministres, et notamment Mme Martine Aubry, déclarer que le PACS n'était pas la famille. Je retrouve là les inventions de la fiction.

Ce qui m'intéresse, c'est l'analyse. Or, qu'est-ce que je porte au doigt ? Une alliance. Je me suis marié le 20 juin 1970. Qu'est-ce que j'ai reçu à la mairie ? Un livret de famille. La famille naît donc avec le mariage. Lorsque vous-mêmes ou des ministres en exercice prétendez le contraire, vous avez d'une certaine façon raison, mais il faut savoir que vous déstabilisez l'institution du mariage, car je suis au regret d'affirmer que, pour l'instant, il y a "plusieurs entrées-famille" : "l'entrée-mariage", "l'entrée-enfant", pour ne pas parler des entrées clandestines.

Je maintiens que le mariage crée la famille : j'ai un livret de famille depuis le jour de mon mariage, les choses n'ont pas bougé depuis, et si je n'avais pas fait d'enfants, nul ne serait venu me le retirer. D'ailleurs, peu importe : je veux simplement montrer que les "institutions" parlent ou écrivent souvent sans bien réfléchir et j'en apporterai un second exemple qui me choque, étant précisé que je ne suis pourtant pas classé parmi les sociologues conservateurs.

Si vous prenez les statistiques européennes sur les différents types de familles - familles monoparentales, familles recomposées - vous pourrez, comme moi, voir apparaître régulièrement, depuis deux ans, la rubrique "familles traditionnelles". Qu'est-ce que "la famille traditionnelle" ? Les couples mariés. C'est quand même joli, car, à ma connaissance, pour un certain nombre de personnes, l'adjectif traditionnel ne véhicule pas forcément un compliment.

Quoi qu'il en soit, c'est une absurdité parce que, par exemple, vous voyez en ma personne, quelqu'un censé représenter une famille traditionnelle. Si ce soir, je divorce, tous ces gens qui produisent du discours vont me dire "moderne", puisque l'on arrive à ce type de représentations, dont j'ignore qui en est à l'origine, tout en sachant que ce sont des représentations d'Etat qui véhiculent l'idée que le divorce serait plutôt de nature, en Europe, à faire entrer dans la modernité.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Non, M. de Singly !

M. François de Singly : Pouvez-vous m'expliquer pourquoi les couples mariés forment des familles classées "traditionnelles" ? C'est une catégorie qui n'existait pas il y a six ans.

M. François Colcombet : La famille est citée pour la première fois dans la constitution de 1946 qui est celle qui nous régit. C'est le texte fondateur qui affirme l'égalité de l'homme et de la femme. L'élaboration de ce texte a donné lieu à un débat très important qui s'est soldé par un vote établissant très clairement que le terme "famille", dans le texte de référence, ne s'appliquait pas qu'aux gens mariés, mais renvoyait à une conception plus large. C'est dans ce sens que le texte a été voté, à l'Assemblée constituante, au terme d'un débat auquel participaient d'ailleurs également des femmes.

On repart donc de cette idée et d'une conception de la famille complètement différente de celle de la famille antérieure, qui reposait sur la notion de village et de communauté, pour en arriver à la famille qui élève des enfants.

M. François de Singly : Je parle en tant qu'observateur, je ne cherche pas la "vérité".

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je crois aussi que l'on considère que la vie du couple relève d'une affaire strictement privée et que le développement des droits individuels fait que, si deux adultes responsables vivent ensemble, on estime que c'est leur affaire et que la société n'a le droit de jeter un regard sur la famille qu'à partir du moment où il y enfant. Il est de la responsabilité de la société d'avoir un regard, non pas sur le mode d'organisation de deux adultes responsables, mais sur la protection de l'enfant.

M. François de Singly : Je suis d'accord avec vous, parce que cela correspond à ma position personnelle, mais ma position personnelle doit être mise entre parenthèses. Si l'on est dans la logique qui veut que la vie conjugale relève du privé et que ce soit l'enfant qui justifie le regard de la société, j'en reviens à ma première proposition : si la famille naît avec l'enfant, le mariage en tant qu'institution, tel qu'il est régulé, de mon point de vue, n'a pas de sens.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il n'a pas le même sens que celui qu'il avait hier.

M. François de Singly : Il n'a pas de sens et c'est la même chose pour le PACS, encore que pour le PACS, c'est encore plus beau, puisque l'Etat s'en mêle en interdisant officiellement l'enfant. Cela signifie bien qu'il s'intéresse au conjugal, ce qui me fait dire que l'on est en pleine contradiction.

En même temps que vous déclarez que le conjugal relève du privé, on fait le PACS dont vous vous êtes justement réclamée, sur le fondement d'un texte qui, malgré ses limites, est bien bâti sur le conjugal. Or, par rapport à votre argument, il serait totalement absurde de créer du conjugal régi par l'Etat.

Il n'y a que deux positions possibles. Soit on considère que le conjugal n'a pas de sens sans production d'enfant, soit on considère qu'il en a du point de vue de l'intérêt général, indépendamment de la procréation, auquel cas, on doit s'en mêler. En effet, l'argument consiste à dire que, y compris par rapport aux idées que je développe sur les sociétés individualistes, on peut considérer que c'est un type de lien et qu'on ne va pas faire durer le conjugal et le magnifier uniquement pour le bien de l'enfant.

On a vraiment l'impression que le conjugal est une affaire privée, mais ce qui me choquait au fil de mes lectures et relectures de ce texte, c'est que le lien conjugal, et non pas l'unité homme-femme en tant que parents, n'est pas, de mon point de vue, suffisamment pris au sérieux.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?

M. François de Singly : Je vous propose de remonter pendant deux minutes le cours de l'histoire.

A la fin du XIXème siècle, on lance le rétablissement du divorce par consentement mutuel. Ce qui est très intéressant et que j'ai mis du temps à comprendre, c'est qu'Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie scientifique, un sociologue progressiste, ami de Jaurès, va prendre des positions, participer à des débats et publier des textes contre le projet de loi sur le divorce par consentement mutuel. Ce n'est pas forcément ma position, mais il n'en reste pas moins que son point de vue est intéressant, car il renvoie à une question qui n'est pas posée de façon sous-jacente dans ce texte et qu'il convient de se poser. Durkheim soutient que toute réforme du divorce est une réforme du mariage.

Or, dans le projet qui nous intéresse, je constate que l'on fait comme si on aménageait uniquement le divorce. C'est la raison pour laquelle je vous invite à réfléchir - parce qu'il est préférable de le faire avant le vote qu'après, même si tout cela nous échappe -, à la question de savoir ce que cela changera dans le mariage, du fait de la réforme.

Ce qui est fabuleux, c'est que le divorce a été institué pour la première fois le 20 novembre 1792, en même temps que le mariage civil. Cela signifie bien qu'il ne s'agit pas d'une réforme annexe et que, si l'on a inventé le divorce, c'est qu'il n'est pas une crise, mais une conception particulière du mariage.

M. François Colcombet : Le divorce existait aussi chez les Romains.

M. François de Singly : Peut-être, mais il y a un sens historique qui a conduit à l'inscrire plus tard.

Ce qui est intéressant dans l'histoire plus récente, c'est que tout le monde s'est trompé, y compris les sociologues, puisqu'en faisant la loi de 1975, on était persuadé que très progressivement la faute allait disparaître au profit du nouveau modèle de divorce tellement attractif qui était proposé.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Et vingt-cinq ans plus tard, on est toujours à 46 % de divorces prononcés pour faute.

M. François de Singly : C'est tout à fait normal et au vu des processus de séparation, on pourrait même s'étonner qu'on parvienne à 52 % de divorces par consentement mutuel, dont il est d'ailleurs dit qu'ils sont partiellement travaillés par d'autres acteurs.

La logique révolutionnaire, malgré sa superbe, est quand même un peu branlante, car le consentement mutuel suppose un désaccord sur tout, sauf sur le fait de se séparer : c'est un modèle qui ne correspond pas à la réalité, ce qui ne tient pas au fait que les acteurs sont plus ou moins modernes, mais au fait qu'ils sont des hommes et des femmes.

Pour illustrer le malheur de certaines femmes, de mon point de vue, Mme Françoise Chandernagor n'est pas le meilleur exemple, mais c'est une autre affaire. Il n'en reste pas moins que la constante dans le couple veut que l'un des deux époux - et les divers travaux de sociologie démontrent que ce n'est pas toujours la femme - est un peu plus attaché que l'autre, indépendamment même de la force du lien. Même dans un couple qui fonctionne bien, il est faux de prétendre que l'attachement est le même pour les deux conjoints, car le lien de dépendance existe - je ne parle pas de dépendance économique, ni de ses effets. Lorsque l'un des époux prend ses distances, cela peut tomber brutalement sur la tête de l'autre qui peut être dans l'abnégation, mais je vois rarement de moments où, par probabilité, les deux intéressés seraient d'accord.

Cela étant, lorsqu'un des conjoints en vient au divorce, c'est souvent après un an ou deux de travail sur lui-même et le second conjoint peut accepter le fait que le processus est irrémédiable. Pour autant, cela ne signifie pas que cette personne considère qu'il n'y a pas de faute.

Revenons à la cérémonie du mariage civil. Comme c'est le cas pour tous les mariages auxquels il vous a été donné d'assister, un certain nombre de textes sont lus aux futurs époux avant que ce mariage ne soit prononcé.

M. François Colcombet : Je peux vous les rappeler, car je célèbre des mariages tous les samedis : "Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance". "Les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille. Ils pourvoient à l'éducation des enfants et préparent leur avenir". "Si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives" (articles 212, 213, 214 du code civil).

M. François de Singly : On parle donc de devoirs et voilà que l'on supprime la faute.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Toutes les fautes ne sont pas réductibles à ces obligations.

M. François de Singly : Certaines le sont quand même, ici, au moins dans la dimension écrite, de ces articles lus à la mairie. Qu'en fait-on alors ?

Durkheim avait bien dit que dans un contrat tout n'était pas contractuel et je n'ai pas dit que la faute se réduisait à cela, car il y a l'insupportable, comme les femmes battues - les coups et blessures, faits d'injures - mais cela ne concerne pas que le lien conjugal : si je bats ma voisine la faute est tout aussi grave et cela ne relève pas du même article.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il n'y a pas symétrie totale.

M. François de Singly : Entendons-nous bien : je ne vais pas pleurer sur la fin du mariage, mais je ne voudrais pas que, par la suite, ceux et celles qui vont voter le texte viennent se plaindre du fait qu'il y ait trop de divorces.

Tout le problème consiste à se demander ce que l'on fait.

A mon avis, avec la suppression de la faute et l'introduction du caractère irrémédiable de la rupture, qui peut d'ailleurs donner lieu à contestation, vous êtes en train d'inventer - et cela ne me choque pas : j'ai pris position sur le PACS - le PACS dans le mariage.

M. François Colcombet : Le mariage est tout de même mieux, surtout avec ce nouveau projet.

M. François de Singly : Précisément.

Mme Nicole Catala : On reprend le PACS : il a raison.

M. François Colcombet : Non, pour un couple, avec le système que je propose, il est préférable de se marier plutôt que de se pacser.

M. François de Singly : Le PACS, pour moi, n'est pas négatif. Je voulais simplement dire qu'il s'inscrit justement dans la logique de l'union conjugale contractuelle.

Il n'y a aucun autre exemple de contrat qui exige que les deux parties soient d'accord pour rompre : aussi bien dans un contrat de travail que dans un contrat de location, des conditions sont prévues pour sortir du contrat et, que je sache, on ne procède pas à des licenciements par consentement mutuel.

C'est dès le départ toute la contradiction de la Révolution française qui a été d'inventer, à partir d'une logique argumentaire qui est celle du contrat, un contrat un peu spécifique avec une dose d'accord mutuel.

M. François Colcombet : Il s'agit plus d'une institution que d'un contrat.

M. François de Singly : Ce que je veux dire ici, même si naturellement ce n'est pas très politique, c'est que je plaide plutôt en faveur de la clarté.

Pour moi, vous inventez quelque chose que je ne sais pas encore très bien comment nommer, mais qui ne correspond pas au titre de la réforme.

M. François Colcombet : Vous souhaiteriez que l'on parle d'une "réforme du mariage" ?

M. François de Singly : Non, car on peut très bien concevoir plusieurs types de mariage.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pourriez-vous être plus explicite ?

M. François de Singly : Normalement, par ce texte, tel que je l'ai compris, on instaure sans le dire un second divorce, qui correspond à ce que dit explicitement le PACS, à savoir que le mariage pourrait être aussi rompu de façon unilatérale. On peut l'assumer, mais on ne peut pas en parler sous la formule que vous employez : "divorce pour cause objective".

M. François Colcombet : Vous avez parfaitement raison. On peut supprimer la formulation "cause objective". On a, sous cette expression, envisagé deux cas de divorce car, en réalité, il existe déjà actuellement un divorce par répudiation : celui qui est prononcé au terme de six années de séparation.

Vous me permettrez de vous faire la remarque suivante : j'ignore où est la vérité mais, en tout cas, si le droit devait exactement entériner les termes de l'article 212 du code civil, selon lequel les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance, la logique voudrait que dans tous les cas d'adultère, le mariage soit dissous. Or, premièrement, la Cour de cassation considère depuis longtemps que l'adultère n'est pas une cause de rupture irrémédiable ou de divorce, deuxièmement, comme vous ne l'ignorez sans doute pas, environ 30 % des troisièmes enfants des couples mariés ne sont pas du père. Ce sont des statistiques approximatives, qui ont été faites lorsqu'on a voulu faire figurer le groupe sanguin des parents sur les cartes d'identité des enfants, ce qui aurait conduit ces derniers, avec l'augmentation du niveau de culture, à savoir très rapidement s'ils étaient de leur père ou non.

On a donc renoncé à faire figurer cette mention. En réalité, d'ailleurs, tous les enfants sont des enfants du père à partir du moment où la mère et lui-même les reconnaissent comme tels.

L'adultère n'est pas une des causes de la dissolution du mariage, il ne le devient que si les gens le veulent et que si l'une des parties l'invoque.

A Mme Christine Boutin qui me dit que, pour l'adultère, la solution c'est le pardon, je réponds qu'effectivement, on peut pardonner à condition de savoir. Une fois le pardon accordé, on repart sur d'autres bases et l'adultère n'est pas une cause de divorce. Ainsi, si l'on n'a pas été fidèle, on peut malgré tout demeurer marié.

M. François de Singly : Je suis d'accord avec vous, mais je fais observer que la fidélité est supprimée de l'article du PACS, ce qui est tout de même plus correct. Le PACS impose des devoirs, mais pas la fidélité.

Ce qui est étonnant c'est que l'on réforme plutôt dans le bon sens, mais que le mariage reste, officiellement, inchangé. Comment osez-vous, tous les samedis dans les mairies, en mariant vos concitoyens, parler de devoir de fidélité, sachant pertinemment qu'il sera enfreint ? On vit dans un état de délinquance organisée permanente.

M. François Colcombet : Le mariage que je prononce n'est plus ce qu'il était dans les années soixante-dix, dans la mesure où il repose sur une égalité absolue qui suppose, d'une part la démocratie dans le couple et non plus la royauté, d'autre part le dialogue. Par ailleurs, je précise aux jeunes mariés qu'ils le sont pour l'équivalent de trois vies, qu'ils seront amenés à évoluer, à changer de métier et que, s'ils n'avancent pas ensemble, leur couple ne tiendra pas, que la société n'ira pas rechercher le conjoint qui partira, mais ne fera que mettre, tout au plus, si ma réforme est acceptée, un peu de baume sur les plaies.

M. François de Singly : De mon point de vue, vous introduisez le divorce par décision unilatérale. Au niveau des personnes et sans vouloir faire pleurer, je considère que vous sous-estimez l'un des conjoints et je ne parle pas des situations économiques parce que, sur le fond, la politique sociale n'est pas si mauvaise.

En effet, plus la logique conjugale est affective et plus il y a souffrance et par rapport à cet aspect des choses, vous m'excuserez de dire que je serais très vexé, dans un processus où mon conjoint serait amené à me quitter, de m'entendre dire qu'il y a "cause objective". Cette formulation est, selon moi, une gifle absolument scandaleuse pour les conjoints qui ne participent pas forcément au processus de séparation et qui sont plus nombreux qu'on ne le pense, comme en témoignent les 46 % des divorces prononcés pour faute.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comment expliquez-vous ce pourcentage ?

M. François de Singly : L'importance de ce pourcentage tient à l'importance de l'affectif dans la vie à deux.

Sans m'y arrêter trop longuement, il me faut rappeler que le mariage a été institué pour des raisons de stabilité et autres, mais jamais pour le couple. La logique de la continuité ne renvoyait donc pas au couple : que les gens soient heureux ou non, peu importait. Les hommes pouvaient vaquer à leurs affaires, contrairement aux femmes, dont la liberté représentait une menace pour les enfants légitimes. Pour le reste, le mariage était affaire d'arrangements.

Régulièrement, d'ailleurs, on me dit que l'on pourrait peut-être revenir au mariage de raison, où chacun bricole sa vie dans le cadre d'une structure stable.

Tout le problème c'est qu'historiquement nous tous, les hommes en grande partie sous la poussée des femmes, avons adopté un modèle électif amoureux qui n'est pas le modèle du mariage. La Révolution française ne s'est pas posé la question, puisqu'en 1792, l'amour n'étant pas dominant dans le mariage, on a pu penser le contrat beaucoup plus tranquillement que nous ne le faisons de nos jours.

Aujourd'hui, il se trouve que l'on veut que le mariage soit contractuel, alors que, depuis 1792, il est devenu à la fois affectif et électif.

A cela s'ajoute le fait que, dans la logique de l'élection, si l'intensité des sentiments n'est pas forcément la même chez les partenaires au moment de l'entrée dans le couple, elle ne l'est pas non plus à la sortie du couple. C'est totalement évident et on a institué, dès 1975, le consentement mutuel pour régler le problème de l'enfant.

Pour ma part, je pense que l'on a sous-estimé et que l'on continue à sous-estimer le conjugal : il y a des hommes et des femmes qui sont déstabilisés. Puisque l'on s'inscrit dans une logique de soutien, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas prévoir du soutien conjugal. Je ne parle pas de prévention : qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, je ne me situe pas dans une perspective de prévention du divorce, mais je considère que l'on peut être détruit par une séparation sans que ce soit à cause des enfants.

C'est l'aspect privé de la question, mais à trop séparer les choses, on en arrive à inventer une fiction. Si le droit, j'en conviens, relève de la fiction, encore faut-il savoir jusqu'où elle est crédible. Ce pourcentage de 46 % de divorces pour faute nous rappelle que le problème est difficile et qu'en regardant leurs enfants, certains parents continuent à voir leur conjoint. Comme vous le savez, les sentiments d'amour et de haine sont compliqués et le plus terrible peut être le conjoint qui continue à aimer l'autre. Que fait-on de cela ?

Je suis favorable au pluralisme des formes, y compris lorsqu'elles sont proposées par l'Etat, mais j'aime autant que les étiquettes soient justes - vous voyez que ma proposition est modeste - c'est-à-dire qu'il n'y ait pas de publicité mensongère. Or, pour moi, la formule "cause objective" relève de la tromperie. Elle ne trompera évidemment personne, mais il n'en reste pas moins qu'elle n'est pas très gratifiante pour celui qui est lâché, alors que "la rupture irrémédiable" dit clairement ce qu'elle veut dire.

Par ailleurs, si l'on introduit dans la procédure le divorce unilatéral, il conviendra quand même de se pencher sur la question de la signification du mariage, et de son poids "institutionnel".

Selon moi, on invente une procédure - et je répète que cela ne me choque pas - ce qui revient à dire que, si la loi est adoptée, il y aura déjà, objectivement, deux mariages : le mariage qui pourra être dissous par consentement mutuel et l'autre. Or, pour l'autre, il est bien précisé que, de toute façon, il n'est pas question que le juge dise quoi que ce soit des faits dont d'ailleurs certaines évocations justifieraient quelques modifications. Dans le texte, on y parle, en effet "des griefs parfois abominables", c'est vrai  ! "... souvent faux, toujours excessifs et déformés ..." : mais c'est normal ! Vous n'avez jamais eu un accident de voiture ? Lorsque vous sortez de la voiture, les témoins objectifs sont les personnes qui ne se trouvent pas concernées.

Il n'est pas possible de nier à ce point la caractéristique des unions contemporaines, l'affection. Nous sommes, depuis environ 1920, dans un modèle dominé par l'amour. Qu'est-ce que l'amour ? C'est la montée et la représentation historique, qui a mis huit siècles à s'imposer, de la subjectivité et de la subjectivation des hommes d'abord, des femmes ensuite, qui ont acquis progressivement la capacité d'être subjectives, au sens d'individus pouvant avoir des sentiments et les moyens de les exprimer. Il est donc totalement aberrant qu'une étape supplémentaire de ce processus de subjectivation et d'individualisation ait une dénomination contraire à ce processus : c'est le divorce le plus subjectif possible que de prétendre rompre tout seul un contrat.

A titre personnel, je suis favorable à cette proposition, à la condition qu'elle soit nommée. En effet, si c'est moi qui romps, il est inutile de le cacher, parce que l'autre aura le droit de penser du mal de moi. Ce serait le comble que ceux qui n'ont rien fait aient mauvaise conscience au motif qu'on leur dirait qu'il y a "cause objective".

Lorsque l'un des deux conjoints veut rompre le contrat, ce n'est pas une cause objective. Dans la rupture unilatérale d'un contrat, il y a quand même l'une des deux parties qui est en droit de se plaindre : on ne va pas exiger du locataire expulsé, du salarié licencié de continuer à être heureux. Un peu de sérieux tout de même.

Il faut donc concevoir que, sauf à supprimer le mariage affectif, ce qui n'est pas de notre ressort, s'il y a affection, s'il y a subjectivité, il faut éviter certains mots qui, non seulement sont inadéquats, mais qui, en plus, font du mal à ceux qui ne seront pas les initiateurs.

Pour me résumer je dirai du divorce qui nous est proposé, d'abord, qu'il est unilatéral, ensuite, qu'il existe du point de vue de l'Etat sous la forme actuelle du PACS - il serait bon de le dire pour rendre hommage à cette formule, jugée affreuse il y a six mois, et qui se retrouve tout à coup dans la loi du mariage, ce qui est, pour le moins bizarre - enfin, que sa nomination pose problème et que la réforme ne nous économisera pas une réflexion générale sur le mariage.

En effet, le mariage pour ceux qui sont opposés au divorce - le mariage religieux, catholique, par exemple - n'est pas le même que pour ceux qui sont favorables au divorce. Il ne s'agit pas simplement d'idéologie, on en trouve l'illustration dans les enquêtes. Les gens qui se marient religieusement n'ont pas la même vision du monde, le même rapport à la durée, etc...

Toute l'histoire du mariage repose sur une proportion d'institution et de contrat.

Le divorce par consentement correspondait à une montée du contrat. Durkheim y était opposé au motif, disait-il, que les conjoints rentraient dans le mariage, qu'ils devenaient fonctionnaires domestiques et que c'était l'Etat qui les gérait. Il prétendait que le mariage échappait aux intéressés alors qu'il souhaitait, lui, qu'il soit un élément de stabilité sociale.

Le divorce unilatéral, c'est encore plus de contrat et j'observe, à ce propos, puisque je travaille aussi sur les relations parents-enfant, qu'aujourd'hui de nombreuses familles commencent à rentrer dans des logiques contractuelles, y compris avec leur enfant, et que les enfants nous proposent de plus en plus de contrats, que ce soit, ou non, avec un cadeau à la clé.

Au nombre des logiques d'échange, la logique contractuelle est devenue dominante, mais il convient de la nommer. Si ce divorce est instauré, le mariage civil français va connaître une autre étape, qui mettra à la disposition de nos concitoyens un mariage plus contractuel.

De mon point de vue, c'est une évolution qui s'inscrit pleinement dans le sens de l'histoire de la vie privée occidentale, mais assumons la jusqu'au bout, même si cela nous contraint, comme cela sera le cas, à nous poser des questions sur sa célébration. On ne peut, en effet, pas continuer à vendre le mariage avec de vieux textes à l'entrée et dire à la sortie que certaines choses ne vont pas. Une institution installée dans la fiction ne rend service à personne et au lieu de fermer les yeux, mieux vaudrait songer à changer les textes.

M. François Colcombet : A mon sens, le mariage n'est pas un contrat, mais une institution de type contractuel.

M. François de Singly : Vous avez raison, mais alors si la logique de la fidélité relève de l'appréciation de chacun, vous ne pouvez pas prétendre avoir un consensus.

M. François Colcombet : Les gens que l'on marie vivent déjà ensemble depuis un certain temps.

M. François de Singly : Qu'est-ce que vous entendez par la notion de "cause objective", puisqu'il n'y a pas d'objectivité dans la logique contractuelle, mais seulement deux visions subjectives ?

Je tiens quand même à souligner qu'au niveau du texte, il y a des termes un peu trop durs pour les accidentés. Je revendique pour les gens qui se séparent le droit de n'être pas objectifs sur leur histoire conjugale. Cela me paraît quand même nécessaire.

Mme Nicole Catala : Vous dites avec beaucoup plus de persuasion et de force ce que j'avais tenté d'exposer à mes collègues entre les auditions. Néanmoins, je suis frappée par le fait que vous n'avez évoqué le mariage en tant qu'institution qu'à la fin de votre propos, que vous avez essentiellement consacré au contrat.

A mon sens, le mariage est, et doit rester, une institution, parce que la société a besoin que les individus soient stables. Si on impose aux époux un devoir de secours, c'est justement que l'entraide qu'il doit y avoir entre eux évite à la société de prendre en charge des détresses ou des difficultés individuelles, comme celles que l'on observe fréquemment au sein des familles monoparentales. Il ne faut pas gommer cette dimension.

M. François de Singly : Pour aller vite, je dirai que le couple conjugal est du côté du contrat et que le couple parental est du côté institutionnel, mais - et j'ai bien entendu ce que vous avez dit - la question que vous posez, et qu'il faut se poser si le mariage n'est pas que pour les enfants, est celle de son sens. Cela renvoie au débat sur le PACS dont l'instauration conduit à penser, sans quoi il n'aurait aucune raison d'être, que, même quand il n'est question que de conjugal, le mariage a un sens au regard de la société.

Il faut donc poser la question du conjugal et, jusqu'à présent, je n'ai rien vu pour ma part, qui y fasse référence. Pour moi, poser la question du conjugal, c'est prendre au sérieux la nature de ce lien qui est, malheureusement ou heureusement, spécifique, mais indéniablement et justement affectif.

M. Patrick Delnatte : Il a été fortement bousculé.

M. François de Singly : Il a effectivement été secoué, mais par des choses positives. S'il est secoué, c'est parce que nous avons instauré au c_ur du conjugal la priorité de l'affectif. Il y a très peu de personnes dans les pondérations, indépendamment de la question de l'enfant et des difficultés qui se posent, qui préfèrent vivre seules plutôt qu'avec un mauvais conjoint. C'est donc que, dans la hiérarchisation, si l'on vit avec quelqu'un, c'est pour avoir des satisfactions que j'appelle "de type relationnel". Si ce n'est pas le cas, le conjoint est inutile.

La complication tient au fait que la logique de l'amour est intrinsèquement une logique contractuelle.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il est frappant de constater combien peu de contrats sont passés au moment du mariage. Aujourd'hui, les personnes qui se marient ne font pas une démarche volontaire en vue du choix d'un régime matrimonial : elles sont complètement prises par l'aspect affectif et non par l'aspect matériel.

M. Patrick Delnatte : C'est une erreur de notre système.

M. François de Singly : Il faudrait une "préparation" plus sérieuse au mariage, mais pas dans le sens catholique du terme. Alors que la logique contractuelle est dominante, la plupart des gens se désintéressent du contrat de mariage, ce qui est quand même complètement fou.

M. François Colcombet : Actuellement, les gens qui se marient ont généralement déjà vécu ensemble et le font sans aucune obligation, de telle sorte que le mariage est une démarche mutuelle volontaire de gens qui savent parfaitement à quoi s'en tenir.

En outre, très souvent, on peut observer qu'un équilibre économique existe entre les deux futurs époux. En même temps, on constate une disparition du compte bancaire conjoint au profit des doubles comptes avec procuration. En clair, cela signifie que l'on donne le droit à l'autre d'intervenir dans sa vie, mais tout en conservant une partie de vie privée.

La nouvelle organisation des couples ce n'est pas la séparation de biens, ni la communauté, c'est une nouvelle pratique qui est en train de s'inventer.

Pour ce qui est de l'affectif, dans neuf cas sur dix, il a fonctionné bien longtemps avant le mariage, et beaucoup de couples fonctionnent sur l'affectif, ainsi que vous l'avez dit avec talent, sans pour autant être mariés. Donc, le mariage ne se limite pas à l'affectif, mais traduit la volonté des gens de rentrer dans une institution de forme contractuelle par un acte public.

M. François de Singly : Vous me permettrez d'ajouter simplement que, comme vous le savez vous-même, la plupart des gens qui se marient ne le font pas à l'aveugle. A travers les milliers d'entretiens approfondis auxquels il m'a été donné de participer, j'ai été très frappé de constater qu'une partie des gens qui se marient savent qu'il y a dans leur démarche une dimension que je suis d'accord avec vous pour qualifier "d'institutionnelle", même s'ils ne l'appellent pas ainsi, préférant parler de l'enfant alors que l'on sait, en grattant un peu, qu'il s'agit d'autre chose, comme on l'a bien vu avec le PACS.

Ma position n'est pas de défendre des liens éternels, ni des liens effrités : entre rien et tout, il y a place pour l'invention.

Plus on explicite la logique pour aider les gens, plus on remarque que les gens qui se marient n'ont pas de discours construit sur leur mariage. Selon moi, ce n'est pas positif. Il me semble préférable, en rentrant dans une institution, et le mariage n'est pas une institution quelconque, de comprendre comment elle fonctionne.

Ayons une attitude pédagogique, y compris par rapport à votre texte, et essayons de réfléchir de manière plus approfondie.

De mon point de vue, votre réforme vaut mieux que votre argumentaire, car elle concerne aussi les adultes que nous sommes et ne vise pas uniquement à réduire les cris, à soulager les tribunaux et à faire que nos enfants restent heureux. Pensons aussi aux hommes et aux femmes !

M. François Colcombet : Il ne s'agit pas de soulager les tribunaux, mais il est vrai que le bonheur des enfants compte parmi nos objectifs.

M. François de Singly : Vous avez raison, mais il faut aussi penser aux autres, aux adultes, parce que nous ne nous marions pas uniquement pour nos enfants.

M. François Colcombet : L'objectif avoué du texte est effectivement de tenter de mettre en place une formule permettant au couple parental de continuer à fonctionner.

M. François de Singly : Je suis d'accord, mais il faut énoncer quelque chose sur le conjugal.

Audition de M. François Boulanger,
professeur de droit privé et de droit international privé
à l'Université de Paris VIII

Réunion du mardi 11 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vingt-cinq ans après la réforme du divorce de 1975 qui introduisait - véritable révolution - le critère de consentement mutuel dans le divorce, partant du constat que la cause du divorce en général n'est pas la faute, mais la faillite et le dysfonctionnement du lien conjugal et que la notion de faute engendre des conflits destructeurs, la réforme proposée par M. François Colcombet vise à remplacer le divorce pour rupture de la vie commune et le divorce pour faute, par une seule catégorie : le divorce pour cause de rupture irrémédiable du lien conjugal ou cause objective.

La Délégation aux droits des femmes a souhaité entendre le professeur François Boulanger, professeur de droit privé et de droit international privé à l'Université de Paris VIII, spécialisé depuis déjà de nombreuses années dans le droit de la famille, particulièrement dans ses aspects comparatifs et internationaux.

Il nous a paru, en effet, intéressant d'avoir un aperçu des législations des pays européens en matière de divorce, certains comme les pays scandinaves ou l'Allemagne ayant écarté, depuis longtemps déjà, toute référence au divorce pour faute. Il semble toutefois, en Norvège comme en Allemagne, que, dans des situations de comportements abusifs, le divorce peut être obtenu dans les délais les plus rapides.

Ces pays connaissent-ils, comme en France, une crise de la vie conjugale et le recours à d'autres formes de vie en couple moins contraignantes ? Quelle est la pratique du divorce dans ces pays où l'on s'efforce de faciliter l'accès au divorce, tout en respectant la volonté des époux ? Quel est le rôle imparti à la médiation ? La disparition de la notion de faute a-t-elle permis de mieux résoudre les conflits du divorce ? Quelle est l'importance des contentieux concernant la garde des enfants ?

M. François Boulanger : Pendant longtemps, les civilistes ont montré un grand scepticisme quant à ce que pouvait apporter le droit comparé, particulièrement en matière de divorce.

Un très grand juriste du XXème siècle, le doyen Carbonnier a, un jour, écrit un article "A beau mentir qui vient de loin" sur le mythe du législateur étranger.

Pourquoi ? Parce que, classiquement, il existait une grande opposition dans les droits européens entre ceux qui étaient attachés à une forte restriction à la dissolution du mariage, ceux qui, comme l'a fait longtemps l'Espagne, condamnaient toute possibilité de dissolution et ceux qui, comme la France, s'en tenaient à l'exigence classique de la notion d'excès, sévices et injures graves, traduction laïque, si je puis dire, de la notion de méconnaissance des devoirs conjugaux et en quelque sorte de péché.

On n'a pas suffisamment porté attention au fait qu'il existait à cette époque de grands contrastes. En effet, par opposition à la France, les pays du nord de l'Europe ont, très tôt, connu le divorce : le divorce par consentement mutuel et même le divorce par séparation prolongée.

C'est dès le XVIème siècle, à la suite notamment de la Réforme qui a marqué une coupure décisive par rapport au principe classique de l'indissolubilité, que le divorce a été introduit dans les pays nordiques. Il l'a été au Danemark en 1536, en Suède en 1572 et au XVIIIème siècle par le code prussien, l'un des codes européens les plus complets de l'époque qui reconnaissait déjà le divorce pour consentement mutuel et ce qu'il appelait le divorce "pour aversion insurmontable".

Je rappelle que c'est dans cette optique que, lors de la première loi de 1792, un de vos lointains prédécesseurs, Aubert Dubayet, avait déclaré qu'il était opportun, en admettant le divorce par consentement mutuel et par rupture de vie commune, après conciliation préalable devant le conseil de famille, de délivrer la femme "de la perfidie des maris et de la tyrannie des pères".

Ses idées très larges s'étaient finalement trouvées en retrait dans le code de 1804, puisque vous savez que ce dernier connaissait essentiellement le prononcé pour faute. Le divorce ne durera pas en France au-delà de 1818, mais le principe sera repris en 1884 dans la "loi Naquet".

Quand Naquet voudra revenir à la loi de 1792, le Sénat l'écartera, de telle sorte que c'est seulement en 1975 que l'on consacre une sorte de trépied qui aboutit à la fois à la reconnaissance du divorce par consentement mutuel, du divorce pour rupture de la vie commune et du divorce pour faute.

Pour ma part, je considère que les obstacles apportés au divorce pour rupture de la vie commune ont été l'une des causes de son échec : il s'agissait en quelque sorte de faire payer au conjoint demandeur sa volonté ou son audace d'invoquer la rupture.

Si pendant longtemps des oppositions se sont manifestées, nous allons voir qu'il existe aujourd'hui une espèce de consensus dans les droits européens quant à la réforme du divorce.

Je vais essayer de dégager rapidement avec vous les grands traits communs du droit européen qui sont fondés, grosso modo, sur l'idée que reprend actuellement le projet français, puisqu'ils s'attachent essentiellement au divorce par consentement mutuel et au divorce pour rupture.

Pour autant, nous allons voir que la pratique ne comporte pas, entre les deux formes de divorce, cette scission qui apparaît dans le projet français.

Tout d'abord, la principale caractéristique commune aux différents pays d'Europe est la multiplication des divorces. Elle s'observe dans tous les pays avec pour conséquence la multiplication des coûts, notamment celui de l'aide juridictionnelle. Je précise tout de suite que cette notion est importante parce que le recours moderne à la médiation, qui est envisagé, sera jugé par les Etats moins coûteux que l'aide juridictionnelle.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous sommes sceptiques sur ce point.

M. François Boulanger : Je citerai quelques chiffres : le nombre de divorces prononcés en Grande-Bretagne qui était de 25 000 en 1960 est passé à 190 000 en 1985 et on comptait en Allemagne dont la population est, il est vrai, plus importante que la population française, 130 000 divorces en 1984.

Si nous nous attachons aux plus petits Etats, nous obtenons des données intéressantes, puisqu'il s'agit d'Etats qui ont une pratique relativement longue des divorces : selon des chiffres datant de la période 1995-1998, le Danemark enregistre 13 000 divorces pour 35 000 mariages et la Suisse, qui vient tout récemment de modifier son droit sur le divorce, 17 800 divorces pour 38 500 mariages.

Cette inflation générale s'est traduite, au cours des vingt dernières années, par une multiplication des réformes.

Après la réforme du droit anglais en 1996 et celle du droit allemand qui, en 1997 complétait la loi de 1976, la loi norvégienne a été modifiée, à son tour, le 4 juillet 1991. L'une des réformes les plus récentes, sur laquelle je tenterai de revenir, reste cependant la loi suisse du 26 juin 1998, qui a modifié le droit du divorce, tel qu'il existait dans le code de la famille de 1907.

La formulation générale des causes de divorce, auxquelles j'ai déjà fait allusion précédemment, est celle "d'échec de l'union".

Cette notion était apparue dès après-guerre dans les législations d'Europe de l'Est avec ce précédent du code polonais de la famille du 27 juin 1950 - lequel code avait d'ailleurs été repris dans le code de la famille et de la tutelle du 20 février 1964, en principe toujours en vigueur - qui parlait de la notion d'échec irrémédiable, que les Britanniques appellent le "breakdown" et les Allemands le "Scheitern der Ehe".

Cette notion d'échec irrémédiable, constitue dans certains droits, dont le droit polonais et la loi allemande, une cause unique de divorce, alors qu'elle donne lieu, dans d'autres systèmes, comme ceux de la Grande-Bretagne, de la plupart des Etats scandinaves et de la Suisse, à un dualisme, puisque sont à la fois possibles la formule de la demande conjointe des époux et celle de la rupture irrémédiable.

Nous verrons que les choses ne sont pas aussi simples qu'il y paraît - et je m'efforcerai ultérieurement de revenir sur ces deux causes distinctes de divorce - dans la mesure où les droits qui s'en tiennent à la notion d'échec irrémédiable contiennent néanmoins des éléments subjectifs, ce qui revient à dire qu'ils ne sont pas entièrement dégagés de l'appréciation de la conduite des intéressés.

Il est intéressant de relever que les deux causes de divorce les plus connues actuellement dans les droits européens - le consentement mutuel et le divorce pour échec irrémédiable - se distinguent souvent par une sorte de dualisme de procédure.

Ce dernier s'observe tout d'abord en Scandinavie, où la tradition rapporte qu'à l'origine c'était un acte royal avec délégation aux services de la chancellerie qui autorisait le divorce et cela très précocement : en 1790, au Danemark, une ordonnance royale permettait déjà la conversion de la séparation de trois ans en divorce, qu'il y ait ou non consentement des époux.

Cette procédure précoce s'est trouvée confirmée au XIXème siècle par la Constitution danoise de 1849, de telle sorte qu'on a assisté ensuite à un doublement de compétences puisqu'il y avait, d'un côté, les compétences administratives et, de l'autre, les compétences judiciaires au sein d'un système qui s'est maintenu, à la fois au Danemark et en Norvège, mais pas en Suède, où les compétences de divorce ont été unifiées au profit de la seule autorité judiciaire.

La caractéristique de ces droits, et notamment celle du droit danois depuis 1969 et de la Norvège qui, par la suite, s'est détachée politiquement du Danemark, tient au fait que les divorces administratifs qui, en réalité, sont les plus nombreux, sont fondés sur la constatation du consentement mutuel des époux.

De la sorte, la compétence judiciaire, quand elle existe, s'exerce surtout sur les suites du divorce et principalement sur l'attribution de la garde des enfants. Le sort des enfants après le divorce est la question qui semble justifier le plus l'appel aux tribunaux, étant précisé que, dans leur majorité, les divorces sont des divorces non contentieux. Ce sont des gouverneurs de district, appelés statsamtmand au Danemark et fylkensmann en Norvège, qui sont habilités à constater le consentement des époux et à intervenir dans les suites du divorce quant à l'octroi de pensions alimentaires ou de pensions d'entretien.

A côté de ces pays où des autorités administratives sont compétentes pour les divorces non contentieux, nous trouvons le cas de la Grande-Bretagne où, à l'origine, un acte du Parlement était nécessaire et où pendant très longtemps la seule High Court de Londres a été compétente pour connaître des divorces.

A partir de 1973, année qui, de l'avis des auteurs britanniques, a marqué un tournant, on a pratiqué ce que l'on a appelé "affidavit", déclaration sous serment attestant qu'un fait vient justifier le divorce, sans que cela implique un quelconque contrôle du juge.

Pratiquement, on s'en est tenu à une simple vérification administrative notamment à la suite d'un arrêt que les auteurs considèrent comme important : l'arrêt "Calderbank" de 1976, selon lequel il n'y pas lieu de vérifier la réalité du consentement.

Le système anglais a organisé une alternative, à savoir que, si les parties ne manifestent pas le désir de divorcer par consentement mutuel, il y aura alors lieu de recourir à la forme judiciaire de divorce. En même temps, le défendeur est prévenu qu'un divorce judiciaire perdu implique, pour lui, d'assumer entièrement les frais du procès.

Nous touchons ici à l'un des dangers du consentement mutuel : ce divorce anglais, de l'avis même des auteurs, est une sorte de divorce-résignation compte tenu du fait que le conjoint refuse de courir des risques, le juge anglais disposant de pouvoirs beaucoup plus étendus qu'en droit continental s'agissant des questions relatives à la répartition des biens et au sort des enfants.

En définitive, après avoir parcouru la proposition de loi de M. François Colcombet, je veux exprimer mon accord sur l'idée que le divorce doit rester judiciaire en droit français, au regard même de la protection égale des époux et pas seulement de la femme.

En effet, il semble nécessaire - et je vais détailler la question des deux causes de divorce que sont l'échec et le consentement mutuel - d'une part de vérifier la réalité de la volonté mutuelle des deux époux de divorcer, d'autre part de préserver le sort des enfants. De plus, il y a ce danger, en l'absence de contrôle, si on se borne à entériner les conventions, de voir l'un époux exposer l'autre, faute d'acceptation de ses offres, à tous les aléas d'un procès.

Après cette présentation générale, je souhaiterais revenir en détail sur les deux causes possibles de divorce, dont la première qui est évidemment la plus importante repose sur la notion d'échec irrémédiable.

En réalité, en droit comparé, les choses sont relativement complexes, plus qu'elles n'apparaissent dans la réforme proposée, qui consiste à constater qu'un délai de séparation, qui pourrait être d'une durée de trois ans, serait susceptible d'entraîner la rupture de l'union.

Les premières difficultés sont apparues - et je vais tenter de respecter l'ordre chronologique - en droit polonais avant de surgir en droit allemand, même si l'on observe une certaine similitude entre les solutions du droit polonais, celles du droit allemand, voire celles plus récentes du droit suisse.

En effet, le code polonais de 1950, repris en 1964, se fonde, dans sa rédaction actuelle à l'article 56, sur la "désunion complète et durable" et il a été admis qu'en principe celui qui a été considéré comme responsable de cette désunion, n'est pas fondé à réclamer le divorce. Pourtant, le cas se modifie si l'autre époux y consent - ce qui introduit déjà la notion de consentement dans les causes de divorce - ou si un refus de consentement s'avérait contraire aux principes de la vie sociale. Cela revient à dire qu'on pourrait passer outre à cette règle et une directive de la Cour suprême de Pologne, datant de 1968, indique notamment que si, par exemple, il y a eu une longue période de séparation, ou si le demandeur vit en concubinage, en l'absence d'enfants, il n'y a pas de véritable intérêt à maintenir le mariage.

On part ainsi de l'idée que celui qui est à l'origine de l'échec ne peut pas réclamer le divorce, pour arriver à la conclusion que, dans certaines situations, surtout en l'absence d'enfants, on peut passer outre au fait qu'il y a un responsable.

Cette idée, exprimée un peu sommairement a surtout été développée dans la loi allemande de 1976 - toujours en vigueur -, la réforme de 1997 dont je vous ai parlé concernant, elle, l'autorité parentale après divorce - puisque l'article 1565 du B.G.B. - Bürgerliches Gesetzbuch - stipule qu'il y a lieu à divorce quand il n'y a plus de communauté de vie entre époux et aucun espoir que cette dernière se rétablisse.

Ceux qui étaient encore attachés à l'idée de faute ayant naturellement déposé un recours, mais cette disposition a été jugée non contraire à la constitution par la Cour constitutionnelle. Des précisions sont même apportées à cette absence de communauté de vie par le code allemand qui indique qu'elle résulte le plus souvent de la séparation et que même si les époux, par nécessité en quelque sorte, continuent de vivre dans un même logement, il peut néanmoins y avoir destruction de la vie commune.

La difficulté du droit allemand tient au fait que les facteurs subjectifs sont réintroduits. L'article 1565 est en effet suivi d'un article 1566 qui crée deux présomptions d'échec.

La première concerne d'une part le cas où les époux, séparés depuis un an, demandent tous les deux le divorce, d'autre part celui où l'un des époux ayant déposé une demande initiale, l'autre y acquiesce. Le code de procédure civile allemand exige d'ailleurs que, devant la juridiction, le demandeur mentionne cet accord qui est révocable jusqu'à la fin du procès. Il s'agit donc d'une présomption d'échec reposant sur l'acquiescement de l'autre époux.

La seconde, quant à elle, se veut destinée à éviter toute immixtion et suppose trois ans de séparation. Un genre de choix se trouve ainsi offert entre un an de séparation, mais il faut que le défendeur acquiesce ou qu'il y ait une demande conjointe des deux époux, et trois ans de séparation, auquel cas, on passe outre à l'exigence d'accord conjoint.

A ces deux cas vient s'ajouter une autre proposition qui peut paraître plus complexe mais qui, d'un point de vue féministe, peut être considérée comme plus favorable : la faculté de demander le divorce - dans la pratique, il semble que ce soit plus souvent la femme qui ait recours à cette possibilité - dès lors que la durée de la séparation a été inférieure à un an, au motif que l'union deviendrait impossible pour des motifs tenant à la personne de l'autre conjoint (§ 1565-2°).

On retrouve ainsi cette notion connue du droit français, un peu spéciale en l'occurrence, de "dureté insupportable" pour la personne du demandeur en raison, après moins d'un an de vie commune, de certains faits et gestes de son conjoint.

Il est à préciser que, comme dans la plupart des législations modernes, nous ne trouvons pas dans le code civil allemand la notion très générique française "d'excès, sévices et injures graves". Les faits de nature à rendre le maintien de l'union impossible pour le demandeur y sont toujours détaillés. Les violences ou les violations de l'union conjugale figurent au nombre d'entre eux.

Il est intéressant de voir que cette espèce de dualité dans les présomptions d'échec, avec intervention de l'autre conjoint, va se retrouver dans les droits scandinaves et en droit suisse.

Dans les droits scandinaves, la séparation est brève, puisqu'elle se limite à six mois, ou à un an en cas de contestation au Danemark, à un an en Norvège et à six mois en Suède, excepté s'il y a des enfants de moins de seize ans ou si le divorce n'est pas contesté.

La tendance dans les pays nordiques semble être de ne pas même s'en tenir à ces délais qui paraissent très faibles au regard du droit français, d'où la possibilité éventuelle d'accueillir immédiatement le divorce pour certains actes tels que violences, adultère, sévices.

Cette possibilité conduirait même certains époux, si j'en crois un article qu'il m'a été donné de lire - mais il reste toujours difficile pour un Français d'obtenir beaucoup de détails sur le fonctionnement pratique du droit scandinave - à invoquer d'entrée de jeu cette notion de violences conjugales pour essayer de contourner les délais.

J'évoquerai maintenant le cas du droit suisse. Ce dernier est très intéressant parce qu'il a été réformé récemment et qu'il constitue, en quelque sorte, une synthèse entre certains points de vue français et allemands.

En droit suisse, on trouvait déjà la notion de "vie commune insupportable" en 1874. A cette date, la Suisse avait mélangé la notion de demande conjointe et de vie insupportable : les deux époux pouvaient demander le divorce s'il apparaissait, pour l'avenir, qu'il ne pouvait plus y avoir de vie commune, selon les termes du fameux article 142 du code suisse, introduit en 1907, qui permettait à chacun "de demander le divorce quand le lien conjugal est si profondément atteint que la vie commune est devenue insupportable".

Le défendeur pouvait cependant encore opposer la notion "d'abus du droit de réclamer le divorce" ce qui ne supprimait pas totalement le caractère subjectif de la rupture.

La loi nouvelle suisse du 26 juin 1998, l'un des textes étrangers les plus récents, a entièrement remis à plat le droit du divorce. Elle rétablit la demande conjointe, disparue en 1907, en même temps qu'elle connaît, dans son article 114, le divorce pour quatre ans de séparation. Il est à noter que la notion de divorce pour séparation prolongée joue, en principe, en cas d'échec d'une requête conjointe.

Nous retrouvons là un peu le système allemand puisque, au-dessous de ce délai de quatre ans, l'article 115 prévoit que le divorce est possible si "la continuation du mariage est insupportable pour motif sérieux, non imputable à l'époux."

Cela signifie que l'on en revient à admettre que le demandeur peut se contenter d'une durée de séparation moindre, dès lors qu'existent des causes se référant en réalité aux anciennes dispositions du droit suisse, à savoir les mauvais traitements corporels, la conduite déshonorante, la maladie mentale et incurable au bout de trois ans, en la personne du partenaire.

L'énumération de causes qui existait dans la loi suisse avant la réforme jouera ainsi dans le cas où, la durée de séparation étant inférieure à quatre ans, un époux serait désireux de demander le divorce.

La notion de "rupture irrémédiable de la communauté de vie" ne prévaut pas uniquement en Allemagne, en Scandinavie et en Suisse puisque nous la retrouvons également en Belgique dans la loi du 1er juillet 1974, revue par la loi du 2 décembre 1982, qui prévoit, à côté du consentement mutuel, le divorce après une séparation de cinq ans.

Pour ce qui concerne l'Italie, elle connaît, depuis la réforme du 6 mars 1987 sur le régime du divorce, dont vous savez qu'il a été introduit par la loi du 1er décembre 1970, la transformation, au terme de trois ans, de la séparation en divorce. Elle distingue la séparation consensuelle, où les époux admettent d'un commun accord que la séparation pourra être transformée en divorce et la séparation judiciaire, où il apparaît que se manifestent, là encore, des faits qui rendent intolérables la vie commune ou, dit l'article 151 du code civil italien "qui portent un préjudice grave à l'éducation des enfants."

Comme dans les autres droits, il y a donc combinaison de l'échec et du consentement.

Je pourrais également vous citer le cas du code grec de 1983, où la rupture est présumée irréfragable si les époux ont vécu séparés depuis quatre ans et où le divorce peut être demandé, même si la personne du demandeur est à l'origine de la rupture. Outre ces quatre ans de séparation, le code grec connaît aussi la rupture présumée, si le défendeur s'est rendu coupable d'un des faits énumérés par le code grec : bigamie, adultère, abandon, atteinte à la vie du conjoint, faits graves censés être assimilés à la rupture.

Il est bon de préciser qu'un certain nombre de droits étrangers connaissent encore l'actuel régime français de refus possible du divorce, dont j'ai constaté qu'il disparaissait dans la proposition de loi de M. François Colcombet, puisque seulement la notion de faute subsisterait pour la réparation du préjudice matériel ou moral et que la clause de dureté de l'article 240 du code civil disparaîtrait.

Je dois dire que cette clause est maintenue dans les droits qui se fondent encore sur la notion d'échec irrémédiable.

C'est ainsi que le code civil belge, dans son article 232 actuel, refuse le divorce pour séparation de cinq ans s'il y a eu une aggravation notable de la situation matérielle des enfants nés du mariage ou adoptés.

J'attire surtout votre attention sur l'article 1568 du code civil allemand qui déclare que, malgré l'échec du mariage, il n'y a pas de divorce "si le maintien du mariage est dans l'intérêt des enfants mineurs ou s'il existe des motifs particuliers pour le défendeur". C'est la Cour fédérale allemande qui a précisé quels étaient ces motifs particuliers. Elle a notamment envisagé le cas où la femme se serait sacrifiée professionnellement pour se consacrer à la situation du mari ainsi que celui où il y aurait une menace de suicide des enfants.

Tout cela prouve que, malgré le divorce pour rupture, un certain nombre d'éléments subjectifs subsiste encore dans tous ces droits. Par la suite, nous verrons même qu'en droit allemand la notion de faute peut réapparaître dans certaines suites du divorce.

Après avoir évoqué le divorce pour rupture, je souhaiterais en venir rapidement au divorce sur demande conjointe, auquel les droits étrangers, à la différence du droit français, réservent rarement un traitement séparé, le liant le plus souvent à l'échec du mariage.

C'est le cas du droit anglais - Family law Act de 1996 - qui, prévoit qu'il y a une déclaration, soit unilatérale, soit bilatérale, que le mariage a échoué, avec nécessité de respecter un délai de trois mois, lequel s'accompagne d'une médiation obligatoire et d'une information sur les effets de l'union et les conséquences de son échec.

Le droit anglais prévoit - et c'est sa caractéristique intéressante - que le divorce ne peut, en principe, pas être prononcé aussi longtemps que les parties ne se sont pas engagées à en régler les effets. Au terme d'une suspension d'une période de douze mois, l'une et l'autre partie déclarent que le mariage ne peut pas être sauvé et apporte à la juridiction la preuve que les arrangements financiers et relatifs aux enfants ont été pris.

La caractéristique du droit anglais, sur lequel je reviendrai si vous m'interrogez sur le détail des suites du divorce, réside dans le fait que la cour ne s'immisce absolument pas dans les arrangements financiers entre époux. En revanche, elle vérifie s'il y a bien eu sauvegarde des intérêts des enfants.

Le modèle scandinave, quant à lui, obéit, ainsi que je vous l'ai dit, au principe que le divorce est de la compétence des autorités administratives pour autant que les époux sont d'accord sur le fait de divorcer et sur le versement éventuel de pensions, y compris de pensions d'entretien, dans la mesure où leur montant est fixé par une autorité administrative.

A ce propos, je me permets d'évoquer l'arrêt rendu par la cour de Cassation en date du 20 novembre 1990. Il concernait un Turc et une Danoise, naturalisés Français, qui, le ménage battant de l'aile, avaient décidé de retourner au Danemark. Le mariage avait été prononcé par le tribunal d'Elseneur et il était demandé au juge français d'en tirer les conséquences, en tenant compte de cette fameuse intervention des autorités administratives et notamment du fait que la pension avait été fixée par décision administrative. Dans cette affaire, où la femme avait eu l'initiative, le mari avait protesté, déclarant qu'il n'avait pas joui des garanties procédurales normalement accordées en droit français.

La cour de Cassation a écarté l'objection en soulignant que l'autorité administrative avait pris soin de convoquer le mari qui ne s'était pas rendu à la convocation et qu'elle l'avait, à l'avance, informé des conséquences pécuniaires du divorce sans, apparemment, susciter de sa part la moindre protestation.

La règle est la même en Norvège où la séparation et le divorce sont également de la compétence des autorités administratives à l'exception, encore une fois, des dispositions relatives aux enfants, du droit de garde et du droit de visite, qui relèvent des tribunaux judiciaires.

Ce qui est important dans toutes ces législations, c'est le rôle de la médiation. Selon la loi danoise de 1985, c'est le gouverneur, donc une autorité administrative qui offre conseil aux parents et aux enfants, dont l'acceptation n'est pas obligatoire, mais qui paraît acquise dans 60 % des cas.

A l'inverse, en Norvège, la médiation n'est pas facultative, mais obligatoire. La loi norvégienne de mars 1991 est allée loin, puisqu'elle fait obligation aux époux et aux enfants de moins de seize ans de se soumettre à la médiation.

D'après ce que j'avais retenu de l'article d'un juge de Copenhague, publié à l'occasion d'un colloque qui s'était tenu à Bruxelles sur les familles et la justice, sur 12 600 divorces prononcés au Danemark, la pratique de la médiation arrivait à ramener les cas judiciaires au nombre de 3 400, ces derniers portant essentiellement sur les problèmes de garde des enfants. C'est donc faute de suivre l'avis des médiateurs que l'on passe là-bas du stade administratif au stade judiciaire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pouvez-vous être plus explicite ?

M. François Boulanger : Dans un premier temps, le gouverneur offre la médiation et se fonde, par conséquent, sur le consentement mutuel des parents pour régler les problèmes de divorce. Comme j'aurai sans doute l'occasion de le dire, les problèmes pécuniaires sont peu fréquents dans les Etats scandinaves et, dans la plupart des cas, si l'entente ne se réalise pas, c'est pour des motifs d'un autre ordre. Dans ces pays qui connaissent des régimes de communauté, il y a d'ailleurs possibilité pour le juge, qui jouit de pouvoirs assez étendus quant à l'attribution de biens consécutive au divorce, de déroger au partage par moitié de la communauté.

Ce n'est que lorsque les époux ne parviennent pas à s'entendre sur les problèmes de garde et de visite des enfants que l'affaire est soumise aux tribunaux judiciaires. Cela revient à dire qu'en l'absence d'enfant, le divorce est quasiment un acte purement administratif.

Pour ce qui est de la Suisse, dans le texte de 1998, c'est l'article 136 du code suisse qui prévoit une requête conjointe portée devant le juge sans qu'il y ait, en principe, de procédure préalable de conciliation. Le juge doit entendre les parents ensemble et séparément et s'assurer du caractère volontaire du consentement au divorce. Il doit, précise l'article 140 du code suisse "... s'assurer que la convention est claire et complète et qu'elle n'est pas manifestement inéquitable".

Les cantons, de leur côté, peuvent offrir aux parties une médiation qui n'existe pas au niveau fédéral et la mission du juge suisse consiste à constater que s'il n'y a pas accord complet sur les suites du divorce, la demande conjointe se transforme en demande unilatérale, ce qui signifie que le débat contentieux s'ouvre alors à la demande des époux, étant précisé que la préférence va nettement au consentement mutuel.

Voilà l'essentiel de ce que l'on peut dire sur les causes de divorce.

Je suis prêt à vous fournir sur le contenu des conventions et les suites du divorce quelques détails qui témoignent, y compris dans les cas de rupture complète de l'union, de l'existence d'une certaine subjectivité.

M. François Colcombet : Qu'en est-il des régimes matrimoniaux que vous avez évoqués au passage ?

M. François Boulanger : Je vous citerai un cas intéressant qui est, au demeurant, l'un de ceux que je connais le mieux : les suites patrimoniales.

Ces dernières, en droit allemand, obéissent à l'article 1569 du BGB selon lequel un époux ne peut revendiquer un entretien pour autant qu'il n'est pas en mesure de pourvoir lui-même à ses besoins. Cet article nous entraîne assez loin de la notion de prestation compensatoire française. Il ne s'agit pas d'une sorte de rétablissement mathématique de l'équilibre, mais du présupposé que, dans la société moderne, chaque époux a normalement une activité et que s'il y a une obligation pécuniaire après le divorce, c'est pour permettre ou faciliter une réinsertion.

Nous assistons, à cet égard, à une réintroduction des critères subjectifs, notamment dans l'article 1361-B du BGB qui, introduit en 1984, prévoit qu'un époux peut exiger de l'autre l'abandon de l'utilisation de tout ou partie de la maison d'habitation conjugale, "pour éviter une trop grande dureté" précisent les termes du même article.

La jurisprudence allemande a été relativement abondante sur la question de l'attribution de pension, puisqu'elle n'est offerte que dans la mesure où "l'un des époux n'est pas à même de pourvoir lui-même à ses besoins". Que faut-il entendre par cette formule ?

Plusieurs arrêts de la cour fédérale allemande ont notamment porté sur la question de savoir si un époux qui exerçait une activité pendant le mariage était toujours à même de la continuer, alors qu'il avait des enfants d'âge scolaire qui pouvaient constituer un empêchement à la poursuite de son activité. A cet égard, la jurisprudence prend en considération l'âge des enfants.

Le droit allemand connaît ce que l'on appelle "les clauses d'équité" les "Billigkeits-Klausel". A côté de la clause positive d'équité, existe la clause négative d'équité (§ 1579 BGB).

Les clauses positives ce sont les raisons graves comme, pour un époux, l'incapacité de pratiquer une activité rémunératrice, auquel cas, dit le texte, "il serait très inéquitable de lui refuser une compensation". On cite aussi le cas de la maladie après divorce ou de la créance que pourrait avoir l'époux et qui est d'ailleurs reconnue expressément par le code civil allemand de même que le recyclage professionnel du conjoint, qui a pu perdre son emploi au cours du mariage. Il est donc, ainsi que vous pouvez le voir, très difficile d'éliminer la subjectivité au niveau des conséquences du divorce.

A côté de cette clause positive d'équité il y a la clause négative d'équité qui, à l'inverse, correspond dans certains cas, à un refus d'attribuer une pension au motif que le créancier se serait rendu coupable de certains actes. Le fait pour le créancier de s'être, par exemple, rendu coupable de crimes et de délits à l'encontre de son débiteur, d'avoir provoqué son état de besoin ou négligé l'entretien de sa famille sont autant de motifs justifiant un refus de paiement de la pension, lequel s'effectue généralement sous forme de versement mensuel. Il existe une possibilité de capital, mais contrairement à ce qui se passe dans le droit français, elle n'est que subsidiaire s'il y a là une charge inéquitable pour le débiteur. En cas de remariage, le droit allemand prévoit également d'ailleurs une priorité de l'ex-conjoint par rapport au nouveau.

Il est intéressant de noter que cette question se retrouve dans le droit des Etats scandinaves ainsi que dans le droit suisse.

Dans le droit des premiers, contrairement au droit français, les obligations financières sont très rares et elles ne servent qu'à s'adapter à une nouvelle situation, étant précisé, une fois de plus, qu'il s'agit de pays où la femme est considérée comme ayant une activité professionnelle, ce qui conduit à envisager le versement compensatoire comme étant destiné à lui assurer une réinsertion. Etant donné que les époux sont libres sur ce point, mais que les Cours ont la possibilité de rejeter des accords inéquitables, le droit fixe des limitations dans le temps : la pension ne peut ainsi pas être versée au-delà de trois ans en Norvège et de cinq ans au Danemark.

Dans le droit suisse, c'est le nouvel article 125 de la loi de 1998 du code civil qui dispose que le conjoint doit "une contribution équitable si on ne peut raisonnablement attendre d'un époux qu'il pourvoie lui-même à son entretien, y compris la constitution d'un prévoyance vieillesse appropriée".

Comme c'est le cas en droit allemand, la clause d'équité négative existe. Cette clause négative de l'article 125 du code suisse précise que le créancier qui a gravement violé son obligation d'entretien, qui a provoqué la situation de nécessité où se trouve son débiteur ou qui a commis une infraction pénale pourrait se voir opposer ces motifs à toute réclamation de pension.

De toute façon, j'insiste sur le fait qu'aussi bien dans les droits scandinaves que dans le droit anglais, le juge, à qui sont octroyés de très grands pouvoirs, a la possibilité de déroger au partage égal de la communauté ce qui, dans une certaine mesure, compense la faiblesse des accords financiers, la majeure partie du contentieux portant en réalité sur le sort des enfants et l'autorité parentale.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je retiendrai de l'ensemble de votre exposé qu'il existe différentes formes de divorce dans les droits européens, mais qu'aussi bien dans la procédure elle-même que dans ses conséquences, les critères subjectifs sont réintroduits de façon plus ou moins importante.

M. François Boulanger : Oui, mais sans cette séparation qui existe entre consentement mutuel et rupture de l'union, étant entendu que le consentement mutuel est souvent premier et que ce n'est que si l'autre époux ne consent pas que l'on est amené à constater la rupture de l'union, les intéressés étant encouragés à régler eux-mêmes les suites de leur divorce.

En ce qui concerne le droit anglais tout au moins, il est certain que le gouvernement britannique actuel est effrayé par l'accroissement du montant de l'aide juridictionnelle à accorder aux parties en cas de procès : on encourage le divorce par consentement mutuel parce que, dans une certaine mesure, il est source d'économies par rapport au contentieux judiciaire qui subsiste dans la plupart des pays.

Même si le point de vue du droit français n'est pas exactement le même, la tendance générale restrictive actuelle tient au fait que l'on considère que les époux sont professionnellement indépendants et qu'ils doivent donc être à même, sauf situation exceptionnelle, de ne pas attendre de secours du conjoint. En conséquence, la plus grosse partie du contentieux sera relative au sort des enfants.

Pour des raisons que je n'ai plus le temps de détailler ici, la plupart des droits modernes, y compris la réforme allemande de 1997, ont complètement banni toute forme de responsabilité, en généralisant l'autorité parentale commune comme c'est déjà le cas dans la loi du 9 janvier 1993

M. François Colcombet : Cette proposition de loi ne va donc pas à contre-courant des idées européennes ?

M. François Boulanger : Bien au contraire : elle s'inscrit au c_ur de la tendance générale.

Vous me permettrez juste de soulever une question : est-on sûr que l'égalité entre époux est totalement assurée par une constatation de l'échec de l'union au terme d'une certaine période ?

Par ailleurs, ne serait-il pas intéressant, de s'inspirer du droit allemand, d'une part en retenant l'idée que dans un délai plus court, un époux pourrait avoir des motifs valables de demander le divorce, d'autre part en prévoyant qu'exceptionnellement des circonstances pourraient continuer de faire obstacle, l'attitude du demandeur lui-même n'ayant pas été irréprochable dans la rupture ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous allons étudier cette question, car il n'y a pas, dans la proposition de M. François Colcombet, de définition du caractère irrémédiable de la rupture.

M. François Colcombet : Il appartiendra au juge de la constater.

Audition de Mme Danièle Hervieu-Léger,
directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales

Réunion du mardi 11 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, directrice du Centre d'Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux, rédactrice en chef de la revue "Archives de Sciences Sociales des Religions".

Lors du colloque "Quel droit, pour quelles familles ?" organisé en mai 2000 par le ministère de la justice, votre intervention sur le thème de la désacralisation de l'institution du mariage avait retenu toute notre attention.

La proposition de loi sur la réforme du divorce déposée par M. François Colcombet tend à simplifier l'accès au divorce par la valorisation des accords entre époux dans le cadre du divorce par consentement mutuel et à pacifier les conflits en supprimant la notion de faute. Le nouveau regard ainsi porté sur le divorce renvoie implicitement au sens et à la valeur que notre société attache aujourd'hui au mariage.

S'agit-il, selon vous, d'une étape supplémentaire dans ce que vous appelez la désacralisation de l'institution ? La notion de faute a-t-elle réellement disparue de nos mentalités avec celle de l'indissolubilité du mariage ? N'est-ce pas la conséquence des nouveaux liens de conjugalité, basés davantage sur l'affectivité, l'individualisation et la privatisation, parallèlement à la pluralisation des modèles familiaux, comme le rappelait Mme Elisabeth Guigou en ouverture du colloque sur la famille ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Je vais commencer - puisqu'après tout il est un peu surprenant de consulter une sociologue des religions à propos de la réforme du divorce et que ma présence peut avoir un caractère quelque peu saugrenu - par un préambule qui m'apparaît nécessaire pour situer mon propos et écarter tout risque de malentendu.

Très souvent, ce malentendu tient au fait que l'on s'attend, en faisant appel à un sociologue des religions, à ce qu'il parle, en un certain sens, au nom de son objet.

Par exemple, on attend qu'il apporte une réponse à la question de savoir ce qui est sacré ; ce qui semble, dans toutes les religions, relever de ce que l'on appelle "le sacré", comme si les grandes religions, parce qu'elles traitent toutes de l'absolu, nous permettaient à nous, sociologues des religions, d'identifier une sorte d'invariant du sacré, (comme on parle d'invariants anthropologiques ou des lois de l'inconscient) et de localiser des référents absolus dont toute société humaine ne saurait se passer.

Si telle était l'attente de mon auditoire, il risquerait une forte déconvenue, parce que le sociologue des religions travaille précisément à rebours de cette perspective : il ne cherche pas à identifier les invariants du sacré, mais à démonter les logiques et les enjeux sociaux de la définition de ce que les différentes sociétés se donnent pour sacré, ce qui est exactement la démarche opposée. Autrement dit, il cherche à savoir comment la délimitation des choses, des principes, des institutions dites "sacrées" correspond à des conditions sociales, culturelles, politiques, économiques, déterminées et singulières. C'est bien dans cette perspective que j'entends situer mon propos s'agissant de l'institution du mariage. N'attendez donc pas de moi que je vous dise en quoi, du point de vue des grandes religions, cette institution a, en tant que telle, un caractère sacré.

Ce qui m'intéresse spécifiquement, c'est le travail de sacralisation mis en _uvre par différentes sociétés, par lequel elles établissent, de façons diverses, le caractère absolu du fait marital. Je vais plutôt tenter de réfléchir devant vous sur la manière dont nous _uvrons dans des conditions sociales et culturelles données à la redéfinition de cette "absoluité", si vous m'autorisez ce jargon, qui permet de comprendre à quoi je fais allusion.

La perspective que je voudrais mettre en _uvre dans ces quelques réflexions sur la signification que revêt, du point de vue d'une sociologue des religions, la suppression envisagée du divorce pour faute et son remplacement par la notion de divorce par constat du caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal, s'articulera autour de trois thèmes principaux que je déclinerai les uns par rapport aux autres.

Premièrement, la problématique de la faute relève de façon ultime, quel que soit par ailleurs le degré de sécularisation qu'elle revêt, notamment à partir du moment où elle fait l'objet d'une qualification en droit, d'une vision de la transgression, elle-même inséparable d'une conception sacrale de l'institution du mariage.

Deuxièmement, la réforme actuelle du droit de la famille tend à prendre en charge le processus de désacralisation radicale dans lequel les transformations de la société et des rapports entre les hommes et les femmes ont engagé cette institution du mariage.

Troisièmement, la disparition du divorce pour faute et son remplacement par la notion de constat du caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal ne constitue pas seulement, de mon point de vue, une disposition pratique et utile destinée à pacifier les circonstances toujours douloureuses de la séparation d'un couple et à faciliter le règlement des problèmes qu'elle engendre, notamment pour les enfants. J'entends démonter qu'elle marque aussi une étape dans un processus de laïcisation qui, de mon point de vue, fait partie intégrante de la modernisation de nos institutions civiles et politiques.

Concernant la problématique de la faute, sur laquelle il me semble intéressant de nous arrêter, je répète que, même envisagée dans une définition juridique formellement laïcisée, elle nous renvoie à l'idée que la rupture du lien conjugal est de l'ordre d'une transgression mettant en jeu la sacralité même de l'institution du mariage.

J'en donnerai, pour exemple, les réactions très intéressantes pour moi, sociologue des religions, qu'a suscitées parmi les juristes l'arrêt de la cour d'appel de Lille autorisant des conjoints en instance de divorce à passer devant le juge une convention par laquelle ils s'accordaient mutuellement le droit à l'adultère. On peut penser ce que l'on veut de cet arrêt, il n'en reste pas moins intéressant pour moi d'observer les réactions des juristes, notamment à travers les articles publiés très vite dans les revues de droit, où ils s'interrogeaient sur le fait de savoir ce qu'il resterait de l'institution du mariage si elle perdait son caractère sacré.

Une telle question apparaît étrange dans un pays qui a inventé le mariage civil pour faire pièce à l'institution religieuse (en l'occurrence catholique) du mariage qui fonde l'absoluité du lien entre les conjoints sur le fait que Dieu s'engage avec eux dans le sacrement. On sait que le projet des révolutionnaires, en 1793, était d'émanciper le mariage de la tutelle de l'Eglise pour aller jusqu'à sa reformulation dans les termes d'un simple contrat civil. La solution retenue par le code civil de 1804 est, en réalité, très profondément différente.

Le code civil de 1804 a réintroduit la sacralité du lien conjugal sous une forme apparemment laïcisée - il n'est plus question de Dieu et je vais essayer de vous proposer une interprétation de ce qui tend à le remplacer - en affirmant le caractère "permanent par destination" du mariage.

Autrement dit, le code civil, en des termes parfaitement séculiers, propose une interprétation de la transcendance du lien conjugal, au-delà de la volonté même des deux époux de faire exister ce lien entre eux. En témoigne la fameuse formule de Portalis "le plus saint des contrats" qui ne s'explique que par là.

D'où cette sacralité séculière du lien conjugal, telle que la pose le code civil, tire-t-elle son origine ?

Ce n'est plus, comme dans le mariage religieux, où les choses ont au moins le mérite de la clarté, de Dieu dont il s'agit. Cette sacralité s'enracine dans l'ordre supposé immuable, donc absolu, de la nature qui assigne aux époux, et spécifiquement à la femme, leur place dans cette relation. Cela n'est pas un fantasme de ma part puisque je le lis, toujours sous la plume du même Portalis, dans cette formule hallucinante lorsqu'on y réfléchit bien : "en se mariant la femme devient mère." J'attire votre attention sur le fait qu'il ne parle pas d'épouse, mais bien de "mère".

Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que la transcendance du lien conjugal telle que la pose actuellement le code civil est fondée, aussi solidement que dans sa version religieuse, sur l'impératif biologique et social de la procréation et que le sacré, sorti par la fenêtre avec la création du mariage civil, est rentré dans notre droit par la porte de la nature dont l'ordre prime sur la volonté des individus.

Vous m'objecterez que le divorce est prévu. Certes, il ne faut pas exagérer. Il est bien prévu, mais, il l'est dans ce cadre de pensée, et c'est sur ce point que je souhaiterais insister.

En effet, c'est parce que le divorce ne peut être pensé ultimement que comme transgression de cet ordre, qu'il est inséparable de la notion de faute qui permet de nommer le coupable de la transgression.

Il s'agit d'un problème beaucoup plus grave que celui de l'intensité des bagarres entre époux. Il est essentiel, en effet, de savoir quelle est l'organisation symbolique qui se cache derrière cette construction juridique. De ce point de vue, il est aisé de souligner l'inégalité fondamentale des sexes : dès lors que le rôle de la femme dans le mariage l'enferme directement dans sa condition biologique de mère, le prix à payer de la faute est incomparablement plus lourd, dans la mesure où la divorcée pour faute se trouve, en quelque sorte, "dénaturée". On parle d'ailleurs à leur propos de "mères dénaturées".

La loi de 1975 en introduisant le divorce par consentement mutuel a constitué - ce qui, selon moi, cela n'a pas été suffisamment souligné - non seulement une espèce de commodité pratique, mais aussi et surtout, dans cette construction symbolique du code civil, une première rupture décisive qui, rendue possible, formalise les transformations des rapports entre hommes et femmes, à partir du desserrement de la contrainte procréatrice, qui permet ainsi l'affirmation d'autonomie par rapport à la nature.

Il s'opère là un déplacement symbolique qui est déjà de première importance, car ce qui, dans cette nouvelle version, devient "sacré", - c'est évidemment une façon de parler - c'est la volonté des époux, y compris lorsque le couple se trouve en situation d'échec et qu'intervient la séparation, d'où la notion forte de consentement. Pour le coup, il est important de souligner les termes : la notion de consentement prend toute sa force, car il ne s'agit pas d'assurer un simple aménagement ou une simple commodité pratique, mais de manifester l'expression d'une volonté autonome.

La loi de 1975 laisse cependant subsister parallèlement le divorce pour faute. C'est pourquoi, selon moi, en raisonnant exclusivement sur ce terrain des registres symboliques de construction de l'institution, le régime actuel se trouve à cheval entre deux constructions symboliques de l'absoluité : une première construction symbolique de l'absoluité qui est fondée sur une sacralité du lien comme tel, dans la logique que je viens d'exposer, et une seconde construction symbolique où prévaut la relation contractuelle entre deux sujets.

A mon sens, le premier intérêt de la réforme envisagée est évidemment de rétablir la cohérence du régime symbolique grâce à un dispositif centré sur la volonté des individus. Par ce biais, au-delà de la formule un peu facile qui, d'ailleurs, avait un peu choqué lorsque j'y avais eu recours pour la première fois de la "désacralisation du mariage" (dont vous aurez compris que je la considère comme une opération extrêmement positive), on fait entrer enfin le mariage dans la modernité, c'est-à-dire dans un ordre de société qui est la nôtre, qui est celui des sociétés démocratiques, dans lesquelles c'est l'affirmation des sujets autonomes qui génère la relation qui les unit.

A partir de là, je ferai deux remarques.

D'abord, la reconnaissance éminemment contractuelle du lien conjugal ne signifie nullement, à mon sens, contrairement à ce que l'on entend souvent dire, la privatisation automatique du lien conjugal. D'où l'importance préservée de l'institution du mariage par rapport à d'autres formules possibles de reconnaissance du lien, c'est la force de l'institution du mariage que précisément d'assurer la publicisation de la volonté autonome des époux.

En prétendant, comme c'est fréquent, qu'en désacralisant, on privatise, on manque une médiation. Tout l'enjeu de la réforme actuelle consiste à ne pas transformer le mariage en un simple contrat, mais à assurer, sous la forme solennelle de l'institution du mariage, la publicisation du lien. Le lien est rendu public, mais il est rendu public dans sa spécificité d'expression autonome de deux sujets.

Cela implique, en retour - et je suis, pour ce qui me concerne, très sensible à cet élément - que le divorce ne peut pas, non plus, se réduire une simple déclaration à l'officier d'état civil. Ce point, qui est précisé dans la proposition de loi, me paraît effectivement correspondre à la logique même de l'institution du mariage. Je dirai qu'il y a là une simple règle de parallélisme des formes et que la publicisation de la rupture, en tant qu'elle est décision des intéressés, doit être également solennisée sous une forme qu'il ne m'appartient pas de définir.

La publicisation est donc importante, ce qui, j'y insiste, ne réduit en rien, selon moi les exigences de simplification et de dédramatisation posées opportunément par la proposition de loi.

Maintenir l'idée que l'institution du mariage suppose - par rapport, par exemple, à la formule retenue dans le Pacs - une publicisation spécifique du lien conjugal me paraît impliquer que le divorce ne peut pas se réduire à une simple opération administrative.

Ensuite, il me paraît nécessaire de reconnaître, en effet, l'existence de situations de rupture irrémédiable du lien conjugal, lesquelles peuvent être unilatéralement déclarées telles par l'un des conjoints. C'est une exigence de sécurité des personnes.

C'est en ce point précis que se situe l'intervention du juge qui peut être amené à qualifier des comportements comme fautifs et à définir les modalités de réparation du préjudice commis.

Je voudrais cependant souligner que le travail d'évaluation judiciaire des fautes, qui est réalisé dans une problématique de droit, que ce soit en droit pénal ou en dehors, ne nous reconduit pas à la problématique fondatrice de la faute, telle qu'elle est actuellement engagée dans la définition du divorce pour faute. Car, en réalité, dans le registre symbolique du divorce pour faute, - et j'aurais envie d'écrire pour Faute - c'est le divorce comme tel, en tant que transgression de la sacralité séculière du mariage, qui constitue ultimement La faute.

Je crois donc qu'il faut bien voir que ce qui est véritablement fondamental dans la demande de conserver le divorce pour faute, c'est l'attestation du régime symbolique dans lequel la faute renvoie à une transgression d'une sacralité. C'est là, selon moi, ce qui pose le principal problème.

En revanche, la notion de divorce par constat du caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal nous sort définitivement - et, à ce titre, elle s'inscrit dans la même logique de désacralisation - de ce registre symbolique de la transgression pour nous faire passer dans un autre registre symbolique, qui est celui de la responsabilité.

Je terminerai en répondant à la question de la banalisation du divorce.

Elle éveille étrangement pour moi des résonances d'autres débats portant, par exemple, sur le fait de savoir si la légalisation de l'avortement ne risquait pas de le "banaliser". On sait pertinemment ce qu'il en est. On sait surtout ce qui se joue derrière cela : la question de la banalisation en l'occurrence répond à l'idée que si des individus ont accès à des dispositifs de ce type, ils vont forcément y recourir sans se poser de questions. Je ne pense absolument pas que la suppression de la notion de faute, autrement dit le changement de registre symbolique, nous amène nécessairement à une banalisation du divorce. J'irai même jusqu'à dire qu'on peut reformuler la question autrement. En effet, ce dont il s'agit, c'est finalement de savoir si en sortant de la problématique de la transgression, donc de l'ordre de la sacralité, il est possible de maintenir l'idée d'une importance sociale et existentielle du lien conjugal telle que sa rupture ne puisse jamais être considérée et vécue autrement que comme une douleur, y compris si elle se passe bien.

Le seul véritable obstacle à la banalisation, le vrai garde-fou contre toute banalisation, c'est la qualité même de l'engagement volontaire des conjoints qui fait que, même en situation de consentement mutuel, ils vivent cette rupture comme quelque chose de douloureux ou, au moins, comme une situation d'échec.

Par rapport à cette question de la banalisation, j'aurais envie de poser la question dans l'autre sens en demandant : de quels dispositifs légaux et institutionnels avons-nous besoin pour rendre pleinement justice, en modernes que nous sommes, à l'engagement volontaire, responsable de sujets autonomes qui s'engagent personnellement dans les actes qu'ils posent ?

Pour ma part, dans la mesure où la proposition de loi permet d'abandonner les références, même implicites, à des absoluités transcendantes - en l'occurrence celles de la nature - et parce qu'elle contribue, de ce fait même, à augmenter la place de l'autonomie de l'individu dans nos institutions de façon publique, j'estime qu'elle va dans le bon sens et j'ajoute qu'elle me paraît, par là-même, faire avancer le projet fondateur de la laïcité dont on peut dire, sans commettre d'injustice particulière, qu'il est demeuré sur le terrain des institutions familiales quelque peu évanescent.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comment expliquez-vous le fait que vingt-cinq ans après la réforme sur le divorce, 46 % des divorces sont prononcés pour faute ? Comment analysez-vous ces fautes et à quel ordre les renvoyez-vous ?

Je crois que vous avez bien établi la distinction entre la faute transgression du lien sacré et la faute venant à l'appui d'une demande de réparation de préjudice.

D'après vous, où nous situons-nous aujourd'hui ? Cette interrogation répond au sentiment que l'on a clairement basculé d'un ordre à l'autre. En vingt-cinq ans, je ne dirai pas que le divorce a été banalisé, mais qu'il n'est plus aujourd'hui vécu comme une transgression d'un lien indissoluble. Dans ces conditions, le grand nombre des divorces pour faute tient-il au fait que la société aspire à une reconnaissance des préjudices, ou au fait qu'il permet d'extérioriser la douleur ?

Dans le cas où l'on devrait retenir la seconde hypothèse, je me pose la question suivante : si la médiation ne fait pas son _uvre - et la médiation n'est pas un lieu de parole - et si cette expression de la douleur repose sur une aspiration forte, ne risque-t-on pas, soit de la retrouver ailleurs, dans des procédures pénales de reconnaissance du préjudice, soit d'assister, puisque la proposition de loi crée la notion de rupture irrémédiable du lien conjugal, à un retour du dilatoire et de la subjectivité ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : C'est une question absolument essentielle et à mon sens très judicieuse que je me suis d'ailleurs posée en lisant à la loupe la proposition de loi et en voyant dans l'exposé des motifs l'importance du pourcentage des divorces prononcés pour faute. N'étant pas sociologue de la famille, et n'ayant pas tous ces chiffres en tête, je dois avouer que j'en ai été extrêmement frappée.

Pour répondre à votre question, je dirai qu'il est clair que nous allons retrouver de la douleur ailleurs. Il existe en effet une irréductibilité de l'expérience subjective de l'échec qui fait, quoi qu'il puisse en être du consentement même, que les individus le vivent de façon douloureuse. De toute façon, on ne peut probablement pas prévoir toutes les formes dans lesquelles cette douleur se recristallisera : je pense que l'augmentation des procédures pénales sera l'un des effets les plus vraisemblables de cette recristallisation, mais qu'il y en aura d'autres, comme la manipulation de la médiation, par exemple. Cette expérience-là est irréductible et le législateur ne peut certainement pas imaginer trouver un dispositif miracle qui permettrait de l'évacuer, de la purger de façon définitive. Cela me paraît clair.

Il me paraît clair également que l'ambiguïté qui, aujourd'hui, existe dans cette fameuse notion de divorce pour faute - et que je soulignais en faisant valoir que le juge continuera à repérer des fautes, alors même que le divorce pour faute sera supprimé - favorise un certain nombre de jeux pervers. Il est évident que ce n'est parce que la loi va créer des dispositifs plus simples que ceux des conjoints qui, par exemple, vivent de façon dramatique, avec le sentiment de commettre une faute, le fait de rompre le lien dans lequel ils s'étaient engagés, ne vont pas perdurer dans ce sentiment subjectif de transgression.

Tout ce que l'on peut espérer, c'est que les gens qui se trouvent dans une situation de ce genre puissent en parler, puissent l'exprimer et ne pas la confondre avec des enjeux de type judiciaire, ne viennent pas l'emboîter dans des stratégies sur le terrain pénal, etc...

Le fait de dénouer l'ambiguïté fondamentale de ce divorce pour faute, qui confond, dans sa définition actuelle, d'un côté l'existence de fautes repérables par le juge, et de l'autre, ce rapport à une transcendance supposée du lien conjugal reconstitué de façon séculière dans la manière dont la nature est invoquée, représente une clarification qui, en tout cas, ne peut pas nuire.

Elle ne résoudra pas tout, mais elle peut permettre, d'une certaine façon, d'expliciter l'enjeu de l'invocation de la faute, alors qu'actuellement on est dans le flou : je pense que les gens qui passent par le divorce pour faute, le font pour des raisons extrêmement différentes et le fait de clarifier la situation permettra à des individus, qui continueront de vivre dans le registre de la transgression, de le parler plus explicitement. Selon moi, c'est déjà un gain.

Je suis peut-être extrêmement optimiste par rapport à cette proposition, mais je pense que tout ce qui dilue les ambiguïtés, notamment entre registres symboliques différents, est une bonne chose.

M. François Colcombet : Est-ce que l'on constate que les gens mariés religieusement divorcent moins ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument pas ! Il n'y a aucune corrélation entre le divorce et le fait de passer un mariage civil ou religieux. Il ne faut pas oublier que la nature du mariage religieux s'est d'ailleurs elle-même beaucoup transformée.

M. François Colcombet : Rappelez-nous ce qu'était le mariage religieux au Moyen âge et ce qu'il est devenu.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Il n'est pas nécessaire de remonter aussi loin. Il existe une théologie du mariage. Je parle du mariage catholique, car la version protestante est différente. Les protestants, en effet, qui sont pour partie les inventeurs de la problématique moderne de l'autonomie, considèrent que les conjoints sont des croyants autonomes qui s'engagent l'un par rapport à l'autre. De ce fait, la problématique théologique du mariage protestant est en réalité une problématique contractuelle - c'est d'ailleurs pourquoi le divorce est possible - dont on fait Dieu témoin.

Dans le mariage catholique, il s'agit de tout autre chose, puisque le mariage est un sacrement dans lequel Dieu est acteur partenaire, pris lui-même dans la formulation des consentements. Le lien des époux n'est pas gagé sur leur seul engagement, mais aussi sur Dieu, ce qui explique que la rupture prenne un caractère différent.

Cela étant dit, si cela reste la théologie catholique du mariage, premièrement, elle est de moins en moins prêchée sous cette forme, deuxièmement, elle est surtout de moins en moins reçue sous cette forme, y compris par les croyants les plus fidèles et les mieux intégrés, qui ont une idée généralement assez approximative de l'enjeu théologique.

Si on assiste chez les croyants à une remontée du mariage religieux pour des raisons d'aspiration à une festivité, à une convivialité que seule l'Eglise sait assurer - puisque force est de reconnaître que les institutions laïques n'ont jamais été très douées pour ce genre de choses - il n'en reste pas moins qu'un très grand nombre de catholiques continuent à se marier religieusement pour donner une dimension spirituelle à leur union. Pour autant, cela se joue dans la perspective de rendre Dieu témoin de cette union.

Il y a de ce point de vue, sans aucun doute, dans le monde catholique - et c'est un phénomène auquel je me suis intéressée de près - une forte protestantisation implicite de la vision du mariage.

La liturgie post-conciliaire du mariage et les formules adaptées qui permettent à chacun de bricoler sa cérémonie de mariage un peu à son gré - et je m'emploie à les recueillir, car elles sont d'un grand intérêt - laissent apparaître cette sorte de protestantisation implicite. On invoque, certes, la fidélité de Dieu, mais en lui demandant au fond de soutenir la fidélité des humains.

Par conséquent, y compris de ce côté-là, les choses ont considérablement bougé : il faut bien prendre conscience que c'est tout le paysage qui a bougé.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : D'après vous, que reste-t-il du mariage institution, du mariage sacré, et peut-on assimiler les deux formules ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Soyons bien clairs : je ne parle pas de désintitutionnalisation du mariage, mais des fondements symboliques de l'institutionnalité, ce qui est différent.

Le contrat est, lui aussi, une institution et une institution forte qui peut être solennisé. Cela étant, c'est une chose de fonder cette institution sur une transcendance (celle de Dieu ou, celle de la nature) ou de la fonder sur la solennité des consentements qu'échangent deux individus autonomes.

Ce qui me frappe, c'est qu'en définissant le mariage comme permanent par destination, le code civil propose une institutionnalité qui, en quelque sorte, transcende la volonté des conjoints impliqués dans la relation. Le mariage est supposé être voué à la durée en tant qu'il est le lien par excellence entre l'homme et la femme, tel que la nature le prescrit.

Si on ne fait pas exclusivement référence à la volonté du conjoint, cela implique que l'on cherche à adosser l'absoluité sur autre chose et, pour moi, il est très clair que, lorsque Portalis écrit qu'en se mariant la femme devient mère, il rend parfaitement lisible le fait que l'on a ancré l'absoluité dans l'univers de la nature et qu'au XIXème siècle, les femmes étaient assignées à un rôle procréateur.

On est dans un monde qui, de ce point de vue a complètement basculé. Le travail de désacralisation ne me conduit nullement à considérer que toute forme de sacralisation religieuse du mariage soit inintéressante, bien au contraire : ce sont deux registres de réflexion différents. Je trouve très intéressant et important que, dans une société, des gens continuent à vouloir signifier religieusement la sacralité du lien qui les unit. Cela c'est une chose, mais c'est une autre chose que de savoir si l'institution civile du mariage doit demeurer ancrée dans cette construction transcendante de l'absoluité du lien, qui nous conduit forcément à penser la faute comme transgression.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : L'Eglise a longtemps protégé les jeunes qui souhaitaient se marier sans le consentement de leurs parents. Ce respect de la volonté des individus est-il resté vrai après le Concile de Trente ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout à fait. Dans le rituel tridentin, c'est volontairement et sans contrainte que les conjoints s'unissent. Cela doit être publiquement dit.

Il est intéressant de noter, cependant, que le Concile de Trente a considérablement renforcé tout ce qui touchait à la sacralité de l'encadrement de la vie des fidèles, évidemment en lien avec l'émergence d'une modernité politique, qui a été le grand enjeu de la bataille au moment de la création du mariage civil. Il s'agissait, en réalité, pour l'Eglise de défendre une problématique du fondement sacral de la société et de tout lien social contre la problématique moderne de l'autonomie des sujets.

Ce n'est globalement qu'à partir de Vatican II que les idées ont progressivement évolué. Tous ces changements concernant l'institution du mariage ont littéralement balayé l'Eglise et il est d'ailleurs rétrospectivement amusant de constater combien l'Eglise a eu des mots admirables pour défendre le mariage civil lors du débat sur le PACS.

M. François Colcombet : Notre réforme s'inscrit donc dans le sens de l'histoire ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Quel est l'enjeu ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout simplement celui de la modernité, non pas au sens trivial du terme, mais au sens où les sociétés sont fondées sur l'autonomie des sujets, notamment des sujets citoyens.

M. François Colcombet : Et sur l'égalité entre les sujets : à cet égard, la constitution de 1946 qui instaurait l'égalité de l'homme et de la femme a marqué un tournant.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout cela est affaire récente, aussi bien du côté religieux que civil.

M. François Colcombet : Il est vrai que, jusqu'en 1970, on ne pouvait pas se marier sans autorisation des parents.

Quelle est l'influence de la présence de nombreux étrangers et, de ce fait, du concours des droits ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Du point de vue du judaïsme, le mariage est un contrat. Il en va de même pour l'islam. Le problème est plutôt relatif au statut des femmes dans la négociation du contrat et consiste à savoir si ce sont ou non des sujets autonomes qui se présentent pour contracter.

Dans le judaïsme contemporain, et spécialement dans le judaïsme français, il n'y a pas de problème, mais les choses sont plus problématiques avec l'islam.

M. François Colcombet : Cela signifie que la laïcité est vraiment nécessaire et que le caractère contractuel du mariage n'est pas suffisant ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : C'est bien le sens de mon propos final. Je ne plaide pas en faveur de l'idée que la relation conjugale serait fondée sur un simple contrat civil, mais bien en faveur de la publicisation du lien et, quand elle intervient, de sa rupture sous une forme ou une autre qui reste à trouver.

Cela me paraît précisément être l'une des conditions pour que cette sorte de contractualisation généralisée se fasse au bénéfice de l'affirmation de l'autonomie des individus et non pas au bénéfice des rapports de force entre eux, ce qui peut être une dérive parfaitement possible.

C'est la raison pour laquelle je considère que la proposition de loi s'inscrit dans une logique que je comprends et que j'approuve. Sur l'articulation des registres symboliques et l'intérêt qu'elle présente du fait de la remise en cohérence du dispositif dans une perspective laïque, les choses sont claires.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Un sociologue que nous avons reçu cet après-midi voyait une contradiction entre le fait de supprimer la notion de faute et les termes du contrat de mariage qui prévoient un devoir de fidélité, secours et assistance.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Rien n'interdit de maintenir des valeurs de ce type.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous ne sommes pas que dans le domaine des valeurs. Cela suppose aussi des devoirs concrets qui peuvent ne pas être respectés.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Le juge est là pour apprécier. Il reste des cas de fautes qui sont des manquements à des obligations légalement spécifiées : il n'y a aucun doute sur ce point. Mais le registre de la transgression, dont je parlais, n'est pas le même que celui de la faute pénale ou du manquement aux obligations civiles. Ce sont des choses qui ne situent pas dans le même ordre et que justement la notion de divorce pour faute mixe d'une façon extrêmement perverse.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous en sommes bien conscients.

M. François Colcombet : On ne parviendra pas à évacuer la faute, mais il est déjà important de la marginaliser dans la procédure.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Il convient surtout de la replacer dans son registre juridique et de l'arracher à la problématique de la sacralité qu'elle charrie actuellement.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Oui, parce qu'il y a dans une société des sujets qui sont à la fois autonomes et responsables et qui demandent à ce que les responsabilités s'exercent.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument. Il ne faut pas oublier que le modèle du sujet autonome, c'est le citoyen qui n'est pas "un individu librement flottant".

Audition de Me Marie-Elisabeth Breton, avocate au barreau d'Arras

Réunion du mardi 18 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir Me Marie-Elisabeth Breton, avocate au barreau d'Arras, qui a déjà été auditionnée par M. François Colcombet sur la réforme du divorce. Votre longue expérience d'avocate et de praticienne du droit à Arras, auprès de milieux les plus divers, notamment de milieux défavorisés, nous intéresse particulièrement.

Croyez-vous que la nouvelle procédure simplifiée de divorce, qui refuse le recours à la notion de faute, soit en contradiction avec une conception solennelle du mariage, ensemble de devoirs et d'obligations qui s'imposent aux conjoints ?

L'article 9 de la proposition de loi modifiant l'article 267 du code civil, qui prévoit l'octroi de dommages et intérêts en cas de préjudice matériel ou moral pour fautes caractérisées, vous paraît-il suffisant pour intégrer, dans la motivation du préjudice subi par l'un des conjoints, la souffrance de ce conjoint et la notion d'une reconnaissance - puisque telle est bien la question qui est posée - de l'injustice subie, d'ordre peut-être symbolique, mais qui apporterait une satisfaction morale ?

Dans les cas de violences conjugales, les procédures actuelles vous paraissent-elles suffisantes pour établir un lien rapide entre la plainte et la procédure du divorce ?

Les femmes, dans ces situations, sont-elles suffisamment protégées par la loi ? Quelles améliorations suggérez-vous ?

Comment voyez-vous, l'articulation de la nouvelle rédaction de l'article 267 avec la mise en _uvre de la responsabilité civile et de la responsabilité pénale ?

Comment concevez-vous, enfin, le rôle de la médiation, avant la procédure, pour favoriser les accords conjugaux ou parentaux, puis, dans le cadre de la procédure, lorsqu'elle est initiée par le juge et son articulation avec le rôle des avocats. Peut-elle être obligatoire ou le juge peut-il, pour le moins, enjoindre ou proposer au couple de rencontrer un médiateur ?

Me Marie-Elisabeth Breton : Je voudrais me présenter en expliquant quel a été mon parcours. Je suis installée depuis plus de vingt ans en plein c_ur des mines. J'ai donc choisi volontairement d'exercer une justice de proximité, ce qui suppose une autre démarche intellectuelle que de s'installer à Paris intra muros.

A partir de ce choix, la population que je peux rencontrer est une population différente, avec des problèmes d'ordre économique, intellectuel - puisqu'elle souffre largement d'analphabétisation -, d'ordre social en raison du chômage et d'une parité entre hommes et femmes qui est véritablement en devenir.

Vous me permettrez de dire un mot sur mes méthodes de travail, car de nombreux points de la proposition de loi de M. François Colcombet ne prennent pas en compte le fait que, depuis des années, des hommes et des femmes avocats, ont choisi, comme moi, d'abord de se spécialiser en droit des personnes, ensuite de suivre une démarche où ils vont vers le justiciable. Cette démarche intellectuelle se situe à l'inverse de ce qui était l'usage dans le passé, quand tous les avocats s'installaient comme des mouches autour du tribunal.

J'ai toujours considéré qu'il est essentiel pour l'avocat d'être proche du citoyen et au c_ur de la cité. C'est dans cet esprit que j'ai vécu et que je vis ma profession. Je l'envisage peut-être comme un sacerdoce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comme une mission.

Me Marie-Elisabeth Breton : Disons donc comme une mission pour éviter toute connotation religieuse - encore qu'avec le terme de mission, on en reste assez proche. Il n'en demeure pas moins qu'en fonction de tout cela, la proposition de loi de M. François Colcombet m'interpelle.

J'ai participé pendant un an à la commission de Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, qui, après le rapport de Mme Irène Théry, se devait de faire des propositions de nouveaux textes dans une démarche de réforme globale du droit de la famille.

Cette démarche globale m'apparaissait essentielle.

Malheureusement, pour des raisons qu'il ne m'appartient pas aujourd'hui d'apprécier, même si je les déplore, cette réflexion globale sur le droit de la famille, qui impliquait évidemment une réflexion éthique et sociétale, n'a pas eu lieu. Des réformes ont été proposées par bribe... qui la prestation compensatoire, qui l'autorité parentale, qui la filiation, etc... et aujourd'hui le divorce.

Intellectuellement, cette démarche n'est pas très satisfaisante et ne va certainement pas aboutir aux mêmes conclusions et aux mêmes textes que si l'on avait mené la réflexion de manière globale.

S'agissant toujours de la commission Dekeuwer-Défossez, j'avais été personnellement déçue de la mission qui nous avait été à l'époque confiée par Madame la Ministre Elisabeth Guigou, car finalement elle ne nous permettait pas de réfléchir sur ce qui, à mon sens, aurait été très intéressant, à savoir une réflexion concubinage-mariage. Nous serions obligatoirement parvenus à conforté le concubinage et à poser le problème de l'adoption par les concubins, toutes natures de concubinage confondues. De même, nous aurions conforté le mariage, puisque nous aurions offert le choix entre le concubinage, quelle qu'en soit sa nature, et le mariage.

Aujourd'hui, nous nous retrouvons avec un texte qui, à la première lecture, peut être intellectuellement satisfaisant, mais qui se révèle l'être beaucoup moins à la deuxième et à la troisième lectures.

C'est un texte qui me semble intellectuellement ne pas aller au bout, tant en ce qui concerne la déjudiciarisation, qu'en ce qui concerne le divorce pour faute.

En raison du PACS, on n'a pas pu déjudiciariser le divorce. Pourquoi ? Parce que finalement nous nous serions, en quelque sorte, tous retrouvés pacsés, la rupture du PACS intervenant devant le tribunal d'instance et celle du divorce devant le tribunal de grande instance.

Depuis une dizaine d'années il est "tendance" de proposer des réformes qui correspondent à ce qui se passe au Québec, en Suède ou en Norvège.

Difficile pourtant d'appliquer en France les règles existant dans ces pays... D'abord parce qu'il s'agit de pays anglo-saxons et protestants, alors que la France est un pays latin et judéo-chrétien. Par ailleurs, lorsqu'on parle de déjudiciarisation, telle qu'elle peut exister en Suède et en Norvège, il me semble important de rappeler qu'il ne s'agit pas d'une véritable déjudiciarisation, puisque, pour des raisons historiques, on a donné à l'administration des pouvoirs de juge.

Lorsque M. François Colcombet vient dire : "pas de divorce sans juge", on peut cependant s'interroger sur le rôle du juge dans sa réforme.

Il n'est plus juge, il ne tranche pas. Il est en réalité le juge qui constate la rupture et l'accord ou le désaccord sur les mesures qui en sont les conséquences.

Il devient le juge du temps : il peut renvoyer à plusieurs reprises les parties afin qu'elles arrivent à un accord. Au bout d'un certain nombre de mois, il constate la rupture. Il n'est plus le juge qui dit le droit, la norme devenant la médiation.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le juge ne se contente pas de constater : selon l'article 2 de la proposition de loi, dans le cadre du consentement mutuel, il homologue ou refuse les conventions. Il a donc aussi pour mission de s'assurer des rapports de force à l'intérieur du couple et du fait que la convention préserve les intérêts de chacun.

Me Marie-Elisabeth Breton : Oui, mais on sait parfaitement que c'est symbolique. Comment les choses se passent-elles en matière de consentement mutuel ?

C'est le travail préalable de l'avocat qui va véritablement permettre de vérifier s'il y a un consentement ou non ; lorsqu'il n'y en a pas, on renvoie les personnes vers un conseiller conjugal ou un médiateur avant de se déterminer pour contractualiser leur rupture.

En matière de consentement mutuel, n'ayant pas les dossiers avant l'audience, le juge ne peut pas appréhender en quelques minutes l'équité d'une convention. Ce travail relève, par conséquent, de la responsabilité de l'avocat, le juge se limitant à homologuer, à constater qu'il y a un accord sur le principe du divorce et, dans le cadre du consentement mutuel, à homologuer les conventions, ne renvoyant que rarement à un délai ultérieur. D'ailleurs, il ne peut pas renvoyer sur tout. Il le peut lorsque les intérêts de l'enfant ou des enfants ne sont pas suffisamment protégés.

M. François Colcombet ne supprime pas la conciliation, mais il en fait, en quelque sorte, un passage obligé, alors qu'il conviendrait au contraire, de conforter le juge en tant que conciliateur.

En province, le juge aux affaires familiales prend le temps de recevoir les gens qui divorcent. En ce sens, je dirai qu'il est le médiateur naturel, alors que, dans la proposition de loi de M. François Colcombet, on est dans une pré-déjudiciarisation, dans la mesure où il fait du juge un "juge constat", ce qui n'est pas une démarche totalement innocente.

Il sera facile de passer de ce juge à une administration qui viendra valider le divorce par simple tampon...

Cette démarche répond à certains objectifs : en sortant du Palais le contentieux familial, on évite d'augmenter le nombre de magistrats, ce qui permettrait au juge aux affaires familiales d'avoir le temps d'être un véritable conciliateur en province comme à Paris.

Il est un autre aspect de cette démarche qui me gène. On a en France la possibilité de vivre en concubinage, de se pacser, de se marier. Ce sont des choix différents qui apportent certains droits, mais qui comportent également certaines obligations. Lors de la rupture, le choix que l'on a fait doit entraîner la sanction des obligations nées de ce contrat.

Or, il y a quelque chose qui ne va pas : après dix ou quinze ans de concubinage, une femme, qui se retrouve abandonnée, peut parfaitement demander des dommages et intérêts. Dans la proposition de M. François Colcombet, la femme mariée abandonnée est dans la même situation.

Quelle est aujourd'hui la différence entre le mariage et le concubinage ?

Avant de réformer le divorce, il faut peut-être réformer le mariage.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Et l'article 212 du code civil, qui apparaît assez désuet, du moins dans sa formulation.

Me Marie-Elisabeth Breton : Les obligations nées du mariage sont complètement désuètes. Il faut retoiletter tout cela.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je pense que les termes "fidélité, secours et assistance" ont eu un sens en leur temps, mais qu'ils en ont un autre aujourd'hui et je ne suis pas certaine que l'on s'accorde aujourd'hui sur le sens qu'ils avaient il y a quelques années, pas plus que je ne suis sûre que les obligations dans leur ensemble soient inscrites dans les quatre articles découlant de l'article 212.

Me Marie-Elisabeth Breton : Pour en revenir un instant à la déjudiciarisation, je dirai que si l'on veut s'engager dans cette démarche, il convient de mener également une réflexion sur la carte judiciaire, sur le rôle des juges, des tribunaux.

En effet, on observe, dans les pays où il y a déjudiciarisation, que l'institution judiciaire n'est pas du tout celle qui existe actuellement en France. Il faut donc tout repenser.

Lorsqu'une réflexion avait été engagée, il y a quelques années, sur la carte judiciaire, - elle ressort de temps en temps et retourne aux oubliettes aussi rapidement - j'étais favorable à une réforme de ladite carte, car je pense que les tribunaux, tels qu'ils sont à l'heure actuelle, ne peuvent plus fonctionner utilement et ne correspondent plus à l'attente du justiciable.

J'avais donc proposé que soit envisagé, en dehors du tribunal de grande instance, un tribunal de la famille, qui aurait regroupé tout ce qui concerne la famille. Au-delà, j'aurais même souhaité que ce tribunal soit une sorte de lieu d'accueil des gens rencontrant des difficultés d'ordre familial, qu'ils soient mariés, pacsés ou qu'ils vivent en concubinage, et qu'au sein de cette entité on puisse prévoir des consultations de psychologues, de médiateurs, de conseillers des caisses d'allocations familiales pour aider à mieux remplir les papiers, d'avocats, de représentants des H.L.M. pour régler les gros problèmes qui existent au niveau des loyers, etc...

J'imaginais, en fait, un endroit où l'on aurait pu régler de très nombreux problèmes.

M. Patrick Delnatte : Dans le passé, certaines régions de France étaient dotées de "maisons de la famille".

Me Marie-Elisabeth Breton : C'est un peu l'esprit de ma démarche.

Lorsque Mme Christine Lazerges a élaboré son rapport sur les mineurs et l'enfance délinquante, elle évoquait les maisons des parents, qui auraient très bien pu s'intégrer dans ce type de structures.

Moi qui suis avocate de proximité, je peux vous dire que mon premier rôle consiste à faire du remaillage social. Il faut donc repenser tout cela.

Concernant le divorce pour faute, la proposition de M. François Colcombet veut, dans une démarche généreuse, faire en sorte que les choses se déroulent le mieux possible et cela dans l'intérêt des enfants. Sur ce point, nous sommes, intellectuellement, tous d'accord. Reste que M. François Colcombet, dans sa proposition, n'est pas du tout en phase avec les réalités de terrain, ni même, allais-je dire, avec les réalités juridiques.

On peut, depuis un arrêt de la Cour de Cassation, déposer des requêtes sans énonciation des griefs : on indique qu'il existe des difficultés relationnelles incompatibles avec le maintien de la vie commune. On va donc devant le juge dans une démarche de totale conciliation. Qu'observe-t-on alors ? Que justement, parce que l'on a pas agressé l'autre par des griefs qui sont plus ou moins existants, on arrive dans 80 % ou 90 % des cas à se concilier sur l'organisation de la vie des enfants.

Par conséquent, lorsque M. François Colcombet vient faire état des difficultés concernant les enfants, je réponds que ces dernières existent rarement dans le cadre des procédures de divorce, alors qu'elles sont, en revanche, très nombreuses dans les cas de rupture de concubinage. C'est cela la réalité de terrain et on ne l'imagine pas.

Il conviendrait peut-être d'ailleurs en matière de médiation, d'envisager une médiation pour les ruptures de concubinage.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Quand il y a enfant ?

Me Marie-Elisabeth Breton : Oui.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : C'est tout à fait envisagé dans le cadre du projet de loi relatif à l'autorité parentale, quel que soit le statut des parents - cela rejoint une de vos réflexions initiales - qu'ils soient mariés, pacsés, qu'ils vivent en concubinage, ou qu'ils ne soient liés par aucun statut. Il y a, dans tous ces cas, passage devant le juge, éventuellement médiateur en cas de conflit.

Me Marie-Elisabeth Breton : Concernant le divorce pour faute, je trouve que le texte n'est pas, non plus, complètement abouti. S'il considère qu'en fait, il faut complètement supprimer la notion de faute, il doit aller jusqu'au bout de la démarche et supprimer la possibilité offerte d'évoquer les motifs de faute et éventuellement supprimer les dommages et intérêts. La proposition qui nous est soumise n'est pas satisfaisante, parce qu'elle ne correspond pas à ce qui se passe sur le terrain. Il faut savoir que nous sommes face à des femmes qui ont du mal à faire la démarche de venir voir un avocat. C'est déjà très difficile pour elle de sonner à la porte d'une étude d'avocat, de prendre rendez-vous et de se trouver face à lui. Cela suppose qu'elles se préparent à rencontrer quelqu'un qu'elles ne connaissent pas, à se déshabiller moralement devant cette personne, à lui raconter un morceau de leur vie, ce qui n'est pas évident.

Cela est encore plus difficile pour des femmes qui ont eu à connaître des violences physiques ou psychologiques. C'est certainement chez ces femmes là qui, pendant des années, ont vécu dans le non-dit que l'on rencontre les plus terribles difficultés d'expression. Il y a un non-dit très important.

Lorsqu'en matière de violences physiques et psychologiques, il y a une évidente nécessité de rompre le lien conjugal, je sais que ces faits ne seront pas complètement exprimés. Aussi, je propose aux femmes d'acheter un petit cahier d'écolier et d'y écrire leur histoire en décrivant tout ce qu'elles ont pu subir, de façon à ce qu'elles y trouvent un exutoire psychologique. A la fin du rendez-vous, je leur indique qu'elles pourront, lors de la rencontre qui suivra, me remettre leur petit cahier d'écolier, que nous ne parlerons pas forcément de ces souffrances qu'elles auront pu subir, mais qu'entre nous au moins elles auront été dites.

Personnellement, quand quelqu'un vient me voir, indépendamment de la nature du divorce qui peut être envisagée, je m'efforce avant tout de le mettre en face de ses responsabilités par rapport aux enfants.

Que lit-on dans ces petits cahiers d'écolier ? Très souvent des récits de violences subies pendant l'enfance, concernant parfois des violences sexuelles, et des tas de souvenirs complètement enfouis par des femmes, qui, dès l'enfance, ont accepté une certaine forme de domination et qui ne sont pas capables de s'en sortir.

Dans la proposition de M. François Colcombet, la reconnaissance de l'état de victime se trouve complètement gommée.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Non. Il ne s'agit pas de la gommer : qu'il y ait une contradiction dans le texte et une difficulté à concilier la suppression du divorce pour faute et la reconnaissance du préjudice, je peux vous l'accorder, mais dans le texte actuel, qui pourra être amendé par la suite, figure déjà la reconnaissance de la faute à l'article 9 de la proposition de loi qui modifie l'article 267 du code civil : "Un époux peut demander des dommages-intérêts s'il justifie d'un préjudice matériel ou moral consécutif à des fautes caractérisées". L'une des erreurs consiste d'ailleurs, selon moi, à reprendre le terme de "fautes".

Me Marie-Elisabeth Breton : Pensez-vous que des dommages-intérêts peuvent venir se substituer à une véritable reconnaissance ?

C'est le prix de la répudiation. La notion de dommages et intérêts dans les questions de divorce me choquent.

J'ajoute qu'il faut savoir qu'il y a bien longtemps que les magistrats ont abandonné cette notion, ce qui revient à dire que, pour pouvoir la faire revivre autrement que symboliquement, il faudra attendre un certain nombre d'années.

Je suis défavorable aux dommages et intérêts, je trouve qu'ils sont très choquants par rapport à la dignité même de la femme : nous ne sommes pas à vendre.

Nous demandons une reconnaissance de la faute et, lorsque M. François Colcombet dit que le divorce est prononcé, j'aurais souhaité que soit ajoutée la formule "aux torts exclusifs". En effet, c'est cela la reconnaissance : il n'y a pas besoin de motivation. Nous ne réclamons pas d'échanges d'attestations ou autres qui peuvent rester complètement en dehors du jugement qui va être écrit, comme c'est d'ailleurs le cas à l'heure actuelle, lorsque les gens acceptent un jugement sans motif, que ce soit un divorce aux torts partagés ou exclusifs, en application de l'article 248-1 du code civil.

Je trouve que cette reconnaissance est très importante.

Dans le cas où le demandeur est la femme qui est battue, il faut que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs. Dans le cas de celui qui engage la procédure en imposant d'une certaine façon à l'autre la rupture, il n'y a pas de raison de faire obstacle à ladite rupture. On ne va pas demander au demandeur de revenir six ans plus tard, mais nous demandons qu'il prenne ses responsabilités par rapport à la femme abandonnée. Quand une femme est abandonnée, après parfois trente ans de mariage, après avoir consacré sa vie à l'éducation des enfants, dans un système social où l'on souhaitait qu'elle ne travaille pas, que peut-elle faire quand elle se retrouve sans formation professionnelle, ayant perdu son statut social en perdant son mari ? Il y a quand même des réalités que l'on ne peut pas gommer en arguant qu'il y a la parité, que tout le monde travaille, a de l'argent : non, ce n'est pas comme cela que les choses fonctionnent dans la société et la réalité est très éloignée de tout cela. On espère que, grâce à vous, progressivement, elle va s'en rapprocher, mais pour l'instant la réalité est différente.

En conséquence, lorsqu'une femme se retrouve dans une telle situation, ce qu'elle demande, c'est qu'il y ait une reconnaissance.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je me demande s'il ne faut pas motiver la violence. On ne peut pas, d'un côté, dénoncer l'insécurité prétendument grandissante, mener des campagnes contre les violences conjugales et familiales sans, en même temps, que la société dise, même si aujourd'hui on travaille sur un mariage qui est plus contractuel qu'institutionnel, ainsi que vous l'avez souligné, qu'il y a une dignité de la personne sur laquelle elle ne passera pas.

Je ne sais donc pas s'il ne faut pas énoncer des motifs, notamment quand il s'agit de manquements au respect de la dignité de la personne du fait de violences physiques ou morales envers la femme ou envers les enfants.

M. Patrick Delnatte : Concernant les violences physiques, je peux le comprendre, mais si on pense aux violences morales, on retombe dans un système complexe. Je suis d'accord avec vous, mais c'est souvent lorsqu'on introduit l'adjectif moral - violence physique ou morale, préjudice matériel ou moral - que l'on retombe dans la notion de faute. La dignité de la personne, c'est à la fois son intégrité physique et son intégrité morale, donc l'aspect moral renvoie forcément à des valeurs.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous sommes bien d'accord.

La difficulté de l'exercice tient pour partie au fait que nous avons une volonté d'assainir et d'apaiser les procédures, tout en ayant à l'esprit une référence à une notion de faute qui nous vient historiquement de l'indissolubilité du mariage. Alors que nous ne sommes plus dans ce débat, nous portons derrière nous, comme un fardeau, cette notion de divorce pour faute, qui est très connotée à tout ce qui a été la conquête du divorce demandé par les femmes pendant un siècle et demi et aujourd'hui exercé par elles à hauteur de 70 %.

En même temps qu'il y a cette culpabilité par rapport au fait de divorcer, qui est inscrite dans la notion de divorce pour faute, se manifeste une exigence de justice par rapport à un certain nombre d'actes.

Nous nous livrons donc à un exercice qui, je le reconnais, est difficile, puisqu'il tend à distinguer ce qui relève, d'une part de la culpabilité et de l'héritage judéo-chrétien, auquel vous faisiez allusion, d'autre part d'une réalité de couple, où un certain nombre de faits ont été exercés à l'encontre de la dignité de la personne.

Me Marie-Elisabeth Breton : Je ne suis pas sûre que, pour les femmes battues, il soit important que le jugement soit motivé. Ce qu'elles veulent, c'est que le divorce soit prononcé aux torts de l'autre, parce que, pendant vingt ans, parfois plus, elles ont été battues sans rien dire. Elles vont venir chez l'avocat sans un seul certificat médical, pour n'avoir même pas osé faire constater les violences, et c'est l'avocat qui, souvent, va la pousser à entreprendre cette démarche. Finalement, dans bien des cas, on se retrouve avec des certificats relativement récents. A la limite, l'adversaire et même le juge peuvent imaginer que l'on a construit une histoire, alors que le vécu intime de la personne reste ignoré, parce qu'elle n'a jamais osé en parler.

A partir du moment où une femme battue a pu avoir un exutoire - au-delà de mon petit cahier, je pense à une véritable relation avec son avocat lui ayant réellement permis de s'exprimer sur le sujet - elle a déjà reçu une forme de reconnaissance de sa situation de victime et elle n'attend plus que la reconnaissance du juge. Les gens ne demandent pas autre chose.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Donc que ce soit bien inscrit dans le jugement de divorce ?

Me Marie-Elisabeth Breton : Qu'il soit inscrit que le divorce est prononcé aux torts de l'autre. C'est ce que demandent les femmes. Elles ne demandent pas qu'on dise qu'elles ont été battues : à la limite, c'est une chose qu'elles préféreraient gommer de leur histoire pour pouvoir repartir et se restructurer autrement. En revanche, la reconnaissance de la faute par le tort exclusif, c'est ce qui est structurant et susceptible de leur permettre de redémarrer, parce que le fait de signifier les torts de l'autre constitue une forme de reconnaissance sociale.

De plus en plus, les gens souhaitent que les motifs ne soient pas énoncés. M. François Colcombet propose un texte en totale contradiction. Il déclarait qu'il était affreux que les enfants retrouvent dans les tiroirs des commodes les jugements de divorce des parents. Cependant, il propose de maintenir la possibilité pour le juge de motiver, si cela lui est demandé. Je pense que les enfants qui ont vu leur mère battue n'ont pas besoin de lire le jugement de divorce pour que le traumatisme reste, éventuellement d'ailleurs au point qu'ils vont le réitérer dans leur vie personnelle : il y a toute une problématique à ce sujet.

Il est nécessaire qu'il y ait une reconnaissance. Or, le texte de M. François Colcombet propose une fausse reconnaissance.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Sur ce point, nous sommes d'accord, le tout est de savoir comment faire.

Me Marie-Elisabeth Breton : Je propose de rédiger l'article 240 de la façon suivante : "Le juge aux affaires familiales se limite à constater, dans les motifs du jugement, le divorce sans avoir à énoncer les faits invoqués par les parties. Le divorce peut être prononcé aux torts exclusifs".

M. Patrick Delnatte : C'est la proposition de la commission Dekeuwer-Défossez.

Me Marie-Elisabeth Breton : Ayant travaillé pendant un an et auditionné pas mal de personnes, vous pourriez aussi tenir compte de nos travaux.

M. Patrick Delnatte : Vous avez raison.

Me Marie-Elisabeth Breton : De la rédaction proposée par M. François Colcombet, je retrancherai le premier membre de phrase : "sauf demande contraire des conjoints" qui renvoie, lui aussi, à une notion de faute. On demande au juge de motiver, ce qui signifie qu'on va être dans une communication de pièces parfois sordides qui ouvre la porte à tout.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : De toute façon, on n'y échappera pas, s'il faut prouver la violence.

M. Patrick Delnatte : C'est la question que je me pose. Je comprends très bien votre point de vue, mais si l'on veut une procédure apaisée - ce qui est quand même l'objectif - comment peut-on maintenir la faute ? Concrètement, que faut-il apporter pour prouver la faute ?

Me Marie-Elisabeth Breton : On va éventuellement communiquer au juge des certificats, des attestations de personnes ayant vu une femme couverte d'ecchymoses, comme j'ai pu en voir.

M. Patrick Delnatte : Ne convient-il pas de resserrer la preuve de la faute sur des choses plus limitées ?

Me Marie-Elisabeth Breton : Que voulez-vous dire ?

M. Patrick Delnatte : Actuellement, l'abus de la preuve s'accompagne d'un peu de comédie : comment l'éviter pour en rester à l'essentiel et aboutir à une procédure apaisée ? Je vous pose cette question, étant précisé que je suis favorable au maintien de la faute.

Me Marie-Elisabeth Breton : Actuellement, les procédures sont de plus en plus apaisées.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce n'est pas ce que disent les juges et les avocats de ma région.

Me Marie-Elisabeth Breton : S'il n'y a pas de reconnaissance du tort exclusif, en cas de violence psychologique ou physique, le divorce sera prononcé, mais ce manque de reconnaissance va se retrouver en permanence à travers des procédures, notamment concernant les enfants. En pensant que l'on apaise, en réalité, on va déplacer le contentieux.

Il faut donc qu'il y ait obligatoirement une reconnaissance de la faute, car c'est elle qui est de nature à apaiser tout, même s'il n'y a ni motifs, ni dommages et intérêts.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : De toute façon, la moitié des personnes qui divorcent n'ont pas les moyens de payer des dommages et intérêts.

Me Marie-Elisabeth Breton : Dans la moitié des cas, la démarche effectivement n'aboutit pas, mais l'on se retrouve, non seulement dans une bagarre qui fait renaître la faute, mais avec une connotation financière, qui me paraît tout à fait choquante par rapport à la dignité de la femme.

M. Patrick Delnatte : Et la prestation compensatoire, vous la maintenez ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : L'un des avantages de la proposition de M. François Colcombet, c'est que, comme elle supprime les torts exclusifs, la prestation compensatoire peut être versée quel que soit le cas, alors qu'aujourd'hui elle ne peut pas l'être lorsqu'il y a torts exclusifs.

Me Marie-Elisabeth Breton : Ce point avait été modifié par la commission Dekeuwer-Défossez, parce que l'on considérait qu'il fallait une dichotomie entre les torts du divorce et la prestation compensatoire, ce qui me paraît logique. En effet, il peut y avoir un grand nombre d'années de vie commune, des situations où il n'y a pas de retraites, toutes choses qui n'ont rien à voir avec les torts et qui doivent être compensées et rééquilibrées par une prestation. Il suffit de préciser que le divorce, même prononcé aux torts exclusifs, n'entraîne pas l'échec du versement d'une prestation, de même qu'il n'entraîne pas la suppression des donations, ce que M. François Colcombet a également prévu, à très juste titre, à mon sens.

Pour me résumer, je dirais que c'est un texte, qui justifie d'être amendé. Il faut aller au bout de la démarche. Quand j'ai demandé à voir les articles de procédure, on m'a répondu qu'ils étaient d'ordre réglementaire. Il n'en reste pas moins qu'il serait tout de même intéressant de voir comment tout cela s'articule, car nous sommes dans un flou juridique d'autant plus grand que le texte comporte un certain nombre de contradictions.

Par ailleurs, il est un point qui me choque à l'article 7 selon lequel, lorsque l'on passe devant le juge, on peut prononcer le divorce, si les époux sont d'accord. J'ai demandé à M. François Colcombet si cela signifiait que le divorce était prononcé immédiatement, ce à quoi il m'a répondu par l'affirmative. Dans ce cas, il s'agit d'un "divorce Las Vegas".

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Oui et c'est d'ailleurs en contradiction avec l'article 2.

Me Marie-Elisabeth Breton : Et également avec la démarche de M. François Colcombet quand il dit qu'il faut prendre du temps et accorder des délais de réflexion. En outre, l'un des conjoints peut se trouver sous la domination de l'autre et donc, dans un état de faiblesse, se voir imposer, en disant qu'il est d'accord, d'aller devant le juge qui constatera : ce sera encore un divorce "Las Vegas". Ce n'est pas acceptable, car cela va à l'encontre de toute cette démarche de maturité et de maturation par rapport au conflit conjugal.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comme il maintient la procédure existante du consentement mutuel et qu'il crée le divorce pour cause objective ou pour rupture irrémédiable, quand pourra-t-on avoir affaire d'un commun accord à la pratique de la rupture irrémédiable ? Uniquement quand les époux seront d'accord pour divorcer, mais qu'ils n'auront pas réglé les conséquences du divorce ? C'est la seule différence que je vois par rapport au divorce par consentement mutuel, pour lequel il faut être d'accord sur tout.

Dans ces conditions, le juge, à mon avis, ne peut pas immédiatement prononcer le divorce, dans la mesure où il ne peut pas régler la question du divorce sans en régler les conséquences et faire travailler le couple sur l'aspect matériel des choses. Ce cas ne s'exercera donc que très rarement.

Me Marie-Elisabeth Breton : Le problème de M. François Colcombet, c'est qu'il a fait un "tutti frutti". Il a conservé le consentement mutuel, supprimé la demande acceptée, qu'il fait finalement rentrer dans le nouveau système et il a supprimé la rupture de vie commune, qu'il reprend avec un délai de trois ans.

Personnellement, je pense qu'il faut conserver au maximum les procédures amiables et je trouve dommageable que l'on ait supprimé la demande acceptée, qui me paraît être la meilleure des formules.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Oui, mais elle est très peu pratiquée selon les pourcentages dont nous disposons et qui nous viennent de la chancellerie.

Me Marie-Elisabeth Breton : Ces pourcentages sont faux et je vais vous expliquer pourquoi.

Pour avoir été présente au moment où ce travail a été effectué, je peux vous dire, d'abord que cette étude était réalisée à partir de statistiques de 1994, et le rapport a été déposé en 1999, au moment où se déroulait la commission sur le droit de la famille. On nous avait demandé notre opinion sur ledit rapport, mais comme nous n'en avons eu connaissance que peu de temps avant sa publication, il était trop tard pour faire nos observations.

A la lecture du document, vous constaterez, d'ailleurs, que les statistiques sont erronées, puisqu'elles intègrent dans le divorce pour faute tout ce qui relève de l'article 248-1 qui constitue une passerelle vers une procédure à l'amiable. Ce ne sont pas des statistiques affinées et elles ne correspondent pas à l'évolution de ces couples, qui démarrent sur l'idée du divorce pour faute, mais finissent par s'entendre ensuite sur les causes et les conséquences.

A cela vient s'ajouter le fait qu'il s'agit de statistiques qui font état d'une situation datant de 1994, alors que les esprits ont singulièrement évolué depuis lors : on n'aurait pas imaginé, en 1994, faire voter le PACS, la parité, etc... En matière de divorce, il en va de même. Au départ, les avocats étaient un peu craintifs par rapport à cette procédure de demande acceptée, puis ils se sont aperçus que c'était une bonne procédure. Pourquoi ? Parce qu'elle respecte totalement le contradictoire. Alors que l'on sait que souvent l'un des conjoints s'est fait tirer par le bras pour accepter le consentement mutuel, au point que je reçois toujours les intéressés de manière individuelle pour voir s'il y a un véritable consentement, en demande acceptée, l'un propose, l'autre répond et détaille les points sur lesquels il souhaiterait qu'un accord intervienne. On est donc dans un cadre de double aveu et le fait que chacun ait reconnu ses torts sert d'exutoire.

Lorsqu'il y a des difficultés au niveau d'une liquidation de communauté - dans le consentement mutuel, la seconde convention devant intervenir dans un délai maximum de neuf mois, il n'est pas toujours possible de liquider (exemple : vente de la maison) -, la demande acceptée évite de vendre en catastrophe, et donc souvent en bradant, ce qui a été le seul bien de communauté.

Pour toutes ces raisons, les demandes acceptées se multiplient et c'est ce qui me conduit à dire qu'il faut conserver cette formule.

Je serais favorable au maintien du consentement mutuel avec la proposition que nous avions faite, qui correspond à une réalité de terrain, c'est à dire réduire les formalités à un seul passage devant le juge au lieu de s'ennuyer à attendre neuf mois quand on s'est mis d'accord sur tout et que l'avocat, avant que d'établir les conventions, a renvoyé ses clients à réfléchir sur l'opportunité d'un divorce. Pour ce qui me concerne, je ne démarre jamais une procédure avant d'expliquer aux parties comment les choses fonctionnent, quelle est leur responsabilité par rapport aux enfants et sans les avoir renvoyées à une réflexion ou à un conseiller conjugal, quand j'estime que leur problème relève plus de la difficulté de communication et ne justifie pas forcément un divorce.

En ce qui concerne la médiation, les intentions de M. François Colcombet sont fort louables, mais il faut savoir que cette dernière ne fonctionne pas. Elle fonctionne peut-être à Paris, où elle commence à être rodée et où les magistrats commencent à y être sensibilisés, mais, en province, ses résultats sont, pour l'instant, nuls, ou quasiment nuls.

M. Patrick Delnatte : Elle existe quand même.

Me Marie-Elisabeth Breton : Vous voulez des pourcentages ? Il y a eu à Lille en deux ans environ neuf médiations familiales, ce qui signifie que le système n'est pas complètement au point.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce n'est pas notre culture.

Me Marie-Elisabeth Breton : Effectivement, la médiation ne s'inscrit pas dans notre culture, mais elle peut s'y intégrer. Il faut donc travailler sur ce sujet. On ne peut pas faire des réformes sans avoir la sécurité qu'elles puissent s'appliquer. Si tel n'est pas le cas, on court à l'échec et cet échec conforte l'ancien système. Avant que d'envisager de mettre de la médiation partout, il convient de la mettre en place, de savoir à quoi elle sert, qui va être médiateur.

J'ai participé à une commission, créée à l'initiative de Mme Ségolène Royal, qui a permis de mesurer les difficultés que généraient la mise en place d'un tel système et son harmonisation avec les pratiques en vigueur. En effet, aujourd'hui tout le monde est médiateur : il y a un médiateur à la télévision, il y a un médiateur à la radio et, le terme étant complètement galvaudé, il convient d'abord de lui redonner un vrai sens.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente. Je crois que Mme Monique Sassier a bien _uvré en ce sens et que ce son rapport est remarquable.

Me Marie-Elisabeth Breton : Il est effectivement tout à fait intelligent. Pour autant, la médiation actuellement n'est pas au point. Je considère que la médiation, comme le conseiller conjugal, a sa place dans la procédure, mais, selon moi, en amont, au moment où le couple rencontre l'avocat et où ce dernier sent qu'il y a une possibilité de réconciliation ou d'accords sur un certain nombre de mesures.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ou une nécessité de clarification.

Me Marie-Elisabeth Breton : Pour ma part, j'observe que de nombreux divorces peuvent être "réussis", précisément parce que la démarche a inclus du temps pour la réflexion et pour s'interroger sur la question de savoir si c'était bien par le divorce que pouvait se régler la difficulté traversée par le couple. On ne doit pas divorcer un couple qui, comme c'est souvent le cas, souffre d'un manque de communication.

L'intervention du conseiller conjugal, voir du médiateur, doit donc se faire en amont, car une fois la procédure engagée, il est sinon trop tard, du moins un peu tard.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Tout dépend de quoi on parle : ce n'est pas vrai pour ce qui concerne les conséquences du divorce, c'est-à-dire la garde des enfants et les pensions, mais ça l'est pour la procédure elle-même.

Me Marie-Elisabeth Breton : Oui, dans ce cas c'est trop tard.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : A cela près que l'une des grandes nouveautés de ce texte réside dans le fait qu'à partir du moment où l'un des deux conjoints commence à dire qu'il veut divorcer, la procédure est enclenchée. Dans ces conditions, comment fait-on pour éviter le sentiment d'humiliation ? L'avantage de la proposition de loi, c'est que l'on aura moins de faux accords dans le cadre du consentement mutuel et moins de pressions pour l'obtenir, ce qui assainit la situation. Cela suppose cependant que l'autre suive.

Nous sommes un certain nombre ici à traiter du divorce sans avoir jamais divorcé, mais dans l'idée que nous nous faisons et de la vie conjugale et du divorce, nous défendons un certain respect de l'autre et du fait qu'il accepte de mûrir sa décision pour arriver à un niveau de conscience qui soit identique à celui de son conjoint. A partir de là, nous considérons que la médiation - mais nous entrons peut-être ici dans une problématique qui relève plus du conseiller conjugal que de la médiation - est importante, y compris dans la procédure, parce qu'à un moment donné, l'un des conjoints va dire à l'autre : "maintenant, c'est terminé" et qu'il faut que l'autre comprenne. En même temps, je trouve que la formule a le mérite d'éclaircir les choses et de mettre un terme aux chantages.

Il faut absolument que l'autre comprenne. En effet, quand je discute avec les avocats, ils me disent qu'un nombre important de personnes ne comprennent pas pourquoi elles se retrouvent divorcées. Il y a donc un travail très important à réaliser en amont.

Me Marie-Elisabeth Breton : Oui, il est énorme et, à mon sens, c'est bien pourquoi les avocats ont un rôle important à jouer, car ils ont à mener une action structurante et pédagogique qui doit intervenir en amont.

Il n'en reste pas moins que le fait que l'autre puisse affirmer sa volonté de divorce et l'imposer justifie que l'on maintienne le prononcé du divorce aux torts exclusifs.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ou encore que l'on reconnaisse le préjudice subi par celui qui se trouve abandonné.

Me Marie-Elisabeth Breton : Oui, c'est ce que je dis.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Certes, mais en assimilant cette reconnaissance aux torts exclusifs, ce qui me gêne c'est ce terme de "torts".

Me Marie-Elisabeth Breton : Je pense, moi, qu'il est psychologiquement structurant, surtout si l'on veut un divorce pacifié.

M. Patrick Delnatte : En réalité, on souhaite un divorce pacifié et responsable, ce qui renvoie à deux notions totalement différentes. La difficulté tient au fait que l'on veut créer un divorce responsable en éliminant la faute. Ce n'est pas facile et cela n'a rien à voir avec la question de l'indissolubilité.

Mme Yvette Roudy : C'est impossible. Tous les gens de ma connaissance, qui ont divorcé, ont vécu cette expérience comme une crise terrible. Certaines de mes amies qui l'ont envisagée en plein accord avec leur époux, bien décidées à rester en bons termes avec lui, m'ont raconté qu'on ne pouvait pas savoir ce que c'était que d'en venir à partager les meubles. Fatalement, on en arrive à la dispute et un divorce, c'est toujours un déchirement. Il est impossible de réagir en personnes civilisées et je trouve ce texte un peu utopique.

Me Marie-Elisabeth Breton : : Nous sommes bien d'accord sur cet aspect des choses.

Pour ce qui me concerne, je suis favorable au maintien de la demande acceptée et d'une procédure par consentement mutuel simplifiée.

Concernant le consentement mutuel, qui réintroduit un délai de réflexion de trois mois, il conviendrait de retravailler le texte et de préciser que la nouvelle convention doit être présentée dans un délai de neuf mois maximum.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J'attire votre attention sur le fait que, dans ce cas, tout le travail réalisé, soit avec le médiateur, soit avec le conseiller conjugal, risque de se trouver bloqué.

J'aurai d'ailleurs une dernière observation à formuler. Vous avez déclaré que le divorce par demande acceptée était assez prisé d'un certain nombre de couples, dans la mesure où, s'il suppose la liquidation du régime matrimonial, il n'oblige pas à la vente précipitée des biens. Je vous ai bien comprise ?

Me Marie-Elisabeth Breton : Oui, car il ne fixe pas cette liquidation dans un délai de neuf mois comme dans le consentement mutuel, où on dépose une première convention qui organise la vie du couple pendant la procédure avec un projet de convention définitive. Dans le cas du consentement mutuel, il y a, de ce fait, un passage devant le juge pour une homologation des conventions provisoires, qui est suivi d'un délai de trois mois minimum, neuf mois maximum, au cours duquel peut être présentée la convention définitive, laquelle doit obligatoirement liquider la communauté. C'est là qu'il y a parfois blocage, en raison d'immeubles que l'on n'est pas parvenu à vendre ou autres problèmes susceptibles de faire capoter les choses et d'entraîner la caducité.

Si la formule de la demande acceptée doit, à mon sens, être maintenue, c'est justement parce qu'elle permet à la fois de trouver un accord sur les causes et les conséquences du divorce, sans pour autant devoir brader la communauté.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : De ce point de vue, la réponse de la proposition de loi est assez rigide, puisqu'elle s'étend même à la prestation compensatoire, qu'elle fixe à la liquidation du régime matrimonial.

Me Marie-Elisabeth Breton : De toute façon, la fixation de la prestation compensatoire s'intègre dans le jugement du divorce et n'a rien à voir avec la liquidation du régime matrimonial.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Si, puisque nous proposons dans l'article 9 que le juge "peut également surseoir à statuer sur l'attribution d'une éventuelle prestation compensatoire, lorsque son principe ou son montant dépend du patrimoine des époux après liquidation du régime matrimonial". Une telle disposition vous paraît-elle saine ?

Me Marie-Elisabeth Breton : C'était une des propositions de la commission Dekeuwer-Défossez. Pourquoi ? Parce que certaines liquidations de communauté sont extrêmement compliquées. En la matière, le texte peut également être amélioré, puisqu'on va surseoir à statuer pour liquider définitivement la prestation compensatoire, ce qui va déjà permettre de fixer une provision à valoir.

La commission Dekeuwer-Défossez avait proposé que soit porté à la connaissance du juge un maximum d'éléments concernant l'actif de la communauté, afin de lui permettre de fixer avec justesse le montant de la prestation compensatoire versée sous la forme d'un capital. Cette idée est du reste reprise dans la proposition de M. François Colcombet.

Lorsqu'il s'agit d'une notion de capital, telle qu'elle est maintenant définie dans le nouveau texte, avec beaucoup de points qui, à mon avis, demanderaient aussi à être revus, on est obligé d'avoir une image précise de la future liquidation de communauté.

Audition de M. Norbert Rouland,
membre de l'Institut Universitaire de France,
professeur à l'Université d'Aix-Marseille III 6

Réunion du mardi 18 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Norbert Rouland, membre de l'Institut universitaire de France, professeur de droit à l'Université d'Aix-Marseille III, historien du droit, fondateur, en France, de l'Association française d'anthropologie juridique, dont il a occupé la première chaire, auteur à ce titre de nombreux ouvrages et articles, coauteur d'un ouvrage récent "Inventons la famille" qui a attiré notre attention par le jugement qu'il porte en sociologue sur les transformations du mariage, la normalisation du divorce et le désengagement du droit.

Vous allez nous parler de l'anthropologie juridique et des enseignements que l'on en tire sur la notion de faute, car nous avons à gérer une certaine contradiction, à savoir comment arriver à un divorce apaisé et a priori sans faute, tout en reconnaissant le préjudice, lorsque celui-ci est grave.

Un divorce d'où la faute serait gommée, basé sur le constat irrémédiable d'une rupture de la vie commune et sur l'expression de la volonté individuelle des conjoints, ne serait-il pas davantage en phase avec une conception moderne du mariage d'ordre privé et contractuel ?

Comment, cependant, sans se référer à la faute, prendre en compte la souffrance, le préjudice et l'atteinte à la dignité de la personne humaine ?

Enfin, quel rôle, à votre avis, peut jouer la médiation dans la recherche d'une pacification des conflits ?

M. Norbert Rouland : : Je voudrais d'abord préciser que je suis le produit d'un métissage entre les sciences sociales et le droit, bien qu'étant, d'un point de vue académique, de pure formation juridique. Il est vrai que je me suis très vite intéressé à l'histoire du droit et à l'anthropologie du droit, c'est-à-dire, finalement, à prendre en compte les expériences des sociétés, qu'elles soient autres, à travers l'histoire, ou lointaines, - du moins elles l'étaient encore récemment - à travers l'anthropologie.

Je voudrais mettre surtout l'accent dans cette introduction, sur deux points.

Dans un premier temps, je m'efforcerai, comme vous m'y avez engagé, de voir ce que peuvent nous apprendre l'anthropologie et l'histoire sur cette question.

Dans un second temps, réagissant plus en juriste classique, je tenterai de dire quels sont les avantages et les inconvénients qu'il peut y avoir à introduire cette notion de divorce pour cause objective, d'où la faute ne disparaît pas totalement, puisqu'il en est bien question à l'article 267 nouveau, bien qu'elle soit atténuée par rapport à ce qui existe en droit positif.

En ce qui concerne l'anthropologie d'abord et l'histoire ensuite, je crois qu'il convient de partir du point de vue, qui est évidemment modeste, mais je crois réaliste, selon lequel, si ces sciences comparatives ne peuvent pas nous fournir de modèles à appliquer clé en main, elles peuvent nous donner des idées.

Paul Valéry avait dit de l'histoire que l'on y trouvait tout et n'importe quoi et Claude Lévi-Strauss l'a redit plus récemment de l'anthropologie, à propos du PACS. On peut donc trouver dans ces domaines, sinon des modèles, du moins quelques inspirations.

Quand bien même les leçons de l'histoire et de l'anthropologie seraient évidentes, nous avons notre libre arbitre et c'est nous qui décidons pour ici et maintenant, sans nécessairement être tenus au droit romain ou à celui des aborigènes d'Australie.

Cette mise en garde est redoublée par le fait que les sociétés que connaît l'anthropologue sont évidemment des sociétés structurées différemment, notamment au niveau du mariage, puisque, comme chacun le sait et comme c'était le cas dans notre histoire, il n'y a pas si longtemps, le mariage comprenait une composante d'arrangement entre groupes beaucoup plus forte que dans le mariage moderne qui unit avant tout des individus, tout en sachant que, malgré tout, la dimension consensualiste du mariage a été introduite par l'Eglise qui a dû se battre contre les m_urs : les familles ne voulaient pas céder leurs prérogatives.

Il est évident que l'Eglise avait du consensualisme une vision différente de la nôtre, à savoir que, pour elle, une fois que le consentement avait été donné librement, on ne pouvait plus revenir dessus, alors que nous pensons, nous, que ce que le consentement fait, la disparition du consentement peut le défaire. La différence est notable.

Compte tenu de toutes ces réserves, que peut-on dire à partir de l'anthropologie ? Avant tout, que l'on constate la quasi-universalité du divorce. L'indissolubilité semble être vraiment une exception de la civilisation chrétienne.

En revanche, on observe que les couples sont plus ou moins stables. Il existe des sociétés où le couple est assez volatile et d'autres où l'union dure plus longtemps. Pourquoi ?

A vrai dire, les anthropologues ne sont pas très avancés sur cette question, mais, d'après quelques observations avérées, on peut dire, d'une part que la femme est beaucoup plus libre dans les sociétés matrilinéaires, dans la mesure où elle conserve ses points d'attache avec ses parents et où, en cas de désaccord avec son mari, elle peut trouver un refuge auprès d'eux, ce qui lui donne une certaine liberté d'action - un peu comme le fait d'exercer une activité professionnelle dans notre société -, d'autre part que le fait d'avoir eu à payer un prix important à sa belle-famille lors du mariage tempère les ardeurs de rupture du mari s'il ne peut le récupérer, en cas de séparation.

Il est, me semble-t-il, une autre universalité qui est précisément celle de la faute. Il est rare qu'il y ait des séparations par consentement mutuel. Généralement, la faute est indispensable. Pourquoi ? Parce que - et c'est là que nous tombons dans une différence radicale entre ces sociétés et la nôtre - étant donné que le mariage est un agencement qui n'unit pas que des individus, mais des groupes, il faut, pour le briser, dans l'intérêt de la société, des raisons sérieuses.

Cette différence majeure étant posée, reste qu'il faut la faute. Qu'est-ce que la faute ? On retrouve des faits connus : les mauvais traitements, l'adultère, étant précisé que ce dernier est très rarement pénal, alors qu'il l'est resté chez nous jusqu'en 1975. L'adultère ne compte pas parmi les fautes les plus graves qui sont la stérilité et surtout la sorcellerie, qui met en péril l'intérêt de tout le monde. Ainsi, s'il est prouvé qu'un conjoint a utilisé des pouvoirs surnaturels pour nuire à quelqu'un, c'est une raison valable pour s'en séparer.

Il est un autre rapprochement que peut suggérer, sinon l'anthropologie, du moins le droit comparé, c'est l'attitude dans la Chine ancienne, mais qui perdure actuellement, des Chinois qui rejettent le droit et le juge.

En Chine, un véritable être humain, pour résoudre ses conflits, ne doit pas faire appel au juge ni au droit, mais les régler par les rites, par la négociation, la médiation ou la transaction. Toute solution imposée de l'extérieur est dépréciée et les Chinois avaient globalement l'idée que le droit n'était bon que, premièrement pour les criminels incorrigibles, deuxièmement pour les étrangers, dont on sait bien qu'ils les détestaient cordialement.

Quel rapport avec le divorce sans faute, me direz-vous ? J'en vois au moins un, parce qu'il est dit dans l'exposé des motifs, ce qui correspond au sentiment d'une bonne partie de l'opinion publique, qu'au fond, il est un peu vain d'aller chercher la vérité et d'exiger de quelqu'un qu'il se mêle des affaires intimes d'un couple. On peut effectivement se poser la question de savoir ce que peuvent faire les malheureux juges, quand on leur demande - et ce n'est pas un exemple en l'air, mais de la jurisprudence - de fixer le nombre hebdomadaire de rapports sexuels qu'il faut avoir ou de déterminer la nature adultérine, ou non adultérine, des baisers à la française et d'autres choses du même genre. Ce sont des points sur lesquels les juges eux-mêmes ne souhaitent pas tellement se prononcer, même si, lorsqu'on brandit la faute dans de tels domaines, ils sont bien obligés de dire où est la faute et où elle n'est pas.

Cette attitude à la chinoise qui consiste à dire que, puisque l'on ne parviendra jamais à établir la vérité, mieux vaut pour l'essentiel, laisser les gens se débrouiller eux-mêmes, tout en maintenant évidemment un contrôle du juge - tant il est clair que l'on n'entend pas, dans le divorce sans faute, totalement privatiser le divorce -, se défend. Il n'en reste pas moins qu'actuellement, dans notre société, on remet très largement l'affaire entre les mains des parties, en raison de ce sentiment d'impuissance à établir la vérité et à situer qui est en faute ou non.

Au point de vue historique, le divorce sans faute a un ancêtre : le divorce pour incompatibilité d'humeur, qui a été institué sous la Révolution. Tout ce que l'on peut en dire  - on interprétera cela comme on veut - c'est qu'il a très peu duré, puisqu'il a été maintenu de 1792 à 1804, étant même précisé que, dès 1795, face à la flambée des divorces, le législateur a commencé à en compliquer l'accès. Ce n'est donc pas un grand succès historique et même lorsqu'en 1884, après la longue interruption de la Restauration et de l'Empire, intervient la loi Naquet, c'est pour instaurer un divorce sanction et nullement un divorce faillite ou constat d'échec.

De toute façon les m_urs mettront très longtemps à suivre, puisque, pendant des décennies, même une fois le divorce permis, ce seront 10 000, 15 000, péniblement 20 000 personnes qui y auront recours.

Tels sont les quelques éléments que l'on peut trouver dans le droit comparé, l'anthropologie et l'histoire française.

Vous me permettrez d'exprimer quelques autres réflexions en qualité de juriste. Certains arguments plaident pour la suppression de la faute et d'autres contre, le tout étant de déterminer ceux qui pèsent le plus lourd.

Pour la suppression de la faute, on peut retenir ce qui est dit dans l'exposé des motifs : la pacification du divorce, le développement de la médiation, mais aussi, ce qui est important, la possibilité d'une relecture du passé, tant il est vrai que, même un couple qui échoue, a quand même eu des moments heureux et que la recherche à tout prix de la faute risque de corrompre les bons souvenirs et de généraliser les sentiments négatifs.

Il y a aussi, toujours en faveur de la suppression de la faute, des arguments plus juridiques.

D'abord, elle s'inscrit incontestablement dans une évolution de notre droit, mais aussi des droits européens, et, à ce propos, il est déjà intéressant de voir comment la loi de 1975, qui introduit le divorce par consentement mutuel, cite les différents types de divorces : elle met en premier le divorce par consentement mutuel, en deuxième position, le divorce pour cessation de la vie commune et, en troisième position seulement, le divorce pour faute. Rien que dans cette manière de présenter et d'articuler les choses, il y a un jugement de valeurs implicite.

Ensuite, au niveau du régime des droits pécuniaires, tel qu'il est en droit positif, dans le cadre des séparations, on a de plus en plus tendance, pour savoir si l'un des époux doit quelque chose à l'autre, à se situer en dehors de la faute, puisque l'on dit que le juge doit considérer la situation objective des inégalités patrimoniales entre les deux époux. Cela signifie que le plus riche, y compris s'il n'est pas tout à fait fautif, devra quand même payer.

Vient s'ajouter le fait bien connu, et qui va toujours dans le sens d'une atténuation ou de la disparition de la faute, qu'on est revenu sur la tendance qui prévalait et qui consistait à donner l'exercice de l'autorité parentale à l'époux non fautif. Il est bien dit que les choses sont disjointes, qu'il faut voir avant tout l'intérêt des enfants et qu'après tout, on peut être un mauvais époux et un bon père.

Au niveau des autres droits européens, on constate cette poussée vers le divorce-faillite, puisque nous retrouvons grosso modo trois groupes de pays.

Tout d'abord, des pays que l'on peut appeler pluralistes, c'est-à-dire où coexistent le divorce pour faute et d'autres formes de divorce, comme c'est le cas de la France, de la Belgique, du Luxembourg, de la Suisse, de l'Italie, de l'Autriche, de l'Espagne et du Portugal.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Beaucoup de pays du Sud.

M. Norbert Rouland : Effectivement.

Il y par ailleurs les pays plus nordiques - encore que la Grèce se rattache à ce second groupe - qui sont unicistes, dans la mesure où ils ne connaissent que le divorce par consentement mutuel ou des formes qui s'en rapprochent beaucoup, le divorce pour faute y étant totalement éliminé. C'est le cas de l'Angleterre, des Pays-Bas, de la Suède, de l'Allemagne, de l'Ecosse et de la Grèce.

Il reste les pays intermédiaires, apparemment pluralistes, puisque s'ils connaissent le divorce pour faute et le divorce par consentement mutuel, le premier n'y existe quasiment plus. Dans ce troisième groupe, on trouve les pays scandinaves - la Norvège et la Finlande - ainsi que la Russie, où le divorce pour faute existe sur le papier, alors que pratiquement personne ne s'en sert, étant précisé que la Russie est un pays où le divorce, depuis la Révolution d'Octobre, a été extrêmement banalisé.

Ce sont des arguments qui servent la suppression de la faute, dans la mesure où ils donnent l'impression qu'on se situe, en l'acceptant, dans le fil de l'histoire, mais si les choses étaient aussi claires, ce serait évidemment trop beau.

Il y a en effet des arguments contre la suppression de la faute qui sont de plusieurs ordres : des arguments psychologiques et des arguments à la fois juridiques et sociologiques.

Je passerai rapidement sur les facteurs psychologiques, compte tenu du fait que, n'étant pas psychiatre, il est un peu périlleux pour moi d'en parler. Je pense néanmoins que le fait qu'il y ait une faute, que cette faute soit reconnue par le juge, qui est le porte-parole de la société, donne un sens à la souffrance, parce que celui, ou celle, qui est abandonné souffre. Je ne dis pas que cela va ôter la souffrance, mais que cela va lui donner un sens. Vous pouvez m'objecter qu'il serait préférable qu'il puisse donner un autre sens à cette souffrance. Effectivement, mais à défaut de mieux, c'est toujours cela.

Par ailleurs, on constate - et j'ai lu dans un article récent (7) les résultats d'enquêtes menées auprès d'adolescents entre seize et dix-neuf ans, au cours de l'année 2000, et qui font suite à d'autres enquêtes réalisées en 1983 et 1987 - qu'il y a une dizaine d'années, la notion de faute dans les comportements sociaux, et pas seulement dans les comportements propres au divorce, s'est complètement dissoute pour réapparaître aujourd'hui dans l'esprit des adolescents, qui trouvent normal de qualifier un comportement de bon ou de mauvais et, quand il est qualifié de mauvais, d'en assumer les responsabilités. On assiste donc, au moins chez les jeunes, à un certain retour de la faute.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ne croyez-vous pas que cela correspond à une aspiration globale de la société à un exercice des responsabilités, qui passe par la reconnaissance de la faute ?

M. Norbert Rouland : Oui et ce que tout le monde observe d'ailleurs, c'est qu'effectivement, il semblerait qu'il y ait, de plus en plus, dans les différents domaines, un recours à la justice et à l'établissement des responsabilités. Cette tendance est toutefois contrebalancée par ce sentiment, que j'évoquais précédemment et qui est repris dans l'exposé des motifs, laissant entendre que dans des registres extrêmement intimes, c'est vain : ce n'est pas pareil de mettre en cause la corruption d'un homme politique et le fait que l'un des conjoints veuille faire l'amour une, deux ou trois fois tous les quinze jours.

Dans le domaine de ce qui est considéré comme le plus intime dans la vie d'un couple, la tendance n'est pas la même.

Toujours au nombre des facteurs psychosociologiques, je dirai que, si l'on supprime la notion de faute, ce que l'on appelle d'un mot un peu savant "l'anomie" risque quand même d'augmenter et que les gens peuvent ne plus savoir très bien où sont les repères. Déjà Durkheim signalait que les suicides augmentaient dans les sociétés dans lesquelles le mariage se fragilisait. Or le phénomène était, à son époque, une plaisanterie par rapport à ce qu'il est devenu.

Au niveau des facteurs juridiques et sociologiques, j'observe également que même dans le PACS, qui peut être lu - je ne dis pas que c'est une juste lecture - comme une forme atténuée de l'union conjugale, le Conseil constitutionnel a bien rappelé qu'en cas de rupture abusive, celui qui s'estimerait en être victime pourrait invoquer la faute.

Par ailleurs, un article, paru dans le journal La Croix du 18 septembre 2001, cite une étude de Mme Irène Théry, d'où il ressort que 21 % des sept cents cas de divorces conflictuels qu'elle a étudiés s'accompagnaient de violences conjugales extrêmes. Même si tout le monde s'accorde pour reconnaître qu'il serait préférable que tout se passe à l'amiable, il est difficile dans de telles conditions d'écarter la faute. Vous me direz que la proposition de loi ne l'écarte pas, puisque, dans l'article 267 nouveau de la proposition, il est fait état de "fautes caractérisées", ce qui laisse à penser que les violences conjugales sont concernées.

Un autre argument, toujours d'ordre sociologique, milite contre la suppression de la faute. Finalement, le divorce par consentement mutuel, la possibilité de divorcer sans rechercher la faute existe depuis maintenant vingt-six ans dans notre droit. Or, quelle a été la réponse des m_urs ? Une réponse mitigée, puisque dans 46 % des cas, c'est toujours la faute qui est invoquée.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : On nous a dit que c'était, d'une part parce que la procédure était plus rapide...

M. Norbert Rouland : Oui, paradoxalement, la procédure semble plus rapide, encore que ce ne soit pas toujours sûr.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : ... d'autre part parce que le divorce par consentement mutuel suppose que l'on soit d'accord sur tout et pas uniquement sur le principe de divorcer. Certains couples sont donc obligés de recourir à la procédure pour faute, parce qu'ils ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur tout.

M. Norbert Rouland : Il y a un autre élément que vous n'ignorez certainement pas, à savoir que ce divorce par consentement mutuel qui semble aller dans le fil de l'histoire, comme je vous le disais, n'est pas sociologiquement populaire, puisque ce n'est qu'en montant dans la hiérarchie sociale qu'il se généralise. Sans aller jusqu'à dire que c'est uniquement le divorce des beaux quartiers et de l'intelligentsia, il est statistiquement établi que ce n'est pas un divorce populaire.

Sur le plan purement juridique, il est à craindre - et Mme Dekeuwer-Défossez l'a fait remarquer, dans un article paru au cours de l'année 2000 et intitulé "Divorce et contrat" (8)- que, si on chasse la faute par une porte, elle rentre par d'autres, qu'on ait des actions en responsabilité pour obtenir des dommages-intérêts et qu'on aboutisse à une pénalisation du divorce. Celui des conjoints qui s'estime victime peut en venir à dénoncer l'autre fiscalement, voire à l'accuser de comportements pénalement répréhensibles, comme des délits sexuels sur les enfants ou des violences conjugales. Celui qui veut "en découdre" trouvera les moyens de le faire et on risque de retomber précisément dans ce que l'on voulait éviter, car "en découdre" sous-entend avoir des prétentions, devoir apporter des preuves, auxquelles seront opposées des contre-preuves, ce qui se terminera par le grand déballage, qu'on voulait justement éviter.

Je crains donc que cette réforme soit symbolique et indique aux justiciables quel est le bon divorce, sans pour autant décourager, dans la pratique, celui ou celle qui voudra se battre et qui trouvera les moyens de le faire.

En outre, je relève un illogisme sur le plan juridique. En effet, si le mariage est un contrat et si on s'accorde généralement à reconnaître que l'on est passé du mariage institution au mariage contrat, dans la responsabilité contractuelle, on trouve la faute. En conséquence, il est quelque peu illogique d'évacuer la faute de ce contrat qu'est le mariage.

Enfin - vous allez me dire que c'est un cas un peu extrême, mais il existe en Suède - si on pousse la logique du système sans faute jusqu'au bout, on doit faire comme le législateur suédois qui, dès 1978, a décidé que toutes les relations entre les époux divorcés ont cessé, y compris les relations financières : plus de rentes, plus de versements de prestation compensatoire pour le conjoint. C'est une position qui obéit à une certaine logique : puisque l'on refuse l'idée de faute, si le couple a échoué, chacun reprend ses billes et tant pis s'il y en a plus dans le sac de l'un que de l'autre. Cela ne va peut-être pas exactement dans le sens du progrès de la cause des femmes...

Mme Yvette Roudy : Ah non, pas du tout !

M. Norbert Rouland : : C'est pourtant la pente du système. Ainsi que je vous le disais au début de mon intervention, il est évident que tout n'est pas blanc ou noir dans cette affaire. Il y a, me semble-t-il, de très bonnes choses dans cette proposition de loi dont, effectivement, le développement de la médiation. Sans espérer qu'elle débouchera à tous les coups sur une réconciliation, ce qui serait un peu illusoire, on peut néanmoins se réjouir que l'on ait recours à quelqu'un qui puisse permettre aux gens de se séparer dans des conditions plus humaines.

La proposition de loi prévoit que la désignation d'un médiateur est d'office quand l'un des eux époux ne veut pas divorcer, ce que j'estime être une très bonne chose. Indiquer aux gens quelle est la bonne voie aura un effet symbolique. Sera-t-il suffisant ? C'est une autre affaire !

Cela étant, la proposition présente des inconvénients assez lourds et, sans trop m'aventurer dans le domaine psychologique, qui n'est pas le mien, j'en relève sur le plan sociologique et juridique.

Le rédacteur a d'ailleurs été très astucieux puisque, dans l'article 267, il parle de "fautes  caractérisées..." - c'est la jurisprudence qui dira ce que cela signifie exactement - "...qui ont concouru à la rupture ou l'ont accompagnée" et non pas "l'ont causée". C'est subtil et on comprend bien l'esprit du texte qui vise plus à une forte atténuation de la faute qu'à sa disparition.

M. François Colcombet : Voilà le texte auquel nous sommes parvenus après beaucoup de discussions : "A l'occasion de l'action en divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal, une demande de dommages et intérêts peut être formée par un époux lorsque des fautes d'un particulière gravité, telles que des violences physiques ou morales, commises par son conjoint ont concouru à la rupture ou l'ont accompagnée".

Si on met "telles que", on voit que les fautes ne sont pas limitées à cet exemple, mais qu'il est indicatif.

La Chancellerie propose d'ajouter : "Cette demande peut également être formée par l'époux qui n'a pas pris l'initiative du divorce lorsque la dissolution du mariage a pour lui des conséquences d'une exceptionnelle gravité" - c'est celui qui, non seulement a battu mais qui aussi abandonne - "Cette demande ne peut être formée qu'à l'occasion de l'action en divorce", ce qui signifie que l'affaire est réglée tout de suite. Voilà quel est l'état actuel du texte.

Mme Yvette Roudy : Qui va définir l'exceptionnelle gravité ?

M. François Colcombet : Les juges !

Mme Yvette Roudy : Est-ce qu'il sera considéré grave, par exemple, qu'une femme qui pendant vingt-cinq ans aura travaillé pour son mari sans être salariée, se retrouve brutalement sans rien, sans avoir même de points pour sa retraite, alors qu'elle aura, par exemple, tenu la caisse de la boucherie ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Surtout si c'est le mari qui demande le divorce et que la femme ne l'accepte pas.

Mme Yvette Roudy : Ce sont celles que j'appelle "les femmes répudiées".

M. François Colcombet : Normalement, dans le système que je propose, le juge constatera que la femme n'a pas de quoi vivre et elle aura donc droit à une prestation compensatoire - on ne va pas jusqu'au bout du système suédois - et, si vraiment le mari a exagéré, la femme pourra faire une demande en dommages et intérêts, puisque le texte est ainsi rédigé que, même si les fautes qu'on lui reproche ont manifestement concouru à la dissolution du mariage, il sera possible de les retenir.

La jurisprudence se stabilisera, au bout de trois ou quatre ans. A mon avis, elle ira vers un système relativement restrictif, d'autant que l'on constate actuellement que les juges aux affaires familiales, qui prononcent des dommages et intérêts, en prononcent peu. Ils se montrent assez réticents et je m'en étonne, car il s'agit souvent de femmes.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons repris cet après-midi un débat que nous avions eu ce matin, sur la question de savoir si les dommages et intérêts sont la formule la plus appropriée pour reconnaître l'état de victime, surtout quand on sait que la moitié des couples n'ont pas les moyens de les verser.

M. François Colcombet : De toute façon, la faute civile ne peut être reconnue que par des dommages et intérêts.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Non ! C'est dans le cadre du jugement de divorce que je me situe.

M. François Colcombet : Par conséquent, on revient au cas de figure précédent et le choix qui est à faire est le suivant : soit on maintient le divorce pour faute, soit on ne le maintient pas. Il s'agit là d'un choix important, étant entendu que si on réentrouve la porte - c'est du moins ma position - c'est exactement comme si l'on n'avait pas tenté de la fermer. Le système actuel sépare les choses, mais présente l'avantage de les faire traiter par le même juge, de façon à ne pas compliquer la vie des personnes en cause. En outre, les dommages et intérêts sont une façon de reconnaître la faute dans la responsabilité civile.

Pour qu'il y ait versement de dommages et intérêts, il faudra que le juge dise qu'il y a eu faute d'une exceptionnelle gravité et qu'il en précise la nature. Il dira : "il y a eu faute d'une exceptionnelle gravité et je l'évalue aux dommages et intérêts qui ont été demandés, pour tel montant".

Mme Yvette Roudy : Il n'y a qu'une manière d'accepter ce texte, c'est de l'accompagner d'un certain nombre de mesures qui obligent les femmes à travailler toute leur vie.

M. François Colcombet : Il y a la prestation compensatoire.

Mme Yvette Roudy : Il faudrait que les législateurs que nous sommes arrêtent de donner un coup de balancier à droite et un coup de balancier à gauche, parce que, tantôt on pousse les femmes à rentrer chez elles, tantôt on les pousse à travailler.

La réponse à cette vision idyllique des personnes qui veulent se séparer, parce que c'est moderne et qu'elles ne s'entendent plus, c'est qu'elles soient à égalité, mais elles ne le sont pas et c'est pourquoi tous ces termes ne sont pas acceptables.

M. Norbert Rouland : C'est ce qui explique la position de la Suède, où les femmes sont beaucoup plus aidées par l'Etat que chez nous. La position suédoise, qui peut paraître excessive, consistant à dire qu'au divorce tout est fini, peut se comprendre, dans ce contexte particulier.

M. François Colcombet : Précisément, dans le système français actuel, la prestation compensatoire ne répond pas à un autre objectif. C'est d'ailleurs sa seule justification.

Il faut scinder les choses, car la faute est une chose, mais la preuve de la faute est une aventure épouvantable en droit, parce que l'on n'est jamais sûr de gagner, mais toujours sûr de faire des ravages.

J'ai entendu que M. Norbert Rouland disait du divorce par consentement mutuel qu'il n'était pas un divorce populaire et je lui en donne volontiers acte. Il est vrai que c'est un divorce de la classe dirigeante. Seulement, ce n'est pas parce que la classe dirigeante a accès à une formule, qui est plutôt plus confortable qu'il faut en priver les autres.

Très clairement, pendant longtemps la grande bourgeoisie a su pratiquer l'IVG sans que ce soit autorisé, parce qu'elle pouvait se rendre en Suisse et c'est quand même une grande conquête que d'avoir permis à tout le monde d'y avoir accès. Par conséquent, dire que les gens initiés ont accès à une forme de divorce qui est moins douloureuse doit plutôt être indicatif de ce vers quoi il faut tendre.

M. Norbert Rouland : Il ne faut pas aligner complètement l'économique et le culturel.

M. François Colcombet : Non, mais je réponds à la critique : l'économie vous permet d'accéder à une forme de divorce moins douloureuse, moins scandaleuse, moins ravageuse.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce n'est pas parce que l'on divorce par consentement mutuel que c'est moins destructeur, moins douloureux et moins ravageur.

M. François Colcombet : C'est vrai, mais c'est une autre démarche et, globalement, si les gens qui ont les moyens de choisir la retiennent, c'est quand même qu'elle doit présenter des avantages.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il y a aussi des codes sociaux.

M. François Colcombet : Peut-être.

En contrepartie de ce que vous dites, il y a, à mon avis, un nombre anormalement exagéré de difficultés après des divorces par consentement mutuel. C'est anormal, parce que ce système, qui est le système majoritaire, ne devrait pas avoir autant de suites. C'est donc qu'indéniablement il ne règle pas tout. Il y a surtout des problèmes d'enfants : quand on a utilisé les enfants comme monnaie d'échange contre un appartement, etc..., cela réapparaît. Il n'en demeure pas moins que, dans une bonne partie des cas, c'est une formule qui règle le conflit.

M. Norbert Rouland : Dix ans après la création du divorce par consentement mutuel, on peut quand même s'étonner que près de la moitié des gens continue à divorcer pour faute.

M. François Colcombet : Et uniquement pour faute, puisque l'autre formule par demande acceptée, qui aurait pu se développer, n'a, semble-t-il, pas reçu les faveurs du barreau. Elle aurait, à mon avis, pu s'étendre beaucoup plus. Au moment de 1975, le législateur rêvait d'aller dans ce sens. Or, l'expérience montre qu'elle s'est développée en certains endroits bien précis - là, à mon avis, où les avocats ont joué un rôle de service public - et pas ailleurs.

Malheureusement, force est de constater que statistiquement cela n'a pas fonctionné à l'échelon français et on ne peut pas obliger les gens à demander cette forme de divorce. Seuls les avocats auraient pu avoir une influence sur son évolution.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Sur ce point, Me Marie-Elisabeth Breton n'était pas d'accord et, puisqu'elle est encore parmi nous, je vais lui demander d'expliquer pourquoi.

Me Marie-Elisabeth Breton : En ce qui concerne la demande acceptée, les statistiques dont nous disposons datent de 1994, alors que c'est une forme de divorce qui a beaucoup évolué et qui s'est considérablement développée.

On a pris conscience que, si le consentement mutuel achoppe, c'est parce qu'il impose de liquider la communauté dans un délai très court, alors que la demande acceptée présente l'avantage de rester dans le consensuel, d'une part parce que chaque époux reçoit la faute de l'autre, puisqu'il s'agit d'un double aveu, ce qui constitue un exutoire, d'autre part parce que l'on peut se mettre d'accord sur les mesures concernant les enfants et prendre le temps de liquider la communauté sans devoir tout brader.

Je trouve que c'est la meilleure formule et c'est pourquoi j'estime qu'il faut la conserver. Il faut conserver deux formes de divorce amiable ; le consentement mutuel et la demande acceptée et supprimer dans le divorce pour cause objective la possibilité qu'il se déroule par requête conjointe.

M. François Colcombet : Il y a deux demandes.

Me Marie-Elisabeth Breton : Selon moi, cela va faire échec à la possibilité de consentement mutuel et de demande acceptée, car les justiciables iront plus facilement à cette forme de divorce qu'on peut qualifier de "Las Vegas", puisqu'il n'y aura pas de délai et que le juge pourra prononcer le divorce sur-le-champ.

Ce point est en contradiction avec votre démarche très consensuelle qui recherche l'accord entre les parties et qui donne du temps aux couples pour réfléchir sur les conséquences du divorce.

Dans le divorce constat, il faut retenir la formule d'un divorce demandé par une seule personne ainsi que les trois ans de rupture de vie commune, qui correspondent au délai que nous avions envisagé.

La Chancellerie avait proposé de ne pas retenir ce délai, estimant que les trois ans de séparation pouvaient correspondre à une période de détention. S'il y a détention, il y a faute : cela ne se discute pas.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Mais il n'y a pas forcément faute dans le couple.

Mme Marie-Elisabeth Breton : Je pense qu'il est quand même bien de retenir cette notion de rupture de vie commune.

M. François Colcombet : C'est marginal.

Me Marie-Elisabeth Breton : Maintenue à trois ans, elle ne le sera plus. Je trouvais que la rupture de vie commune de six ans était complètement obsolète. Elle n'a d'ailleurs jamais été pratiquée. Elle pouvait, en outre, être véritablement ressentie comme une répudiation, être mal vécue psychologiquement et avoir des conséquences dramatiques.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans la mesure où l'on maintient la séparation de corps qui répond à d'autres idéaux et où l'un des conjoint a la possibilité de demander unilatéralement le divorce, je vois mal à quoi correspond ce délai de séparation de trois ou six ans.

M. François Colcombet : La Chancellerie pense d'ailleurs qu'on peut le supprimer et j'y suis assez favorable.

L'objectif de la réforme est surtout d'introduire la médiation, plutôt à des fins parentales que conjugales.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je ne suis pas tout à fait d'accord, car si l'un des conjoints demande le divorce et que l'autre le refuse, on entre plus dans le domaine du conseil conjugal que de la médiation. Il n'empêche qu'il faut bien que l'autre comprenne ce qui se passe.

M. François Colcombet : Ce qui justifie cette réforme, c'est essentiellement la nécessité de situer la médiation au centre des procédures familiales, dans l'idée qu'elle va se généraliser à tous les secteurs et que l'on va acquérir du savoir-faire.

Ce qui est proposé s'apparente assez à la demande acceptée, puisqu'il y a quelqu'un qui demande le divorce, et l'autre qui vient dire qu'il est d'accord sur le principe du divorce et qu'il est prêt à discuter.

Personnellement, je pense que l'évolution positive consiste à ancrer fortement une espèce de divorce avec demande acceptée. A mon avis, le divorce par consentement mutuel va diminuer, parce que les justiciables préféreront aller à une médiation sous le contrôle du juge pour régler les sujets douloureux - je pense aux gardes d'enfants. Il restera un reliquat de l'ordre de 20 % de divorces, dans lesquels il y aura réellement de grosses fautes. Je suis même prêt à prendre le pari que, y compris pour les cas de violences conjugales, certains préféreront ce type de divorce où la faute n'est pas invoquée, de façon à mettre un terme à une relation de façon correcte, plutôt que de ressasser des choses qui sont très douloureuses.

C'est une réalité que l'on constate et qui explique que, dans de nombreuses procédures, les personnes ne demandent même pas que le conjoint, qui a pourtant fait des choses horribles, soit poursuivi.

M. Norbert Rouland : Cela implique que les médiateurs soient vraiment bien formés.

M. François Colcombet : Tout le pari est bien d'inclure dans le paysage des gens formés et d'amener toutes les professions à avoir une bonne distance par rapport à la médiation.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Avant de conclure, je souhaiterais, maître, que vous reveniez sur l'intérêt que présente pour vous la demande acceptée.

Me Marie-Elisabeth Breton : Je ne suis pas d'accord avec l'idée que, dans le divorce constat, la démarche puisse être entreprise presque conjointement, parce qu'on arrive alors à un double aveu. On se situe bien dans une démarche comparable à celle de la demande acceptée, mais avec un résultat totalement différent. En effet, ce divorce se fera sans réflexion. On va tamponner un acte officiel et c'est tout...

Contribution écrite de M. Norbert Rouland,
membre de l'Institut Universitaire de France,
professeur à l'Université d'Aix-Marseille III

La proposition de loi du 26 juin 2001 et la réforme du divorce

En finir avec la faute ?

"De quelque façon que la société s'affirme partie prenante au mariage de ses membres - par le canal des groupes particuliers auxquels ceux-ci appartiennent, ou, plus directement, par une intervention de la puissance publique -, il reste vrai que le mariage n'est pas, n'a jamais été, ne peut pas être une affaire privée".

Claude Lévi-Strauss9

"Dans une action aussi libre et où le coeur doit avoir tant de part, on mit la gêne, la nécessité, et la fatalité du destin même. On compta pour rien les dégoûts, les caprices, et l'insociabilité des humeurs ; on voulut fixer le coeur, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature ; on attacha, sans retour et sans espérance, des gens accablés l'un de l'autre, et presque toujours mal assortis ; et l'on fit comme ces tyrans qui faisaient lier les hommes vivants à des corps morts"»10.

Qu'il paraît lointain, ce texte de Montesquieu, époux malheureux et volage, dénonçant l'indissolubilité chrétienne du mariage... Pourtant, le message évangélique n'excluait pas la possibilité du divorce pour faute, en l'occurrence l'adultère de la femme11. Mais l'Eglise trancha en faveur de l'interdit absolu : pas de divorce12, qu'il y ait faute ou non, mais seulement les possibilités de l'annulation ou de la séparation (interdisant le remariage), cette dernière n'étant possible que pour des faits très graves. Pourtant, même à l'heure actuelle, l'indissolubilité ne s'est pas complètement dissoute dans la laïcisation du mariage et le droit du divorce...

En 1977, il y avait encore 83 % de mariages célébrés aussi à l'église13.

Pur rituel sans réelle signification religieuse ? Sans doute dans beaucoup de cas, mais la réalisation de ce rite visait la sacralisation de l'union, et toute sacralisation ne passe pas nécessairement par la conviction religieuse. Il faut et il suffit qu'il y ait aperçu d'une transcendance, le sentiment qu'on se situe hors du domaine commun : le mariage n'est pas un contrat comme les autres. D'ailleurs, même aujourd'hui, celles et ceux qui se marient ne le font-ils pas dans l'espoir que leur amour durera toute la vie, même si les statistiques leur donnent tort... en partie seulement. Car même si cela ne signifie pas nécessairement la félicité, environ 60 % des couples mariés, en France, ne divorcent pas. Il faudrait aller y voir de plus près. Faire la part de l'habitude certainement, de l'intérêt supposé des enfants fréquemment, de la lâcheté et du découragement parfois. Mais aussi de la fidélité à un engagement, malgré les fluctuations du désir, l'apprentissage souvent lassant du quotidien, la tentation du doute ; du pardon et de l'autocritique ; de l'acceptation à deux des incertitudes de notre temps. De l'amitié enfin, qui se joint à l'exultation du corps et aux élans du coeur.

En bref, de ce qui construit aussi l'amour et lui permet de durer, dans l'évitement ou le pardon de la faute.

Mais le droit ? Le divorce y est inscrit en France depuis 1884, semble-t-il définitivement. Ne nie-t-il pas l'indissolubilité  ? Assurément.

Cependant, même en droit positif, l'indissolubilité subsiste comme une vapeur. Depuis quelques années, le législateur insiste bien sur le fait que si le divorce met fin au couple conjugal, le couple parental, lui, subsiste : même s'il n'est plus conjugal, le couple existe encore, et il faut un minimum de coopération entre les ex-époux pour qu'ils continuent à jouer un rôle convenable de parents. Le rêve de l'indissolubilité fait aussi partie des histoires racontées par les livres pour enfants : le "bon divorce" y apparaît comme celui qui préserve des relations amicales entre les anciens époux, et entre ceux-ci et leurs nouveaux compagnons ou compagnes14. Un rêve partagé par les adultes. Interrogés en 1993 sur leurs préférences en matière de modèle familial, les Français ont placé en premier la famille biparentale non séparée, puis la famille recomposée et en troisième position la famille monoparentale15.

Ceci dit, la réalité résiste à cet imaginaire ainsi qu'aux bonnes intentions du législateur : dans bien des cas, le père cesse de voir ses enfants, qui risquent de perdre non seulement sa mémoire, mais aussi celle de tout son lignage. D'ailleurs, les mêmes livres pour enfants traduisent à leur manière cette réalité : le père est étrangement absent de ces récits, ou très souvent représenté infantile, faible et irresponsable16. D'autre part, même après le divorce, un époux peut devoir à l'autre durant toute sa vie une aide financière (dans le cas où elle est versée sous forme de rente, ce qui était le plus courant jusqu'ici), qui a un caractère indemnitaire. Cette prestation est d'ailleurs transmissible aux héritiers, qui ne l'apprécient guère : un couple dissous, mais qui rappelle son existence passée dans les comptes en banque. Notons aussi que l'obligation de secours entre les époux subsiste dans le cas du divorce pour rupture de la vie commune, il est vrai résiduel.

Enfin, jusqu'ici en tout cas, la permanence de la faute : si le mariage était réellement dissoluble, il devrait suffire de pouvoir invoquer son échec pour y mettre fin sans avoir en rechercher les causes.

Cela d'autant plus que nous sommes face à une situation radicalement nouvelle par rapport à tous ceux qui nous ont précédés dans l'espace et le temps : l'allongement de la durée de la vie. L'homme et la femme sont peut-être faits pour vivre ensemble17, mais le sont-ils pour vivre ensemble si longtemps ? D'autant plus qu'on promet à nos enfants un allongement spectaculaire de la durée de vie. Auparavant, la mort, comme le temps cher à Corneille, pouvait régler bien des choses18... Et puis on nous dit que nous sommes en train de migrer du mariage fusionnel (romantique et dépassé) vers le mariage fissionnel19, où l'union s'accommode d'un très large degré d'autonomie des conjoints. Si tel est le cas, l'avenir nous dira si ce mariage est vraiment assuré de durer davantage que son ancêtre romantique... En tout cas, la reconnaissance d'un plus large degré d'autonomie aux conjoints devrait aller dans le sens de l'atténuation, sinon de la disparition de la notion de faute au profit, peut-être, de celle d'erreur, et en dehors des cas manifestes d'atteinte à la dignité de la personne de l'autre (violences conjugales).

Comment se repérer dans ce bouleversement de cadres séculaires ? La tentation est grande d'aller chercher du côté de l'anthropologie ou de l'histoire pour y trouver... Quoi exactement  ? Des modèles  ? Nous risquons alors être déçus. Car l'histoire n'a pratiquement jamais servi à anticiper le futur : cela se saurait, et les chefs d'État seraient tous historiens. Beaucoup plus modestement, convenons que les comparaisons peuvent donner des idées, et méritent donc quand même le détour. Mais des idées seulement, qu'il nous appartient d'élaborer, de réinterpréter. Car comme le disait le révolutionnaire Jean-Paul Rabaut Saint-Étienne : "Notre histoire n'est pas notre code".

On peut aussi, puisqu'il s'agit du coeur de l'intimité entre un homme et une femme, faire appel aux données de la psychologie. C'est même souhaitable. Mais ici encore, pas d'espoir illusoire. Les psychologues, psychiatres et psychanalystes soignent un individu pour le guider dans la reconquête de lui-même, insistant souvent sur le fait que les sentiments de culpabilité sont plus destructeurs que constructifs. A quoi l'on peut répondre qu'en effet, si la recherche de la faute peut être destructrice20 (c'est un des motifs de son évacuation par la présente proposition de loi), son refoulement dans le non-dit peut être tout autant délétère. La réalité existe, avec sa part d'altruisme et de culpabilité. D'ailleurs le juriste, et tout particulièrement le juge, confrontés au concret, doivent dénouer des conflits entre plusieurs personnes, décider si besoin est de questions cruciales (enfants, argent...), et tout cela en fort peu de temps, compte tenu de l'encombrement des prétoires. Le recours à la notion de faute peut dès lors apparaître comme une solution qu'il serait peut-être imprudent de trop vite jeter dans les poubelles de l'histoire.

Mais justement, que nous disent l'anthropologie et l'histoire ?

I - Données comparatives sur le divorce et la faute

Nous interrogerons successivement l'anthropologie et l'histoire... tout en gardant à l'esprit qu'elles sont si riches d'exemples divers que chacun risque d'y trouver exactement ce qu'il y cherche.

A) L'anthropologie21

Un constat est évident : la plupart des sociétés humaines connaissent le divorce. L'indissolubilité reste une exception. Cependant, il faut immédiatement tempérer ce constat par d'autres observations : le mariage à durée déterminée reste rare (les chiites l'admettent) ; dans certaines sociétés, le mariage est stable (c'est-à-dire toujours dissoluble, mais dans les faits, de longue durée), dans d'autres non ; quand il y a dissolution, la détermination d'une faute est fréquente. En général, le divorce à l'initiative de la femme est plus facile dans les sociétés matrilinéaires, où la femme garde un contact étroit avec ses parents, qui peuvent lui servir de secours. En cas de querelle, l'épouse peut se réfugier chez eux. Le mari doit alors aller l'y récupérer. S'il s'estime fautif, il doit s'excuser auprès d'elle et lui offrir des cadeaux pour prouver sa volonté de réconciliation. S'il estime au contraire que son épouse est fautive, il doit rester chez lui et la séparation suffit dans beaucoup de sociétés à valoir divorce : la femme peut se remarier sans procédure additive particulière. En sens contraire, l'existence d'une dot élevée (à l'africaine : il s'agit de biens matériels versés par le fiancé aux parents de sa future épouse) incite l'époux à la prudence, dans la mesure où la famille de l'épouse la garde s'il est fautif. L'idée de faute est ici donc nette. Quelles sont les fautes les plus fréquemment reprochées ? Les mauvais traitements causés par le mari, l'adultère et l'abandon du foyer par la femme, et quelquefois la stérilité et la sorcellerie. Dans la pratique, ces causes sont plus souvent facultatives que péremptoires : les autorités chargées de régler les litiges se demandent avant tout si en fonction des circonstances, le mariage peut ou non raisonnablement continuer.

Mais ces comparaisons ont leurs limites. Nous sommes dans une société individualiste, dans laquelle la femme ne peut pas compter sur les secours de la matrilinéarité. D'autant plus que l'âge est un facteur de discrimination négative pour les femmes. 40 ans est un niveau d'âge qui représente pour elles le point culminant des chances d'une vie en couple, alors que cette limite se situe à 55 ans pour les hommes. De même, les chances de contracter une nouvelle union après une rupture sont cinq fois moindres à 50 ans qu'à 25 pour les femmes, alors que la proportion chute à une fois et demie seulement pour les hommes22.

De plus, dans les sociétés traditionnelles, le groupe influe davantage sur les choix individuels, qu'ils s'exercent en direction de la séparation, ou du maintien des liens conjugaux.

Citons aussi la conception traditionnelle chinoise du non-recours au droit23, à laquelle semblent faire écho les motifs exposés dans la proposition de loi, qui se donne pour but la pacification du divorce plutôt que la recherche des responsabilités, l'organisation du futur plus que la rumination du passé. Or, dans la pensée chinoise traditionnelle, nourrie du confucianisme, on constate l'aversion pour le droit, d'application résiduelle : n'en sont à vrai dire justifiables que les criminels incorrigibles... et les étrangers, la plupart du temps méprisés. Méfiance, également, envers le règlement contentieux des litiges, qu'il est préférable de gérer par la transaction, la conciliation ou l'arbitrage. L'idée de recherche de la faute, d'une délimitation des responsabilités est conçue comme perturbatrice des relations sociales, génératrice au pire d'envie de revanche, au mieux d'amertume. Or, il importe avant tout de restaurer l'harmonie, cette clé de la pensée confucéenne, de revenir à des relations sociales pacifiées. Or, cette volonté d'évitement du droit et du juge tient à des conceptions philosophiques particulières, à l'opposé des traditions monothéistes par lesquelles notre civilisation a été formée24. En effet, dans la Chine ancienne, on ne croit pas à l'existence d'un dieu créateur, révélant une loi par des intermédiaires (prophètes en Israël et en islam) ou par sa propre incarnation (christianisme). Le monde passe par une succession infinie de cycles réguliers ; l'homme doit trouver lui-même les moyens de vivre au mieux avec la nature (d'où l'importance de l'astrologie) et avec ses semblables.

Mais il nous faut davantage creuser la notion de faute, puisqu'elle est au centre de la proposition de loi qui nous est soumise. Examinons la tout d'abord dans notre propre tradition juridique.

Observons pour commencer que la culpabilité- un terme qui n'entre dans la langue française qu'en 183525- suppose l'infraction à un interdit édicté par une source de droit.

Ensuite, définissons-la de la manière la plus générale : la culpabilité repose sur une faute (culpa) susceptible d'engendrer une responsabilité. Même si bien entendu la responsabilité peut-être aussi sans faute. L'art. 1384 du code civil précise bien que : "On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre ou des choses que l'on a sous sa garde".

De plus, l'intention dommageable peut ne pas être nécessaire à la mise en cause de la responsabilité. Aux termes de l'art. 1383 du code civil : "Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence". C'est la notion de quasi-délit, alors que l'article 1382 est la source de la responsabilité civile délictuelle (celle qui intervient dans les rapports entre particuliers) et met explicitement en jeu la notion de faute : "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer".

Mais existe aussi la responsabilité pénale : dans ce cas, la gravité d'un comportement ou sa nature sont tels qu'ils atteignent non seulement les relations entre des particuliers, mais touchent aussi les intérêts de la société. Leur réparation ne saurait donc se satisfaire d'un seul dédommagement entre les particuliers : les coupables sont susceptibles de divers types de sanction, depuis des sanctions infamantes (publicité de l'infraction dans un journal) jusqu'à l'incarcération, en passant par le versement de sommes d'argent au profit de l'Etat. L'établissement de la responsabilité pénale suppose en principe l'existence à la fois d'un élément matériel (le dommage objectivement causé) et d'un élément intentionnel (la volonté de celui qui a commis l'infraction : "Il n'y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre", (art.121-3 du code pénal). Cependant, depuis une loi de 1996, la responsabilité pénale peut être engagée en cas d'imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence ou de sécurité. D'autre part, on peut être jugé responsable d'une infraction à laquelle on n'a pas participé matériellement ; seul suffit alors l'élément moral : c'est la responsabilité pénale du fait d'autrui, qui pèse notamment sur les chefs d'entreprise vis-à-vis de leurs employés (négligence dans les modes d'exploitation de l'industrie ou du commerce).

Le divorce peut être engendré par des faits de nature civile. Depuis la loi de 1975, l'adultère n'est plus qu'un fait imputable parmi d'autres et ne peut engendrer qu'une responsabilité civile. Cependant, il entraînait une responsabilité pénale jusqu'à la loi de 1975. Mais la responsabilité impliquée dans le divorce peut aussi être pénale : violences diverses (le viol entre époux existe juridiquement), attentat à la pudeur, etc... Non sans cause. Car d'après une enquête menée par Mme Irène Théry, portant sur 700 divorces difficiles, la violence extrême était la cause de 21 % des affaires26. Un chiffre à méditer avant d'envoyer la faute à la trappe.

Portons maintenant notre regard plus loin. Les sociétés lointaines nous en disent-elles moins ou davantage que notre propre tradition, qui, d'après les rédacteurs de la proposition de loi, semblerait en matière de divorce bien essoufflée, au point qu'ils estiment préférable la disparition de la notion de faute ?

Tout d'abord, retrouve-t-on cette distinction majeure entre responsabilités civile et pénale ? On a longtemps cru que non : dans les sociétés "archaïques", en raison de la prégnance du groupe sur l'individu, tout serait pénal. Cette opinion reposait aussi sur un préjugé suivant lequel seules les sociétés "civilisées" auraient été capables à la fois de parvenir au concept même de l'individu, et d'élaborer des conceptions assez fines de la responsabilité, distinguant entre les intérêts des seuls individus et ceux de la société toute entière. Bien que ce préjugé soit encore exprimé dans de nombreux manuels de droit pénal contemporains, cela fait près d'un siècle que les études anthropologiques, menées notamment par Bronislaw Malinowski (Le crime et la coutume dans les sociétés primitives), ont montré le contraire. Dans les sociétés traditionnelles, l'individu n'est pas totalement dominé par le groupe auquel il obéirait de manière quasi-automatique. Il est parfaitement capable de contracter avec son voisin des obligations que nous nommerions civiles, sans la nécessaire intervention du groupe. Dans la plupart des sociétés humaines, l'adultère semble d'ailleurs avoir été davantage envisagé sur le plan civil que pénal27, sans doute en raison d'une sacralisation du mariage moins forte que dans nos sociétés longtemps marquées par l'enseignement de l'Eglise.

Constatons ensuite, ce qui semble rassurant, que toute société prévoit des sanctions en cas de transgression d'un interdits28. Pour autant, la notion de faute est loin d'être uniforme29.

Chez les Inuit, si la culpabilité entraîne la sanction de la faute, l'inverse n'est pas nécessairement vrai. En effet, seule est punissable la faute qui porte atteinte à l'intérêt communautaire : dans un environnement très contraignant, le groupe compte davantage que l'individu. Le but de la justice n'est pas de déterminer des responsabilités individuelles, mais de parvenir au rétablissement de la paix sociale : les deux concepts ne sont pas équivalents. De plus, l'élément moral-l'intention n'est pas nécessaire à la culpabilité : il faut et il suffit qu'il y ait eu dommage causé à la collectivité (la faute la plus grave étant la sorcellerie), indépendamment de l'état d'esprit de l'infracteur au temps de l'action délictueuse. Ceci peut choquer. Et pourtant... Le même raisonnement est bien présent dans l'histoire de notre propre civilisation. Nous avons longtemps accepté l'idée de péché originel : la culpabilité y est première par rapport à la volonté et trouve sa source métaphorique dans un lointain passé. Celui où l'homme est devenu imparfait, souffrant et mortel, parce qu'il a voulu connaître le tracé du partage entre le bien et le mal : sans nous en dire plus, le mythe biblique suppose là une jouissance. Le "judéo-christianisme" est-il donc coupable de cette culpabilité qui nous révolte ? Observons tout d'abord que dans l'histoire de notre droit, ce sont largement les ecclésiastiques, auteurs de droit canon, qui, à partir des XIIe et XIIIe siècles, ont élaboré une théorie fine de la culpabilité. Ils sont allés au-delà de la seule matérialité de l'infraction, pour prendre en compte l'intention et les motifs (bien longtemps auparavant, Saint Benoît, qui vécut de 480 à 547, avait déjà insisté sur la nécessité de s'intéresser davantage à la nature du délinquant qu'à celle de la faute). Observons également que l'Eglise, jusqu'à la Révolution française, fut seule à appliquer "la peine du mur" (l'incarcération de longue durée) afin d'amener le coupable à l'auto-amendement, alors que le pouvoir temporel préférait l'application de peines physiques et infamantes, avec une mise en scène de diverses mutilations dans le but de l'exemplarité.

D'autre part, l'idée de culpabilité initiale n'est pas exclusivement liée à celle de péché originel. À Madagascar, le réseau des interdits est tellement serré qu'il est impossible à l'homme de ne pas être en faute ; on peut aussi être puni pour un acte qui a été commis par un ancêtre.

Autre exemple, mais européen et plus moderne, celui du système pénal des camps de concentration nazis30. Les détenteurs du pouvoir y avaient créé une "jungle de motifs de punition", dans laquelle même l'obéissance n'écartait pas les sanctions. Le nombre des interdits, officiels ou informels, était si grand que les détenus ne pouvaient tous les connaître. Ou encore, ces interdits étaient porteurs d'un niveau d'exigences impossibles à réaliser. On était donc toujours punissable, y compris par la mort.

Mais en quoi ces conceptions éloignées dans le temps ou l'espace, ou extrêmes, évoquent-elles quelque chose pour nous, ici et maintenant ?

Tout d'abord, on pourrait opposer que la plupart des exemples cités ci-dessus concernent la mise en oeuvre de la responsabilité pénale. Mais nous avons vu que celle-ci peut aussi être impliquée dans le divorce. D'autre part, l'exposé des motifs de la proposition de loi (p. 12) précise bien que doivent demeurer sanctionnés"... des préjudices qui peuvent être importants, dont l'origine peut se trouver dans un comportement fautif même non pénal d'un des époux". C'est donc dire implicitement que le pénal sera fortement concerné. D'autant plus que le texte poursuit en précisant que le juge pourra dispenser de la médiation l'époux qui établirait "... la réalité de violences conjugales ou familiales". Il précise immédiatement après : "Ainsi des coups et blessures, des faits d'injure, etc..., pourront faire l'objet de dommages et intérêts fixés par le juge aux affaires familiales".

Plus généralement, observons qu'il faut néanmoins une fois de plus résister à la tentation des fausses similitudes. Nous semblons partager avec les Chinois ou les Inuit un idéal de pacification. Mais il a un contenu bien différent. Dans la pensée confucéenne, cette harmonie est celle qui résulte d'un ordonnancement social très inégalitaire entre des groupes enchâssés dans des statuts tenant au sexe, à l'âge, à l'appartenance sociale. Dans la société inuit, le constat tient à la nécessité pour le groupe (souvent de dimension très restreintes : quelques dizaines d'individus), soumis aux pressions d'un environnement très dur, de penser davantage à la collectivité qu'à l'individu. Dans la nôtre au contraire, qui connaît malgré les disparités socio-économiques une opulence matérielle jamais atteinte dans l'histoire, il s'agit d'ajuster des relations conçues comme essentiellement individuelles (au point qu'on suppose que l'intrusion du juge serait dans la plupart des cas considérée par les parties comme inappropriée ou illusoire), dans un contexte égalitaire, à grand renfort de contractualisation supposée31 du mariage... et du divorce. Ce n'est pas de variations sur les modalités d'imputation et d'appréciation de la faute ou sur le degré de tension qu'elle engendre par rapport à l'intérêt général qu'il s'agit ici, mais de la disparition même de la notion de faute d'un des éléments fondateurs de la famille : l'alliance et sa dissolution. Un tout autre problème...

Cependant, l'exemple chinois demeure instructif. En effet, l'homme y doit recourir avant tout à lui-même parce qu'il ne peut compter sur un message venu du ciel. Or, nous nous trouvons dans une situation comparable : les grandes idéologies politiques se sont affaissées ; il en va de même de la croyance dans les vertus explicatives des systèmes philosophiques, encore très vivace dans les années soixante et dix ; Dieu n'est peut-être pas mort, mais on distingue beaucoup moins bien qu'avant son visage... et son éventuel message. Nous sommes donc dans une situation d'anomie. Forgé par Durkheim et devenu une des notions les plus importantes de la théorie sociologique, ce concept s'applique aux situations dans lesquelles les règles qui guidaient les conduites des individus perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou doivent se modifier sous la pression de l'évolution des moeurs. Il y a un siècle, Durkheim avait notamment établi dans ses études sur le suicide que l'anomie augmentait dans les périodes où les mariages devenaient plus fragiles.

Cette situation d'anomie n'est pas sans analogie avec l'absence de Dieu dans le système chinois. Mais nous nous en séparons par ailleurs dans notre recours de plus en plus systématique au juge. Sauf justement dans le règlement des conflits familiaux où le juge semble un intrus : on l'accuserait même de violer l'intimité du couple, en venant par exemple fixer la fréquence des rapports sexuels pour établir la culpabilité de l'époux qui s'y refuse ou en demande trop, ou encore procéder à la description minutieuse des baisers adultérins (de la jurisprudence existe effectivement sur ces points... mais on se doute des problèmes de preuve). Or, toute recherche de la faute serait ici illusoire ; des normes communes à tous les couples impossibles à fixer ; le juge incapable de parvenir réellement à la vérité, sans parler de la surcharge qui lui est imposée par la croissance du contentieux. Donc, puisqu'il n'y a pas de salut à attendre d'une autorité extérieure, autant, pour l'essentiel, s'en remettre largement aux parties, en somme privatiser le divorce.

Nous verrons que les choses ne sont pas si simples.

B) L'histoire

L'exposé des motifs de la proposition de loi fait allusion aux sources révolutionnaires du divorce. Mais il ne précise pas que "le divorce pour cause objective" qu'il propose n'est pas complètement nouveau, même si ses précédents n'ont connu qu'une brève période d'application. En effet, la loi de septembre 1792 prévoit le divorce pour incompatibilité d'humeur ou de caractère, au nom de la liberté individuelle. Il ne nécessite pas de faute, mais une procédure qui peut durer quelques mois, puisqu'il est nécessaire de réunir trois assemblées de parents ou d'amis, distantes d'un ou deux mois l'une de l'autre, afin d'aménager malgré tout le temps de la réflexion. Si les tentatives de réconciliation échouent, l'officier d'état civil prononce le divorce, qu'il ne fait que constater. Les délais seront bientôt raccourcis. S'en suit une progression spectaculaire des divorces, qui inquiète la Convention. À partir de 1795, on rend les choses plus difficiles. Le divorce d'incompatibilité d'humeur disparaîtra dans le code civil de 1804, sans jamais renaître. Avec la Restauration, tout divorce s'évanouit de 1816 à 1884. En 1884, la loi Naquet instaure de nouveau le divorce : c'est un divorce-sanction ; il est la punition d'une faute que le coupable doit assumer. Sans parler du divorce pour incompatibilité d'humeur, même le divorce par consentement mutuel n'est pas rétabli. De plus, les moeurs résistent : pendant plus d'un demi-siècle, même légal, le divorce restera rare32. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Est-il pour autant banalisé33 ? Comme l'écrit S. Cadolle en rendant compte d'une étude sur le divorce d'après les livres pour enfants34 : "le "politiquement correct" en matière familiale veut aujourd'hui que le divorce et le remariage des parents soient dédramatisés et vécus positivement par les enfants". Alors que jusqu'en 1992 le divorce et les familles recomposées étaient quasiment absentes de ce type de récits, ces ouvrages en présentent aujourd'hui une image systématiquement positive. La séparation est salutaire parce qu'elle met fin aux disputes, le chagrin du parent-victime n'est que temporaire, le couple parental subsiste après le divorce. Mais celui-ci opéré, l'objectif demeure la recomposition de la famille. Les belles-mères et beaux-pères, contrairement à l'image traditionnelle (exit la marâtre de Cendrillon), sont pleins de qualités et accueillants envers les enfants de leur nouveau conjoint ; la recomposition est réussie quand sont effacées les différences entre les filiations des enfants de lits multiples, qui se considèrent tous comme frères et soeurs. Cette recomposition est d'ailleurs tellement souhaitée par l'enfant que souvent celui-ci va chercher le nouveau conjoint de son parent, favoriser la rencontre. Bien entendu, nous sommes là dans le domaine de l'imaginaire. Mais il est instructif. L'exagération de ces couleurs sulpiciennes ne montre-t-elle pas au contraire, au second degré, combien la réalité peut y être rebelle ?

Au total, l'anthropologie comme l'histoire permettent de constater une quasi-permanence de la faute dans le divorce. Mais ce constat ne doit-il pas être relativisé par le fait que même si le mariage arrangé n'exclut pas nécessairement toujours le développement de sentiments, il ne peut être comparé au mariage romantique, fondé sur l'attirance réciproque, sexuelle et affective, qui était du XIXe siècle jusqu'ici notre modèle ? Sans doute. Mais deux remarques sont nécessaires. D'une part, on rend en général l'Eglise responsable de l'indissolubilité du mariage, ce qui est incontestable. Mais on oublie de dire qu'elle le fut aussi de l'introduction du consensualisme des individus dans cette union, alors que la société y voyait surtout un arrangement entre des familles : le droit canon et les moeurs n'étaient pas à ce niveau en concordance. Mais dans l'optique de l'Eglise, une fois ce consentement donné, il était irrévocable. D'autre part, il ne nous semble pas que la valorisation sentimentale du mariage conduise à la disparition de la faute. Au contraire, ne peut-on pas penser que l'amour déçu, trompé, trahi engendre la faute comme la nuée l'orage ? L'abandon est crucifiant.

La faute et la passion sont-elles donc toujours nécessaires, le temps n'est-il pas venu de les remplacer enfin par la paix et la raison ?

II - La faute, toujours ?

En dehors de la famille, dans la vie sociale, c'est plutôt au renouveau de la faute et de sa réparation qu'il nous semble assister : on parle sans cesse de la judiciarisation de nos moeurs.

On peut se demander si l'appel aux juges ne provient pas d'une lacune normative. Dérégulation, affaiblissement des grandes idéologies et des religions. La justice serait devenue une instance morale par défaut35 : un signe fort en est que de plus en plus les juges travaillent avec les thérapeutes, nouveaux directeurs de conscience. Dès lors, n'existe-t-il pas une certaine contradiction dans le renouvellement de cet appel aux juge et le caractère insupportable que revêt pour certains son intervention dans les affaires familiales, au point qu'on a un moment agité l'idée d'un divorce prononcé par une autorité administrative ou communale... Mais justement, opposera-t-on, la famille est le cercle d'intimité, distinct de la vie sociale. Sans doute, tant qu'elle demeure une famille. Mais lors de la dissolution, justement elle ne l'est plus, ce qui rend nécessaire l'intervention d'un tiers.

Peut-on se quitter sans se haïr, faire en sorte que, suivant les dernières lignes des motifs de la proposition de loi, le divorce du XXIe siècle devienne à la fois "responsable et apaisé" ? Outre que la présence éventuelle d'enfants y incite, c'est évidemment une éventualité souhaitable pour les époux eux-mêmes, pour leur bilan de vie. Comme l'affirme encore à juste titre l'exposé des motifs : "... On ne fera pas "comme si" il fallait effacer leur vie commune, et comme s'ils n'avaient jamais vécu ensemble (...) Le constat de la mésentente ne doit pas faire disparaître les aspects positifs de la vie commune (...) [Les parents] ont forcément vécu une période correspondant à leur souhait. Les enfants ont été conçus d'une volonté commune, et les biens ont été acquis en vue d'un projet d'avenir formé ensemble".

Le divorce pacifié a d'ailleurs été encouragé par le législateur dès 1975. L'articulation de la loi montre clairement la défaveur de la faute, même si le divorce pour faute y reste inscrit. Le texte énonce en effet en premier le divorce par consentement mutuel, puis celui pour rupture de la vie commune avant d'en venir au divorce pour faute. Par ailleurs, même dans cette dernière procédure, la faute se fait plus discrète : les causes spécifiques traditionnelles disparaissent (notamment l'adultère), pour être fondues dans la catégorie plus générale de violations graves ou renouvelées des devoirs et obligations du mariage rendant intolérables le maintien de la vie commune. Dans cette formulation, on distingue sans peine ce qui est un mélange du divorce-sanction, hérité du passé, et le divorce-faillite, promesse de l'avenir. Une faillite qui peut d'ailleurs être lourde à régler sur le plan financier, où se cumulent éventuellement dommages-intérêts et prestation compensatoire : essoufflée dans les causes, la faute retrouve de la vigueur dans les effets.

Quelle a été la réponse des moeurs ? Mitigée, à vrai dire. Dans près de la moitié des cas (46 %), vingt-cinq ans plus tard, les parties continuent à choisir le divorce pour faute. On dit souvent que ce serait moins par affection de la faute que pour bénéficier d'une procédure plus rapide. Pourtant, l'analyse statistique des jugements de divorce prononcés en 1993 ne semble pas confirmer ce lieu-commun : la procédure peut durer environ 16,5 mois en cas de divorce pour faute, le divorce par requête conjointe allant jusqu'à 9,5 mois36. De toute façon, celui-ci se ventile différemment suivant les catégories sociales : il concerne surtout les plus démunis, économiquement et/ou culturellement. Le divorce par consentement mutuel progresse en revanche parmi les élites : un divorce des beaux quartiers et de l'intelligentsia ? Il serait en tout cas bon de réfléchir sur cette inégale répartition, dans la mesure où le législateur est sociologiquement davantage issu des couches favorisées que plébéiennes. Il pourrait donc être influencé par les moeurs de son milieu, les croyant peut-être avec quelque illusion extensibles à tous les Français.

C'est qu'il faut beaucoup de volonté ou d'altruisme à celui qui souffre pour ne pas se sentir, à tort ou à raison, en position de victime. La recherche de la faute, de sa reconnaissance par une autorité extérieure, peuvent donc correspondre à une logique qui n'est pas toujours malsaine. D'autre part, le conflit est-il nécessairement pathologique ? La réponse positive à laquelle nous avons tendance à parfois trop céder méconnaît les leçons de la psychologie et de la sociologie : le conflit peut aussi révéler, comme le silence tuer ; ce n'est pas le conflit lui-même qui est pathologique, mais l'éventuelle absence de son mode de règlement. D'ailleurs, une des fonctions de la justice consiste bien dans la sublimation de la violence. Loin d'être escamotée, cette violence apparaît souvent dans les décors des palais de justice37: objets tranchants, corps transpercés, gueules de lions, etc... Ces évocations sont intentionnelles : le tribunal doit être le lieu où la violence s'exprime et se vide, par le rituel judiciaire et la décision du juge. Le droit lui-même participe à cet ordre symbolique : effacer la notion de faute peut augmenter l'anomie déjà si présente dans nos sociétés. Au demeurant, la proposition de loi se montre d'une prudence serpentine. Le terme de faute n'est pas écarté. On la trouve notamment dans le projet de rédaction de l'article 267 du code civil, qui prévoit la possibilité de dommages-intérêts accordés à l'époux justifiant d'un préjudice matériel ou moral, lié à des "fautes caractérisées de l'autre époux qui ont concouru à la rupture ou l'ont accompagnée" On remarquera que les fautes, littéralement, n'ont pas provoqué la rupture. Elles y ont plus modestement conduit ; elles ne l'ont pas causée.

Par ailleurs, quand on considère l'évolution de la jurisprudence, on s'aperçoit que les juges ont des pouvoirs très importants pour qualifier ou non un comportement de fautif, d'autant plus que la Cour de cassation refuse d'opérer un contrôle en la matière, laissant les juges du fond apprécier souverainement ce qui peut constituer une violation des devoirs du mariage. Ils peuvent donc moduler, et répercuter s'ils le souhaitent l'évolution des moeurs. D'autre part, l'atténuation de la faute est également lisible dans le régime des droits pécuniaires après divorce tel qu'il est institué par la loi du 11 juillet 1975. Même si l'attribution des torts n'est pas sans conséquences, un autre critère devient déterminant : la comparaison des situations objectives des deux époux en vue de procéder éventuellement à un rééquilibrage patrimonial après la séparation38. Dans ces conditions, est-il bien nécessaire de procéder à une quasi-éviction de la faute, dans la mesure où les juges ont les moyens de l'apprécier de façon très libérale ?

D'autant plus que ce retrait peut avoir un effet symbolique. Être compris par les justiciables comme si le divorce était mis en lisière du droit. Alors que le mariage, même si nos contemporains y voient surtout une affaire de coeur, reste fermement encadré par le droit39, attribue aux époux des obligations importantes, sans compter l'aide due aux beaux-parents. La disparition de la faute entraînerait donc une certaine dissymétrie.

Et il faut bien reconnaître qu'elle serait d'un certain illogisme sur le plan juridique. Tout le monde s'accorde à dire que nous sommes passés du mariage-institution au mariage-contrat40, sous l'effet du prix toujours croissant accordé aux droits individuels. Mais si le mariage est un contrat (ce qui, au mieux, n'est que partiellement exact41), pourquoi échapperait-il à la faute, alors qu'en matière contractuelle, celle-ci existe bien ? Et s'il n'en est pas véritablement un, alors on ne peut fonder sur une nature contractuelle présumée l'inéluctabilité d'une évolution qui conduirait à l'admission du divorce sur demande unilatérale non causée. Car c'est bien ce dernier type de divorce qu'institue en réalité la proposition de loi en faveur d'un divorce pour cause dite objective.

D'autre part, comme nous venons de le voir, la proposition de loi prévoit des dommages-intérêts en cas de préjudice matériel ou moral résultant de fautes caractérisées. Mais il semble bien que l'esprit du texte, indépendamment des interprétations jurisprudentielles dont il serait l'objet, soit de ne réserver cette possibilité qu'à des comportements véritablement excessifs (violences conjugales, par exemple).

Mais pourtant, n'existe-il pas de bonnes raisons de croire à la désuétude de la faute ?

III - En finir avec la faute ?

Pourquoi pas ? Quoi qu'il en soit en effet des sociétés lointaines ou du passé, nous avons notre libre-arbitre, d'autant plus que nous vivons dans des conditions radicalement nouvelles : allongement de la durée de la vie, primauté des liens affectifs et authentiques dans la définition du couple (ce que le consentement a fait, sa disparition peut le défaire), montée de l'individualisme, exigences de liberté, etc.

Des enquêtes ont été menées en 1987,1993 et 2000 sur le sentiment de la faute chez les adolescents français42. En 1987, le phénomène de distanciation à l'égard de la notion de faute (l'erreur est humaine, rien ne sert de culpabiliser les intéressés) et le refus de la sanction (au mieux une erreur psychologique, au pire une vengeance) n'apparaissent pas. En revanche, en 1993, il se généralise à toutes les catégories d'adolescents, aussi bien filles que garçons, et dans des milieux sociaux très différenciés. Mais en 2000, le tableau est plus nuancé : la notion de faute est le plus souvent présentée comme une erreur, mais à la différence de l'enquête de 1993, beaucoup de réponses contredisent cette assertion générale. Elles font en effet état d'une évaluation morale de la faute en termes de bien ou de mal, dont on doit assumer la responsabilité, ce qui justifie dans une certaine mesure l'idée de sanction. La faute aurait-elle un avenir ? En tout cas, son atténuation possède un passé, comme nous le révèle le droit comparé.

Celui-ci témoigne en effet d'une évolution certaine en faveur de l'atténuation, sinon de la disparition de la faute43 au profit du divorce-faillite : le mariage a échoué, sans qu'il soit nécessaire d'en chercher vraiment le responsable, d'autant plus que le juge n'en a véritablement ni le temps, ni les moyens, d'où sa tendance, en cas de doute, à recourir assez systématiquement à la formule des torts et griefs partagés.

Dès le début du XXe siècle, certains pays (pays nordiques, Suisse, Allemagne) avaient commencé à connaître une évolution de ce type, mais faisaient figure d'exceptions. En revanche, depuis la fin des années soixante, cette tendance s'est amplifiée. En Suède, on parle de "droit inconditionnel au divorce" de chacun des époux. En Allemagne fédérale, des parlementaires y ont vu un "effet de la fatalité" plus que de la volonté commune ou unilatérale des conjoints. D'autre part, on relève qu'actuellement beaucoup de systèmes sont pluralistes : ils prévoient plusieurs types de divorce, basés ou non sur la faute. C'est le cas jusqu'ici de la France depuis 1975, de la Belgique, du Luxembourg, de l'Autriche, de la Suisse. Au Danemark, en Norvège et en Finlande, le divorce pour faute existe toujours, mais à l'état de vestige, comme en Russie, où il est très peu utilisé (mais dans ce dernier pays, le divorce est très banalisé depuis longtemps). On retrouve la mixité des systèmes en Italie, Espagne et Portugal. Dans d'autres cas, des systèmes sont dits unicistes : la notion de faute disparaît quasiment. Elle est remplacée par un constat : l'échec irrémédiable du mariage. C'est ce qu'ont choisi l'Angleterre (1969), les Pays-Bas (1971, la Suède (1973), l'Allemagne (1976), l'Écosse (1976) et la Grèce (1983). Mais que se passe-t-il quand un des deux époux refuse de divorcer ? Cas d'autant plus important que c'est a priori celui où le risque de souffrance, et donc de passion, est le plus grand. Se pose alors le problème de la preuve par le demandeur du caractère irrémédiable qu'il invoque concernant l'échec du mariage. En toute logique, si l'on veut vraiment éradiquer la faute, il faudrait décider que la seule volonté du demandeur du divorce suffit. Un seul Etat européen a fait ce choix : la Suède, sous la réserve d'un délai de réflexion de six mois. Par ailleurs, la logique de la disparition de la faute devrait aussi conduire à supprimer toute relation financière entre les ex-époux après le divorce : si le mariage a échoué, toute la surface de l'ardoise doit être effacée. Ici encore, le législateur suédois est allé au bout de son raisonnement.

Le paragraphe 14 de la loi suédoise de 1978 prévoit en effet que : "Après le divorce, chacun des époux veille lui-même à sa propre subsistance". Un des époux peut éventuellement obtenir une contribution à son entretien pendant une période de transition limitée, mais la durée de cette période ne peut être étendue que s'il est établi que l'un des conjoints ne peut subvenir lui-même à ses besoins, lorsque le mariage a été de longue durée ou pour des raisons exceptionnelles. Au Danemark et en Norvège, les réformes des lois sur le mariage de 1989 et 1991 ont évolué dans une direction similaire : plus d'obligation alimentaire entre époux séparés ou divorcés, sauf pendant une période de transition. La société française est-elle prête à s'engager dans un processus de ce type ? Il faut bien remarquer qu'en Scandinavie, l'évolution des moeurs a beaucoup plus égalisé la condition de l'homme et de la femme qu'en France et que d'autre part, l'Etat subvient plus généreusement aux besoins des individus isolés et des familles monoparentales44. Mais en France, on peut craindre qu'une telle évolution constitue une régression pour les femmes, dans la mesure où c'est elles qui bénéficient très majoritairement de compensations financières après le divorce.

Avec les meilleures intentions - dédramatisation de la séparation, organisation de l'avenir, notamment quant aux enfants, plutôt que rumination du passé - le législateur français risque donc de s'engager dans une voie dont certaines issues sont problématiques. Aux États-Unis d'ailleurs, certains Etats envisagent le rétablissement du divorce pour faute, notamment dans le souci de préserver les intérêts des enfants, ayant constaté la trop grande facilité des couples à divorcer45. Sans compter qu'on peut légitimement craindre que l'extinction de la faute ne réalise qu'un tour de passe-passe, en déplaçant le conflit sur d'autres terrains, sans le supprimer, comme le voudrait le législateur : l'époux récalcitrant risque d'engager des poursuites pénales pour violence, abus sexuels sur les enfants46, dénoncer des détournements financiers ou des fraudes fiscales47. On aboutirait ainsi à l'inverse du résultat recherché : l'investissement du pénal par le divorce. Sans compter, sur le plan financier, l'exacerbation de la recherche de dommages-intérêts. En effet, même en l'absence de faute, les agissements des époux resteraient sanctionnables par le biais d'une action en responsabilité fondée sur le principe général énoncé par l'art.1382 du code civil : "Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui-là par la faute duquel il est arrivé à le réparer". À l'heure actuelle, les réparations obtenues à ce titre sont d'un faible montant. Mais cela pourrait beaucoup évoluer... Et dans ce cas, une fois de plus, on parviendrait à l'inverse de ce qui est espéré : la recherche à tout prix de la responsabilité de l'autre, avec les souffrances incontestables qu'elle comporte.

Par ailleurs, on remarquera que tous les autres pays unicistes réservent au juge un pouvoir d'appréciation de la réalité de l'échec. Donc, même si la faute ne dit pas son nom, elle ne s'est pas dissoute aussi complètement qu'on voudrait le croire. Au moins sur le papier, car en pratique il faut bien constater que ces pouvoirs d'appréciation du juge ont tendance à se restreindre. D'autre part, à l'heure actuelle, les pays européens qui ont fait le choix uniciste restent quand même minoritaires. Il y a donc évolution, mais elle est plus nuancée qu'on ne l'avance d'habitude.

Enfin, en ce qui concerne la France, l'existence du PACS, évidemment ouvert aux hétérosexuels, constitue un choix intermédiaire pour ceux qui veulent se lier davantage que dans un concubinage, sans pour autant endurer les obligations beaucoup plus précises du mariage. Encore que le Conseil constitutionnel ait décidé que s'appliquent au PACS les dispositions générales du code civil relatives aux contrats et aux obligations conventionnelles. Il précise bien : "... Le partenaire auquel la rupture est imposée pourra demander réparation du préjudice éventuellement subi, notamment en cas de faute tenant aux conditions de la rupture (...). Dans ce dernier cas, l'affirmation de la faculté d'agir en responsabilité met en oeuvre l'exigence constitutionnelle posée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, dont il résulte que tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer"48.

Un partenaire s'estimant victime pourrait-il de surcroît agir en résolution judiciaire de facto sur le fondement de l'article 1184 du Code civil49 en invoquant des manquements de l'autre à ses obligations de cohabitation et d'entraide, voire à son obligation plus générale de bonne foi ? L'hypothèse a été avancée par M. Alain Bénabent 50 : si elle était avérée, elle traduirait la persistance de la faute...

Alors, que faire ?

Encore une fois, les intentions du législateur sont louables, même si on peut craindre qu'elles ne procèdent en partie d'une vision illusoire de la réalité, parce que trop optimiste. Dans bien des cas, un divorce est un échec, une souffrance au moins pour l'un des deux époux, et toute souffrance est d'autant plus intolérable qu'on n'en saisit pas le sens. D'où la tentation de la détermination de la faute. D'ailleurs, le discrédit de la faute ne repose-t-il pas sur une confusion regrettable entre justice et vengeance ? Les juristes romains disaient déjà que le but du droit était d'attribuer à chacun son dû (suum cuique tribuere). Sans compter évidemment les intérêts financiers en présence. Pourquoi un époux transigerait-t-il, alors qu'il a la conviction, à tort ou à juste titre, d'avoir raison et que l'autre est fautif ? L'intérêt des enfants ? Sans doute. Mais ce n'est pas toujours suffisant, il s'en faut...

La proposition de loi prévoit un recours systématique au médiateur dans le cas du divorce pour cause objective. On ne peut que s'en féliciter, et la médiation constitue certainement l'une des voies vers des séparations pacifiées- à condition que les médiateurs possèdent un bon niveau de compétence- sans que son recours entraîne nécessairement la disparition de la faute. À juste titre, l'exposé des motifs de la proposition rappelle que : "Le constat de mésentente ne doit pas faire disparaître les aspects positifs de la vie commune. Le droit français ne tolère plus aujourd'hui le mariage forcé. Les parents ne choisissent plus les conjoints. Ceux-ci ont forcément vécu une période correspondant à leur souhait. Les enfants ont été conçus d'une volonté commune, et les biens ont été acquis en vue d'un projet d'avenir formé ensemble"51. Il y a donc tout un travail de réinterprétation commune du passé, dégagé de l'obscurité et de la souffrance du présent, qui peut être facilité par l'intervention des médiateurs, peut-être pas sans une lointaine parenté avec certains procédés judiciaires de la fin du Moyen- Age52.

Peut-être même conduirait-il à des réconciliations. La réconciliation est d'ailleurs expressément prévue par l'article 244 du Code civil, selon lequel "la réconciliation des époux intervenue depuis les faits allégués empêche de les invoquer comme cause de divorce et le juge déclare alors la demande irrecevable53. Car il ne faut pas dissimuler le fait que devant l'inflation du contentieux du divorce, le juges ne peuvent consacrer le temps nécessaire à l'examen de prétentions contradictoires, d'où la fréquence du prononcé à torts et griefs réciproques.

Sans doute aussi les déchirements éventuels de la mise en oeuvre d'une procédure de divorce pour faute seraient-ils largement évités si se répandait la pratique de contrats d'assurance pour les risques patrimoniaux du divorce. Sur le plan juridique, à condition de ne pas entrer dans le domaine du droit pénal, rien ne s'y opposerait.

Quant à donner un sens, illusoire ou non, à la souffrance morale, la faute risque de demeurer encore longtemps indispensable.

Un mal nécessaire.

Audition de Mme Brigitte Grésy,
chef du service des droits des femmes
au ministère de l'emploi et de la solidarité

Réunion du mardi 18 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il nous a paru indispensable, dans le cadre de la réflexion que conduit la Délégation aux droits des femmes sur la réforme du divorce, de consulter le service des droits des femmes du ministère de l'emploi et de la solidarité dirigé par Mme Brigitte Grésy.

En effet, la question de fond que nous nous posons est la suivante : qu'apporte la réforme du divorce qui nous est proposée par rapport aux droits des femmes ?

Le service des droits des femmes qui a lancé l'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France, à l'initiative de Mme Nicole Péry, secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle, a certainement des informations et des réflexions à nous communiquer sur les violences conjugales qui s'exercent au sein du couple, les recours des femmes auprès des institutions, les suites judiciaires et l'articulation avec les procédures de divorce.

Les droits des femmes particulièrement défavorisées, vous paraissent-ils actuellement suffisamment protégés par le traitement judiciaire des violences ?

La proposition de loi qui, à côté du divorce pour consentement mutuel, prévoit un cas unique de divorce pour rupture irrémédiable de la vie commune et supprime le recours à la notion de faute, permet-elle de prendre en compte la situation des femmes victimes de violences conjugales, et la reconnaissance de l'état de victime ?

L'article 9 de la proposition de loi modifiant l'article 267 du code civil et prévoyant l'octroi de dommages intérêts en cas de préjudices pour fautes caractérisées ayant concouru à la rupture ou l'ayant accompagnée, sera-t-il suffisant pour apporter réparation à ces femmes victimes de violences physiques ou morales ?

Tel est l'essentiel des questions que nous nous posons, tout en sachant que nous nous trouvons dans un exercice un peu difficile. Tout porte à croire qu'il est souhaitable de faire en sorte que les procédures ne concourent plus à attiser les conflits et que la disparition d'un divorce pour faute va dans le bon sens, même si, dans le même temps, il nous faut dire la loi et le droit dans un certain nombre de cas où la personne humaine et sa dignité ne sont pas respectées.

Mme Brigitte Grésy : Il est vrai que le point de vue d'où je parle - et je tiens à le dire d'entrée de jeu - est, non pas un point de vue de juriste, mais un point de vue de praticienne de l'égalité entre les hommes et les femmes, avec l'idée qu'il faut toujours établir la différence entre ce que l'on peut appeler l'égalité formelle prévue par les textes et l'égalité réelle, de même qu'entre la liberté réelle et la liberté formelle.

Je parle donc très clairement avec le souci de voir, dans les textes qui nous sont proposés, ceux qui peuvent avoir des effets éventuellement différenciés sur les hommes et sur les femmes et des effets quelque peu pervers sur la situation des femmes.

Avant tout, vous me permettrez de relever que, dès la fin de l'introduction de l'exposé des motifs de la proposition de loi, la pétition de principe qui consiste à dire : "Chacun des époux est à égalité de l'autre dans le couple ;..." nous pose problème.

Si ce principe est respecté dans le droit, tant il est vrai que le droit doit faire en sorte que les dispositions s'adressent à l'ensemble des citoyens, nous savons en même temps, et nous l'avons très bien vu pour la parité politique, qu'il existe des citoyens plus inégaux que d'autres.

L'enquête qui a été réalisée sur les violences conjugales et qui s'appelle l'enquête ENVEFF, dont je vous signale que les derniers résultats - puisque nous ne disposons que de résultats préliminaires - vont d'ailleurs donner lieu à une conférence de presse le 4 octobre, montre que le phénomène des violences à l'égard des femmes est un phénomène d'une ampleur insoupçonnée, et que le non-dit et l'occultation de ce phénomène sont très importants. Il suffit pour s'en convaincre de citer la donnée suivante : au cours des douze derniers mois, une femme sur dix s'est dite victime de violences conjugales.

Ce chiffre qui avait été bien exploité au cours du mois de décembre, au moment du lancement de l'enquête, va être complété par de nouveaux chiffres relatifs aux violences sur les lieux de travail. Je ne peux rien dire à l'heure actuelle, puisque les résultats de l'étude ne seront mis sur la place publique que d'ici une dizaine de jours et que nous n'avons pas encore bien centré les messages, mais ils laissent toutefois apparaître que, y compris sur les lieux de travail, les agressions verbales, psychiques et morales sont extraordinairement fortes.

C'est sur la base de ces données que je parle, autrement dit avec une sorte de soupçon que je ne peux m'empêcher de faire peser sur l'idée d'une égalité des époux.

A partir de là - et je crois que le témoignage des associations que vous avez reçues ce matin ne peut que conforter cette parole - nous avons des exemples de lettres citoyennes, envoyées au service en très grand nombre et auxquelles nous nous efforçons de répondre, montrant que, dans le couple, au moment des conflits, des négociations, si l'on peut dire, ou des procédés de chantage affectif ou financier, jouant totalement au désavantage des femmes ou encore une très grande méconnaissance de leurs droits par les femmes, font qu'il n'y a pas égalité.

Cela étant dit, il est clair que l'économie générale du dispositif de la proposition de loi nous satisfait, sous réserve d'un certain nombre de propositions.

Nous avons pleinement conscience qu'il y avait sans doute un nombre trop important de formes de divorce et que certaines d'entre elles n'étaient pratiquement pas usitées. Toutefois, l'angle sous lequel nous devons présenter cette réforme de société - c'est une réforme de société fondamentale qui exige un débat de société en raison de son impact dans bien d'autres domaines - ne doit pas être simplement celui de la simplification. Il faut présenter cette réforme, à n'en pas douter, comme une dédramatisation et une pacification du contexte après divorce, mais aussi comme une formule qui permettra à la douleur des époux - parce qu'un divorce, c'est de la douleur, c'est de la souffrance - d'être dite et ensuite, s'il y a violence et atteinte à la dignité de la personne, désignée comme étant un lieu de non-droit.

Si la configuration actuelle du divorce peut aboutir à des dénis de justice, c'est précisément que le recours au divorce pour faute, qui est trop largement usité, - presque la moitié des divorces sont prononcés pour faute - crée devant les juridictions des situations qui sont à la limite du dérisoire. Quand on a deux avocats avec chacun cent pièces dans un dossier (précisant les fautes des conjoints) et que le juge, au motif qu'il refuse de rentrer dans le détail des pièces, donne à choisir entre les torts partagés ou le double débouté, il est clair que les avocats choisissent la première solution.

En outre, pour les personnes extrêmement défavorisées, notamment pour les femmes sur lesquelles s'exercent les pressions - plus d'ailleurs que les pressions financières, les pressions affectives qui, au regard des enfants, sont très lourdes - il peut y avoir un retournement de situation. Il arrive en effet que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs de la femme victime, au motif qu'elle n'aura pas su amasser les preuves, ni les témoignages en sa faveur. Les associations nous disent qu'il y a des cas, encore trop nombreux, où c'est finalement la femme victime de violences qui se voit attribuer un divorce à ses torts, parce qu'elle n'a pas eu l'argent ou qu'elle n'a pas su trouver les preuves nécessaires.

Nous sommes donc tout à fait favorables à une clarification du dispositif, à condition cependant de la présenter, non pas dans un univers idéal, mais en maintenant la diversité de notre regard sur les situations. Si la notion de péridurale ne me convient pas, c'est parce que j'estime que ce procédé ne convient pas à tout le monde. La loi, même si elle s'adresse à l'ensemble des citoyens, doit quand même avoir le souci de pointer les cas où il peut y avoir des effets différenciés.

L'idée tendant à prétendre que la loi s'adresse au plus grand nombre et que c'est au traitement social ou politique de gérer les inégalités ne nous convient plus et nous le savons. Je parle là en praticienne de l'égalité car nous avons dû, en France, faire des lois dans des domaines dont on disait que, finalement, la société arriverait bien à bout de leurs injustices. Que ce soit pour la parité politique ou l'égalité professionnelle dans l'entreprise, nous nous sommes vus contraints de faire des lois, parce que les m_urs et l'accompagnement ne suffisaient pas à changer les choses.

Mme Yvette Roudy : Exactement !

Mme Brigitte Grésy : Tel est donc notre point de départ.

Que dire maintenant de la proposition de loi ? J'estime que la possibilité d'avoir deux entrées dans le divorce - l'une par consentement mutuel, l'autre pour cause objective ou, si l'on préfère, pour rupture irrémédiable du lien conjugal - constitue un bon système, sous quelques réserves que je souhaiterais vous exposer.

Je commencerai par formuler brièvement quelques petites observations concernant le divorce par consentement mutuel.

Il est clair que c'est une forme de divorce s'adressant à des adultes normalement responsabilisés, puisqu'il correspond vraiment aux cas où chacun des époux devrait normalement être à égalité dans le couple. Mais il ne faut pas se masquer le fait - dont nous avons des exemples - que certains divorces par consentement mutuel sont en réalité des divorces de fuite, soit du fait de femmes battues, soit de femmes harcelées qui sont prêtes à céder sur tout pour ne plus subir de violences.

Dans ces conditions - je passe sur la question du maintien du délai de trois mois, étant précisé que celui de six mois me semble bon - il est tout à fait essentiel que le juge, qui n'aura plus qu'une seule audience, accorde du temps aux femmes et aux hommes, puisque nous parlons de femmes et d'hommes, même si ce sont les femmes qui sont le plus souvent victimes de violences.

Il convient sans doute d'inscrire plus spécifiquement et plus clairement dans la loi que le juge doit tenter d'obtenir l'accord ou le consentement libre et éclairé des deux époux.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Personnellement, je nourris moins d'inquiétudes en ce qui concerne le divorce par consentement mutuel, dans la mesure où - et c'est peut-être l'aspect le plus novateur du texte - on crée un divorce à partir d'une demande unilatérale et où les chantages qui accompagnent le divorce par consentement mutuel risquent, demain, d'être moins nombreux, dans la mesure où, si l'on veut divorcer, on pourra le faire, et où cette procédure risque d'être moins lourde qu'elle ne l'était dans le passé.

Mme Brigitte Grésy : Effectivement, surtout si on parvenait également à obtenir une réforme de l'article 220-1 du code civil, selon lequel : "Si l'un des époux manque gravement à ses devoirs et met ainsi en péril les intérêts de la famille, le juge aux affaires familiales peut prescrire toutes les mesures urgentes que requièrent ces intérêts."

Il peut notamment interdire à cet époux de faire sans le consentement de l'autre des actes de disposition sur ses propres biens ou sur ceux de la communauté, meubles ou immeubles."

Il est question, conformément à l'une des propositions du rapport Dekeuwer-Défossez, d'ouvrir, même en dehors de la procédure de divorce, la possibilité d'étendre cet article 220-1 aux cas de violences graves, de façon à permettre au juge d'organiser la résidence séparée des époux.

M. François Colcombet : On va essayer de l'introduire par référé.

Mme Brigitte Grésy : Il faut le faire par référé, car il est important que les mesures à prendre ne le soient qu'après une information contradictoirement recueillie auprès des deux parties.

M. François Colcombet : Il y a deux thèses : certains souhaitent une requête, d'autres une procédure contradictoire. A mon avis, c'est une piste qu'à cette occasion il convient d'explorer.

Mme Brigitte Grésy : Pour ma part, je considère qu'il faut une procédure contradictoire pour l'article 220-1. En revanche, je suis totalement défavorable au souhait de la Chancellerie de réintroduire une procédure contradictoire pour l'article 257 qui permet au juge, lorsqu'il y a une requête en divorce, d'autoriser la femme à quitter avec ses enfants le domicile conjugal : c'est en effet le seul moyen pour la femme d'échapper à la violence.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Et au chantage !

M. François Colcombet : Il serait intéressant de préciser que, pour ces personnes auxquelles vous faites allusion, il conviendrait de maintenir des procédures aussi simples et rapides que possible, permettant de régler un certain nombre de problèmes avant même le divorce ou parallèlement au divorce. C'est une idée forte qu'il faut reprendre.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il faudrait donc prévoir une procédure contradictoire pour l'article 220-1...

Mme Brigitte Grésy : Exactement, sans toucher à l'article 257, pour lequel la procédure contradictoire serait malvenue, puisqu'elle impose d'aller chercher l'autre conjoint, de respecter des délais, etc...

J'estime qu'en cas de violences, il est préférable que la femme quitte le domicile conjugal, car si on lui attribue la résidence sans mettre le conjoint violent sous contrôle judiciaire, ou pour le moins sans prononcer une éviction forte du domicile, elle sera harcelée, ce qui est terriblement dangereux.

M. François Colcombet : Dans la pratique, il est difficile de l'empêcher.

Mme Brigitte Grésy : Il n'y a que le contrôle judiciaire qui puisse le faire.

M. François Colcombet : Ou l'emprisonnement, mais avec toutes ces mesures, on entre dans le domaine du pénal.

Mme Brigitte Grésy : Précisément, il est une autre piste qui mériterait, à mon sens, d'être suivie et qui consisterait, en cas de violences conjugales ayant fait l'objet d'une saisine du juge pénal -ce qui suppose alors de lier le civil et le pénal, ce qui n'est jamais fait- à mettre une clause tendant, dans le cadre de la procédure de consentement mutuel, à renvoyer d'office à une seconde audience.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Les associations réclament vivement que soit instaurée une passerelle entre le civil et le pénal.

M. François Colcombet : Actuellement, le pénal bloque le civil.

Mme Brigitte Grésy : Certes, le pénal tient le civil en l'état, mais encore faut-il savoir ce qu'il y a au pénal.

M. François Colcombet : Très souvent, c'est un moyen de faire traîner les procédures.

Mon approche viserait plutôt à scinder totalement les deux, en précisant que le juge constate que les gens ne peuvent plus s'entendre et prononce le divorce, ce qui permettrait de conserver son rythme au pénal sans suspendre la procédure, sans attendre les éventuelles sanctions ou la preuve de faute au pénal. Souvent, en effet, les plaintes au pénal, sont déposées pour prouver la faute de l'autre, pour les besoins de la procédure civile.

Il y a actuellement, par exemple, beaucoup d'affaires relatives à de mauvais traitements d'enfants et certaines officines d'avocats ont même été montrées du doigt comme étant spécialisées dans le fait de porter systématiquement plainte pour des faits de pédophilie, afin de faire traîner le divorce et de le gagner.

Mme Brigitte Grésy : C'est un argument souvent allégué dont la réalité n'est pas très importante.

M. François Colcombet : C'est difficile à apprécier. Quoi qu'il en soit, actuellement, dans le cadre des procédures de divorce, ce sont des motifs qui sont beaucoup plus souvent invoqués. Soit ce sont des faits dont on n'osait pas parler avant, soit ce sont des réalités apparues récemment, soit ces accusations ont semblé à certains être un bon créneau. A mon avis, les trois explications peuvent se cumuler.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pouvez-vous revenir sur l'intérêt d'avoir une passerelle entre le civil et le pénal et nous dire comment vous l'envisagez ?

Mme Brigitte Grésy : Juridiquement, il est vrai que le pénal tient le civil en l'état, ce qui peut donc constituer un moyen de retarder la procédure.

Pour autant, ce qui nous paraît gênant, c'est qu'une action peut être engagée au pénal pour violences et que, parallèlement, une action peut être engagée au civil pour divorce par consentement mutuel, si l'époux a réussi à obtenir cette forme de procédure. Il s'agit des cas de divorce par consentement mutuel qui sont des divorces de fuite.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Mais où la victime porte quand même plainte au pénal ?

M. François Colcombet : Oui, parfois elle peut avoir déposé sa plainte antérieurement. Ce matin, une personne auditionnée a estimé que, dans un tel cas, on devrait dire au juge, qui va entériner le divorce par consentement mutuel, qu'il y a déjà une faute au pénal.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce doit être des cas assez rares.

Mme Brigitte Grésy : La question se poserait alors plus en termes de déclaration, ce qui ne lierait pas l'instance civile et l'instance pénale.

Quoi qu'il en soit, concernant le divorce par consentement mutuel, je suis d'accord sur le fait que les cas de "divorces de fuite", comme je les appelle, seraient limités par la proposition qui vient d'être faite et par l'extension de l'article 220-1 qui me semble tout à fait capitale, mais je pense qu'il vaut mieux indiquer dans le texte que le juge doit rechercher un accord libre et éclairé des époux. Il faut trouver une formule de ce genre et faire en sorte que, dans la formation des juges, une attention particulière soit portée à ce qui pourrait être un accord extorqué.

Dans les divorces pour faute, les choses sont généralement claires : pour caricaturer, l'un des conjoints pleure et l'autre ne pleure pas. Dans les divorces par consentement mutuel, du fait de nombreuses stratégies souterraines, beaucoup de choses échappent à la sagacité des juges.

Mme Yvette Roudy : Il faut faire preuve de psychologie et observer les comportements. Quand l'un des conjoints n'ouvre pas la bouche, on peut se poser des questions.

Mme Brigitte Grésy : Ma seule observation sur le consentement mutuel sera donc pour inciter, d'une part à mettre l'accent sur l'accord libre et éclairé des deux époux et sur la communication du fait qu'il puisse y avoir une instance au pénal - sans même aller jusqu'à instaurer une liaison systématique parce que l'on n'y parviendra pas -, d'autre part à étendre l'article 220-1 aux cas de violences conjugales de manière à organiser la résidence séparée des époux, en dehors de toute procédure de divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Aux cas de violences conjugales ou familiales ?

Mme Brigitte Grésy : Selon moi, il faudrait l'étendre aux deux formes de violences, afin de protéger à chaque fois le couple conjugal, mais aussi le couple parental et les enfants.

J'en arrive au divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal. A ce propos, je dois dire que le fait de distinguer nettement, d'un côté le règlement des conditions du divorce, et de l'autre, le règlement du conflit et la réparation de la faute, me semble capital.

Le gros problème du divorce pour faute, nonobstant le problème de la contamination du voisinage et de la dramatisation des conflits, c'est que l'on y mélangeait tout, les conditions de règlement du divorce, c'est-à-dire de l'immédiat - savoir qui va payer la facture du gaz etc. - ou le sort des enfants et la réparation des torts, ce qui était terriblement dommageable. Le fait de séparer les deux choses me paraît constituer une grande avancée.

Je voudrais, néanmoins, attirer l'attention sur deux points : premièrement, la médiation ; deuxièmement, la réparation.

Pour ce qui a trait à la médiation, le texte propose de ne pas y avoir recours en cas de violences conjugales. C'est fondamental, car tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui que le médiateur est un tiers neutre et impartial qui exerce ses talents de médiation entre deux individus placés sur un pied d'égalité.

Il est évident que, dans les cas de violences conjugales, les individus ne sont pas égaux. La violence met en scène des procédures de domination et de dépendance qui font que la personne victime de violences se sent elle-même bien souvent coupable et se situe trop dans la douleur et le déni d'elle-même pour parvenir à sauver sa propre personne, voire celle de ses enfants. Ce n'est donc pas une situation de parole égale et je crois vraiment que la médiation en cas de violences conjugales serait la pire des erreurs.

Nous l'avons dit, y compris dans les circulaires sur les violences qui mettent en _uvre des partenariats avec d'autres ministères, notamment ceux de la justice et de l'intérieur. La médiation doit être réservée aux cas où les gens peuvent se parler à peu près à égalité.

M. Patrick Delnatte : Dans les cas de violences conjugales, comment envisagez-vous le problème des enfants ?

M. François Colcombet : Nous avons prévu dans le cas normal où quelqu'un demande le divorce et où l'autre le refuse, d'imposer une médiation et de l'exclure en cas de violences.

En vous écoutant, le problème se pose de savoir, puisque dans un tel cas, même s'il y a violences, les deux époux ont la faculté de demander la médiation, si le juge pourrait la leur refuser.

Dans le projet, dans le cas où il y a un enfant, pour rechercher une solution pour l'enfant, la médiation est toujours envisageable et le juge peut l'organiser.

Mme Brigitte Grésy : Oui, mais le juge est fait pour dire le droit et il existe des situations où un juge n'est pas seulement là pour renvoyer vers un médiateur, mais aussi pour trancher.

Il ne faut pas se leurrer et si je suis défavorable à la péridurale, c'est parce qu'il y a des situations où la douceur est impossible. Nous sommes dans un univers où la violence et la haine existent, et dans tous les milieux.

C'est cela le problème. Quand on sent que sa propre personne ou celle de ses enfants est en jeu, quand on a une impression de déni, j'ignore jusqu'où on peut aller, mais je ne jurerais de rien ni pour moi-même, ni, à plus forte raison, pour les autres.

M. François Colcombet : Vous êtes quand même capable d'accepter la médiation ?

Mme Brigitte Grésy : Je pense que oui, mais il ne s'agit pas, non plus de faire du "tout médiation". La justice, c'est aussi trancher et dire le droit. La médiation est très importante ; d'ailleurs on pourrait prévoir de faire intervenir, avant la première audition devant le juge, une médiation à la québécoise, mais faite par des professionnels de bon niveau, soigneusement formés de façon à savoir reformuler ce qui est dit sans se poser en donneurs de leçons, ce qui est très difficile.

Le métier de médiateur est extraordinairement difficile et si nous devons travailler sur l'élaboration d'un diplôme de médiateur, il nous faudra bien mesurer qu'il ne suffira pas de deux cents ou trois cents heures pour l'apprendre. C'est la raison pour laquelle je suis plutôt favorable à ce que les médiateurs occupent un autre métier par ailleurs, que ce soit dans le secteur social, psychologique ou juridique, de façon à ce qu'ils sachent ce qu'est la problématique du lien, et à ce qu'ils n'envisagent pas la médiation comme une sorte de valeur ajoutée. J'estime qu'on ne peut pas brancher une formation de médiateur sur n'importe quel terreau.

Il faut donc de très bons médiateurs, tout en sachant qu'il est impossible de travailler sur le tout médiation. Je considère que le juge doit, de temps en temps, trancher, notamment quand il y a une situation avec atteinte fondamentale aux droits de la personne. C'est un grand progrès que d'être revenu sur l'idée qui avait fait florès en son temps, selon laquelle les violences étaient une péripétie douloureuse et un peu honteuse de la vie intime. Non, les violences ne sont pas une péripétie que l'on tait : les violences à l'égard du conjoint sont une atteinte fondamentale aux droits de la personne, une atteinte fondamentale à l'intégrité et à la dignité morale et physique de la personne.

Ce nouveau statut des violences que l'enquête ENVEFF est en train de faire émerger doit aussi avoir des prolongements dans la loi.

Par conséquent, quand un cas de violences extrême aura été repéré par le juge et, si la proposition que je compte faire est retenue, mentionné dans le prononcé du divorce, pourquoi ne pas trancher ? Ensuite, on verra. La médiation ne va pas apaiser tout le monde. Certains ne voudront pas y avoir recours et nous n'allons pas les forcer.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : C'est leur droit.

Mme Brigitte Grésy : Effectivement.

Lorsque l'on travaille sur un texte qui se fonde en grande partie sur la pacification et la dédramatisation - et je suis d'accord pour ouvrir le dialogue et favoriser la communication - il faut faire attention au fait qu'elle repose beaucoup sur des médiateurs, dont on ne sait pas encore ce qu'ils vont être. Cela étant dit, les conclusions du "rapport Sassier" me conviennent parfaitement

M. François Colcombet : Certains médiateurs, fort heureusement, sont efficaces.

Mme Brigitte Grésy : Heureusement, et je n'ai pas dit le contraire. J'ai simplement dit qu'il y a des moments où la médiation ne fonctionne pas et qu'il faut dire la loi, en sachant qu'il y a des situations de post-divorce que nous ne parviendrons pas à bien gérer.

Je voudrais ajouter qu'il me semble quand même extraordinaire, alors que l'on travaille beaucoup, dans le cadre du divorce, sur cette notion de parité parentale dans le contexte de post-séparation, que dans le contexte parental personne ne parle de parité conjugale et que la société entière trouve son compte dans le fait que ce sont les femmes qui s'occupent à 80 % des enfants en devant, en plus, travailler. Il est quand même assez extraordinaire que cette dimension ne ressurgisse qu'en cas de conflit. Si on travaillait très en amont sur la parité parentale, on prendrait conscience que les choses sont plus compliquées.

M. François Colcombet : En ce sens, vous avez raison. De toute façon, en procédant comme nous le faisons, nous obligeons la société à se poser la question que l'on ne se poserait jamais autrement. Il faut quand même reconnaître que tous ces sujets sont dans le débat depuis vingt ans et qu'on les évite très soigneusement.

Mme Brigitte Grésy : Tout à fait.

S'agissant du divorce vécu comme une rupture irrémédiable du lien conjugal, je ne reviendrai pas sur la médiation, puisque j'en ai déjà longuement parlé. En revanche, pour ce qui a trait au divorce automatique après dix-huit mois, les associations se montrent assez inquiètes dans la mesure où cela s'apparente à une forme de répudiation.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Elles n'ont pas prononcé le mot.

Mme Yvette Roudy : Non, c'est moi qui le prononce : vous allez faire des femmes répudiées.

Mme Brigitte Grésy : Ce risque existe, sauf si l'on fixe des contreparties, ce qui me conduit à expliciter ma troisième réserve qui a trait à la réparation.

La réparation est centrale. Je crois que la parole du juge, la reconnaissance claire du préjudice subi par les femmes libèrent la victime de cette espèce d'histoire tragique dans laquelle elle est enfermée et permettent seules à la victime de se réinstaurer comme sujet de droit.

En conséquence, une réparation purement pécuniaire, telle qu'elle est évoquée dans l'article 267 de votre proposition de loi, me semble se situer en-deçà de l'attente des femmes, notamment des femmes victimes de violences. Il faut également une réparation symbolique.

Une proposition consisterait, au moment même du prononcé du divorce, à ne pas mentionner la cause, mais à faire figurer une formule telle que, par exemple, "avec torts exclusifs de l'un des époux". Je pense cependant qu'il ne faut pas se référer à la notion de tort qui renvoie trop à la notion de faute.

On avait également imaginé plaider le divorce pour rupture irrémédiable avec atteinte aux droits fondamentaux ou atteinte à la dignité et à l'intégrité de la personne. Cela peut être une autre solution. Pourtant, comme beaucoup le soulignent, les violences ne sont pas seulement conjugales car, après tout, le fait d'entretenir une femme ou un homme autre que son conjoint légitime pendant dix ou vingt ans, d'avoir des enfants hors de sa famille, constituent, à mon sens, une violation des obligations nées du mariage qui est extraordinairement forte et tout aussi grave que les violences.

En ne retenant que la formule "atteinte à la dignité et à l'intégrité", on laisse de côté une reconnaissance que certains faits d'une particulière gravité sont une violation des obligations nées du mariage. De surcroît, faire figurer cette formule revient à ne parler que des violences, ce qui pose la question de savoir ce que l'on fait du mariage. Il y a quand même des obligations nées du mariage !

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Cela fait un certain temps que nous nous posons la question.

Mme Brigitte Grésy : En ne parlant plus des obligations nées du mariage - fidélité assistance et secours - on le fragilise.

Ce sont des termes derrière lesquels on met ce que l'on veut, qui évoluent, mais qui existent néanmoins. C'est vrai que je pense - moi qui suis très sensible à la promotion de l'autonomie des femmes et à leur prise en main - que le fait de ne plus faire référence aux obligations nées du mariage peut pousser les femmes vers l'autonomie, dans la mesure où elles ne bénéficieront plus ni du droit de secours, ni de la clause de l'exceptionnelle dureté.

Je ne sais pas s'il faut retenir la formule "atteinte à la dignité et à l'intégrité" ou "avec faits d'une particulière gravité", cette dernière rédaction recouvrant à la fois les violences et les violations fortes aux obligations nées du mariage, ce qui permet à l'article 242 du code civil de conserver encore une légitimité dans le prononcé du divorce.

En ce qui me concerne, je serais plutôt favorable à avoir une réparation symbolique forte au moment du prononcé du divorce, non pas en spécifiant "pour cause de ..."ni "aux torts exclusifs de...", pour éviter de retomber dans la notion de faute, mais en ajoutant "avec faits d'une particulière gravité commis par le conjoint".

Reste le problème de savoir, si tous les deux ont commis des fautes épouvantables, si ces fautes s'annulent mutuellement ou s'il convient de les nommer.

Il est nécessaire d'avoir, non seulement une réparation symbolique forte, mais aussi une réparation pécuniaire forte. Cela signifie qu'il ne faudrait pas penser : "maintenant que vous avez cette réparation symbolique, n'attendez rien des dommages et intérêts". Autrement dit, il ne faudrait pas que l'on supprime l'article 267 pour ne laisser que le recours à l'article 1382 de droit commun. Il convient, selon moi, après cet article consacré à la réparation symbolique, d'introduire nettement l'idée d'une réparation pécuniaire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vous êtes favorable au maintien des dommages et intérêts ? Il y a débat sur ce point.

Mme Brigitte Grésy : Je laisserai sans hésiter les dommages et intérêts. Autant je m'interroge concernant le prononcé du divorce, autant j'ai une opinion ferme concernant les dommages et intérêts. Ils sont, en effet, relativement peu mobilisés au cours des procédures de divorce, pour la bonne raison que, souvent, les femmes n'osant pas les demander, les juges ne les prononcent pas. Ils ne le font pas, parce que leur temps est déjà grandement occupé par la multiplicité actuelle des divorces prononcés pour faute, mais si on crée le divorce avec faits d'une particulière gravité, je pense qu'ils y consacreront plus de temps.

A mon sens, il faut absolument maintenir un article qui serait rédigé en ce sens : "A l'occasion de l'action en divorce pour rupture irrémédiable du lien conjugal, une demande de dommages et intérêts pourrait être formée par un époux, lorsque des faits d'une particulière gravité, tels que des violences physiques ou morales commises par son conjoint, ont concouru à la rupture, ou éventuellement l'ont accompagnée". C'est là une formule qui avait été proposée et qu'il convient, selon moi, de reprendre.

Il faut une réparation symbolique et une réparation pécuniaire. Il faut prévoir des dommages et intérêts, non pas au titre de l'article 1382, mais au titre d'un article spécifique au divorce.

M. François Colcombet : Je voudrais en revenir au thème de la répudiation. Il est vrai qu'il existe des cas de répudiation ; cela étant dit, comme je l'ai rappelé tout à l'heure, la majorité des demandes de divorce proviennent des femmes.

Par ailleurs, pour ce qui est de la souffrance, il est également vrai qu'un certain nombre d'hommes vivent très mal leur divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Mais bien sûr !

M. François Colcombet : Enfin, s'agissant de l'adultère, je ferai observer qu'il ne se fait pas tout seul, que très souvent les femmes y sont parties, et que l'on constate, d'ailleurs, qu'à partir du troisième enfant, assez nombreux sont les enfants légitimes qui ne sont pas du mari.

Tout cela pour dire que le problème de la répudiation et de l'adultère est, bien que vécu de façon différente par les uns et les autres, la chose la plus répandue du monde. C'est pourquoi je considère que la répudiation et l'adultère ne sont des fautes que s'ils sont ressentis comme des fautes par le conjoint qui les invoque et qui prouve qu'ils constituent des fautes.

Après avoir beaucoup réfléchi, je considère que tout pénaliser est très dangereux et qu'il ne faut pas gommer complètement la faute. C'est pourquoi je propose de faire un divorce de constat de rupture irrémédiable et d'y joindre, comme d'ailleurs on peut le faire actuellement, une procédure pour faute, étant précisé qu'elle serait réservée aux cas les plus graves. Dans ces procédures c'est le fait que l'on établisse de quoi résulte la faute, qui servira de stigmatisation, de réparation symbolique, etc...

Si tel n'est pas le cas, on aura la tentation d'utiliser la faute - même mon système n'y échappera pas - simplement pour se soustraire à ses responsabilités, probablement pas pour la prestation compensatoire, mais certainement pour la garde des enfants. On va tenter d'établir qu'il y a eu des fautes pour essayer d'influencer la décision.

Plus on peut tirer la faute hors du conflit, plus on peut inciter les personnes à ne pas l'inventer quand il n'y en a pas, et mieux ce sera.

Moi-même, j'ai changé au fil des discussions : je me suis laissé influencer, j'ai consenti à ajouter des mots et à en retrancher et si on en arrive à un système de cote mal taillée, c'est parce qu'il n'y a guère d'autres choix.

Ainsi que vous l'avez dit, certains divorces peuvent se civiliser, mais il est incontestable qu'une partie d'entre eux resteront difficiles. Il faut donc limiter les dégâts ici et prévoir ailleurs d'autres mesures qui restent à inventer.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : D'après un article paru dans le journal La Croix, il semblerait que 20 % des divorces font suite à des violences conjugales.

M. François Colcombet : Tout le problème est de savoir si elles sont invoquées ou non.

Pour avoir été juge des divorces, j'ai eu à connaître quantité de procédures dans lesquelles des violences conjugales étaient établies par des témoignages, sans qu'on puisse affirmer leur réalité. Je suis prêt à prendre le pari qu'il y a aussi, à l'inverse, des cas de divorces, notamment parmi les divorces par accord mutuel, où les violences ont existé et où elles n'ont pas été invoquées par les conjoints pour des raisons de convenance.

Les violences touchent un nombre de femmes, certes important, mais le pourcentage de 20 % me paraît excessif.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Cela paraît beaucoup parce que, culturellement, on ne parvient pas à accepter l'idée qu'une femme sur dix a été victime, au cours des douze derniers mois, de violences conjugales.

M. François Colcombet : Je peux l'admettre, mas ce n'est pas une raison pour qu'un certain nombre de conjoints, qui n'ont pas commis d'autre faute que celle de se marier et de ne pas avoir su gérer leur couple, deviennent des ennemis jusqu'à la fin des temps.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous sommes d'accord.

M. François Colcombet : Reste à savoir quoi faire pour cette minorité.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il faut voir comment Mme Irène Théry a travaillé : elle est partie de l'analyse de 700 divorces ...

Mme Brigitte Grésy : ... pour aboutir à la conclusion que l'on ne peut pas dire du divorce qu'il est le constat d'une faillite commune : c'est une formule très importante.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Effectivement, et son livre "Le démariage" est passionnant.

Mme Brigitte Grésy : C'est vrai qu'il va y avoir beaucoup d'acteurs autour de nos époux divorcés - des juges, des médiateurs, des avocats, sans compter les notaires qui ne devraient intervenir qu'en cas de liquidation de biens, sans quoi les délais risquent de s'allonger grandement, et il va falloir qu'ils travaillent ensemble.

M. François Colcombet : Il y a un point autour duquel vous tournez tous dans cette affaire, à savoir le rôle du juge.

Vous déclarez qu'il doit dire le droit. Certes, il le dit, mais le droit, c'est le législateur qui l'élabore et si on lui dit de faire de la médiation, le droit deviendra la médiation. Le juge ne fait que ce qu'on lui demande de faire et lorsqu'on lui demandait de faire une tentative de conciliation, il la faisait. La médiation existant d'ailleurs déjà dans le droit, il peut s'y adapter.

Je reste cependant partisan de la présence de l'avocat. Il faut qu'un tiers conseille, et, par rapport au juge, le médiateur est un élément stabilisateur.

Mme Brigitte Grésy : Je suis favorable au médiateur et au règlement alternatif des conflits, mais je dis également que dans certains cas précis, la médiation ne fonctionne pas.

M. François Colcombet : Vous le dites à juste titre, mais il faut obliger le juge à motiver les raisons pour lesquelles il renonce ou pas à la médiation.

Mme Brigitte Grésy : Dans le traitement des plaintes pour violences, les classements sans suites et les renvois à la médiation sont trop nombreux.

M. François Colcombet : Je suis de votre avis, mais autant je suis opposé à la médiation pénale, autant je suis favorable à la médiation civile.

Mme Brigitte Grésy : Tout à fait, mais le problème c'est qu'en cas de violences, on se situe à la limite du civil et du pénal.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : L'une des difficultés de cet exercice, c'est qu'il aurait fallu repenser quelles sont les obligations du mariage en 2001. C'est essentiellement aujourd'hui un contrat, mais cela reste de l'ordre de l'institution. Il convient donc de savoir ce que la société attend aujourd'hui. de cette institution. En ne répondant pas à cette question, il devient difficile de dire quelles sont les fautes. Je le ressens très fortement.

Aujourd'hui, l'adultère n'est pas reconnu, y compris par la cour de cassation, comme une cause obligatoire de divorce. En revanche, il me semble que le non-respect de l'obligation alimentaire vis-à-vis des enfants reste une faute. Il aurait fallu réécrire complètement l'article 212 du code civil.

M. François Colcombet : Le problème des enfants se pose en dehors du mariage. Je crois très sincèrement que tout cela relève de l'ordre contractuel. Le divorce par consentement mutuel, même si l'on y met un peu de forme en passant devant le juge, est finalement de l'ordre d'un contrat que l'on dissout. A mon avis, on a trop affirmé son caractère contractuel en 1975 et, actuellement, je suis partisan de conserver toute sa force à son caractère institutionnel, ce qui justifie l'intervention du juge, la procédure contradictoire, bref, toute cette lourdeur indispensable, compte tenu du fait que ce n'est pas un acte anodin : même une péridurale n'est pas anodine.

Mme Brigitte Grésy : Le temps est important pour atténuer un conflit, une situation de douleur. Cela ne se fait pas en un jour et c'est pourquoi il faut bien compter dix-huit mois, même s'il faut éviter de faire pourrir les situations.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : D'autant qu'en dix-huit mois, il faut à la fois traiter du divorce et de la liquidation.

M. François Colcombet : Dans la pratique, il restera des divorces aussi longs que par le passé, si les gens le souhaitent. Toutefois, dès le début de la procédure, on incitera les intéressés à se faire à l'idée qu'ils doivent se préparer à quelque chose d'autre, alors qu'actuellement, certaines personnes restent complètement bloquées jusqu'à l'absurde, jusqu'à la condamnation, et vivent dans des situations qui sont peut-être explicables de leur point de vue, mais qui s'avèrent catastrophiques pour leurs enfants et leur entourage.

Audition de Mme Yvonne Flour,
professeure de droit privé à l'Université de Paris I

Réunion du mardi 18 septembre 2001

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : La Délégation aux droits des femmes vous est très reconnaissante d'avoir accepté de venir exposer les conclusions du groupe de travail "Droit de la famille" dirigé par Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, concernant la réforme du divorce, au regard de la proposition de loi déposée par M. François Colcombet.

Vous avez en effet activement participé aux travaux du groupe de travail et nous souhaiterions vous entendre sur les observations alors formulées concernant la nécessité d'une réforme du divorce, la valorisation des accords entre époux divorçants, la dédramatisation du divorce et l'assouplissement des procédures.

La proposition de loi, dont nous aurons à débattre le 9 octobre, qui part des mêmes constats, n'en tire pas toujours les mêmes conséquences, ni les mêmes enseignements. Le texte qui nous est soumis diverge notamment sur un point fondamental en supprimant le divorce sur demande acceptée et le divorce pour faute pour le remplacer, à côté du divorce pour requête conjointe, par une seule procédure : le constat de la rupture irrémédiable de la vie commune.

On a pu considérer que la suppression de la notion de faute, c'est-à-dire de la notion de violation des obligations du mariage, risquait de porter atteinte à la symbolique et à la signification du mariage. Ne correspond-elle pas plutôt à un divorce dégagé des contentieux "destructeurs", basé sur l'expression raisonnable des volontés individuelles, aidé par l'intervention de la médiation, et renvoyant davantage à un mariage contractuel ?

L'article 9 de la proposition de loi modifiant l'article 267 du code civil, qui prévoit des dommages-intérêts, si un des époux justifie d'un préjudice matériel ou moral consécutif à des fautes caractérisées de l'autre époux, vous paraît-il de nature à apporter une réparation satisfaisante à l'époux victime ?

Mme Yvonne Flour : En ce qui concerne la notion du divorce pour faute, si je me replace dans la perspective de la commission Dekeuwer-Défossez, nous sommes partis d'un a priori qui n'a, en réalité, pas vraiment donné lieu à débat, selon lequel la pluralité des causes de divorce, telle qu'elle résultait de la loi de 1975, méritait d'être conservée, en ce sens que la situation des couples divorçants n'étant pas identique, il était souhaitable d'avoir une pluralité de causes répondant à des situations conjugales différentes.

Prendre ce parti n'a évidemment de sens que si chacune des causes de divorce que l'on maintient présente une spécificité ou une autonomie par rapport aux autres, de telle manière qu'elle ne donne pas l'impression de faire double emploi ou de s'inscrire dans une vision un peu désordonnée des choses.

Nous avons donc retenu quatre pistes complémentaires.

La première sur laquelle le consensus est, je crois, assez facile à rassembler, était la simplification du divorce par consentement mutuel.

La deuxième, à laquelle je reviendrai dans un instant, était le maintien du divorce pour faute comme une cause autonome répondant à certains types de situations.

La troisième concernait le divorce pour rupture de la vie commune, qui nous semblait pouvoir être maintenu, tout en étant assez fortement réformé sur deux points : le raccourcissement de la phase de séparation et une reconsidération dans le sens d'un rééquilibrage des effets de ce divorce très spécifique.

La quatrième avait trait au divorce demandé par un époux et accepté par l'autre qui, très peu pratiqué, méritait d'être reconsidéré complètement, dans la mesure où il nous paraissait ouvrir une voie très utile : la possibilité d'un divorce d'accord, mais d'un accord réalisé, non pas au départ, mais en cours de procédure.

Tel qu'il est actuellement, ce divorce ne fonctionne pas très bien, parce que les époux échangent des mémoires dans lesquels celui qui veut le divorce explique, comment, à ses yeux, se présente la vie conjugale et pourquoi elle ne marche plus, l'autre lui répondant ou ne lui répondant pas, auquel cas, la procédure ne se noue pas, ce qui signifie qu'à aucun moment le juge n'est saisi. Il est alors nécessaire de repartir sur d'autres bases, de tout reprendre à zéro, ce qui peut faire perdre quelques semaines ou quelques mois.

De là est née l'idée de prévoir une phase préalable à la procédure, qui soit une phase banalisée, pour permettre à l'époux qui veut le divorce de saisir le juge sans indiquer sur quelles causes, de manière, notamment, à éviter d'avoir à énoncer des fautes ou des griefs et pour que l'accord du conjoint sur le principe du divorce puisse se réaliser. En effet, on sait que lorsque des griefs sont invoqués dès le début, les chances de voir un accord intervenir en cours de procédure sont très largement compromises.

Tel est l'objet de cette phase de procédure préalable, qui est une phase neutre, dans laquelle on énonce la volonté de divorcer sans la motiver, le tout étant pensé pour permettre à l'accord des époux de se réaliser. Si cet accord ne se fait pas, une assignation indique alors les causes pour lesquelles on demande le divorce.

Encore une fois, cette coexistence de quatre cas différents de divorce n'a de sens que si chacun a une autonomie suffisante. Si l'on s'oriente vers un divorce plus ou moins pour faute, mais dans lequel serait gommé l'effet attaché à la répartition des torts, si l'on raccourcit de façon significative la durée de la séparation de fait qui ouvre le droit au divorce pour rupture de la vie commune, si on transforme le divorce demandé et accepté pour en faire un échec de la vie conjugale, on finira par se retrouver avec trois causes de divorce à peu près identiques et qui, par conséquent, ne se justifieront plus, le divorce par consentement mutuel conservant sa signification propre.

Il y avait donc un parti pris de départ qui consistait à conserver des causes suffisamment distinctes pour répondre à des objectifs différents.

A la réflexion, j'ai considéré que cet a priori de départ pourrait peut-être se trouver lui-même remis en question et, à cet égard, je dois dire que la proposition de loi de M. François Colcombet me paraît relativement équilibrée, dans la mesure où elle propose soit un consentement mutuel, auquel cas on se trouve dans un divorce d'accord, soit une autre cause de divorce, qui se décline d'ailleurs par la suite, mais qui est présentée comme une voie unique de divorce, hors du consentement mutuel.

C'est une position qui me paraît pouvoir être retenue, qui a sa cohérence et sa logique, tout en étant assez différente de celle que nous avions adoptée.

J'en arrive maintenant plus spécifiquement à la question que vous m'avez posée concernant le maintien du divorce pour faute. Deux éléments ont très clairement joué dans notre conviction : un élément de pur fait et un élément de principe.

L'élément de pur fait est le suivant : au fond, cette procédure pour faute reste très pratiquée par les époux. Il est vrai que c'est une donnée assez ambiguë, que je ne suis, moi-même, pas sûre de percevoir exactement, n'ayant pas de pratique très précise sur ce point, puisque j'enseigne le droit, et que je ne suis pas avocate. Il n'en reste pas moins vrai que la question peut se poser de savoir pourquoi 45 % environ des demandes de divorce passent encore par la faute.

Quelle que soit l'explication que l'on en donne, on peut penser qu'une bonne partie des divorces inclus dans ce pourcentage correspond probablement à des "fausses fautes" ou à des fautes mal caractérisées et plus ou moins réparties sur la tête de chacun des deux époux, de telle sorte qu'ils seraient mieux placés dans une autre voie.

Il reste qu'il est un peu étrange de prétendre abroger une voie qui continue de drainer près de la moitié des procédures et dont les époux ne se détournent pas. On comprendrait mieux que l'on abroge un divorce qui donne l'impression de tomber en désuétude, ce qui n'est absolument pas le cas du divorce en question.

C'est là une première observation qui peut paraître très empirique et très pragmatique, mais qui a joué dans notre choix.

Il est une autre raison à ce choix, qui est, elle, plus fondamentale et qui répond à une idée à laquelle je suis, personnellement assez attachée, à savoir que c'est un principe général du droit que chacun doit répondre de ses fautes. On ne comprend pas pourquoi, sous prétexte que l'on est marié, on serait, en quelque sorte, lavé a priori de toute culpabilité, le mariage devenant une espèce d'espace d'immunité ou, qu'au motif qu'il est trop difficile de savoir ce qui se passe dans l'intimité d'un couple, on considérerait qu'il n'y a plus de faute et que tous les comportements se valent.

Pour ma part, je trouve qu'il n'y a pas de raison que l'époux qui commet des fautes n'ait pas à en répondre ou ne puisse pas être amené à en répondre devant un juge.

J'avais notamment pensé - et j'ai cru comprendre que c'était une de vos préoccupations - aux cas de violences conjugales, dont on parle beaucoup par ailleurs. Il est vrai qu'elles peuvent trouver d'autres types de réponses, par exemple par la voie du droit pénal ou par la voie du droit commun de la responsabilité civile, mais je considère que l'on ne peut pas à la fois se plaindre de la pénalisation excessive de la vie sociale et considérer que le droit pénal est le seul instrument de réponse à la violence ou à la faute. J'estime aussi que se retourner vers le droit commun de la responsabilité civile, c'est oublier que le lien conjugal est un lien qui crée des rapports spécifiques entre les personnes : je dois quand même à mon conjoint plus de devoirs, plus d'obligations et plus de comptes que je n'en dois à mon voisin de palier ou au premier venu que je bouscule dans la rue.

Il me semble donc qu'il est difficile de construire un droit du mariage qui soit absolument exonéré de toute idée de faute, de responsabilité ou de toute idée que l'on doit répondre de ses fautes.

C'est vraiment là une position de principe, j'y insiste encore une fois, puisque c'est un principe général du droit qui veut que l'on réponde de ses fautes et que le mariage crée entre les époux des rapports spécifiques qui justifient que celui qui est victime puisse invoquer les torts, les préjudices ou les violences dont il est victime devant un juge, à l'appui, non pas seulement d'une action en dommages et intérêts, mais également d'une demande en divorce.

Je sais bien que des objections peuvent être opposées à ce raisonnement, la plus claire étant que la plupart des pays européens ont retenu un divorce pour cause objective, dans lequel la faute est tenue pour accessoire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons reçu, la semaine dernière, le professeur François Boulanger, qui nous a dit que cette affirmation devait être nuancée et que nombre d'éléments subjectifs subsistaient encore dans leurs droits.

Mme Yvonne Flour : Cela va tout à fait dans le sens de ce que je pense, puisque je considère que, si on veut chasser la faute par une porte, elle va nécessairement, entrer par une autre. Je constate d'ailleurs que, d'une certaine manière, votre proposition de loi l'illustre, puisque l'on commence par y énoncer des causes purement objectives pour retrouver, au bout du compte, la faute à l'article 267 du code civil, selon lequel, s'il y a des fautes caractérisées, elles donneront lieu à des dommages et intérêts. Cela démontre bien que l'on ne peut pas gommer la référence à la faute.

C'est une position que je qualifierai d'ambiguë, puisqu'on veut évacuer la faute, mais qu'en réalité, on ne le fait pas et que l'on va nécessairement la réintroduire.

Toute la question est de savoir s'il y a un intérêt à ne pas la faire figurer comme cause et à ne la voir que sous l'angle des conséquences et des dommages et intérêts. C'est possible, puisqu'elle n'apparaîtra pas dans l'énoncé du jugement de divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : C'est un point en discussion.

Mme Yvonne Flour : Est-ce suffisant ? Je l'ignore. Je suis assez sensible à l'idée que, probablement, la question n'est pas seulement financière et que, dans un certain nombre de cas, l'épouse ou éventuellement l'époux, qui serait victime soit de violences, soit d'autres fautes très caractérisées, trouve un intérêt moral à affirmer à la fois qu'il a été victime et que la rupture du lien conjugal ne lui est pas imputable.

Pour ce qui me concerne, je reste assez attachée à l'idée qu'il n'y a vraiment aucune raison d'énoncer que le mariage devrait être un espace d'immunité, dans lequel on ne répond plus de ses fautes ou dans lequel il n'y a plus de faute parce que les comportements sont trop banalisés.

La difficulté est une difficulté très réelle, à laquelle j'ai souvent réfléchi sans pouvoir y trouver de réponse précise et je crains donc de beaucoup vous décevoir.

En effet, on voudrait pouvoir faire en sorte que ce divorce pour faute, s'il était maintenu, soit réservé à des cas de fautes véritables, caractérisées, c'est-à-dire incluant véritablement un jugement moral. La difficulté à laquelle on se heurte - et qui est d'ailleurs propre à presque tout le droit civil, mais aussi au droit du divorce -, c'est que l'on a fini, pour des raisons autres, c'est-à-dire pour des raisons purement empiriques, voire pratiques, par faire passer sous le terme "fautes" des comportements totalement banalisés et, moralement, relativement neutres.

C'est vrai dans le droit de la responsabilité civile où, très souvent, pour assurer une indemnité à la victime, on a gonflé le concept de faute de façon tout à fait excessive, mais c'est également vrai dans le cadre du divorce où, à une époque, comme il n'y avait pas d'autre moyen d'obtenir le divorce que d'invoquer des griefs contre son conjoint, on finissait par appeler faute n'importe quoi.

Si vous m'y autorisez, je citerai cette petite anecdote, que je raconte quand je veux faire éclater de rire un amphithéâtre d'étudiants en première année de droit. Il s'agit d'un jugement qui a été rendu en 1972, donc antérieurement à la réforme de 1975 : le mari reprochant à sa femme d'avoir refusé de l'accompagner à un match de football, au motif que ce sport ne l'intéressait pas, puis la semaine suivante, à un match de rugby, le tribunal a établi qu'il y avait violation des devoirs du mariage - la femme doit s'intéresser à ce qui intéresse son mari -, que cette violation était grave et renouvelée puisqu'elle s'était produite à deux reprises et qu'il fallait donc prononcer le divorce.

On voit bien là qu'il y a une sorte de banalisation de la notion de faute, qui lui retire son caractère symbolique et lui fait perdre son sens. On voudrait donc restituer son sens au terme de "faute", de manière à ce que la mésentente conjugale ne passe pas sous le vocable "faute", mais se retrouve soit dans un divorce "rupture de la vie commune", soit dans un divorce "demande acceptée" rénové, soit pourquoi pas, dans un divorce pour "cause objective".

La chose est difficile, car le texte "violation grave et renouvelée des obligations du mariage" est assez lourd et dense dans ses termes et c'est donc l'interprétation du juge qui l'a vidé de son sens. Pour autant, c'est une interprétation qui est maintenant tellement admise dans la psychologie judiciaire que la loi de 1975 n'y a rien changé.

Quoi qu'il en soit, il faudrait sans doute abandonner cette formule qui est devenue trop banalisée et avoir le courage de réécrire l'article 242 du code civil, c'est-à-dire donner une nouvelle définition de la faute. Je me suis posé la question de savoir s'il convenait d'énumérer les fautes, mais cela me semble être une voie dont l'expérience a montré qu'elle est très difficile à emprunter.

Mme Yvette Roudy : Quelles sont les "obligations du mariage" ?

Mme Yvonne Flour : Si on s'en tient aux textes, elles sont au nombre de quatre. D'abord, les époux s'obligent à une communauté de vie et par conséquent, la rupture de la communauté de vie, à cet égard, constitue une faute, mais avec beaucoup de nuances, car on peut avoir des raisons légitimes de refuser la communauté de vie. Ensuite, conformément au très célèbre article 212, les époux se doivent fidélité, secours et assistance.

Mme Yvette Roudy : On pourrait peut-être supprimer la fidélité pour ne conserver que le secours et l'assistance.

Mme Yvonne Flour : C'est votre point de vue ! Je ne vous cache pas que ce n'est pas le mien. Je trouve, en effet, qu'un mariage dans lequel il n'y aurait plus de devoir de fidélité perdrait quand même une grande partie de sa signification.

En réalité, si on voit à peu près en quoi consiste le devoir de fidélité, en revanche, les choses sont moins nettes concernant le secours.

Ces termes n'ont plus le même sens, vous avez raison de le souligner, mais l'interprétation jurisprudentielle a tenu compte de cette évolution de la sensibilité des couples. Par ailleurs, en droit positif, l'adultère n'est plus une cause péremptoire, ni un délit pénal, ce qui me fait dire que l'évolution du droit a assez bien suivi l'idée que la fidélité a aujourd'hui un sens plus moral que proprement charnel, si je puis dire.

En réalité, l'essentiel du contentieux porte sur le devoir d'assistance, parce que, si l'on sait que le devoir de secours est un devoir pécuniaire, qui se confond plus ou moins avec l'obligation qui pèse sur chacun des époux de contribuer aux devoirs de la famille ou de la vie commune, on met, en revanche, sous le terme d'assistance, toutes sortes de notions assez morales, allant de l'obligation d'être un bon père, mais aussi un bon conjoint, jusqu'à celle de faire la conversation à l'autre quand il rentre du travail, de lui soutenir le moral en cas de difficultés, de faire preuve de bonne humeur, de le soigner quand il est malade, etc...

C'est le devoir d'assistance qui inclut toutes sortes de comportements qui apparaissent comme des comportements souhaitables ou normaux entre époux et dont il est difficile d'imaginer que la loi les énumère, étant donné que ce sont eux qui forment le tissu de la vie conjugale.

On trouve ainsi des jugements qui expliquent, par exemple, qu'il y a faute lorsque le mari rentre tous les jours de son travail, achète un énorme bouquet de fleurs qu'il place au milieu de la table de façon à ne pas voir sa femme et à ne pas avoir à lui parler pendant les repas. Par conséquent, le fait de faire la conversation et d'entretenir un climat pacifique et convivial fait partie, sous cet angle, des devoirs du mariage.

Ce à quoi tient la difficulté de définir la faute, c'est qu'il est malaisé d'énumérer des fautes, et malaisé d'énumérer ce type d'obligations qui ont un contenu un peu flou, tout en formant le tissu de la vie d'un couple.

On pourrait peut-être envisager d'inscrire l'idée d'une faute caractérisée, mais sous réserve qu'elle soit toujours subordonnée à l'interprétation du juge.

J'avais sérieusement pensé aux violences conjugales en jugeant inopportun d'abandonner le divorce pour faute : toute la question est de savoir comment on l'articule avec un divorce qui soit un divorce pour ce que vous avez appelé "rupture irrémédiable" ou pour "mésentente conjugale", que l'on décrocherait alors complètement de l'idée de faute.

Mme Yvette Roudy : Votre argument le plus fort consiste à poser la question de savoir pourquoi abandonner le divorce pour faute, dès lors que 45 % des demandes de divorce passent par la faute.

Mme Yvonne Flour : C'est un argument, mais il reste difficile à expliquer, y compris pour moi-même. Certains mauvais esprits pensent que les avocats portent une part de responsabilité dans la situation, ce qui est peut-être un peu simpliste, mais pas totalement exclu.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il est un autre argument, qui me paraît fort lui aussi, à savoir que la banalisation du terme "faute" ôte tout sens à la faute elle-même.

Mme Yvonne Flour : C'est ma conviction, dans une vision plus large des choses : je pense que l'on ne peut pas construire un système juridique qui fasse l'économie de la notion de culpabilité, de faute ou d'imputabilité morale des comportements. En même temps, on a tellement galvaudé le terme dans toutes sortes de secteurs du droit qu'à partir du moment où il n'a plus de sens moral, il ne sert vraiment plus à rien.

En y réfléchissant, j'ai tiré la conclusion qu'il serait probablement utile d'avoir un divorce pour "mésentente".

Ce qui me trouble également dans la nouvelle rédaction de l'article 267, c'est que trois interrogations peuvent entrer en ligne de compte.

Le premier consiste à savoir si l'époux peut avoir un intérêt moral à ce que soit écrit, dans la cause même du divorce, qu'il n'est pas responsable de la rupture du lien conjugal, mais que cette dernière est entièrement imputable à l'autre. C'est assez difficile, mais il peut y avoir des cas suffisamment caractérisés pour qu'il y ait un intérêt moral à le dire.

Deuxièmement, s'il y a des fautes caractérisées, je me demande jusqu'où l'on peut aller dans la dissociation des conséquences pécuniaires du divorce et de la cause, en d'autres termes, si l'on peut vraiment imaginer que les époux divorçants admettront que celui qui a commis toutes les fautes puisse, néanmoins, demander une prestation compensatoire. Je ne trouve pas cela forcément simple. Si j'en reviens aux violences conjugales, on peut se demander si la femme battue, qui est plus riche que son mari, va trouver normal de devoir lui verser une prestation compensatoire. Cela ne me semble pas simple à accepter et je ne sais pas si cela sera vraiment bien perçu.

De même, comment sera reçu celui qui, ayant complètement bafoué le devoir de fidélité conjugale - et je dis cela en toute neutralité - et abandonné conjoint et enfants, dont il se désintéresse complètement, viendra, au bout d'un certain temps réclamer une prestation compensatoire ? Il est vrai, là aussi, que, le plus souvent, c'est la femme qui n'a pas de ressources et le mari qui a adopté un tel comportement, mais j'ignore jusqu'où l'on peut aller dans ce sens.

Je verrai favorablement que l'on fixe un butoir, en disant qu'il n'y a pas de lien, mais que la prestation compensatoire peut être refusée en cas de faute caractérisée de celui qui serait le créancier potentiel.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je me réjouissais plutôt, en ce qui concerne la prestation compensatoire, de ce qu'en supprimant les torts exclusifs, on supprime l'impossibilité de recours à la prestation compensatoire. Le fait de couper la situation financière en deux peut apaiser la procédure antérieure.

Mme Yvonne Flour : C'est sûr.

M. Patrick Delnatte : Les dommages-intérêts peuvent venir compenser.

Mme Yvonne Flour : Oui, mais la logique de votre texte n'est pas de lier les dommages-intérêts aux biens. La prestation compensatoire, elle, est liée aux biens, parce qu'elle a pour but de permettre à celui qui a moins de ressources de rétablir un équilibre et d'assurer à celui qui n'a pas de ressources les moyens de vivre ou de reconstruire sa vie sur des bases différentes.

Il me semble que, dans la logique de votre texte, les dommages-intérêts devraient plutôt être liés à la gravité de la faute - même si cela n'est pas tout à fait conforme aux principes généraux du droit de la responsabilité civile - et d'un préjudice qui n'est pas essentiellement un préjudice financier, puisqu'il s'agit tout de même de préjudices qui portent atteinte à la personne. Cela me paraîtrait d'ailleurs plus clair.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : En suivant votre raisonnement, on pourrait très bien avoir un couple dans lequel une femme bénéficierait de la prestation compensatoire au titre de la perte financière, mais devrait verser à son époux des dommages-intérêts.

Mme Yvonne Flour : Oui, il pourrait y avoir une compensation partielle.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Cela ne résout pas la question de savoir comment traduire cette notion dans le texte. Jusqu'à présent, on exclut la possibilité de le faire dans le prononcé du divorce. Faut-il réintroduire cette notion dans le prononcé du divorce, auquel cas, on ne supprime pas le divorce pour faute ?

Mme Yvonne Flour : Oui, mais la coexistence du divorce pour cause objective et du divorce pour faute pose des problèmes de cohérence.

Si l'un des époux demande le divorce sur le fondement du caractère irrémédiable de la rupture et si l'autre le demande pour faute, il faut envisager une façon d'articuler les deux demandes et savoir si l'on abandonne complètement au juge le soin de dire sur quel fondement il prononce le divorce et si les fautes invoquées lui paraissent plus ou moins sérieuses. Cela pose des problèmes d'articulation auxquels il faut réfléchir.

M. Patrick Delnatte : D'où l'intérêt du tronc commun !

Mme Yvonne Flour : Oui ! Dans le rapport que nous avons élaboré pour la commission Dekeuwer-Défossez, je considère que ce tronc commun est l'une des choses dont nous pouvons tirer la plus grande fierté. Cela me paraît être une bonne idée, parce que si, d'entrée, chacun déballe ses griefs sur la table, on bloque pratiquement toute possibilité de repartir vers un accord, alors que si l'on énonce son intention de divorcer et que l'on ne parvient pas à un accord, on peut basculer vers une autre formule, notre idée étant que cela n'implique pas de reprendre la procédure à zéro en perdant au moins six mois.

C'est une proposition assez pragmatique, qui ne véhicule pas des concepts grandioses, mais qui a le mérite de répondre à une vision assez empirique et utile de la procédure de divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je trouve très importante votre remarque antérieure soulignant que la banalisation de la notion de faute lui fait perdre son sens. Cela confirme les propos d'une juge qui me disait qu'aujourd'hui, ses confrères renvoyaient la plupart du temps les époux aux torts partagés, mais que si, demain, on ne devait plus retenir que les faits graves, ils seraient autrement exigeants et rigoureux.

Mme Yvonne Flour : Ils le seraient sans doute d'autant plus que cela n'aboutirait pas à fermer l'accès au divorce.

En outre, j'estime qu'il n'est pas bon que le langage juridique soit trop éloigné du langage commun, c'est-à-dire de ce que les gens qui ne sont pas juristes mettent sous les mots qu'ils emploient. Quand nous employons des termes techniques qui ne sont utilisés que par nous, ce n'est pas grave, mais lorsque nous employons le mot "faute", je crois que, dans l'esprit de la plupart des gens, il a une connotation morale, de sorte que lorsque nous nous en servons en droit civil uniquement comme vecteur ou comme instrument pour obtenir, soit une indemnisation, soit le prononcé de la rupture d'un lien dont personne ne veut plus, alors même que les torts, s'il y en a, sont répartis de part et d'autre, on lui accorde un sens purement technique, qui est complètement en décalage avec le sens usuel.

On en fait ainsi véritablement "un faux ami", comme il en existe dans les langues étrangères, puisqu'on emploie ce terme dans un sens qui n'est pas du tout celui que l'homme ou la femme de la rue peut lui donner.

Je pense que le droit gagnerait beaucoup à réattribuer au mot son vrai sens et à trouver d'autres vecteurs techniques là où il en besoin pour des finalités qui lui sont propres. Peut-être une redéfinition du terme faute serait-elle de nature à pousser les juges à accorder plus d'attention à cette notion.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il est une autre difficulté qui consiste - et nous en revenons au contenu du contrat de mariage - à définir ce que sont les "faits d'une particulière gravité". On voit bien que les choses évoluent - nous évoquions précédemment le fait que l'adultère n'est plus considéré comme un délit pénal et qu'il n'est plus une cause péremptoire - et que nous avons du mal à fixer certaines notions.

Pour le secours, les choses sont claires - et à mon avis un manquement à ce devoir relève des faits graves -, mais pour l'assistance qui renvoie à l'ordre moral et à la plus complète subjectivité, c'est plus compliqué.

Mme Yvonne Flour : Je trouve moi-même l'argument un peu faible, mais il ne faut pas oublier, non plus, que cela donne une très forte portée symbolique au divorce pour faute, puisque c'est à travers la manière dont le juge lit ce qu'est une faute dans le divorce, qu'il est possible d'en déduire sa façon de considérer les obligations ou les devoirs entre époux dans le mariage, étant donné que la loi ne les énumère que très vaguement. La jurisprudence sur la faute dans le divorce à donc une certaine portée symbolique qui éclaire un peu le contenu positif du lien conjugal.

Cela étant, cet argument n'a sans doute qu'une force limitée compte tenu du fait qu'il est un peu bizarre de prétendre définir le contenu du mariage par le divorce.

M. Patrick Delnatte : C'est le rôle du juge que de faire évoluer l'interprétation par rapport à l'évolution des m_urs. Pour autant, certains disent que, s'agissant d'une affaire purement intime, il n'appartient pas au juge de se prononcer. Personnellement, je comprends bien votre démarche qui consiste à dire, puisqu'il est impossible de dresser une liste des fautes, que le juge doit s'adapter à l'évolution des mentalités.

Mme Yvonne Flour : On ne peut pas éviter que la sensibilité personnelle du juge interfère, mais il me semble que les juges français dans leur majorité ne jugent pas uniquement à travers leur opinion personnelle, mais tentent plutôt de refléter ce qu'ils pensent être une certaine sensibilité sociale.

M. Patrick Delnatte : Y a-t-il beaucoup d'appels des jugements de divorce ?

Mme Yvonne Flour : Oui, en revanche, il y a peu d'actions en divorce refusées.

Mme Yvonne Flour : S'agissant de la Cour de cassation, qui n'apprécie pas les faits, elle ne va pas dire si tel comportement constitue ou non, une violation grave et renouvelée des obligations du mariage. En revanche, elle va vérifier que le juge s'est bien attaché à la loi. Cela devient très formel, parce qu'à partir du moment où le juge dit dans le jugement qu'il a relevé tels et tels faits qui constituent des violations graves et renouvelées, la Cour de cassation va considérer que le jugement est motivé au regard du texte légal et qu'il ne lui appartient pas de revenir sur l'appréciation de la gravité des faits éventuels.

En outre, j'ai vu que, récemment, la Cour de cassation a plutôt assoupli sa jurisprudence sur ce point, puisque, jusqu'à une époque très récente, elle insistait sur le fait que les faits invoqués par l'époux demandeur du divorce pour faute devaient être graves et renouvelés alors que, dans un arrêt qu'elle a rendu en 2000, elle abandonne le "et", de telle sorte qu'ils suffit maintenant que ces faits soient, soit graves, soit renouvelés.

J'estime que ce n'est pas un progrès, car ce n'est plus le moment de banaliser la faute : il serait bien préférable de lui redonner un contenu fort. Dans ce cas particulier, on aurait pu renvoyer les époux à un divorce demandé et accepté, les inciter à se mettre d'accord pour engager une procédure de divorce par consentement mutuel ou même à se séparer de fait et à attendre que le délai de séparation soit expiré.

L'idée d'un assouplissement de la faute n'est pas d'actualité, mais peut-être la Cour de cassation traduit-elle par là une évolution vers un divorce purement objectif.

On pourrait envisager une formule faisant état de manquements caractérisés bien qu'en parlant de "manquements caractérisés aux obligations du mariage", on retombe en partie sur la difficulté que signalait précédemment Mme Yvette Roudy, à savoir que les obligations du mariage sont elles-mêmes définies de façon assez floue.

Là encore, tout dépend tellement de l'évolution des m_urs qu'il paraît difficile de préciser les choses, car le mariage est un contrat bien particulier.

Vous me permettrez d'ajouter que je ne suis absolument pas d'accord avec la nouvelle rédaction des articles 268-269 qui, si on les laisse en l'état, me semblent susceptibles de poser plus de problèmes qu'ils ne vont en résoudre.

Quand on pense aux donations et avantages que les époux ont pu se consentir, il faut toujours garder présent à l'esprit le fait qu'ils sont de deux sortes qui doivent, à mon avis, être très clairement traitées de manière différente.

Il y a des donations qui sont celles que nous appelons entre vifs, par lesquelles le transfert de la propriété du bien donné s'opère immédiatement. Aujourd'hui, ce sont des donations de droit commun et, actuellement, dans le droit positif, elles sont révocables entre époux, ce qui leur confère un caractère très particulier. Je ne verrais là aucun inconvénient à dire que, soit elles sont révoquées avant le divorce, soit elles sont maintenues.

En revanche, il y a des donations au dernier vivant qui sont très particulières, puisqu'il s'agit en réalité d'un testament contractuel. En ce cas, la seule position raisonnable consiste à dire qu'en tout état de cause, ces donations sont révoquées par l'effet du divorce.

Le système qui permet, soit de les maintenir, soit de les révoquer, me paraît très mauvais en ce sens qu'il permet, quinze ans après le divorce, voire plus tard, à un ex-époux de venir à la succession de son conjoint qu'il n'aura plus vu depuis lors.

C'est une situation ingérable qui se présente très rarement, mais qui existe.

Mme Marie-Françoise Clergeaur : Cela ne peut pas être inclus au moment de la liquidation du patrimoine ?

Mme Yvonne Flour : Si, mais parfois on les oublie.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Elles sont dans le contrat de mariage ?

Mme Yvonne Flour : Elles peuvent l'être, mais le plus souvent elles sont en dehors.

Si les époux y pensent, en général, ils les révoquent, mais si tel n'est pas le cas, prévoir que : "... il emporte maintien des donations et avantages que les époux ont pu se consentir, sauf manifestation de volonté contraire des époux" est tout à fait normal, quand il s'agit des donations de biens présents. En revanche, s'il s'agit de donations de biens à venir, cela engendre des difficultés inextricables.

A mon sens, la seule manière de traiter tout ce qui est donations de biens à venir, c'est-à-dire des donations au dernier vivant, qui ont une nature successorale et qui jouent le rôle d'un testament, indépendamment de la nature du divorce et des torts, c'est, dès lors que le divorce est prononcé, de faire tomber ces donations, tout simplement au motif que si elles ont été consenties, c'était aux fins de préserver le conjoint survivant.

S'il n'est plus conjoint, il n'a plus à venir à la succession : c'est d'autant plus aberrant qu'il a pu se remarier et faire une donation à son nouveau conjoint.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Cela n'annule pas la première donation ?

Mme Yvonne Flour : Pas forcément ! On entre dans des problèmes d'interprétation compliqués, c'est pourquoi je suis tout à fait favorable à ce que l'on traite différemment les donations dites de "de biens présents" ou "entre vifs" et les donations au dernier vivant, en précisant que toutes les donations qui sont au profit de l'époux survivant doivent être révoquées automatiquement et de plein droit par l'effet du divorce.

Pour les autres, j'admettrais très bien qu'elles soient maintenues, compte tenu du fait que si elles ont été faites, c'est parce que l'on aimait son conjoint et que si les sentiments ont changé, ce n'est pas une raison pour les annuler. Sur ce point, la position peut être un peu plus ouverte, étant entendu qu'au moment du divorce, il faut que la question soit réglée.

3294. - Rapport de Mme Marie-France Clergeau (Délégation aux droits des femmes) sur la proposition de loi (n° 3189), de M. François Colcombet, relative à la réforme du divorce -Famille-

1 Selon les statistiques du ministère de la justice, le nombre de divorces prononcés en 1999 était de 117 494 dont 65 300 par consentement mutuel et 50 241 pour faute.

2 En cas de requête conjointe, l'avocat peut être choisi d'un commun accord, selon l'article 230 du code civil. Il l'est dans neuf cas sur dix.

3 Centre national d'information et de documentation des femmes et des familles.

4 Rapport remis à Madame la Ministre déléguée à la famille, à l'enfance et aux personnes handicapées par Mme Monique Sassier, directrice générale adjointe de l'Union Nationale des Associations Familiales.

5 Rapport du groupe de travail présidé par Mme Françoise Dekeuwer-Défossez, professeure à l'Université de Lille II, "Rénover le droit de la famille : propositions pour un droit adapté aux réalités et aux aspirations de notre temps" remis au Garde des Sceaux, ministre de la justice. 1999.

6 Cette audition est complétée par une contribution écrite du professeur Norbert Rouland.

7 Cf. C. Kourilski-Augeven, Faute et sanction dans la conscience juridique en France et en Russie, dans : J. Hoareau - Dodineau et P. Texier (dir.), La culpabilité, Presses universitaires de Limoges, 2001.

8 Cf. F. Dekeuwer-Défossez, Divorce et contrat, dans : D. Fenouillet - P. de Vareilles-Sommières (dir.), La contractualisation de la famille, Paris, Economica, 2001, 79.

9 C. Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, 75.

10 Montesquieu, Lettres persanes, CXVI.

11 « [C'est Jésus qui parle] Je vous dis donc que quiconque répudie sa femme- sauf pour fornication - et en épouse une autre, commet l'adultère.», (Évangile selon saint Matthieu, 199) ; même prescription ibid., 5, 31-32. Mais on ne retrouve pas cette restriction dans les autres évangiles.

12 Saint Augustin le premier a posé le principe de l'indissolubilité, au motif de l'égalité entre l'homme et la femme (De adulteriis conjugiis,1 .7 .). Mais il aurait pu aussi bien à partir du même raisonnement reconnaître à l'épouse la faculté de se séparer de son mari lorsque ce dernier commettait l'adultère...

13 Cf. A. Lefebvre-Teillard, Introduction historique au droit des personnes et de la famille, Paris, PUF, 1996, 227.

14 Cf. S. Cadolle, Séparation et recomposition familiale d'après les livres pour enfants, Recherches et prévisions, nº 64,2001, 30.

15 Cf. F. de Singly, Le Soi, le Couple et la Famille, Paris, Nathan, 1996.

16 Ibid., 25-30.

17 Encore que les anthropologues connaissent des mariages sans réelle cohabitation.

18 A l'heure actuelle, les divorces, en moyenne, interviennent après quatorze années de vie commune (Le Monde, 30 décembre 1999). Dans les sociétés pré-industrielles, l'espérance de vie ne permettait guère à un couple de dépasser ce chiffre...

19 Cf. S. Chaumier, La déliaison amoureuse, Paris, A. Colin,1999.

20 C'est ce que semble montrer une recherche menée à Genève de 1989 à 1993 (cf. M. David-Jougneau, Divorces conflictuels : le recours au droit..., Droit et Cultures, 28,1994, 195-207. Mais outre le fait que les cas recensés sont très peu nombreux (quatre), le droit suisse d'alors était très différent du nôtre (pas de divorce par consentement mutuel, possibilité pour un des époux de refuser le divorce, etc.).

21 Cf. notamment R. Verdier, Customary Family Law, in : International Encyclopaedia of comparative law, Vol. IV, Ch.11, The Hague, J.C.B .Mohr, 1983, 119-121.

22 Cf . Le Nouvel Observateur, 16-22 août 2001, 9.

23 Ce peu d'estime pour le droit nous paraît très exotique. Pourtant, dans beaucoup de langues, le terme droit n'existe pas. Chez les Inuit, il n'existe pas de termes pour traduire les vocables de coupable, culpabilité, crime, peine, droit.

24 Cf. N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, 1988, 401-402 .

25 Cf. J.M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, PUF, 2000, 222.

18 Cf. M. Gomez, Le divorce pour faute pourrait disparaître, La Croix, 18 septembre 2001,16.

27 Cf. J. Lombard, La peine et la répression, dans J. Poirier (dir.), Histoire des moeurs, le vol. II, Paris, Gallimard, 1991, 684.

28 « ... toute société, la plus sauvage, barbare, « autre » soit-elle possède un sens de l'ordre et de la référence sans lequel il n'y a pas d'humanité possible », (L. Assier-Andrieu, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, 1996,106).

29 Cf. J. Hoareau-Dodinau et P. Texier (dir.), La culpabilité, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2001, 16-21.

30 Cf. W. Sofsky, L'organisation de la terreur, Paris, Calmann-Lévy, 1993, 268 sq. (Cet ouvrage constitue une véritable anthropologie du système concentrationnaire).

31 Sur la part d'illusion dont souffre cette idée de contractualisation, cf. infra, n° 30.

32 5 000 en 1885, 9 144 en 1894, 15 000 en 1913, 25 000 dans les années vingt, 27 000 à la veille du second conflit mondial.

33 Une étude de 70 fictions télévisuelles diffusées entre 1993 et 1995 montre que dans plus des deux tiers des scénarios concernant des enfants et des adolescents, les enfants ne vivent pas avec leurs deux parents (cf. S.Chalvon-Demersay, Une société élective, scénarios pour un monde de relations choisies, Esprit, 1997, nº 8-9). Une maximisation plus fictive que réelle, puisqu'en France, en 1994, 83 % des enfants mineurs vivaient avec leurs deux parents.

34 Cf. supra, n.6, p.29.

35 Cf. A. Garapon, Le gardien des promesses, Paris, Odile Jacob, 1996,183.

36 Cf. Le Monde, 30 décembre 1999, qui résume les résultats d'une enquête commandée par le ministère de la justice (Etudes et statistiques justice).

37 Ibid ., 196-197.

38 Cf. A. Bénabent, Droit civil-La famille, Paris, Litec, 2001, 208.

39 Cf. N. Rouland et alii, Inventons la famille, Paris, Bayard, 2001, 124-149.

40 Le code civil ne donne pas de définition du mariage, ni d'ailleurs du sexe. Quant à l'amour, la Cour de cassation a décidé en 1972 que le fait de ne pas aimer sa femme ne constituait pas une cause de divorce...

41 Cf. infra, note 39, les analyses de F. Dekeuwer-Défossez. Pour cet auteur, on peut faire valoir beaucoup de raisons pour contester la nature contractuelle du mariage ainsi que du divorce : sur de nombreux points, la volonté des parties n'est pas aussi libre que l'exigerait la définition générale de la liberté contractuelle. Elle est limitée soit par le code civil lui-même (cf. notamment l'article 1388, qui interdit aux époux de déroger aux devoirs et aux droits résultant pour eux du mariage, ainsi qu'aux règles de l'autorité parentale, de l'administration légale et de la tutelle ), soit, dans le cadre des procédures de divorce-y compris celle par requête conjointe par le contrôle exercé par le juge.

42 Cf. C. Kourilski-Augeven, Faute et sanction dans la conscience juridique en France et en Russie, dans : J. Hoareau-Dodinau, La culpabilité, op.cit.supra n.16,113-25. 

43 Cf. M.T. Meulders-Klein, La problématique du divorce dans les législations d'Europe occidentale, dans : du même auteur, La personne, la famille, le droit-Trois décennies de mutations en Occident, LGDJ, Paris, 1999, 53-119.

44 D'une manière générale, cf. N. Morel, Politique sociale et égalité des sexes en Suède, Recherches et prévisions, no.64, juin 2001, 65-79.

45 Voir les commentaires de J. Rubellin-Devichi, dans : Dalloz Action, Droit de la Famille, 1999, p.101.

46 Les pédiatres connaissent maintenant bien ce qu'on appelle « les consultations du dimanche soir ». Certaines mères (dans 85 % des cas, la garde est attribuée à la mère), au retour du week-end que l'enfant a passé avec son père, l'emmènent en consultation dans le but de faire constater des attouchements ou violences d'ordre sexuel.

47 Cf. en ce sens F. Dekeuwer-Défossez, Divorce et contrat, dans : D. Fenouillet- P. de Vareilles-Sommières (dir.), La contractualisation de la famille, Paris, Economica, 2001, 9.

48 Décision no.99-419 DC, 9 novembre 1999, Loi relative au Pacte civil de solidarité.

49 « La condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l'une des deux parties ne satisfera point à son engagement. Dans ce cas, le contrat n'est point résolu de plein droit. La partie envers laquelle l'engagement n'a point été exécuté, a le choix ou de forcer l'autre à l'exécution de la convention lorsqu'elle est possible, ou d'en demander la résolution avec dommages et intérêts. La résolution doit être demandée en justice, et il peut être accordé au défendeur un délai selon les circonstances ».

50 Cf. A. Bénabent, op .cit., 280-281.

51 Page 11 du texte de la proposition de loi.

52 Les lettres de rémission étaient une forme de grâce royale, qui comportait des aveux très détaillés. Au XIVe siècle, elles proposent une procédure de conciliation fondée sur une confession permettant d'éclairer, et même de réécrire le passé avec l'assentiment des ayants droit de la victime : cf. P. Texier, « Doulant et courroucié » - Les avatars de la culpabilité dans les lettres de rémission du XIVe siècle, dans : J. Hoareau-Dodinau, La culpabilité, op. cit. supra n.15, 481-494.

53 Cf. également : J. Hoareau-Dodinau , X. Rousseaux et P. Texier (dir.), Le pardon, Cahiers de l'Institut d'anthropologie juridique, no.3, Limoges, 1999.