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N° 3459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 décembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

Déposé

En application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES DIVERSES FORMES DE L'ESCLAVAGE MODERNE (1)

Présidente

Mme Christine LAZERGES,

Rapporteur

M. Alain VIDALIES,

Députés.

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TOME II

AUDITIONS

Volume 1 - 1ère partie

(1) La composition de cette Mission figure au verso de la présente page.

Droits de l'homme et libertés publiques.

La mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne est composée de : Mme Christine Lazerges, Présidente ; M. Marc Reymann, Mme Chantal Robin-Rodrigo, Vice-Présidents ; MM. Pierre-Christophe Baguet, Michel Lefait, Secrétaires ; M. Alain Vidalies, Rapporteur ; Mmes Marie-Hélène Aubert, Christine Boutin, M. Christophe Caresche, Mme Odette Casanova, MM. Richard Cazenave, François Colcombet, Mme Monique Collange, M. Franck Dhersin, Mmes Cécile Helle, Bernadette Isaac-Sibille, MM. Jérôme Lambert, Jean-Claude Lefort, Michel Liebgott, Lionnel Luca, Philippe Nauche, Bernard Outin, Mme Françoise de Panafieu, MM. Bernard Perrut, Pierre Petit, Mme Yvette Roudy, MM. André Schneider, Bernard Schreiner, Joseph Tyrode, Mme Marie-Jo Zimmermann.

TOME SECOND

Volume 1 - 1ère partie

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Mission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- M. Philippe BOUDIN, co-fondateur du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) (19 avril 2001) (1) 8

- M. Jean-Michel COLOMBANI, commissaire principal, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), accompagné de M. Emile LAIN (25 avril 2001) 28

- Mmes Zohra AZIROU, Céline MANCEAU, respectivement responsables des départements social et juridique du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM) et Georgina VAZ CABRAL, juriste au CCEM, accompagnées d'une ancienne victime (25 avril 2001) 39

- M. Thierry PRIESTLEY, secrétaire général de la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI), accompagné de M. Raymond POINCET, chargé de mission à la DILTI (3 mai 2001) 58

- Plateforme contre la traite des êtres humains : au titre de Accompagnement, lieu d'accueil, carrefour éducatif et social (Association ALC - Nice) : M. Patrick HAUVUY, directeur du service de prévention et de réadaptation sociale ; au titre de l'Amicale du Nid : M. Gérard BESSER, président pour la région Ile-de-France, et Mme Isabelle DENISE, chef de service Intermède ; au titre des Amis du Bus des Femmes : M. Bernard PISSARO, président, et Mme Claude BOUCHER, directrice ; au titre de Accueil et réinsertion sociale (ARS Antigone - Nancy) : M. Frédéric LABICH, assistant de service social ; au titre de Autres Regards -Marseille : M. Eric KERIMEL DE KERVENO, directeur ; au titre de la Ligue des Droits de l'Homme : M. Michel TUBIANA, président ; M. Philippe BOUDIN, co-fondateur du CCEM (3 mai 2001) 67

- M. Philippe DORCET, juge d'instruction au tribunal de grande instance de Nice (10 mai 2001) 87

- Mme Nicole TRICART, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de protection des mineurs à la préfecture de police de Paris (10 mai 2001) 100

- Mme Malka MARCOVICH, présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution, de la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP) (10 mai 2001) 110

- M. Frédéric DUPUCH, commissaire divisionnaire, chargé du service de prévention et d'orientation anti-délinquance (SPEOAD) à la direction de la police urbaine de proximité de la préfecture de police de Paris (16 mai 2001) 120

- M. André CERF, commissionnaire divisionnaire, chef de la première division de police judiciaire à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris (16 mai 2001) 136

- Maître Françoise FAVARO, avocate au barreau de Paris (16 mai 2001) 148

- M. Ionut TEIANU, journaliste (22 mai 2001)(entretien de la présidente et du rapporteur) 162

- M. Marc PAUL, directeur, et M. Hubert KILIAN, directeur adjoint de l'Association de soutien linguistique et culturel (ASLC) (30 mai 2001) 174

- M. Marco GRAMEGNA, chef du service de lutte contre la traite des êtres humains à l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) (30 mai 2001) 192

- Mme Mireille BALLESTRAZZI, contrôleur général, sous-directeur chargé des affaires économiques et financières à la direction centrale de la police judiciaire (30 mai 2001) 208

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Entretien de Mme la Présidente et de M. le Rapporteur
avec M. Philippe BOUDIN,
co-fondateur du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM)


(extrait du procès-verbal de l'entretien du 19 avril 2001)

M. Philippe Boudin est introduit.

Mme la Présidente : C'est avec grand plaisir qu'Alain Vidalies et moi-même vous recevons ce matin pour cet entretien. Comme vous le savez, vous serez prochainement auditionné par la Mission en séance plénière lorsque nous recevrons la Plateforme contre la traite des êtres humains à laquelle vous appartenez.

Vous n'êtes pas étranger à l'existence de cette Mission et je tiens à vous remercier de m'avoir sollicitée sur ce sujet ainsi que d'avoir attiré notre attention sur des pratiques insoutenables. Nous avons, Alain Vidalies et moi-même, débuté notre travail cette semaine et bien que la Mission ait été formellement installée avant-hier, nous avons d'ores et déjà un programme d'auditions et de déplacements particulièrement dense.

Nous avons lu le livre de Mme O'Dy, co-présidente du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM), mais nous écouterons avec intérêt l'ancien responsable du CCEM.

M. Philippe BOUDIN : Oui, l'un de ses fondateurs.

Madame, monsieur, je suis honoré d'être présent ici et je vous remercie de vous intéresser à une telle problématique, un tel fait de société, qui nous semblait, à mes amis et à moi, fort peu pris en compte jusqu'à présent par les pouvoirs publics français. Nous sommes heureux que les parlementaires s'interrogent sur cette grave question.

Il y a sept ans, avec Dominique Torrès et Sylvie O'Dy, nous avons créé le Comité contre l'esclavage moderne pour répondre à la demande, tout à fait présente mais peu prise en compte à l'époque, émanant de ces jeunes domestiques étrangères qui se retrouvaient dans des situations de servitude dans notre pays.

À l'époque, nous étions journalistes et grâce à nos activités professionnelles, nous avions été au contact de situations d'esclavage dans des pays tels que la Mauritanie, la Somalie, le Soudan ; mais nous ne connaissions pas l'existence de ce type de situations en France.

Dominique Torrès, quant à elle, avait réalisé pour sa chaîne et pour France 3 une série de documentaires sur la situation de jeunes domestiques à Londres et à Genève. On ne pouvait donc pas, à l'époque, imaginer que Paris puisse être épargné par cette situation.

Nous avons donc enquêté, assez rapidement, d'abord dans la communauté philippine et nous nous sommes vite aperçus qu'un certain nombre de jeunes filles se retrouvaient à Paris dans un état de servitude totale : leurs « employeurs », si on peut les appeler ainsi, leur avaient confisqué leur passeport ; elles devaient effectuer un travail quotidien de quinze à dix-huit heures ; elles n'étaient pas rémunérées ou si peu que l'on ne pouvait pas appeler véritablement cela une rémunération.

Elles n'étaient pas vraiment séquestrées, puisque si elles avaient interdiction de sortir, elles n'étaient cependant pas enfermées à clé dans un appartement. On a commencé à parler d'auto-séquestration. En fait, elles étaient conditionnées par l'employeur qui leur répétait à longueur de journée que si elles prenaient le risque de sortir dans la rue, la police les appréhenderait immédiatement, les mettrait en prison et les expulserait vers leur pays d'origine.

Au début, tout à fait honnêtement, on pensait que ce phénomène était marginal, circonscrit à la communauté philippine, et qu'il serait réglé assez rapidement. Il suffisait, croyait-on, de sensibiliser les différents responsables de cette communauté, par ailleurs extrêmement organisée, qui dispose d'environ deux cents associations en France.

Puis, rapidement, nous avons eu connaissance de cas de personnes victimes qui étaient originaires d'autres régions du monde. C'est ainsi que nous avons été avertis par une association de réfugiés érythréens qu'une jeune fille était à Paris depuis trois mois, séquestrée dans un appartement au domicile de la première secrétaire de l'ambassade du Liban à Paris.

Nous avons réussi à prendre contact avec cette jeune fille, tout d'abord par téléphone, lorsqu'elle était seule dans l'appartement, via ce responsable de l'association de réfugiés érythréens, puis nous avons organisé sa « libération » en présence d'une caméra de France 2 de façon à marquer l'opinion par cette situation.

À partir de là, tout a été très vite. Dès l'instant où, au journal de France 2 à 13 heures puis à 20 heures, et ce, pendant deux jours de suite, l'information selon laquelle il existait des situations d'esclavage en France a été largement diffusée, nous avons été énormément sollicités. Dans les six mois qui ont suivi, alors que nous étions une jeune association sans locaux, sans permanents et que les bureaux du Comité, à l'époque, étaient quasiment ceux de Dominique Torrès à France 2, nous avons été saisis par différentes associations ou personnes nous présentant la situation de jeunes domestiques.

Début 1998, nous avons décidé de prendre nos premiers locaux, d'engager trois permanents. La loi sur les « emplois-jeunes » venait d'être adoptée et nous avons été la première association parisienne à en bénéficier.

En avril 1998, ce fut le 150ème anniversaire de l'abolition de l'esclavage. Avec Dominique Torrès, nous avions préparé un documentaire diffusé sur France 2 sur les cas d'esclavage domestique en France. Dans la semaine qui a suivi sa diffusion, nous avons eu soixante signalements de situations d'esclavage, dont la quasi-totalité se sont avérées l'être. Nous avons dû y faire face de manière tout à fait empirique puisque nous n'étions pas du tout préparés à ce type de situation.

L'une des premières difficultés rencontrées par le Comité a été de prendre en charge physiquement et socialement ces personnes et, plus particulièrement, d'assurer leur hébergement.

Bien entendu, nous nous sommes adressés à toutes les structures existantes, foyers etc., mais la totalité de ces personnes étaient en situation irrégulière, ce qui posait un grave problème. Si quelques rares foyers ont accepté d'héberger une ou deux personnes ponctuellement, et encore, pour un temps très court, nous avons cependant dû faire appel à la générosité du public par des messages radio et trouver des familles d'accueil.

C'est ainsi que le Comité dispose actuellement d'une quinzaine de familles d'accueil dans la région parisienne. Sans elles, nous n'aurions pu loger ces personnes.

La réflexion première du Comité a été de se dire qu'il fallait impérativement que ces personnes recouvrent leurs droits qui avaient été totalement bafoués et que les crimes dont elles avaient été victimes ne restent pas impunis. Tout d'abord, il faut les reconstruire parce que certaines ont vécu de véritables drames : la séquestration et des violences diverses de la part de leurs employeurs - dans 15 à 20 % des cas, de nature sexuelle - voire parfois même des tortures. Nous avons ainsi découvert une forme de torture que nous ignorions totalement : la torture au piment. Huit personnes ont été victimes de cette atteinte en France. Céline Manceau, la directrice juridique du Comité, vous apportera tous les détails nécessaires sur ces situations.

Nous avons fait appel au bénévolat auprès d'avocats. C'est ainsi que le Comité travaille actuellement avec une cinquantaine d'avocats qui interviennent sans honoraires. Il nous semblait fondamental d'amener ces personnes victimes à déposer plainte contre les auteurs, à faire valoir leurs droits afin que ces situations ne restent pas impunies.

Jusqu'à présent, il y a eu une douzaine de procès, tous gagnés en première instance. Mais, comme vous le savez, l'un des procès en appel n'a pas eu l'issue que nous souhaitions ; c'est l'arrêt de la Cour d'appel de Paris dans l'affaire Henriette Akofa contre les époux Bardet.

Cette décision nous inquiète énormément puisque cette jeune fille, pendant quatre ans, a travaillé au domicile des époux Bardet. Je rappelle que lorsqu'elle est arrivée chez eux, elle était mineure, et que ce sont eux qui l'ont fait venir d'Afrique même si, les deux premières années, ils n'ont pas pu s'en servir puisqu'elle leur avait été subtilisée par un autre couple.

Quoi qu'il en soit, après quatre années de labeur non rémunéré, M. et Mme Bardet ont été condamnés à quinze mille francs d'amende pour emploi d'un étranger en situation irrégulière, ce qui nous a choqués.

Mme la Présidente : Qu'a requis le parquet à la Cour d'appel ?

M. Philippe BOUDIN : L'arrêt de la Cour d'appel considère qu'il n'y a pas eu abus de vulnérabilité. Le problème dans notre pays est bien qu'il n'existe pas de législation spécifique à l'esclavage ni sur la traite des êtres humains, et que les poursuites concernant les situations d'esclavage domestique se fondent sur les articles 225-13 et 225-14 du nouveau code pénal sur l'abus de vulnérabilité d'une personne en vue, d'une part, d'obtenir un service non rémunéré et, d'autre part, de la soumettre à des conditions de travail et d'hébergement contraires à la dignité humaine.

En première instance, l'article 225-14 n'avait pas été retenu aux motifs que, les Bardet habitant dans un immeuble dit « de bon standing », et quand bien même la jeune Henriette Akofa dormait par terre, au pied du lit des enfants, on ne pouvait pas considérer que les conditions d'hébergement étaient contraires à la dignité humaine puisque l'environnement immédiat était de bonne qualité. En revanche, avait été retenu l'abus de vulnérabilité.

La Cour d'appel a estimé qu'il n'y avait pas eu abus de vulnérabilité en l'occurrence puisque Henriette Akofa avait la possibilité de sortir - ne serait-ce que pour aller chercher les enfants à l'école ou aller à la boulangerie chercher le pain, ce pour quoi les Bardet l'avaient fait venir d'Afrique.

Si la Cour d'appel reconnaît qu'elle a travaillé, qu'elle n'était pas rémunérée, elle affirme néanmoins que les Bardet avaient l'intention de le faire, ce qui est assez extraordinaire !

Mme la Présidente : Entre la condamnation en première instance et la décision de la Cour d'appel, les Bardet ont-ils abondé un plan d'épargne-logement ?

M. Philippe BOUDIN : Ils en avaient parlé en première instance, mais ils n'avaient jamais pu le présenter, le problème étant qu'il était au nom de Mme Bardet.

Mme la Présidente : Est-il devenu au nom de la jeune fille ?

M. Philippe BOUDIN : Jamais.

Mme la Présidente : Même lors de l'appel ?

M. Philippe BOUDIN : Tout à fait.

M. le Rapporteur : En théorie, c'était pour elle.

M. Philippe BOUDIN : En théorie, oui. L'arrêt de la Cour d'appel soutient la thèse selon laquelle elle n'était pas en état de vulnérabilité puisqu'elle avait la possibilité de sortir. Or, nous n'avons jamais affirmé qu'elle était séquestrée. La séquestration est une chose, la vulnérabilité en est une autre.

Cet arrêt, malgré tout, permet de tirer un certain nombre de leçons. En l'absence d'incrimination spécifique réprimant l'esclavage, il existe le risque qu'un tribunal apprécie l'abus de vulnérabilité d'une manière ne restituant pas pleinement la réalité endurée par les victimes.

L'esclavage, ce n'est pas simplement l'abus de vulnérabilité d'une personne en vue de la fourniture d'un service, ni l'existence de conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité humaine.

Au Comité, nous avons essayé de définir en quelques lignes ce que pourrait être une situation d'esclavage. Nous avons estimé qu'une personne est vulnérable, par exemple, parce qu'étrangère en situation irrégulière, ne parlant pas la langue, étant totalement isolée, n'ayant pas fait d'études, ne connaissant pas ses droits et ne sachant donc pas les faire respecter. Lorsqu'on abuse de cette faiblesse pour qu'elle fournisse un travail ou un service non rémunéré ou sans contrepartie réelle, et ce, dans un contexte limitatif ou privatif de liberté, contraire à la dignité humaine, elle peut être considérée comme en situation d'esclavage.

Mais il s'agit d'une situation qu'il convient d'apprécier globalement. On ne peut pas segmenter une situation d'esclavage comme on le fait aujourd'hui, cela ne reflète pas sa réalité. Je pense que vous en conviendrez tous, et les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme l'ont bien mis en avant dès l'article 4 lorsqu'ils ont affirmé qu'il fallait condamner cette atteinte fondamentale aux libertés. Il est nécessaire d'apprécier globalement ces situations et non pas de dire qu'il s'agit d'une personne qui est exploitée dans des conditions contraires à la dignité humaine, cela va au-delà ; il s'agit d'un processus global.

Il en est de même chez l'employeur qui va abuser de cette personne. Nous nous apercevons bien, après les deux cent trente dossiers suivis au Comité, que les employeurs ne traitent pas leur personnel de cette façon simplement pour faire des économies. Cela va bien au-delà. Dans de très nombreux cas, une dimension raciste est clairement affichée. Il y a aussi une volonté manifeste de l'employeur de dominer son personnel, qu'il ne considère pas comme un être humain, mais comme une marchandise.

Dès lors que ce type de rapports s'établit entre l'employeur et l'employé, il ouvre les portes à de nombreux abus : il y a certes infraction à la législation du travail, mais aussi abus physiques, psychologiques, contre la personne.

C'est pourquoi il est tout à fait important que la notion d'esclavage puisse être précisée au regard de la définition existant déjà dans le droit international. Je pense bien entendu à la Convention de 1926, à celle de 1956, mais aussi à tous les traités qui, depuis la fin de la guerre, ont abordé de près ou de loin cette question.

Cela dit, peut-être, maintenant, dois-je élargir mon propos à d'autres situations que celle de l'esclavage domestique.

Lorsque le Comité a débuté son action, nous avons nommé cette association Comité contre l'esclavage « moderne » parce que nous voulions faire une distinction très nette entre ce qu'avait été l'esclavage de la traite négrière et du commerce triangulaire et les situations contemporaines que l'on rencontrait en France en 1994.

Il est vrai que les premières situations qui ont été traitées par le Comité concernaient l'esclavage domestique, mais nous avions connaissance d'autres situations pour lesquelles, à l'époque, nous n'avions pas encore de réponse, et dont personne ne s'occupait en France.

Nous avons commencé à étudier, notamment grâce à des subventions de la Commission européenne obtenues dans le cadre des programmes Daphné, les situations de servitude en France, mais aussi celles existant dans d'autres pays européens tels que la Belgique ou l'Italie, ce qui nous a permis d'avoir une idée générale de ce type de situations.

Schématiquement, on pourrait dire qu'il existe deux formes d'esclavage :

- celle qui est liée à l'exploitation par le travail ;

- celle qui est liée à l'exploitation sexuelle.

De même, on peut, dès maintenant, assimiler ce que nous pouvons qualifier ici d'« esclavage » à ce que d'autres nomment « traite des êtres humains aux fins d'exploitation », tout en précisant que la notion de « traite » est plus large et englobe à la fois le recrutement et le transport illégal de la personne dans une perspective d'exploitation.

En ce qui concerne l'exploitation par le travail en France, nous rencontrons des situations extrêmement nombreuses de servitude pour dette. Il s'agit essentiellement de travailleurs migrants asiatiques qui sont arrivés de façons très variées. Certains sont d'ailleurs entrés légalement dans l'Europe de Schengen mais avec des visas obtenus de manière plus ou moins légale dans leur pays d'origine : ils se retrouvent essentiellement en France.

La communauté chinoise de l'Île-de-France est la première d'Europe. Cette population est originaire à 80 % d'une même région du sud de la Chine, près de Shanghai, le Zhejiang, et plus précisément de la sous-préfecture de Wenzhou. Communément, on appelle ces gens des « Wenzhou », même si, en réalité, il y a aussi des gens des provinces voisines.

Les Wenzhou ont un lien historique très ancien avec la France puisque, pendant la Première Guerre mondiale, dans le cadre de recrutements massifs, la France avait fait venir environ cent mille d'entre eux pour renforcer l'effort de guerre. Les hommes français étant partis sur le front, on avait besoin de bras dans les usines, dans les champs, etc.

Après la Première Guerre mondiale, les survivants de ces Wenzhou, puisque, par la suite, ils ont été mobilisés sur le front, sont rentrés dans leur pays. Néanmoins, les arrière-grands-parents qui ont connu la France continuent à en parler à leurs arrière-petits-enfants et le lien historique ne s'est jamais effacé.

Ces Wenzhou viennent pour faire fortune, c'est très clair. Ils sont prêts à des sacrifices énormes, à sacrifier leur propre vie pour que la génération suivante puisse vivre correctement. Ils veulent sortir de Chine où ils estiment ne pas avoir de perspectives d'avenir.

Ils font appel à des passeurs, à des réseaux extrêmement bien organisés. On peut parler de mafia, de triades, avec des structures pyramidales qui organisent l'ensemble de la traite de ces jeunes Chinois âgés de 16 à 25 ans environ.

Ils vont devoir rembourser une dette, qui atteint cent à cent cinquante mille francs, et qui est plus proche de cent cinquante mille francs aujourd'hui. Ils vont trouver du travail rémunéré en arrivant en région parisienne dans les ateliers de confection, de maroquinerie, mais de plus en plus souvent dans la restauration asiatique, par exemple dans la fabrication de plats à emporter ou de beignets à la vapeur qui vont être servis dans les restaurants parisiens.

Selon une récente étude conduite par M. Marc Paul, pour le compte de l'ASLC - association qui s'occupe d'établir et de renforcer le lien culturel et linguistique avec ces personnes -, et dont les résultats vont à contre-courant de ce que la presse a l'habitude de raconter sur ces Chinois, ces personnes ne vivent pas une situation d'esclavage. Certes, elles vont être dans une situation de servitude pour dette, devoir rembourser, mais elles vont aussi trouver un emploi, travailler douze à quinze heures par jour, sept jours sur sept. Cela va être très dur, mais cet asservissement est, en quelque sorte, librement consenti et peu de pressions s'exercent sur elles. La rémunération moyenne oscille entre 3 800 et 4 200 francs par mois selon qu'elles travaillent dans la restauration, la confection ou la maroquinerie.

Ces personnes vont assez rapidement, en un an ou deux, réussir à rembourser leur dette. Elles vont bénéficier de la solidarité clanique des Wenzhou. Tous ont plus ou moins de la famille installée depuis longtemps ici et vont s'en sortir extrêmement bien. Eux-mêmes vont peut-être ensuite devenir patrons d'un atelier clandestin de confection de maroquinerie et faire venir d'autres personnes.

En revanche, depuis quelques années, on assiste à une nouvelle forme d'immigration chinoise en provenance du nord de la Chine. Ce sont des personnes qui ont entre 35 et 45 ans, dont la dette est paradoxalement bien moins élevée, entre 20 000 et 40 000 francs maximum, mais qui ne vont pas bénéficier de la solidarité clanique des Wenzhou. Ces immigrants vont ainsi se retrouver complètement isolés, et subir une exploitation totale.

Certains d'entre eux vont être victimes de violences, d'autres séquestrés, leurs papiers d'identité étant confisqués. Ils ne sont pas rémunérés et leur faible dette est affectée d'un taux d'intérêt gigantesque allant jusqu'à 40 %. Ainsi, on va se retrouver avec des gens qui ne pourront jamais voir la sortie du tunnel puisqu'ils seront quasiment endettés à vie, avec une dette qui ne cesse de progresser.

C'est un phénomène assez récent en France et Marc Paul, dans cette hypothèse, parle de situation d'esclavage, ce qui est son appréciation personnelle. Pour ma part, je considère que dès lors qu'il y a une situation de servitude pour dette sur notre sol, qu'elle soit consentie ou non, elle n'est pas légitime. Le droit doit être le même pour tous et il n'y a pas de raison que l'on tolère sur notre territoire, au nom d'un pseudo-différencialisme culturel, ce type de situations.

Mme la Présidente : Sont-ils exploités par des Wenzhou ?

M. Philippe BOUDIN : C'est variable, mais en tout état de cause, ils sont exploités par la communauté asiatique.

Mme la Présidente : Sont-ils en situation irrégulière ?

M. Philippe BOUDIN : Certains d'entre eux ont obtenu des visas de trois mois. Dans un premier temps, ils sont dans une situation de touristes, ils ne pénètrent pas clandestinement en France.

Mme la Présidente : Mais ils se trouvent rapidement en situation irrégulière. Peut-on dire que, de façon générale, ils entrent régulièrement en France ?

M. Philippe BOUDIN : Oui, ils entrent régulièrement dans l'espace Schengen. On connaît des consulats de certains pays de l'espace Schengen, par exemple la Grèce, qui distribuent assez facilement des visas, qu'il s'agisse de Chinois ou d'autres nationalités. Par exemple, il y a eu un trafic important de visas à l'ambassade des Pays-Bas à Lagos. L'ex-consul hollandais à Lagos est actuellement incarcéré à La Haye pour trafic de visas. De même, il y a un problème important à l'ambassade de France à Sofia.

Aujourd'hui, les visas pour venir de Bulgarie en France ne sont plus nécessaires, mais jusqu'au moment où ils l'étaient, il y a eu un trafic énorme. Deux fonctionnaires du Quai d'Orsay ont été mutés, l'un à Tirana et l'autre ailleurs parce qu'il y avait de sérieux problèmes.

D'ailleurs, il conviendrait que la Mission examine l'attitude de nos propres agents consulaires dans certains pays de départ de personnes qui vont ensuite être exploitées dans des conditions analogues à celles de l'esclavage.

Pour en revenir à ces Chinois originaires du nord, il y a un phénomène extrêmement récent, que l'on ne découvre que depuis trois ou quatre mois à Paris, à savoir la prostitution. Il y a toujours eu de la prostitution asiatique à Paris ; elle était d'origine thaïlandaise, birmane ou vietnamienne, localisée dans certains quartiers asiatiques, par exemple dans le XIIIe arrondissement, et se passait dans des appartements fermés, des bordels clandestins.

Aujourd'hui, une nouvelle forme de prostitution apparaît. Il s'agit d'une prostitution chinoise de rue, concernant des personnes de 35 à 45 ans qui sont relativement âgées pour débuter dans la prostitution. Elles sont prostituées et peuvent l'être, selon Marc Paul, temporairement puis redevenir femmes de peine pendant quelque temps, puis passer de nouveau dans un atelier, puis retourner sur le trottoir. Ces personnes doivent rembourser une dette et obéir au réseau qui les exploite. Actuellement, on en voit beaucoup entre la place de la République et la Porte Saint-Martin. C'est un phénomène tout à fait récent.

Les services de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) observent cela de loin avec une certaine inquiétude. Christian Amiard, qui était jusqu'à présent leur chef, mais qui vient d'être nommé à la sous-direction des affaires économiques et financières, dit qu'ils s'attendent, dans les mois qui viennent, à une vague importante de prostitution en provenance de Chine. Après avoir connu les filles de l'est, puis les femmes du Nigeria ou de Sierra Leone, l'Europe connaîtra bientôt les femmes venues du nord de la Chine.

Mme la Présidente : Sont-elles vendues ?

M. Philippe BOUDIN : En ce qui concerne les Chinoises, je n'en sais absolument rien. S'agissant d'autres personnes originaires, par exemple, des Balkans, on peut effectivement parler de vente et de revente. On rencontre régulièrement des personnes qui ont été vendues entre dix et vingt fois avant d'arriver sur notre territoire.

J'en viens à la problématique de la prostitution, mais, avant d'en arriver à cette forme d'esclavage, je voudrais aborder une question moins connue qui concerne l'exploitation des enfants, soit par la mendicité, soit par la soumission à des activités illicites.

Il existe actuellement à Paris deux cent cinquante enfants tous originaires de la même ville de Roumanie, Sighet, dont l'activité principale consiste à rançonner les parcmètres. Un journaliste d'origine roumaine enquête depuis plusieurs mois pour l'émission « Zone interdite » sur ce thème et se trouve en ce moment en Roumanie. Les plus petits ont entre 8 et 9 ans, les plus âgés, moins de 16 ans. Ce sont des enfants dont l'activité est organisée par des adultes.

Vous devez en voir puisqu'il y a des arrondissements comme le VIIIe, le XVIe, le XVIIe, le XIIIe ou le XIVe dont tous les parcmètres à pièces sont complètement hors d'usage.

Tous les jours, dans les commissariats de police, on arrête ces enfants parce qu'ils sont pris en flagrant délit. Les policiers se rendent bien compte qu'ils sont mineurs. Ils appellent le Parquet qui leur dit : « vous les relâchez, de toute façon, cela ne nous intéresse pas, on ne peut rien faire, ce ne sont que des Roumains, vous savez ! »

Dans l'imaginaire collectif, et dans la mentalité de nombreuses personnes, « Roumains » = « Tziganes », « Tziganes » = « voleurs de poules » et donc ces gens n'ont pas beaucoup d'intérêt. Dès que vous parlez avec un magistrat ou un policier, tout le monde s'accorde à dire que l'on ne pourrait effectuer aucun suivi éducatif avec ces mineurs puisque, de toute façon, ils s'échapperont, et qu'ils sont libres comme l'air, etc.

Certains de ces enfants s'accommodent tout à fait de leur situation. Ils ont entre 12 et 16 ans et conservent la moitié des gains. Ils disent tous : « dès que je vais avoir 16 ans, je vais retourner dans mon village, à Sighet, je vais m'acheter une maison, une BMW et ce sera la belle vie pour moi ».

En revanche, les plus jeunes, qui ne sont pas accompagnés en France par un membre de leur famille, ne s'accommodent pas du tout de cette situation. Ils sont loin des leurs et maltraités. On rencontre des enfants qui portent des traces de brûlures de cigarette, qui sont victimes de coups de cutter etc.

Mme la Présidente : Où dorment-ils ?

M. Philippe BOUDIN : Dans des squats situés un peu partout en région parisienne.

M. le Rapporteur : Ce que vous décrivez suppose une organisation qui paraît relativement facile à identifier.

M. Philippe BOUDIN : Il y a une organisation importante derrière ces enfants, bien entendu.

M. le Rapporteur : L'identification de ces adultes organisateurs a-t-elle déjà été faite ? Y a-t-il eu des poursuites ?

M. Philippe BOUDIN : Cela n'intéresse personne, ni les services de police, ni le Parquet.

M. le Rapporteur : Nous, cela nous intéresse !

Mme la Présidente : En tout cas, il ne faut pas omettre la question des enfants.

M. Philippe BOUDIN : Le problème se pose également avec les petits enfants roumains que vous croisez dans la rue. Vous avez tous vu lors d'hivers rigoureux, des jeunes femmes roumaines, ou que l'on pense être tziganes, avec des bébés de trois ou six mois dans les bras par - 10° dehors en train de mendier. Ce sont des enfants qui sont drogués, auxquels on donne des somnifères pour qu'ils ne hurlent pas parce qu'il fait froid dehors. Or leur sort n'intéresse personne.

Dominique Torrès avait pris contact avec le commissariat du VIIIe arrondissement à l'époque où France 2 était avenue Montaigne parce que devant l'entrée de l'immeuble, il y avait de nombreuses jeunes femmes tziganes avec des bébés alors qu'il faisait - 10° dehors. Les journalistes de France 2 étaient un peu choqués et s'étaient rendus au commissariat où on leur avait dit que la mendicité n'est pas interdite.

Certes, mais n'y a-t-il pas de danger pour un enfant à rester dans la rue par cette température avec sa mère ? A-t-on la certitude que cet enfant est bien l'enfant de cette femme ? A-t-on la certitude que cet enfant n'est pas drogué ? En tout cas, on ne prend pas la peine de le vérifier parce que l'on connaît la réponse. On sait que ces enfants ne sont pas les enfants de ces femmes, on sait qu'ils sont trafiqués, drogués, mais que va-t-on en faire ? S'en occuper supposerait qu'il y ait un suivi, des structures pour les prendre en charge.

Or, les quelques structures dédiées à l'aide à l'enfance en difficulté en France sont totalement surchargées. Il n'y a pas de place, on ne sait pas où mettre ces gens, donc on ne s'en occupe pas, tout simplement.

Le problème des mineurs se pose également, et là, de façon à mon avis tout aussi dramatique, si ce n'est plus, en matière de prostitution. Sur les boulevards des maréchaux, à Paris, on peut voir des mineurs prostitués tous les soirs depuis un certain nombre de mois. Je vous invite à vous déplacer avec des associations telles que l'Amicale du nid ou le Bus des femmes sur le terrain.

Vous allez voir des jeunes filles qui se prétendent sierra léonaises parce que, dans ce cas-là, elles ont plus de chances d'obtenir le récépissé de demande d'asile que si elles se déclarent nigérianes, bien qu'il soit vraisemblable que la plupart de ces jeunes filles le soient. Certaines, et c'est absolument effrayant, ont 12 ou 13 ans, mais elles possèdent des papiers de majeures, bien entendu.

Elles obtiennent une domiciliation en arrivant en France, par exemple au siège d'une association, en déclarant un âge qui n'est pas le leur et parfois une nationalité qui n'est pas la leur. L'association France Terre d'Asile, par exemple, est tout à fait au courant de cette situation et est extrêmement préoccupée par ce détournement du droit d'asile en France.

Les hommes qui les exploitent les conduisent ensuite à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) où elles obtiennent un récépissé provisoire de demande d'asile. Pendant les trois à quatre mois de validité de ce document, elles vont être tranquilles sur le trottoir parisien. Les policiers vont voir la photocopie de ce récépissé et ne vont pas être en mesure de les poursuivre pour infraction au séjour.

Elles ont cette apparence de légalité, elles sont dans la rue, il y a des mineures de 13, 14 ou 15 ans au vu de tous, pourtant cela ne préoccupe personne... à l'exception des riverains des boulevards des maréchaux, et plus particulièrement ceux des XVIe et XVIIe arrondissements. Ils ne sont pas très contents d'entendre ces jeunes filles qui claquent les portières parce que cela réveille les enfants, et parfois de voir des préservatifs qui traînent le matin au pied de leur immeuble cossu. Oui, c'est gênant, c'est vrai, mais maintenant, est-ce que l'on considère ces personnes comme des victimes ? Non, pas du tout, elles restent dans l'esprit de nombreuses personnes des prostituées qui, sans doute, sont des femmes vénales prêtes à tout pour gagner de l'argent et non des personnes fréquentables auxquelles on a envie de donner de l'aide.

S'agissant de ces mineures nigérianes ou peut-être sierra léonaises, il est intéressant de mentionner la situation qui existe à l'aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, et dans la zone d'attente de l'hôtel Ibis, parce que la plupart de ces femmes arrivent directement en France par avion à Roissy. On leur a expliqué quelle était la procédure à suivre en France et si elles ont embarqué avec un passeport, à l'arrivée, elles n'ont plus aucun document.

Elles se prétendent sierra léonaises et demandent l'asile. Elles sont conduites à l'hôtel Ibis et dans la nouvelle zone d'attente. Elles vont y rester un certain temps avant de passer devant le tribunal statuant en application de l'article 35quater de l'ordonnance de 1945. Les magistrats, la plupart du temps, les remettent en liberté avec un laissez-passer pour se rendre en préfecture déposer une demande d'asile. Or, sur les marches mêmes du tribunal, et même dans la salle du tribunal, les proxénètes sont là, au vu de tout le monde.

La police de l'air et des frontières (PAF) est parfaitement au courant, elle interpelle même les associations présentes pour leur dire « prenez en charge cette fille-là sinon le proxénète va l'emmener ». C'est une situation tout à fait aberrante. À tel point que l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (ANAFÉ), trouvant cette situation intolérable, et après avoir averti à de nombreuses reprises le tribunal de Bobigny et le ministère de l'intérieur, vient de déposer une plainte contre X pour dénoncer cette réalité hallucinante.

Le tribunal, bien qu'ayant reconnu la minorité d'un certain nombre de jeunes femmes qui se prétendent sierra léonaises, les laisse partir en compagnie d'hommes qui les emmènent vers la Belgique, l'Italie ou les boulevards des maréchaux afin de les prostituer. Tout le monde est au courant de la situation et cela ne change rien.

Mme la Présidente : Si vous étiez magistrat, que feriez-vous ?

M. Philippe BOUDIN : Lorsqu'un mineur non accompagné arrive en France, je prendrais des mesures de protection à son égard jusqu'à sa majorité.

Si j'étais magistrat, je me tournerais également vers les services sociaux chargés d'assurer le suivi social de ces enfants et je déplorerais le fait qu'ils n'aient pas la possibilité physique, matérielle, de les prendre en charge.

Aujourd'hui, les magistrats nous disent : « on ne peut pas exercer le droit parce qu'il n'y aura pas de suivi » mais on ne peut plus raisonner comme cela. Il faut prendre le taureau par les cornes et apprécier globalement cette situation. Bien entendu, il ne servirait à rien de réformer le droit en vigueur si l'on ne mettait pas en place les structures pouvant prendre en charge les victimes, particulièrement les mineurs.

C'est un choix de société. Accepte-t-on que de telles situations se répandent dans un pays dit « de droit » comme le nôtre, champion des droits de l'homme, ou en tout cas, qui se prétend l'être, ou est-ce qu'on laisse faire les organisations criminelles ?

Je ne parle pas de mafia parce que l'on utilise un peu improprement ce terme qui suppose l'existence d'une structure pyramidale, une société tout à fait gangrenée etc. En France, il n'y a vraisemblablement pas ce type de structure même si les mafias russe, turque, nigériane sont présentes. On a plutôt affaire à de multiples petits groupes criminels organisés qui agissent en toute liberté, avec très peu de risques de se faire attraper, qui utilisent tous les moyens à leur disposition, y compris la corruption.

M. le Rapporteur : La corruption de qui ?

M. Philippe BOUDIN : La corruption des forces de police, des douaniers, des agents consulaires.

M. le Rapporteur : Possède-t-on des preuves de cela et y a-t-il eu des poursuites engagées ?

M. Philippe BOUDIN : Non. Il y a eu quelques sanctions prises au Quai d'Orsay contre des agents consulaires, mais les organisations qui travaillent auprès des prostituées vous en parleront plus longuement.

Malheureusement, un certain nombre de policiers abusent de leur situation pour obtenir des services sexuels gratuits de la part des prostituées, notamment celles originaires d'Europe de l'est, qui sont les victimes. C'est une forme de corruption évidente qui est insupportable et, malheureusement, pas nouvelle.

M. le Rapporteur : Vous décrivez une sorte de marché aux esclaves hallucinant qui se déroulerait au tribunal de Bobigny. Existe-t-il d'autres lieux comparables ?

M. Philippe BOUDIN : Oui. Je travaille actuellement sur le centre d'accueil et d'hébergement d'urgence de la Croix-Rouge de Sangatte, mis en place en 1999.

En 1999, le sous-préfet de l'époque a été obligé de prendre des mesures d'urgence, les parcs de la ville de Calais étant envahis de clandestins cherchant à passer en Grande-Bretagne. Pour ne pas laisser ces gens-là dans la rue, l'ancienne usine d'Eurotunnel a été réquisitionnée par le préfet qui a demandé à la Croix-Rouge de prendre en charge ces personnes.

Cela se voulait temporaire, mais cela dure depuis un peu plus d'un an et demi. Vingt-sept mille personnes y ont été accueillies et ont réussi à passer en Grande-Bretagne, malgré des renforts considérables de police et les mesures importantes prises à la fois par Eurotunnel et le port de Calais pour les en empêcher. Les réseaux mafieux, les « smugglers », les contrebandiers d'êtres humains, sont présents dans le centre lui-même.

Malgré l'omniprésence policière, que ce soit la PAF, les CRS, les gendarmes, les douaniers et même l'armée - puisqu'il y a des appelés du contingent qui sont sur le site d'Eurotunnel -, vingt-sept mille personnes sont passées et ont dû payer des passeurs.

Récemment, je parlais avec une femme afghane qui, maintenant, est en Grande-Bretagne et que j'avais rencontrée il y a une quinzaine de jours à Sangatte. Elle est passée avec ses trois enfants, elle a payé 800 dollars son passage plus 600 dollars par enfant.

Mme la Présidente : Comment a-t-elle franchi la frontière ?

M. Philippe BOUDIN : On les a fait monter dans un camion lui-même placé sur le train et qui n'a pas été contrôlé à la sonde au gaz carbonique comme beaucoup d'autres.

Le problème du trafic de migrants est cependant très différent de celui de l'esclavage moderne et la Mission ne devrait pas glisser sur le terrain des migrations clandestines.

M. le Rapporteur : Certes, mais ce que vous décrivez comme se déroulant à Bobigny et la prise en charge immédiate de ces personnes par les proxénètes est, en revanche, au c_ur de notre problème.

M. Philippe BOUDIN : Totalement.

M. le Rapporteur : Ces personnes arrivent en France parce qu'elles pensent faire fortune, mais qui paie le prix du voyage ? Est-ce qu'il y a déjà un lien ? Sont-elles attendues ?

M. Philippe BOUDIN : Oui. C'est très organisé. En ce qui concerne les femmes qui viennent du Nigeria ou de Sierra Leone, la majorité d'entre elles savent qu'elles vont se prostituer, mais la plupart croient qu'elles vont gagner énormément d'argent.

Mme la Présidente : Où sont-elles hébergées ? Parce que le code pénal permet de poursuivre une personne en raison de conditions d'hébergement non compatibles avec la dignité humaine.

M. Philippe BOUDIN : Elles sont hébergées de façon correcte dans des appartements de banlieue.

Mme la Présidente : Gardent-elles une partie de leurs gains ?

M. Philippe BOUDIN : Les jeunes Nigérianes doivent rembourser une dette extrêmement élevée qui varie entre 300 000 et 350 000 francs. Elles ont un gain quotidien d'environ 3 000 francs par la prostitution. Elles s'engagent, avant leur départ, à rembourser une dette dont elles ne connaissent pas le montant.

M. le Rapporteur : C'est une dette pour quoi ?

M. Philippe BOUDIN : Elle est liée à l'organisation de leur passage et bénéficie surtout à l'organisation mafieuse.

M. le Rapporteur : Elle n'est donc pas due à une somme versée lors de leur départ à leur famille restée sur place ?

M. Philippe BOUDIN : Absolument pas.

Mme la Présidente : Les familles ne reçoivent rien ? Ni au départ, ni après ?

M. Philippe BOUDIN : Non. De plus, les familles sont otages de cette situation. Toutes ces femmes, lorsqu'elles partent, participent à une cérémonie vaudou au cours de laquelle on leur a fait jurer d'obéir aveuglément au proxénète et de travailler sans relâche pour rembourser la somme qu'on leur demandera avant de recouvrer leur liberté. Toutes témoignent de la même chose, que ce soit en France, en Italie ou en Belgique.

Mme la Présidente : Mais quel est leur intérêt à partir ?

M. Philippe BOUDIN : Elles partent parce que cette dette une fois remboursée, elles vont être affranchies. Certaines vont devenir ce que l'on appelle des « madames » chez les Nigérianes, c'est-à-dire des mères maquerelles qui vont faire venir des jeunes filles du Nigeria. Interpol considère que les organisations criminelles nigérianes constituent une véritable mafia qui trafique des dizaines de milliers de femmes chaque année dans le monde. Il y a, par exemple, treize mille prostituées nigérianes en Italie, et cinq mille en Belgique. De plus, ces organisations trafiquent également de la drogue et il existe des liens entre elles et les cartels colombiens.

Mme la Présidente : Les proxénètes restent-ils nigérians bien que l'exploitation de ces femmes se déroule en France ?

M. Philippe BOUDIN : Les « madames » sont en Europe. Sur le terrain, cela reste une histoire de femmes, mais les têtes de la mafia sont des hommes.

M. le Rapporteur : Tout à l'heure, vous disiez qu'au tribunal de Bobigny, on y voyait des hommes.

M. Philippe BOUDIN : Oui, mais ce sont de « secondes mains ». La femme va être chargée d'effectuer la formation à la prostitution et, ensuite, le contrôle de terrain.

M. le Rapporteur : S'agit-il d'anciennes tenancières de bordels ?

M. Philippe BOUDIN : Oui, parfois même d'anciennes prostituées. Dans le cadre de ces études menées à la demande de la Commission européenne, j'ai interviewé des prostituées nigérianes en Belgique et en Italie dans plusieurs centres et toutes ont dit : « Ah mais vous êtes Français, c'est fantastique, je suis passée par Roissy ; l'hôtel Ibis, je connais très bien, le tribunal aussi ».

Cela signifie que les prostituées nigérianes d'Italie et de Belgique sont passées par Roissy et cela dure depuis des années, la PAF est au courant et tout le monde ferme les yeux.

Mme la Présidente : Passent-elles par Roissy par commodité ?

M. Philippe BOUDIN : Il en arrive aussi par les autres aéroports européens, mais une grande partie arrive par Roissy et j'ignore pourquoi.

Mme la Présidente : Sur le plan sanitaire, quelles sont les actions qui sont entreprises ? Est-ce que les « madames » forment en matière de prévention du SIDA, par exemple ?

M. Philippe BOUDIN : Non, pas du tout. Heureusement, il existe des associations de terrain pour effectuer cette prévention auprès des publics prostitués. Elles peuvent bénéficier des deux lignes budgétaires de financement suivantes :

- une ligne sur la prévention du VIH, qui est en train de s'orienter vers la prévention de l'hépatite ;

- une ligne concernant plus spécifiquement la prostitution, en application des ordonnances de 1960 sur la réhabilitation sociale des prostituées : en effet, on considère que la prostitution est nuisible à la famille et à la société et qu'il convient de réhabiliter les prostituées.

Ces associations de terrain font toutes de la prévention du VIH et notamment celles qui sont membres de la plate-forme, dont le Bus des femmes.

Au départ, elles travaillaient en direction d'un public dit « de prostituées traditionnelles », composé de femmes d'origine française, belge, maghrébine, voire africaine, sénégalaise etc. qui étaient des « professionnelles ».

Récemment, elles ont vu arriver des jeunes filles qui ne savaient rien de la prostitution et qui acceptaient des rapports sans préservatif parce que le client les paie plus cher et que le proxénète exige d'avoir le soir une certaine somme. Beaucoup de ces jeunes filles ont donc été contaminées.

Les associations sont allées leur distribuer des préservatifs et leur expliquer qu'il fallait impérativement qu'elles se protègent afin qu'elles ne soient pas deux fois victimes en contractant le VIH.

Les associations de terrain se sont aperçues que si elles pouvaient faire de la prévention au niveau du VIH, elles avaient toutefois énormément de mal à amener ces femmes à avoir accès à la santé tout simplement parce qu'elles sont surveillées et qu'il existe des difficultés pour leur prendre un rendez-vous chez un gynécologue, un ophtalmologiste, etc.

Par exemple, il y a depuis des mois et des mois sur les boulevards des maréchaux une jeune prostituée moldave de 23 ans aveugle. C'est déjà choquant de voir une jeune femme exploitée et prostituée, mais qui plus est, lorsqu'elle est aveugle... Ce qui est encore plus choquant, c'est de voir que c'est une des jeunes femmes qui a le plus de clients parce qu'elle est encore plus vulnérable. Le client a un rapport tout à fait particulier avec la prostituée.

Mme la Présidente : Les clients sont-ils de diverses nationalités ?

M. Philippe BOUDIN : Oui, mais il s'agit prioritairement de personnes françaises. D'ailleurs, les associations vous diront qu'à l'arrière de la voiture, on voit souvent un siège pour enfant. Ce sont donc de bons pères de famille.

Souvent, la question se pose de savoir si l'on doit, comme en Suède, sanctionner pénalement le client. C'est un vaste problème. On peut déjà considérer que si un client est pris en flagrant délit avec une prostituée mineure, on doit pouvoir le poursuivre pour viol parce que c'est de cela qu'il s'agit.

Mme la Présidente : Uniquement si elle a moins de 15 ans car la majorité sexuelle en France est fixée à 15 ans. De plus, si elles sont consentantes, il n'y a pas viol, mais simplement détournement de mineure.

M. le Rapporteur : La difficulté tient à ce que l'on ne peut pas prouver leur âge.

M. Philippe BOUDIN : Un examen osseux par radiographie des poignets ne fonctionne pas. En revanche, le professeur Berger a maintenant une nouvelle technique, à partir d'une image à résonance magnétique, qui permet de déterminer l'âge de la personne extrêmement précisément. Mais c'est une technique coûteuse et peu de magistrats demandent à ce que l'on y fasse appel.

Mme la Présidente : Personnellement, êtes-vous pour la pénalisation du client ?

M. Philippe BOUDIN : Honnêtement, je n'ai pas d'idée très arrêtée sur la question. Je pense cependant que dès lors que l'on considère que les clients, en tout cas dans certaines zones de prostitution, ne peuvent pas ignorer que ces femmes font l'objet de trafics et que, en conséquence, elles sont vulnérables, il y a abus de vulnérabilité de leur part.

Maintenant, faut-il pénaliser, et comment pénaliser les clients ? Tous les clients qui vont voir les prostituées doivent-ils l'être ? Cela implique que l'on entre dans un système abolitionniste, à l'instar de celui que la Suède a mis en place. Ne risque-t-on pas de plonger davantage la prostitution dans la clandestinité ?

M. le Rapporteur : Que se passe-t-il aujourd'hui en Suède ?

M. Philippe BOUDIN : La prostitution de rue a diminué des deux tiers. Elle a physiquement disparu. Est-elle dissimulée dans des friches industrielles, dans des bois ? On l'ignore encore un peu.

Mme la Présidente : Ou dans des appartements ?

M. Philippe BOUDIN : Ce qui est certain, c'est que les hommes suédois qui souhaitent avoir des rapports sexuels tarifés n'ont qu'à prendre le bateau pour aller en Pologne ou dans les pays baltes.

Mme la Présidente : Oui, mais c'est plus compliqué que d'en faire de même en rentrant chez soi sur les boulevards des maréchaux !

M. Philippe BOUDIN : C'est vrai.

Mme la Présidente : De quand date la pénalisation en Suède ?

M. Philippe BOUDIN : D'un an. Il n'y a pas eu énormément de procès depuis.

Sincèrement, je n'ai pas une position tout à fait arrêtée sur la question de la pénalisation du client. D'une manière générale, je pense que le réglementarisme à la hollandaise est extrêmement dangereux parce qu'il tend à faire des proxénètes des chefs d'entreprise et je trouve cela aberrant. Je ne suis pas réglementariste, mais je pense que le système abolitionniste est aussi fort hypocrite.

Je considère que les prostituées, au moins celles « traditionnelles », qui seraient libres de se prostituer et qui le feraient sans contrainte, sans exploitation, devraient bénéficier des droits qu'ont tous les citoyens. Elles devraient bénéficier de la Sécurité Sociale, de la possibilité de cotiser pour leur retraite puisqu'elles paient des impôts.

M. le Rapporteur : Devraient-elles avoir le statut de « travailleur sexuel » ?

M. Philippe BOUDIN : Non. Les prostituées parisiennes refusent d'être appelées « travailleuses du sexe ». Elles veulent être considérées comme des citoyennes, mais elles disent « nous n'exerçons pas un métier, mais une activité, nous sommes arrivées dans cette activité par X chemins »...

Il est évident qu'elles ont été amenées à la prostitution par un homme, même si, après, elles s'en sont libérées. Ce n'est pas un choix de femme seule même si, plus tard, cet homme ayant disparu, elles peuvent exercer sans contrainte.

Ces femmes ont envie d'être reconnues comme des citoyennes à part entière. Lorsque vous êtes prostituée et que vous n'avez pas de fiche de paie, mais seulement une déclaration d'impôt au titre des bénéfices non commerciaux à montrer à un propriétaire, alors il vous loue un studio cinq fois le prix parce qu'il sait que vos revenus sont issus de la prostitution. Tout se paie plus cher, même s'il est vrai que les gains sont importants. Ces femmes ne gardent rien, de plus, elles « flambent » beaucoup.

Néanmoins, il faut savoir qu'aujourd'hui, la prostitution de rue est majoritairement pratiquée par des femmes étrangères, donc qui sont victimes d'un trafic.

Christian Amiard, alors chef de l'OCRTEH, rappelait en novembre 2000, lors d'un colloque organisé à Paris sur la traite, que 70 à 80 % des femmes qui se prostituaient dans la rue étaient étrangères. Cette proportion est encore plus forte à Nice et désormais, plus aucune ville de France de plus de cent mille habitants n'est épargnée par ce phénomène. Même à Marseille, qui a longtemps résisté à cela, les filles de l'est sont là, les Tchèques sont là et elles ne sont pas arrivées toutes seules.

M. le Rapporteur : Quantitativement, combien de personnes cela représente-t-il ?

M. Philippe BOUDIN : On estime qu'en région parisienne, il existe entre quatre et cinq mille prostituées de rue. Ce chiffre est donné pour une période de douze mois mais cela tourne énormément.

L'OCRTEH estime que 70 à 80 % sont issues du trafic. À Nice, la quasi-totalité des prostituées de la rue sont originaires de l'Europe de l'est. À Paris, les associations constatent, depuis quelques mois, que le nombre de personnes de cette origine a considérablement diminué et atteint un tiers de ce qu'il était il y a six mois.

Mme la Présidente : Comment l'explique-t-on ?

M. Philippe BOUDIN : On ne l'explique pas.

Mme la Présidente : Sont-elles parties dans d'autres villes de France ou bien sont-elles rentrées chez elles ?

M. Philippe BOUDIN : On ne sait pas. Mais ce dont on se rend compte, c'est qu'elles ont été remplacées, puisque leur nombre reste inchangé, par des filles qui se prétendent sierra léonaises, mais qui sont vraisemblablement nigérianes.

Mme la Présidente : Sur ces quatre à cinq mille, combien y a-t-il de Françaises ?

M. Philippe BOUDIN : En prostitution de rue, leur part est ultra-marginale. Elles ont été totalement supplantées par les prostituées étrangères.

Mme la Présidente : Y en a-t-il encore en appartements ?

M. Philippe BOUDIN : Oui. Elles ont quitté la rue. Elles sont en appartement, cela fonctionne grâce au Minitel, aux numéros « 36.69 » ou bien par Internet. Les plus anciennes ont parfois gardé leur « clientèle ».

On peut rencontrer autour du cours de Vincennes des jeunes filles françaises, de 21 ou 22 ans, mais qui sont toxicomanes. Par ailleurs, il y a les prostituées traditionnelles. Il existe des femmes de 70 ans prostituées, voire des femmes qui ont 60 ans de prostitution derrière elles.

Mme la Présidente : La prostitution masculine des jeunes semble se développer en France, si j'en crois ce qui se passe à Montpellier.

M. Philippe BOUDIN : Elle explose à Paris. Les associations connaissent moins bien ce phénomène qu'elles prennent actuellement de plein fouet. De plus, les associations qui travaillaient pour les prostituées étaient très souvent des associations de femmes. Il y a donc une nouvelle approche à mettre en place auprès de ce public masculin. Elles affirment qu'actuellement, la prostitution des garçons prend des proportions tout à fait importantes, quitte bientôt à devenir supérieure à celle des femmes. Quant à la dépendance de jeunes adolescents vis-à-vis de proxénètes ou de trafiquants, à ma connaissance, on n'a jamais eu affaire à ce type de situations.

Mme la Présidente : Il n'y a pas encore de trafic de jeunes gens de l'est ?

M. Philippe BOUDIN : Pas à notre connaissance en matière de prostitution. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y en a pas.

M. le Rapporteur : Ce sont des garçons de quelle nationalité ?

M. Philippe BOUDIN : Ils sont Français, Maghrébins, Yougoslaves...

Mme la Présidente : Viennent-ils de nos cités ?

M. Philippe BOUDIN : Non, il s'agit de petits Marocains et de petits Yougoslaves. Il y a une association à Marseille qui effectue un travail remarquable auprès des enfants des rues. Elle intervient auprès d'un public d'enfants originaires du Maroc et d'ex-Yougoslavie. Si ces enfants ne sont pas pris en charge par une association, ils vont tomber dans la prostitution parce qu'il va toujours y avoir, à un moment donné, un adulte pour les exploiter.

Pour autant, ont-ils été « trafiqués » dans la perspective de les soumettre à la prostitution ? Je ne le crois pas, même si beaucoup de mineurs arrivent en France non accompagnés, de fort loin, et demandent l'asile puis disparaissent.

La plainte déposée par l'ANAFÉ fait état d'un rapport émanant de France Terre d'Asile présenté devant la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) concernant ces mineurs non accompagnés demandeurs d'asile. L'année dernière, six cents de ces mineurs ont disparu, dont deux cent quatre vingt jeunes filles sierra léonaises. Ils demandent l'asile, sont ensuite placés dans des structures puis partent dans des réseaux parce que l'on ne prend pas véritablement les mesures pour les protéger.

Mme la Présidente : Nous avons jusqu'ici parlé de la prostitution de rue. Pouvez-vous nous donner votre point de vue sur la prostitution en appartement : avez-vous eu connaissance de cas d'esclavage ?

M. Philippe BOUDIN : Ce n'est pas le terrain où s'exerce la prostitution qui va déterminer la situation d'esclavage ou pas. Dans le XIIIe arrondissement, l'OCRTEH a démantelé quatre ou cinq bordels asiatiques où des jeunes femmes - qui étaient, pour certaines d'entre elles, déjà prostituées en Thaïlande, aux Philippines ou ailleurs - se prostituaient dans des appartements où elles étaient séquestrées. On leur avait confisqué leur passeport et elles devaient rembourser une dette de deux cent mille à quatre cent mille francs. Oui, dans ce cas, il existait une situation d'esclavage même s'il y avait, dans une certaine mesure, un consentement de ces personnes à venir se prostituer en Europe.

Là encore, le protocole additionnel contre la traite des personnes de Palerme affirme que le consentement initial de la personne n'a pas d'incidence sur son statut de victime. La France s'est beaucoup battue à Vienne lors des négociations sur ce point.

Une jeune femme moldave qui vit dans une pauvreté absolue acceptera de se prostituer parce que, finalement, c'est la seule chose qu'on va lui proposer. Dans son village, elle rencontrera un jour un homme qui lui dira « si tu vas te prostituer en Europe, tu vas gagner énormément d'argent ». Nous ne sommes pas là pour juger le fait qu'elle ait accepté de se prostituer ou pas. Le problème est que lorsqu'elle arrivera en France ou en Italie, elle subira une situation d'esclavage total sans aucun gain.

Personne ne peut consentir à devenir esclave. C'est pourquoi il faut toujours avoir présent à l'esprit que cette notion de consentement initial de la victime est sans incidence. Ce qui importe, c'est la manière dont elle va être exploitée.

Il me semble très important que vous étudiez les modèles mis en place en Belgique et en Italie.

La Belgique dispose, depuis 1995, d'une législation spécifique contre la traite internationale des êtres humains. Elle a le mérite d'avoir six ans d'existence maintenant et les enseignements tirés de cette expérience sont assez intéressants. D'ailleurs, les Belges sont en train d'améliorer leur propre système.

Le système belge est global et appréhende toutes les formes de traite. Pour ma part, je déplore cependant qu'il intègre dans la traite des êtres humains le trafic illégal de migrants, ce qui me paraît un amalgame dangereux.

J'émets aussi quelques réserves sur la conditionnalité de la délivrance des titres de séjour à la coopération de la victime avec les autorités judiciaires et policières.

En revanche, le système italien, qui s'est inspiré de celui des Belges, est plus récent et me paraît plus efficace et plus généreux. Des expériences fantastiques sont conduites...

M. le Rapporteur : Si la Mission se déplaçait en Europe de l'est ou en Afrique, que constaterait-elle ?

M. Philippe BOUDIN : Il est intéressant que la Mission se rende compte des situations en amont de celles que l'on va rencontrer dans notre pays dans le domaine de la prostitution. Je pense par exemple à l'Albanie et à la Moldavie qui est en train de se vider de ses jeunes filles de 13 à 25 ans.

Mme la Présidente : Que va-t-on voir ?

M. Philippe BOUDIN : Vous allez voir de petites organisations non gouvernementales (ONG) qui ont peu de moyens sur place. Vous allez vous rendre compte de la manière dont les services de l'Etat moldave sont totalement impliqués et de la corruption généralisée au niveau de la police. Il est également intéressant d'essayer de comprendre pourquoi ces femmes partent.

Mme la Présidente : Vous êtes-vous rendu en Afrique de l'ouest ?

M. Philippe BOUDIN : Marc Béziat, du Comité contre l'esclavage moderne, est allé au Bénin. Si le Comité s'est intéressé à ce pays, c'est parce qu'une majorité de victimes de l'esclavage domestique sont béninoises, togolaises ou ivoiriennes et que c'est un lieu de transit important. C'est un pays pourvoyeur de victimes et il faut se rendre compte de ce trafic de mineurs qui part de l'Afrique de l'ouest pour arriver ici et qui concerne des centaines et des centaines de jeunes.

Il est intéressant de s'apercevoir comment, dans ce pays, il est si simple d'inscrire sur son passeport un enfant qui n'est pas le sien et, ensuite, d'aller à l'ambassade de France chercher un visa pour lui. Il pourra ainsi rejoindre un oncle ou une tante qui emmènera cet enfant que l'on pourra trafiquer ici, à Paris.

Le Bénin est un cas d'autant plus intéressant que son gouvernement semble avoir une réelle volonté de lutter contre ce phénomène. Un certain nombre d'ONG travaillent sur place et on est vraiment au c_ur du trafic d'enfants dans cette sous-région.

Audition de M. Jean-Michel COLOMBANI,
commissaire principal,
chef de l'Office central pour la répression
de la traite des êtres humains (OCRTEH),
accompagné de M. Emile LAIN


(extrait du procès-verbal de la séance du 25 avril 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

MM. Jean-Michel Colombani et Émile Lain sont introduits.

M. Jean-Michel COLOMBANI : Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, avant de vous exposer les tendances du proxénétisme que nous avons pu constater au cours de l'année 2000, je retracerai l'historique du service et rappellerai les textes le concernant.

En 1960, la France ratifiait la convention internationale pour « la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui », du 2 décembre 1949. Par ailleurs, le 31 octobre 1958, un décret interministériel instituait au ministère de l'intérieur l'office central pour la répression de la traite des êtres humains.

Cet office, placé au sein de la direction centrale de la police judiciaire, est chargé de centraliser tous les renseignements relatifs à cette forme de délinquance, d'animer et de coordonner l'action des services territoriaux et de lutter contre les manifestations les plus graves du proxénétisme à l'échelon national et international. Ainsi, le droit français s'est situé dans une optique abolitionniste dans laquelle la prostitution est officiellement ignorée - abandon de tout contrôle administratif obligatoire - et où seul le proxénétisme, défini comme l'activité d'une personne qui profite de la prostitution d'autrui ou la favorise, est punissable. Cependant, la prostitution reste la condition préalable à la répression du proxénétisme : il n'y a pas de proxénétisme sans prostitution, ce qui implique de définir les contours de cette activité.

En l'absence de définition légale, la prostitution a été définie par la Cour de cassation, dans son arrêt du 19 novembre 1912, comme « le fait d'employer son corps, moyennant rémunération, à la satisfaction des plaisirs du public quelle que soit la nature des actes de lubricité accomplis ».

Le terme de proxénétisme regroupe plusieurs incriminations que le législateur a classées selon les moyens employés par ceux qui tolèrent, favorisent ou tirent avantage de la prostitution - articles 225-5 à 225-12 du code pénal. Les nombreuses modifications intervenues dans la période récente - 1960, 1964, 1975, 1981, 1994 et 1998, qui introduit la notion liée aux nouvelles technologies - apportent la démonstration du souhait d'une répression plus efficace visant notamment le proxénétisme hôtelier et les ramifications de l'infraction à l'étranger. Les grandes lignes de la répression se caractérisent de la façon suivante.

Tout d'abord, le proxénétisme proprement dit ou assimilé est puni de cinq d'emprisonnement et d'1 million de francs d'amende.

Ensuite, le proxénétisme aggravé : dix cas d'aggravation sont retenus, dont l'emploi de la contrainte, de la violence ou de man_uvres dolosives - on retrouve là le débat qui se tient au niveau international autour du thème « prostitution forcée-prostitution libre ». On retient également le cas où les victimes du délit ont été incitées à se livrer à la prostitution soit hors du territoire de la République, soit à leur arrivée. Le législateur a voulu punir plus sévèrement une certaine forme de proxénétisme : le trafic international.

Lorsqu'il est commis en bande organisée, le proxénétisme est puni plus sévèrement : vingt ans de réclusion criminelle et 20 millions de francs d'amende. Quand il s'accompagne d'actes de torture et de barbarie, la réclusion criminelle encourue est la perpétuité et l'amende est de 30 millions de francs.

Enfin, le proxénétisme par fourniture de locaux - ancien proxénétisme hôtelier - est puni de dix ans d'emprisonnement et de 5 millions de francs d'amende.

Le législateur n'a pas oublié la jeune femme, puisqu'il nous a donné la possibilité de constater la prostitution en mettant en évidence le racolage - article R.625-8 du code pénal - qui est puni de l'amende prévue pour les contraventions de 5ème classe. Cette possibilité qui nous est donnée est importante, car en matérialisant les faits de prostitution, nous pouvons poursuivre les proxénètes.

J'aborderai maintenant les caractéristiques du proxénétisme en 2000. Je préciserai tout d'abord que les indications chiffrées ne sont que des tendances ; des faits ont été constatés, des contrôles de voies publiques ont été effectués, mais il ne s'agit que d'une partie de ce qui peut exister.

En France, nous estimons que 12 000 à 15 000 personnes se prostituent. Selon les informations portées à la connaissance de l'OCRTEH, l'activité répressive contre le proxénétisme menée par les services de police sur le territoire national a permis en 2000 de mettre en cause 472 personnes - 359 hommes et 113 femmes - contre 589 en 1999. Ces chiffres résultent majoritairement d'affaires survenues à Paris, Strasbourg, Nice, Bordeaux et Toulouse.

La part importante prise par les filières de prostitution en provenance d'Europe de l'est et des Balkans se révèle au travers des pourcentages relatifs aux personnes incriminées lors des procédures ainsi qu'à leurs victimes. Sur vingt-trois réseaux internationaux démantelés l'année dernière, quatorze viennent de cette région, dont cinq d'Albanie. Cependant, les réseaux en provenance d'Afrique et d'Amérique du sud restent également actifs.

Les pourcentages des individus impliqués ayant exercé des violences ou des contraintes caractérisées sont importants, bien qu'ils ne puissent être chiffrés de manière précise - cela ressort de nos interrogatoires des jeunes femmes prostituées. La part des femmes dans le proxénétisme reste stable, à 24 %. Et les interactions entre proxénétisme, prostitution et trafic des stupéfiants déjà signalées les années passées sont confirmées en 2000.

La proportion des étrangers mis en cause pour proxénétisme augmente de façon sensible. Elle représente 48 % des personnes impliquées - contre 45 % en 1999. La part des ressortissants des pays de l'est et des Balkans a sensiblement augmenté puisqu'elle représente 29 % de cette proportion - contre 23 % en 1999 -, dont 10 % sont d'origine albanaise.

La proportion des femmes étrangères victimes de proxénétisme est de 63 % par rapport à la totalité des victimes. Les femmes originaires des pays de l'est et des Balkans représentent 60 % de la population « prostitutionnelle » des femmes étrangères et 37 % des femmes victimes de proxénétisme.

Les femmes originaires d'Afrique représentent 16 % de la population « prostitutionnelle » des femmes étrangères et 10 % des femmes victimes de faits de proxénétisme. On constate une recrudescence de la prostitution d'origine africaine, notamment avec l'arrivée de Sierra-Léonaises sur Paris, à la suite des événements survenus dans ce pays.

Les femmes originaires d'Amérique du sud représentent 12 % de la population « prostitutionnelle » des femmes étrangères et 8 % des femmes victimes de proxénétisme.

Ces chiffres sont totalement objectifs, puisqu'ils sont tirés des procédures menées par la police judiciaire, la police des frontières ou les services de la sécurité publique - et plus rarement la gendarmerie. Ils concernent uniquement les victimes de proxénètes identifiées dans des affaires judiciaires.

Il n'est pas possible de déterminer avec précision l'évolution des tendances de la prostitution. Toutefois, en ce qui concerne la prostitution de voie publique - la plus visible -, la part des étrangères en 2000 dans certaines villes de province est la suivante : elle est de 63 % à Nice, parmi lesquelles 80 % sont originaires des pays de l'est et des Balkans ; de 37 % à Marseille, 54 % d'entre elles étant originaires du Maghreb ; de 30 % à Toulouse, 50,6 % d'entre elles étant originaires d'Afrique ; de 51 % à Strasbourg, parmi lesquelles 90,4 % sont originaires des pays de l'est et des Balkans.

A Paris, 60,35 % des prostituées sont des étrangères : les femmes originaires des pays de l'est et des Balkans représentent 26 % du total des prostituées et 43 % des prostituées de nationalité étrangère ; les femmes d'origine africaine représentent 23 % du total des femmes prostituées et 38 % des prostituées de nationalité étrangère. S'agissant des hommes, 78 % des prostitués sont des étrangers : les hommes originaires du Maghreb représentent 16 % du total des hommes prostitués et 20 % des prostitués de nationalité étrangère ; les hommes originaires d'Amérique latine représentent 47 % du total des hommes prostitués et 60 % des prostitués de nationalité étrangère.

Les enquêtes judiciaires marquantes réalisées au cours de l'année 2000 concernent les réseaux internationaux liés à la criminalité organisée et nécessitent des investigations longues et difficiles. Voici le détail des vingt-trois réseaux que nous avons mis hors d'état de nuire.

Tout d'abord, les réseaux originaires des pays de l'Europe de l'est et des Balkans :

- cinq réseaux originaires d'Albanie démantelés par la brigade de répression du proxénétisme de Paris (BRP) et l'office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) ;

- deux réseaux originaires de République tchèque démantelés par le service régional de police judiciaire de Toulouse et la brigade mobile de recherche départementale de la police de l'air et des frontières du Haut-Rhin ;

- deux filières ukrainiennes démantelées par le service régional de la police judiciaire de Strasbourg et la direction départementale de la police de l'air et des frontières des Alpes-Maritimes ;

- un réseau slovaque démantelé par le service régional de police judiciaire de Strasbourg ;

- une filière de prostitution en provenance du Kosovo démantelée par le service régional de police judiciaire de Toulouse ;

- une filière russe et une filière bulgare démantelées respectivement par le service d'investigation et de recherche de Nice et la direction départementale de la police de l'air et des frontières des Alpes-Maritimes ;

- une affaire de prostitution en provenance de Lituanie résolue par la brigade de répression du proxénétisme de Paris.

Ensuite, les autres filières :

- deux affaires de prostitution africaine - Cameroun et Nigeria - traitées par le service d'investigation et de recherche de Bordeaux et le service régional de police judiciaire de Toulouse ;

- deux filières Cayenne-Brésil et Guadeloupe-Amérique du sud traitées par la sécurité publique de Guyane et le service régional de police judiciaire Antilles-Guyane ;

- un réseau provenant d'Indonésie démantelé par la brigade de répression du proxénétisme de Paris ;

- différentes enquêtes relatives à des filières de prostitution en provenance du Maroc, d'Équateur et des Antilles-Guyane - tourisme sexuel via Internet - résolues par l'OCRTEH ;

- une filière antillaise entre la France et l'Allemagne démantelée par l'OCRTEH.

L'analyse des procédures de proxénétisme traitées par les différents services de police au cours de l'année 2000 fait apparaître l'implication de plus en plus grande des ressortissants des pays de l'est dans l'organisation des filières de prostitution implantées dans l'espace Schengen et sur le territoire national.

Le pourcentage des victimes (hommes et femmes) originaires d'Europe de l'est par rapport aux victimes de nationalité étrangère mentionnées dans les procédures établies en 2000 pour proxénétisme par les services de la police nationale s'établit à 51,53 %. Pour ce qui est des seules femmes, celles originaires d'Europe de l'est représentent dans cette répartition 59,43 %. Elles sont recrutées principalement dans leur pays d'origine dont elles fuient la misère, ce qui les rend vulnérables, et savent pour la plupart qu'elles sont destinées à la prostitution, sans en mesurer tous les risques et les conséquences. Ces jeunes femmes sont en général en situation régulière : elles sont en possession de papiers d'identité ou en attente de documents régularisant leur séjour. Elles arrivent souvent accompagnées de passeurs. Elles sont bien souvent soumises au nomadisme sexuel - se prostituant d'une ville à l'autre, voire d'un pays à l'autre, sur instructions de leurs proxénètes.

On note cependant une localisation géographique bien délimitée des victimes. En effet, bien qu'elles soient en nombre plus élevé que les années précédentes, elles restent implantées, à l'heure actuelle, dans les mêmes régions. Des chiffres de recensement existent à Paris, Nice et à la frontière allemande comme à Strasbourg, mais leur présence est maintenant constatée dans d'autres grandes villes, telles que Bordeaux, Toulouse et Lyon.

Au début des années quatre-vingt-dix, on relevait la présence de ressortissantes roumaines, hongroises, tchèques, croates et serbes. Sont venues se joindre à elles des jeunes Russes, Ukrainiennes, Slovaques, Moldaves, Slovènes et Lettones. Et depuis ces trois dernières années, en raison des événements politiques se déroulant dans ces régions, nous voyons apparaître des Albanaises du Kosovo, de Macédoine et d'Albanie - nous avons beaucoup de difficultés à savoir d'où elles viennent exactement.

Le nombre élevé de ressortissantes tchèques dans l'est de la France et d'Albanaises dans la région de Nice a mis en évidence deux axes géographiques de transit. Celui de l'Allemagne en ce qui concerne la prostitution tchèque, et celui de l'Italie pour la prostitution albanaise. Il n'y a cependant pas de parcours géographique type ; les passeurs vont emprunter le chemin le moins risqué au moment où ils passent leurs « recrues ».

L'accroissement des résultats de l'action policière dans le démantèlement des filières internationales de proxénétisme originaires des pays d'Europe de l'est et des Balkans traduit l'augmentation du nombre des groupes structurés en provenance de ces pays, avec une poussée de ceux de nationalité albanaise.

Ces groupes criminels composés en moyenne de trois à dix individus sont extrêmement mobiles. On ne retrouve pas en eux le caractère permanent des structures verticales de type mafieux, même si quelques réseaux démantelés au cours de ces dernières années présentaient un degré certain d'organisation, notamment ceux d'origine nigériane. Par ailleurs, les personnes constituant ces groupes de proxénètes sont presque toujours originaires de la même région que les victimes. Le caractère ethnique de ces filières apparaît donc évident. Les réseaux albanais identifiés récemment montrent qu'il existe à l'heure actuelle, dans certains pays, des marchés de la prostitution où des jeunes femmes, après avoir subi des violences, sont revendues à plusieurs reprises à des proxénètes. Il existe en Macédoine par exemple des boîtes de nuit qui font office de « marchands de gros » ; les jeunes femmes viennent danser, s'exhiber, puis, une fois formées, elles sont achetées, revendues - et peuvent ainsi traverser plusieurs pays.

Le proxénétisme rapporte énormément d'argent - on parle aujourd'hui de 20 milliards de francs -, puisqu'une jeune femme peut rapporter à son proxénète 3 000 francs par jour. La question qui se pose pour lui est de savoir comment blanchir cet argent. Cela se fait souvent par le biais de mandats « Western Union » envoyés au pays, ou bien par l'intermédiaire de passeurs ou encore par la victime elle-même qui revient temporairement dans son pays.

Certains responsables de réseaux, des pays de l'est notamment, ont choisi de diriger désormais leurs « affaires » depuis leur pays où ils bénéficient de facto d'une certaine impunité - grâce aux largesses distribuées aux autorités locales ; d'autres gèrent leurs intérêts depuis des pays proches de la France - on a cité la Belgique -, échappant ainsi aux poursuites et bénéficiant d'une législation moins répressive. Enfin, les proxénètes font appel, pour surveiller leurs protégées, à de petits délinquants français, recrutés par exemple dans les banlieues. Cette « délégation » permet ainsi aux véritables organisateurs de ces réseaux de fausser les investigations en impliquant des responsables occasionnels.

Tels sont, mesdames, messieurs les députés, les éléments que je souhaitais vous donner.

Mme la Présidente : Monsieur Colombani, je vous remercie. En ce qui concerne les chiffres, je vous propose de nous les remettre afin que nous puissions prendre le temps de les examiner.

M. le Rapporteur : Monsieur le commissaire, nous avons déjà pris connaissance d'un certain nombre de documents, dont certains précisent que depuis le début de l'année 2001 on assiste à un léger changement de la tendance, notamment en ce qui concerne la prostitution de jeunes femmes originaires des pays de l'est qui se stabiliserait, voire diminuerait. Confirmez-vous ce fait ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Nous assistons effectivement à une légère diminution, mais très légère ; il est préférable de dire qu'elle reste stable. Au cours de l'année 2000, sont arrivées à Paris des jeunes femmes originaires de Russie.

M. le Rapporteur : Vous nous dites, dans votre exposé liminaire, que les prostituées originaires de ces pays sont tout à fait conscientes de l'activité qu'elles vont exercer en France. Est-ce le discours que vous tiennent régulièrement les victimes ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Régulièrement, non, mais dans un grand nombre de cas tout de même. Ces jeunes femmes savent qu'elles sont destinées à se prostituer - c'est la seule solution pour qu'elles puissent s'en sortir et faire vivre la famille -, mais elles ne mesurent pas les risques qu'une telle activité comporte. Bien entendu, certaines jeunes femmes se sont retrouvées sur le trottoir après avoir répondu à des annonces de serveuses ou de mannequins, mais c'est vraiment exceptionnel, cela ne concerne qu'un petit nombre d'entre elles.

M. le Rapporteur : S'agissant de leur répartition géographique sur le territoire par nationalités, il est étonnant d'apprendre que telle agglomération française est maîtrisée par un réseau provenant de tel pays ! Quelle est l'explication ? Existe-t-il un lien avec d'éventuelles complicités locales ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Non, il s'agit simplement d'une proximité géographique : la région niçoise est proche de l'Albanie, via l'Italie ; les ressortissants de l'Afrique noire arrivent dans le sud-ouest de la France, etc. Par ailleurs, le banditisme français s'est désintéressé du proxénétisme ; il s'est orienté vers d'autres activités criminelles, notamment l'implantation de machines à sous dans le sud de la France.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé de mandats envoyés par la Western Union. Pouvez-vous nous donner plus de précisions ?

M. Émile LAIN : Ce système permet aux étrangers vivant en France d'envoyer de l'argent à leurs familles. Les mandats sont établis pour de petites sommes, de ce fait aucun contrôle d'identité n'est réalisé minutieusement - le domicile et l'identité sont donc souvent faux, ou fantaisistes.

M. le Rapporteur : C'est une banque ?

M. Émile LAIN : Une méthode postale.

M. le Rapporteur : Qui existe depuis longtemps ?

M. Émile LAIN : Sept ou huit ans.

M. le Rapporteur : Et qui est donc très largement utilisée. Elle est en fait la voie officielle pour faire du blanchiment ?

M. Émile LAIN : Absolument. La quasi-totalité des victimes - quelle que soit leur nationalité - procèdent de la sorte.

M. Jean-Michel COLOMBANI : La Western Union est une société américaine de transfert de fonds dont le siège se trouve aux États-Unis d'Amérique. Cette société travaille avec trois partenaires en France :

- La Poste avec 1763 bureaux ou établissements ;

- le Crédit commercial de France, principalement implanté en Île-de-France ;

- le Crédit agricole de Haute-Savoie.

Cet organisme permet l'envoi de sommes d'argent à destination des pays étrangers jusqu'à 50 000 francs par personne et par jour. C'est le moyen de transfert d'argent, constaté, le plus utilisé par les jeunes femmes se livrant à la prostitution. Au moment de l'envoi, un document « attestant » l'identité de l'émetteur est exigé, mais ce sont la plupart du temps des faux documents administratifs, voire des récépissés de déclaration de perte ou de vol de documents d'identité, des formulaires de demande d'asile politique supportant des renseignements erronés qui sont fournis.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous mettre en évidence des liens avec des organisations criminelles opérant dans d'autres domaines ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Oui, le dernier exemple concerne un réseau albanais. Cette organisation avait non seulement une activité de proxénétisme, mais était également impliquée dans un trafic de faux documents et d'immigration irrégulière vers l'Angleterre.

En revanche, on a souvent parlé de liens entre des organisations criminelles albanaises et des organisations mafieuses italiennes, or nous n'avons rien constaté de tel.

M. le Rapporteur : Estimez-vous que les moyens dont vous disposez, comparés avec ceux existant dans d'autres pays, notamment en Belgique et en Italie, sont suffisants ? Attendez-vous une éventuelle modification de la législation, une amélioration de l'efficacité de la répression, s'agissant notamment du statut donné à la victime ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : En ce qui concerne la lutte contre le proxénétisme, nous disposons d'un arsenal juridique complet - au point de vue répressif, la France se situe au meilleur niveau.

S'agissant du statut de la victime - doit-on protéger la victime ? - vous devez savoir que nous n'avons pas besoin de son témoignage pour mener nos enquêtes ; nous devons simplement matérialiser la prostitution pour pouvoir nous attaquer aux proxénètes. Le témoignage de la victime n'est donc pas décisif dans les enquêtes de police et elle n'est pas nécessairement convoquée au procès pénal. Mais elle peut toujours se porter partie civile.

M. le Rapporteur : Si l'on retient l'infraction de proxénétisme aggravé, le témoignage de la victime qui a subi des violences est tout de même indispensable.

M. Jean-Michel COLOMBANI : Bien sûr.

M. le Rapporteur : Vous heurtez-vous là à des réticences ? Pensez-vous que s'il existait d'autres garanties pour les victimes - d'anonymat, par exemple - vous pourriez être plus efficaces dans la répression ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Je ne pense pas.

Mme la Présidente : Monsieur Colombani, vous nous avez dit que les prostituées étaient généralement en situation régulière. Je veux bien comprendre qu'elles entrent avec un visa de tourisme, mais comment peuvent-elles rester en situation régulière ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Nous assistons en fait à des mouvements de va-et-vient de ces personnes entre notre pays et le leur.

Mme la Présidente : Il s'agit donc uniquement de visas de tourisme ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Oui, tout à fait.

Mme la Présidente : Vous avez évoqué la misère comme première cause de la prostitution ; je pense que cela est vrai pour la quasi-totalité des prostituées étrangères. Mais en est-il de même pour les prostituées françaises ou ressortissantes de l'Union européenne ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Il existe en effet une différence entre les prostituées des pays de l'Europe occidentale et celles qui viennent de plus loin. Les jeunes femmes des pays de l'est et des Balkans, c'est clair, se prostituent pour sortir de la misère ; en Europe occidentale, nous trouvons à la fois une prostitution contrainte et une prostitution librement consentie.

Mme la Présidente : Nous n'avons pas encore évoqué la possible pénalisation du client, notamment s'il commet des actes de violence. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : La pénalisation du client risque, me semble-t-il, de déplacer le problème, d'une part, hors de notre territoire - c'est ce qui se passe en Suède - et, d'autre part, sur notre territoire, avec une prostitution cachée et une utilisation plus importante d'Internet. Je crains en effet que les sites de prostitution sur Internet se développent ; pour l'instant, nous n'avons traité que trois affaires de ce genre, dont une dernièrement - des jeunes femmes étaient ainsi proposées aux futurs clients.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Quel accueil réservez-vous aux victimes après les interrogatoires : les relâchez-vous dans la nature ou les prenez-vous en charge ?

Par ailleurs, travaillez-vous beaucoup avec Interpol ?

Enfin, les proxénètes mettent-ils toujours ces jeunes femmes enceintes afin de les obliger à continuer pour nourrir leur enfant ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Nous travaillons non seulement avec Interpol, mais également avec Europol. Nous défendons la position française, abolitionniste, alors que certains pays de l'Europe du nord sont favorables à une réglementation de la prostitution.

S'agissant de l'accueil des victimes, nous contactons les associations de défense des prostituées qui les prennent en charge, mais il arrive aussi qu'elles repartent de nos services seules, sans suivi.

M. Jérôme LAMBERT : Après les interventions des forces de police pour démanteler un réseau, diriez-vous que les victimes s'en sortent ou qu'elles retombent rapidement dans la prostitution ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Il nous arrive d'apprendre qu'une jeune femme, dont le proxénète a été mis en prison, continue à travailler pour lui payer des avocats. Nous faisons de la répression, nous ne prenons pas en charge socialement la victime.

M. Marc REYMANN : Disposez-vous de chiffres comparatifs avec le proxénétisme en Allemagne ? Le système allemand de contrôle administratif et sanitaire décompte-t-il le même nombre de proxénètes qu'en France ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Monsieur le député, je suis désolé mais je ne possède pas ces chiffres et ne puis vous répondre.

Mme la Présidente : Nous chercherons la réponse, monsieur Reymann. Peut-être pouvons-nous tout de même vous demander, monsieur Colombani, de chercher des éléments de réponse et de nous les communiquer.

Mme Chantal ROBIN-RODRIGO : Vous nous dites, monsieur le commissaire, que vous essayez de mettre ces prostituées en relation avec des associations. Je suis élue des Hautes-Pyrénées et j'ai cherché, dans ma région, les associations susceptibles de prendre en charge ces jeunes femmes ; or je n'ai rien trouvé, ni à Tarbes, ni à Pau ni à Toulouse. Pouvez-vous nous indiquer les associations qui peuvent venir en aide à ces victimes ?

Ma seconde question concerne l'âge des prostituées : y a-t-il beaucoup de mineures - notamment parmi les jeunes femmes originaires des pays de l'est ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : S'agissant des associations, je n'ai pas leurs coordonnées ici, mais je vous les ferai parvenir.

Parmi les prostituées, il y a très peu de mineures - et quand elles le sont, elles ont entre 17 et 18 ans. Mais il est clair qu'il s'agit de très jeunes femmes. J'ai là quelques chiffres concernant des victimes - hommes et femmes - de nationalité étrangère pour l'année 2000.

- Europe de l'est : 252 personnes, dont 6 mineures ;

- Europe de l'ouest (hors France) : 20 personnes, pas de mineure ;

- Maghreb : 25 personnes, 3 mineures ;

- Afrique : 69 personnes, pas de mineure ;

- Amérique du sud : 85 personnes, dont 33 hommes parmi lesquels un mineur ;

- Amérique du nord : une personne ;

- Asie : 23 personnes, dont 16 hommes, pas de mineure ;

- Autres nationalités : 14 personnes, pas de mineure ;

- France : 248 personnes - dont 13 hommes - parmi lesquelles 4 mineurs et 4 mineures.

M. le Rapporteur : Dans la documentation que nous avons examinée préalablement à la mise en place de cette Mission d'information, il était souvent présenté comme une évidence que Roissy est une plaque tournante pour l'arrivée des prostituées étrangères en France - en provenance notamment d'Afrique. Cela rejoint-il vos constatations ? Comment collaborez-vous avec la police de l'air et des frontières ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : De nombreuses ressortissantes des pays de l'est et d'Afrique arrivent en effet par Roissy, mais ce n'est pas le seul point de passage. Elles arrivent également par d'autres pays et par voie maritime. Nous n'avons pas pu identifier de parcours géographique précis.

Notre collaboration avec la police de l'air et des frontières - qui a démantelé plusieurs réseaux de proxénétisme - fonctionne bien, nous nous rencontrons régulièrement ; les contacts se font, soit par les états-majors, soit par les services locaux.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué, dans votre propos liminaire, des boîtes de nuit dans lesquelles les prostituées seraient vendues. Avez-vous eu connaissance de lieux ou de pratiques de cession de femmes entre réseaux de proxénètes se déroulant sur le sol français ? Par ailleurs, est-ce une pratique nouvelle ou cela a-t-il toujours existé ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Il s'agit en effet d'un phénomène nouveau que nous n'avons pas constaté sur le territoire français. Les victimes nous en parlent lors des interrogatoires : au cours de leur périple, avant l'arrivée sur le territoire français, elles sont vendues à plusieurs reprises.

M. le Rapporteur : Ces cessions de jeunes femmes ont-elles toujours lieu entre réseaux de même nationalité ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Oui, cela se pratique à l'intérieur d'une filière ethnique, ou, à la rigueur, entre pays de l'est.

M. le Rapporteur : Si cela se pratique d'un pays à l'autre, il y a bien une connexion au niveau des réseaux.

M. Jean-Michel COLOMBANI : Il peut y avoir des relations, mais ça s'arrête là : c'est l'opportunité qui fait l'offre.

M. le Rapporteur : Si les cessions entre réseaux existent - et elles ne se font pas en France - et que vous n'avez pas identifié de réseaux mafieux, comment peut-on expliquer qu'une prostituée moldave puisse un jour être cédée à un réseau russe ?

M. Jean-Michel COLOMBANI : Au cours de son périple, le proxénète peut avoir besoin de vendre sa victime, et cela peut se faire n'importe où - dans une boîte de nuit de Budapest, par exemple. Il s'agit d'un contact d'un proxénète avec un autre proxénète qui peut être établi très rapidement ; cette vente n'est pas, au départ, prévue. Le proxénète ne part pas avec des jeunes femmes en prévoyant de les revendre à tel moment, à tel endroit. C'est vraiment une question d'opportunité.

M. le Rapporteur : Il existe donc des lieux, en Europe, où les proxénètes de toute nationalité peuvent aller « faire leur marché ».

M. Jean-Michel COLOMBANI : Cela nous a été rapporté par les jeunes femmes prostituées. Mais nous n'avons pu ni localiser les endroits ni vérifier les dires de ces jeunes femmes. On nous a parlé de camps d'entraînement et de contrainte en Albanie et au Kosovo. Cette information n'a pas été corroborée et nous ne savons pas où ils sont localisés.

J'ai participé à une mission d'évaluation sur le crime au Kosovo, or j'ai été incapable de vérifier ces informations. Nous nous en tenons donc aux dires des victimes.

Audition de Mmes Zohra AZIROU, Céline MANCEAU,
respectivement responsables des départements social et juridique
du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM)
et de Mme Georgina VAZ CABRAL, juriste au CCEM,
accompagnées d'une ancienne victime



(extrait du procès-verbal de la séance du 25 avril 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mmes Zohra Azirou, Céline Manceau, et Georgina Vaz Cabral, ainsi que Mme Sylvie O'Dy, co-présidente du CCEM, sont introduites.

Mme Céline MANCEAU : Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, c'est un grand honneur pour le comité contre l'esclavage moderne d'être reçu par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne.

Depuis sept ans, le CCEM se bat contre un phénomène qui n'a pas d'existence légale en France : il se bat pour les victimes, pour les femmes et les fillettes qui, privées de leurs papiers d'identité, travaillent 15 à 18 heures par jour sans être rémunérées. En France, le CCEM est la seule association qui prend en charge les victimes de l'esclavage domestique. L'association se fonde sur cinq critères pour définir une situation d'esclavage : la confiscation des papiers d'identité ; la séquestration ou une restriction de la liberté d'aller et venir ; la fourniture de services sans contrepartie financière ; les conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité de la personne ; l'isolement familial et culturel. L'esclave est une force de travail gratuite, privée de liberté.

Qui sont les victimes ? En majorité des femmes et des fillettes recrutées dans les pays du tiers-monde par leurs employeurs ou des intermédiaires ; 26 % d'entre elles sont originaires du sud-est asiatique et du sous-continent indien. Elles transitent par des agences de placement basées dans leur pays d'origine et dans les pays récepteurs de main-d'_uvre. La plupart d'entre elles s'expatrient vers les pays du golfe Persique, pays qui recourent essentiellement à une main-d'_uvre domestique étrangère.

Leurs conditions de travail sont très difficiles. Elles ne disposent pas de titre de séjour et sont assignées au domicile de l'employeur. Leur salaire est directement versé à leur mari qui est resté au pays. Il convient de savoir qu'aux Philippines ou au Sri Lanka, l'argent rapatrié par ces femmes constitue l'une des principales sources de devises, d'où leur importance économique. Lorsque les employeurs voyagent ou s'établissent en Europe, ils emmènent leurs domestiques.

En France, les victimes se trouvent dans les beaux quartiers, à Disneyland ou sur la Côte d'Azur. Elles sont souvent séquestrées et leur passeport est systématiquement confisqué. Parmi celles recueillies par le comité, de nombreux cas de sous-alimentation, d'asthénie et de mauvais traitements ont été décelés. Après versement d'une compensation financière obtenue grâce à la médiation du comité, la plupart d'entre elles regagnent leur pays et retrouvent leur famille.

65 % des victimes répertoriées par l'association sont originaires du continent africain. Les plus nombreuses viennent d'Afrique de l'ouest - Côte-d'Ivoire, Bénin, Togo, Cameroun - de Madagascar et du Maroc. Un tiers des victimes sont mineures lors de leur arrivée sur le territoire français - 80 % sont originaires d'Afrique de l'ouest.

Depuis vingt ans, on assiste à une recrudescence du trafic d'enfants dans cette région. Une part marginale de ces enfants est envoyée en France pour travailler comme domestiques. Ils travaillent généralement chez des compatriotes ou des couples mixtes, ces derniers important en France des pratiques bien établies dans leur pays d'origine. Les cas les plus nombreux ont été répertoriés dans les grands ensembles de la banlieue parisienne. La majorité de ces victimes était âgée de 8 à 15 ans lorsqu'elles sont arrivées sur le territoire français. Elles sont généralement renvoyées dans leur pays ou jetées à la rue entre 18 et 20 ans. Automatiquement, elles sont remplacées par d'autres enfants domestiques.

La main-d'_uvre enfantine est particulièrement appréciée pour plusieurs raisons. Tout d'abord, un enfant franchit très facilement les frontières puisqu'il n'a pas besoin de visa. Ensuite, une fois sur le territoire français, l'enfant ne fait pas l'objet de contrôle d'identité. Enfin, l'enfant ne dénonce jamais sa situation.

Quel est le statut de ces victimes ? Plus de 80 % de celles répertoriées par le CCEM ne disposaient pas de titre de séjour lorsqu'elles étaient en situation d'esclavage. Nous pouvons distinguer trois situations.

Premièrement, les victimes majeures qui arrivent avec un visa de tourisme ; les employeurs confisquent les passeports et ne s'acquittent pas des formalités nécessaires à la régularité de leur séjour. Une fois le visa périmé, les victimes se retrouvent en situation irrégulière.

Deuxièmement, les victimes mineures. Elles sont généralement inscrites sur le passeport de l'employeur ou du passeur comme étant leur enfant. Elles ne font pas l'objet de contrôle d'identité et ne peuvent être expulsées. Elles sont néanmoins dans une situation irrégulière latente qui prend toute sa dimension lorsqu'elles atteignent leur majorité.

Troisièmement, les domestiques travaillant au service de diplomates étrangers ou de fonctionnaires internationaux. Ils se voient délivrer une carte spéciale qui vaut titre de séjour lorsque leurs employeurs en font la demande auprès du Quai d'Orsay. Cette carte spéciale est rattachée à la qualité et à la personne même de l'employeur. Si ce dernier se sépare de sa domestique, si elle prend la fuite, elle perd son titre de séjour et se retrouve plongée dans la clandestinité.

La France n'a prévu aucune disposition concrète en faveur des victimes de l'esclavage moderne. Au regard des autorités, ces dernières sont des étrangères en situation irrégulière. Cette situation explique pourquoi ces jeunes filles hésitent à signaler les crimes et les délits dont elles sont victimes.

Aujourd'hui seul le comité contre l'esclavage moderne leur apporte une protection. La plupart des victimes engagées dans une procédure judiciaire ont obtenu la délivrance d'un titre de séjour provisoire pour motif humanitaire. Cependant, les procédures de régularisation sont longues et difficiles, les victimes n'entrant dans aucune catégorie définie par la loi.

Quelles réponses apporte le droit français à l'esclavage domestique ?

Les dossiers d'esclavage sont difficiles à traiter sur le plan juridique, dans la mesure où l'esclavage et les victimes n'ont pas d'existence légale en France. Contrairement à d'autres pays européens, tels que l'Italie et la Belgique, il n'existe pas d'incrimination spécifique de l'esclavage dans le nouveau code pénal, ni d'incrimination spécifique à la traite humaine, concernant notamment la vente et la location d'êtres humains. Par ailleurs, la France n'a prévu aucun dispositif relatif à la protection administrative et sociale des victimes.

Néanmoins, le nouveau code pénal et le code du travail condamnent certains éléments constitutifs d'une situation d'esclavage, notamment la séquestration, les infractions au droit du travail, les atteintes à la réglementation de l'entrée et du séjour des étrangers et toutes les atteintes aux personnes. Les incriminations systématiquement visées dans les affaires d'esclavage sont les articles 225-13 et 225-14 du nouveau code pénal.

L'article 225-13 du nouveau code pénal incrimine le fait d'abuser de la vulnérabilité d'une personne en vue d'obtenir la fourniture de services non rétribués. L'article 225-14, incrimine, lui, le fait de soumettre une personne, en abusant de sa vulnérabilité ou de sa dépendance, à des conditions de travail ou d'hébergement contraires à la dignité de la personne.

Le comité contre l'esclavage moderne estime que ces articles ne sont pas à la mesure de l'atteinte à la dignité que représente l'esclavage contemporain. Outre le degré d'incrimination qui reste minimal, la faiblesse des peines encourues - deux ans d'emprisonnement et 500 000 francs d'amende - n'a guère d'effet dissuasif sur les auteurs des infractions. Il n'est pas normal qu'en France, une atteinte à la personne soit moins lourdement sanctionnée qu'une atteinte à un bien. La majorité des employeurs qui ont été poursuivis sur la base de ces articles ont été condamnés à des peines d'emprisonnement avec sursis.

Par ailleurs, la rédaction de ces articles est floue et n'apporte aucune précision sur la vulnérabilité d'une personne. Ainsi, la cour d'appel de Paris vient de relaxer sur la base de ces articles un couple d'employeurs qui avait fait travailler durant quatre ans une mineure sans la rémunérer, au motif que la vulnérabilité de la victime n'était pas établie. Or cette dernière était mineure, étrangère et privée de son passeport. Il est certain que si la présomption de vulnérabilité avait été prévue par les textes pour les mineures, une telle décision n'aurait pas été rendue.

Il n'existe pas en France de dispositif permettant d'appréhender efficacement les situations d'esclavage. Le travail clandestin, les atteintes à la personne et la protection des mineurs relèvent de la compétence de services différents au niveau du Parquet et de la police, d'où des incohérences et des lourdeurs dans la gestion de ces dossiers. La mise en place d'un service spécialisé sur la traite des êtres humains améliorerait le traitement des affaires.

Enfin, se pose le problème de la prescription. Les mineurs ne dénoncent jamais les faits. Ils le font une fois devenus adultes, mais il est souvent trop tard pour faire un dépôt de plainte, la prescription étant de trois ans. Comme dans les cas d'agressions sexuelles sur mineurs, il conviendrait que le point de départ de la prescription parte de la majorité de la victime.

Pour conclure, je dirai que le caractère lucratif du trafic d'êtres humains et l'absence de sanctions concernant ces pratiques ont favorisé le développement de ces activités illégales sur le territoire français. Pour que les auteurs soient arrêtés, que les filières soient démantelées, les victimes doivent porter plainte. Pour cela, elles doivent être protégées administrativement et socialement. La lutte contre l'esclavage moderne ne pourra être efficace sans une coordination des services de répression et la mise en place de dispositifs effectifs de protection des victimes. Je vous remercie.

Mme Georgina VAZ CABRAL : Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, dans le cadre d'un programme européen « Daphné », financé et soutenu par la Commission européenne, relatif à la lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, le comité contre l'esclavage moderne a réalisé une étude comparée sur six pays de l'Union européenne. Il a ainsi mis en évidence certains éléments de réflexion sur la situation française.

Les notions d'esclavage et de traite des êtres humains ne sont pas définies en droit français alors qu'elles sont condamnées en droit international et européen. La convention de 1926 relative à l'esclavage définit l'esclavage comme « l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux ». La convention qui vient d'être signée en décembre 2000 par la majorité des membres de l'Union européenne - dont la France - relative à la criminalité organisée, ainsi que le protocole additionnel concernant la traite des personnes, définissent également la traite des êtres humains comme « un déplacement violent de victimes afin de les exploiter ».

Ce défaut de définition en droit français et d'incrimination est contraire aux positions européennes, puisque l'action commune du 24 février 1997 invitait les Etats de l'Union à prendre les mesures nécessaires pour améliorer la répression en matière d'esclavage et de traite des êtres humains.

D'autres Etats de l'Union, tels que l'Italie, la Belgique, l'Autriche et les Pays Bas, prévoient des incriminations spécifiques d'esclavage et de traite des êtres humains. Elles ont été prises soit par application de conventions internationales, soit dans le cadre d'une politique générale de lutte contre l'esclavage et de protection des victimes. La Belgique et l'Italie possèdent la politique la plus avancée, politique dans laquelle la participation de la victime est primordiale dans un but d'efficacité de la répression.

La Belgique, suite à une commission parlementaire, a mis en place une politique structurelle de répression contre la traite accompagnée de mesures d'assistance aux victimes. Cette politique a conduit à la loi du 13 avril 1995, qui est un aménagement de procédures. Aucune réelle incrimination n'a été créée ; les parlementaires belges ont repris les éléments du code pénal en les adaptant aux situations actuelles. Ils ont ainsi aménagé une politique afin de faciliter la répression, le travail des autorités judiciaires et le travail social.

L'Italie, qui a repris l'exemple de la Belgique, a établi une politique d'assistance aux victimes en vue d'une meilleure répression, en introduisant dans sa politique d'immigration et dans la législation sur la condition des étrangers un article 18 qui prévoit une procédure d'assistance sur deux modèles : premièrement, dépôt de plainte de la victime qui va faciliter le travail des enquêteurs, du Parquet, dans la recherche des informations ; deuxièmement, si la victime, par peur, n'a pas le courage suffisant pour porter plainte, on établira un climat de confiance en posant certaines conditions qu'elle devra remplir. Ces mesures d'assistance sont accompagnées de la délivrance d'un titre de séjour dans le but d'améliorer la répression.

L'objectif de ces politiques mises en place en Europe est la répression, mais en faisant participer la victime et surtout en établissant un climat de confiance avec une assistante sociale spécialisée. Elles sont aussi marquées par la création de centres d'accueil spécialisés, une formation des éducateurs et du personnel concerné, une formation des policiers et l'institution de cellules de coordination et de coopération qui doit permettre de suivre et contrôler cette politique d'assistance. Ces cellules sont composées des autorités judiciaires, du Parquet, des services sociaux et des associations.

De nombreuses victimes, en portant plainte, mettent leur vie en danger, et risquent des représailles sur les membres de leur famille ou sur elles-mêmes ; le retour dans le pays est donc impossible. Les titres de séjour, provisoires ou définitifs, vont donc être délivrés au cas par cas, après examen par cette cellule de coordination et avis du Parquet ou du préfet.

Il semble nécessaire de mettre en place, en France, une politique générale de lutte et de protection des victimes de l'esclavage ou de la traite des êtres humains, notamment par la mise en place d'une commission spécifique de coordination, comme l'a fait l'Allemagne qui n'a pourtant pas encore de politique générale de lutte contre l'esclavage : le Land de Berlin, par exemple, a créé il y a cinq ans une commission spécialisée qui regroupe politiques, autorité judiciaire, services sociaux et associations de façon à mettre en place une politique et à la suivre. Il convient également de créer des centres spécialisés adaptés aux nécessités des victimes d'esclavage. En effet, la répression de ce type de criminalité ne peut être conçue sans une protection efficace des victimes, leur participation étant indispensable. Je vous remercie.

M. le Rapporteur : S'agissant des agences de placement, vous nous dites qu'elles sont identifiées ; vous avez même évoqué l'idée que des relais existeraient sur notre territoire national. Ai-je bien compris ?

Mme Céline MANCEAU : Non, ce n'est pas cela. Les agences de placement sont basées notamment dans les pays asiatiques - Philippines, Sri Lanka - et les pays récepteurs de main-d'_uvre sont en général les pays du golfe Persique et du Proche et Moyen-Orient. Les victimes d'esclavage n'arrivent sur le territoire français que lorsqu'elles accompagnent leurs employeurs.

M. le Rapporteur : Un rapport du Conseil de l'Europe sur cette question évalue à 4 millions le nombre de femmes vendues dans le monde dans le cadre de la traite des êtres humains. Ce rapport précise par ailleurs que plusieurs milliers de femmes seraient dans cette situation en France. Confirmez-vous cette évaluation ?

Mme Céline MANCEAU : Il est difficile d'avancer des chiffres précis car les victimes ne cotisent pas à la Sécurité sociale, n'ont pas de papier et ne votent pas... Cependant, le comité existe depuis sept ans, nous sommes actifs depuis huit ans, et actuellement nous avons un à deux signalements par jour, uniquement sur la région parisienne. Nous avons traité plus de 300 dossiers dans cette région, mais tous les cas signalés au CCEM ne sont pas traités car nous les prenons en charge juridiquement à partir du moment où la victime porte plainte. Or la grande majorité des victimes refusent de porter plainte, ou les faits sont prescrits, ou encore l'employeur est parti. Mais ce chiffre de plusieurs milliers de femmes victimes d'esclavage domestique en France me paraît proche de la réalité.

Nous nous sommes rendu compte qu'il existait de véritables filières et des pratiques établies entre l'Afrique de l'ouest et la France. Ces situations se trouvent généralement dans les banlieues parisiennes défavorisées - nous avons identifié les quartiers.

M. le Rapporteur : Avez-vous des éléments statistiques sur le retrait des plaintes ? Avez-vous une idée du nombre de victimes qui refusent de poursuivre leur action ?

Mme Georgina VAZ CABRAL : En France, non. Je vous ai parlé des exemples belges et italiens. La politique italienne a été mise en place en 1998 et les autorités ne disposent pas encore de statistiques sur le phénomène. Mais ce sont des propos qui reviennent régulièrement dans les études, les conférences, les interventions au sein de l'Union européenne : les plaintes sont retirées suite aux pressions.

M. le Rapporteur : Même dans ces deux pays qui disposent d'une législation plus complète sur ce sujet ?

Mme Georgina VAZ CABRAL : Oui, tout à fait. Je prendrai un autre exemple, celui de l'Allemagne. Les victimes, sachant que leur titre de séjour était valable pendant la durée de la procédure judiciaire, avaient peur de retourner dans leur pays d'origine et retiraient leur plainte. Elles ont trop peur des représailles qui peuvent être exercées sur elles et leurs familles. La presse italienne a fait part d'un cas grave : après jugement, le fils d'une victime a été assassiné. Il s'agit d'un cas extrême, certes, mais qu'il ne faut pas ignorer.

Mme la Présidente : Madame Manceau, je voudrais revenir sur les filières établies entre l'Afrique de l'ouest et la France : le phénomène va-t-il au-delà du cas des Français qui reviennent en France avec une petite Africaine dans leurs bagages ? Existe-t-il des bureaux de placement ?

Mme Céline MANCEAU : Les employeurs des Africaines de l'ouest sont souvent des compatriotes, des couples mixtes ou des Français expatriés revenant en France. Mais il ne s'agit là que de « bricolage », et non pas de filières mafieuses comme on peut en trouver en Italie ou en Belgique. Pour ce type de filières, les victimes sont recrutées directement par les employeurs ou par un intermédiaire, un trafiquant d'enfants. Je vous parlerai tout à l'heure de l'histoire de Paulette, ce qui vous permettra de comprendre comment fonctionne ce trafic.

La grande majorité de ces trafics a lieu en Afrique de l'ouest, et une petite partie des enfants est envoyée en Europe, notamment en France, dont on connaît les liens historiques qui l'unissent à ces pays.

Mme la Présidente : Ces jeunes femmes sont-elles vendues par leur famille à des compatriotes qui viennent s'installer en Europe ou sont-elles emmenées pour être scolarisées et renvoyées ensuite chez elles ?

Mme Céline MANCEAU : L'enfant qui est au centre de ces transactions n'en connaît pas les modalités. Quand on vient chercher un enfant en Afrique, il peut y avoir versement d'une compensation financière - ou en nature - à la famille. Cependant, la plupart des parents laissent partir cet enfant « gratuitement » car ils pensent qu'il aura ainsi une chance de s'en sortir ; d'ailleurs, les employeurs promettent en général aux parents de le scolariser.

Mme la Présidente : Avez-vous rencontré des cas où les employeurs scolarisaient les enfants, mais leur demandaient, en échange, quantité de services. Ce ne serait plus de l'esclavage mais des doubles journées ?

Mme Céline MANCEAU : En Afrique, les enfants travaillent ; ils font, très jeunes, partie du système productif. Parmi les victimes que nous avons recensées, deux seulement étaient scolarisées, et ce de façon anarchique ; en fait, les employeurs ont été obligés de les scolariser après intervention d'une assistante sociale. Mais il est évident que si l'on amène ces enfants en France ce n'est absolument pas pour qu'ils aillent à l'école ; c'est parce que des familles ont besoin d'eux. D'ailleurs, la composition moyenne de la famille est de plus de quatre enfants ; elle a donc besoin de domestiques. Les femmes travaillent, ne sont plus au foyer et elles rencontrent, vous le savez, des problèmes de garde d'enfants ; la main-d'_uvre enfantine est gratuite dans leur pays, elles vont donc la chercher. En général, une mineure travaille environ cinq ans sur le territoire français ; ces petites victimes arrivent entre 10 et 15 ans et repartent vers 18/20 ans, remplacées par des enfants plus jeunes.

M. Franck DHERSIN : Pensez-vous que le personnel des ambassades abuse encore de ce type de pratiques ?

Mme Céline MANCEAU : Plus de 20 % des employeurs des victimes répertoriées étaient protégés par une immunité de juridiction ; cela concerne non seulement les diplomates mais également les employés d'ambassade. De nombreuses secrétaires ramènent dans leurs bagages une petite fille ou une jeune femme - non rémunérée, bien entendu.

Mme la Présidente : Je propose que Mme Azirou nous présente maintenant son exposé.

Mme Zohra AZIROU : Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, le service social du comité contre l'esclavage moderne souhaite attirer votre attention sur l'accompagnement social spécifique d'une personne victime de l'esclavage moderne, et pour ce qui nous concerne de l'esclavage domestique. Ce n'est pas une prise en charge ordinaire d'une personne en difficulté pour laquelle les politiques nationales d'action sociale ont prévu des dispositifs d'aide.

La personne est avant tout une victime. Ces hommes, ces femmes et ces enfants sont des victimes asservies, complètement exploitées et toujours maltraitées. Leur vulnérabilité psychologique ou physique les enferme dans un isolement presque total. Nous avons le devoir de dénoncer ce système et de faire respecter la dignité de ces personnes. Toute atteinte à leur dignité apparaît comme intolérable. Mon témoignage en tant qu'assistante sociale voudrait servir à faire prendre conscience de l'ampleur du phénomène qui impose des réponses urgentes.

Aujourd'hui, le service social assure un suivi d'une cinquantaine de victimes dépourvues de papiers d'identité - confisqués par l'employeur -, de repères et de contacts. Les victimes se retrouvent dans une grande précarité, sont démunies de tout - statut, couverture sociale, repères, famille, amis, logement, ressources - et sont sans espoir. Bref, sans aucun droit. Leur très grande fragilité psychologique les rend vulnérables à tout point de vue. Leur détresse peut les amener à commettre l'irréparable. Rompre l'isolement est la priorité du comité contre l'esclavage moderne.

Le premier accueil est d'une importance capitale : c'est là que tout va se jouer. Les victimes sont en état de choc. Elles arrivent au service avec dans le regard l'indescriptible drame qu'elles ont vécu. Dès lors, un accompagnement social se met en place.

Il faut savoir qu'une situation d'esclavage qui persiste entraîne chez les victimes une volonté de rompre avec leur milieu familial qu'elles désignent comme principal responsable de leur souffrance. Un retour éventuel dans le pays d'origine s'avère impossible puisqu'elles pensent être rejetées par leur communauté pour avoir osé dénoncer leur situation.

Le temps est très long entre le moment où une procédure judiciaire est engagée et le moment où celle-ci aboutit. La victime connaît d'autres difficultés liées à son isolement administratif : pas de papier, pas de travail, hébergée par-ci par-là, gros problèmes psychologiques. Ne sachant ce qu'elles vont devenir, plusieurs d'entre elles font des tentatives de suicide à répétition. Elles sont des proies faciles et la prostitution les guette, quand elles n'y sont pas déjà.

Rassurer, conforter, protéger, redonner confiance est la mission première du service social. Une fois la confiance établie, on explique ce qu'est le comité contre l'esclavage moderne, ses objectifs et un certain nombre d'informations leur sont données pour expliquer leur prise en charge : qui sont les intervenants, quelles sont les activités qu'on va leur proposer, la charte de prise en charge - on passe un véritable contrat avec les victimes -, l'apprentissage de la langue française, les différentes formations auxquelles elles peuvent avoir accès, les familles d'accueil chez qui nous allons dans un premier temps les héberger, l'appartement d'urgence que nous possédons à Paris et qui est anonyme, l'aide financière qu'on peut leur apporter.

Outre l'assistance dispensée aux victimes, le comité contre l'esclavage moderne sensibilise les services qui peuvent être concernés à chaque fois que cela est nécessaire : préfectures, ministères, services consulaires en France, ambassades et consulats de France à l'étranger, etc. Le service social recherche des solutions à court, moyen et long terme. Il se veut un lieu de reconstruction de la personne. L'accompagnement et le suivi social mettent l'accent sur des questions telles que la souffrance, la santé, la liberté, la dignité, l'espérance, les projets socioprofessionnels et le projet de vie.

Nous sommes en contact avec certaines entreprises dans le but de trouver des projets d'autonomisation. Cependant, notre manque de moyens financiers nous amène à formuler des demandes de dons dans des domaines très larges. Certains de nos interlocuteurs, qui découvrent avec stupeur ce phénomène, répondent positivement et nous demandent de la documentation. D'autres, informés par la médiatisation de certaines affaires, nous manifestent leur sympathie en donnant aussi leur accord pour une contribution à nos actions. Néanmoins, les moyens et les réponses restent très insuffisants.

Lorsque la personne a pu obtenir une régularisation sur le territoire français, avec autorisation de travailler, une autre étape commence. Il faut en effet mettre en route un projet d'autonomisation, c'est-à-dire construire un projet professionnel adapté ; parcours difficile pour beaucoup d'entre elles du fait de leur faible niveau scolaire. Des résultats sont malgré tout visibles et nos contacts avec des entreprises ou des centres de formation nous laissent espérer quelques réussites. Quand il y a eu absence totale de scolarité, le service social met en place des apprentissages et valorise les savoir-faire - alphabétisation, cours de peinture, de dessin, de danse, de couture et différents travaux manuels.

Nous avons, bien entendu, des liens avec des structures extérieures au comité. Si le comité contre l'esclavage moderne est la seule organisation non gouvernementale en France spécialisée dans l'assistance aux victimes de l'esclavage domestique, son service social pratique la polyvalence. La prise en charge d'une victime ne peut être que globale. Elle amène à créer des liens avec les structures de droit commun en faisant bénéficier les victimes de dispositifs de solidarité nationale. Mais la précarité ainsi que la particularité de leur problématique en fait des exclus d'une autre nature. En situation de clandestinité non désirée pour une grande majorité d'entre elles, elles sont dans un premier temps murées dans leur désespoir, sans projet. Leur seule demande est de comprendre pourquoi une telle injustice.

Les victimes de l'esclavage domestique ne sont pas des personnes en difficulté comme les autres. Pour illustrer ce propos, le thème de l'hébergement est exemplaire. Ces personnes sont, je le répète, des victimes. Elles ont besoin d'être protégées puisque leur vie est souvent en danger. Or, actuellement, les centres d'hébergement d'urgence n'offrent en aucune manière cette protection.

Le comité contre l'esclavage moderne devait trouver rapidement une solution et a mis en place un réseau de familles d'accueil, toutes bénévoles et d'accord pour signer un contrat d'accueil précisant les modalités de leur coopération.

Héberger des victimes traquées n'est pas chose facile. L'État doit prendre ses responsabilités et créer des structures d'hébergement spécialisées avec un encadrement professionnel pluridisciplinaire. Le Comité contre l'esclavage moderne fait le travail du service public. Nous pouvons témoigner de l'urgence à mettre en place des dispositifs cohérents pour assurer la protection des victimes.

Par ailleurs, une réflexion doit être menée pour mettre en place des formations adaptées pour les professionnels et les bénévoles qui seront en contact avec ces victimes.

Les situations d'esclavage domestique que l'on traite au comité sont particulièrement difficiles. Et elles le sont doublement quand elles s'accompagnent d'un handicap. Je vous citerai deux exemples auxquels le comité a été confronté :

- un jeune homme de 20 ans est devenu malvoyant à la suite de mauvais traitements répétés depuis de nombreuses années - une conférence de presse a eu lieu hier pour parler de son cas.

- un autre jeune homme de 20 ans a été amputé des deux jambes, jeté sous un train en Roumanie et a fait l'objet de trafics dans de nombreux pays d'Europe par un réseau de gitans qui le faisaient mendier pour gagner de l'argent.

Ces deux jeunes, en situation irrégulière, désemparés, ont mobilisé l'énergie du comité contre l'esclavage moderne afin de trouver des solutions humaines.

Comment faire quand aucune institution ni organisme spécialisé dans le handicap ne répondent, contraints eux-mêmes d'obéir à des règlements souvent rigides et à des procédures très longues ? Pour assurer l'accompagnement de ces victimes, le service social dispose d'une assistante sociale à plein temps, d'une équipe de dix bénévoles, d'un bureau au sein du siège de l'association, d'un appartement d'urgence de type F4 et d'un réseau de familles d'accueil bénévoles dans la France entière.

La victime doit être hébergée dans un endroit sécurisé dès sa libération. En raison de nombreuses menaces qui pèsent sur elle, ces lieux d'hébergement restent anonymes. Les moyens sont loin de répondre aux besoins du comité contre l'esclavage moderne.

Je terminerai par des propositions : reconnaître le statut de victime ; obtenir un titre de séjour temporaire ou définitif si nécessaire avec autorisation de travailler - les victimes passent en effet d'une situation d'hyperactivité à une oisiveté totale, ce qui les déstabilise complètement - ; le versement d'une allocation spécifique dès le début de leur prise en charge ; la création de structures d'hébergement spécialisées ; la désignation d'un interlocuteur dans chaque ministère ou organisme concerné ; la création d'une cellule de coordination interdisciplinaire ; et la prise de mesures sévères à l'encontre des Etats et des particuliers qui cautionnent ces faits.

Le Comité contre l'esclavage moderne tient à inscrire son témoignage dans la défense des droits humains. Il se veut le porte-parole de ces victimes auprès des autorités publiques. Les changements de mentalité sont possibles s'il y a une réelle mobilisation de tous. Le service social veut être un tisseur de réseaux, de liens, de forces sociales, de solidarités diverses et variées. Les collaborateurs bénévoles et salariés qui s'engagent dans la lutte contre cet esclavage des temps modernes sont conscients de l'ampleur de la tâche. Je vous remercie.

Mme Paulette Lokassa est introduite.

Mme la Présidente : Je vous remercie, madame Azirou. Peut-être pourrions-nous entendre maintenant Mme Paulette Lokassa, qui a été victime de l'esclavage domestique.

Mme Céline MANCEAU : Si vous le permettez, étant donné qu'il est très difficile pour Paulette de parler de son passé, je raconterai son histoire à sa place. Elle pourra par la suite répondre à vos questions.

Paulette est née il y a vingt-six ans dans un petit village du Bénin. Ses parents sont pauvres et n'ont pas les moyens de l'envoyer à l'école. Alors, quand une dame vient au village et propose d'emmener Paulette et sa jumelle Pierrette au Nigeria pour qu'elles y trouvent un travail, ils acceptent. Les fillettes ont 7 ans. La dame, qui est en fait un trafiquant d'enfants, les fait travailler comme bonnes et empoche l'intégralité des salaires.

Après sept ans de travail difficile au Nigeria, Paulette et sa jumelle parviennent à regagner leur village natal. Là, une seconde dame, Mme « O », propose d'emmener les enfants en France. Les parents acceptent à nouveau. Pour eux, envoyer leurs filles, c'est leur donner enfin une chance de réussir dans la vie. Mme « O » fait passer les frontières aux deux jeunes filles sans aucune difficulté. Là, elle va louer les jumelles comme bonnes à quatre familles successives ; les familles versent chaque mois leur salaire - entre 500 et 1 000 francs par mois - à Mme « O ».

Entre deux placements, Paulette séjourne chez Mme « O » dans un petit appartement à Paris. Comme cette dernière travaille dans la journée, elle enferme Paulette dans un cagibi sans lumière, et ce pendant des journées entières. Pendant six ans, Paulette va vivre, en France, un véritable calvaire. Elle travaille tous les jours de la semaine, se lève à six heures et se couche à une heure du matin - l'électricité coûtant moins cher la nuit, les jeunes filles repassent à ce moment-là. Elle ne perçoit absolument aucun salaire. Elle dort par terre dans la chambre des enfants et subit au quotidien les coups et les insultes. Pire, elle se fait violer par le mari de sa patronne, Germain. Elle tombe enceinte et se fait avorter par Mme « O ». Cette situation est d'autant plus difficile à supporter qu'elle est séparée de sa s_ur jumelle qu'elle ne reverra plus. Violée et enceinte, elle aussi, sa grossesse est trop avancée pour la faire avorter et Mme « O »la renvoie au Bénin sans un centime.

En 1995, le calvaire de Paulette touche à sa fin. Elle rencontre Blaise, un étudiant qui habite à côté. Ce dernier s'émeut de sa situation et Paulette, par bribes, lui raconte son histoire. Blaise décide de l'aider : il organise sa fuite et la cache chez lui. Depuis, Blaise est devenu le mari et le père des deux enfants de Paulette.

En 1998, soit trois ans après les faits, Blaise entend parler du Comité contre l'esclavage moderne à la radio. Il m'appelle et me raconte l'histoire de Paulette. Il m'explique qu'elle est en situation irrégulière et que pour cette raison, elle ne peut porter plainte. Blaise me demande de faire quelque chose pour Paulette, mais surtout pour les autres fillettes que Mme « O » a ramenées et ramène peut-être encore en France. Je vois Paulette et je tente de reconstruire son histoire.

Le Comité contre l'esclavage moderne envoie ce témoignage au Parquet de Paris et demande qu'une enquête sur les agissements de Mme « O » soit ouverte. Le dossier est aussitôt classé sans suite, sans que Paulette soit entendue. Le procureur m'explique qu'il n'existe pas de fondement légal permettant de poursuivre Mme « O ».

Le Comité contre l'esclavage moderne signale les agissements des anciens employeurs de Paulette au Parquet de Pontoise. Malheureusement, les faits que l'on reproche à ses employeurs sont déjà prescrits. Une enquête est néanmoins ouverte pour les faits de viol reprochés au dernier employeur, Germain. Paulette est longuement entendue par les policiers, très émus par son histoire. Mais ils commettent une erreur. Ils envoient une première convocation à Germain, soupçonné de viol. Celui-ci ne répond pas. Ils lui en envoient une seconde. Germain ne se déplace toujours pas. Les policiers se rendent alors à son domicile et constatent qu'il a pris la fuite ; il est parti au Bénin. Il est allé voir la famille de Paulette pour faire pression sur elle. Nous apprendrons plus tard qu'il a donné 300 francs à ses parents pour forcer cette dernière à retirer sa plainte. Paulette n'aura pas l'occasion de retirer cette plainte car entre-temps, le Parquet de Pontoise a classé son dossier.

Il est vrai que l'histoire de Paulette est dramatique, mais il est tout aussi dramatique que la justice française n'ait rien pu faire pour elle. Vous devez comprendre que des Paulette, il y en a plein en France - des milliers -et nous espérons que des mesures seront prises pour que la justice ne soit plus impuissante face à de telles histoires.

Mme la Présidente : Madame Paulette Lokassa, je vous remercie beaucoup d'être venue aujourd'hui. Il est très important pour nous d'avoir des témoignages directs, afin de prendre encore plus fortement conscience de ce qu'il est indécent que la justice de notre pays n'arrive pas à poursuivre dans des situations de ce type. Dans certains cas, l'immunité diplomatique ne peut pas être levée, dans d'autres, la prescription empêche toute action...

Madame Lokassa, si vous le désirez, vous pourrez répondre aux questions que nous souhaitons vous poser, sinon Mme Manceau le fera à votre place.

Mme Paulette LOKASSA : Je suis désolée, mais il est très difficile pour moi de m'exprimer. Je suis très contente d'être ici parmi vous, avec le Comité contre l'esclavage qui m'a beaucoup aidée.

Mme la Présidente : Vous avez deux petits enfants.

Mme Paulette LOKASSA : Oui, ils ont 2 ans et demi et 6 mois.

Mme la Présidente : Avez-vous encore quelques liens avec le Bénin ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui, j'ai des contacts avec ma famille en Afrique, par téléphone et par courrier.

Mme la Présidente : Avez-vous des nouvelles de votre s_ur jumelle ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui, elle est en Afrique avec sa fille de 7 ans.

Mme la Présidente : Vous avez donc pu garder le contact. Grâce au CCEM et à Blaise, vous avez vraiment pu reconstruire une existence. Avez-vous pu régulariser votre situation en France ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui, nous sommes, mon mari et moi - il est Camerounais - en situation régulière.

Mme la Présidente : Vos enfants sont nés à Paris ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui.

Sachez qu'il est difficile pour moi d'être ici aujourd'hui. J'ai décidé de venir car je voulais témoigner, parler au nom des victimes qui ont été violées et brutalisées par leurs employeurs.

Mme la Présidente : Pensez-vous que ces victimes sont nombreuses en France ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui.

Mme Céline MANCEAU : Mme « O » a fait du trafic d'enfants son activité. Paulette connaît d'autres jeunes filles qui ont été, comme elle, ses victimes. Peut-être continue-t-elle, mais il est difficile de le savoir car elle se déplace.

Mme la Présidente : N'y a-t-il aucun moyen de la localiser et de l'interroger, puisque vous connaissez son nom ?

Mme Céline MANCEAU : Nous avions un numéro de téléphone et une adresse. J'ai demandé à Paulette de téléphoner afin de vérifier - à sa voix - s'il s'agissait bien de Mme « O », mais a priori, les occupants ont déménagé.

Mme la Présidente : Vous n'avez pas dénoncé les faits au Parquet de Paris ?

Mme Céline MANCEAU : Si, bien entendu. Les faits ont été dénoncés au Parquet de Paris quand Mme « O » habitait encore ce domicile ; nous avions l'adresse et le numéro de téléphone. Le problème a été le suivant : absence de fondement légal donnant lieu à une poursuite.

Mme la Présidente : Si, il y a au moins trafic de main-d'_uvre et abus de faiblesse d'autrui ; ces textes peuvent être utilisés.

Mme Céline MANCEAU : Oui, mais les faits étaient prescrits.

Mme la Présidente : Sauf pour les enfants qu'elle ramène encore en France.

Mme Céline MANCEAU : Mais pour ceux-là, la police avait besoin de procéder à des investigations ; or elle n'a même pas voulu entendre le témoignage de Paulette. Le substitut qui s'occupait du dossier est allé voir le procureur qui lui a répondu que les faits étaient anciens et qu'il n'y avait pas de fondement légal. Et en cherchant dans le code pénal, nous n'avons pas trouvé d'article correspondant à cette situation : ramener des enfants en France et louer leurs services.

Mme la Présidente : Il existe des infractions pénales, mais encore faut-il que la police enquête car effectivement la preuve est difficile à rapporter.

M. le Rapporteur : Je voudrais moi aussi vous remercier, madame Lokassa, d'être venue donner un visage aux victimes de cette barbarie.

Je suis étonné par vos propos, madame Manceau, concernant l'absence de base légale ; vous connaissiez tout de même l'identité d'une personne dont l'activité était de louer le travail d'autres personnes : cela s'appelle du trafic de main-d'_uvre. Et je suis persuadé que d'autres incriminations auraient pu être évoquées.

Mme Céline MANCEAU : Paulette avait été ramenée en France cinq ans avant cette plainte. Le substitut et le procureur cherchaient du côté, en effet, du trafic de main-d'_uvre et de l'hébergement clandestin, mais les faits étaient prescrits. Ils auraient dû entendre Paulette, faire un repérage des lieux, bref mener des investigations. Or le dossier a tout de suite été classé sans suite.

Je leur avais, bien entendu, envoyé le témoignage de Paulette, mais je ne suis pas officier de police judiciaire, ce n'est pas à moi de mener une enquête.

Mme la Présidente : Il faudra, mes chers collègues, que nous entendions des magistrats.

Mme Céline MANCEAU : Il ne faut pas oublier qu'il y a trois ans, la situation française n'était pas la même. Étant donné que le mot esclavage n'apparaît pas dans le code pénal, dans les premiers dossiers signalés à la justice française, les poursuites étaient réalisées sur un mauvais fondement - l'incrimination de la réduction en esclavage comme crime contre l'humanité ne peut s'appliquer dans ces cas. Et le Parquet, surpris par cette situation, ne savait pas comment traiter ces dossiers. Depuis deux ans, un travail approfondi a été mené avec les Parquets, notamment celui de Paris, et cela fonctionne bien. Aujourd'hui, cette histoire ne serait plus possible.

Mme la Présidente : Ce qui ne serait plus possible, c'est le classement sans suite !

Mme Chantal ROBIN-RODRIGO : Je voudrais m'associer aux remerciements adressés à Paulette Lokassa et la féliciter pour le courage dont elle a fait preuve aujourd'hui.

Ma question concerne les enfants qui sont actuellement loués par cette Mme « O ». Je comprends bien que cette dame se déplace sur l'ensemble du territoire, mais comment peut-on expliquer qu'une enquête, au niveau national, n'ait pas été diligentée puisqu'elle continue son trafic ?

Mme Céline MANCEAU : Il s'agit surtout d'un problème de moyens. Je viens de vous parler du cas de Paulette, mais je peux aussi vous citer d'autres cas encore plus dramatiques puisqu'il s'agit d'une maison close où travaillent des mineur(e)s. Nous avons donné, pendant un an, toutes les informations nécessaires aux services de police. Or, ils n'ont pas bougé et ce dossier a été classé sans suite.

Il est vrai que les policiers ont beaucoup de travail, sont débordés, mais peut-être sont-ils, en outre, débordés par cette situation, ces infractions dont ils n'ont pas l'habitude ; je pense sincèrement qu'ils ne savent pas les appréhender. Dans l'affaire que je viens de vous citer, des investigations nationales voire internationales étaient nécessaires, mais avec quels moyens ? C'est toujours ce que le Parquet nous répond.

M. le Rapporteur : Sur cette dernière affaire, pouvez-vous nous en dire plus : il s'agit bien d'une maison close où travaillent des mineurs ?

Mme Céline MANCEAU : Je vous transmettrai le dossier qui avait été envoyé à l'OCRTEH et à la brigade des mineurs, il y a environ un an et demi.

Mme la Présidente : Les faits ne sont peut-être pas prescrits, c'est une affaire que l'on peut faire ressortir.

Mme Céline MANCEAU : Le mineur qui s'est enfui de cette maison close été entendu à la fois par l'OCRTEH et la brigade des mineurs - je ne voulais pas qu'il ait à raconter son histoire deux fois. Les policiers auraient dû procéder à un repérage des lieux car cet enfant n'avait pas l'adresse exacte mais pouvait reconnaître le quartier. Or le Parquet de Bobigny a classé le dossier.

M. le Rapporteur : Vous nous ferez, madame Manceau, parvenir le double de la plainte.

Mme Céline MANCEAU : Tout à fait, nous souhaitons vivement que le dossier soit rouvert. Le problème de ces maisons closes, c'est qu'elles bougent. Il aurait donc fallu que les services de police, notamment de l'OCRTEH qui sont assez efficaces, interviennent tout de suite.

Or l'OCRTEH n'a pas été saisi car le mineur, qui a été violé et forcé à se prostituer - avec d'autres jeunes filles - et qui était par ailleurs esclave domestique, n'a pas vu de transmission d'argent. Pour qu'il y ait prostitution, il faut qu'il y ait échange d'argent. C'est donc la brigade des mineurs qui a été chargée de cette affaire.

Je vous transmettrai les statistiques, mais nous avons malheureusement énormément de classements sans suite, faute d'investigations policières. C'est la raison pour laquelle nous réclamons des services spécialisés sur ce type d'affaires au sein des Parquets et des services de police et de gendarmerie.

M. le Rapporteur : Vous avez affaire à de nombreuses affaires de ce type où l'on retrouve à la fois des faits de prostitution et d'esclavage domestique ?

Mme Céline MANCEAU : Cela arrive, oui. Un tiers des mineures en situation d'esclavage domestique sont violées par l'employeur. Pour autant, ce n'est pas du proxénétisme.

M. le Rapporteur : Et quel est le pourcentage de prostitution de mineures ?

Mme Céline MANCEAU : C'est très marginal.

M. le Rapporteur : Madame Lokassa, pouvez-vous nous expliquer comment vous avez pris la fuite avec l'aide de votre futur mari ? Avez-vous été obligée de vous cacher ? Les employeurs ou Mme « O » vous ont-ils recherchée ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui, ils ont essayé de me retrouver. J'ai trouvé le courage de m'enfuir quand ma s_ur a été renvoyée en Afrique. J'ai été violée à 18 ans et à 19 j'ai rencontré Blaise - je promenais le petit garçon que je gardais. Il m'a abordée et quand je lui ai raconté mon histoire, il ne me croyait pas ; il pensait que je blaguais. Je ne l'ai plus vu durant deux semaines, car j'étais enfermée. Un jour, il m'a aperçue au balcon et m'a demandé de descendre ; je lui ai répondu que je ne pouvais pas.

Mes employeurs, qui avaient remarqué qu'il s'intéressait à moi, lui ont interdit de m'approcher. Du coup, cela l'a intrigué et il a voulu savoir ce qui se passait ; il ne comprenait pas qu'une jeune fille puisse rester enfermée et ne pas aller à l'école. J'avais peur de sortir, ils me menaçaient, me disaient que la police allait m'arrêter et me mettre en prison.

Quand ma s_ur a été renvoyée en Afrique - enceinte de six mois de son employeur -, j'ai eu très mal ; on m'avait pris une partie de moi. J'ai failli me suicider. Blaise m'a aidée à m'enfuir et j'ai été placée dans une autre famille. Mes employeurs, qui me recherchaient, ont trouvé l'adresse de cette famille, l'ont appelée, menacée. Ils disaient qu'ils allaient appeler la police, que je leur appartenais, que j'étais leur objet et qu'ils pouvaient faire tout ce qu'ils voulaient. Malgré cela, les personnes qui m'avaient accueillie m'ont gardée et aidée ; je suis ensuite allée vivre avec Blaise.

Blaise a alors découvert l'existence du CCEM lors d'une émission de télévision. Nous avons envoyé un courrier afin de dénoncer ces personnes, notamment Mme « O » qui fait du trafic d'enfants et de jeunes filles - j'ai rencontré deux ou trois de ces jeunes filles. Quand nous sommes arrivées en France, ma s_ur et moi, nous avons été tout d'abord placées dans une famille à Argenteuil, dans une villa, où nous travaillions 24 heures sur 24. J'y ai rencontré une femme de 30 ou 40 ans qui était là depuis son enfance. Elle était mineure lorsqu'elle est arrivée et n'a jamais pu repartir.

Mme « O » retourne en Afrique régulièrement et ramène d'autres enfants qu'elle place dans des familles. Elle avait un salon de coiffure. L'argent lui était toujours versé, et nous n'avions droit à rien. Nous n'avions pas le droit de sortir, nos papiers étaient confisqués, nous étions menacées ; c'était invivable. Il faut que ça s'arrête.

Nous vivons dans un pays pauvre, alors quand des personnes viennent nous faire des propositions, nous sommes contentes, nous pensons que nous pourrons nous en sortir, vivre comme tout le monde. Or quand on arrive en France, on s'aperçoit que ces propositions ne sont pas respectées.

Je voudrais que les choses changent et que les personnes contre qui j'ai porté plainte soient condamnées. Je vous remercie.

Mme la Présidente : Je vous remercie beaucoup, madame Lokassa.

Vous avez toujours travaillé dans des familles franco-africaines ?

Mme Paulette LOKASSA : Non, uniquement dans des familles africaines, car ils n'osent pas placer les jeunes filles dans des familles françaises, ils ont peur. Cela se passe entre les femmes togolaises et béninoises.

Mme la Présidente : Si cela ne vous ennuie pas, pouvez-vous nous décrire vos journées de travail ?

Mme Paulette LOKASSA : On s'occupe des enfants, on les accompagne à l'école - mais on ne reste pas longtemps dans la rue, car ils nous disent qu'on est surveillé ; on a donc très peur et on retourne très vite à la maison. On fait le ménage, on repasse la nuit, ils font les courses mais on s'occupe de tout. Même quand on est malade. Et ils ne nous emmènent pas à l'hôpital, c'est eux qui nous donnent des médicaments. On est frappé toute la journée et on n'a pas le droit de se plaindre.

M. le Rapporteur : Des médecins sont venus quand vous étiez malade ?

Mme Paulette LOKASSA : Jamais, c'est l'employeur qui nous donnait des médicaments.

Mme la Présidente : Et vous étiez nourrie correctement ?

Mme Paulette LOKASSA : Non, nous mangions les restes. Quand il y en avait.

Mme la Présidente : Et vous dormiez toujours dans la chambre des enfants ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui, par terre. Je me réveillais toujours la première mais quand j'avais du mal à me lever, le mari venait me donner des coups de pied à la tête, dans le ventre. Et je n'avais pas le droit de me plaindre.

Mme la Présidente : Et en hiver, vous étiez habillée comment ?

Mme Paulette LOKASSA : On nous donnait des vêtements déchirés qui semblaient venir d'un camion, et on devait se débrouiller pour en faire quelque chose.

Mme la Présidente : Et jamais d'argent ?

Mme Paulette LOKASSA : Jamais.

Mme la Présidente : Ni un objet à Noël, par exemple ?

Mme Paulette LOKASSA : Rien. Ils font Noël entre eux.

Mme la Présidente : Quel était le comportement des enfants à votre égard ?

Mme Paulette LOKASSA : Ils font comme leurs parents car ils leur disent de ne pas nous parler, qu'on est rien. Ils peuvent même nous taper.

Mme la Présidente : En Afrique, les jeunes filles participent-elles aussi à l'éducation des enfants ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui. Ça commence par une tante, une cousine qui vient en disant qu'elle va aider sa famille à élever les enfants. Elle en prend un en échange d'une certaine somme. Ensuite, on nous donne à une autre personne et on se retrouve dans un pays étranger.

M. le Rapporteur : Que se passait-il quand la famille partait en vacances ?

Mme Paulette LOKASSA : Ils ne partaient jamais tous ensemble, il y avait toujours quelqu'un qui restait pour nous surveiller, sinon, ils faisaient venir une personne.

Mme la Présidente : Vous n'avez jamais quitté Paris ?

Mme Paulette LOKASSA : Non.

M. le Rapporteur : Lorsque vous étiez au Nigeria, le rythme de vie était le même ?

Mme Paulette LOKASSA : Au Nigeria je pouvais sortir, aller vendre du pain et des petits gâteaux. Mais toujours accompagnée par un adulte de la famille. J'étais aussi toujours surveillée.

M. le Rapporteur : Vous nous avez dit qu'à Argenteuil, vous aviez rencontré une femme de 30 ou 40 ans qui était là depuis son enfance.

Mme Paulette LOKASSA : Oui, mais lorsque je suis partie d'Argenteuil, j'ai perdu le contact avec elle.

M. le Rapporteur : Elle avait toujours vécu dans la même famille ?

Mme Paulette LOKASSA : Non, elle a été déplacée souvent car Mme « O » demande une grosse somme en échange. Si la famille ne peut plus payer, elle trouve une autre famille.

M. le Rapporteur : Vous avez revu cette Mme « O », elle venait chez les employeurs ?

Mme Paulette LOKASSA : Oui, elle venait chercher son argent.

Mme la Présidente : Quelle somme était payée à Mme « O » chaque mois ?

Mme Paulette LOKASSA : Quand j'ai quitté Argenteuil, je suis allée à Chelles et là j'ai su qu'ils lui versaient 1 000 francs par mois. Je suis restée un an, mais la femme s'est retrouvée au chômage et ne pouvait plus payer. Elle a quitté le domicile, je suis restée seule avec le mari, alors Mme « O » est venue me chercher et m'a amenée chez elle. Lorsqu'elle partait travailler, elle m'enfermait dans un cagibi toute la journée, dans le noir - je ne pouvais même pas aller aux toilettes. Elle m'ouvrait le soir et me donnait à manger.

Un jour, j'ai trouvé un tournevis, j'ai ouvert la porte et je suis sortie. J'ai marché dans le quartier, mais je ne savais pas où aller, je ne connaissais personne. Je suis donc retournée à l'appartement, mais il y avait un code à l'entrée que je ne connaissais pas. La gardienne, qui ne m'avait jamais vue, n'a pas voulu m'ouvrir. J'ai donc attendu Mme « O » qui lui a dit que j'étais une cousine de passage. Elle était en colère de me voir là, alors elle m'a tapée, m'a cogné la tête contre les murs.

Deux jours après, elle m'a amenée dans son salon de coiffure et une dame togolaise est venue me chercher pour m'emmener à Cergy-Pontoise. J'y suis restée environ sept mois. Cette dame n'avait pas besoin d'une jeune fille, mais le faisait pour rendre service à Mme « O ». Elle lui versait 500 francs par mois.

Mme « O » est revenue me chercher, son cousin venait d'avoir un enfant, avait besoin d `aide et je suis allée chez lui à Villiers-le-Bel. Le couple versait 1 000 francs par mois, et c'est ce monsieur Mensah Germain qui m'a violée. Sa femme n'était pas au courant. J'ai essayé de lui faire comprendre. Elle a compris - elle me demandait si son mari me dérangeait la nuit, s'il me touchait - mais elle a refusé d'y croire. Comme elle travaillait la nuit, il venait dans la chambre et m'embêtait. Je fermais la porte à clé, mais il avait le double. Elle n'a jamais su que j'étais enceinte.

Lorsque je suis tombée enceinte, je l'ai dit au mari qui m'a fait faire un test de grossesse. Il m'a alors accompagnée à l'hôpital - il a dit à sa femme qu'on allait à l'ambassade du Bénin pour mon passeport. On a rencontré l'assistante sociale qui ne voulait pas que je me fasse avorter. Il m'avait donné les papiers de sa femme pour que je me fasse passer pour elle, mais l'assistante sociale a bien vu que ce n'était pas ma photo et que j'étais plus jeune. Il m'avait dit de raconter que c'était mon petit ami qui m'avait mise enceinte, sinon il me renvoyait en Afrique avec le bébé. L'assistance sociale a donné son accord et j'ai subi l'avortement. Nous sommes rentrés à la maison et sa femme n'a jamais rien su. Il a continué à me violer, mais j'avais décidé de le dénoncer à sa femme et à Mme « O ». C'est à ce moment-là que j'ai appris que ma s_ur était retournée en Afrique et que j'ai rencontré Blaise.

Mme la Présidente : Je vous remercie beaucoup de votre témoignage très émouvant, madame Lokassa. Nous sommes honteux que la justice française ne se donne pas plus de peine pour poursuivre et condamner des cas aussi lourds.

Un des objectifs de notre mission est d'arriver à mieux répondre à ces situations dramatiques, à bousculer les institutions de notre pays afin qu'une histoire telle que la vôtre ne puisse pas se reproduire et que des poursuites soient engagées à chaque fois que l'on a connaissance de faits aussi dramatiques.

Audition de M. Thierry PRIESTLEY,
secrétaire général de la Délégation interministérielle
à la lutte contre le travail illégal (DILTI),

accompagné de M. Raymond POINCET,
chargé de mission à la DILTI


(extrait du procès-verbal de la séance du 3 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

MM. Priestley et Poincet sont introduits.

M. Thierry PRIESTLEY : Je me propose de vous présenter de façon assez succincte les missions de la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI) en vous rappelant le champ sur lequel se situe son action. Puis, dans un deuxième temps, je vous indiquerai les deux critères que nous avons retenus pour définir les situations qui pourraient éventuellement s'inscrire dans le concept non juridique d'esclavage moderne et ainsi évoquer la typologie des situations que nous identifions dans ce cadre. Je vous rappellerai, pour mémoire, les réponses juridiques qui existent pour poursuivre et réprimer ce type de situations. Enfin, je vous donnerai quelques éléments statistiques, sachant que, par nature, il ne peut s'agir que de statistiques de verbalisation et non pas du tout de statistiques de situations qui, par hypothèse, sont clandestines, très cachées et qui ne parviennent pas facilement à la connaissance des administrations de contrôle.

La DILTI a été créée par le décret du 11 mars 1997 ; le même jour était promulguée la loi sur le travail illégal. C'est une Délégation interministérielle qui rassemble à peu près tous les ministères concernés : le ministère de l'Emploi et de la solidarité au premier chef puisque la Délégation est placée sous l'autorité du ministre en charge de ce secteur, le ministère de la Justice, le ministère de l'Intérieur avec des représentants de la police, le ministère de la Défense avec la gendarmerie, les ministères de l'Agriculture et des Transports avec les inspections du travail spécialisées dans ces deux domaines, l'URSSAF et la Mutualité sociale agricole habilitée également à exercer un contrôle sur le travail illégal.

Cette Délégation comprend environ une cinquantaine de personnes et sa mission est essentiellement de quatre ordres.

Tout d'abord, il s'agit d'une mission d'observation qui tend, notamment, à décrire tout ce qui existe en matière de travail illégal, afin de restituer cette information et surtout de l'analyser pour pouvoir agir en conséquence.

La deuxième mission est une mission d'appui technique et de coordination de l'ensemble des services de contrôle concernés. Il s'agit, non seulement d'apporter une expertise juridique dans des situations quelquefois difficiles et complexes, mais surtout de faire en sorte que l'ensemble des corps de contrôle interviennent de la manière la plus efficace possible.

En troisième lieu, il s'agit d'une mission de formation de l'ensemble des services de contrôle concernés : l'Inspection du travail bien sûr, la gendarmerie, la police, éventuellement d'autres corps.

Enfin, je citerai la mission d'action partenariale avec les organisations professionnelles et l'ensemble des collectivités territoriales de façon à conduire au niveau local la lutte contre le travail illégal et proposer, le cas échéant, une amélioration de l'environnement réglementaire pour disposer de meilleurs outils d'action.

Le siège de la DILTI est situé à Paris. À l'heure actuelle, j'en assure la responsabilité. Elle comprend deux antennes : l'une à Marseille dirigée par un magistrat, l'autre à Toulouse conduite par un directeur du travail.

Le champ sur lequel intervient la DILTI est évidemment très circonscrit par la loi et recouvre six infractions : le travail dissimulé ou partiellement dissimulé ; les fraudes à l'introduction et à l'emploi de la main-d'_uvre étrangère ; le marchandage ou le prêt illicite de main-d'_uvre, infraction assez sophistiquée qui a malheureusement tendance à se développer aux niveaux européen et international ; les fraudes aux revenus de remplacement comme les allocations chômage ; enfin le placement payant et le cumul d'emplois.

Certaines de ces infractions répondent à deux types de critères qui pourraient correspondre à la notion non juridique d'esclavage moderne.

Le premier de ces critères concerne les situations dégradantes, en termes soit de conditions personnelles ou d'hébergement, soit de conditions de travail. Comme vous me le disiez avant que je ne commence cet exposé, madame la Présidente, cela ne relève pas de la simple infraction au droit du travail.

Le deuxième critère que nous retiendrons est celui de la grande vulnérabilité qui serait définie par la perte ou la diminution de l'autonomie, soit du fait de l'âge quand il s'agit d'enfants, soit en raison d'un handicap physique, plus souvent psychique ou mental, soit par le fait d'une situation administrative, éventuellement d'illégalité, limitant la liberté d'aller et de venir des personnes.

Sur la base de ces deux critères, nous connaissons plusieurs catégories de situations, assez rares, car ce ne sont pas aujourd'hui des phénomènes quantitativement massifs en France, y compris dans les départements d'Outre-mer.

Premier type de situation : ce sont des ateliers clandestins. On pense souvent à ceux de la confection, mais il y en a d'autres tels que la maroquinerie et la mécanique. Ces ateliers utilisent généralement des étrangers démunis de titres de séjour et de travail. De ce fait, ils sont assez captifs de leurs employeurs aux plans administratif et financier. L'Office central de répression de l'immigration des étrangers sans titre (OCRIEST) traite de la situation des personnes qui passent par des filières, qui sont prises en charge dès le pays d'origine et doivent donc verser des sommes importantes aux différents intermédiaires, notamment aux passeurs. Ces personnes sont, de surcroît, la plupart du temps logées sur le lieu même du travail où leurs conditions de vie sont, elles aussi, fort souvent dégradantes.

La deuxième situation, qui n'est pas très éloignée de la première, concerne l'emploi domestique. Là encore, la plupart du temps, il s'agit d'étrangers sans titre de séjour et de personnes issues de pays pauvres, du tiers monde, qui n'ont pas d'autonomie juridique parce qu'elles sont en situation irrégulière ; de plus, elles sont souvent d'une très grande vulnérabilité psychologique et liées à leur employeur par des liens très personnels, très proches des liens de servage. La presse a eu l'occasion de rendre compte de ces situations. On pourrait y ajouter d'autres situations marginales comme l'emploi domestique de ressortissants français, avec des logements dans des milieux très reclus, très particuliers, souvent pathologiques. L'affaire de Chatou a fait couler beaucoup d'encre. Mais cela relève plus d'une pathologie sociale exceptionnelle que d'une situation commune en France.

La troisième situation que nous connaissons, c'est le travail des enfants. Nous considérons dans cette hypothèse le critère de situation dégradante dans son sens le plus large, parce qu'il s'agit d'enfants privés de leurs droits à la scolarité, à une vie normale, le sens commun accordant à l'enfance une valeur sacrée. Le cas des enfants employés dans le monde du spectacle est particulier puisqu'il donne lieu à des autorisations. Parfois, on constate de petites infractions au code du travail, le salaire n'étant pas versé à la personne dûment désignée. Ce ne sont pas là évidemment des situations que l'on qualifierait d'esclavage moderne. Les situations visées seraient celles d'emploi totalement irrégulier, non déclaré et d'une certaine manière contraint, des enfants.

La dernière situation que nous avons à connaître, bien que les réponses juridiques soient là quasiment impossibles, et dont l'Assemblée s'est préoccupée, est relative à ce que nous appelons « les faux bénévoles » dans les mouvements sectaires. Nous nous heurtons à toute la difficulté de démontrer la réalité du faux bénévolat, de la manipulation de la volonté des personnes qui sont enfermées dans des relations contractuelles de travail de type servile.

Il existe des réponses juridiques à ces situations. Nous les trouvons beaucoup plus dans le code pénal que dans le code du travail. En effet, le code du travail ne peut pas reconnaître le servage ou le travail obligatoire, interdit par nos normes juridiques les plus élevées. Il ne sera, par conséquent, pas réglementé. Nous nous référons donc aux articles du code pénal : l'abus de vulnérabilité et les conditions dégradantes, c'est-à-dire pour l'essentiel les articles L 225-13 et L 225-14. Le code du travail nous sert, en revanche, à réprimer les infractions que j'ai mentionnées concernant l'emploi des enfants.

Ces situations ne sont pas faciles à appréhender. Le décret du 11 mars 1997 institue une coopération étroite entre la DILTI et l'OCRIEST et nous parvenons à quelques résultats, mais il faut des investigations extrêmement poussées, très longues et compliquées, que l'OCRIEST pourrait vous décrire. Quand il s'agit d'ateliers clandestins et encore plus pour l'emploi domestique, ces investigations sont particulièrement difficiles à mener. Ainsi, pour l'emploi domestique, la difficulté supplémentaire réside dans le fait que les corps de contrôle ne peuvent pas entrer dans le domicile privé sans réquisition du juge d'instruction ; c'est également vrai pour les ateliers clandestins quand il y a logement.

Les données statistiques concernant la verbalisation de ces situations vous paraîtront certainement extrêmement décevantes. Pour la totalité des situations décrites, on compte en 1997 dix-sept procès-verbaux, dont six dans le secteur des hôtels, cafés, restaurants et commerces, six dans le bâtiment, un seul dans la confection, un dans l'agriculture et trois dans les activités récréatives. En 1998, nous étions à vingt-trois procès-verbaux, dont neuf pour les hôtels, cafés, restaurants et commerces, trois pour la confection, dix pour l'agriculture, un pour les activités de services. En 1999, douze procès-verbaux ont été dressés. Les tendances sont irrégulières, puisque entre 1997 et 1998 on en compte six de plus et qu'entre 1998 et 1999 cela diminue presque de moitié.

Voilà l'essentiel. Je suis évidemment à votre disposition pour donner des précisions.

Mme la Présidente : Pouvez-vous nous indiquer l'article du code du travail relatif au travail des enfants sur lequel vous vous appuyez ?

M. Thierry PRIESTLEY : Il s'agit de l'article L 211-1.

M. le Rapporteur : Vous comprendrez que ma première question porte sur les données statistiques que vous venez d'indiquer : elles sont pour nous un élément de surprise. En effet, on nous dit, par ailleurs, que le phénomène des ateliers clandestins est d'une certaine ampleur impliquant des centaines de personnes et de nombreuses filières ; on nous précise certains circuits, leurs modes de fonctionnement, leurs origines géographiques, le montant des sommes à payer pour se retrouver ensuite dans une situation de servilité afin de rembourser la dette, tout cela faisant même l'objet de livres. La contradiction est majeure et vous l'avez vous-même relevée en disant qu'on serait surpris par le faible nombre des procès-verbaux. Y a-t-il affabulation, est-ce un mythe ou bien y a-t-il des difficultés juridiques empêchant de mener à bien ces constatations ? Ces éléments statistiques sont pour la Mission source d'une grande interrogation.

M. Thierry PRIESTLEY : Je vous l'avais indiqué initialement, il ne faut surtout pas mesurer la réalité du phénomène à l'aune des statistiques de la verbalisation.

En matière d'ateliers clandestins, je vais vous donner un exemple très actuel. Il s'est produit à Paris un afflux assez massif de demandeurs d'asile en provenance de Chine. Ces chiffres sont mesurés par le nombre d'allocations d'insertion servies à ces personnes qui se comptent par milliers. Comme elles en ont le droit, elles sont domiciliées auprès d'associations, ce qui ne correspond pas à leur adresse réelle. La brutalité de cet afflux, avec les problèmes informatiques qu'il a entraînés, ont considérablement gêné, pendant un moment heureusement limité, la Direction départementale du travail qui verse ces allocations. Tous les indices convergent sur le fait que ces personnes sont employées illégalement, pour la plupart dans des ateliers clandestins. Nous en avions connaissance depuis longtemps et, par conséquent, la coopération a immédiatement été mise en _uvre par tous les organismes concernés, dont la Direction des renseignements généraux à Paris et l'OCRIEST. Pour identifier le lieu de travail, il n'y a pas d'autre moyen que les filatures. Elles se sont révélées extrêmement difficiles et n'ont pas permis d'aboutir à des résultats, dans la mesure où ces personnes, qui sont acheminées collectivement le matin, sont dispersées un peu partout de façon extrêmement habile. Il faudrait déployer des moyens énormes pour un rendement incertain si l'on voulait véritablement identifier l'ensemble de ces lieux de travail. On ne peut pas dire que les choses ne se font pas, j'ai l'assurance que les services de police font leur travail. Mais c'est très long et difficile.

Pour répondre à votre question, je ne crois pas qu'il y ait un mythe. La situation est effectivement préoccupante, elle peut connaître des hauts et des bas. Les éléments d'appréciation à ma disposition n'étant pas totalement établis et certains, je dis, sous toute réserve, que les années 1990 semblent avoir connu un certain ralentissement de ces faits. Aujourd'hui, la reprise économique et les difficultés à recruter certains personnels ont accentué la pression migratoire. La recrudescence de ce type d'activités, pas nécessairement sous la forme d'ateliers clandestins aux conditions de travail dégradantes, connaît des raisons objectives.

M. le Rapporteur : Face à cette situation, quelle est l'autorité qui pilote la recherche et la constatation des infractions ? Comment s'organisent les contrôles ? Vous nous dites que le phénomène existe et que la difficulté réside, notamment à travers votre exemple de l'arrivée de nombreux Chinois, dans les problèmes de contrôle du fait de la dispersion de ces personnes dans de multiples lieux de travail...

M. Thierry PRIESTLEY : ... pas seulement parisiens.

M. le Rapporteur : Ce n'est donc pas parce que le phénomène est secondaire que les statistiques sont faibles mais du fait de sa trop grande ampleur et parce qu'on ne dispose pas aujourd'hui des moyens de parvenir à ces contrôles. On peut en tirer, d'une certaine manière, un constat d'échec.

M. Thierry PRIESTLEY : Non, ce n'est pas totalement un constat d'échec. Le pilote, c'est bien l'OCRIEST. L'Office central de répression de l'immigration irrégulière a procédé à une étude en octobre 2000, dans laquelle figure « l'opération Printemps » dont la presse a largement rendu compte. Cette opération, très longue à mener, a conduit à de très brillants succès : elle a permis de capter de très importantes sommes d'argent liées à ce genre de trafic. Les investigations que cette enquête a nécessitées ont duré au moins un an.

On pourrait regretter que des opérations de ce type ne soient pas plus fréquentes ou rapprochées. Encore une fois, l'OCRIEST travaille de façon permanente et active. Et si nous entretenons avec cette institution des liens très importants et une coopération étroite, je pense qu'ils seraient mieux habilités que moi pour répondre sur ce sujet. En effet, ce sont bien eux les pilotes, en coopération avec nous, des opérations de contrôle menées au titre du travail illégal pouvant correspondre à des situations d'esclavage moderne qui permettent l'échange des informations et le déclenchement d'autres opérations avec, éventuellement, notre appui juridique et technique. L'OCRIEST vous apporterait des éclairages techniques plus précis que ceux que je pourrais vous procurer. Leur étude, tout à fait publique, est intitulée : « Les pratiques délictueuses dans les milieux asiatiques de la confection ».

M. le Rapporteur : Je voudrais vous poser une dernière question. Vous avez évoqué la situation des faux bénévoles des sectes, champ d'investigation qui peut être éventuellement nouveau pour notre Mission d'information. Pouvez-nous nous apporter des précisions ? Y a-t-il eu des cas qui ont donné lieu à des mesures de répression ? S'agit-il d'un travail interne à la secte assimilable à de la servilité domestique, ou bien d'un travail proche de celui d'un atelier clandestin se déroulant à l'extérieur chez des tiers ?

M. Thierry PRIESTLEY : Ce sont souvent des activités de production internes à la secte, qui ne sont quelquefois que des tâches simplement domestiques ou agricoles. Il peut aussi s'agir d'impression, de diffusion et de commercialisation d'ouvrages.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres exemples ?

M. Raymond POINCET : À la DILTI, nous avons connaissance d'autres affaires d'emploi de faux bénévoles ou de travail forcé des adeptes.

Le premier cas concerne les Témoins de Jéhovah où l'action coordonnée de l'Inspection du travail et de la gendarmerie a abouti à une condamnation pénale des dirigeants de la secte sur le plan du travail dissimulé.

Le deuxième cas s'est produit dans le mouvement dirigé par M. Burger, également condamné pour pratique illicite de la médecine, qui employait sans aucune rémunération des adeptes logés et nourris dans les locaux de la secte pour la préparation et l'envoi de colis à travers tout un réseau de diffuseurs. Là encore, une procédure réprimant le travail illégal a été engagée. Je dois respecter une certaine confidentialité, mais il semble que la justice ait été saisie de ces faits.

M. Thierry PRIESTLEY : Pour compléter ce qui vient d'être dit en ce qui concerne le travail illégal et clandestin pouvant correspondre à des situations d'esclavage moderne, j'indiquerai que nous travaillons en étroite coopération avec la Mission interministérielle de lutte contre les sectes, menée par M. Alain Vivien. Ces liens ont d'ailleurs été récemment renforcés. Nous participons à toutes les réunions et les informations que nous pouvons apporter sont précieuses pour engager de nombreuses procédures. Nous sommes confrontés à un milieu extrêmement procédurier qui n'hésite jamais à utiliser tous les moyens de droit à sa disposition pour faire annuler la moindre procédure entachée de la moindre illégalité. Cela suppose donc des préparations extrêmement minutieuses et des indices robustes et précis. Encore une fois, ce n'est pas simple juridiquement. Quand les gens se déclarent bénévoles, ce n'est pas nous qui pouvons démontrer la manipulation mentale.

Mme la Présidente : Est-ce que ce nombre limité de procédures judiciaires n'est pas en rapport avec le faible nombre de poursuites déclenchées en droit pénal du travail qui est dû à l'espèce de réticence des inspecteurs du travail à dresser procès-verbal et à préférer l'observation, la mise en demeure, la conciliation, au procès-verbal transmis au parquet ? Vous-même venez de dire : nous ne saisissons pas le parquet pour n'importe quels faits, nous attendons d'avoir les éléments précis.

M. Thierry PRIESTLEY : C'est simplement pour garantir la robustesse juridique des procédures. Les procureurs nous en voudraient beaucoup si les services de contrôle présentaient un dossier peu étayé.

J'appartiens moi-même au corps de l'Inspection du travail, je ne sais pas s'il y a véritablement cette préférence commune pour la conciliation ou l'observation. En l'occurrence, ce n'est pas le cas. Ces situations nécessitent des moyens d'investigation qui ne sont pas dans les métiers de l'Inspection du travail. Les inspecteurs du travail participent toujours à ces enquêtes parce que leur technicité juridique permet de construire une procédure. De ce côté-là, il n'y a aucune réticence. Mais, de fait, c'est un métier trop policier pour qu'il puisse être de leur ressort et surtout de leur initiative de manière commune.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Si j'ai bien compris, monsieur le secrétaire général, on pourrait presque appliquer la théorie des icebergs à vos statistiques. Qu'est-ce qui manque concrètement dans ce pays pour débusquer les neuf dixièmes des infractions non verbalisées ? Est-ce un problème de moyens financiers, humains, d'adaptation juridique ? Je vous sens un peu désabusé. Si vous étiez chargé en France d'éradiquer le travail clandestin, que vous faudrait-il comme moyens ? Dites-nous tout !

M. Thierry PRIESTLEY : Je peux vous dire tout ce que je sais et tout ce que je pense en toute honnêteté. Je ne suis pas sûr d'avoir la réponse à la question de savoir ce qu'il faudrait faire pour obtenir une éradication complète de ces situations qui nous révoltent, au-delà même du fait que c'est notre métier.

Reprenons la typologie des situations que je vous proposais. En ce qui concerne la situation des emplois domestiques, que nous ne négligeons pas, je suis convaincu qu'il ne s'agit que de cas extrêmement marginaux. On est soit dans la pathologie économique et sociale la plus rare, soit dans un fait culturel importé qui, par nature, est lui aussi forcément d'une extrême marginalité. Chaque fois que ces faits parviennent à notre connaissance, nous intervenons.

Pour ce qui est de la situation la plus répandue, celle des ateliers clandestins avec le quasi-servage des étrangers sans titre, là se pose la question de l'organisation des politiques migratoires. C'est également très lié à tout ce qui peut se faire en matière de lutte contre les économies mafieuses à caractère international. En effet, dans les ateliers clandestins, notamment de la filière asiatique, nous sommes bien sûr dans des systèmes mafieux très organisés, comprenant des antennes dans de nombreux pays avec des mécanismes de blanchiment d'argent sale importants, comme l'a prouvé « l'opération Printemps ». Là, il faut déployer la « grosse caisse » pour lutter contre la grande délinquance financière, contre l'économie mafieuse internationale. Nous savons maintenant que les ateliers s'étendent jusqu'en Champagne bien que les domiciliations se fassent à Paris. Ce n'est évidemment pas avec des « pincettes » qu'on va régler cette affaire-là, mais avec des moyens considérables.

Pour ce qui concerne le travail des enfants, un reportage télévisé nous a décrit la situation en Angleterre. J'ai été impressionné de voir que les inspecteurs du travail passent une bonne partie de leur temps à remettre les enfants à l'école. Ce reportage ne dit pas grand chose sur les causes diverses et variées de cette situation, on peut les subodorer mais pas au-delà. À la DILTI, nous nous sommes tout de suite posé la question. Sommes-nous également menacés de cela ? Nous allons mettre tous les moyens en _uvre pour mener des investigations beaucoup plus approfondies en mobilisant toutes les sources d'information, mais cela ne semble pas être le cas, du moins pas à notre connaissance.

Ce que nous pouvons pour l'instant savoir, c'est qu'il y a, sans doute, un fait culturel très circonstanciel lié à l'entrée en France de populations originaires de Roumanie. Ce sont généralement ces situations qui sont signalées par les Commissions départementales de lutte contre le travail illégal. Il faut faire attention aux actions à conduire et, s'agissant d'un fait culturel temporairement importé, il ne faut pas le laisser se développer ni perdurer.

Il demeure un secteur assez vulnérable, même si l'on ne peut l'assimiler à des situations d'esclavage moderne, c'est celui des hôtels, cafés, restaurants. Il fait appel à des faux stagiaires, à des gamins. Là aussi, il s'agit d'un fait culturel, très français, ancien. La DILTI, en coopération avec les instances locales de coordination, recueille des informations très précises à ce sujet. Il semble que, dans certains départements, nous n'ayons pas été assez attentifs. À la lumière de ce qui se passe chez nos voisins anglais, nos inquiétudes sont justifiées.

En ce qui concerne les sectes, M. Vivien dirait sans doute des choses plus fortes et plus pertinentes que moi. Il y a une mobilisation très importante du ministère de l'Emploi et de la solidarité sur cette question et la DILTI met à sa disposition tous ses moyens techniques pour l'aider à poursuivre son action. Je ne suis pas spécialiste des sectes, mais je peux affirmer qu'elles existent et qu'elles donnent lieu à des formes de travail plus que contestables méritant des investigations pour éventuellement mettre en évidence, de façon judiciaire, des formes d'esclavage moderne. C'est une réalité dont nous avons effectivement connaissance et qui constitue un problème juridique dont votre Assemblée a eu l'occasion de débattre récemment. Comme vous le savez, juridiquement ce n'est pas simple. Moyennant quoi, comme l'a rappelé M. Poinçet, des procédures ont été engagées, des mises en examen ont été lancées, des condamnations ont été prononcées. En la matière, nous ne sommes donc pas inactifs mais il est vrai que certaines sectes sont plus habiles que d'autres.

M. Jérôme LAMBERT : En ce qui concerne les moyens d'investigation dont vous disposez, j'ai noté tout à l'heure, au cours de votre intervention, que vous ne pouviez pas intervenir dans les domiciles privés sans réquisition du juge d'instruction. Mais pour cela, ne faut-il pas qu'une instruction soit en cours ?

M. Thierry PRIESTLEY : Oui, il faut que nous amenions des éléments.

M. Jérôme LAMBERT : Pouvez-vous nous préciser le cheminement de l'investigation ? À partir d'un soupçon, de quelques éléments, vos propres moyens d'investigation étant limités, saisissez-vous alors la justice qui vous donne des moyens d'investigation supplémentaires ? Est-ce vous qui êtes enquêteurs sur le terrain en plus de la police judiciaire ?

M. Thierry PRIESTLEY : Je vais l'illustrer de la façon la plus concrète en faisant référence à un vieux souvenir d'inspecteur du travail, le mien, qui date d'au moins vingt-cinq ans. J'ai vu arriver, à une permanence de l'Inspection du travail, toute une famille, pieds nus, en plein hiver. Pour comprendre leur situation, j'ai dû faire appel à un interprète car ils s'exprimaient dans un français approximatif. Une ambassade était impliquée. Dans ce cas, on appelle son ministère au plus haut niveau qui saisit le ministère des Affaires étrangères et les choses suivent leur cours à ce stade-là. S'il s'était agi d'employeurs ne bénéficiant pas de l'immunité diplomatique, j'aurais rédigé un rapport et présenté tout de suite les personnes, dans l'état lamentable où elles étaient, au procureur. À ce moment là, il y aurait eu saisine d'un juge d'instruction qui aurait délivré un mandat de perquisition.

M. Jérôme LAMBERT : Est-ce vous qui portez plainte ?

M. Thierry PRIESTLEY : Quand les personnes ont suffisamment de capacités, notamment juridiques, peut-être peuvent-elles porter plainte elles-mêmes, sauf bien entendu dans le cas de mineurs. Sinon, c'est nous qui faisons un signalement au procureur...

M. Jérôme LAMBERT : ... qui engage les poursuites...

M. Thierry PRIESTLEY : À ce moment là, c'est l'appareil judiciaire qui prend en charge le dossier. Évidemment, l'inspecteur du travail va participer à la perquisition et pouvoir faire un certain nombre de constatations.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pouvez-vous nous préciser les sanctions éventuellement consécutives aux procès-verbaux que vous notifiez ?

Je voudrais donner un exemple. J'ai trouvé à la Gare de Lyon de superbes pyjamas de soie en vente au prix de cent francs les trois, avec la mention made in France, ce qui représente à peine le prix du tissu. Ne peut-on pas, à ce moment-là, les saisir, et aller voir où sont fabriqués ces pyjamas ? Quelles sont les sanctions prévues par la loi à la suite des procès-verbaux ?

M. Thierry PRIESTLEY : M. Poincet va vous répondre tout de suite.

Pour ma part, je voudrais souligner que vous soulevez la question de la mise en cause des donneurs d'ordres. La DILTI a pour première tâche d'assurer tout l'appui juridique et technique afin de pouvoir mettre en cause les donneurs d'ordres. C'est souvent, d'ailleurs, une des raisons de la lenteur des instructions, des enquêtes et des investigations. Si nous nous contentons de rentrer dans un atelier clandestin, de ramasser quelques ouvriers et un simple chef d'atelier et qu'on n'agit pas sur les donneurs d'ordres, cela ne sert absolument à rien. La prise de « gros bonnets » était l'un des aspects exemplaires de « l'opération Printemps », il y en a eu d'autres.

M. Raymond POINCET : Pour répondre à votre question, madame, je rappelle que le code du travail prévoit deux ans d'emprisonnement et 200 000 F d'amende pour l'employeur qui exerce son activité dans des conditions illégales, trois ans d'emprisonnement et 300 000 F d'amende en cas d'emploi d'étranger démuni de titre de travail, et enfin deux ans d'emprisonnement et 500 000 F d'amende en cas d'abus de vulnérabilité. Je tiens à souligner qu'en matière de droit social, le travail illégal est une des infractions les plus réprimées par les tribunaux et que des peines d'emprisonnement sont maintenant souvent prononcées.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Ce qui n'était pas le cas ?

M. Raymond POINCET : Ce n'était effectivement pas le cas auparavant. La gravité des situations portées à la connaissance des magistrats est telle qu'ils n'hésitent plus à poursuivre pénalement les employeurs et tous ceux qui profitent du travail illégal.

Audition des membres de la Plateforme contre la traite des êtres humains :

- au titre de Accompagnement, lieu d'accueil,
carrefour éducatif et social (Association ALC - Nice) :
M. Patrick HAUVUY, directeur du service de prévention
et de réadaptation sociale

- au titre de l'Amicale du Nid :
M. Gérard BESSER, président de la région Ile-de-France,
Mme Isabelle DENISE, chef de service Intermède

- au titre des Amis du Bus des Femmes :
M. Bernard PISSARO, président,
Mme Claude BOUCHER, directrice,

- au titre de Accueil et réinsertion sociale (ARS Antigone - Nancy) :
M. Frédéric LABICH, assistant de service social

- au titre de Autres Regards - Marseille :
M. Eric KERIMEL DE KERVENO, directeur

- au titre de la Ligue des Droits de l'Homme :
M. Michel TUBIANA, président
et
M. Philippe BOUDIN, co-fondateur du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM)



(extrait du procès-verbal de la séance du 3 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Gérard Besser, Mme Claude Boucher, M. Philippe Boudin, Mme Isabelle Denise, MM. Patrick Hauvuy, Eric Kerimel de Kerveno, Frédéric Labich, Bernard Pissaro
et Michel Tubiana sont introduits.

M. Philippe BOUDIN : Madame la Présidente, monsieur le Rapporteur, mesdames et messieurs les parlementaires, je voudrais tout d'abord vous remercier de recevoir la Plateforme contre la traite des êtres humains, laquelle intervient exclusivement sur le champ de l'exploitation sexuelle.

Avant de passer la parole aux associations, je voudrais préciser ce que nous entendons par « traite des êtres humains ». Nous retenons la définition du Protocole additionnel contre la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, à la Convention contre le Crime Transnational Organisé (CTO), adoptée à Palerme en décembre 2000.

L'expression « traite des personnes » y désigne :

« Le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement ou l'accueil de personnes, en recourant à la force, à la menace ou d'autres formes de contraintes ou par enlèvement, fraude, tromperie, abus d'autorité ou d'une situation de vulnérabilité ou en donnant ou en recevant des paiements ou des avantages pour obtenir le consentement d'une personne ayant autorité sur une autre aux fins d'exploitation. L'exploitation comprend au minimum, l'exploitation de la prostitution d'autrui ou d'autres formes d'exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l'esclavage ou les pratiques analogues à l'esclavage, la servitude ou le prélèvement d'organes ».

Cette définition précise que :

« Le consentement d'une victime de la traite des personnes à l'exploitation envisagée telle que définie ci-dessus est sans incidence lorsqu'un des moyens mentionnés ci-dessus a été employé ».

« Le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement ou l'accueil d'un enfant aux fins d'exploitation sont considérés comme une « traite de personnes » même s'ils ne font appel à aucun des moyens mentionnés dans le présent article ».

« Le terme «enfant » désigne toute personne âgée de moins de 18 ans ».

Mme Claude BOUCHER : Nous souhaiterions, en tant qu'association, dresser une sorte d'état des lieux de ce que nous avons vécu, hélas, depuis quatre ans.

L'Association des Amis du Bus des Femmes intervient chaque jour sur les lieux de prostitution de trottoirs. Étant confrontés, depuis quatre ans, au phénomène de la traite des êtres humains, nous avons essayé d'interpeller les pouvoirs publics et les forces de police, sans grand succès. Dans les zones Nation, Porte de Vincennes, nous entendions parler de femmes en provenance de l'est. On craignait un peu qu'il s'agisse de la mafia russe. Les prostituées « locales » ont tout de suite constaté que ces femmes étaient sous influence - le mot est faible -, qu'elles étaient très jeunes, avec des comportements de femmes vraiment « tenues ». À cette époque, on voyait des hommes intervenir. Nous-mêmes avons connu quelques problèmes. Personne ne s'en est préoccupé. Depuis un an et demi, le phénomène s'est répandu à tous les boulevards des Maréchaux de Paris. Ensuite, on s'est aperçu qu'à travers la France, dans chaque ville, il y avait des femmes avec le même comportement. Les téléphones portables n'arrêtent pas de sonner. On ne peut pas avoir de conversation avec elles et il a fallu quelques mois pour qu'elles puissent monter dans le bus. On a senti que les hommes du réseau se renseignaient sur notre façon de travailler. Comme il n'y avait pas de problème, elles ont reçu l'autorisation de monter. Au début, elles ne pouvaient pas rester longtemps. Ensuite, ils ont compris que nous étions une association tournée vers la santé et non vers la répression et que nous pouvions même leur apporter quelques services puisque, effectivement, on ne laisse pas ces jeunes femmes démunies au plan de la santé. Nous accomplissons notre travail de citoyens.

Au bout d'un certain temps, nous avons décidé d'intervenir, avec d'autres associations, auprès de la Ligue des Droits de l'Homme puisque la situation était grave dans notre pays et que les pouvoirs publics ne bougeaient pas trop, voire pas du tout.

Bien qu'étant financés par la mission DDASS-SIDA, depuis quatre ans nous n'avons pas eu d'écho en termes de santé. Nous prêchons un peu dans le désert. Nous avons trouvé intérêt à nous regrouper avec d'autres associations et à définir une Plateforme puis à passer par cette étape de la Ligue des Droits de l'Homme qui nous paraissait évidente pour défendre les droits humains.

M. Gérard BESSER : L'Amicale du Nid recoupe les mêmes constatations que le Bus des Femmes. Deux bus fonctionnent toutes les nuits. Le nombre des personnes concernées s'est considérablement développé : en moins de deux ans, le nombre des demandes est passé de 300 à plus de 1 700. Il s'agit de femmes venant d'Europe de l'est, d'Afrique sub-saharienne et plus récemment de Chine. Nous sommes totalement démunis devant ces demandes parce que ces personnes sont en situation illégale et qu'il n'existe aucune structure légale pour assurer leur protection. Nous sommes donc obligés de trouver des moyens assez fortuits et peu fiables pour répondre à leurs demandes de protection. Beaucoup de mineures se trouvent parmi elles. La présence du cadre mafieux est telle que nous avons été conduits à amener des hommes sur le terrain pour assurer une certaine protection qui reste cependant très légère. Les conditions sont difficiles pour les travailleurs sociaux qui ne peuvent proposer quelque chose de concret et d'utile à ces personnes et éprouvent en permanence un sentiment d'insécurité.

Autre problème, les difficultés de communication du fait que la plupart de ces personnes étrangères ne connaissent pas le français, en particulier celles originaires d'Europe de l'est. Elles sont aussi très démunies en ce qui concerne la compréhension de la situation de leur sexualité : elles ignorent la prévention des grossesses, du SIDA. Le premier travail consiste à les aider autant que possible à se prémunir contre ces dangers. Quant à leur situation psychologique, elle est souvent très détériorée : elles ont pour la plupart subi des contraintes et des violences qui entraînent un déséquilibre sur ce plan.

M. Eric KERIMEL DE KERVENO : Je suis directeur de l'association Autres Regards à Marseille, association de santé communautaire, qui intervient sur le champ de la prostitution depuis cinq ans, dans les Bouches-du-Rhône et dans le département du Vaucluse. Je distinguerai ces deux départements. L'essentiel de notre travail se fait sur Marseille. Nous rencontrons en moyenne 800 personnes. Les victimes de la traite sont pour la plupart originaires d'Afrique du nord, de l'ouest, d'Amérique du sud et depuis quelques mois, des pays de l'est. Les jeunes femmes en provenance des pays de l'est ont bousculé l'association : elles nous ont amenés à prendre position sur le problème de la traite qui, jusqu'alors, ne touchait pas la population prostituée à Marseille.

On a l'habitude, quand on évoque la prostitution, de parler des femmes. Mais, il faut souligner que 40 à 52 % de la population que nous rencontrons, est constitué d'hommes, essentiellement des jeunes venus d'Afrique du nord. Ceux concernés par le trafic sont des jeunes Marocains âgés de 15 à 20 ans. Nous ne demandons pas leur carte d'identité, mais nous avons souvent la suspicion qu'il s'agit de mineurs ; pour un certain nombre, nous en avons la certitude.

Face à ces situations, nous sommes complètement démunis. Nos associations sont financées essentiellement sur des problématiques de santé. Nous n'avons pas vocation à intervenir directement pour soustraire ces jeunes à leur milieu. Il nous est proprement insupportable, humanitairement parlant, de ne pouvoir apporter de réponse. Je voudrais signaler aussi une attitude générale des services de police qui traitent avant tout ces personnes comme des coupables plutôt que comme des victimes.

À cet égard, je voudrais citer un exemple. Il ne concerne pas les jeunes Marocains qui ont pu subir de graves problèmes de viol, mais une jeune femme, Yana, en provenance de Moldavie. Elle avait tout juste 18 ans quand, pour des raisons de misère sociale, elle a décidé d'aller travailler en Roumanie. Là, trois Albanais l'ont obligée à se prostituer. Son périple s'est poursuivi à travers l'Italie, puis elle s'est retrouvée à la frontière française dans les Hautes-Alpes. Les Albanais ont été arrêtés, côté italien. Elle est restée en France. Le préfet a pris alors une décision d'expulsion du territoire à son encontre sans prendre en compte sa situation de victime. Comme il n'y a pas de centre de rétention dans les Hautes-Alpes, elle a été conduite à Marseille. Heureusement, par l'intermédiaire de la Ligue des Droits de l'Homme, la CIMADE nous a contactés pour nous signaler sa situation. Entre-temps, le tribunal avait décidé une expulsion. J'ai été saisi de cette affaire au moment du recours devant le tribunal administratif, un samedi après-midi.

Je voudrais souligner en quoi cette histoire n'est vraiment pas digne de la République. Je répète que cette jeune femme est pratiquement victime d'enlèvement et que les conditions de vie sont abominables au centre de rétention à Marseille. Nous venons l'assister au tribunal administratif mais il nous est interdit de prendre la parole pour rappeler sa situation de victime. Je vois Yana menottée, les poignets rouges, amenée par trois policiers comme un bandit de grand chemin. Par l'intermédiaire d'un avocat, nous indiquons qu'elle risque sa vie si on la renvoie en Moldavie. Le juge du tribunal administratif lui demande : « Mademoiselle, est-ce que vous vous prostituiez en Moldavie ? » Yana répond : « Non, j'étais à l'école, l'équivalent de la troisième ». Le juge réplique alors : « Dans ce cas, vous risquez plus ici qu'en Moldavie » et prend une décision d'expulsion.

Ces situations, nous les vivons fréquemment. Nous sommes parvenus pour Yana, non pas à arrêter l'expulsion, mais à éviter qu'elle soit en centre de rétention. Elle a été confiée à notre association. Quelles sont nos capacités en tant qu'association de santé communautaire à prendre en charge ces personnes ? Aucune. Concrètement, le lundi, il a fallu alerter toute une série d'associations, on a dû l'héberger auprès d'une institution religieuse à Marseille, aux risques et périls de ses membres. Il faut savoir que les associations de santé communautaires sont régulièrement menacées. Ce serait plutôt à l'État laïc d'intervenir. Les professionnels vivent dans une situation périlleuse et nous-mêmes faisons courir des dangers quand nous prenons en charge ces personnes alors que nous n'avons aucune aide de l'État. Quand l'État intervient par le biais des services de police et de justice, il considère ces personnes comme des délinquants. Ces gens contreviennent à la loi, ils présentent des problèmes administratifs en étant sur le sol français, mais ils n'en demeurent pas moins victimes d'une abomination.

J'en viens au problème des jeunes garçons qui est ignoré parce qu'on continue de penser globalement que la prostitution est essentiellement féminine et que la traite touche surtout les femmes d'Europe de l'est. Pour ces jeunes garçons, on déplore une absence totale de réponse. Quelques associations, à travers des missions sur l'immigration ou des missions sociales, interviennent. Mais elles sont très vite dépassées par ce problème de prostitution extrêmement diffus.

Je voudrais également évoquer la situation du réseau Internet. On répertorie 18 000 sites pornographiques référencés en France dont 300 à 400 font des propositions absolument odieuses, diffusant même des images de jeunes. Pour se protéger, ces sites pornographiques n'affichent pas de mineurs, mais de jeunes majeurs avec des couettes, un nounours dans les bras. Rien n'est fait aujourd'hui pour lutter contre ce phénomène. Les clients sont nombreux à avoir recours à ces jeunes victimes de réseaux, considérés encore aujourd'hui comme des délinquants.

M. Patrick HAUVUY : L'organisation ALC de Nice existe sur les Alpes-Maritimes depuis presque cent ans. Le service de prévention et de réadaptation sociale a été créé en 1969 au titre des ordonnances de 1960, c'est dire qu'il a une certaine ancienneté dans le domaine de la prostitution.

Nous avons rencontré la première personne victime du trafic sur Nice en 1993. Il s'agissait d'une jeune femme qui venait de Slovaquie, avec de vrais-faux papiers croates, l'utilisation de vrais faux documents étant assez répandue. Nous notons, sept ans après, une forte augmentation de ce phénomène puisque nous sommes aujourd'hui en contact régulier avec 200 personnes originaires des pays de l'est. On constate notamment une rotation importante de la population prostituée qui est ensuite orientée vers d'autres villes de France ou d'autres pays de l'Union européenne, notamment la Belgique et l'Espagne. D'autres personnes viennent des pays baltes à travers des réseaux bien organisés, via Israël ou les pays du Golfe.

La majorité des personnes étrangères que nous rencontrons sont originaires d'Europe centrale et orientale. Sur ces 200 personnes, 33 % viennent de Russie, 19 % de Bulgarie, 13 % d'Ukraine et 10 % de Moldavie et de Lettonie ; au total on compte 11 nationalités différentes.

Les modes de recrutement sont assez diversifiés à Nice ; tous les cas de figure sont malheureusement représentés. Certaines jeunes femmes ont répondu à des offres d'emploi par annonces et se sont retrouvées soit directement sur la Promenade des Anglais, soit, après une mise au pas et des violences, dans des pays de transit. D'autres ont été « cooptées » par des amis qui leur font miroiter un enrichissement personnel. En effet, la grande majorité des personnes originaires des pays de l'est fuient une situation économique catastrophique et la perspective d'enrichissement est réelle. Ces jeunes femmes ont pour la plupart une formation professionnelle. Certaines ont accompli un cursus universitaire poussé.

Suivant les pays d'origine, les organisations et les modes de recrutement sont complètement différents. Les Tchèques viennent de milieux ruraux très défavorisés, les Ukrainiennes de bassins miniers connaissant une situation économique désastreuse. Leur venue en France nécessite une certaine organisation et une logistique importante sur Nice, comprenant des étapes de transit dans les différents pays d'Europe.

Cette population nouvelle nous a posé un certain nombre de problèmes.

Tout d'abord, nous avons rencontré des difficultés de communication. Ensuite, il a fallu nous présenter en tant qu'acteurs sociaux, leurs seuls contacts étant les clients, les proxénètes ou les forces de police. Nous avons fait appel à une médiatrice culturelle : elle intervient avec nous dans la rue puis pour l'accompagnement de ces personnes.

Autre difficulté, ces personnes, en situation irrégulière, sont considérées avant tout comme des délinquantes au regard du droit français. Elles n'ont pas de passeport ou sont en possession de documents falsifiés. Nous avons été confrontés à des problèmes dramatiques. Des jeunes femmes munies de faux papiers ont accouché en France, sous cette fausse identité. Vous imaginez toutes les difficultés que cela peut entraîner par la suite.

Dernier point : l'absence de moyens matériels et financiers pour venir en aide à ces personnes. Le problème sur Nice étant relativement ancien, nous avons travaillé de façon assez artisanale. Nous avons ainsi intégré une médiatrice culturelle russophone, non pour bénéficier simplement des services d'une interprète, mais bien pour qu'elle fasse de la médiation, nous décrive la culture de ces jeunes femmes, leur contexte, et leur explique aussi ce qui pouvait être fait en France. Nous avons mis en place des cours de français. Nous assurons également un soutien psychologique grâce à une psychologue qui reçoit de plus en plus de demandes de la part de ces jeunes femmes. Il est certain que celles que nous recevons dans nos locaux sont un peu extraites des réseaux. Pour d'autres, il n'est pas question de sortir du périmètre qui leur est attribué : c'est-à-dire de l'hôtel au lieu de prostitution et du lieu de prostitution à l'hôtel. Enfin, nous assistons ces jeunes femmes dans toutes sortes de démarches de santé et administratives.

Sur le plan local, nous avons commencé à travailler avec d'autres acteurs pour faciliter l'accueil et la prise en charge de ces personnes au niveau des administrations. À Nice, l'écoute est assez favorable de la part de la justice, de la police, de la DDASS et de la préfecture. L'antériorité de l'association a permis cette sensibilisation des institutionnels.

Au niveau national, nous avons intégré la Plateforme. La traite dépasse très largement les frontières du département des Alpes-Maritimes. Elle s'organise sur les plans local et international, les jeunes femmes empruntant des circuits relativement établis.

Au plan international, nous avons tenté de mettre en place des réseaux en lien avec les organisations non gouvernementales (ONG) des pays d'origine pour faciliter le retour. En deux ans et demi, nous avons permis à une trentaine de personnes de rentrer chez elles. Afin que ça se passe dans de bonnes conditions, nous contactons des associations implantées dans les pays d'origine. Elles sont peu nombreuses et bénéficient de peu de moyens, mais elles permettent d'accueillir les jeunes femmes et de leur donner une seconde chance.

M. Frédéric LABICH : Je vais aborder la situation de la ville de Nancy. L'intensité du phénomène n'est pas comparable aux villes de Paris, Marseille ou Nice. Néanmoins, depuis 1999, on assiste à une augmentation de personnes prostituées d'origine étrangère qui circulent sur un axe Lille-Strasbourg. Nous les rencontrons régulièrement, lors de nos sorties de nuit.

Un réseau s'est constitué entre les villes de Lille et Strasbourg impliquant des personnes originaires d'Afrique de l'ouest. Elles restent sur Nancy quelques semaines et sont ensuite remplacées par d'autres personnes avec le même profil. Ceci n'est pas sans poser des difficultés pour établir une relation avec elles.

Nous avons pu réaliser toute une série de constatations. Si des rumeurs font état de personnes étrangères mineures qui se prostitueraient à Nancy, nous n'en avons pas rencontrées lors de nos sorties sur le terrain. Par ailleurs, elles sont peu averties en matière de risques sanitaires, maladies sexuellement transmissibles, sida, et sont souvent dans l'incapacité de pouvoir en parler avec les travailleurs sociaux. Ce phénomène date d'environ un an et demi.

Deuxième constat, au cours des mêmes années, une population albanaise et kosovare a été accueillie en région Lorraine. Il semble se tisser un réseau de prostitution, plus caché que la prostitution de rue, mais qui inquiète l'ensemble des services sociaux de l'agglomération de Nancy. Ce phénomène se reproduit aussi à Metz et Strasbourg, la presse l'a évoqué.

Le troisième phénomène, qui a amené l'association à se mobiliser autour de cette Plateforme, est lié d'une part au nombre grandissant de sollicitations des services partenaires qui s'investissent dans la prévention de la prostitution et l'accompagnement des personnes prostituées, d'autre part à une augmentation sensible des demandes d'orientation vers nos services, pour mettre à l'abri des personnes prostituées menacées par des réseaux.

Or, les soutiens apportés aux associations sont limités. Le manque de moyens explique la capacité restreinte d'hébergement. Financièrement, il nous est difficile de prendre en charge des personnes qui n'ont pas de statut et n'ont pas en conséquence accès à des ressources. À titre d'exemple, la DDASS de Meurthe-et-Moselle attribue un fonds de secours prostitution à l'association d'un montant de 25 000 F par an, ce qui permet d'acheter quelques cigarettes, d'apporter des secours financiers ponctuels, mais ne permet en aucun cas une éventuelle prise en charge totale d'une personne concernée par la traite des êtres humains sur une période de plusieurs mois.

M. Michel TUBIANA : Nous avons été saisis par les associations de cette situation qui nous a interpellés en termes de droits et de dignité ; la Ligue des Droits de l'Homme s'en préoccupe depuis suffisamment longtemps. Mais ce qui nous a frappés, nous qui ne sommes pas sur le terrain, ce sont les problèmes que ces associations ont rencontrés pour faire intervenir l'autorité publique. Nous avons été surpris de constater une défaillance assez caractérisée de l'autorité publique et une confusion des genres.

L'état des lieux vous a déjà été dressé. Pour permettre au débat de s'engager, je vais donc en venir assez rapidement aux trois axes qui nous paraissent souhaitables, très classiques mais essentiels : la prévention, la répression et l'assistance.

La prévention concerne au premier chef les pays d'origine, les pays exportateurs de cette « main-d'_uvre ». Mais ce débat nous échappe très largement. En tant que vice-président de la Fédération internationale des Droits de l'Homme, je peux vous affirmer que la société civile dans ces pays est extrêmement restreinte : les programmes d'assistance viennent de l'extérieur. Il serait utile que les ministères des Affaires étrangères de l'Union européenne donnent des indications à leurs correspondants sur place pour que ce type de problématique soit pris en compte. Je reconnais bien volontiers que nous n'avons pas de propositions concrètes à faire, je pense que nous sommes tous plus ou moins démunis, mais il s'agit d'un point politique important, sans compter les possibilités de dialogue parfois ferme qu'on peut avoir avec les autorités gouvernementales des pays concernés.

Prévenir, c'est aussi se mettre d'accord sur une législation qui définisse, au moins sur le plan international, la traite. Philippe Boudin vous en a donné lecture tout à l'heure. Nous n'avons pas retenu la totalité du Protocole de Palerme car une partie de celui-ci consiste, vous l'avez entendu tout au long des propos tenus à l'instant, à faire supporter aux gens qui sont l'objet de la traite des responsabilités qui ne sont pas les leurs. Si nous sommes tout à fait d'accord pour que l'on réprime les organisations de trafic de main d'_uvre, encore faut-il ne pas confondre ceux qui sont l'objet de ce trafic et qui le paient dans tous les sens du terme, soit pour partir, soit comme ces femmes par l'usage de leur corps, et ceux qui en sont les organisateurs. Mais en tout état de cause, nous pourrions intégrer, d'un commun accord avec nos partenaires européens, une définition de la traite qui s'appuie sur celle donnée par le Protocole de Palerme, notamment en droit français.

Réprimer, oui. Ce n'est pas à la Ligue des Droits de l'Homme d'appeler à la répression, mais elle n'a jamais eu pour fonction de protéger le droit des proxénètes. Lorsque des associations en sont à se poser la question de savoir si elles vont sur le terrain parce cela, quelque part, enrichit les proxénètes, alors nous disons qu'il y a un vrai problème du côté des forces de l'ordre et des autorités publiques. Cette prostitution, qu'elle soit masculine ou féminine, est vécue comme étant, au mieux, un moindre mal, au pire, dans la norme et dans l'air du temps. Je ne plaide pas pour l'abolition de la prostitution et la pénalisation des clients : c'est un autre débat sur lequel je n'engagerai d'ailleurs pas la Plateforme.

La législation en France est extrêmement dure en matière de proxénétisme, le simple fait de vivre avec une prostituée est constitutif du délit. En la matière, les excuses données par les services de police et par le ministère de l'Intérieur ne sont pas crédibles. Je veux bien que ces gens s'organisent avec des téléphones portables, que l'on déplace les filles, qu'elles naviguent entre l'Italie et la France, mais je ne connais pas de service de police qui n'ait pas les moyens légaux d'écoutes autorisées, de planques et d'enregistrements par caméra - moyens classiques en matière de trafic de drogue.

En l'espèce, il y a une véritable carence des autorités policière et judiciaire qui a pour conséquence non seulement une impunité de fait des proxénètes, mais de surcroît une plus grande précarisation de leurs victimes. En effet, c'est le système des vases communiquants. Il faut rassurer les riverains, l'opinion, maintenir un minimum d'ordre public et bien évidemment ça retombe sur les personnes exploitées qui sont le gibier tout désigné, l'équivalent de ce qu'on appelle « les crabes » en matière de contraventions. À défaut de s'en prendre aux auteurs du délit, on s'adresse aux victimes, d'abord en laissant faire, ensuite sur toutes les questions de séjour. Là, nous sommes dans une situation qui confine à l'absurde. C'est effectivement vouloir traiter des victimes, qui n'ont certes pas demandé à venir ici ou ailleurs, comme étant coupables d'une immigration clandestine.

Je vous indique, en outre, ainsi que la presse l'a relaté, que l'utilité de la détention des étrangers en situation irrégulière a été débattue au Conseil d'orientation stratégique au ministère de la Justice. Le seul souci, c'est de renvoyer ces femmes. Nous avons déjà évoqué les risques encourus. De plus, c'est totalement contre-productif car le seul moyen de remonter les filières, c'est de sécuriser ces personnes.

Par conséquent, cela nécessite une autre politique au ministère de l'Intérieur, mais aussi au niveau des associations. Il faut disposer de moyens d'accueil en liaison avec les services de police car il faut assurer la sécurité de ces personnes qu'en aucun cas les associations ne sont en mesure d'assumer.

Nous demandons donc la création de centres d'accueil et d'hébergement spécialisés ainsi que la formation de personnels, ce qui implique de nouvelles lignes budgétaires. Nous sommes très en retard par rapport à certains programmes qui ont été mis au point, notamment en Belgique. La répression ne doit pas confondre les auteurs et les victimes.

Nous en venons tout naturellement à la troisième question, celle de l'assistance : considérer ces personnes comme des victimes et par conséquent mettre un terme à toute mesure d'éloignement rapide et automatique. Ce qui s'est produit à Marseille peut se passer dans presque toutes les préfectures. Ce n'est pas tolérable, ni tout simplement humainement acceptable. En l'espèce, nous ne sommes pas dans le cadre d'une question d'immigration, mais d'un trafic de victimes. La question qui se pose est la suivante : la République française doit-elle porter assistance à des victimes ? Dans quelles conditions, devons-nous le faire ? Ou alors, que l'on dise clairement, comme au XIXe siècle : « ce sont des filles de rien ». Si le Gouvernement ou le pouvoir législatif veulent tenir ce discours, c'est leur responsabilité, mais c'est un choix politique. Je ne doute pas, d'ailleurs, un seul instant, que ce ne soit le choix ni de l'un, ni de l'autre.

Deuxième point, il convient d'examiner les conditions de délivrance des titres de séjour. Faut-il les lier à une obligation de réinsertion ? C'est tout un débat. Si vous annoncez d'emblée dans les trois premières heures, « soit tu dénonces et tu obtiens un titre de séjour, soit tu ne dénonces pas et tu n'as pas de titre de séjour », cela risque d'être extrêmement contre-productif. Cette démarche peut se produire autrement ou sous d'autres aspects, mais en tout cas dans le cadre d'une concertation. Là aussi, il s'agit d'un partenariat entre les associations et les services de l'État qui doivent déléguer des interlocuteurs spécialisés au niveau de la Justice, du ministère de l'Intérieur ou de la préfecture.

J'en viens à ma conclusion. Certes, ce problème n'est pas primordial aujourd'hui, en France. Il ne faut pas laisser se développer le discours de « l'invasion »... Mais ce phénomène existe et de manière suffisamment prégnante pour s'en préoccuper. Cela se passe sous l'_il complice du client, mais aussi de tous ceux qui laissent faire parce que c'est dans l'air du temps. Pour nous, c'est ce qu'il y a de plus intolérable. Que des femmes ou des garçons soient violés ou tués, on ne peut pas le laisser passer ! Il est du devoir de notre République de prendre en compte ces gens qui n'ont rien demandé et qui sont des victimes.

Mme la Présidente : Nous avons à l'évidence de très nombreuses questions à vous poser : certaines sur l'approfondissement de ce que l'un ou l'autre a dit, d'autres sur les solutions que vous entrevoyez.

Première question : le droit pénal français vous paraît-il répondre aux attentes qui sont les vôtres en ce qui concerne la répression ?

M. Michel TUBIANA : Lorsque les parlementaires, de leur initiative, ont déposé une proposition de loi relative aux agissements sectaires, ils ont cherché à lister et qualifier ces agissements sectaires et à en tirer les conséquences par la dissolution des associations concernées, voire à les sanctionner. Aujourd'hui, l'arsenal en matière de proxénétisme et de violences existe. La question est à double entrée.

Tout d'abord, il nous faut une définition légale et réprimée de la traite. Sur ce point, le Protocole de Palerme nous paraît acceptable. Nous avons intérêt à harmoniser nos législations au plan européen : en matière de proxénétisme et de prostitution, les législations sont pour le moins variables.

Deuxième question, faut-il avoir, au-delà de cette définition et de ses conséquences, une sorte de synthétisation de l'ensemble des délits que l'on peut lister dans le code pénal, proxénétisme aggravé, association de malfaiteurs, violences, viol, viol en réunion - il y a au moins cinquante incriminations que l'on pourrait mettre en _uvre, pour en créer une nouvelle. En tant que président de la Ligue des Droits de l'Homme et en tant que praticien, je ne suis pas partisan de la multiplication des incriminations dans le code pénal alors que l'on peut largement y puiser ce que l'on veut. Mais cela s'avérerait utile si nous adoptions la définition de la traite et que nous établissions un lien entre cette définition et les différentes incriminations du code pénal. Lorsque que le délit serait commis dans le cadre de cette définition de la traite, cela pourrait avoir une fonction spécifique d'incrimination et des conséquences dans l'échelle des peines. C'est beaucoup plus une question de pratique judiciaire, et surtout de police et d'enquête, qui nous paraît en cause, qu'une question de définition dans le code pénal. Les pouvoirs que détiennent les forces de police en matière de proxénétisme sont considérables. De surcroît, les douanes ont des pouvoirs exorbitants du droit commun - il m'arrive de les critiquer sur d'autres aspects - qui pourraient être utilement mis en _uvre dans ce domaine.

Mme la Présidente : Deuxième question, l'article 212-1 relatif aux crimes contre l'humanité autres que le génocide - le seul texte du code pénal qui utilise le mot « esclavage » - vous paraît-il pouvoir être utilisé pour les situations que vous dénoncez ?

M. Michel TUBIANA : Non, c'est un phénomène suffisamment spécifique qui n'est pas déterminé par un gouvernement, ce n'est pas une politique concertée - sauf à considérer que l'intervention d'une bande mafieuse est une politique concertée - ; ce serait assez grave quant à ce qu'a représenté l'introduction dans le code pénal français de la notion de crime contre l'humanité que de vouloir la ramener à ces situations-là. Mais, en revanche, rien n'interdit, si l'on adopte la définition du Protocole de Palerme, de voir réapparaître cette notion d'esclavage à bon escient.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué, monsieur le Président, le fait que le Protocole de Palerme paraissait acceptable sur certains points et critiquable sur d'autres. Pouvez-vous nous donner des précisions ?

M. Michel TUBIANA : Ce qui nous paraît critiquable concerne le déplacement des populations. Je l'ai dit brièvement dans mon intervention, il y a eu un mélange des genres entre le trafic et les questions d'immigration. Il faudrait que je reprenne le texte et que je vous envoie une note sur ce point.

M. le Rapporteur : Je vous serais reconnaissant effectivement de nous éclairer sur ce risque de confusion qui ne m'est pas apparu à la lecture des deux protocoles.

En ce qui concerne les associations présentes sur le terrain, j'aurais deux questions très pratiques.

Tout d'abord, nous avons procédé à l'audition du responsable de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH). Il nous a indiqué que, depuis quelques mois, on notait une stabilité de la prostitution en provenance des pays de l'est sur Paris, ce qui nous semble quelque peu en contradiction avec ce que vous avez vous-mêmes relevé. Est-ce que cette vision d'une stabilité d'une prostitution venant de l'est est partagée par les acteurs du terrain ?

Mme Claude BOUCHER : Les prostituées venant de l'est continuent de venir au local. Par contre, nous sommes submergés par les trafics africains à Paris. On constate une petite baisse de la prostitution en provenance de l'est sur le trottoir. Les jeunes femmes sont parties, elles ont été déplacées. Ceci dit, elles continuent à venir se faire avorter au local. Elles sont ailleurs, peut-être, mais nous n'avons pas pour mission de savoir où elles se trouvent.

Mme Isabelle DENISE : Pour l'Amicale du Nid, c'est le même constat. Comme Claude Boucher vient de le signaler, il faut insister à Paris sur la situation des femmes africaines, bien différente de celles des femmes de l'est. Il n'y a pas ce phénomène de téléphones portables, elles ne sont pas tenues de la même manière. Toutefois, nous rencontrons le même gros problème de communication : elles ne parlent pas le français puisqu'elles sont essentiellement anglophones. D'autre part, on sent très bien que, quand elles montent dans le bus en groupe, il y a toujours une personne qui chapeaute les autres. C'est fermé, verrouillé. On ne peut rien tirer, tant au niveau médical que pour d'autres besoins sociaux ou administratifs. Il n'y a strictement rien qui passe. Nous nous retrouvons dans la même situation qu'il y a trois ans avec les personnes de l'est. Elles ne se confiaient pas, elles étaient complètement murées.

Comme on l'a dit tout à l'heure, les équipes sont très démunies sur le terrain. Le maximum doit être fait pendant qu'on circule dans le bus puisque ces personnes tenues ne viennent pratiquement pas au service. Certaines prostituées de l'est peuvent maintenant venir, mais ce n'est pas le cas pour les jeunes femmes d'Afrique de l'ouest qui sont sur le trottoir. Le seul moyen de faire un peu de prévention, d'essayer de faire passer des messages, c'est la nuit lorsque nous circulons avec les bus.

Mme Claude BOUCHER : C'est très difficile de faire de la prévention avec une personne « esclave ». Nos méthodes s'adressent à des personnes libres. À l'intérieur de ces trafics, tous les moyens sont détournés. Quand on pratique des dépistages, les jeunes femmes ne viennent pas chercher leurs examens. Elles ne peuvent pas, elles n'ont pas le droit de venir. Elles ne sont autorisées à venir au local que pour avorter.

M. le Rapporteur : Il y aurait, dans les pays de l'est, des établissements dans lesquels les proxénètes viendraient « faire leur marché ». Est-ce qu'on retrouve ces pratiques violentes de revente des victimes entre réseaux pour la prostitution en provenance d'Afrique de l'ouest ?

Mme Isabelle DENISE : Ce n'est pas évident à savoir, justement parce qu'on n'arrive pas à communiquer. Autrefois, à Paris, en tant que membre de la Ligue des Droits de l'Homme, j'étais en contact avec les observateurs de l'ANAFÉ, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers. Ceux-ci assistaient aux audiences du « 35 quater » qui statuent sur les gens se présentant aux frontières. Ils ont constaté la présence systématique d'hommes, au sein du Tribunal de grande instance de Bobigny, notamment lorsque des jeunes femmes de la Sierra Leone, déclarées mineures, se voyaient libérées. Des observateurs, des membres de la Ligue des Droits de l'Homme, du GISTI, de la CIMADE ont essayé d'intervenir auprès de ces jeunes femmes. Ils ont été rabroués très violemment par les hommes qui attendaient ces femmes. L'ANAFÉ a alerté les associations de terrain et rencontré les membres de la Plateforme pour essayer de savoir où partent les personnes qui sont passées par la zone d'attente de Roissy. Peut-être ne restent-elles pas en France ? Il est possible aussi qu'on les retrouve ailleurs. La communication étant complètement verrouillée et ces filles ne parlant pas, il est extrêmement difficile de comprendre le fonctionnement de ces réseaux.

M. Michel TUBIANA : Nous avons alerté le parquet sur ce sujet.

Mme la Présidente : Le faites-vous régulièrement ?

M. Michel TUBIANA : Nous portons plainte avec constitution de partie civile pour qu'enfin les choses bougent. Mais il est vrai qu'au parquet de Bobigny, la consigne du procureur est que, lorsque des forces de l'ordre sont mises en cause, c'est toujours sur constitution de partie civile que la procédure est ouverte. C'est une certaine conception de la politique pénale.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais savoir quelle est l'appréciation de la Plateforme sur les législations spécifiques et les réponses imaginées dans certains pays que vous citez vous-même, principalement l'Italie et la Belgique.

M. Philippe BOUDIN : La législation belge est intéressante, elle est pionnière au niveau européen. La loi contre la traite internationale des êtres humains remonte à 1995. Elle a l'avantage de prendre en compte une situation globale et d'aborder absolument tous les pans de cette problématique. Elle a créé des services de police, de gendarmerie et des magistrats spécialisés. Elle a également créé une cellule particulière, au sein du ministère de l'Intérieur belge, afin d'examiner la délivrance de titres aux personnes victimes. Le Centre pour l'égalité des chances et de lutte contre le racisme a été chargé de coordonner toutes les actions liées à la traite en Belgique ainsi que de suivre l'application de la loi.

Enfin, la législation belge a permis la création de trois centres d'accueil et d'hébergement spécialisés pour les victimes de la traite, situés à Anvers, Liège et Bruxelles. Ces centres sont financés par l'État belge ainsi que les collectivités territoriales et linguistiques. Ils accueillent en moyenne 120 à 130 personnes par an.

La législation belge a également permis la délivrance de titres de séjour aux victimes de la traite. Ces titres sont toutefois conditionnés au fait que la personne, dans un délai de quarante jours après sa prise en charge, accepte de témoigner contre les auteurs de la traite. La législation belge prend en compte toutes les formes de traite, aux fins d'exploitation sexuelle ou aux fins d'exploitation par le travail. Les personnes qui subissent ce que les Anglo-Saxons appellent le « smuggling », le trafic de migrants, sont également considérées comme des victimes de la traite et prises en charge à ce titre.

On peut sans doute relever des imperfections dans la loi belge, comme les conditions imposées pour la délivrance de titres de séjour. Pour ma part, je considère qu'il peut être effectivement difficile pour une victime d'accepter, dans un délai aussi court, de dénoncer l'auteur de la traite, souvent parce qu'elle a encore de la famille dans son pays d'origine. Parfois, elle y a un enfant. Cet enfant ou cette famille risquent des représailles. On ne peut pas exiger cette dénonciation.

La loi italienne est un peu différente, notamment en ce qui concerne la protection des victimes. La protection et la prise en charge sociale en vue de l'insertion sont accordées à la personne dès lors qu'elle accepte de s'extraire du milieu d'exploitation, de ne pas y retourner et de suivre un programme d'insertion. Celui-ci comprend l'apprentissage de la langue italienne, une orientation, une formation professionnelle et ensuite la recherche d'emploi, d'un logement et éventuellement le regroupement familial. Ces personnes sont autorisées à faire venir leurs enfants depuis leur pays d'origine.

Bien entendu, certaines personnes souhaitent rentrer dans leur pays et la loi accompagne ce retour volontaire. L'Italie a mis en place des programmes de prévention dans certains pays d'origine, notamment dans les Balkans.

L'article 18 de la loi sur les étrangers, en application depuis mars 2000, retient plus particulièrement notre attention. Les sept premiers mois d'application de la loi ont effectivement permis à plus de 550 victimes d'être protégées et prises en charge.

M. Bernard PISSARO : Les lois belge et italienne sont tout à fait intéressantes parce qu'elles font référence exclusivement au problème de la traite. On avancera réellement dans ce domaine, si l'on axe avant tout le travail sur la répression de l'esclavage, et si l'on sort de toute la législation sur la prostitution. C'est un point primordial, à la fois sur le plan des principes, mais aussi sur le plan de la réalité quotidienne sur le terrain.

En tant que médecin et président des Amis du Bus des Femmes, j'interviens dans le domaine de la santé. Face à des victimes de l'esclavage, on ne peut avoir au mieux que des actions de réparation, en sachant les contradictions fortes que cela suppose pour les gens qui reviennent ensuite dans des conditions d'esclavage. En ce qui concerne la torture, il y a longtemps que la communauté internationale a pratiquement interdit l'aide aux victimes sur les lieux où cela était commis. Ce n'est pas le même champ, mais pour mener à bien notre réflexion, il convient de savoir dans quelle mesure, au bout du compte, étant confrontés tous les jours sur le terrain à cela, nous sommes plus ou moins dans la complicité. Il y a toute une réflexion à développer autour de ce problème.

Les mesures de prévention sont complètement aléatoires. Elles ne tiennent que si les gens ont le libre choix ; or, les personnes dans une situation d'esclavage n'ont aucun libre choix. Aujourd'hui, nous sommes de nouveau dans une contradiction extrêmement forte.

Le problème des moyens d'accueil et de l'aide, pour sortir les femmes ou les hommes du système d'exploitation et d'esclavage, est important. À partir du moment où l'on se donne les moyens de leur permettre de sortir du réseau, le besoin d'appui et d'aide psychologique se fait sentir. Sur ce plan, il faudra que nous réinventions ce qui a été mis en place pour les victimes de tortures afin de mettre au point une aide psychologique spécifique pour les gens victimes de tortures plus ou moins développées qui les ont amenés dans cette situation d'esclavage. Cette aide spécifique ne peut intervenir qu'une fois les gens sortis des réseaux.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Tout d'abord, vous avez abordé assez brièvement le problème de la prostitution masculine et de la prostitution des mineurs. Y a-t-il des estimations en la matière ? Est-ce qu'elles ont tendance à se développer ?

Vous n'avez en revanche pas du tout parlé de vos rapports avec les services institutionnels, notamment les services de santé et les services sociaux. Rassurez-moi, il en existe bien qui travaillent dans le secteur ! Que font-ils ?

En outre, à part Nice, n'y a-t-il pas, dans les autres départements, de centres d'accueil prévus par l'ordonnance de 1960 ?

J'ai bien noté l'hypocrisie du financement de vos associations, camouflé par le biais d'actions de santé. Ces financements, se font-ils via l'État directement ou par les collectivités territoriales ? Vos associations, sur le plan fiscal, sont-elles reconnues d'utilité publique ou d'intérêt général ? Peuvent-elles recevoir des dons déductibles ?

Autre question, sans vouloir faire porter sur les seules associations la totalité du poids de l'assistance, il semble que vous souffriez d'un manque de reconnaissance officielle pour intervenir dans les procédures judiciaires ou dans les démarches administratives. Est-ce que la solution ne passerait pas par un agrément de vos associations, au plan national ou préfectoral, qui vous donnerait les moyens d'intervenir ?

En ce qui concerne le retour dans les pays d'origine, est-ce que vous êtes en contact avec des associations dans les pays d'accueil ? Comment cela se passe-t-il ? La Ligue des Droits de l'Homme a effectivement abordé tout à l'heure la question de l'action des ministres des Affaires étrangères au plan européen. Est-ce que ces associations existent ? Est-ce qu'elles sont reconnues dans leurs pays ? Est-ce qu'elles peuvent travailler ? Est-ce que, vous, vous travaillez avec elles ?

Enfin, j'approuve totalement la triple approche : prévention, répression, assistance. Atteindre le bon équilibre est difficile. Personnellement, devant les discours répétés des services de police arguant de ne pouvoir intervenir ou remonter les filières, je suis assez favorable au rétablissement de la notion de racolage passif, supprimée par décret en 1993. Certes, on peut rétorquer qu'il ne faut pas faire peser sur les victimes les amendes. Mais d'un autre côté, ne pensez-vous pas que ce serait un message fort envoyé aux proxénètes internationaux qui, à l'heure actuelle, se frottent les mains ? Si la prostitution est un peu moins rentable, ne pensez-vous pas qu'il y aura moins de prostituées ?

Je citerai l'exemple du Soudan. À partir du moment où les ONG ont commencé à racheter des esclaves, cela a créé un appel d'air et on constate de plus en plus d'achats d'esclaves. C'est toute l'ambiguïté que vous avez relevée, docteur Pissaro, tout à l'heure, à propos de la santé et notamment du problème de la complicité envers les situations illégales. Je note que, pour Paris, on compte, en tout et pour tout, 300 procès-verbaux pour racolage actif, en l'an 2000 sur 6 000 prostituées. Les proxénètes ne sont-ils pas alors amenés à penser qu'on peut inonder Paris, continuer le trafic ?

M. Michel TUBIANA : Je commencerai par répondre à la dernière question. Si tant est que ces procès-verbaux pour racolage actif ou passif aient jamais eu un intérêt, ils avaient une logique : lorsque nous avions affaire à une population de prostituées établie, on savait, pour reprendre le jargon policier, « où les loger », on savait où aller saisir, où aller s'adresser. Comment allez-vous faire avec une population de prostituées...

M. Pierre-Christophe BAGUET : ...Vous aviez parlé des téléphones portables, tout à l'heure. La police est au courant. Vous savez qu'avec les portables, on fait ce qu'on veut....

M. Michel TUBIANA : ...Aujourd'hui, nous savons que lorsqu'il y a un problème quelque part, on envoie ces prostituées en Italie, en Grèce, on les envoie partout. Elles circulent tout le temps. Ce que vous dites à propos des portables est tout à fait exact, mais encore faudrait-il que soient mis en _uvre des rapports de police sur des proxénètes avant de se préoccuper de la question du racolage ! Les écoutes de portables, cela existe ! Par conséquent, aujourd'hui, à l'égard des proxénètes, le signe qui consisterait à rétablir cette incrimination de racolage ne provoquerait qu'un grand éclat de rire. Cela ne changerait rien aux termes du débat parce que lorsque l'huissier se présentera pour signifier son commandement, on lui répondra : « il n'y a personne ». Si tant est que vous ayez la bonne identité ! Je comprends votre souci que je partage par ailleurs. Mais en termes de message à envoyer aux proxénètes, c'est totalement inefficace.

En revanche, comme vous l'avez noté tout à l'heure, je reste stupéfait quant à l'incapacité des forces de police à remonter les filières des téléphones portables. On ne m'ôtera pas de l'idée qu'il y a là un mystère.

Mme Claude BOUCHER : Si l'on rétablissait la notion de racolage passif, le proxénète exigerait que les prostituées fassent peut-être cinq passes de plus, ce serait de l'exploitation supplémentaire. Avant de prendre une telle responsabilité, il faut toujours penser à ce qui peut se passer sur le terrain.

En ce moment, les personnes n'ont même pas d'argent pour manger. On constate des cas de malnutrition. Nous pratiquons l'aide médicale pour les premiers soins, de telle sorte qu'elles puissent avoir accès à ces soins gratuitement. Ce sera autant d'heures qu'elles passeront en moins sur les trottoirs. Ce ne sont certes pas les proxénètes qui vont dégager de l'argent sur leurs recettes pour leur payer des soins.

Mme la Présidente : Pouvez-vous préciser vos rapports avec les services institutionnels ? Cette question a été peu abordée.

M. Eric KERIMEL DE KERVENO : À mon avis, le racolage passif relève d'une monstruosité parce qu'encore une fois, on ne va pas les considérer comme des victimes. Je ne veux pas revenir là-dessus.

En ce qui concerne la prostitution des mineurs, je dirai que cela me touche particulièrement en tant qu'éducateur. C'est pour la prévenir que je suis payé. En France, on méconnaît totalement le phénomène. On n'ose jamais en parler. Quand on le fait, les gens sont gênés. Je pourrais vous raconter moultes situations où l'on n'arrive même pas à faire des signalements ! On sait les difficultés pour l'ensemble des associations de faire des signalements et pour qu'ils aboutissent à des aides précises. En la matière, il est très urgent de procéder à un diagnostic. Les associations que nous sommes ont une mission d'aide et d'assistance aux personnes et non pas une mission de renseignement pour les services. On nous demande souvent d'enquêter sur les populations alors qu'on n'en a pas les moyens. Il ne faut pas nous demander ce pour quoi nous ne sommes pas mandatés.

Pour ce qui concerne nos rapports avec les services de santé et les services sociaux, ils sont excellents avec certaines administrations, en particulier les administrations de tutelle. Ceci dit, l'ensemble de ce trafic nous pose des questions parce que les réponses n'ont pas été pensées, ni par nous, ni par les services de tutelle. Nous avons des missions de santé, certaines associations comme l'ALC ont une vocation sociale. Ce genre de situations nous questionne sur des objets qui sont très divers sans que nous ayons de réponse.

Sur la question de l'hébergement, M. Pissaro a relevé quelque chose d'essentiel. On doit travailler avec les victimes de la traite en dépassant la notion de prostitution. Il existe des hébergements pour le suivi des personnes prostituées, mais ils ne sont pas en mesure de répondre à la nécessité de protéger quelqu'un qui serait en butte à des réseaux mafieux et qui risque sa vie. Ces lieux doivent être sécurisés. À Marseille, on a eu recours à des hébergements dans des institutions religieuses équipées de caméras. Ces gens-là doivent être protégés et certainement pas dans un lieu de prostitution parce que c'est là qu'on va les rechercher en premier.

J'en viens au problème des financements. Il est faux de dire que les associations sont privées de toute réponse financière. Par exemple, elles ne sont pas privées de fonds en matière de SIDA, d'hépatite ou en matière de prévention des risques sociaux. Elles sont démunies dans des situations qui touchent à la traite. Il n'y a pas de réponse spécifique là-dessus. L'énergie que doivent déployer les associations par rapport au soutien, ne serait-ce que d'une personne qui se retrouve dans ces réseaux, est énorme. Il faut l'accompagner, il faut toujours être à ses côtés, il faut faire appel à un interprète, à un médiateur culturel, chercher des hébergements, quelquefois changer de lieu. Tout ça, c'est de l'argent. Nous ne sommes pas soutenus là-dessus.

En ce qui concerne les contacts avec les pays d'accueil, Philippe Boudin et Michel Tubiana l'ont évoqué, c'est une nécessité absolue. D'abord, parce que, heureusement, un certain nombre de ces personnes veulent retourner dans leur pays. On ne peut pas les laisser faire sans leur donner un point de chute, l'adresse d'une association qui va pouvoir les secourir. Nous avons aussi besoin des renseignements des associations locales pour comprendre dans quel bain culturel ces gens se trouvent. À Marseille, par exemple, nous avons développé une action de partenariat avec la Moldavie, l'Albanie, Saint-Petersbourg et l'Algérie, entièrement grâce à du bénévolat. Nous avons obtenu un petit don d'une association au travers de la Fondation Genoyer. Cela nécessite des moyens. Il y a, dans l'ensemble des pays que nous avons évoqués, des associations qui travaillent, mais elles sont encore plus démunies que nous. Il est clair que l'association du Forum des femmes albanaises, par exemple, fonctionne avec des moyens beaucoup plus réduits que les nôtres.

Mme la Présidente : Je suis très heureuse que vous ayez attiré notre attention sur une distinction que nous voulons faire entre prostitution et traite.

Il serait intéressant pour nous que vous nous adressiez vos budgets. Pouvez-vous nous indiquer, pour chaque association de la Plateforme, qui sont vos partenaires et sur quel objet ?

M. Eric KERIMEL DE KERVENO : Je voudrais vous dire à quel point le directeur d'association que je suis, se trouve dans une situation abracadabrante ! Autres Regards est financée par seize organismes appartenant à différentes sphères. Le simple dossier du Fonds social européen (FSE) pèse 11 kilos de papier ! J'ai passé une semaine, à raison de douze heures par jour, pour préparer ma demande de financement au Conseil général du Vaucluse ! J'ai obtenu 15 000 F !

M. le Rapporteur : Ce n'est pas cher payé de l'heure !

M. Eric KERIMEL DE KERVENO : Ce n'est pas possible de continuer à soumettre les associations à un travail acharné de frappe et de secrétariat ! Ce n'est pas notre mission ! Nous sommes trois à l'association à passer notre temps à faire des papiers, à voyager, à aller à Paris parce que la France est encore très jacobine. Nous sommes obligés de passer notre temps à faire ça, c'est du gâchis ! Je souhaiterais être licencié demain ! C'est 300 000 F de plus qui pourraient être affectés à nos actions sur le terrain !

Mme la Présidente : Vous êtes donc tous d'accord pour nous transmettre la liste de vos financeurs, à quelle hauteur, quels documents vous sont demandés, ce que sont vos démarches...

M. Pierre-Christophe BAGUET : C'est le parcours du combattant !

Mme la Présidente : ... et pour quelles actions bien sûr.

M. Bernard PISSARO : Je voudrais ajouter que non seulement il faut faire les démarches qui viennent d'être évoquées, mais que de surcroît, nous fonctionnons sans fonds propres pour la plupart d'entre nous. Comme les subventions arrivent entre juillet et octobre, nous vivons à crédit et nous engraissons les banques. Je pense pouvoir parler au nom de la plupart des associations ici présentes, nous faisons prospérer les banques avec les agios consécutifs au retard des subventions. Ici ou là, on commence à prendre des mesures pour faire des avances, mais elle sont encore extrêmement limitées. Nous nous retrouvons dans des situations invraisemblables. On nous dit : « Vous avez travaillé à crédit ! Comment faites-vous ? Vous n'avez pas le droit d'engager des actions avant d'être financés ! » À ce moment-là, nous sommes dans l'illégalité.

M. Eric KERIMEL DE KERVENO : Au jour d'aujourd'hui, l'association Autres Regards en est à moins 600 000 F sur son compte parce que le FSE nous doit 14 mois de financements ! Nous sommes sans cesse soumis à des exigences de rendu de dossiers alors que les financeurs ne suivent pas leurs promesses !

Mme la Présidente : Le réseau d'associations d'information et d'aide aux victimes reçoit des avances du ministère de la Justice mais pas depuis longtemps.

Mme Isabelle DENISE : Les associations de terrain viennent de vous faire un état des lieux. À Intermède, nous avons carrément perdu un poste d'éducateur parce que nous n'avons pas reçu assez de financement. Nous tournons avec deux bus. Je ne dispose que de 5 personnes qui peuvent aller sur le terrain tous les soirs. Quand une personne est en arrêt de maladie, c'est un bus qui s'arrête, c'est une tournée en moins.

M. Michel TUBIANA : La Ligue des Droits de l'Homme ne rencontre pas les mêmes problèmes puisque nous n'avons pas de programme sur le terrain.

Il y a un vrai débat que je suggère au législateur, à l'occasion de l'anniversaire de la loi de 1901, c'est celui de la défausse de l'Etat sur les associations pour la gestion de services publics. Quelqu'un a relevé, tout à l'heure, le problème des maisons d'accueil. Quantitativement, elles font très largement défaut à l'intérieur de la France. Il y a vraie défausse, voire instrumentalisation des associations pour des services qui, normalement, dépendent uniquement de l'Etat.

M. André SCHREINER : Vous rendez ces services avec un autre état d'esprit que les fonctionnaires de l'État. J'ai été fonctionnaire de l'Etat, je ne voudrais pas paraître ingrat mais je crois que vous travaillez davantage avec votre c_ur.

Vous avez évoqué les législations belge et italienne. Nous pourrions, en tant que politiques, participer à votre action à plusieurs niveaux, en considérant par exemple beaucoup de ces jeunes femmes ou de ces jeunes gens comme des victimes de la traite et non pas en tenant compte uniquement de la pénalisation et ce d'autant plus que nos législations visent davantage les organisateurs ou les donneurs d'ordres, les proxénètes ou ceux qui tiennent des ateliers clandestins.

Au niveau européen, nous avons essayé d'influencer les parlementaires européens et la Commission. L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dont je suis membre, agit également. Par le Protocole de Palerme, vous atteignez beaucoup d'autres pays. La législation de l'Union européenne des Quinze est-elle harmonisée ? Ne pourrions-nous pas à notre niveau de législateurs au moins sensibiliser nos gouvernements pour que des directives précises soient adressées à chacun des pays membres  ?

Le Conseil de l'Europe n'a pas la possibilité de mettre en place des directives, mais des recommandations. Plusieurs rapports ont été rédigés, mais peut-être pas spécifiquement sur la traite. Il convient de considérer la situation des victimes et de trouver une parade à la création de réseaux. Quelles recommandations pourrions-nous inscrire dans les programmes de travail du Conseil de l'Europe ? Il importe d'amener aussi le Comité des Ministres ou les différentes commissions à faire le suivi de ces recommandations dans les différents pays. Certains adressent des reproches aux nouveaux pays membres d'Europe centrale et orientale, on les montre du doigt. Le Conseil de l'Europe a pour vocation de promouvoir la démocratie et les droits de l'homme. Peut-être vaut-il mieux intensifier l'action dans ce domaine.

Enfin, en ce qui concerne les pays tiers, d'Afrique occidentale ou d'Extrême-Orient, quelle pourrait être notre participation ?

M. Michel TUBIANA : L'un de nos interlocuteurs a déclaré qu'il fallait sortir de la question de la prostitution. La question a été posée : l'arsenal législatif aujourd'hui est-il suffisant ? Je répondrai, oui, pour ce qui concerne la prostitution. Mais il s'agit d'intégrer dans la législation la notion de traite selon la définition du Protocole de Palerme. De cela, découle le reste. Si vous adoptez la notion de traite, vous n'aurez pas besoin de faire une législation spécifique pour aller au-delà. La création de cette seule incrimination permet d'établir le lien avec les autres délits.

Je ne voudrais pas avoir le moindre souci polémique avec cette éminente assemblée qu'est l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, mais vous me permettrez de penser qu'elle vaut mieux par les conventions qu'elle adopte que par les votes qu'elle émet !

Mme la Présidente : Je voudrais juste préciser que la Commission européenne se penche sur ces questions. Il y a deux projets de directives, la première relative à la traite des êtres humains, l'autre sur la lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants. Peut-être devons-nous nous interroger sur ce qui est en train d'en advenir puisque la communication date du 22 janvier dernier.

M. Philippe BOUDIN : Quelques informations concernant le projet de décision-cadre qui aurait dû être adopté sous la présidence suédoise.

Il aborde deux points.

Tout d'abord, l'introduction d'une définition juridique commune de la traite. Les dernières informations glanées à Bruxelles font état d'une définition qui serait proche de la définition contenue dans le Protocole de Palerme. Il y aurait eu un consensus au niveau des Quinze.

En revanche, cette décision-cadre souhaite établir des peines minimales. Là, le bât blesse, il n'y a pas consensus.

Cette décision-cadre, présentée par le Commissaire, M. Vitorino, sera vraisemblablement discutée sous présidence belge au deuxième semestre.

Je voudrais également faire état d'un autre outil, il s'agit d'une directive concernant la délivrance des titres de séjour. L'unanimité est nécessaire pour l'adoption d'un tel outil juridique. Pour le moment, M. Vitorino n'a pas réussi à faire le consensus sur ces questions.

M. le Rapporteur : Je voudrais que l'on précise un peu vos relations avec les services de l'État, les services sociaux et les services de la police judiciaire. Confirmez-vous qu'aucun service public de l'État n'intervient, en tant que tel, sur le terrain pour répondre aux situations de ces victimes ?

M. Michel TUBIANA : Non, aucun.

M. le Rapporteur : Je ne connais pas l'organisation à Paris, mais en province dans les grandes villes, les services sociaux de secteur ont, par exemple, des équipes de prévention de rue sur la délinquance. C'est le cas dans tous les départements, dans toutes les grandes villes de France où les travailleurs sociaux sont payés par le Conseil général, pour répondre à la question de la délinquance et cela existe depuis très longtemps. Est-ce que sur cette question particulière de la prostitution, et notamment de la traite, il y a eu des initiatives prises par des collectivités locales ? Ou est-ce plutôt un problème, dont on considère qu'il n'existe pas, dont on nie l'existence ?

M. Patrick HAUVUY : Il y a des associations, dont la nôtre, qui ont une délégation de service public...

M. le Rapporteur : La deuxième sous-question était celle-là : est-ce que votre intervention se fait dans le cadre d'un conventionnement, dans le cadre d'une délégation de service public ? L'outil est plus adapté, mais la volonté existerait quand même.

M. Patrick HAUVUY : La volonté existait au titre des ordonnances de 1960 qui prévoient, en principe, la création d'un service spécialisé dans chaque département. Actuellement, il doit y en avoir cinq ou six sur l'ensemble du territoire national. De fait, comme nous intervenons sur le champ de la prostitution, nous avons été en contact avec des personnes victimes de la traite à des fins d'exploitation sexuelle.

Je voudrais faire une petite parenthèse par rapport aux relations avec les institutions. Pour une fois, Nice et les Alpes-Maritimes font figure de pilotes. Que ce soit avec les magistrats instructeurs, la Brigade de protection sociale, la DDASS ou la Mission droits des femmes, une collaboration intelligente s'est mise en place. C'était difficile puisque chacun travaille avec ses moyens. On a pu voir que pour les associations, les moyens étaient très réduits. Pour la police, ce n'est pas forcément à nous de le dire, mais il me semble que les moyens sont effectivement très limités en termes d'investigations. Je citerai l'exemple d'un magistrat instructeur sur Nice qui s'est déplacé en Bulgarie sur commission rogatoire internationale - c'était une première pour ces questions de traite. Il a pu enquêter sur place. La collaboration avec les institutionnels se fait donc en bonne intelligence. Mais la difficulté réside dans les moyens que chacun peut apporter. Nous sommes très démunis.

Autre exemple, vendredi soir, la Brigade de protection sociale nous téléphone et nous dit : « On vient d'arrêter un réseau, 4 ou 5 jeunes femmes ukrainiennes sont en danger de mort car tous les protagonistes ne sont pas sous les verrous. Pouvez-vous venir les chercher pour essayer de les héberger en urgence ? » C'est une démarche plus sensée que de les remettre dans la rue. On se débrouille avec les moyens du bord. Il existe des dispositifs de droit commun, comme le schéma départemental d'urgence. Malheureusement, les hôtels meublés sont situés en centre ville. Ils sont dans un état d'insalubrité qui conduirait à leur fermeture. Cela ne correspond pas du tout à l'accueil de ces jeunes femmes. Le Dr Pissaro le soulignait tout à l'heure, il faut vraiment prendre en compte le traumatisme psychologique qu'elles peuvent subir. Les dispositifs existants, comme les centres d'hébergement de type classique, ne sont pas équipés pour les accueillir.

M. le Rapporteur : Ma deuxième question, toujours relative à ces rapports avec les services publics, porte sur les services de police. Quels sont vos rapports avec eux ? Êtes-vous amenés, à partir de la connaissance de la situation des victimes et de ce qui vous est révélé, à être initiateurs de procédures pénales ? Je mesure le problème éthique de ma question, mais je pense qu'il faut la poser.

Mme Claude BOUCHER : Nous avons des visions différentes des services de police à travers la France. En ce qui concerne Paris, les policiers ont décidé de laisser ces jeunes femmes sur le trottoir. Selon eux, si on les arrêtait, elles seraient renvoyées dans leur pays et immédiatement reprises par les trafiquants. Dans certains quartiers de Paris, ces services leur distribuent même de petites bombes lacrymogènes pour se protéger parce qu'elles sont en danger.

Nous organisons quelquefois, conjointement avec les services de police, des rencontres avec les riverains. En effet, notre association joue un rôle médiateur pour tenter de calmer le jeu et d'expliquer que ce sont des victimes afin que les riverains ne rajoutent pas de violences. Cela s'est malheureusement produit dans certains arrondissements.

Les prostituées pensent que tout le monde est complice des réseaux puisque personne ne vient les défendre, les protéger. Elles estiment que l'ensemble de nos institutions sont complices. Ce n'est pas facile d'établir un lien de confiance en leur disant : « La France est le pays des droits de l'homme, des droits des femmes. On va vous protéger. » Quand on est resté six mois sur un boulevard avec le mépris des riverains, la police qui passe et ne fait rien, on peut effectivement se poser quelques questions. Les relations avec la police restent à construire.

M. Eric KERIMEL DE KERVENO : Dans les Bouches-du-Rhône, la situation est complexe. Certains services de police connaissent bien la situation, comme le SRPJ, la Brigade de répression du proxénétisme. Ils font depuis longtemps un travail quotidien avec des personnes prostituées et des femmes victimes de réseaux. Les plus grosses difficultés ne sont pas avec ces services-là. Nous les rencontrons avec l'ensemble des autres services : il y a 4 000 fonctionnaires dans les Bouches-du-Rhône, le SRPJ en compte 10 au maximum. Tous les autres services de police considèrent qu'une personne prostituée dans la rue est coupable. Alors, les rapports avec les services de police sont extrêmement compliqués. Nous sommes en train de développer des axes de formation avec ces services pour leur rappeler que la prostitution n'est pas un délit et que les personnes subissant la traite sont des victimes. Il reste nécessaire de faire avec les services de police un travail de formation et de partenariat.

Audition de M. Philippe DORCET,
juge d'instruction au tribunal de grande instance de Nice


(extrait du procès-verbal de la séance du 10 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Philippe Dorcet est introduit.

M. Philippe DORCET : Madame la Présidente, c'est un peu « de votre faute » si je suis devant vous aujourd'hui et si je suis devenu magistrat, puisque j'ai eu l'honneur et le privilège de vous avoir comme professeur de droit pénal lorsque j'étais étudiant à Montpellier.

J'ai été substitut du Procureur pendant dix ans, un peu dans l'est, beaucoup à Nice. Je suis aujourd'hui juge d'instruction à Nice depuis un an et demi.

C'est d'autant plus volontiers que je viens devant votre Mission que le hasard des permanences de juge d'instruction a fait que, en octobre 2000, j'ai été en charge d'une affaire concernant un réseau de proxénétisme en provenance de Bulgarie. Je précise immédiatement que les services de police estiment le nombre de prostituées à Nice entre trois cents et quatre cents, dont les deux tiers ou les trois quarts en provenance des pays de l'est. Lorsque je suis arrivé à Nice il y a huit ou neuf ans, les filles originaires des pays de l'est étaient minoritaires et représentaient 10 ou 15 % des prostituées.

Le hasard des permanences, disais-je, a fait qu'au mois d'octobre 2000, dans le cadre d'une affaire, me furent présentées deux prostituées bulgares. Toutes deux ont parlé. L'affaire étant toujours en cours, je resterai discret sur ses tenants et ses aboutissants. Elles m'ont confié des noms, des adresses en Bulgarie. De ce fait, avec les services de police, j'ai décidé de me rendre en Bulgarie. À cette occasion, j'avais en quelque sorte devancé tout le monde.

Je pointerai les problèmes que j'ai rencontrés sur la route de Sofia - pas forcément celle de la sagesse !

Je n'avais aucune expérience dans le domaine du proxénétisme ou des réseaux de prostitution lorsque j'ai eu à traiter ce dossier.

Lorsque l'on arrive dans un tel univers, à aucun moment, on ne constate qu'il s'agit d'une priorité pour les institutions, quelles qu'elles soient d'ailleurs. Aucun discours officiel n'existe, si ce n'est la bonne conscience des uns et des autres. Nul discours institutionnel donc sur le proxénétisme ou la prostitution - en tout cas, pas à ma connaissance - si ce n'est en termes de prévention. Pour un juge d'instruction ou un policier qui se retrouve confronté à ce problème, certes, on peut se dire qu'il suffit d'appliquer la loi, mais on est frappé par ce manque de priorité. Je crois avoir entendu un commissaire de police à la télévision, qui employait ces mots : « La prostitution, le proxénétisme : où est le danger pour l'ordre public ? » C'est une manière de poser la question.

Depuis que je me suis rendu en Bulgarie, je suis invité dans quelques cénacles, comme le vôtre, où des personnes tentent de réfléchir et d'avancer des propositions concrètes. Je suis frappé par l'ambiance très féminine ! Qu'il s'agisse d'associations ou d'autres structures, ce sont souvent les femmes qui sont à l'origine de la réflexion.

Parmi les éléments qui peuvent également surprendre, je citerai le nombre d'idées reçues sur les réseaux de prostitution. Ce ne sont pas des camps de vacances, cela peut ressembler à des camps de torture, mais ce n'est pas que cela. Je parlerai de ce que j'ai vu. Il n'y a certes pas de prostitution volontaire, car je ne pense pas que des jeunes filles puissent se prostituer volontairement et de gaieté de c_ur, mais il existe des réseaux où je n'ai pas assisté à des sévices, à des tortures. Des jeunes filles sont contraintes, pour des raisons assez aisément identifiables, à venir se prostituer en Europe de l'ouest, parce qu'elles sont occidentales.

Idée reçue également sur la provenance de ces jeunes filles. Lorsque j'ai décidé de me rendre en Bulgarie, je me suis renseigné auprès de l'ambassade de France dans ce pays. Si j'avais écouté ce que l'on me disait, je n'y serais jamais allé. D'après ce que je comprenais, il allait m'arriver des problèmes, c'était le Far-West, je me rendais dans un pays où les bandes armées parcouraient la lande - ou à peu près. Il faut se méfier de ces idées reçues. Il y a des gens en Bulgarie - j'en atteste - de la même façon qu'en Russie - j'en atteste également - qui souhaitent lutter contre ces formes d'esclavage. L'universalité de la chose peut permettre de penser qu'il y a des gens de bonne volonté un peu partout. En Bulgarie, j'avais demandé aux autorités de procéder à cinq interpellations, à des perquisitions, à des saisies, ce qui fut fait en ma présence par des juges d'instruction bulgares. J'étais accompagné de deux policiers français et d'un interprète. Nous étions donc quatre Français. Cela pour dire que ce n'est pas une fatalité et, comme je l'indiquais hier dans le cadre de la commission d'enquête sur le blanchiment de l'argent, on coopère sûrement mieux avec la Bulgarie qu'avec Monaco - du moins en certains domaines !

À quels problèmes ai-je été confronté ?

À des problèmes touchant à la coopération judiciaire, la coopération policière semblant poser moins de problèmes, car les policiers ont à leur disposition l'OICP, Interpol, qui met entre leurs mains un trésor de simplification. Quand un juge d'instruction décide de se rendre en Bulgarie, c'est le parcours du combattant ! Il a fallu que je fasse traduire mes commissions rogatoires en bulgare, que je contacte mes homologues bulgares. Appeler un juge d'instruction à Plovdiv quand vous ne parlez pas le bulgare pose quelques problèmes d'intendance, car on ne dispose d'aucun moyen. Tout est question de volonté. Dans le cadre d'un autre dossier, il n'est pas improbable que je me rende en Russie, ce qui sera vraisemblablement très compliqué. On me rétorquera que les policiers peuvent y aller et qu'ils seront tout aussi efficaces. Je réponds : non. En Bulgarie, c'était la première fois qu'un juge d'instruction français - et d'après ce que j'ai compris d'Europe occidentale - se déplaçait. J'ai, en Bulgarie, expliqué les raisons qui me conduisaient là. J'ai communiqué sur ce que je faisais. Ce qui était important, c'était le fait que je me déplace, car, même à l'époque du rideau de fer, des policiers se déplaçaient. Il y a toujours eu un semblant, un embryon de coopération policière. Pour ce qui est de la coopération judiciaire, il n'existe actuellement aucune structure qui permette à un juge d'instruction de résoudre ce type de problème simplement. On peut y aller, mais c'est très compliqué et très lourd.

Autre problème : de lege ferenda ou la protection des témoins. Dans un dossier récent, une prostituée a très nettement mis en cause trois ou quatre proxénètes russes qui ont été écroués. Lorsqu'elle s'est aperçue qu'elle avait mis en cause ces proxénètes d'un « standing » certain, qui travaillent sur des réseaux en provenance de Russie et d'Ukraine, cette jeune femme, qui a un enfant en Russie, m'a demandé d'assurer sa protection. Je lui ai expliqué que j'étais dans l'incapacité d'assurer quoi que ce soit : la loi ne me donne à ce titre aucun moyen et je ne voyais pas comment je pouvais assurer sa protection. « Vous imaginez bien qu'après ce que je viens de dire aux policiers comme à vous, je suis morte, je suis condamnée : moi, mon fils et ma famille. ». Voilà ce qu'elle me dit. Je me retrouvais les bras ballants, ne sachant pas quoi faire, aucune disposition n'étant prévue par le code de procédure pénale. Cette jeune fille était en situation irrégulière. Or, je ne pouvais pas même la rassurer, lui dire que j'allais intervenir auprès de la préfecture pour éventuellement lui obtenir un permis de séjour, ou pour le moins organiser concrètement son quotidien pour les jours à venir. Une fois que les policiers et le juge l'ont entendue, qu'on ne l'a pas mise en prison, puisque, à l'évidence, elle était prostituée, on a l'impression qu'elle est jetée comme un kleenex à la poubelle où elle va disparaître définitivement. C'est assez triste à dire, mais il est en ainsi. Les policiers, ce que je peux comprendre, disent : « Vous verrez avec le juge. ». Mais que voulez-vous que fasse le juge? S'il possède certains pouvoirs, il en est qu'il n'a pas.

Je fis donc avec les moyens du bord. J'ai réfléchi, je me suis dit qu'il existait une convention d'entraide judiciaire de 1959. J'ai pris sur moi d'envoyer un message aux autorités russes en indiquant que j'avais entendu tel témoin. Pour ce cas précis, nous avons bricolé : nous avons pris un arrêté d'expulsion - la jeune fille voulait rentrer chez elle en Russie - en accord avec le Préfet. Nous l'avons fait rentrer en priorité, car d'autres prostituées - qui, elles, n'avaient pas parlé - se trouvaient dans la salle d'attente de l'aéroport de Nice, en partance pour la même destination. Imaginez ce qui aurait pu se passer si ces dernières étaient arrivées avant en Russie ! Nous l'avons fait partir rapidement par un vol et j'ai envoyé un télex aux autorités russes par l'intermédiaire d'Interpol, prévenant qu'une jeune fille ayant fait des révélations arrivait.

À la jeune fille, j'avais indiqué que j'allais prévenir les Russes. Elle m'a demandé : « Mais vous prévenez qui en Russie ? ». Cette jeune fille venait de Rostov, un port au sud de la Russie, d'un ou deux millions d'habitants. Elle ajouta : « La police, là-bas, moi je veux bien que vous la préveniez, mais si c'est elle qui vient m'attendre à l'avion, à mon avis, cela va poser problème ! »

Un problème chasse l'autre. Comment faire ? Vous vous renseignez, vous essayez de voir ce que vous pouvez faire. Finalement, par des biais que je vous épargne, j'ai réussi à contacter un officier russe au secrétariat général d'Interpol à Lyon, lequel était parfaitement au courant, parce que j'avais procédé à des demandes de renseignements auprès d'Interpol et des autorités russes au sujet de mafieux - j'ignorais qu'ils l'étaient, lui me l'a confirmé. Il a directement pris contact avec ses homologues pour les prévenir de l'arrivée de la jeune fille.

Le problème de cette jeune fille était la présence de son fils en Russie. L'autre hypothèse eût été de le faire venir en France, où ils seraient restés tous deux, en envisageant une solution à l'italienne, qui aurait consisté à lui accorder l'asile territorial un an ou un titre de séjour quelconque sous l'engagement qu'elle ne se prostitue pas, au moins pendant un an. Je crois que la législation italienne fait obligation à la personne de s'engager à suivre un enseignement ou une formation. Il convient pour le moins de lui accorder un permis de séjour.

On a l'impression que la République devient une vaste maison de tolérance : on ne voit pas que des jeunes femmes se prostituent, parce qu'il n'y a plus de maisons de tolérance, et on fait semblant de ne pas voir qu'elles sont en situation irrégulière. Ce ne sont pas les premières que l'on contrôle quand on doit procéder à une vérification. Il y a peut-être deux cents jeunes filles d'origine slave sur le trottoir niçois. Nombreuses sont en situation irrégulière. On fait comme si elles n'étaient pas là. Elles deviennent de plus en plus transparentes.

Le problème de la protection des témoins se pose donc. Sans doute, madame la Présidente, avez-vous de bonnes idées sur la question.

Le problème du blanchiment se pose également. Une jeune fille à Nice, qui travaille toute l'année, rapporte à un proxénète entre 500 000 francs et 1 million de francs par an. Voilà les chiffres dont je dispose. Ces jeunes filles me disent gagner entre 500 francs et 5 000 francs par nuit - plus pour certaines, moins pour d'autres -, soit en moyenne 2 000-2 500 francs par nuit.

En Bulgarie, lors des perquisitions, nous avons trouvé des documents de nature à établir que l'argent était placé sur des comptes en devises étrangères, en l'espèce en dollars, et qu'il repartait en Europe occidentale, en l'occurrence en Espagne, pour être investi dans l'achat de commerces, d'immeubles... C'est une véritable fatalité. Nous n'avons pas les moyens de contrer le blanchiment. Là aussi, on bricole, si tant est que je puisse parler en ces termes de mon procureur ! J'en ai parlé à M. de Montgolfier pour étudier les possibilités d'action avec l'Union européenne, dans la mesure où plusieurs pays membres sont concernés. Mais, à l'évidence, il est très difficile de remonter à la source, en tout cas de réaliser un travail complet. La cohérence consisterait à aller jusqu'au bout, c'est-à-dire à taper sur les comptes, là où cela fait mal !

Les mécanismes de blanchiment se sophistiquent de plus en plus. Pour vous donner un exemple, pour un réseau de filles russes et ukrainiennes, commencent à apparaître des sociétés monégasques, des sièges sociaux au Liechtenstein, des gérants libanais, ce que l'on ne voyait pas jusqu'à présent. Auparavant, l'argent était empilé, c'était un peu maladroit. Nous n'avons pas les moyens - je le dis et le répète - de lutter sérieusement contre cette forme de délinquance. Nous luttons contre le proxénétisme, contre la contrainte imposée aux jeunes filles dans la mesure où elles acceptent de nous en faire état, mais nous ne disposons pas, pas plus que la police d'ailleurs, des moyens de lutter contre cette délinquance.

Tels sont les quelques problèmes que je voulais pointer.

Mme la Présidente : Votre dernière phrase rend compte de l'impression que nous ressentons en nous lançant dans cette mission d'information. Quelle volonté politique, au sens le plus noble, d'avancer dans la lutte contre les formes nouvelles d'esclavage ?

En avons-nous les moyens ? Votre propos pose très sérieusement la question.

À vous entendre, vous êtes dans une immense solitude : vous vous débattez avec des problèmes qui dépassent les compétences d'un juge d'instruction d'un tribunal de grande instance. À vous entendre, la coopération judiciaire est embryonnaire. À vous entendre, les témoins risquent leur vie.

M. Philippe DORCET : Certains sont morts.

Mme la Présidente : Enfin, à vous entendre, nous ne pouvons maîtriser les circuits du blanchiment.

Une question : que peuvent faire des parlementaires de bonne volonté ? S'agit-il simplement de curiosité ou peut-on imaginer que les choses bougent un peu ?

M. Philippe DORCET : J'espère qu'elles bougeront. C'est pour cela que j'ai souhaité être entendu. Par exemple, concernant la protection des témoins ou les moyens d'action, des choses simples seraient à faire.

Pourquoi ai-je parlé de la coopération judiciaire internationale ? Vous n'imaginez pas l'accueil que nous avons reçu en Bulgarie. Enfin, les Bulgares avaient l'impression d'être traités comme des citoyens, comme un État responsable ; ils recevaient des gens qui ne leur faisaient pas la leçon. Me remémorant mes cours de droit pénal et civil, j'ai passé mon temps à parler du digeste, qui vient de cette région d'Europe. J'ai trouvé des juges d'instruction avec lesquels je pouvais parler de droit latin, de droit byzantin, de droit civil, des juristes d'un niveau remarquable. Le fait qu'un juge soit venu était important. Indépendamment du fait que le terme de « bougre » signifie « bulgare », car les Bulgares sont venus évangéliser le Languedoc il y a quelques siècles.

La coopération ne demande qu'à s'exprimer. Un singulier contraste existe entre votre situation lorsque, de France, vous passez plusieurs demi-journées dans votre bureau à vous débattre avec votre téléphone pour obtenir Sofia - pas de greffière, pas de secrétariat pour le faire, vous faites tout - et le moment où vous êtes sur place. Vous passez par le circuit de l'ambassade. Vous y êtes reçu comme une autorité avec le rang qui sied à un juge d'instruction. Vous vous retrouvez en train de faire des discours officiels. Les gens sont intéressés par ce que vous dites, mais aussi intéressés à vous voir.

Il est très attristant de constater ce qu'est l'Europe judiciaire, dans la mesure où il n'existe aucune structure de coopération ; un embryon est créé à Bruxelles - Eurojust - dont le moins que l'on puisse dire est qu'il a du mal à quitter les limbes et qu'il ne nous est d'aucun secours. À souligner cependant que nous n'avons pas à payer notre billet d'avion ni notre séjour sur place, ce qui n'empêche pas d'être confronté à d'autres difficultés. Partant pour six jours - quatre jours d'enquête, deux jours pour le voyage -, le problème de la location de voiture s'est posé. En Bulgarie, la location de voiture est extrêmement chère. Cela revenait pour la semaine à six ou sept mille francs. J'ai appelé la Chancellerie à ce sujet, qui m'a répondu qu'il fallait que j'avance l'argent, ce à quoi j'ai répondu qu'un magistrat gagnait 20 000 francs par mois, que j'étais marié et que j'avais deux enfants. Il faut dire les choses ! Ne pouvant avancer l'argent, j'ai négocié, par l'intermédiaire d'un interprète, un après-midi à Nice avec les Bulgares pour qu'ils mettent un véhicule à notre disposition. Je précise que les Bulgares ont droit à 35 litres d'essence par véhicule et par mois. Sachez qu'ils nous ont conduits - deux policiers, un juge, un interprète - pendant une semaine sans rechigner, en mettant systématiquement un véhicule avec chauffeur à notre disposition. J'imagine que, pour le coup, la politique criminelle dans certaines régions bulgares a dû être obérée pour quelques semaines ! Voilà pour les problèmes. Les jeunes diraient que c'est pour le fun, mais c'est sans cesse que nous sommes confrontés à des difficultés du même ordre !

Les policiers, quand ils partent, ne rencontrent pas nécessairement les mêmes problèmes, car ils se déplacent souvent et les rouages de leurs institutions sont beaucoup mieux adaptés. Interpol leur facilite incontestablement la tâche. Personnellement, j'avais fait le choix de ne pas partir avec l'assistance d'Interpol car la convention de 1959 d'entraide judiciaire le permet. Je ne suis pas obligé de dire bonjour à Interpol en arrivant !

Comment faire ? Je pense que des dispositions simples sont à prendre. C'est une question de moyens. S'il existait à la Chancellerie, ne serait-ce qu'un bureau en charge des problèmes matériels à la disposition des juges d'instruction qui souhaitent enquêter à l'étranger, je vous assure que la vie en serait grandement simplifiée et que nous partirions un peu plus souvent. Nous pourrions nouer des contacts avec les juges d'instruction ou les magistrats de ces pays dont on a du mal à imaginer la richesse.

Voilà pour la coopération ; c'est un problème de moyens, ce peut être un problème de textes. Je crois que l'on s'en préoccupe. Dans une matière comme le proxénétisme qui touche finalement assez peu à l'ordre public et qui est de nature plutôt consensuelle en matière politique, il serait peut-être assez facile de les obtenir. Je pense que des dispositions très simples sont à inscrire dans le code de procédure pénale. Nous pourrions accorder à peu près systématiquement aux jeunes filles qui parlent et qui dénoncent des proxénètes un permis de séjour ou prévoir en leur faveur la possibilité pour le Procureur de la République de saisir le Préfet. Dans cette dernière hypothèse, le Procureur serait ainsi l'interface nécessaire avec la préfecture : il n'est pas question de donner au juge d'instruction le pouvoir d'autoriser quelqu'un à séjourner ou à résider sur le territoire français.

Les magistrats n'ont pas ce pouvoir, mais, de fait, quand je place une jeune fille qui n'est pas en situation régulière sur le territoire français sous contrôle judiciaire, il faut que l'on m'explique comment résoudre la quadrature du cercle. Je n'ai pas encore vu des services préfectoraux mettre ces jeunes filles dans l'avion et les expulser.

Mme la Présidente : Il suffit donc de placer une personne sous contrôle judiciaire pour qu'on ne puisse plus l'expulser ?

M. Philippe DORCET : Il y a interdiction de quitter le territoire français dans ce cas. C'est une possibilité prévue par le code de procédure pénale, mais qui n'en reste pas moins du bricolage, dans la mesure où la jeune fille est en situation irrégulière. Il y a un non-sens.

Mme la Présidente : Vous l'utilisez.

M. Philippe DORCET : Oui, car, parfois, on ne peut faire autrement. Cela m'arrive et je ne suis pas le seul, d'après ce que j'en sais, à utiliser cette possibilité. Dans l'idéal, il faudrait pouvoir au moins se mettre d'accord avec les services de la préfecture. Dans de nombreux départements, cela ne pose pas de problèmes, mais dans les Alpes-Maritimes, les questions d'immigration et de sécurité sont un problème politique, quotidien. Le tribunal ne partage pas nécessairement avec la préfecture les mêmes options. Il en est ainsi. Il faut savoir, par exemple, que les juges d'instruction jusqu'il y a deux ou trois mois à Nice statuaient en application de l'article 35 bis de l'ordonnance de 1945, c'est-à-dire que l'on statuait au quotidien sur les arrêtés de reconduite à la frontière ou les décisions de maintien en rétention administrative prononcées par le Préfet puisque nous étions désignés à cette fin par le Président du tribunal. Je puis vous assurer que c'est édifiant ! Nous n'y procédons plus actuellement. Nous n'étions pas forcément d'accord avec la préfecture. On m'a excipé d'une disposition qui a pour nom « asile territorial », résultant d'une loi de 1947, dont on m'a dit qu'elle pourrait, le cas échéant, être applicable aux jeunes filles connaissant ce type de problème et leur permettre d'obtenir un titre régulier de séjour sur le territoire français. À la lecture de cette loi, je pense qu'elle pourrait s'appliquer. Encore faudrait-il que les services de l'État l'acceptent. On m'a dit qu'il n'y avait pas de problème et que des circulaires ministérielles seraient prises à cet effet.

Pour sa part, le blanchiment pose essentiellement un problème de moyens et de priorités à établir, car il ne s'agit pas uniquement du blanchiment de l'argent de la prostitution. Par blanchiment, j'entends « argent dit sale », provenant d'infractions à la loi pénale. C'est l'argent du proxénète qui est sale, pas celui de la prostituée.

M. le Rapporteur : Une précision tout d'abord, monsieur le juge, sur les conditions dans lesquelles vous vous êtes rendu en Bulgarie. Manifestement, vous avez eu un contact avec les autorités diplomatiques françaises avant de partir. Vous avez usé d'une formule laissant à penser que votre venue était indésirable. Avez-vous ressenti les explications sur les risques que vous encourriez comme une tentative de dissuasion ? Comment expliquez-vous le grand décalage entre l'appréciation des diplomates avant votre départ et votre constatation sur place de la volonté de coopération des autorités locales ?

M. Philippe DORCET : Il y a certainement d'autres priorités pour l'ambassade de France à Sofia, qu'il ne m'appartient pas de déterminer. J'ai été en contact avec le Procureur général adjoint de Bulgarie. Le Procureur général d'État fait office de chef du Parquet. Il dispose d'un bureau national des juges d'instruction en charge de ce type de problèmes quand on demande l'exécution d'une commission rogatoire internationale. Personne ne connaissait quiconque à l'ambassade de France. Ils étaient très surpris de voir un Français, d'autant que c'est un pays francophone, ce que j'ignorais. Dès lors que l'on se met à parler français, tout le monde vient vous voir et vous parle en français.

Je précise également que dans l'un de mes dossiers apparaissait le fait que deux cents visas avaient été accordés par l'ambassade à des jeunes filles pour se rendre en Alsace suivre un stage en entreprise. Il n'y avait pas besoin d'être grand clerc en voyant les photos pour comprendre ce qui se tramait. Je crois qu'un juge d'instruction est saisi de l'affaire. Pour tout vous dire, l'ambiance était quelque peu tendue ! Les gens de l'ambassade ignoraient si je venais pour eux ou pour les Bulgares. J'ai été coopérant. Représentant l'autorité judiciaire en Bulgarie, la politesse et la courtoisie voulaient que je prenne rendez-vous avec l'ambassadeur, que je suis allé saluer. Cela s'est passé très correctement. Les personnes de l'ambassade donnaient l'impression d'être loin de tout cela. Depuis, j'ai reçu beaucoup d'appels. Qu'un juge d'instruction français, au surplus de Nice, vienne expliquer comment des jeunes filles de Plovdiv, poussées par divers facteurs, se retrouvaient en France, ce qu'elles devenaient, ce qu'elles vivaient, a eu un grand retentissement dans la presse. Cela a permis de discuter, mais il est clair que cela ne semblait pas une priorité de l'ambassade.

M. le Rapporteur : Lorsque vous avez pris contact avec l'ambassade, vous nous confirmez que l'on vous a dissuadé de vous rendre en Bulgarie et que, de toute façon, la coopération avec les autorités judiciaires bulgares fut présentée par l'ambassade comme sans intérêt ?

M. Philippe DORCET : Clairement !

J'ai commencé à préparer mon départ début décembre. J'avais fait traduire ma commission rogatoire. J'avais fixé des dates arbitrairement avec les policiers pour assister sur place à l'exécution de ma commission rogatoire : nous avions retenu la période du 27 janvier au 2 février. On m'a dit que j'étais gentil, mais que c'était impensable. Or finalement, j'ai obtenu tout ce qu'il fallait et ils avaient l'air très étonnés.

M. le Rapporteur : Sur place, hormis le rendez-vous protocolaire et forcément d'une grande courtoisie avec l'ambassadeur, y a-t-il eu une coopération des agents diplomatiques français ?

M. Philippe DORCET : Les Bulgares n'y tenaient pas nécessairement. Il doit y avoir un problème avec cette ambassade. Pour autant, chaque fois que j'ai eu affaire à l'ambassadeur, il a toujours été d'une parfaite courtoisie. Chaque fois que je le lui ai demandé, j'ai été assisté, si ce n'est que nous n'avons pas obtenu de voiture, problème que j'avais essayé de régler au niveau de l'ambassade. Il me fut répondu que ce n'était pas possible. Ce que je peux comprendre : une ambassade n'est pas faite pour cela. Ayant été coopérant, je me place de leur point de vue. Les Français qui débarquent à l'étranger ont toujours tendance à considérer que l'ambassade est en quelque sorte leur propriété.

M. le Rapporteur : Les Français peut-être, mais en l'occurrence, vous êtes juge.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Vous n'étiez pas un touriste !

M. Philippe DORCET : Toute ambassade comprend parmi ses personnels un attaché « SCTIP » (service de coopération technique internationale de police), autrement dit un policier. Celui-ci fut toujours d'une extrême courtoisie. Il est vrai que j'étais accompagné de deux policiers ! L'attaché de police a toujours été présent lorsque nous avons eu besoin de nous appuyer sur lui. Cela dit, pour l'assistance voiture, il nous a déclaré que c'était impensable. Or, à notre descente d'avion, les Bulgares nous attendaient et nous sommes partis avec eux.

Pour tout vous dire, un petit pot fut organisé à l'ambassade à l'occasion de notre départ. Les Bulgares, qui en ont offert un autre, ont refusé de venir à l'ambassade.

M. le Rapporteur : Dans le cadre d'une audition précédente, un militant associatif, évoquant cette ambassade, nous a indiqué qu'il pensait qu'elle délivrait des visas de complaisance. Est-ce votre opinion ? Vous n'êtes pas obligé de répondre.

M. Philippe DORCET : Je crois savoir qu'une enquête est en cours.

M. le Rapporteur : Vos dossiers vous ont confronté à des réseaux de proxénétisme. Êtes-vous en mesure de nous informer sur les modalités de recrutement des jeunes filles ? Comment se constitue le réseau sur place ? Des réseaux sont-ils géographiquement organisés par village, par région ? Est-ce que ces jeunes filles vous ont décrit le niveau de violence qu'elles ont subi ? Ont-elles décrit des mécanismes de revente entre réseaux de proxénètes ?

M. Philippe DORCET : Ce phénomène existe, bien évidemment. Pour ce dont vous parlez, ce que retiennent les médias - ces phénomènes de vente, de torture, d'actes de barbarie - on le retrouve assez fréquemment dans la biographie de prostituées d'origine moldave ou de Russie du sud. Ces jeunes filles sont soumises à la vente : c'est un véritable marché. Elles sortent par la Moldavie puis passent en Albanie. Chaque fois qu'il y a des violences, on retrouve toujours l'Albanie, qui semble revenir comme une marque. On entend parler beaucoup de Serbo-Croates ; il faut se méfier, car de plus en plus de Serbo-Croates parlent albanais. Ils sont souvent d'origine kosovar. De telles trajectoires existent mais ce ne sont pas celles que nous traitons en priorité.

L'Italie semble être une plaque tournante. Il suffit de voir comment elles arrivent : il y a celles qui arrivent en avion, celles qui arrivent à pied. J'ai rencontré beaucoup de jeunes filles qui viennent de Russie jusqu'à Milan en avion et qui, une fois, à Milan prennent un taxi ou le train jusqu'à Nice. Celles-ci s'installent. Elles subissent des contraintes, c'est vrai, mais certaines sont déjà prostituées dans leur pays d'origine. À choisir entre être payée en roubles ou en francs, le choix est vite fait. À la limite, elles sollicitent elles-mêmes les réseaux pour se rendre dans nos pays. Pour les Bulgares, j'avais été frappé par la jeunesse des jeunes filles. Certaines, âgées de dix-huit ans, vous expliquent très gentiment qu'elles font cela en vue d'économiser de l'argent pour aller à la faculté de droit. C'est toujours un peu surprenant ! Une d'entre elles m'a dit, après avoir porté plainte, car elle avait été frappée et violée par un Russe qui voulait la récupérer - elle avait dix-neuf ans le jour où je l'ai entendue - que son rêve c'était de devenir assistante maternelle et s'occuper des enfants.

Ces jeunes filles sont recrutées, par exemple, dans des salons de coiffure. Cela se sait. Les recrutements s'opèrent par quartier. J'ai remonté un réseau de quartier de Plovdiv, la deuxième ville de Bulgarie, qui opérait avec des jeunes filles du coin. Il dépendait d'un réseau dont la tête de pont était à Paris. Un autre juge d'instruction instruisait ce dossier ; je me suis occupé de la partie azuréenne.

Les jeunes filles qui partent se font avoir : c'est un marché de dupes. Elles savent souvent qu'elles vont se prostituer, mais on leur dit qu'elles gagneront 5 000 francs par nuit et qu'elles en conserveront 50 %, en contrepartie de quoi le proxénète les protégera. Elles imaginent qu'elles vont gagner 1 000 ou 2 000 francs par nuit, à rapporter au salaire minimum en Bulgarie qui tourne autour de 700 ou 800 francs. Évidemment, quand elles arrivent, elles se retrouvent avec quelqu'un qui leur prend tout l'argent qu'elles gagnent, leur laissant de quoi téléphoner et envoyer un billet de cent francs à la famille, se nourrir et se loger. À Nice, un proxénète leur laissait 300 francs pour se loger, se nourrir et prendre le taxi pour se rendre de l'hôtel au trottoir, car il n'allait pas même les chercher : il fallait qu'elles payent le taxi.

Au début, elles ignorent tout de cela. Une fois sur place, soit certaines repartent, mais c'est très difficile, car on leur a, au préalable, confisqué leur passeport. Se pose donc le problème du retour. Le bulgare n'est pas une langue commune. Une jeune fille qui veut rallier l'ambassade doit monter de Nice à Paris pour obtenir un visa. Je gère ce type de problèmes avec les associations, car les jeunes filles ne sont pas en mesure de payer le voyage.

Les jeunes filles sont pour la plupart originaires de Bulgarie. Actuellement, beaucoup viennent de Russie, d'Ukraine, de Moldavie. En général, les Bulgares sont jeunes, de même que les Ukrainiennes. Les Russes et les Moldaves sont souvent plus âgées ; parfois elles sont mariées, ont des enfants et viennent se prostituer sur la Côte.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ne serait-il pas intéressant d'entendre une personne du Quai d'Orsay ?

Une de mes anciennes collaboratrices du Conseil général a épousé un attaché militaire d'une grande ambassade. S'occupant de ce problème de proxénétisme avec moi dans le cadre du Conseil général, elle s'y est attelée une fois arrivée dans ce pays que je ne citerai pas, d'où proviennent beaucoup de prostituées. On lui a fait dire de cesser immédiatement son activité, sous peine de faire muter son mari. Elle est venue me voir il y a quelques semaines pour que je lui vienne en aide, son mari lui ayant demandé de cesser son activité alors qu'elle avait entamé un travail très intéressant.

Notre ambassadeur en Bulgarie vient d'Ukraine où il a bien connu le problème ; j'en ai discuté avec lui. J'ai créé en Ukraine un centre de planification et d'éducation familiale pour toutes ces femmes, dont beaucoup sont enceintes. Cependant, l'ambassadeur n'est pas toujours au courant, mais plutôt le service consulaire qui accorde les visas.

C'est avec le cas d'enfants adoptés que la question des visas nous a été révélée. Des visas étaient délivrés sans autorisation. Il serait intéressant de connaître à cet égard le point de vue du Quai d'Orsay.

M. Philippe DORCET : Depuis le mois de mai, les Bulgares, contrairement aux Roumains, n'ont plus besoin de visa pour se rendre en France. La décision a été prise au sommet de Nice, la Bulgarie faisant partie des pays candidats à l'entrée dans l'Union européenne.

Mme la Présidente : Des magistrats de liaison dans tous ces pays permettraient-ils de progresser en ce domaine ? Je les ai rencontrés en Belgique, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas lorsque je préparais avec M. Balduyck un rapport sur les réponses à la délinquance des mineurs. Il m'a semblé que la seule présence d'un magistrat auprès de l'ambassade changeait considérablement la perspective.

M. Philippe DORCET : Pour parler de ce qui marche, oui.

Mme la Présidente : Sans doute serait-il utile de développer cette pratique tant pour ce qui concerne les magistrats que les commissaires de liaison.

M. Philippe DORCET : Avec certains pays, comme l'Italie ou l'Allemagne, la coopération judiciaire est efficace. Au moindre problème, il suffit d'appeler le magistrat de liaison, en général en poste dans la Chancellerie du pays qui parle la langue. Cela ne pose aucun problème. Je ne sais si nous avons les moyens de mettre des magistrats de liaison dans tous les pays ; en revanche, il n'est sans doute pas impossible de détacher un peu plus de magistrats aux affaires étrangères, tant il est vrai qu'un magistrat peut faire beaucoup de choses. La Bulgarie est un petit pays, mais quand vous pensez qu'il n'y a pas de magistrat de liaison à Moscou !

Mme la Présidente : Il va y en avoir un.

M. Philippe DORCET : Vous n'imaginez pas les contorsions par lesquelles nous sommes obligés de passer, car, outre les dossiers sur le proxénétisme, nous avons à traiter de dossiers sur le blanchiment. Dans les pays où il existe des magistrats de liaison, les choses changent du tout au tout, au moins pour les contacts avec les autorités locales. Si, au lieu de passer plusieurs jours à essayer de m'expliquer avec mes homologues bulgares, une personne l'avait fait à ma place, j'aurais économisé du temps. Certes, le commissaire de l'ambassade m'a proposé d'intervenir, mais est-il bien sain que le juge d'instruction soit pris en charge par les réseaux du commissaire, qui n'est pas là pour s'occuper des problèmes de proxénétisme ?

Je suis d'accord pour soutenir ce type de proposition.

Mme Marie-Hélène AUBERT : Je voudrais évoquer le débat de fond et la façon dont on considère la prostitution et le proxénétisme, puisque, dans notre pays, nous sommes dans une situation un peu bancale : la prostitution est tolérée, le proxénétisme condamné, ce qui pose, en termes juridiques, un certain nombre de problèmes. Dans certains pays, comme en Allemagne, un grand débat est ouvert sur la légalisation de la prostitution, sur l'idée de l'encadrer comme un « métier ». J'aimerais avoir votre point de vue personnel sur les évolutions législatives qui pourraient intervenir. Le statut actuel vous paraît-il convenir à la situation ? Comment pourrait-il évoluer pour que ces femmes et jeunes filles soient mieux protégées ?

Mme la Présidente : Votre question, madame Aubert, est de savoir si nous devons rester en France abolitionnistes ou devenir réglementaristes comme le sont certains pays.

Mme Marie-Hélène AUBERT : La position française est lourde d'ambiguïtés et d'hypocrisie parfois. Je ne cherche pas à trancher le sujet, j'aimerais avoir le point de vue de notre témoin.

M. Philippe DORCET : Avant de s'en occuper, le juge que je suis avait un point de vue sur le débat de société, qui n'a pas forcément changé depuis qu'il s'occupe de la question.

On a tendance à considérer que la situation française est d'une grande hypocrisie. La prostitution en France n'est pas tolérée, elle est licite, même si elle est immorale. On pourrait penser qu'il serait plus simple de rouvrir les maisons closes, puisque c'est en substance la nature du débat.

J'ai eu à connaître d'un dossier dans lequel des Françaises étaient « exportées » en Allemagne dans des maisons closes. C'est épouvantable. Je ne suis pas certain que cela résolve grand-chose.

Ce qui est dramatique - je reviens à ce que disais concernant la France - c'est qu'on fait comme si on ne voyait pas les prostituées. Elles sont là, mais le plus souvent sans papiers. Elles deviennent de plus en plus transparentes - ou « ils » le deviennent, mais, pour ce que j'en sais, les hommes ne viennent pas des pays de l'est.

Je suis extrêmement surpris de ce que ces jeunes filles, qui suscitent sollicitude et bonne volonté de la part d'associations ou de responsables administratifs, sont en même temps objet de dédain. Un de mes amis journaliste avait coutume de comparer ses collègues à des prostituées en disant : « Tout le monde les fuit, mais on se débrouille toujours pour être à côté ! ».

Actuellement, se pose un problème d'ordre sanitaire. Ces jeunes filles font leurs passes dans des parkings, dans la voiture du client. Elles se font régulièrement tabasser. Des auditions de ces jeunes femmes, il ressort que leur quotidien est épouvantable. Une telle vous explique que, le jour où elle a été battue, elle a perdu deux dents ; or, c'est ce jour-là que cinq clients lui ont demandé une fellation alors qu'elle avait la bouche en sang.

Je ne sais s'il faut interdire la prostitution, mais pour ce que je vois des dossiers de viols aux assises, on peut en déduire très objectivement que la prostitution joue un rôle social évident. (Protestation de Mme Aubert.) Le problème, c'est que les prostituées sont cantonnées dans l'anonymat, reléguées au fond des impasses. Une prostituée me disait que la Promenade des Anglais, c'était un camp de concentration avec vue sur la mer. Le quotidien des prostituées est difficile. Elles sont à proximité de l'aéroport à dix-huit heures tout au long de la Promenade. Interdire la prostitution, franchement, je ne pense pas, je ne vois pas comment.

Mme la Présidente : Et que pensez-vous de la pénalisation du client comme le font certains pays nordiques ?

M. Philippe DORCET : Pourquoi pas, mais j'exprime quelques doutes. Si la prostitution est interdite en Suède, tout le monde ira en Norvège ! Et puis des bateaux s'installeront au large du pays. Si c'est pour avoir des bateaux-casinos à douze milles des côtes niçoises...

Mme Odette CASANOVA : Je suis émue, pour ne pas dire plus, de ce que j'entends dire par M. Dorcet. Je pense que la prostitution est une galère, que les femmes et les hommes qui se prostituent sont d'abord des victimes et que c'est ainsi qu'il faut les considérer. Selon moi, il est nécessaire d'organiser une prévention.

Contrairement à ce que vous dites, monsieur le juge, je pense qu'il faut pénaliser le proxénète et le client. Vous avez déclaré que si l'on supprimait la prostitution en France, des bateaux s'installeraient au large où tout le monde se rendrait. Eh bien ! On ira sur les bateaux ! Il sera plus facile d'arrêter ensemble clients et proxénètes et on essayera de sauver les prostituées !

Un policier nous a indiqué qu'il n'avait pas besoin du témoignage de la prostituée pour intervenir. Or, vous nous dites que vous prenez le témoignage de la prostituée. Ne serait-il pas possible de garder secret le témoignage de la prostituée afin de la protéger davantage ?

Comme vous, je suis convaincue de la nécessité d'un travail de prévention, mais aussi de protection de celles qui veulent s'en sortir. Je voudrais que vous soyez plus précis sur ce que vous proposez : un permis de séjour ou un retour confortable dans le pays - avec des droits et un petit pécule prélevé sur celui qui l'a exploitée. Si elle reste en France, il faut qu'elle ait les moyens de vivre pendant un an. Si elle suit un stage de formation, il convient qu'elle bénéficie d'un RMI. Lui accorder un permis de séjour d'un an sans rien à la clef la met dans une situation qui n'est pas viable. Il convient d'intervenir sur plusieurs plans.

M. Philippe DORCET : Au vu de la convention européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence de la cour de Strasbourg, il est impensable de ne pas donner le nom de la personne qui dépose, car toute personne accusée doit savoir qui l'accuse à un moment ou à un autre. L'anonymat n'est pas possible. Je ne vois pas comment une telle disposition pourrait être mise en application.

Mme la Présidente : La Cour européenne des droits de l'homme, en effet, n'accepte pas les témoignages anonymes.

La prostitution masculine correspond-elle à Nice à d'autres réseaux, d'autres nationalités ?

L'exploitation économique avoisinant l'esclavage tel que le Comité contre l'esclavage moderne essaie de la dénoncer existe-t-elle dans le sud-est ou s'agit-il d'un phénomène très parisien ?

M. Philippe DORCET : Pour la prostitution masculine, les transsexuels, qui forment une catégorie à part, sont souvent originaires d'Amérique du sud. Dans ce milieu, le proxénétisme est moins évident qu'avec les femmes.

L'essentiel de la prostitution masculine que l'on peut voir poindre est le fait de mineurs français.

Mme la Présidente : Comme à Montpellier.

M. Philippe DORCET : En général, ce sont des mineurs que l'on a souvent vu monter en puissance un peu avant. Cette prostitution comprend aussi bien la prostitution pour hommes que pour femmes. Il y a aussi des bars à gigolos, dans lesquels on les voit passer à partir de seize-dix-sept ans.

Il me semble que la prostitution masculine ne revêt pas l'ampleur que l'on peut lui donner à Paris. Excepté les affaires concernant les mineurs, je n'ai pas entendu parler de problèmes particuliers de prostitution masculine.

Quant à l'exploitation économique, elle existe à l'évidence dans le sud-est. C'est quelque chose de transversal. Le problème n'est pas uniquement moral, il est fortement économique, puisque les motivations de ces jeunes filles ne sont pas platoniques.

Lorsque vous rencontrez ces jeunes filles, vous êtes amené à leur demander comment elles en sont venues là, si elles ont l'intention d'arrêter et, si oui, ce qu'elles vont faire. Leur pays, la misère sont souvent à l'origine de leur venue. Si elles sont encore en âge de faire des études, elles disent économiser pour entreprendre une licence en droit, l'école normale, ou bien elles rêvent de rentrer au pays, de se marier et de s'occuper de leurs enfants.

M. le Rapporteur : Un autre champ d'investigation de la commission concerne l'esclavage économique avec pour facettes l'esclavage domestique et la servilité pour dettes à travers des gens que l'on fait travailler dans des ateliers clandestins et qui doivent rester là un certain nombre d'années pour payer leur écot. Avez-vous eu connaissance de faits de cette nature ?

M. Philippe DORCET : J'ai eu connaissance d'un fait concernant une Éthiopienne employée par une famille saoudienne. Beaucoup de gens du Moyen-Orient ont des résidences sur la Côte d'Azur.

Cette Éthiopienne vivait dans des conditions de précarité qui semblaient proches de l'esclavage. J'étais alors au Parquet. Je me souviens qu'elle faisait état dans sa plainte d'esclavage sexuel. Tout cela était un peu confus. Nous avons procédé à une enquête approfondie auprès des personnes chez qui elle vivait. Certains ressortissants des pays du Moyen-Orient arrivent avec un « train de maison », autrement dit leurs serviteurs. Ce sont des milieux où je ne suis pas sûr que grand monde puisse entrer et dont on sort difficilement. J'ai eu connaissance de jeunes filles qui se sont enfuies et qui venaient demander l'asile politique. On est toujours un peu étonné de la façon dont elles peuvent rentrer en France. L'Ethiopienne que j'évoquais y était entrée en figurant sur le passeport de ses patrons.

Je n'ai rien vu de probant, mais à l'évidence il existe quelques cas. J'ajouterai que si le proxénétisme n'est pas considéré comme une priorité, ces cas-là le sont encore moins, car les personnes concernées, par hypothèse, vivent dans des endroits clos, à l'écart du monde.

Audition de Mme Nicole TRICART,
commissaire divisionnaire,
chef de la brigade
de protection des mineurs à la préfecture de police de Paris


(extrait du procès-verbal de la séance du 10 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Nicole Tricart est introduite.

Mme Nicole TRICART : Je vais tenter de vous brosser un rapide tableau de la situation des mineurs et des cas d'exploitation que j'ai eu à connaître.

Au regard du thème que vous traitez - l'esclavage moderne -, la situation regroupe un certain nombre de qualifications pénales spécifiques pour les mineurs. Nous avons été relativement peu amenés à intervenir au titre de situations d'esclavage domestique caractérisées. Bien évidemment, ce sont des situations excessivement difficiles à détecter dans la mesure où ces jeunes filles ou ces fillettes sont isolées dans un milieu, soit familial, soit d'employeurs, ce qui ne favorise pas notre intervention.

Au cours des trois dernières années, nous avons traité quatre situations, dont la plus médiatisée est celle de Lalita, jeune indienne employée par un couple de diplomates. Nous sommes intervenus. Nous avons été amenés à prendre en charge cette jeune fille. Malheureusement, l'enquête n'a pu aboutir en raison de l'immunité diplomatique de ses employeurs. Par ailleurs, nous n'avons pu clairement établir l'origine des traces de violences sexuelles qu'elle portait. Néanmoins, des mesures de protection ont pu être prises. Je signale que, malgré le passeport indiquant la majorité de la jeune fille, dès notre intervention, en raison de son apparence de minorité, nous avons demandé une expertise d'âge à partir de laquelle il a été établi qu'elle était mineure, ce qui nous a permis de mettre en _uvre un dispositif de protection.

Nous sommes peu confrontés à de telles situations.

Je vais vous décrire la dernière affaire que nous avons traitée et qui me semble intéressante. Elle a débuté sur une dénonciation anonyme faite au Comité contre l'esclavage moderne, lequel nous a immédiatement saisis. Il s'agissait d'une fillette de nationalité marocaine, âgée de dix ans, aperçue dans la loge de concierge tenue par une famille marocaine. Nous sommes intervenus. La fillette n'était pas maltraitée, mais elle n'était pas scolarisée, ce qui, en matière de mineurs, me semble important. Une telle situation peut engendrer l'isolement, de mauvais traitements, des traitements humiliants et dégradants, par absence de protection.

Cette fillette venait du Maroc. Elle était issue d'une famille très pauvre de dix enfants. Elle gardait les chèvres dans la campagne. Elle a été confiée à une parentèle éloignée, une famille de Marocains travaillant en France. Elle vivait sur le territoire français depuis un an. Son passeport avait été perdu. Mais nous savons ce que cela recouvre : dans ces cas-là, les passeports sont souvent perdus ! Donc une absence de scolarisation totale. Cette fillette était, non pas maltraitée, mais profondément isolée, et sans ouverture sur l'extérieur. Nous sommes donc intervenus sur la base de la protection de l'enfance. Nous avons fermement incité la famille à entamer une scolarisation. Dans le mois qui a suivi notre intervention, la fillette a été scolarisée et nous avons pris contact avec l'établissement scolaire pour signaler le cas, afin que l'assistance sociale scolaire soit en mesure de la suivre et de vérifier si la scolarisation continuait. Nous avons également relevé une absence de soins médicaux, dans la mesure où il n'y avait pas de prise en charge médicale. Nous avons réinséré cette fillette tout en la maintenant dans la famille, car elle y avait des liens et s'y sentait bien. Il n'en reste pas moins que si, à terme, cette situation n'avait pas été détectée, nous aurions trouvé une situation voisine de l'esclavage car, progressivement, elle aurait été amenée à travailler à la loge, à faire les ménages dans l'immeuble. C'est une situation qui me paraît intéressante, car elle tranche un peu par rapport aux cas habituellement évoqués.

Au plan des qualifications pénales, l'arsenal juridique dont nous disposons permet d'intervenir sous l'angle judiciaire pour emploi d'une personne dans des conditions dégradantes, pour défaut de scolarisation, acte qui peut être poursuivi délictuellement lorsqu'il y a une mise en demeure de l'inspection d'académie. Parmi les propositions qui pourraient être étudiées, cet article sur le défaut de scolarisation pourrait peut-être être renforcé en supprimant la mise en demeure de l'académie. Aujourd'hui, la scolarisation des enfants de moins de seize ans, quelle que soit leur origine - c'est un postulat de base - est obligatoire. Supprimer la nécessité d'une mise en demeure de l'inspecteur d'académie pourrait être de nature à renforcer l'arsenal juridique.

Par ailleurs, des textes prévoient la qualification de privation de soins ou d'aliments sur mineurs de quinze ans par des personnes ayant autorité, violences habituelles sur mineurs de quinze ans, sans qu'il soit nécessaire qu'il y ait une incapacité supérieure à huit jours. Nous disposons également de textes sur les violences sexuelles.

L'arsenal juridique nous permet d'intervenir.

La difficulté de l'enquête vient de ce que nous intervenons souvent à la majorité de la victime. Il s'agit alors de faits anciens, difficiles à établir, car nous ne disposons que de peu de témoignages venant conforter la parole de la victime. En général, les témoins font partie du cercle familial : soit ils ne veulent pas témoigner, soit ils peuvent témoigner en faveur des personnes en cause. Le cas de la fillette à l'instant évoqué est éclairant. Le signalement était anonyme. Il s'agit vraisemblablement de personnes de l'immeuble, qui n'ont pas voulu apparaître en tant que témoins.

En cas de violences, on est confronté à la difficulté d'établir des constats médicaux permettant de poursuivre en fonction de la gravité des blessures. Nous rencontrons donc des difficultés lorsque les faits sont révélés à la majorité de la victime.

Hormis cette action pénale répressive à l'encontre des personnes en cause, nous avons aussi la possibilité de mettre en _uvre des mesures de protection. En matière de mineurs, cela me paraît le plus intéressant. Elles recouvrent la possibilité de saisir un juge des enfants, afin qu'intervienne une équipe éducative ou que l'enfant soit soustrait aux traitements qui pourraient lui être infligés pour être placé.

S'agissant de mineurs, nous intervenons sur ces deux volets : répression et protection.

On a toujours, malgré tout, un moyen d'intervention et la possibilité de mettre fin à cette situation. Mais il est difficile parfois de la mettre à jour. Dans le cas cité, nous n'avons pu réellement établir qu'il y avait séquestration. En général, les victimes ont la possibilité de sortir du domicile, mais plus qu'une séquestration au strict sens juridique, il s'agit d'une séquestration de fait, si l'on considère le grand isolement de ces jeunes filles, la peur de l'inconnu, de l'environnement extérieur, le fait qu'on leur indique que, si jamais elles sont trouvées, elles tomberont entre les mains de la police. On leur dresse un tableau de l'extérieur, qui ne contribue pas à les faire sortir de l'anonymat. Il y a là un mur à briser, même si elles sont libres d'aller et venir. Au reste, souvent, ce sont elles qui s'occupent des enfants de la famille, qui vont les chercher à la sortie de l'école, qui font les courses. Le fait qu'on leur retire leur passeport ne contribue pas à favoriser leur ouverture vers l'extérieur. Ce grand isolement est un frein au dépistage de ces situations.

D'autres formes d'exploitation des mineurs existent.

Pour ce qui est des violences sexuelles, on parle beaucoup de la prostitution des mineurs. Depuis trois ou quatre ans, nous assistons à un afflux de jeunes, des pays de l'est notamment, venant se prostituer dans la capitale. Il s'agit en général d'adolescents qui, déjà, se prostituaient dans leur pays d'origine, de jeunes assez « mobiles », en ce sens qu'ils se déplacent d'une capitale européenne à une autre. Jusqu'à présent, nous n'avons pas rencontré de réseau de proxénètes utilisant uniquement des mineurs. En revanche, dans un réseau de prostituées majeures, on peut trouver des jeunes filles mineures, qui, souvent, disposent de faux papiers indiquant qu'elles sont majeures. Ce sont là des situations que l'on peut rencontrer, mais on ne trouve pas de réseaux uniquement constitués de mineurs.

En matière de proxénétisme, nous traitons entre quatre à huit procédures de proxénétisme aggravé par an. Nous ne sommes pas confrontés à des réseaux, mais à un individu isolé qui utilisera les services d'une jeune fille qui se prostitue. Le cas de figure que nous rencontrons souvent est celui d'un jeune couple, français ou étranger. La jeune fille est en général adolescente - dix-sept ans -, le garçon jeune majeur. Le couple est sans ressources et la jeune fille se prostitue pour subvenir aux besoins.

Nous avons également traité d'affaires de proxénétisme aggravé de mineurs sur d'autres mineurs. Un mineur suffisamment aguerri dans la prostitution initiera un ami proche, mineur également. Il se comportera à son égard comme un proxénète : il récupérera les gains, louera la chambre d'hôtel...

Les prostitués viennent de l'étranger, des pays de l'est. On trouve aussi, bien sûr, des prostitués français. Le phénomène n'est pas nouveau ; il est connu depuis plusieurs années. Ces jeunes arrivent à la prostitution suite à des fugues, soit de longue durée, soit à répétition, pour subvenir à leurs besoins ou lorsqu'ils ont besoin de ressources importantes, notamment lorsqu'ils consomment de la drogue. En général, ils n'arrivent pas à la prostitution directement. C'est un long parcours : progressivement, les liens avec leur famille se distendent, ils passent devant un juge des enfants, sont pris en charge par une équipe éducative avec des mesures en milieu ouvert. Ensuite, c'est un retrait de la famille, un placement en foyer. Le mineur enchaînera fugue sur fugue et, progressivement, il arrivera sur le chemin de la prostitution et de la délinquance.

Nous avons en permanence des mineurs - à un instant « t », trois ou quatre sur Paris - dans cette situation. Il est extrêmement difficile pour les policiers de travailler avec eux. Ils les contrôlent sur la voie publique, les amènent à la brigade, de jour comme de nuit. Nous essayons de dialoguer avec eux. Nous avisons le juge des enfants, nous appelons l'éducateur pour savoir s'ils seront repris en charge ou si le foyer où ils étaient placés les reprendra en charge. Dans le meilleur des cas, l'adolescent retournera voir son juge des enfants, dans le pire, il repartira de chez nous sans avoir rencontré son éducateur. Malheureusement, dans les heures qui suivent, il peut se retrouver à l'endroit même où il a été contrôlé. La difficulté réside en ce que ces jeunes sont en rupture et en opposition totale avec toute forme de contrainte, y compris celle représentée par l'autorité et le juge des enfants. Il est extrêmement difficile de mettre en _uvre notre système de protection classique, assez peu adapté à ces jeunes en rupture sociale.

S'agissant de l'exploitation sexuelle des mineurs, se pose le problème de la pédophilie et de la pornographie infantile. On parle beaucoup des réseaux de pédophiles. Or, en général, le pédophile est un individu isolé, il tient à son anonymat. Il abusera des enfants de son entourage : familial, professionnel, social, au niveau de son quartier ; entourage plus éloigné lorsqu'il se rend dans des pays étrangers, où il pourra plus aisément être en relation avec des mineurs. Le pédophile est assez peu enclin à s'organiser, à l'inverse de ce que l'on voit dans les affaires de trafic de stupéfiants ou de grand banditisme. Néanmoins, des personnes revendiquent leur pédophilie et peuvent se regrouper pour échanger des idées ou les enfants qu'elles abusent, soit en se les prêtant, soit en se les louant, moyennant finances, car certains réalisent qu'ils peuvent tirer un bénéfice de leur perversion sexuelle. C'est ainsi que des pédophiles peuvent s'entraider. Nous avons rencontré le cas d'un pédophile assez fortuné qui a payé les frais d'avocat à l'un de ses amis poursuivi par la justice et qui lui envoyait de l'argent pour « cantiner » en détention. Une certaine solidarité prévaut dans ce milieu.

L'usage qui peut être fait des mineurs à travers la pornographie enfantine est préoccupant. Il y a matière à inquiétude depuis l'apparition et le développement d'Internet. En dehors de la satisfaction de la perversion de telle ou telle personne, Internet peut procurer des bénéfices très importants à certains. La possibilité du profit induit l'exploitation systématique, la recherche de mineurs pour produire de plus en plus de photos et de vidéos dans un marché ouvert et face à une clientèle potentielle qui augmentera, selon moi, de façon exponentielle.

Avant Internet, la pornographie existait - le phénomène n'est pas nouveau. Nous connaissons la pornographie depuis trente ans, nous avons connu les photos en noir et blanc, les films super huit, la vidéo... La démocratisation de la caméra vidéo fut terrible, car n'importe qui pouvait se filmer avec un enfant. Elle a développé le phénomène. Quant à Internet, il l'a multiplié par mille ou par un million. Je ne dispose pas de chiffres qui puissent mesurer l'ampleur du problème.

Il y a donc une possibilité de bénéfice.

Des dizaines de milliers d'images circulent et surtout une clientèle se révèle au fil des jours : les barrières des individus qui arrivaient à refouler leur attirance sexuelle tombent parce qu'Internet offre la possibilité de visionner des images. Ces personnes qui auraient pu vivre avec cette attirance sexuelle refoulée ne la refoulent plus et l'expriment. Q'adviendra-t-il dans dix ou vingt ans ? Je l'ignore, mais, pour l'heure, on constate que de très jeunes adolescents ont la possibilité d'accéder à toutes formes de pornographie
- pédophile, violente, sadomasochiste, zoophile, toutes formes de déviances sexuelles, aujourd'hui à la portée de tous. C'est plus que de la curiosité telle qu'on la rencontrait il y a vingt ans avec des jeunes qui feuilletaient des magazines de femmes nues ; c'est autre chose. Ce seuil est dépassé. Il y a de quoi s'inquiéter.

On assiste à d'autres phénomènes étonnants. Il y a quinze jours, nous avons interpellé un homme de quarante-cinq ans, monsieur tout le monde, une femme, trois enfants, dont certains majeurs, grand-père, bien inséré, une bonne situation professionnelle. Subitement, alors qu'il avait refoulé cette attirance pour les mineurs, il s'est mis, à quarante-cinq ans, à visionner des images pornographiques de mineurs très jeunes. Si cette possibilité par Internet ne lui avait pas été offerte, il n'aurait jamais fait la démarche de contacter des individus par minitel, par exemple, ou de les rechercher, car il aurait dû se dévoiler, prendre des risques. Dans l'apparente sécurité de consultation anonyme d'Internet, il a pu laisser libre cours à son attirance sexuelle et à son penchant envers les mineurs. On est là en train de créer une clientèle. Certes, ce n'est pas parce que l'on regarde des images que l'on sombrera dans la pédophilie, mais la banalisation et la vulgarisation de l'image me paraissent préoccupantes. Dans la mesure où il existe une clientèle, qu'il y a de l'argent à gagner, il y aura forcément de plus en plus d'enfants exploités et abusés. On sait que des films sont actuellement tournés dans les pays de l'est. Nous sommes en relation avec nos homologues dans plusieurs pays où se réalisent ces films et ces photos. Bien sûr, c'est également le cas en France. De toute manière, dès lors qu'il y a commercialisation, il y a organisation et développement préoccupant du phénomène.

J'illustrerai mon propos par une affaire traitée par nos collègues américains mettant en cause un couple d'Américains, un homme et une femme, avec une petite-fille de sept ans - convenablement élevée. Ce couple n'avait aucun penchant pédophile. Mais leur affaire rapportait un million et demi de dollars de chiffre d'affaires par mois. Voyez le profit que l'on peut tirer de la commercialisation de ces images. Il vendait des abonnements. Il travaillait avec des Indonésiens et des Russes qui leur fournissaient le matériel. Ce couple faisait cela pour « le business ». Il avait monté une société pour commercialiser les images. Vendre des abonnements à des clients suppose de les satisfaire en permanence, en leur offrant des images nouvelles. Cela me paraît le plus préoccupant. Je suis incapable de vous donner des chiffres, d'évaluer les problèmes. Mais, avec l'apparition d'Internet, on assiste à un phénomène nouveau : l'utilisation détournée d'une technique et d'un moyen modernes à des fins attentatoires à la dignité des enfants et de l'homme en général.

Je crois que vous recevrez la semaine prochaine mes collègues qui vous parleront de l'exploitation de jeunes Roumains dans le cadre des pillages d'horodateurs. Je n'évoquerai donc pas ce problème. Je rappellerai néanmoins que, dans les années 80, la capitale a été confrontée à un afflux de mineurs tziganes, qui se livraient à des vols à la tire et à des cambriolages. À l'époque, le problème était prégnant. Une mission de policiers s'était rendu en Yougoslavie pour négocier avec les autorités le retour de ces mineurs - en pure perte ! Un texte avait même été spécialement créé pour lutter contre cette délinquance. Il visait le recel par personnes ayant autorité, permettant ainsi de poursuivre les adultes qui vivaient avec des mineurs se livrant habituellement à des actes de délinquance, lesquels majeurs avaient des conditions de vie qu'ils ne pouvaient justifier. Le texte, élaboré pour la circonstance, avait permis de poursuivre des adultes et de leur appliquer des sanctions assez sévères. Cela n'avait pas supprimé le problème, mais avait contribué, un certain temps, à l'amoindrir.

Les mineurs tziganes reviennent régulièrement sur la capitale. Identifier les majeurs présente de grandes difficultés.

Les pillages d'horodateurs se situent dans le même cadre : possibilité d'un profit, utilisation de mineurs par des majeurs, au sein de réseaux organisés.

Par ailleurs, nous avons traité plusieurs affaires liées à la mendicité, qui étaient le fait de mineurs venant de pays de l'est, notamment de Roumanie. Il y a environ trois ans, nous avons été amenés à faire une trentaine de procédures avec des succès divers. Devant le tribunal, la peine était soit la relaxe, soit la prison avec sursis. La répression n'a pas été réellement dissuasive. En outre, les adultes se sont adaptés : ils envoyaient les enfants mendier seuls. C'est dire que le texte sur la provocation à la mendicité ne pouvait plus être retenu. Ou alors les adultes mendiaient eux-mêmes avec des nourrissons dans les bras, faisant ainsi tomber l'incitation de mineurs, puisqu'ils mendiaient eux-mêmes. C'est dire qu'ils ont su s'adapter aux textes pour continuer à mendier.

Chaque fois que nous sommes intervenus, nous avons été amenés à placer les enfants. Ce fut extrêmement difficile, car ils fuguaient. En outre, les nourrissons étaient allaités par leur mère, posant la question de savoir s'il fallait ou non séparer l'enfant de sa mère. Nous avons placé des nourrissons, mais, très vite, ils furent rendus aux familles.

Sur le plan répressif, cela s'est traduit par une difficulté d'intervention et d'adaptation de notre système traditionnel de protection de l'enfance : difficulté à l'adapter à cette population itinérante de Tziganes, vivant en tribu et assez difficile à pénétrer. Je sais que des tentatives furent effectuées par des services sociaux, mais, à ma connaissance, seule l'association Médecins du monde réussit avec cette population, notamment pour le suivi médical des mineurs.

Mme la Présidente : Nous allons vous interroger, en essayant de nous centrer sur les situations de mineurs les plus proches de celle de l'esclavage. Comme vous, je m'inquiète beaucoup des conséquences que peut avoir Internet sur la prostitution enfantine. Quelles solutions entrevoyez-vous ?

Mme Nicole TRICART : Dans un premier temps, la répression doit s'organiser. Des groupes de travail ont été constitués, notamment un groupe de travail à la Chancellerie, qui présentera un certain nombre de propositions, notamment en matière de répression.

Sur le plan technique, il est essentiel que les policiers aient les moyens d'intervenir. Au premier chef, la durée de conservation des données est le point qui nous soucie. Il est fondamental que nous puissions imposer la conservation des données aux fournisseurs de services et aux fournisseurs d'accès. Sans conservation de données, nous ne pourrons plus tracer les informations échangées par le biais d'Internet. Or, c'est une donnée capitale pour parvenir à identifier les adultes qui diffusent ces images ou qui utilisent des enfants.

Il convient également que nous puissions adopter en France des méthodes déjà utilisées par d'autres pays proches de nous comme l'Allemagne ou la Grande-Bretagne ou de pays plus éloignés comme les États-Unis et le Canada. Il conviendrait par exemple de légaliser la possibilité d'utiliser la provocation, les opérations sous couverture, toutes techniques qui renforceraient l'efficacité de l'action des services répressifs.

Nous pensons créer au sein de la police nationale un point de contact unique pour les personnes qui veulent signaler, soit des images, soit des sites, toutes informations en relation avec l'exploitation sexuelle des mineurs. Ce point doit être géré par l'Office spécialisé en matière de nouvelles technologies. Cela permettrait déjà de rationaliser le travail de la police, car, s'agissant d'Internet, le traditionnel principe de la compétence territoriale ne peut être appliqué. Que ce soit à Montélimar, à Lyon, à Bordeaux, plusieurs personnes peuvent voir la même chose au même instant. Cela ne signifie pas que l'infraction a lieu dans ces différentes villes. Si les services de police de toutes ces villes, au même moment, procèdent aux mêmes recherches, c'est une perte de temps et un manque d'efficacité. Il faut absolument, sur le plan national, rationaliser les recherches et les enquêtes. Nous travaillons déjà sur ce point. Nous développons aussi la coopération internationale. C'est indispensable. Internet, à l'échelon national, est un leurre, car c'est un phénomène international. Mon service dispose d'une modeste cellule de veille sur Internet. Depuis plusieurs années, il a pris attache avec un certain nombre de policiers spécialisés dans différents pays, ce qui nous permet d'échanger très rapidement des renseignements afin d'optimiser notre travail sur Internet.

Renforcer la répression, faciliter le travail, améliorer les relations internationales sont des mesures de nature à lutter contre l'utilisation d'Internet. Malheureusement, espérer supprimer totalement ce problème me semble utopique.

Mme la Présidente : Vous avez peu évoqué le problème des mineurs isolés. Mais sans doute n'est-ce pas une question majeure à Paris. Que ce soit à Marseille ou à Montpellier, arrivent des mineurs de divers pays du Maghreb qui partent ou qui fuient leur pays, totalement isolés, et qui tombent facilement dans de petits réseaux de prostitution. Or, le droit français ne permet pas si bien que cela de les suivre. S'agit-il là d'un phénomène peu parisien ?

Mme Nicole TRICART : Je ne l'ai pas abordé, mais nous connaissons effectivement le problème. Il est de plus en plus prégnant depuis deux ans. Les mineurs du Maghreb ne sont pas les seuls à Paris - en fait, on les trouve surtout à Marseille. Paris compte des mineurs de tous pays : Sierra Leone, Chine, Sri Lanka, pays de l'est... Je parle de mineurs isolés ou qui se disent isolés. Le statut de mineur isolé conduit à une prise en charge par l'Aide sociale à l'enfance (ASE). C'est dire qu'il est protecteur et intéressant pour le mineur, dans la mesure où s'offrent ensuite des possibilités de régularisation. Ce statut présente donc un attrait. À Paris, la demande de jeunes qui se disent mineurs, mais qui ne peuvent le prouver, est très forte. Depuis deux ans, le Procureur de la République nous saisit pour que la vérification de l'âge soit faite avant que le jeune soit pris en charge par l'aide sociale. Depuis le début de l'année, nous avons procédé à environ 50 à 60 examens pour détermination de l'âge.

Ces jeunes arrivent, soit par les frontières terrestres, soit par les voies aériennes, le plus souvent à Roissy. Évoquant leur minorité, ils sont laissés libres sur notre territoire et arrivent très souvent dans la capitale. Ou n'y arrivent pas. Car, souvent, la France est choisie comme pays de transit à destination d'autres pays. Nous avons du mal à suivre le parcours de ces jeunes, excepté lorsqu'ils viennent demander une mesure d'assistance. Nous avons entamé des enquêtes sur des réseaux de prostitution, notamment une sur information d'une association. Les vérifications effectuées n'ont pas permis de mettre en évidence l'existence d'un réseau organisé.

M. le Rapporteur : Madame, vous avez porté une appréciation sur la nature de la prostitution des mineurs très nuancée par rapport à ce que nous avons entendu jusqu'à présent, notamment pour la prostitution des jeunes venus des pays de l'est. Vous indiquez qu'il s'agit de mineurs qui, avant de venir, se prostituaient déjà dans leur pays, qu'ils restent quelque temps à Paris et qu'ils naviguent ensuite d'une capitale à l'autre, dans une sorte de prostitution touristique. Cette description est assez en décalage par rapport à ce que nous avons entendu jusqu'à présent. On nous a plutôt parlé de la prostitution de personnes
- majeures ou mineures - venant des pays de l'est qui était le fait de réseaux avec recrutement sur place de personnes victimes de violences, de ventes de prostituées, de faits qui s'inscrivaient d'ailleurs parfaitement dans le champ d'investigation de notre mission d'information sur les diverses formes de l'esclavage moderne. Votre présentation de la prostitution des mineurs semble, d'une certaine façon, banaliser le processus, en tout cas ne pas faire référence à des réseaux de proxénètes, des trafics, des liens avec des opérations de blanchiment, toutes choses qui ressortent des documents dont nous disposons et des premières auditions. Comment expliquez-vous cette différence d'appréciation ?

Mme Nicole TRICART : C'est un point sur lequel j'ai souvent été amenée à m'expliquer.

Nous n'avons jamais mis en évidence de réseaux de mineurs prostitués. Les mineurs sont assez peu enclins à entrer dans un système, ils sont très mouvants et ne prêtent que rarement prise, y compris aux proxénètes. Dans certains cas, au sein d'un groupe de filles majeures, on peut trouver quelques mineures, mais cela ne constitue pas l'essentiel. Mon service - pas plus que ceux qui s'occupent du proxénétisme des majeurs - n'a jamais mis en évidence l'existence de réseaux comptant plusieurs mineurs.

Nous sommes attentifs.

Les associations sur le terrain ne m'ont jamais apporté d'éléments concrets sur l'existence de ces réseaux. Si l'on en parle beaucoup, les éléments concrets font cruellement défaut.

Il y a deux ou trois ans, nous avons connu le cas d'un jeune Roumain de treize ans, dont la presse s'est fait l'écho. On nous a parlé de proxénète et de réseau. Nous avons beaucoup travaillé sur son cas, procédé à des surveillances très poussées. Nous nous sommes rendu compte qu'il se livrait seul à cette activité de prostitution, sans proxénète. Il était arrivé en France avec sa famille. Ses parents vendaient toute la journée des journaux comme Réverbère. Ils vivaient dans un squat. Le père et la mère partaient très tôt le matin, rentraient tard le soir. Cet enfant était livré à lui-même. Il avait très rapidement compris le bénéfice qu'il pouvait tirer des rapports sexuels avec les adultes. Il se prostituait à l'insu de ses parents, dépensait au jour le jour le produit de son activité : il s'achetait des vêtements, allait au restaurant, payait des repas à des jeunes autour de lui. Nous l'avons bien observé : il n'était pas contraint par un proxénète.

Lorsque nous nous sommes intéressés à lui, il était présenté comme un enfant seul. L'enquête nous a permis d'identifier la famille. Nous l'avons ensuite pris en charge. Lorsque la famille a voulu rentrer en Roumanie dans le cadre d'un retour au pays, aidé par l'Office de l'immigration, il avait fugué. Nous avons été obligés de le rechercher. Nous avons différé le départ des parents. Avec l'accord du Procureur, nous avons gardé ce jeune pendant quarante-huit heures. Si nous l'avions replacé en foyer, il aurait immédiatement fugué, car il ne voulait pas rentrer chez lui. Nous l'avons conduit au pied de l'avion, où nous l'avons remis à ses parents pour s'assurer qu'il regagnait bien son pays avec sa famille.

Cette affaire est caractéristique, dans la mesure où elle a été présentée comme l'affaire d'un mineur aux mains de proxénètes.

À l'encontre des clients, nous avons engagé des procédures pour violences sexuelles, puisqu'il avait moins de quinze ans. Il faut savoir qu'en matière de prostitution, le jeune de plus de quinze ans se trouve dans la même situation qu'un majeur vis-à-vis des clients. Nous ne disposons d'aucun moyen pour intervenir sur le plan pénal. On pourrait en débattre : faut-il poursuivre l'adulte qui a des relations rétribuées avec un jeune qui se prostitue ? Les gens s'étonnent que la police ne puisse intervenir dans ces cas mais la loi ne nous le permet pas. Certaines associations avancent l'idée d'intervenir sur la base de la corruption de mineurs. Actuellement, les magistrats ne retiennent pas d'incrimination envers le client qui a des rapports tarifés avec un mineur de plus de quinze ans. La loi ne nous permet donc pas de poursuivre les clients. Au surplus, à partir de l'âge de quinze ans, un mineur se retrouve dans la même situation qu'un majeur, sauf à mettre en _uvre des mesures de protection.

À Paris, nous rencontrons des jeunes qui viennent de province pour se prostituer. Ils s'imaginent que, venant dans la capitale, ils passeront plus facilement inaperçus que dans leur petite ville. Nous avons également rencontré le cas de jeunes travestis. Notre objectif est de les détecter le plus rapidement possible, afin d'éviter qu'ils se « cristallisent » dans cette situation de prostitution, qu'ils prennent leurs marques - ce qui arrive malheureusement très vite - et qu'elle se pérennise. Nous essayons par conséquent de procéder à la détection le plus rapidement possible, pour qu'ils retournent dans leur région d'origine et pour demander qu'une équipe éducative intervienne.

Je crois beaucoup au travail des éducateurs de rue, qui ont une approche différente et qui réalisent un véritable travail d'apprivoisement de ces jeunes qui sont en rupture. Malheureusement, on se rend compte que la procédure « interpellation, placement en foyer » conduit à l'échec, car, souvent, les jeunes fuguent du foyer.

Je crois qu'il faudrait accorder davantage de moyens aux éducateurs de rue, leur approche me semble intéressante.

M. le Rapporteur : S'agissant de la question de la pédophilie et des agressions sexuelles contre les enfants, vous avez évoqué très fortement les conséquences de l'apparition de ces images épouvantables sur Internet, indiquant qu'elles agissaient comme un révélateur chez des personnes qui, jusqu'à présent, par référence à la norme sociale, avaient réussi à refouler leurs tendances. Pourtant, les affaires mentionnées par la presse sont souvent relatives à des faits très anciens qui se révèlent, parce que l'on commence à parler de ce délit dont personne auparavant ne parlait. Les personnes mises en cause ont souvent des activités d'éducateurs, spirituels ou scolaires. Internet n'existait pas à l'époque. Êtes-vous en mesure de dire qu'il y a une explosion de la nature de ces délits liés à la diffusion d'images ou s'agit-il d'une appréciation de l'évolution du niveau du risque ?

Mme Nicole TRICART : Ce n'est pas Internet qui crée les pédophiles. Ce n'est pas ce que j'ai dit. La pédophilie, le commerce de la pornographie existaient avant, mais dans la mesure où Internet peut atteindre un public très large, il y a un risque de vulgarisation et de banalisation de l'image. Risque que je ne suis pas en mesure d'évaluer ; on le mesurera dans les années à venir. Nous rencontrons souvent des jeunes qui se connectent et qui chargent des images de mineurs. Ces jeunes ont dix-huit, vingt ans, certains sont mineurs. Ils deviennent consommateurs d'images alors qu'ils ne l'auraient pas été sans Internet. Accéder à ces images est d'une telle facilité qu'ils peuvent sauter le pas, ce qu'ils n'auraient pas fait en d'autres circonstances. Sans doute, des psychiatres seraient-ils mieux à même d'évaluer ce risque.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas évoqué la présence éventuelle de mineurs dans des ateliers clandestins. Avez-vous connaissance de telles situations à Paris ?

Mme Nicole TRICART : Ce n'est pas mon service qui intervient, mais, en effet, des mineurs peuvent travailler dans des ateliers clandestins, notamment dans le milieu de la confection asiatique. Ce n'est pas un phénomène fréquent, mais il existe.

M. le Rapporteur : Vous dites que votre service n'intervient pas pour ce type d'affaires. Pourriez-vous nous donner quelques précisions sur les moyens dont vous disposez, sur la répartition des tâches et la collaboration avec les autres services qui interviennent, notamment s'agissant des offices spécialisés, par exemple dans les nouvelles formes de criminalité ?

Mme Nicole TRICART : Le service que je dirige s'occupe essentiellement de la protection des mineurs : mineurs en danger au sens du code civil et mineurs victimes dans trois grands domaines d'intervention : les violences sexuelles, la maltraitance, les conflits sur la garde.

Nous traitons toutes les violences sexuelles commises sur des mineurs à Paris, qu'elles soient familiales ou extra-familiales, quelle que soit la gravité de l'affaire, y compris lorsque les faits ont été commis alors que la victime était mineure et dénoncés au moment de la majorité. C'est-à-dire absolument toutes les affaires.

Nous traitons également les affaires de maltraitance au sens de violences physiques commises sur les mineurs par des familles ou en milieu institutionnel. Nous intervenons dans les cas de conflit sur la garde, conflits à répétition ou conflits graves avec enlèvement parental. Voilà pour notre activité pénale.

Dans le champ de la protection du mineur et de l'assistance éducative, nous traitons des disparitions. Nous menons des enquêtes à caractère social à la demande du Procureur ou d'initiative et nous recevons les mineurs interpellés sur la capitale en situation de danger physique ou moral, et cela de jour comme de nuit. L'année dernière, nous avons reçu 2 000 mineurs en situation de danger pour la stricte interpellation par les services de la police urbaine de proximité. Nous avons traité 1 900 cas de disparitions, effectué 2 200 enquêtes à caractère social, hors champ pénal.

En matière pénale, nous avons traité 700 enquêtes relatives à des infractions spécifiques, dont 500 affaires de violences sexuelles avec 170 viols et 220 agressions sexuelles.

Voilà pour les chiffres relatifs à notre activité.

Nous sommes actuellement 75 fonctionnaires, y compris le personnel administratif, contre 100 il y a quinze ans. Il est évident que nous ne pouvons réaliser le même travail qu'auparavant, sans compter que les tâches sont de plus en plus lourdes, qu'il est nécessaire d'aller plus vite et que les enquêtes sont techniquement plus difficiles. Par exemple, des enquêtes sur des maltraitances spécifiques, telles que les bébés secoués, le syndrome de Münchhausen par procuration, les affaires de tourisme sexuel très lourdes à gérer. Ces affaires nécessitent beaucoup plus d'investigations. Et puis les affaires d'Internet sont une charge de travail très importante, car, en ce domaine, contrairement à beaucoup d'autres, nous recevons un flot de renseignements qui nous arrivent de tous horizons. Des particuliers, des associations dénoncent des faits. En la matière, nous ne manquons pas de renseignements !

Audition de Mme Malka MARCOVICH,
présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution,
de la pornographie et de toutes formes de violences
sexuelles et discriminations sexistes (MAPP)


(extrait du procès-verbal de la séance du 10 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Malka Marcovich est introduite.

Mme Malka MARCOVICH : Le Mouvement pour l'abolition de la prostitution, de la pornographie et de toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP) a été créé en 1998. Il forme la branche européenne de la Coalition contre la traite des femmes (CATW) qui est une organisation internationale dotée du statut consultatif aux Nations unies.

Je travaille sur ces questions depuis 1993 et je suis représentante de la Coalition contre la traite des femmes aux Nations unies à Genève et à Vienne. Depuis 1993 et tout particulièrement depuis ces deux dernières années, je suis donc toutes les discussions internationales relatives à la traite et à la prostitution comme je suis de très près l'évolution des conventions relatives à l'esclavage et aux pratiques analogues. Je puis par conséquent répondre à des questions sur l'évolution de ces débats et sur les législations d'autres pays de l'Union européenne ainsi que sur l'évolution de la réglementation relative à Internet en Europe. Je pourrai vous parler de la loi suédoise et de la manière dont se développe, via les médias, une propagande dans les pays de l'est. Il ne s'agit pas seulement de petites annonces. Par exemple, en Albanie aujourd'hui, sur 22 cinémas, 20 projettent des films pornographiques. On assiste à une diffusion, à une normalisation de la mise sur le marché du corps des femmes à travers la pornographie. Nous sommes opposés à la censure, mais nous voulons réfléchir à ce qui relève de la propagande et de la normalisation de certains comportements sexuels, y compris marchands, que nous considérons comme une forme de violence et d'atteinte à la dignité de la personne.

Nous sommes également membre du Lobby européen des femmes (LEF) qui compte 3 000 organisations de femmes dans l'Union européenne et qui ne distingue pas entre la traite et la prostitution ; fidèles en cela, depuis plus d'un siècle, à la tradition abolitionniste.

Dans le droit-fil de cette filiation, j'aimerais présenter la manière dont nous concevons la notion d'esclavage.

Madame Lazerges, vous avez rendu en 1994 un rapport sur toutes ces questions qui situait bien le début du mouvement abolitionniste. J'aimerais apporter sur ces points quelques précisions, ayant eu la chance de consulter dernièrement les archives de la Société des Nations entre 1920 et 1939 et les travaux préparatoires à la convention du 2 décembre 1949. Je note que les débats de l'époque sont en tout point similaires à ceux d'aujourd'hui, y compris en France.

Lorsque le mouvement abolitionniste a été créé au XIXème siècle par Josephine Butler, le premier objectif fut d'abolir la réglementation de la prostitution. A la lecture des textes de Josephine Butler et des femmes qui ont continué son combat, il est clair qu'elles se situaient dans le cadre d'un combat pour les droits civiques, de l'égalité entre les femmes et les hommes, et que la question de l'achat, et donc du client, était également importante. De la même manière que l'on a assisté en France à la fermeture des maisons closes à peu près à l'époque où l'on a accordé aux femmes le droit de vote, il était évident que le mouvement abolitionniste ne pouvait demander directement la pénalisation de ceux qui achetaient le corps des femmes sans d'abord obtenir la fin de la réglementation. Il est important de le rappeler, au moment où entrent en application les lois sur la parité et les normes européennes visant à garantir l'égalité entre les femmes et les hommes. L'évolution en Suède, deux ans après la nouvelle loi, révèle une articulation très forte dans cette perspective. Josephine Butler entendait la notion d'esclavage dans un sens plus ouvert que celui retenu au moment de l'abolition de l'esclavage des noirs. Selon elle, il existait encore, après l'abolition, une forme contemporaine d'esclavage : le système de la prostitution qui s'appuyait sur la réglementation de la prostitution ou, en termes modernes, la légalisation du proxénétisme et, en tout cas, sur la légitimité et l'existence de maisons de tolérance. Il est important de procéder à ce rappel quand on sait que les Pays-Bas, dernièrement, et l'Allemagne, très bientôt, ont adopté ou vont adopter des lois légalisant certaines formes de proxénétisme, au prétexte d'accorder des droits aux personnes en situation de prostitution. En 1927 et 1932, la Société des Nations a procédé à deux grandes enquêtes internationales démontrant que l'existence de maisons de tolérance constituait une incitation à la traite tant nationale qu'internationale. De là est née l'idée d'élaborer une convention relative à l'esclavage dont les travaux ont débuté en 1936, puis ont été stoppés durant la seconde guerre mondiale, pour aboutir sous l'égide des Nations unies, un an après la Déclaration universelle des droits de l'homme, à la convention du 2 décembre 1949 - que la France a ratifiée en 1960. Je rappelle que l'article 6 de la convention CEDAW, ratifiée par la France de même que par l'ensemble des pays de l'Union européenne, reprend les termes exacts de la convention. Chacun devrait donc appliquer l'article 6 dans une interprétation conforme aux principes de la convention du 2 décembre 1949.

Depuis plusieurs années - et surtout depuis deux ans - on relève des tentatives de réinterprétation de ces concepts, en particulier de la notion d'exploitation de la prostitution. Des pays ont légalisé le proxénétisme. Comment vont-ils définir l'exploitation de la prostitution en relation avec la traite des personnes ? C'est un vrai problème et, déjà, la notion d'exploitation forcée qui est apparue en 1995 durant la conférence mondiale des femmes à Pékin, sous les termes de « prostitution forcée » a remplacé le concept d'exploitation dans la qualification pénale de la prostitution. En réalité, l'utilisation du mot « forcée » n'a pas eu pour fonction de reconnaître l'existence d'une prostitution libre. Il est utilisé en remplacement du terme « exploitation », et ainsi fait peser sur les femmes la charge de la preuve. Lors des négociations du protocole contre la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, protocole additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (convention CTO), certains pays - les Pays-Bas, les Etats-Unis, la Nouvelle-Zélande, l'Australie, l'Allemagne - souhaitaient que la définition de la traite soit liée uniquement à des notions de force et de contrainte pour des fins d'exploitation qui seraient uniquement le travail forcé. Par un sursaut, une majorité de pays, en particulier ceux d'origine de la traite - pays d'Amérique du sud, pays de l'est et africains - a décidé qu'il était également important pour avancer de retenir la notion d'incitation. En tout état de cause, il fallait retenir d'autres notions que le travail forcé ou la servitude, lesquelles figurent dans les conventions de l'OIT, dans les conventions de 1926 et 1956 sur l'esclavage. Ces pays, soutenus en Europe par la Finlande, la Suède, la Belgique et la France, ont demandé le respect des principes de la convention de 1949 et que soient intégrées « l'exploitation de la prostitution d'autrui et autres formes d'exploitation sexuelle. » Ils ont surtout voulu que l'article premier de la convention de 1949 apparaisse clairement, c'est-à-dire que les criminels soient poursuivis, que les victimes soient consentantes ou non. C'est un point essentiel, puisque, dans un dispositif répressif fondé sur la notion de prostitution forcée, il est évident que la charge de la preuve revient aux victimes. Il s'agit d'éviter de faire peser la charge de la preuve sur les femmes, les enfants, voire les hommes qui devraient sinon démontrer qu'ils ont été forcés, alors que dans notre droit français, la question du consentement n'est pas un problème. Ne pas être lié à la preuve pour que la police puisse effectuer des enquêtes et pour bénéficier de protections est un avantage considérable pour les victimes. Dans le système français, les lois, de mon point de vue, sont bonnes, puisqu'elles s'abstiennent de faire des différences entre traite et exploitation de la prostitution ; néanmoins, leur application est souvent incohérente. Les mesures de protection qui figurent dans nos textes ne sont pas appliquées. La loi sur le racolage, héritière des lois relatives aux bonnes m_urs, qui n'a rien à voir avec les principes de la convention de 1949 me paraît problématique car elle accentue la stigmatisation des personnes en situation de prostitution. En revanche, je souhaiterais que l'on puisse réfléchir à la notion de demande, car les acheteurs de sexe sont parties prenantes du système d'exploitation de la prostitution.

Je veux maintenant aborder deux points pour conclure sur le protocole de Vienne.

Cette définition de la traite, mais aussi les références à la protection des victimes et à la prévention de la traite, constituent une victoire sur la poussée très forte qui veut légitimer le système de prostitution, à l'_uvre depuis 1995. Cela montre que des pays comme ceux d'origine des victimes de la traite ou comme la France, qui défendent les principes des droits humains et les conventions, peuvent mettre en échec, s'ils le veulent, une telle évolution.

L'atmosphère dans ces réunions était assez pénible ; nous étions très peu nombreux, même si nous étions soutenus par 140 organisations internationales qui s'étaient mobilisées, conscientes du danger de remise en question des textes fondamentaux. Etaient présentes en grand nombre des organisations non gouvernementales (ONG), vraisemblablement financées - aussi - par l'industrie du sexe. Il est vrai que la légalisation du proxénétisme contourne l'épineuse question du blanchiment d'argent. Si l'on définit le proxénétisme comme une activité économique légitime - je vous ai apporté un rapport de l'OIT de 1998 qui préconise la reconnaissance du secteur du sexe - l'on peut, par exemple, introduire ce secteur de façon transparente dans l'économie de l'Asie du sud-est ou de n'importe quel pays. En Thaïlande, 14 % du PNB provient de l'industrie du sexe, et la courbe statistique d'emploi des femmes est en progression dans les pays qui reconnaissent la prostitution comme un travail pour les femmes ! Durant les négociations à Vienne, des lobbies assez pressants demandaient que l'on reconnaisse la migration volontaire pour le travail du sexe et sa non-intégration dans la définition de la traite. L'évolution est même à l'_uvre aujourd'hui aux Nations unies, où la rapporteuse spéciale sur les violences à l'égard des femmes, Mme Radhika Coomaraswami, transforme la définition - pourtant acceptée par la communauté internationale -, revient à ce concept de travail forcé et, pour la première fois dans un rapport des Nations unies, remplace le terme « prostitution » par l'expression « travail du sexe ». Je pourrai vous transmettre, si vous le souhaitez, ce dernier rapport.

Elle précise donc, dans ce protocole sur le trafic de migrants, autre instrument de cette convention contre la criminalité transnationale organisée, qu'il n'y a pas de protection pour les migrants et que donc il n'y en a pas pour les travailleurs du sexe migrants. Elle replace les personnes en situation de prostitution du côté du protocole « migrant » et non du côté du protocole « traite ». Il me semble capital que les pays de destination, tel le nôtre, donnent l'exemple en rendant contraignants les articles du protocole traite sur la protection des victimes. Telle fut la position de la France à Vienne. Ils sont non contraignants dans le texte du protocole, du simple fait que les pays d'origine et de transit ont déclaré ne pas avoir les moyens de les appliquer. Nous disposons déjà, dans nos textes de droit interne, de moyens pour les appliquer. Il ne manque que des moyens financiers pour élargir la protection et le rapatriement volontaires des victimes.

Sur la question de la prévention, je note que, pour la première fois dans un texte international, la question de la demande est abordée, puisque l'on réclame à l'article 9.5 de prendre toutes les mesures législatives ou autres pour freiner la demande qui favorise l'exploitation. C'est déterminant. J'estime, en effet, que ce n'est pas seulement au travers de l'information que l'on peut prévenir cette demande. Cela fait des mois que la presse évoque la traite de femmes venant de l'est qui se retrouvent sur les boulevards des Maréchaux ; les hommes achètent toujours ces femmes alors qu'ils savent pertinemment d'où elles viennent et ce par quoi elles sont passées.

Peut-être est-il trop tôt, en France, pour s'acheminer vers une loi similaire à celle adoptée en Suède, mais je ne vois pas comment combattre de manière globale cette question si l'on ne prend pas aussi en compte l'acheteur qui, finalement, acquiert une sexualité par un acte marchand qui est aussi un acte de violence.

Mme la Présidente : Les thèses abolitionnistes, auxquelles j'adhère profondément, ne sont-elles pas aussi d'une rare hypocrisie ?

Mme Malka MARCOVICH : Malheureusement, les trois conventions relatives à l'esclavage - cela ne concerne pas seulement l'abolitionnisme - rédigées avant 1960 ne possèdent pas de mécanisme d'application ou de contrôle alors que la convention CEDAW en comprend. Ainsi, les pays peuvent-ils ratifier ces conventions, édicter des lois conformes à ces textes au moment de la ratification et, ensuite, être libres, car aucun organe ne contrôle et les pays n'ont pas à faire de rapport. L'Espagne a d'ailleurs changé ses lois en 1995 !

Une rare hypocrisie règne, mais, dans la mesure où il n'existe aucun mécanisme de contrôle...

travaux

Certes, les ONG peuvent assister au Groupe de travail sur les formes contemporaines d'esclavage qui se tient tous les ans à Genève, mais ce dernier n'a pas les moyens d'interpeller les gouvernements. Effectivement, il y a hypocrisie ; mais, surtout, les mécanismes d'application sont très faibles. Malgré la victoire sur la définition de la traite, il ne faut pas oublier que le protocole est lié à la définition du groupe criminel organisé que l'on trouve dans la convention CTO qui implique tout de même un minimum de trois personnes ayant des activités transnationales. Il serait donc très grave d'envisager de se passer des conventions de 1926, 1956 ou 1949. Je rappelle que ces conventions font partie d'un ensemble intégré dans le cadre des conventions des droits de l'homme de l'ONU, sous les termes « esclavage ou pratiques analogues ». Ces conventions, comme toutes les conventions élaborées avant 1960, ne disposent pas de mécanismes d'application ou de contrôle contraignants. D'où aussi leur grande fragilité. Ce serait très dangereux de ne s'appuyer désormais que sur le nouveau protocole sur la traite, car cela suppose d'apporter la preuve de l'existence d'un groupe de trois personnes pour que les victimes de l'esclavage ou de pratiques analogues soient protégées. Il faudrait aussi démontrer que ces activités sont transnationales. Dès lors, il paraît urgent que les Nations unies s'acheminent vers un protocole additionnel aux trois conventions relatives à l'esclavage afin d'obliger les Etats qui les ont ratifiées à établir des rapports et à ne pas rester dans l'impunité absolue. Hypocrisie certes, mais qui trouve à se développer par défaut de mécanismes d'application des conventions.

M. le Rapporteur : L'audition est publique et enregistrée et je suis naturellement conduit à revenir sur une phrase que vous avez prononcée et qui m'a semblé surprenante. Vous avez déclaré que, durant les dernières négociations internationales, des ONG censées représenter la société civile étaient « financées » - aussi - par l'industrie du sexe. Est-ce bien là votre pensée ?

Mme Malka MARCOVICH : Oui, financées directement ou indirectement. Je l'affirme. Je peux même préciser que le financement provient, soit d'industries légales dans des pays où leur activité a été légalisée, soit de fonds de développement légaux. L'on compte également, parmi les signataires de certains textes, deux associations, d'Albanie et de Hongrie, fondées par une même personne dont le nom et l'affaire ont été divulgués en 1999 dans des journaux britanniques. Le journaliste à l'origine des articles a été poursuivi en diffamation ; il a gagné son procès, mais je ne souhaiterais pas, ayant beaucoup de travail, avoir un procès en diffamation pour être intervenue publiquement. Mais je puis vous transmettre tous les documents afférents à cette affaire. Cette personne a été bannie de Roumanie et des Etats-Unis pour trafic d'enfants en 1995. Ceux qui ont essayé d'en savoir plus sur son organisation ont subi des menaces. L'atmosphère de ces négociations était extrêmement pénible. La première fois, j'y suis allée seule. J'ai été suivie dans la rue, je ne pouvais approcher les délégués. Je me suis retrouvée dans une « atmosphère de KGB ».

Nous avons établi un rapport, bientôt disponible, sur ce qui s'est joué à Vienne. Je crois que les choses fonctionnent comme les phénomènes sectaires. Des personnes sont de bonne foi, d'autres ne le sont pas. Des associations néerlandaises financent des projets de développement en Asie du sud-est et en Europe de l'est. Je connais deux associations en Asie du sud-est dont les crédits ont été coupés du jour au lendemain pour avoir pris des positions abolitionnistes. Une association au Cambodge, qui s'occupe de petites filles victimes de la traite ou sorties de la prostitution, n'avait plus de moyens ; une organisation néerlandaise s'est proposée de l'aider en échange de son silence.

Après la victoire à Vienne, cette personne se trouvait sur le territoire français et a diffusé via Internet une propagande épouvantable contre la France. Elle affirmait, par exemple, que l'esprit de Klaus Barbie régnait à Lyon, que la police française pratiquait l'épuration ethnique sur les femmes albanaises. Cette propagande est apparue sitôt après la victoire sur les définitions à Vienne au mois d'octobre ; la concomitance ne relève pas du hasard. Il est évident que des pays comme Madagascar, les Philippines, voire la Belgique, qui ont adopté des positions très claires défendant les positions abolitionnistes, qui refusent la notion de travail du sexe, avaient peu de poids face aux Etats-Unis qui pouvaient les balayer ; aussi, lorsque la France, dont le poids est important dans la diplomatie des Nations unies, a pris une position très forte au mois de juin dernier, cela a provoqué un recul de la part des autres pays tels que les Etats-Unis, les Pays-Bas, etc. J'ai appris, cependant, de pays du sud, qu'il existe un chantage à l'aide au développement. Tout cela, je peux l'affirmer et produire des preuves.

Concernant le nom de cette personne, je préfère le donner hors audition. Pour l'heure, je me contente de préciser que le Sunday Times de janvier 1999 reprend tous les éléments relatifs à cette personne, accusée aussi, à l'époque, de détournements de fonds de l'Union européenne. Je continue d'affirmer : il y a financements directs ou indirects de certaines ONG soutenant une position favorable à l'industrie du sexe.

M. le Rapporteur : Pour être clair, s'agit-il d'un exemple épouvantable, mais isolé, où êtes-vous en mesure d'affirmer que, dans ce débat, des personnes recourant à des méthodes d'influence assez sophistiquées peuvent finalement apparaître comme interlocuteurs en qualité d'ONG, alors même qu'ils représentent d'autres intérêts ?

Mme Malka MARCOVICH : Absolument, je puis l'affirmer. Mais, il est vrai, plusieurs niveaux existent. Je peux aussi affirmer qu'il y a infiltration dans certaines structures internationales, dans des lieux clefs. Des personnes sont très directement impliquées alors que d'autres groupes n'ont pas forcément conscience des enjeux. Prenons l'exemple des pays candidats à l'entrée dans l'Union européenne. Aujourd'hui, en Hongrie, en République tchèque, en Pologne, on ne trouve que des associations qui considèrent la prostitution comme un travail. On compte, dans ces pays, des associations de protection des victimes de la traite telles que la Strada, financées par STV (Foundation against trafficking in women), une association néerlandaise, elle-même financée par des sources néerlandaises ; mais j'ai découvert récemment que les associations de femmes qui demandent l'égalité, y compris le droit à l'avortement, sont également financées par l'organisation de développement néerlandaise Novib, tout comme une organisation de défense des droits de l'homme en Albanie. Un adhérent me disait : « Ils nous font faire des stages aux Pays-Bas, où finalement le système fonctionne bien ». Pour des femmes albanaises enfermées pendant des décennies, la modernité subite passe aussi par le droit à la sexualité libre - que bien évidemment nous ne condamnons pas. Cet amalgame entre sexualité et travail du sexe peut paraître convaincant. De même, le discours qui veut déstigmatiser les femmes en situation de prostitution peut, lui aussi, permettre une telle confusion. Il existe également les arguments hygiénistes ou ceux qui relèvent de l'idée que « finalement, c'est un moindre mal ».

Au sein des pays qui ne sont pas encore candidats à l'entrée dans l'Union européenne, le débat n'a pas lieu. On trouve des organisations en Russie, en Bulgarie, en Albanie ou en Roumanie qui n'ont pas de telles positions. Ces dernières associations ont très peu de moyens. Je l'ai dit il y a deux mois au Parlement suédois, je le répète ici de la même manière : des pays comme la France, la Suède, la Finlande ou la Belgique assument une responsabilité majeure dans la question de la coopération et de l'aide au développement, et doivent aider ces associations qui défendent les mêmes principes que nous.

Le Network of sex work projects, un réseau international pro-prostitution basé en Afrique du sud (on connaît les relations historiques entre l'Afrique du sud et les Pays-Bas), est dirigé par une femme nommée Joe de Zimma qui a rédigé, en 1997, un rapport publié par Anti slavery international demandant la reconnaissance de la prostitution comme un travail sur l'agenda international. Cette dernière représentait Anti Slavery International dans les négociations à Vienne par exemple. Son rapport condamne la convention de 1949, demande le droit pour les femmes travailleuses du sexe à migrer librement. A travers la question de la migration, on voit se profiler cette manipulation des termes et des concepts. Lors de la Conférence mondiale sur le racisme, la question sera bien évidemment posée en ces termes : il ne doit pas exister de différences sexuées pour le droit à la migration ; les femmes ne doivent pas être considérées comme des prostituées du fait qu'elles veulent migrer. Certes. Ce n'est pas pour autant que l'on doit accepter la migration pour le travail du sexe. Car à travers ces termes, on ne lutte pas contre la discrimination à l'égard des femmes, ni contre la stigmatisation des femmes en situation de prostitution : en réalité, on légitime l'industrie du sexe, on la normalise, on lui redonne une dignité. Il est très intéressant d'examiner comment tous ces aspects se modulent.

Nous disposons de faibles moyens à verser aux associations de terrain à l'étranger comparés à ceux de ces lobbies qui, à Vienne, étaient représentés par une vingtaine de personnes payées à plein temps. Nous n'étions que deux en face et n'avions comme armes que des textes sur lesquels nous avions recueilli des signatures. Cela montre le déséquilibre. Sans enjeux financiers importants, la question du débat sur la définition de la traite n'aurait pas pris autant de temps. Il est évident que des enjeux financiers considérables se cachent derrière ce débat. Quand on examine les politiques de l'Union européenne de lutte contre les violences à l'égard des femmes, tout va très bien, la prostitution est toujours le seul point de friction.

Jusqu'à présent, on prétendait que prévalait le fameux consensus européen au titre duquel la France même préférerait ne pas aborder les sujets qui dérangeaient dans les réunions internationales. En nommant les choses, à Vienne, on a vu que tout devenait beaucoup plus simple. C'est là l'extraordinaire leçon de ces débats. Les Pays-Bas, l'Allemagne où les Etats-Unis n'ont pas eu d'argument à opposer, sauf à déclarer : « Nous ne savons pas trop comment cela va s'incorporer dans nos lois nationales ! » Ils n'ont jamais invoqué de questions de principe ou de droits fondamentaux, ils n'ont pas argumenté, ils se sont tus. Cela prouve qu'en avançant des principes, on peut faire changer les choses. Mais cela ne suffit pas : il faut que ce progrès soit suivi de mesures concrètes. A cet égard, les dispositions sur la protection - surtout quand on sait combien la France s'est battue - doivent être mises en _uvre et je crois que la France peut être leader en Europe et bénéficier d'une véritable écoute. La façon dont la France a pris ses positions a été déterminante pour les Philippines, Madagascar ou les pays d'Afrique et d'Amérique du sud.

M. le Rapporteur : Quelle est votre appréciation sur les législations spécifiques de la Belgique et de l'Italie ? Quel bilan tirer de la nouvelle législation suédoise ?

Mme Malka MARCOVICH : Les lois belge et italienne sont assez compliquées. Elles sont héritières des lois sur la protection des témoins. En Italie, il s'agit de la protection de témoins par rapport à la mafia. Même si en Italie, ces lois anti-traite sont plus souples qu'en Belgique, il n'en demeure pas moins qu'elles posent quand même un certain nombre de problèmes. Il en va de même en Belgique où l'on est protégé, dans la mesure où l'on collabore avec la police. Même si cela a permis sur le terrain des mesures de protection des victimes qui collaboraient avec la police, du point de vue des droits, cela semble extrêmement grave. Dans aucune situation d'esclavage ou de pratiques analogues, la protection des victimes est contingente au fait qu'elles collaborent ou non avec la police. Bien évidemment, pour la police, il est préférable qu'elles apportent des éléments, mais cette condition est grave du point de vue des droits. Je ne souhaiterais pas une loi similaire en France. Il nous faut étoffer les lois existantes, qui, certes, apparaissent parfois désuètes à l'exemple des ordonnances de 1960. Je pense aussi aux articles pertinents dans la convention de 1949 et dans le nouveau protocole. La protection des victimes n'y est pas liée au témoignage. La convention fait état d'une protection, mais elle n'est pas conditionnée. Il faut en rester là. Les lois italienne et belge ont permis de protéger les victimes de la traite, mais l'effet pervers du dispositif tient en l'apparition d'une discrimination inversée : une femme belge prostituée qui fait appel aux structures de protection de la traite se voit renvoyée, puisqu'elle n'est pas étrangère en situation irrégulière. En France, nous devrions arrêter des dispositions spécifiques d'accompagnement des victimes de la traite, notamment avec des permis de résidence ; mais cela ne doit pas empêcher des femmes françaises - ou européennes quand nous serons pleinement dans l'espace Schengen - de faire appel à des structures de protection lorsqu'elles veulent sortir de la prostitution, sont menacées par des proxénètes locaux ou fragilisées en l'absence de preuves sur l'existence d'un groupe criminel constitué de trois personnes. Je crois que l'on peut retenir ce qui est bon dans les lois belge et italienne et préserver ce qui est positif dans notre loi.

Les Suédois ne traduisent plus leurs textes en anglais. J'ai obtenu des renseignements en allant sur place et en me procurant l'état des lieux établi par une Suédoise pour un colloque à Montréal. Je pourrai vous transmettre ce document.

Les Suédois se sont rendu compte que l'application de leur nouvelle loi était difficile. Ils vont la rendre plus contraignante encore. En effet, la loi visait les « actes sexuels marchands occasionnels ». Un certain nombre de clients se sont retranchés derrière cette condition en affirmant : « Pour moi, ce n'est pas occasionnel, c'est quotidien ! » Ils n'étaient donc pas poursuivis.

Du point de vue de la protection et de la lutte contre la stigmatisation et dans la mesure où cela fait partie de la lutte contre les violences à l'égard des femmes - les actes sexuels marchands sont considérés comme des violences à leur encontre -, les fonds pour les associations de terrain luttant contre les violences à l'égard des femmes se sont développés. Une femme qui voudra se rendre dans un refuge n'y va pas en tant que prostituée, mais en tant que victime de violences. Cela évite la stigmatisation. Dans ces structures, les femmes verbalisent. Elles bénéficieront de réponses différentes, qu'il s'agisse d'une violence domestique ou d'un acte prostitutionnel. C'est, de ce point de vue, très intéressant pour sortir de la stigmatisation qui, parfois, empêche certaines femmes de recourir à des associations clairement définies comme des associations de protection de prostituées, car elles se disent : « On va me voir rentrer là et donc l'on saura que j'ai été prostituée ».

Le deuxième point capital pour notre sujet, c'est que dans les grandes villes - je ne parle pas des régions du nord liées au nord de la Russie, au nord de la Finlande ou de la Norvège - la traite a considérablement baissé, car les groupes criminels n'ont aucun intérêt à amener des femmes dans des lieux où elles ne pourront pas être achetées. Au terme de deux années, on peut avancer que la loi a eu un effet très positif sur la traite dans les grandes villes. Au nord de la Suède, il faut mettre un bémol, car les régions du nord liées au nord de la Russie, à la Finlande et à la Norvège sont un lieu de trafic de femmes de la Russie vers l'Europe. Dans ces zones désertiques très froides, les bordels se trouvent dans des sortes de campings isolés à trente kilomètres les uns des autres. Le trafic profite des frontières assez floues ; mais, dans les grandes villes, la traite a quasiment disparu. L'argument récurrent selon lequel la loi pousserait les femmes et les réseaux dans la clandestinité relève plus de la propagande que de la réalité. Les réseaux criminels sont, de toute façon, clandestins. Les femmes, prétendument libres, qui ont choisi la prostitution, ne sont pas des prostituées dans la rue, elles agissent souvent par le biais d'Internet ou du Minitel.

La loi n'a pas mis un terme à la prostitution par Internet qui est un phénomène majeur de l'exploitation sexuelle globale et n'empêche pas une consommation sexuelle marchande ; mais la prostitution ne peut plus être organisée de la même manière qu'avant. Au surplus, à partir du moment où une norme est établie, il est possible d'engager un travail de prévention et d'affirmer qu'acheter le corps d'autrui est une atteinte à la dignité. Les personnes qui le font savent alors qu'elles transgressent, ce qui est très important. On le note dans le cas de la pédophilie : ce n'est pas parce qu'il y a des lois qu'il n'y a plus d'actes pédophiles, mais la possibilité de reconnaître une transgression est fondamentale. En tout cas, en qualité de citoyenne européenne et française, je sais ce que l'Europe a apporté en termes d'égalité entre les femmes et les hommes et il m'est tout à fait insupportable de penser que je peux exercer des activités politiques à égalité avec les citoyens hommes si, dans le même temps, une partie de la population peut être vendue ou considérée comme réceptacle à des besoins sexuels qui me paraissent finalement assez archaïques et tout à fait contraires à l'idée de liberté.

En ce qui concerne le rôle préventif de cette loi, les résultats sont vraiment concluants. Un exemple : dernièrement, des militaires suédois présents dans les forces de paix au Kosovo ont eu recours à des prostituées. Leurs collègues les ont pris à partie, condamnant ce comportement contraire à leur loi nationale. Ils ont été rapatriés en Suède et jugés pour ces actes. Parmi eux, il y avait un haut gradé. Un dernier sondage fait en Suède montre que 81% de la population est favorable à cette loi. Et comme me le disait une députée suédoise, la police aujourd'hui s'investit, y compris dans la formation et l'information, la prévention de la prostitution sur la base d'arguments féministes. D'après tous les observateurs en Suède, ce n'est pas tant un système de répression que cette loi a provoqué (finalement, les acheteurs de sexe ne sont passibles que d'une amende) mais c'est tout un dispositif de prévention, d'information, qui est déjà visible là-bas. Mais il ne faut pas oublier que la Suède a 47 % de femmes au parlement aussi, et que cette loi n'est pas tombée toute seule du ciel, mais qu'elle a abouti après un combat entrepris dans les années 70, pour l'égalité entre les femmes et les hommes, et la lutte contre les violences à l'encontre des femmes.

Mme la Présidente : La traite a considérablement diminué en Suède, mais l'on ne sait pas très bien si le phénomène s'est simplement déplacé géographiquement hors des frontières ou a baissé. On connaît les phénomènes de déplacement de la délinquance. Quelles sont vos impressions sur ce que devient la traite aux Pays-Bas qui connaît une législation opposée ?

Mme Malka MARCOVICH : Je puis parler des Pays-Bas et de certains Etats de l'Australie qui ont la même politique.

Dès lors que l'on met en avant les lois anti-traite, les lois de répression du proxénétisme sont encore moins appliquées que chez nous. Milan compte des bordels officiels, on trouve des vitrines à Anvers et Bruxelles, alors même que ces pays ont des lois de répression du proxénétisme assez semblables aux nôtres, et qu'ils sont parties à la convention de 1949. C'est dire qu'à partir du moment où l'on sépare les deux questions, l'on s'intéresse moins à la répression traditionnelle du proxénétisme.

Mme la Présidente : D'où une sorte de dépénalisation du proxénétisme.

Mme Malka MARCOVICH : Absolument. Le stade suivant consiste à rendre cette activité plus légale. Il faut s'appuyer sur les conclusions de 1927 et de 1932, également sur le constat selon lequel, dans les vitrines d'Anvers ou d'Amsterdam, ce ne sont pas des femmes néerlandaises qui sont prostituées, mais 80 % de femmes étrangères, selon le rapport du Groupe de Budapest de 1999. On vous expliquera que ce ne sont pas des femmes victimes de la traite, puisqu'elles ont établi des contrats de travail avec les propriétaires. Ainsi dernièrement, l'Observatoire sur la traite des Pays-Bas indiquait que 50 % de femmes de l'espace Schengen « travaillaient » légalement dans les bordels néerlandais, et 50 % de femmes hors Schengen. Pour eux, il ne s'agissait pas de traite puisqu'il y avait des contrats de travail légaux. Or, les recruteurs, les agents légaux des Pays-Bas, qui vont chercher des femmes pour leurs bordels, seraient considérés dans notre loi comme des proxénètes criminels et des trafiquants. Aux yeux de la législation française, ils seraient des criminels ; pour les Pays-Bas, ce sont des agents d'affaires. Pour les reconnaître comme des victimes de la traite dans le système néerlandais, il faudrait apporter la preuve qu'elles ont été contraintes et forcées, d'où l'intérêt, pour les proxénètes, de faire peser la charge de la preuve sur les victimes. En revanche, on note, en particulier en Australie, qu'une activité devenue commerciale développe tout un environnement favorable à l'industrie du sexe légale ou illégale. Cela ne supprime pas l'activité clandestine, mais la favorise. A Melbourne, les bordels doivent effectivement payer des taxes spécifiques ; mais, comme il y a concurrence, il y a développement de commerces non soumis aux mêmes taxes, tels les salons de massage, les centres sado-maso, les « strips », qui vont plus loin, et, comme en Italie, des « political strips », des centres d'affaires, de conférences où, parmi les prestations offertes à la pause café, il est proposé de faire venir une femme pour un strip-tease ; les hommes ou femmes d'affaires ont le droit de faire ce qu'ils veulent avec cette femme. Les rapports fournis indiquent que le grand jeu consiste alors à utiliser des téléphones portables comme objet de pénétration sexuelle. L'on assiste subitement à la banalisation, à la normalisation de toutes ces activités qui font partie d'une industrie globale du sexe qui ne s'appelle pas forcément « bordel ». De plus, un dernier rapport indique que la police intervient encore moins pour effectuer des contrôles concernant l'âge des femmes dans les bordels. En réalité, on trouve de nombreuses prostituées qui ont moins de 18 ans. Mais si la prostitution est considérée comme un travail, de fait, on se retrouve confronté aux normes sur la majorité pour le travail qui est souvent en dessous de 18 ans, et à l'âge du consentement en matière de sexualité. L'Australie a pourtant ratifié la convention relative aux droits de l'enfant. Durant les négociations pour le protocole additionnel à la convention relative aux droits de l'enfant, les Pays-Bas ont tenté tant bien que mal de baisser l'âge du consentement. Heureusement, la norme a pu rester identique : est considérée comme enfant toute personne en dessous de 18 ans.

Un bordel s'était ouvert à proximité d'une école de ballet pour petites filles à Melbourne. Les petites filles, qui attendaient leurs cours en bas des marches, se moquaient des hommes qui y entraient. Le propriétaire du bordel a porté plainte contre l'école de ballet qui a dû fermer, car les petites filles portaient atteinte au commerce. Voilà jusqu'où la banalisation peut aller.

On ne peut pas non plus distinguer, notamment sur Internet, si les jeunes filles sont majeures ou non. Je vous communiquerai un rapport sur le travail des proxénètes sur Internet. Il a été rédigé il y a deux ans aux Etats-Unis et paraît précurseur par rapport à ce qui se passe chez nous.

Dernier point, l'industrie pornographique s'est rendue compte qu'il était difficile pour un cameraman de filmer comme il fallait un acte sexuel. La mode en Australie a donc été de procéder à l'ablation des lèvres des femmes. De plus en plus de films pornographiques réalisés en Australie le montrent. D'où l'apparition de chirurgiens qui pratiquent la chirurgie esthétique du sexe des femmes, c'est la grande mode chez les jeunes femmes qui disent que cela revient au même que de se refaire la poitrine. Pour elles, c'est beaucoup plus beau, c'est mieux et relève de leur libre choix.

Cette explosion de l'industrie du sexe qui commence avec la légalisation des bordels se poursuit donc par mille activités. Il est très intéressant d'aller sur les sites Internet qui font la promotion des quartiers chauds des Pays-Bas. On comprend comment, très vite, l'on est entraîné sur d'autres sites et finalement sur des groupes de discussions où l'on apprend à quel endroit sur terre acheter telle ou telle personne à tel ou tel prix et ce que vous pouvez lui faire. C'est quelque chose de phénoménal. Cela favorise des activités considérées comme criminelles par notre droit, mais non qualifiées comme telles en d'autres lieux, parce que légalisées. Cela n'empêche pas le développement parallèle d'autres activités criminelles. C'est pourquoi nous avons réagi très fortement à la découverte du rapport de l'OIT en 1998 sur le secteur du sexe en Asie du sud-est qui raisonnait ainsi : « Puisque ce secteur d'activité économique existe de fait, puisqu'il n'est pas comptabilisé dans le produit intérieur brut, il faudrait le reconnaître comme un secteur économique légitime : cela permettrait son entrée dans l'économie nationale des pays. » L'approche était là très pragmatique : l'on ne parlait pas du droit des prostitués, mais d'économie.

Audition de M. Frédéric DUPUCH,
commissaire divisionnaire, chargé du service de prévention
et d'orientation anti-délinquance (SPEOAD) à la direction
de la police urbaine de proximité de la préfecture de police de Paris


(extrait du procès-verbal de la séance du 16 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Frédéric Dupuch est introduit.

Mme la Présidente : Dans le cadre de cette mission sur l'esclavage moderne, nous avons le souci d'entendre tant les autorités de police, de justice, que des associations et des institutions.

Son champ d'investigation couvre, pour ce qui concerne directement le territoire français, les diverses formes d'exploitation des personnes, qu'elles soient d'ordre sexuel ou strictement économique, mais sous des formes qui avoisinent la servitude.

Dans le cadre de vos fonctions à la préfecture de police, vous avez eu à constater parfois de telles situations, qui sont ensuite traitées par la première division de police judiciaire dont nous entendrons, juste après vous, le responsable. En effet, la préfecture de police a souhaité que les deux auditions aient lieu successivement.

M. Frédéric DUPUCH : Merci, madame la Présidente, de ces mots d'accueil. Je dois vous avouer que je suis très honoré de pouvoir participer, d'une façon aussi modeste soit-elle, à l'édifice que vous essayez de bâtir. J'espère que mon témoignage pourra vous apporter des éclaircissements.

Je commencerai par un rapide exposé de la structure, qui vous permettra de comprendre l'enchaînement entre mon témoignage et celui de M. Cerf, chef de la première division de police judiciaire à la préfecture de police de Paris. La préfecture de police est une vaste maison puisqu'elle est chargée de l'ensemble de la sécurité de la capitale. En matière de lutte contre l'insécurité, il existe un partage des compétences entre deux directions : la direction de la police urbaine de proximité et la direction de la police judiciaire.

De façon schématique, la direction de la police urbaine de proximité correspond à la réponse immédiate à toutes les formes d'insécurité. C'est cette direction qui coiffe la totalité des commissariats, que ce soit les gros commissariats centraux ou les petits commissariats de quartier, qui sont disséminés dans la capitale. Elle traite de prévention. Elle assure la présence en bleu marine sur la voie publique et l'investigation de courte durée. C'est la police qui, à tout instant, cherche à s'adapter à l'évolution des manifestations d'insécurité et aux attentes de la population.

A contrario, la police judiciaire est chargée de démêler les filières et de faire des investigations de longue durée.

La perception que je vais vous donner provient de la juxtaposition des éléments que nous pouvons recueillir, à l'occasion de ces réponses de premier niveau que nous apportons. À l'inverse, il est vrai que nous avons un prisme d'observation très large puisque, pour vous citer quelques chiffres, en 2000, la police de proximité parisienne a dénombré environ 273 000 délits dans la capitale, sur un total de 291 000 faits constatés.

Par conséquent, nous prenons en traitement, y compris en investigation, l'immense majorité des faits qui se commettent. Mais dès lors qu'il y a filière, c'est la police judiciaire, avec laquelle nous travaillons en très bonne coopération, qui prend le relais.

En vue de cette audition, j'ai réfléchi aux différentes situations que l'on peut observer dans la capitale qui peuvent faire penser qu'il y a, derrière certaines attitudes de délinquants, des formes d'esclavage.

Je propose de vous exposer la réponse en deux points. Le gros de mon exposé correspondra à l'exploitation de mineurs, notamment ceux originaires des Balkans. Puis je vous donnerai quelques flashes sur des situations d'exploitation de majeurs.

Le sujet des mineurs est bien connu maintenant, car la presse s'en fait largement l'écho. Depuis plusieurs mois, nous connaissons, dans la capitale, une vague importante de mineurs originaires des Balkans qui se livrent à une infraction à laquelle le public est très sensible car elle touche à un objet sacré, l'automobile. Il s'agit du pillage des horodateurs.

Si l'aspect nouveau est le pillage des horodateurs, la présence massive de mineurs originaires des Balkans qui commettent des infractions dans Paris est, elle, traditionnelle. Cela fait plus de vingt ans que le phénomène existe. Autrefois, la spécialisation était davantage centrée sur le vol à la tire, au préjudice de touristes, notamment étrangers, à tel point que des brochures en langue étrangère annonçaient qu'il fallait se méfier de tous ces jeunes enfants qui se rapprochaient de vous, dans les sites touristiques comme la Tour Eiffel, les jardins du Palais-Royal ou des Tuileries. Depuis un an et demi, un virage s'est fait vers une infraction sans doute encore plus lucrative, mais qui sous-entend une organisation plus forte derrière, le pillage des horodateurs.

Après quelques mots de présentation sur ces deux infractions - vol à la tire et pillage d'horodateurs - j'aborderai le chapitre des personnes pour essayer de comprendre ce qui peut les motiver à agir ainsi.

S'agissant du vol à la tire, il existe toujours, commis par des mineurs originaires des Balkans, Yougoslavie et Roumanie. Ce vol, qui est commis par des pickpockets, n'est pas un vol avec violence. Très discrètement, la personne est entourée et un peu bousculée, ce qui permet de prélever le contenu de son sac à main ou de ses poches. Les vols à la tire se commettent, pour un tiers, à Paris dans le métro. Ce service qui, d'ailleurs tire le signal d'alarme sur cette présence encore forte et inquiétante de mineurs se livrant à ces délits, organise régulièrement des opérations plus lourdes pour tenter de remonter les réseaux qui sont derrière et pouvoir « accrocher » les majeurs pour recel de délinquance habituelle de mineurs.

Le nouvel aspect, qui amène à se préoccuper de la situation, est le pillage d'horodateurs. Cela peut faire sourire au premier abord, mais l'ampleur quantitative du phénomène ne prête pas à sourire. Le pillage d'horodateurs est une infraction très simple qui consiste à faire des trous dans les appareils délivrant les tickets de stationnement, à des endroits et sous un angle bien précis, afin de neutraliser le système de fermeture. Il ne suffit plus ensuite, dans ces orifices percés, que de déverrouiller la trappe à l'aide d'un long tournevis ou d'une tige et de récupérer les pièces qui se trouvent à l'intérieur.

Si la deuxième phase du travail peut être considérée, au sens propre, comme un jeu d'enfant, la première demande une plus grande maturité pour pouvoir apprécier l'angle de visée et percer au bon endroit. Mais cela reste une infraction facile à commettre.

C'est une infraction massive qui, si elle a toujours existé de façon plus ou moins ponctuelle mais commise par des adultes, a pris, au cours de l'année 2000, une tout autre dimension. Une première hausse significative a été constatée au printemps, puis à la rentrée de septembre, à tel point que la police parisienne a été, très légitimement, sollicitée par la ville de Paris pour y apporter une attention plus forte. Cela a été fait puisque, au cours de l'année 2000, environ mille équipes de forçeurs d'horodateurs ont été mises en cause dans les procédures.

De ce fait, la représentativité des populations roumaines ou dans une moindre mesure moldaves a atteint le niveau de 11 % des personnes déférées devant la justice au cours de l'année dernière, pourcentage qui représente un quota très nettement supérieur à celui de la population roumaine ou moldave implantée dans la capitale. C'est là une illustration assez forte de l'action qui a été menée.

Nous continuons, depuis le début de l'année, à connaître le même rythme de travail, sinon plus soutenu, puisque malgré les efforts de la ville, ces infractions perdurent. Selon mes derniers contacts avec la voirie de Paris, au cours des trois premiers mois de l'année, 300 000 effractions ont été constatées par la voirie sur les quelque 7 500 horodateurs à pièces, ce qui amène à calculer que chacun d'entre eux est en moyenne visité treize fois par mois.

C'est un phénomène de masse très rentable. Le préjudice annoncé par la ville, tel que rapporté dans certains articles de presse, se situe au minimum à 6 millions de francs par mois. L'argent ainsi obtenu étant immédiatement utilisable et ne posant aucun problème de transfert, cette infraction demeure donc très tentante.

Notre action est restée très énergique. À cet égard, comme nous venons d'avoir une question orale pour le conseil de Paris, je peux vous communiquer des chiffres très récents. En quatre mois, nous avons effectué 828 interventions sur des équipes prises en flagrant délit, ce qui nous a amenés à interpeller plus de 1 400 personnes. Notre action est donc une riposte immédiate, soit parce que les effectifs constatent qu'il y a des effractions d'horodateurs, soit parce que des riverains nous sollicitent dans la mesure où ceux qui se livrent à ces activités ne se cachent même plus. L'infraction est commise en pleine journée, au vu et au su de tout le monde.

Dans la mesure où les trous ont déjà été percés, si vous êtes attentifs, vous constaterez sans aucune difficulté la présence d'enfants ou d'adolescents qui, devant tout le monde, ouvrent les trappes et prennent les pièces. Nous sommes très sollicités par les témoins. Cela rejoint les constatations de nos effectifs qui, eux-mêmes d'initiative, tentent de juguler le phénomène.

Qui sont ces forceurs d'horodateurs que nous interpellons et pourquoi est-il possible d'analyser cette activité comme se rapportant à une forme d'esclavage ? Quand on parle de criminalité, il s'agit de la criminalité connue et quand on parle des auteurs, il s'agit des auteurs connus. Toutefois, étant donné le nombre d'interpellations que nous effectuons et toutes les sollicitations que nous recevons du public, je ne pense pas que notre analyse policière soit loin de la vérité.

Tous les délinquants ou presque sont roumains, hormis quelques dizaines de moldaves. Il semble en fait s'agir d'une équipe relativement peu nombreuse, puisqu'en faisant les rapprochements de toutes les interpellations que nous avons effectuées depuis le 1er janvier 2001, pour ces quelque mille quatre cents interpellations, nous n'avons en fait que cent quarante individus différents. Ils nous donnent toujours des états civils différents, s'ils n'ont pas de papiers. Chaque fois, cela demande un minimum d'investigations avec un recours à l'identité judiciaire, mais nous restons sur un nombre de personnes mises en cause, en tant qu'individus, assez limité.

Ce nombre est de 140 ; cependant, étant donné que nous ne les avons pas tous interpellés, on peut supposer que le chiffre se situe aux environs de 200 à 250 individus, mais guère plus. Parmi ces délinquants, on retrouve 90 % de mineurs dont l'essentiel a moins de 16 ans. Cela signifie que nous avons 10 % de majeurs, et ce sont ceux qui nous intéressent le plus. M. Cerf vous développera certainement le travail en profondeur accompli sur des réseaux. Mais de notre côté, en allant au-delà du flagrant délit, nous constatons qu'il est possible de temps à autre, même si cela est difficile, de remonter vers des majeurs.

Quelques affaires ont ainsi été menées, permettant de repérer en banlieue un site d'hébergement où des mineurs étaient entassés dans des conditions absolument déplorables, à savoir un local sans fenêtre, une hygiène plus que succincte et une alimentation réduite... Ce réseau était bien organisé, avec des personnes passant récupérer l'argent, chacun prélevant son pourcentage sur l'argent volé par les mineurs.

D'autres affaires ont permis de découvrir des majeurs qui prennent rendez-vous, plusieurs fois par jour, avec les petits voleurs afin de les décharger des sommes d'argent récupérées. L'utilisation des téléphones portables est, dans ce domaine, un complément quasi systématique de la perceuse sans fil et du tournevis. Ces rencontres pour récupérer l'argent et les lieux d'hébergement sont des éléments que l'on arrive parfois, en investigation, à pouvoir établir, d'où ces 10 % de majeurs.

Dans le domaine des vols à la tire, la police de proximité dispose d'une structure d'investigation plus importante, puisque nous avons une spécialisation réseaux ferrés. Ainsi, de véritables opérations ont été réalisées afin de remonter jusqu'à des majeurs qui, eux, n'avaient aucun contact sur le terrain avec les mineurs. C'est beaucoup plus difficile à mettre en _uvre. Dans ce cas de figure, il n'y a pas de rencontre pour récupérer l'argent, ni de lieu d'hébergement dans Paris ou en proche banlieue. Cela se passe beaucoup plus loin, généralement dans des camps de gens du voyage, implantés souvent dans le Val-d'Oise ou l'Essonne.

Plusieurs opérations ont été montées. La dernière a eu lieu à Bessancourt, dans le Val-d'Oise, où un camp de 35 caravanes a été investi. Cette opération a permis de mettre en cause formellement 7 majeurs pour recel de délinquance habituelle de mineurs. Grâce à des surveillances diverses faites à distance du camp à la jumelle, nous avons pu déterminer que les mineurs qui rentraient, après avoir commis leurs vols dans le métro, étaient toujours accueillis dans le camp par les mêmes personnes, lesquelles n'ont pas de ressources, mais vivent avec des mineurs voleurs d'habitude. Cette infraction, qui a été intégrée dans le code pénal il y a une vingtaine d'années, est difficile à établir, mais correspond tout à fait à l'exploitation des mineurs par des majeurs ne voulant pas eux-mêmes s'impliquer et apparaître sur les lieux des délits.

Par notre perception immédiate, nous avons la plupart du temps des mineurs pris en train de voler dans les appareils, mais de temps à autre, nous avons quelques majeurs mis en cause.

La question qui nous préoccupe est celle de l'esclavage. Comment considérer ces mineurs qui se livrent avec une telle assiduité à des vols dans la capitale ? Certains éléments amènent vraiment à considérer qu'il y a de l'esclavage, tout du moins une exploitation très forte. Il est évident que ces pré-adolescents ou adolescents, qui viennent essentiellement de deux villages, Negresti et Sighetu, situés dans la région de Bucarest, ne sont pas arrivés à Paris de leur seule initiative avec l'idée d'y piller des horodateurs.

De toute évidence, ils sont contactés sur place et acheminés, mais sans faire l'objet d'enlèvement. C'est ce que semblent démontrer les enquêtes faites par des journalistes sur place, auprès de ces belles maisons qui ont poussé depuis quelques mois dans ces villes. Toutefois, on retrouve quelque peu le même contexte d'appel d'offres hypocrite que celui qui est fait pour certaines prostituées originaires des mêmes pays d'Europe centrale ou d'Europe de l'est. On fait miroiter, à la famille et aux enfants, un enrichissement facile à Paris, chacun se laisse tenter pour partir. Ces enfants ne viennent pas de leur propre initiative, mais ils ne sont pas enlevés. De plus, sur place, on les éduque à faire des trous dans des appareils pour récupérer des pièces, ce qui n'est pas la vocation normale d'un enfant de moins de 16 ans.

Lorsque nous arrivons à aller au-delà, il apparaît que la façon dont on les traite est également indigne. La grande difficulté que nous rencontrons est la rareté des témoignages de la part de ces enfants. Rareté qui peut être due à la peur, aux menaces, mais également, et là c'est encore pire, au pli psychologique qui est déjà pris, pour beaucoup d'entre eux, d'être ancrés dans la délinquance.

Certes nous avons eu, sur le total des procédures, une dizaine d'entre elles où des mineurs ont accepté de parler. Le témoignage ne s'est pas fait spontanément, mais à l'issue de longues conversations. Certains de ces enfants ont pu enfin laisser entendre qu'ils étaient exploités par des majeurs et donner des bribes d'information permettant de faire remonter l'enquête, soit par un élément de localisation ou quelques renseignements sur la façon dont ils ont été acheminés.

Lors de ces témoignages, nous entendons parfois des choses atroces. Certains d'entre eux ont donné des détails de violence physique inimaginable, des coups de tournevis, des plaies, voire - mais nous n'avons pas trouvé les victimes - d'atteintes à la perceuse. Ce sont donc des violences réelles qui, si elles ne sont pas commises sur eux, sont évoquées comme pouvant être commises sur certains de leurs proches. C'est la loi de la terreur et de la violence, lorsqu'elle est rapportée.

Néanmoins, notre difficulté majeure, et celle qui est la plus préoccupante en ce domaine, reste l'aspect très ténu des dépositions des enfants ou des adolescents, voire leur mutisme total, pour ne pas dire leur systématique construction d'obstacles au déroulement de l'enquête, outre l'arrogance, les injures, le fait de dire qu'ils ne parlent pas français
- même si c'est la trentième ou quarantième fois qu'ils sont interpellés et qu'ils commencent à avoir quelques connaissances de notre langue -, les changements d'état civil. Il est impossible de savoir si tout cela est le résultat d'une pression psychologique, de la peur, ou d'un choix de leur part. Toutefois, il est certain qu'ils ne facilitent pas le bon déroulement des enquêtes et ne nous permettent pas de lutter contre ceux qui les exploitent.

La définition donnée de l'esclavage par les Nations unies n'exclut pas que l'on puisse considérer que ce drame existe lorsqu'il y a consentement. Dans le cas de ces enfants, il me semble que nous sommes souvent confrontés à un consentement vicié par la terreur ou la force. Mais cela reste difficile à établir. Le plus surprenant étant que cette mauvaise volonté à parler intervient alors même que le système institutionnel français est susceptible de les protéger. En l'occurrence - et c'est un constat ancien que nous avons pu faire lorsque nous n'avions que le problème des vols à la tire - lorsque ces mineurs des Balkans sont présentés à la justice et qu'une mesure éducative est prise, dans les heures immédiates qui suivent leur placement, ils partent, alors même que l'appareil se met en place pour les protéger et les orienter sur une voie d'éducation.

En unités d'éducation renforcée, le système français n'est pas un milieu fermé. Par conséquent, s'agissant de ces enfants, il faut avouer que nous avons très peu de prise institutionnelle. Même si quelques-uns auront profité de cette main tendue de l'appareil institutionnel français pour échapper à leurs geôliers psychologiques, le constat quantitatif reste néanmoins, sur ce plan, attristant.

Ce que je peux vous dire sur le plan de ces mineurs n'est pas réellement enthousiasmant. Nous faisons tout ce que nous pouvons, au plan répressif, pour démanteler les réseaux. La coopération de ces jeunes auteurs victimes est limitée. Quand elle existe, nous faisons le maximum pour pouvoir à la fois les protéger et neutraliser ceux qui en profitent, mais ce n'est pas chose facile.

S'agissant de l'évolution de cette infraction, il semble que la ville de Paris supprime, petit à petit, les appareils à pièces. On peut espérer ainsi une diminution de ce type de délinquance, mais c'est un constat un peu triste de voir que ce sont simplement les aménagements techniques qui vont permettre d'arrêter le phénomène.

Le deuxième point de mon exposé sera constitué de quelques flashes sur différents types de comportements ou d'infractions que nous pouvons constater, au gré de nos interventions dans Paris, qui peuvent faire penser à des formes d'exploitation d'autrui allant bien au-delà du droit du travail applicable.

La première situation concerne la prostitution des ressortissantes étrangères venant d'Europe de l'est. Depuis quelques mois, nous constatons un durcissement du proxénétisme qui avait quelque peu disparu dans Paris où nous avions une prostitution en grande partie émancipée de tout système d'exploitation. Nous sommes là en présence de personnes qui visiblement viennent à Paris abusées par des promesses fallacieuses et subissent des violences morales ou physiques pour se livrer à leur activité.

La deuxième situation concerne celle rencontrée par les ressortissants étrangers, essentiellement chinois, exploités dans des ateliers clandestins, pendant des mois, pour rémunérer leur acheminement en France. Des filières chinoises permettent une immigration clandestine vers notre pays en avançant le prix du voyage, qui n'est pas le prix d'un billet d'avion normal puisque tout cela passe par des chemins tortueux. Les ressortissants chinois, une fois parvenus en France, sont véritablement séquestrés « volontairement » dans des ateliers où, pendant des mois, ils vont travailler sans rien gagner, uniquement pour rémunérer le droit de passage qui leur a été avancé par les filières.

A Paris, il existe dans ce domaine un service spécialisé qui dépend des renseignements généraux, dans la mesure où - spécificité de la préfecture de police - c'est la direction des renseignements généraux qui traite toutes les infractions au séjour commises par des étrangers ou par des Français qui acheminent clandestinement des étrangers.

Dès lors que nous avons des éléments d'information sur des ateliers clandestins, nous pouvons agir de deux façons :

- soit nous intervenons immédiatement car c'est une situation d'urgence, puis ce service spécialisé entame ensuite la procédure ;

- soit la police de proximité transmet des renseignements afin que des enquêtes soient menées qui permettent de remonter sur des donneurs d'ordres.

En effet, si nous intervenons trop brutalement sur un atelier clandestin, certes nous pourrons attraper le responsable local, retirer du joug de l'exploitation des clandestins qui sont sur place - ils feront néanmoins l'objet d'une procédure pour séjour irrégulier - mais nous aurons des difficultés à remonter sur les donneurs d'ordres qui sont les véritables bénéficiaires de ces ateliers.

La troisième situation concerne ce que l'on appelle l'esclavage domestique. Ces femmes, qui ont la fonction de femme de chambre ou de « bonne à tout faire » sont véritablement exploitées, sans référence aucune au droit du travail. Les quelques situations que nous pouvons rencontrer s'arrêtent généralement à des rapports d'intervention, sans autre procédure derrière, parce que le phénomène, pour ce que l'on en sait à Paris, concerne des personnes couvertes par l'immunité diplomatique. Dans un tel cas, les enquêtes ne peuvent aller loin.

À titre d'exemple, à l'automne dernier, des ressortissantes sri-lankaises se sont présentées dans un commissariat du XVIe arrondissement, accompagnées du directeur du comité de lutte contre l'esclavage moderne. Ces femmes avaient réussi à s'enfuir de chez un dignitaire du Golfe, couvert par l'immunité diplomatique, où elles étaient logées de façon lamentable, obligées de travailler de 6 heures 30 à 22 heures 30, sans aucun jour de repos et avec une nourriture insuffisante. Ce sont les caractéristiques d'une surexploitation par rapport à une tâche d'employée de maison.

D'autres situations sont également apparues, comportant toujours le même type de personnes issues du tiers-monde comme employées de maison et le même type de personnes comme employeurs, soit des diplomates ou une famille de dirigeants de pays couverte par l'immunité diplomatique.

Nous en avons connaissance par deux démarches principales. La première, ce sont les plaintes déposées directement par les employées de maison qui réussissent à s'enfuir et qui se manifestent dans un commissariat. La seconde reste plus pernicieuse, car on peut supposer que cela concerne le même phénomène. Des collaborateurs des employeurs se manifestent dans un commissariat pour signaler la disparition d'une employée de maison dont ils ont retrouvé le passeport et dont ils ne savent quoi faire, lequel passeport est alors déposé au commissariat. Même si nous ne recensons qu'une dizaine de cas de ce type par an, ils présentent à peu près tous le même contexte et tous débouchent sur une issue de non-investigation, dans la mesure où l'on ne peut guère faire autre chose qu'une intervention immédiate, sans suite en procédure.

Ce sont les quelques situations que l'on peut percevoir, lorsque l'on est en charge de la police au quotidien à Paris.

Pour y répondre, il me semble que nous avons, dans le code pénal, un excellent arsenal juridique, qu'il s'agisse de proxénétisme, de complicité en tant que commanditaire, complicité de tous les vols aggravés commis en réunion avec effraction par les mineurs
- comme pour les horodateurs -, du recel de délinquance habituelle de mineurs, d'infractions au séjour ou de l'acheminement clandestin.

Je citerai quelques éléments qui bloquent. Je ne reviendrai pas sur l'immunité diplomatique qui reste incontournable. Mais en ce qui concerne ces mineurs terriblement exploités, il me semble que la générosité de notre philosophie d'intervention, vis-à-vis de la délinquance des mineurs, finit parfois par se retourner contre eux. À ne pas pouvoir disposer de structures éducatives en milieu fermé, on permet à ces enfants de partir et ainsi à ceux qui les exploitent d'avoir plus ou moins la certitude de bénéficier toujours d'une main d'_uvre à disposition, qui ne leur échappera pas.

Pour ces enfants originaires des pays des Balkans, on peut être amené à conclure que s'ils étaient véritablement pris en charge dans un système éducatif fermé, sans possibilité d'en sortir, tous ceux qui les acheminent courraient le risque de voir leur main d'_uvre leur échapper et seraient alors moins tentés de les faire venir.

Mme la Présidente :  Vous avez fait état - et c'est tout à fait intéressant - de ce que peut constater la police de proximité. Je m'interroge sur la raison pour laquelle il n'y a pas de contagion, en ce qui concerne cette infraction presque nouvelle des vols de l'argent des horodateurs, à tous nos jeunes des banlieues en difficulté. Faut-il être réellement contraint par des adultes pour commettre cette infraction, ce qui laisserait entendre que, sans réseau, cela ne fonctionne pas ?

M. Frédéric DUPUCH : Certes, très curieusement, il n'y a pas, à Paris, de guerre des gangs pour la possession des horodateurs, c'est un monopole des ressortissants des Balkans.

C'est une infraction qui au début, encore une fois, fait sourire et qui reste facile à commettre. Il me semble que la démarche de ceux qui animent ces réseaux d'enfants des Balkans est pernicieuse. Les délinquants des banlieues sont quand même plus âgés. Là, on se trouve réellement en présence de mineurs, qui ont souvent moins de 13 ans ou bien entre 13 et 16 ans, ce qui va leur permettre - soyons francs et honnêtes - d'échapper à tout suivi pénal. C'est pour eux une garantie de pouvoir continuer leur activité.

Si nous examinons le profil de nos délinquants habituels dans des infractions telles que les violences urbaines, ils sont souvent âgés de 16, 17, voire 18 ans, puis ensuite ce sont des majeurs, ce qui implique un risque de sanction pénale. Il ne faut pas oublier que le régime des 16-18 ans, selon l'ordonnance de 1945, est souvent assimilé. Il me semble que, pour ces infractions, le risque d'interpellation est important. Par ailleurs, si les jeunes interpellés ont plus de 16 ans, ils risquent des sanctions pénales.

Mme la Présidente : C'est tout à fait juste, mais de 13 à 16 ans, on peut aussi être condamné. Pensez-vous que c'est la loi pénale qui intimide les jeunes Français ?

M. Frédéric DUPUCH : Je ne crois pas qu'elle les intimide à ce point ! Ce dont je suis intimement persuadé, c'est que l'utilisation des mineurs venant des pays de l'est est liée à leur impunité. Le manque de « concurrence » de la part des jeunes de nos banlieues en difficulté est peut-être dû à la crainte de la sanction, parce qu'ils sont plus âgés.

Mme la Présidente : Je suis très surprise que ce soit un type de délinquance « réservé », si je puis dire.

M. Frédéric DUPUCH : Ce phénomène ne concerne pas uniquement Paris, mais aussi des villes de province, et il est toujours le fait de ressortissants d'Europe centrale.

Mme la Présidente : Vous indiquez que notre arsenal juridique est correct. C'est d'ailleurs une des questions que nous nous posons, à savoir s'il y a adéquation entre les phénomènes proches de l'esclavage ou relevant de l'esclavage et les moyens d'action sur le plan pénal. Toutefois, lorsque vous dites regretter l'absence d'un système éducatif fermé pour ces très jeunes mineurs, on ne ferait que reporter le problème, c'est-à-dire qu'on les enfermerait trois mois et qu'à leur sortie ils retrouveraient leur réseau.

M. Frédéric DUPUCH : Je ne pense pas qu'il faille être aussi pessimiste. Une période de trois mois dans un système fermé a quand même un impact. À titre d'exemple, la police de proximité organise, chaque été, des opérations intitulées « Ville Vie Vacances », qui consistent à détacher une centaine de policiers en juillet et août pour encadrer des jeunes dans des activités sportives.

La plupart de ces jeunes vont nous fréquenter pendant un mois ou un mois et demi. Mais il est très étonnant de voir la façon dont on arrive à jouer sur leurs habitudes de vie et à leur apprendre à se respecter mutuellement, rien qu'en leur faisant faire du sport et des activités ludiques pendant une demi-journée tous les jours de la semaine. Pendant ces quatre heures encadrées, on leur apprend à se respecter et que l'on peut avoir des règles et s'amuser tout autant sans s'injurier. En un mois, le changement est phénoménal.

C'est pourquoi il ne me semble pas que cette période de trois mois, pendant laquelle ils pourraient être placés dans un contexte qui leur permet de couper tous liens avec le réseau, en les scolarisant, en les lançant sur une autre piste que celle de la délinquance absolue, serait totalement sans résultat.

Par ailleurs, on peut continuer d'utiliser notre arsenal juridique. S'agissant des effractions d'horodateurs, si on examine le code pénal avec l'_il du législateur et du parlementaire et non pas avec l'_il du praticien, en théorie, c'est du vol avec deux circonstances aggravantes, en réunion et avec effraction, ce qui peut aller jusqu'à sept ans d'emprisonnement. Par conséquent, nous avons déjà de quoi sanctionner les majeurs qui sont derrière le réseau en complicité et qui encourent la même peine.

Mme la Présidente : Le problème est que vous attrapez très peu les majeurs.

M. Frédéric DUPUCH : Ils représentent 10 % de nos interpellations.

Mme la Présidente : Avez-vous une idée des condamnations des majeurs ?

M. Frédéric DUPUCH : Les plus fortes condamnations de majeurs ont été de deux ans d'emprisonnement, dans le cadre d'une affaire de voleurs à la tire qui retournaient dans des camps, pour recel de délinquance habituelle. Pour les affaires d'horodateurs, les majeurs ne font que quelques semaines ou quelques mois actuellement.

Mme la Présidente : Quand vous dites Roumains et vivant dans des conditions indignes dans des camps, sont-ils tous des Roumains gitans ?

M. Frédéric DUPUCH : Non, pas en totalité, et vivant dans des camps mais aussi dans des locaux en dur. Ce sont des populations non sédentarisées, mais qui ne vivent pas systématiquement en caravane. Il peut y avoir de l'hébergement dans un studio loué par une connaissance indirecte, dans des chambres d'hôtel, parfois un camp de nomades. Mais en règle générale, l'entassement dans ces lieux d'hébergement et les conditions d'hygiène sont absolument désastreuses.

Mme la Présidente : Cela peut-il aussi, dans ce cas, donner lieu à des poursuites ?

M. Frédéric DUPUCH : Oui, pour conditions d'hébergement indignes de la personne.

Mme la Présidente : Avez-vous connaissance de quelques affaires de ce type ?

M. Frédéric DUPUCH : Ce n'est pas le cadre juridique principal utilisé puisque cet élément ne va apparaître que dans un deuxième temps. Ce n'est pas cet aspect qui va nous permettre de pénétrer dans les lieux car, pour notre part, nous partons toujours de l'infraction visible sur la voie publique. Ensuite si, à partir de constatations faites dans la procédure, le parquet décide d'ajouter cette incrimination, cela est tout à fait loisible et possible. Mais le démarrage policier de l'enquête ne se fera qu'à partir de la manifestation extériorisée d'un acte de délinquance.

M. le Rapporteur : La plupart de ces mineurs sont, je suppose, quasi exclusivement en situation irrégulière.

M. Frédéric DUPUCH : C'est exact, mais la situation irrégulière n'a d'impact qu'à partir de l'âge de 16 ans.

M. le Rapporteur : Y compris parmi ceux âgés de 16 ans, en avez-vous certains qui soient en situation régulière, même en apparence ? En effet, il semble qu'aucun effort ne soit fait pour maquiller cette situation.

M. Frédéric DUPUCH : Il arrive que certains d'entre eux, par le biais d'associations humanitaires, disposent de documents qui leur permettent de se positionner en situation d'attente de demande d'asile, avec des localisations Croix-Rouge.

M. le Rapporteur : Lorsque vous êtes confronté à ces phénomènes de délinquance, quel est le niveau de collaboration avec la brigade des mineurs ? En effet, vos propos, quant à l'existence de ces réseaux, qui correspond à la perception que l'on pouvait avoir en tant que profane, me semblent assez nuancés, voire différents, de ceux de Mme Tricart, responsable de la protection des mineurs, qui semblait plutôt évoquer une sorte de génération spontanée de jeunes venant faire du « tourisme délinquant ».

M. Frédéric DUPUCH : Les missions ne sont pas les mêmes, car la brigade des mineurs est chargée de la protection des mineurs victimes. C'est elle qui, par exemple, vis-à-vis de cette même population des jeunes des Balkans, va traiter les affaires de mineurs en danger moral, ceux que l'on peut surprendre à faire de la mendicité... Mais les mineurs auteurs ne sont pas dans les attributions de la brigade. Nous avons là un partage des compétences.

Nous ne sommes donc pas sur le même créneau d'observation. Ceux qui commettent des actes répréhensibles de délinquance relèvent de notre compétence propre. En revanche, nous adresserons à la brigade des mineurs certains mineurs que l'on va trouver dans des situations de mendicité ou les petits laveurs de pare-brise. C'est pourquoi il n'y a pas de lien, à l'occasion des investigations que nous pouvons effectuer. La brigade des mineurs a connaissance, par le biais des diffusions des télégrammes, de tous les mineurs que nous avons mis en cause dans les enquêtes, mais elle n'intervient pas dans le déroulement des procédures. C'est seulement une information réciproque.

Mme la Présidente : Sur ce sujet, il y a deux ans, j'ai remis au Premier ministre, un rapport que j'avais élaboré avec Jean-Pierre Balduyck, sur les réponses à la délinquance des mineurs. Un chapitre complet portait sur les brigades des mineurs, police et gendarmerie, où nous demandions expressément - et cela a fait l'objet de circulaires - que les brigades des mineurs ne s'intéressent pas uniquement aux mineurs victimes, mais également aux mineurs auteurs, étant entendu que dans nombre de cas, les mineurs victimes sont aussi mineurs auteurs. Nous en avons là une preuve flagrante.

Je sais qu'aujourd'hui, suite aux circulaires, certaines brigades des mineurs traitent également de mineurs auteurs, qui sont justement originaires des Balkans. C'est pourquoi je suis quelque peu étonnée qu'à Paris, vous ayez continué de distinguer à ce point auteurs et victimes, notamment pour les mineurs qui ressortissent à l'évidence des deux catégories.

M. Frédéric DUPUCH : C'est justement pour établir ce lien et compte tenu du gigantisme parisien que nous avons créé, dans chaque arrondissement, une petite entité de deux ou trois fonctionnaires en charge uniquement des mineurs. En effet, au regard des chiffres sur Paris, sur une période de trois mois, à savoir 828 interpellations sur des équipes et 1 400 personnes interpellées, aucun service seul ne peut le gérer et le suivre.

Cette unité n'est pas spécialisée en procédure. Elle est là surtout pour suivre les délinquants mineurs locaux, faire le lien avec la brigade des mineurs, et se tenir toujours informée des affaires mettant en cause des mineurs. C'est le lien qui a pu être mis en place pour éviter d'avoir une césure trop brutale entre le service de protection (BPM) et les services d'action opérationnels que sont les structures de la police urbaine de proximité (PUP).

Mme la Présidente : La coordination se fait donc par l'intermédiaire de cette petite équipe par arrondissement.

M. Frédéric DUPUCH : Ces petites structures font même des stages à la brigade des mineurs, ce qui permet à tous les intervenants de se connaître. Elles font le lien entre nous et la brigade des mineurs. En effet, il paraît difficile d'avoir une brigade des mineurs qui traite de toutes les affaires mettant en cause des mineurs à Paris, car ils représentent 17 % des personnes mises en cause dans des procédures judiciaires.

Mme la Présidente : On pourrait avoir une brigade des mineurs par arrondissement.

M. Frédéric DUPUCH : Mais cela devient alors une structure de proximité.

M. le Rapporteur : Lorsque vous intervenez pour interpeller ces mineurs, dès lors que ce sont des mineurs auteurs, la brigade des mineurs n'est pas systématiquement saisie de leur situation en tant que mineurs victimes de réseaux ?

M. Frédéric DUPUCH : Non, absolument pas. Théoriquement, on pourrait considérer que, dans un premier temps, ce sont des mineurs auteurs, puis des mineurs en danger moral, d'où une mise en relation avec la brigade des mineurs. Mais dans la pratique courante en place depuis plus de vingt ans, nous rencontrons de telles difficultés avec ces mineurs que plus personne ne sait concrètement qu'en faire.

M. le Rapporteur : Vous avez manifesté votre souhait de les extraire de cette oppression. Hormis votre suggestion de centres d'éducation fermés, quelle autre perspective vous semblerait répondre à cet objectif ?

M. Frédéric DUPUCH : Vous savez, même les foyers dont on dispose actuellement à Paris - Croix-Nivert, Denfert-Rochereau et les quelques appartements où ils peuvent être placés - ne réussissent pas à les garder. Cela ne fonctionne pas.

M. le Rapporteur : L'origine de ces mineurs roumains a été identifiée, y compris leur provenance de deux villages de Roumanie où a pu être constatée la construction de maisons de nouveaux riches. Je suppose qu'à partir de ces informations, il doit être possible d'avoir quelques indices sur les organisateurs de ces réseaux.

M. Frédéric DUPUCH : Tout à l'heure, je n'ai pas fait état de constatations policières, mais d'une dépêche AFP sortie il y a une dizaine de jours. Un journaliste a enquêté sur place, sur ces deux villages, Negresti et Sighetu, près de Bucarest. Mais actuellement, s'agissant de la DPUP, il n'y a pas eu de mission internationale qui permette de recueillir le moindre élément d'enquête sur place.

M. le Rapporteur : À votre connaissance, cette initiative a-t-elle jamais été prise ?

M. Frédéric DUPUCH : Une telle initiative doit être prise dans le cadre de la coopération internationale.

Mme Bernardette ISAAC-SIBILLE : Je voudrais appuyer les propos du rapporteur et du commissaire par mes propres constatations. Lorsque j'ai rencontré l'ancien président de l'assemblée de Timisoara, il me disait avoir renoncé à aller faire contrôler les permis de construire de ces maisons superbes qui existent autour de Timisoara, car chaque fois ses contrôleurs étaient reçus à coups de fusil, alors qu'ils n'étaient eux-mêmes pas armés. Après avoir été confronté deux ou trois fois à ce type de situation, on abandonne. Or on sait qu'une école de formation de vol à la tire a été construite près de Timisoara. C'est pourquoi quand vous avez affaire à ces enfants dans le métro, vous ne vous apercevez de rien parce qu'ils ont appris à voler.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué la mendicité imposée et l'utilisation de jeunes pour la mendicité par des réseaux. Peut-on considérer que ce sont les mêmes réseaux ou des réseaux plus spécialisés ? Et quantitativement, est-ce une pratique qui se développe ou qui reste marginale ?

M. Frédéric DUPUCH : Je présume que Mme Tricart a pu vous donner une réponse plus complète que la mienne en ce domaine, parce que la mendicité semble être un peu mieux admise par la population et qu'à cet égard, nous sommes peut-être plus rarement sollicités qu'avant.

Cela étant, nous recevons toujours des doléances pour des zones touristiques ou des zones à proximité de supermarchés. En ce moment, certaines personnes se plaignent, dans le XIIIe arrondissement, de ce que, à la sortie de centres commerciaux, les mêmes personnes, quelques mineurs, soient là à tendre la main. Mais il n'y a pas, semble-t-il, d'aggravation de la situation.

Ce qui est certain, c'est que nous n'avons pas non plus de solution dans ce domaine puisque la seule infraction qui permette d'agir est de mettre en cause des majeurs pour incitation à la mendicité de mineurs. Cela réclame, d'une part, que ce soit le mineur lui-même qui fasse de la mendicité. Par conséquent, on peut déjà exclure toutes les situations qui impliquent des tout-petits car ce ne sont pas eux qui tendent la main. D'autre part, cela demande une surveillance effective des majeurs sur place, la plupart du temps.

M. le Rapporteur : Sur ce plan, la loi vous paraît-elle adaptée ? Pourtant la situation semble claire. Nous avons des gens en camionnette qui amènent des enfants, les déposent à des endroits précis où ils vont rester toute la journée, parfois au soleil et probablement sans nourriture, et que l'on revient chercher le soir comme de vulgaires machines à sous.

Vous nous dites que la répression est difficile car, du point de vue législatif, le problème est qu'il faudrait prouver non pas qu'il y ait ce ramassage, mais qu'un majeur est présent.

M. Frédéric DUPUCH : Nous ne sommes pas dans la situation où l'on peut invoquer le recel de délinquance habituelle des mineurs, puisque la mendicité n'est pas un acte de délinquance. Le simple fait de déposer et de récupérer des enfants n'est pas constitutif d'une quelconque infraction. Quant à la mendicité elle-même, si on voulait prendre un majeur pour le fait de faire mendier des jeunes, il devrait se trouver sur place. Sa présence avant et après, lors du ramassage des enfants, ne qualifie pas non plus l'infraction.

M. le Rapporteur : Peut-être serait-il utile de trouver un cadre législatif pour répondre à ce qui est au c_ur des préoccupations de notre mission.

M. Frédéric DUPUCH : Tout à fait, mais l'autre solution serait de pouvoir agir, de façon plus énergique, en matière de soutien à des mineurs qui sont en danger moral. Avec des mesures de placement permettant de mettre à l'abri ces enfants et de les faire échapper ainsi à ceux qui les exploitent pour la mendicité comme pour les pillages d'horodateurs, on supprime la main-d'_uvre exploitée.

M. le Rapporteur : Par qui sont gérés les foyers que vous avez mentionnés ? Est-ce la police qui intervient ? Y a-t-il ensuite des mesures de suivi dans ces foyers ?

M. Frédéric DUPUCH : Non, pas du tout. Le rôle de la police s'arrête à la phase de la procédure. Ensuite, le reste s'inscrit dans la protection judiciaire de la jeunesse, de l'aide sociale à l'enfance. Ce sont tous les différents foyers qui travaillent avec la justice, mais ce n'est plus du tout un univers policier.

M. Bernard SCHREINER : Vous dites que ces jeunes délinquants, cette main-d'_uvre de 13 à 16 ans, sont issus de familles roumaines ou moldaves dont on les a extraits. On les a fait venir à Paris en leur faisant miroiter une vie de rêve.

Mais par le biais de missions diplomatiques ou par les ambassades de Roumanie ou de Moldavie, n'y aurait-il pas moyen de trouver une solution de retour pour ces jeunes dans leur famille d'origine ? Pour ce faire, ces ambassades ne pourraient-elles pas être mises à contribution ?

M. Frédéric DUPUCH : Je vous avoue que nous serions ouverts à toutes les solutions de cet ordre.

M. Bernard SCHREINER : Est-ce une procédure que vous utilisez ?

M. Frédéric DUPUCH : Il y a une séparation des compétences suivant les structures en place. Notre mission est de lutter contre l'insécurité telle qu'elle se présente dans une capitale. Cette problématique actuelle du pillage des horodateurs par des mineurs roumains est maintenant de notoriété publique. Honnêtement, je considère que les solutions de rapatriement des jeunes n'arrêteront pas le flux de pénétration, mais permettraient à ceux qui ont pu être attrapés et qui resteront fidèles à leurs accompagnateurs jusqu'au bout de rentrer chez eux.

Mais là encore, il s'agira obligatoirement d'intégrer un minimum de notions de coercition pour les raccompagner, si c'est la France qui doit s'en charger, ou sinon faire confiance aux autorités diplomatiques roumaines. Or quand j'entends le témoignage de Mme Isaac-Sibille sur les difficultés rencontrées par cet Etat pour remettre de l'ordre sur son propre territoire, je me permets de m'interroger sur les transferts.

Mme Christine BOUTIN : Concernant ces jeunes, avez-vous un recul suffisant pour savoir ce qu'ils deviennent quand ils ne sont plus mineurs ? Se dirigent-ils vers une délinquance plus grave ? Quelle est leur vie ?

M. Frédéric DUPUCH : Le phénomène des pillages d'horodateurs n'ayant commencé qu'en avril 1999, nous n'avons pas suffisamment de recul. Mais pour ce qui est des vols à la tire, qui sont de tradition plus ancienne, il faut reconnaître que beaucoup de ces jeunes disparaissent. Passé un certain âge, on ne les voit plus.

Mme la Présidente : Peut-être retournent-ils chez eux.

M. Frédéric DUPUCH : Probablement.

Mme la Présidente : Ce pillage d'horodateurs est-il un phénomène que l'on retrouve dans d'autres pays européens riches ?

M. Frédéric DUPUCH : Cette activité semble plutôt concerner la France, mais sur la totalité de son territoire. Je n'ai pas eu connaissance d'un phénomène aussi massif en Grande-Bretagne ou en Italie, dans des villes comme Rome. Toutefois, dans beaucoup de pays, le paiement par carte est beaucoup plus institutionnalisé.

À Paris, il y a actuellement une démarche forte de remplacement. Sur 7 500 appareils mixtes qui acceptent la carte et les espèces, la ville de Paris en a déjà neutralisé 3 000, au point de vue du paiement par argent. De plus, on incite fortement les Parisiens à acheter des cartes et à rendre ainsi nos rues moins tentantes.

Mme la Présidente : En fait, la question ne devrait plus se poser d'ici un an. Mais vers quoi se déplacera cette délinquance, ce sera la question de l'hiver prochain.

M. Frédéric DUPUCH : Je voudrais revenir à la question de Mme Boutin, à savoir ce que devenaient ces jeunes. Pour exemple, pour les voleurs à la tire, il y avait des familles très célèbres dont certains enfants arrivaient à cinquante ou soixante interpellations en peu de temps. Or passé un certain âge, on ne les a plus vus. On suppose qu'ils se sont réinsérés sur leur ressort géographique de naissance.

M. Lionnel LUCA : Vous avez indiqué que s'agissant des roumains, ce n'étaient plus exclusivement des tziganes. Vous confirmez que cette population de délinquants est très mélangée, ce qui impliquerait que cette spécificité tzigane s'est étendue en Roumanie à d'autres populations.

M. Frédéric DUPUCH : Il convient de ne pas oublier que nous n'avons aucun élément statistique permettant de conclure si l'on a affaire à des tziganes ou à d'autres populations. En revanche, il est certain que lorsque l'on observe le mode de vie, les vols à tire sont toujours le fait de mineurs issus des gens du voyage.

S'agissant des pillages d'horodateurs, nous constatons là une relative mixité puisque déjà, au départ, ils ne partent pas de camps de nomades de leur pays d'origine, mais de villages. Peut-être ces enfants sont-ils les deuxièmes générations des anciens nomades sédentarisés.

M. Lionnel LUCA : Je connais un peu la Roumanie. Les tziganes ne vivent pas forcément dans des camps. Ils vivent dans des villages, mais un peu à l'écart. On peut les considérer comme sédentarisés, par rapport à une situation en France où ils vivent en campement.

Mme la Présidente : Voulez-vous dire, monsieur Luca, qu'il s'agit essentiellement de gens du voyage ?

M. Lionnel LUCA : Chaque fois que j'ai pu en voir, par l'aspect typé qui est le leur, à 90 %, ce sont des tziganes. C'est pourquoi j'ai été quelque peu interpellé par cette mixité que vous mentionniez.

De plus, il faut savoir qu'au niveau des autorités roumaines, il y a un laxisme volontaire en vue de se débarrasser des tziganes, qu'elles ne cherchent surtout pas à garder sur leur territoire. Autant elles soumettent à des visas la population qu'elles considèrent comme « bien », autant elles cherchent à se débarrasser des tziganes et à nous en faire « cadeau ». C'est pourquoi on les retrouve en France, en Allemagne et en Italie.

Si l'on doit cibler les populations, puisque vous avez mentionné 90 % de Roumains et de Moldaves, qui ne sont jamais que des Roumains pour beaucoup d'entre eux, cela mérite d'aller plus loin.

M. Frédéric DUPUCH : Dans les activités de mendicité et de vols à la tire, les jeunes ont tous le type tzigane. Quant aux pillages d'horodateurs, il faut reconnaître qu'il y a une frange physiquement différente.

M. Lionnel LUCA : Cela peut se concevoir, compte tenu de l'état de délabrement de la Roumanie et de la situation catastrophique des enfants roumains. C'est la conséquence des familles de cinq enfants prônées par Ceaucescu. C'est en cela qu'il est intéressant pour nous d'examiner cette contamination que l'on récupère en France et non pas de rester sur des préjugés classiques.

Audition de M. André CERF,
commissionnaire divisionnaire, chef de la première division
de police judiciaire à la direction de la police judiciaire
de la préfecture de police de Paris


(extrait du procès-verbal de la séance du 16 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. André Cerf est introduit.

M. André CERF : Dans mon exposé, je vous décrirai les nouvelles formes d'esclavage que j'ai pu constater à la tête de mon service dont je ferai une rapide présentation. Je dirige la 1ère division de police judiciaire qui regroupe huit arrondissements : Ier, IIe, IIIe, IVe, VIIIe, IXe, XVIe, XVIIe, auxquels s'ajoute le secteur du bois de Boulogne.

Avant la création de la police urbaine de proximité, il existait six divisions de police judiciaire qui ont été refondues en trois divisions de police judiciaire (DPJ). En tant que DPJ, nous travaillons en étroite collaboration avec la police urbaine de proximité. Nous travaillons également avec les brigades centralisées de la préfecture de police - la brigade des mineurs, la brigade de répression du proxénétisme, la brigade de répression du banditisme (BRB), la brigade criminelle - ainsi qu'avec les offices qui dépendent du ministère de l'Intérieur.

Il y a interaction et complémentarité de notre activité de police judiciaire avec celles d'autres services, car, lorsqu'une direction ou un service intervient dans le domaine de compétence d'une autre direction ou d'un autre service, ils leur passent très rapidement le relais.

En ce qui concerne la division de police judiciaire, son domaine d'action se situe dans la répression de la délinquance moyenne et supérieure à Paris et en banlieue, à savoir : les vols à main armée, les viols, les atteintes à la vie, les rackets, les vols avec violence, le proxénétisme, le vol organisé en bandes. J'ajoute que, outre les huit arrondissements dont je suis saisi, j'ai également une compétence régionale qui regroupe Paris ainsi que trois départements périphériques. Dans le cadre d'une enquête sur certaines affaires, je peux également me transporter sur l'ensemble du territoire, voire à l'étranger.

Notre activité intervient entre le travail du Service de l'accueil, de la recherche et de l'investigation judiciaire (SARIJ), qui dépend de la police urbaine de proximité, et celui des brigades centrales. Nous avons des communications, des contacts permanents et quotidiens avec eux. Ceci se fait très rapidement car nous avons l'avantage, à Paris, de tous nous connaître. Par conséquent, faisant fi des lourdeurs administratives, nous nous communiquons par téléphone le renseignement, ce qui permet de l'exploiter au plus vite.

Au titre de ma fonction de chef de service, j'ai eu à connaître différentes affaires pour lesquelles je suis invité à apporter mon témoignage devant vous. Dans la plupart des affaires dont nous sommes saisis, nous sommes en présence d'individus qui ont délibérément choisi de commettre des délits. Mais, dans certains cas, ces délits sont commis par des personnes qui y sont plus ou moins contraintes de manière physique et morale, du moins dans un premier temps. Il s'agit le plus souvent de majeurs ou mineurs étrangers, hommes ou femmes, en situation irrégulière, auxquels on promet « l'Eldorado » et qui se retrouvent soit dans la rue à voler dans des horodateurs, soit dans des ateliers clandestins, soit dans des emplois domestiques non déclarés, soit dans la prostitution ou à vagabonder en compagnie de majeurs.

Ce dernier phénomène ne date pas d'aujourd'hui, car il y a vingt ans, nous avions déjà eu affaire à des phénomènes identiques avec des petits Yougoslaves.

Dans la plupart des cas, il existe déjà une réponse de la loi réprimant ces agissements, qu'il s'agisse de l'aide à l'entrée, au séjour ou à la circulation des étrangers en situation irrégulière, de l'emploi d'étrangers sans titre de séjour, ou encore du travail domestique ou en ateliers clandestins. Les conditions d'hébergement sont également réglementées car elles peuvent se révéler, dans certains cas, contraires à la dignité humaine.

Sont également réprimés : la traite des êtres humains - domaine réservé à l'office central et à la brigade de répression du proxénétisme -, les réseaux de proxénétisme et de tourisme sexuel - qui concernent les offices centraux, la brigade des mineurs et la gendarmerie avec laquelle nous sommes en contact -, les vagabondages, la mendicité, ou la provocation à commettre des délits de majeurs sur mineurs.

Toute la difficulté et l'ambiguïté des enquêtes, quelles qu'elles soient, consistent à réussir à mettre en cause le majeur qui incite le mineur à commettre le délit et d'en apporter la preuve. Il y a également l'incrimination de recel par personne ayant autorité ne pouvant justifier un train de vie qui concerne plus particulièrement ces petits Yougoslaves qui mendient et qui volent. À certaines époques, ils commettaient de véritables razzias sur Paris. Ils se fournissaient en tournevis et autres ustensiles, et visitaient les immeubles. Ils ramenaient le produit du vol chez eux. Les parents indiquaient alors ne pas être au courant des activités des enfants. Un texte de loi a donc été voté permettant de poursuivre des majeurs pour recel, même s'ils n'étaient pas derrière les enfants, l'acceptation du produit du vol étant suffisante pour constituer l'infraction.

Dernièrement, nous avons eu à connaître du cas de ces mineurs roumains impliqués dans des pillages d'horodateurs, dont la presse s'est largement fait l'écho.

En décembre 2000, nous avons démantelé une bande organisée, d'origine roumaine, spécialisée dans le vol d'horodateurs dans la capitale. Les faits remontent en juillet 2000 lorsque plusieurs enfants roumains se sont présentés au commissariat de la police de proximité du XVIIIe, qui nous a aussitôt avisés, pour se plaindre de sévices exercés à leur encontre par des adultes, également roumains, qui les contraignaient à voler dans les horodateurs.

Nous avions pour mission, sur instruction du parquet, d'effectuer une enquête de fond sur ce phénomène, dont M. Dupuch a dû vous décrire l'ampleur.

Nous devions remonter cette filière, rechercher qui l'organisait et profitait du produit du délit. Il faut reconnaître que les enfants sont très retors. Je ne dis pas qu'ils sont plongés dans ce type de délinquance de leur plein gré, mais très rapidement, ils acquièrent des méthodes de voyous parce que, tout d'abord, ils ont peur de se faire prendre et que, par ailleurs, ils baignent dans une ambiance dont petit à petit ils s'imprègnent.

À la suite de nombreuses filatures, observations et surveillances sur une période de plusieurs mois, nous sommes parvenus à identifier plusieurs majeurs, tous des Roumains. Nous avons réussi à créer un climat de confiance avec certains mineurs, ce qui nous a permis d'obtenir des déclarations, mais sans procès-verbal car les enfants craignaient des réactions de vengeance. Nous avons même été amenés à entendre un mineur à l'hôpital de Créteil, hospitalisé à la suite des coups qu'il avait reçus.

Ainsi, après avoir réussi à instaurer un climat de confiance avec ces mineurs, nous avons pu construire un dossier. Lorsqu'il a été suffisamment étayé, nous avons fait ouvrir une information près d'un juge parisien pour violences avec arme, violences en réunion ayant entraîné des incapacités temporaires de travail supérieures à huit jours, recel aggravé, extorsion, provocation de mineurs à commettre des délits.

L'objectif était d'interpeller le maximum d'individus, mineurs et adultes, pour mettre à jour l'ampleur de ce réseau spécialisé dans le pillage des horodateurs de la capitale, d'établir clairement la responsabilité des adultes et, si possible, d'appréhender le chef de bande. Lors d'une importante opération que nous avons montée, trente-trois personnes ont été interpellées sur trois sites différents. Nous avons réussi à appréhender onze mineurs et vingt-deux majeurs dont dix ont été impliqués et déférés aux autorités judiciaires. Nous avons récupéré, au cours de cette opération, 65 000 francs en pièces, des perceuses sans fil, des batteries, des pointeaux, de la colle, des tournevis, des bandes adhésives, des forets, des sacs plastique pour faire tomber les pièces sans faire de bruit, des schémas de techniques de perçage, des livres de comptes.

Suite à des maladresses commises par quelques adultes, nous avons appris que certains enfants réussissaient à voler 7 000 francs par jour, la somme minimale étant de 1 500 francs. Si ce montant n'était pas atteint, l'enfant en subissait les conséquences par des corrections.

S'agissant de l'origine des enfants, ils viennent tous de Roumanie, de la province de Maramures, et selon les enquêtes qui ont été menées, de trois villes : Sighetu Marmeti, Bania Mare et Satu Mare. C'est une région d'agriculture, extrêmement pauvre, proche de l'Ukraine. On a pu constater que certaines petites mafias se sont constituées là-bas, car les adultes qui les encadrent viennent de la même région. S'agissant de l'environnement familial, ce sont tous des enfants de parents agriculteurs, au seuil de la pauvreté, avec des fermes misérables et souvent en échec scolaire.

S'agissant du motif de la venue en France et en Europe, c'est l'argent. On assène sans arrêt aux parents qu'en France, il y a de l'argent, que c'est un pays riche, où leurs enfants vont vendre des journaux, faire de la mendicité, trouver des petits boulots. Le leitmotiv est l'argent, uniquement l'argent, rien que l'argent. Des recruteurs appartenant à des petites mafias locales contactent sur place les parents et les paient en précisant qu'ils se feront rembourser par les enfants qui travailleront pour eux.

Tous les enfants, sans exception, ont été recrutés de cette façon. Les enfants passent la frontière tchèque à bord de minibus, accompagnés d'adultes afin de ne pas éveiller les soupçons, avec des faux passeports, relativement sommaires. Ce n'est pas comme dans la prostitution où les faux passeports sont beaucoup plus élaborés. Ensuite, ils vont à la frontière allemande où des minibus allemands viennent les chercher. Quelquefois, mais rarement, les enfants sont venus directement en minibus depuis la Roumanie, accompagnés d'adultes. Une fois en Europe, ils sont dispersés en Allemagne, en Italie et, à 80 %, en France.

Les enfants sont logés dans des immeubles abandonnés, squattés, quelquefois en caravane, mais toujours en banlieue. Il est à signaler qu'aucun mineur n'était accompagné de parents ou de membres de sa famille lors de l'opération que nous avons menée. Le seul cas de ce type concernait un enfant de 10 ans, venu en France avec sa mère, qui l'a abandonné dans un squat où il s'est aussitôt retrouvé dans le giron des plus âgés. Lors de cette affaire, l'enfant a été placé dans un centre d'où il s'est échappé deux jours après. On ne l'a plus revu depuis.

Une fois que les enfants sont en région parisienne, on leur explique qu'ils doivent voler dans des horodateurs. Ils sont assistés d'un formateur, souvent un adolescent qui a un peu d'emprise sur eux et qui adhère totalement à l'organisation du réseau. On leur fournit le matériel adéquat. Les enfants doivent voler tous les jours, y compris le dimanche, car les adultes se sont aperçus que l'argent du samedi n'était pas récupéré le jour même.

Les sommes récupérées ne doivent pas être inférieures à 1 500 francs, sous peine de correction. Les enfants ont des consignes très strictes : ils ne doivent pas être suivis et, en cas d'interpellation, il leur est interdit de parler à la police, de dévoiler des noms, des surnoms, des lieux d'hébergement, etc. Les gens qui organisent les activités de ces enfants les changent fréquemment d'endroits. En quatre mois d'enquête, nous avons pu constater qu'ils changeaient cinq ou six fois de lieux, aussi bien en caravane, squat ou autre. Du jour au lendemain, les adultes viennent, les mettent dans un véhicule et les emmènent dans un autre endroit. Ils cassent ainsi les structures qui pourraient s'établir.

Les enfants ont interdiction de parler à la police, sous peine de coups, de menaces et de mutilations. D'ailleurs nous avons des exemples d'enfants coupés à coups de rasoir ou brûlés avec des cigarettes parce qu'ils avaient parlé. Les meneurs entretiennent la peur et n'hésitent pas à frapper les enfants. De plus, ils inventent des histoires affreuses selon lesquelles certains ont été noyés, afin que les enfants vivent sous la terreur. Qu'on le veuille ou non, ils ont beaucoup plus peur de ceux qui les encadrent que des forces de police.

En règle générale, les enfants sont regroupés dans un squat ou en caravane, et livrés à eux-mêmes. Nous avons des photos qui en témoignent. Ils sont amenés à se nourrir, à subvenir eux-mêmes à leurs besoins. Pour ce faire, sur les 1 500 francs au minimum récupérés, on leur laisse à peine 100 francs par jour pour vivre et se nourrir.

Les adultes les approchent rarement, sauf pour récupérer l'argent. Ils viennent à des heures et des jours variables. Ils les font surveiller par des adolescents qu'ils mettent un peu en retrait. En cas de refus ou de baisse de travail, ils interviennent ponctuellement et brutalement pour montrer l'exemple. Au cours de nos investigations, nous avons remarqué que les adultes, que nous avions placés en garde à vue, continuaient à menacer les enfants. Les enfants nous parlaient et dès que nous les mettions en contact visuel avec les adultes, ceux-ci leur faisaient des gestes en leur faisant comprendre que cela allait mal se passer pour eux dès leur sortie ou qu'ils étaient susceptibles d'envoyer des remplaçants sur le terrain.

Dans d'autres circonstances, beaucoup plus rares, les jeunes logent avec des adultes dans des squats. Ceux-ci prélèvent l'argent tous les soirs et le donnent aux véritables meneurs qui, eux, ne logent pas sur place. Il se met alors en place une sorte de « relais » avec d'autres adultes qui prennent en charge les enfants et qui ne sont pas les plus méchants. Cela explique que sur les vingt-deux personnes interpellées, seules dix ont été déférées, le juge ayant estimé pour les autres que l'on pouvait surseoir momentanément à leur mise en examen.

L'entreprise de pillage d'horodateurs sur Paris a été conçue par un Roumain qui vient rarement en France. C'est un ancien boxeur devenu chef de clan et qui recrute les hommes de main dans le milieu roumain. Il faut savoir que cette mafia locale est tenue là-bas par d'anciens sportifs - judokas, boxeurs, etc. Ils sont une dizaine à faire régner la terreur et, ponctuellement, ils viennent à Paris pour encadrer et rappeler à l'ordre les enfants.

Je vais maintenant vous décrire le mode opératoire du pillage d'horodateurs. Ils percent un trou dans le fond de l'horodateur avec une perceuse électrique, comme celles que nous avons découvertes. Ils mettent ensuite un bouchon en colle ou en résine sous l'orifice. A toute heure du jour, ils viennent, enlèvent le bouchon de colle avec un tournevis, mettent le sac en dessous et prélèvent l'argent qui tombe dans le sac. Puis ils reprennent une boule de mastic pour reboucher le trou afin que les pièces ne retombent pas directement sur le trottoir quand les usagers insèrent leur argent dans l'horodateur.

Nous avons rencontré des difficultés pour réussir à mettre en cause les organisateurs et exploiteurs - qui approchent rarement les mineurs - et pour trouver des mineurs qui acceptent de témoigner par procès-verbal. Nous ne rencontrons aucun problème hors procès-verbal, mais un témoignage oral ne pourra pas fonder des poursuites devant une juridiction de jugement. Nous connaissons également d'autres difficultés inhérentes à l'enquête, avec les interprètes, et la procédure même qui est assez lourde. Avec l'audition enregistrée des gardes à vue des mineurs, nous risquons de rencontrer, dans les mois à venir, d'autres difficultés pouvant, par exemple, provoquer un « blocage » de ces mineurs qui pourraient craindre que cette audition soit diffusée devant les adultes qu'ils mettent en cause.

S'agissant des solutions, elles sont multiples. La ville de Paris pourrait éventuellement généraliser d'autres modes de paiement, avec des porte-monnaie électroniques, des cartes à puce ou tout moyen tendant à supprimer le versement en espèces. En revanche, il est nécessaire de maintenir des parcmètres et une caisse centrale pour les touristes étrangers et les non-Parisiens. Peut-être faudra-t-il alors relever plusieurs fois par jour cette caisse centrale qui, par définition, détiendra plus d'argent.

Le problème du placement des enfants dans des centres adaptés à leur culture, en vue d'une scolarisation ou d'un retour dans leur pays d'origine, se pose également. Cette mesure nous permettrait, dans un premier temps, de retrouver des enfants après un premier témoignage. En effet, lorsque, après les avoir entendus pour procès-verbal, le juge souhaite les entendre de nouveau, nous ne les retrouvons pas car ils sont partis vers d'autres squats. Ils continuent leur activité, mais sous d'autres cieux, parfois ailleurs qu'en France.

Il convient de reconnaître que nous sommes désarmés vis-à-vis de ces enfants. La police les interpelle, mais il n'y a pas de mesure permettant leur prise en charge car ils sont libérés immédiatement après leur audition. Le but de la police judiciaire est donc d'interpeller en premier lieu les organisateurs de ces réseaux.

Nous avons également eu à connaître d'affaires de prostitution de femmes d'origine roumaine. En effet, lorsque nous avons enquêté sur ce phénomène de pillage des horodateurs, nous avons constaté qu'une partie minime de ces organisations était impliquée dans la prostitution de femmes d'origine roumaine. Ainsi, parallèlement à d'autres affaires, nous avons établi qu'un couple de Roumains pouvait être poursuivi pour proxénétisme. L'enquête démontrait que ce couple protégeait trois Roumaines, dont une mineure de 16 ans, qui se livraient à la prostitution exclusivement dans le XVIIIe arrondissement. Ce couple les plaçait dans différents hôtels, récoltait chaque jour l'argent en ne leur laissant qu'une part infime pour vivre. Ces femmes vivaient dans la terreur car elles étaient sans papiers, et ce couple leur faisait croire au pire si d'aventure elles allaient se confier à la police. Nous avons interpellé toutes ces personnes qui ont été mises à la disposition de la justice, y compris les femmes qui avaient des faux papiers. Mais elles ont été très rapidement remises en liberté.

S'agissant de leur origine, elles viennent également de la région de Maramures, où elles avaient été recrutées dans des boites de nuit. Elles savaient qu'elles venaient en France pour se prostituer, mais on leur avait fait croire qu'elles garderaient 50 % de leurs gains alors qu'en fait, elles recevaient beaucoup moins. Elles disposaient de faux papiers hongrois très bien imités.

Nous avons également traité une affaire de proxénétisme albanais. Six proxénètes faisaient travailler cinq jeunes femmes et une mineure de 14 ans, sur le boulevard extérieur dans le XVIIe arrondissement. Ils faisaient régner une véritable terreur et leur laissaient très peu de temps en dehors de la prostitution. Ces jeunes femmes étaient surveillées par des hommes de main, tandis que les principaux organisateurs résidaient, la plupart du temps, en Belgique d'où ils venaient ponctuellement en France pour récolter l'argent. Il n'était pas question pour elles, même fatiguées, de s'arrêter pour faire une pause, elles devaient travailler et ramener de l'argent. Nous avons donc déféré au juge ces six Albanais. Le principal organisateur se trouvait, au moment des faits, en Belgique. Malheureusement, lors d'une opération organisée avec nos collègues belges, nous n'avons pu l'interpeller.

Les difficultés pour établir les preuves de l'existence de proxénétisme sont les mêmes que celles rencontrées avec les enfants pilleurs d'horodateurs, à savoir le mutisme des jeunes femmes et le fait qu'il n'y a aucune cohabitation avec les organisateurs. Seule une enquête de plusieurs mois peut permettre de confondre les meneurs et les proxénètes.

Mme la Présidente : Nous vous remercions pour ces compléments d'information fort intéressants. Le 16 juin prochain, entrera en vigueur l'enregistrement audiovisuel des interrogatoires des mineurs placés en garde à vue. Dans le cas spécifique des infractions de ces mineurs esclaves, estimez-vous que cet outil nouveau va vous aider ?

M. André CERF : Cela ne nous apportera rien, car ce qui est déjà recueilli par procès-verbal a valeur « probante ». On aura une vision de l'enfant que l'on verra parler, on aura le son de sa voix, mais l'écrit, qui fait l'objet d'une traduction, sera certainement le même. Je redoute même que cela ait un effet néfaste sur les enfants, qui peuvent craindre d'être visualisés par la personne qu'ils mettent en cause.

Mme la Présidente : Êtes-vous prêt à fonctionner de la sorte, dès le 16 juin prochain ?

M. André CERF : Nous disposons d'un site expérimental et avons effectué quelques essais. De toute façon, la loi nous l'impose. Nous sommes prêts.

M. Franck DHERSIN : Je suis allé en Belgique avec l'Institut des hautes études pour la sécurité intérieure (IHESI), pour étudier les cas plus spécifiques de mineurs violés. Il apparaissait clairement, pour les policiers belges, qu'il était important d'enregistrer ces mineurs de manière à ne pas leur faire relater, donc revivre, à maintes reprises les événements qu'ils avaient vécus. Les enfants racontaient l'histoire une seule fois devant la caméra, et le juge s'en satisfaisait pour la suite de la procédure. Cet enregistrement visuel constitue un élément très important pour l'enfant mineur, car il lui évite d'avoir à répéter plusieurs fois son histoire.

M. André CERF : C'est un dispositif tout à fait valable pour un enfant purement victime, qui n'aura ainsi à s'exprimer qu'une seule fois. Mais là nous avons affaire à des enfants qui sont à la fois victimes et auteurs, pour lesquels, pour l'instant, nous n'avons pas de solution. Nous savons pertinemment que ces enfants qui vont témoigner se retrouveront, dans la semaine qui va suivre, face à ceux qu'ils ont mis en cause. Il ne faut pas se faire d'illusions, quand nous arrêtons les souteneurs ou les personnes qui manipulent ces enfants, d'autres prennent la relève et viennent, au nom de ceux qui sont en prison, taxer de nouveau les enfants. Ils les taxent même plus fort, car il leur faut alors payer les différents frais engagés.

M. Franck DHERSIN : Ils sont quand même victimes, et il ne faudrait pas les rendre encore plus victimes en leur faisant répéter plusieurs fois ce qu'ils ont subi.

M. André CERF : Pour notre part, nous ne les voyons qu'une seule fois. Nous les laissons ensuite à disposition du magistrat. Lorsque le magistrat ne se satisfait pas de ce qui a été dit lors d'une confrontation, l'audition visualisée n'empêchera pas une seconde confrontation faite par le juge d'instruction, et éventuellement un témoignage à la barre.

M. le Rapporteur : Il ressort de vos propos que le pillage des horodateurs semble être un système établi, avec des mécanismes que vous décrivez dans le détail, des auteurs dont l'origine géographique est identifiée, un chef du réseau dont vous savez tout sauf le nom.

Quel est le niveau de coopération internationale nécessaire pour mettre fin à cette situation ? Quelle est la mobilisation des moyens d'Interpol ? Comment, puisque vous avez réussi par votre travail à acquérir une telle connaissance de ce système, peut-il perdurer sur le plan policier ?

Par ailleurs, j'ai cru comprendre que vous aviez quelques interrogations quant aux réponses que la justice apporte au niveau de la répression. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

M. André CERF : Pour répondre à votre dernière question, je ne mets pas en cause la justice qui ne fait qu'appliquer la loi.

Par ailleurs, notre travail nous conduit à être en contact avec les différentes structures de la police nationale et les polices européennes. À titre indicatif, les personnes que nous n'avons pas réussi à interpeller font l'objet de fiches de recherche internationales. En ce qui concerne la suite de la procédure, le juge saisi du dossier peut tout à fait délivrer un mandat d'arrêt international. Toute personne interpellée en Europe, voire au-delà, faisant l'objet d'un tel mandat, peut être conduite de force devant le magistrat qui l'a délivré.

Nous avons des contacts avec les différents services concernés en France ainsi qu'avec nos collègues étrangers. Nous avons des contacts directs avec les policiers qui nous permettent d'anticiper les ordres officiels. Nous pouvons demander un renseignement à un policier allemand, italien ou autre, parce que nous nous connaissons. De plus, nous avons au service de coopération technique internationale de police (SCTIP) des collègues qui sont détachés auxquels nous pouvons demander un renseignement. En outre, nous pouvons participer à une procédure judiciaire avec l'accord du magistrat en charge du dossier et, deux jours après, recevoir la confirmation officielle de notre contribution.

M. le Rapporteur : Avez-vous des contacts avec les services de police de la Roumanie ?

M. André CERF : Cela passe par les canaux officiels. À mon niveau, je n'ai aucun contact direct avec les policiers roumains.

M. le Rapporteur : A votre connaissance, cette coopération existe-t-elle à d'autres niveaux ?

M. André CERF : Oui, parce que nous avons reçu des policiers albanais, roumains et autres, sensibilisés au problème. Ils sont venus à la 1ère division, puis ont été reçus au ministère de l'Intérieur, dans les offices centraux ainsi qu'aux brigades centrales de la préfecture de police. Par conséquent, des échanges ont lieu à ce niveau-là, aux fins de trouver des solutions à ces formes de délinquance organisée. Récemment, le responsable de la brigade de répression du proxénétisme s'est rendu en Albanie pour évoquer ce problème. Des contacts sérieux sont pris, et chacun essaie de trouver une solution.

M.   Rapporteur : Vous avez décrit, de façon précise, l'affaire du pillage des horodateurs qui vous a permis de procéder à des arrestations. Ces enfants victimes de ces réseaux sont-ils venus spontanément se présenter au commissariat en raison de l'excès de violence qu'ils subissaient ?

M. André CERF : Tout à fait.

M. le Rapporteur : De manière plus précise, quelles sont vos constatations sur le plan des séquelles de ces sévices ?

M. André CERF : Ces sévices sont soit des coups de rasoir, soit des brûlures de cigarette, soit des coups ayant entraîné des fractures du nez. Des certificats médicaux, établis par des médecins, sont intégrés dans le dossier de la procédure judiciaire. Mais ces adultes instaurent chez les enfants une telle pression et un tel degré de peur que les coups ne sont pas toujours nécessaires. Tous les enfants ne sont pas victimes de sévices, mais pour l'exemple, de temps à autre, les adultes n'hésitent pas à sévir. Nous avons rencontré le cas d'un enfant que nous avons récupéré à l'hôpital de Créteil, qui avait reçu des coups de couteau et souffrait d'une fracture.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres exemples de la démarche d'un enfant qui se révolte et va se confier à la police ?

M. André CERF : Cela arrive rarement. Des policiers de mon service ont réussi à établir un climat de confiance avec ces enfants, lesquels leur ont d'ailleurs téléphoné pour cette raison et se sont spontanément confiés en leur expliquant la façon dont ils procédaient. Dans certaines circonstances, les organisateurs donnaient un portable à ces enfants et leur fixaient rendez-vous à tel endroit, telle heure, avec l'argent. Une voiture arrivait et l'argent était ramassé. Nous avons réussi à obtenir ces confessions parce qu'une relation de confiance s'était établie.

M. le Rapporteur : Vous indiquez que, par votre travail, vous pouvez réussir à créer un climat de confiance, mais que cela ne peut se traduire en termes d'éléments figurant sur un procès-verbal. Comment cela se passe-t-il dans la pratique ?

M. André CERF : Nous exploitons les renseignements, ce qui est un travail classique de police judiciaire. Quand quelqu'un vient nous trouver pour dénoncer un fait, mais craint pour sa vie et ne veut pas témoigner, nous commençons une enquête sur la base de ces renseignements. C'est souvent le cas dans le domaine du proxénétisme, lorsque des jeunes femmes viennent nous expliquer qu'elles sont battues, mais ne veulent en aucun cas apparaître comme étant l'auteur des premières déclarations. Nous ne pouvons pas prendre officiellement en compte des témoignages qui vont se retourner contre le témoin. Nous sommes donc obligés de prendre en considération ces témoignages, de les emmagasiner, puis de les exploiter, souvent de les corroborer, car au départ, ils sont généralement inexploitables. Au début, c'est une bribe de renseignement, à nous ensuite de travailler en profondeur pour identifier et confondre les auteurs.

M. le Rapporteur : Vous dites que ces jeunes viennent vous voir tout en indiquant qu'ils ne veulent pas que les informations qu'ils vous livrent apparaissent dans la procédure. Par conséquent, après avoir écouté leurs témoignages, essayez-vous de reconstituer, par d'autres moyens, le renseignement dont vous disposez déjà au départ ?

M. le Rapporteur : À partir de ce renseignement, je mets une équipe en filature, qui observe les enfants travailler. On les voit se donner des rendez-vous et on identifie les contacts avec les principaux meneurs qui viennent récolter l'argent volé. Souvent ils ont des voitures immatriculées à l'étranger ou bien encore ils viennent à pied. À nous de remonter patiemment la filière, d'identifier la personne qui vient chercher l'argent, de déterminer où elle se loge et quels sont ses contacts. En effet, il existe beaucoup d'écrans entre les mineurs et la personne qui organise le réseau. C'est un travail de patience que d'établir ce lien qui n'est pas évident à discerner au départ. Si vous vous contentez d'interpeller des mineurs, vous n'aurez jamais les principaux organisateurs du réseau.

M. le Rapporteur : S'agissant de la mendicité sur la voie publique, avez-vous décelé un système de réseaux de même nature ?

M. André CERF : Nous avions traité ce sujet il y a une vingtaine d'années. Il s'agissait alors des Tziganes yougoslaves qui travaillaient à Paris et qui logeaient dans des camps à Romainville. Apparemment, il y en a toujours autant parce qu'il n'y a aucune solution au problème. Ces enfants sont livrés à eux-mêmes. La cellule familiale n'existant pas, ils font souvent partie d'un « clan ». Pour ces enfants que l'on peut voir sur les Champs-Elysées, en train de dormir, à moitié drogués sur les genoux de femmes qui les bercent, il existe peu de solutions. Nous les interpellons pour les mettre dans des centres d'hébergement dont ils partent dès le lendemain.

M. le Rapporteur : Considérez-vous que, derrière cette activité de mendicité, il y a un réseau exerçant les mêmes pressions et violences que celles rencontrées dans le cas des enfants pilleurs d'horodateurs ?

M. André CERF : Non, je pense que c'est plutôt une façon de vivre et ils n'ont d'ailleurs pas d'autre solution. La mendicité était souvent le fait de Tziganes appartenant à des clans, qui arrivent ensemble, dans les mêmes caravanes. Quand nous descendons dans un camp de gitans qui compte cinquante ou cent caravanes, nous rencontrons une grande diaspora, mais sans aucune personne extérieure au clan.

Effectivement, un peu d'argent partirait vers la Yougoslavie, et il semblerait que certaines villas somptueuses y aient été construites grâce à la mendicité, mais nous n'en avons pas la preuve.

M. le Rapporteur : S'il existe une organisation dans laquelle des estafettes déposent des gens à des points déterminés pour faire de la mendicité et viennent les ramasser le soir, cela ne vous paraît-il pas traduire l'existence d'un réseau ?

M. André CERF : Ce sont des gens du camp qui déposent les enfants.

M. le Rapporteur : C'est donc un réseau utilisant des enfants déposés par des adultes.

M. André CERF : Tout à fait.

Mme la Présidente : S'agissant de ces enfants, vous avez dit qu'ils étaient drogués. Quelle preuve en avez-vous ?

M. André CERF : Des examens médicaux ont été effectués par la brigade des mineurs lorsque ces enfants ont été conduits à l'Hôtel-Dieu, et nous avons constaté qu'ils étaient sous sédatifs.

Mme Bernardette ISAAC-SIBILLE : Comment ces enfants maltraités sont-ils arrivés à l'hôpital ?

M. André CERF : Ils sont venus d'eux-mêmes. Dans le cas de l'affaire de Créteil, c'est un autre enfant qui a téléphoné aux policiers pour les informer qu'un de ses camarades était blessé et se trouvait à l'hôpital. C'est ainsi que nous avons pu l'entendre.

Mme la Présidente : Que devient l'argent récolté ? Est-il changé dans des banques ? Comment passe-t-on de la pièce de 5 francs à l'argent qui permettra de construire une superbe villa ?

M. André CERF : Il y a plusieurs centaines de bureaux de change dans Paris. Quand ces personnes viennent changer l'argent, on ne leur pose aucune question. D'ailleurs ils ne changent pas des pièces françaises contre des billets français, mais contre des deutsche marks ou des dollars. En effet, cela semblerait suspect si ces individus venaient échanger des pièces de 5 ou 10 francs contre un billet de 100 francs. Par conséquent, ils changent en monnaie étrangère.

Mme la Présidente : Cette accumulation de monnaie n'étonne-t-elle pas les employés des bureaux de change ?

M. André CERF : Ils vous répondront que c'est légal. De plus, si ces personnes arrivaient avec 50 ou 100 kilos de pièces, ce serait suspect, mais comme ils viennent avec 10 ou 20 000 francs, cela ne pose pas de problème.

Mme la Présidente : Aucun contrôle ne peut-il être effectué en aval sur le blanchiment de cet argent ?

M. André CERF : Ils ont l'intelligence de venir avec 15 000 francs en pièces de 5 francs. Nous avons travaillé sur cette méthode, mais sans réussir à identifier des agents de change qui se seraient spécialisés dans ce domaine.

Mme la Présidente : Qui va changer l'argent ?

M. André CERF : Les adultes ou les femmes.

Mme la Présidente : Que pouvez-vous nous dire de l'esclavage domestique car nous avons le sentiment qu'en raison de l'immunité diplomatique qui empêche toute poursuite judiciaire, les services de la police et de la justice ne conduisent des enquêtes que pour une infime partie de ces affaires ? Par ailleurs, qu'en est-il des ateliers clandestins ?

M. André CERF : En ce qui concerne l'esclavage domestique, nous avons eu à connaître de deux ou trois affaires, mais les victimes étaient mineures. Du fait de l'organisation de la police à Paris, nous avons transmis ces affaires à la brigade des mineurs qui procède à un travail de synthèse.

Nous avons récemment transmis une affaire similaire dans laquelle la plaignante était une jeune majeure, mais comme elle situait mal l'époque de son arrivée en France, la brigade des mineurs s'en est également saisie.

Mme la Présidente : Lorsque vous transmettez ces affaires à la brigade des mineurs, quelles sont les modalités de prise en charge des victimes, et comment se déroule l'enquête ?

M. André CERF : La brigade des mineurs, voire un autre service, recueille les déclarations de la victime.

Mme la Présidente : Vous ressaisissez-vous ensuite du dossier ?

M. André CERF : Non, la brigade des mineurs procède à l'accueil des victimes et cherche également les auteurs des agressions, des mauvais traitements, les organisateurs du travail clandestin ou du travail domestique illégal. La brigade des mineurs traite ces affaires dans leur intégralité, et ne se borne pas à entendre les victimes. Elle va rechercher et déférer les responsables de ces formes d'esclavage.

Mme la Présidente : Il y a pourtant eu très peu de poursuites pénales en cette matière.

M. André CERF : Mais il y a aussi peu de cas portés à notre connaissance. Nous avons eu récemment à connaître d'une affaire concernant une jeune fille qui venait du Mali, et que nous avons transmise à la brigade des mineurs. La situation était quelque peu ambiguë parce que la jeune fille disait qu'elle n'était pas payée, ce qui était vrai. Toutefois elle avait été recrutée par une femme de son village, qui ne bénéficiait pas de la protection diplomatique mais qui avait une bonne situation et fait des études supérieures. Au village, cette personne avait dit à sa nièce qu'elle emmenait la jeune fille, qui a ensuite travaillé un an ou deux à Paris, employée par cette femme. C'est un cas limite car il y avait un lien quasi familial, au sens africain, mais l'affaire a été poursuivie.

Mme la Présidente : Nous avons auditionné une victime d'esclavage domestique qui, de surcroît, avait été violée par le maître de maison. Les faits délictuels de travail dans des conditions indignes étaient prescrits ; quant au viol, il y a eu une décision de classement sans suite du parquet. Comment l'expliquez-vous ?

M. André CERF : Cela m'étonne car les magistrats sont très sensibles aux affaires de cette nature. C'est une forme de répression qui les préoccupe actuellement. Quand on évoque une affaire de cet ordre, les magistrats sont en général très réceptifs.

S'agissant des ateliers clandestins, ceux qui les organisent ont l'intelligence de faire travailler trente personnes dont vingt-cinq ont des papiers et cinq n'en ont pas. Comme par hasard, lorsqu'on les interroge, ils affirment que la personne sans papiers a été embauchée le matin même et que les documents n'ont pas encore pu être faits. Même si les conditions de travail ne sont pas reluisantes, les véritables clandestins se cachent parmi ceux qui sont employés de façon légale.

Il existe une cellule spécialisée aux renseignements généraux qui travaille sur les ateliers clandestins. Ces personnels ont la qualification de police judiciaire et sont très spécialisés dans ce domaine.

Audition de Maître Françoise FAVARO,
avocate au barreau de Paris


(extrait du procès-verbal de la séance du 16 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Me Françoise Favaro est introduite.

Me Françoise FAVARO : Je suis très honorée d'être auditionnée aujourd'hui par votre Mission.

J'interviens en tant qu'avocate officiant dans le cadre du Comité contre l'esclavage moderne. Vous avez à connaître dans votre Mission, Madame la présidente, de différentes formes de pratiques esclavagistes dont celle, répertoriée et étudiée au sein du comité, qui concerne plus précisément l'esclavage domestique.

Il va sans dire que nous nous préoccupons également de la traite des êtres humains et de leur exploitation économique et sexuelle, dont on trouve d'ailleurs l'expression, tant économique que sexuelle, dans le cadre des affaires que nous avons à connaître. Mais, en raison des modestes moyens qui sont ceux du comité, nous sommes amenés à traiter essentiellement des dossiers concernant l'esclavage domestique.

Le Comité contre l'esclavage moderne met à disposition des victimes, avec des moyens restreints, une dizaine de permanents et un grand nombre de bénévoles, dont des avocats, qui interviennent, certes par l'intermédiaire du comité, mais dans l'intérêt exclusif des victimes. En effet, nous ne sommes pas les avocats du Comité contre l'esclavage moderne, qui n'a pas de représentation légale dans le cadre des procédures engagées, puisqu'il ne peut pas se constituer partie civile.

Lorsque nous intervenons, c'est à l'initiative du Comité contre l'esclavage moderne, mais dès lors que le dossier est pris en charge par un avocat, ce dernier ne représente que son client, en l'espèce la victime.

Je précise ce point car, si jusqu'à présent le comité n'a jamais eu d'intérêts divergents de ceux des victimes qu'il prend en charge, cela pourrait se produire. Il est important de bien distinguer les intérêts de chacun.

L'intervention des avocats est essentielle car c'est le premier pas sur le chemin de la reconstruction de ces victimes qui osent venir porter plainte ou, à défaut, exprimer le calvaire qui a été le leur. A cet égard, la grande difficulté que nous rencontrons à tous les stades du processus judiciaire est la mise en lumière des faits puisqu'ils se déroulent entre quatre murs. Par conséquent, l'intervention de l'avocat, qui représente ou assiste la victime, est essentielle pour que celle-ci puisse se reconstruire et recouvrer sa dignité.

Nous intervenons essentiellement dans le cadre des actions judiciaires et dans celui de la négociation. En effet, la moitié des cas rencontrés par le comité donnent lieu à des négociations, pour des raisons plus ou moins bonnes. Mais l'intérêt de la victime prime sur celui du comité, qui aurait, pour sa part, un intérêt essentiel à faire connaître les cas au plus grand nombre, y compris de façon judiciaire.

La moitié de nos cas font l'objet de négociations, du fait que les infractions sont prescrites. Comme il n'y a pas d'intérêt pénal à poursuivre, nous essayons de négocier des intérêts financiers. En outre, lorsque l'employeur bénéficie de l'immunité diplomatique, nous ne pouvons rien faire d'autre que négocier afin de permettre à la victime de le quitter ou de repartir vers son pays dans des conditions acceptables. Nous rencontrons également des cas où la victime ne veut pas porter plainte. Dans d'autres cas, la victime considère que les atteintes à son intégrité ont été « moindres » et souhaite repartir dans son pays : elle préfère alors une solution rapide, c'est-à-dire une solution négociée.

Dans la moitié des affaires, nous ouvrons donc une négociation, laquelle aboutit dans la moitié de ces cas. Le travail de l'avocat, à ce stade, est important et se présente sous deux aspects :

- soit l'avocat est en intervention directe avec la partie adverse qui, elle-même, est assistée. Les ambassades disposent d'avocats avec lesquels nous avons alors des discussions entre confrères ;

- soit l'avocat assiste le comité qui négocie, avec la victime, auprès de l'employeur qui n'est également pas représenté.

La deuxième grande phase d'intervention est de type judiciaire. Nous intervenons principalement devant le conseil des prud'hommes, pour les actions se fondant sur des infractions au droit du travail et devant les juridictions répressives pour l'aspect pénal.

Si l'affaire n'a pas abouti dans le cadre des négociations et qu'elle est prescrite sur le plan pénal, on peut néanmoins parfois poursuivre l'auteur des faits car les atteintes aux intérêts des victimes permettent une intervention devant le conseil des prud'hommes. En effet, la prescription sur des arriérés de salaires est de cinq ans, alors que la prescription pénale, pour les seules infractions délictuelles d'abus de vulnérabilité, est de trois ans. On gagne ainsi deux ans. Par conséquent, lorsque cela nous est encore possible, nous poursuivons devant le conseil des prud'hommes pour demander le paiement des arriérés de salaires. Cette procédure engagée devant les prud'hommes concerne fort peu de cas, environ une dizaine, ce qui s'explique soit par le fait que les atteintes sont importantes et les affaires sont donc renvoyées devant les juridictions pénales, soit parce que les faits sont également prescrits sur le plan du droit du travail. L'essentiel des démarches judiciaires s'effectue donc sur le plan pénal et les poursuites ne sont pas toujours actionnées à notre initiative.

Je vais maintenant reprendre, de façon chronologique, le processus judiciaire. En premier lieu, intervient la plainte ou la dénonciation qui justifie l'intervention des officiers de police judiciaire, puis le parquet et les juridictions d'instruction entrent en action, enfin le renvoi devant les juridictions de jugement est ordonné. A toutes ces étapes de la procédure judiciaire, nous constatons aujourd'hui une évolution des réactions, par rapport à celles que nous avons rencontrées à l'occasion des premiers cas que nous avions eu à traiter en 1994 ou 1995.

En effet, lors des premiers cas, nous nous sommes heurtés à l'incrédulité initiale des officiers de police judiciaire et à de grandes difficultés, ne serait-ce que pour déposer la plainte dans des commissariats. En effet, l'esclavage n'étant pas une incrimination pénale en tant que telle, sauf comme crime contre l'humanité, le corpus juridique ne comportait donc aucune incrimination, spécifique ou non, perçue comme telle.

Quand la victime venait pour déposer une plainte, celle-ci n'était pas prise en compte. Même enregistrer la plainte était une difficulté. De plus, les victimes étaient rarement en situation régulière.

Dans les premiers cas que nous avons eu à connaître, et qui n'ont pas été pris en compte à l'époque, il s'agissait de situations impliquant des personnes d'une même communauté. Dans les commissariats, les agents de police estimaient que, puisque l'affaire se passait entre, par exemple, Africains en situation irrégulière, ils devaient régler leurs propres affaires entre eux. On ne peut même pas évoquer un classement sans suite, car la plainte n'était pas même enregistrée.

Lorsque l'enquête préliminaire intervenait à la suite du dépôt de la plainte, elle rencontrait des difficultés. Les officiers de police judiciaire n'avaient aucune formation en la matière. De plus, il y avait cette grande incrédulité sur l'existence, qui paraissait invraisemblable, de cas d'esclavage moderne en France, à Paris. Lorsque l'enquête préliminaire était diligentée, les officiers de police judiciaire ne savaient pas comment la mener. Cela explique qu'ensuite certains procès-verbaux ne comportaient aucun élément suffisant pour caractériser les délits pouvant être retenus par la suite.

Ces cas que j'évoque sont ceux pour lesquels vous n'avez pas d'incrimination majeure, comme le viol ou l'acte de barbarie, qui permet que l'instruction porte sur des crimes. Dans ces cas, les actes de mise en esclavage sont « absorbés » par l'incrimination principale.

Cela nous a causé de grandes difficultés. Le Comité contre l'esclavage moderne est intervenu auprès des officiers de police judiciaire, en accompagnant la victime au commissariat de police, où les discussions se sont établies et où un échange a eu lieu. Mme Céline Manceau a dû vous expliquer qu'aujourd'hui, ce sont souvent les policiers qui appellent le comité. Un travail extraordinaire a été effectué, en six ans, par cette structure et ses bénévoles, car aujourd'hui nous avons des cas où les commissariats nous contactent de leur propre initiative.

Nous arrivons ensuite au stade de l'intervention du parquet. Est-ce un classement sans suite ? Ouvre-t-on une instruction pénale, en désignant un juge d'instruction qui enquêtera plus avant ? Ou encore renvoie-t-on directement, sur la base de l'enquête préliminaire, devant le tribunal correctionnel ?

S'agissant du processus judiciaire et de l'intervention du parquet, nous avons rencontré le même problème qu'avec les officiers de police judiciaire, à savoir un manque de formation et une grande incrédulité pour prendre en compte ces situations parce qu'elles paraissent invraisemblables, parce qu'elles ne sont pas visées de façon expresse par le code pénal. Or, si vous n'avez pas d'incrimination pénale spécifique, le délit n'existe pas.

Les magistrats du parquet ont également pour la plupart été incrédules. Lorsque nous n'apportions pas les éléments de séquestration formelle, de viol ou d'une infraction bien déterminée dans le code pénal, l'affaire était classée sans suite.

Puis, le travail accompli par le comité et la médiatisation des cas a permis une meilleure prise en compte de nombreuses affaires, notamment à Paris, avec des décisions soit d'ouverture d'instruction, soit de renvoi devant le tribunal.

Il reste que les affaires arrivent à différentes sections du parquet : la section des mineurs, si la victime est mineure ; la section financière du fait que l'essentiel des incriminations - et au départ c'est ainsi que les affaires ont été orientées - étaient des infractions au monopole de l'Office des migrations internationales ; les infractions au droit du travail ou aux dispositions réglementant l'entrée et le séjour des étrangers relèvent encore d'autres sections. C'est par le biais de ces incriminations qu'ont pu être poursuivies les premières situations d'esclavage domestique.

Ce n'est que tardivement, grâce à l'intervention du comité, que nous avons obtenu l'application des fameuses dispositions des articles 225-13 et 14 du code pénal sur l'abus de vulnérabilité et la contrainte aux fins de faire travailler sans rémunération suffisante, ou dans des conditions de logement et de travail contraires à la dignité humaine. Ces infractions, sans être des infractions réprimant l'esclavage, sont celles qui s'en approchent le plus, et qui nous permettent d'appréhender au moins mal la situation.

Au début, nous étions orientés vers la section financière du parquet qui traitait ces affaires dans une logique financière et non pas dans une logique de traite des êtres humains. La situation évolue, et la constitution de votre Mission en est une expression. Par ailleurs, le parquet pouvait également être saisi pour des infractions d'atteinte à la personne. Plusieurs sections pouvaient donc être saisies d'une même affaire. Cet aspect demande donc une formation particulière des magistrats du parquet.

Par exemple, dans un des dossiers dont j'ai eu la charge, des policiers étaient mis en cause, ce qui a eu pour conséquence d'en attribuer le traitement à la première section du parquet de Paris. Parallèlement à ces prévenus, le dossier impliquait des personnes « ordinaires », d'où la compétence de la section financière. Ce dossier, qui concernait une même affaire, a donc été scindé en deux et les deux dossiers se sont perdus. Il a fallu ensuite demander leur jonction. Malgré tous ces obstacles, nous y sommes quand même parvenus.

Au regard de ces nombreux problèmes, peut-être y aurait-il intérêt à créer une section spécifique du parquet qui aurait une compétence nationale, y compris pour diriger l'action des officiers de police judiciaire qui pourraient agir sur la France entière. En effet, au-delà du problème de l'esclavage domestique, nous avons des cas de réseaux, bien que moins nombreux ; d'où ma demande d'une compétence spécifique nationale, peut-être centralisée et unique, propre à la lutte contre la traite des êtres humains. Cela nous aiderait car nous avons constaté qu'à la section financière, à la section des mineurs ou à la section des atteintes aux personnes du parquet, on ne renvoie pas les dossiers de la même manière.

Au début, nous avions souvent des décisions de classement sans suite du parquet car les plaintes ou les enquêtes préliminaires étaient mal diligentées du fait du manque de formation des officiers de police judiciaire même de bonne volonté. Puis nous avons eu des affaires qui ont été renvoyées devant les tribunaux en se fondant sur des textes ne comportant pas d'incriminations spécifiques. En fait, le problème tient à l'absence d'un texte spécifique sur la traite des êtres humains et sur l'esclavage en tant que tel.

Certes, il existe les articles 225-13 et 14 du code pénal qui ne disent pas leur nom car, lorsque M. Badinter les avait introduits en 1994, on fêtait l'abolition de l'esclavage : il semblait invraisemblable de parler d'une résurgence de pratiques esclavagistes. Toutefois, dans les débats parlementaires, je sais, pour les avoir lus, que ce sont les ateliers clandestins qui ont suscité ce projet.

Lors de ces débats, les pratiques esclavagistes ont été évoquées, mais il ressort de ce texte que toutes les situations n'ont pas été appréhendées, voire que l'on n'a pas osé poser le problème comme tel. In fine, il n'y a eu aucune mention de l'esclavage dans ce texte parce qu'il paraissait invraisemblable d'avoir à le reconnaître de façon aussi officielle et aussi peu sanctionnée. C'est pourquoi ce texte peut, aujourd'hui, permettre d'incriminer les organisateurs des ateliers clandestins, mais je ne pense pas qu'il soit suffisant pour répondre à la notion de réseau.

Les peines prévues sont insignifiantes au regard de l'importance de l'incrimination réelle, quand elle est établie, qui laisse, par ailleurs, un très grand flou. C'est un débat juridique que nous avons au sein du comité, sans pour autant avoir encore de solutions à proposer. Notre souhait serait qu'il y ait un texte spécifique sur la traite, voire sur l'esclavage domestique.

Mme la Présidente : Il y a le dispositif de l'article 212-1 du code pénal relatif aux crimes contre l'humanité mais il est difficile à appliquer.

Me Françoise FAVARO : En effet, le crime contre l'humanité met en cause la participation de l'Etat et vous ne pouvez pas l'appliquer dans le cadre des affaires qui nous concernent.

L'incrimination de l'esclavage au quotidien n'existe pas, et les articles 225-13 et 14 du code pénal ne peuvent s'y substituer. C'est d'ailleurs flagrant, car les premières affaires portées devant la justice ne l'ont pas été sur le fondement de ces textes-là. Les premières rares applications de ces articles ont concerné des ateliers clandestins. Il me semble qu'il existait aussi un barrage psychologique à faire application de ces textes, car cela paraissait étonnant d'avoir à soulever l'existence de ces pratiques en France.

Pour en revenir à la qualification juridique fondant les poursuites, au début, elles ne portaient que sur les infractions au droit du travail et au droit des étrangers, c'est-à-dire l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers.

Ensuite, nous avons rencontré des difficultés quant au type de procédure choisie par le parquet. Nous connaissons beaucoup de procédures de renvoi devant les juridictions sans instruction préalable. Dans cette hypothèse, la difficulté vient de la faiblesse des enquêtes préliminaires et de la confusion des victimes qui est fort grande. Les victimes ne s'expriment pas très bien, elles sont assez confuses en termes de temps et d'espace, sur la date à laquelle elles sont arrivées, avec quelles personnes et par quels moyens.

Nous rencontrons beaucoup de difficultés à établir, avec elles, la chronologie de leur séjour à partir de leur arrivée en France ainsi que la façon dont elles ont travaillé. Certaines, qui sont restées enfermées chez leurs employeurs, ont perdu les notions de temps et d'espace. Leur faire retrouver une expression claire et précise est un travail titanesque qui agace beaucoup les officiers de police judiciaire qui veulent des réponses claires et précises. Dès lors qu'ils ne parviennent pas à les obtenir de la plaignante, elle leur apparaît comme suspecte. La situation se retourne contre la jeune femme.

Nous sommes confrontés à la même situation lorsque ces jeunes femmes viennent devant le tribunal ou le juge d'instruction, après une enquête préliminaire mal ficelée, et qu'elles se révèlent incapables de s'exprimer. Nous ne pouvons pas leur donner les réponses à toutes les questions. Nous leur disons d'être attentives, nous leur expliquons les informations qui leur seront demandées et nous les poussons à ne pas hésiter à répondre. Mais quand elles arrivent à la barre, c'est difficile, et j'ai assisté de la part de certains magistrats à une forme d'agressivité déroutante à leur égard.

Le magistrat dit sur un ton agressif : « Alors vous faisiez la lessive à la main, et il n'y avait pas de machine à laver ? » La jeune femme répond qu'elle ne comprend pas. Le magistrat réitère sa question sur le même ton : « Il n'y avait pas de machine à laver ? » La jeune femme ne comprend pas le sens de la question.

Nous assistons assez régulièrement à de telles situations, à savoir que nous avons une instruction qui se fait à la barre avec de l'autre côté, les prévenus présents, qui ont cité des témoins et préparé leur défense selon laquelle cette enquête préliminaire n'apporte aucune preuve et qu'elle est très mal faite. La défense demande qu'un travail d'information minimal soit effectué. La défense fait témoigner un certain nombre de personnes. Mais comme la victime est seule, isolée, qu'elle ne connaît personne, il nous est difficile de trouver quelqu'un pour témoigner en sa faveur. L'avocat ne peut se substituer au service de police judiciaire et mener l'enquête. Même le comité qui travaille beaucoup à cela ne peut le faire non plus, car cela se retourne contre lui : on le taxera d'orienter les dossiers. Nous nous retrouvons donc assez fréquemment à la barre dans une situation catastrophique pour la victime.

Mme la Présidente : Il est vrai que, lorsque nous avons entendu une victime, nous avons dû parler avec elle de sa vie actuelle, prendre du temps, avant de pouvoir la faire parler de son expérience passée. Comme je le disais à M. le Rapporteur, à la barre, elle aurait sans doute pleuré et marmonné trois mots incompréhensibles.

Me Françoise FAVARO : C'est, neuf fois sur dix, la situation que nous rencontrons à l'audience. Nous ne disposons même pas d'une quinzaine de minutes pour faire entendre la victime, ce qui fait qu'elle n'est pas préservée. Toutefois, d'un autre côté, il n'y a pas non plus de raisons à cela car il existe aussi les droits de la défense. En fait, ce n'est pas à la barre que l'on peut régler ces questions-là.

Par conséquent, la plupart des dossiers, d'après mon expérience, devraient faire l'objet d'une instruction préalable. Cependant, même dans ce cas, on peut rencontrer d'autres problèmes. En effet, cette procédure n'aboutit pas forcément et on peut se retrouver avec une décision de non-lieu. Mais, avec une meilleure formation des officiers de police judiciaire et l'aide du parquet qui donnerait ses instructions de façon formelle et cohérente, on pourrait certainement obtenir des dossiers étayés permettant un renvoi devant le tribunal sans passer par une instruction.

Toutefois, dans nombre de dossiers, j'ai pu regretter qu'il n'y ait pas eu d'instruction préalable, parce que cela n'aurait pas permis ensuite à la partie adverse de demander un supplément d'instruction. En effet, l'audience est toujours une étape désagréable et comporte une telle violence que ce n'est pas là que peut se faire l'instruction contradictoire sur ces affaires, compte tenu de l'état psychologique de la victime.

A titre de comparaison, et comme dans les affaires de viols, c'est extrêmement compliqué. Les viols étant considérés comme des crimes, il y a une instruction préalable, donc tout le travail d'investigation a été fait avant l'audience. Mais si l'on considère que l'esclavage domestique et le viol relèvent un peu du même phénomène, car tout se passe entre quatre murs, personne ne peut envisager que les victimes de viols arrivent à l'audience et que l'on traite leur dossier avec la même agressivité que celle que l'on peut rencontrer dans un dossier pénal d'esclavage domestique.

Ce sont souvent les pratiques et les méthodes d'instruction utilisées qui ne sont pas adaptées, c'est-à-dire que les uns et les autres sont poussés verbalement à faire ressortir une vérité, alors que vous avez affaire à quelqu'un qui est étranger, qui ne maîtrise pas bien notre langue, qui a été en situation d'asservissement pendant des années, qui a peur, honte, qui se sent humilié et qui, même devant son avocat, ne se sent pas capable d'exprimer les choses.

Il est évident que si vous la mettez en cause, il ne se passera rien, hormis qu'elle se mettra à pleurer ou ne réagira pas. Si vous n'avez pas affaire à un magistrat qui prend en compte cette situation - ce qui dépend aussi de la dimension humaine de chacun -, qui prend le temps - très limité en audience pénale -, vous vous retrouvez avec des situations à la barre très difficiles à gérer. Une instruction serait réellement préférable parce qu'elle permettrait d'établir un certain nombre d'éléments dans le cadre d'un échange de plus grande proximité. Cette lacune, j'ai eu à la regretter dans le cadre des dossiers que nous avons traités.

S'agissant de l'instruction, l'autre problème tient au phénomène d'inhibition de la victime. Comme les rendez-vous se font en cabinet, c'est plus intime. Mais comme les faits se sont déroulés à huis clos, nous avons une expression confuse de la part de la victime, au contraire de celle des prévenus, qui sont ouverts sur le monde car ce sont des gens installés et, en général, en situation régulière. Nous avons affaire à des couples mixtes, communautaires ou autres, mais la caractéristique principale est qu'ils sont socialement intégrés. Ils ont un emploi, ils vivent en France depuis un certain temps. Ils ont donc le tissu social permettant d'attester de leur bon comportement, conforme à la loi.

Les attestations de l'entourage sont toujours favorables aux employeurs, les témoins disent d'eux qu'ils sont des « gens bien ». Du côté de la victime, à l'exception de quelques cas, nous avons peu de témoignages en leur faveur. C'est pourquoi l'enquête préliminaire doit être bien faite et aller chercher le renseignement rapidement. Il est difficile de faire témoigner les concierges, même si certaines d'entre elles ont été remarquables en disant qu'elles avaient honte et regrettaient de ne pas avoir dénoncé la situation. Mais elles disent souvent qu'elles avaient peur, qu'elles pensaient ne pas rendre service à la victime, tout en sachant que l'on criait beaucoup dans l'appartement, que la jeune fille se faisait toujours houspiller, qu'elle avait des bleus.

Nous rencontrons aussi la situation des témoins qui ne veulent pas parler parce qu'ils n'ont pas dénoncé les faits alors qu'ils pouvaient le faire. Il est difficile de s'avouer, en tant que citoyen, que l'on s'est posé des questions, que l'on avait peu de doutes sur la manière dont la jeune fille était traitée, mais que l'on n'a pas jugé pour autant opportun d'intervenir ni auprès des employeurs, ni auprès de la police ou du comité. D'ailleurs, il serait bon de mettre à disposition un numéro vert, qui permette aux gens de dénoncer les faits dont ils sont témoins. Nous recevons souvent des dénonciations anonymes, mais c'est parce que ces gens connaissent l'existence du comité. Ceux qui ne le connaissent pas n'appellent pas.

En termes de témoignages, nous obtenons donc des déclarations ou des auditions de la concierge, du voisin ou du commerçant du quartier qui attestent que la jeune fille ne s'arrêtait jamais, qu'elle n'avait pas le droit de parler, mais nous ne pouvons pas aller plus loin. Lorsqu'il y a eu des violences physiques, les traces sont souvent anciennes, car les faits sont dénoncés bien après, notamment par les mineures, au moment de la majorité. Il y a, là aussi, un problème en matière de prescription. Il faudrait faire partir le délai de prescription à compter de la majorité de la victime, quand les faits ont concerné un enfant mineur. L'établissement de la preuve et de la réalité des faits matériels est très difficile à réaliser pour nous et, en conséquence, cela peut être mis en doute. C'est le jeu judiciaire.

Certains dossiers ne sont pas clairs. Actuellement, j'ai en charge un dossier qui a fait l'objet d'une décision de non-lieu. Nous avons eu une instruction. Le prévenu a été placé en détention provisoire trente jours, et puis, sur la base d'une enquête menée par la gendarmerie dans le cadre d'une commission rogatoire du juge, des informations sont revenues selon lesquelles cette jeune fille serait une dépravée, des éléments tout à fait contraires à ceux que nous avions pu produire. Or, les gens qui ont été auditionnés avaient un lien de dépendance avec l'intéressé. La jeune femme m'avait donné le nom de la concierge en m'indiquant qu'elle lui avait donné à manger et qu'elle était venue plusieurs fois alors qu'elle était enfermée. La concierge a dit que ce n'était pas vrai. C'est la victime qui avait donné les noms de personnes à aller voir et cela s'est pourtant retourné contre elle.

Ceci étant, à un moment, le juge se forge une conviction. Le magistrat a considéré qu'en l'état, sur les questions de maltraitance et de mise en esclavage, il devait prononcer un non-lieu. Comme il y avait une réalité sur la violence physique, mais qu'après, la victime s'était enfuie de chez son employeur, il a retenu seulement sur cet élément. C'est pour vous montrer à quel point ces affaires sont difficiles, même dans le cadre d'une instruction.

En conclusion, je vous fais part de mes suggestions : il conviendrait peut-être de disposer d'une section spécialisée du parquet sur les affaires de cette nature, d'un numéro vert, d'une reconnaissance des associations et d'une prise en charge, par l'État lui-même, des victimes, d'une reconnaissance de la réalité de ces cas pour en faciliter la prise en compte par tous les intervenants du processus judiciaire, et d'une incrimination pénale spécifique avec une modification des peines.

La définition de l'incrimination fait l'objet de discussions au sein du comité. Nous avons du mal à savoir s'il faut ouvrir ou non son champ d'application, mais nous avons des propositions à faire sur un texte qui prenne en compte la notion d'esclavage, qui soit ferme et qui permette d'accréditer l'existence de cette pratique.

Mme la Présidente : Sur votre dernier point, il existe une réelle difficulté juridique. Si nous accréditons l'existence de la notion d'esclavage, nous ne pouvons absolument pas admettre qu'il s'agit d'un délit simple mais plutôt d'un crime. Or si nous nous situons dans le champ des crimes, vous connaissez la longueur et la difficulté des procédures, ainsi que les hésitations à poursuivre sous cette qualification.

Il existe une qualification ultra-criminelle avec le crime contre l'humanité, mais cela ne correspond pas à cette situation. Si l'on cite le mot esclavage dans un texte, il ne pourrait pas s'agir que d'un délit. Cela me paraîtrait, au plan de la fonction expressive de la loi pénale, inacceptable.

Me Françoise FAVARO : Je suis d'accord avec vous. Je pense que c'est une contradiction fondamentale qui d'ailleurs fait l'objet de discussions, y compris au sein du comité. En effet, nous considérons, bien évidemment, que les articles 225-13 et 14 sont, neuf fois sur dix, en deçà de la réalité, mais nous ne pouvons pas espérer un viol ou une séquestration pour criminaliser les faits. Toutefois, il est vrai que la criminalisation des faits pose d'autres problèmes qui vont à l'encontre des intérêts mêmes des victimes. Certaines pratiques sont extrêmement graves, mais il devrait être possible d'aller plus loin dans la répression que ce qui existe, sans pour autant verser immédiatement dans la qualification criminelle des faits.

Mme la Présidente : Nous sommes d'accord sur ce point, mais cela interdit l'utilisation du mot esclavage.

Me Françoise FAVARO : Je pense que l'on pourrait créer deux incriminations, l'une maximale, avec l'adjonction de violences, puis faire des distinctions à l'aide d'une incrimination annexe qui serait rattachée à l'incrimination principale. Nous serions, dans un cas, en présence d'un crime et, dans l'autre, d'un délit. C'est une piste.

Mme la Présidente : Avez-vous un seul cas franco-français ?

Me Françoise FAVARO : Pour ma part, non, je n'ai affaire qu'à des cas de couples français naturalisés ou mixtes. Quant aux victimes, aucune d'entre elles n'est française.

Mme la Présidente :  Y a-t-il toujours, à l'origine des pratiques que vous dénoncez, la référence à des habitudes culturelles vécues par les employeurs ou par l'un des deux dans le couple ?

Me Françoise FAVARO : Dans tous les cas, j'ai eu affaire à des couples mixtes. Il n'est toutefois pas possible d'invoquer ou évoquer la pratique culturelle des pays d'origine car ceux-ci mettent en place des systèmes répressifs sur la maltraitance et l'asservissement des enfants. Par ailleurs, ces gens, qui vivent en France depuis très longtemps, ont une conscience parfaite de ce qui se pratique ou non.

Par exemple, je connais le cas d'une famille ivoirienne de trois s_urs qui ont fait venir trois prétendues cousines. Celle des trois s_urs dont j'ai à connaître a fait des études supérieures, a cinq garçons qui sont tous scolarisés. Elle a fait venir une enfant de 12 ans du village, sur la promesse qu'elle la formerait, qu'elle serait scolarisée et qu'elle régulariserait sa situation. Là, nous sommes dans le cadre de la pratique culturelle de l'entraide clanique. Or cette petite fille, une fois en France, ne sera jamais ni scolarisée ni régularisée et, comme elle est mineure, elle ne sera déclarée nulle part. Nous ne sommes donc plus du tout dans le cadre d'une pratique culturelle qui est effectivement l'élément avancé par la défense.

Dans certains dossiers, on ose encore soutenir qu'il s'agit de la pratique du pays d'origine. Ce n'est pas vrai. Je peux vous citer un autre cas, impliquant un couple mixte marocain maintenant français. La façon dont la femme s'est comportée à l'égard de la jeune fille, lorsqu'elle l'a fait venir en France, est complètement différente de la façon dont elle se comportait à son égard au Maroc. La jeune fille était déjà à son service au Maroc, et tout se passait bien. En revanche, lorsqu'elle est venue travailler en France, le comportement a été complètement différent.

M. le Rapporteur : S'agissant de l'obstacle aux poursuites judiciaires que constitue l'immunité diplomatique, quelles sont à la fois vos constatations et vos suggestions ?

Me Françoise FAVARO : Mes constatations sont hélas que l'immunité diplomatique s'applique, et qu'elle s'applique bien. Pour ma part, je n'ai pas eu d'affaires de cette nature. Mais je sais qu'au comité, il y a eu une initiative de demande de levée de l'immunité diplomatique. Le diplomate avait déjà été rappelé par sa hiérarchie et était rentré dans son pays. C'est une affaire en cours et je sais qu'une plainte avait été acceptée en attendant. En fait, le règlement de cette question est politique.

Au niveau juridique, on peut utiliser le conflit de conventions. L'immunité diplomatique, que je considère comme légitime dans son principe, prime-t-elle sur le respect des droits inaliénables de la personne ? Nous sommes sur une question de confrontation et de conciliation de ces deux intérêts. Au Quai d'Orsay, des instructions ont été données pour modifier les modalités de l'entrée du personnel diplomatique en France. Cela ne change pas grand-chose, mais c'est quand même une bonne démarche.

Nous ne pouvons pas évaluer le nombre de situations que cela aurait réglé. Le diplomate peut donner le contrat de travail à l'employée au moment de la présentation des papiers, puis, une fois rentré à l'ambassade, les reprendre. Mais symboliquement, c'est très important car cela montre que les autorités françaises sont attentives à ce type de pratiques.

Il faudrait aller au-delà de ces mesures et faire en sorte qu'à chaque fois qu'un cas impliquant une personne bénéficiant de l'immunité diplomatique est révélé, il soit signalé. A cet égard, il me semble que le Quai d'Orsay devrait disposer d'une cellule qui puisse alerter et dénoncer les cas auprès du pays d'origine. Mais cela relève du champ politique. J'imagine que la modification de la convention de Vienne pose d'autres problèmes. De plus, s'il est vrai que l'immunité diplomatique a un sens, ne pourrait-on pas simplement limiter son champ d'application dans certains cas, comme les délits commis par les chauffards ?

Mme la Présidente : Dans ce dernier cas, il y a eu une décision exceptionnelle de levée de l'immunité diplomatique.

Me Françoise FAVARO : Cela reste exceptionnel en effet et relève du domaine politique. Ce n'est pas conventionnel. On peut également envisager de limiter l'application de l'immunité diplomatique à un certain type de personnel. En effet, nous rencontrons beaucoup de cas dans lesquels ce n'est pas le corps diplomatique dirigeant qui est impliqué, mais les employés de l'ambassade qui bénéficient aussi de l'immunité diplomatique. D'un point de vue politique, on peut déjà se poser la question du bien-fondé de cette immunité pour l'ensemble des personnels d'ambassade.

M. le Rapporteur : Lorsque vous avez évoqué les négociations en vue d'une transaction financière, cela concernait-il également des situations dans lesquelles des agents consulaires ou diplomatiques étaient en cause ?

Me Françoise FAVARO : l'esclavage moderne négocie, sur la base de la menace d'une révélation aux médias, car on ne peut rien faire au niveau judiciaire. Ce n'est pas l'avocat qui en fait état médiatiquement, mais la victime, qui dit qu'elle fera savoir publiquement qu'un cas d'esclavage moderne existe au sein des locaux diplomatiques. Il est évident que cela ne peut pas faire bonne presse. L'effet de transparence constitue donc un élément de négociation, notamment avec le corps diplomatique.

M. le Rapporteur : Ces cas sont-ils nombreux ?

Me Françoise FAVARO : Oui.

M. le Rapporteur : Au-delà de la transaction, des mesures internes sont-elles appliquées, de sorte que ces diplomates ou ces personnels d'ambassade fassent l'objet de sanctions, quittent l'ambassade, etc. ?

Me Françoise FAVARO : Nous n'avons aucune information en cette matière.

M. le Rapporteur : Quels commentaires pouvez-vous faire sur la motivation de l'arrêt Bardet de la cour d'appel de Paris ?

Me Françoise FAVARO : L'affaire Bardet nous ramène à la question de la demande d'information complémentaire, que je citais précédemment. Cette affaire est arrivée en appel, avec un jugement de condamnation en première instance. La partie adverse a requis un complément d'information, qui lui a été accordé. Ensuite, la décision qui a été rendue
- je vous le dis très sincèrement - ne l'a pas été sur le fondement du complément d'information qui avait été ordonné au préalable et qui déstabilisait les uns et les autres.

La motivation se fonde sur la vulnérabilité, point essentiel pour nous et que je n'ai pas encore abordé. On ne peut pas aborder la notion de vulnérabilité des articles 225-13 et 14 du code pénal comme celle retenue en matière des droits des consommateurs. Je ne comprends pas ce jugement. Mais si je ne peux critiquer une décision de justice, je peux, d'un point de vue juridique, faire une analyse de la notion de vulnérabilité. La jeune femme était mineure au moment des faits. Je ne m'explique pas que l'état de vulnérabilité de la victime ait été remis en cause aux motifs qu'en emmenant à l'école les enfants qu'elle gardait, elle pouvait ainsi entrer en relations avec des gens qu'elle rencontrait sur son chemin et qu'elle pouvait également contacter sa famille lointaine.

M. le Rapporteur : Ne pas se l'expliquer est une appréciation partagée. On peut aussi s'interroger, au-delà du jugement, sur la qualité du texte qui a permis cela.

Au-delà même de la question relative à la création d'une incrimination spécifique, la rédaction de ces textes ne doit-elle pas aujourd'hui être modifiée pour éviter ce que le juge a cru pouvoir faire dans l'arrêt Bardet ?

Me Françoise FAVARO : Vous avez raison, ce texte est imprécis, alors que la notion de contrainte et de vulnérabilité sont de stricte interprétation jurisprudentielle. Par conséquent, on se retrouve dans une sorte de vague évanescent où tout est laissé à l'appréciation du magistrat. Celle-ci s'appuie sur des précédents. Il existe quand même des textes et une jurisprudence auxquels se référer, notamment les fameux principes du droit des consommateurs. Il y a aussi la présomption de vulnérabilité du mineur.

Mme la Présidente : Si nous rédigeons un autre texte ou un texte complémentaire, doit-on écrire, ce qui parait être une évidence, qu'un mineur est présumé vulnérable ?

Me Françoise FAVARO : Cet arrêt vient d'en démontrer la nécessité.

Mme la Présidente : C'est pourtant une aberration d'avoir à l'écrire.

Me Françoise FAVARO : Il ne faut pas simplement le prévoir pour les mineurs, mais aussi pour les adultes car on ne pourra jamais définir toutes les situations de vulnérabilité et de contrainte.

M. François  COLCOMBET : On peut dire que le mineur est présumé vulnérable. Cela dit, il faut probablement trouver une formule plus large car dire que le mineur l'est, laisserait entendre que d'autres ne le sont pas.

Par ailleurs, la notion de vulnérabilité fait-elle l'objet d'une définition au travers des arrêts de la cour de cassation ?

Me Françoise FAVARO : C'est le juge du fond qui détermine la vulnérabilité. Dans certains domaines, comme le droit de la consommation, la notion de vulnérabilité a été développée par la jurisprudence. Nous avons des arrêts mais qui ne s'appliquent pas à la situation dont nous parlons.

Ensuite, il y a un problème. Dans nos affaires, un autre critère de la vulnérabilité est, notamment, la situation irrégulière des victimes et leur extranéité. Mais vous ne pouvez pas faire de cette situation un critère exprès de vulnérabilité. Cela pose un problème, y compris pour d'autres incriminations. Or, dans les cas dont nous connaissons, c'est la réalité première. On peut citer plusieurs critères de vulnérabilité, mais il faut dire qu'ils ne sont pas limitatifs afin de laisser ouverte cette notion. Il conviendrait néanmoins de rappeler les critères les plus évidents afin d'être assuré de leur prise en compte.

Ensuite, intervient le travail jurisprudentiel. A nous d'_uvrer à l'aide des éléments extérieurs pour faire évoluer la jurisprudence. Mais il est terrible d'entendre dire par la cour d'appel que, dans l'affaire Bardet, il n'y avait pas de vulnérabilité de la victime.

Mme la Présidente : S'agit-il des mêmes magistrats que ceux que vous nous décriviez tout à l'heure, agressant une jeune femme dans les termes que vous avez utilisés ?

Me Françoise FAVARO : Peu importe. Il convient de rappeler que nombre de magistrats font leur travail et sont d'un réel soutien dans le cadre des dossiers que nous avons à faire avancer. Si nous obtenons aujourd'hui des résultats, c'est aussi grâce à des magistrats qui surmontent les difficultés propres aux dossiers.

M. le Rapporteur : Faut-il à la fois disposer d'un outil de poursuite spécialisé et d'un texte particulier, ou ces deux réponses peuvent-elles être utilisées alternativement ?

Me Françoise FAVARO : Je serais favorable aux deux, mais en prenant les choses dans l'ordre. Un parquet spécialisé serait une avancée évidente. Mais la modification du texte s'impose également, parce que le parquet décide des poursuites sur son fondement.

M. François COLCOMBET : Le parquet peut aussi commander la police.

Me Françoise FAVARO : Tout à fait.

M. le Rapporteur :  Si la vulnérabilité demeure interprétée de la même façon qu'elle l'a été dans l'affaire Bardet, il sera difficile de faire autrement que d'envisager de modifier la loi.

M. François COLCOMBET : S'il est vrai que la spécialisation du parquet peut se comprendre dans de très grandes juridictions, ces affaires pouvant se poser à tout endroit du territoire, néanmoins il n'est pas possible de spécialiser tous les parquets sur l'ensemble du territoire. L'évolution de la jurisprudence et la formation des magistrats, en liaison avec les avocats, sont davantage de nature à faire évoluer les choses, avec ensuite certainement une modification des textes en vigueur.

Me Françoise FAVARO : Je ne mets pas comme priorité l'unicité du parquet sur ces affaires. Cependant, j'ai pu constater dans ma pratique parisienne les défaillances d'un parquet qui était démantelé. J'avais en charge un cas avec, à la fois, la première section et la section financière saisies, dont les dossiers se sont perdus au moment de leur jonction. Les sections n'appréhendent pas, ne donnent pas les mêmes instructions et ne renvoient pas de la même façon.

L'intérêt pour ces questions étant nouveau, il est nécessaire, en premier lieu, d'avoir une formation adaptée des officiers de police et des magistrats afin de les sensibiliser. Ensuite, la modification du texte s'imposera parce qu'une énormité comme l'arrêt Bardet en laisse craindre d'autres.

M. François COLCOMBET : Une autre approche procédurale possible concernerait la charge de la preuve. Le problème de vulnérabilité touche au problème plus large de l'inégalité des plaideurs devant la justice qui, très concrètement, amène à se demander qui a la charge de la preuve du fait invoqué. Ne pourrait-on pas travailler en ce sens, c'est-à-dire qu'une fois que les faits sont allégués, c'est à celui qui est présumé être en position de force de prouver qu'il n'en est pas l'auteur ni le responsable.

Si l'on dit que le mineur est présumé vulnérable, c'est à la partie adverse de démontrer qu'il ne l'était pas. Si l'on écrit que ceux qui n'ont pas tous leurs droits sont présumés vulnérables, en englobant les mineurs et ceux qui ont un statut irrégulier, cela suppose qu'il revient à la partie adverse de démonter que le plaignant ne l'était pas. C'est une des pistes d'approche les plus intéressantes d'évolution du droit.

Me Françoise FAVARO : Tout à fait. Si c'est sur la notion de vulnérabilité, je partage tout à fait votre avis. C'est le cas en droit du travail.

M. François COLCOMBET : Il n'y a pas beaucoup de recettes en matière de justice afin d'obtenir l'égalité devant le juge.

Mme la Présidente : Pourquoi n'agissez-vous pas parallèlement, de manière systématique, au pénal et aux prud'hommes ?

Me Françoise FAVARO : Le pénal tient le civil en l'état. La politique actuelle est aussi d'en faire des questions de principe. On vient devant le tribunal solliciter la réparation du préjudice qui n'est pas uniquement financier. Les employeurs ne sont souvent pas solvables ou se sont arrangés pour mettre leurs avoirs à l'étranger. Les forces juridiques du comité étant également limitées et bénévoles, nous essayons d'aller au plus simple dans les procédures judiciaires. Cependant, quand la procédure pénale a abouti à un non-lieu ou une relaxe, nous rencontrons un problème devant le conseil des prud'hommes, sans compter les difficultés en matière d'aide juridictionnelle.

Mme la Présidente : Il y a d'autres éléments dont il faudra apporter la réalité, mais s'agissant de la vulnérabilité du mineur, on pourrait se dispenser d'en rapporter la preuve.

Me Françoise FAVARO : On peut aussi aller plus loin et instaurer une présomption de vulnérabilité.

M. le Rapporteur : En matière d'accidents du travail, c'est un système qui existe. Lorsque l'employeur n'a pas donné l'information adéquate dans certaines circonstances, il y a une présomption de faute inexcusable.

Mme la Présidente : En matière de légitime défense, il existe également une présomption.

Me Françoise FAVARO : Je suis d'accord pour établir une présomption de vulnérabilité comme élément constitutif de l'infraction. Le renversement de la charge de la preuve est une piste que je retiens et que je ferai débattre, y compris au sein du Comité.

Entretien de Mme la Présidente et de M. le Rapporteur
avec M. Ionut TEIANU,
journaliste


(procès-verbal de l'entretien du 22 mai 2001)

M. Ionut Teianu est introduit.

M. Ionut TEIANU : Le sujet sur lequel j'ai travaillé en tant que journaliste concerne un problème isolé, particulier. Il s'agit de trois cents enfants roumains qui sont à Paris depuis deux ans et volent l'argent déposé dans les horodateurs.

Mme la Présidente : C'est un sujet dont on nous a déjà beaucoup parlé.

M. Ionut TEIANU : Ils proviennent tous de la même région nord-est de la Roumanie, à la frontière avec l'Ukraine. La grande ville de cette région est Sighetu.

La première moitié d'entre eux est tout à fait consentante. Les enfants participent de leur plein gré tant au passage des frontières qu'aux vols à Paris car cela leur rapporte beaucoup d'argent, entre quatre et dix mille francs par jour. Cela crée un préjudice estimé au minimum à quatre-vingt millions de francs par an à la Mairie de Paris, qui refuse d'ailleurs de communiquer des chiffres sur le sujet. Les chiffres que je vous donne sont donc les estimations de la police qui datent d'il y a deux ans.

L'autre moitié des enfants est amenée par le biais d'un réseau mafieux, que je qualifierai « d'artisanal » comparé à ce que peut être la mafia colombienne. Ce sont deux petits réseaux mafieux, qui vont chercher les enfants dans les villages et les emmènent, en promettant aux parents que les enfants enverront de l'argent une fois rendus sur place.

Cela se passe de la manière suivante : les enfants doivent avoir moins de seize ans parce que...

Mme la Présidente : Ont-ils toujours moins de seize ans ?

M. Ionut TEIANU : À 90 %, ils ont moins de seize ans, parce que les adultes dirigeant le gang ont bien étudié la législation française et ont compris qu'en dessous de cet âge, pour un délit mineur comme le vol des horodateurs, la justice ne peut rien faire contre eux. La seule mesure qu'elle peut prononcer est le placement en foyer. Certains d'entre eux ont d'ailleurs été placés mais ils fuguent systématiquement.

Les enfants sont recrutés à Sighetu et amenés à Paris ; on dit aux parents qu'ils vont vendre les journaux de rue, notamment L'Itinérant. Il faut savoir que 75 % des vendeurs de L'Itinérant à Paris sont des adultes qui viennent de cette même région. Ils connaissent donc le journal et la manière de procéder à Paris pour le vendre.

Le passage se fait clandestinement. Les enfants vont légalement, avec leurs papiers roumains, jusqu'en Hongrie puis en République tchèque. De là, ils gagnent la frontière allemande. Arrivés à celle-ci, ils descendent du camion dans lequel ils sont transportés et traversent à pied avec l'un des adultes. L'autre passe avec le camion et des papiers en règle. Ils se retrouvent de l'autre côté. Une fois entrés dans l'Union européenne, ils ne rencontrent plus de problèmes et arrivent ainsi à Paris.

Une fois là, ils sont débarqués dans des squats autour de Paris. Il en existe une centaine. On leur apprend à voler, on leur explique comment fonctionne le système, et on les met au travail. Sur ce qu'ils gagnent, ils partagent avec le gang à hauteur de 90 % pour lui et 10 % pour eux. Il leur reste donc très peu pour vivre.

Certains d'entre eux - cela dépend des lieutenants qui les encadrent - sont maltraités s'ils ne volent pas assez ou s'ils se font arrêter par la police, car ils perdent ainsi du temps, se font confisquer l'argent et rentrent le soir sans aucun gain. Leur situation dépend vraiment des adultes qui les encadrent.

La police urbaine de proximité ne peut rien faire. Une dizaine de ces petits roumains sont arrêtés quotidiennement dans chaque commissariat de Paris. Il est des arrondissements plus touchés que d'autres par ce problème ; c'est, par exemple, le cas du XVIe. Les policiers sont obligés d'engager toute une procédure d'interrogatoire, d'estimation de l'âge car, quand ils sont arrêtés, les enfants mentent sur tout : sur leur âge, leur identité, leur histoire. Les rapports de police ne servent donc à rien puisqu'ils ne contiennent que de faux éléments et, trois heures après, on les libère.

En cas de doute sur leur âge, ils sont conduits au service des urgences médicales à l'Hôtel-Dieu. On radiographie leurs mains pour estimer leur âge. S'ils ont plus de seize ans, ils sont déférés au parquet des mineurs et sont libérés le lendemain, après avoir passé la nuit en garde-à-vue.

Mme la Présidente : Si vous aviez des propositions à formuler, quelles seraient-elles ?

M. Ionut TEIANU : La seule manière d'arrêter cela est de démanteler les deux gangs mafieux qui contrôlent le trafic.

Mme la Présidente : Ce ne sont que deux gangs qui le contrôlent ?

M. Ionut TEIANU : Deux petits gangs.

Mme la Présidente : Mais pour démanteler ces deux petits gangs, encore faudrait-il mettre au travail Interpol, les magistrats de liaison, etc. ?

M. Ionut TEIANU :  La police urbaine de proximité ne fait pas d'enquête sur ces enfants : sur leur origine, leur identité, le pourquoi de leur présence...

Mme la Présidente : Et la police judiciaire ?

M. Ionut TEIANU : La police judiciaire s'est saisie une seule fois de cette affaire depuis deux ans. C'était au mois de décembre dernier parce que, dans le XVIIIe arrondissement, un enfant qui avait été arrêté portait des marques de violence sur le corps.

Mme la Présidente : C'est le cas dont on nous a parlé. Nous avons entendu un représentant de la police judiciaire sur cette question.

M. Ionut TEIANU : Je ne sais pas qui vous avez entendu. En tout cas, c'est la première intervention de la police judiciaire.

Mme la Présidente : Nous avons reçu un commissaire de la police judiciaire.

M. Ionut TEIANU : M. Cerf ?

Mme

M. le Rapporteur : C'est cela.

M. Ionut TEIANU : L'enfant a décidé de dire la vérité. Il a donné deux noms et le numéro d'immatriculation d'une voiture. La police a fait des descentes à Montreuil et à Vincennes. Deux lieutenants du gang ont été arrêtés. Ils sont actuellement mis en examen pour coups et blessures, violences en réunion et organisation de malfaiteurs. Mais ce sont des lieutenants, cela ne veut pas dire que le gang ait été démantelé. Il ne s'agit que de deux personnes.

Mme la Présidente : En Roumanie, personne ne s'inquiète de ce qu'il advient de ces enfants en France ?

M. Ionut TEIANU : Les parents préfèrent ne pas savoir. Ils le savent, mais ils préfèrent fermer les yeux parce que la ville de Sighetu connaît un taux de chômage de 70 %, que le salaire moyen est de trois cents francs par mois et que, de toute façon, les enfants n'ont pas d'avenir là-bas.

Mme la Présidente : Mais les enfants reviennent-ils dans leurs pays ?

M. Ionut TEIANU : On ne le sait pas encore. C'est trop récent. Seuls trois enfants sont revenus pour l'instant : l'un parce qu'il a été battu, un autre parce qu'il était un peu limité intellectuellement et que le gang l'a renvoyé, et un dernier, qui est rentré prématurément.

Mme la Présidente : Vous dites que les enfants n'ont pas d'avenir en Roumanie. Cela signifie-t-il que vous considérez que c'est véritablement le cas ?

M. Ionut TEIANU : Eux-mêmes considèrent qu'ils n'ont pas d'avenir là-bas.

Mme la Présidente : Sont-ils scolarisés normalement ?

M. Ionut TEIANU : Ils sont normalement scolarisés là-bas.

Mme la Présidente : Ils n'ont pas d'avenir pour des raisons économiques, même s'ils suivent des formations. Le taux de chômage est de 70 %, disiez-vous ?

M. Ionut TEIANU : En fait, la scierie, qui faisait vivre toute la ville, est actuellement en faillite. Le taux de chômage réel est de 70 %. Officiellement, il n'est que de 35 %.

Mme la Présidente : Encore une fois, c'est une situation économique dramatique de misère qui fait que les familles autorisent le départ de leurs enfants...

M. Ionut TEIANU : Depuis une dizaine d'années, c'est une région dont on est toujours parti pour travailler à l'étranger.

Mme la Présidente : Il n'y en pas qu'en France qu'existent des horodateurs. D'autres pays d'Europe sont-ils touchés par ce trafic ?

M. Ionut TEIANU : Certains pays commencent à être concernés, mais cela n'est en rien comparable à ce qui se passe en France.

Mme la Présidente : Et cela n'existe qu'à Paris ?

M. Ionut TEIANU : Il y a eu quelques petites tentatives ailleurs : de petits groupes se sont constitués à Marseille et à Toulon, mais ils ont été arrêtés.

Mme la Présidente : Le fait que cela se passe surtout en France s'explique-t-il par les liens anciens qui existent entre la Roumanie et la France ?

M. Ionut TEIANU : Cela s'explique en raison des liens anciens mais aussi par le fait que les premières familles qui sont parties en France il y a dix ans ont travaillé au noir, ont vendu les journaux des rues et se sont débrouillées.

Elles sont rentrées avec de l'argent, se sont fait construire des maisons et se sont achetées des voitures. Cela a donné envie à tout le monde.

Mme la Présidente : Sont-elles toutes retournées en Roumanie ?

M. Ionut TEIANU : Ce sont des gens qui ne veulent pas rester ici. Les adultes qui sont venus il y a dix ans sont repartis. Les enfants sont là depuis deux ans parce que, en fait, les adultes se sont rendu compte qu'eux-mêmes risquaient deux mois de prison s'ils se faisaient prendre à voler les horodateurs. Ils ont donc décidé d'amener des enfants, pour qu'ils le fassent à leur place, puisque la législation met ces derniers hors d'atteinte.

Un autre élément qui peut être intéressant pour votre compréhension du problème concerne le trafic de « vrais faux visas » en direction de la France. Auparavant, les paysans de cette région arrivaient en France tout à fait légalement. Ils déposaient une demande à l'ambassade de France à Bucarest et recevaient un visa de tourisme valable trois mois. En fait, ils restaient quatre mois, six mois, voire un an, puis ils rentraient. Et ils revenaient à nouveau avec un visa de tourisme. Ensuite, avec la complicité de fonctionnaires de l'ambassade de France à Bucarest, de véritables filières se sont mises en place.

Mme la Présidente : Êtes-vous sûr de ce que vous dites ?

M. Ionut TEIANU : Oui.

Mme la Présidente : Y a-t-il eu des poursuites ?

M. Ionut TEIANU : Non, il n'y en a pas eu. La seule mesure qui a été prise est que les trois quarts du personnel du service des visas à l'ambassade de France à Bucarest ont été changés il y a un mois.

Mme la Présidente : C'est donc tout récent. Il n'y a pas eu d'autre mesure que cette mutation des trois quarts du personnel du service des visas ? Cela ne doit représenter que deux ou trois personnes. Quelles preuves a-t-on ?

M. Ionut TEIANU : Par exemple, l'Office international pour les migrations (OIM), qui a une antenne à Bucarest, essaie dans cette région d'aider les paysans qui rentrent dans leur pays à s'implanter ou à monter une affaire pour qu'ils ne repartent plus. L'employé de l'OIM, qui voyait des paysans partir en montrant le visa qu'ils avaient obtenu, a vérifié ensuite leur régularité auprès de l'ambassade de France. Or ces paysans ne figuraient sur aucune liste. C'étaient donc des « vrais faux visas ».

Mme la Présidente : Pensez-vous que cela se produise dans de nombreuses ambassades d'Europe centrale ? En avez-vous la preuve pour l'ambassade de France à Bucarest ?

M. Ionut TEIANU : Je ne le sais pas. Je ne possède que le témoignage d'un employé de l'ambassade de France.

Mme la Présidente : Ces enfants ont-ils un passeport et un visa ?

M. Ionut TEIANU : Non. Aujourd'hui, ils arrivent sans visa et sans passeport.

Mme la Présidente :  Mais comment font-ils alors pour franchir les frontières ?

M. Ionut TEIANU : Les visas dont je parlais concernent les adultes, pas les enfants. Généralement, deux adultes prennent une fourgonnette et vont chercher les enfants qu'ils ont recrutés. Ils se rendent tout à fait légalement jusqu'en République tchèque puisqu'ils ont le droit d'y circuler librement. Une fois arrivés là-bas, et afin d'entrer en Allemagne, les enfants descendent du camion avec un adulte et traversent la forêt à pied avec l'aide d'un passeur. L'autre adulte franchit la frontière tout à fait légalement avec la fourgonnette et les récupère de l'autre côté. De là, ils n'ont plus aucun problème pour arriver jusqu'à Paris.

Mme la Présidente : Ensuite, ils espèrent n'avoir aucun contrôle car ils pourraient en avoir ?

M. Ionut TEIANU : Mais ils n'en ont pas.

Mme la Présidente : Ainsi, quand on les interpelle sur notre territoire, ils n'ont aucun papier d'identité.

M. Ionut TEIANU : Aucun, et ils ne sont pas expulsables puisqu'ils ont moins de seize ans.

Mme la Présidente : Ils ne sont pas expulsables mais nous n'avons aucune preuve de leur identité.

M. Ionut TEIANU : La police utilise des photos et des empreintes pour savoir s'ils ont déjà arrêté un enfant, parce qu'il n'est pas rare qu'un enfant se fasse arrêter cinq ou six fois dans le mois. Les commissariats les connaissent.

Mme la Présidente : Parlent-ils français ?

M. Ionut TEIANU : Certains parlent vraiment très peu, mais les commissariats embauchent des traducteurs. C'est une procédure qui coûte très cher et qui fait perdre beaucoup de temps parce que les enfants voient un avocat, un médecin, et le traducteur doit les accompagner en permanence.

Mme la Présidente : Comment vivent-ils ?

M. Ionut TEIANU : Ceux qui sont exploités par le gang et qui travaillent mal vivent misérablement, c'est-à-dire à peu près la moitié des trois cents enfants. Les autres vivent ici avec leur famille ou un de ses membres, un oncle ou un grand frère, qui les protègent et ils se font racketter par le gang. Dans ce cas, ils se partagent les gains du vol des horodateurs à 50/50.

Mme la Présidente :  Avez-vous discuté avec beaucoup de ces enfants ?

M. Ionut TEIANU : Ce sont les enfants qui m'ont raconté tout cela.

(M. Alain Vidalies, rapporteur, entre dans la salle.)

Mme la Présidente : Cher collègue, l'entretien avec M. Teianu est très intéressant parce qu'il recoupe, avec d'autres détails, ce que nous avons entendu la semaine dernière de la part des deux commissaires que nous avons auditionnés. Un des étudiants qui a passé sa thèse avec moi est maintenant procureur de la République et professeur à l'Université de Bucarest. Il est également criminologue. Il faudra que j'en discute avec lui.

D'autres infractions sont-elles commises par ces jeunes ?

M. Ionut TEIANU : Pour l'instant, non. Mais tout le monde se pose cette question car la source va finir pas se tarir.

M. le Rapporteur : Vous nous avez confirmé la réalité de cette affaire des pillages des horodateurs. Vous avez donné des indications sur l'origine géographique des enfants. Pouvez-vous nous donner les noms des villages ?

M. Ionut TEIANU : La grande ville s'appelle Sighetu ; les villages autour se nomment Negresti, Rozavlea, Certeze, Bixad, Canirzana.

M. le Rapporteur : Ce ne sont que des villages ?

M. Ionut TEIANU : Sighetu compte 40 000 habitants. Mais il est très intéressant de constater que dans ces villages, qui sont des villages d'une région pauvre dans laquelle, en dehors de l'agriculture, il n'y a aucune richesse particulière, se trouve la plus importante concentration de voitures de luxe. Le nombre de Mercedes, de BMW, de Jaguar - il y a même deux Ferrari -, est ahurissant. Ils se sont aussi tous fait construire des maisons en rentrant, de belles maisons en comparaison de celles des villages environnants. Ce n'est pas que le fruit des horodateurs, bien sûr, c'est également de l'argent qu'ils ont gagné en travaillant au noir et en faisant je ne sais quoi, mais c'est aussi en volant dans les horodateurs. Ils restent très discrets sur ce qu'ils ont fait en France.

M. le Rapporteur : C'est une réalité tout à fait spécifique à cette partie de la Roumanie ou existe-t-il d'autres exemples ?

M. Ionut TEIANU : C'est vraiment concentré dans cette région.

M. le Rapporteur : S'agit-il historiquement, comme cela peut exister en France, d'une région de Roumanie identifiée comme étant une région où une mafia, un milieu de banditisme, étaient plus développés qu'ailleurs ?

M. Ionut TEIANU : C'est une région qui a connu beaucoup de trafics parce qu'elle se situe à la frontière avec l'Ukraine. La frontière hongroise n'est pas loin non plus. Il y a donc toujours eu du trafic dans cette région, comme c'est souvent le cas près des frontières. Mais il n'y a pas eu de trafic d'êtres humains avant les affaires de prostituées et celles concernant ces enfants utilisés pour les vols d'horodateurs. Les trafics d'alors ne rapportaient pas beaucoup d'argent ; ce qui se passe aujourd'hui en rapporte énormément plus.

M. le Rapporteur : Ce sont les mêmes milieux qui gèrent le trafic d'enfants pour le pillage des horodateurs et la prostitution ?

M. Ionut TEIANU : C'est le même réseau.

M. le Rapporteur : Il s'agit donc d'un vrai milieu mafieux, qui a plusieurs activités. Comment sont recrutés ces enfants ?

M. Ionut TEIANU : Des rabatteurs vont dans les villages. Pour la moitié d'entre eux, les enfants vont eux-mêmes voir les passeurs pour leur demander à aller en France pour voler dans les horodateurs, pour gagner de l'argent. Ils n'ont même pas besoin de les chercher. Pour les autres, les rabatteurs circulent dans les villages et demandent aux familles de laisser partir les enfants avec eux à Paris où, en vendant des journaux de rues, ils gagneront de l'argent qu'ils leur enverront. Les parents savent ce qui se passe, parce que cela commence à se savoir, mais ils se voilent la face. Ils préfèrent ne pas savoir.

M. le Rapporteur : La presse locale en parle-t-elle ?

M. Ionut TEIANU : Non. J'ai rencontré un journaliste dont je ne peux pas citer le nom car il aurait des problèmes, qui est également professeur là-bas. Il s'est intéressé au problème car il a vu que, dans sa classe, des enfants disparaissaient et ne revenaient plus. En cherchant la cause de cela, il a découvert cette affaire. Il a voulu écrire un article. En représailles, des membres du gang ont mis le feu à sa maison. Il s'en est donc tenu là. Personne n'en parle. Les autorités sont tout à fait au courant, mais rien n'est fait pour que cela cesse.

M. le Rapporteur : Quelle est la situation de ces enfants en France ?

M. Ionut TEIANU : La moitié d'entre eux est ici avec quelqu'un de leur famille et cela se passe plutôt bien. Durant la journée, ils volent les horodateurs. Ils gagnent entre 3 et 4 000 francs par jour qu'ils partagent à 50/50 avec les adultes qui les protègent en payant un pourcentage aux hommes du réseau. C'est du racket. Le membre de la famille paie le réseau pour avoir la paix.

M. le Rapporteur : Pour ce que vous en savez, l'enfant garde 50 % et, sur ce qui reste, le membre de la famille rétribue le réseau pour la protection.

M. Ionut TEIANU : C'est ce qui se passe pour la première moitié des enfants qui vivent soit dans des hôtels soit dans des chambres louées aux portes de Paris ou en proche banlieue.

La seconde moitié des enfants, qui sont ici sans parents, amenés directement par le réseau, est logée dans des squats à l'opposé des premiers, autour de Paris. Il en existe une centaine. Un squat peut comprendre de deux familles à cent cinquante personnes. Le partage est alors différent : l'enfant garde 10 % et le gang prend 90 %.

Selon la personnalité des lieutenants qui contrôlent les groupes d'enfants, cela se passe plus ou moins bien. Un lieutenant contrôle entre vingt et trente enfants. Certains obligent les enfants à ramener une somme minimale et, tant que cette somme n'est pas atteinte, ils n'ont pas le droit de rentrer. Ils continuent même à voler la nuit. Parfois, quand ils rentrent sans argent parce qu'ils n'ont pas pu voler ou qu'ils se sont fait arrêter et confisquer l'argent par la police, ils sont maltraités. J'ai rencontré plusieurs cas de ce type. Les policiers ont dû vous le dire pendant leur audition. Ils voient souvent des enfants portant des traces de brûlure, de cutter.

M. le Rapporteur : La police nous a indiqué qu'elle avait procédé au démantèlement d'un réseau.

M. Ionut TEIANU : Ils ont arrêté deux lieutenants. Cela ne s'appelle pas démanteler un réseau

M. le Rapporteur : Concrètement, qui y a-t-il en plus des lieutenants ?

M. Ionut TEIANU : Il y a le chef, qui est toujours libre. Il voyage entre la France et la Belgique. La police le connaît très bien.

M. le Rapporteur : Cela nous a été dit.

M. Ionut TEIANU : L'autre réseau, c'est la famille.

M. le Rapporteur : Le réseau tolère-t-il cette relation concurrente, si je puis dire ? Les membres de la famille représentent une perte d'argent pour lui.

M. Ionut TEIANU : Ce sont des gens qui sont depuis longtemps ici. Ils sont installés depuis des années et ont leur propre fonctionnement. Les membres des réseaux ne peuvent pas contrôler tout le monde car ils ne sont pas très nombreux.

M. le Rapporteur : Existe-t-il un lien avec les personnes dont vous parliez tout à l'heure, d'origine roumaine, qui vendent des journaux ?

M. Ionut TEIANU : Très souvent, ce sont les parents qui vendent les journaux et les enfants qui volent dans les horodateurs. Parfois, le père vend des journaux et travaille au noir. La mère fait des ménages. La fille vend aussi des journaux et le garçon de moins de seize ans vole dans les horodateurs. Et c'est lui qui gagne le plus d'argent, de loin ! C'est lui qui les fait vivre.

M. le Rapporteur : Comme ils sont en train de changer le système d'horodateur, la source va se tarir.

M. Ionut TEIANU : Qui vous a dit qu'ils étaient en train de changer le système ?

M. le Rapporteur : On nous a dit que sur les 7 500 horodateurs, plus de 3 000 auraient déjà été supprimés.

M. Ionut TEIANU : C'est moi qui ai écrit cela. Il y a 7 500 horodateurs à pièces sur Paris. La mairie dit que 3 000 sont percés. Ce sont les adultes qui font des trous la nuit pour que les enfants puissent voler très rapidement pendant la journée. Ce sont les chiffres du bureau de presse de la Mairie de Paris, mais quand on interroge les employés de la mairie qui sont sur le terrain, qui sont censés récolter l'argent, ils disent que neuf horodateurs sur dix sont percés.

M. le Rapporteur : Qu'en est-il du remplacement de ces horodateurs à pièces par des horodateurs à carte ?

M. Ionut TEIANU : Ils ne peuvent pas le faire, parce qu'un article de loi oblige la mairie à laisser le choix de payer cette taxe en espèces. Mettre des horodateurs à carte est une mesure qui n'est pas populaire. Aussi, chaque fois, ils reculent parce que les gens ne sont pas du tout contents d'être obligés d'acheter des cartes à cinquante francs pour payer le parking. Ils envisagent de fabriquer des cartes à dix francs. En fait, ils sont assez secrets sur cette question. Peut-être attendent-ils le passage à l'euro pour modifier le système.

Mais ce ne sera pas une solution parce qu'il n'existe pas de système inviolable. Ils ont déjà changé le système à l'intérieur des horodateurs il y a un an et demi parce qu'ils se sont rendu compte qu'ils perdaient plus de 80 millions de francs par an. Mais les adultes du gang ont carrément scié deux ou trois horodateurs, les ont ramenés chez eux pour les étudier et sont revenus les percer à un autre endroit : tout a continué.

M. le Rapporteur : À combien estimez-vous la perte par an ?

M. Ionut TEIANU : La mairie refuse de donner le moindre chiffre à ce sujet. Il y a deux ans alors que très peu d'enfants volaient, la police avait fait une estimation à hauteur de 82 millions de francs. Or la plupart des enfants pratiquant le vol des horodateurs sont arrivés depuis. Ce chiffre a dû exploser. Je me suis basé, dans ce que j'ai écrit, sur ce chiffre de 82 millions de francs.

En ce moment, les responsables de la mairie essaient de blinder la partie qui recueille l'argent dans l'horodateur. Cela coûte entre 2 000 et 3 000 francs par horodateur. Ils pensent pouvoir tout changer d'ici la fin de l'été, mais ce n'est qu'une mesure provisoire en attendant de trouver une véritable solution.

M. le Rapporteur : Le nombre d'enfants est-il en évolution constante ?

M. Ionut TEIANU : Ils sont de plus en plus nombreux. Le chiffre de 300 est celui donné par la police il y a un ou deux ans mais j'ai des collègues qui, dans leurs articles, parlent de 500 enfants. C'est très difficile à évaluer.

M. le Rapporteur : Avec le recul, combien de temps les enfants restent-ils ici ?

M. Ionut TEIANU : Environ un an.

M. le Rapporteur : Ensuite, ils repartent chez eux ?

M. Ionut TEIANU : Ils repartent et reviennent. Tant qu'ils n'ont pas dix-sept ans, ils continuent. Même quand ils atteignent dix-sept ans, ils continuent à voler et mentent sur leur âge. Ils disent qu'ils ont quinze ans. Ils repartent en Roumanie, se reposent un temps, montrent qu'ils ont de l'argent, achètent une voiture...

M. le Rapporteur : Les enfants ont-ils leur autonomie financière ?

M. Ionut TEIANU : Ceux qui sont avec leur famille ne l'ont pas parce que c'est la famille qui récupère l'argent, construit une maison et achète une voiture. Quant à ceux qui sont exploités par le gang, il ne leur reste pas grand-chose.

M. le Rapporteur : Qu'arrive-t-il à ceux qui sont exploités par le gang ?

M. Ionut TEIANU : Pour eux, je n'ai pas de réponse. Il y a seulement trois enfants qui sont rentrés depuis un an et demi. Le premier ne voulait plus être exploité. Il a été battu, puis rapatrié. Un autre était un peu limité intellectuellement, ce n'était pas un bon voleur ; le gang l'a renvoyé. Il y en a encore un autre qui est rentré. Mais, dans leur ensemble, les enfants exploités par le gang ne sont pas encore rentrés.

M. le Rapporteur : Ce sont des enfants qui n'ont pas encore dix-sept ans.

M. Ionut TEIANU : J'ai filmé un enfant qui avait neuf ans. C'est le plus jeune que j'ai rencontré personnellement. Mais il en existe de huit ans qui peuvent encore rester un moment en France.

M. le Rapporteur : Quel est votre sentiment sur l'action de la police ?

M. Ionut TEIANU : En fait, c'est une délinquance qui ne dérange personne. La Mairie de Paris ne se plaint pas. Pourtant, elle perd beaucoup d'argent. Mais ce n'est pas une délinquance comme la prostitution. La prostitution, ça dérange, parce que l'on ne veut pas, par exemple, que ses enfants voient les prostituées dans la rue. Mais les enfants qui volent dans les horodateurs, ça dérange qui ?

La police s'occupe des choses qui dérangent. Quand un enfant a été maltraité, ils se sont tout de suite saisis de l'histoire et ont été efficaces. La preuve, c'est qu'ils ont arrêté les deux lieutenants très rapidement.

M. le Rapporteur : Cela ne concerne que la France ?

M. Ionut TEIANU : Cela commence à se développer en Irlande parce que, dans ce pays, ils peuvent obtenir de vrais visas. Cela concerne aussi, non pour les enfants mais pour les adultes de cette région, le Portugal qui accorde des visas de travail. Cependant, 85 % des paysans de cette région viennent en France, à Paris, où ils ont déjà tout leur réseau.

M. le Rapporteur : Uniquement à Paris ?

M. Ionut TEIANU : Il y en a très peu en province. À Marseille, quelques-uns. Là où il y a du travail.

M. le Rapporteur : Depuis quand existe ce phénomène ?

M. Ionut TEIANU : Les vols ont toujours existé mais, à une telle échelle, cela a commencé il y a trois ou quatre ans. C'était alors les adultes qui volaient. Depuis deux ans, ce sont les enfants. Cela a explosé.

M. le Rapporteur : En volant ainsi, les enfants récupèrent des kilos de pièces, mais que font-ils de l'argent ?

M. Ionut TEIANU : Ils changent les pièces en billets à certains guichets du métro. Ensuite, ce sont les adultes qui s'en occupent, les billets français sont alors changés en marks dans certains bureaux de change.

M. le Rapporteur : Quand vous dites qu'ils changent les pièces contre des billets aux guichets du métro, comment font-ils ?

M. Ionut TEIANU : Les agents des guichets doivent prendre un pourcentage. Si l'on arrive avec 5 000 francs en pièces, cela fait des sommes considérables.

M. le Rapporteur : Est-ce systématiquement là que sont changées les pièces ?

M. Ionut TEIANU : Tous les enfants disent qu'ils changent leurs pièces aux guichets du métro.

M. le Rapporteur : Changent-ils dans tous les guichets de métro ou à quelques guichets particuliers ?

M. Ionut TEIANU : Je ne sais pas, mais j'imagine qu'ils changent auprès de gens qu'ils connaissent.

M. le Rapporteur : Si ce sont les enfants qui changent, c'est une petite partie de la somme.

M. Ionut TEIANU : Non, les enfants ont tout sur eux. Ils volent et rentrent avec les billets.

Puis, une fois qu'ils ont les billets, les adultes les changent en marks et les envoient en Roumanie soit par des intermédiaires directs du réseau - il y en a plusieurs -, soit par virement bancaire.

M. le Rapporteur : Quand passe votre reportage ? Qu'avez-vous filmé exactement ?

M. Ionut TEIANU : Il passe ce soir à 21 heures sur M6 dans le cadre d'une émission spéciale sur la délinquance juvénile. Sont diffusés plusieurs reportages dont le mien, qui a été un peu écourté par M6 - d'un quart à peu près, parce que ce n'est pas assez vendeur. Donc, dans le reportage, vous verrez seulement ce qui se passe dans le commissariat et une petite partie en Roumanie.

M. le Rapporteur : Quelle partie ont-ils enlevée du reportage ?

M. Ionut TEIANU : Une partie portant sur la façon dont vivent les enfants ici, dans un squat, ainsi que des témoignages, qui ne sont pas très télévisuels, dans lesquels les enfants racontaient ce que je vous ai décrit.

M. le Rapporteur : Votre reportage était une exclusivité pour M6 ?

M. Ionut TEIANU : J'ai écrit un article dans Paris Match et réalisé ce reportage sur M6. TF1 a également fait un reportage dimanche sur le sujet. C'est pratiquement le même. Il y aussi l'émission Argent public, Argent privé sur France 2, qui aborde davantage la question de l'argent que ces délits rapportent. Les horodateurs rapportent environ 450 millions de francs par an, et la perte par ces vols atteint pratiquement un cinquième de la recette.

M. le Rapporteur : J'ai un peu de mal à comprendre pourquoi la police n'agit pas. Je veux bien admettre que cela ne dérange pas, mais vous dites tout de même que deux lieutenants ont été arrêtés qui connaissent le chef du réseau. Pourquoi les investigations ne sont-elles pas poursuivies ?

M. Ionut TEIANU : Je n'ai pas de réponse.

M. le Rapporteur :  Votre information sur ce qui se passe aux guichets du métro est intéressante car nous arrivions difficilement à comprendre le circuit de l'argent volé. Il nous manquait un maillon, vous nous avez apporté la précision. La police le sait-elle ?

M. Ionut TEIANU : La police le sait parce que, de temps en temps, quand ils arrêtent les enfants, ceux-ci ont sur eux 500 francs en pièces et 2 000 francs en billets. Les policiers ne peuvent pas confisquer les 2 000 francs parce qu'ils n'ont pas la preuve que cet argent provient des horodateurs. C'est pourquoi les enfants changent de temps en temps leurs pièces en billets.

De temps à autre aussi, ils cachent l'argent sous une voiture ou dans une bouche d'égout et appellent les adultes qui circulent en voiture pour leur indiquer où ils ont déposé l'argent afin de ne pas garder tout l'argent sur eux.

Les enfants passent à peu près deux fois par jour pour voler l'argent des horodateurs. Les employés de la Mairie passent une fois tous les dix jours.

Audition de M. Marc PAUL, directeur,
et M. Hubert KILIAN, directeur adjoint
de l'Association de soutien linguistique et culturel (ASLC),


(extrait du procès-verbal de la séance du 30 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

MM. Marc Paul et Hubert Kilian sont introduits.

M. Hubert KILIAN : Je remercie cette Mission d'avoir bien voulu nous inviter pour que nous puissions exprimer notre point de vue sur le problème de l'esclavage moderne dans la communauté chinoise.

En deux mots, je rappellerai l'activité essentielle de l'association avant d'aborder le problème central de l'esclavage moderne au sein de la communauté chinoise.

Notre association existe depuis 1996. Nous avons différents services qui contribuent à l'intégration des populations chinoises présentes sur le territoire français, dont une école de français qui accueille 200 élèves par trimestre et un service de soutien scolaire pour les enfants chinois qui sont régulièrement inscrits dans les écoles françaises, service dans lequel nous accueillons une centaine d'élèves par an.

Nous avons un service d'assistance administrative et sociale pour accompagner les Chinois dans toutes leurs démarches administratives, notamment sur le plan de la traduction. C'est un moyen pour nous d'obtenir énormément d'informations sur leur situation administrative en France.

Nous avons également un service de médiation scolaire pour faciliter les relations des parents avec les professeurs au sein des écoles. Nous menons un projet de crèche pour les petits enfants chinois parce que nous avons remarqué que les conditions de garde dans la communauté chinoise ne respectent pas forcément les normes d'hygiène et sanitaires. Notre crèche devrait s'ouvrir d'ici 2002. Nous sommes soutenus par différentes administrations sur ce projet.

Nous avons également plusieurs outils de communication, comme une radio appelée Radio Wenzhou, qui diffuse pour un tiers du temps en français, un tiers en chinois mandarin et un tiers en dialecte Wenzhou. Nous émettions deux heures par semaine sur la fréquence Paris Plurielle. Malheureusement, à la suite d'un cambriolage, nous n'avons plus le matériel nécessaire pour produire des émissions. Nous sommes actuellement en négociation avec RFI pour qu'elle accepte d'héberger nos programmes.

Nous produisons également un magazine distribué à 3 000 exemplaires au sein de la communauté chinoise, entièrement gratuit et qui est beaucoup lu. Nous nous servons de ce support pour expliquer à la communauté chinoise le fonctionnement de la société française, le droit du travail, le droit du séjour et faisons en sorte qu'un début d'intégration s'opère par le biais de la lecture de ce magazine.

Nous avons enfin - et c'est le plus intéressant pour votre Mission - un département d'étude dans lequel nous travaillons sur les migrations chinoises au sein de l'espace Schengen, surtout sur leur mode de fixation en France.

J'aborderai maintenant le problème de l'esclavage moderne dans la communauté chinoise.

L'immigration chinoise en France remonte à la Première guerre mondiale. À cette époque, le gouvernement français qui était administrateur du port de Wenzhou situé dans la province du Zhejiang, à 400 kilomètres au sud-est de Shanghai, avait fait signer des contrats de travail à près de 100 000 Chinois pour l'effort de guerre de 14-18. C'est ainsi que 100 000 Chinois furent envoyés en France pour aider à creuser des tranchées et surtout participer à l'effort de guerre dans les usines.

Un certain nombre d'entre eux ont, malheureusement, été tués et sont donc enterrés dans le premier cimetière chinois de France, qui se trouve dans la Somme, en Picardie. Une autre partie est restée en France. C'est de là que commence l'immigration chinoise en France, principalement issue de cette province du Zhejiang.

Les difficultés économiques qu'a rencontrées la Chine dans les années 30 et 40 ont fait que les Chinois ont continué d'arriver en France. En 1949, Mao ZeDong a pris le pouvoir en Chine, ce qui a provoqué une intensification du flux en direction de la France. Puis, le « rideau de bambou » est tombé sur la Chine et le flux s'est quasiment asséché pour reprendre en 1979 avec la politique d'ouverture de M. Deng Xiaoping, qui a desserré le régime, permettant à un certain nombre de Chinois de quitter la Chine pour se rendre notamment en France, du fait de la présence ancienne de Chinois depuis la première guerre mondiale.

Depuis 1979, le flux chinois en direction de la France, puis de l'espace Schengen, n'a fait qu'augmenter pour atteindre des sommets assez élevés dans les années 90. Il se poursuit encore aujourd'hui.

Les Chinois qui quittent la région du Zhejiang sont essentiellement des paysans, qui viennent de provinces rurales. Il faut noter cependant que cette province du Zhejiang, qui a bénéficié du statut de zone économique spéciale très tôt - elle fut d'ailleurs la première à bénéficier de ce statut dérogatoire en 1984 - est une province relativement riche par rapport aux autres régions de Chine.

Les Chinois qui arrivent en France sont soumis à une dette, dette qui est remboursée dans les ateliers de confection de la région parisienne sur trois à quatre ans.

Selon les études que nous avons pu mener - je rappelle que nous avons pu interroger dans le cadre d'entretiens anonymes et personnalisés près de mille Chinois, ce qui nous a permis d'obtenir des informations extrêmement précieuses sur ce problème, qui feront d'ailleurs l'objet d'une publication d'ici un an - nous savons que la dette contractée peut aller de 120 000 francs à 160 000 francs pour obtenir un passeport, parfois un visa, une arrivée en France dans des conditions en général moins dramatiques que ce qu'a révélé le drame de Douvres en juin 2000, un logement et un travail ; le point central étant que c'est parce que ces Chinois ont une capacité économique en France qu'ils ont une dette à rembourser. C'est leur capacité économique qui fait qu'une dette aussi lourde pèse sur leurs épaules.

Cette dette est recouvrée par les mafias chinoises depuis la France et tout l'argent est réinvesti en Chine. Il s'agit d'abord - si vous me passez l'expression - d'un business pour les mafias chinoises, pour ces organisations criminelles.

Il faut rappeler que si les Chinois sont motivés pour partir, ils ne sont pas au courant des conditions de travail qui les attendent en France ni du caractère « inconfortable », si je puis dire, du voyage qu'ils auront à subir jusqu'à leur arrivée en France.

Ils contractent la dette qu'ils remboursent sur trois ou quatre ans dans les ateliers de confection. Notre étude a permis d'établir que, sur mille Chinois entrés en France, 78 % entrent en France de façon légale, c'est-à-dire avec un passeport - qui est évidemment faux - et un visa - dont la provenance est toujours plus ou moins douteuse.

Ces gens arrivent en avion, débarquent à Roissy et sortent tout à fait librement en France, où ils restent pendant trois mois avec un visa touristique. Ensuite, c'est la période de clandestinité qui commence.

Ils demandent alors le statut de réfugié politique auprès des services de l'OFPRA. Le traitement de la demande dure six à neuf mois. Après avoir épuisé toutes les voies de droit qui sont à leur disposition pour contester la décision des services de l'OFPRA, ils se retrouvent dans la clandestinité.

Ils remboursent leur dette, soumis à des rythmes de travail qui vont, toujours d'après notre étude, de treize à quatorze heures par jour dans les ateliers de confection.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Dans les bijouteries également.

M. Hubert KILIAN : Les bijouteries, c'est assez peu significatif par rapport à l'industrie de la confection et de la maroquinerie.

Cela pose un problème car il s'agit effectivement de traite d'êtres humains, mais qui s'opère, pour les ressortissants de cette province du Zhejiang, dans des conditions qui ne sont pas aussi dramatiques que celles auxquelles sont soumis les ressortissants de la province du Fujian, qui se dirigent vers les Etats-Unis ou l'Angleterre.

Les Chinois sont motivés pour partir. Ils fantasment sur l'Occident, sur les capacités d'enrichissement que l'Occident peut leur offrir à terme. Ce sont des réfugiés essentiellement économiques. Le fait de contracter une dette n'est pas un problème pour eux.

Ce n'est pas un problème aussi pour des raisons culturelles. En Chine, l'environnement politique et culturel fait qu'une corruption rampante gangrène la société. Tout s'achète et tout se vend. Même si le gouvernement chinois a fait récemment beaucoup d'efforts pour éradiquer ce fléau, pour ces gens issus de provinces rurales, cela reste le seul moyen de pouvoir sortir de Chine.

Il faut également rappeler un élément très important pour comprendre les stratégies migratoires qui animent ces Chinois : il est moins cher et plus facile pour un Chinois de se rendre en France par la voie des organisations criminelles que de migrer au sein du territoire chinois. Le maoïsme a produit une société policière, qui faisait que les Chinois n'avaient pas le droit de se déplacer au sein de l'espace national ; ils étaient fixés à résidence pour la durée de leur vie. C'est ainsi que l'on retrouve aussi un certain nombre de clandestins issus de la province du Zhejiang à Pékin car les papiers à obtenir coûtent très cher et il est extrêmement difficile de se déplacer à l'intérieur de l'espace chinois.

C'est aussi pour cela que les Chinois partent de façon si massive en direction de la France, de l'Italie, des Pays-Bas et de l'Espagne. Les Pays-Bas comptent 45 000 Chinois. En France, nous avons dénombré 120 000 Chinois, dont à peu près 75 % de clandestins. L'Italie compte 20 à 30 000 Chinois, avec à peu près la même proportion de clandestins. Ils sont environ 25 000 en Espagne.

La province du Zhejiang étant une province riche, ces Chinois, dès le départ, ont une capacité financière plus développée que celle de Chinois issus d'autres provinces bien plus rurales.

Pour reprendre la problématique, c'est parce qu'il y a capacité de remboursement en France dans l'industrie de la confection qu'il y a dette ; c'est parce qu'il y a dette qu'il y a capacité de survie dans la société d'accueil ; et c'est parce qu'il y a capacité de survie dans la société d'accueil que les atteintes aux droits de l'homme et la traite des êtres humains - telles qu'on peut les concevoir ici - ne sont pas forcément caractérisées.

C'est tout le problème. Mais c'est souvent le cas avec la communauté chinoise et d'immigration chinoise : les phénomènes sociologiques migratoires que l'on a pu constater se situent toujours à la marge des cadres juridiques mis en place par la société française.

C'est ainsi que les services de l'OFPRA ont à faire face à un nombre exponentiel de demandes du statut de réfugié politique de la part de Chinois, alors que ceux-ci savent pertinemment qu'ils n'ont pas accès à ce type de protection.

La massivité du flux chinois, le barrage linguistique et, surtout, la capacité économique acquise par les Chinois à travers l'industrie de la confection dans notre pays, placent cette communauté en marge complète de la société française sur le plan de la légalité du droit du travail et du droit au séjour. Mais il faut malgré tout la prendre en compte en raison du nombre de Chinois présents en France. Il en est de même du problème de traite des êtres humains.

Effectivement, les mafias chinoises, qui sont au c_ur du trafic, ont des capacités transnationales très développées et même si, sur le principe, il y a traite d'êtres humains, la situation n'est pas vécue comme telle par les ressortissants chinois. Pour eux, c'est un ticket à l'enrichissement, c'est une possibilité de faire fortune dans la société d'accueil. Nous avons pu le constater chez un certain nombre de Chinois qui sur dix ans, ont pu s'enrichir de façon assez remarquable ; ils n'auraient jamais eu cette capacité d'enrichissement dans leur pays d'origine.

Donc, dès le départ, le fait d'être pris en main par les filières clandestines de ces organisations criminelles, le fait d'avoir une dette à rembourser ne sont pas vécus, sur le plan psychologique, par les Chinois, comme une atteinte aux droits fondamentaux, comme une atteinte aux droits de l'homme.

Je ne trouve que des explications culturelles à cette façon de voir. Les Chinois remboursent tous leur dette et nous n'avons recensé que très peu de plaintes en ce qui concerne son recouvrement ; très peu de regrets également quant au fait d'avoir à la payer.

Une opacité très dense, un silence très lourd entourent ce système parce que tous les Chinois ont intérêt à ce qu'il perdure ; en effet, c'est une porte ouverte à l'immigration économique, une porte ouverte à la fortune ultérieure.

Les atteintes aux droits de l'homme sont en revanche manifestes pour les rythmes de travail subis par les Chinois dans l'industrie de la confection ou de la maroquinerie.

En effet, ces rythmes varient de dix à quatorze heures par jour, rémunérées 4 à 6 000 francs par mois. À cet égard, une zone d'ombre subsiste. Nous n'avons pas été capables de savoir si ces 4 à 6 000 francs vont directement dans leur poche ou si un prélèvement pour le remboursement de la dette s'opère sur cette somme. En d'autres termes, cet argent est-il perçu de façon nette, après prélèvement mensuel du remboursement de la dette ou est-ce sur la base de ces 6 000 francs que la dette est perçue ? Nous n'avons pas réussi à le savoir réellement.

Comment fonctionne l'exploitation dans un atelier de confection ?

Il y a une vitrine légale avec des Chinois qui ont été régularisés, notamment dans le cadre de la circulaire de 1997 de M. Chevènement. Ces derniers travaillent de jour, conformément aux normes en vigueur, c'est-à-dire que le patron paie l'URSSAF, les charges sociales et qu'ils travaillent trente-cinq heures.

La nuit tombe et ce ne sont plus cinq ou dix ouvriers, mais vingt-cinq à trente ouvriers qui travaillent. Ceux-ci sont clandestins et remboursent ainsi leur dette. Je précise que tant que nous sommes dans le cadre du remboursement de cette fameuse dette, il y a effectivement exploitation. Le passeport leur est repris, mais il faut aussi savoir que ce passeport leur est loué. Dès leur arrivée en France, les mafias chinoises récupèrent le passeport. Il y a donc aussi un trafic de passeports qui génère ce trafic d'êtres humains.

Les Chinois dorment sur leur lieu de travail. Cela leur permet de travailler beaucoup.

A partir du moment où la dette a été remboursée, en général au bout de trois à quatre ans, les Chinois continuent de travailler sur le même rythme, aux mêmes heures mais pour des sommes plus élevées puisqu'il n'y a plus de prélèvement pour le remboursement de la dette.

C'est très intéressant pour saisir la façon dont est psychologiquement vécu ce type de trafic par les Chinois. Ils continuent de travailler sur le même rythme pour pouvoir s'enrichir. Preuve en est la multiplication des établissements de plats à emporter et autres petits restaurants chinois que vous avez peut-être pu voir dans les rues de Paris.

J'en veux pour exemple une rue tout à fait typique de la ville de la capitale, la rue du Commerce. Située dans le XVe arrondissement, c'est une artère commerçante comme une autre. Il y a quatre ans, il y avait un établissement de plats à emporter chinois ; aujourd'hui, dans cette rue qui n'est pas très longue, on en trouve six.

Tous les gens qui y travaillent sont des Wenzhou, originaires de la province de Zhejiang. Ils ont eu à payer la dette, mais les patrons sont aussi des Wenzhou. Ils sont arrivés il y a dix ans. Ils ont travaillé dans la confection cinq, six ou sept ans. Certains n'ont pas été régularisés ; d'autres l'ont été. Ils ont amassé une certaine somme d'argent, ont bénéficié du système de prêt de la communauté chinoise, que l'on appelle la tontine. Ils ont investi et acquis leur propre outil économique. Pour tous ces Chinois issus d'un pays où la vie n'est pas facile, l'acquisition de cet outil économique justifie tous les efforts et surtout le fait de contracter cette dette.

Telle est la stratégie migratoire, essentiellement économique, de ces Chinois. Un sacrifice énorme est fait dans le but d'un enrichissement : il permet ensuite, en continuant de travailler à ce rythme, de faire venir la famille, de reconstituer la cellule familiale en France, et ce pour des raisons avant tout économiques, car les Chinois travaillent sur un mode familial, mais également culturelles, car c'est ainsi que se reconstituent les clans familiaux - qui peuvent rassembler jusqu'à soixante personnes - clans qui structurent les villages de la province du Zhejiang.

Après douze ou quinze ans en France, nous avons donc affaire à des familles dont le poids économique est très développé, qui investissent dans la confection, montent des ateliers et, à leur tour, font venir leurs cousins, les membres du clan, toujours avec une dette pour les faire travailler.

Pour que le clan familial puisse s'enrichir, ils investissent dans la restauration et, de façon plus marginale, dans la bijouterie. Ils investissent également en Italie dans l'industrie du textile et, peu à peu, prennent un poids économique. Ce système de stratégie migratoire est donc basé sur l'enrichissement.

Il existe une réelle volonté de partir et c'est parce qu'il y a capacité d'enrichissement qu'il y a dette. Sans cette capacité d'enrichissement, de survie dans la société d'accueil, il n'y aurait pas dette. Tout le problème est là. C'est en raison de cette dette que, finalement, tous ces Chinois échappent aux types d'exploitation, qu'elle soit sexuelle ou par le travail, que l'on peut trouver pour des ressortissants d'autres pays. Je pense par exemple, aux personnes venues d'Europe de l'est qui, elles, n'ont pas les moyens de leur survie économique en France. Si les Chinois ont une dette sur les épaules, ils ont malgré tout les moyens de leur survie économique.

C'est d'ailleurs tout à fait paradoxal parce que, finalement, il y a quand même traite d'êtres humains. Mais cette traite s'opère par un biais uniquement économique qui permet à ces Chinois d'avoir une bulle d'oxygène sur le plan économique. Sinon, il n'y aurait pas dette.

Cela devient plus préoccupant lorsque, toujours dans le cadre de la stratégie migratoire familiale, ce trafic concerne des mineurs. Depuis cinq à six ans, en effet, on trouve de plus en plus de mineurs dans les ateliers de confection.

Cela pose un véritable problème que j'aborderai maintenant, celui des mineurs de seize ans et de moins de dix-huit ans et de l'inefficacité des voies d'intégration prévues par l'Éducation nationale. Deux cas de figure se présentent.

Le premier est celui des enfants qui arrivent dans le cadre d'un regroupement familial légal mis en place par l'Office des migrations internationales (OMI). Ceux-ci sont scolarisés, généralement durant deux ans ; souvent, ils arrivent aux alentours de douze-treize ans, sont scolarisés à quatorze-quinze ans mais, dès seize ans, les parents les retirent de l'école pour les faire travailler et participer à l'enrichissement de la cellule familiale et, à terme, du clan.

Cela pose le problème de la capacité future d'intégration de ces jeunes Chinois : ils n'auront passé qu'une seule année dans les écoles françaises, parleront un mauvais français et n'auront acquis aucune culture, aucun outil professionnel pour une future intégration alors que, de toute façon, on sait bien qu'ils vont rester en France. Eux-mêmes le savent. Les reconduites à la frontière dans la communauté chinoise sont très marginales et résultent essentiellement d'arrestations faites dans le cadre d'infractions flagrantes au droit du travail. Il faut donc qu'il y ait une volonté particulière de démantèlement d'ateliers de confection de la part des services de police.

On se heurte alors à un autre problème, parce que les services de police ne peuvent pas démanteler tous les ateliers de confection sans porter atteinte à l'industrie du prêt-à-porter française. Il s'agit, en fait, d'une délocalisation sur place. Par le biais de ces ateliers de confection qui travaillent à des coûts extrêmement compétitifs puisqu'ils ne paient pas de charges sociales à l'URSSAF -  ce qui représente une marge bénéficiaire assez énorme - toute cette activité a réussi à s'immiscer dans la pyramide économique de l'industrie du textile.

Par la voie des cascades de sous-traitance, ces Chinois sont devenus indispensables à l'industrie de la confection. Insérés dans la pyramide de la sous-traitance, ils bénéficient d'une certaine immunité économique. Si vous démantelez tous les ateliers de confection clandestins ou ceux à vitrine légale et à arrière-boutique clandestine, vous portez un coup fatal à l'industrie de la confection française. C'est tout le problème.

Par conséquent, ces Chinois clandestins sur le territoire français resteront parce que, d'une certaine manière, ils ont réussi à créer une bulle économique dans le tissu économique français qui, pour des raisons économiques, les « immunise » en pratique.

Pour en revenir aux mineurs, le second cas de figure est celui de ceux qui arrivent dans le cadre d'un regroupement familial sauvage par le biais des filières clandestines. Ceux-ci ne vont pas à l'école. Ils arrivent à quatorze-quinze ans et travaillent dans les ateliers de confection. Certains sont aussi soumis à une forme de dette. Ces cas sont beaucoup plus scandaleux parce que l'on n'est plus face à des adultes motivés qui ont décidé de contracter cette dette, qui représente pour eux le ticket à l'enrichissement, mais face à des êtres qui n'ont pas une psychologie aussi développée et n'ont pas la capacité juridique qui est attachée aux majeurs.

À partir de seize ans, ils sont hors du système scolaire. Ils n'ont pas encore dix-huit ans et sont, de ce fait, « inexpulsables ». Mais, parce qu'ils ont plus de seize ans, ils ne sont plus scolarisables. Ces cas sont de plus en plus nombreux. Tous ces mineurs sont dans un vide juridique, hors toute prise en charge institutionnelle. Aucune prise en charge n'est prévue pour ces mineurs de seize à dix-huit ans.

Que deviendront-ils dans la société française d'ici cinq ou dix ans ? Ils n'ont pas été scolarisés, ne parlent pas le français. Ils n'auront évolué que dans une société chinoise dont les modes de fonctionnement sont très éloignés du fonctionnement de la société française.

Si le problème de l'esclavage moderne et de la traite des êtres humains est tout à fait particulier pour la communauté chinoise, je pense que le cas de ces mineurs de seize à dix-huit ans est grave. Aucun cadre n'est posé qui, à terme, facilitera leur intégration.

Nous avons tenté de mettre en place pour eux un centre de formation, pour leur apprendre le français et essayer de leur donner des outils professionnels qui, à terme, pourraient leur offrir un autre futur professionnel que l'industrie de la confection. Malheureusement, pour les administrations, cela reviendrait à régulariser a priori des clandestins. Le projet est donc resté en suspens en raison des considérations liées au droit de séjour des étrangers, considérations que nous comprenons tout à fait.

Je cède la parole à M. Marc Paul pour vous parler de l'immigration des Chinoises du nord.

M. Marc PAUL : Je serai plus concis puisque l'immigration des Chinois du nord qui commence dans les années 1997-1998 est due essentiellement à la fermeture des usines d'Etat dans le nord de la Chine, qui vit actuellement une situation dramatique.

Selon les constatations que nous avons faites, puisque nous avons ouvert un service de domiciliation, en 1999 et 2000, cette immigration en provenance de Chine du nord a représenté environ un tiers des arrivées. Sur ces arrivées, près de 70 % étaient des femmes dont la classe d'âge oscillait entre 35 et 45 ans. Il est bien évident qu'à l'opposé de la situation des Chinois originaires de la province du Zhejiang, les Wenzhou, ces femmes ne bénéficiaient pas d'une situation de pré-accueil. La dette qui leur était attachée - si dette il y a car pour nombre d'entre elles le paiement se fait dès l'origine -se situait entre 40 et 50 000 francs. Mais, dans leur cas, on peut réellement parler d'esclavage : il n'y avait pas de capacité économique d'accueil prévue pour elles.

Très rapidement, elles sont tombées aux mains des mafias chinoises. Elles étaient déjà dans les mains des filières mafieuses. Après avoir été « plumées » de leurs économies, elles ont tenté de trouver du travail. Elles en ont trouvé, mais ce n'était pas prévu, essentiellement comme garde d'enfants, bonne à tout faire. Elles résident sur leur lieu de travail, disponibles vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour garder les enfants, faire le ménage et les diverses tâches que leur assigne leur patron, essentiellement chinois.

Beaucoup de ces femmes ont essayé de travailler dans la confection, dans ce que la pyramide économique chinoise leur proposait. Mais la majorité d'entre elles sont plus âgées que l'immigration moyenne et, à quatorze heures de travail à la machine à coudre sans formation, elles n'ont pu suivre le rythme.

Deux ans après, nous avons pu constater ce que nous avions prévu compte tenu de leur âge : ces femmes sont tombées dans la prostitution. C'est cette prostitution que l'on voit grossir le plus dans les artères de la capitale. Voici quelle est la situation de ces femmes du nord : le chômage et la non-capacité de remboursement de la dette.

Rien n'est prévu pour elles. Pour sauver leur vie et renvoyer une image d'elles relativement prospère et faire parvenir de l'argent à leur famille en Chine, elles tombent très rapidement dans la prostitution.

Mme la Présidente : Quel est le nombre de ces Chinois qui retournent en Chine ? Sans doute est-il infime ?

M. Hubert KILIAN : Aucun Chinois ne rentre. Pour répondre très rapidement, je vais replacer l'immigration chinoise dans son contexte historique.

Au début du siècle, puisqu'il y a une tradition migratoire chinoise, les ancêtres de ces fameux Wenzhou, qui sont dans ces ateliers de confection au XXIème siècle à Paris, étaient les coolies que l'on envoyait couper la canne à sucre dans la péninsule malaise. Ils vivaient avec bien moins de ressources que les Chinois Wenzhou aujourd'hui dans les rues de Paris. Ce sont ces Chinois de la péninsule malaise, qui vivaient pieds nus et coupaient des cannes à sucre à longueur de journée par 40°, qui ont construit la puissance financière de Singapour. Pour un Chinois, c'est un exemple d'une puissance ravageuse.

Aucun Chinois ne rentre parce qu'il part pour faire fortune.

Dans tous les pays de la terre entière, vous trouvez une communauté chinoise avec ces patrons prédominants. Dans les pays les plus faibles et les moins développés, ils commencent par acheter les fonctionnaires, avant d'acheter les gouvernements. C'est le cas dans les républiques d'Amérique centrale et en Indonésie. Au Canada, 60 % de l'immobilier appartient à la communauté chinoise.

Les Chinois partent pour ne pas revenir. Quand ils reviennent, c'est avec de l'argent plein les poches pour faire étalage de leur réussite, mais ils se fixent définitivement à l'étranger et ne retournent en Chine que pour y mourir.

Mme la Présidente : Vous nous dites que les reconduites à la frontière sont tout à fait marginales mais, quand elles interviennent, créent-elles des mouvements de panique ? Ou sont-elles si peu nombreuses que ce n'est pas même pas la peine d'en parler ?

M. Hubert KILIAN : Il n'y a pas de mouvement de panique notamment depuis que l'arsenal législatif qu'avait prévu le ministre de l'Intérieur M. Pasqua a été plus ou moins réformé. A l'époque, les Chinois vivaient cachés, avaient peur, ne sortaient pas. On sentait un malaise pesant dans la communauté chinoise.

Depuis la circulaire de M. Chevènement en 1997, depuis que les Chinois ont compris que le fait de ne pas posséder de carte de séjour sur le territoire de la République ne posait plus problème, on ne constate plus ce type de panique. Quand il y a reconduite, c'est toujours nominal. La majeure partie des reconduites se fait dans le cadre d'ateliers clandestins.

Mme la Présidente : Il n'existe pas de délinquance des jeunes Chinois ? Ceux de seize à dix-huit ans ne commettent pratiquement pas, ou très peu d'actes de délinquance parce qu'ils sont très encadrés ? Par le biais des adolescents chinois, il pourrait y avoir des problèmes avec la justice française.

M. Hubert KILIAN : Nous avons conduit des enquêtes. Nous travaillons avec des collèges dans le cadre des réseaux d'éducation prioritaire. Il existe une délinquance sino-chinoise.

Mme la Présidente : Elle est interne ?

M. Hubert KILIAN : Interne et fait plus penser à du grand banditisme qu'à de la petite délinquance. De plus, nous avons constaté depuis peu des phénomènes de bandes chinoises.

Je voudrais rappeler la situation dans les quartiers du nord-est parisien : toutes les Chinoises se font systématiquement agresser de manière très violente par de jeunes - je ne sais pas comment les appeler, voyous, sauvageons - dans les rues de Belleville parce que ceux-ci ont compris que les Chinoises et les Chinois étant complètement clandestins, travaillant énormément et générant donc un argent très important, transportent beaucoup de liquide sur eux.

Systématiquement, pendant les vacances scolaires, nous faisons des accompagnements dans les commissariats de police pour déposer des plaintes de Chinois qui ont été agressés par quatre ou cinq personnes et se sont fait voler 10 000 ou 15 000 francs en liquide.

Nous avons alerté les autorités de police ainsi que les services des renseignements généraux. Cela fait cinq ans que cela dure, cinq ans que nous alertons, et nous voyons un racisme se développer très fortement dans la communauté chinoise vis-à-vis notamment des Maghrébins, parce que ces agressions sont essentiellement le fait de Maghrébins.

Du fait de ces violences systématiques, des bandes de jeunes Chinois se sont constituées, et, dans les collèges du quart nord-est parisien, on en est arrivé à une confrontation ethnique entre communautés. C'est tout l'échec du modèle intégrationniste français. Maintenant, vous avez les Chinois d'un côté, les Maghrébins de l'autre, et les Noirs encore de l'autre ou, parfois, les Noirs et les Maghrébins ensemble.

Pourquoi ? Parce que ces brimades, ces agressions systématiques des Chinois se sont déportées dans les cours de récréation : aujourd'hui, les petits Chinois sont brimés, littéralement brimés par les jeunes Maghrébins et les jeunes Noirs dans les cours de récréation.

L'exemple vient d'en haut : les grands agressent les Chinoises dans les rues de Belleville ; leurs petits frères dans les cours de récréation se moquent des Chinois dont les parents sont assaillis dans les rues de Paris. C'est un réel problème ; d'où le développement des bandes chinoises, d'où un commencement d'organisation, de structuration de la communauté chinoise pour répondre à ces agressions.

C'est extrêmement grave car d'ici cinq ou dix ans, nous aurons à faire face à des conflits d'ordre ethnique.

M. Marc PAUL : Pour apporter une précision, depuis quelques années que nous nous intéressons au phénomène social et migratoire, notre association - avec la CIMADE - avait bien perçu le problème ; mais les administrations comme La Poste nous ont toujours refusé l'ouverture de comptes sur livret pour des demandeurs d'asile d'origine chinoise.

Mme la Présidente : Vous connaissez sans doute la DILTI, délégation interministérielle à la lutte contre l'immigration clandestine. Nous les avons entendus et nous n'avons pas eu l'impression qu'ils aient le désir, comme vous le disiez, ni l'intention de démanteler quoi que ce soit.

M. Hubert KILIAN : J'y verrai une explication économique. Les Chinois génèrent énormément d'argent. Je vais vous citer un exemple. En Italie, en Toscane, se trouve une charmante petite commune de 100 000 habitants, la ville de Prato. Sur ces 100 000 habitants, on compte 20 000 Chinois. Ils sont quasiment tous clandestins mais, du fait de leur travail, du fait des circuits économiques qui ont été construits, en dix ans, ces Chinois ont remis à flot cet ancien centre industriel du textile, qui était complètement tombé en désuétude et dont les Italiens ne voulaient pas s'occuper. En dix ans, le centre industriel de Prato est redevenu le deuxième centre industriel du textile en Italie.

Les Italiens ont une politique en matière d'immigration et d'intégration qui est très différente de celle de la France. Ces Chinois représentent une certaine forme de modèle d'intégration sur le plan économique et les Italiens sont extrêmement contents de leur présence. Ils souhaiteraient même qu'ils soient plus nombreux parce que les retombées économiques de la communauté chinoise sur l'économie italienne sont extrêmement bénéfiques.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas le sentiment que, derrière tout cela, existe une organisation mafieuse centralisée ?

L'image d'une éventuelle réussite économique individuelle de celui qui vient n'est pas totalement crédible dans la mesure où, pour venir en France, il faut bien qu'existe à l'origine un réseau. Cette succession de petits ateliers clandestins n'est pas la réussite de « ma » petite entreprise. Il y a au-dessus de tout cela des forces économiques qui manipulent tous ces gens. Il s'agit d'un véritable réseau mafieux international. Donc, certaines entreprises françaises font du commerce et travaillent avec un réseau mafieux.

M. Hubert KILIAN : Vous avez tout à fait raison de relever cet aspect. Je n'ai peut-être pas assez insisté sur ce point. Nous sommes, en effet, face à des organisations criminelles extrêmement puissantes, des mafias chinoises qui ont gangrené l'appareil d'Etat chinois, et à des réseaux transnationaux. Pour ne citer qu'un chiffre : par an, 100 000 Chinois pénètrent clandestinement aux Etats-Unis. Cela suppose une organisation, une logistique très importante.

Les mafias chinoises se sont emparées de ce trafic. L'argent qui en est retiré est énorme. Neuf milliards de francs sont réinvestis en Chine par an. Normalement, cet argent qui est réexpédié en Chine devrait retomber dans les caisses de l'URSSAF.

Je ne sais pas si vous vous souvenez de cette affaire de fausse agence de change au mois de juin de l'année 2000, où tout un système de banques noires a été démantelé. Ces banques étaient prises en main par la mafia chinoise et permettaient de réexpédier en Chine non seulement l'argent de la dette, première opportunité de gains pour les organisations criminelles, mais aussi, à des fins d'investissement sur le continent chinois, tout l'argent généré par l'industrie de la restauration.

Il s'agit là encore d'une tradition pour les ressortissants chinois du monde entier, pour tous les Chinois d'outre-mer. Le gouvernement chinois fait expressément appel aux capacités d'investissement et au savoir technologique acquis à l'étranger par les Chinois et aux communautés de Chinois d'outre-mer pour réinvestir sur le continent chinois dans le cadre de la construction, de la reconstruction de la grandeur de la mère-patrie. On se retrouve alors en butte à tous les délires nationalistes du gouvernement chinois.

On peut s'interroger - je reste très prudent dans mes propos - sur la collusion de ces mafias chinoises avec le gouvernement chinois, au niveau local ou central.

L'ambassadeur de Chine en France, le gouvernement chinois, notamment son ministre des affaires étrangères vous affirmeront qu'ils sont, bien sûr, pour le combat contre l'immigration clandestine, véritable fléau mondial, tout à fait scandaleux, que ces pauvres êtres des provinces rurales ne sont que les proies et les otages des organisations mafieuses. Mais, face à ces allégations, je reprendrai le chiffre que je vous ai donné au début de mon intervention : 78 % des Chinois arrivent de manière légale en France. Cela suppose l'obtention d'un passeport. Il y a donc bien collusion entre les mafias chinoises et ne serait-ce que les autorités locales chinoises.

De même pour le visa : comment est-il obtenu ?

Je demeure très prudent car je n'ai pas les moyens de prouver mes affirmations ; elles ne sont que le fruit de constatations faites sur le terrain.

Dernier élément : la province du Zhejiang a bénéficié du statut de zone économique spéciale très tôt. Il y a donc eu une privatisation graduelle de ses moyens de production et de son système bancaire. Connaissant la capacité commerciale, le dynamisme des Chinois, cela a très vite échappé au gouvernement central. On a alors eu à faire face à des potentats locaux qui ont pris de l'importance et, comme dans tous les pays où la corruption existe de façon institutionnelle, il y a donc eu collusion avec les autorités locales. Pas forcément sur cette échelle criminelle mais il y a eu, de toute façon, collusion.

C'est cet environnement économique, très dynamique, qui a échappé au gouvernement central et qui a fait que les mafias chinoises ont pu mettre en place ce type de filières. C'est la raison pour laquelle la majorité des Chinois que l'on trouve en France sont originaires du Zhejiang. Il n'y a pas que les explications historiques comme celles relatives à la Première guerre mondiale.

En France, ces mafias chinoises structurent la communauté. L'ambassade de Chine en France a aussi fait une tentative de récupération de la communauté chinoise pour des raisons politiques et surtout pour avoir la main sur cette manne financière, sur cette capacité d'investissement et sur le savoir-faire technologique dont pourra bénéficier la Chine à terme.

M. le Rapporteur : Lorsque vous dites que cette mafia chinoise règne sur la communauté, y compris en France, cela se concrétise-t-il aussi - et je pense à ce qui nous a été dit sur le sort des Chinoises du nord - par l'existence de réseaux de proxénètes chinois ? Vous disiez que les femmes qui arrivent ici terminent souvent dans la prostitution. On sait bien que ce n'est pas une activité vraiment libérale.

M. Marc PAUL : N'étant pas un spécialiste mais étant amené à m'intéresser au problème, j'ai pu constater que pour ces femmes, la prostitution n'est vécue que comme une période transitoire, l'objectif étant la recherche d'un mariage.

Généralement, le mariage étant acquis, l'activité de prostitution s'arrête.

Toutes les prostituées que j'ai interrogées m'ont dit qu'il y avait pas de proxénétisme, qu'elles vivent librement leur activité de prostitution.

M. le Rapporteur : Vous l'avez cru.

M. Hubert KILIAN : La dette des Chinoises du nord est faible parce qu'il n'y a pas de capacité de survie économique.

Par ailleurs, les Chinoises du nord ne sont pas des femmes d'origine rurale. Il s'agit de semi-urbaines ; des ouvrières des grands complexes industriels de la Chine du nord.

C'est somme toute assez paradoxal : c'est l'absence de dette qui engendre des situations qui ressemblent à l'esclavage moderne. C'est parce qu'elles n'ont pas de capacité de survie économique que la dette qui pèse sur leurs épaules est extrêmement faible. C'est parce que cette dette est très faible que le problème de la survie économique se pose et qu'elles en viennent, pour survivre, à se prostituer. Nous sommes catégoriques : il n'existe aucune organisation proxénète.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais deux précisions sur les conditions de vie des gens qui travaillent dans les ateliers clandestins. Vous dites qu'ils travaillent quatorze heures par jour, mais où sont-ils logés ? Où mangent-ils ? Ont-ils une liberté d'aller et venir ? Certains tentent-ils de s'émanciper, de sortir de ce réseau ? Sont-ils recherchés ?

Ce que vous nous avez dit concernant l'existence de ces femmes du nord qui travailleraient comme domestique permanente chez d'autres Chinois est intéressant pour notre Mission. Pourriez-vous nous préciser quelles sont leurs conditions de vie ? Sont-elles rémunérées ? Où dorment-elles ? Subissent-elles des actes de violence ? Peuvent-elles sortir ?

M. Hubert KILIAN : En ce qui concerne les Chinois, il faut distinguer deux phases : la première est celle du remboursement de la dette et dure trois à quatre ans. Nous avons pu constater qu'ils résidaient sur le lieu du travail, mais ce n'est pas systématique. En effet, c'est fonction de la phase dans laquelle se trouve la reconstitution du clan familial dans la société d'accueil.

En phase terminale, c'est-à-dire si les parents, les cousins, les oncles et tantes sont déjà là, il y aura résidence dans l'appartement familial dans des conditions de vie tout à fait normales.

En phase initiale, au début de la chaîne migratoire, si seul le mari est là... excusez-moi, en général, c'est d'abord la femme qui part ; donc, si la femme est là, le mari et les enfants étant encore en Chine, il y a résidence sur le lieu de travail avec tout ce que cela suppose d'inconfort. Mais nous n'avons relevé aucune plainte d'abus physique, de violences ou d'enchaînements. La seule chose qui les enchaîne au lieu de travail, c'est le fait de rembourser la dette.

M. le Rapporteur : Avec une liberté d'aller et venir ?

M. Hubert KILIAN : Oui, mais il faut travailler. Donc, ils travaillent mais il n'y a pas d'emprisonnement, pas de séquestration. Nous n'avons jamais relevé ce type d'infraction.

En ce qui concerne les « nounous », il n'y pas non plus de séquestration ni de femmes battues. C'est une niche économique qui a été générée par la création du marché captif qui fait partie de la stratégie économique des Chinois, en France comme dans le monde entier.

Quand dix Chinois s'installent dans un endroit de la planète, un restaurant s'ouvrira, parce que les Chinois ne mangent que chinois ; une épicerie chinoise s'ouvrira ; les gens qui travaillent ne confieront leurs enfants qu'à des Chinois. D'où cette niche économique, créée par la massivité du flux migratoire chinois, qui fait que ces femmes du nord, qui n'ont pas d'autre ressource économique en France, finissent par garder les enfants des Chinois du Zhejiang qui travaillent dix à quinze heures par jour dans les ateliers de confection. Elles sont peu rémunérées, mais cela leur permet de survivre.

M. Marc PAUL : Je reviens sur l'habitat pour les gens du nord. Pour celles qui n'ont pas de famille préétablie ici, dans le cas de travail en atelier de confection, elles sont logées sur place dans les mêmes conditions que les Wenzhou sans famille.

Les nounous, pour leur part, sont logées par le patron et sont à sa disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais restent libres d'aller et venir. Nous le constatons puisque nous avons un service de domiciliation postale et les voyons venir.

Le reste de la population féminine et masculine du nord, femmes ou hommes, est logé dans des systèmes dits de « Tapu », c'est-à-dire dans des appartements collectifs. Ceux-ci appartiennent généralement à des Chinois. Dans un appartement de trois pièces vivent douze personnes. C'est une pratique utilisée par d'autres communautés migratoires.

Pour ce qui est de l'aspect sanitaire et des soins donnés aux Chinois, le système de la couverture maladie universelle (CMU) et de l'aide médicale d'Etat est bien appliqué.

M. Joseph TYRODE : A plusieurs reprises, vous nous avez parlé de dette. Comment est-elle contractée ? C'est bien l'origine du flux migratoire ?

M. Hubert KILIAN : Dans les communes limitrophes de la ville de Wenzhou, des villages entiers sont vides mais les villas y sont superbes : ce sont soit les habitations des passeurs, soit les maisons des Wenzhou qui sont en France depuis dix ou quinze ans. Mais les villages sont vides. Au Zhejiang, dans la ville de Wenzhou ou à sa périphérie, tout le monde sait que tous sont en France et qu'il suffit de lever le petit doigt pour pouvoir partir.

La dette est contractée sur place auprès de la famille. En cas de besoin, des pressions sont exercées sur la famille. Je n'ai pas fait le circuit pour voir comment cela se passait, mais il ressort de ce que nous avons entendu qu'à partir du moment où une volonté de départ s'exprime, la mafia prend les gens en main. En général, ceux-ci ont un parcours assez compliqué en avion : Shanghai, Phnom Penh au Cambodge ou Bangkok en Thaïlande, l'Europe de l'est, puis Paris.

A une époque, nous avons aussi remarqué que beaucoup avaient des visas pour des pays d'Afrique, comme le Burkina Faso, le Ghana, le Bénin, pour lesquels il n'y avait pas de vol direct, une escale étant obligatoire en France. Les Chinois profitaient de cette escale pour sortir.

A leur arrivée en France, ils sont pris en main par des avocats et des écrivains publics qui s'occupent de leur demande de statut de réfugié politique, et par des logeurs qui les placent dans les ateliers de confection.

La dette est remboursée par l'argent généré au noir dans l'industrie du textile en France. La famille représente un garant en Chine, mais il y a aussi un garant en France. En général, c'est le patron de l'atelier de confection qui s'engage auprès des organisations criminelles à faire travailler la personne et à gagner de l'argent qui sera réexpédié en Chine par le système des banques noires.

Je peux vous donner quelques chiffres qui ressortent de l'étude que nous avons réalisée. En ce qui concerne le recouvrement de la dette, 49 % des milliards qui sont réexpédiés par la Chine sont transférés par des tiers ; 6 % sont transférés par l'intermédiaire de la Banque de Chine ; 9 % sont transférés par le reste du système bancaire.

Il faut s'interroger sur les 49 % qui sont réexpédiés par des tiers. Cela signifie banques noires ou, directement, valises d'argent. Ce sont des systèmes relativement sophistiqués qui fonctionnent très bien et garantissent un maximum de sécurité et d'invisibilité pour le flux financier. C'est le travail des mafias chinoises, qui sont spécialistes de ce type de trafic puisqu'elles font aussi du trafic de drogue, de cigarettes, d'armes.

M. Bernard SCHREINER : Pouvez-vous estimer le flux migratoire qui arrive en France par an ? Ces communautés chinoises n'existent-elles qu'à Paris ou se sont-elles implantées également dans d'autres grandes villes ?

M. Hubert KILIAN : Pour mémoire, 100 000 Chinois rentrent de façon clandestine aux Etats-Unis par an. En Italie, il y avait 402 Chinois en 1973 ; aujourd'hui, ils sont entre 20 000 et 30 000. En France, en 1998, 32 000 demandes de visa ont été déposées et, en 1999, leur nombre s'élevait à 54 000.

On estime - à peu près, puisqu'en matière d'immigration clandestine, il est toujours très difficile de dénombrer - le nombre de Chinois à 120 000. Nous en domicilions 5 000 par an dans notre association.

Les Chinois du Zhejiang sont maintenant plus nombreux que les Asiatiques du XIIIème arrondissement qui, eux, sont arrivés sous couvert du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) à la suite des guerres de la Péninsule indochinoise.

Aux Pays-Bas, on estime à 45 000 le nombre de Chinois ; en Espagne, ils sont à peu près 20 à 30 000. 500 000 Chinois sont aux portes de l'espace Schengen à Budapest et n'attendent qu'une fissure dans le système pour s'y engouffrer.

Le gouvernement de Russie a récemment produit un certain nombre de rapports sur le sujet et a fait part de son inquiétude auprès du gouvernement chinois en constatant l'importance de la communauté chinoise clandestine, notamment à Moscou. Mais à Vladivostok, ville frontalière, la sinisation est d'une rapidité époustouflante.

M. Marc PAUL : Deux précisions. Novossibirsk compte 200 000 Chinois. Un rapport de la Douma indiquait que 500 000 Chinois immigraient légalement ou illégalement par an en Union soviétique, y passaient ou y transitaient.

D'après d'autres chiffres que je tire d'un congrès d'étude sur des migrations chinoises qui a eu lieu à Budapest l'année dernière, les spécialistes américains, japonais et européens estiment que l'émigration chinoise se situe entre 2,5 et 3 millions de personnes par an. Je vous rappelle que la population chinoise, aux dernières statistiques, est de 1,3 milliard d'habitants.

Les autres villes françaises concernées par cette immigration sont, par ordre d'importance, Lille, Lyon, Strasbourg et Marseille. Pour Lille, les évaluations sont de l'ordre 10 à 15 000 Chinois.

M. Lionnel LUCA : Vous avez parlé du bénéfice pour l'industrie du prêt-à-porter français. Cela reste très vague parce qu'il y a quand même bien vente, facturation ou non-facturation. Qui en profite directement ? On doit tout de même avoir des éléments ?

M. Hubert KILIAN : Il est très difficile d'obtenir des informations sur la façon dont travaillent les gens dans la confection parce qu'il n'y a pas que les Chinois, il y a aussi la communauté turque qui a beaucoup investi dans cette industrie et qui emploie un nombre important de Chinois. Cette industrie est traditionnellement liée à la communauté israélite qui se situe en haut de la pyramide économique.

M. Lionnel LUCA : Cette production va bien quelque part. On doit pouvoir la suivre ?

M. Hubert KILIAN : Oui, tout à fait.

M. Lionnel LUCA : Vous nous avez dit qu'il y avait une vitrine parfois légale et un atelier clandestin. Il doit bien y avoir un moyen de suivre la filière à partir de la vitrine légale.

M. Hubert KILIAN : C'est parce qu'il y a vitrine légale qu'il n'y a aucun moyen de suivre, qu'il n'y a pas de traçabilité de la production clandestine. Tout fonctionne au noir. Tout est en liquide.

C'est tout le problème. Plus vous êtes en bas de la pyramide économique de cette industrie, plus le liquide circule. Comme c'est un système de sous-traitance en cascade, plus vous remontez vers les donneurs d'ordres, plus vous avez d'informations sur la traçabilité du produit en lui-même.

J'ai moi-même fait plusieurs interprétations dans les ateliers de confection parce qu'il y avait des problèmes entre des patrons turcs et des ouvrières chinoises. Vous avez énormément d'ateliers de confection dans le centre de Paris. Mais, aller voir un patron pour lui poser des questions aussi délicates que sur son activité clandestine, en sachant qu'en cas de pression policière, c'est surtout sur les ateliers de confection qu'elle s'exerce et non sur le statut de réfugié pour le Chinois en question, c'est très difficile.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Une fois la dette payée, est-ce l'influence de la mafia ou celle de la famille qui est la plus forte ?

M. Hubert KILIAN : L'influence familiale, celle du clan familial. Mais parfois, le clan peut être mafieux !

Mme la Présidente : Qu'attend votre association du législateur français ?

M. Hubert KILIAN : Vu la massivité du flux et l'importance économique de la communauté chinoise, il est difficile d'attendre autre chose que du tout répressif ou du tout intégrationnisme. En l'état, je pense que des mesures d'ordre intégrationniste fortes en direction des mineurs et des jeunes seraient les bienvenues, car il n'y a que chez les jeunes que l'on peut constater un potentiel d'intégration en direction de la société française. Pour les adultes, il n'y a aucun espoir à nourrir.

En ce qui concerne les jeunes, il faudrait que l'Etat français renforce la scolarisation et la prise en charge de ces mineurs chinois.

Enfin, je voudrais relever un paradoxe. Pourquoi est-il si intéressant pour les mafias chinoises d'importer ce type de main d'_uvre ? C'est parce que le droit de séjour dans la communauté européenne, dans l'espace Schengen et en France est très sévère. C'est l'interdit qui génère l'argent.

Ouvrir les frontières, ce n'est pas du tout mon propos non plus. En supposant que se mette en place une politique qui vise à ouvrir les frontières, comme souhaitent le faire les Italiens, je pense que le flux sera tout aussi massif, mais changera de nature. Ce ne seront plus des paysans qui émigreront mais des gens aux compétences professionnelles plus développées, qui chercheront pour des raisons toujours économiques à s'installer en Occident.

Donc, d'un côté, c'est l'aspect répressif de la politique européenne qui génère le flux ; de l'autre, en ouvrant les frontières, le flux s'intensifiera aussi.

Aménager des traitements administratifs de faveur pour les Chinoises du nord qui tombent dans la prostitution ou pour les mineurs isolés n'est pas une solution non plus parce que les Chinois ont à leur disposition un art dans lequel ils règnent en maître, c'est celui de la substitution de personnes.

Si vous aménagez un système administratif de faveur pour telle catégorie de Chinois - mettons pour les prostituées -, vous aurez une explosion de la prostitution chinoise feinte dans les rues de Paris. Pourquoi ? Tout simplement, pour être régularisée, avoir une carte de séjour et, par la suite, pouvoir louer cette carte de séjour et les droits qui s'y rattachent à des clandestins.

Mme la Présidente : C'est un problème difficile à résoudre.

M. Hubert KILIAN : Je pense que l'approche répressive, si elle ferme totalement les frontières, conduira à voir se renouveler des drames comme celui de Douvres.

Si vous ouvrez les frontières, je ne sais pas si le montant de la dette baissera mais ce ne sera pas plus viable.

S'il y a une politique à avoir en la matière, je pense que c'est en direction des mineurs chinois qu'elle doit s'exercer parce que c'est en eux que l'on peut placer un espoir.

M. Marc PAUL : Pour rompre la pyramide chinoise et l'opacité, il convient de développer des moyens de communication avec cette communauté, notamment ce que nous avions tenté de faire, que nous tenterons toujours de faire, c'est-à-dire des émissions de radio en direction de cette communauté pour les informer et leur dire qu'ici, ils sont en République française et pas en République populaire de Chine.

Audition de M. Marco GRAMEGNA,
chef du service de lutte contre la traite des êtres humains
à l'Organisation internationale pour les migrations (OIM)


(extrait du procès-verbal de la séance du 30 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Marco Gramegna est introduit.

M. Marco GRAMEGNA : Je vous remercie de votre invitation, madame la présidente. En introduction, je préciserai que le sujet de la traite des êtres humains est quelque peu différent de celui de l'esclavage moderne. En effet il est, certes, lié au problème de l'immigration clandestine en général mais d'une façon différente, qui implique de graves violations des droits de la personne.

Lorsque nous parlons de traite et d'esclavage, nous parlons d'hommes, de femmes, d'enfants qui sont « trafiqués » d'un pays à l'autre ou, parfois, à l'intérieur des frontières d'un même pays. Nous parlons là d'exploitation, pas seulement sexuelle. Nous parlons là de la prostitution envisagée non pas comme un phénomène social isolé, mais comme une façon de gagner de l'argent. Il ne s'agit pas seulement de proxénétisme, mais de criminalité organisée.

La France a signé la Convention sur la lutte contre la criminalité transnationale organisée lors de la conférence qui s'est tenue à la fin de l'année dernière à Palerme, ainsi que les deux protocoles additionnels qui s'y rattachent, celui sur la migration clandestine et celui relatif à la traite des êtres humains, qui en donnent une définition précise et élargie. Je ne reprends pas ici cette définition, mais il est important de souligner ses aspects liés à la violation des droits de la personne, à la coercition et à la violence physique et psychologique exercées par les trafiquants sur les victimes.

Nous parlons également d'un processus migratoire qui, en fin de compte, est forcé. La vérité n'est pas dite aux victimes. On lit de plus en plus dans la presse, et nos recherches montrent que c'est exact, que les victimes, quel que soit leur pays d'origine, savent de plus en plus souvent qu'elles vont sombrer dans la prostitution. Mais cela ne signifie pas que les victimes connaissent la fin de l'histoire.

Savoir qu'une personne sera prostituée et décider d'aller se prostituer dans un autre pays sont deux choses différentes. Si la décision peut être personnelle, il est difficile de trouver des volontaires pour être une victime torturée, soumise à la coercition et aux violences. Nous pensons donc qu'il n'existe pas de volontariat dans le phénomène de la traite, même si les victimes savent d'avance ce vers quoi elles s'acheminent.

Je dirai deux mots du mécanisme de la traite car, s'il s'apparente à celui que l'on vous a décrit lors de l'audition précédente, il en diffère aussi. Je parlerai tout d'abord du recrutement.

Souvent, une offre de travail est faite dans les endroits où il est facile de recruter des jeunes filles. Les situations de crise humanitaire, les guerres et violences ethniques sont de véritables pépinières, offrant d'énormes possibilités de recrutement pour les trafiquants.

Ils proposent d'être danseuse, hôtesse de bar, strip-teaseuse, jeune fille au pair ou étudiante en langue, n'importe quoi de ce style. Ces propositions de travail sont généralement fausses. Elles sont parfois accompagnées d'un contrat, faux ou vrai - généralement faux - en provenance du pays concerné.

Il y a aussi, bien sûr, la vente des enfants, des filles, par la famille et leur achat par des trafiquants ou des intermédiaires des trafiquants. Il faut savoir que, dans notre Europe, en Europe balkanique, il existe des marchés de femmes comme on pouvait en entendre parler il y a mille ou six cents ans. Le fameux Arizona Market en Bosnie est un marché ouvert une fois par semaine, où l'on vend des femmes. Les prix dépendent de l'âge, de la virginité, de la condition physique de la femme.

On continue donc à vendre des femmes. Des familles vendent encore leurs filles, et pas seulement dans les pays balkaniques, mais aussi en Afrique, dans les pays d'Asie du sud-est, au Cambodge, en Thaïlande ou au Viêt-nam.

Un autre moyen de recrutement est l'enlèvement de femmes et d'enfants.

Quels sont les services offerts par les trafiquants ?

Si l'on doit passer une ou plusieurs frontières, il faut bien sûr avoir des papiers, qu'ils soient faux ou vrais. Les trafiquants fournissent tous les documents nécessaires : visas, passeports, etc., tout ce qu'il faut pour passer des frontières, même de faux papiers d'identité.

Ils offrent également le transport sous toutes ses formes : en voiture, en bus ou en avion par des lignes commerciales et, de plus en plus souvent, en bateau parce que les marchés deviennent massifs. Il ne s'agit plus de passer quatre ou cinq femmes mais des centaines, voire des milliers. Et l'on voit le bateau qui vient d'Istanbul accoster en France ou en Italie ! Le marché se massifie. Tous ces transports sont un autre service « offert » par les trafiquants.

Le placement de la personne dans un travail, ou sa simple vente, en constitue encore un autre. Normalement, ce sont des filles qui vont devoir travailler dans des bordels, des cabarets, des bars ou que l'on place comme fille au pair ou comme domestique forcée.

Certaines filles sont vendues sept à dix fois en un laps de temps de deux à cinq mois. Les prix augmentent à chaque transaction parce qu'elles passent les frontières de pays de plus en plus riches.

Le dernier service rendu est la prétendue « protection » qui intervient dès le moment du départ jusqu'au travail. Cette protection s'accompagne - excusez-moi d'être dur dans mon expression, mais telle est la réalité - d'un processus de « formation ».

Il s'agit de convaincre la victime d'être victime. Si une fille, une jeune femme piégée, faussement convaincue au début, se rend compte en cours de route qu'elle doit se prostituer pour payer la dette et ne l'accepte pas, elle doit être «  convaincue » par la force. Convaincue, cela signifie le viol sexuel de la victime pendant des semaines par les trafiquants pour la détruire psychologiquement, pour qu'elle accepte de commencer à payer la dette au travers des services du sexe.

Tous ces services offerts par les trafiquants représentent une lourde dette à payer.

Si ces filles, ces hommes ou ces enfants partent de chez eux, c'est pour chercher une vie meilleure. Le plus souvent, ils n'ont pas d'argent pour partir. Seuls quelques migrants ont les moyens de se payer un passeur, un smuggler comme disent les Anglais. Plus généralement, ce sont des filles qui n'ont rien et qui s'endettent. La dette s'accroît, bien sûr, et commence à être payée au premier poste de travail, puis dans plusieurs postes dans divers pays de travail.

La dette se paie par le travail forcé qu'il soit effectué dans la prostitution, mais aussi sous la forme d'un travail domestique, ou comme danseuse ou fille au pair. C'est toujours un travail forcé.

Quelles sont les causes de cette situation ?

Ce sont, d'une part, la misère, la pauvreté, la différence entre pays riches et pauvres et, d'autre part, le manque d'information.

Il existe encore énormément de filles et de personnes qui partent de chez elles en pensant connaître la vérité. Elles partent parce qu'elles pensent réussir en France, en Italie ou ailleurs. Elles ne savent pas la vérité. Même si nous avons pendant des années et des années essayé d'alerter le public sur les dangers qui les attendaient, les gens partent de chez eux.

Les violences politiques, ethniques, les guerres, les crises humanitaires sont des situations très favorables à la traite des personnes désespérées, qui ont tout perdu et essaient de changer de vie. Les camps de réfugiés des pays balkaniques, au cours des cinq ou six dernières années, ont été des camps de recrutement de jeunes femmes pour les trafiquants. Et cela continue. Nous allons voir dans les prochaines semaines les Albanais de Macédoine arriver en Europe. Ce sont toutes ces crises humanitaires qui poussent les jeunes personnes à quitter leur pays.

Parmi ces causes, figurent également les politiques d'immigration restrictives conduites en Europe. La personne que vous auditionniez avant moi l'a dit : on a fermé notre Europe. Les trafiquants offrent la possibilité d'entrer dans cette forteresse : vous payez et on vous fait entrer. Car si les gens viennent, c'est qu'il existe une demande, formelle ou informelle, de main d'_uvre au sein de l'Union européenne, tout comme aux Etats-Unis, au Canada, en Australie où se développent l'immigration irrégulière et la traite.

L'une des causes du développement du trafic d'êtres humains qui vous intéressera certainement est l'absence de législation appropriée. Nous n'avons généralement pas en Europe, à part dans deux pays que je peux citer, de législation adaptée pour lutter contre la traite.

Bien sûr, l'Europe et chaque pays européen, dont la France, ont un corpus légal qui peut être appliqué à certains aspects de la traite, mais il n'existe pas de législation totalement spécifique, comme cela peut exister en Belgique ou en Italie et, nouvellement, au Kosovo, territoire à la tête duquel, lors de la mise en place de la législation contre la traite, il y avait un Français, M. Kouchner. Donc, au sein de l'Union européenne, seuls deux pays disposent d'un véritable outil, d'un véritable instrument légal, pour lutter contre la traite.

On ne peut nier que, s'agissant de la prostitution, il existe une demande d'un marché du sexe dans l'Union européenne. Si ces filles font l'objet d'un trafic, forcé ou pas, c'est parce qu'il y a une demande, une clientèle, pour les services offerts par ces femmes étrangères.

Il n'est nul besoin de le dire, mais les conséquences pour les victimes sont tout d'abord la violence, la violation des droits de la personne et les maladies de tous types.

Pour les pays de destination, les conséquences sont, tout d'abord, l'existence et la présence de réseaux criminels sur leurs territoires et sur celui de l'Union européenne. C'est établi par la police. Les études que nous avons menées, et celles conduites par d'autres organisations, font ressortir que la traite des êtres humains est organisée par la criminalité internationale.

C'est une affaire énorme, présentant peu de risques, contrairement au trafic de la drogue. Quiconque se fait interpeller à une frontière avec 100 grammes de cocaïne, ira au moins en prison pendant un temps. Dans certains pays comme la Malaisie, il sera même exécuté car franchir la frontière avec de la drogue est lourdement pénalisé. Mais si vous passez des frontières avec des femmes ou des personnes «  trafiquées », dans plusieurs pays de l'Union européenne, vous ne serez pas sanctionné parce que la police n'aura pas d'instrument pénal à vous appliquer.

De plus, la femme victime de la traite sera également « victimisée » par la répression qu'elle subira en tant qu'immigrante clandestine, parce qu'elle est munie de faux papiers ou entrée sans visa. Son trafiquant, lui, sera libéré parce qu'il n'existe aucun instrument légal contre lui.

Il y a donc une présence de réseaux criminels qui ne travaillent pas seulement dans le domaine de la traite des femmes, mais aussi en matière de trafic de drogue, d'armes, de blanchiment d'argent - tout ce qui produit beaucoup de profit.

Pour les pays d'accueil, une autre conséquence de la traite est la violation des différentes législations, pas seulement celles relatives à l'immigration, mais aussi celles du travail et des droits de l'homme. Toutes ces lois sont violées par l'exercice de la traite.

De plus, il subsiste un problème considérable qui représente, pour tous les pays, une atteinte à la démocratie : celui de la corruption. Il a été prouvé partout dans le monde, que ce soit dans les pays riches ou pauvres, que la présence des réseaux criminels et de la traite conduit à la corruption de fonctionnaires. Il s'agit d'une atteinte à la démocratie.

Sans vouloir minimiser ce qui se passe en France, cela se produit dans le monde entier. Partout. Nous n'avons pas trouvé de pays qui ne soit pas concerné, que ce soit en tant que pays d'origine, de transit ou de destination, ou un mélange des trois. Tous les pays du monde sont concernés et les grands Etats de l'Union européenne le sont plus que les autres.

Il en est de même des Etats-Unis, de l'Australie mais certains pays d'Asie, d'Afrique, des Caraïbes et d'Amérique latine le sont tout autant. Si tous les pays du monde sont concernés par la traite, il existe cependant des zones de concentration, qui sont, bien sûr, les pays riches. Mais on commence à observer des mouvements curieux, de pays pauvres vers des pays encore plus pauvres. Nous travaillons tous les jours sur le terrain en apportant notre aide aux victimes. Nous cherchons à prévenir et à assister les victimes et nous rencontrons aujourd'hui des femmes péruviennes, par exemple, qui font l'objet d'un trafic vers la Corée du sud. Il y a deux mois, nous avons porté assistance à des femmes roumaines au Cambodge.

Nous commençons à discerner des mouvements, qui ne sont pas classiques, entre des pays pauvres. C'est un marché international considérable, dont les profits sont gigantesques : dans tous les pays, il existe des classes privilégiées qui peuvent en profiter.

Il est difficile de dire combien de personnes sont concernées par ce trafic, car c'est un processus illégal. Il n'y a donc pas de collecte de données ni de législation y invitant. Néanmoins, notre estimation générale, très grossière, est que dans les pays de l'Union européenne, on compte entre 200 000 et 300 000 femmes touchées par la traite en vue de leur exploitation sexuelle.

En ce qui concerne la France, il m'est impossible de vous dire le nombre de personnes concernées mais, si l'on compare aux chiffres européens, il doit y avoir au moins 10 000 femmes stables exploitées sexuellement.

Cela fait des années qu'est engagée la lutte contre ce phénomène. Malgré cela, les chiffres augmentent. Le trafic augmente parce que ses causes perdurent et se répandent : pays d'origine pauvres, réseaux criminels, manque de législation, demande d'emplois. Les femmes « trafiquées » pour l'exploitation sexuelle en France proviennent de différents pays du monde, pas seulement de pays ayant des liens culturels avec la France.

Pour n'en mentionner qu'un, je parlerai d'un pays d'Afrique comme le Nigeria dont les femmes font l'objet d'un trafic en direction de toute l'Europe. Pour la plupart, ces Nigérianes transitent par avion et par l'aéroport Charles-de-Gaulle. De là, soit elles restent en France, soit elles partent en Italie ou en Belgique, suivant les différents réseaux nigérians en Europe.

Le Nigeria envoie donc des femmes en Europe qui, après avoir traversé différents pays de l'Afrique de l'ouest, aboutissent, par exemple, à Dakar d'où elles prennent l'avion pour Paris. De là, elles sont réparties et ne sont pas seulement victimes d'exploitation sexuelle mais aussi culturelle puisqu'elles sont utilisées pour la pratique du vaudou, pratique assez « intéressante », si je puis dire, en tant qu'exploitation d'êtres humains.

De nombreuses femmes proviennent également d'Asie, et la Thaïlande est un pays d'origine important.

Mais d'où viennent les femmes que l'on trouve en Europe ?

Leurs origines sont très variées. La crise en Albanie, au Kosovo, dans les pays balkaniques en général, provoque l'immigration des femmes. La Moldavie est un pays dans lequel un pourcentage considérable de jeunes femmes a quitté le pays : 20 à 25 % des jeunes femmes sont parties au cours des trois dernières années. Victimes d'un trafic, c'est sûr, pas d'une autre façon !

L'Ukraine, la Moldavie, la République tchèque sont des pays qui envoient des femmes en France ; qu'elles y transitent ou y restent, elles font l'objet d'une traite, d'un trafic, où elles sont exploitées durant un certain temps, puis vendues.

Les personnes auditionnées avant moi vous parlaient des Chinoises qui commencent à apparaître en France dans le domaine de la traite des femmes pour l'exploitation sexuelle. C'est aussi le cas en Belgique et au Royaume-Uni.

En France, nous constatons une concentration de ces jeunes femmes dans quelques villes : Paris, Nice, Lyon. On trouve davantage telle ou telle nationalité selon les villes car les réseaux criminels luttent pour le contrôle des villes. Il y a une guerre permanente entre les réseaux criminels albanais, chinois, ukrainiens, russes, entre autres, pour contrôler si ce n'est des villes entières, du moins des quartiers entiers.

Je suis sûr que vous avez parlé avec la police française et l'OCRTEH qui doivent disposer de bien plus de données que nous sur le cas de la France. Bien sûr, les autres activités des filières sont toutes criminelles.

Une de ces activités est le déplacement des femmes d'un pays à l'autre. Une femme du Nigeria qui arrive à l'aéroport Charles-de-Gaulle, peut rester à Paris pour travailler, forcée, dans la prostitution ; elle peut aussi être transférée immédiatement en voiture vers le nord de l'Italie, ou encore être envoyée à Nice où elle travaillera, forcée, pendant quelques jours avant d'être prise en charge par un réseau criminel italien ou albanais, et transférée en Italie. Elle finira, normalement, en Italie ou en Belgique, mais sera avant exploitée en France.

Pour ce qui est de l'action de l'Union européenne, je suis très fier de dire que nous travaillons très étroitement avec la Commission sur le sujet depuis déjà plusieurs années. La Commission a organisé en 1996, avec notre coopération, la première Conférence européenne sur la traite des femmes et l'exploitation sexuelle, de laquelle est issue la première communication de la Commission pour le Conseil. Le Parlement, deux ans après, a procédé à une révision de la communication qui établit les règles et les plans d'action de l'Union européenne sur le sujet de la lutte contre la traite.

Dans le même temps, la Commission a créé différents programmes, dont le programme STOP, qui favorise la diffusion de l'information et la recherche sur le problème de la traite des êtres humains, ainsi que le programme Daphné, instauré il y a deux ans, qui ne s'intéresse pas directement à la traite mais concerne la violence contre les femmes.

Il y a eu un élargissement du mandat de la division Drogues d'Europol il y a deux ans et demi, me semble-t-il, afin que celle-ci puisse aussi agir dans le domaine de la traite des êtres humains.

Un bureau judiciaire européen a été créé. Il sera mis en place bientôt et s'occupera, entre autres, du problème des migrations irrégulières et de la traite des êtres humains.

Une décision-cadre de la Commission a été examinée dernièrement par le Conseil et le Parlement sur la nécessité, pour tous les Etats membres de l'Union ainsi que pour les candidats à l'Union, d'établir d'ici la fin de l'année prochaine, des législations contre la traite des êtres humains. Il y a une demande, ou plutôt devrais-je dire, une exigence de l'Union à l'égard de ses Etats membres et des pays candidats pour qu'ils aient élaboré des législations contre la traite d'ici un an et demi. On se rend bien compte qu'on ne pourra pas lutter efficacement contre la traite si seuls deux pays de l'Union ont une législation utile, même si elle reste encore incomplète et si les autres ne font pas de même. C'est un problème universel. Il faut lutter en unissant tous les efforts de tous les pays, au moins au niveau régional, au niveau de l'Europe.

Il faut montrer une attitude pionnière dans la lutte. L'harmonisation, le rapprochement des législations des grands Etats membres sont extrêmement importants pour fermer les portes, non pas à la migration, mais à la traite des êtres humains.

Qu'est-ce qu'une bonne législation ?

J'ai mentionné celles de la Belgique et l'Italie. Vous êtes des législateurs et je ne vous apprendrai rien mais, pour nous qui pratiquons la prévention et l'assistance, une bonne législation consiste à ne surtout pas oublier la protection et l'assistance des victimes. Il faut se rendre compte que les victimes de la traite sont des victimes et non des criminels. Il ne faut pas confondre les deux.

La législation doit donc comporter des mesures de protection et d'assistance pour les victimes, tout en prévoyant de lourdes peines pour les trafiquants. C'est simple à dire et il y aurait encore beaucoup à ajouter, mais ce sont les deux aspects qui doivent absolument se retrouver dans toutes les législations. Il est extrêmement important qu'existe la possibilité d'informer, d'assister les victimes, de faire en sorte que celles qui arrivent en France puissent s'exprimer, aller à la police, avoir un numéro de téléphone vert, comme en Italie, auquel les victimes peuvent téléphoner à tout moment pour dénoncer leur situation.

Si je puis me permettre, je ferai maintenant de modestes références à la législation française.

Vous le savez mieux que moi, la législation française agit sur le domaine de la traite essentiellement par le biais de la loi contre le proxénétisme. C'est, bien sûr, un instrument très efficace.

Cependant, le problème n'est pas celui de la prostitution ni celui du proxénétisme, mais un problème de violation des droits de la personne, de violences faites aux femmes. La loi contre le proxénétisme peut permettre de punir les proxénètes, mais elle ne suffit pas à régler le problème.

La législation réprimant la participation à une association de malfaiteurs peut aussi être utilisée, ainsi que toutes les législations françaises contre l'esclavage et protégeant la défense des droits de la personne. Mais nous voyons bien qu'il manque une loi centrée sur la traite en tant que phénomène moderne.

Il convient avant tout d'établir une politique de protection des victimes. La Belgique et l'Italie ont, par exemple, mis en place une politique de distribution de titres de séjour temporaire, voire définitif, aux victimes. En Belgique, les victimes qui acceptent de témoigner contre les trafiquants, permettant ainsi d'initier des procès contre eux, reçoivent un permis temporaire ou définitif de séjour.

Il existe aussi des programmes d'assistance juridique, médicale, médico-psychologique et d'hébergement. Il s'agit d'élaborer un système permettant de protéger et d'assister la victime. Sans assistance aux victimes, il n'existe pas vraiment de lutte contre la traite car cette lutte ne peut se réduire au seul aspect policier et criminel de ce phénomène. Certes, celui-ci est très important, mais il faut également prendre en compte l'aspect humain de la traite.

La création d'une structure nationale visant à coordonner l'activité nationale sur la traite est également essentielle. Dans quelques pays, au sein de différents ministères, des divisions ou des départements administratifs variés travaillent sur la traite ; or, sans coordination, leur action est extrêmement difficile.

Enfin, pour vous parler de l'OIM, je dirai que nous avons commencé à travailler sur la question de la traite il y a quelques années. Le problème de la traite était alors si grave que les Etats membres ont décidé de créer une unité spéciale chargée de coordonner et de guider le travail en la matière, unité que j'ai le privilège de diriger, au siège, à Genève.

Pour commencer, nous faisons de la prévention. Cela suppose d'avoir cerné le problème car celui-ci est extrêmement dynamique ; on ne peut pas dire que les trafiquants passent à tel endroit, que les routes du trafic sont celles-ci et les mécanismes ceux-là, car ils possèdent plus de soutiens, d'infrastructures et de logistique, que n'importe quel gouvernement et peuvent modifier leur dispositif d'un jour à l'autre. Si vous installez un poste frontière à un endroit où vous savez que les personnes « trafiquées » transitent, les trafiquants le sauront immédiatement et modifieront leurs routes en conséquence.

Nous étudions donc en permanence la façon dont s'organise le trafic : les pays concernés, les routes, les mécanismes, les trafiquants, le profil des victimes. Nous menons des recherches rapides, focalisées, en quelques semaines. Bien sûr, ce ne sont pas des études profondes, scientifiques - bien que nous respections beaucoup ce type de travaux - mais des analyses faites pour décrire aux décideurs politiques de nos Etats membres ce qui se passe aujourd'hui sur leurs propres territoires.

Sur la base de ces études, nous menons des campagnes massives d'information, essentiellement dans les pays d'origine, pour informer la population, et surtout les victimes potentielles, des dangers des migrations clandestines et de la traite : « Si vous pensez que vous avez un véritable contrat de travail en main, réfléchissez à deux fois. » Bref, nous informons la population des dangers qui la guette.

Ensuite, une fois informée, la personne prendra sa propre décision. Nous ne pouvons pas lui imposer de ne pas partir, car nous ne sommes plus en dictature et les gens peuvent quitter leur pays. Mais nous voulons qu'ils le fassent en fondant leur décision sur une information véritable, crédible.

Nous menons donc des campagnes d'information. Nous le faisons depuis des années dans de nombreux pays d'origine concernés : en Europe de l'est, dans les Balkans, en Asie et dans les Caraïbes et nous voyons, peu à peu, le flux migratoire diminuer grâce à cette information.

La coopération technique est une autre forme de la politique de prévention que nous mettons en place. Elle passe par la formation policière, la formation de fonctionnaires de l'Etat. Nous nous sommes aperçus que, parfois, les policiers ou les fonctionnaires placés aux frontières ne sont pas capables d'arrêter, ni même de déceler, un processus de traite tout simplement parce qu'ils ne sont pas formés pour cela.

Ils sont formés en matière de lutte contre l'immigration clandestine - « Avez-vous des papiers ? Un vrai passeport ? Un visa ou pas ? » - mais quand ils voient passer un homme avec cent femmes, toutes avec des papiers en règle, ils ne se rendent pas compte qu'ils ont affaire à un phénomène de traite.

Il leur faut donc une formation. Nous nous efforçons de la mener dans tous les pays du monde, qu'ils soient d'origine, de transit ou de destination. Nous le faisons en collaboration avec les gouvernements et cherchons à établir une coopération pour que soit discutée et adoptée une législation adaptée à la lutte contre la traite.

Enfin, nous agissons directement sur le terrain dans le domaine de l'assistance et de la protection aux victimes.

Nous établissons, pour ce faire, des programmes de protection des victimes que l'on adresse à nos bureaux - nous en avons à peu près cent vingt sur le terrain. La plupart travaillent sur la traite mais aussi sur d'autres programmes d'actions.

Nous assurons la protection des victimes pendant un certain temps. Puis, nous leur offrons une assistance médicale, psychologique et juridique. Enfin, nous assurons leur retour et, si possible, leur réinsertion dans leur pays d'origine. C'est un « paquet global d'assistance », si je puis dire. Le retour doit être volontaire. Cela relève des prérogatives de chaque Etat, bien sûr, mais l'OIM ne travaille que sur la base d'un processus volontaire de migration.

Pour réaliser ces tâches, nous coopérons avec des organisations non gouvernementales. Elles sont notre contact sur le terrain aux côtés des victimes. Elles représentent la possibilité d'établir le lien entre les victimes, les organisations intergouvernementales et la police.

Pour terminer, je dois souligner que la coopération avec la police dans tous les pays du monde est un aspect extrêmement important. Sa formation mais aussi la coopération et la compréhension entre elle et les organisations non gouvernementales, l'échange d'informations sont nécessaires pour lutter efficacement contre le crime que constitue la traite.

Mme la Présidente : Outre les subventions distribuées par l'Union européenne on peut également envisager la création d'un parquet européen. Ne serait-ce pas également un moyen permettant d'avancer plus rapidement dans la répression de la traite ?

En effet, vous avez démontré que les textes français étaient relativement inadaptés à la lutte contre la traite. J'ai le sentiment que, de surcroît, la procédure pénale française ne permet que difficilement de démanteler un système qui s'apparente à de véritables réseaux mafieux. Que pensez-vous de l'idée de confier à un parquet européen, non seulement la compétence dans le domaine des fraudes aux subventions de l'Union européenne, mais également en matière de lutte contre la traite des êtres humains ?

M. Marco GRAMEGNA : Cette idée d'un parquet européen comme instance de discussion et d'application de la loi nous paraît extrêmement importante. Je pense que les législations contre la traite commenceront à se rapprocher en Europe grâce à la création d'un parquet européen. Ce serait une instance très précieuse pour parvenir à des accords permettant de lutter réellement contre la traite.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais que vous nous donniez votre appréciation sur l'efficacité des législations spécifiques adoptées par la Belgique et par l'Italie.

M. Marco GRAMEGNA : C'est une question extrêmement difficile et nous nous la posons tous les jours. La législation italienne est très récente. La législation belge est plus ancienne mais elle ne date, malgré tout, que de cinq ans au plus. Nous n'avons donc pas de données permettant d'affirmer clairement que, grâce à elle, la traite a diminué en Belgique.

En Italie, ce n'est pas encore très évident, en raison de l'environnement géographique et politique italien et des problèmes causés par la crise dans les Balkans et par la proximité de l'Albanie. Les trafiquants albanais débordent les moyens dont dispose la police italienne qui lutte très difficilement contre eux, notamment en Adriatique.

En Belgique, le processus est différent. La législation est plus ancienne. Nous pouvons affirmer qu'elle a contribué à normaliser le flux migratoire de la traite. Mais l'essentiel est que les législations belge et italienne permettent d'apporter une assistance aux victimes. Cela n'existait pas auparavant. Le trafic commence à diminuer, mais ce qui est important dans ces législations, c'est que maintenant les victimes peuvent être protégées et assistées. Nous constatons donc un résultat positif d'un point de vue de l'assistance humanitaire.

M. le Rapporteur : Vous avez, à juste titre, insisté sur le fait que la traite ne serait pas possible sans un très large système de corruption. En tant qu'observateur privilégié de ces phénomènes, appliquez-vous ce constat à l'ensemble des pays de l'Europe, services consulaires compris ? Votre diagnostic était global, comprenez qu'il nous intéresse d'en connaître le détail, même si je peux comprendre, par avance, votre réserve.

M. Marco GRAMEGNA : Comme dans toutes les grandes affaires criminelles, les sommes d'argent en jeu sont si importantes que la corruption de fonctionnaires ne touche pas seulement ceux des pays pauvres, mais aussi ceux des pays riches.

Je peux citer le cas - c'est du domaine public - de fonctionnaires des services de l'immigration américains corrompus par des trafiquants, qui sont aujourd'hui en prison. Les Etats-Unis ne sont pourtant pas exactement un pays pauvre ! Des fonctionnaires européens, italiens, des fonctionnaires consulaires, en Afrique, en Belgique sont aussi en attente de jugement ou bien condamnés et en prison. Les sommes d'argent en jeu sont tellement élevées que la corruption peut concerner tout le monde.

M. le Rapporteur : Vous nous avez parlé des campagnes d'information que vous menez dans des pays d'origine. Pouvez-vous nous donner quelques détails sur la manière dont elles s'élaborent et sont organisées sur le terrain ?

M. Marco GRAMEGNA : Les campagnes d'information sont menées, bien évidemment, toujours avec l'accord du pays concerné. Celui-ci est normalement un Etat membre de l'organisation. Ces campagnes se font sur la base d'une rapide recherche que nous conduisons dans le pays pour connaître le profil des victimes potentielles, en nous appuyant sur ce que nous savons déjà des victimes de la traite dans d'autres pays. Cette étude nous aide également à comprendre le système d'information, les médias du pays concerné car il nous faut connaître les moyens de communication les plus utilisés.

Cette recherche nous permet d'élaborer le message objectif le plus crédible pour la population, pour les jeunes femmes ou pour les enfants, et nous fournit des données culturelles et sociales ainsi que le profil économique général de la population. Nous recherchons les causes d'émigration et essayons d'évaluer la connaissance qu'ont les uns et les autres du processus migratoire. Le sondage s'appuie sur des questions de ce type : « Pourquoi voulez-vous partir en Allemagne ? Que savez-vous de ce qui vous attend là-bas ? ».

Sur la base des conclusions tirées du sondage, nous établissons des messages qui seront diffusés par les moyens appropriés. Cela peut être par la télévision, par des messages écrits, par des discussions de groupes, de communautés, ou par les journaux. Bref, nous employons les moyens les plus utilisés, les plus crédibles et nous lançons des messages en direction des victimes potentielles.

De plus, nous organisons des séminaires avec les victimes potentielles pour discuter avec elles et connaître plus profondément le sujet afin de bien construire notre message.

En règle générale, le message est le suivant : « Si vous voulez partir, partez, mais auparavant, sachez qu'il y a la traite et les trafiquants et voici les routes qu'utilisent les trafiquants. Si vous arrivez en Albanie, vous serez vendues et, ensuite, revendues au marché Arizona en Bosnie ». Nous racontons la vérité en nous appuyant sur des témoignages, car nous en avons des milliers qui proviennent des victimes que nous avons assistées. Nous diffusons les messages pendant un certain temps, parfois même toute une année durant, comme nous l'avons fait en Roumanie.

Au bout d'un an, nous faisons une évaluation de l'impact du message au travers de données officielles : combien de personnes ont franchi la frontière ? Combien de demandeurs d'asile sont arrivés dans les différents pays d'Europe ?

Cette évaluation d'une année sur l'autre est assez difficile à réaliser, presque impossible, mais telle est, à peu près, l'économie générale des campagnes d'information que nous menons.

Dans les pays où nous nous apercevons que les enfants sont victimes du trafic, nous diffusons nos messages à l'école. Nous essayons d'introduire les messages contre la traite dans les programmes scolaires des enfants.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé de l'existence de marchés de femmes comme cela existait du temps de l'esclavage, il y a deux mille ans. Il existe donc des endroits en Bosnie, où l'on peut se rendre et acheter des femmes au vu et au su de tout le monde ?

M. Marco GRAMEGNA : Le marché Arizona, au nord de la Bosnie, est un marché qui fonctionne une fois par semaine, comme un marché aux puces, à la différence que sont des femmes nues qui sont vendues au public. Les trafiquants y viennent, regardent la « marchandise », excusez-moi de parler ainsi, et lancent les enchères : 100 dollars, 200 dollars, cela peut monter jusqu'à 1 500 ou 2 000 dollars pour une jeune femme vierge. Cette femme est achetée et utilisée immédiatement.

Puis, on lui fait franchir la frontière et elle est revendue d'un trafiquant à l'autre. Ce marché de Bosnie est le plus connu, mais cela existe, d'une façon ou d'une autre, dans tous les pays - peut-être même en France mais ce n'est pas public.

Le fait de vendre une femme ou plusieurs dans un bordel ou dans un bar obéit au même mécanisme : on paie pour de la marchandise, pour sa qualité, et le prix est fixé par rapport à une demande.

M. le Rapporteur : S'agissant des mécanismes d'aide au retour, lorsque ces femmes reviennent dans leur pays d'origine, des mesures de protection sont-elles prises ? Ne craignez-vous pas que des mesures de rétorsion et des violences soient exercées à leur encontre ?

M. Marco GRAMEGNA : Les femmes et même les enfants qui retournent dans leur pays, le font toujours de façon volontaire. Ils nous signent une déclaration témoignant de leur volonté.

Une fois que nos fonctionnaires et les ONG présentes sur le terrain ont assisté les victimes médicalement, légalement et psychologiquement, nous faisons une petite enquête sur place concernant leur famille, leur entourage, leur communauté, afin de savoir comment elles seront reçues.

Cela ne nous assure pas que les trafiquants n'agiront pas de leur côté, car ils connaissent tout de leurs victimes. Une façon de les contrôler est, en effet, de tout savoir de leur origine, de leur famille, de leur maison. Ils exercent des pressions, en ne menaçant pas seulement la femme mais aussi sa famille. Parfois, les femmes sont contrôlées à travers les menaces faites contre leur famille. Il n'est pas besoin de violences physiques : « Si tu t'échappes, je tue ta famille, ton enfant. » Menacer une femme d'attenter à la vie de ses enfants suffit à exercer un contrôle sur elle.

Nous essayons également de nouer des relations avec la police, ce qui implique, parfois, une énorme insécurité quant à la source de l'information et quant à ce que la police fera de cette information.

C'est toujours une question que nous nous posons. Quand une personne retourne dans son pays d'origine, nous essayons d'assurer un suivi de son cas. Sur les milliers de personnes que nous avons aidées à retourner dans leur pays d'origine, aucune d'entre elles n'y a été violentée. Mais nous ne savons pas si les femmes n'ont pas été « retrafiquées » car elles se retrouvent dans la même situation économique qu'à leur départ et sans possibilité de réinsertion économique et sociale. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, ce qui les avait incitées à partir une première fois, les poussera à partir de nouveau.

Mme Odette CASANOVA : Vous nous avez notamment demandé d'élaborer une législation adaptée visant à protéger les victimes et pas seulement à lutter contre les proxénètes. Considérez-vous que sans proxénète, il n'y a plus de prostitution ?

En outre, vous n'avez jamais parlé du client. Or, s'il y a un proxénète, c'est qu'il y a marché, et s'il y a un marché c'est qu'il existe un client. S'agissant du problème des ateliers clandestins, on se dit que si l'on arrivait à atteindre la boutique qui vend le produit trafiqué, le trafic serait stoppé. De même, pour les femmes prostituées, il faudrait sans doute se préoccuper du client.

Par ailleurs, que représente le nombre des personnes que vous protégez par rapport au total de celles qui sont vendues ? Vous me répondrez, sans doute, que ce nombre est infinitésimal, mais je voudrais l'entendre de votre bouche parce que je pense qu'il doit être très difficile de protéger les victimes face à ces vastes réseaux criminels internationaux.

M. Marco GRAMEGNA : L'absence des proxénètes peut révéler une décision personnelle d'exercer la prostitution. Qu'elle soit légale ou illégale, la prostitution sans proxénète ne sera donc pas forcée. Ensuite, il existe ou non une législation qui permet ou pas la prostitution.

Mais les proxénètes représentent la violence et l'exploitation. Dans le cas de la traite, le proxénète est lié au trafiquant, au réseau criminel qui gagne de l'argent et exploite la femme. Sans cela, il peut exister de la prostitution, mais, en tout état de cause, elle est volontaire.

Nous n'avons pas étudié la question des clients mais c'est pourtant un aspect extrêmement important. Je ne parle pas d'eux en tant que clients de la prostitution, cela relève de la compétence de psychologues ou de psychiatres, mais en tant que clients de femmes faisant l'objet d'un trafic. Il serait bon de mener des campagnes d'information qui s'adressent aux clients en Europe, pour leur dire que si le service sexuel est une chose, et que c'est à eux ou à leur Etat de décider de la politique à adopter à ce sujet, il faut savoir que la personne qu'ils vont utiliser sexuellement est une personne forcée, dont les droits ont été violés et qui a souffert de la coercition et de la violence physique.

En menant des campagnes de ce type, nous réduirons au moins une partie du marché irresponsable et mal informée, mais il est très important, bien sûr, d'étudier les clients.

Le pourcentage des femmes bénéficiant de l'assistance de l'OIM est difficile à définir. Nous avons assisté des milliers de personnes dans le monde, que nous avons protégées, aidées médicalement, légalement, socialement et que nous avons raccompagnées, réinsérées dans leur pays d'origine. Plusieurs milliers de personnes, mais quand on pense que, dans le monde, deux millions de personnes au moins sont victimes de la traite actuellement, il est vrai que notre action semble minime.

Cependant cela ne nous arrête pas ; c'est pour cela que nous continuons à essayer de travailler avec le plus grand nombre d'Etats membres et, bien sûr, avec les organisations non gouvernementales.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Monsieur, je vous remercie de ce que vous avez dit avec tant de franchise et d'émotion. Pour prolonger la question précédente, je tenais à souligner que s'il y a vente d'un produit, c'est qu'en effet, il existe des clients. Or ne pensez-vous pas que nous avons la solution si nous voulons bien l'appliquer ? En effet, nous parlons toujours des droits de l'homme et oublions de faire ce qu'ont fait les révolutionnaires de 1789, à savoir de parler des devoirs du citoyen.

Si l'on parlait un peu plus du devoir de citoyen, on apprendrait aux gens à se respecter. Puisque ce sont les pays les plus riches qui attirent les femmes victimes de la traite, les politiques conduites dans les différents pays de l'Union européenne devraient - au lieu de parler indéfiniment de libération sexuelle, en répétant que les femmes sont libres d'utiliser leur corps comme elles veulent et les garçons de faire ce qu'ils souhaitent, au lieu de ne parler, dans l'éducation sexuelle, que de contraception, de préservatifs et de pilules de la veille ou du lendemain - affirmer qu'un garçon, dès tout petit, doit respecter une fille et une fille éviter de le tenter, si j'ose dire. Ne pensez-vous pas que, ce faisant et forts de la culture commune de nos pays depuis deux mille ans, nous arriverions à une meilleure protection de toutes ? On affirme souvent que la prostitution est le plus vieux métier du monde, mais les besoins semblent se multiplier. La preuve en est que l'on constate une croissance effrayante de ce phénomène.

N'y aurait-il pas une politique d'ordre plus philosophique à mener, s'appuyant davantage sur les devoirs des uns vis-à-vis des autres, que celle qui consiste simplement à réprimer, comme n'importe quel banditisme ou marché frauduleux ?

M. Marco GRAMEGNA : Je suis tout à fait d'accord avec vous sur le long terme.

Je pense, en effet, qu'une des bases principales de la traite des femmes est la violence faite aux femmes en général et leur subordination dans leur pays d'origine. C'est un aspect extrêmement important parce que si ces femmes sont vendues, si elles veulent partir de chez elles, c'est parce qu'elles sont culturellement dans une situation de subordination et de soumission.

Dans certains pays balkaniques et de l'Asie du sud-est, les femmes, les jeunes filles et les bébés sont vendus parce que « cela » ne sert à rien. C'est une mentalité qui remonte à des milliers d'années. On la retrouve dans les pays balkaniques, surtout dans les régions de montagnes. Dans certains pays africains, c'est exactement la même chose. Il y a un processus de subordination, une mentalité culturelle vis-à-vis de la femme qui s'exprime dans les violences contre elle.

Dans notre société aussi, les violences faites aux femmes sont un des piliers de la traite. C'est pour cela qu'il y a la traite des femmes plutôt que celle des hommes, même si celle-ci existe également.

Lutter contre cela, même si c'est une lutte à long terme, est aussi un combat extrêmement valable.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous avez parlé des campagnes de prévention et d'information qui sont menées dans les pays d'origine. C'est une piste fondamentale qu'il faut développer. A ce propos, je souhaiterais savoir qui les finance : s'agit-il des Etats d'origine ou des Etats bénéficiaires ? Si c'est le cas, de quels moyens disposez-vous ?

Par ailleurs, vous avez fait référence à une décision-cadre de la Commission européenne, qui ferait obligation aux Etats membres et aux Etats candidats de se doter d'une législation commune contre la traite des êtres humains d'ici un an et demi. De quand date cette décision ?

M. Marco GRAMEGNA : Notre organisation n'a pas de fonds propres. Nous recevons une contribution de nos Etats membres pour l'administration et le fonctionnement de l'organisation. Tous nos projets et activités sont financés directement par les Etats. Nous recevons également des fonds en provenance de fondations ou de personnes privées mais, généralement, nos projets sont financés par des Etats.

Les campagnes d'information que nous avons menées dans les différents pays en Europe ont plutôt été financées par la Commission européenne. Celle-ci a notamment financé intégralement les campagnes d'information menées dans des pays comme la Hongrie, la Roumanie, etc. Les Etats-Unis, dans le cadre des accords transatlantiques, en ont également financé ou cofinancé, une partie avec la Commission européenne.

Généralement, ce sont les pays de destination concernés par la traite, ou les organisations régionales des pays de destination, qui le font. Dans le cas de l'Afrique, des gouvernements européens nous financent également des campagnes d'information. Voilà quels sont les principaux Etats donateurs.

En ce qui concerne votre seconde question, la décision-cadre n'a pas encore été adoptée. Elle a été envoyée de la Commission au Conseil au mois de janvier dernier pour discussion. Les ministres de la Justice et de l'Intérieur, qui se sont réunis lundi dernier, commencent à en discuter, mais il n'y a pas encore eu d'accord.

Mme la Présidente : L'heure nous impose de nous arrêter. Je le regrette car nous aurions encore de nombreuses questions à vous poser. Nous avons été très intéressés par vos propos. Il est vrai que nous aimerions obtenir un peu plus de détail sur ces campagnes d'information et sur leur évaluation, et que nous n'avons pas beaucoup abordé la question des clients.

Avant que vous nous quittiez, j'aimerais toutefois vous poser une dernière question : en France, avec l'arrivée massive de femmes vendues, achetées, revendues et rachetées, l'offre semble bien plus forte qu'elle n'était il y a quatre ou cinq ans. Avez-vous le sentiment - le sentiment parce que je ne pense pas qu'existent des études sur le sujet - que la demande augmente en même temps que l'offre ?

M. Marco GRAMEGNA : C'est un aspect important : le produit, les services sexuels sont devenus moins chers, donc la demande augmente. En fait, le marché est plus accessible. Excusez-moi de parler en termes économiques, mais la prostituée française était plus chère il y a deux, trois ou quatre ans et lorsque les Albanaises sont arrivées, les prix ont baissé.

Mme la Présidente : J'ai entendu dire que le marché était « cassé » en raison des prix de ces nouvelles prostituées victimes de la traite ?

M. Marco GRAMEGNA : La demande s'accroît aussi parce qu'il y a plus de clients intéressés. La baisse des prix augmente la clientèle.

Mme la Présidente : J'ai entendu parler de conflits entre les prostituées françaises traditionnelles et celles en situation irrégulière, qui sont arrivées massivement ces dernières années.

M. Marco GRAMEGNA : Oui, les prostituées étrangères en situation irrégulière sont contraintes, par les proxénètes et les trafiquants, à travailler à n'importe quel prix et dans n'importe quelles conditions.

Il ne faut pas oublier la question du sida, bien sûr : ne pas utiliser le préservatif est une façon de payer la dette plus vite, parce que les services sont alors payés plus chers par le client. Ainsi, elle se débarrasse de sa dette et espère rentrer chez elle,... pourtant, les conséquences sont évidentes pour tout le monde !

Audition de Mme Mireille BALLESTRAZZI,
contrôleur général,
sous-directeur chargé des affaires économiques et financières
à la direction centrale de la police judiciaire


(extrait du procès-verbal de la séance du 30 mai 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Mireille Ballestrazzi est introduite.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je commencerai par quelques mots d'introduction concernant la direction centrale de la police judiciaire, qui regroupe à la fois des services centraux opérationnels et les services régionaux de police judiciaire, et qui a pour mission de lutter contre la criminalité organisée et la délinquance spécialisée.

Deux sous-directions ont un rôle opérationnel : la sous-direction des affaires criminelles et la sous-direction des affaires économiques et financières que je dirige. Toutes deux disposent de services centraux opérationnels, qui sont les divisions nationales et les offices centraux, qui ont pour correspondants régionaux les services régionaux de police judiciaire, les SRPJ.

Les services centraux ont une compétence d'officiers de police judiciaire nationale sur habilitation du procureur général de Paris, ce qui leur permet de travailler sur tout le territoire national.

Les structures centrales nationales opérationnelles sont également les points de contact nationaux en matière de coopération internationale qui s'opère grâce à la division des relations internationales de la sous-direction des liaisons extérieures de la direction centrale de la police judiciaire. Elle réunit notamment ces outils principaux que sont Interpol, Europol et l'espace Schengen.

Les deux sous-directions opérationnelles, criminelle et financière, _uvrent chacune dans des domaines spécialisés mais travaillent aussi en complémentarité dans des dossiers où l'approche commune permet de mieux cerner et démanteler l'activité des organisations criminelles transnationales.

Outre des structures logistiques, la sous-direction des affaires économiques et financières dispose de trois offices centraux, de trois divisions nationales opérationnelles et de trois brigades centrales opérationnelles.

Je vais rappeler très rapidement ce que sont ces structures.

Pour ce qui est des offices centraux, nous avons l'office central pour la répression du faux-monnayage, qui fut créé dès 1929 en application de la convention de Genève de la même année, et qui se préoccupe actuellement beaucoup de la mise en _uvre de dispositifs de lutte contre la future contrefaçon des euros.

L'office central pour la répression de la grande délinquance financière fut créé, pour sa part, en 1990. Il a pour mission principale de lutter contre le blanchiment lié à la criminalité organisée.

Enfin, le dernier en date est l'office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication. Il a été créé le 15 mai 2000 et, je le rappelle, selon la volonté du Premier ministre exprimée en août 1999. Depuis, d'autres Etats de l'Union européenne ont mis en _uvre, très récemment, ce genre de structures nationales spécialisées dans les nouvelles technologies.

Les divisions nationales opérationnelles de ma sous-direction sont la division nationale pour la répression des contrefaçons ; la division nationale pour la répression des escroqueries et des fraudes ; et la division nationale des investigations financières qui est, si je puis dire, le « summum » de la technologie financière puisqu'elle traite de l'ensemble des infractions concernant les lois sur les sociétés, la corruption, les infractions aux règles des marchés publics, ce qui exige une technique financière et des connaissances en comptabilité d'investigation très particulières.

Nous avons également les trois brigades centrales : la brigade centrale pour la répression des contrefaçons industrielles et artistiques qui traite de tout ce qui relève de la préservation des droits d'auteur, de la créativité ; la brigade centrale de répression des fraudes communautaires et des escroqueries participe, pour sa part, à la protection des intérêts financiers de l'Union européenne et travaille en relation permanente avec l'office de lutte anti-fraude de la Commission européenne ; enfin, la brigade centrale de répression des contrefaçons aux cartes de paiement est une brigade dont le travail s'accroît en raison de l'augmentation - on le voit dans les statistiques de la délinquance - des fraudes aux cartes bancaires, notamment via Internet.

Ainsi, les enquêteurs spécialisés des affaires économiques et financières et des divisions financières des services régionaux de police judiciaire vont, soit intervenir dans le cadre d'infractions spécifiques propres au domaine économique et financier qui figurent dans le code pénal, soit en matière d'infractions financières liées à l'activité d'organisations criminelles. Dans ce dernier cas, elles travaillent en complémentarité avec l'action des enquêteurs criminels. C'est le cas, notamment, pour les affaires de blanchiment d'argent sale, de lutte contre l'économie souterraine des banlieues sensibles qui est une des priorités du gouvernement.

Son action consiste aussi à apporter un soutien technique, grâce à l'intervention de ses spécialistes de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication, qui vont contribuer au traitement de la délinquance ayant recours à ces nouvelles technologies, en particulier Internet, comme support d'infractions.

Je précise que cet office central a aussi directement en charge les enquêtes de criminalité informatique pure comme les attaques des systèmes informatisés qui feront l'objet d'enquêtes réalisées par les spécialistes de cet office.

Pour toutes les infractions « classiques » - qui peuvent aller de la prostitution en passant par la pédophilie, le proxénétisme ou le trafic de stupéfiants - qui utilisent Internet comme support, les spécialistes de l'office interviendront en tant que soutien technique au service des enquêteurs spécialisés dans chacune de ces catégories d'infractions. Ils pourront également intervenir comme soutien technique dans les commissariats qui n'ont pas encore de personnels formés à ces nouvelles technologies.

Ainsi, la centralisation de l'information, l'analyse des renseignements et de l'évolution de la délinquance, le choix des objectifs opérationnels, la conduite des enquêtes entrent dans la mission de la sous-direction des affaires économiques et financières.

Pour soutenir son action opérationnelle, cette sous-direction développe une stratégie en trois points : premièrement, améliorer la formation des enquêteurs spécialisés dans chaque domaine - cela peut aller de la connaissance des réseaux de blanchiment, de la technicité de l'analyse des circuits financiers, à la comptabilité d'investigation, à la formation sur la criminalité informatique ; deuxièmement, renforcer la transversalité des actions menées avec les autres administrations concernées ; troisièmement, développer le partenariat entre le public et le privé, notamment au titre de la prévention.

Pour revenir au thème de l'esclavage moderne sous ses différentes formes qui vous préoccupe, la convention internationale sur l'esclavage qui a été signée à Genève le 25 septembre 1926, le définissait comme l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux. Il possède donc plusieurs modalités d'expression et concerne différentes infractions : la prostitution sous l'angle du proxénétisme, qui peut être liée à la traite des êtres humains - elle peut aussi s'exercer sans être directement liée à la traite des êtres humains dans les Etats qui ont une vision réglementariste de ce phénomène, ce qui n'est pas le cas en France qui a une vision abolitionniste de la prostitution - ; la pédophilie ; l'immigration clandestine sous l'angle des réseaux criminels qui exploitent les immigrés clandestins ; le travail illégal, dont le travail dissimulé ; l'esclavage domestique, avec ses traitements inhumains et la soumission au travail sans rémunération ; enfin, le trafic d'organes.

Bien évidemment, l'approche des spécialistes de la sous-direction financière sera assez éloignée de l'objet de votre mission puisque, dans la recherche des infractions pénales entrant dans le champ de votre travail, elle sera démunie d'une approche humaine - apparemment, bien évidemment, parce que nous sommes tous des êtres humains.

Dans la lutte contre le blanchiment de l'argent issu du proxénétisme, qui est un domaine sur lequel nous travaillons de manière intensive avec nos collègues de l'office central de répression du trafic des êtres humains, nous essayons de mener des enquêtes concurremment à l'enquête criminelle. Nous tentons d'organiser, au sein d'une même procédure, des équipes ayant une approche financière - d'où vient l'argent, où va-t-il ? - qui, en même temps, établiront les éléments de l'infraction criminelle. L'infraction de blanchiment ne sera établie judiciairement que si les flux financiers sont procéduralement rattachés à une infraction principale précise, établie judiciairement.

Nous pouvons connaître des problèmes dès lors qu'il s'agit d'une criminalité internationale, car nous allons enquêter sur un des éléments du flux financier global. Les difficultés dépendront alors de la qualité de la coopération policière internationale ou de l'impossibilité juridique de mettre en _uvre une coopération judiciaire internationale. C'est le cas, par exemple, lorsque l'argent de la prostitution en France va être très rapidement expédié à l'étranger ou bien lorsque, en sens inverse, de l'argent sale recyclé en France provient d'activités criminelles commises à l'étranger. Toute la réussite des enquêtes repose donc sur cette coopération policière et judiciaire.

L'infraction de blanchiment est aussi difficile à établir en raison de la complexité des circuits financiers qui l'accompagnent. Elle concerne, depuis la loi de 1996, l'ensemble des délits et des crimes.

L'office central pour la répression de la grande délinquance financière s'intéresse aussi, pour la partie blanchiment qu'elle provoque, à l'activité de trafic de migrants. L'an dernier, une enquête, qui a exigé énormément de travail en collaboration avec la deuxième section des renseignements généraux de la préfecture de police de Paris, a permis d'établir les faits de blanchiment d'argent issu d'un trafic d'immigration illégale dans le milieu asiatique à Paris et, ce faisant, de démanteler un réseau de blanchiment de l'immigration clandestine.

Quelques commissions rogatoires sont encore en cours pour clore ce dossier, mais il est vrai que c'est toujours très difficile. A cette occasion, nous avons su, par les personnes que nous avons interpellées ou auditionnées, que certains craignaient pour leur famille en Chine puisque, quelle que soit l'action que nous pouvons mener ici, les trafiquants sont en cheville avec des complices dans l'Etat d'origine, et peuvent toujours demander des comptes à la famille. Ce sont souvent des comptes de nature financière, mais si la famille ne peut pas payer, cela peut aller beaucoup plus loin.

Comme pour l'argent de la drogue, le législateur a prévu un traitement pénal particulier pour l'argent issu de l'activité du proxénétisme aggravé. C'est ce que l'on appelle le « renversement de la charge de la preuve » qui figure au 3° de l'article 225-6 du code pénal et qui permet à la police de poser des questions sur l'origine des ressources à des personnes dont il est établi qu'elles fréquentent des proxénètes ou des prostituées.

A un niveau plus local, la lutte contre l'économie souterraine des banlieues sensibles est actuellement une priorité du ministère de l'Intérieur. Elle recouvre les infractions essentiellement de recel, de blanchiment, notamment de l'argent issu du trafic de la drogue. Grâce à l'application de l'article 222-39-1 qui établit également « le renversement de la charge de la preuve » dans le domaine des stupéfiants, la police judiciaire dirige les enquêtes, en coopération avec les services de sécurité publique et les renseignements généraux de la police nationale.

La création d'une « task force » opérationnelle spécialisée au niveau national, la brigade de recherche et d'investigation financière, qui sera rattachée à l'office central pour la répression de la grande délinquance financière, est prévue cette année. Elle fait partie du plan de modernisation de la police nationale visant à renforcer la lutte contre le blanchiment de la criminalité organisée et contre l'économie souterraine sur tout le territoire national.

Par ailleurs, un amendement gouvernemental au projet de loi sur la sécurité quotidienne, qui est en discussion actuellement au Sénat, prévoit d'autoriser le concours des agents de la direction générale des impôts à la recherche de certaines infractions. Cela renforcera ce dispositif. Il s'agit de l'article 25 nouveau du projet de loi, qui correspondra à l'article L10-B nouveau du Livre des procédures fiscales. Les infractions visées concernent les articles 225-6 et 222-39-1 du code pénal relatifs au proxénétisme et au trafic de stupéfiants, et tendent à réprimer les personnes qui ne peuvent justifier de leurs ressources et qui sont en relation habituelle avec des proxénètes ou des trafiquants de stupéfiants.

Je passe à la lutte contre le cyber-proxénétisme.

Aujourd'hui, nous le savons, Internet est utilisé par les malfaiteurs pour commettre des infractions classiques. C'est le cas, entre autres, pour le proxénétisme. La puissance du réseau Internet va démultiplier la diffusion des images et des propositions à travers le monde, rentabiliser l'activité criminelle grâce à la mondialisation de la communication. L'office central pour la répression de la traite des êtres humains a démantelé ces dernières années, après des enquêtes assez longues et complexes, plusieurs réseaux de proxénétisme aggravés sur Internet.

Le rôle du nouvel Office central de lutte contre la criminalité liée aux nouvelles technologies sera, d'une part, d'apporter un soutien technique et un savoir-faire technologique aux enquêteurs spécialisés et, d'autre part, de participer à la détection des infractions grâce au travail de la cellule de veille technologique sur Internet de la direction générale de la police nationale à laquelle participe la police judiciaire.

J'ajouterai un mot sur la lutte contre la pédophilie sur Internet.

Il s'agit d'un autre volet qui entre dans les préoccupations prioritaires du gouvernement et du ministère de l'Intérieur. Ce volet se traduit, en pratique, par la veille technologique sur Internet qu'exerce la cellule de la direction générale de la police nationale et par la mise en _uvre, cette année, d'une adresse électronique de dénonciation des sites pédophiles sur Internet gérée par l'office central des nouvelles technologies, en partenariat constant avec les autres administrations concernées.

Cette adresse publique de dénonciation des sites pédophiles sur Internet, résulte d'une décision du conseil de sécurité intérieure d'octobre 2000. Sa mise en _uvre se fait au travers d'un partenariat avec la délégation interministérielle à la famille et l'enfance, qui préside au dispositif mis en place, et la gendarmerie nationale ainsi que divers autres services de la police nationale, dont la brigade des mineurs de la préfecture de police de Paris ainsi que la police judiciaire, par le biais de la participation de la division nationale de la répression des atteintes aux personnes et aux biens et de l'office central lié aux nouvelles technologies.

Enfin, les sections financières des services régionaux de police judiciaire constituent un des maillons de la lutte contre le travail illégal, qui est coordonnée par la délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal, la DILTI, et dont le rôle principal est exercé par les services de l'inspection du travail. Ceux des impôts et des douanes concourent également au dispositif répressif.

Dans ce domaine, l'activité des sections financières de la police judiciaire ne représente qu'une petite part de l'ensemble des affaires traitées par les autres services de police et de gendarmerie. La police judiciaire est saisie par les magistrats lorsque l'enquête nécessite une technicité particulière dans le domaine économique et financier. La police des frontières est également sollicitée, notamment les services de l'office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre, avec lesquels nous travaillons ponctuellement sur ce genre d'affaires car ils connaissent bien les réseaux d'immigration clandestine. Ils connaissent également parfaitement la procédure pénale dans toute sa dimension stratégique, pour appliquer et rechercher au mieux les éléments constitutifs d'infraction.

Les infractions au code du travail sont multiples. Elles concernent l'ensemble des modalités d'exercice irrégulier d'activité et d'emploi et comprend trois sous-ensembles : d'une part, les infractions spécifiques à la main d'_uvre étrangère, recouvrant l'introduction, l'emploi et l'aide au séjour d'une personne en situation irrégulière ; d'autre part, les infractions concernant tout salarié, français ou étranger, en matière de travail temporaire et de marchandage ; enfin, et quelle que soit la nationalité de la personne, les autres infractions connexes à l'emploi de main d'_uvre, comme le faux, l'usage de faux et l'abus de vulnérabilité.

Au cours de l'année 2000, les statistiques de l'activité des services de police et de gendarmerie dans ce domaine, établies par le ministère de l'Intérieur, font ressortir en matière de travail clandestin, plus de 7 500 faits constatés, plus de 8 400 faits élucidés et plus de 8 000 personnes mises en cause. S'agissant de l'emploi d'étrangers sans titre de travail, ont été constatés plus de 1 500 faits, à peu près autant élucidés et 1 200 personnes mises en cause. Quant au marchandage pour prêt de main _uvre, les chiffres sont beaucoup plus faibles : 202 cas constatés, 180 faits élucidés et 175 mises en cause.

Telles sont les statistiques globales de la police et de la gendarmerie pour l'année 2000.

En ce qui concerne l'esclavage domestique, la police judiciaire ne traite actuellement quasiment pas de cette délinquance, qui le sera par les services locaux de police et de gendarmerie ou par les services spécialisés de la police des frontières. Ce sont, en général, des cas ponctuels qui n'apparaissent pas liés à une criminalité organisée transnationale, même si ce sont des cas tragiques.

La police judiciaire pourra cependant être saisie ponctuellement par les magistrats s'ils le demandent. Il n'existe pas de qualification pénale spécifique à la notion d'esclavage domestique. C'est donc le droit commun qui s'applique, notamment les dispositions relatives aux infractions liées au travail illégal, qu'elles soient principales ou connexes, comme l'abus de vulnérabilité.

Tel est rapidement exposé le dispositif répressif et la participation des spécialistes financiers de la police judiciaire à la lutte contre ces nouvelles formes d'esclavages. Il est bien évident que notre participation est surtout liée à l'activité de nos collègues de la brigade criminelle, sauf quand nous avons des dénonciations comme, par exemple, celles émanant de Tracfin sur des flux financiers suspects. Nous travaillons alors en matière de lutte contre le blanchiment, ce qui arrive assez souvent.

On ne peut se limiter à la répression de la traite.

Le dispositif ne peut être complet qu'avec la mise en _uvre de mesures concrètes de prévention et de protection. D'ailleurs, la nécessité pour les Etats d'améliorer la prise en considération des victimes apparaît clairement dans le protocole additionnel à la convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée, visant à prévenir, réprimer et punir le trafic des personnes, en particulier des femmes et des enfants.

La France a signé, à la fin de l'année 2000, cette convention et ses deux protocoles additionnels. Ces derniers donnent une définition large de la traite : exploitation sexuelle, travail forcé, esclavage, servitude, prélèvement d'organes. Ils équilibrent l'aspect répressif par un volet préventif et de protection des victimes. La voie de l'avenir - c'est ce que demande un grand nombre d'associations en France que connaissent bien nos collègues chargés de la lutte contre le trafic des êtres humains - devrait sans doute améliorer la prise en charge de la victime : assistance, protection, soutien physique et psychologique, assistance médicale, assistance économique. Cette dimension existe déjà mais il faudrait sans doute la promouvoir et la renforcer.

Si je prends l'exemple de la prostituée en France, celle-ci n'a aucun statut juridique lors de l'enquête de police judiciaire. Par la suite, au cours du procès pénal, elle choisit elle-même sa place jusqu'à l'audience : soit témoin victime, soit partie civile. Elle est, en fait, peu protégée et peut être pénalisée par son témoignage.

Si je prends le cas des prostituées d'origine étrangère, elles sont souvent en situation irrégulière sur le territoire français. Elles peuvent, dès lors, basculer de la position de victime à celle de délinquante et faire l'objet d'une procédure administrative de reconduite à la frontière. Cette procédure ne s'applique pas aux mineurs qui, eux, font l'objet d'une prise en charge immédiate.

Le droit pénal que nous appliquons à la police judiciaire vise à réprimer les auteurs d'infractions. L'arsenal juridique français semble, à ce titre, efficace en ce qui concerne la répression du proxénétisme, qui est une infraction spécifique dans le droit pénal français et mérite de le rester.

Mais l'arsenal juridique français se modifie en fonction de l'évolution de la délinquance. C'est ainsi que notre action, dans le domaine économique et financier, est concernée actuellement, dans sa partie pénale, par une loi récente et deux projets de loi en cours d'examen par le Parlement : la loi sur les nouvelles régulations économiques, très intéressante en ce qui concerne ses dispositions sur l'association de malfaiteurs ; le projet de loi sur la société de l'information dont la partie pénale pourra intéresser les spécialistes des nouvelles technologies ; et le projet de loi sur la sécurité quotidienne que j'ai déjà évoqué.

Il faut renforcer l'utilisation des outils juridiques mis à notre disposition par le législateur, et surtout améliorer les mesures destinées aux victimes. D'ores et déjà, les services répressifs tentent de travailler en coopération étroite avec les associations pour améliorer la prise en charge des victimes. Mais les difficultés restent nombreuses et les solutions ponctuelles. Sans doute la prise en compte des victimes est-elle encore à approfondir.

Mme la Présidente : Dans votre exposé, j'ai noté la mise en place d'une adresse électronique permettant la dénonciation de sites pédophiles, mais vous ne nous dites pas s'il y a eu des dénonciations ni quelles suites vous leur donnez.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il nous a fallu discuter avec nos partenaires et la mise en place de ce site est encore en cours de réalisation. Elle ne devrait être effective qu'à la mi-juin. Nous n'avons donc pas encore d'exemple de dénonciation.

Cependant, au sein de la cellule interministérielle présidée par la délégation interministérielle à la famille, à laquelle participent toutes les administrations concernées, nous avons clairement défini la façon dont nous allons fonctionner. Cette adresse électronique aura deux entrées possibles : une entrée par le site Internet du ministère de l'Intérieur et une autre par le site de la délégation interministérielle à la famille - qui est en cours d'élaboration - consacré à la protection des mineurs.

L'internaute aura la possibilité de remplir un formulaire déjà formaté sur l'ordinateur, dans lequel apparaîtront son identité et la manière de le contacter. Nous avons également prévu la possibilité d'une dénonciation anonyme, même si nous n'apprécions pas ce procédé, mais la délégation à la famille a pensé que cela pouvait être utile.

Il y aura ensuite une exploitation de ces données et un fichier des sites dénoncés sera constitué. Nous travaillerons avec les services de la Chancellerie, car cela soulève un problème de droit. En outre, les services de la Chancellerie ont décidé que le tribunal du lieu de dénonciation serait compétent car les sites pédophiles n'ont pas de rattachement géographique évident. Ce sera ce tribunal qui décidera s'il saisit un service de gendarmerie, un service de police locale ou un service de police judiciaire.

Mme la Présidente : Vous nous avez fourni des chiffres étonnants concernant les faits constatés et les dénonciations en matière de travail clandestin. Jusqu'à présent, nous avons surtout entendu dire que très peu de faits étaient constatés et que très peu l'étaient volontairement. La DILTI nous a même indiqué qu'ils constataient une trentaine de faits par an. Or, vous nous parlez de 7 500 faits. Je ne comprends plus.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Ce sont les statistiques tout à fait officielles qui sont établies par la sous-direction des affaires extérieures de la police judiciaire et éditées par le ministère de l'Intérieur. Ces statistiques sont élaborées grâce à une indexation thématique mensuelle réalisée par les services locaux. Elles concernent ce que l'on nomme le travail dissimulé qui recouvre le travail clandestin, mais aussi le travail au noir.

Mme la Présidente : Elles décrivent donc tous les faits de travail au noir et pas seulement ceux concernant les ateliers clandestins ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : On parle effectivement bien de faits constatés entrant dans le champ du travail irrégulier.

M. le Rapporteur : Cela recouvre donc aussi bien le travail irrégulier du plombier du dimanche que le reste.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Cela comprend tout.

Mme la Présidente : S'agissant des préoccupations directes de la mission, avez-vous des chiffres sur le travail clandestin dont les conditions sont proches de celles de l'esclavage ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je n'ai pas de chiffres.

Mme la Présidente : Pouvez-vous en avoir ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je poserai la question aux spécialistes.

Mme la Présidente : La nomenclature officielle des statistiques du ministère de l'Intérieur ne vous donnera rien. Nous la connaissons et nous savons que les instruments ne sont pas assez fins pour identifier avec précision l'ampleur du travail clandestin.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Un fait entrant dans le champ d'une infraction de travail illégal, dont les conditions naturelles seraient proches de l'esclavage, n'entre pas de façon distincte dans les études statistiques, puisque celles-ci dépendent de la qualification juridique des faits. Or, vous le savez comme moi, la notion d'esclavage n'est pas, en dehors des crimes contre l'humanité, définie pénalement. Il n'y aura donc pas de statistiques.

Mme la Présidente : Sauf si vous faites des études ponctuelles.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Tout est possible, si mon ministre m'en donne l'ordre, madame.

Mme la Présidente : Bien entendu. Mais nous pouvons lui suggérer de le faire ! (Sourires.)

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument.

Mme la Présidente : Pensez-vous que les observations annuelles de la DILTI concernent véritablement les ateliers clandestins ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, puisque la DILTI coordonne tous les renseignements qui émanent des différents services qui sont amenés à travailler dans ce domaine, qu'il s'agisse des services de la police des frontières, de la gendarmerie ou des douanes.

Mme la Présidente : Êtes-vous en relation étroite avec la DILTI ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Nous avons des relations que nous sommes en train de rendre plus étroites.

M. le Rapporteur : J'aurais deux ou trois questions à vous poser concernant le circuit de blanchiment dans des affaires financières.

La mission a été informée à plusieurs reprises, et dans le détail, de l'existence, que vous devez connaître, d'un réseau d'enfants roumains qui pillent les horodateurs de la ville de Paris, provoquant quelque 80 millions de francs de pertes par an pour la municipalité de Paris. Évidemment, notre mission s'interroge sur la façon dont sont changées les pièces de monnaies, qui représentent des volumes considérables. Nous avons ainsi appris que, dans certains guichets de métro et dans certains bureaux de change, clairement identifiés, ces sommes sont transformées quotidiennement en billets, avant d'être changées en devises étrangères. Avez-vous connaissance de cette situation et de l'existence de ces opérations de change ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, pas en ce qui nous concerne. Je n'ai pas d'informations particulières sur ces opérations de changes. Mais je ne dis pas que mes collègues de la préfecture de police ne sont pas au courant, puisqu'ils sont sans doute chargés d'analyser ces agissements. J'avoue qu'ils ne m'en ont pas parlé et que je ne leur en ai pas parlé non plus. La brigade de recherches et d'investigations financières à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris est peut-être informée. Je me renseignerai.

L'information dont nous pourrions disposer nous viendrait de Tracfin, car si les sommes changées dépassent 50 000 francs, le bureau de change doit, s'il considère la transaction comme suspecte, faire une déclaration de soupçon à Tracfin, qui nous en informe alors.

M. le Rapporteur : Bien évidemment, ce n'est pas comme cela que se déroulent les opérations de change au quotidien.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Elles portent donc sur des sommes plus minimes probablement.

M. le Rapporteur : Oui, mais plus régulières.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n'ai pas d'informations à ce sujet, mais je ne dis pas que d'autres collègues n'en ont pas eu.

M. le Rapporteur : S'agissant des prostituées venues de l'Europe de l'est, nous nous sommes interrogés sur les circuits financiers de l'argent qu'elles généraient. Il nous a été indiqué que le retour de ces sommes se faisait par l'intermédiaire de la société américaine Western Union. Pouvez-vous nous le confirmer ? En avez-vous eu connaissance ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Dans plusieurs enquêtes, effectivement, l'intervention de la Western Union apparaît. Mais dans d'autres, par exemple à Strasbourg, à Nice ou à Toulouse, d'autres canaux sont utilisés : soit l'argent liquide passe la frontière le jour même du ramassage - il y a alors des personnes qui le collectent tous les jours et il s'enfuit immédiatement -, soit il transite par différents comptes bancaires en direction d'autres banques.

M. Lionnel LUCA : Vous avez évoqué le trafic des dons d'organes, pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne peux pas vous en dire plus. C'est pourquoi je ne l'ai abordé que comme entrant dans le champ des différentes formes de l'esclavage moderne. Nous ne l'ignorons pas mais, en France, nous n'avons pas de cas de procédure pénale concernant ce type de trafic.

M. le Rapporteur : Un service particulier surveille-t-il cette situation ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il n'existe pas de service ad hoc. Le cas échéant, ce trafic relèverait de la division nationale des atteintes aux personnes et aux biens puisque, par définition, le trafic d'organes entre dans ce cadre.

N° 3459.- Rapport de M. Alain Vidalies, déposé en application 145 du règlement par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne