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N° 3459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 12 décembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

Déposé

En application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES DIVERSES FORMES DE L'ESCLAVAGE MODERNE (1)

Présidente

Mme Christine LAZERGES,

Rapporteur

M. Alain VIDALIES,

Députés.

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TOME II

AUDITIONS

Volume 1 - 3ème partie

(1) La composition de cette Mission figure au verso de la présente page.

Droits de l'homme et libertés publiques.

La mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne est composée de : Mme Christine Lazerges, Présidente ; M. Marc Reymann, Mme Chantal Robin-Rodrigo, Vice-Présidents ; MM. Pierre-Christophe Baguet, Michel Lefait, Secrétaires ; M. Alain Vidalies, Rapporteur ; Mmes Marie-Hélène Aubert, Christine Boutin, M. Christophe Caresche, Mme Odette Casanova, MM. Richard Cazenave, François Colcombet, Mme Monique Collange, M. Franck Dhersin, Mmes Cécile Helle, Bernadette Isaac-Sibille, MM. Jérôme Lambert, Jean-Claude Lefort, Michel Liebgott, Lionnel Luca, Philippe Nauche, Bernard Outin, Mme Françoise de Panafieu, MM. Bernard Perrut, Pierre Petit, Mme Yvette Roudy, MM. André Schneider, Bernard Schreiner, Joseph Tyrode, Mme Marie-Jo Zimmermann.

TOME SECOND

Volume 1 - 3ème partie

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Mission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- M. le président Giuseppe MAGNO, directeur général du département pour la justice des mineurs du ministère de la Justice italien (11 octobre 2001) 427

- Don Oreste BENZI, président de l'Associazione Internazionale Privata Comunita Papa Giovanni 23, organisation non gouvernementale italienne (11 octobre 2001) 443

- M. Stéphane FRATACCI, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l'Intérieur (17 octobre 2001) 458

- M. Olivier de BAYNAST, magistrat, représentant français à l'unité provisoire de coopération judiciaire Eurojust (17 octobre 2001) 469

- M. Robert FINIELZ, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice (17 octobre 2001) 479

- M. Michel RAIMBAUD, directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) (24 octobre 2001) 493

- M. Serge BRAMMERTZ, magistrat national belge, accompagné de M. Luc TELLIER, inspecteur principal, membre de la Cellule de lutte contre la traite des êtres humains de la police fédérale belge et de Mlle Anne VAUTHIER, coordinatrice de PAG-ASA, centre d'accueil pour victimes de la traite des êtres humains de la région de Bruxelles (24 octobre 2001) 503

- Mme Anouk DEMEY, présidente de l'association Villermé, inspecteur du travail et Mme Sylvie LAMONZIE, membre du conseil d'administration, contrôleur du travail (31 octobre 2001) 522

- Mme Catherine LEPIÈCE, coordinatrice de la cellule « traite des êtres humains » du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme (Belgique) (31 octobre 2001) 534

- Mme Denise SORASIO, directrice (sécurité et justice pénale) relations extérieures et élargissement à la direction générale Justice et Affaires intérieures de la Commission européenne, accompagnée de Mme Isabelle JEGOUZO, experte nationale détachée auprès de cette direction (31 octobre 2001) 545

- M. Jean-Pierre COCHARD, président de l'association « Les Equipes d'action contre le proxénétisme » (6 novembre 2001) 557

M. Philippe SCELLES, président de la Fondation Scelles, accompagné de Mme Christiane GROSSE, responsable des relations avec les associations et de M. Michel CELIER, administrateur, délégué aux relations avec les politiques (6 novembre 2001) 563

M. Bernard KOUCHNER, ministre délégué à la Santé (13 novembre 2001) 573

- M. Ronny ABRAHAM, conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères et M. Jean-Claude LENOIR, conseiller des affaires étrangères, sous-directeur des privilèges et immunités consulaires au protocole du ministère des Affaires étrangères (14 novembre 2001) 583

- Contribution de Mme Nicole PÉRY, secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle (16 novembre 2001) 597

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(1) Entretien de la présidente et du rapporteur.

(2) Entretien de la présidente et du rapporteur en présence de M. Jérôme Lambert, député, membre de la Mission, accompagnant la victime.

Entretien de Mme la Présidente et de M. le Rapporteur
avec M. Philippe BOUDIN,
co-fondateur du Comité contre l'esclavage moderne (CCEM)

Audition du président Giuseppe MAGNO,
directeur général du département
pour la justice des mineurs
du ministère de la Justice italien



(extrait du procès-verbal de la séance du 11 octobre 2001)

Présidence de M. Marc Reymann, Vice-président

M. Magno est introduit.

M. Giuseppe MAGNO : Monsieur le Président, mesdames et messieurs, je suis ravi d'être ici pour vous parler de ce problème qui m'occupe depuis longtemps en Italie.

J'ai essayé de réunir le temps nécessaire pour traiter un problème aussi complexe en cherchant à deviner quelles seraient vos questions principales et j'ai donc rédigé mon rapport sous la forme d'une réponse à des questions possibles, sachant que, bien entendu, je suis entièrement à votre disposition si, par la suite, vous voulez me poser d'autres questions auxquelles je répondrai, dans la mesure où je peux le faire, évidemment.

J'ai aussi des copies, monsieur le Président, de cette relation et, si vous le voulez, vous pourrez les avoir sous les yeux, ainsi qu'une copie de certaines annexes qui pourraient se révéler intéressantes pour ce que vous souhaitez connaître.

J'ai également - je vous les remettrai - un certain nombre d'exemplaires d'une brochure du Centre national de documentation et d'analyse pour l'enfance et l'adolescence auprès de l'Institut des Innocents de Florence, qui étudie ce problème. Cette brochure a paru il y a environ deux mois et elle est assortie de tableaux et de données statistiques qui sont mises à jour. Je vous la remets.

Ce centre de documentation, qui a été créé en Italie depuis quelques années, a pour but de recueillir les données, de suivre le problème et d'enregistrer les solutions, c'est-à-dire la matière dont nous nous occupons aujourd'hui et avec laquelle on peut avoir des correspondances. Il a aussi un site Web pour la consultation directe.

La première question que vous devez avoir à l'esprit pourrait être la suivante : pouvez-vous nous présenter la situation des dernières victimes de l'esclavage (nombre, répartition par nationalité, villes d'Italie concernées, modes d'exploitation) ?

Selon l'article 600 du code pénal, « quiconque réduit une personne en esclavage ou en une condition assimilable à l'esclavage est puni d'une réclusion de cinq à quinze ans ».

Pendant longtemps, la notion d'esclavage a été bornée à la définition prévue par la convention de Genève du 25 septembre 1926, selon laquelle « l'esclavage est l'état ou condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété ou certains d'entre eux ».

Le cadre d'interprétation étant si limité, la disposition visée à l'article 600 du code pénal n'a pu être appliquée que très rarement.

La récente loi n° 269 du 3 août 1998 intitulée « Dispositions contre l'exploitation de la prostitution, de la pornographie, du tourisme sexuel au détriment de mineurs en tant que de nouvelles formes de réduction en esclavage » non seulement introduit le rappel explicite à l'esclavage en tant que notion juridique plus étendue, applicable même au-delà du cas d'espèce prévu à l'article 600 mais adopte aussi des peines très graves pour les infractions d'exploitation d'enfants, estimant justement que ces comportements délictueux sont comparables à la réduction en esclavage. Ce n'est pas une réduction en esclavage d'un point de vue juridique mais quelque chose d'assimilable à la condition d'esclavage.

L'engagement fort et progressif des enceintes internationales et nationales a fait croître considérablement la conscience de ce problème, même auprès de l'opinion publique, mais les résultats atteints jusqu'à présent ne sauraient être considérés comme satisfaisants. Les difficultés principales s'opposant à un contrôle plus efficace de ce phénomène semblent être les suivantes.

La première est la complexité du problème. Bien que la forme d'abus sur les mineurs signalée le plus souvent par les organes de presse soit celle à caractère sexuel, elle n'est ni la seule ni la plus grave dans l'absolu. Il faut considérer aussi la contrainte du travail précoce, l'introduction forcée dans les circuits du crime organisé, l'emploi dans des opérations de guerre (les enfants soldats), les ventes ou les enlèvements de mineurs à des fins de prostitution, de mendicité, d'adoption illégale, de trafic d'organes, etc.

La deuxième difficulté est la spécificité causale, rapportable en principe à des conditions sociales de sous-développement et de grave misère, difficilement surmontables à court terme, ou bien à des facteurs endo-familiaux non gouvernables au niveau public.

La troisième difficulté est la multiplicité des instruments de lutte nécessaires au niveau international (études, conventions, actions communes) et au niveau national (législatifs, judiciaires, administratifs) et la difficulté de leur coordination.

A la lecture des quelques tableaux qui figurent dans le document que je vous ai remis, on peut se rendre compte de la situation en Italie. Je ne pourrai pas lire ligne par ligne ce tableau, ce qui serait long et ennuyeux ; je me bornerai à donner quelques indications.

Le tableau A montre les cas d'espèce délictueux d'après la loi que j'ai citée auparavant et, précisément, le nombre de personnes dénoncées et celui des victimes au cours de l'année 1999 :

- prostitution enfantine, personnes dénoncées : 292 ; nombre de victimes : 202 ;

- pornographie utilisant des enfants : personnes dénoncées : 33 ; nombre de victimes : 18 ;

- détention de matériel pornographique : personnes dénoncées : 52 ; nombre de victimes : 12 ;

- initiatives touristiques visant l'exploitation de la prostitution enfantine : personnes dénoncées : 9 ; nombre de victimes : 5.

La loi étant entrée en vigueur moins d'un an avant la sortie de ces données statistiques, celles-ci ne sont pas très importantes.

Le tableau B vous donne les activités d'enquête sur la base des dispositions de la même loi, mais j'aurai l'occasion d'en parler par la suite.

Le tableau C concerne les cas d'abus sexuels signalés dans les régions où sont présents les services/centres : Piémont, Lombardie, Vénétie, Frioul-Vénétie-Julienne, Emilie-Romagne, Toscane, Latium, Abruzzes, Campanie, Calabre, Sardaigne. Je peux seulement vous dire qu'alors que, d'habitude, en Italie, les régions du sud connaissent les plus graves des phénomènes observés, ce sont, dans ce cas, les régions du nord qui sont les plus intéressées par ces phénomènes d'abus.

Deux raisons expliquent cette situation un peu différente de l'ordinaire : la tenue de la famille, qui est meilleure au sud pour ce qui est des abus au détriment des enfants italiens, et la présence de l'immigration clandestine des enfants dans le nord de l'Italie plutôt que dans le sud. Cela explique le plus grand nombre d'abus dans le nord.

Le tableau D concerne les mineurs abusés par classes d'âge et genre.

Un dernier tableau montre clairement que les mineurs italiens abusés se retrouvent pour la plupart dans la classe d'âge de 6 à 10 ans. Cela signifie que la plupart de ces abus sont commis à l'intérieur de la famille.

En revanche, les étrangers abusés se retrouvent principalement dans la classe d'âge de 15 à 18 ans. Cela signifie qu'ils sont exploités pour la prostitution, qu'ils sont introduits en Italie afin de se prostituer.

J'ai encore un tableau qui vous donne le nombre de délits dénoncés pour lesquels des poursuites ont été engagées par l'autorité judiciaire. Il se réfère aux années 1987-1998, soit une période de onze ans. Vous avez aussi d'autres tableaux qui vous donnent des indications sur la même période. Je les laisse à votre disposition.

La deuxième question susceptible de vous intéresser concerne l'organisation des services de police et de justice en charge de la protection des mineurs.

Je commencerai par l'activité de police.

A partir du mois de mai 1996, afin d'intensifier l'action de police visant la prévention et la lutte contre les phénomènes criminels au détriment des mineurs, le ministère de l'Intérieur, département de la sécurité publique, a élaboré le Projet Arc-en-ciel (Progetto Arcobaleno) qui a permis de créer des bureaux pour mineurs auprès de toutes les préfectures de police, dont la fonction est essentiellement une intervention rapide et un monitorage de ce phénomène.

Le Projet Arc-en-ciel comprend :

- la création d'une ligne téléphonique ad hoc permettant d'activer des procédures d'intervention immédiate ;

- la liaison entre ces nouveaux bureaux de police spécialisés et les organismes publics ou privés _uvrant dans la même zone ;

- la formation appropriée tant des fonctionnaires que du personnel travaillant dans ces structures à travers des séminaires de formation ayant une durée d'une semaine, eu égard en particulier aux liaisons avec d'autres organismes internationaux (tels que l'UNICEF et l'UNICRI) _uvrant dans ce domaine ;

- la création au niveau central d'une unité organisationnelle ad hoc dans le cadre de la direction centrale de la police criminelle, dans le but de mener une action constante de monitorage vis-à-vis de l'évolution des activités criminelles au détriment des enfants.

En outre, les autorités de police ont été investies de nouveaux pouvoirs dans le domaine des enquêtes visant à établir ces infractions. Ces pouvoirs, qui consistent essentiellement en la possibilité de conduire des opérations similaires ainsi que des investigations dans le domaine des communications télématiques, sont décrits dans l'article 14 de la loi n° 269 du 3 août 1998. Une unité de police ad hoc auprès du ministère de l'Intérieur (police des télécommunications) a effectué jusqu'à présent le monitorage de 4 783 sites Web, newsgroups et chat lines, parvenant de cette façon à la saisie d'une quantité considérable de matériel pornographique concernant les enfants ainsi qu'à la mise en cause de 482 personnes, dont 56 actuellement en état d'arrestation.

J'en viens à l'activité judiciaire.

Les chiffres concernant les personnes à l'encontre desquelles des poursuites ont été engagées sont reportés dans le tableau dont j'ai parlé auparavant.

Il y a lieu de préciser à ce propos que, dans la plupart des cas, le juge pénal compétent pour la répression de ces infractions commises au détriment des enfants n'est pas le juge pour enfants (parquet et tribunal pour enfants), mais plutôt le juge ordinaire pour les adultes, car l'auteur de ces infractions est, d'habitude, une personne majeure. Nous avons là une difficulté de coordination.

Partant, la loi prévoit (article 609 decies du code pénal) que le procureur de la République, lorsqu'il procède pour des infractions de ce type, doit en informer le tribunal pour enfants afin que ce dernier adopte toutes les mesures de protection de la victime adéquates.

Le département pour la justice des mineurs (DGM), que j'ai dirigé jusqu'à hier (hier, en effet, le Conseil supérieur de la magistrature, sur ma demande, m'a réintroduit dans mon rôle, à la Cour de cassation, et j'étais donc, jusqu'à hier, le président et le directeur général de ce département), mène depuis longtemps des activités d'étude et de documentation en matière d'exploitation et d'abus au détriment de mineurs, tout en entretenant des rapports étroits avec des instituts universitaires qui étudient la même matière et avec la brigade des mineurs de la police criminelle en vue de l'échange et de l'acquisition d'informations utiles.

Cela a permis une participation active au cheminement parlementaire de rédaction de la loi que j'ai déjà citée maintes fois, eu égard notamment aux prévisions de protection de la victime mineure et à l'application des sanctions prévues pour la production et le commerce de matériel pornographique et même pour ceux qui commettent ce type d'infraction par voie télématique.

Aux termes de l'article 609 decies susmentionné, ce sont en premier lieu les bureaux du service social de la justice des mineurs (USSM), présents sur tout le territoire national, tout comme les services institués par les collectivités locales, qui prennent en charge les mineurs victimes de délits sexuels.

Pour les travailleurs de ces services (assistants sociaux, psychologues, éducateurs, personnels de police pénitentiaire), une formation ad hoc est prévue relativement aux matières en examen.

A l'heure actuelle, deux cours se sont tenus à l'école de formation de Messine : l'un sur le thème : « Les nouvelles dispositions de la violence sexuelle. L'enfance blessée, les adultes, la peur de l'avenir : les perspectives sur la prévention de l'abus sexuel sur les enfants », divisé en deux volets (novembre 1998 et mai 1999) ; l'autre sur le thème « L'abus à traiter », qui s'est déroulé entre novembre et décembre 2000.

Ces cours sont à l'intention du personnel (assistants sociaux, psychologues, éducateurs, etc.) qui doivent s'intéresser aux mineurs victimes.

Afin de préciser les prévisions de loi, qui n'indiquent pas dans le détail quelles interventions doivent être mises en _uvre par les services de la justice, le DGM a promulgué, en date du 1er juin 2001, une circulaire spécifique visant la réalisation de certains objectifs fondamentaux relatifs à la prise en charge des mineurs victimes d'abus. Cette circulaire attribue aux services, en particulier, la fonction de liaison entre les parquets ordinaires (compétents pour l'action pénale à l'encontre de l'adulte responsable de l'abus) et le juge pour enfants, auquel les cas d'abus doivent être signalés en vue de la définition des temps, des phases et des modalités des interventions de soutien et de récupération de la victime. Chaque cas étant très spécifique, les mesures à prendre doivent être pensées au cas par cas.

Si vous le souhaitez, je peux vous donner quelques exemples de la jurisprudence de la Cour de cassation, mais je pense que je peux me passer de vous les lire. En effet, la Cour de cassation a précisé ce qu'est à présent la réduction en esclavage afin d'appliquer des peines. Il s'agit de peines en général lourdes et il faut donc être très précis dans la définition du cas d'espèce, qui a changé par rapport à la notion d'esclavage que nous avions auparavant.

J'en viens à une autre question : quelles sont les actions mises en _uvre pour assurer le suivi et la réinsertion des mineurs que nos services sont appelés à rencontrer ?

L'abus au détriment des mineurs comprenant différentes formes de violence, parmi lesquelles celles de nature sexuelle, engendre toujours des effets néfastes sur la santé psychophysique de l'enfant, empêchant ou portant gravement préjudice à son développement normal. Il convient de remarquer quelques différences principales entraînant des conséquences sur les moyens de protection de l'enfant.

La violence sur les enfants peut être sommairement subdivisée en violence active, comme dans les cas de mauvais traitements et d'agressions physiques et psychiques, et en violence passive, comme dans les cas d'omission de soins et d'assistance, de non-satisfaction de besoins primaires et de protection, jusqu'à l'abandon.

Une autre distinction, qui est utile pour choisir les instruments de lutte les plus appropriés, est celle qui fait référence à la personnalité et aux objectifs de l'auteur d'abus.

Dans le cas de la violence physique et sexuelle, l'auteur d'abus est normalement un membre de la famille ou bien une personne fréquentée habituellement par l'enfant. Une recherche menée en Italie par CENSIS en 1998 montre que plus de 70 % des infractions de violences sexuelles au détriment de mineurs ont été commises au sein de la famille ou par une personne que la victime connaissait très bien et à laquelle elle se fiait. En France également, d'après SNATEM, 67 % des auteurs d'abus sexuels sont des membres de la famille de l'enfant et 9,92 % sont d'autres familiers. Ces données relatives à la France figurent dans la brochure de l'Institut de Florence.

Il en va de même pour les cas de syndrome de déprivation ou délaissement, consistant en de graves négligences qui, tout en se manifestant dans le milieu familial sous des formes apparemment moins voyantes, produisent des effets aussi traumatiques (froideur, abandon, dénutrition physique et psychoaffective, carence d'occasion de jeux et manque de contacts physiques avec l'enfant) et causent des effets assimilables à ceux du véritable abus. Dès lors, ils sont à combattre par des instruments impliquant la famille.

Dans d'autres cas, la personne qui commet l'abus est motivée par des fins commerciales : l'exploitation de la prostitution d'enfants, le marché de la pédopornographie (actuellement développé par la diffusion des moyens télématiques) et du tourisme sexuel, l'emploi des enfants dans la mendicité, dans le travail au noir et dans la perpétration de délits sont déterminés essentiellement par des buts lucratifs qui peuvent se réaliser d'une façon directe ou indirecte.

L'exploitation est directe lorsque la personne qui perçoit le gain illicite est la même qui abuse de l'enfant (par exemple dans le cas de la mendicité) ; elle est indirecte si le gain est perçu par une personne autre que celle qui abuse physiquement de l'enfant (par exemple lorsqu'une jeune fille ou un jeune garçon est contraint à se prostituer). Dans ce dernier cas, la loi pénale doit tenir compte de ce qui est défini techniquement : « participation de plusieurs personnes au délit ».

Quelle est la situation italienne à propos des abus et des violences ?

Malheureusement, nous enregistrons encore beaucoup de cas d'abus en Italie, à différents niveaux sociaux et sur tout le territoire national. Les infractions de violence sexuelle et de pédophilie sont commises par des personnes de différentes classes sociales et économiques. Un épisode très grave de pédophilie a impliqué, dans les premiers mois de cette année, des personnages de la bonne société romaine, entre autres un riche propriétaire de plusieurs maisons de santé.

La prostitution d'enfants et l'emploi de mineurs aux fins de mendicité existent principalement dans les secteurs de l'immigration clandestine. Les mauvais traitements au sein de la famille, le travail précoce (parallèle à la violation de la scolarité obligatoire) et l'introduction dans des organisations criminelles se vérifient essentiellement dans des secteurs socio-géographiques caractérisés par la dégradation économique et urbaine et par la présence de structures de la mafia, qui utilisent les mineurs étrangers pour la perpétration de délits spécifiques tels que la vente au détail des stupéfiants. Les mineurs étrangers arrêtés pour ces délits atteignent désormais presque 50 % de la population juvénile détenue en Italie.

Je précise que la population juvénile détenue en Italie atteint environ 500 personnes en moyenne journalière.

Les lignes directrices principales suivies en Italie pour lutter contre le triste phénomène de l'abus au détriment des enfants ont été les suivantes :

- une intervention législative diversifiée, les formes de violence étant très différentes l'une de l'autre, ainsi que le fichage de leurs auteurs ;

- la prévision des formes les plus graves d'abus sur les mineurs en tant que cas d'espèce pénaux de réduction en esclavage (cela permet d'augmenter les peines) ;

- la possibilité de poursuivre pénalement le ressortissant italien qui commet des infractions d'abus à l'étranger ;

- l'action de liaison confiée à la présidence du Conseil des ministres, entre autorités, organismes et organisations intéressées à la protection de la victime et à la répression des abus ;

- l'attribution au personnel spécialisé (travailleurs sociaux, psychologues, etc.) de la fonction d'assistance et récupération du mineur victime d'abus, moyennant les méthodes et les structures ordinaires de l'administration de la justice et des collectivités locales ;

- la lutte contre l'immigration clandestine et l'assistance au mineur étranger introduit abusivement sur le territoire national, en dehors du cas de rapatriement assisté ;

- dans le cas d'abus au sein de la famille, l'éloignement de la personne ayant commis l'abus et le maintien en famille de la victime, ce qui est le contraire de ce qu'on faisait jusqu'à il y a un an.

Au sujet de cette dernière mesure, il y a lieu d'ajouter quelques mots sur la loi n° 154 du 5 avril 2001 portant « Mesures contre la violence dans la relation familiale ». On a déjà souligné le fait que la plupart des formes de violence, même graves, contre les enfants sont perpétrées en milieu familial. Dans ce cas, la méthode la plus commune de protection de l'enfant consistait à l'éloigner de sa famille, notamment de la personne qui avait commis l'abus. Malheureusement, ce type d'intervention n'empêchait pas la victime de subir un préjudice ultérieur découlant de la coupure de tous ses liens affectifs et sociaux.

La loi susdite présente une formulation fort innovante, tant pour la définition d'une notion de violence comprenant toute forme d'abus que pour le pouvoir conféré au juge pénal ou même civil, à défaut d'une procédure pénale en cours, d'éloigner du milieu familial le sujet qui a commis les abus, au lieu de la victime.

Malheureusement, la question des mineurs n'a pas été considérée par le législateur d'une manière adéquate, puisqu'il a agi essentiellement dans le domaine des revendications relatives à l'égalité entre homme et femme au sein des rapports familiaux. En effet, le projet de loi est proposé par le ministre de l'égal accès aux chances.

Aussi manque-t-il une mention explicite du pouvoir du juge d'ordonner l'éloignement du foyer de l'auteur d'abus contre l'enfant mineur. Cette mesure est toutefois implicitement mais clairement prévue également en faveur de l'enfant mineur en tant que personne « autre que le conjoint », faisant partie de la famille.

La seule difficulté d'application consiste, dès lors, dans le fait que la requête d'éloigner la personne responsable de l'abus, pouvant être présentée directement par la victime présumée, est un instrument difficilement utilisable par l'enfant.

Une amélioration certaine de la situation, eu égard au pouvoir de l'enfant, pourvu qu'il soit « capable de discernement », de présenter personnellement des requêtes au juge, sera possible suite à la ratification de la convention de Strasbourg (1996) sur l'exercice des droits des enfants. Au cours de la dernière législature, une branche du Parlement, précisément le Sénat, avait déjà approuvé un projet de loi autorisant la ratification de cette convention. Toutefois, la Chambre des députés n'a pas eu le temps de mener à terme le cheminement du projet de loi avant la dissolution des chambres due aux élections.

Il est souhaitable que le nouveau Parlement reprenne l'examen de ce projet, qui contient aussi une délégation au gouvernement en vue de l'adoption, par décret législatif, des autres mesures nécessaires pour la pleine exécution de la convention. Parmi ces dernières, pourrait être prévue l'institution d'un nouvel organisme destiné à la sauvegarde des droits et à la représentation en justice du mineur en cas de conflit d'intérêts avec l'un de ses parents. C'est le cas lorsqu'il est victime d'abus : il doit demander que le parent soit éloigné de la résidence familiale.

Autre question : quelles sont les mesures de placement décidées pour les mineurs arrêtés ? Leur « rééducation » se fait-elle en milieu ouvert ou fermé ?

La stratégie entreprise en Italie depuis quinze ans pour prévenir et contrecarrer la déviance juvénile se développe sur un double niveau opérationnel : le niveau législatif et le niveau administratif.

Sur le plan législatif, nombre d'instruments ont été adoptés et je me bornerai à citer le décret du président de la République n° 448 du 22 septembre 1988 « Dispositions sur le procès pénal à l'encontre d'inculpés mineurs ». Il s'agit d'un complexe de lois qui constitue une véritable procédure pénale spécialisée pour les mineurs.

Le nouveau procès pénal italien relatif aux mineurs s'inspire des principes élaborés dans le cadre des Nations unies, réunis dans les « Règles minimales pour l'administration de la justice des mineurs » ou « Règles de Pékin », dans des résolutions du Conseil de l'Europe, et également dans la convention de New York de 1989 sur les droits des enfants.

Ces principes fondamentaux peuvent être synthétisés comme suit :

- les dispositions relatives au procès pénal sont appliquées « d'une façon adéquate à la personnalité et aux nécessités d'éducation du mineur ». « Le juge illustre à l'accusé la signification des activités relatives au procès qui s'exercent en sa présence, ainsi que la teneur et les raisons même éthico-sociales des décisions » ;

- le procès pénal ne vise pas essentiellement la répression des conduites déviantes mais, plutôt, la préparation des actions de caractère préventif à mener dans le cadre familial et dans le cadre social ;

- l'inculpé mineur est assisté, durant toutes les phases du procès, par les personnes avec lesquelles il a des liens psychologiques et affectifs importants, par les services sociaux pour les mineurs et par des avocats spécialisés en la matière ;

- l'application de mesures de détention préventive pour l'accusé mineur est réduite au minimum, car on privilégie ce que l'on nomme des « mesures substitutives de la détention » : prescription judiciaire de conduite, séjour permanent à la maison, placement dans des communautés, c'est-à-dire dans un milieu ouvert ;

- des instruments juridiques ad hoc ont été prévus pour faire sortir le mineur du circuit pénal. Le juge prononce le non-lieu lorsque la légèreté du fait et le caractère occasionnel du comportement sont établis et qu'il estime que le cours ultérieur de la procédure compromettrait les besoins d'éducation du mineur. Des sanctions substitutives (semi-détention ou liberté contrôlée) sont applicables lorsque l'évolution positive de la conduite et de la personnalité du mineur est constatée, moyennant l'action des services sociaux, à l'issue d'une période de preuve adéquate, pourvu que la peine de détention prévue ne dépasse pas les deux ans.

Une disposition de grande envergure, compte tenu des bons résultats que l'on a pu constater, est celle de la « mise à l'épreuve », consistant dans la prédisposition et l'application par les services sociaux d'un programme minutieux établi d'un commun accord avec l'inculpé et approuvé par le juge. Cela se passe durant le procès et non pas après la sentence ou l'arrêt. Le respect vérifié du programme, durant une certaine période (trois ans au maximum), conduit à l'acquittement de l'inculpé.

Cette disposition a été strictement gérée et nous a donné bien des satisfactions. Nous avons eu 68 % de succès.

Sur le plan administratif, les services déjà existants du département pour la justice des mineurs du ministère de la Justice (instituts pénaux pour mineurs, communautés, service social pour les mineurs) ont été réorganisés, spécialisés et partiellement renforcés.

En vertu de lois préexistantes ainsi que de conventions ad hoc, d'autres structures et ressources des collectivités locales et de ce que l'on appelle « privé social » ont été ajoutées. Vous savez qu'en Italie, les collectivités locales ont une grande importance pour l'administration de ces matières.

Un type particulier de structure, le centre de premier accueil (CPA), a été institué ex novo dans le but d'éviter, dans la mesure du possible, l'entrée du mineur en état d'arrestation dans le circuit des établissements pénaux, alors que l'on peut appliquer en sa faveur la remise en liberté ou l'une des formules d'acquittement ou de condamnation à la suite d'un jugement immédiat.

L'organisation générale du département pour la justice des mineurs (DGM) est composée d'un bureau central et de onze centres territoriaux, desquels dépendent dix-sept instituts pénaux, vingt-cinq centres de premier accueil, vingt-six communautés pour mineurs et vingt-neuf bureaux de service social pour les mineurs (USMM). Il existe également trois écoles de formation pour le personnel.

Les effectifs du département et leurs différentes qualifications sont illustrés dans le tableau dont vous disposez. Vous voyez qu'il y a 29 dirigeants, 30 psychologues, 439 travailleurs sociaux, 386 éducateurs, 360 personnels administratifs et autres, 850 agents et officiers de police pénitentiaire spécialisée pour les mineurs.

A côté de ces travailleurs sociaux, vous devez considérer les travailleurs sociaux qui dépendent des collectivités locales.

Outre le nouveau procès pénal pour mineurs, d'autres dispositions, notamment la loi n° 216 de 1991, visent à encourager le « privé social », c'est-à-dire les personnes privées qui s'intéressent à cette matière, à exercer un rôle non secondaire dans la même direction de prévention de la déviance.

A la base de ces dispositions, il y a une conception qui, d'une part, localise les zones pathogènes principales (banlieues métropolitaines caractérisées par le chômage, la dégradation familiale et sociale, la dispersion scolaire, la fréquence des délits contre le patrimoine et en matière de stupéfiants ou de prostitution) et qui, d'autre part, repère les ressources humaines et sociales disponibles dans ces mêmes zones.

A travers la recherche, l'encouragement et le soutien, principalement économique, de ces ressources spontanées, on entend stimuler des facteurs naturels de lutte contre la déviance dans les zones même où celle-ci se manifeste davantage. Il faut créer les anticorps. Le résultat que l'on désire obtenir est celui d'un éloignement progressif des jeunes des activités criminelles en leur offrant des chances alternatives à la délinquance.

Les données statistiques qui figurent dans le document que je vous ai remis montrent que la mise en place des nouveaux instruments procéduraux et les nouveaux services prévus par les lois susmentionnées ont contribué efficacement à maîtriser, pendant la dernière décennie, la délinquance des mineurs en Italie.

J'ai ici d'autres tableaux mais je me bornerai à vous dire que les chiffres montrent une stabilité générale des données et, dans le détail, une diminution lente mais progressive des dénonciations à l'encontre des mineurs italiens, malheureusement compensée par l'augmentation des dénonciations relatives aux étrangers.

Vous voyez qu'en 1991, nous avions environ 45 000 dénonciations contre mineurs pour des délits et, en 1998, 42 107. Il y a donc une baisse d'environ 3 000 dénonciations.

Quant aux entrées dans les CPA ou les IPM, les chiffres confirment cette réalité.

Un autre tableau intéressant vous donne l'indice de criminalité juvénile générale en Italie, qui est plus bas que dans d'autres pays de l'Union européenne. Les mineurs dénoncés sur 1 000 mineurs imputables sont 43,5 en France, 81,9 en Allemagne, 33 en Angleterre et au Pays de Galles, et 9,7 en Italie.

En outre, en Italie, les mineurs dénoncés représentent 4 % de toutes les personnes dénoncées contre 14 % en Allemagne et 20 % en France, des pays dont le pourcentage de population juvénile imputable s'approche du pourcentage italien par rapport au total de la population juvénile.

Je vous donne ces chiffres pour vous indiquer qu'après onze ans d'entrée en vigueur de la nouvelle procédure pénale pour les mineurs, nous n'avons pas de raisons pour dire que cela ne marche pas. Nous sommes toujours taxés de laxisme, de tout comprendre et de tout pardonner pour les enfants, mais en réalité - nous en sommes convaincus -, ce n'est pas par une augmentation des violences répressives que l'on obtient une baisse de la délinquance des mineurs et une réponse trop répressive aboutit parfois au contraire de ce que l'on voulait obtenir.

Toute autre chose est l'attention à ces problèmes : il faut toujours être très attentif aux situations, les comprendre, les examiner et appliquer les lois au cas par cas, suivant chaque cas particulier. Il est donc impératif de se prévaloir d'un certain nombre de travailleurs spécialisés en la matière.

J'en viens à une autre question : quel est l'état de la coopération avec les pays qui sont à l'origine de la traite des mineurs ?

Dans la plupart des cas, les victimes de la traite et du trafic d'êtres humains sont des enfants. Ces infractions présupposent en général, mais pas forcément, la réduction en esclavage. Si elles sont assorties de cette dernière, elles doivent être punies, le cas échéant, en tant que concours matériel d'infractions : il s'agit bien de l'abus et de la réduction en esclavage.

La réduction en esclavage et la traite d'êtres humains concernent principalement les enfants et les jeunes filles provenant des pays en voie de développement : Asie, Amérique du sud, Afrique, Europe de l'est. L'activité d'exploitation, dans les différents domaines de la prostitution, de la pédophilie, de la pornographie et du travail au noir, concerne les pays riches, parmi lesquels ceux de l'Union européenne.

Une approche politique consciente de ce problème nous paraît donc indispensable, aussi bien parce que les infractions en question sont en train d'augmenter que parce que la simple répression pénale, bien que mise en _uvre de façon sévère, ne paraît pas suffisante pour déraciner un phénomène qui concerne de la même manière beaucoup de pays dont les politiques en la matière devraient être mieux coordonnées.

Il suffit de prendre en considération le fait qu'à l'heure actuelle, l'exploitation ne se manifeste plus uniquement en tant qu'exploitation de la force de travail mais frappe directement la personne physique (pédophilie, commerce d'organes), en portant donc un grave préjudice à la dignité de l'homme aussi.

En outre, cette exploitation présente les nouveaux caractères de la globalité et de l'univocité, car c'est la partie la plus riche du monde qui est entièrement responsable d'exploiter la partie la plus pauvre.

Finalement, il ne faut pas oublier que, d'un côté, la réduction en esclavage, la traite et le trafic d'êtres humains représentent actuellement l'un des filons les plus rentables du crime organisé mondial qui contrôle les voies de l'immigration clandestine et, d'un autre côté, que la lutte contre les organisations criminelles n'a aucune possibilité de succès sans une coordination internationale.

Toutefois, cette coordination semble indispensable également à l'égard de ces formes d'exploitation, telles que l'adoption illégale d'enfants, le tourisme sexuel, le travail juvénile, la greffe illicite d'organes et les expérimentations biogénétiques qui n'ont pas forcément trait à l'immigration clandestine. En effet, ces dernières activités délictueuses ne cessent pas d'être l'apanage d'associations criminelles (qui ne s'introduisent pas dans ce commerce nécessairement par le biais de l'immigration clandestine, même si celle-ci reste l'une des questions les plus importantes ou redoutables, surtout pour l'Italie) opérant au niveau international en ce qui concerne tant le recrutement des enfants que la vente des produits.

Cela dit, on ne peut nier que l'un des points cruciaux pour résoudre ce problème est justement le contrôle des flux migratoires.

Les autorités italiennes législatives, judiciaires et policières compétentes se sont fortement engagées, au cours de ces dernières années et davantage ces derniers temps, dans la lutte contre la traite des êtres humains conduits dans notre pays à travers l'immigration clandestine. La liaison entre la traite et l'ensemble des phénomènes migratoires présente en effet une nature très dynamique difficile à déraciner. Les victimes étrangères sont introduites d'habitude en Italie à travers les frontières maritimes à bord de bateaux très rapides provenant des côtes d'Albanie, ou bien à bord de vieux navires laissés à la dérive pleins de nombreux groupes de réfugiés, dans le canal de Sicile, tout près des côtes ioniennes.

Parfois, au contraire, ces personnes passent la frontière légalement grâce aux visas de tourisme pour se rendre ensuite introuvables. Les nouveaux marchands d'esclaves les trompent par de fausses promesses et, ensuite, les obligent à obéir par le chantage et des formes d'intimidation violente en les introduisant dans des circuits illicites et en les obligeant à vivre dans des conditions inhumaines.

La législation la plus récente contre la traite des enfants aux fins de prostitution est représentée par la loi n° 269/98, notamment par son article 9 (Traite des enfants). Par l'introduction d'un nouvel alinéa à l'article 601 du code pénal, cette loi punit l'auteur de l'infraction d'une réclusion de six à vingt ans.

La loi n° 40 du 6 mars 1998 (Discipline de l'immigration et dispositions sur la condition de l'étranger) punit celui qui favorise l'immigration illégale. Récemment, son texte a été modifié de façon à rendre plus efficace la répression de conduites particulièrement dangereuses, telles que celles des « passeurs » qui transportent les immigrés à bord de navires très rapides sur la mer Adriatique, souvent au péril de leur vie.

L'article 18 de ladite loi (Mesures extraordinaires d'accueil en cas d'événements exceptionnels) établit qu'il est possible d'accorder un permis de séjour aux victimes du trafic pour des raisons de protection sociale, compte tenu d'une situation de danger potentiel dans laquelle elles se trouvent lorsqu'elles essaient de se soustraire au conditionnement de l'organisation criminelle qui les exploite.

La victime étrangère peut, dans ce cas, se réfugier dans un centre d'accueil et être introduite dans un programme d'assistance et de réinsertion sociale. La protection sociale est donc déployée indépendamment d'une participation au procès pénal.

Pour ce qui est spécifiquement des enfants, l'institut du « rapatriement assisté », géré par un organisme ad hoc (Comité national pour les enfants étrangers), établi et _uvrant actuellement auprès du ministère du Travail et de la sécurité sociale, permet de contrôler toutes les situations connues d'enfants immigrés sans famille - les « mineurs non accompagnés » - et de les remettre à leurs parents ou de les confier aux autorités compétentes à l'étranger aux frais de l'Etat.

Un progrès important pour la protection des enfants a été marqué par la ratification de la convention sur la protection des enfants et la coopération en matière d'adoption internationale, conclue à La Haye en 1993.

Compte tenu des liens particuliers qui, dans la situation italienne, existent entre la traite et l'immigration clandestine, les accords avec les pays où la traite des enfants a son origine peuvent être essentiellement de trois types.

Premièrement, les accords visant à réduire les flux migratoires. Il s'agit de créer, dans les pays de provenance de la plupart des immigrants, des occasions de travail et de formation professionnelle des jeunes, soit pour les amener à rester sur place, soit pour les préparer ensuite à une immigration régulière - non clandestine. Des accords de ce genre, dont certains ont été effectivement déjà mis en place sur l'initiative de quelques régions d'Italie, peuvent être conclus plus facilement avec les pays qui nous sont plus proches, dans l'aire méditerranéenne.

Deuxièmement, les accords visant à favoriser le rapatriement des immigrés clandestins. Les difficultés relatives au rapatriement des immigrés clandestins sont bien connues, tant parce que, souvent, leur pays de provenance n'est pas certain que parce que, parfois, celui-ci ne les accepte pas. Pour un pays comme l'Italie, caractérisé par une forte extension des frontières maritimes et une grande proximité des pays de provenance ou de passage des immigrés, la conclusion de ces accords est primordiale et certains d'entre eux ont été déjà stipulés.

En effet, il n'est pas possible de « repousser à la frontière » des femmes et des enfants alors qu'ils ont été littéralement jetés à la mer par les passeurs ou sont arrivés à bord de vieux navires à la dérive que l'on abandonne ensuite sur la côte italienne.

Troisièmement, les accords de coopération avec certains pays en voie de développement particulièrement ciblés au secteur des mineurs. Une liste de ces accords, qui sont gérés par le ministère des Affaires étrangères - la direction générale pour la coopération au développement - est indiquée dans le document que je vous ai remis. Il s'agit d'accords ou, plutôt, de projets d'intervention dans le cadre de la coopération au développement.

J'en arrive à la question suivante : la situation des mineurs arrivés dans les zones d'attente des aéroports français est critique. Pouvez-vous faire état de la situation en Italie en nous précisant les points d'accueil existants ?

Il ne résulte pas de situations critiques dans les aéroports italiens à cause de l'arrivée de mineurs clandestins ou non accompagnés. Ces situations critiques se vérifient, au contraire, dans certains ports et le long des côtes méridionales, insulaires et péninsulaires, parce que les immigrés clandestins arrivent en Italie surtout par mer. Parmi ces immigrés, le nombre de mineurs est toujours assez élevé.

De nombreux centres d'accueil ont été créés en Sicile, en Calabre (Crotone) et dans les Pouilles (Otrante, Lecce, Brindisi, Bari), tant par l'Etat que par des associations bénévoles, Charitas en tête.

Il est interdit d'expulser les mineurs. Toutefois, ceux-ci sont enregistrés et signalés au Comité pour les mineurs étrangers qui a le pouvoir de statuer sur le « rapatriement assisté » de ces enfants, qui sont donc accompagnés dans leur pays d'origine et remis à leurs parents ou aux autorités compétentes. Le « rapatriement assisté » ne peut être ordonné que suite à l'octroi d'une autorisation de la part de l'autorité judiciaire juvénile.

Pendant son séjour en Italie, le mineur garde son droit à l'éducation et à la formation professionnelle à côté, bien évidemment, du droit à son entretien. Au cas où le délaissement serait établi, le mineur étranger est déclaré adoptable aux mêmes conditions que n'importe quel enfant italien.

Enfin, quelles mesures ont été prises pour lutter contre la pédopornographie sur Internet ?

L'article 600 ter, alinéa 3 du code pénal prévoit que « Quiconque, par tout moyen, y compris par voie télématique, distribue, diffuse ou fait de la publicité pour le matériel pornographique visé à l'alinéa premier ou bien distribue ou divulgue des nouvelles ou informations finalisées au racolage ou à l'exploitation sexuelle de jeunes âgés de moins de 18 ans est puni d'une peine de réclusion allant de un à cinq ans et d'une amende allant de cinq à cents millions de lires ».

L'article 14 alinéa 2 de la loi n° 269 du 3 août 1998 prévoit que « Dans le cadre des fonctions de la police des télécommunications (...), l'organisme du ministère de l'Intérieur pour la sécurité et pour la régularité des services de télécommunication mène, sur demande de l'autorité judiciaire, motivée sous peine de nullité, les activités nécessaires pour la lutte contre les délits visés aux articles 600 bis alinéa 1er, 600 ter alinéas 1er, 2 et 3 et 600 quinquies du code pénal, commis en utilisant les systèmes informatiques ou les moyens de communication télématiques ou bien en utilisant des réseaux de télécommunication disponibles au public. A cette fin, le personnel préposé peut utiliser des indications de couverture, y compris pour activer des sites dans les réseaux, pour mettre en place ou gérer des aires de communication ou d'échange sur des réseaux ou systèmes télématiques ou bien pour y participer. Ledit personnel spécialisé accomplit aux mêmes fins les activités visées à l'alinéa 1 par voie télématique aussi ».

Afin de mettre à exécution cette tâche particulière, le service postal et des communications a été créé auprès du ministère de l'Intérieur au sein du département de la sécurité publique. Il a déjà mené plusieurs opérations, en collaboration avec des forces de police étrangères, visant la répression du phénomène de la pédophilie sur Internet. A cet égard, je vous rappelle l'opération Cathedral, activée en 1998, qui a abouti à la confiscation d'une grande quantité de matériel et qui a également permis d'arrêter un nombre élevé de pédophiles, d'intercepter par voie télématique et de saisir une grande quantité de logiciels et de matériel.

En Italie, cette opération a permis de découvrir un réseau de pédophiles constitué par des ressortissants sérieux et au casier judiciaire vierge provenant de Turin, Rome, Naples et Catanzaro, lesquels non seulement diffusaient le matériel pornographique mais exaltaient aussi le phénomène de la pédophilie en tant que mouvement intellectuel digne de légitimité sociale.

En mars 2000, une autre opération d'investigation a été menée, nommée Preteen, qui a conduit à la saisie d'une grande quantité de supports magnétiques de tout genre contenant des images d'exploitation sexuelle d'enfants ainsi qu'à l'arrestation de douze personnes.

Au total, après l'entrée en vigueur de la loi n° 269/98, les services de police spécialisés susmentionnés ont mené à bien de nombreuses opérations contre la pédopornographie sur Internet. Je vous donne les chiffres :

- personnes mises en cause soumises à des mesures restrictives : 56 ;

- personnes mises en cause : 482 ;

- perquisitions : 376 ;

- signalements aux organes d'investigation extérieurs : 848 ;

- sites Web, newsgroup, chat contrôlés : 4 783 ;

- dossiers traités : 1 382.

Vous constatez qu'il s'agit d'une activité d'envergure.

En vue de la bonne réussite des opérations dans ce secteur, il faut souligner la très grande importance de la coordination des autorités de police avec les institutions scolaires, avec toutes les autres instances intéressées à ce phénomène, telles que, par exemple, le Département pour la justice des mineurs, ainsi qu'avec les organismes créés par les particuliers tels que Telefono Azzuro et Ecpat/Italie. En effet, de ces sources viennent les signalements qui permettent la plus grande rapidité des interventions.

Il faut rappeler aussi qu'en Italie, une aide particulière aux investigations de police a été fournie par de simples citoyens, seuls ou associés, experts en navigation sur Internet, qui se sont consacrés à la découverte et au signalement de sites ayant un contenu pédopornographique.

Finalement, pour conclure, il semble nécessaire d'admettre que l'objectif de l'élimination de ce genre d'offres de réseaux télématiques, et donc l'objectif de l'élimination de l'exploitation sexuelle des mineurs, qui en est le présupposé indispensable, ne peut être atteint sans une collaboration très étroite entre les polices des différents Etats à travers Europol et Interpol en matière de « computer crimes ».

Cet objectif ne peut être atteint sans l'application de conventions internationales ad hoc pour la lutte contre les crimes commis dans le cyber espace.

Audition de Don Oreste BENZI,
président de l'Associazione Internazionale Privata Comunita Papa Giovanni 23, organisation non gouvernementale italienne


(extrait du procès-verbal de la séance du 11 octobre 2001)

Présidence de M. Marc Reymann, Vice-Président,
puis de Mme Christine Lazerges, Présidente

Don Oreste Benzi est introduit.

Don Oreste BENZI : Je tiens tout d'abord à vous remercier. Je suis très honoré de pouvoir m'entretenir avec vous d'un problème aussi grave, à savoir l'esclavage aujourd'hui, qui concerne non seulement des personnes adultes mais aussi, et surtout, des mineurs, qu'il s'agisse d'une exploitation d'ordre sexuel ou à d'autres fins.

J'essaierai de répondre aux questions que vous me poserez, mais je voudrais tout d'abord vous faire une présentation succincte de l'association internationale Privata Comunita Papa Giovanni 23. Cette association internationale opère dans le monde très vaste des personnes en marge de la société.

Premièrement, nous nous occupons des adolescents à risques en créant des groupes de vie où les adolescents sont aidés à passer de l'égocentrisme à l'altruisme, à vivre ensemble des idéaux qui les emmènent au-delà d'eux-mêmes. Ces adolescents à risques sont donc aidés à répondre à des besoins également religieux et cette présence a pour but la prévention, la réhabilitation et la réinsertion de ces jeunes dans la société.

Nos communautés sont en relation avec les prisons de mineurs, et toute cette action se fait dans les dix-huit Etats où nous sommes présents : en Amérique latine, en Afrique, en Asie, en Russie, en Croatie, en Albanie...

Aujourd'hui, l'association regroupe 10 000 adolescents qui sont assistés par environ 1 000 éducateurs. Le début de cette activité remonte à 1968 et cela continue aujourd'hui.

Deuxièmement, nous avons commencé à nous occuper des drogués en 1980. 2 000 jeunes ont ainsi pu récupérer leur être propre, ces vingt dernières années, en abandonnant l'usage de la drogue et en s'engageant dans la vie avec beaucoup de joie de vivre. Notre méthode est une thérapie de vérité, de confiance, de responsabilité, de valeurs, de rencontre de la vie avec Dieu et d'ouverture aux autres. Le résultat, c'est que 80 % des jeunes retournent à la vie.

Nous luttons contre la libéralisation et la légalisation des drogues et, si cela vous intéresse, je reviendrai sur ce sujet tout à l'heure. Actuellement, nous avons 600 jeunes en thérapie dans certaines communautés en Italie, en Croatie et au Chili.

Troisièmement, nous essayons de redonner aux enfants de la rue une dignité personnelle et économique, de les remettre sur le droit chemin, en quelque sorte. Nous les remettons sur le droit chemin, nous devenons amis et, ensuite, nous les invitons à venir dans nos communautés de vie, qui sont joyeuses et qui s'adaptent tout à fait à leur âge. Ils apprennent ainsi à lire et à écrire et ils apprennent aussi un métier. Ces activités se passent en Bolivie, au Chili, au Brésil, en Italie, en Inde et au Bangladesh.

Quatrièmement, nous allons dans les prisons de mineurs et d'adultes et nous offrons de l'amitié et de l'estime. Nous donnons la possibilité aussi bien aux mineurs qu'aux adultes d'utiliser tous les bénéfices de la loi, selon la législation des différents pays, surtout en accueillant les mineurs dans nos structures communautaires. Cette action est menée en Italie, au Chili, en Bolivie et au Brésil.

Cinquièmement, nous cherchons à donner une famille à celui qui n'en a pas. Tout enfant et tout adolescent a le droit de vivre au sein d'une famille. Lorsque ces enfants ou ces adolescents n'ont pas de famille, nous leur proposons une famille de substitution et nous devons leur apporter les réponses dont ils ont besoin et non pas celles qui nous agréent, nous. Il s'agit toujours d'une violence à leur égard et nous essayons de dissoudre cette dépendance, de les libérer, en leur offrant un papa et une maman. Nos maisons familiales sont de véritables familles où il y a la figure du père et celle de la mère. Nous avons ainsi 200 maisons familiales qui accueillent ces enfants.

Cette activité a commencé en 1968 et nous avons 1 200 personnes qui vivent avec les enfants naturels des familles d'accueil. Il faut savoir que 50 % des enfants qui sont recueillis ont des perturbations mentales, des problèmes mentaux.

Sixièmement, nous nous occupons des handicapés et des coopératives. Nous avons soixante coopératives dans lesquelles vivent ensemble, pendant la journée, les membres de la communauté et les handicapés. Il s'agit de coopératives éducatives, et également de travail. Nous avons 450 handicapés dans la première catégorie.

La septième activité concerne la libération des prostituées. Plus que des prostituées, ce sont des filles qui ont été forcées à la prostitution. Cette activité a commencé en 1990. Nous avons libéré 2 669 filles qui étaient esclaves d'un proxénète et 369 en 2001.

Nous en avons libéré 82 provenant d'Albanie (soit 22,2 % du total de 369) ; 43 provenant de Moldavie (soit 11,6 % du total), 145 provenant du Nigeria (soit 39,3 % du total), 34 provenant de Roumanie (soit 9,2 % du total), 42 de l'Ukraine (soit 11,4 % du total)...

Je ne vais pas m'étendre sur les pourcentages, mais les autres femmes viennent de Biélorussie, de Bulgarie, de Colombie, de Côte d'Ivoire, de l'Equateur, de Lituanie, du Maroc, de la République tchèque, de Russie, de la Sierra Leone et de Hongrie. Ce sont des pourcentages infimes mais ils existent quand même.

Pour finir cette présentation, je vous précise que nous avons des services sociaux où viennent les personnes démunies pour recevoir des soins, sachant que si elles ne viennent pas, nous nous déplaçons et allons dans les gares ou dans tous les endroits où l'on sait que ces gens se réfugient. Nous leur offrons ainsi la possibilité de passer la nuit dans notre association, après quoi ils sont libres, bien évidemment, de choisir ce qu'ils veulent.

Nous avons sept centres pour adultes et sept centres pour enfants.

Nous voulons également réduire la marginalité. Nous ne concevons pas notre engagement comme une assistance mais plutôt comme une lutte contre les systèmes qui fabriquent des marginaux. Nous parlons donc non seulement des opprimés mais aussi des oppresseurs, non seulement des affamés mais de ceux qui rendent ces personnes affamées. Nos jeunes ont besoin d'assistance, certes, mais aussi d'être libérés de la violence perpétrée par les institutions et les organisations.

Les personnes qui appartiennent au groupe de l'opération « Colombe » vivent le conflit et nous essayons d'_uvrer en ce sens. Nous travaillons en Tchétchénie et nous vivons dans des camps avec les réfugiés, de même qu'au Chiapas, au Mexique, et au Congo.

La communauté est basée sur la foi dans le Christ et nous nous engageons dans le partage direct de la vie. C'est une association qui est ouverte à toutes les religions, à toutes les cultures et à toutes les civilisations.

L'association est reconnue par l'Etat italien et également par le Saint-Siège. Nous sommes inscrits auprès du ministère de l'égalité des chances, en Italie, et par décret de la présidence du Conseil des ministres.

Nous _uvrons donc pour les immigrés et nous avons la possibilité de faire venir trente personnes par an en Italie, au travers de l'association, en leur offrant un travail. Nous sommes également inscrits auprès du registre des associations et des organismes qui peuvent garantir à toutes les jeunes filles y compris mineures qui sont esclaves dans la rue le bénéfice des lois 286 et 394 qui stipulent leurs droits.

Je vais à présent vous parler un peu plus en détail de l'esclavage et lancer un appel. Je parlerai tout d'abord des victimes selon notre expérience et nos recherches.

Tout d'abord, je vous donne un fait tout à fait significatif : dans la ville et la province de Rimini - Rimini est une ville internationale et non pas simplement une ville italienne ; c'est le centre de la prostitution dans la rue et dans les clubs -, depuis trois ans, il n'existe plus de prostitution dans la rue. Comment cela s'est-il produit ? Cela a pu se faire parce que nous avons dénoncé les endroits et les lieux. Certes, la prostitution est encore présente dans certains endroits, mais il faut que ce soit une dénonciation des faits. En effet, si, à Rimini et dans toute la province, on a pu libérer toutes ces prostituées, si elles n'existent plus depuis trois ans dans la rue et même si l'on en trouve moins dans les locaux, dans les clubs - il en reste encore une trentaine mais il y en a moins -, pourquoi tout cela ?

Parce que nous nous sommes servis des lois pour libérer ces personnes. Nous avons eu recours à l'aide de la police et de la gendarmerie ainsi qu'à celle du président et des ministres. Je me suis adressé à tous ces gens et je leur ai dit : « si vous le voulez, vous pouvez libérer toutes ces esclaves », qui sont au nombre de 50 000 en Italie, parce que c'est une honte et que l'on ne peut plus la tolérer. Cela se passe dans toute l'Europe, parce que j'ai étudié la situation ailleurs qu'en Italie.

Je vais tout d'abord vous apporter quelques considérations concernant les victimes. Toutes les filles qui travaillent dans la rue ou dans les clubs sont des esclaves et la plus grande faiblesse de la société tout entière à l'égard de ces personnes est de dire qu'elles viennent librement, de leur plein gré. En fait, je ne sais pas si elles viennent librement ou non ; j'insiste simplement pour dire que c'est un fait général pour tout le monde : ce sont toutes des esclaves et, dans cette affirmation, je pense que nous pouvons être tous d'accord, indépendamment du fait qu'elles ont été ou non consentantes. Sinon, cette discussion est une perte de temps. Il faut prendre conscience que toutes ces femmes sont des esclaves.

Si, ensuite, vous êtes intéressés, je pourrai vous parler de la méthodologie que nous avons appliquée à Rimini. Je serai assez bref.

Quels sont, tout d'abord, les signes de l'esclavage ?

Premièrement, toutes les filles qui travaillent dans les rues ou dans les clubs n'ont pas de papiers d'identité personnels. Si elles étaient libres, elles auraient leurs papiers d'identité ; ce n'est pas le cas. Elles sont privées de leur passeport ou de tous leurs papiers d'identité.

Deuxièmement, on leur impose des horaires de vente de leur corps, c'est-à-dire qu'elles travaillent dix heures par jour au minimum et tous les jours. Il n'y a pas un seul jour de repos, et même si elles sont enceintes, elles travaillent jusqu'à la dernière limite, juste avant l'accouchement. Nous sommes documentés là-dessus ; c'est de l'horreur pure et simple !

Nous avons pu nous rendre compte de cette situation parce que nous avons quinze unités opérationnelles qui interrogent les filles et les femmes dans la rue. C'est ainsi que nous recueillons ces informations.

Ces femmes ne peuvent pas disposer d'elles-mêmes ni sortir de cette vie. Tout l'argent qu'elles gagnent doit être versé aux proxénètes, à la Madame ou au boss, et elles doivent dire qu'elles sont libres. J'ai des preuves de tout ce que je dis et je pourrai vous les apporter tout à l'heure. Elles doivent dire que l'argent qu'elles gagnent est leur argent, qu'elles sont arrivées avec leur propre argent en Italie, qu'elles ne donnent rien à personne et qu'elles gardent tout l'argent qu'elles gagnent pour elles.

Il n'y a pas simplement les proxénètes mais également les collaborateurs des criminels qui vont demander aux filles si elles sont libres ou non. Ils se font passer pour des enquêteurs, ils interrogent les filles et si celles-ci disent qu'elles sont esclaves, elles sont battues.

On leur dit que si elles portent plainte à la police, la police les renverra dans leur propre pays et qu'ensuite, elles auront affaire aux racketteurs qui les poursuivront, comme cela se fait en Albanie. Et parfois, ces filles sont tuées.

On leur dit aussi que si elles voient la police, elles doivent s'enfuir. Dans les Marches, une région d'Italie, on leur dit que si elles me voient, moi, vêtu en habit de prêtre, elles doivent s'enfuir. C'est donc ce qu'elles font : elles s'enfuient.

Ces filles sont trompées, dupées, enlevées, achetées et revendues plusieurs fois. Si j'avais le temps, je pourrais tout vous raconter. J'ai écrit tout cela, mais je n'ai pas le temps de vous le dire. Je vous laisserai donc certaines de mes publications. Je viens d'écrire un livre à ce sujet.

Elles sont donc vendues et séduites par des fiancés de fortune puis revendues. Elles doivent payer leur nourriture, leurs vêtements et l'emplacement où elles travaillent : 600 dollars la nuit et 900 dollars par mois pour le jour, et si elles ne gagnent pas ce que les criminels ont décidé qu'elles devaient gagner, elles sont battues violemment et parfois torturées.

Dans mon livre, je relate le contrat spécial que la prostituée nigérienne doit signer pour sa Madame, sa proxénète. Je n'ai pas le temps de vous le lire en détail, mais cela existe.

Les Nigérianes doivent gagner au moins 300 000 lires et se prostituer même pour 20 000 lires et faire tout ce qui leur est demandé parce que les clients demandent à ces prostituées ce qu'ils ne peuvent pas obtenir auprès de leur fiancée.

Les Albanaises doivent gagner au moins 800 000 lires et les filles de l'est entre 1 million et 1,5 million de lires, et si elles ne gagnent pas cette somme, les conséquences sont terribles. Cela va jusqu'à la torture. Nous n'avons pas idée de l'horreur perpétrée par cette prostitution et cet esclavage.

30 à 40 % de ces filles sont mineures et sont vendues parfois par leurs propres parents.

J'ai écouté l'exposé de M. Magno, et je pense qu'il faudrait s'intéresser un peu plus à l'état de ces prostituées. En effet, pourquoi n'applique-t-on pas la loi 269 à leur encontre ? Pourquoi ne l'applique-t-on qu'aux filles qui ont 12, 13 ou 14 ans ? Pourquoi cela ?

Les filles subissent les menaces suivantes : « si tu portes plainte, je tuerai tes parents, je tuerai ton enfant. Si tu t'enfuis, j'enlèverai ta s_ur et je tuerai tes frères ». Elles croient à toutes ces menaces et les criminels savent que ce sont des choses importantes pour les filles. Les Nigérianes subissent des rites vaudous et il est donc impossible pour elles de porter plainte. On leur dit : « si tu portes plainte, nous le saurons et les conséquences seront terribles ».

Quels sont les criminels ? Ceux qui recrutent et les trafiquants, comme les Madames. On peut les reconnaître dans la rue. Ils ont des contacts dans leur propre pays d'origine. Ils recrutent ces filles, ils se servent de la tromperie et du mensonge et ils profitent de l'ingénuité des filles.

Si j'avais le temps, je vous raconterais beaucoup de choses là-dessus. Ils exploitent leur désir de fuir leur atmosphère familiale et leur fascination du monde occidental riche. Ils préparent les documents nécessaires pour faire sortir ces filles et ils corrompent des fonctionnaires de beaucoup d'ambassades.

On donne 2 à 3 000 dollars aux fonctionnaires corrompus par passeport. On trouve partout, dans les ambassades, des fonctionnaires qui sont prêts à être corrompus. Il faudrait surtout examiner les ambassades hollandaises et allemandes ainsi que toutes celles qui sont en dehors de l'espace de Schengen, en fait toutes les ambassades.

Certains permis sont trop faciles à obtenir. Il est inutile de donner un permis de séjour pour une semaine ou pour visiter les sanctuaires.

Ensuite, d'autres personnes couvrent la prostitution et cherchent des clients. Ce sont des esclavagistes, ceux qui prennent les filles en main et les exploitent par la prostitution.

Nous savons tout cela parce que nous l'avons appris dans la rue et non pas parce que nous l'avons lu dans les livres. Nous voyons cela depuis 1990 et nous constatons que ces gens exercent sur les filles une maîtrise absolue. Les filles sont des esclaves et ils ont le droit de vie ou de mort sur elles.

Ils les déplacent comme ils veulent, ils les vendent et les revendent, ils les vendent aux enchères et ils les retiennent même dans des camps d'entraînement que nous trouvons en Albanie ou en Hongrie. Ce sont des horreurs. On les trouve même en Europe maintenant et, si j'avais du temps, je vous dirais avec leurs propres mots comment elles vivent.

De 1994 à 1998, selon les données dont nous disposons, en Italie, 480 filles ont été tuées, 180 en 1999 et 400 en 2000. Qui va parler d'elles ?

Les mafias russe, albanaise et nigériane travaillent en collaboration avec les mafias italiennes.

Si on le voulait, il serait facile d'arrêter tous les maquereaux. Les Madames ne sont pas seulement en Afrique. Elles dorment avec les filles qui se prostituent et il suffirait donc d'aller les chercher pour savoir celles qui, par exemple, louent des chambres, au noir, bien sûr. Rimini a suivi ce chemin et c'est pour cela que nous avons un résultat permanent.

Je vais vous parler des clients et, si vous êtes intéressés, je vais vous donner des détails. Pour ce qui concerne les clients, je ne veux pas juger ; je vais rentrer simplement dans les faits. J'ai préparé beaucoup de choses à vous dire sur la manière dont nous voyons les clients. J'ai amené des clients à la télévision pour montrer comment ils ont changé de vie.

L'Etat italien est très avancé dans la législation qui concerne l'assistance, tout en ayant une législation très saine. L'article 18 est le fleuron de la législation italienne. Il n'en existe pas d'égal en Europe, de même que l'article 286. Seulement, tout concerne l'assistance alors qu'il faut éradiquer ce problème.

Les clients sont simplement ceux qui utilisent le corps des femmes, et nous savons comment sont les Nigérianes et toutes les femmes de l'est, mais qu'est-ce que c'est ? C'est une consommation de leur chair et de leurs organes génitaux. Ces clients se servent de corps immobilisés par des mains invisibles et des yeux invisibles, enchaînés par des chaînes invisibles. Les clients profitent de cela et paient le racket.

Un ministre avait dit que si l'on pouvait démontrer que l'argent allait au racket, les criminels devaient être punis, mais c'est tellement naïf ! Il est certain que l'argent va aux criminels. On le sait bien ! L'ex-président de la Chambre des députés italienne disait : « entre le client et l'exploiteur, il n'y a pas de différence ; tous les deux devraient être punis ». Bien sûr, mais rien ne se fait à ce niveau !

Le client est le coupable objectif, mais seul Dieu voit l'élément objectif. Le client est le premier coupable de l'esclavage dans le monde. La loi sur le trafic des êtres humains en Italie a été approuvée mais elle n'est pas encore passée - dans d'autres pays, on pourrait aussi en discuter, mais l'Italie est un peu plus avancée - et cela ne sert à rien si l'on n'établit pas les délits de collusion pour ceux qui utilisent ces marchés. L'esclavage est en train de faire des ravages et d'inonder l'Italie comme la France.

On ne peut rien faire si l'on ne donne pas la même sanction à celui qui utilise la victime et celui qui l'exploite. Il faut avoir le courage de faire les choses sérieusement, sans quoi c'est une grande hypocrisie.

Il faut savoir que 4 % des clients ont entre 16 et 23 ans et 15 % entre 25 et 35 ans ; le reste va de 35 à 90 ans avec des pointes très fortes vers 40 ans.

Qui sont les coupables ? Ce sont tous ceux qui favorisent cela, ceux qui louent des locaux et toute la série des médiateurs, des intermédiaires aidant ce trafic terrible qui se modifie maintenant et prend différentes formes de plus en plus intelligentes de racket.

J'en viens aux forces de l'ordre. La victoire à Rimini a été due à un préfet de police qui, arrivé à Rimini, m'a dit : « le phénomène de l'esclavage et de la prostitution doit être effacé ». Il a également trouvé un maire qui a fait vraiment son devoir en appliquant les lois en son pouvoir. Il a trouvé des associations qui vont réellement sur le terrain, et qui ne vont pas distribuer des préservatifs. Combien de centaines de millions ont été jetés à la poubelle à cause de cela ? Vous savez ce que font les filles quand on leur offre des préservatifs, surtout les filles de l'est ? Elles ont envie de vomir, parce qu'elles pensent que cela veut dire : « bonne chance, continue dans ce métier ! » C'est ce que cela veut dire et c'est vraiment terrible.

Ce sont leurs maquereaux qui leur font cela ou qui ne les leurs donnent d'ailleurs même pas, parce que les contacts sans préservatifs sont beaucoup plus lucratifs. C'est une horreur ! Les filles n'ont pas besoin d'être consolées mais d'être libérées.

Les forces de l'ordre, que ce soient les policiers ou les carabiniers, sont des gens magnifiques. Nous avons un corps solide, mais il n'y a pas de coordination. C'est pourquoi chaque préfecture de police fait comme elle peut. S'il existait un projet unique, je pense qu'à court terme, toutes les filles seraient libérées dans l'Europe entière. Cependant, quels sont les intérêts à protéger ? Les gouvernements sont les premiers responsables dans ce sens, de même que les parlements, parce que ce sont les parlements qui sont proches du peuple et qui devraient ressentir toutes les souffrances. Les députés sont élus directement par les peuples et ils doivent donc servir les peuples. Ceux qui doivent être suivis en premier sont ceux qui subissent les injustices les plus terribles par des citoyens qui élisent les représentants du peuple.

Je vais donc lancer un appel ici. Sans parler de prostitution, je dis : « libérons les esclaves ! » Lorsque mon ministre m'a parlé de coopératives ou d'autres choses, je lui ai dit : « ne faites pas cela, s'il vous plaît. Avec la loi sur l'abolition des maisons closes, on a fait un énorme pas en avant. Donc ne revenez pas en arrière, car il s'agit d'une vision de la femme en tant qu'instrument ». La femme a valeur de base de toute l'humanité !

La Suède a très bien agi en déclarant que les prestations sexuelles avec paiement étaient un crime et elle a donc résolu le problème de la prostitution. En fait, elle ne l'a pas résolu entièrement, mais elle a donné un signal très fort pour rendre le concept d'esclavage intolérable.

Je pense donc que si les forces de police, les forces de l'ordre sont coordonnées dans un projet précis, on pourra enfin faire un pas en avant énorme pour la maturation de nos jeunes, pour avoir quelque chose de nouveau sur cette terre.

Je conclurai en disant qu'il faut absolument arriver à un accord européen. Je supplie la France et l'Italie, qui sont les premières filles du monde néo-latin, de s'unir pour la libération des esclaves. Nous sommes disponibles pour dénoncer, porter plainte et bouger pour une nouvelle vision. Toutes les interventions que nous faisons aujourd'hui concernent plutôt l'assistance et non pas la réalité.

Je dois vous parler également de l'horreur des adoptions. Nous sommes prêts à aller en Russie, mais si c'est pour se faire entendre dire : « les Italiens sont des commerçants d'enfants », c'est terrible. Vous savez que la législation russe, comme la législation italienne, pour pouvoir prévenir les abus d'adoption, est de plus en plus contraignante, du moins j'ai pu le constater. Cependant, parmi ces contraintes, il y a des lacunes. Pensez-vous que la législation russe admet l'adoption d'enfants handicapés ? En Italie, l'adoption peut être faite uniquement à travers 56 organisations autorisées.

Je vais vous poser un fort point d'interrogation qui peut exister en France et dans d'autres pays du monde. Il suffit d'avoir un directeur d'institut - il y en a beaucoup - d'enfants normaux et en bonne santé un peu complice, un médecin qui les déclare tous invalides ou un peu fous, un avocat qui a de bons contacts et qui se trouve dans les réseaux du pouvoir et une organisation non gouvernementale (ONG) italienne qui se prête à ce genre de chose pour que l'on réussisse à expédier en Italie 620 enfants pour un prix moyen, du moins d'après ce que j'ai entendu, d'environ 20 000 dollars qui peut aller jusqu'à 30 000 dollars.

Quelles sont les organisations autorisées qui se transforment en tombeaux organisés pour ces enfants ? C'est ce que je demande.

C'est pourquoi je dis que l'on a commis une erreur de donner le monopole à ces organisations parce que - et je l'ai déjà dit à la télévision russe - la Russie a beaucoup de familles qui peuvent accueillir leurs enfants, de même que l'Amérique latine, puisque la plupart des enfants qui sont « exportés » ont des familles. Donc ce n'est pas juste.

Il faut parler clairement. Jésus dit que la justice doit être déclarée sur les toits, mais maintenant, sur les toits, il y a des antennes !

On ne peut pas faire cela. Personne ne parle de l'éradication. Pourtant, ces choses se sont passées en février dernier. Le 14 février on a découvert cette histoire en Russie, mais il y en a d'autres.

Au Nigeria, par exemple, la femme d'un « gros bonnet » est arrivée à amener en Italie jusqu'à 35 enfants qui ont tous disparu. Ce sont des choses dramatiques ! C'est couvert par le secret de l'enquête et je ne peux plus en parler.

Pour terminer, je souhaite vous parler des différentes organisations et des interventions de l'Etat qui sont très bien étudiées, il faut le dire. Je ne sais pas si vous serez d'accord, mais je ne pense pas que l'on puisse rapatrier ces filles car au Nigeria, les familles ne vont pas les accepter. C'est très simple : les filles rapatriées n'ont pas payé tous les montants qu'elles devaient payer pour partir. Par conséquent, si elles rentrent, elles sont sous la menace des Madames. 80 % des filles viennent de Benin City, et je peux vous dire - parce que j'y suis allé, de même qu'en Moldavie et en Albanie - que ces filles ne peuvent pas être reçues parce qu'elles sont sous la menace et que le racket les exploite complètement.

Il y a eu un précédent au Nigeria : on a démontré que, chaque année, 40 à 50 000 filles partaient pour les Etats-Unis et que celles qui viennent en Italie, entre les prostituées et celles qui travaillent à l'intérieur, sont environ 20 000 chaque année.

Ils ne vont plus dire qu'ils les amènent en Italie, mais au Canada, parce qu'ils savent très bien qu'en Italie, il y a un avenir terrible qui les attend, mais on peut parler de tout le parcours que font ces filles, et vous savez que la France est un pays de destination mais aussi un pays de transit, comme d'autres Etats européens.

J'en viens à ma conclusion. Les pauvres ne peuvent pas attendre. Je pense que ceux qui sont bien peuvent attendre, mais pas ceux qui sont malades ou pauvres. C'est une lutte qui implique toute l'Europe. L'Europe est unie par l'euro, mais cela ne suffit pas. C'est comme le dollar ; ce n'est pas suffisant pour l'unité des peuples.

Je terminerai donc par les mots qu'une fille nigériane, Anne, a dit au pape. Elle est morte le 19 mars dernier, mais quand elle est allée voir le Saint-Père, elle a dit : « Pàpa, libère les filles sur la route comme moi. Moi, je suis tombée malade et j'ai attrapé le sida », et elle a ajouté : « Pàpa, la vie sur le trottoir est moche et lourde. Sur le trottoir, il y a beaucoup de filles, mais aussi beaucoup d'enfants. Pàpa, libère les filles et les enfants ! »

M. le Président : Je vous remercie, monsieur le Président, de vos propos et je vous félicite pour le travail que vous faites.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous préciser, lorsque ces jeunes femmes bénéficient du statut de victime prévu par la loi italienne, ce qu'est ensuite leur parcours ? Ont-elles la possibilité de rester définitivement en Italie ou y a-t-il un travail de coopération qui est fait, soit avec les autorités - mais j'en doute -, soit avec d'autres associations, pour leur retour éventuel dans leur pays d'origine ?

M. Pierre-Christophe BAGUET : J'ai une question complémentaire à poser par rapport à l'exemple de Rimini. Vous dites qu'il y a eu une reprise en main collective sur Rimini, mais que sont devenues toutes les filles qui étaient à Rimini ? Sont-elles restées en Italie ? Visiblement, il y a eu de l'accompagnement social, mais aussi de la répression pour qu'elles quittent le trottoir. Comment s'est passée cette période difficile entre les proxénètes et ces filles qui étaient aussi tenues de ne plus exercer leur travail ? Je suppose que cela a été un moment difficile qui les a mises en grande difficulté.

Don Oreste BENZI : Je vais répondre à ces deux questions.

Pour ce qui est de la première question, je vous dirai que la loi 286, en son article 18, stipule que la fille qui porte plainte et dénonce ses souteneurs peut bénéficier immédiatement d'un permis de séjour. Elle peut travailler en ayant ce permis de séjour et c'est, pour moi, une très bonne disposition.

En effet, paradoxalement, que se passerait-il s'il n'y avait pas cette loi ? S'il n'y avait aucune personne pour aider la fille qui sort de sa situation, elle devrait retourner sur le trottoir. C'est donc une mesure très sage.

Ensuite, l'article 27 du décret 984 va au-delà. Il dit que les associations reconnues par l'Etat peuvent se porter garantes de l'état d'esclavage de la fille : ainsi, même si la fille ne porte pas plainte et ne dénonce pas ses souteneurs, elle peut, sous la responsabilité de l'association, bénéficier d'un permis de séjour de six mois, à condition qu'il y ait derrière un programme de réinsertion sociale et de libération.

Ce programme peut être mis en _uvre par les organismes et par celui qui s'occupe de cette libération. Il présente un programme à l'organisme de prévoyance sociale local qui l'approuve, le modifie ou l'améliore et, une fois que ces six mois sont écoulés, si tout s'est bien passé, ce permis de séjour peut être transformé, surtout s'il y a déjà un travail à la clef, en permis de séjour permanent. C'est un pas extrêmement important qui a été franchi, parce que la plupart des filles ne pourront jamais dénoncer leurs souteneurs pour les motifs dont j'ai parlé tout à l'heure, c'est-à-dire c'est-à-dire à cause des menaces qu'elles subissent.

Avec cette faculté qui leur est donnée par l'article 27 alinéa b, elles ont cette possibilité, mais il est de plus en plus difficile de l'obtenir. Si c'était facile, en faisant, par exemple, payer les personnes à l'association, les associations n'étant pas reconnues, il y aurait plus de possibilités de libération.

Ce sont des dispositions qui, à mon avis, sont excellentes.

L'Etat a accordé 10 milliards, cette année, qui sont distribués aux régions, lesquelles les distribuent à leur tour aux provinces et aux organismes de prévoyance sociale. L'Etat offre des financements aussi bien pour l'assistance que pour les cours de formation, de réinsertion sociale ou d'apprentissage d'un autre métier.

En ce qui concerne notre association, nous accueillons toutes les filles qui se présentent et nous constatons que 30 % d'entre elles peuvent bénéficier de cette aide chez nous. Ces dispositions sont évidemment une aide précieuse, et je les approuve pleinement.

J'ai donc répondu à la première question.

Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, ces filles ne peuvent plus rentrer dans leur pays parce qu'elles seraient mal accueillies. Je me suis rendu compte que la plupart de ces filles, quand elles sont sur le trottoir, rencontrent des Italiens qui tombent amoureux d'elles et qui deviennent leurs petits amis. On peut dire que 50 % de ces filles ont un petit fiancé mais, en réalité, ces filles n'en sont pas amoureuses. Simplement, cet homme devient une aide et elles voient en lui un moyen de sortir de leur situation, la figure du père ou du grand-père. La plupart des hommes agissent de cette façon, et si le programme est appliqué, ces filles ne peuvent pas aller vivre avec ce fiancé. Elles doivent s'insérer autrement dans la société.

En ce qui concerne Rimini, il y a eu une action concertée grâce au précédent maire qui, ensuite, n'a pas été réélu. Ce maire a pris des arrêtés interdisant aux voitures de stationner là où les filles attendaient le client, l'amende coûtant de 300 000 à un million de lires, ce qui dissuadait évidemment les clients potentiels qui étaient un peu bouleversés par cette mesure. En effet, comment justifier une amende d'un tel montant et de ce type devant sa propre épouse ?

C'est donc par un tel acte que le maire s'est engagé sur le plan social, et je trouve que c'est un pas de géant sur le plan éducatif et formateur de la communauté. Ce sont des choses concrètes mais cela modifie une pensée perverse de la personne humaine.

Ensuite, les policiers se sont beaucoup impliqués. Il faudrait conseiller à toutes les préfectures de mobiliser des patrouilles spécialisées. Si l'on envoie la police au hasard, on en fait un peu des épouvantails, mais si, au contraire, on organise des patrouilles hautement spécialisées et que ces patrouilles instaurent un climat de confiance avec les filles, celles-ci portent plainte plus facilement. C'est ainsi qu'il faut travailler. Sinon, elles ont peur de porter plainte. Elles ont vu qu'à Rimini, les choses se passaient autrement, elles ont eu de plus en plus confiance en ces patrouilles et c'est ainsi que le nombre de plaintes a augmenté. Cela nous a beaucoup aidés.

Autre facteur important : la coopération réciproque entre la police et la gendarmerie.

J'ajoute que notre association, l'Associazione Papa Giovanni 23, qui a été la première association inscrite auprès des registres nationaux, offre un accueil 24 heures sur 24, ce qui est une aide extrêmement précieuse pour les policiers et les gendarmes parce que les filles peuvent arriver à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Elles ne peuvent pas toujours aller dans les centres de prévoyance sociale ou autres organismes qui ont des heures d'ouverture et de fermeture classiques alors que, dans notre association, elles peuvent venir comme elles veulent et sans aucun obstacle.

Nous offrons donc cet accueil 24 heures sur 24. Moi-même, j'ai participé à certaines patrouilles et, lorsque c'était possible, je passais toute la nuit au commissariat. Les patrouilles arrivaient avec les filles, je m'entretenais avec elles, je les rassurais, leur demandais si elles voulaient se libérer de cette situation, leur apportais du réconfort.

Par conséquent, en tant qu'association, nous descendons dans la rue. Nous avons quinze unités opérationnelles dans toute l'Italie. C'est ainsi que se créent des réseaux d'amitié. Nous sommes présents sur toutes les zones géographiques en Italie et nous avons un numéro particulier de téléphone que nous donnons à ces filles en leur disant : « si tu veux venir, appelle-nous et viens ». C'est ainsi que cela se passe. Elles collaborent de cette façon. Il n'est pas facile de libérer ces filles.

Les forces de l'ordre hautement spécialisées, les patrouilles spécialisées et le numéro de téléphone sont autant de facteurs qui permettent de faciliter les choses.

Auparavant, quand la fille portait plainte, elle n'était pas tout de suite enlevée à son milieu. Cela prenait un peu de temps. Il fallait en fait un flagrant délit. Il fallait monter tout un scénario pour faire prendre en flagrant délit le souteneur qui venait récupérer l'argent, la police étant là, et c'était très compliqué. C'est ainsi que 144 souteneurs ont été envoyés en prison.

Tout l'équilibre interne a été bouleversé, 350 filles ont été libérées et nous les avons reçues pour la plupart. Il s'est créé tout un mouvement.

Un jour, un nouveau commissaire est venu et je lui ai dit : « tout dépend de vous ». Cette personne a continué en fait dans le sillage de son prédécesseur. Je pense qu'il ne faut jamais abandonner le terrain. On peut agir en portant plainte.

Si, dans toutes les gendarmeries et dans tous les commissariats de police, il y a une « task force » très bien organisée, je pense que l'on peut éradiquer tout cela, parce que même les clients prennent peur. L'équilibre de départ se rompt et la situation peut changer. Voilà le résultat à Rimini.

On peut l'appliquer partout et non pas simplement à Rimini. Dans la province, les gens disent que ces filles ne sont plus à Rimini et qu'elles officient ailleurs, mais c'est faux. Nous avons éradiqué la prostitution à Rimini et dans la région.

Si ces mêmes opérations pouvaient être menées simultanément dans toutes les régions d'Italie, où iraient les filles ? Sur la lune ? Non ! Il faut que les forces de l'ordre et les associations décident que le phénomène de la prostitution et de l'esclavage doit être éradiqué. Si l'on ne pense pas comme cela, on n'arrivera à rien. Tout cela dépend d'un choix. Pour réussir, il faut choisir.

J'ai dit au ministre des Affaires sociales : « s'il vous plaît, libérons d'abord les esclaves et, ensuite, nous verrons s'il reste des prostituées. Je pense qu'il ne restera plus personne ».

Il y a peu d'Italiennes qui se livrent à la prostitution, et lorsque c'est le cas, elles travaillent surtout dans un autre circuit, celui de la prostitution de luxe. Nous payons les taxes pour ces gens-là. Certaines personnes qui ont de l'argent voient ces prostituées de luxe et paient pour cela des sommes énormes. En fait, nous ne serons jamais d'accord avec ce système et nous lutterons toujours pour la libération des esclaves, même si c'est parfois une mission un peu périlleuse.

Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question.

M. le Rapporteur : Lorsque nous sommes allés en Ukraine, on nous a parlé d'un programme financé par des institutions internationales qui s'engageaient à rapatrier les jeunes femmes dans leur pays, à la suite, nous a-t-on expliqué, de plaintes déposées par les familles et de recherches effectuées par Interpol.

Je dois dire que nous avons éprouvé un certain scepticisme lors de cette rencontre. Or vous nous dites aujourd'hui que vous ne croyez absolument pas à ces procédures et qu'il vaut mieux mettre l'accent sur le statut de la victime ou l'éradication de l'exploitation sexuelle, et non pas sur ces politiques.

C'est une question importante, parce qu'on voit bien que ces deux politiques coexistent aujourd'hui et qu'en termes de mobilisation des moyens de l'Etat et des institutions internationales, il ne faut pas que l'on se trompe.

Don Oreste BENZI : Ces politiques couvrent les délinquants et les criminels qui mettent en difficulté les femmes qui rentrent chez elles. Nous avons un projet beaucoup plus complet. Par exemple, nous connaissons bien la situation des filles en Ukraine : nous en avons beaucoup dans nos centres. Parmi celles qui viennent chez nous, beaucoup sont mariées et ont des enfants. Beaucoup sont mères de famille. Elles viennent donc avec l'espoir de trouver un travail.

Lorsqu'elles arrivent en Italie, ce sont des agences fantômes qui leur donnent ce travail, des agences qui vivent six mois, mais en réalité, ce sont des agences tenues par des criminels. On les emmène ainsi en Italie en car, en train, en voiture, en parcourant des itinéraires différents. Je n'ai pas le temps d'y revenir en détail, mais je vous avais parlé de tous les itinéraires empruntés pour venir en Italie. Il est évident que lorsque ces filles arrivent, elles ne trouvent pas le travail qui leur avait été promis et qu'immédiatement, elles sont prises pour être des esclaves. Elles travaillent dans des familles qui paient un racket. Chaque femme devient ainsi une esclave à l'intérieur de ces familles et elle satisfait aussi les appétits sexuels des hommes qui font partie de la famille. C'est l'un des esclavages les plus horribles que l'on rencontre en Italie comme en France.

Sinon, elles finissent sur le trottoir. Combien voit-on de ces pauvres créatures ?

Nous avons un centre qui s'appelle « Luce Acese » (lumière allumée) et si elles s'adressent à nous, nous les aidons ; nous nous retrouvons alors confrontés à la législation du travail, parce que ce sont des filles qui travaillent au noir. En fait, ce sont des femmes merveilleuses. En Italie, nous espérons pouvoir rencontrer M. Berlusconi et lui demander de régulariser toutes ces femmes qui ont un travail en Italie, de leur donner la possibilité de rester travailler et de maintenir un rapport ou une relation avec leur famille en Ukraine. En effet, pourquoi les renvoyer dans leur pays ?

Comme en France, en Allemagne ou en Italie, ces femmes font un travail, elles aident par exemple les personnes âgées en travaillant à domicile pour celles-ci. Elles sont d'une grande aide parce que, si elles n'étaient pas là, l'Etat devrait débloquer des financements importants pour des maisons de retraite. Pour moi, il est inconcevable qu'une personne âgée doive aller dans une maison de retraite ou dans un asile. Ces femmes ont donc tout à fait leur place, surtout ces femmes d'Ukraine. Ce sont des femmes exceptionnelles et elles sont une ressource précieuse pour notre pays parce que, chez nous, plus personne ne veut s'occuper des vieux.

Pourquoi les renvoyer dans leur pays ? Que se passe-t-il lorsqu'une de ces femmes qui a été contrainte à se prostituer en Italie rentre chez elle  ? Elle est rejetée dans son pays.

Vous qui êtes à l'avant-garde sur le plan humain, pourquoi ne voyez-vous pas cela sur le plan européen ? Il faudrait faire quelque chose. Pourquoi ne se met-on pas autour d'une table pour discuter de ces problèmes ?

Essayons donc de nous voir et de nous dire les choses telles qu'elles sont. Préparons-nous, essayons et, ensuite, ce sont ceux qui nous gouvernent qui assumeront leur responsabilité, mais donnez-nous la possibilité de le faire !

Toutes les lois sont faites par le haut. Pourquoi ne commencerait-on pas par la base pour tous ceux qui travaillent avec ces pauvres gens ? Disons-nous la vérité ! Quel mal y a-t-il ?

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je voudrais que vous me donniez, si possible, une précision. Tout à l'heure, M. Laudati nous a parlé de l'article 18 qui permet de délivrer une carte de séjour de six mois contre un témoignage. Ensuite, vous nous avez parlé, vous, de l'article 27 du décret 984 qui permet à des associations de gérer éventuellement la délivrance de ce permis de séjour ou de gérer la suite du permis de séjour directement pour le compte de la personne. Je suppose que cela permet de soustraire les associations aux poursuites en cours dans le cadre de l'accueil de filles en situation illégale. Pouvez-vous me confirmer ce point de vue ?

Par ailleurs, quelles sont ces associations ? La vôtre est agréée, visiblement, mais y a-t-il un agrément qui est donné par l'Etat ou la région ? Y a-t-il beaucoup d'associations dans ce cadre ?

Enfin j'ai une dernière précision à vous demander. Vous avez parlé d'une aide de 10 milliards de lires pour la réinsertion et je voudrais savoir qui gère cette somme, si ce sont les institutions ou aussi ces associations agréées.

Don Oreste BENZI : Nous avons l'alinéa a et l'alinéa b de l'article 27 du décret de mise en _uvre 394 ainsi que l'article 18. En fait, c'est l'application de l'article 18, il s'agit toujours de cet article. La femme victime de trafic ou d'esclavage est protégée en ce sens qu'on lui octroie un permis de séjour et un droit au travail.

Il y a deux cas de figure. Certaines femmes portent plainte auprès du procureur, donc de la justice, ou auprès de la police qui prend acte de cette plainte et la communique au magistrat. Celui-ci amorce alors le dossier, qui demande un peu de temps, jusqu'à l'obtention du permis. Maintenant, je pense que le temps s'allonge de plus en plus mais, normalement, le délai est assez raisonnable.

Le ministre a accepté très intelligemment notre suggestion car il a compris que certaines filles ne peuvent pas porter plainte, sans quoi elles ont des conséquences sur leur famille. En Albanie, ne parlons pas de ce qui peut se passer ! Les criminels les menacent en leur disant : « si tu portes plainte, on va tuer ta famille ». Pouvez-vous imaginer ce que de telles menaces veulent dire pour une fille de 16 ans ? Si, à partir d'une écoute téléphonique, quelqu'un dit : « prends son petit-neveu, coupe-le en morceaux et envoie-le-lui », ce sont des choses horribles !

A juste titre, le ministre, en partant de l'idée que les lois sont faites pour l'homme, pour la personne, a dit : « comment peut-on savoir si cette personne va accepter la proposition ou non ? ». Nous avons donc dit qu'il fallait faire acte de confiance vis-à-vis des associations agréées. C'est ainsi qu'en 1999, on a créé ces associations autorisées - il y en a maintenant 56 -, et que notre association a été la première à recevoir l'autorisation.

Grâce à cette garantie, on peut octroyer le permis de séjour et, par conséquent, le permis de travail, mais la fille doit d'abord suivre un cours de réinsertion sous la responsabilité de l'organisation. L'argent, très intelligemment, n'est pas donné directement aux organisations qui mettent en _uvre ce projet parce qu'il s'agit d'argent de l'Etat. Il est donné à la région, puis aux provinces et, enfin, au bureau de prévoyance sociale pour un projet déjà envisagé ou bien pour des projets que les régions ont elles-mêmes conçus.

Ensuite, il est fait un compte rendu très détaillé à l'Etat dans lequel il faut démontrer, par des reçus de factures et autres, toutes les dépenses encourues, afin qu'il n'y ait pas de possibilité de duperie.

(Mme Christine Lazerges remplace M. Marc Reymann au fauteuil de la présidence.)

Mme la Présidente : Je suis tout à fait confuse de ne pas avoir pu entendre l'ensemble de votre audition. Il se trouve que, dans l'hémicycle, on débattait ce matin de l'enfance délinquante et que je suis aussi responsable de ces questions pour le groupe socialiste.

Nous vous sommes infiniment reconnaissants d'être venu ici, à Paris, aujourd'hui, et je dois vous dire que ce que vous faites en Italie est, pour nous, très instructif.

Don Oreste BENZI : Je vous remercie tous pour le cadeau que vous m'avez fait en m'invitant à cette rencontre.

Audition de M. Stéphane FRATACCI,
directeur des libertés publiques et des affaires juridiques
au ministère de l'Intérieur


(extrait du procès-verbal de la séance du 17 octobre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Stéphane Fratacci est introduit.

Mme la Présidente : Comme vous le savez, notre champ d'investigation porte sur les diverses formes d'esclavage, qui, au fil des jours, nous apparaissent finalement peu modernes et assez classiques : esclavage domestique, esclavage économique - je fais allusion ici aux ateliers clandestins -, esclavage sexuel - prostitution des mineurs et majeurs, masculine et féminine.

Nous n'avons pas à traiter directement des conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France, mais, plus nos travaux avancent, plus nous nous interrogeons sur le statut des victimes de l'esclavage, victimes qui sont très souvent aussi auteurs d'infractions au regard du droit des étrangers.

Monsieur Fratacci, vous avez la parole.

M. Stéphane FRATACCI : Je commencerai par vous livrer quelques réflexions générales sur le rôle que peut avoir la direction que j'ai l'honneur et la charge d'animer depuis quelques mois seulement ou le regard qu'elle peut porter sur les situations d'esclavage qui vous préoccupent.

Que des situations de cette nature - je parle d'actes, de situations, de dossiers individuels - soient portées à notre connaissance n'est pas systématique. La situation au regard des règles d'entrée et de séjour des personnes victimes de telles formes d'esclavage « pas si modernes que cela », pour reprendre vos termes, n'est pas en règle générale l'apanage de la direction des libertés publiques et des affaires juridiques. Elle est traitée normalement dans les services des préfectures, compétents pour délivrer ou non des titres de séjour, pour régulariser une situation qui, à l'origine, ne l'était pas.

Le nombre de cas dont nous avons eu à connaître ces derniers mois est relativement limité. Certains sont à l'instruction par nos services.

Nous avons établi des relations de travail avec plusieurs associations très présentes en ces domaines. Ces relations permettent de porter à notre connaissance telle ou telle situation individuelle correspondant à l'une de ces formes d'esclavage moderne et le cas de personnes qui, tout en étant victimes, souhaitent, d'une manière ou d'une autre, collaborer avec la justice ou la police pour aider au démantèlement d'un réseau ou simplement soumettre à la justice les faits qu'elles ont dû subir.

Les dossiers individuels dont nous assurons le suivi concernent principalement des personnes victimes de réseaux de prostitution et, plus minoritairement, des personnes victimes de formes d'exploitation domestiques.

Ma deuxième observation liminaire porte sur la définition que vous qualifiez vous-même, madame la Présidente, d'esclavage « pas si moderne que cela ». J'insisterai volontairement sur deux formes : l'exploitation en rapport avec des réseaux de prostitution et l'exploitation domestique. Ce sont les hypothèses dont nous avons le plus fréquemment à connaître. Si je les distingue un temps du travail clandestin, c'est parce que je crois que le spectre des situations rencontrées en matière de travail clandestin est beaucoup plus large et concerne par ailleurs un nombre de personnes plus élevé. Je parle de « spectre plus large », parce que les situations d'exploitation sont assez variables et les conditions, y compris d'entrée sur le territoire français, peuvent l'être plus encore. Dans certains cas, les personnes peuvent être entrées de façon régulière sur le territoire français, s'y être maintenues de façon irrégulière et, dans cette situation d'irrégularité, avoir été conduites à travailler clandestinement pour assurer leur subsistance sur le territoire français. C'est pourquoi j'insiste sur la différence de situations. Pour les cas d'exploitation sexuelle ou d'exploitation domestique que nous avons été amenés à suivre, l'introduction des personnes sur le territoire français n'était pas nécessairement volontaire. Il a pu s'agir d'entrées sur le territoire de personnes ayant obtenu un visa de très court séjour et qui étaient accompagnées ou prises en charge par des réseaux. Dans ces hypothèses, que les services de police connaissent mieux que la direction que je suis amené à animer, il me semble qu'il est beaucoup plus facile de déterminer si les personnes disposent ou non de leur libre arbitre que dans les autres hypothèses que j'ai énumérées.

Ma troisième observation a trait aux difficultés que nous rencontrons. Il faut tout d'abord fixer des critères qui permettent de déterminer de manière objective si l'on est en présence de victimes et de situations correspondant à celles que votre Mission examine. A ce titre, votre Mission permettra de progresser tout comme les services qui participent à un travail interministériel dans le cadre du Comité national de l'aide aux victimes.

La seconde difficulté que nous rencontrons réside dans l'identification de ces situations. A cet égard, la direction doit s'appuyer sur le travail de divers acteurs :

· les services de police qui peuvent disposer d'informations et les porter à connaissance ou étayer l'existence d'une situation d'esclavage et vérifier l'intention de la victime d'apporter sa collaboration ;

· la justice elle-même dans le cadre d'une action judiciaire ouverte ;

· d'autres services publics, comme les services sociaux, qui jouent un rôle dans le dispositif d'accompagnement ;

· enfin, les associations, particulièrement actives, et avec lesquelles, dans la durée, une relation de travail peut s'établir. Elles signalent aux services de l'Etat certaines situations, mettent en avant que telle victime souhaite collaborer avec la police et la justice pour permettre le démantèlement d'un réseau ou la dénonciation de faits plus individuels. Le travail des associations est essentiel pour identifier les situations et pour s'assurer, du point de vue des services d'entrée et de séjour, que l'on est en présence d'une situation où la régularisation ou l'autorisation provisoire de séjour accordée en opportunité dans le cadre des pouvoirs reconnus à l'autorité préfectorale peut être mise en _uvre, parce que certaines conditions objectives se trouvent réunies.

Dernier point, nous avons à concilier deux types de préoccupations : en premier lieu, nous devons nous préoccuper des victimes. Même si à l'origine, elles étaient en situation irrégulière ou en contravention par rapport à d'autres règles d'entrée et de séjour, notamment des étrangers, dès lors qu'elles manifestent leur volonté de réinsertion et d'aider à la dénonciation des faits et l'identification des auteurs des infractions commises à leur encontre, on peut avoir le souci de définir des conditions pratiques et juridiques, même si elles sont en opportunité, permettant de leur délivrer une autorisation provisoire de séjour dans un premier temps, voire, une fois que la justice aura fait son _uvre et si la qualité de victime leur est reconnue, un titre permanent de séjour dans le cadre du droit commun. Même si l'appréciation s'effectue plutôt en opportunité, il n'est pas question, selon nous, de créer un titre spécifique ou une catégorie spécifique de titre, mais d'inscrire des situations
- à l'origine spécifiques, non prévues - dans un cadre de droit commun : ainsi il pourrait s'agir selon les cas d'une simple autorisation de séjour ou pour la personne qui a franchi un certain nombre d'étapes dans son projet d'insertion d'une autorisation de séjour assortie d'une autorisation de travail afin qu'elle puisse échapper à l'emprise dont elle était victime dans le cadre de l'exploitation subie.

Le ministère a pour seconde préoccupation de saisir cette occasion pour identifier des filières, les démanteler, mettre à mal des réseaux souvent internationaux, qui accompagnent l'entrée irrégulière sur le territoire, mais surtout l'exploitation, une fois l'entrée sur le territoire réalisée.

Il nous semble nécessaire de préciser les conditions selon lesquelles la victime peut être considérée comme engageant une coopération avec les services de la police et de la justice.

Dans un premier temps, notre réflexion était peut-être à l'image de celle engagée dans d'autres pays de l'Union européenne, marquée par des conditions objectives
- la plainte - et pouvant se traduire, qu'il y ait ou non constitution de partie civile, par l'engagement effectif, immédiat, de l'action publique. A la réflexion, notamment à la suite des échanges que nous avons pu engager au plan interministériel ou des contacts noués avec les diverses associations, il nous a semblé qu'on pouvait tout à la fois s'en tenir à des conditions objectives et peut-être avoir un degré d'exigence moins fort, y compris pour permettre la coopération des victimes, étant entendu que la dénonciation qui engage très personnellement la victime est parfois un stade ultime dans un processus de mise en cause d'une situation dont elle a particulièrement souffert. Que des éléments attestent d'une intention de coopérer avec les services d'enquête pouvant déboucher, sans plainte de la part de la victime, sur des actions judiciaires - je pense à des enquêtes préliminaires - porte à penser que la personne s'engage dans cette coopération.

Le deuxième critère est le projet de réinsertion. Les données sont évidemment moins objectives, mais l'accompagnement social par les services sociaux ou par les associations, l'identification d'un projet - une formation, un projet professionnel ou un projet de retour - paraît devoir être pris en compte au nombre de ces critères.

Le troisième critère qui peut se révéler déterminant pour la nature du titre à délivrer est le point où l'on se situe par rapport à une action judiciaire. Dans une phase amont, qui permet une enquête et la caractérisation de faits et de situations pénalement répréhensibles, il est important d'assurer plus régulièrement la présence de la personne concernée victime sur le territoire français, mais en même temps de ne pas anticiper automatiquement sur la reconnaissance judiciaire de son statut effectif de victime de telle infraction. A titre personnel, je considère que des autorisations provisoires de séjour assorties ou non d'autorisation de travail - tout dépend des conditions d'accompagnement envisagées - peuvent représenter une piste sérieuse. C'est une piste que nous explorons déjà concrètement, puisque, dans les situations que j'évoquais précédemment, il nous arrive, soit à l'échelle des préfectures, soit à notre initiative en liaison avec les préfectures, de veiller à ce que des personnes se disant victimes et dénonçant des faits bénéficient d'une autorisation provisoire de séjour. C'est une piste de réflexion, mais c'est d'ores et déjà une ligne d'action, une sorte de principe que nous nous attachons à appliquer au cas par cas.

Deuxième situation : une fois que la justice a fait son _uvre, on peut débattre sur le point de savoir si l'on est à l'épuisement des procédures. Notre droit est ainsi fait
- dans la mesure où il organise des procédures d'appel - qu'il impose que la justice ait fait pleinement son _uvre. Dans une situation non caractérisée en première instance ou non pénalement sanctionnée, par exemple sur appel du parquet, il ne faut pas s'interdire d'attendre l'issue du processus judiciaire pour apprécier de manière plus définitive la situation de la personne. Une fois que l'autorité judiciaire a fait son office, sans schématisme excessif, se dessinent trois cas de figure.

Première hypothèse : il y a bien situation de victime, il y a sanction à l'encontre de tel ou tel auteur d'infraction. On devrait pouvoir envisager la délivrance de titres de séjour de droit commun. Je pense aux cartes de séjour temporaires prévues par l'ordonnance de 1945. Lorsque je dis « de droit commun », j'entends : entrant dans l'une des catégories visées par le législateur. Pour autant, les conditions permettant d'en bénéficier n'ont pas à être spécifiées plus avant. Dès lors que l'on estime devoir régulariser une situation dans le cadre des pouvoirs d'appréciation qui sont reconnus au préfet, le bénéfice plein d'un projet de réinsertion est de donner accès à un titre de droit commun et non un titre spécifique de victime en quelque sorte de telle ou telle catégorie d'exploitation. Nous reconnaissons pleinement le projet de réinsertion ou d'insertion sociale et éventuellement par le travail.

Deuxième hypothèse : le statut de victime n'est pas reconnu. Je ne développerai pas tous les cas de figure théoriques, mais il se peut que l'on soit parfois en présence d'une dénonciation prématurée, non fondée ou non reconnue par l'autorité judiciaire. C'est une situation dans laquelle naturellement la délivrance d'un titre permanent de séjour est plus malaisée. Encore une fois, un regard en opportunité au cas par cas peut être porté si, entre-temps, la personne a, à d'autres titres, la possibilité de solliciter le bénéfice d'une forme, si ce n'est de régularisation, du moins d'autorisation plus ou moins provisoire de séjour, voire de travail. Entre-temps, la procédure ayant suivi son cours, à d'autres titres, la personne peut prétendre au bénéfice d'un regard plus favorable par les autorités préfectorales sur sa situation de séjour.

Troisième hypothèse, l'une des plus difficiles : la prescription des faits. Evidemment, on n'aura pas la caractérisation absolue par l'autorité judiciaire d'une situation de victime. Pour autant, il ne faut pas s'interdire d'être pragmatique. La prescription, certes, peut faire échec à la condamnation des auteurs. Mais elle ne doit pas nuire à l'appréciation de la situation au regard des règles d'entrée et de séjour des étrangers et donc ne doit pas porter préjudice à la victime. Il me semble, de manière pragmatique, notamment en s'appuyant sur tel ou tel élément produit par l'autorité judiciaire ou par d'autres accompagnateurs de la personne victime, que l'on ne doit pas s'interdire de reconnaître que, sans être caractérisée par le jugement, la situation de victime est, au regard du bon sens, établie. Dans cette hypothèse, en étant un peu plus constructif, on devrait pouvoir se rattacher au premier cas de figure où l'autorité judiciaire a effectivement établi la situation de victime.

Voilà trois hypothèses où il me semble possible, non seulement de travailler, mais d'avancer concrètement, dans la mesure où nous avons l'occasion, à partir d'un nombre de cas limités que nous avons à connaître, de mettre en _uvre, en tout cas pour l'accompagnement des procédures judiciaires en cours, de tels raisonnements et solutions pratiques. Nous pouvons ainsi mieux établir, au regard des règles de séjour, la situation des personnes qui se disent, à ce stade, victimes d'exploitation et qui entendent collaborer ou coopérer avec les services d'enquête pour permettre, encore une fois, non seulement la connaissance des faits, mais le démantèlement d'une filière ou la condamnation des personnes qui ont été auteurs des infractions commises à leur égard.

Voilà brièvement résumés les premiers éléments de réflexion et les quelques pistes concrètes sur lesquelles nous avons commencé de travailler.

Mme la Présidente : Monsieur le directeur, je vous remercie.

Pour résumer vos propositions, il vous semble judicieux d'utiliser des procédures classiques interprétées souplement pour accorder des titres de séjour à des victimes de l'esclavage. Nous avons entendu plusieurs victimes de l'esclavage. Pour l'une d'entre elles, considérant sa situation dramatique, la Mission s'est donné un certain mal. Nous avons même écrit au ministre. Dans le cadre des procédures classiques, nous pensions que l'on pourrait assez rapidement trouver une solution, au moins qu'elle obtienne un permis de séjour temporaire. Or, rien de tout cela ne s'est produit à l'issue de plusieurs mois de tentatives. Ce qui nous laisse à penser que l'utilisation des procédures classiques est plus qu'aléatoire pour les victimes de l'esclavage et serait de toute façon complètement abandonnée à une appréciation en opportunité des services locaux concernés.

Je souhaiterais que vous réagissiez à ce propos qui ne se veut pas provocateur. C'est un simple constat.

M. Stéphane FRATACCI : Deux réactions à votre propre réaction.

Premièrement, je n'identifie pas directement la situation que vous venez d'évoquer. Mais il est arrivé que la demande de titre de séjour soit présentée sous l'angle de l'asile territorial ou de l'asile conventionnel, ce qui n'est pas forcément la meilleure manière de déboucher concrètement sur la délivrance rapide d'une autorisation de séjour, parce que ses conditions d'octroi sont soumises à l'existence de persécutions dans le pays d'origine de la part de certains agents de persécution, ce qui complique la délivrance de ladite autorisation.

Mme la Présidente : Nous vous laisserons le dossier. Il s'agit d'une jeune fille qui avait abandonné sa demande d'asile.

M. le Rapporteur : C'est un cas qui, en effet, a beaucoup sensibilisé les membres de la Mission. Il est également porté par une association. Il s'agit d'une jeune Moldave ayant subi un parcours absolument édifiant. Son dossier s'inscrit dans la présentation que vous avez exposée. Nonobstant une démarche de notre Mission, de sa présidente, de certains de ses membres, il n'a pas abouti. Encore la semaine dernière, le co-fondateur d'une association connue, le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM), avec lequel vous travaillez régulièrement, est intervenu. Vous aurez compris notre attachement à une solution. Mais cet exemple est également intéressant en soi : doit-on gérer une pratique qui laisse la place à l'opportunité ou établir une pratique qui résulterait d'une nouvelle réglementation ou d'une nouvelle législation ?

M. Stéphane FRATACCI : Je reviens sur un deuxième terme de votre propos, madame la Présidente, sur l'appréciation d'opportunité. L'opportunité n'est pas l'arbitraire. Dans d'autres domaines et dans une période pas si éloignée que cela, le ministère de l'Intérieur a eu, au regard de l'entrée et du séjour, à émettre des appréciations en opportunité sur la base de critères définis pour régulariser un certain nombre de situations. La loi dite Reseda de mai 1998 offre des pistes de régularisation en situation réelle. Elle permet précisément d'apprécier des situations qui se constituent dans le temps. J'insiste sur cette distinction entre l'opportunité et l'arbitraire au vu de ma modeste expérience concernant des cas dont j'ai eu à connaître indirectement. J'ai l'impression que nous travaillons de manière assez régulière avec le CCEM. A l'échelle de ma direction, le suivi par cette association est un gage de sérieux de la demande. Là aussi, en opportunité, l'appréciation que l'on peut porter sur les cas signalés permet d'aller plus en amont et de porter un regard plus ouvert sur la possibilité de régularisation. J'insiste sur la notion de pragmatisme, d'examen au cas par cas, car je crains qu'avancer sur l'hypothèse d'un titre de séjour spécifique pour une catégorie de personnes se disant victimes ou avérées victimes auprès de l'autorité judiciaire pourrait présenter plus d'inconvénients que d'avantages au regard de l'application équitable des principes d'entrée et de séjour.

J'aurais tendance à dire que l'opportunité permet un regard bienveillant à partir de critères ainsi définis. A charge pour nous, certes, sur la base d'une instruction par les préfectures, de faire connaître les conditions de cette appréciation, le cas échéant bienveillante. Il faut s'entendre sur quelques critères. Il me semble plus malaisé de définir une catégorie spécifique, en quelque sorte un droit au titre de séjour, dans la mesure où, dans d'autres domaines, la réactivité des filières criminelles et l'exploitation des titres et des possibilités de titres par ces filières est souvent pour elles une des modalités d'asseoir leur emprise sur les personnes et de constituer le développement de leur réseau. D'une certaine manière, votre Mission le sait, l'usage de la demande d'asile est souvent dévoyé par de telles entreprises criminelles. La solution pragmatique au cas par cas - je sais que nous avançons dans la réflexion et que nous évoluons en parlant avec les autres ministères concernés et les associations - me paraît tout aussi protectrice pour les victimes. Du point de vue des grands équilibres, dont nous avons aussi la charge, et de la lutte de fond contre les entreprises criminelles, le droit commun apparaît plus protecteur que l'usage dévoyé d'une catégorie de titres supplémentaires.

Mme la Présidente : Visiblement, vous n'êtes guère favorable au système belge ou au système italien, qui conditionne l'octroi d'un titre à une participation plus ou moins réelle et à un effort d'intégration de la victime.

M. Stéphane FRATACCI : Je ferai une petite distinction sur la notion de conditionnalité. J'évoquais la nécessité de définir des critères, notamment parce qu'il est important pour les victimes d'une part, pour les services préfectoraux qui ont à instruire des cas individuels d'autre part, que soient définis des critères objectifs et opératoires : même si une appréciation de chaque situation concrète reste nécessaire, la conditionnalité ne doit pas être entendue comme un effet de cliquet. J'utilise le terme de « coopération », car il nous semble - nous essayons d'être pragmatiques - à écouter les associations et à lire ce qui est écrit sur le sujet, que le processus de dénonciation des faits peut être parfois difficile pour les victimes et long avant d'arriver à la saisine effective ou à la plainte effective devant l'autorité judiciaire. C'est pourquoi le terme de « coopération », sans doute moins exigeant que celui de « dénonciation », me paraît devoir être pris dans toute sa portée, à la fois comme un engagement, certes exprès de la personne qui se dit victime, à apporter une sorte de témoignage et à livrer des informations, mais qui n'est pas a priori équivalent au dépôt de plainte. J'écarte l'hypothèse binaire dans laquelle on obtiendrait la facilité de séjour si l'on déposait plainte mais ne serait pas considéré comme éligible à cette facilité ou à cette régularisation, même provisoire, du séjour si l'on ne déposait pas plainte.

Le ministère et ma direction mènent une réflexion interne. Le caractère progressif du processus de coopération et de dénonciation des faits mérite de ne pas recevoir, en tout cas au regard de l'autorisation de séjour, un traitement totalement binaire. Ma tendance naturelle me pousserait à réclamer plus de pragmatisme ; l'opportunité dont vous parliez, madame la Présidente, étant entendue non comme de l'arbitraire, mais comme un regard porté sur un faisceau d'indices attestant - j'emploie le mot à dessein - l'intention de coopération.

M. le Rapporteur : L'une des pistes à envisager ne consisterait-elle pas à agréer, dans le cadre de cette procédure, des associations que vous connaissez bien ? Le fait qu'elles portent le dossier serait une condition de recevabilité ; ainsi, dès le départ, une sorte de sélection serait opérée pour éviter les dérapages et avant d'institutionnaliser les rapports. Ce qui ne serait en rien choquant, dans la mesure où, du point de vue de l'intervention des services publics auprès des personnes en cause, il n'y a quasiment pas d'action hors ces délégations de fait et de droit de service public.

M. Stéphane FRATACCI : Je ne vous répondrai pas de manière catégorique sur la piste de l'agrément. J'ai l'impression que spontanément il se dégage une forme d'agrément, du moins une forme de reconnaissance. Au passage, une ou deux associations, sur à peu près les mêmes sujets sont à la fois actives et reconnues de fait au plan national dans l'instruction de dossiers individuels et dans l'accompagnement des personnes. Il peut y avoir - c'est la raison pour laquelle je suis assez prudent sur l'approche de l'agrément - telle ou telle association plus généraliste qui, au cas par cas, s'intéresse à une situation dont elle a eu connaissance par d'autres truchements et qu'elle entend porter. C'est pourquoi je reste prudent quant à la labellisation de l'action d'une association dont on ferait l'interlocuteur exclusif des pouvoirs publics dans un domaine privilégié. Puisque l'on examine une piste de travail qui participe du pragmatisme et de l'appréciation d'opportunité, il me semble que l'accompagnement d'une association peut être compris dans le faisceau d'indices évoqué comme un signe fort de la caractérisation de la situation, mais il n'est pas interdit - le système de l'agrément tel que je le comprenais dans votre propos pourrait être, là aussi, trop binaire - de voir s'il n'existe pas des éléments complémentaires. La notion de coopération, d'information apportée au service d'enquête me paraît un indice également important. Le plus souvent, les associations sont un truchement pour permettre la dénonciation des faits auprès des autorités d'enquête. Elles en parleront plus savamment que moi. A ce stade, je suis réservé sur l'idée que l'agrément serait une condition nécessaire et suffisante à la reconnaissance du statut. Cependant, le rôle des associations - du moins dans la vision pragmatique que nous adoptons - participe fortement à la caractérisation des situations. Je ne vous dirai pas le contraire.

M. le Rapporteur : Dans ma question, il s'agit d'un agrément pour la recevabilité afin d'éviter les détournements de procédure. Ensuite, il est normal que la décision appartienne à l'autorité administrative dans le cadre que vous avez évoqué. Je préfère, comme vous, le terme de « coopération » à celui de « collaboration ».

M. Stéphane FRATACCI : Votre proposition mérite effectivement que l'administration en pèse les avantages et les inconvénients. Dans d'autres dispositifs, très différents, qui ont à voir avec le séjour des étrangers ou leur éloignement, certaines associations bénéficient d'une telle reconnaissance. Elles sont des opérateurs, non seulement de fait, mais de droit. Spontanément, le ministère de l'Intérieur n'est pas hostile à des logiques de reconnaissance et d'agrément. Simplement, en ce domaine, avant de vous répondre de manière précise, il convient de faire la part entre les avantages et les inconvénients de ce qui, de fait, est déjà une pratique, si ce n'est de reconnaissance agréée, du moins de reconnaissance d'investissement.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de la possibilité, pour ce type de comportement criminel particulier, d'asseoir les poursuites sur le fondement d'un témoignage restant anonyme, cette question semblant poser, en outre, des problèmes au regard de la convention européenne des droits de l'homme ?

M. Stéphane FRATACCI : C'est un point que je n'ai pas évoqué dans mon propos liminaire, mais qui fait l'objet d'une attention particulière de ma direction. Il a fait l'objet d'amendements dans le cadre du débat parlementaire sur le projet de loi sur la sécurité quotidienne.

Il s'agit d'un dispositif sur lequel la Chancellerie et le ministère de l'Intérieur ont réfléchi. Dans le cas de figure que suit votre Mission d'information, il s'agit d'un procédé qui peut présenter de nombreux avantages pour favoriser la connaissance des faits et leur caractérisation par l'autorité judiciaire. Il y a la limite que vous évoquiez et, dans une approche très générale du témoignage anonyme, d'aucuns peuvent objecter que, s'agissant d'une quasi-novation en droit français, il faudrait peut-être prévoir quelques étapes et commencer par certaines autres catégories d'infraction pour tester le fonctionnement de tels témoignages. Je pense au terrorisme notamment. Pour autant, dans les dispositifs auxquels on peut songer, on peut assortir ce témoignage de garanties dans un certain nombre de cas où il apparaît absolument nécessaire à l'exercice des droits de la défense que ce témoignage anonyme ne le reste pas. On peut aussi donner par tel ou tel truchement connaissance du contenu du témoignage à la partie en défense, sans mettre en cause l'anonymat de la personne. Ce dispositif général est celui sur lequel la Chancellerie et le ministère de l'Intérieur ont essayé de travailler, mais ceci fait encore l'objet de débats.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Le propos liminaire de notre invité était très intéressant, car il avait une portée très large.

Dans le cadre de notre Mission d'information, fort intéressante et à laquelle je vous remercie, madame la Présidente, d'être associée, j'ai l'impression que nous nous orientons davantage vers la protection des victimes plutôt que vers la lutte contre les auteurs de l'esclavage. Depuis quelque temps, nous ne nous occupons que des seules victimes. Ne conviendrait-il pas de se préoccuper de la façon dont nous pourrions lutter contre les proxénètes qui sont les coupables ?

Second temps de ma réflexion : les préfets détiennent un grand pouvoir pour décider des autorisations de séjour. Accorder un permis de séjour à des victimes sans qu'elles soient assurées d'avoir du travail pose problème. Je m'en rends compte depuis de nombreuses années que je préside une Commission locale d'insertion (CLI) qui accorde le RMI. Des associations comme le Nid - association avec laquelle nous travaillons beaucoup et qui est reconnue - rencontre de très grosses difficultés. Lorsque des personnes veulent se réinsérer, elles n'ont pas de revenus ou très peu. Beaucoup s'en sont plaintes. On ne peut leur accorder le RMI, parce qu'elles sont en situation irrégulière. Les solutions sont très difficiles à trouver. Pourquoi ne pas engager une expérimentation dans un département volontaire - à ce titre, le Rhône le serait - sur la possibilité d'une coordination parfaite entre les associations et la préfecture, avec possibilité de financement par le RMI. Le département, sur la base de 20 % d'aide à la réinsertion, peut alors aider les jeunes à trouver du travail.

J'ai revu récemment une personne qui, il y a vingt ans, était prostituée en Egypte. Elle m'avait été recommandée par un père jésuite. Elle est devenue une amie. Revenue en France, elle s'est réinsérée. A ma demande, elle est allée discuter avec ses anciennes « copines ». Elle me disait qu'il existait une très grande différence à Lyon entre deux catégories de femmes : « celles de chez nous » comme elle me disait, qui sont beaucoup plus libres et les autres qui sont tellement tenues qu'elles ne peuvent ni partir ni rester. Décentraliser des expériences en ce domaine me paraîtrait plus constructif que de préparer ou de modifier des lois pour défendre ou accuser. Des expériences pourraient être menées, d'autant que, grâce à Pierre Méhaignerie, l'expérimentation est autorisée par la loi. J'ai beaucoup aimé le début de votre exposé, monsieur le directeur, qui avait une portée générale. C'est ce qui doit guider notre philosophie. Il ne faut pas que notre Mission se limite à savoir comment aider les victimes.

Il y a deux ou trois ans, je me suis rendue en Hollande, à Amsterdam, où arrivent des Africains. Dans l'avion, des policiers hollandais procèdent à un contrôle. A l'arrivée, les passagers sont dirigés vers des directions différentes selon qu'ils sont ou non en règle.

Je pense que nous pourrions engager des expériences très intéressantes en France avec des vues très générales ainsi que vous l'avez exposé, monsieur, au début de votre propos.

M. le Rapporteur : Quel est le nombre de dossiers annuels que vous traitez aujourd'hui ?

M. Stéphane FRATACCI : Je puis vous livrer le nombre approximatif de cas que nous traitons actuellement, c'est-à-dire ceux qui n'ont pas fait l'objet d'un traitement et qui sont en cours de traitement : une douzaine de dossiers sont ouverts et doivent déboucher sur une réponse. J'indique que les dossiers nous sont signalés directement par les associations. Il peut s'agir de dossiers qui, après un premier examen en préfecture, n'ont pas obtenu une réponse positive. Il est alors apparu nécessaire, soit à la personne, soit à l'association, de saisir, sous une forme de recours, le ministre et donc ma direction. C'est dire que le nombre de cas que nous avons à connaître est forcément beaucoup plus limité que le nombre de cas concrètement traités, tout au moins dans les préfectures les plus directement concernées. Je ne dispose pas d'éléments statistiques plus précis à vous livrer.

Ma direction travaille plus spécifiquement sur une douzaine de cas. Il s'agit, pour la plupart, de Moldaves qui font l'objet des formes d'exploitation sexuelle que vous évoquiez. Nous avons dû traiter - en accompagnement de traitements judiciaires, par délivrance d'autorisation de séjour assortie de droit au travail - plusieurs cas de personnes dont les procès, assez médiatisés, dénonçaient un esclavage domestique. Ces cas-là sont traités, dans la mesure où nous avons donné des indications utiles aux préfectures, ou parce que nous avons été amenés à prendre directement les décisions. Une petite douzaine de dossiers est donc ouverte, ce qui est certainement peu par rapport aux chiffres qui circulent, mais ils ne sont pas nécessairement établis sur la reconnaissance d'un critère permettant d'apprécier, sur la durée, la réalité du phénomène. Je m'arrête un instant sur l'exploitation sexuelle. Les chiffres souvent évoqués sont de 15 000 à 20 000 personnes sur le trottoir et de 700 à 800 cas participant de cette forme d'exploitation. Cela dit, il s'agit d'indications ou de reconstitutions à partir de cas individuels et de recoupements effectués, soit par les associations, soit par les services.

Je reprends le développement sur le rapport entre la protection de la victime et la lutte contre les auteurs. Vu sous l'angle du ministère de l'Intérieur, même si ce n'est pas l'office de ma direction, nous sommes en relation de travail régulière avec les services de police. La préoccupation est autant de protéger la victime que de permettre d'identifier des filières. C'est pourquoi j'ai utilisé le terme de « coopération ». On sait qu'il s'agit d'un travail de longue haleine, dans la mesure où les ramifications sont souvent internationales. A travers les témoignages, il s'agit d'identifier les auteurs, de remonter aux commanditaires et, par un travail souvent international, de faire tomber les filières. La lutte contre les auteurs est totalement présente dans cette réflexion, même si j'ai centré mon propos
- puisque tel était l'objet de mon entretien avec vous - sur la dimension du séjour des victimes.

Mme la Présidente : Je trouve - peut-être me trompé-je - qu'il existe une distance considérable entre l'état des réflexions de la direction des libertés publiques au ministère de l'Intérieur et le traitement d'un étranger en situation d'esclavage par un service des étrangers d'une préfecture x ou y. Nous avons le sentiment que l'on peut discuter avec votre direction encore que, s'agissant du dossier que je vais vous remettre, plusieurs mois se sont écoulés sans que les choses n'avancent réellement alors qu'il s'agit d'une situation d'urgence. Mais si l'on se tourne vers un service des étrangers de n'importe quelle préfecture de France, quand un dossier n'est pas très signalé, c'est le refus pur et simple. Encore une fois, on ne peut se dispenser de proposer un statut un peu particulier que si d'autres circulaires ou d'autres instructions sont données aux services des étrangers. Ce que je connais de leur fonctionnement n'est guère encourageant.

M. Stéphane FRATACCI : La situation est très variable selon les départements au regard de la population étrangère demandant la délivrance de titres et se présentant au service des étrangers.

Mme la Présidente : Je suis députée du département de l'Hérault.

M. Stéphane FRATACCI : Le département de l'Hérault est l'un des quinze ou vingt départements les plus concernés par l'accueil des étrangers. La situation est encore plus difficile dans d'autres départements, à la fois de la petite couronne parisienne ou du sud de la France, en raison de la nécessité de traiter dans le temps, au cas par cas, un certain nombre de procédures. Je pense aux procédures d'asile territorial qui requièrent des entretiens longs et à l'afflux, dans certains départements, des demandes de titres qu'il convient de traiter. Face à cette situation, le ministère consent depuis deux ans des efforts, qu'il poursuivra l'an prochain, pour renforcer les moyens des services des préfectures.

Le temps est, d'une manière générale, un élément qui ne rend pas claires la politique retenue et l'objectivité des mesures prises. Lorsqu'il s'allonge pour un rendez-vous en préfecture ou avant qu'une décision définitive ne soit prise dans telle ou telle procédure, il se tisse des liens avec le territoire français, qui rendent plus difficiles à terme l'éloignement ou la non-admission qui devraient s'imposer.

Symétriquement, le temps n'est pas non plus une bonne chose dans les hypothèses que vous évoquiez, dans la mesure où le dossier, même signalé, peut être pris dans une masse plus élevée d'affaires. Le service instructeur ne disposant pas forcément de tous les éléments lui permettant d'apprécier l'urgence, il le traite normalement, c'est-à-dire, dans certains départements, trop tardivement. Je suis l'un des premiers à le reconnaître. Encore une fois, nous essayons de progresser dans le cadre des moyens qui sont accordés en loi de finances. Nous essayons aussi de traiter plus rapidement certains types de dossiers que d'autres.

Sur le sujet qui nous réunit aujourd'hui, je parlais d'une réflexion en cours, d'une réflexion qui pouvait mûrir. Notre point de départ était peut-être plus strict ou moins favorable que ne l'est l'état de notre réflexion actuelle. Il y a lieu, comme toujours, d'établir une concertation entre la direction des libertés publiques et des affaires juridiques qui suit la réglementation et essaye de coordonner au plan national et les services des étrangers. Une fois la doctrine consolidée, elle fera partie des éléments que nous pourrons faire passer auprès des préfectures par les canaux d'information plus ou moins génériques. Nous avons en effet l'occasion de rencontrer les préfets, les secrétaires généraux de préfecture, notamment les plus concernés par ces situations. Une fois la doctrine consolidée, elle mûrira. Les travaux de la Mission contribueront également à conforter ou éclairer cette réflexion. Nous serons sans doute en mesure de faire passer des informations, des éléments d'appréciation concrets qui permettront aux préfectures, dans le cadre de leur pouvoir d'instruction, en opportunité, autrement dit pas en arbitraire, d'étudier avec la diligence nécessaire dans le temps et avec l'attention nécessaire au fond, les dossiers dont nous parlons.

Audition de M. Olivier de BAYNAST,
magistrat, représentant français
à l'unité provisoire de coopération judiciaire Eurojust


(extrait du procès-verbal de la séance du
17 octobre 2001)

Présidence de M. Alain Vidalies, Rapporteur

M. Olivier de Baynast est introduit.

M. Olivier de BAYNAST : Mesdames, messieurs, je vous remercie tout d'abord de m'avoir appelé à intervenir devant votre Mission. Ce fut pour moi une agréable surprise, dans la mesure où je pense que la structure de coopération judiciaire Pro-Eurojust est relativement peu connue. Je vous expliquerai dans un premier temps comment elle fonctionne et ses perspectives d'action, qui pourraient d'ailleurs rejoindre un certain nombre de vos préoccupations.

Pro-Eurojust est l'une des réalisations décidées par le Conseil européen de Tampere à la fin de l'année 1999, dont l'une des conclusions était - c'est d'ailleurs un point qui, au ministère de la Justice, nous tenait à c_ur depuis plusieurs années - de placer la coopération judiciaire et la coopération policière au même niveau, sachant que cette dernière avait une certaine longueur d'avance depuis l'entrée en vigueur de la convention Europol. Cette avance doit être nuancée, car, si Europol à ce jour représente 300 personnes à La Haye, celles-ci n'ont aucun pouvoir opérationnel alors que les citoyens expriment une attente forte pour que Europol devienne une structure opérationnelle conformément aux décisions du traité d'Amsterdam.

Que signifie placer la coopération judiciaire et la coopération policière au même niveau ? A Tampere, l'on n'a pas annoncé la création d'un parquet européen, faute d'accord politique sur ce point. Toutefois, lorsque l'on parle du parquet européen en se référant au projet de la Commission européenne, il faut savoir que c'est un projet de parquet dont personne n'a pensé qu'il aurait une compétence en matière de trafic d'êtres humains, mais uniquement dans le domaine de la protection des intérêts financiers des communautés. Le projet « Corpus juris » de Mme Delmas-Marty est donc spécialement limité à la lutte contre la fraude aux intérêts des communautés et, ni à Tampere ni au Conseil européen de Nice, à la fin de l'année dernière, la création d'un procureur européen n'a été envisagée.

Eurojust, tel que les contours en sont dessinés par la décision du Conseil européen de Tampere, reste une structure de coopération intergouvernementale et non un organe communautaire.

Un mot sur Pro-Eurojust par rapport à Eurojust. Le Conseil de Tampere a demandé que l'instrument qui créera Eurojust soit adopté d'ici à la fin de l'année 2001. Pendant la présidence française de l'Union, il a été considéré qu'il serait bon d'anticiper cette création en mettant en place une unité provisoire de coopération judiciaire dont le fonctionnement serait à peu près le même, afin qu'elle puisse accompagner la négociation de l'unité définitive à partir d'un certain nombre de considérations pratiques tirées de l'expérience des membres de Pro-Eurojust. J'ai donc été désigné représentant français à Pro-Eurojust.

Une équipe de quinze personnes, un représentant par Etat, travaille donc depuis le mois de mars dernier dans cette structure qui s'est vu confier deux missions : d'une part, faciliter la coopération judiciaire, notamment l'exécution des commissions rogatoires, quand surgissent des blocages, précisément nés des différences entre les systèmes juridiques et judiciaires ; d'autre part, promouvoir une coordination des enquêtes et des poursuites au sein de l'Union européenne « pour une criminalité grave, particulièrement lorsqu'elle est organisée » aux termes de la décision du Conseil de décembre 2000 ayant créé Pro-Eurojust.

La décision qui créera l'unité définitive donnera à Eurojust à peu près le même type de compétences matérielles que celles confiées à Europol, notamment en ce qui concerne le trafic d'immigrés en situation clandestine et le trafic des êtres humains. A ce titre, l'action criminelle doit concerner au moins deux pays. Il est évident que l'intervention d'Eurojust se justifie d'autant plus que le nombre de pays concernés par une affaire est grand.

A la coopération et à la coordination s'ajoute un troisième type de compétences qui intervient en parallèle aux deux précédentes : les quinze magistrats doivent nourrir la négociation de l'unité définitive Eurojust. Les quinze membres sont procureurs ou, à défaut, policiers. C'est le cas de la Finlande et des pays qui ne connaissent pas véritablement l'institution du parquet. Mais il s'agit toujours de personnes qui exercent des responsabilités dans le domaine de l'action publique.

Nous envoyons toujours des représentants au groupe qui négocie l'instrument qui créera l'unité définitive Eurojust pour déterminer les besoins et les compétences qu'il faut nous accorder pour être efficaces, notamment au vu des dossiers que nous avons déjà traités.

Depuis le mois de mars, nous avons eu à connaître environ 140 dossiers, de difficulté diverse. Il s'agissait de débloquer des commissions rogatoires qui avaient été rédigées dans des termes tels qu'elles étaient impossibles à exécuter par le pays étranger saisi. Parfois, il s'est agi de secouer l'inertie administrative ; à d'autres moments, d'organiser un dispositif global pour mettre en place, entre plusieurs pays, un système transfrontalier de livraison surveillée de stupéfiants, parfois encore de coordonner des magistrats chargés d'un aspect d'une même filière.

Nous nous sommes donc penchés sur la coopération judiciaire, l'exécution des commissions rogatoires, la facilitation de l'exécution des demandes d'extradition.

Nous sommes en session plénière trois jours par semaine, le mardi, le mercredi et le jeudi. Je pense qu'il en sera de même avec l'unité définitive. Il faut néanmoins que nous travaillions quelques jours avec les magistrats de nos tribunaux nationaux. Je suis actuellement à Paris ou en province les lundis et vendredis. Nous nous interpellons respectivement sur les avancées de tel ou tel dossier, dans telle ou telle matière.

Nous avons également commencé de travailler à la coordination des enquêtes et des poursuites. Lundi dernier, à l'initiative du parquet de Nice, je réunissais le procureur, des magistrats de Nice et de la cour d'appel d'Aix-en-Provence et, avec mon homologue italien, Gian-Carlo Caselli, des magistrats au parquet et au tribunal de Trieste, pour mettre en place un dispositif de coordination en matière d'enquêtes et de poursuites de lutte contre des réseaux de trafic de personnes, notamment des filières chinoises. Plusieurs d'entre elles sont particulièrement actives à ces points de passage importants que sont Trieste et Nice. Il faudra que nous associions des procureurs d'autres grands parquets pour que la coordination ait une ampleur suffisante au plan des enquêtes et des poursuites engagées contre ces réseaux.

Nous avons reçu récemment des représentants du Crown prosecution office du système judiciaire britannique et des magistrats néerlandais qui nous ont parlé de la façon dont avait été gérée la coordination de l'enquête sur l'affaire des Chinois retrouvés asphyxiés dans un camion à Douvres et, cela, avant que n'intervienne Pro-Eurojust. Une assez bonne coordination entre les parquets néerlandais et britannique est intervenue, en tout cas pour les deux derniers maillons de cette dramatique affaire. Toutefois, faute d'un dispositif de coordination plus efficace et plus prégnant, d'autres étapes avaient été, sinon oubliées, du moins délaissées : l'étape parisienne et l'étape autrichienne par exemple. Face à des affaires de ce type, Pro-Eurojust - plus tard Eurojust - aura la possibilité de réunir l'ensemble des responsables des enquêtes et des poursuites au point de vue judiciaire et de mettre en place une stratégie qui permettra de mieux répartir et de mieux se partager le travail, ce qui, par conséquent, permettra d'avoir une action plus efficace pour atteindre les réseaux. L'essentiel des activités de Pro-Eurojust, et plus tard d'Eurojust, sera dirigé vers la lutte contre des réseaux criminels : réseaux terroristes, réseaux de trafics de stupéfiants, réseaux de trafic d'êtres humains, réseaux d'esclavage. Cela entrera dans la compétence de cette structure de coopération judiciaire.

Pour donner sa pleine efficacité au dispositif, il conviendrait qu'interviennent des prolongements en ce qui concerne la conduite des enquêtes. Il est à nos yeux extrêmement important que soient rapidement mises en place les équipes communes d'enquête prévues dans le traité d'Amsterdam, et, de manière plus spécifique, par la nouvelle convention d'entraide judiciaire, signée en mai 2000, sous présidence portugaise, mais qui n'est toujours pas entrée en application, faute d'avoir été ratifiée. C'est un peu le drame de ces instruments juridiques traditionnels d'avant le traité d'Amsterdam. Je ne devrais pas critiquer des conventions devant des parlementaires, mais nombre de pays sont prêts à signer des instruments tout en n'étant absolument pas déterminés à les ratifier. Cela pose une vraie question.

Pour remédier aux difficultés actuelles, il est urgent de mettre en place les équipes communes d'enquête comportant des policiers de plusieurs pays. Cela pourrait être organisé au cours de réunions entre des procureurs de plusieurs pays, avec l'aide d'Eurojust, qui leur offre la possibilité de travailler dans leur langue avec un dispositif de traduction, ce qui n'est pas anodin, car l'obstacle de la langue en Europe comparé aux besoins de coopération, n'est pas mineur. Les magistrats, malgré Schengen - qui leur permet de travailler ensemble - sont freinés dans leur élan de coopération par des problèmes de langue, sans parler de la méconnaissance des systèmes juridiques et judiciaires des différents pays qu'Eurojust devra progressivement contribuer à connecter de façon satisfaisante.

Les Belges sont très dynamiques pour faire avancer l'espace judiciaire européen. Leur présidence peut d'ores et déjà être considérée comme une bonne présidence - en tout cas à nos yeux. Sous la présidence belge, il sera proposé, lors d'un prochain conseil des ministres de la Justice et des Affaires intérieures, avant même que la convention d'entraide judiciaire de mai 2000 n'entre en vigueur, de mettre en place des équipes communes d'enquête. On peut donc supposer que ce système pourra être instauré dès l'année prochaine, ce qui revêt une grande importance, ne serait-ce que pour donner l'habitude aux services de police, aux services en charge de décider des poursuites et aux procureurs, de travailler ensemble d'un point de vue opérationnel. Le traité d'Amsterdam prévoit que Europol participe aux équipes communes d'enquête, mais il faudrait que Europol acquière la plénitude de ses pouvoirs opérationnels prévus par son traité constitutif dans les cinq ans de son entrée en vigueur. Dans les prochains mois, Europol devrait donc être opérationnel, c'est-à-dire participer aux enquêtes nationales.

Peut-être est-il un peu tôt pour tirer des conclusions de l'expérience de Pro-Eurojust, car nous sommes assez mal connus. L'unité provisoire a été constituée dans l'urgence. Elle n'a pas de véritable établissement : nous sommes hébergés au sein du Conseil européen, nous n'avons pas encore la personnalité morale. Nous n'avons pas véritablement de base juridique pour travailler avec Europol. Tout cela sera réglé quand l'unité définitive sera créée, et tel que je le perçois dans le cadre de la négociation actuelle, elle le sera dans le cadre du calendrier prévu par Tampere, à savoir au début de l'année prochaine.

Eurojust sera aussi un observatoire privilégié du fonctionnement de la coopération judiciaire en Europe, mais également des lacunes des législations. L'idée n'est pas de promouvoir un code pénal ni un code de procédure pénale européens. Ce serait une _uvre extrêmement compliquée et qui occasionnerait des retards plus qu'elle ne se révélerait véritablement efficace. En revanche, l'idée consiste à identifier les lacunes législatives des différents systèmes et celles en matière d'instruments de coopération afin de proposer aux Etats d'adapter leurs textes et au Conseil de nouveaux instruments de coopération, notamment en ce qui concerne les passeurs et le trafic illégal d'immigrants. Je me suis entretenu avec les services du directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice. Il semble que la chancellerie soit consciente de l'opportunité d'affiner notre législation en complétant les dispositions de l'ordonnance de 1945 pour véritablement incriminer le trafic d'êtres humains en fonction de la finalité de ce trafic, s'agissant de la prostitution ou de l'exploitation sexuelle. La chancellerie semble envisager également un dispositif plus précis relatif à l'utilisation des transports maritimes pour ce type de trafic.

Je pense que les conclusions de votre Mission pourront être extrêmement utiles pour se livrer à un travail comparatif entre les dispositifs nationaux dont bénéficient mes collègues et que, pour l'heure, j'avoue ne pas totalement connaître. J'ai le sentiment qu'il existe de graves lacunes, notamment, dans les législations concernant les associations de malfaiteurs.

Des progrès importants seront accomplis en matière de lutte contre le terrorisme, mais je crois qu'il ne faut pas que ce grand sujet nous fasse oublier les autres. Il faut notamment que l'incrimination d'association de malfaiteurs soit généralisée au sein de l'Union européenne, pas seulement en ce qui concerne celle ayant pour objet de commettre des actes terroristes. Il y a là une lacune certaine. Un pays comme la Suède ne peut répondre à une demande d'entraide judiciaire concernant une association de malfaiteurs qui aurait pour objectif de se livrer à du trafic de main d'_uvre. En effet, à défaut de lien entre la personne à l'égard de laquelle une enquête est menée et certains actes précis d'emploi de la main d'_uvre clandestine, le fait d'appartenir à une organisation dont le trafic est la vocation n'est pas réprimé par la législation suédoise. L'Allemagne rencontre également des difficultés en matière d'incrimination d'association de malfaiteurs. Les Italiens sont, quant à eux, à l'avant-garde et la France a des dispositions à ce titre. C'est là d'évidence une lacune, que nous avons d'ores et déjà identifiée.

Le mandat d'arrêt européen est un projet déposé par la Commission qui tire des conséquences très concrètes de ce qu'il convient d'appeler une très grave difficulté en matière de coopération judiciaire en Europe. L'extradition en Europe est un échec. Notre pays en particulier n'est pas à citer en exemple du fait de la durée de ses procédures, de leur complexité. Le mandat d'arrêt européen, passé l'enthousiasme politique qui a présidé à son accueil, est un sujet qui présente une extrême difficulté. Il y a, dans ce projet, des aspects très sensibles, notamment celui de l'extradition des nationaux. A Pro-Eurojust, nous constatons que le fait de ne pas extrader ces nationaux est un véritable problème pour la coopération judiciaire en Europe et présente en soi une sorte de négation de la notion d'espace judiciaire européen.

Un autre aspect délicat qui figure dans le projet de texte du mandat d'arrêt européen concerne l'abandon de l'exigence de la double incrimination. En l'absence de la clause de la double incrimination, nous serions obligés, si cela nous était demandé, d'interpeller, puis de remettre à d'autres Etats de l'Union des personnes présentes sur notre territoire et faisant l'objet de poursuites pour un délit que nous ne connaîtrions pas dans notre législation. Des cris d'orfraie ont été poussés au sujet de ce texte, mais une lecture attentive démontre que le principal risque n'est pas celui d'extrader vers l'Irlande des homosexuels ou que les Pays-Bas soient contraints d'extrader des auteurs d'actes d'euthanasie, car le texte prévoit une sorte de clause de sauvegarde sous la forme d'une liste d'incriminations pour lesquelles seules on serait obligé d'effectuer la remise demandée. La difficulté réside plutôt dans le manque de flexibilité du dispositif au point qu'il pourrait réduire à néant son ambition. C'est-à-dire que l'on en revienne ensuite à une sorte de contrôle national de l'ensemble des demandes effectuées par les pays, ce qui, outre le fait qu'il est contradictoire avec l'idée d'espace judiciaire européen, provoquerait à nouveau un ralentissement considérable des procédures.

Parallèlement, il existe un autre projet. Il donne une indication sur ce que l'on pourrait faire dans des domaines bien identifiés où il y aurait un besoin d'harmonisation particulièrement sensible, notamment en matière d'incrimination commune du terrorisme. Pour l'heure, c'est le terrorisme, mais n'y aurait-il pas dans les sujets qui vous intéressent matière à faire un jour une proposition de texte permettant d'incriminer de la même façon les agissements dont s'est saisie votre Mission entre les quinze pays de l'Union européenne ?

Pro-Eurojust - plus tard Eurojust - est une structure qui s'inscrit en parfaite cohérence avec d'autres que vous connaissez sans doute déjà. Pour la coopération judiciaire, il s'agit tout d'abord du dispositif des magistrats de liaison. La France a placé auprès de sept pays, dont les Etats-Unis et six pays européens, des magistrats de liaison. C'est un instrument de coopération bilatérale. Installés au c_ur de l'administration étrangère, en général au sein des ministères de la Justice étrangers, ces magistrats ont pour mission de faciliter la coopération, le déblocage de l'exécution des demandes d'enquête d'un pays à l'autre, et des extraditions. C'est un dispositif efficace, qui a déjà donné lieu à de bons résultats. Le rôle de ces magistrats de liaison est variable selon les pays, mais il est certain que notre magistrat de liaison en Italie, Philippe Labrégère et son homologue Stefano Mogini, qui travaille au ministère de la Justice à Paris, sont amenés à jouer un rôle tout particulier pour parvenir à une bonne coordination franco-italienne en ce qui concerne le trafic d'immigrés clandestins. Il est d'autres pays où les sujets sont différents. En tout cas, ces magistrats de liaison ont vocation à s'occuper de l'ensemble des relations judiciaires, civiles et pénales, entre les deux pays concernés.

Il y a deux ans, l'Union européenne a créé le réseau judiciaire européen. C'est une sorte de maillage judiciaire vingt-quatre heures sur vingt-quatre de l'ensemble des pays de l'Union. Dans chaque circonscription judiciaire, on trouve un responsable de l'entraide judiciaire et de la coopération qui peut répondre aux appels de ses collègues étrangers ou nationaux en cas de difficulté. Pour la France, nous avons désigné un point de contact de ce réseau judiciaire européen dans chacune des cours d'appel et, au niveau central, un magistrat est chargé de coordonner l'ensemble des points de contact de ce réseau. Ce réseau permet aussi d'être plus efficace en matière de coopération judiciaire directe des magistrats entre eux. Ce sont des personnes choisies également en fonction de leurs connaissances linguistiques.

Pro-Eurojust, et bientôt Eurojust, comprend des gens qui, comme moi, sont installés à Bruxelles, mais qui reviennent travailler chaque semaine avec les magistrats de leur propre pays. Pro-Eurojust est un peu le sommet de l'édifice de coopération judiciaire en Europe par le travail en commun d'une équipe de quinze personnes qui, tous les jours, essaye de parvenir à une meilleure fluidité des enquêtes et à une meilleure coordination de celle-ci.

M. le Président : Je vous remercie.

Ces données sont intéressantes pour notre Mission qui, naturellement, se préoccupe du décalage manifeste entre le niveau d'organisation des réseaux criminels, qui semblent avoir depuis longtemps mis en place des coopérations, y compris entre les différentes mafias, et les réponses que les démocraties, notamment européennes, ont apportées. Si elle le peut, la Mission mettra en exergue ce qui forme l'une des réponses importantes à la criminalité organisée, à savoir Eurojust.

S'agissant de notre sujet, un projet de décision-cadre est en cours d'élaboration, qui inclut une définition commune de la traite qui a été acceptée, mais il semble que des difficultés demeurent sur le niveau des sanctions.

Dans le cadre de votre activité, entretenez-vous des contacts réguliers avec les membres du Parlement européen ? Les parlementaires européens sont-ils sensibilisés à votre activité ?

Etes-vous aujourd'hui consultés, notamment s'agissant des pays candidats à l'entrée dans l'Union européenne pour savoir si l'état de leur législation et de leur organisation judiciaire peut, ou non, poser des problèmes quant au fonctionnement de l'Union européenne ? Je ne vous cache pas que l'une des préoccupations de la Mission porte sur la capacité de collaboration du système policier, voire judiciaire, de quelques pays candidats à l'entrée dans l'Union européenne. C'est avéré au niveau d'Europol. Nous avons ressenti, y compris parfois chez les policiers auditionnés, des réticences quant à collaborer avec certains pays, ce qui serait la négation de la construction de cet espace.

M. Olivier de BAYNAST : Les contacts avec le Parlement européen s'inscrivent plutôt dans le cadre de la préparation de l'unité définitive Eurojust. Le Parlement européen m'a paru largement frustré, car il est majoritairement en faveur d'un procureur européen dans lequel il voit le remède à la plupart des maux que connaît la coopération judiciaire en Europe. Eurojust n'est pour rien évidemment dans la décision politique de ne pas créer un parquet européen et de se limiter à un dispositif de coopération intergouvernementale. Cependant, dans le même temps, le Parlement a suivi très attentivement les débats sur les compétences d'Eurojust. Nous avons eu des contacts avec Mme Gebhardt, députée allemande et rapporteure de ce texte au Parlement européen. Le Parlement européen était notamment très préoccupé de voir que les Etats seraient contraints, sinon d'obéir aux demandes d'Eurojust, du moins, s'ils ne souhaitent pas suivre ces demandes et se coordonner avec d'autres pour telle ou telle raison, d'en expliquer les raisons. L'un des problèmes que connaît l'entraide judiciaire réside dans le silence opposé par un pays à un autre qui lui demande d'agir. Ce peut être un silence né de raisons peu avouables : ne pas avoir envie de s'occuper d'une affaire sensible qui peut provoquer des problèmes majeurs avec tel ou tel autre Etat étranger. Ou bien la cause est simplement que les magistrats ou les policiers ont souvent tendance à faire passer leurs enquêtes nationales avant celles demandées par des pays étrangers.

Le Parlement européen a donc le souci que Eurojust bénéficie des pouvoirs les plus larges, mais il n'a pas vraiment de prise sur un point : quels seront les pouvoirs qui seront donnés aux représentants nationaux d'Eurojust dans leur propre pays, car il n'est pas certain que l'on soit prêt en France à reconnaître à un magistrat des compétences nationales. Cela n'existe pas en France, excepté pour le terrorisme.

C'est à un changement de culture que nous sommes appelés. A cela, s'ajoute la difficulté actuelle que connaissent les procureurs généraux et les procureurs en ce qui concerne leur propre rôle. A force d'avoir tenté de mettre en place des réformes, plus ou moins menées à leur terme, il faut bien reconnaître que, du côté franco-français, on ne sait plus très bien où l'on en est sur le rôle respectif des procureurs généraux et des procureurs. Tel est mon sentiment. Il faudrait préciser les choses, la coopération européenne rend cela indispensable.

Le représentant national à Eurojust s'inscrit donc dans ce contexte dont les contours réclameraient à être sensiblement redéfinis. Je travaille avec des représentants de pays dont les systèmes sont totalement différents. En Grande-Bretagne, le parquet n'existe pas, il n'y a pas de contrôle judiciaire sur la police judiciaire. Cette phase préparatoire du procès pénal est entièrement entre les mains de la police. Un représentant du CPS, le Crown prosecution office, sorte de nouvelle structure judiciaire qui joue un rôle de tri des procédures arrivant de la police, a été désigné à Eurojust. Le CPS décide de l'orientation des procédures vers telle ou telle cour, voire n'oriente pas si elle estime les charges insuffisantes. C'est, en quelque sorte, un embryon de parquet qui, de plus, peut donner des directives générales de politique pénale.

En Italie, il existe des parquets ; il n'y a plus de juges d'instruction. C'est l'ancien procureur de Palerme, le très célèbre Gian-Carlo Caselli, de l'équipe des magistrats « mains propres », dans la mouvance du juge Falcone, qui a été désigné à Eurojust. En Belgique, c'est l'un des procureurs nationaux. Il existe en Belgique plusieurs procureurs nationaux, mais les Belges créeront prochainement un procureur fédéral en matière de criminalité organisée qui assurera la direction de l'action publique en la matière, mais qui sera rattaché au ministre. Il convient donc de tenir compte de la diversité des systèmes juridiques nationaux. Cependant, il faudra s'interroger sur le minimum de pouvoir à accorder aux représentants nationaux à Eurojust pour leur assurer une pleine efficacité. Le système ira à l'échec si des représentants ont un simple pouvoir de suggestion et d'autres un pouvoir de direction. En outre, un tel déséquilibre risque de déconsidérer des membres nationaux par rapport à d'autres. C'est une parenthèse, mais sans doute le Parlement français pourra-t-il utiliser certaines réformes de notre code de procédure pénale pour intégrer ces nouvelles avances de la coopération européenne dans ses dispositifs.

Selon mon expérience en tant que chef du service des affaires européennes internationales, fonctions que j'assumais avant d'en occuper de nouvelles à Pro-Eurojust, la capacité des Etats candidats à appliquer l'acquis communautaire est considérée comme un des critères pour entrer dans l'Union. Ce qui n'était pas le cas il y a quelques années est aujourd'hui considéré comme quelque chose de fondamental. Des magistrats français et des policiers ont participé en grand nombre à des missions d'évaluation, avec la Commission, des aptitudes de ces différents pays. Nous avons participé à des programmes communautaires, nous avons emporté des appels d'offres avec financements communautaires, pour la mise à niveau de ces pays, par exemple dans le domaine de l'application de l'acquis communautaire en matière de contrôle des frontières et de lutte contre la criminalité organisée, ce qui intègre la prostitution, le blanchiment, etc. Avec la Commission, nous avons placé en Roumanie, pendant trois ans, deux magistrats chargés de diriger ces projets. Nous avons des programmes importants avec la Hongrie, avec la République tchèque ; dans ce pays, nous avons placé un magistrat de liaison qui travaille au sein du ministère de la Justice à Prague pour aider la République tchèque à se préparer à l'application de l'acquis communautaire.

Ces pays doivent se préparer à faire partie du dispositif communautaire pour que le jour de leur entrée dans l'Union, il n'y ait plus qu'un bouton à appuyer et que la circulation d'information se fasse quasi automatiquement avec les points de contacts qu'ils auront désignés. Nous commençons donc à travailler avec eux sur ce point. Pro-Eurojust et Eurojust ont compétence pour travailler avec d'autres pays que les Etats membres de l'Union, à la seule condition que l'affaire concerne initialement au moins deux pays membres. Il est vrai que subsistent de très gros problèmes dans plusieurs pays candidats. Certains sont prêts à entrer dans l'Union, mais d'autres ne le sont pas, notamment eu égard à cette question.

M. le Président : Quelle sera la nature juridique d'Eurojust ?

M. Olivier de BAYNAST : Cela relève d'une décision-cadre du Conseil, d'application immédiate sans ratification. Ce fut d'ailleurs le cas de Pro-Eurojust.

Nous devrons passer une convention avec Europol pour travailler en cohérence avec lui. Il faudra que Eurojust puisse bénéficier des analyses d'Europol et passer commande à Europol pour le compte des autorités judiciaires nationales. Par exemple, le procureur de Nice me parlait des filières de l'immigration clandestine chinoises. Eurojust a véritablement besoin d'analyses sur ce type de criminalité pour étayer son intervention et pour mieux orienter l'action publique. Ainsi qu'il est prévu dans la convention d'Europol, nous passerons une convention avec lui. De même, serons-nous probablement obligés de conclure un accord avec Interpol pour bénéficier de ses analyses. L'efficacité d'Europol dépend pour beaucoup des informations qui lui sont délivrées. Or, la plupart des pays ne lui fournit aucune donnée intéressante. La France en fournit très peu. Il convient de s'interroger : pourquoi cette absence de confiance ? Europol n'est-il pas devenu une énorme bureaucratie dans laquelle on se demande ce que deviennent les informations qu'on lui fournit ? Ne faut-il pas resserrer le dispositif, avoir des contacts, des correspondants, mieux identifiés pour que s'instaure une véritable confiance entre les autorités nationales et Europol ? Eurojust n'a pas l'ambition de devenir une énorme structure, car nous craignons l'enlisement bureaucratique. Europol existe et il y aurait véritablement de quoi utiliser cette structure de façon opérationnelle. Il est évident que si Europol devient un FBI européen, une autre question se posera, qui n'est pas pour l'heure réglée par Eurojust, celle de déterminer qui contrôle Europol. Je crois que, pour cette question, il faut se débarrasser d'une approche trop franco-française, car lorsque la France parle de contrôle sur Europol, les acteurs français pensent au contrôle qu'exercent les procureurs sur la police judiciaire, mais cette notion n'évoque rien à un pays qui ne connaît pas l'institution du procureur. La première chose est donc de se demander comment parvenir à une bonne coopération entre toutes ces institutions européennes qui soit conforme à l'Etat de droit, puis il faudra trouver des solutions suis generis adaptées à un cadre européen.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Il serait intéressant d'interroger notre collègue Alain Barrau, qui préside la délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne, pour savoir s'il traite de ces sujets tout à fait importants, car ce que vient de nous dire notre invité sur Europol a de quoi inquiéter. J'ai beaucoup travaillé avec Interpol à Lyon sur le thème de l'esclavage des enfants. Le directeur d'Interpol et le secrétaire général étaient très ouverts et discutaient avec liberté. Mais il est vrai que l'on n'entend guère les responsables d'Europol.

M. Olivier de BAYNAST : Je réfléchissais à haute voix sur les raisons qui conduisaient Europol à se plaindre de n'avoir pas d'informations opérationnelles. D'aucuns avancent le manque de confiance, mais c'est pure hypothèse.

M. le Président : C'est une hypothèse assez plausible, dans la mesure où votre observation rejoint quelques autres que nous avons pu recueillir ici ou là.

M. Joseph TYRODE : Quel type de convention serait-il nécessaire pour que les liaisons entre les différents pays soient plus efficaces ?

Vous avez évoqué le barrage de la langue. Les relations avec les différents pays ne devraient-elles pas conduire Eurojust à faire travailler des personnels ayant cette facilité d'échanges dans plusieurs langues ?

M. Olivier de BAYNAST : Le Parlement français devrait d'abord se préoccuper de la ratification des instruments actuellement sur la table et qui ont été signés - je puis en témoigner - avec tant de difficultés.

Il est dommage que la France, qui a été le moteur dans leur négociation, n'ait pas encore ratifié les conventions d'extradition de 1995 et de 1996, mais je crois que le projet de ratification est en cours de préparation. Il en va de même de la convention d'entraide judiciaire de mai 2000 qui apporte quantité d'améliorations au dispositif d'entraide judiciaire par rapport à la convention du Conseil de l'Europe de 1959, qu'elle complète. Notamment, un pays saisi d'une commission rogatoire sera amené à exécuter cette enquête en faisant application du droit de l'Etat qui lui demande l'enquête. C'est une vraie révolution. C'est dire que les gendarmes de La Rochelle appliqueront le droit britannique lorsqu'ils exécuteront une commission rogatoire anglaise. Evidemment, ils ne l'appliqueront pas tout le temps, mais le juge britannique insistera sur le fait que, pour tel ou tel type d'investigation qu'il demande, il est nécessaire de procéder de telle ou telle manière. Par exemple, si un témoin est entendu, il faudra qu'il ait un avocat avec lui, faute de quoi, quand l'enquête sera retournée au Royaume-Uni, elle sera nulle et non avenue, parce qu'elle n'aura pas été exécutée dans les formes requises. C'est ce qu'il y avait de remarquable dans la procédure suivie entre Douvres et les Pays-Bas pour l'affaire des Chinois : en amont, un échange entre les enquêteurs et les responsables est intervenu pour que toutes les investigations soient menées conformément aux principes fondamentaux du pays qui demandait l'enquête afin qu'elles soient utilisables. Plutôt que de vouloir un nivellement généralisé de l'Europe en matière de droit pénal, ce qui n'est pas possible, il faut essayer de mettre la coopération au diapason.

S'agissant des questions de langue, le risque est de vouloir que tout le monde se comprenne facilement, donc de préconiser l'usage de l'anglais partout, ce qui, en matière juridique ne peut satisfaire, car la langue véhicule le concept. Or, l'anglais est la langue de la « common law », non celle du droit continental. Mais je puis témoigner que l'expérience que nous vivons à Pro-Eurojust est positive, même si nous optons pour l'usage de l'anglais en séance plénière - car pour l'instant nous n'avons pas de système de traduction. En effet, dès que nous nous répartissons entre deux ou trois membres de Pro-Eurojust pour discuter

d'un dossier, toutes les langues sont utilisées, à l'exception du finlandais que personne, autres que les Finlandais, ne parle. Mais les Latins se débrouillent à parler une langue latine ; quant aux Britanniques, ils font un effort pour parler d'autres langues que la leur. Cela finit par ne plus être un problème à partir du moment où l'on baigne en permanence dans cette ambiance de coopération judiciaire. Il n'en reste pas moins vrai que la formation aux langues doit faire partie du bagage initial des policiers et des magistrats. C'est indispensable.

Audition de M. Robert FINIELZ,
directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice


(extrait du procès-verbal de la séance du 17 octobre 2001)

Présidence de Alain Vidalies, Rapporteur,
puis de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Robert Finielz est introduit.

M. Robert FINIELZ : Mesdames, messieurs, l'ensemble des institutions - institutions internationales et institutions communautaires - est mobilisé dans la lutte contre les situations d'esclavage moderne. De nombreuses conventions internationales prohibent la pratique de l'esclavage, la traite des êtres humains et la servitude. Il n'est qu'à citer la convention internationale relative à l'esclavage de 1926, la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme de 1950, le pacte international relatif aux droits civils et politiques, les différentes conventions de l'Organisation internationale du travail sur le travail forcé ou obligatoire de 1930 et de 1957, sur les formes de travail des enfants en 1999 ou encore la convention de l'ONU pour la suppression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui du 21 mars 1950.

A l'énoncé de ces conventions, on perçoit les formes que peut revêtir l'esclavage moderne. Aujourd'hui, ces institutions se mobilisent sur deux thèmes : la recherche d'une définition de la traite des êtres humains et l'existence d'un statut efficace des victimes de la traite.

Une décision-cadre de la Commission européenne, intervenue le 27 février 1997, a élargi la définition de la traite des êtres humains contenue dans la convention Europol pour prendre en considération les trafics en vue de l'exploitation sexuelle et la protection des victimes de ces infractions. Elle invite par ailleurs les Etats membres de l'Union à réexaminer leur législation afin d'établir des sanctions pénales effectives, proportionnées et dissuasives.

C'est dans ce mouvement que se situe la convention de Palerme de décembre 2000 relative à la lutte contre la criminalité transnationale ainsi que le protocole additionnel visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Ce protocole donne, pour la première fois, une définition de la traite des personnes avec obligation pour les Etats membres de l'intégrer dans leur droit interne. Le projet de ratification est en cours selon un avant-projet débattu à l'échelon interministériel.

Au plan interne, certains pays voisins, comme la Belgique et l'Italie, vers lesquels les regards de la direction des affaires criminelles et des grâces se tournent, ont mis en _uvre une politique volontariste contre la traite des êtres humains, en se dotant de moyens pour renforcer la lutte contre les auteurs d'esclavage moderne et, parallèlement et surtout, pour mener une politique de protection et de réhabilitation des victimes.

Contrairement à celui d'autres pays européens, notre droit positif ne connaît ni d'incrimination particulière relative à l'esclavage ou à la traite des êtres humains ni de corps de règles spécifiques ayant trait à l'aide et à la protection des victimes de ces situations. Cependant, à brève échéance, au regard des dispositions internationales et communautaires, une évolution de la législation française est prévisible.

Depuis 1948, l'esclavage subsiste dans notre droit positif uniquement au titre du crime contre l'humanité et sa définition, trop étroite, ne permet pas d'appréhender les situations d'esclavage moderne, individuel. Les formes contemporaines de l'esclavage sont donc incriminées par des dispositifs juridiques non spécifiques, à caractère général, de nature à réprimer certains comportements portant atteinte à la dignité humaine et qui peuvent être assimilés à des situations ou à des éléments constitutifs de situations d'esclavage moderne. On pourrait les qualifier d'incriminations-relais de l'esclavage moderne. Elles relèvent essentiellement du nouveau code pénal. Il s'agit tout d'abord des incriminations classiques de proxénétisme et leurs circonstances aggravantes, tels l'incitation à se livrer à la prostitution sur le territoire national, hors du territoire national, l'emploi de la contrainte, la commission de l'infraction en bande organisée. Le code pénal contient également des incriminations relatives à la séquestration, l'enlèvement, la privation d'aliments et de soins. Depuis mars 1994, des incriminations nouvelles relevant du nouveau code pénal répriment les situations ou des éléments constitutifs de situations de servitude domestique, au travers des infractions relatives à la soumission des personnes vulnérables, en situation de dépendance, à des conditions d'hébergement ou de travail contraires à la dignité. Elles concernent particulièrement l'étranger en situation irrégulière ou assimilée et constituent des circonstances aggravantes lorsque plusieurs personnes sont victimes de telles situations.

Outre ces infractions, il convient de mentionner les infractions relatives au tourisme sexuel, au travail clandestin, à l'entrée et au séjour d'un étranger en situation irrégulière, ainsi qu'à la réglementation du travail.

Au-delà des textes d'incrimination, l'Office central pour la répression du trafic des êtres humains et l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre de séjour sont chargés de la centralisation des informations, de la réalisation d'enquêtes nationales et internationales ainsi que de la collaboration avec les services d'enquêtes des pays étrangers. A ces deux offices, il convient d'en ajouter un troisième nouvellement créé : l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication dont une partie de l'activité est relative aux faits de pédophilie, notamment véhiculés par Internet.

L'évolution des textes internationaux, des conventions internationales, du droit communautaire comme une évolution de notre droit interne en la matière est prévisible, d'autant que le contexte criminel évolue, notamment dans le sens d'une criminalité transfrontalière, transeuropéenne. Les règles de droit se modifient également en fonction de l'évolution des modes de diffusion modernes, tel Internet, ainsi que des modes d'organisation nouveaux, qui permettent à cette criminalité une efficacité beaucoup plus forte qu'auparavant. Je ne dispose pas de statistiques. Vous n'êtes pas sans savoir que l'organisation statistique du ministère de la Justice est telle que les infractions sont recensées par chacun des bureaux d'ordre des parquets et que la Chancellerie, ministère de la Justice, n'a pas de vision statistique d'ensemble des infractions commises, excepté au terme d'une année et par une interrogation spécifique. Cette situation devrait disparaître dans quelques années lorsque la construction des nouveaux bureaux d'ordre, dont l'installation est envisagée en 2004-2005, permettra une interrogation directe par la Chancellerie de l'ensemble des informations, des procédures, au niveau qualification, qui seront parvenues au parquet. La Chancellerie n'est aujourd'hui alimentée que par les rapports fournis par les parquets généraux qui ne permettent pas une vision générale des infractions, du moins sur le plan quantitatif. Il faudrait engager une recherche particulière et interroger l'ensemble des bureaux d'ordre pour dégager cette vision précise, quantitative des infractions traitées par le parquet.

Sur le plan de la politique pénale, au cours des derniers mois, nous avons relevé un certain nombre de dossiers correspondant aux situations d'esclavage dont vous vous préoccupez : ainsi, le tribunal correctionnel de Paris a-t-il eu récemment à connaître de cas d'exploitation de la mendicité par des réseaux ; il faut également signaler un réseau, exploitant des sourds-muets, qui possédait des ramifications en Belgique et en Allemagne, des dossiers de prostitution et un dossier qui illustre ce que peuvent être les situations d'esclavage moderne dans le domaine de l'immigration clandestine : ce qui se passe au centre de Sangatte. Manifestement, des organisations criminelles sont introduites dans le centre de Sangatte et exploitent au maximum les personnes abritées dans ce centre, dont le seul objectif est de se rendre en Angleterre, en leur faisant payer un droit d'accès au tunnel. Je ne parle pas de droit de passage, mais d'un droit d'accès, c'est-à-dire des personnes qui veulent s'approcher des grilles interdisant l'accès doivent payer un droit à ces organisations criminelles.

La politique criminelle est confrontée à diverses difficultés pour remonter les filières. La procédure pénale n'est pas adaptée et ne donne pas les moyens de lutter contre cette délinquance très organisée, notamment au niveau des procédures d'infiltration. Nous rencontrons également des difficultés dans l'appréhension des infractions commises sur Internet : les perquisitions en ligne ne sont pas encore réglementées. Nous connaissons des difficultés de collaboration entre plusieurs pays. La collaboration judiciaire et policière est toujours un problème. Actuellement, grâce au réseau judiciaire européen qui permet cette collaboration, grâce à Eurojust et grâce à la collaboration policière, nous arrivons à surmonter ces difficultés, mais il faudrait développer, pour y arriver plus facilement, les équipes communes d'enquête qui font partie de la convention d'entraide judiciaire de 2000, non encore ratifiée : ces équipes ont été mises en place de fait avec les Pays-Bas et se mettront peut-être en place avec les Espagnols prochainement selon un objectif différent.

Nous connaissons aussi des difficultés dans le domaine de la saisie des avoirs. On ne peut avoir de politique pénale contre ces réseaux structurés sans l'accompagner de la confiscation de leurs bénéfices : c'est, me semble-t-il, une réponse pénale forte et opportune. Or, les procédures de saisie des avoirs sont actuellement complexes et lourdes. Elles nécessitent une coopération très étroite dès lors qu'ils sont dispersés dans différents pays. Il faudra, un jour, s'interroger sur l'adéquation des procédures judiciaires de confiscation aux besoins des praticiens, qui, lorsque ces procédures sont trop complexes, les abandonnent.

Certaines de nos difficultés sont nées de la loi du 15 juin 2000, notamment de l'audition des victimes, qui ne peut plus se dérouler sous le régime de la garde à vue. Cela paraît quelque peu contradictoire, car le respect de la victime, notamment en matière de prostitution, exigerait que la victime-témoin ne soit pas confondue avec l'auteur des faits, mais une audition simple, en l'absence de régime de garde à vue, pose des problèmes sur la possibilité pour la victime de témoigner ; elle n'a même plus aujourd'hui l'excuse, vis-à-vis de l'auteur, d'avoir été contrainte par cette mesure de garde à vue. Sur les six premiers mois de l'année, les gardes à vue en matière de proxénétisme ont baissé de 40 % . Les moyens de lutte contre le proxénétisme dont nous disposons actuellement sont dérisoires, insuffisants, car nous savons que nous ne ferons pas tomber les réseaux, quels qu'ils soient, uniquement par la mise en garde à vue des auteurs de ces faits. Il faut pouvoir remonter ces réseaux et entendre des personnes qui sont dans leur mouvance.

Les difficultés de la loi du 15 juin liées à la garde à vue sont aggravées par la politique d'aide aux victimes. La France, tout comme la Grande-Bretagne d'ailleurs, n'a mis en _uvre aucun dispositif concret en faveur des victimes de situations d'esclavage contemporain. De nombreuses personnes qui souffrent de ces situations ont un statut fragile d'étranger en situation irrégulière sur le territoire national. Et c'est bien là le point commun entre de nombreuses victimes tant de l'exploitation sexuelle par la soumission à la prostitution que de l'exploitation économique par la servitude domestique, la servitude pour dettes ou la soumission à des activités illicites.

Le statut de victime ne leur est pas reconnu. Aucune aide ne peut donc leur être accordée, ni en matière d'hébergement, d'accompagnement psychologique et social, d'information et d'accès au droit, ni en matière de protection juridique, physique et administrative. Il faut savoir que, même si ces aides leur étaient apportées, il existe d'autres moyens de pression que j'ai pu personnellement constater dans les dossiers judiciaires, notamment lorsqu'elles ont laissé leur famille dans le pays d'origine.

(Mme Christine Lazerges remplace M. Alain Vidalies au fauteuil de la présidence)

M. Robert FINIELZ : Les victimes n'obtiennent aucune protection, même lorsqu'elles témoignent, du fait de leur qualité de témoin dans une procédure judiciaire.

Il ne fait donc aucun doute, en tout cas pour la direction des affaires criminelles et des grâces, que la mise en _uvre d'une politique d'aide aux victimes doit nécessairement passer par l'institution d'un statut légal de victime de situations d'esclavage moderne.

Lors des procédures policières et judiciaires, le témoignage des victimes de la traite et du trafic d'êtres humains, principalement des situations d'exploitation sexuelle, est indispensable pour démanteler les réseaux, pour comprendre la complexité des filières et faire condamner les exploiteurs. La baisse considérable du nombre de gardes à vue pousse à s'interroger sur l'efficience de la répression. Aujourd'hui, face à la violence et à la peur des représailles, peu de victimes osent témoigner. Lorsqu'elles y parviennent, faute de structures spécialisées pour les accueillir, les protéger et les aider, elles sont relâchées dans la nature et n'ont guère d'autre perspective que de retourner entre les mains de leur bourreau, d'autant que notre procédure pénale, dans le souci de protéger les droits de la défense, suppose que la victime soit entendue, réentendue, puisse comparaître devant une juridiction. L'absence de témoignage des victimes nuit à l'action répressive que l'on veut engager.

Le seul dispositif de protection de ces témoins-victimes - quelque peu ridicule face au risque qu'ils encourent - que notre législation connaisse est leur possible domiciliation au poste du commissariat ou à la gendarmerie. Toutefois, un projet de loi relatif à la sécurité quotidienne prévoit des dispositions visant à la protection des témoins-victimes engagés dans une procédure judiciaire. Ce projet, adopté par le Sénat et l'Assemblée nationale en première lecture, permet que, dans certaines circonstances, un témoin puisse déposer de façon anonyme. Cependant, pour parfaire ce texte, un amendement vient d'être déposé : il expose les modalités pratiques de cette procédure de préservation de l'anonymat du témoin, qui pourra être décidée par le juge des libertés et de la détention en cas de crime ou de délit puni d'au moins cinq ans d'emprisonnement lorsque 1'audition est susceptible de mettre gravement en danger la vie ou l'intégrité physique, non seulement du témoin-victime, mais également des membres de sa famille ou de ses proches. Par ailleurs, le témoin-victime pourra se faire interroger par un procédé technique d'audition à distance garantissant son anonymat.

Ces dispositions sont importantes, car elles marquent un début dans la réflexion en matière de protection physique de la victime-témoin lors d'une procédure judiciaire.

Au-delà de cette mesure spécifique qui peut permettre à la procédure judiciaire de suivre son cours, la victime doit également pouvoir bénéficier d'une protection que j'appellerai administrative. Il faut réfléchir à l'octroi d'un « permis de séjour humanitaire », à la création de centres d'accueil spécialisés et protégés qui ne peut qu'aller de pair avec le renforcement des associations et de leurs moyens d'action. Ces centres et associations ont un rôle important à jouer, tant sur le plan médical, psychologique que social, pour assurer aux victimes un accompagnement et une réhabilitation, dans la perspective d'un retour dans le pays d'origine.

La convention d'entraide européenne de 2000 prévoit des auditions par des procédés modernes. Par voie d'amendement, les dispositions sont incluses dans la loi que j'ai précédemment évoquée. Il me paraît important de favoriser dans la procédure judiciaire le recours à ces moyens modernes qui permettent des auditions à distance conciliant l'impératif de protection de la victime et l'impératif du respect de la procédure pénale tel qu'affirmé par la convention européenne.

Quelques recommandations européennes poussent à l'adoption d'un statut protecteur des témoins : la résolution du Conseil de l'Union européenne du 23 novembre 1995, la recommandation du Conseil des ministres du Conseil de l'Europe du 10 septembre 1997, qui demande que tout soit mis en _uvre pour que les dépositions faites devant une autorité judiciaire au cours de l'audition préliminaire aient la valeur d'un témoignage devant le tribunal. Dans la législation étrangère, nous trouvons plusieurs exemples de statut protecteur, par exemple dans la loi fédérale canadienne intitulée Programme de protection des victimes, adoptée le 20 juin 1996. Cette loi institue une véritable contractualisation de cette protection qui recouvre le déménagement, le changement d'identité - qui est compliqué, car il heurte en France les principes d'immutabilité de l'état civil -, l'assistance psychologique et financière, et plus largement toutes les mesures nécessaires à la sécurité ou à la réinstallation. C'est un programme d'assistance globale aux victimes.

Le projet de loi belge relative aux témoins anonymes déposé le 4 avril 2001 présente un intérêt. Ce texte prévoit en effet que certaines données relatives à l'identité d'un témoin ou même son identité complète puissent être tenues secrètes et ce sur autorisation expresse et motivée d'un magistrat du siège. Le projet de loi prévoit que le témoignage anonyme peut avoir valeur de preuve corroborante - c'est-à-dire qu'il ne peut être pris en considération que s'il est corroboré par d'autres éléments.

Cette vision du législateur belge est concordante avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui ne juge pas le recours au témoin anonyme fondamentalement interdit ou contradictoire avec la convention européenne. Le recours au témoignage anonyme ne doit pas être considéré dans tous les cas et de manière absolue comme une violation inadmissible des droits de la défense. Le recours au témoignage anonyme doit enfin être entouré de garanties permettant de donner à ce témoignage sa valeur juridique.

La direction des affaires criminelles et des grâces, au travers du Conseil national d'aide aux victimes (CNAV), a entrepris une réflexion sur les victimes de situations d'esclavage contemporain. Plusieurs séances de réflexion ont été organisées sur ce thème : statut des victimes sur le plan humanitaire, possibilité de leur apporter aide et assistance, protection de ces victimes en qualité de témoins lors d'une procédure policière ou judiciaire. Un rapport devrait être établi à la fin de l'année ; il fera l'objet d'une séance de travail avant d'être validé par le Comité opérationnel du Conseil national d'aide aux victimes, qui organisera cette réflexion sur plusieurs thèmes : l'état des lieux des situations d'esclavage contemporain, le statut des victimes et la possibilité de prise en charge globale, la réhabilitation des victimes, l'accès aux soins, l'accès aux droits et la protection des victimes en qualité de témoins sur le plan policier et judiciaire.

La Chancellerie travaille avec les associations qu'elle a approchées sur un projet de circulaire relatif au proxénétisme. Par cette circulaire, à droit constant, elle essayera d'impulser des politiques pénales plus fortes afin de mieux appréhender cette nouvelle criminalité organisée en matière de proxénétisme qui se développe aujourd'hui. Elle visera également à assurer autant que faire se peut la protection des victimes.

Au terme de ce travail d'expertise sur le proxénétisme et à partir de la circulaire, nous essayerons de tirer le bilan des insuffisances de la législation, pour saisir le cabinet du Garde des sceaux afin qu'une réponse puisse être donnée.

Mme la Présidente : Je vous remercie.

Une circulaire est en préparation. Est-il raisonnable de demander qu'elle prenne en compte non seulement le rapport du Conseil national de l'aide aux victimes mais aussi le nôtre, dans le sens d'une meilleure coordination ? J'ai d'ailleurs été stupéfaite que le Conseil national d'aide aux victimes, deux ou trois mois après le début de nos travaux, se lance sur le même sujet. Nous lui avons fourni des éléments et avons invité ses membres à assister à nos auditions, chaque fois que cela est possible.

M. Robert FINIELZ : Il s'agit d'un sujet d'actualité brûlante. Et lorsqu'il y a des sujets d'actualité brûlante, beaucoup de structures en traitent. Par ailleurs, on est concrètement confronté au problème des victimes, notamment de la prostitution. Il y a quelque chose à faire. Même si deux réflexions parallèles et concomitantes vous paraissent redondantes, celle du CNAV a pour objet d'impulser directement une prise en compte forte au niveau de la pratique judiciaire. La circulaire en cours de finalisation s'est appuyée sur les premiers travaux du CNAV, sur un travail réalisé en commun avec le bureau de la protection des victimes et de la prévention de la direction des affaires criminelles et des grâces et conduit également avec les associations dans un objectif d'efficacité la plus grande possible.

Mme la Présidente : Ne pensez-vous pas plus astucieux de l'achever une fois que notre rapport sera remis ?

M. Robert FINIELZ : Je ne décide pas des dates de publication des circulaires.

Mme la Présidente : Nous verrons cela avec Mme la Garde des Sceaux.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Qui a pris la décision de faire travailler le Conseil national d'aide aux victimes sur le thème qui nous occupe ?

M. Robert FINIELZ : Cela a été décidé avant mon arrivée. En fin d'année, une réunion générale fixe les thèmes. Mais, sur cette question, je ne crois pas que ce soit inopportun, car il est une bonne chose que le CNAV réfléchisse à cette problématique. C'est important.

Mme la Présidente : Certainement, mais cela fait un peu désordre !

M. Robert FINIELZ : Oui apparemment, mais non si s'instaurent de bonnes articulations.

Mme la Présidente : Sauf si la circulaire sort avant que nous ne rendions notre rapport.

M. Robert FINIELZ : Je ne suis pas maître du calendrier.

M. le Rapporteur : En matière d'articulation, nous ne pouvons que faire des progrès !

Mme la Présidente : Oui, d'autant, monsieur le directeur que vous nous indiquez être favorable à un statut particulier pour les victimes de l'esclavage alors que le directeur des libertés publiques au ministère de l'Intérieur, auditionné ce matin, soutient une thèse totalement inverse.

M. Robert FINIELZ : Il ne s'agit pas d'un esclavage juridique, encore que se pose la question des étrangers en situation irrégulière. C'est un esclavage de fait, auquel on ne peut qu'être particulièrement sensible. Ne pas avoir de régime particulier de protection aboutit à un double échec : d'une part, sur le plan du traitement de la victime et de ses droits dans de telles situations ; d'autre part, cela peut se traduire par un échec procédural.

On pourrait envisager un traitement favorable pour la victime acceptant de témoigner. Lorsque la victime entre dans le processus judiciaire et accepte de témoigner, elle court un risque majeur ; c'est à ce moment-là qu'il faut lui assurer une protection. Nous avons eu à connaître quelques affaires à Lyon. Le parquet et l'instruction ont pu négocier au cas par cas avec la préfecture le renvoi de la personne dans son pays d'origine. Un statut juridique a été obtenu - une carte de séjour provisoire - et on a travaillé sur son retour, ce qui a donné de bons résultats. On ne peut demander à une personne de témoigner et d'aider au démantèlement d'un réseau seulement parce qu'elle est victime. Il faut lui accorder quelque chose en échange de son témoignage.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Depuis très longtemps, le préfet procède au cas par cas. Il serait plus intéressant d'encadrer l'examen au cas par cas plutôt que de laisser chacun travailler de façon désordonnée.

Mme la Présidente : De nos voyages à Nice, Lyon, Marseille, Strasbourg, Montpellier, il ressort que les poursuites en matière de proxénétisme ont chuté d'une façon autonome. Le phénomène n'est pas concomitant à la mise en application de la loi du 15 juin ; il est bien antérieur. En effet, depuis une dizaine d'années et de façon régulière, les poursuites en matière de proxénétisme chutent. Le procureur de la République de Montpellier me disait récemment qu'il n'était pas alimenté par la police.

M. Robert FINIELZ : Le proxénétisme a changé de nature. L'infraction est organisée et repose sur la violence ; elle est par conséquent beaucoup plus difficile à appréhender. Il faut voir ce qui se passe à Paris, sur les boulevards extérieurs. Il suffit de se promener pour constater la prostitution et une prostitution de jeunes. J'ai l'impression qu'elle se multiplie. Auparavant, on assistait à un tourisme sexuel : l'Européen partait à l'étranger pour satisfaire ses envies. La demande étant forte, l'offre s'est transportée des pays étrangers en France.

Nous connaissons deux problèmes : le premier est lié à l'efficacité d'actions engagées pour démanteler les réseaux. Démanteler des réseaux suppose des moyens et une politique criminelle prenant en considération cette criminalité, qui ne pose pas fondamentalement de problèmes d'ordre public, sauf quand elle s'exerce dans certains quartiers où les habitants protestent si elle entraîne une gêne. Démanteler les réseaux suppose des moyens, une définition d'objectifs en termes policiers, un investissement fort et peut-être une organisation policière différente. A l'heure actuelle, avec le développement de la police de proximité, des services régionaux de police judiciaire ou des directions de police judiciaire orientés vers de grands trafics internationaux, on arrive de moins en moins à appréhender cette délinquance moyenne-forte présente dans nos villes.

Je ne critique pas la loi du 15 juin, je dis simplement que l'on constate une baisse forte des gardes à vue, dans la mesure où l'on ne peut mettre un témoin en garde à vue. Je ne conteste pas ce point. La baisse très forte du nombre de gardes à vue rend difficile la remontée de filières. La victime ne peut plus être entendue, si ce n'est comme simple témoin. Les policiers me disent qu'une victime prostituée ne parlera jamais en tant que simple témoin. Auparavant, elle ne parlait que sous le régime de la garde à vue, s'abritant vis-à-vis de son souteneur derrière la violence de la garde à vue. Si l'on veut rétablir cette situation, il est fondamental, non de mettre les témoins en garde à vue, mais de mettre en place un statut protecteur de la victime-témoin.

Mme la Présidente : Nous avons rencontré le procureur de la République de Strasbourg et un juge d'instruction en charge du dossier sur la délivrance de visas par le service consulaire de l'ambassade de France en Bulgarie. Ces deux magistrats ont pu se rendre sur place, mais ils n'ont pas été autorisés à procéder eux-mêmes à des actes d'investigation dans les locaux de l'ambassade. Vous leur avez vous-même indiqué que les locaux des ambassades ne faisant pas partie du territoire français un magistrat instructeur ne pouvait procéder à des actes d'instruction dans leur enceinte, mais devait délivrer une commission rogatoire internationale, donc faire appel aux officiers de police bulgares. Vous leur avez également indiqué que, s'agissant d'une activité et de personnels couverts par le régime de l'immunité diplomatique, un officier de police bulgare ne pouvait être autorisé à exécuter une commission rogatoire internationale. Ainsi, quand d'aventure, un juge d'instruction décide courageusement de consacrer du temps à cette question, le directeur des affaires criminelles et des grâces lui indique que non, par quelque bout qu'on prenne le dossier, ce n'est pas possible !

M. Robert FINIELZ : Nous avons fourni une réponse juridique, conforme à l'état actuel du droit.

Mme la Présidente : Je ne comprends pas que ce ne soit pas le territoire français.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est une extraterritorialité.

M. Robert FINIELZ : Oui, mais ce n'est pas un démembrement du territoire français.

Mme la Présidente : C'est dire qu'un juge d'instruction français ne peut, en aucun cas, instruire dans une ambassade pas plus qu'un juge d'instruction étranger.

M. Robert FINIELZ : Le juge d'instruction étranger ne peut pénétrer dans l'ambassade. Mais une commission rogatoire internationale peut être délivrée à des autorités étrangères ; elle pourrait être exécutée, sous couvert des autorités étrangères, qui seraient accompagnées par des enquêteurs français auxquels l'ambassadeur accepterait d'ouvrir les portes de l'ambassade.

Mme la Présidente : Il n'y a aucune raison qu'il accepte.

M. Robert FINIELZ : Bien sûr, il accepterait.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Pourquoi plus que vous ?

Mme la Présidente : Comment l'ambassadeur peut-il accepter un juge d'instruction étranger et refuser un juge d'instruction français ?

M. Robert FINIELZ : Pas un juge d'instruction étranger. Il faudrait que des enquêteurs étrangers se fassent accompagner d'enquêteurs français et qu'ensuite l'ambassadeur leur ouvre la porte de l'ambassade.

Mme la Présidente : On ne peut continuer de fonctionner ainsi. C'est une question à poser au ministère des Affaires étrangères.

Vous indiquez dans votre courrier : « Ces dispositions règlent l'activité des missions et définissent la protection et l'inviolabilité de leurs locaux, de leurs agents ainsi que de leurs archives et documents afin de les garantir contre toute ingérence ou pression des autorités locales. ».

Il ne peut donc ouvrir quoi que ce soit à des officiers de police étrangers.

M. Robert FINIELZ : Non, mais accompagnés d'officiers de police français, peut-être ...

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ce sont des v_ux !

M. le Rapporteur : Rendez-vous compte que nous sommes sur une affaire de criminalité internationale et de réseaux !

Par ailleurs, il nous a été signalé, en dehors même de cette affaire, que manifestement les conditions de délivrance des visas dans les ambassades ne sont pas toujours ce que l'on pourrait espérer. Face à cette situation, il faut une réponse. Je sais bien, monsieur le directeur, que vous n'étiez chargé que de dire le droit, mais il n'est pas possible que le territoire des ambassades soit un lieu de non-droit alors qu'elles forment un des maillons d'un réseau de crime international.

M. Robert FINIELZ : Je partage votre analyse. Il faut que le territoire de l'ambassade soit un territoire où le juge d'instruction puisse instrumenter.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Que faut-il faire pour cela ?

M. Robert FINIELZ : Il faut un texte de loi.

Mme la Présidente : C'est par interprétation et estimant que l'ambassade n'est pas le territoire de la République que l'on interdit au juge d'instruction d'instruire. Cela n'a pas été défini par un texte. Il suffirait d'interpréter différemment le concept de territoire de la République. Sur quels éléments vous êtes-vous appuyé pour avancer que le territoire de l'ambassade n'était pas une extension du territoire de la République ?

M. Robert FINIELZ : Nous nous sommes appuyés sur la nature juridique du territoire de l'ambassade qui ne relève pas du territoire national.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : D'où vient cette définition ? Les gens y trouvent bien refuge.

M. Robert FINIELZ : Le juge d'instruction est compétent par commission rogatoire. Il peut agir personnellement sur le territoire français, non hors du territoire français. S'il veut agir hors du territoire français, il dispose des instruments de coopération internationale que sont les commissions rogatoires d'un juge d'instruction qui va agir ou d'un enquêteur d'un pays étranger qui va agir. Mais si l'on agit, on se heurte à l'inviolabilité du territoire de l'ambassade.

Mme la Présidente : C'est l'impasse.

M. Robert FINIELZ : Oui, sauf à dire au juge d'instruction qu'il peut instrumenter directement dans les ambassades.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Sauf à dire que le territoire de l'ambassade est un territoire français.

M. Robert FINIELZ : Je ne sais si le problème consiste à qualifier le territoire de l'ambassade ou à donner la possibilité au juge d'instruction d'instrumenter dans l'ambassade.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Le juge d'instruction peut instrumenter sur l'ensemble du territoire français. Décidons que l'ambassade est territoire français.

M. Robert FINIELZ : On peut se heurter à des problèmes de droit international.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : « On peut », mais ce n'est pas du tout certain !

M. Robert FINIELZ : J'en ai pourtant bien peur !

Mme la Présidente : On pourrait imaginer que le ministère des Affaires étrangères lève l'immunité lorsqu'il est saisi par le ministère de la Justice pour instruction dans les locaux d'une ambassade.

M. Robert FINIELZ : C'est ce que j'indiquais en disant qu'il ouvre ses portes. A ce moment-là, on peut instrumenter. Le territoire de l'ambassade se situe juridiquement en territoire étranger. Donc, si vous voulez coopérer en territoire étranger avec un pays étranger, vous êtes obligé de passer par la commission rogatoire internationale. Or l'exécution d'une commission rogatoire internationale est attentatoire à la souveraineté de l'ambassade sur son territoire. C'est un problème compliqué.

Mme la Présidente : C'est un point que nous allons creuser en profondeur.

M. Robert FINIELZ : Dans l'analyse que nous avons transmise, nous sommes liés par l'état du droit.

Mme la Présidente : Par une interprétation ! ...

M. Robert FINIELZ : ... qui relève du raisonnement juridique. Le magistrat français ne peut instrumenter directement et personnellement hors du territoire national. C'est dire que s'il intervenait en territoire étranger, ses actes sur le territoire d'une ambassade seraient considérés comme radicalement nuls au point de vue de sa compétence territoriale.

Mme la Présidente : Nous convenons que les faits de proxénétisme, parce qu'ils revêtent aujourd'hui d'autres formes, sont de plus en plus délicats à poursuivre.

Il n'y a quasiment pas de poursuites, pour ne pas dire aucune poursuite, des clients des prostitués de moins de quinze ans alors que l'infraction fait encourir dix ans d'emprisonnement. C'est dire qu'il s'agit d'un délit lourd : on se situe au maximum de la peine encourue en matière délictuelle. Alors qu'il y a des mineurs errants de moins de quinze ans et prostitués autour des gares, comment expliquez-vous que les autorités de police s'y intéressent aussi peu, et par conséquent les autorités de justice ?

M. Robert FINIELZ : Je n'en suis pas aussi certain que vous. A Paris, après l'épisode des horodateurs, devenus de moins en moins rentables, certains des mineurs roumains se sont engagés dans la prostitution. A cette occasion, des instructions ont été données par le procureur de la République de Paris pour que des procédures soient diligentées à l'encontre des clients lorsqu'il s'agissait de mineurs de quinze ans. A ma connaissance, deux procédures ont été établies, les personnes ont été poursuivies très rapidement selon le mode des poursuites rapides. La première affaire a été renvoyée à une autre audience ; dans la seconde, la personne a été condamnée à une peine d'emprisonnement mixte : une partie ferme, une partie avec sursis et mise à l'épreuve. Voilà les éléments dont je disposais fin septembre.

Telle fut la politique pénale mise en _uvre par le procureur de Paris. La lutte contre la prostitution des jeunes Roumains passait obligatoirement, inévitablement, et c'est une bonne chose, par l'interpellation du client.

M. le Rapporteur : Dans ce cas-là, qu'ils le fassent !

M. Robert FINIELZ : Cela a été fait.

M. le Rapporteur : Cela a été fait là pour le cas que vous évoquez, mais il suffit de se rendre dans des endroits identifiés de Paris pour voir des garçons mineurs se prostituer, des enfants de onze-douze ans. Des reportages de télévision ont été diffusés sur le sujet. Tout le monde le sait. C'est au vu et au su de tout le monde. Il n'y a pas besoin d'un nouveau texte. Que faisons-nous, nous ?

Mme la Présidente : Seulement deux procédures, le nombre est quand même ridicule. Il suffit de monter dans le Bus des femmes et on en voit partout.

M. Robert FINIELZ : Des mineurs de quinze ans ?

M. le Rapporteur : Oui. Les associations nous emmènent quand on veut et on voit des enfants.

M. Robert FINIELZ : C'est un point que nous aborderons dans notre circulaire. Je ne peux qu'être d'accord avec vous : lorsqu'il y a prostitution de mineurs de quinze ans, la lutte doit avoir deux objectifs. D'une part, il faut interpeller et poursuivre le client. On retrouve à Paris ce qui se passe à Bangkok : les gens, au lieu d'attendre les clients à l'étranger, viennent les attendre en France. On ne peut en rester à deux condamnations. Je suis d'accord avec vous. D'autre part, se pose le problème de la remontée du réseau qui est très compliquée.

La police s'interroge pour savoir s'il faut attendre la fin de l'acte quand un jeune Roumain de moins de quinze ans se prostitue ou s'il faut intervenir immédiatement.

M. le Rapporteur : Vous concevez que, dans cette affaire comme sur le problème de la prostitution en général, se pose une énorme difficulté d'approche sur ce qui est gratifiant dans l'activité policière et ce qui serait devenu des activités sans intérêt. On a l'impression que la remontée des réseaux fait partie des actions considérées comme intéressantes et efficaces. Mais nous sommes confrontés à un crime : des enfants de moins de quinze ans se prostituent au su et au vu de tout le monde. En l'occurrence, on connaît le réseau, on sait qui sont ces enfants ; ce sont les mêmes que ceux qui pillaient les horodateurs.

M. Robert FINIELZ : J'ai eu des contacts avec le procureur de la République au sujet des jeunes Roumains. Le parquet a eu la volonté de mettre en place une politique.

Il ne faut pas s'abriter derrière la remontée de réseaux. On peut toujours dire que l'on essaye de les remonter et ne rien faire en attendant. On peut remonter les réseaux, mais il y a aussi des choses que l'on ne peut laisser faire au vu et au su de tout le monde. Si la remontée de réseaux des jeunes Roumains est nécessaire, elle est extrêmement difficile. On ne tombe que sur des personnes en situation irrégulière que l'on reconduit à la frontière et qui reviennent quinze jours ou trois semaines plus tard. La réponse immédiate et efficace passe par la poursuite du client des mineurs de quinze ans et d'essayer de le faire savoir.

Mme la Présidente : Puis-je vous demander le nombre de poursuites engagées à l'encontre de clients de mineurs de quinze ans et les peines prononcées ?

M. Robert FINIELZ : Concernant le nombre de poursuites, je peux d'emblée vous dire qu'il est faible : il y en a moins de dix pour des faits commis en France.

Mme la Présidente : Le problème est lourd à Paris, il est lourd à Marseille, avec quelque 600 jeunes errants qui, comme les petits Roumains de Paris, après avoir un peu pris pied dans les trains, ont tendance à se prostituer autour de la gare Saint-Charles. Le problème démarre à Montpellier où la prostitution masculine est très forte.

M. Robert FINIELZ : A Nice aussi certainement.

Mme la Présidente : Moins massivement à Nice d'après ce que l'on nous en a dit. Quoi qu'il en soit, de tels faits sont inacceptables sur le territoire de la République. Il n'est pas difficile d'intercepter le client d'un mineur de quinze ans.

M. Robert FINIELZ : Cela suppose aussi que les effectifs de la brigade des mineurs et de la brigade de répression du proxénétisme à Paris ne diminuent pas. Il faut savoir ce que l'on veut. La police de proximité est une bonne chose, mais il existe en France une délinquance moyenne/forte qui est en train d'être abandonnée. Dans dix ans, on se réveillera et l'on s'étonnera que la délinquance moyenne n'a pas été traitée. Or, pour traiter cette délinquance, des moyens s'imposent.

La police judiciaire a des objectifs lourds. Les offices actuels ont un rôle offensif sur le plan de la criminalité, ils n'ont pas pour seule fonction d'éditer des statistiques ; ils ont pour mission d'agir. A côté de cela et de la police locale et de proximité, il faut une police qui balaye les réseaux de délinquance. On est confronté au même problème en matière de trafic de stupéfiants, dont les poursuites sont en diminution. Les magistrats le constatent.

Mme la Présidente : Vous pensez que l'on abandonne trop la police d'investigation au bénéfice d'une police d'apaisement social ?

M. Robert FINIELZ : Devant la montée de la délinquance ces dernières années, la question a été de savoir quelle devait être la place de la police d'investigation. Une réorganisation des commissariats de police urbains est intervenue avec création de services de quart qui correspondent aux flagrants délits et de services d'information et de recherche qui sont chargés des investigations plus poussées. Actuellement, on investit de moins en moins dans l'investigation. La police se trouve un peu dépassée par la quantité de délits déclarés. Deux solutions s'offrent : soit « consoler » la victime, soit arrêter la personne en flagrant délit. Peut-être y a-t-il aussi d'autres objectifs à afficher et convient-il d'avoir les moyens de les remplir.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : C'est aussi une question de mentalité. La presse a rapporté le cas d'une petite fille de deux ans et demi dans une école maternelle, violentée par trois gamins de cinq ans, qui lui demandaient de se déshabiller. La petite fille ne comprenait pas ; ils l'ont bourrée de coups de poing et de coups de pied. Les parents ont voulu déposer plainte. Au commissariat de police, on leur a dit que l'on ne prendrait qu'une main courante, car les enfants étaient trop petits. Et la responsabilité civile des parents ? Quant à l'inspecteur d'académie, il a déclaré qu'il ne fallait pas faire une affaire d'Etat de ce qui est une affaire entre enfants. Si l'on n'apprend pas à ces enfants de cinq ans que des choses ne se font pas, ils trouveront tout à fait normal lorsqu'ils auront quinze ans de violenter une fille mineure. C'est un climat. Je n'ai pas eu l'occasion de revoir le préfet pour savoir pourquoi le commissariat de police n'avait pas pris la plainte. Il est effrayant que l'on ne puisse recueillir la plainte des parents parce que les enfants ont cinq ans.

M. Robert FINIELZ : Voyez ce qui se passe dans certains collèges.

Mme la Présidente : Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, on ne peut poursuivre au pénal avant l'âge de sept ans. Cela dit, on peut saisir le juge des enfants.

M. le Rapporteur : Il est un point que nous n'avons pas abordé, mais qui pourrait faire l'objet d'une proposition. Au sujet de l'esclavage domestique et des considérants de l'arrêt Bardet, nous nous interrogeons sur la possibilité d'instaurer la minorité de la victime comme constituant une présomption de la vulnérabilité pour l'application des articles 225-13 et 225-14 du code pénal. Cela vous paraît-il une possibilité, une bonne suggestion ? L'abus de la vulnérabilité de la victime est un élément constitutif de l'infraction. La cour d'appel de Paris a considéré qu'il n'y avait pas de présomption de vulnérabilité, que la minorité ne suffisait pas et que le juge devait aussi contrôler l'état de vulnérabilité, ce qui, évidement, au moins pour la protection des victimes mineures, est une perte d'efficacité totale. L'idée serait de dire que la minorité est un état de vulnérabilité.

M. Robert FINIELZ : Le fait que la personne dont on a abusé de la vulnérabilité, de la situation de dépendance, ait moins de dix-huit ans peut être une circonstance aggravante à l'infraction. Il me semble opportun de prendre en considération ces éléments. Faire de l'âge de la victime mineure de dix-huit ans une présomption de situation vulnérable appelle une mise en cohérence avec les autres dispositions légales, notamment en matière de violence sexuelle. Excepté pour les mineurs de quinze ans, il n'y a pas de présomption d'absence de consentement.

M. le Rapporteur : Entre quinze et dix-huit ans.

M. Robert FINIELZ : Il n'y a pas de problème pour les mineurs de quinze ans, mais, pour les mineurs de dix-huit ans, cela peut poser un problème de cohérence générale avec d'autres textes.

M. le Rapporteur : Sauf qu'en l'occurrence on ne parlerait que des questions d'esclavage domestique qui supposent que soient réunis beaucoup d'autres éléments : conditions d'hébergement, etc., alors que dans l'abus sexuel, il y a l'acte lui-même ; il n'y a pas beaucoup de conditions complémentaires.

Mme la Présidente : J'ai le sentiment d'une volonté clairement établie de s'occuper des victimes, mais non de revenir à une poursuite des auteurs et des clients quand cela paraît s'imposer.

M. Robert FINIELZ : Je plaide pour les magistrats. L'affaire des Roumains est exemplaire. Lorsqu'il a fallu définir une action pénale pour traiter ce problème, le parquet a privilégié l'axe de la sanction de l'auteur par rapport à la victime mineure. Il y a peu de poursuites, mais nous sommes peu alimentés. C'est parfois aussi difficile pour les mineurs Roumains. Ils n'ont pas tous moins de quinze ans, mais plus souvent quinze-seize ans. Aujourd'hui, on parle de jeunes Africains de treize ans. Je ne me suis pas rendu personnellement sur les boulevards circulaires, mais certaines des personnes de la direction s'y sont rendues. Manifestement, on assiste à une amplification du phénomène de la prostitution.

Audition de M. Michel RAIMBAUD,
directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA)


(extrait du procès-verbal de la séance du 24 octobre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Michel RAIMBAUD : Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, je tiens tout d'abord à vous remercier de m'avoir invité à apporter un éclairage spécifique du point de vue de l'OFPRA. Je m'en voudrais si mon exposé donnait l'impression que la demande d'asile - notre clientèle -, qui est devenue un phénomène de masse, s'assimile ou se réduit à une gigantesque filière pourvoyeuse de réseaux de prostitution, de pédopornographie, d'esclavage domestique, de mendicité, de vols à la tire, ou de réseaux d'ateliers clandestins.

Toutes les victimes de ces différentes formes d'esclavage moderne ne sont pas des demandeurs d'asile, et tous les demandeurs d'asile ne deviennent pas - heureusement pour eux - des victimes de cet esclavage moderne. Il n'en reste pas moins que les demandeurs d'asile sont devenus des proies rêvées pour les trafiquants en tout genre. Il s'agit d'une population fragile, en situation précaire, qui a souvent perdu une partie de ses repères - culturels, sociaux, économiques, familiaux - et qui n'a parfois pas d'autre choix que de recourir à des filières, à des passeurs et à des trafiquants pour quitter le pays où elle est victime de la misère, qu'elle soit politique ou économique.

Il appartient à l'OFPRA de démêler les différentes motivations de ces personnes, de déterminer le dosage réel de ces deux volets de la misère : la misère politique d'une part, et la misère économique, d'autre part, qui sont souvent étroitement imbriquées. Ce dosage est souvent occulté spontanément par le demandeur lui-même ou par ceux qui le conseillent - les passeurs et les trafiquants.

J'ai beaucoup réfléchi à cette question depuis que l'on a mis le doigt sur les filières, les passeurs, les trafiquants d'êtres humains : on peut se demander s'il existe, dans l'histoire de l'asile et celle de l'OFPRA, de nombreux demandeurs d'asile - y compris ceux qui se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés politiques - qui ont pu éviter le recours à une filière - quelle qu'en soit la motivation. En effet, l'itinéraire qui mène le demandeur d'asile de son pays d'origine à un pays d'asile est long et tortueux ; il n'est donc pas étonnant qu'il ait besoin d'aide.

Cette réalité, peu réjouissante, nous amène à certaines réflexions que nous ne pouvons pas ignorer. Tout d'abord, nous devons constater que l'OFPRA, dans l'état de notre législation - convention de Genève signée par la France en 1951, protocole de New York de 1967 et diverses lois françaises -, n'a pas d'approche spécifique à l'égard des demandeurs susceptibles de faire l'objet de trafic d'êtres humains. Lorsqu'un demandeur se présente chez nous, nous pouvons parfois penser qu'il est victime de trafiquants, mais nous n'avons aucune preuve. Quoi qu'il en soit, la détermination de la population cible - s'agissant de victimes éventuelles ou potentielles de trafiquants d'êtres humains - n'aurait rien de flagrant. La seule possibilité dissuasive à l'égard des trafiquants serait d'instaurer une procédure modifiée - qui n'existe pas actuellement - qui consisterait à sélectionner les demandes manifestement infondées dès le premier stade de la procédure.

Or tel n'est pas le cas. Les demandeurs doivent suivre un véritable « chemin de croix » qui les amène à l'OFPRA au bout d'un certain nombre de mois. Le premier stade de la procédure n'est même pas l'OFPRA ; nous, nous enregistrons la demande d'asile de façon officielle. Cette définition de demande manifestement infondée n'intervient à l'heure actuelle que dans un cas : la demande d'asile à la frontière. Cela consiste non pas à demander l'asile mais à être admis sur le territoire français, à Roissy dans la majeure partie des cas, pour demander l'asile à l'OFPRA. Je précise que, dans l'état actuel des choses, le traitement de ce problème n'est pas du ressort de l'OFPRA, mais cela fait partie de la démarche du demandeur d'asile. Même dans ce cas, il n'est pas facile de déceler les détournements de procédure.

Par ailleurs, si dans un grand nombre de cas les demandeurs d'asile ont recours à des passeurs, à des filières, l'OFPRA ne doit pas perdre de vue le fait que ceux qui se présentent à nous sont non pas les trafiquants mais leurs victimes. Nous n'avons pas d'autre choix que d'examiner attentivement et équitablement, sans complaisance mais sans préjugé, tous les dossiers des demandeurs - comme nous en fait l'obligation la convention de Genève et la loi -, qu'ils soient bien ou mal argumentés. Nous devons essayer de définir les bons des mauvais dossiers par rapport à la base juridique qui s'impose à nous.

En outre, on ne saurait faire du recours à une filière, même si celui-ci est évident, un élément à charge qui jouerait au détriment du demandeur concerné. La victime paie déjà fort cher - en espèces sonnantes et trébuchantes, psychologiquement et administrativement du point de vue de sa demande d'asile - le trafiquant. En effet, elle se trouve pénalisée jusque dans la constitution de son dossier qui, lorsqu'il s'inscrit dans le cadre d'une filière, est souvent rédigé en des termes succincts, creux et stéréotypés, qui n'ont qu'un lointain rapport avec la situation du demandeur. Mais de quel autre moyen disposons-nous pour nous rendre compte de la situation réelle du demandeur ? Malgré tout, il est vrai que certains dossiers « sentent » de très loin la filière ; cependant, nous ne disposons d'aucun moyen de le déterminer de façon sûre sans un examen du dossier. Ces dossiers sont tellement creux et stéréotypés - je parle bien sûr des dossiers et non pas de la situation réelle des demandeurs - que nous sommes amenés automatiquement à conclure à un rejet.

Les personnes coupables de trafics ne se soucient guère de la convention de Genève ou du protocole de 1967. Par ailleurs, elles n'ont aucun intérêt à ce que le demandeur obtienne l'asile politique ; ce serait contraire à ce qu'elles recherchent. L'asile politique en ferait un résident régulier, légal, alors qu'elles souhaitent, au contraire, qu'il devienne un clandestin qui sera encore plus à leur merci.

La seule chose que puisse faire l'OFPRA en matière de procédure est d'examiner sérieusement ces demandes, même lorsqu'elles émanent de nationalités qui sont réputées avoir recours à des filières, comme les Chinois. Leurs dossiers sont souvent creux, stéréotypés et en fait rejetés. Néanmoins, nous devons être très prudents et ne pas laisser passer les dossiers de véritables opposants politiques ; d'ailleurs, avons-nous le droit, s'agissant des victimes des filières, de nous dire qu'il s'agit de dossiers creux et stéréotypés, qui n'ont pas de substance au sens de la convention de Genève ? Nous pouvons nous poser cette question, compte tenu de la situation généralement reconnue en Chine.

La Roumanie, la Moldavie, le Mali et d'autres pays d'Afrique de l'ouest, ainsi que le sous-continent indien qui nous fournit de nombreux demandeurs, ont la même réputation. Mais sachez que nous examinons toutes les demandes avec soin, afin de ne pas commettre d'injustice. Le seul moyen d'y voir clair, sans avoir de réponses prédéterminées ou de quotas négatifs, est de donner à chacun la possibilité d'être entendu à l'office par un officier de protection.

La question de l'entretien est une question déterminante pour nous. Elle n'a pas été, pendant des années, la tradition de l'OFPRA. Nous faisions quelques entretiens, le plus souvent possible mais pas de façon systématique ; les autres demandes étaient traitées sur dossier. L'objectif que nous nous sommes fixé, et qui nous est assigné par la démarche européenne en vue de la mise en place de normes et de procédures communes, est la pratique de l'entretien généralisé ; nous espérons atteindre cet objectif dès l'année prochaine. Pour l'instant, nous convoquons environ 55 % des demandeurs et nous avons 38 ou 39 % de taux d'entretien réel. Je dois d'ailleurs vous dire que j'ai donné pour instruction de convoquer massivement les ressortissants des nationalités dites à filières. Le taux de comparution, qui est très faible malgré des convocations systématiques, nous conforte dans notre détermination. Alors qu'en général les deux tiers des personnes convoquées se présentent à l'entretien, le taux de comparution des Chinois, par exemple, est seulement de 6 ou 7 %.

Le seul moyen dont dispose l'OFPRA pour jouer le rôle qui lui revient en matière de lutte contre le trafic d'êtres humains et l'esclavage moderne est de mettre en place une procédure difficile à détourner, afin de dissuader les trafiquants - cela suppose des délais qui soient courts, un traitement des dossiers en temps réel - et de ne pas mettre les demandeurs en position de devenir leurs victimes. Mais tout ne dépend pas de l'OFPRA, il existe des juridictions de recours et de cassation : la commission des recours des réfugiés et le Conseil d'Etat. Par ailleurs, le demandeur peut déposer une demande de réexamen, de recours gracieux ; il s'agit donc de procédures parfois répétitives et longues. Le seul moyen dont dispose l'OFPRA est de traiter les dossiers le plus rapidement possible sans être expéditif.

Tout cela n'est pas facile, car la demande d'asile, parfois utilisée à des fins détournées - trafics d'êtres humains -, a pris, depuis quinze, vingt ans, un caractère de masse, alors que nous procédons à un examen individuel des dossiers. Nous avons une réelle difficulté à concilier ce caractère de masse de la demande et le caractère individuel de l'examen des dossiers - nous manquons de moyens.

Environ 40 000 dossiers ont été enregistrés l'année dernière, dont un millier de demandes de réexamen ; nous attendons environ 48 000 dossiers cette année - voilà cinq ans que la demande d'asile est en augmentation. Ces chiffres ne reflètent pas le nombre réel des demandeurs, puisqu'il ne prend en compte que les personnes majeures. Nous venons de mettre fin à cette anomalie, nous recensons désormais les mineurs avant de traiter leur dossier. Par conséquent, les 48 000 dossiers recensés cette année équivalent certainement à 55 000 ou 60 000 personnes pour la demande d'asile conventionnel.

En 1989, l'OFPRA a enregistré 61 000 demandes d'asile, puis une décrue s'est amorcée pendant quelques années, due à des mesures diverses, concernant notamment l'accès au marché de l'emploi ; en effet, depuis 1991, les demandeurs d'asile ne bénéficient plus d'un accès automatique au marché de l'emploi. Par ailleurs, l'OFPRA, à cette époque, a reçu des moyens considérables pour traiter les dossiers. La conjugaison de ces mesures a eu un effet dissuasif sur les « faux demandeurs ». En 1996, nous avons enregistré 17 000 dossiers. Mais une reprise de la demande s'est amorcée dès 1997, reprise qui se poursuit aujourd'hui. De 17 000 demandes en 1996, nous sommes passés à 48 000 en 2001.

En 1990 nous avons recruté bon nombre de contractuels, ce qui nous a permis de raccourcir les délais et par conséquent de faire décroître la demande d'asile. Mais, depuis cette date, nous n'avons plus recruté ; les suppressions d'emplois, les gels et l'érosion naturelle des effectifs ont entraîné pendant dix ans une décrue continuelle des effectifs de l'OFPRA. Dans la première moitié de la décennie, l'impact n'a pas été important, car la demande décroissait en même temps ; mais dans la seconde, alors que la demande avait commencé à reprendre, les deux tendances se sont heurtées de plein fouet, ce qui a créé une situation de pré-crise qui a connu son maximum en 1999.

En 2000, les pouvoirs publics nous ont donné des moyens significatifs : du 1er janvier 2000 au 1er janvier 2001, l'effectif de l'établissement public est passé de moins de 330 personnes à plus de 440 - lorsque je parle de l'établissement public, il s'agit des fonctionnaires de l'OFPRA et de la commission des recours des réfugiés, la proportion étant de deux tiers, un tiers ; un tiers de nos fonctionnaires sont mis à disposition de la commission des recours des réfugiés. Cependant la demande a continué à croître et le déficit à s'accumuler : actuellement, plus de 23 000 dossiers ont pris du retard - l'équivalent d'une demi-année. Avec l'accord des pouvoirs publics nous avons recruté, le 1er octobre, trente officiers de protection - qui sont en cours de formation -, et nous allons ouvrir des concours de catégorie C au mois de décembre. Nous allons donc embaucher une cinquantaine d'agents d'ici à janvier 2002.

Un audit a lieu actuellement à l'OFPRA, les pouvoirs publics se posant la question de savoir de quels moyens nous devrions bénéficier, au-delà de ceux qui nous ont été alloués, pour traiter dans des conditions satisfaisantes l'ensemble des dossiers et mener à bien nos missions. Ces nouveaux recrutements, qui porteront l'effectif de l'établissement, en 2002, à environ 500 agents, nous permettront de faire face à la situation. Ainsi nous pourrons contribuer à restaurer la fluidité du dispositif d'asile, au moins pour ce qui concerne la part qui revient à l'OFPRA.

Pour revenir aux filières et aux formes d'esclavage moderne, je pense que ce retour à une certaine normalité aura un effet dissuasif certain, comme nous avons pu le noter dans les années quatre-vingt-dix. Du point de vue quantitatif, il s'agit d'instruire tous les dossiers dans des délais aussi brefs que possibles, à savoir en moins de quatre mois - délai inscrit dans les textes, dans le décret fondateur de l'OFPRA en 1953. Nous avons également pour objectif, je l'ai déjà dit, de généraliser l'entretien. D'ailleurs, la généralisation de la convocation, et donc la systématisation de l'entretien, a provoqué un certain résultat. La demande chinoise, par exemple, a diminué sensiblement.

Pour terminer cet exposé, je tiens à relativiser la responsabilité de l'OFPRA
- non pas que nous ne l'assumions pas ! Lorsque les demandeurs se présentent à l'OFPRA, ils ont souvent derrière eux un parcours de plusieurs mois ; quand je vous cite le chiffre de 48 000, il s'agit du nombre de demandes que nous enregistrons à un moment donné. Mais le délai moyen de traitement des dossiers est beaucoup trop long - il est actuellement de 7,5 mois.

Il conviendrait d'alléger les procédures et les délais de domiciliation, et de tenir compte des procédures et des contraintes de recours qui ont lieu après l'OFPRA. Ainsi, en 2000, 80 % des déboutés (70 % des demandeurs) ont eu recours à la commission des recours des réfugiés ; et à l'issue de toutes les procédures et de tous les recours possibles, plus de 75 % des demandeurs ont été définitivement déboutés.

Mme la Présidente : Sur les 25 % de personnes qui voient leur demande acceptée, combien d'entre elles obtiennent un permis de travail ? Personnellement, je trouve dramatique la suppression du permis de travail alors que ces personnes ont obtenu le droit d'asile !

M. Michel RAIMBAUD : Madame la présidente, je ne me suis sans doute pas bien fait comprendre : ce sont les demandeurs qui n'ont pas accès au marché du travail - sauf exception - depuis 1991.

Mme la Présidente : Quel est le pourcentage d'exceptions ?

M. Michel RAIMBAUD : C'est très marginal. Il faut entreprendre une démarche individuelle, c'est assez compliqué. Mais je tiens à vous signaler que la plupart des pays européens ont la même politique. Ce point est actuellement en débat au sein de l'Union européenne. J'ai évoqué la mise en place de normes et de procédures communes minimales d'asile entre les pays de l'Union européenne, la question de l'accès au marché du travail est un point qui est débattu. Certains estiment qu'il convient de leur ouvrir le marché du travail immédiatement - revenir à la situation qui existait en France avant 1991 -, d'autres refusent cette possibilité, d'autres encore pensent qu'il conviendrait de trouver une « cote bien taillée » au bout d'un certain délai. Il s'agit pour l'instant d'un sujet en discussion qui ne fait pas l'objet d'un consensus.

Mme la Présidente : Avez-vous le moyen de savoir combien de personnes, parmi celles qui obtiennent l'asile politique, sont en réalité des esclaves ?

M. Michel RAIMBAUD : Je serais tenté de dire - mais je prends peut-être mes désirs pour la réalité - qu'il y a certainement une part infiniment moins grande d'esclaves parmi les réfugiés statutaires que parmi les demandeurs. Une fois qu'elle a obtenu le statut, cette personne vit comme un citoyen ordinaire, bénéficie de tous les droits et devoirs d'un ressortissant français - sauf le droit de vote.

Je vous enverrai le rapport d'activité de l'OFPRA, ainsi que la répartition par nationalité, car vous devez être mieux placés que moi pour savoir quelles sont les nationalités qui alimentent les différentes formes d'esclavage moderne ; il vous suffira de reprendre ces nationalités dans les tableaux de l'OFPRA et de procéder à une comparaison.

Mme la Présidente : La question de la gestion des demandeurs d'asile territorial par l'OFPRA est actuellement en discussion. Qu'en pensez-vous ?

M. Michel RAIMBAUD : En effet, une réflexion a été engagée au niveau gouvernemental et des diverses administrations sur ce sujet. L'asile territorial n'est pas du ressort de l'OFPRA, mais il est vrai que, chez nos partenaires européens, l'administration qui est l'équivalent de l'OFPRA étudie toutes les demandes d'asile : l'asile conventionnel, l'asile constitutionnel - qui n'a qu'une existence symbolique - et l'asile territorial. Ce dernier n'a pas, quant à lui, qu'une existence symbolique, car, sans empiéter sur les compétences du ministère de l'Intérieur, je peux vous indiquer qu'il concerne 1 000 demandes par mois, soit 12 000 par an - auxquelles il convient d'ajouter les mineurs accompagnants.

S'agissant de l'asile territorial, il est vrai que le système ne fonctionne pas aussi bien qu'on le souhaiterait. Je crois que le profil du demandeur d'asile territorial est assez différent...

Mme la Présidente : Il peut concerner les personnes qui nous intéressent.

M. Michel RAIMBAUD : Probablement, je ne sais pas. Il n'est un mystère pour personne que la procédure d'asile territorial a été créée pour officialiser un traitement spécifique, qui existait depuis les années quatre-vingt-dix, de protection qui ne soit pas l'asile politique. En 1998, la « loi Réséda » a officialisé les procédures d'asile territorial.

L'asile territorial n'a pas été dévolu, dans son instruction, à l'OFPRA, mais au ministère de l'Intérieur. Le directeur de l'OFPRA et le président de la commission des recours des réfugiés n'ont qu'un rôle marginal : il nous est loisible, si nous rejetons une demande d'asile conventionnel, dans certains cas, de présenter un avis favorable au ministère de l'Intérieur pour une demande d'asile territorial. Le système ne fonctionne pas très bien, et cela reste à l'état homéopathique, l'OFPRA ne faisant que quelques dizaines de demandes par an.

D'une façon plus générale, cela ne fonctionne pas très bien, d'où la réflexion qui a été engagée il y a un an en vue d'une réforme qui consisterait à donner l'instruction à l'OFPRA. En tant que directeur de l'OFPRA, vous comprendrez ma discrétion sur ce sujet. Je puis simplement vous dire que je trouve cette solution intéressante, car cela introduirait plus d'harmonie et d'efficacité dans l'ensemble du traitement de la demande d'asile conventionnel et d'asile territorial.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Monsieur le directeur, est-ce vous qui présidez la commission des recours des réfugiés ?

M. Michel RAIMBAUD : Non, il s'agit d'une juridiction indépendante, même si nous fournissons les fonctionnaires. Cette commission est composée d'un membre du Conseil d'Etat, d'un assesseur représentant le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) et d'un assesseur représentant le conseil de l'OFPRA - le conseil d'administration qui m'assiste dans ma gestion (dans ce conseil d'administration, sont représentés, le HCR, les ministères des Affaires étrangères, de l'Intérieur, de la Justice, des Finances, de l'Emploi et de la solidarité, ainsi que le milieu associatif).

M. le Rapporteur : De nombreux trafiquants qui exploitent notamment des prostituées leur font déposer des demandes d'asile pour qu'elles puissent rester sur le territoire français sans risque d'être expulsées.

Nous sommes préoccupés par ce détournement à grande échelle de la procédure d'asile, dont plusieurs personnes ayant témoigné devant la Mission ont fait état. Avez-vous des suggestions à nous faire à ce sujet ?

M. Pierre-Christophe BAGUET : Nous avions été en effet très surpris par le parcours d'une jeune Moldave que nous avons auditionnée. En France, elle avait été prise en main par une femme d'origine russe qui l'avait conduite à l'OFPRA. Elle a remis au fonctionnaire qui l'a reçue un formulaire déjà largement prérempli. Le fonctionnaire ne lui a posé aucune question - peut-être n'y avait-il pas d'interprète - et lui a remis un récépissé sans se soucier de sa situation réelle. Nous pouvons donc nous poser la question de savoir si ces agents sont formés pour recevoir de tels demandeurs. Il n'y a eu aucun échange, sinon ce fonctionnaire aurait pu mesurer la détresse de cette jeune fille qui venait de vivre un parcours traumatisant.

M. Michel RAIMBAUD : Le taux d'admission est relativement faible - les associations nous le reprochent suffisamment : si l'on prend le bilan annuel, en 2000, le taux d'admission était d'environ 17 % au total ; dans ce chiffre, la part revenant à l'OFPRA était de l'ordre de 11,5 %. Ce taux recouvre des réalités très différentes selon les nationalités. Précisément, lorsque le taux d'admission est très élevé, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de trafics d'êtres humains. Les trafics interviennent là où l'OFPRA ne peut que prendre acte et définir un taux d'admission extrêmement bas. La Moldavie fait partie des nationalités dont le taux d'admission au statut est de moins de 1 %.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je pense que l'on ne se comprend pas bien, monsieur le directeur. Je ne parle pas de l'obtention définitive de l'asile conventionnel. Les proxénètes incitent les jeunes filles à se présenter à l'OFPRA, car le récépissé qui leur est remis leur permet de rester trois mois en France ; elles sont ainsi exploitées pendant trois mois. Puis elles font une déclaration de perte au commissariat. La validité de ce document est prorogée. Il y a tout de même quelque chose qui ne va pas ! Il est vrai qu'elles ne vont pas au bout de la procédure, puisqu'elles sont ensuite revendues en Espagne ou ailleurs ! Mais la délivrance de ce récépissé m'inquiète.

M. Michel RAIMBAUD : Nous n'avons pas le choix, nous sommes tenus de délivrer ce récépissé. Il s'agit d'un des principes de base inscrits dans nos engagements internationaux : toute personne, quels que soient sa nationalité ou son lieu de provenance, a le droit de demander l'asile ; et toute demande d'asile doit être examinée, quel que soit son contenu, même apparent. Même la procédure d'asile à la frontière est très critiquée et ressentie par certains comme quelque chose de « tangent ».

En ce qui concerne la demande d'asile, elle n'est pas traitée le jour même où la personne formule cette demande ; elle pourrait tout aussi bien être envoyée par la poste. Il s'agit simplement du dépôt du dossier, et nous avons l'obligation de remettre au demandeur un récépissé.

M. le Rapporteur : N'avez-vous pas la possibilité, dans la gestion des dossiers - vous nous avez cité un certain nombre de pays à filières -d'accélérer l'instruction de ceux dont on sait pertinemment qu'elle concerne des demandeurs provenant de pays à filières. La loi ne vous donne-t-elle pas la possibilité d'avoir un traitement d'opportunité sur ces dossiers afin de délivrer une réponse négative rapide ?

M. Michel RAIMBAUD : Nous ne pouvons pas ne pas délivrer le récépissé aux demandeurs ; nous n'avons aucune marge d'appréciation, c'est une obligation légale. Par ailleurs, quand je disais que les dossiers étaient traités dans un délai moyen de 7,5 mois, sachez que vous ne trouverez pas les dossiers dont vous parlez parmi ceux qui ont pris du retard ; justement parce qu'on présuppose qu'il s'agit de nationalités à filières ou pourvoyeuses de l'esclavage moderne. Cependant, nous ne pouvons pas non plus courir le risque d'évacuer tout le monde en traitant de façon trop expéditive les demandes.

M. Jérôme LAMBERT : Monsieur le directeur, pour obtenir l'asile politique en France, le demandeur doit être victime de traitements inhumains de la part du régime en place ?

M. Michel RAIMBAUD : C'est effectivement notre interprétation de la convention de Genève et la jurisprudence française arrêtée par le Conseil d'Etat. Ces demandeurs doivent être persécutés par une entité gouvernementale - le gouvernement, l'administration locale...

M. Jérôme LAMBERT : Justement, quand l'administration locale ne fait pas son travail, qu'elle est corrompue et qu'elle laisse faire des choses qui seraient chez nous considérées comme inadmissibles.

M. Michel RAIMBAUD : Vous avez sans doute à l'esprit le cas de l'Algérie qui a été le prétexte à l'institutionnalisation de la notion d'asile territorial, car il était difficile de dire que les Algériens qui quittaient leur pays étaient persécutés par le gouvernement. La convention de Genève ne pouvant pas s'appliquer, le taux d'admission des Algériens au statut de l'asile conventionnel est très faible - de l'ordre de 7 % - alors que nous ne nions pas la réalité des persécutions. Ils se rabattent donc sur l'asile territorial ; sur 12 000 dossiers, les trois quarts concernent des Algériens.

La question de l'agent de persécution est un problème théorique pour l'OFPRA ; mais nous ne disposons pas de marge de man_uvre. La jurisprudence - comme la législation proprement dite - qui s'impose à nous est le fait de la commission des recours des réfugiés, qui est notre juridiction de contrôle, et, le cas échéant, du Conseil d'Etat qui a le pouvoir de censurer ou d'avaliser les avancées.

La notion que vous évoquez, monsieur le député, de tolérance ou de complaisance des autorités à l'égard de telle ou telle persécution, ou l'absence de protection contre des persécutions qui émaneraient de groupes armés, a bien été prise en compte. Elle a donné lieu à quelques avancées, mais elles ne sont pas suffisantes pour nous permettre de donner l'asile à n'importe qui.

M. Jérôme LAMBERT : Je vais aller plus loin. Ne pourrait-on pas considérer que les victimes de réseaux - prostitution, ateliers clandestins, etc. -, en France, sont également victimes d'une carence de l'Etat ? Et ne pourraient-elles pas, dans ce cas, demander l'asile en Allemagne, par exemple, sous prétexte d'être victimes, en France, de traitements inhumains ?

M. Michel RAIMBAUD : Je ne traite que des demandeurs d'asile et non pas de l'ensemble de la circulation des étrangers. A partir du moment où une personne a demandé l'asile en France, elle ne peut plus aller le demander en Allemagne.

M. Jérôme LAMBERT : Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Je vous demande si une personne victime de traitements inhumains en France pourrait aller demander l'asile dans un autre pays européen.

M. Michel RAIMBAUD : S'il s'agit d'un ressortissant étranger qui, en France, tombe dans un réseau d'esclavage moderne, il y a deux éventualités : soit il est demandeur d'asile et ne peut plus aller demander l'asile en Allemagne - sa demande ne sera pas acceptée, il sera reconduit vers la France -, soit il n'a pas demandé l'asile en France, et il appartient alors aux Allemands de traiter le cas.

M. Jérôme LAMBERT : Si une personne arrive d'Allemagne et demande l'asile en France au motif qu'elle était victime d'esclavage moderne dans ce pays - invoquant la carence de l'Etat allemand -, prendriez-vous en compte sa demande d'asile politique ?

M. Michel RAIMBAUD : Cela n'est encore jamais arrivé. Et il est à noter que la France ne reconnaît pas de « pays d'origine sûre », c'est-à-dire qu'aucun pays au monde n'est déclaré - par décret par exemple - par la France comme un pays sûr, ne pouvant pas porter atteinte aux droits de l'homme.

Mme la Présidente : Monsieur le directeur je voudrais vous interroger sur la possibilité d'attribuer un titre de séjour spécifique à ces victimes de l'esclavage.

M. Michel RAIMBAUD : Cette question va me donner l'occasion d'apporter une précision. Dans la conception française de l'asile, on distingue soigneusement tout ce qui a trait à la demande d'asile - qui est du ressort de l'OFPRA, établissement qui prend ses décisions de façon indépendante - et ce qui a trait au séjour, à l'immigration et à l'entrée sur le territoire. Ces deux volets sont souvent imbriqués dans le cas des demandeurs d'asile : ils doivent être en France pour demander l'asile ; ils doivent avoir l'intention d'y séjourner s'ils obtiennent le statut ou, au contraire, quitter le territoire s'ils sont déboutés. Cependant, l'OFPRA ne donne pas d'autorisation de séjour. Un demandeur doit pénétrer sur le territoire français - légalement ou illégalement - pour demander l'asile. Par ailleurs, aucun délai n'est exigé entre l'entrée sur le territoire et la demande d'enregistrement à l'OFPRA. Le demandeur doit avoir une domiciliation - auprès d'une association, par exemple -, puis obtenir une autorisation provisoire de séjour à la préfecture. C'est une fois qu'il a cette autorisation qu'il peut se présenter à l'OFPRA.

Mme la Présidente : Je vais reformuler ma question : pensez-vous qu'il y a une place, dans le dispositif législatif français, pour un nouveau titre ?

M. Michel RAIMBAUD : La seule piste que l'on pourrait explorer, c'est le premier stade de la procédure : « le caractère manifestement infondé ou non manifestement infondé de la demande ». Pour l'instant, dans la procédure de demande d'asile, cette phase n'a lieu que pour les demandes d'asile à la frontière. Pour les demandeurs ordinaires, elle n'existe pas. Ils se présentent à l'OFPRA pour déposer leur dossier - qu'ils pourraient poster - et on leur remet un récépissé. Avec ce récépissé, ils vont chercher un titre de séjour à la préfecture pour pouvoir résider en France le temps de la procédure. Mais le titre de séjour, en soi, n'a rien d'automatique.

La seule possibilité que je puis imaginer actuellement, c'est d'essayer de généraliser une procédure du type « asile à la frontière », puis d'instituer une première phase « manifestement infondé ou non manifestement infondé ». Mais il ne faut pas oublier que cela n'aurait rien d'évident et prêterait le flan à de nombreuses critiques, car on verrait là une forme d'« expéditivité » du traitement de la demande. Par ailleurs, on ne pourrait pas systématiquement évacuer des nationalités entières.

Enfin, un titre de séjour comme celui que vous évoquez ne pourrait pas être délivré par l'OFPRA ; il ne pourrait l'être que par le ministère de l'Intérieur.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Monsieur le directeur, pouvez-vous nous donner deux statistiques - pour ces dernières années et par nationalités : d'une part, le nombre de demandes enregistrées à l'OFPRA et le nombre de demandes qui aboutit, et, d'autre part, le nombre de demandeurs qui ne vont pas au bout de la procédure.

M. Michel RAIMBAUD : Nous ne pouvons pas décréter l'abandon de procédure ; nous traitons tous les dossiers, même ceux des personnes qui ne se manifestent plus. Bien entendu, leur demande aboutit en général à un rejet. Mais nous ne pouvons pas classer un dossier, nous sommes obligés de prendre une décision.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous n'écrivez jamais « rejet pour abandon de procédure » ? Il est tout de même étrange qu'un demandeur d'asile abandonne la procédure au bout de deux ou trois mois !

M. Michel RAIMBAUD : Mais ils ne viennent jamais nous dire qu'ils abandonnent la procédure ! Et nous, nous avons de tels délais qu'il nous est impossible de décider que tel ou tel demandeur à abandonné la procédure.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Il y a tout de même un second contact, puisque vous convoquez les personnes.

M. Michel RAIMBAUD : Si les personnes ne viennent pas, nous prenons une décision de rejet, nous ne pouvons pas parler d'abandon de procédure.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Vous devez donc avoir des statistiques.

M. Michel RAIMBAUD : Oui, des statistiques de rejet.

Mme la Présidente : Monsieur le directeur, nous serions très intéressés par votre rapport d'activité.

M. Michel RAIMBAUD : Je vous l'enverrai, madame la présidente.

Je voudrais préciser un dernier point. Nous savons bien que, dans un certain nombre de cas, il s'agit de réseaux, mais nous sommes tenus d'appliquer les textes. Et lorsque l'OFPRA a prononcé un rejet, la procédure n'est pas finie pour autant : 80 % des déboutés de l'OFPRA vont à la commission des recours des réfugiés. C'est un droit absolu : c'est-à-dire que même s'ils étaient expulsés du territoire français, ils auraient toujours le droit d'intenter un recours auprès de la commission des recours des réfugiés. De ce fait, les autorités abordent cette phase avec précaution.

Audition de M. Serge BRAMMERTZ, magistrat national belge,

accompagné de M. Luc TELLIER,
inspecteur principal, membre de la Cellule de lutte contre la traite des êtres humains de la police fédérale belge

et de Mlle Anne VAUTHIER, coordinatrice de PAG-ASA,
centre d'accueil pour victimes de la traite des êtres humains
de la région de Bruxelles


(extrait du procès-verbal de la séance du 24 octobre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Serge Brammertz, M. Luc Tellier et Mlle Vauthier sont introduits.

M. Serge BRAMMERTZ : Nous vous remercions de nous recevoir. Nous ne savons pas si nous allons pouvoir répondre à vos attentes, mais c'est avec plaisir que nous sommes là.

Quand j'ai reçu votre invitation de venir vous présenter la situation belge, j'ai pensé qu'il serait intéressant de me faire accompagner de deux acteurs de terrain. Ainsi, Mlle Anne Vauthier est coordinatrice d'un centre d'accueil spécialisé pour victimes de la traite des êtres humains placées dans ce centre, notamment à la demande des autorités judiciaires. Quant à M. Tellier, il appartient à la section de la police fédérale spécialisée en matière de lutte contre la traite des êtres humains.

Nous vous avons préparé un document reprenant des chiffres, la législation, les travaux préparatoires de la loi, la structure de coopération et ses différents acteurs, ainsi que la procédure d'accueil des victimes. Cela vous permettra de prendre connaissance plus en détail de certaines dispositions. Nous pouvons également vous fournir les circulaires et les textes originaux relatifs à la législation.

Je vous propose la méthodologie suivante pour notre audition conjointe. Selon votre souhait et votre questionnaire, le représentant de la police fédérale vous présentera les tendances actuelles de l'esclavage et les domaines dans lesquels nous avons des dossiers en cours. Pour ma part, j'aborderai l'aspect législatif, les conclusions de notre commission parlementaire de 1995, ainsi que les actions menées par les différents acteurs de la police et de la justice. Enfin, Mlle Vauthier vous exposera l'aspect concernant l'accueil des victimes.

M. Luc TELLIER : La situation concernant l'esclavage et la traite des êtres humains apparaît, en Belgique, sous différentes formes et structures de la société. Par conséquent, il est difficile d'établir une image internationale ou nationale fiable du phénomène.

Si nous dressons un panorama des diverses formes d'exploitation, nous remarquons que certains domaines sont plus favorables au trafic et à la traite des êtres humains.

Les chiffres ne permettent pas de conclure quant à la dimension réelle de ces phénomènes sur notre territoire. Les victimes ne sont, en effet, que celles qui ont été détectées par l'un des services de police ou d'inspection lors de contrôles organisés ou ponctuels, ou envoyées par un partenaire autre tel que des organisations sociales sur le terrain.

Un certain nombre de ces victimes sont privées de cette prise en charge car elles la refusent lors de leur interception. Ces refus sont, en grande partie, liés à la peur et aux menaces exercées par le milieu pour les empêcher de témoigner. Ceci est particulièrement vrai pour les victimes des bandes albanaises et nigérianes.

La découverte de situations de traite des êtres humains dans les secteurs économiques reste liée aux contrôles effectués par les services d'inspection et les autres services désignés par les parquets.

Le travail clandestin est surtout présent dans les domaines agricoles, de la confection, dans les firmes internationales ou européennes, et les postes diplomatiques.

Le travail clandestin comprend plusieurs secteurs, en fonction des facteurs d'attirance et des possibilités offertes par les candidats travailleurs étrangers. En Belgique, dans le secteur forestier, nous constatons surtout la présence de main d'_uvre d'origine bulgare. Les ressortissants russes sont principalement actifs dans les chantiers navals et les ports maritimes. Dans l'agriculture, nous retrouvons principalement des personnes originaires d'Ukraine. Dans le secteur arboricole, nous retrouvons des Polonais et des Pakistanais.

Les firmes internationales ou européennes exploitent du personnel de nettoyage ou de maintenance. Il s'agit souvent d'un travail précaire sans couverture sociale et avec des revenus faibles. Il arrive que des postes diplomatiques engagent du personnel pour du travail ménager ou de maintenance. Les personnes engagées sont souvent de la même nationalité que celle de la représentation diplomatique. Cette forme d'exploitation est celle qui reste la plus cachée en raison des immunités existantes qui en empêchent sa constatation. Rappelons que la Belgique compte deux cent cinquante missions diplomatiques sur son territoire et qu'elle est la deuxième ville au monde, après Genève, pour le nombre d'ambassades et de missions diplomatiques.

Les ateliers clandestins, principalement dans le secteur de la confection, emploient surtout de la main d'_uvre d'origine pakistanaise et sri lankaise. Dans le secteur horeca (hôtels, restaurants, cafés), nous remarquons que ce sont les Chinois qui sont en large majorité.

L'exploitation sexuelle reste le principal secteur dans lequel sont découvertes des situations de traite des êtres humains. Ce secteur représente 50 % des victimes prises en charge.

Concernant la prostitution, nous constatons une augmentation du nombre des jeunes filles originaires des pays de l'est (Russie, Ukraine, Biélorussie, Albanie, Pologne) et d'Afrique de l'ouest (Nigeria et Niger).

Pour la ville d'Anvers, 5 000 prostituées et 600 proxénètes ont été recensés, principalement originaires d'Europe de l'est et d'Afrique de l'ouest. A Bruxelles, nous comptons 4 550 prostituées, principalement originaires de l'Afrique de l'ouest, l'Europe de l'est et des ex-pays de l'URSS. Nous remarquons également que les jeunes filles provenant de l'Europe de l'est sont exploitées par des personnes d'origine albanaise. Pour Liège, il a été relevé un total de 3 760 personnes travaillant dans le secteur de la prostitution, principalement originaires de l'ancien bloc de l'est. Les proxénètes sont également des Albanais.

Concernant les mineurs impliqués dans le trafic et la traite, ce sont principalement des demandeurs d'asile. Nous les retrouvons dans le secteur de la prostitution homosexuelle et de la mendicité. Ils sont en majorité originaires des pays de l'est.

Concernant les principales chaînes de trafic, dans le courant de l'année 2000, nous avons intercepté 14 262 personnes qui se trouvaient en situation illégale en Belgique. Viennent en tête de ces personnes les Yougoslaves, suivis des Afghans, des Polonais et des Albanais.

Nous constatons une augmentation de l'immigration pseudo-légale, surtout dans le secteur du tourisme, des étudiants, des mariages et des jeunes au pair. Les agences locales situées dans les pays d'origine jouent un rôle important dans l'organisation du trafic et de la traite. Par leur intermédiaire, des documents sont fournis aux travailleurs clandestins. Ces documents sont vrais au départ, et ce n'est qu'en arrivant dans le pays de destination que l'exploitation commence.

Concernant le recrutement dans les pays d'origine, il a été constaté que 90 % des personnes recrutées ne l'étaient pas par les trafiquants eux-mêmes, mais étaient abordées par des membres de la famille ou des proches connaissances. Un climat de confiance est donc instauré au départ pour favoriser celui-ci. Durant le trajet vers l'Europe de l'ouest, les victimes sont vendues souvent à plusieurs reprises, sans que le trafiquant soit nécessairement présent.

La tendance actuelle des trafiquants est de travailler par petits groupes, de se rassembler à certaines occasions et selon la demande. C'est ainsi que la personne pouvant fournir des faux documents sera contactée par divers groupes de trafiquants, sans qu'il y ait connexion entre eux.

L'offre et la demande favorisent une internationalisation du trafic. Le recrutement dans des familles démunies ou à problèmes favorise le départ de la victime. Pour ces personnes quittant leurs attaches, la situation est de toute façon meilleure à l'ouest.

Les traditions et les valeurs de vie sont différentes dans les pays d'origine. Les mentalités ne sont pas les mêmes, et les perceptions de ce qui est bien ou mal sont différentes. De plus, les pays d'origine sont souvent confrontés à des problèmes de corruption à tous les niveaux, en particulier au niveau de la police et des organismes sociaux. Cela a pour conséquence que les victimes ne sont pas disposées à coopérer avec les services policiers ou sociaux des pays occidentaux.

Concernant les auteurs, nous remarquons une diminution des violences physiques. Ils sont plus prudents car ils ont constaté que les victimes étaient alors plus coopérantes avec les services de police. En revanche, les violences psychiques (pressions sur la famille, liens familiaux, réputation de la victime auprès de sa famille ou de ses connaissances, religion et traditions) sont en augmentation.

Les divers groupes de trafiquants ont tendance à agir dans d'autres domaines que celui de la prostitution. Cette tendance est sans doute due aux besoins financiers des auteurs. Il est, par exemple, démontré que les femmes de l'est servent de monnaie d'échange entre les pays de l'est (à faibles revenus) et les trafiquants de cigarettes implantés à l'ouest.

Les frontières n'existent pas pour cette catégorie de personnes. Nous constatons que des Albanais de la région d'Anvers conduisent des filles dans la région de Lille ou d'Aix-la-Chapelle sans subir le moindre contrôle. Ces mêmes auteurs peuvent commettre des vols au Luxembourg ou en France. De même, des documents qui proviennent de Thaïlande transitent par l'aéroport de Schipol, pour arriver en Belgique, en France ou en Italie. L'enquête démontre que 1 500 passeports ont déjà été écoulés de cette façon, sans pouvoir être contrôlés.

M. le Rapporteur : Je voudrais une précision sur un élément d'information donné par M. Tellier : lorsqu'il indique qu'il est, par exemple, démontré que des femmes de l'est servent de monnaie d'échange entre les pays de l'est et les trafiquants de cigarettes implantés à l'ouest, cela signifie-t-il des échanges de femmes contre des cigarettes ?

M. Luc TELLIER : Tout à fait. Il est démontré que les acheteurs de cigarettes à l'est, n'ayant pas les moyens financiers pour payer immédiatement la marchandise, paieront en femmes. Cela peut arriver pour d'autres produits.

M. Serge BRAMMERTZ : Nous avons, dans ce même contexte, plusieurs dossiers où les femmes, en fonction de l'âge et de la nationalité, sont proposées à des prix différents. Dans ce domaine, se pose toute la problématique des techniques particulières des policiers pour connaître les pratiques des réseaux.

Nous nous interrogeons sur les limites dans lesquelles un policier peut jouer un rôle actif dans ce milieu. Jusqu'où aller, de manière très concrète, dans les techniques particulières de recherche utilisées par les services de police en matière d'opérations sous couverture ? Peut-on aller jusqu'à infiltrer un policier pour découvrir toute l'organisation criminelle ou jusqu'à commander le transport de ces victimes en vue de démanteler les organisations criminelles ? C'est l'une des grandes questions que les magistrats nationaux se posent. Nous devons développer, au niveau national, l'opérationnel et veiller au respect de la législation en place, sans oublier le respect de la personne humaine.

Concernant la législation, notre commission parlementaire a, au début des années 90, entendu tous les acteurs dans ce domaine et constaté des lacunes dans le système, tant au niveau de la législation que des appareils policier et judiciaire, la coopération entre tous les services n'étant pas parfaite.

La loi de 1995, qui intègre plusieurs nouvelles notions, a suivi quelques lignes de force selon lesquelles il fallait, même si la traite des êtres humains comme telle n'a pas été définie, des infractions distinctes et une augmentation des peines criminelles pour être efficace. A été alors instituée la notion d'introduction forcée sur le territoire national par la tromperie de personnes d'autres nationalités.

Des peines accessoires ont été prévues telles que la fermeture d'établissement s'il s'avère que des infractions y ont été commises. Nous avons instauré le système de la compétence extra-territoriale afin de pouvoir poursuivre des ressortissants belges ou étrangers, retrouvés en Belgique, pour des infractions commises à l'étranger. La confiscation spéciale a été introduite et nous avons veillé à une meilleure coopération avec les services d'inspection du travail, car une des clefs dans la lutte contre ce fléau est d'assurer une concertation entre les différents acteurs.

Sans entrer dans le détail en ce qui concerne la législation, l'élément le plus important est certainement l'article 77 bis de la loi sur les étrangers qui prévoit plusieurs dispositions spécifiques quand il y a usage à l'égard de la personne étrangère, de façon directe ou indirecte, de man_uvres frauduleuses, de violences et de menaces pour la faire venir en Belgique. On parle de circonstances aggravantes s'il s'agit de personnes particulièrement vulnérables.

La traite des majeurs, donc l'exploitation d'une situation de faiblesse au niveau national, est évoquée en matière de prostitution. La publicité a fait l'objet d'une attention particulière, avec un article portant spécifiquement sur la pornographie enfantine. Les peines ont été augmentées jusqu'à vingt ans d'emprisonnement. Plusieurs interdictions professionnelles ont été prévues dans la loi. Les délais de prescription ont été modifiés, sachant que nombre de victimes ne portent plainte qu'une fois majeures. Dans toutes ces matières, les délais de prescription commencent à courir à compter de la majorité de la victime, pour permettre plusieurs années après d'entamer des procédures.

Quant au principe d'extra-territorialité, nous avons plusieurs enquêtes en cours, concernant des ressortissants belges ou autres qui se trouvent en Belgique, pour des infractions dans le domaine sexuel, de manière générale, commises à l'étranger, notamment en Asie. Cela ne recouvre pas la traite des êtres humains au sens de l'esclavage moderne, mais il existe des liens directs car les adeptes du tourisme sexuel, qui abusent de mineurs en particulier à l'étranger, essayent également, par la voie de l'adoption notamment, de les faire venir dans nos pays.

Je souhaiterais dire quelques mots sur la structure mise en place. Il est clair que pour réussir contre les organisations criminelles actives en la matière, il faut une approche multidisciplinaire et concertée, avec, dès le début des enquêtes, un lien entre policiers et magistrats et, parallèlement, un accueil des victimes efficace car nous sommes convaincus que cet élément est également d'une grande importance.

Nous disposons, au niveau des services déconcentrés de la police fédérale, de policiers spécialisés en la matière. Toutefois, comme organe centralisateur, nous avons, au niveau national, un programme de lutte contre la traite des êtres humains. Cette cellule dite « cellule traite des êtres humains » regroupe une trentaine de personnes qui suivent le phénomène, donnent des impulsions, font fonction de relais entre les policiers de terrain et le monde politique, et assurent une coordination des enquêtes de grande envergure.

Dans le domaine de la justice, nous sommes actifs à trois niveaux. La différence entre le système français et le système belge est que nous avons un procureur général par ressort de cour d'appel. Néanmoins, ce sont les cinq procureurs généraux, - formant le collège des procureurs généraux - qui, avec le ministre de la Justice, déterminent la politique criminelle applicable à l'ensemble du ministère public.

Au sein du collège des procureurs généraux, chaque procureur général s'est vu attribuer un domaine spécifique pour lequel il prépare la politique criminelle pour l'ensemble du territoire. La traite des êtres humains et l'immigration clandestine représente l'une des matières attribuées au procureur général de Liège qui prépare alors la politique en ces domaines pour l'ensemble du territoire.

Au-delà de cette tâche plus en rapport avec l'élaboration de la politique criminelle, nous avons des magistrats de référence en matière de traite des êtres humains, au niveau des cinq parquets généraux et des vingt-sept parquets de première instance. Des tâches particulières ont été attribuées à ces magistrats de référence qui doivent, d'une part, se concerter régulièrement avec les autres services (Office des étrangers, inspections du travail et sociale) quant aux tendances et approches, et d'autre part, développer une approche pragmatique au niveau des arrondissements judiciaires.

Il existe également trois magistrats nationaux spécialisés en matière de coordination d'enquêtes et de coopération internationale dans tous les domaines de la criminalité organisée. Pour ma part, une de mes matières principales est la lutte contre la traite des êtres humains. Notre tâche est de coordonner des enquêtes. Si une même organisation criminelle est active dans plusieurs villes ou arrondissements judiciaires, plusieurs enquêtes sont en cours. Il revient alors à notre bureau de veiller à une coordination de ces différentes enquêtes, soit en assurant une centralisation de l'enquête pour éviter les enquêtes parallèles, soit en mettant en place un système d'échange d'informations entre les différents parquets.

En effet, il est clair que si vous augmentez la pression policière sur les organisations criminelles dans une ville, elles se déplacent vers une autre ville dans le même pays, voire à l'étranger. A titre d'exemple, il y a deux ans, nous avons mené une opération de grande envergure avec deux cents policiers sur le milieu albanais à Bruxelles. Quelques jours plus tard, nous avons eu l'information selon laquelle une cinquantaine de jeunes femmes, qui ne voulaient pas profiter du statut de victime chez nous, se trouvaient dans d'autres pays de l'Union européenne. C'est l'un des gros problèmes rencontrés aux niveaux national et international.

En fait, on ne fait que déplacer les problèmes et, comme M. Tellier l'indiquait, on achète, on vend, mais on échange également. Si des femmes ont fait l'objet de trop nombreux contrôles à Bruxelles, les organisations criminelles les envoient à Amsterdam, Berlin, etc.

Mais, nouvelle évolution, nous disposons d'une toute nouvelle loi qui crée un parquet fédéral. A compter du 22 mai 2002, sera mis en place en Belgique un parquet fédéral. Nous passerons de trois magistrats à dix-huit. En plus des fonctions de coordination et de coopération internationale que nous remplissons actuellement, nous serons compétents pour l'exercice de l'action publique dans certaines matières spécifiques.

Notre gouvernement a décidé d'inscrire huit matières prioritaires au niveau national : la sûreté de l'Etat, le terrorisme, le trafic d'armes, le trafic de matières nucléaires, les crimes contre l'humanité et la traite des êtres humains. Ceci vous montre, au niveau politique, l'importance attachée à cette matière.

De plus, le parquet fédéral sera compétent pour se saisir de dossiers qui, de par leur ampleur, toujours dans le domaine de la criminalité organisée, ont un caractère national, voire international.

Nous aurons donc une compétence plus générale. Nous devrons trouver un système pour informer ce parquet fédéral de tous les dossiers en cours dans certaines matières et voir s'il prend en charge les dossiers ou pas. Il appartiendra au procureur fédéral, dans le nouveau système, de se saisir ou pas d'un dossier car il est clair qu'avec un effectif de dix-huit magistrats, nous ne pourrons nous saisir de tous les dossiers en la matière.

Nous coopérons avec d'autres acteurs parmi lesquels les services de l'inspection, l'Office des étrangers... Mlle Vauthier vous en parlera.

Le dernier aspect concerne l'aide aux victimes, aspect qui sera également approfondi par la représentante de PAG-ASA. Notre système est souvent pris comme exemple et nous sommes régulièrement appelés à l'expliquer à l'étranger. Le système repose en fait sur un compromis difficile entre, d'une part, la volonté de protéger les victimes et de leur donner des perspectives d'avenir, et, d'autre part, les besoins de l'enquête et d'une lutte efficace contre les organisations criminelles.

Notre système, qui essaie de combiner ces deux facettes, avec tous les avantages et inconvénients que cela implique, comporte trois étapes. Une jeune femme est sortie du milieu criminel et se déclare victime. Pendant 45 jours, on lui laisse le choix entre retourner dans son pays d'origine ou entrer dans le statut particulier des victimes.

Si, pendant ces 45 jours, elle décide de coopérer avec les services de police, c'est-à-dire d'introduire une plainte et d'être témoin, elle a droit à une déclaration d'arrivée de trois mois. Si elle poursuit sa coopération dans l'enquête et qu'elle apporte une plus-value pour l'affaire criminelle en cours, elle peut recevoir un permis de séjour définitif.

Je résume les trois étapes de ce système :

1) La victime reçoit l'ordre de quitter le territoire, dans un délai de 45 jours. Pendant cette période, elle est accueillie et peut réfléchir si elle souhaite coopérer ou si elle préfère retourner dans son pays d'origine ;

2) Si elle souhaite coopérer, elle obtient un statut provisoire pour trois mois ;

3) Si les déclarations et l'enquête progressent, il y a des prolongations pendant toute la durée de l'enquête avec la possibilité d'obtenir un statut permanent.

En 2000, 230 jeunes femmes victimes ont fait appel à nos services et, en 2001, à ce jour, 184 femmes et hommes en majorité d'origine albanaise.

Mlle Anne VAUTHIER : J'essaierai ici d'apporter notre expérience en ce qui concerne le deuxième outil dont la Belgique s'est dotée, à savoir la réglementation concernant la prise en charge des victimes de la traite.

Trois centres d'accueil et d'accompagnement des victimes de la traite ont été officiellement créés en 1994 et sont subventionnés en partie par le gouvernement fédéral, en partie par les communautés. Un centre se trouve en région flamande, un autre en région wallonne et le troisième en région bruxelloise. Cette division reste théorique puisque les trois centres peuvent recevoir des victimes de toute la Belgique et peuvent être sollicités par tous les services privés ou publics, sans distinction de localisation.

La mission de ces centres est, d'une part, l'accueil et l'accompagnement des victimes de la traite et, d'autre part, la collaboration dans la lutte contre les réseaux. C'est ainsi que depuis presque sept ans, nous travaillons avec diverses instances publiques et privées. Les deux partenaires principaux de ces centres spécialisés sont l'Office des étrangers au sein du ministère de l'Intérieur et les services judiciaires spécialisés.

M. Brammertz a évoqué les magistrats de référence en matière de traite au sein des différents parquets, les unités spécialisées au sein de la police fédérale, les inspections sociales et les auditorats du travail. Ces unités spécialisées au sein des parquets, des polices et du ministère de l'Intérieur nous permettent une collaboration fructueuse et efficace avec les trois centres spécialisés pour l'accueil des victimes, notamment un meilleur suivi dans l'enquête, une mise en confiance de la victime et un échange d'informations plus rapide.

Deux circulaires ministérielles, relatives à la prise en charge des victimes et l'octroi des permis de séjour temporaires, forment les bases de la procédure de la traite des êtres humains. L'une date de 1994, l'autre de 1997, et une troisième est en cours.

Selon ces circulaires, le statut de victime de traite et l'octroi du permis de séjour temporaire peuvent être demandés sous réserve de deux conditions fondamentales. La première est que la victime doit quitter volontairement le milieu d'exploitation. La seconde est qu'elle doit accepter l'accompagnement d'un des trois centres spécialisés.

Un délai de réflexion de 45 jours lui est ensuite accordé pour faire un choix : soit retourner dans son pays d'origine, soit rester en Belgique. Si la deuxième option est choisie, une troisième condition vient s'ajouter : la collaboration et les dénonciations dans le cadre d'une enquête judiciaire.

Dans le cas de l'option de rester en Belgique, une enquête va débuter. Le séjour pourra alors être prorogé et, toujours en fonction de la suite de l'enquête, un accompagnement social, juridique, administratif et médical sera assuré, pendant toute la durée de l'enquête et du séjour en Belgique, pour autant que la victime continue de respecter les trois conditions.

Si l'enquête aboutit et que les trafiquants sont dénoncés et cités devant un tribunal, la victime pourra alors demander une régularisation définitive de son statut en Belgique. L'accompagnement par un des trois centres spécialisés peut alors être clôturé, poursuivi si nécessaire, ou alors le relais passé vers un autre service social.

Le statut de victime de la traite permet la première protection de la victime. Elle n'est plus dans l'anonymat et bénéficie d'un encadrement proche par des professionnels. Si besoin est, elle est accueillie dans un lieu tenu secret.

Dans le cas de la seconde option, c'est-à-dire si la victime décide de retourner dans son pays d'origine, le centre spécialisé contactera l'Organisation internationale pour l'immigration (OIM) et organisera le rapatriement volontaire de la victime vers son pays. Si cela s'impose, des contacts seront pris avec la famille, avec des organisations non gouvernementales (ONG) locales afin d'assurer l'accueil et éventuellement un accompagnement sur place. Des projets de réinsertion sont en cours dans les pays d'origine, avec des formations courtes dont les victimes pourraient bénéficier avant le retour, et éventuellement accompagnées d'une aide financière sur place pour débuter de petites entreprises.

L'accompagnement des centres spécialisés débute dès la prise en charge de la victime. Il lui est proposé, selon sa situation, un accompagnement psychosocial soit dans un cadre résidentiel - donc hébergement avec des adresses secrètes - soit dans un cadre ambulatoire lorsque la victime dispose déjà d'un hébergement.

L'accompagnement juridique et administratif est assuré de la même façon dans les deux cas. S'agissant des accompagnements, ils sont divers. L'accompagnement psychosocial consiste en un accompagnement vers une intégration en Belgique, avec projet d'autonomie, ou vers une réintégration dans le pays d'origine. La victime peut bénéficier d'un accompagnement thérapeutique, si elle le souhaite. Par ailleurs, un travail de réflexion est conduit avec elle sur l'éventualité de faire des déclarations ou non. Un accompagnement budgétaire est également assuré.

L'accompagnement juridico-administratif comporte différentes démarches :

- demande de permis de séjour temporaire auprès du ministère de l'Intérieur, en fonction de l'évolution de l'enquête ;

- préparation des dénonciations et l'accompagnement lors des différentes étapes de l'enquête ;

- contacts avec les services de police spécialisés, les parquets et les magistrats de référence ;

- assistance éventuelle par un avocat et constitution de partie civile de la victime ou du centre spécialisé, qui peut le faire au nom de la victime ou en son nom propre ;

- suivi de la procédure d'indemnisation de la victime.

A titre d'information, en 2000, 371 victimes ont été signalées, de cinquante-deux nationalités différentes, pour le centre spécialisé à Bruxelles. 168 victimes, dont quinze mineurs non accompagnés, ont reçu un accompagnement effectif.

Qui sont les victimes de la traite d'êtres humains ? Les trois centres spécialisés accompagnent des hommes, des femmes et des enfants. Ces victimes proviennent de différents secteurs d'exploitation : exploitation sexuelle, exploitation économique, y compris diplomatique, trafic d'êtres humains. Nous parlons de trafic lorsqu'il n'y a pas encore eu d'exploitation ; ce sont donc toutes les personnes qui ont été interceptées à l'aéroport de Zaventem ou au terminus Eurostar à Bruxelles. Le quatrième secteur d'exploitation est l'exploitation dans le sport (football).

Nous constatons une évolution dans les formes de traite, avec l'exploitation dans le sport, les enfants commandés par des couples stériles, etc., ainsi qu'un changement dans les pays de provenance depuis fin 2000, avec plus de Russes et de Moldaves, et moins d'Albanaises. Nous constatons également une évolution dans les techniques et les moyens de communication utilisés par les trafiquants. De plus en plus de femmes sont contactées via le Net.

Certaines autorités locales sont très culpabilisantes envers les victimes, notamment l'Etat chinois et l'Etat nigérian. Les réseaux de l'est fonctionnent très différemment des réseaux, par exemple, de l'Afrique de l'ouest : les moyens de pression sont différents, la sélection des filles est différente, l'exploitation financière est différente.

Notre système n'est certainement pas parfait. Les moyens d'accueil manquent aujourd'hui. La protection de la victime est loin d'être totale. Si la première garantie, c'est effectivement le statut qu'on lui offre avec une protection et des adresses secrètes, elle attend souvent beaucoup plus que cela, notamment quant à sa protection physique et vis-à-vis de sa famille dans le pays d'origine qui est souvent mise sous pression.

Nous rencontrons également un problème au niveau de notre système judiciaire, dû au fait que les victimes circulent énormément. Elles sont mises au travail d'une ville à l'autre. Souvent des enquêtes peuvent commencer, mais les moyens de preuve sont difficiles à obtenir par la suite. Il y a aussi un problème avec les mentalités qui sont parfois trop figées. On a évoqué des moyens de pression tels que les pressions morales, avec des pratiques du vaudou qui pèsent fortement sur les filles d'Afrique de l'ouest. Malheureusement, ces moyens de pression ne sont pas encore suffisamment pris en compte par les tribunaux.

La difficulté est aussi d'obtenir la confiance de la victime. Parfois, plusieurs mois sont nécessaires avant de pouvoir obtenir un vrai témoignage. Au départ, le témoignage est souvent incomplet, voire faux. Ce n'est qu'après plusieurs mois que l'on pourra obtenir non seulement un vrai témoignage, mais parfois aussi la vraie identité de la victime.

Telles sont les difficultés auxquelles nous sommes confrontés aujourd'hui. En conclusion, je rappellerai qu'une protection des victimes de la traite ne peut être totalement efficace que si des moyens proportionnels sont accordés et si des outils sont parallèlement affectés pour lutter contre les réseaux.

Mme la Présidente : Je vous remercie beaucoup pour vos exposés. Le choix que vous avez fait de venir tous les trois - représentant ainsi la police, la justice et les centres d'accueil - est très symbolique de ce que nous aimerions aussi pouvoir faire dans notre pays. Je souhaiterais quelques informations complémentaires sur les directives générales du ministère de la Justice et sur ce parquet fédéral en voie de constitution. Quand vous indiquiez que vous n'étiez que trois magistrats pour le crime organisé, cela me paraissait peu, mais si effectivement vous mettez en place un parquet fédéral beaucoup plus important, cela me parait intéressant. Y a-t-il une véritable volonté de la part du ministre de la Justice de faire de la lutte contre la traite des êtres humains une priorité de politique criminelle ?

M. Serge BRAMMERTZ : Il est clair que la lutte contre la traite des êtres humains et l'immigration clandestine est une des priorités en Belgique.

Mme la Présidente : Mais vous jumelez lutte contre la traite des êtres humains et immigration clandestine.

M. Serge BRAMMERTZ : En fait, la distinction n'est pas toujours claire. En Belgique, les deux aspects sont traités par deux services différents, mais qui ont tous deux la priorité au niveau gouvernemental. S'il est vrai qu'il faut une approche différente pour lutter contre l'immigration clandestine et contre la traite des êtres humains, les actions engagées au niveau du gouvernement visent ces deux aspects.

S'agissant des directives du ministre, nous pouvons vous communiquer les deux circulaires sur l'accueil des victimes et sur la politique criminelle.

En ce qui concerne mon bureau, certes nous ne sommes que trois magistrats nationaux qui travaillons dans différents domaines ; toutefois nous sommes l'interlocuteur privilégié de la direction générale de la police fédérale qui compte trois cents policiers travaillant dans certains domaines spécifiques. En fait, tout le travail de coordination opérationnelle qui doit être fait par les trois magistrats nationaux est fait en commun avec la police fédérale, qui est notre bras opérationnel pour les dossiers que nous traitons.

Même si la Belgique est un pays relativement petit, trois magistrats ne sont certainement pas suffisants pour veiller avec efficacité à la coordination au niveau national. Nous espérons qu'avec le parquet fédéral, qui comptera dix-huit magistrats, la coordination de l'action publique deviendra plus efficace.

Cette nouvelle possibilité donnée au procureur fédéral et à ces magistrats fédéraux de se saisir de dossiers particuliers ou de centraliser plusieurs dossiers chez un même juge d'instruction sera certainement bénéfique pour l'exercice de l'action publique. Il faudra bien évidemment que le procureur s'empare des dossiers de manière très ciblée. S'il essaie de prendre tous les dossiers relatifs à la traite des êtres humains en Belgique, il sera très vite débordé avec cette petite équipe de magistrats. Mais il pourra, là où cela sera nécessaire et où il y aura une réelle plus-value, rassembler plusieurs dossiers et en faire une enquête nationale.

Mme la Présidente : Parmi les victimes accueillies dans les trois centres, combien d'entre elles retournent dans leur pays d'origine chaque année ? Tout ce qui nous a été dit sur le retour au pays nous laisse penser que c'est extrêmement difficile.

Mlle Anne VAUTHIER : Au niveau du centre de Bruxelles, une bonne vingtaine de victimes sont reparties vers leur pays d'origine en 2000-2001.

Mme la Présidente : Il nous a été rapporté que, pour la victime, il est extrêmement difficile de retourner dans sa famille avec l'image de prostituée, de ne plus gagner d'argent, et enfin de faire le pari que la famille elle-même ne va pas subir des pressions majeures. Par conséquent, le retour au pays reste un phénomène marginal.

Mlle Anne VAUTHIER : C'est exact, mais cela diffère aussi selon les pays. Par exemple, dans les pays de l'est, certaines familles ont malheureusement vendu leurs propres filles. Il y a la fierté qui joue. Dans d'autres pays, comme la Chine, le retour est pratiquement impossible. Deux victimes sont reparties en Chine, il y a deux ans. Elles nous ont écrits longtemps après qu'elles continuaient à être poursuivies, non pas par les filières, mais par les autorités. Elles étaient recherchées parce qu'elles avaient quitté illégalement le pays. Elles avaient dû fuir leur village et tout vendre. Ce sont des pays où il est pratiquement impossible aux victimes de rentrer.

En Afrique, c'est également difficile, bien que nous commencions à collaborer avec des ONG locales qui deviennent assez actives et coopérantes, et qui sont plus ou moins fiables, ce qui n'était pas le cas jusqu'à maintenant. Cela devient plus facile.

M. Serge BRAMMERTZ : Reste le problème que vous mentionniez à juste titre, à savoir que dans certains pays, toute la famille passe un contrat avec les trafiquants et si le contrat n'est pas rempli, c'est la famille qui en subit les conséquences.

Dans ce contexte, il nous est souvent dit que notre système n'est pas mal, mais que nous devrions protéger les victimes, indépendamment de toute collaboration avec les autorités judiciaires. Ces victimes sont déjà pénalisées, et en plus nous les obligeons à coopérer avec le système judiciaire. Nous reconnaissons volontiers que notre système n'est pas parfait. Dans un monde idéal, on devrait pouvoir poursuivre les filières, sans avoir recours aux victimes. Mais malheureusement, dans la situation actuelle, il est un fait qu'au niveau des preuves, les témoignages restent l'élément le plus important.

Par conséquent, en tant qu'autorités judiciaires, nous souhaitons que les victimes restent en Belgique, sinon nous ne les aurons jamais comme témoin, alors que leur aide nous est précieuse pour faire condamner les auteurs.

Toutefois, il est clair que si ce système était offert à toutes les victimes potentielles, sans coopération avec les autorités judiciaires, cela entraînerait un double problème. D'une part, un problème de capacité car vous ne sauriez donner un statut à toutes les personnes qui viennent vous le demander. Il y aurait énormément d'abus du fait que beaucoup de personnes en situation illégale viendraient déclarer qu'elles sont victimes d'une organisation criminelle, mais qu'elles ne peuvent pas témoigner, en demandant néanmoins un statut.

D'autre part, vous n'auriez aucun moyen d'évaluation à différentes étapes. Nous estimons, si l'on compare les différents systèmes possibles, que c'est un compromis défendable entre les deux approches. D'un côté, cela apporte une protection à celles qui sont réellement victimes, ce que nous ne pouvons vraiment savoir que lorsqu'elles commencent à coopérer avec les autorités judiciaires et à témoigner. D'un autre côté, leur donner ce statut nous permet, au plan judiciaire, d'avoir un appui sérieux au niveau de la recherche de la preuve pour remonter jusqu'à l'organisation criminelle proprement dite.

Mme la Présidente : Combien de victimes, parmi celles que vous suivez, ont obtenu un permis de séjour à durée indéterminée depuis cinq ans ?

Mlle Anne VAUTHIER : Nous comptons cela en fonction des procès qui ont lieu, puisqu'elles ne demandent le statut définitif que dès lors qu'il y a procès et jugement des trafiquants. En 2000, nous avons eu dix-sept jugements pour Bruxelles et il faut compter une vingtaine de victimes qui ont reçu le statut définitif. Actuellement, plus de vingt-cinq procès sont en cours depuis 2001.

Mme la Présidente : Vous avez donc un certain nombre de poursuites en parallèle. En France, il y a finalement assez peu de poursuites.

M. Serge BRAMMERTZ : Il y a aussi en Belgique trop peu de poursuites et les délais d'enquête sont relativement longs. Mais il y a une proposition pour alléger la procédure, car nous estimons que l'on peut difficilement attendre un jugement de condamnation et en fonction de l'issue, aider la victime. Nous allons donc adapter le système. Dès lors que les victimes coopèrent d'une manière constructive lors d'une enquête, peu importe le résultat final, elles obtiendront le statut.

Actuellement, la circulaire ne lie pas directement le résultat de la condamnation éventuelle au statut définitif, mais il est vrai que les deux restent un peu liés. Nous pensons qu'il faut être plus pragmatique en la matière. Dès lors que le procureur du Roi signale que ce sont des victimes de la traite des êtres humains qui coopèrent à la recherche de la preuve, si ces deux conditions sont remplies, il est possible de lancer alors la procédure de statut définitif.

Mme la Présidente : Peu de victimes rentrent dans leur pays d'origine et peu de victimes obtiennent un permis de séjour à durée indéterminée. Qu'advient-il des quelques centaines qui restent, au-delà de celles qui rentrent dans leur pays et de celles qui sont autorisées à s'installer en Belgique ?

Mlle Anne VAUTHIER : Une bonne partie des victimes obtient un statut définitif, même si c'est après deux ans. Si les enquêtes sont longues à aboutir, sont en cours depuis plusieurs années ou n'aboutissent pas pour diverses raisons, dès lors que la victime est depuis deux ans en Belgique, elle peut faire appel à une autre procédure, ce que nous appelons l'article 9. C'est alors sur des bases humanitaires qu'elle peut demander un permis de séjour définitif et un permis de travail.

Mme la Présidente : En Italie, le permis de séjour est assez facilement accordé, sans l'exigence d'une telle participation avec les autorités de police. Toutefois, le permis de travail est plus difficile à obtenir, alors qu'il est la clé de l'insertion.

M. Serge BRAMMERTZ : Après le délai de 45 jours, dès que la victime décide de coopérer, elle peut obtenir un permis de travail provisoire.

M. le Rapporteur : J'aurai deux questions sur la procédure et le signalement des victimes. Comment vous parvient le signalement de ces victimes ? Vous dites que ce sont des victimes signalées, mais par qui ? Est-ce à la fois par les associations, les autorités de police, les autorités judiciaires ou y a-t-il une procédure de signalement particulière ?

D'autre part, parmi les victimes, combien y en a-t-il qui, au bout de 45 jours, décident de ne pas donner suite ? Est-ce un pourcentage important et quelles en sont les raisons ?

Mlle Anne VAUTHIER : Les signalements peuvent arriver via toute instance privée ou publique. Les victimes peuvent également se présenter spontanément. 90 % des victimes qui arrivent dans nos centres arrivent via des services judiciaires, suite à des actions et des contrôles de police.

M. le Rapporteur : Cela signifie que les services de police et les associations font aussi un travail d'information auprès de ces jeunes femmes sur l'existence de cette législation. Si l'on considère la situation à Paris, nous avons des jeunes filles bulgares ou moldaves qui ne parlent pas un mot de français. Même si nous faisons une loi pour les protéger, elles peuvent ne jamais le savoir. Comment se fait l'information auprès de ces jeunes filles ? Y a-t-il des documents traduits ?

M. Luc TELLIER : La plupart des personnes qui peuvent « profiter » de ce système en ont connaissance par la police ou par un service social, à l'occasion d'un contrôle de chantier, de restaurant ou autre. Si la personne est en séjour illégal, que l'on constate qu'il y a un réel problème de traite des êtres humains et que cette personne est exploitée, lors de son audition qui se fait le cas échéant avec l'aide d'un interprète, on lui pose des questions types pour savoir de quelle façon elle est arrivée en Belgique, pour quelles raisons, comment elle a été abordée dans son pays d'origine. Ces questions permettent de déterminer si l'on a affaire à une personne exploitée.

Si elle est en séjour illégal en Belgique, lors de son interception, nous avons un formulaire à remplir pour l'Office des étrangers qui doit décider du sort de cette personne, au point de vue administratif. Il y a l'ordre de renvoi, l'ordre de quitter le pays sous huit jours, l'ordre d'expulsion, etc. Dans ce formulaire, il est demandé à la personne si elle s'estime victime de la traite des êtres humains. Elle doit donc déjà décider, en fonction des éléments dont elle dispose et des questions qu'on lui pose, si elle s'estime victime de la traite des êtres humains.

Si c'est le cas, l'Office des étrangers, qui est informé dans les douze heures, est prévenu que la personne risque de porter plainte contre ses souteneurs ou des trafiquants puisque, dans sa demande, elle se dit victime d'une traite. Dès ce moment, un contact est pris avec le service d'accueil et démarre alors la procédure que l'on vous a exposée.

M. le Rapporteur : Vous avez signalé le caractère très international de ces phénomènes. Lorsque nous avons entendu des responsables policiers français ainsi que d'associations, nous avons eu à plusieurs reprises des précisions sur le fait que des proxénètes résideraient en Belgique tandis que les filles sont sur le trottoir en France, ou inversement.

Comme vous avez une législation très en avance sur l'extra-territorialité : vous est-il arrivé d'engager des procédures contre ces proxénètes qui habitent en Belgique mais qui exploitent des filles qui sont ailleurs ? Par ailleurs, avez-vous connaissance de ce phénomène qui nous a été signalé par la police française ? Y a-t-il un travail de coopération ?

M. Serge BRAMMERTZ : Nous sommes confrontés au même phénomène. Des femmes prostituées sont amenées en début de soirée des Pays-Bas vers la Belgique, puis sont récupérées pendant la nuit. Nos collègues allemands rencontrent le même problème avec des pays voisins. C'est une tendance générale que d'avoir une organisation criminelle qui se trouve dans un pays et qui fait travailler des femmes exploitées dans un autre.

A titre d'exemple, je vous cite un chiffre qui donne une indication. Mon bureau est aussi compétent pour tout ce qui est opérations policières transfrontalières. Sur les 380 opérations transfrontalières que nous avons eu avec les pays voisins en 2000, dix-huit d'entre elles concernaient la traite des êtres humains.

Ce sont en général des policiers ou des magistrats hollandais qui nous informent qu'ils sont confrontés à une organisation criminelle. Ils savent que les proxénètes vont chercher tel soir des filles à Anvers pour les faire travailler à Rotterdam. S'instaurent alors des coopérations entre les services de police. Nous avons aussi régulièrement des dossiers avec des collègues magistrats français qui nous demandent, sur la base d'une enquête ouverte en France, des perquisitions dans des bars en Belgique.

La philosophie du principe d'extra-territorialité concerne beaucoup plus des pays lointains comme l'Asie, où la vulnérabilité des victimes est beaucoup plus grande. Je ne pense pas que cet élément intervient réellement dans l'organisation transfrontalière des réseaux.

Nous savons aussi que, lorsque des jeunes femmes d'origine albanaise ont été contrôlées à cinq reprises à Bruxelles et que les organisations criminelles s'aperçoivent d'une attention particulière, elles sont déplacées vers les pays voisins.

M. le Rapporteur : Dans votre lutte contre les trafiquants d'êtres humains, avez-vous mis en place des dispositifs particuliers pour essayer d'interrompre les transferts de fonds provenant de cette traite ? Selon nos informations, ces transferts de fonds obéissent encore à des régimes assez rudimentaires et utilisent des systèmes internationaux classiques et connus qui permettent d'envoyer de l'argent régulièrement aux proxénètes restés parfois en Albanie, en Moldavie ou en Roumanie.

Avez-vous eu connaissance de ces mécanismes ? Avez-vous intérêt à émettre une protestation ou une suggestion contre ces systèmes, pour n'en citer qu'un, la Western Union ? Ce système apparaît comme étant un mode d'organisation qui fonctionne quasiment au service des trafiquants. Les démocraties ne doivent-elles pas réagir, par rapport à ce système qui est tellement simple et qui permet de blanchir l'argent au quotidien ?

M. Serge BRAMMERTZ : Dans notre législation, nous avons un système de confiscation spéciale qui permet de procéder à des saisies, dès lors qu'il y a un lien avec une infraction commise.

Certes, notre législation offre une possibilité théorique, mais dans la pratique, c'est tout autre chose. D'une manière générale, les enquêtes de patrimoine sur les organisations criminelles posent toujours un grand problème non seulement de coopération internationale, mais aussi de spécialisation. En effet, même si nous avons des policiers très spécialisés en matière financière, il y a trop peu de policiers, au niveau du travail de base, qui sont réellement familiers avec tout ce qui est mécanisme de blanchiment et mécanisme financier. Il est souvent très difficile, pour l'appareil policier, de remonter tous ces mécanismes de blanchiment d'argent.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Je voudrais poser une question à M. Tellier. Nous avons malheureusement pu constater, lundi soir, toutes les difficultés que rencontrent, à Paris, des associations spécialisées constituées de femmes, notamment d'anciennes prostituées, pour communiquer avec ces jeunes filles sur le trottoir, voire pour leur apporter des soins lorsqu'elles sont malades.

Je voulais savoir quelle était la proportion de jeunes filles qui se présentaient à des services sociaux institutionnels. Lorsque vous intervenez sur le terrain, que vous contrôlez les papiers des personnes et que vous les conduisez au commissariat, y a-t-il immédiatement la présence de l'interprète et le questionnaire ou est-ce fait en plusieurs étapes ? Comment ces personnes passent-elles de cette présence sur le trottoir à la démarche associative et institutionnelle ?

M. Luc TELLIER : Deux cas peuvent se présenter. Si la personne est en séjour régulier, sa situation de victime de la traite ne va s'établir qu'en fonction de l'enquête policière, si un dossier est ouvert. Si elle est en séjour irrégulier, elle est amenée dans les services de police et c'est alors que commence la procédure de l'Office des étrangers pour sa position administrative et, éventuellement, de victime de la traite des êtres humains.

S'agissant des liaisons qui existent avec les personnes qui se prostituent, nous avons, à notre service, une organisation gouvernementale, avec des points d'attache dans certains quartiers réputés pour ce genre d'activité. Il y a également le Nid. Plusieurs organismes de cette nature ont été créés pour favoriser un échange d'informations et peuvent aussi entrer en contact avec les centres d'accueil.

Mlle Anne VAUTHIER : Il existe aussi une brochure d'information qui est éditée en dix-huit langues et distribuée à tous les services de police. Les policiers les distribuent aux victimes potentielles, lors des contrôles et des actions.

Si les services de police pensent être confrontés à une éventuelle victime, ils peuvent aussi appeler l'un des centres spécialisés qui enverra sur place une personne, accompagnée d'un interprète, pour lui expliquer la possibilité de la procédure. D'où l'importance de travailler avec des services spécialisés, au sein des services de police et du ministère de l'Intérieur, qui sont formés et qui, lors des actions, savent dire que c'est une victime potentielle, en fonction des informations qu'ils ont déjà, si par exemple c'est une fille qui a été battue. Ils vont soit nous faire venir, soit lui proposer cette possibilité de la procédure.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Tous les services, que ce soit la police ou les associations, ont-ils reçu une formation ? Je suis impressionné par cette démarche globale où les personnes sont capables d'évaluer la situation par un contact humain, un dialogue.

M. Serge BRAMMERTZ : Le système est loin d'être idéal. Tous les policiers ne sont pas sensibles à cela. Certains le sont plus que d'autres. Nous essayons d'avoir, surtout dans les grandes polices, des policiers plus spécialisés, qui soient très sensibilisés à ce problème. Nous sommes sûrs que des jeunes femmes, qui n'ont pas été accueillies de manière parfaite, ne se déclarent pas victimes. Peut-être le policier rencontré n'était-il pas le mieux placé ou manquait-il de temps. Le système ne fonctionne pas d'une manière parfaite, mais nous avons toute une panoplie d'acteurs très sensibilisés.

Le Nid, qui représente le monde associatif pur, va sur le terrain et distribue des brochures dans toutes les langues. Toutefois, les centres d'accueil sont à mi-chemin entre ce monde associatif pur et le monde institutionnalisé.

M. Joseph TYRODE : Vous avez évoqué l'exploitation dans le domaine du sport. Pourriez-vous nous expliquer comment il est possible d'avoir de l'esclavage à l'intérieur du monde sportif ? Par ailleurs, quels sont les résultats que vous avez obtenus jusqu'à présent dans les différents pays avec les ONG que vous avez pu contacter ? Considérez-vous que c'est une voie intéressante ou marginale, tout en étant nécessaire ?

M. Serge BRAMMERTZ : S'agissant de l'exploitation dans le domaine sportif, nous avons plusieurs dossiers en cours concernant des footballeurs d'Amérique du sud qui sont arrivés en Belgique, dans des conditions pas très claires. La question est de savoir si cette forme d'exploitation est une forme de traite des êtres humains.

Le centre d'accueil a eu des contacts avec plusieurs victimes de cette forme particulière de traite. Ces cas ont fait l'objet d'une attention médiatique importante, dans notre pays. Néanmoins, mon bureau ne considère pas cette forme d'exploitation comme étant une priorité.

Mlle Anne VAUTHIER : Ces cas sont peu nombreux. Il s'agit de Brésiliens ou d'Africains qui ont été recrutés par des managers malhonnêtes, qui leur ont fait des promesses et gagné beaucoup d'argent sur leur dos, grâce à des ventes et des reventes à des clubs. Ensuite, ils les abandonnent. Il faut déjà que soit réuni un grand nombre d'éléments relatifs à la traite, notamment des pressions, de fausses promesses, pour que ces footballeurs puissent bénéficier du statut de victime de la traite.

Concernant la question des ONG locales, nous essayons de plus en plus de trouver des contacts dans les pays. Nous en avons actuellement beaucoup dans les pays de l'est, où travaille une ONG très active qui s'appelle La Strada et qui a des implantations en Bulgarie, en Ukraine.

M. le Rapporteur : Quelle est votre opinion sur l'action de La Strada, notamment dans le cadre de l'aide au retour ? A l'occasion d'un déplacement en Moldavie et en Ukraine, nous avons rencontré La Strada sur le terrain, avec un sentiment quelque peu nuancé, notamment en Ukraine, sur l'importance des moyens annoncés.

Il m'a semblé que la réussite de l'opération était inversement proportionnelle à la longueur du discours. Avez-vous ce sentiment ? Officiellement, c'est un élément très important que nous pourrions donner comme piste, y compris dans nos conclusions, mais nous avons eu ce sentiment particulier sur le terrain, notamment sur le problème de l'aide au retour où tout n'était pas très clair.

Mlle Anne VAUTHIER : Nous avons fait appel à La Strada, notamment en Pologne et en Bulgarie, pour le rapatriement de cinq victimes. Concrètement, cette ONG rencontre un gros problème de moyens. Ils préparent beaucoup de documents et de discours. Dans le cas des victimes rapatriées, l'aide concrète a été très difficile. Ils peuvent les accueillir sur place, contacter et rassurer les familles, leur expliquer dans quelles conditions la personne va revenir, pourquoi elle revient, tenter de diminuer tout le tabou autour de son départ. La prise de contact avec la famille est une aide concrète que cette ONG peut apporter.

Dans le cas de l'une des victimes, nous leur avons demandé de l'accueillir à son retour parce qu'elle ne pouvait pas rentrer dans sa famille. Cela n'a pas été possible en raison de l'absence de structure d'accueil pour héberger et protéger la jeune fille. En Ukraine, nous n'avons eu aucun rapatriement concret avec eux. En fait, lors des retours, nous faisons toujours appel à La Strada pour se mettre en rapport avec la famille ou la rechercher sur place.

Mme la Présidente : Avez-vous des demandes de changement d'identité des victimes et si c'est le cas, l'acceptez-vous ? Par ailleurs, je voudrais que l'on revienne sur la question des mineurs.

Nous avons été très frappés en France par l'augmentation, à Marseille et dans d'autres villes, du nombre de mineurs errants qui arrivent par des filières qui ont l'intention de les exploiter économiquement - par exemple, le pillage d'horodateurs à Paris par des petits Roumains - et qui ensuite, lorsque ce type d'infraction n'est plus possible, les prostituent. Nous envisageons d'incriminer, dans le code pénal français, les relations sexuelles rémunérées avec un mineur de dix-huit ans. Ce n'est le cas aujourd'hui que pour les mineurs de quinze ans.

M. Serge BRAMMERTZ : Concernant le changement d'identité, nous n'avons pas de législation qui nous permet de le faire, ce qui pose le problème général de la protection des victimes. Certes, nous assurons un aspect qui est l'accueil des victimes, mais l'aspect protection pure est plus difficile.

Mme la Présidente : Avez-vous le témoignage anonyme ?

M. Serge BRAMMERTZ : Oui, et nous avons une nouvelle législation en la matière. Mais pour la protection proprement dite, comme c'est le cas aux Etats-Unis ou dans d'autres pays, à savoir changement d'identité et de pays, et financement du changement de résidence, nous n'avons malheureusement pas de dispositions légales en la matière.

Lorsque nous participons à des réunions de professionnels, la question nous est fréquemment posée. Mais en Belgique, il serait illusoire de croire que prendre une jeune femme à Bruxelles et la placer à Liège serait une protection efficace. Il faudrait de toute manière, au niveau européen ou international, trouver une solution pour que les victimes puissent aller se cacher dans un autre pays.

Mme la Présidente : Qu'en est-il des mineurs errants, prostitués, auteurs de nombreuses infractions ?

M. Luc TELLIER : En Belgique, un mineur est considéré comme non accompagné lorsqu'il n'est pas accompagné de ses parents ou de son tuteur légal. Vous faites donc rentrer dans cette catégorie beaucoup plus de mineurs. Par exemple, si un mineur est intercepté avec son cousin qui est majeur, il ne rentre pas dans la définition. Il est considéré comme non accompagné.

Une série de dispositions ont été prises pour protéger les mineurs. Dans chaque parquet, il existe un parquet jeunesse qui s'occupe de ces cas, avec un juge de la jeunesse pour gérer le dossier.

Des lois spécifiques ont été élaborées pour les mineurs d'âge, notamment les articles 77 bis, 380, 383 qui ont pris des mesures pour lutter contre l'exploitation de ces mineurs.

Le nombre des enfants pose la problématique de l'accueil, car il n'y a pas de preuve au départ que ces enfants sont exploités, en tout cas sexuellement. Or, pour bénéficier d'un centre d'accueil, il faut une exploitation au départ. Un jeune qui se déplace dans la rue n'est pas forcément exploité. Le deuxième problème est qu'il faudrait une augmentation de la capacité des centres, car le nombre des jeunes est tellement important qu'il n'y a plus suffisamment de places pour les héberger.

Mme la Présidente : Restent-ils dans les centres, car nos mineurs errants en sortent aussi vite qu'ils y rentrent ?

M. Luc TELLIER : L'organisme Child Focus, créé il y a quelques années, a mené une étude sur les mineurs non accompagnés. De cette étude, il ressort que sur 110 cas, dont 50 % se sont produits durant la première moitié de l'année 2000, 70 % concernent des garçons, 30 % des filles. 49 % sont issus du bloc de l'est, 29 % d'Afrique et 23 % d'Asie.

Les jeunes Africains arrivent, dans la plupart des cas, par avion et 78 % des filles ont des liens avec la prostitution. Les liens diffèrent selon les pays d'origine : un sur quatre pour l'ancien bloc de l'est, un sur deux pour les filles d'origine africaine. L'âge critique est 15 ans pour le bloc de l'est, 16 ans pour l'Asie, 14 pour l'Afrique.

Leur présence dans un centre d'accueil est de un à trois mois pour le groupe des anciens blocs de l'est, un à quatorze jours pour les Asiatiques, et un à six mois pour les Africaines. 50 % des mineurs, qui étaient liés à la prostitution, disparaissent. Soit ils s'échappent et regagnent un autre pays, soit ils sont récupérés par des filières et réinjectés dans le réseau.

M. Serge BRAMMERTZ : Ces centres spécialisés qui accueillent des mineurs sont semi-fermés, mais nous rencontrons régulièrement des problèmes de sécurité car ces mineurs ont comme seul souci de repartir et rejoindre les organisations. Nous avons même parfois des gens qui disent être des parents et qui téléphonent au centre pour exercer des pressions, voire des menaces, pour que le mineur quitte le centre.

Audition de Mme Anouk DEMEY,
présidente de l'association Villermé, inspecteur du travail

et de Mme Sylvie LAMONZIE, membre du conseil d'administration,
contrôleur du travail


(extrait du procès-verbal de la séance du 31 octobre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mmes Anouk Demey et Sylvie Lamonzie sont introduites.

Mme Anouk DEMEY : L'association Villermé n'a pas travaillé de manière approfondie sur les questions d'esclavage moderne ; vous en verrez les raisons au cours de cet exposé. Néanmoins, étant donné la gravité des problèmes, nous avons accepté avec grand intérêt cette invitation.

Je vous indiquerai en premier lieu les raisons pour lesquelles l'Inspection du travail intervient peu en la matière ; ensuite, j'évoquerai quelques pistes d'action pour terminer par les raisons pour lesquelles nous ne jugeons pas opportun que l'Inspection du travail agisse en la matière de façon très approfondie.

Pourquoi l'Inspection du travail intervient-elle peu en matière d'esclavage ?

Nous intervenons peu, du fait des situations elles-mêmes, dont nous avons peu connaissance, dans la mesure où nous n'avons pas de droit d'entrée chez les particuliers, sauf accord de leur part aux termes de l'article L 611-8 du code du travail. Ensuite, l'obstacle à la connaissance est lié à la situation de la personne victime de l'esclavage. Il s'agit en général de personnes étrangères, ne parlant pas la langue française, qui ignorent donc leurs droits et qui se trouvent dans des situations de dépendance. Pour ces raisons, le contact avec l'Inspection du travail est difficile.

Nous n'intervenons pas non plus, car nous ne nous situons pas vraiment dans notre champ de compétences. L'esclavage moderne relève du code pénal général et non du code du travail. D'un point de vue strictement juridique, l'inspecteur du travail ou le contrôleur du travail n'a pas le pouvoir de relever directement les infractions sur le fondement du code pénal général. Bien évidemment, comme tout fonctionnaire, en vertu de l'article 40 du code de procédure pénale, si nous avions connaissance de ces faits, nous aurions obligation de les porter à la connaissance du procureur de la République.

Tout le code du travail ne s'applique pas aux personnes touchées par l'esclavage. J'évoquerai plus particulièrement certaines victimes que sont les employés de maison. Ces salariés, en cas de litige, relèvent du conseil des prud'hommes. La convention collective des employés de maison est applicable : le SMIC, les règles relatives aux jours fériés, congés payés et événements familiaux s'appliquent. La rupture du contrat de travail obéit au droit commun, donc au code du travail. Mais ce sont pratiquement les seules dispositions du code du travail applicables. Un régime dérogatoire régit la durée du travail.

De toute façon, nous pensons que pour sanctionner des faits aussi graves que ceux de l'esclavage moderne, le code du travail est inadapté et que la répression doit se faire sur le fondement du code pénal général. Avec ces situations, on ne se situe plus dans le cadre de litiges individuels liés à l'exécution du contrat de travail : c'est plus grave. Comme nous n'avons pas de droit d'entrée chez les particuliers, nous n'avons que peu connaissance de ces situations et le code du travail est peu adapté. Au total, l'inspection du travail ne semble pas l'autorité publique la plus adéquate pour agir.

Se pose un autre problème que vous avez dû identifier : il s'agit de l'immunité civile et pénale dont bénéficie le personnel diplomatique ou une partie de ce personnel. Ces problèmes ont été rapportés par la presse.

D'autres catégories de personnes peuvent être touchées par ces formes d'esclavage moderne : les ouvriers du textile, les ouvriers du bâtiment ou les personnes qui travaillent dans la restauration. Dans le cadre de nos contrôles, nous pouvons constater des situations de travail non déclaré, donc dissimulé. En matière d'hébergement collectif, des dispositions du code du travail permettent de vérifier si l'hébergement collectif est déclaré à la préfecture, si les conditions d'hébergement remplissent les conditions définies par le code du travail. Là encore, des sanctions du code du travail spécifiques s'appliquent. Toutefois, l'esclavage étant plus grave que cela, dresser procès-verbal pour ces infractions serait une possibilité, mais les sanctions alors encourues seraient inférieures à celles du code pénal général.

Nous pouvons toutefois envisager quelques pistes d'action.

En matière de prévention, on s'est demandé si la police des frontières ne pourrait agir de manière préventive, en ce sens que les personnes entrent bien souvent sur le territoire grâce à des visas touristiques. N'y aurait-il pas un suivi à opérer en la matière pour ces personnes ? Que deviennent-elles ? Ne pourrait-on les informer ? Nous avons bien conscience que de telles actions ne sont pas faciles à mettre en _uvre, mais du moins pourrait-on y réfléchir.

Une fois les situations d'esclavage identifiées, nous pensons qu'un effort serait à faire en matière de protection des victimes et de réparation des préjudices subis par elles. A cet égard, les associations jouent un rôle important de relais, aident les victimes à agir. Mais il est d'autres situations où les victimes échappent au réseau associatif. En effet, lorsque l'on constate des situations de travail dissimulé associées à de très mauvaises conditions de travail constituant une forme d'exploitation humaine, deux types de difficultés peuvent se poser. Souvent, les personnes étrangères, entrées de manière irrégulière sur le territoire français, font l'objet d'une sanction immédiate. Elles sont tout de suite reconduites à la frontière. Pour ces personnes, il n'y a pas de réparations possibles alors qu'elles ont tout de même été victimes de situation d'esclavage. Peut-être la difficulté vient-elle des juges et de leur façon d'appréhender ce type de situation : peut-être poursuivent-ils, suite à nos contrôles, sur des infractions de travail dissimulé, mais sans pousser les investigations pour identifier la situation d'esclavage. Notre rôle consisterait à décrire dans notre procès-verbal ou dans le cadre d'un rapport que nous adresserions au procureur de la République les situations qui pourraient, selon nous, être assimilées à des situations d'esclavage. Encore faudrait-il que le juge, s'il estime les indices suffisants, décide de poursuivre l'enquête et de l'orienter sur ce type d'infraction. En tout cas, nous pensons que ces situations sont extrêmement graves et qu'elles doivent être traitées en priorité dans le cadre classique de la justice pénale, à savoir par des officiers de police judiciaire et sous le contrôle d'un juge.

Pour finir, si l'on nous donnait les moyens juridiques de constater ces infractions, notamment par un droit d'entrée chez les particuliers, ou s'il existait des sanctions spécifiques définies dans le code du travail, il nous serait difficile d'intervenir particulièrement sur ce champ, pour la raison principale que nous ne disposons pas des moyens matériels, notamment en termes d'effectifs, pour prendre en charge ces champs de compétences, qui ne cessent de croître au sein de l'Inspection du travail. Je rappelle qu'une section d'inspection est constituée de trois personnes : un inspecteur du travail et deux contrôleurs du travail pour 4000 entreprises. Nous ne disposons donc pas des moyens en effectifs suffisants pour appréhender et traiter des situations individuelles de travail, pour régler tous les litiges individuels du travail.

D'une manière générale, plus on nous invite à traiter ces questions, moins nous agissons sur le terrain collectif. A l'heure actuelle, les services de l'Inspection du travail cherchent à _uvrer de manière plus cohérente, plus concertée pour une action plus unifiée en France au regard de la législation du code du travail. Le ministère définit une politique de santé au travail, que nous nous efforçons de mettre en _uvre. A défaut de moyens, si l'on ajoute de nouveaux champs, nous ne pourrons pas tout mettre en _uvre et donc les actions seront compromises.

Mme la Présidente : Je vous remercie.

Votre exposé appelle immédiatement quelques questions. Il saute aux yeux que vos services sont débordés et que vous considérez comme marginale la question de l'esclavage moderne. Elle l'est heureusement quantitativement par rapport au noyau dur de vos compétences. Notre souci - j'ai le sentiment que ce n'est pas tellement le vôtre - est que se noue un lien beaucoup plus étroit entre toutes les structures compétentes pour relever des infractions pénales. Je comprends bien que l'Inspection du travail n'a pas le droit d'entrer chez les particuliers et, même si vous en aviez le droit, que vous ne puissiez ajouter cette charge à toutes les autres, mais je ne comprendrais pas que, informés par x, y ou z, vous ne fassiez pas votre maximum - pas simplement une petite lettre, un petit coup de fil - pour alerter les forces de police ou de gendarmerie. Vous êtes en situation, en tout cas pour les ateliers clandestins, de connaître un certain nombre de choses. Ne nous dites pas que les articles du code pénal ne vous concernent pas. Telle n'est pas la réalité. Vous ne pouvez constater des infractions sur la base des textes du code pénal, mais vous pouvez parfaitement informer, alerter les autorités publiques, qui, elles, peuvent constater. Je suis presque choquée de la différence que vous opérez entre code du travail et code pénal. Non ! Vous relevez des infractions, mais nulle différence n'est à effectuer entre les infractions au code du travail et celles définies au code pénal. Elles entrent de façon générale, dans les deux cas, dans le droit pénal.

Mme Anouk DEMEY : Tel n'était pas mon propos. Il est bien évident que si nous avions connaissance de faits d'esclavage, nous les porterions au procureur de la République et y attacherions toute l'importance qu'il se doit - ce que nous faisons lorsque nous avons des suspicions et que nous procédons à des contrôles de travail dissimulé.

Je disais que, d'un point de vue strictement juridique, on ne relève pas l'infraction.

Mme la Présidente : Vous ne dressez pas procès-verbal pour une infraction définie dans le code pénal. Mais dans la mesure où vous dressez peu de procès-verbaux et que vous avez plutôt une pratique de l'observation, de la conciliation, vous pouvez en user aussi bien en ce domaine. Statistiquement, vous dressez peu de procès-verbaux.

Mme Anouk DEMEY : C'est un autre sujet.

Mme la Présidente : Le fait de dresser procès-verbal doit être un obstacle à constater et à s'intéresser à des infractions non définies dans le code du travail.

Pouvez-vous entrer plus en détail sur le sujet des ateliers clandestins et le travail dissimulé ? Vous avez évoqué la restauration. Il y a là des entreprises où vous pouvez pénétrer. Nous aimerions nous faire une idée plus précise des enfants au travail. Que pensez-vous des ateliers clandestins ? Tout autre sujet : que pensez-vous de la Délégation interministérielle à la lutte contre le travail illégal (DILTI) ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Nous intervenons en matière d'ateliers clandestins. Dans les différentes directions départementales, il a été décidé il y a quelques années la mise en place de contrôleurs spécialisés dans le travail clandestin pour permettre une approche plus concentrée.

Vous déclariez, madame la présidente, que vous ne comprendriez pas que, face à une situation de signalement d'esclavage, nous n'informions pas le parquet. C'est évidemment des choses que nous ne souhaitons pas, mais c'est aussi pour nous une question de priorité. Il n'est absolument pas envisageable de relayer auprès du parquet de simples ragots. Lorsque nous décidons de le faire, nous procédons au préalable à une enquête. On se retrouve alors face à nos choix habituels de priorités. Allons-nous passer plusieurs heures, voire plusieurs jours, à enquêter sur un signalement d'esclavage au détriment des 300 chantiers que chacun d'entre nous suit ? Nous sommes confrontés à des questions de choix et de priorité. Lorsque nous nous consacrons à tel sujet, cela signifie que nous laissons en danger d'autres personnes dont on ne s'occupera pas.

Mme Anouk DEMEY : Et, pour tout dire, nous n'avons jamais été confrontés à des situations d'esclavage. Il s'agit surtout de dénonciations de travail dissimulé. Nous distinguons entre une dénonciation ou des papiers anonymes informant que tel charcutier emploie des personnes non déclarées et des situations ayant fait l'objet de contrôles. Certes, si l'on constate ce type de situation sur les chantiers du bâtiment, nous procédons à une enquête. Et si nous découvrions une exploitation humaine, celle-ci ferait l'objet d'un traitement.

Le domaine de la restauration met souvent en première ligne des restaurants chinois, où des familles entières travaillent. Au cours d'un contrôle de travail dissimulé, on identifie des jeunes gens dont on nous dit qu'ils aident parfois, mais on s'aperçoit aussi qu'ils sont en situation de travail. Il peut s'agir de très jeunes personnes. Encore une fois, dans le cadre des contrôles, il nous appartient d'indiquer les faits au procureur de la République. En l'occurrence, on se concentrera sur le travail dissimulé. On fera des constats, mais il n'est pas certain que nous allions au-delà, sur des conditions liées à l'esclavage. Il pourrait certes y avoir un travail de sensibilisation au sein de l'Inspection du travail : en cas de travail dissimulé, on pourrait nous inciter à poser plus de questions, de manière plus approfondie, pour savoir s'il n'existe pas, derrière, un phénomène plus grave d'exploitation humaine. Pourrait également intervenir une sensibilisation auprès des parquets pour ne pas s'arrêter à l'infraction de travail dissimulé.

Le domaine des ateliers de confection concerne pour l'essentiel Paris et sa très proche banlieue. C'est un peu le lot quotidien en matière de travail dissimulé, cela se passe souvent dans les ateliers, au fond des cours parisiennes, où l'on peut relever de mauvaises conditions de travail en plus du travail non déclaré.

Mme Sylvie LAMONZIE : Il est difficile de remonter jusqu'à celui qui nous semble être le responsable de la situation d'esclavage, c'est-à-dire le donneur d'ordres. Les ateliers de confection réclament des enquêtes extrêmement approfondies. Les textes et la jurisprudence sont vagues, en tout cas extrêmement variables sur l'implication pénale des donneurs d'ordres. Nous avons beaucoup de mal à les faire juger et condamner. De ce fait, notre travail, en matière d'ateliers clandestins notamment, se limite aux sous-fifres et aux petits. Une fois que l'on en a attrapé un, le donneur d'ordres fera travailler le voisin. Il est extrêmement difficile, en termes juridiques, de mettre en cause le donneur d'ordres, que ce soit dans le domaine de la confection comme dans le secteur du bâtiment. Tous nos collègues qui s'y sont attelés ont rencontré d'énormes difficultés, car les moyens d'enquête nécessaires sont totalement disproportionnés par rapport à ceux dont nous disposons. En outre, les officiers de police judiciaire (OPJ) sont assez peu formés - ils commencent à l'être - sur les questions de travail dissimulé de base. Dorénavant, nous pouvons nous concerter avec les OPJ au sujet d'une personne qui n'a pas fait l'objet d'une déclaration préalable à l'embauche, nous nous comprenons. Mais dès qu'il s'agit d'aller au-delà et d'engager des enquêtes plus approfondies sur les donneurs d'ordres, nous ne disposons pas du soutien des OPJ. On passera alors beaucoup de temps pour essayer de mettre en cause les donneurs d'ordres. Certes, de plus en plus, on arrive à faire suivre les parquets sur la recherche du donneur d'ordres en tant que responsable, mais quand on arrive à l'audience, le fait pour le donneur d'ordres de s'être assuré que son sous-traitant est déclaré à l'URSSAF suffit bien souvent à l'exonérer de toute responsabilité pénale.

Mme Anouk DEMEY : Pour ce qui est de la DILTI, elle compile nombre de documents qu'elle adresse aux services. Les collègues saisissent peu la DILTI. Pour ceux qui la saisissent, j'ai entendu des témoignages contrastés. Certains étaient satisfaits. D'autres, pas du tout. Donc le bilan est surtout mitigé. Nous n'avons pas vraiment de relations avec cette direction.

Mme la Présidente : Vous viendrait-il à l'idée de saisir la DILTI d'une situation ?

Mme Anouk DEMEY : Oui, bien sûr, lorsque nous sommes confrontés à une subtilité juridique, si nous recherchons une aide en matière méthodologique, nous pouvons sans problème saisir la DILTI. Mais nous avons davantage le sentiment qu'il s'agit d'une instance d'étude à la fois des problèmes liés au travail illégal et de nos procès-verbaux ; sur l'action et par rapport à l'enquête, nous n'avons pas de réels retours.

Mme la Présidente : Vous l'approvisionnez, mais elle n'est pas d'une aide quelconque ?

Mme Anouk DEMEY : Elle le pourrait sans doute.

M. le Rapporteur : Nous avons souhaité vous entendre principalement sur une question qui n'est pas tant celle de situations individuelles d'esclavage domestique que de situations d'esclavage liées à l'existence d'ateliers clandestins.

Notre Mission est confrontée à la réalité des ateliers clandestins, à l'existence de filières qui amènent des Chinois à travailler dans tel ou tel secteur d'activité, disposent de structures d'accueil, de structures d'encadrement, et forment ainsi une sorte de contre-société. Nous avons reçu des témoignages concordants sur un phénomène qui n'est pas nouveau et qui persiste, assorti d'explications historiques. Nous avons une connaissance de ces personnes qui, d'un point de vue universitaire, est parfaite. Mais notre question est celle-ci : pourquoi personne ne fait rien ? Nous souhaitons donc interroger ceux dont c'est le métier. L'échec est patent. Voilà un phénomène qui existe depuis de nombreuses années et qui peut faire l'objet de colloques, mais qui continue de sa belle vie. Il existe deux réponses possibles : soit les personnes qui en sont chargées ne s'y intéressent pas ; soit elles estiment qu'elles ne disposent pas des outils adaptés pour apporter une réponse.

Nous souhaitions vous entendre pour connaître votre point de vue sur les outils juridiques disponibles : notamment la législation sur les donneurs d'ordre, qui a évolué à plusieurs reprises et sous toutes les majorités, vous paraît-elle suffisante ou faut-il aller plus loin dans la présomption de responsabilité des donneurs d'ordres ? Telle est la question centrale.

Mme Sylvie LAMONZIE : Vous avez indiqué que deux raisons pouvaient expliquer la persistance du phénomène ; j'en ajouterai une troisième : la conscience des individus qui mettent en _uvre la loi.

Dans les situations d'atelier clandestin et, d'une façon plus générale, dans les situations d'emploi de travailleurs étrangers en situation irrégulière sur le territoire français, nous sommes un certain nombre à l'Inspection du travail à estimer que les sanctions sont ou risquent d'être immédiates pour les travailleurs en situation irrégulière par le biais des reconduites à la frontière alors que les sanctions, si sanctions il y a, pour les commanditaires du travail dissimulé sont éventuelles et différées dans le temps. Il ne faut pas se leurrer. Certes, nous sommes bien d'accord, nous devons tous appliquer des textes ; il se trouve néanmoins que nous sommes dans une situation où nous avons beaucoup plus de textes à appliquer que de possibilités de le faire. Les uns et les autres choisissent selon leur propre conscience. Dans ces situations-là, nous sommes un certain nombre à dire que nous préférons faire autre chose plutôt que de mettre à mal ces victimes - lorsque nous les voyons travailler quinze heures par jour et logeant dans des gourbis, elles nous apparaissent comme telles. Notre intervention ne ferait qu'empirer leur situation et ne réglerait pas, par ailleurs, la question de la mise en cause du donneur d'ordres. D'autres victimes viendraient remplacer les premières.

Mme Anouk DEMEY : D'un point de vue juridique, il est très difficile de mettre en cause le donneur d'ordres. En France, la question de la coresponsabilité est un problème général. On le rencontre pour le sujet qui nous occupe comme pour les situations de sous-traitance. Les victimes d'accidents du travail sont toujours des salariés des petites entreprises sous-traitantes ou des intérimaires. Dans le cadre de ces sous-traitances, nous sommes confrontés à une responsabilité de l'entreprise intermédiaire, donc de la petite entreprise, mais il n'y a pas de coresponsabilité de la grosse entreprise qui recourt aux entreprises sous-traitantes. En réalité, le risque est également sous-traité. Les chiffres actuels des accidents du travail reflètent cette situation économique et l'absence de coresponsabilité, ce qui n'est pas le cas au Royaume-Uni qui dispose d'une réglementation depuis 1974 permettant de mettre en cause les personnes ayant recours à la sous-traitance. En France, cette absence est un obstacle à la prévention, dans la mesure où l'on ne poursuit pas les personnes qui organisent les conditions de la dépendance économique.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : N'y aurait-il pas une politique à mener en matière de visas ? Il y a plusieurs années, à Lyon, lorsque l'on accordait un visa touristique, on demandait aux adjoints d'arrondissements, entre 1977 et 1983, ensuite aux maires d'arrondissements, un certificat d'hébergement.

Mme la Présidente : Cette procédure est encore en vigueur.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : En ce cas, on pourrait s'attacher, non aux pauvres victimes, ainsi que vous les nommez, mais à la personne qui s'est portée garante pour le stage, pour l'embauche...

Mme Sylvie LAMONZIE : Il s'agirait d'hommes de paille.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Je me souviens avoir refusé des certificats d'hébergement.

Je serais très intéressée à entendre un représentant du ministère des Affaires étrangères, car il est parfois difficile d'obtenir des visas touristiques pour des étudiants venant faire des stages ou pour des industriels venant passer commandes contrairement à ces personnes qui seront exploitées. Cela nous permettrait d'atteindre l'étage supérieur. On refuse des visas aux étudiants parce qu'ils ne disposent pas des ressources nécessaires pour vivre, on refuse des stages aux enseignants parce que l'on ne sait pas s'ils vont repartir. Une politique de délivrance des visas pourrait, sinon être totalement efficace, du moins permettrait d'atteindre ceux qui exploitent « les victimes ».

Mme la Présidente : Nous aurons l'occasion de poser ces questions la semaine prochaine à des représentants du Quai d'Orsay.

M. le Rapporteur : Votre association qui produit assez régulièrement des notes, des réflexions, des propositions, n'a rien produit sur cette question ?

Mme Anouk DEMEY : L'association évoque régulièrement ce problème d'absence de répression des personnes qui organisent économiquement la dépendance. Une fois évoqué, s'il n'y a pas de loi derrière...

M. le Rapporteur : Nous sommes chargés dans notre rapport de présenter des propositions. Tel est le but de notre Mission. Qu'est-ce qui mériterait d'être amélioré ? Se dessine la piste de la responsabilité des donneurs d'ordres, peut-être avec quelques références de droit comparé. Se pose également la question de vos pouvoirs propres d'intervention face à ces situations. La répartition actuelle des compétences entre les différents corps susceptibles d'intervenir - officiers de la police judiciaire, inspecteurs du travail, agents assermentés des organismes de sécurité sociale, etc. - est-elle satisfaisante ? Faut-il simplifier les choses ? Avez-vous des pistes de réflexion permettant d'avancer plus précisément sur cette question ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Nous avons quasiment tous les mêmes pouvoirs. En revanche, nous rencontrons des difficultés à nous coordonner. Nous avons tous le pouvoir de constat sur le territoire ; nous devrions par conséquent être en mesure de travailler séparément. Mais si nous sommes amenés à travailler ensemble sur le terrain, cela limite forcément le nombre des interventions. Par ailleurs, nous avons du mal à nous contacter, à travailler ensemble. C'est difficile, sans doute parce que les réseaux sont mal organisés, parce que l'on a affaire à des agents qui, quel que soit leur lieu d'affectation, sont complètement débordés. En termes de communication, personnellement, je ne connais pas le mèl de l'URSSAF !

Le fait d'organiser des contrôles communs sur le terrain nous permet d'être en contact, mais, de fait, limite nos interventions.

M. le Rapporteur : Les comités départementaux de lutte contre le travail illégal (COLTI) existent-ils partout ? Fonctionnent-ils ?

Mme Anouk DEMEY : Dans certains départements, nous avons l'impression qu'ils se réunissent parce qu'ils en ont l'obligation. Cette instance existe, mais sans véritable investissement en ces matières, encore une fois parce que l'Inspection du travail est débordée. C'est une réalité.

M. le Rapporteur : Le comité départemental est animé par le préfet.

Mme Anouk DEMEY : Oui, mais avec des représentants des différentes administrations.

M. le Rapporteur : Si le préfet est débordé, vous aussi, la police aussi, peut-être ne restera-t-il plus que les parlementaires pour agir !

Mme Anouk DEMEY : Monter ces actions n'est pas si simple.

M. le Rapporteur : La relation avec les services de police et les magistrats est importante. A la suite de la mise en place du COLTI, l'ancien procureur de Mont-de-Marsan organisait tous les mois des audiences spéciales sur le travail clandestin devant le tribunal correctionnel en présence de la presse. Cela avait été demandé par le ministère de la Justice - il y a bien longtemps d'ailleurs.

Mme Anouk DEMEY : Cela n'existe plus dans les départements d'Ile-de-France, car, chaque année, le nombre d'audiences réservées au sein de la section économique et financière pour les PV d'inspection du travail diminue. Là aussi, existe un problème d'encombrement. Cela ne signifie pas que l'on ne s'y intéresse pas, mais que se pose un problème de moyens.

Mme Sylvie LAMONZIE : Le COLTI fonctionne bien dans les départements où la Justice a fait une priorité du travail dissimulé. Quand ce n'est pas le cas du côté du parquet, le COLTI ne fonctionne pas. Car il ne suffit pas de le mettre en place. L'absence de résultats pousse les différents agents à faire autre chose.

Mme Anouk DEMEY : D'autant que nous devons initier des contrôles pour suivre les politiques de santé au travail définies par le ministère.

Mme la Présidente : Si je vous entends bien, votre priorité à l'heure actuelle porte sur la santé au travail.

Mme Anouk DEMEY : Cette question nous occupe pour une grande part. Ces dernières années, nous avons connu une réorientation de notre hiérarchie - direction régionale, ministère - qui a souhaité que nous portions notre effort sur les questions de santé-sécurité au travail. On a beaucoup parlé de l'amiante, on évoque davantage aujourd'hui le risque chimique, notamment des esters de glycol. Notre attention est appelée sur d'autres questions que l'on nous indique comme prioritaires.

Mme la Présidente : Pour résumer, vous travaillez davantage sur la santé au travail que sur les délits d'esclavage ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Oui, nous souhaiterions nous concentrer sur les questions de santé au travail.

Mme la Présidente : Mais vous abandonneriez alors tout un pan du droit pénal du travail !

Mme Sylvie LAMONZIE : Pourquoi le souhaiterions-nous ? Sur le champ de la santé au travail, nous sommes les seuls à pouvoir intervenir alors que sur les autres champs, comme celui de l'esclavage, les magistrats notamment peuvent intervenir. Dans le domaine du droit pénal général, il y a d'autres intervenants possibles. En matière de santé au travail, il n'y a personne d'autre que l'Inspection du travail.

M. le Rapporteur : Dans le domaine du travail clandestin, au vu de la multiplicité des acteurs possibles, personne ne considère qu'il s'agit d'une priorité.

Mme Sylvie LAMONZIE : Absolument ; c'est également une des raisons.

Mme la Présidente : Il y a aussi des problèmes de santé dans le travail clandestin - plus qu'ailleurs ! Vous pourriez l'aborder par ce biais.

Mme Sylvie LAMONZIE : Oui, mais, là encore, dressant un procès-verbal où figureront à la fois le travail clandestin, les conditions de travail et d'hébergement indigne, les rémunérations, on sait que finalement ne sera poursuivi que le travail clandestin.

M. le Rapporteur : Vous paraît-il dévalorisant que les poursuites ne portent que sur le travail clandestin ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Ce n'est pas tant que ce soit dévalorisant, mais c'est une partie de notre travail qui est mis de côté. Cela représente une grande quantité de travail et un investissement important.

M. le Rapporteur : Vous avez bien conscience que nous parlons là, non d'infractions à la législation ou de non-respect de telle ou telle convention collective, faits certes gravissimes, mais qui se règlent devant les conseils de prud'hommes, mais de personnes dont nous estimons qu'elles sont en situation d'esclavage. En l'absence de toute politique de dissuasion systématique, d'intervention et de pénalisation, la situation peut perdurer ainsi quelques décennies alors qu'il s'agit de l'un des phénomènes les plus graves auquel nous assistons dans nos sociétés. Finalement, cela se passe en dehors même de tout champ de contrôle: La loi est ignorée. Le fonctionnement des règles économiques est perturbé. C'est une incitation à l'illégalité.

Mme Anouk DEMEY : C'est pourquoi nous vous disions que notre priorité consiste à agir sur le collectif. D'un point de vue individuel, nous souhaitons que les choses soient davantage réglées au conseil des prud'hommes pour que nous puissions nous concentrer sur les situations collectives. Dans le cadre du travail clandestin, on relève aussi des infractions concernant l'hygiène et la sécurité, ce qui constitue nos priorités.

Mme Sylvie LAMONZIE : Sauf que nous sommes face à des victimes qui ne font pas valoir leurs droits. Vous parlez de pénalisation. On entend bien que de tels comportements doivent être punis, mais il y a aussi une « punition civile », c'est-à-dire réparer le dommage causé à la victime. Or, dans ces situations d'esclavage, la victime n'est jamais en mesure de faire réparer son dommage.

M. le Rapporteur : Il y a un trouble collectif. Le droit pénal trouve son sens justement quand la société demande réparation pour le dommage qui est causé. En l'occurrence, il s'agit du traitement inhumain infligé à des personnes et d'une perturbation du fonctionnement des règles économiques. Le fait que ces victimes, parce qu'elles sont dans un état de dépendance totale, ne puissent faire valoir leurs droits, ne doit absolument pas constituer un frein à l'action pénale. Au contraire, ce devrait être une motivation essentielle pour mettre fin à de telles situations.

Mme Sylvie LAMONZIE : A cela près que la motivation des employeurs est d'abord une motivation économique. Sauf à agir aussi sur le plan économique, en termes de sanction économique que pourrait représenter l'indemnisation de la victime, on ne pourra effectivement pas les dissuader de récidiver.

M. le Rapporteur : L'amende prononcée au nom de l'Etat peut largement répondre à ce souci si c'est là la seule difficulté que vous y voyez.

Mme Sylvie LAMONZIE : Nous ne disons pas que le fait que les victimes ne voient pas réparation à leur préjudice soit un frein ; nous disons que nous regrettons cette situation et que des efforts devraient être faits en la matière.

Mme la Présidente : Vous faites partie des dernières personnes auditionnées. Nous dressons le constat sinistre que le travail clandestin n'intéresse personne, que ce soit le monde associatif ou les services publics.

Mme Anouk DEMEY : Vous entendre dire cela me choque un peu.

Mme la Présidente : La justice dit qu'elle ne peut rien faire parce qu'elle n'est pas approvisionnée. La police nous dit que c'est bien compliqué, car c'est la tâche de l'Inspection du travail. L'Inspection du travail nous indique travailler sur les problèmes de santé et de sécurité. Pendant ce temps, la DILTI est inexistante.

Mme Anouk DEMEY : Il ne faut pas dire que cela ne nous intéresse pas, mais que, compte tenu de l'organisation, notre priorité n'est pas celle-là. Il est un peu choquant de déclarer que cela ne nous intéresse pas, ce n'est pas vrai : c'est une question qui nous touche, car elle porte atteinte à la dignité humaine. Mais il existe des problèmes de moyens, matériels et juridiques.

M. le Rapporteur : Il existe aujourd'hui des agents spécialisés dans les sections. S'agit-il d'une organisation ancienne, nouvelle ? Est-ce une piste intéressante ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Cela s'est fait dans certains départements, notamment à Paris.

Mme la Présidente : Y a-t-il des inspecteurs sur ces sujets ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Non, des contrôleurs, mais cela ne présente guère d'importance parce que, en la matière, les pouvoirs de l'inspecteur et du contrôleur sont les mêmes et que l'on peut y affecter indifféremment les uns ou les autres. Cela se pratique depuis plusieurs années. A l'origine, c'était pour pallier le fait que les agents de contrôle dispersés dans les sections ne faisaient jamais une priorité du travail dissimulé. Il a donc été décidé d'affecter prioritairement des agents au travail dissimulé. Cela marche, à la condition, là encore, que les personnels disposent des moyens proportionnés aux besoins, ce qui est rarement le cas.

Mme Anouk DEMEY : Sur Paris, à notre connaissance, il y a deux contrôleurs du travail.

M. le Rapporteur : Deux pour tout Paris ?

Mme Sylvie LAMONZIE : Et un au maximum par département quand la structure existe.

M. le Rapporteur : Passons sur l'aspect homéopathique du dispositif. Ces agents, une fois choisis, reçoivent-ils une formation particulière ? Un travail collectif est-il organisé ensuite de manière hiérarchique entre tous les agents d'une grande zone de France ou d'une région pour avoir un vrai dispositif opérationnel?

Mme Sylvie LAMONZIE : C'est tout à fait le contraire. D'abord, ils n'ont pas forcément choisi ce poste, comme n'importe quel fonctionnaire.

M. le Rapporteur : On choisit le dernier entré !

Mme Sylvie LAMONZIE : Effectivement. Il n'y a donc pas de formation spécifique au travail dissimulé, excepté les formations continues proposées qui leur sont ouvertes à eux comme aux autres.

Mme Anouk DEMEY : Si l'Institut national du travail ou la direction régionale organise des modules de formation sur le travail clandestin, on imagine que la personne affectée les suivra, mais, à notre connaissance, aucune formation renforcée n'est dispensée. Ces personnes disposent de la documentation de la DILTI.

Mme Sylvie LAMONZIE : En outre, ces agents sont isolés dans les services ! Non seulement ils sont isolés au sein de leur direction départementale, mais, pour autant que l'on puisse en juger, ils ne sont pas organisés entre eux pour créer un réseau, ne serait-ce que d'agents affectés au contrôle du travail dissimulé. Ils souffrent d'un double isolement.

M. le Rapporteur : Etre isolé pour lutter contre les réseaux est là une stratégie bien subtile !

M. le Rapporteur : Au-delà des questions d'esclavage domestique, le phénomène est géographiquement assez limité et se concentre essentiellement sur la région parisienne. La création, non pas d'un corps distinct, mais à l'intérieur du corps même, d'une organisation spécifique et spécialisée disposant de pouvoirs particuliers vous paraît-elle une réponse possible ?

Mme Anouk DEMEY : Nous entendons souvent nos collègues dire que le travail dissimulé devrait être confié à une brigade spécifique. C'est la même idée. Dans quelle administration devrait-elle se situer, je l'ignore. Nous n'avons pas de recul, mais nous ne formulons pas d'opposition de principe.

Mme Sylvie LAMONZIE : Le danger serait peut-être alors de passer à côté de véritables situations d'esclavage, car une brigade spécialisée dans le travail dissimulé ne s'attachera pas uniquement aux ateliers clandestins ; il existe bien d'autres situations de travail dissimulé.

M. le Rapporteur : Tout dépend bien entendu de la mission qu'on lui attribue. Elle ne s'attacherait pas aux personnes qui n'ont pas fait leur déclaration d'embauche, ce qui ne met pas en cause le fondement de notre société, contrairement à l'esclavage.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : Ne conviendrait-il pas d'instaurer une coordination entre les différents intervenants - ministères de la Justice, de l'Intérieur, des Affaires étrangères - à l'instar de ce qui existe pour les questions d'adoption ? Ne pourrait-on instaurer une coordination entre les différents ministères et structures, puisque vous dites combien il vous est difficile de travailler ensemble et de vous réunir ?

Mme Sylvie LAMONZIE : C'est le rôle du COLTI, qui ne fonctionne pas, excepté lorsque les agents sont motivés.

Mme la Présidente : M. le Rapporteur fait allusion à l'équivalent du pôle financier pour la Justice. Il pourrait y avoir pour la région Ile-de-France un petit pool de quatre ou cinq inspecteurs et contrôleurs sur ce sujet.

Mme Sylvie LAMONZIE : Et des magistrats spécialisés ; pour nous, cela va de pair.

Mme la Présidente : Et en liaison avec un magistrat spécialisé.

M. Pierre-Christophe BAGUET : C'est un référent pour les autres qui sont sur le terrain.

Mme la Présidente : A l'échelle régionale, car l'échelle départementale n'est pas pertinente.

M. le Rapporteur : En outre, le problème existe essentiellement en région parisienne.

Mme la Présidente : Ce serait effectivement un pôle pour l'Ile-de-France.

M. le Rapporteur : Il faut faire le lien avec les magistrats, la police. La comparaison avec le pôle financier est assez bonne.

Mme Sylvie LAMONZIE : Les questions de moyens mis à part, le fonctionnement sur la base de l'exemple du pôle financier pourrait être efficace en région parisienne. Vous déclarez à juste raison qu'un pôle départemental ne serait pas efficace ; nous savons en effet que si nous attrapons un employeur dans un département, il se déplace dix kilomètres plus loin, dans le département voisin, et cela s'arrête là.

Audition de Mme Catherine LEPIÈCE,
coordinatrice de la cellule « traite des êtres humains »
du Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme (Belgique)


(extrait du procès-verbal de la séance du 31 octobre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Catherine Lepièce est introduite.

Mme Catherine LEPIÈCE : Madame la Présidente, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie d'avoir invité le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme à témoigner devant votre Mission.

Il s'agit d'une reconnaissance de notre compétence et du combat que nous menons dans notre pays depuis déjà 1993 afin que le problème de la traite des êtres humains soit appréhendé efficacement, non seulement sur le plan répressif, mais aussi sur le plan humanitaire et dans le respect et la défense de la dignité des personnes victimes de ces pratiques. Il s'agit aussi d'une reconnaissance ou, pour le moins, d'un questionnement quant au rôle que peut jouer un acteur indépendant pour coordonner et stimuler la politique de lutte contre la traite.

La traite des êtres humains est en effet un phénomène aux multiples facettes, impliquant à la fois les politiques migratoires, policières, judiciaires et même socio-économiques des Etats concernés. Les enjeux sont donc multiples, complexes et parfois contradictoires. Une approche multidisciplinaire est indispensable, des mécanismes de coordination, de contrôle et d'évaluation aussi.

Je ne vous exposerai pas l'historique de l'évolution de la politique belge de la lutte contre la traite des êtres humains ; il figure dans un texte que j'ai préparé et que je laisse à votre disposition. J'ai trouvé utile d'y procéder, car il a m'a semblé intéressant de vous indiquer les différentes étapes que nous avons franchies en Belgique en vue d'une définition politique, puisque le processus que vous engagez aujourd'hui apparaît relativement similaire. En effet, les initiatives parlementaires d'une commission d'enquête ont permis de déboucher sur des décisions gouvernementales et la mise en place d'une série de dispositions réglementaires ou législatives.

Je m'attarderai sur le rôle de coordination et de stimulation de la politique de lutte contre la traite des êtres humains confié au Centre pour l'égalité des chances que je représente aujourd'hui.

L'un des résultats importants des travaux de la commission parlementaire d'enquête fut certainement la proposition de loi contenant des dispositions en vue de la répression de la traite des êtres humains et de la pornographie enfantine, votée par le Parlement le 13 avril 1995. Outre l'introduction du délit de traite des êtres humains dans notre code pénal, la loi a prévu, en son chapitre V, des mesures d'exécution et de suivi de la loi. Le paragraphe 3 de l'article 11 de ce même chapitre charge le Centre de stimuler la lutte contre la traite des êtres humains. Ce rôle de « stimulation » est précisé et décrit dans un arrêté royal du 16 juin 1995.

Voilà pour ce qui est des bases légales de la mission du Centre. Qu'en est-il concrètement de son implication dans cette matière et des outils dont il dispose pour exercer sa mission ?

Tout d'abord, il est utile de préciser les statuts du Centre. Le Centre pour l'égalité des chances est un organisme public indépendant, créé par le Parlement. Il dépend administrativement des services du Premier ministre, mais est géré par un conseil d'administration indépendant. La loi créant le Centre précise que celui-ci exerce ses missions en « toute indépendance ». Dans ce cadre, le Centre est, entre autres, habilité à effectuer des études et recherches, à adresser des avis et recommandations aux pouvoirs publics, à aider toute personne sollicitant son aide et à ester en justice. Les instances compétentes sont tenues de mettre à la disposition du Centre les informations nécessaires à l'accomplissement de sa mission. Le Centre a une obligation de rapport au Premier ministre qui le transmet ensuite au Parlement.

Deux avantages dans cette position particulière du Centre en tant qu'organisme public : tout d'abord, le fait de n'être relié à aucun département ministériel particulier lui confère une certaine autonomie ; ensuite, cela lui permet de développer une analyse multidisciplinaire et transversale de différents problèmes relevant de ses missions. Il s'agit, en fait, d'un instrument d'évaluation de la politique menée par le gouvernement dans différents domaines, et ce en plus ou à côté de celui du contrôle parlementaire. Il s'agit donc en définitive d'un outil de démocratie estimable.

Je soulève ce point, car il est capital dans le domaine particulier qui nous occupe. La traite des êtres humains implique de nombreuses politiques, aux enjeux multiples, divers et parfois divergents. Un exemple : celui de la volonté du contrôle de l'immigration - clandestine ou pas... - parfois, sinon souvent, en tension avec la reconnaissance d'un statut pour les personnes victimes de la traite des êtres humains, ce statut impliquant nécessairement - sinon aucune aide n'est possible - l'octroi d'un permis de séjour sur le territoire. L'équilibre est parfois difficile à maintenir, la médiation du Centre souvent sollicitée.

Revenons à présent sur le travail de coordination du Centre en matière de traite des êtres humains et les outils qui lui ont été donnés pour exercer cette mission par une description de nos activités et priorités.

Une grande partie des activités de la Cellule « traite des êtres humains » du Centre tourne autour du volet humanitaire de la politique de lutte contre la traite des êtres humains. Je reviendrai en détail plus avant sur la description des mesures d'assistance aux victimes de la traite, mais ici déjà je peux évoquer le rôle du Centre dans la création de deux nouvelles organisations spécialisées pour l'aide aux victimes, trois au total en Belgique.

Nous avons organisé les négociations politiques pour l'obtention des subsides, négociations avec les partenaires de terrain pour la création de ces centres d'accueil spécialisés sous forme d'organisations non gouvernementales (ONG).

Le Centre joue un rôle de coordination des activités des centres d'accueil et leur vient en appui pour élaborer des propositions visant à améliorer l'assistance aux victimes, que ce soit sur le plan policier, judiciaire, administratif ou social. Outre ces réunions de coordination inter-centres veillant à harmoniser les pratiques et à relayer vers le politique une série de problèmes et de situations concrètes, nous intervenons en appui régulier aux demandes directes formulées par l'un ou l'autre centre. Un exemple est celui des constitutions de partie civile que le Centre fait en son nom pour une victime accueillie par l'un des centres d'accueil.

Autre exemple, nous avons pris l'initiative d'élaborer une brochure reprenant les diverses dispositions en matière d'assistance aux victimes à l'attention des services de police ou services d'inspection et instances judiciaires. Nous avons produit, toujours en concertation avec les centres d'accueil, une brochure multilingue à l'intention des victimes elles-mêmes, distribuée par les services de police.

Voici donc pour illustrer un peu nos activités « directes » dans le volet humanitaire de la politique de lutte contre la traite des êtres humains. Je dis « directes », parce que nos interventions dans le volet répressif visent également, indirectement, à garantir un respect des droits des victimes de la traite des êtres humains.

Au niveau du volet répressif, si nous ne pouvons bien entendu nous substituer au ministère public et aux instances policières en matière de politique criminelle, nous sommes souvent leur interlocuteur. Notre position nous permet, en effet, d'analyser certains aspects de la problématique selon ses différentes facettes, de faciliter des contacts utiles et de formuler ainsi que de soutenir des propositions profitables au renforcement de la lutte contre la traite des êtres humains. Ainsi, par exemple, suite à une analyse du secteur à risque de la prostitution dans cinq grandes villes du pays, nous avions élaboré des propositions visant au contrôle systématique et multidisciplinaire de ce secteur. Ces propositions ont débouché sur la création d'un groupe de travail interministériel qui a élaboré des directives de politique criminelle.

Autre exemple : la désignation dans chacun des parquets d'instance d'un magistrat spécialisé pour la traite des êtres humains. Ceux-ci sont devenus des experts judiciaires dans ce domaine et aussi des interlocuteurs privilégiés des centres d'accueil dans le cadre des accompagnements juridiques des victimes.

Nous sommes invités dans certains arrondissements à prendre part aux réunions de coordination du parquet avec les services de police et d'inspection chargés des contrôles dans les secteurs à risque pour la traite des êtres humains.

Le Centre constitue un intermédiaire entre la cellule centrale de la police fédérale et les centres d'accueil.

Récemment, un recueil de jurisprudence en matière d'application de la loi du 13 avril 1995, a été élaboré, outil fort attendu de nombreux magistrats, juges et avocats.

Enfin, je terminerai en citant le rapport annuel du Centre qui constitue, outre une évaluation régulière, un outil important de communication et de « stimulation » - tel est notre rôle - à l'égard du gouvernement pour que certaines mesures et problèmes spécifiques soient pris en considération. Ce rapport est élaboré par nos soins sur la base des activités décrites ci-dessus, auxquelles s'ajoutent de nombreux contacts avec des personnes présentes sur le terrain. Par ce biais aussi, nous sommes souvent interpellés par des instances étrangères et servons souvent de relais à des contacts utiles en Belgique.

Quelles sont les formes de la traite des êtres humains en Belgique ?

Le législateur belge n'a pas voulu limiter la traite des êtres humains au seul domaine de l'exploitation sexuelle. Il n'en reste pas moins que les cas « détectés » de traite des êtres humains restent majoritairement ceux de l'exploitation sexuelle : 62% des cas en 1998, 50% en 1999 et 57% en 2000. Lorsque j'utilise le terme « détection », je me réfère aux situations faisant l'objet d'un renvoi d'une victime vers un des trois centres d'accueil spécialisés reconnus. Les seules statistiques que nous retenons au Centre dans cette matière sont, en effet, celles de ces renvois et prises en charge. Ceux-ci ne reflètent en rien la réalité de l'ampleur du phénomène. Mais comment évaluer la dimension d'un phénomène illégal dont l'existence repose précisément sur le recours à des méthodes frauduleuses et illégales et ne peut se développer que dans la clandestinité ?

Le nombre de victimes renvoyées dépend de multiples facteurs, dont plus d'un peut être amélioré. Il s'agit, en premier lieu, de l'information et de la sensibilisation des services de police chargés des contrôles dans les secteurs à risque, de celles des services de l'immigration chargés de donner des instructions lorsqu'un étranger en situation illégale est appréhendé ; enfin, de l'information et de la sensibilisation des parquets chargés des poursuites. Il s'agit aussi d'une bonne organisation et d'une systématisation des contrôles dans ces secteurs à risque et de la coordination de ces contrôles, non seulement au sein d'un seul arrondissement judiciaire, mais aussi entre arrondissements, voire au niveau européen et international. Nous constatons à l'heure actuelle que beaucoup d'informations se perdent.

Outre donc l'exploitation sexuelle dans le secteur « commercial » de la prostitution, certains cas d'exploitation sexuelle assimilables à la traite des êtres humains existent dans des sphères privées, par exemple des mariages arrangés, des abus sexuels de domestiques privés ou de jeunes filles au pair.

Dans la sphère économique, nous avons surtout été confrontés en Belgique à la découverte d'ateliers de confection clandestins - des indices ont montré des liens avec d'autres ateliers de confection, notamment parisiens -, à l'exploitation dans le secteur de la restauration, un peu dans l'agriculture. Nous avons eu aussi connaissance de cas de traite dans l'exploitation de pompes à essence ou de boulangeries occupant, dans des conditions de travail extrêmes, de la main d'_uvre illégale. Mais, dans ces cas, l'application de la loi est parfois plus difficile. Quelle frontière y a-t-il, en effet, entre l'occupation illégale de main d'_uvre illégale et l'exploitation économique sur base d'un statut précaire ? Dans ce secteur aussi, les tensions avec l'Office des étrangers chargé d'octroyer le statut de victime par délivrance d'un permis de séjour provisoire sont plus grandes. Le spectre de l'invasion d'immigrés économiques l'explique peut-être. Cela fait pourtant fi de l'expertise des centres d'accueil qui, vu leur expérience, sont à même de différencier les situations de traite d'autres situations relevant, elles, du travail au noir plus que de l'esclavage.

En réalité, sont souvent déterminantes, l'implication et la motivation des services de police et des parquets - magistrats de liaison - et, dans le cas plus précis des situations d'exploitation économique, des auditorats du travail. S'ils sont informés et convaincus de la cause, les renvois de victimes vers les centres d'accueil seront effectués et les poursuites judiciaires enclenchées.

Toujours dans cette sphère économique, nous avons découvert des cas d'exploitation de personnel domestique dans les ambassades ou au service de personnes bénéficiant de l'immunité diplomatique. Là aussi, les chiffres n'illustrent rien - 5 à 6 dossiers sur quatre ans. La visibilité de ce secteur est encore moins grande que d'autres secteurs sujets à des contrôles extérieurs. Plus récente dans l'historique des situations renvoyées vers le Centre, celle des sportifs professionnels concerne principalement le monde du football.

Signalons aussi que nous traitons actuellement un dossier de trafic d'enfants dans le cadre de l'adoption internationale, ainsi que deux dossiers concernant des touristes sexuels, pédophiles belges, arrêtés à l'étranger, plus précisément en Thaïlande et au Sri Lanka.

Enfin, cette année encore, le législateur a amendé la loi du 13 avril 1995 pour étendre l'application des dispositions en matière de traite des êtres humains au « trafic » d'une part et à la vente, la location ou la mise à disposition de chambres ou de tout local en vue d'en tirer un profit anormal, d'autre part.

Nous gardons la conviction qu'il n'y a pas de limite aux domaines dans lesquels la traite des êtres humains peut se manifester. A partir du moment où un profit peut être réalisé, l'être humain est devenu, aujourd'hui, pour de nombreux petits et grands criminels, une marchandise rentable dès lors qu'il est isolé, fragilisé ou en situation précaire. Le profit est le fil conducteur de la compréhension du phénomène. Il doit être aussi celui des politiques répressives mises en _uvre pour le combattre.

Pour le détail des nationalités concernées, vous pouvez consulter les rapports annuels du Centre. Soulignons toutefois l'importance considérable prise par les victimes originaires des pays de l'Europe orientale et centrale : 35% en 1998, 38% en 1999, 44% en 2000. On les retrouve principalement dans la prostitution où elles sont, pour beaucoup d'entre elles, exploitées par des mafias albanaises souvent très violentes. Les femmes originaires de l'Afrique de l'ouest, du Nigeria principalement, constituent le deuxième groupe important des victimes exploitées dans la prostitution : 35% en 1998, 22% en 1999 et 23% en 2000. Ces dernières sont souvent entre les mains de réseaux africains organisant leur entrée et leur exploitation sur le territoire. Les méthodes de pression sont ici davantage d'ordre mythique et relèvent de pratiques vaudoues exercées dans les pays d'origine. Les Asiatiques se trouvent principalement dans les secteurs économiques des ateliers de confection clandestins et de la restauration. L'endettement dans le pays d'origine constitue souvent un moyen de pression dans ce groupe. Les Chinois y sont majoritaires et l'on soupçonne l'implication des triades derrière bon nombre de situations.

J'ai cité certaines mafias ou groupes criminels à la base des réseaux. Mais ceux-ci ne sont pas qu'étrangers. Leurs activités ne peuvent, en effet, se développer s'il n'y a pas une tolérance au mieux, une complicité au pire, de la part d'acteurs locaux dans ces secteurs ou d'acteurs indispensables pour mener à bien l'entrée sur le territoire de ces personnes. Concernant la délivrance des visas, il faudrait parvenir à un meilleur contrôle et une harmonisation au niveau européen. De même faudrait-il mieux contrôler, notamment sur le plan fiscal, les propriétaires des lieux où se déroulent les phénomènes d'exploitation, et examiner la responsabilité des commanditaires dans le cadre des ateliers de confection.

Enfin, en ce qui concerne les filières le plus souvent utilisées pour organiser l'entrée et le séjour des victimes sur le territoire, nous avons détecté de nombreux abus au niveau de la procédure d'asile, le recours à de faux documents et, comme indiqué précédemment, des visas délivrés dans des conditions douteuses dans les pays d'origine par l'un ou l'autre Etat membre de l'espace Schengen. Cela se passe, par exemple, par le biais d'agences de voyage locales qui vendent un « full package » aux candidats à l'immigration. Cela se produit-il avec ou sans la complicité des ambassades ? Nous n'en avons jusqu'à présent aucune preuve.

Deux enquêtes sont en cours actuellement en Belgique. L'une concerne des faits qui se sont produits en 1995-1997 au sein de l'ambassade belge à Sofia, qui viseraient l'ambassadeur en personne, et l'autre les agissements « douteux » d'un fonctionnaire du service du protocole des Affaires étrangères à Bruxelles qui délivrait des cartes de séjour contre rémunération. Par ailleurs, certaines « récurrences » ou l'abondance de certains visas posent question et devraient, selon nous, faire l'objet de plus amples investigations. Je vous renvoie à notre rapport annuel 2000.

Je n'aborderai pas le dispositif répressif. Toutefois, je pourrai, si vous le souhaitez, vous apporter des précisions sur la jurisprudence concernant l'abus de la situation précaire de l'étranger comme élément déterminant dans l'établissement de l'infraction elle-même. De même, je pourrai vous fournir une évaluation de la loi de manière plus exhaustive.

L'instauration d'un mécanisme de contrôle et de suivi semble essentielle, car il s'agit d'une problématique complexe qui ne fait pas toujours l'objet de priorités concordantes ni même d'une attention prioritaire, étant donné le public-cible et d'autres enjeux politiques qui peuvent apparaître à l'arrière-plan.

J'insiste sur le caractère indispensable du système d'autorisation de séjour en faveur des victimes, non seulement parce que c'est le seul biais par lequel on peut légalement leur offrir une assistance, mais aussi - l'expérience l'a démontré - parce qu'il s'agit d'un outil essentiel pour l'efficacité des poursuites et des condamnations. A l'analyse des jugements et des arrêts, il ressort que le témoignage des victimes est central et déterminant pour arriver à établir l'infraction et parvenir à des condamnations.

A cet égard, je me permets de contester l'idée que ce système serait source d'abus de la part des filières d'immigration. En effet, le nombre total de permis de séjour délivrés depuis 1994 s'établit à 673, ce qui est très peu et représente environ une centaine de permis de séjour par an. Par ailleurs, le mécanisme tel que défini en Belgique permet d'offrir toutes les garanties de contrôle suffisantes pour éviter des abus, en tout cas, au-delà de la première période d'accueil de quarante-cinq jours.

Le modèle belge de politique de lutte contre la traite des êtres humains semblent à maints égards un modèle intéressant.

De manière réaliste, le modèle belge a intégré dans sa législation et ses diverses mesures de politique spécifiques à la traite des êtres humains, l'exploitation dans d'autres secteurs d'activités que celui de la prostitution, considérant donc que toutes les formes d'exploitation se fondant sur l'abus de la précarité d'une personne étrangère sur notre territoire - donc sur un rapport de force déséquilibré -, devaient être détectées, poursuivies et condamnées.

Il a pris en considération le caractère multidimensionnel de la problématique de la traite des êtres humains et a clairement établi que la recherche du profit était à l'essence même du développement du phénomène, ce qui a débouché sur la définition d'une approche multidisciplinaire incluant les acteurs économiques dans l'organisation des contrôles des secteurs à risque pour la traite des êtres humains et sur la mise en place de diverses structures de coordination, indispensables à la mise en _uvre de la politique répressive en la matière.

Tenant compte du caractère évolutif de la traite des êtres humains, le modèle belge comporte des mécanismes d'évaluation pour garantir un suivi de la politique. Des acteurs indépendants et extérieurs aux pouvoirs publics ont été chargés de cette mission : le Centre pour l'égalité des chances et les centres d'accueil spécialisés pour l'aide et l'accompagnement des victimes établissent à cet effet des rapports.

Le modèle belge comprend aussi un système spécifique d'assistance humanitaire aux victimes de la traite des êtres humains, dont je viens de souligner l'importance et l'intérêt.

Tout n'est certes pas parfait. De grandes disparités existent sur le terrain quant à l'intérêt porté au phénomène de la traite des êtres humains et donc l'implication réelle des acteurs concernés par la mise en _uvre de la politique. L'implication et la motivation personnelles de ces différents acteurs sont souvent déterminantes pour l'efficacité ou tout simplement la mise en _uvre réelle des mesures définies.

La volonté politique fait parfois défaut, surtout lorsque les enjeux d'un département sont en contradiction avec les enjeux nécessaires à la réussite tant des volets répressif qu'humanitaire de la politique de lutte contre la traite. La volonté politique et sa cohérence manquent aussi - parfois - lorsqu'il s'agit de donner les moyens nécessaires à cette politique. Les effectifs sur le terrain sont souvent bien insuffisants tant au niveau des polices que des inspections du travail, des inspections sociales et des parquets. Des moyens plus qu'insuffisants pour l'exercice de leurs missions sont accordés aux centres d'accueil spécialisés pour l'aide et l'accompagnement des victimes et au Centre pour l'égalité des chances, qui ne dispose que de deux personnes pour effectuer le travail de coordination et d'évaluation qui lui a été confié. Or il s'agit ici d'acteurs indépendants et « extérieurs » de la politique de lutte contre la traite des êtres humains.

Pour conclure mon intervention, je me permets donc d'insister sur la vigilance nécessaire lors de l'élaboration de nouvelles propositions en matière de lutte contre la traite des êtres humains afin que des garanties soient mises en place pour qu'existe une cohérence entre la définition de la politique et les moyens qui lui seront réservés.

Mme la Présidente : Je vous remercie pour cet exposé extrêmement complet.

Juste avant de conclure et de nous dire que le modèle belge était un très bon modèle, en émettant toutefois quelques réserves, vous avez indiqué que cent permis de séjour accordés par an c'était très peu. Je perçois là une petite contradiction entre votre conclusion et le constat : finalement, au-delà des quarante-cinq jours d'aide et d'accueil offerts à toutes les victimes de la traite, très peu nombreuses sont celles qui obtiennent un permis de séjour et donc très peu nombreuses sont celles qui peuvent véritablement s'en sortir.

Mme Catherine LEPIÈCE : C'est une réalité liée au problème de la détection. Si j'ai cité les chiffres que je vous ai livrés, c'est surtout pour illustrer la contradiction qui existe dès lors que l'on oppose l'argument de l'abus du système. Etant donné le nombre limité de cas, les chiffres prouvent l'absence d'abus.

Mme la Présidente : Nous l'avons bien compris. A l'inverse, le système fonctionne-t-il si l'on ne tire d'affaire que cent personnes par an ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Nous considérons que le système n'est pas encore totalement satisfaisant, car les moyens nécessaires ne sont pas accordés sur le terrain aux services de police ou aux centres d'accueil pour prendre en charge les victimes. Dès lors que les effectifs policiers sont en mesure d'exercer de manière utile des contrôles dans les secteurs à risques, vous ne pourrez pas avoir de détection de situations, ni de renvoi vers les centres d'accueil. Par ailleurs, ces derniers ne disposent que de budgets extrêmement limités, donc de capacités d'accueil tout aussi limitées. A l'heure actuelle, Pag-Asa possède une capacité de quinze places dans une maison d'hébergement où l'accueil se fait en résidentiel ; l'association dispose aussi de possibilités d'accueil, notamment en appartement privé. Il existe donc des possibilités d'accueil résidentielles au-delà de ces quinze places.

Le centre Sürya, dans l'arrondissement de Liège, offre également une quinzaine de places et le centre Payoke, à Anvers, une dizaine.

Mme la Présidente : Soit une quarantaine de places, auxquels viennent s'ajouter les appartements.

Mme Catherine LEPIÈCE : Il ne s'agit pas d'appartements à proprement parler ; il est fait appel, soit à des familles d'accueil, soit à des structures qui acceptent de travailler avec ce public particulier, pour lequel une intégration dans des structures d'accueil résidentiel normal est souvent difficile.

Mme la Présidente : La protection des victimes qui acceptent de témoigner, puisque c'est l'une des conditions de l'accès au permis de séjour, vous semble-t-elle satisfaisante ? Y a-t-il eu des enlèvements ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Oui, il y en a eu. Encore une fois, les centres d'accueil n'ont pas une fonction de police ; ce ne sont pas des centres fermés. Ils ont une structure résidentielle à adresse secrète, mais n'ont pas les moyens de garantir que le secret de l'adresse pourra être gardé. Les problèmes de sécurité rencontrés ont été extrêmement limités et généralement sont apparus au tout début de l'accueil de la victime qui, n'étant pas encore en confiance vis-à-vis de l'institution qui la prenait en charge, avait tendance à reprendre contact avec son réseau, d'autant que se joue un mécanisme de pression extrêmement complexe.

Par ailleurs, s'agissant de la protection des victimes, me semblent insatisfaisants la longueur des procédures, la lourdeur de la trajectoire dans laquelle elles s'engagent, la multiplicité des obstacles à des possibilités réelles de réinsertion, sociales ou professionnelles, enfin, l'absence quasi totale d'indemnisation en cas de condamnation, car le recouvrement effectif des dommages et intérêts attribués s'avère généralement impossible, dans la mesure où, la plupart du temps, les auteurs ont organisé leur insolvabilité.

Mme la Présidente : Sauf que la Belgique bénéficie d'un fonds social d'aide aux victimes d'actes intentionnels de violence. En France, nous disposons aussi d'un fonds social d'indemnisation des victimes d'infractions pénales qui fonctionne très bien dès lors qu'il y a infraction pénale, atteinte aux personnes. Mais la prostitution n'est pas une infraction pénale.

Mme Catherine LEPIÈCE : L'infraction pénale retenue n'est pas celle de la prostitution, mais celle du proxénétisme.

Mme la Présidente : Les prostituées arrivent-elles à émarger à ce fonds ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Oui, en cas de condamnation pour exploitation : lorsqu'elles sont reconnues victimes de proxénétisme, par un jugement.

Mme la Présidente : En France, nous n'attendons pas la solution pénale, la condamnation ou la non-condamnation, pour indemniser la victime. Il suffit d'une apparence d'infraction pénale, mais, précisément, en matière de prostitution, je ne connais pas d'exemple de prostituée ayant réussi à se faire indemniser sans que le proxénète ne soit condamné alors que le système doit justement permettre l'indemnisation indépendamment des poursuites pénales. Qu'en est-il en Belgique ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Dans la pratique, je ne puis malheureusement pas vous dire ce qu'il en est. Nous rencontrions un obstacle majeur : pour les victimes de la traite des êtres humains, une des conditions d'accès à ce fonds est la légalité du séjour au moment où les faits ont été commis. C'est pourquoi nous avons demandé un amendement du texte. Toutefois, la modification n'est pas encore intervenue.

Mme la Présidente : Il en est de même en France.

Mme Catherine LEPIÈCE : Au sujet de deux dossiers, nous avons engagé des procédures de recours, d'appel, pour parvenir à une indemnisation par le fonds. Mais, par rapport à la situation de séjour, nous avons réussi à introduire l'exception de la victime de la traite des êtres humains, qui fait suite à une négociation que nous avons menée l'an dernier avec le ministère de la Justice. Je puis vous fournir le libellé de cette exception. Il fait référence à la circulaire relative au permis de séjour. Il ne suffit pas de se déclarer victime de la traite des êtres humains, une condamnation est nécessaire pour obtenir une aide réparatoire. Certes, il existe une possibilité de demander une première aide en urgence avant même toute condamnation, mais nous n'avons jamais fait appel à cette procédure ; je suis par conséquent dans l'incapacité de vous dire quels seraient les obstacles que nous aurions rencontrés. En revanche, je puis vous dire que l'obstacle majeur était initialement celui du séjour irrégulier. Au surplus, s'ajoutait une interprétation limitative du caractère intentionnel de la violence excluant notamment la violence psychologique. La loi, dans a partie relative à l'exploitation de la prostitution, précise que peu importe le consentement de la victime alors que pour le Fonds d'indemnisation d'aide aux victimes, les textes ne sont pas aussi clairs : nous avons donc initié des démarches pour sensibiliser les personnes y siégeant sur la spécificité des victimes de la traite.

Mme la Présidente : Pourriez-vous nous communiquer les textes sur l'accès au fonds d'indemnisation ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Bien sûr.

M. le Rapporteur : Sur le parcours de réinsertion, vous bénéficiez aujourd'hui de six ans de recul par rapport aux premières victimes bénéficiaires du dispositif. Quelles premières appréciations portez-vous à ce titre ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Les centres d'accueil seraient mieux à même de répondre. Les faits dont j'ai connaissance me portent à dire que les situations sont diverses. En général, les personnes ayant réussi à apprendre la langue et à avoir accès à une formation professionnelle ont pu se créer un environnement social et professionnel plus ou moins favorable.

M. le Rapporteur : L'évaluation de l'efficacité à moyen terme du dispositif par rapport à l'objectif de la réinsertion n'entre-t-elle pas dans les missions de votre Centre ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Elle le devrait, mais elle n'entre pas dans les capacités matérielles dont nous disposons.

M. le Rapporteur : Quelle est votre approche sur la législation italienne qui a essayé de répondre au même phénomène ?

Mme Catherine LEPIÈCE : L'Italie a opté pour un modèle très proche de celui de la Belgique. Je n'ai pas de connaissances précises sur la façon dont l'application des dispositions se déroule concrètement et réellement aujourd'hui, mais j'émets une réserve sur les mécanismes de contrôle portant sur la procédure d'accès au séjour. Je crains qu'il n'existe des risques d'abus et un manque de contrôle par rapport aux possibilités d'entrée.

Mme la Présidente : Est-ce par défaut de condition du témoignage de l'association à la procédure ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Pas uniquement, car il existe une multiplicité d'organismes agréés pour prendre en charge les personnes. Je pense que l'obligation de témoignage est quelque chose de très difficile à aborder. Humainement et sous l'angle des droits de l'homme, elle est pratiquement inacceptable, mais, sur le plan des réalités politiques et surtout de la volonté de progresser par rapport à la situation antérieure, il me semble qu'il s'agit d'un compromis acceptable.

S'agissant de l'Italie, mon sentiment est peu objectif, dans la mesure où je ne me suis jamais rendue sur place pour voir ce qui s'y passait ; je trouve inadéquat de porter une appréciation critique sur ce que l'on n'a jamais vu, mais je crains, étant donné la multiplicité des intermédiaires de terrain ONG, la facilité d'abus. En Belgique, alors qu'il n'existe que trois centres, on constate combien les tensions peuvent parfois être fortes et on relève des difficultés d'interprétation et d'harmonisation des points de vue entre les différents centres. Dès lors, j'imagine ce qu'il peut en être lorsqu'il existe des dizaines d'organisations agréées à présenter des demandes de permis de séjour. Cela multiplie les risques et les difficultés.

M. le Rapporteur : Les Italiens ont fixé un quota pour précisément limiter le risque.

Nous allons auditionner un représentant de l'Union européenne. Nous le questionnerons sur le projet de décision-cadre concernant la lutte contre la traite. Pouvez-vous nous livrer votre appréciation sur ce projet de décision-cadre ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Elle est importante et nous la soutenons. En effet, combattre de manière isolée avec une définition qui n'est pas reprise par un autre Etat membre de l'Union européenne n'autorise pas une réelle efficacité. Nous soutenons toutes les initiatives d'harmonisation prises au niveau européen et toute définition commune d'une infraction. Toutefois, je porterai la même appréciation que celle posée vis-à-vis du système belge : quelle sera la réalité de la coopération policière ? Des policiers sur le terrain nous disent qu'ils ne parviennent pas, par le canal d'Europol, à obtenir des informations, que l'envoi des commissions rogatoires est un véritable chemin de croix. Nous soutenons donc toutes les initiatives visant à l'harmonisation et au renforcement des possibilités de coopération policière et judiciaire, mais nous restons sceptiques, tant que nous n'aurons pas le personnel nécessaire, car ce sont les agents qui mènent les enquêtes. La plupart du temps, les institutions restent un peu trop lourdes.

M. le Rapporteur : La définition envisagée de la traite vous paraît-elle acceptable?

Mme Catherine LEPIÈCE : Elle me paraît représenter un consensus acceptable étant donné les spécificités propres à chacun des Etats.

M. Joseph TYRODE : Vous avez qualifié d'« économiques » les liaisons que vous aviez perçues entre la France et la Belgique. Pourriez-vous nous en dire un peu plus ? S'agit-il d'un phénomène récurrent ou ponctuel ? Comment pourrait-on le contrecarrer ?

Mme Catherine LEPIÈCE : Je ne peux pas affirmer que ce soit un phénomène récurrent, dans la mesure où nous n'avons accès qu'à une partie de la réalité. Toutefois, dans plusieurs des dossiers relatifs à des ateliers de confection clandestins asiatiques découverts plus particulièrement dans la région liégeoise, on a trouvé des indices selon lesquels ces personnes avaient d'abord transité par Paris et y avaient travaillé dans des ateliers de confection.

Quant aux possibilités de coordination, je pense que cela relève d'échanges d'informations entre enquêteurs et entre magistrats qui travaillent sur ces dossiers en France et en Belgique. Cela permettrait effectivement de remonter des filières. Mais il est vrai qu'en ce qui concerne les ateliers de confection, nous avons eu, à plus d'une reprise, des indications sur le transit via la France. La semaine dernière, il nous a été rapporté que des jeunes femmes bulgares exploitées dans la prostitution en Belgique avaient travaillé auparavant à Paris.

Audition de Mme Denise SORASIO,
directrice (sécurité et justice pénale) relations extérieures et élargissement
à la direction générale Justice et Affaires intérieures
de la Commission européenne,

accompagnée de Mme Isabelle JEGOUZO,
experte nationale détachée auprès de cette direction



(extrait du procès-verbal de la séance du 31 octobre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

Mme Denise SORASIO : Je vais m'efforcer de brosser un tableau de l'action de l'Union et de celle de la Commission sur les matières qui vous préoccupent.

Les traités qui encadrent notre action sont d'une rare complexité et soumis à des modifications très fréquentes. Il est certain que nous travaillons une matière en évolution très rapide et qui fait l'objet d'une action au niveau de l'Union extrêmement récente. Nous n'en sommes plus aux balbutiements, mais nous nous plaçons encore dans une phase de démarrage.

Les questions de Justice et d'Affaires intérieures ont été allouées à l'Union européenne depuis assez peu de temps. Elles apparaissent à l'occasion du traité de Maastricht, qui ne marquait qu'une timide avancée. Nous avons alors prévu tout au plus des possibilités de coopération intergouvernementale sur les questions que les Etats membres jugeraient « d'intérêt commun », c'est-à-dire méritant cette coopération sans que le champ de l'action soit vraiment défini et sans des moyens d'action particulièrement efficaces. En effet, par symétrie ou contagion, les dispositions intéressant la Justice et les Affaires intérieures, soit « le troisième pilier » au moment de Maastricht, avaient été copiées très largement sur celles prévalant pour les questions de politique extérieure et de sécurité commune. Ces deux matières, à l'évidence, présentant de grandes différences, nous manquions de fondements législatifs ; les seuls instruments d'origine étaient des positions communes ou des actions communes et des conventions. Mais ces dernières sont d'un maniement lourd, puisqu'elles supposent, outre l'adoption à l'unanimité par le Conseil, la ratification par l'ensemble des Etats membres.

Il convient donc de dater le départ réel à partir du traité d'Amsterdam qui introduit des modifications fondamentales. D'abord, il fixe un objectif : la constitution d'un espace de liberté, de sécurité et de justice. C'est extrêmement important, car cela fixe un cadre général, exprime une volonté politique des auteurs du traité de parvenir à réaliser cet espace, d'en jeter les bases et, peu à peu, de le constituer. C'est là une démarche très largement inspirée de la « bonne vieille méthode communautaire » ; dans le traité communautaire, figuraient toujours des objectifs et des finalités qui ont donné toute sa dynamique et toute sa force au traité.

On a par ailleurs « communautarisé » une partie de la matière, mais cela a été fait avec beaucoup de prudence, notamment en conservant, dans l'immédiat, le recours à l'unanimité. Il s'agit de l'asile, de l'immigration et de la coopération judiciaire civile. Dans le troisième pilier, il est donc resté la coopération policière, la coopération douanière pour certains aspects et la coopération judiciaire pénale. Nous restons dans un système qui n'est pas celui de la méthode communautaire, mais qui s'en rapproche. Ainsi, la Commission a reçu un pouvoir de proposition qui reste partagé avec le pouvoir d'initiative des Etats membres. Chacun peut avancer des projets de texte sur la table en vue de leur adoption. On note aussi un accroissement du rôle du Parlement. La matière, il est vrai, n'est pas encore concernée par la procédure de codécision. Toutefois, le Parlement jouit d'un pouvoir de consultation, très important dans ces matières, sur lesquelles s'exerce également un certain contrôle de la Cour de justice. Surtout, des instruments mieux adaptés, en particulier les décisions-cadres - filles du traité d'Amsterdam - se sont substituées à des formes plus embryonnaires d'actes juridiques. Elles offrent la possibilité d'adopter des textes. Pour faire simple, la décision-cadre revient à une directive communautaire, autrement dit un texte censé fixer des résultats à atteindre par les Etats membres, étant entendu que ceux-ci doivent les transposer dans leur législation nationale. La différence entre décision-cadre et directive vient de ce qu'en l'état actuel du traité il n'y a pas, pour les décisions-cadres, de possibilité de contrôle des modalités de la mise en _uvre des objectifs par les Etats membres
- contrôle au sens pré-contentieux du terme et, si nécessaire, contrôle juridictionnel devant la Cour de justice. Hormis cet élément susceptible de nuire à l'efficacité de ces actes, le système est de même nature.

Nous disposons donc de quelques outils pour atteindre l'objectif de l'espace de liberté, de sécurité et de justice. En particulier, nous utilisons tout ce qui a trait à la coopération judiciaire pénale au sens le plus large et à la lutte contre le crime organisé, notamment la traite des êtres humains et toutes les formes d'exploitation économique et sexuelle des êtres humains. Il existe par conséquent une gamme d'instruments, législatifs pour une part, plus opérationnels pour une autre. Je ciblerai ce qui intéresse votre Mission.

Parmi les moyens juridiques, le premier élément à citer est sans doute l'amélioration de la coopération judiciaire pénale par rapport aux instruments plus anciens et notamment ceux conclus dans le cadre du Conseil de l'Europe auquel tous nos Etats membres sont parties. Nous nous sommes efforcés de moderniser ces outils et de les rendre plus efficaces. Il en va ainsi notamment de la convention en matière d'assistance mutuelle pénale, adoptée en mai de l'an dernier, et de son protocole adopté tout récemment au Conseil de Luxembourg du mois d'octobre, lequel vise plus spécialement la criminalité financière. L'on sait bien que la traite des êtres humains est une source de profits qui implique leur blanchiment. Dotés d'une vocation générale, ces deux textes peuvent être utilisés dans les matières qui nous intéressent. Ils visent, par exemple, la transmission directe des commissions rogatoires, les règles d'audition de témoins, l'organisation de vidéoconférences, l'ensemble de ces outils servant à faciliter les enquêtes judiciaires lorsqu'elles revêtent un aspect transfrontalier et lorsque des éléments se trouvent dans plusieurs Etats membres.

Toujours au titre des textes de portée générale qui relèvent de la coopération judiciaire pénale, il faut mentionner une proposition de la Commission visant la création d'un mandat d'arrêt européen. C'est là un élément très important : un mécanisme devrait se substituer aux systèmes d'extradition classiques existant entre les Etats membres, à savoir les conventions d'extradition du Conseil de l'Europe, et celles adoptées en 1995 et 1996 dans le cadre de l'Union, qui ne sont pas entrées en vigueur faute de ratifications suffisantes. Ces dernières sont déjà dépassées. En effet, la proposition de la Commission consiste à substituer un nouveau système dit « mandat d'arrêt européen », destiné à couvrir tant l'exécution de décisions de justice pré-sentencielles que les condamnations prononcées et qui, dans notre esprit en tout cas - mais ceci est en plein débat - devrait couvrir un champ aussi large que possible. Des difficultés et des réticences subsistent ; certains Etats membres invoquent le principe de double incrimination. Il est, de ce fait, impossible de préciser aujourd'hui à quels résultats nous allons aboutir, mais nous allons aboutir. Pour une raison au moins : ce texte est examiné en parallèle étroit avec une autre proposition de la Commission concernant la définition des crimes et délits terroristes et une certaine harmonisation des peines en la matière. Inutile de souligner que ce projet connaît une grande actualité !

Les propositions ont été adoptées simultanément par la Commission et ont été prises sous les feux de l'actualité. Le Conseil européen, réuni le 21 septembre ainsi qu'à l'occasion de la réunion informelle des chefs d'Etat et de gouvernement du 19 octobre, a par deux fois insisté pour que le Conseil Justice et Affaires intérieures adopte ces deux textes lors de sa dernière réunion de l'année, au début du mois de décembre.

L'autre volet de l'activité législative - possible depuis Amsterdam et prévu par la voie des décisions-cadres - porte sur le rapprochement des législations pénales en tant que telles, c'est-à-dire rechercher à adopter des définitions communes des infractions et rapprocher le niveau des sanctions. L'harmonisation est certes limitée ; le traité prévoit « autant que nécessaire » des sanctions pour un certain nombre de délits et de crimes. Parmi les priorités mentionnées par le Traité, sur lesquelles il a y lieu de faire porter les efforts et d'aboutir à une harmonisation, figure donc la traite des êtres humains.

Par respect pour l'ordre chronologique, avant d'évoquer les propositions en matière de traite des êtres humains et d'exploitation sexuelle des enfants, il convient de parler des textes adoptés contre l'immigration illégale. Les deux problèmes sont extrêmement liés et les textes ont été quasiment adoptés ; ils ont fait l'objet d'un accord politique en mai de cette année et devraient être formellement adoptés par le Conseil dès lors que certaines réserves, de nature purement parlementaire, seront levées. Ces textes prennent la forme d'une directive et d'une décision-cadre sur la définition et la répression de l'aide à l'immigration illégale. Pourquoi une directive et une décision-cadre ? C'est l'une des beautés de notre traité, considéré comme le cauchemar, ou le paradis, des juristes ! La matière de l'immigration ayant été « communautarisée », la définition des comportements relève de cette partie du traité et fait donc l'objet d'une directive communautaire. Dès lors que l'on passe à une harmonisation du droit pénal - par exemple au sens d'une harmonisation des niveaux de sanction -, l'on aborde le troisième pilier, le titre VI, dont l'outil est la décision-cadre. Voilà un aperçu sommaire ; la question de la ligne frontière exacte entre premier et troisième pilier appelle une thèse ! Ces débats passionnants au plan intellectuel s'avèrent irritants et incompréhensibles pour les citoyens et ne vont pas dans le sens d'une grande lisibilité de la législation communautaire, déjà compliquée.

Ces deux textes, en réalité indissociables, ont donc abouti à donner une définition, l'un des enjeux du débat étant la suppression de l'exigence d'un but lucratif pour l'aide à l'immigration illégale, car cette exigence, entre autres difficultés, pose des problèmes de preuve. Bien souvent l'on « passe à côté » d'un trafiquant, faute de pouvoir démontrer les paiements. Comme souvent dans la vie de l'Union européenne, le résultat a pris forme de compromis. L'exigence de la preuve d'un but lucratif a été supprimée en ce qui concerne l'aide à l'entrée et l'aide au transit, mais elle a été maintenue pour la répression de l'aide au séjour.

Pour ajouter à la complexité, les Etats membres qui le souhaitaient ont été autorisés à prévoir une exception à l'imposition de sanctions s'agissant de l'aide à l'entrée ou de l'aide au transit si l'on peut démontrer que cela a été fait dans un but exclusivement humanitaire.

Un second élément ressort des textes : si des circonstances, que l'on peut qualifier d'aggravantes sont réunies, notamment si le délit a été commis dans le cadre d'une organisation criminelle, s'il a mis en danger la vie de certaines personnes, le texte fixe un seuil de sanctions. C'est une technique à laquelle nous avons l'habitude de recourir et que l'on nomme « le minimum du maximum ». Nous fixons ainsi un minimum obligatoire pour la peine maximum. Il ne peut, en l'espèce, être inférieur à huit ans. Là encore, des réserves ont été demandées par certains Etats membres. A chaque fois que j'explique cela, je réalise combien le résultat est à la fois un progrès - nous partions de rien et arrivons à une harmonisation au niveau de l'Union qui entraînera des adaptations dans les législations des Etats membres - en même temps qu'une harmonisation partielle, car elle n'a pu aller plus loin que l'accord politique. Je rappelle que tout cela ne peut progresser qu'à l'unanimité.

Ces actes qui, formellement s'appellent « les actes contre l'immigration illégale » et que nous avons coutume d'appeler « les textes passeurs », se situent matériellement dans la même ligne que le protocole « smuggling » de la convention des Nations unies contre le crime organisé.

Le protocole « traite » correspond quant à la matière à une proposition de décision-cadre contre la traite des êtres humains couvrant tout aussi bien l'exploitation économique que l'exploitation sexuelle. Ce texte a fait l'objet d'un accord politique. Il ne convient plus de regarder, sauf pour l'histoire, la proposition de la Commission ; il faut se référer au texte qui a fait l'objet d'un accord politique au Conseil du 26 septembre et qui devrait être, lui aussi, formellement adopté dès lors que les dernières réserves parlementaires auront pu être levées.

Nous nous sommes efforcés, dans ce texte, d'aboutir à une définition plus précise que celle que contient le protocole « traite » de la convention de Palerme. Sur ce point, nous n'avons pas abouti et la définition reste semblable à celle de la convention de Palerme. Elle vise le recrutement, le transport, le transfert, l'hébergement, l'accueil d'une personne - y compris la passation ou le transfert du contrôle exercé sur elle - aux fins d'exploitation économique ou sexuel, lorsqu'ils s'accompagnent d'une forme de contrainte. Etant entendu que la contrainte n'est plus un élément nécessaire à la constitution de l'infraction si la victime est âgée de moins de dix-huit ans.

Le mécanisme est donc toujours le même : définition commune - nous l'aurions souhaitée plus ambitieuse ; en tout cas, elle coïncide avec les textes internationaux - et harmonisation des sanctions par le recours à la technique du « minimum du maximum ». Il est, là encore, de huit ans pour le minimum des peines maximums prévues par les législations nationales. C'est un minimum - rien n'interdit de retenir des quantums de peines plus élevés - lorsqu'un certain nombre de circonstances aggravantes sont réunies.

En parallèle à cette proposition, que l'on peut considérer comme une décision-cadre adoptée, même s'il manque les dernières formalités, la Commission a également présenté une proposition de lutte contre l'exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie.

Nous sommes en ce domaine un peu moins avancés. Les débats sont en cours au Conseil et l'on ne peut prévoir très exactement le moment où nous allons aboutir, du fait d'une assez grande difficulté de principe. Le débat porte sur la technique du minimum du maximum en matière d'harmonisation des sanctions. Souvent les Etats membres sont assez peu désireux de modifier leur législation nationale : c'est l'une des difficultés. Certains soulignent toutefois que ces textes ne sont pas assez ambitieux, qu'il ne s'agit, en réalité, que d'une harmonisation extrêmement partielle et qu'il convient d'aller beaucoup plus loin. Bien sûr, ce n'est pas parce que l'on a fixé un minimum du maximum que l'on obtient une garantie du niveau des condamnations effectives et encore moins de la durée des peines effectives. L'harmonisation totale paraît une utopie notamment parce que, dans tous nos systèmes judiciaires, les juges conservent une marge d'appréciation sur le quantum et plus encore sur les modes d'exécution, par le jeu d'une série de mesures comme les remises de peines. Je soupçonne souvent ceux qui, arguant de l'insuffisance de nos propositions, refusent d'aller vers l'harmonisation de vouloir le moins possible d'harmonisation.

Jusqu'à présent aucune autre solution n'a été avancée par aucun Etat membre, mais l'aspect théorique « plombe » le débat. D'ailleurs, au moment de l'adoption de la proposition « traite des êtres humains », certains Etats ont fait connaître qu'ils acceptaient le procédé pour la dernière fois. Ils accepteront d'aller plus loin sous réserve d'un examen plus approfondi de la méthode d'harmonisation. Pour cette raison, je suis plus inquiète sur l'exploitation sexuelle des enfants et d'autres textes en cours, y compris la lutte contre le terrorisme, bien que la pression politique soit forte pour parvenir à son adoption.

Pour l'exploitation des enfants, l'âge de dix-huit ans a été retenu comme étant la limite en dessous de laquelle on était un enfant. Nous nous sommes efforcés de définir l'exploitation sexuelle des enfants et de la pédo-pornographie. Là aussi, nous avons proposé un minimum des maximums de huit ans pour les infractions les plus graves.

Je passe rapidement sur un certain nombre de débats où certains Etats membres considéraient que nous avions visé très large en matière de pédopornographie, notamment en cherchant à incriminer la diffusion d'images virtuelles ou d'images, dont on ne sait si elles sont des images d'enfants réels ou des images virtuelles, ou encore des mélanges, voire des représentations qui ne mettent pas nécessairement en scène un enfant en chair et en os. On nous a accusés parfois de faire de l'ordre moral ; notre conviction est que tout ce qui banalise ces phénomènes devrait être poursuivi activement, car, à défaut, on facilite les infractions, les délits ou les crimes qui portent atteinte à des enfants réels.

Voilà pour l'aspect législatif.

Les autres outils dont nous disposons concernent d'abord la coopération policière. Je veux mentionner la « task force » des chefs de police, mise en place lors du Conseil européen de Tampere en octobre 1999. Ce Conseil européen s'est consacré uniquement aux questions de justice et d'affaires intérieures et, très rapidement après le traité d'Amsterdam, a fixé un programme d'action pour les cinq années à venir. Entre autres dispositions, cette « task force » des chefs de police prend la forme d'une réunion périodique des hauts responsables des services de police nationaux et est censée jouer le rôle le plus opérationnel possible au niveau de l'échange d'informations. Je ne suis pas encore certaine que la « task force » ait déjà trouvé sa place et son rôle, mais il est vrai que les contacts entre les responsables des services de police sont, en eux-mêmes, une très bonne chose. Dans la gamme des trois ou quatre sujets à traiter et sur lesquels il y a effectivement coopération et échange d'informations figure la traite des êtres humains.

L'élément le plus important et le plus institutionnalisé de la coopération policière, c'est Europol, créé par le traité de Maastricht. En réalité, il n'a vraiment commencé à fonctionner qu'au début de 1999 après un démarrage centré sur la lutte contre la drogue. Son champ d'action est aujourd'hui beaucoup plus large et nous pouvons avancer en substance qu'il vise l'ensemble de la criminalité organisée. Europol est un organe de l'Union installé à La Haye, qui compte 250 agents. Au stade actuel, c'est essentiellement une « boîte » de collecte de l'information. Ce n'est pas un instrument véritablement opérationnel. Les services nationaux de police envoient les données à Europol pour alimenter des fichiers : fichier « traite des êtres humains », fichier « trafic de drogue » ou fichier « voitures volées ». Europol met ses bases de données à la disposition de toutes les polices des Etats membres. Malheureusement, sur de nombreux fichiers, des informations font défaut, car elles ne sont tout simplement pas transmises par les services nationaux compétents. On ne peut mettre à l'index personne en particulier. Chaque fois que l'on essaie de savoir ce qui se passe, l'on s'aperçoit que quatre, cinq ou six Etats membres n'ont pas transmis d'informations. Ce ne sont pas toujours les mêmes, ils varient selon les sujets. Avec l'accélération liée aux derniers événements et la prise de conscience d'une plus grande et nécessaire efficacité en matière de lutte contre le terrorisme et contre diverses formes de criminalité, l'on peut espérer une amélioration de la situation ; il est encore un peu tôt pour en juger.

Cela dit, le traité d'Amsterdam prévoit des pas supplémentaires, mais ils n'ont pas encore été franchis ; ils donneraient à Europol un rôle plus opérationnel, en lui permettant notamment de participer à des équipes d'enquêtes communes avec des policiers de plusieurs Etats membres ou de demander à un ou plusieurs Etats membres d'engager une enquête. Cela reste une musique d'avenir, même si cet avenir se rapproche. Au reste, des hommes politiques ont pris position sur ce thème. Je songe au Premier ministre français et au Chancelier allemand qui s'exprimait très clairement pour une beaucoup plus grande « opérationnalité » d'Europol, qui se rapprocherait ainsi quelque peu du FBI.

Europol a toutefois participé à des opérations importantes, notamment en matière de traite des êtres humains. Une opération s'est déroulée récemment. Elle a été menée avec la participation des polices des Etats membres dans les dix pays candidats de l'est pour mieux connaître les réseaux de traite des êtres humains. Environ 1300 arrestations sont intervenues. Cela a permis de confirmer ce que nous savions de façon générale : à savoir qu'à quelques exceptions près, les pays de l'est sont moins des pays sources d'immigration clandestine vers l'Union européenne, que des pays de transit d'immigrés qui viennent de beaucoup plus loin : de l'Afghanistan, d'Inde, d'Ukraine. L'opération n'a fait que renforcer la conviction selon laquelle, dans la perspective de l'élargissement, mais déjà aujourd'hui, il faut engager un grand effort en direction de ces pays, notamment en matière de contrôle des frontières. Une décision probable du Conseil européen de décembre sera la constitution d'un corps commun de police des frontières.

Mme Bernadette ISAAC-SIBILLE : J'ai du mal à saisir comment travaille Europol par rapport à Interpol. Qu'Europol soit une section d'Interpol me paraîtrait plus efficace. Contre le proxénétisme, par exemple, Interpol a beaucoup travaillé.

Mme Denise SORASIO : Il est difficile d'imaginer qu'Europol puisse devenir une section d'Interpol, dans la mesure où son statut et son rôle restent largement à définir et sont en pleine évolution. Cela dit, l'information circule entre Interpol et Europol, une participation d'Europol à un certain nombre de réunions d'Interpol en atteste.

Mme la Présidente : Les deux structures recueillent-elles en partie les mêmes renseignements ?

Mme Denise SORASIO : Oui, en partie. De la même façon, il y a toujours eu échanges d'informations, moins formalisés, entre les différentes polices des Etats membres. La coopération policière est beaucoup plus ancienne que l'apparition de ce thème dans nos traités. Il existait des groupes informels depuis le début des années 1970. Probablement, la tradition d'une coopération pratique, concrète, est beaucoup plus importante entre les policiers qu'entre les magistrats. Pour ces derniers, c'est nouveau et les instruments juridiques que nous nous efforçons de fournir apporteront une véritable différence. En bref, la coopération entre les polices a toujours existé. Le seul point important d'Europol est d'améliorer la qualité et le caractère opérationnel de ces échanges.

En termes d'outils, nous allons avoir, avec le futur Eurojust, qui devrait être créé début décembre, une sorte d'équivalent d'Europol côté justice. Par souci d'affichage politique de cette nouvelle structure comme pendant d'Europol, Eurojust a été prévu dans le traité de Nice, dont nul ne sait, au final, s'il entrera en vigueur et qui, par ailleurs, n'apporte pas de progrès sensibles pour les sujets qui nous intéressent.

Il y a donc eu cette émergence à un niveau politique et, en pratique, la création d'une unité Pro-Eurojust qui fonctionne déjà. Elle est formée de magistrats qui se rencontrent à Bruxelles plusieurs fois par semaine et qui échangent des informations sur des dossiers mettant en jeu des aspects transfrontaliers. Ils assurent le lien avec les magistrats nationaux pour que l'information puisse circuler plus facilement et que puissent être menées des enquêtes revêtant des aspects transfrontaliers.

Mme la Présidente : Eurojust entre en vigueur après le Conseil de décembre, mais l'absence de ratification du traité de Nice par l'Irlande n'est-elle pas une entrave ?

Mme Denise SORASIO : Non, au plan juridique, nul n'a mis en doute qu'Eurojust pouvait être créé sur la base des dispositions du traité. C'est l'un des moyens de la coopération judiciaire pénale figurant déjà dans le traité. Son évocation dans le texte de Nice correspond à un souci d'affichage politique : la volonté de montrer l'importance de ce futur organe en l'inscrivant dans le traité au même titre que Europol l'était. Mais, en fait, dès aujourd'hui, nous pourrions créer Europol sur la base du traité, même s'il n'était prévu par aucun texte ; il en va de même pour Eurojust.

Mme la Présidente : Eurojust démarrera dès le premier janvier prochain.

Mme Denise SORASIO : L'on s'y achemine sans trop de difficultés. J'espère que ne surgira pas au dernier moment une réserve irlandaise fondée sur un argument à mon avis techniquement faux. Mais il est toujours possible politiquement qu'un gouvernement qui n'a pas voulu ratifier un traité rencontre quelques difficultés à admettre la création formelle d'un organe qui, précisément, est prévu dans ce traité. Mais l'obstacle ne peut être que politique, car, techniquement, les travaux relatifs au texte de la décision portant création d'Eurojust ont bien avancé. Un large consensus s'est dessiné parmi les Etats membres sur l'utilité de cette création. Le sujet est considéré par la présidence belge comme l'une de ses priorités, même si elle croule sous un grand nombre d'autres priorités ! Le dossier avance, il n'a pas été retardé par l'émergence brutale de la priorité du dossier terrorisme.

Mme la Présidente : Sur le démarrage d'Eurojust, il est important que nous puissions signaler des faits exacts. Je retiens que, sauf problèmes politiques, Eurojust sera prêt à fonctionner dès le début de l'an prochain.

Mme Denise SORASIO : Oui. D'une part, rien n'empêcherait que la décision du Conseil, si elle était effectivement adoptée le 6 ou 7 décembre, entre en vigueur immédiatement. Il s'agit d'une décision, non d'une décision-cadre. Nul besoin de transposition. C'est le premier point. D'autre part, la préparation effective est intervenue, puisque l'unité de Pro-Eurojust a été créée par une décision du Conseil. Certes, la décision a été beaucoup moins lourde et moins organisée que celle qui doit créer Eurojust définitif, néanmoins des membres de Pro-Eurojust se réunissent régulièrement, travaillent ensemble et examinent les dossiers. Tout devrait aller vite.

Mme la Présidente : A quelle échéance situez-vous le mandat d'arrêt européen ?

Mme Denise SORASIO : Une échéance est imposée par le Conseil européen, par la plus haute instance de l'Union. Le Conseil européen formel, composé des chefs d'Etat et de gouvernement et du président de la Commission, a pris cette décision dans des termes particulièrement énergiques lors de sa réunion du 20 septembre. Il est rare de voir un Conseil européen adopter le principe et « instruire » le Conseil Justice et Affaires intérieures d'en arrêter les modalités au plus tard les 6 ou 7 décembre de cette année. Cette position a été confirmée au Conseil informel de Gand du 19 octobre.

Mme la Présidente : Les pays candidats à l'entrée dans l'Union sont souvent les pays d'où part la traite des êtres humains que nous combattons. Faites-vous, pour ces pays, de la lutte interne contre la traite une condition sine qua non de leur entrée dans l'Union européenne ou est-ce une simple recommandation diplomatique ?

Mme Denise SORASIO : Les négociations « élargissement » ne sont guère diplomatiques. Elles comportent une série de chapitres dont certains recèlent encore des difficultés. Dans le chapitre Justice et Affaires intérieures, la première exigence pour les pays candidats consiste à incorporer l'acquis, c'est-à-dire l'ensemble de la législation communautaire ou de la législation de l'Union existante. Ce n'est probablement pas le plus difficile ou le plus lourd, dans la mesure où la matière justice et affaires intérieures n'en est qu'à ses débuts, elle est en pleine croissance. Un certain nombre de textes sont entrés en vigueur ; beaucoup ne le sont pas encore. Cela dit, nous aboutissons à des paradoxes : imposer aux pays candidats l'entrée en vigueur de conventions qui ne sont pas encore en vigueur dans les Etats membres !

Au-delà de cet acquis législatif, d'autres éléments sont plus difficiles à apprécier. On leur demande, en les aidant et en les contrôlant, d'améliorer l'efficacité ainsi que le respect des règles de droit par leur police. Nous nous efforçons de les aider à vérifier que leur magistrature est suffisamment bien formée et présente suffisamment de garanties d'indépendance. Tout un processus de contrôle et, dans le même temps d'assistance, est prévu. Des sommes considérables sont allouées notamment dans le cadre du programme Phare pour les pays de l'est. Environ 10 % de ces crédits Phare vont aux questions de justice et d'affaires intérieures. Une moitié de ces 10 % est destinée à la problématique du contrôle des frontières. Certains pays ont des frontières très longues et très mal équipées avec des pays qui resteront tiers. Nous aidons pour le matériel, mais aussi à la formation des policiers. Cette aide de pré-adhésion consiste à réunir les fonds communautaires et les capacités d'expertise des Etats membres. En effet, la Commission ne dispose pas d'effectifs suffisants à envoyer. Pour l'immigration illégale et la traite, ce sont certes des pays de provenance - certains plus que d'autres, par exemple la Roumanie - mais ce sont surtout des pays de transit.

Mme la Présidente : La Bulgarie, la Roumanie, l'Albanie sont encore des pays de provenance.

M. le Rapporteur : Aujourd'hui, les trottoirs des villes françaises sont quasi exclusivement occupés par des Bulgares, des Moldaves, des enfants roumains. Pour le reste, l'Afrique de l'ouest y pourvoit ! Nous n'avons pas connaissance sur le trottoir parisien d'exemples de ressortissants des pays que vous citiez dans votre propos liminaire : l'Inde ou l'Afghanistan.

Mme Denise SORASIO : Sur le trottoir londonien peut-être !

M. le Rapporteur : Il s'agit de filières historiques à l'instar de celles qui nous lient à l'Afrique.

Mme Denise SORASIO : L'ensemble des pays de l'est devient des pays de transit, notamment la Pologne et la Hongrie.

Mme Isabelle JEGOUZO : Lors du dernier Conseil Justice et Affaires intérieures, un débat a eu lieu avec les ministres des pays candidats sur cette question. Il est intéressant de noter que certains pays sont encore des pays d'origine - la Bulgarie et la Roumanie - mais il est à relever que, suite au développement économique, d'anciens pays d'origine deviennent des pays de transit : la Pologne, la Hongrie, la République Tchèque.

Mme la Présidente : Des Tchèques sont sur les trottoirs français.

Mme Isabelle JEGOUZO : Le ministre polonais a clairement indiqué que la situation avait évolué. La Pologne est pays de transit, voire d'installation, pour les Russes.

M. le Rapporteur : Pour la Pologne, il s'agit là d'un constat objectif.

Mme Isabelle JEGOUZO : Il en va de même pour la Hongrie.

Mme la Présidente : C'est moins clair pour la République Tchèque.

Mme Isabelle JEGOUZO : En revanche et tout aussi clairement, la Roumanie et la Bulgarie sont à la fois des pays d'origine et de transit, notamment pour les Ukrainiennes et les Moldaves.

Mme la Présidente : Dans les filières de la prostitution en France, les jeunes Roumaines et Bulgares sont les plus nombreuses. Il faut y ajouter les Moldaves et les Ukrainiennes. Les jeunes errants sont très souvent des mineurs roumains.

M. le Rapporteur : Notre Mission traite de l'esclavage moderne en général, dont l'esclavage domestique, phénomène que l'on a du mal à quantifier mais, au fur et à mesure de nos investigations, nous nous apercevons que cela existe et pas seulement dans les milieux diplomatiques. Cette affaire a peut-être une autre réalité que celle que nous connaissions jusqu'à présent. Considérez-vous que la décision-cadre couvre l'esclavage domestique ?

Mme Denise SORASIO : Je le pense. Le champ est assez large pour couvrir toutes les formes d'exploitation économique. Que ce soit le fait d'un particulier n'est pas déterminant et n'exclut pas du champ de la décision-cadre. Il est vrai que là n'était pas notre première préoccupation, mais la proposition voulait couvrir tous les cas de figure. En particulier, elle ne vise pas seulement les ressortissants des pays tiers même si les cas sont beaucoup plus fréquents en matière d'exploitation économique ou sexuelle. Le texte de la décision-cadre, qui a déjà été adopté dans son principe, couvre aussi bien les nationaux des Etats membres.

M. le Rapporteur : La décision-cadre est beaucoup plus large, dans la mesure où la définition de Palerme faisait référence aux actions de « groupes criminels organisés ». L'on ne retrouve pas cette notion plus précise, mais restrictive dans la décision-cadre, ce qui nous conduirait à penser que son champ d'application est plus large et peut englober l'esclavage domestique.

Mme Denise SORASIO : Dans la logique de la décision-cadre, l'appartenance à une organisation criminelle est une circonstance aggravante, non une condition d'incrimination.

M. le Rapporteur : C'est devenu une circonstance aggravante dans la décision-cadre alors que cela faisait partie de la définition dans la convention de Palerme ; cela dessinait un champ plus réduit. Nous sommes intéressés par la définition fort opportune de la décision-cadre.

Mme la Présidente : Il est intéressant que vous ne recouriez pas à la notion « d'abus de vulnérabilité », mais « d'exploitation de personne vulnérables.  » Si les condamnations sont aussi rares en France bien que nous ayons deux modestes articles de loi, c'est que notre droit exige la preuve de l'abus de la vulnérabilité. J'ai été satisfaite d'entendre que pour vous un mineur, par définition, est une personne vulnérable. Or, la cour d'appel de Paris a considéré récemment qu'un mineur n'était pas, par définition, une personne vulnérable et qu'en la circonstance la preuve de l'abus de vulnérabilité n'était pas rapportée. La notion d'exploitation de personnes vulnérables est, selon moi, largement suffisante, sinon nous rencontrons des problèmes de preuve insurmontables.

Mme Denise SORASIO : Oui, en tout cas en ce qui concerne les enfants. Pour les mineurs, cette exigence n'existe pas dans notre définition.

M. le Rapporteur : Sous la réserve que nous pouvons aboutir à une difficulté. Sur la vulnérabilité, la décision-cadre fait uniquement référence à l'exploitation sexuelle, puisque le renvoi au dernier alinéa de l'article 1er du paragraphe 1 peut poser pour nous une difficulté ; en effet, cela concerne l'exploitation sexuelle seulement, non l'exploitation domestique.

Mme Denise SORASIO : Oui, mais nous couvrons les deux.

M. le Rapporteur : C'est une question franco-française sur l'abus de vulnérabilité que nous réglerons dans la loi.

Sur le travail de communication et d'information qui peut être engagé sur ces questions, aussi bien dans les pays membres que dans les pays candidats ou dans les pays périphériques d'où viennent ces trafics, quel est le niveau d'engagement de la Commission ? Nous nous sommes rendus dans ces pays. Sur les questions qui tournent autour de la pédophilie, des réseaux, de la propagande autour de l'Eldorado que serait l'Union et qui attire ces jeunes filles venues de Moldavie et d'Ukraine, des moyens sont-ils mobilisés via les ONG ou directement mis en _uvre par la Commission ? Sur un tel sujet, peut-on imaginer une initiative qui concrétiserait ce qui pourrait être une conscience européenne ?

Mme Denise SORASIO : Nous nous efforçons de mettre des moyens financiers à disposition pour ce type d'actions. C'est vrai dans nos programmes essentiellement à vocation interne. Je pense notamment à STOP, qui est un programme précisément dirigé contre la traite des êtres humains et qui permet aux professionnels de la lutte contre la traite de monter des projets d'échanges d'informations, d'expériences et d'actions, pour autant qu'ils intéressent plusieurs Etats membres - trois Etats membres ou deux Etats membres plus un pays candidat. C'est donc un moyen d'intéresser des pays candidats, même si les moyens financiers accordés dans ce cadre ne sont pas extrêmement élevés. Le programme STOP qui, sur ses cinq premières années de vie, a dû bénéficier de 5 ou 6 millions d'euros, a été prolongé deux ans à hauteur d'environ deux millions d'euros l'an. Il n'en reste pas moins un instrument relativement efficace en matière d'échange d'informations.

Il existe par ailleurs les programmes disponibles, soit au bénéfice des pays candidats, soit au profit de pays tiers - en particulier TACIS qui couvre la Russie, la Biélorussie, l'Ukraine, la Moldavie. A ce titre, nous avons entrepris des actions extrêmement ciblées en termes de campagne d'information, en particulier contre la traite des femmes. Un projet est en cours en Ukraine ; pour un autre, nous débattons avec les Russes. Il s'agit là d'un travail de terrain pour essayer de diffuser une information auprès des femmes afin de les dissuader de partir par les filières clandestines.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Nous nous sommes rendus cet été en Moldavie et en Ukraine ; nous n'avons pas ressenti une volonté clairement affichée de la part des autorités de ces deux pays de prendre le dossier en charge. Ils nous ont expliqué vouloir entrer dans l'Europe rapidement tout en espérant beaucoup. Ils ne nous ont guère parlé du programme TACIS, si ce n'est une ONG en Ukraine. Vous précisez que 10 % des crédits sont consacrés au programme Phare au chapitre Justice et Affaires intérieures dans le cadre de l'élargissement. Je m'inquiète de cette faiblesse.

Mme Denise SORASIO : Phare concerne exclusivement les pays candidats. Dans ces pays, l'existence et l'utilité de Phare ne sont pas mises en cause, même si une grande diversité d'actions peut être envisagée. Une bonne moitié de ces crédits est utilisée à renforcer les systèmes de contrôle aux frontières de ces pays, c'est-à-dire aux futures frontières extérieures de l'Union. En revanche, le sentiment ressenti dans des pays non-candidats ne me surprend pas vraiment. En ce qui concerne la Russie, cela fait des mois que nous échangeons des projets pour essayer de monter une campagne d'information contre la traite des femmes à l'instar de celle réalisée en Ukraine, mais négocier avec l'administration russe n'est pas simple. Il est difficile de savoir qui est responsable. L'on obtient un semi-accord informel à un moment donné sachant la nécessité d'obtenir un accord plus formel ensuite. En outre, il faut prêter attention à la susceptibilité des Russes. A aucun moment, il ne faut donner l'impression de vouloir leur donner des leçons. Ils doivent se sentir partie prenante, faute de quoi le travail réalisé s'avère improductif.

M. Pierre-Christophe BAGUET : 80 % de l'augmentation de la prostitution sur Paris et la région parisienne proviennent des pays de l'est. Ce n'est pas un pourcentage négligeable.

Mme Isabelle JEGOUZO : Pour illustrer certains projets initiés dans le cadre de la prévention, je précise que l'Union a mis en place un réseau de prévention ainsi qu'un Forum européen de prévention de la criminalité organisée qui, instauré au printemps dernier, s'est réuni deux fois déjà. Il a choisi, parmi ses priorités, la question de la lutte contre la traite des êtres humains. La deuxième réunion de ce Forum avait lieu hier et, à cette occasion, la Commission les a formellement consultés sur un projet de directive relatif à l'autorisation temporaire de séjour des personnes victimes de la traite. Le point est d'importance, car des personnes victimes de la traite en situation irrégulière auront beaucoup de mal à coopérer avec les autorités policières et judiciaires si elles savent qu'elles seront mises à la porte et renvoyées au lendemain de leurs déclarations. En même temps, il ne convient pas de nourrir par ce biais un système d'aide à l'immigration illégale. La Commission est donc en train de réfléchir à une directive - l'outil est possible, nous sommes dans le domaine de l'immigration - permettant de faciliter l'octroi d'un permis temporaire de séjour à des personnes qui auraient été victimes de la traite et qui coopéreraient avec les autorités policières et judiciaires dans le cadre d'une enquête afin de dénoncer le trafic dont elles ont été victimes.

Pour l'heure, deux pays européens sont dotés d'une législation de ce type : la Belgique et l'Italie. Ces législations fonctionnent plutôt bien et nous réfléchissons à la mise en place au niveau communautaire d'une législation du même type. Les travaux sont en cours, le texte devrait sortir à la fin de cette année ou au début de l'année prochaine. Ce projet a été l'occasion de consulter ce Forum qui regroupe des personnes de différents horizons institutionnels et associatifs.

Comme exemple de ce qui peut être fait dans le cadre du programme STOP, on peut citer un projet mis en place par le Forum européen pour la sécurité urbaine regroupant sept villes des pays de l'Union et sept villes de pays candidats ou non de l'Europe de l'est, afin d'échanger des informations au niveau local entre des responsables des services en cause, villes de provenance et villes d'arrivée. Cela permet à la fois d'identifier les circuits qui conduiront une personne donnée à se retrouver dans une filière. Au plan intra-européen, il convient aussi d'identifier les circuits auxquels les jeunes prostituées sont confrontées : elles passent trois mois à Marseille, suivis de trois mois à Anvers, de trois mois à Hambourg... Entre ces villes, une connaissance approfondie est nécessaire pour mieux identifier les trafics.

Parmi les autres projets, on peut citer un projet conjoint de l'Union et des Etats-Unis en direction de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) sur des campagnes très concrètes d'information en Bulgarie et en Ukraine, et qui vise à démystifier « l'Eldorado ».

Mme Denise SORASIO : J'appelle votre attention sur le fait que le programme STOP, qui a été renouvelé, court jusqu'à la fin de l'année prochaine. Il sera remplacé ensuite par une fusion des programmes que nous gérons actuellement au sein de la direction générale : STOP, OISIN, FALCONE... Après fin 2002, tout cela devrait relever d'un cadre unique.

Audition de M. Jean-Pierre COCHARD,
président de l'association « Les Equipes d'action contre le proxénétisme »


(extrait du procès-verbal de la séance du 6 novembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Jean-Pierre Cochard est introduit.

M. Jean-Pierre COCHARD : Depuis dix ans, je préside et je conduis l'association « Les Equipes d'action contre le proxénétisme ». Celle-ci s'appelait, lors de sa création en 1956 par M. Jean Scelles, ancien parlementaire, « Les Equipes d'action contre la traite des femmes et des enfants ». Peut-être ce premier titre était-il meilleur.

L'association est reconnue d'utilité publique depuis longtemps, ce qui n'a pas empêché une instance administrative de lui supprimer, il y a quelques années, une subvention de 250 000 francs. Cette association présente une particularité : c'est la seule en France, voire en Europe, à intervenir directement devant les juridictions répressives pour réclamer des sanctions exemplaires contre les proxénètes.

Je profite de cette occasion de pouvoir m'adresser à des parlementaires pour dire, du fond du c_ur, ce que je pense d'une situation d'insécurité qui ne peut se prolonger dans une société qui ne reconnaît plus ni obligation ni sanction et qui est prête - y compris certains parlementaires - à accepter en France la réouverture de bordels, comme au Pays-Bas ou en Allemagne, exploités administrativement par des collectivités locales.

Depuis dix ans, au nom d'un humanisme élémentaire, au nom de la dignité de la personne et de son inaliénabilité et dans le prolongement de la grande loi de 1994 relative à la bioéthique - loi qui, à mes yeux, honore particulièrement le Parlement, et qui n'a pas traité que de bioéthique, puisqu'elle rappelait le principe d'inaliénabilité de la personne dans les articles 16 et suivants du code civil - mon action a pour objet essentiel d'empêcher que les bordels soient rouverts et surtout que la prostitution soit combattue.

Il faut se méfier des mots trop réducteurs ou trop larges et je récuse la notion d'esclavage ; des termes précis ont un sens à mes yeux : la prostitution et les formes de proxénétisme. L'esclavage couvre un champ vaste et hétérogène.

Mme la Présidente : Mais l'objet de notre Mission est vaste !

M. Jean-Pierre COCHARD : Certes, mais dans le domaine des relations européennes, un danger menace les définitions juridiques françaises. Le nouveau code pénal est merveilleux. La France n'est-elle pas championne du monde des incriminations ? Il en va différemment des poursuites ! A cet égard, il faut suivre l'évolution du danger législatif européen ; la situation européenne actuelle, issue d'une négociation où la France s'est retrouvée minoritaire, a mis à jour une nouvelle approche de la notion de traite des êtres humains. La traite des êtres humains est une notion plus large que le proxénétisme ; mais, par le biais de cette notion, l'on est parvenu à un compromis provisoire, la France ayant émis des réserves sur la distinction, majoritairement proposée, entre la prostitution volontaire et la prostitution forcée. Pour moi, le danger que recèle cette distinction porte sur le fond des principes et de l'humanisme : c'est celui du commerce de l'être humain. Il porte bien entendu au-delà du problème de la prostitution, mais il convient de commencer ici. Demain, si la France n'y prend garde, elle connaîtra aussi des bordels municipaux. D'ailleurs, la distinction entre la prostitution volontaire et la prostitution forcée s'insinue déjà dans les nomenclatures de la sécurité sociale et de l'INSEE, où l'on qualifie les prostituées de « techniciennes de santé ». Mon association fera en sorte d'inciter les parlementaires et les pouvoirs politiques responsables à défendre, ou à dire pourquoi ils ne défendent pas, le principe fondamental de l'inaliénabilité de la personne. C'est la raison pour laquelle, parmi les propositions que j'avance et qui n'ont pas suscité d'enthousiasme particulier auprès des parlementaires, je demande la reconnaissance officielle, dans un texte législatif, du caractère illicite de la prostitution ; cette reconnaissance s'inscrirait dans la ligne de l'article 16 du code civil et des principes jurisprudentiels qui la condamnent déjà comme activité illicite. Ce serait là le seul verrou qui pourrait permettre de s'opposer au développement très rapide actuellement à l'_uvre aux Pays-Bas et en Allemagne et qui ne laisse pas de m'inquiéter. Voilà ma proposition essentielle : faire reconnaître la prostitution comme activité illicite, contraire à l'ordre public et au principe d'inaliénabilité de la personne. Je ne suis pas abolitionniste, parce que je ne suis pas candide - l'on n'abolira jamais la prostitution -, je suis prohibitionniste. L'on n'éradiquera pas le phénomène ; mais, si l'on veut faire en sorte que l'être humain bénéficie encore d'une protection élémentaire, ce principe d'inaliénabilité de la personne doit être reconnu. Ainsi, le Parlement français, à la suite de la grande loi de 1994, s'honorerait-il et permettrait-il peut-être un redressement de cette Europe des marchands avant qu'elle ne sombre dans l'Europe esclavagiste.

La deuxième proposition que j'avance tend à réprimer aussi bien l'offre que la demande de prostitution dans le cadre d'une nouvelle formule de racolage qui prendrait forme d'une incrimination délictuelle concernant aussi bien les personnes qui offrent de se prostituer que celles qui sont demanderesses. A cet égard, les associations, notamment celles reconnues d'utilité publique, pourraient jouer un rôle considérable dans la répression - je suis répressif sans être un obsédé de la répression - dans le cadre d'un classement conditionné des parquets pour participer à un suivi.

La prostitution des mineurs est la plus grave ; mais, à ce sujet, mes alertes ne reçoivent aucun écho. Il y a dix ans, lorsque j'ai pris en charge cette association, en me ridiculisant un peu - j'ai aussi une vie professionnelle et je suis connu - j'ai immédiatement constaté que notre société française contemporaine qui, dans une certaine mesure, est encore plus hypocrite que celle du XIXe siècle, niait totalement la prostitution des mineurs. Depuis dix ans, on note, à cet égard, un léger progrès. Aussi bien les instances administratives que policières ou judiciaires, qui en contestaient l'existence il y a dix ans, la reconnaissent aujourd'hui. Avec 36-15 Ados, avec les messageries roses et le développement avéré de la pédophilie, on ne peut nier le phénomène. Ce changement d'attitude est directement lié à une conception qui mériterait d'être mieux soutenue par de véritables actions: la protection de l'enfance face à la pornographie. Je ne suis pas du tout pudibond. J'ai vécu et j'ai de l'expérience ; j'ai aussi la volonté de dénoncer la dérision des discours qui voudraient « interdire d'interdire » et je me félicite que ce discours commence à passer. Ce qui ne peut se concevoir c'est que le sadomasochisme soit devenu, par le biais des messages permanents des médias et plus particulièrement des messageries avec le patronage de France Télécom, un instrument de perversion pour la jeunesse, dont le dernier aboutissement est merveilleux : M. Cardin vient de créer un prix du Marquis de Sade !

J'espère, avant de mourir, une nouvelle édition complète des _uvres du « divin marquis » afin d'avoir la joie de me porter partie civile pour les poursuivre et les faire condamner, comme elles le furent dans les années 1950 !

Mme la Présidente : Merci, monsieur le Président. Votre intervention appelle quantité de questions.

Nous ne sommes pas « réglementaristes », mais plutôt « abolitionnistes », sauf en ce qui concerne la prostitution des mineurs pour laquelle nous nous orientons vers une pénalisation des clients. Pour ce qui est de la dernière partie de votre exposé, je pense que les conclusions du rapport de la Mission d'information rendront compte d'une partie de vos pensées sur le sujet.

M. Jean-Pierre COCHARD : C'est très partiel.

Mme la Présidente : C'est très partiel, mais il s'agit des mineurs.

M. Jean-Pierre COCHARD : Je suis bien sûr très heureux de l'apprendre ; c'est mieux que rien.

Mme la Présidente : Je souhaiterais savoir ce que les Equipes d'action contre le proxénétisme entreprennent sur le terrain.

M. Jean-Pierre COCHARD : Beaucoup de choses. Tellement d'ailleurs que l'association s'est vu supprimer une subvention de 250 000 francs.

Nous sommes la seule association à intervenir sur le plan policier et judiciaire pour traquer les réseaux de proxénétisme. Je ne pense pas que l'on puisse avancer que ce ne serait pas là une _uvre de salubrité publique. A ce titre, nous mobilisons actuellement une vingtaine d'avocats et suivons quatre-vingts affaires. Je vais moi-même assister aux audiences, notamment en cour d'assises, car il arrive que des affaires - hélas ! trop peu souvent - se traduisent en assises pour des prononcés de peines de vingt à trente ans de réclusion criminelle ; c'est toutefois exceptionnel. Il y a quelques mois, j'étais à la cour d'appel d'Aix-en-Provence, je me rends dans quelques semaines devant celle de Lyon. J'interviens donc dans toutes les affaires importantes pour réclamer justice.

Dans le même temps, j'assiste des victimes. A cet égard, j'accueille demain à la gare une Française - les victimes d'Europe de l'est appellent aussi toute notre attention, mais il n'y a pas qu'elles - qui vient dénoncer son proxénète. Je vais assister et protéger cette jeune femme. C'est le rôle de mon association que de demander la répression et d'assurer la protection physique, morale et judiciaire des personnes qui ont manifesté effectivement leur intention de quitter la prostitution. Ce point est essentiel. Nous ne faisons pas de travail de rue et je n'en ferai jamais. Le travail de rue est nécessaire, je ne le nie pas, mais il est dangereux. L'association, j'en suis fort heureux, compte beaucoup de jeunes.

Je vous convie à venir voir sur le terrain ce que réalise cette modeste association. Elle compte vingt avocats et des magistrats en retraite qui assurent le traitement judiciaire et parajudiciaire. Elle intervient également en matière d'accueil et de conseils à donner aux familles. Quand je reçois un père de famille directement ou par le biais de la ligne téléphonique « SOS prostitution », et qu'il déclare apprendre en consultant sa facture de téléphone que son fils ou sa fille se prostitue sur le minitel rose, ce n'est pas de la doctrine ! Ce n'est pas de la doctrine que de travailler chaque jour, y compris le samedi, pour rassurer des gens complètement déstabilisés, garçons et filles - l'on s'occupe actuellement autant de garçons que de filles - qui sont drogués, séropositifs et à la rue !

Si quelques parlementaires manifestent l'intention de venir visiter mon modeste local du 21 de la rue Sainte-Croix de la Bretonnerie pour lequel je réclame une extension depuis des années, je serai très heureux de les accueillir.

Mme la Présidente : Votre équipe est-elle uniquement composée de bénévoles ?

M. Jean-Pierre COCHARD : Non, ce ne serait pas possible. Voilà la raison pour laquelle nous rencontrons des problèmes financiers. Nous préférerions ne pas recevoir de subventions pour être plus libres, mais nous sommes bien obligés d'en accepter deux petites. Le budget s'élève à un million et demi de francs, il faudrait le doubler. Une équipe sociale dénommée « centre d'accueil, de renseignements, d'orientation et de secours » se trouve au siège. Composée d'un assistant social, d'une éducatrice, d'une psychologue, elle est dirigée par moi-même et par un collègue, ancien magistrat à la Cour de cassation. Nous bénéficions de stagiaires éducateurs et assistants sociaux et nous comptons un certain nombre de bénévoles que nous avons sélectionnés - c'est dangereux, il faut faire attention - et qui, chaque samedi, pratiquent la remise à niveau et essaient de restaurer un minimum de dignité chez des personnes complètement fracassées. C'est ainsi que nous leur avons fait visiter le château de Versailles, l'Assemblée nationale, le Sénat, le Palais de Justice. Nous essayons, dans une certaine mesure, de les initier à l'informatique, de les faire lire, d'éveiller leur attention à des choses qui ne les intéressaient plus, car elles étaient totalement déstabilisées.

Le pourcentage de réinsertions relevé par l'association est très faible. Je n'appartiens pas à la catégorie des associatifs qui avanceront devant des personnes non initiées des résultats extrêmement positifs de cette réalité que l'on nomme du mot affreux de « réinsertion ». Dans la mesure où nous pouvons restaurer la dignité de la personne, nous le faisons. Surtout nous essayons de les faire échapper à cet engrenage qui provoque une véritable déstabilisation en profondeur de l'être humain.

Mme la Présidente : Votre expression de « personnes fracassées » correspond à ce que nous avons constaté, par exemple en suivant le Bus des femmes.

Mme Odette CASANOVA : Vous n'allez pas sur le terrain rencontrer des personnes, elles viennent vers vous. Comment connaissent-elles votre association ?

M. Jean-Pierre COCHARD : Elles ont l'information par un site Internet, par une ligne téléphonique ; aujourd'hui encore, j'ai reçu quatre appels, deux d'Ile-de-France et deux de province, de personnes qui voulaient échapper à la prostitution. Parmi ces appels, des personnes sont véritablement en danger, d'autres ne le sont pas forcément, mais vivent dans leurs phantasmes. Nous recevons également de nombreux appels de parents. Du fait de ma carte de visite, dont je n'abuse pas, j'entretiens des rapports privilégiés avec les services de police et de justice.

J'ai fait deux fois le tour de France des grands parquets et je vais recommencer pour essayer de faire comprendre à mes collègues que la protection des personnes doit passer avant la protection des biens et qu'il serait peut-être raisonnable de prendre en considération la forme la plus odieuse de la criminalité organisée qu'est le proxénétisme.

Voilà pourquoi je suis connu et je n'ai nul besoin d'aller dans la rue - je ne veux pas dire qu'il ne faille pas le faire. En tout cas, c'est l'option retenue par notre association depuis dix ans. Elle a accueilli des centaines et des centaines de personnes qui viennent vers nous et qui, je l'espère, continueront sans que je sois obligé de me rendre rue Saint-Denis ou cours de Vincennes.

Mme la Présidente : Vous avez une ligne téléphonique « SOS prostitution ».

M. Jean-Pierre COCHARD : Oui, pour laquelle nous assurons une permanence. Nous avons un site Internet et, dans ce cadre, je constitue une jeune équipe d'informaticiens pour engager la lutte contre la cyber-criminalité. J'ai été le premier à réclamer, tant des services de police que de gendarmerie, un minimum de surveillance de ces nouvelles formes de communication. Je l'ai fait au titre d'ancien directeur de la gendarmerie et j'ai été entendu aussi bien par la gendarmerie que par la police, en faisant jouer une saine émulation de ce côté-là. Pour la détection et la répression de la cyber-criminalité, nous figurons parmi les pays les plus en retard en Europe - loin derrière les Italiens par exemple -par rapport aux Etats-Unis. Peut-être que les événements actuels, sans liens avec la prostitution, inciteront-ils à aller plus loin en ce domaine, bien qu'il faille respecter la liberté des communications, pour assurer un meilleur contrôle de ce qui constitue le scandale des scandales : les messageries roses.

M. Jérôme LAMBERT : Monsieur le Président, vous nous avez indiqué que les résultats en matière de réinsertion n'étaient pas à la hauteur de vos espérances. Pourquoi la réinsertion a-t-elle du mal à s'opérer ? Quelles préconisations avancer pour que vous-mêmes, ou d'autres, aient les moyens d'assurer une meilleure réinsertion ?

M. Jean-Pierre COCHARD : Voilà une question très importante, je veux y répondre honnêtement et directement. Lorsque je suis arrivé dans cette association, j'ai connu surtout des retraités de la prostitution ou des personnes âgées qui voulaient abandonner la prostitution. J'ai compris que la priorité, en dehors du couple formation-prévention, passait par l'accueil de personnes se prostituant depuis peu ou tout au moins des jeunes. C'est la raison pour laquelle les personnes accueillies sont jeunes ou très jeunes. Si cela ne dépendait que de moi, nous accueillerions des mineurs, ce qui nous est interdit. A partir du moment où nous pouvons rendre leur dignité à des personnes encore jeunes, l'on peut, dans une certaine mesure, les reprendre en main. Mais une raison rend la réinsertion compliquée : c'est l'argent facile. Pour une jeune fille de 22 ou 23 ans qui gagnera en une semaine ce qu'elle ne gagnera pas en deux ou trois mois avec le RMI, la réinsertion est difficile. Les rechutes sont fréquemment liées à des facteurs économiques. L'objectif essentiel pour nous, avant toute réinsertion, c'est d'abord une campagne d'information et la tenue d'un discours sur la dignité. C'est très net. J'ai pu mesurer ce qu'était l'écoute d'un vieux juge, c'est-à-dire de celui qui représente, pour ces gens-là, la machine à broyer. Pour la première fois de leur vie, un juge va les écouter, être avec eux, discuter avec eux, et leur donner, peut-être, un espoir de vivre.

La seconde raison, qui longtemps n'a pas été admise par les services sanitaires et sociaux français - voilà pourquoi le ministère des Affaires sociales a supprimé une subvention de 250 000 francs à l'association -, est apparue au grand jour quand j'ai dénoncé les liens évidents entre la prostitution et la drogue, notamment chez les jeunes. Là réside toute la lâcheté d'une société irresponsable. Sur ce plan, inutile de vous préciser que quand vous voyez arriver un garçon ou une fille de 25 ans, rongé par l'héroïne, séropositif, il est difficile de parler de réinsertion.

Mme Christine BOUTIN : Je souhaiterais, monsieur, que vous rappeliez qui vous étiez. Vous avez fait plusieurs fois allusion à votre carte de visite.

M. Jean-Pierre COCHARD : Je suis un vieux fou. Je suis d'abord un vieillard, j'en suis fier, et je suis un vieillard jeune. Cette société que je stigmatise souvent est tout de même génératrice d'espoir, parce qu'il se trouve des jeunes pour faire passer des messages.

Depuis ma jeunesse, mon engagement - au moins ne l'ai-je pas trahi sur ce plan-là - reste lié à la conception que j'ai de la personne, de sa dignité, de sa différence essentielle ainsi qu'à un minimum de justice et un maximum de révolte contre l'exploitation de la personne. Permettez-moi de vous dire qu'à ce titre, je suis bien servi, j'ai de quoi faire ! J'ai été avocat, je ne voulais pas être magistrat - je me méfiais du pouvoir démoniaque du juge sur un autre être humain. Je le fus, j'ai fait cinquante ans de carrière administrative et judiciaire. J'ai été cinq ans secrétaire général du parquet de la Seine, chef du cabinet du directeur des affaires criminelles pendant cinq ans, six ans directeur général de la gendarmerie. J'ai fini ma carrière comme président de la chambre sociale de la Cour de cassation où j'ai eu l'occasion de mesurer ce que pouvait être l'exploitation de la personne à travers l'évolution de la jurisprudence que j'ai conduite sur la notion de licenciement économique. Je pense en avoir assez dit, je n'aime pas parler de moi.

Audition de M. Philippe SCELLES,
président de la Fondation Scelles,

accompagné de Mme Christiane GROSSE,
responsable des relations avec les associations
et de M. Michel CELIER, administrateur,
délégué aux relations avec les politiques



(extrait du procès-verbal de la séance du 6 novembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Philippe SCELLES : Nous vous avons apporté un dossier qui comporte un travail que nous allons aborder à l'instant ; suivra une présentation du groupe Ensemble pour combattre l'exploitation sexuelle commerciale, collectif d'associations qui se réunit tous les mois et qui travaille sur les sujets qui sont de votre compétence. Le dossier contient une documentation sur la fondation, nos publications et un petit journal trimestriel que nous diffusons auprès de sept mille personnes. Nous vous avons fait parvenir le Livre noir de la prostitution ainsi que le Memento de 23 associations françaises face à la prostitution.

Michel Celier, délégué aux relations avec les politiques, va, dans un premier temps, évoquer la Fondation Scelles ; j'aborderai moi-même l'état des lieux de la prostitution, et Christiane Grosse, déléguée aux relations avec les associations, parlera des associations.

M. Michel CELIER : En 1993, Jean Scelles, ancien parlementaire, crée la Fondation, en lui assignant pour objet d'agir sur l'opinion et les pouvoirs publics dans la lutte contre l'exploitation sexuelle commerciale.

Dans la lutte contre l'exploitation sexuelle commerciale, la Fondation veut affirmer l'inaliénabilité du corps humain - je dirai même de la personne humaine -, la débanalisation de la prostitution, la reconnaissance de la prostitution comme une atteinte à la dignité de la personne humaine et le refus de l'assimilation de la prostitution et du proxénétisme à un métier. Les personnes prostituées doivent avoir la possibilité de gagner leur vie autrement.

Ses deux missions principales sont de débanaliser et de faire reculer l'exploitation sexuelle sous toutes ses formes, en sensibilisant l'opinion publique par l'intermédiaire des décideurs et des leaders d'opinion et en agissant auprès des pouvoirs publics pour renforcer les législations et leur application.

La Fondation, composée de quatre salariés permanents et d'une quarantaine de bénévoles, a créé le CRIDES, Centre de recherches internationales et de documentation sur l'exploitation sexuelle, mis à disposition, entre autres, des parlementaires.

La Fondation possède des services « juridiques », « études », « relations avec les associations », « relations internationales ». Elle traite et synthétise l'information pour que tout un chacun puisse l'utiliser facilement. Elle a publié Le Livre noir de la prostitution (éd. Albin Michel). Elle publie régulièrement des cahiers thématiques et autres documents à base juridique ainsi que des revues de presse.

Elle mène des actions de sensibilisation auprès du grand public, tel le colloque qu'elle a organisé avec des associations françaises à l'UNESCO en mai 2000. C'est à ce moment-là qu'a été créé le groupe d'associations Ensemble pour combattre l'exploitation sexuelle commerciale. Par ailleurs, elle conduit des actions de lobbying auprès des pouvoirs publics. Exemples : intervention auprès de Mme Nicole Fontaine, du ministère de la Justice au sujet des textes internationaux en juin 2000, visites aux partis politiques.

Enfin, elle forme un trait d'union entre les associations elles-mêmes - dont elle essaie de faire mieux connaître les activités - et les partis politiques en relation avec celles-ci.

La Fondation est membre de la Fédération abolitionniste internationale, la FAI, du Lobby européen des femmes, du COFRADE...

M. Philippe SCELLES : Je poursuis par un état des lieux de la prostitution.

On estime à cinq millions le nombre d'êtres humains prostitués dans le monde, dont deux millions d'enfants. Sur tous les continents, dans tous les pays, la traite des êtres humains s'amplifie. Ce terrible trafic est lié aux mêmes réseaux que ceux de la drogue et du blanchiment d'argent. C'est un fait patent. Nous menons actuellement des études sur ce sujet.

Les deux textes majeurs les plus récents sont le Rapport du groupe de travail des formes contemporaines d'esclavage de l'ONU, travail remarquable réalisé par un ensemble de 182 pays. Les recommandations, pages 27 à 43 de ce rapport, portent sur la traite des êtres humains et l'exploitation de la prostitution d'autrui, le fonds de contributions volontaires des Nations unies pour la lutte contre les formes contemporaines d'esclavage, le travail servile, le trafic d'enfants, la corruption, l'utilisation abusive d'Internet, les employés domestiques migrants, la vente d'enfants, la prostitution ou la pornographie impliquant des enfants.

Le second texte est celui du Protocole additionnel à la convention contre la criminalité transnationale organisée, visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. C'est le protocole de Vienne signé à Palerme en décembre 2000. Une excellente analyse en a été faite dans le Guide du nouveau protocole des Nations unies sur la traite des personnes, ouvrage réalisé par le Lobby européen des femmes, qui compte trente mille associations féminines, notamment Article premier ; le Mouvement pour l'abolition de la prostitution et de la pornographie, l'Association des femmes de l'Union méridionale et la Coalition against trafficking in wome, qui se trouve aux Etats-Unis.

Passons maintenant rapidement en revue les revenus de la prostitution et du proxénétisme.

M. Laurent Fabius a déclaré le 16 mai dernier qu'il fallait : « continuer le combat contre l'évasion fiscale et l'argent sale, c'est-à-dire l'argent de la prostitution, de la drogue, des trafics. ». Le journal Le Monde ajoute en commentaire : « Selon les experts, mille milliards de dollars sont blanchis chaque année dans le monde. ». D'après diverses sources dont la Fondation dispose (le Centre de recherches internationales et de documentation sur l'exploitation sexuelle, qui regroupe des chiffres provenant d'Interpol, de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de diverses associations), on peut estimer que le nombre de personnes prostituées en Europe serait d'un minimum de 300 000. Interpol annonce de son côté que les revenus d'un proxénète vivant en Europe de l'ouest de la prostitution d'une seule personne s'élève à 720 000 francs français. Je n'ose faire le calcul, mais 720 000 francs c'est le nombre de passes multiplié par le prix de la passe. Sur une base minimale de 300 000 personnes prostituées, les revenus du proxénétisme en Europe correspondraient en Europe à 216 milliards de francs.

L'OCRTEH, l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains, estime à 15 000 les personnes prostituées en France, dont 6 000 à Paris : prostitution de rue, bars à hôtesses, salons de massage. 75 % seraient de nationalité étrangère et appartiendraient à un réseau, 10 % seulement disent ne pas avoir de proxénètes.

Les revenus du proxénétisme en France correspondraient à environ dix milliards de francs. Il faut doubler ce montant si l'on ajoute les revenus engendrés par la pornographie sous toutes ses formes, enfantine comprise.

La lutte contre le proxénétisme souffre gravement du manque d'engagement des pouvoirs publics. Si une véritable volonté politique avait réellement existé, l'on aurait dû assister à une multiplication des structures spécialisées, notamment décentralisées au niveau régional. Tel n'est pas le cas. La lutte contre le proxénétisme relève de l'OCRTEH, dont les responsables successifs, le commissaire divisionnaire Martinez il y a dix ans, M. Amiard et aujourd'hui M. Colombani, se heurtent à un manque évident de moyens. L'Office ne dispose que d'une soixantaine de fonctionnaires répartis sur l'ensemble du territoire français, effectifs inadaptés aux besoins de la répression. Pour l'année 1999, environ 500 personnes ont été mises en cause pour des faits de proxénétisme, mais il ne s'agit pas des « gros bonnets » qui, eux, arrivent à échapper à la justice. Seulement 189 ont été déférés à la justice, parmi lesquels 137 ont été condamnés à des peines de prison. Le ministère de l'Intérieur a publié dernièrement des chiffres qui sont plus que décevants si l'on considère l'atout considérable dont bénéficie l'OCRTEH qui décide de manière tout à fait autonome de l'opportunité des poursuites, celles-ci n'étant pas subordonnées au dépôt d'une plainte de la personne prostituée. En effet, ce ne sont pas les prostituées qui ont à déposer une plainte, mais l'OCRTEH qui, de lui-même, engage l'action publique.

La lutte contre le proxénétisme n'est pas considérée aujourd'hui comme prioritaire. Ce problème est bien souvent relégué au second plan au profit de la lutte contre d'autres formes de criminalité : terrorisme, banditisme, trafic d'armes et de stupéfiants.

Mme Christiane GROSSE : Au plan international, les influences réglementaristes sont de plus en plus présentes. Sous prétexte d'octroyer des droits aux personnes prostituées en réclamant la reconnaissance d'un métier de travailleur sexuel, comme aux Pays-Bas, bientôt en Allemagne et dans d'autres pays, on légitime les activités du proxénétisme. Il est à craindre que cette reconnaissance de la prostitution en tant que profession ne fasse qu'encourager celle-ci.

A partir de janvier 2002, l'Allemagne risque de légaliser la prostitution et par là son exploitation. Les personnes prostituées signeront un contrat de travail avec leur employeur. Qui sont ces employeurs ? Des gérants d'eros centers et de maisons closes. Derrière les gérants de maisons closes se cachent des réseaux internationaux de la mafia qui gèrent énormément d'argent. En fait, il devient très difficile de mettre en place une politique globale et cohérente au plan international. Des pays accordent asile et protection aux proxénètes. Toute la question est de savoir si la France conservera sa position abolitionniste actuelle.

La loi allemande concerne les prostituées « de leur plein gré », le gouvernement précisant que l'exploitation sous contrainte reste un délit. Le gouvernement fait donc un distinguo entre « plein gré » et « sous contrainte ». En réalité, lorsqu'on parle avec des personnes prostituées, on sait que la prostitution libre n'existe pas. Il y a toujours quelque chose de forcé dans la prostitution. Ce sont souvent des situations économiques qui amènent les gens à se prostituer. « La prostitution libre » présente donc une contradiction dans les termes. Les personnes prostituées, dans leur majorité, subissent des situations qu'elles n'ont pas choisies. Si une personne - on le constate dans les médias - revendique publiquement son choix de se prostituer, neuf autres vivent sous contrainte. Qui choisirait la prostitution pour ses enfants ?

Il y a nécessité de protéger les victimes de la traite. La France considère les femmes étrangères victimes des trafiquants comme des étrangères en situation irrégulière. En l'absence de volonté politique, l'OCRTEH n'a pas de structure où adresser les victimes pour les protéger. On ne sait pas comment protéger toutes les femmes de pays étrangers, notamment d'Afrique ou d'Europe de l'est. Des pays voisins ont mis en place des lois pour protéger les victimes des trafics ; il s'agit de la Belgique et de l'Italie, dont les approches sont totalement différentes.

La Belgique offre un titre de séjour à la condition que la victime coopère avec la police et dénonce son proxénète. Cependant, aucune sécurité ne lui est accordée après son dépôt de plainte. Elle dénonce son proxénète, mais elle ne connaît pas l'ensemble du réseau, seulement la personne chargée de la surveiller. Elle connaît une petite partie du réseau, un intermédiaire. Une fois qu'elle a témoigné, cette personne imagine qu'elle va obtenir une protection, mais, après sa collaboration, la police la laisse partir sans aucune garantie de sécurité et, dans l'immédiat, ne la protège pas, d'où généralement des représailles immédiates. Elle en est réduite à se cacher pour ne pas retomber entre les mains de son proxénète.

Peut-on accepter qu'une personne ayant déjà vécu un calvaire se retrouve volontairement et inéluctablement isolée, sans assistance et sans possibilité de réhabilitation dans la société ?

En Italie, la victime peut se voir délivrer un permis de séjour sans condition avec la possibilité d'accéder à un lieu d'accueil sécurisé si nécessaire. Ce n'est qu'une fois la relation de confiance établie qu'elle peut porter plainte et dénoncer son proxénète. L'approche est donc totalement différente. Les Italiens veulent donner la possibilité à la victime de se défendre, en portant plainte spontanément. En pratique, la délivrance d'un permis de séjour par les préfectures de police n'est pas si facile, car les proxénètes confisquent les passeports dès l'arrivée des jeunes femmes.

Il est urgent que la France s'engage dans la protection des personnes prostituées victimes de la traite par la délivrance d'un titre de séjour, au moins provisoire, la mise en place de programmes d'accueil immédiat, puis de programmes d'assistance et de réinsertion, car ces femmes restent sans aucune protection.

Lorsque nous nous sommes engagés dans l'organisation du colloque de mai 2000 à l'UNESCO, dix associations se sont jointes à nous qui, toutes, travaillent dans le domaine de la prostitution avec des missions différentes.

Le collectif Ensemble pour combattre l'exploitation sexuelle commerciale comprend onze associations. L'Association contre la prostitution enfantine s'occupe des enfants, Altaïr d'hommes prostitués plus que de femmes, l'Association nationale d'entraide compte des bureaux un peu dans toute la France et s'occupe d'aide sociale, mais elle est perpétuellement confrontée à la prostitution. L'Association nationale de réadaptation sociale s'occupe de jeunes à Paris et dans la région parisienne. Elle est également confrontée à des problèmes prostitutionnels chez les jeunes en danger de prostitution. L'association Aux Captifs, la Libération, qui est présente sur le terrain, Porte Dauphine, Porte de Vincennes, est en contact avec beaucoup d'étrangères, Africaines et filles de l'est. La Bienvenue est très efficace en région parisienne, le BICE fait un gros travail au niveau des enfants... Les Equipes d'action contre le proxénétisme, comme leur nom l'indique, luttent principalement contre le proxénétisme. Le Mouvement du Nid est présent dans vingt-cinq villes de France. Le mouvement Le Cri a plusieurs bureaux en France. L'Union contre le trafic des êtres humains, association féministe, s'occupe depuis très longtemps du trafic des femmes. La Fondation Scelles assure la coordination et le secrétariat du collectif.

Que fait le collectif Ensemble pour combattre l'exploitation sexuelle commerciale ?

Les associations sont très prises sur le terrain. Le collectif se réunit une fois par mois, ce qui est beaucoup pour elles, car elles sont obligées de dégager des personnes pendant une matinée ou un après-midi, sans compter que certaines viennent de province.

Après avoir organisé le colloque de mai 2000 à l'UNESCO « Peuple de l'abîme, la prostitution aujourd'hui », le collectif a décidé de continuer à se réunir pour mener des actions communes, car les associations ont compris qu'elles seraient plus fortes à plusieurs que seules.

En juin 2000, nous avons organisé ensemble une marche blanche pour une jeune prostituée bulgare assassinée à Paris, de même que nous avons participé au rapatriement de son corps en Bulgarie. Nous travaillons beaucoup avec les médias et nous leur transmettons des documents qui viennent du CRIDES ou des associations car nous avons le souci de communiquer sur cette cause.

Le collectif rencontre les partis politiques. A l'approche des échéances électorales, présidentielles et législatives, le moment est arrivé d'interroger les candidats et de leur demander ce qu'ils pensent de ce problème, comment ils comptent y remédier. Il veut leur indiquer les moyens qu'il peut mettre à leur disposition.

Il a entrepris des démarches qui ont abouti de manière positive auprès des instances qui accordent les subventions aux associations. C'était un problème urgent. Les sommes allouées diminuaient chaque année et étaient versées en fin et non en début d'année, empêchant les associations d'élaborer des projets intéressants sur plusieurs années. Il a obtenu, si ce n'est une augmentation des subventions, en tout cas actuellement leur « triennalisation ». Il prépare un dossier destiné à faire connaître les associations, aussi bien auprès des politiques que des médias, en positivant leur travail.

Mme la Présidente : Je vous remercie.

Vous nous avez très bien exposé votre appréciation de la situation en France. Je précise d'entrée que, comme vous, nous sommes abolitionnistes et extrêmement critiques à l'égard de la position allemande, mais que nous ne sommes pas prohibitionnistes.

Que pensez-vous de la pénalisation du client d'une prostituée ou d'un prostitué mineur ?

Quel regard portez-vous sur la législation belge et italienne ? Dans un cas, on exige quasiment de la prostituée une participation à l'enquête ; dans l'autre, on est moins incitatif, mais on délivre également moins de permis de séjour et moins de permis de travail.

M. Philippe SCELLES : Profiter d'un mineur est abominable. La peine doit correspondre, me semble-t-il, au fait, répréhensible et criminel, d'utiliser un enfant pour assouvir son plaisir sexuel. Vous en parliez déjà, madame la Présidente, au cours de l'émission Zone Interdite. On ne peut qu'être d'accord sur un tel sujet.

Mme la Présidente : Aujourd'hui, la majorité sexuelle est fixée à quinze ans.

M. Philippe SCELLES : Elle devrait être de dix-huit ans.

Mme Christiane GROSSE : Les dégâts sont incommensurables. Les hommes et les femmes plus encore sont sensibles à ce sujet. Les dégâts sont tels que, quand on entend parler des personnes prostituées - dont il a été prouvé qu'à 80 % elles avaient subi des violences sexuelles dans leur enfance -, on se dit que ce n'est pas possible.

Mme la Présidente : Entre le système belge ou italien, auquel irait votre préférence ?

Mme Christiane GROSSE : Je considère à titre personnel, et c'est aussi la position de la Fondation Scelles, que le système belge, exigeant de la personne prostituée qu'elle dénonce son proxénète, présente un certain nombre d'inconvénients.

La personne prostituée est en général traquée. Lorsqu'elle se rend à la police, elle se trouve dans une situation extrêmement difficile, parce qu'elle a peur. On lui demande de dénoncer son proxénète en lui disant qu'elle sera protégée. Même si l'intention est véritable, un délai sépare souvent la dénonciation proprement dite du moment où elle est protégée. Elle a donc peur pour elle et, s'il s'agit d'une étrangère, elle craint les conséquences pour sa famille restée au pays. Cela transparaît clairement dès lors que l'on dialogue avec des personnes prostituées étrangères. Par exemple, les filles de l'est ont beaucoup de mal à sortir de leur réseau, car elles craignent pour elles et leur famille. Les proxénètes ne sont pas tendres ! On sait que des personnes prostituées étrangères à Paris ont été assassinées. Ayant refusé de se prostituer ou ayant voulu sortir du réseau, elles ont été reprises et tuées. C'est le cas d'au moins une vingtaine de jeunes femmes, soit des Africaines, soit des jeunes filles de l'est, depuis le début 2001.

La position belge est difficile. La position italienne qui accorde une protection immédiate en mettant la personne en sécurité tout en établissant un rapport de confiance avec elle est une démarche certainement plus longue pour démanteler les réseaux de proxénètes, mais c'est sans doute plus efficace. La personne prostituée aura tendance à dire tout ce qu'elle sait alors que, dans l'urgence, en Belgique, elle livrera un nom, mais peut-être pas tout ce qu'elle sait sur le réseau.

M. Philippe SCELLES : Nos amis belges ont imaginé ce système pour remonter les réseaux, mais les remonte-t-on vraiment ?

D'un autre côté, l'expérience de Don Cesare Lodeserto en Italie est magnifique. J'ai été en conversation téléphonique aujourd'hui avec Isabelle Collot, du Mouvement du Nid à Strasbourg. Je lui ai demandé si elle disposait de lieux d'accueil sécurisés, car il ne suffit pas d'accueillir, il faut pouvoir sécuriser. Elle m'a indiqué disposer de deux lieux. Certaines associations ont des moyens d'agir, bénéficient de places dans les centres d'hébergement et de réadaptation sociale (CHRS) ou des services de prévention et de réadaptation sociale (SPRS). En revanche, elles s'étiolent si on ne leur accorde pas suffisamment de moyens financiers. Les dirigeants des associations que nous connaissons passent parfois le quart, sinon le tiers de leur temps, à tirer des sonnettes pour obtenir quelques subsides. Mme Nicole Péry, qui a très gentiment préfacé notre Memento de 23 associations françaises face à la prostitution, a déclaré au Sénat, il y a environ six mois, que l'Etat s'était désengagé des associations. Selon les ordonnances de 1960, un centre par département devait voir le jour ; au lieu de quatre-vingt-dix, il n'y en eut que dix. On a dit que les associations fournissaient un travail correct de terrain et qu'elles allaient pallier le manque. Pour autant, ce n'est pas pour cela qu'elles ont reçu des fonds. Notre fondation, dans un domaine différent, est contrainte de rechercher en permanence des subventions. Elle bénéficie d'une dotation de départ, mais elle est obligée de tirer les sonnettes. Notre centre de documentation et de recherches (le CRIDES) ne reçoit rien non plus. Il en va de même pour les associations. Il conviendrait de les aider avant toute chose, car elles accueillent, écoutent, réinsèrent.

Mme Christiane GROSSE : Il n'existe pas de structures d'accueil immédiat. Des responsables d'associations de terrain m'ont dit que si une personne les appelait au secours, elles ne savaient où l'envoyer. Elles leur payent une chambre d'hôtel à la petite semaine en prenant trois cents francs dans la caisse pour mettre, dans l'heure, une personne immédiatement à l'abri dans un hôtel inconnu des proxénètes. En tous cas, concernant les personnes immigrées, il y a un vrai problème financier et de structures d'accueil appropriées.

M. le Rapporteur : Avec la prostitution des mineurs, nous sommes confrontés aujourd'hui à un problème épouvantable. Inutile d'aller sur les trottoirs de Manille ; les enfants se prostituent Porte Dauphine et personne ne bouge.

Se posent le problème de la répression du client et de la protection des enfants. A l'heure actuelle, la réponse ne peut être la même lorsque l'on est confronté à des enfants âgés de treize, quatorze, quinze ans sur le trottoir de Paris. Pour eux, la réponse doit être de manière peut-être privilégiée une aide au retour ou en tout cas un travail qui ne tire pas un trait définitif sur une famille qu'ils ont parfois laissée depuis quelques mois.

Dans l'approche à retenir et dans les propositions que nous allons faire, il nous paraît utile de bien adapter la réponse à apporter. Il ne s'agit pas d'opérer une distinction factuelle mineurs-majeurs mais, pour ceux qui sont encore des enfants et auprès desquels on ne peut manifestement pas entreprendre un travail de formation professionnelle, d'intervenir auprès des familles ou d'engager un travail avec les pays d'origine.

Mme Christiane GROSSE : Vous évoquez le travail avec les pays d'origine. Un tel travail est à entreprendre, tant il est vrai qu'il n'existe pas. Il convient de distinguer entre les enfants français et les mineurs-majeurs, c'est-à-dire les enfants entre seize et dix-huit ans, arrivant des pays de l'est.

Mme la Présidente : Ou du Maghreb.

Mme Christiane GROSSE : Oui, je parle des pays de l'est, mais il y a le Maghreb, Marseille, Casablanca, le Maroc. Pour les étrangers mineurs-majeurs de quatorze à dix-huit ans, une coopération internationale devrait s'instaurer pour organiser la prévention avec les pays concernés. La même chose devrait être faite en France. On parle de la prostitution, on ne parle jamais de la prévention au niveau des écoles de l'Education nationale. On a des programmes d'information et de prévention sur le sida dans les écoles. On pourrait aussi organiser une journée nationale d'information sur la prostitution pour expliquer aux filles que l'on ne se prostitue pas et aux garçons que l'on ne va pas voir les personnes prostituées, S'il existe des personnes prostituées, c'est bien parce qu'il y a une demande. Je ne comprends pas que l'on ne se saisisse pas du problème de la prévention à bras-le-corps.

Mme la Présidente : Il y a aussi des garçons qui se prostituent.

Mme Christiane GROSSE : Une journée nationale de la prostitution ou une journée nationale d'information sur la prostitution est très importante.

S'agissant des enfants venant de pays étrangers, je ne sais si vous avez auditionné l'association Jeunes errants de Marseille. Je connais très bien Dominique Lodwick qui travaille en lien étroit avec une association au Maroc, Bayti, dirigée par Najat M'Jid. Les deux responsables se téléphonent tout le temps. Dominique Lodwick à Marseille, à la gare Saint-Charles, récupère les enfants mineurs de Casablanca ; après questionnement, elle finit par savoir qui ils sont. Elle appelle alors Najat M'Jid à Casablanca pour qu'elle essaye de rencontrer la famille de tel jeune et d'envisager de le lui rendre. Si c'est impossible, elle lui doit, selon la loi française, protection et assistance. Elle le garde jusqu'à dix-huit ans, elle l'instruit, lui donne un métier utile dans son pays. Cette coopération, initiée par Dominique Lodwick et Najat M'Jid est un bon exemple de la coopération que l'on pourrait développer avec les pays dont on reçoit les enfants.

Mme la Présidente : Ce n'est pas aussi facile que cela !

Mme Christiane GROSSE : Je le sais.

Mme la Présidente : Ceux qui retournent dans leur pays ne sont pas si nombreux. Cela dit, il est nécessaire d'_uvrer en ce sens.

Mme Christiane GROSSE : Je le sais, mais si l'on expliquait en Pologne, en Bulgarie, que le travail de serveuse proposé est en réalité tout autre, que ce n'est pas l'Eldorado, je pense que nous aurions franchi un pas.

M. le Rapporteur : Même si elles sont présentes de part et d'autre des frontières, je ne sais s'il convient de laisser aux associations le soin de régler un problème de société. Lorsqu'il s'agit de pays proches des frontières de l'Europe, dont certains sont candidats à l'entrée dans l'Union, il me semble que le préalable à tout accord consisterait à leur demander de modifier leur législation, d'adapter leurs services de police et leurs services d'accueil pour que, le jour où un enfant roumain ou moldave est pris en France, on puisse engager un processus en lien avec des structures qui existeraient dans son pays.

Mme Christiane GROSSE : La France est un pays très riche. Nous avons autour de nous des pays pauvres, qui considèrent la France comme un Eldorado. Avec les accords de Schengen, tout passe, cela avec le reste !

M. Philippe SCELLES : A notre sens, il ne faudrait pas uniquement se focaliser sur les enfants, même si vous considérez l'enfance jusqu'à dix-huit ans au lieu de quinze ans. Ce serait très grave, car le problème touche des populations de personnes de vingt, vingt-cinq, trente ans. C'est le cas des jeunes filles qui arrivent actuellement du Ghana, de celles qui viennent de Tchéquie, d'Albanie. Tous les âges sont concernés. Le législateur n'arrivera à faire diminuer et à endiguer la prostitution qu'en faisant prendre conscience aux hommes
- et aux femmes - que ce n'est pas un « mal nécessaire ». Lorsque nous faisions notre service militaire, on nous engageait à aller voir ces dames au prétexte que « nous serions vraiment des hommes ». Ces femmes qui ont, à 80 %, été abusées sexuellement pendant leur jeunesse, portent en elles cette détresse. C'est le chiffre officiel rapporté par les experts. Elles sont meurtries.

Il faut, par ailleurs, intervenir au niveau des proxénètes. Selon moi, le problème majeur que vous avez à résoudre est la lutte contre les proxénètes, qui récoltent annuellement de 10 à 15 milliards de francs en France, 200 milliards en Europe. Ainsi que le déclarait Laurent Fabius, « drogue, prostitution et crime », c'est le vrai problème. Ce n'est pas un hasard si le « crime organisé » est mis en tête des déclarations des commissions de l'ONU... Vous devriez vous attaquer à la lutte contre le blanchiment d'argent des proxénètes. Je sais que ce n'est pas facile.

On en revient à l'OCRTEH, aux services de police, aux services financiers, au GAFI, etc. Actuellement, beaucoup d'Etats révèlent qu'ils peuvent mobiliser contre le terrorisme un grand nombre de policiers. Il y a là un vrai problème de société. Vous n'arriverez à le résoudre qu'en faisant prendre conscience à l'ensemble des politiques et des décideurs que se cachent derrière des mafias internationales.

En bas de l'échelle, il faut mener une politique d'information et de conscientisation des jeunes et des moins jeunes, des adultes et des parents, car on ne sait pas ce qu'est la prostitution. Les « filles de joie » c'est de la blague ! Elles ne sont pas joyeuses ! C'est faux ! Certaines des femmes qui interviennent très souvent à la télévision ne sont pas représentatives du milieu des personnes prostituées.

Les médias abordent souvent ces sujets pour faire de l'audience, mais les vraies personnes prostituées ne viennent pas à la télévision ou à la radio. Un exemple : je me trouvais un jour à une réunion. On m'a dit qu'il serait bon de faire témoigner une personne prostituée. Une jeune femme de vingt-cinq ans, licenciée de mathématiques, était présente. Elle m'a regardé dans les yeux et m'a dit : « Monsieur, ne me demandez jamais cela ! J'ai fait cinq ans de thérapie pour m'en sortir. » D'autres, au contraire, témoignent. Mais on n'utilise pas suffisamment ce qu'elles disent.

Madame la Présidente, monsieur le Rapporteur, travaillez le problème du proxénétisme en amont !

M. le Rapporteur : Notre intention n'était pas de nous occuper exclusivement des enfants, mais à partir du moment où nous envisagions des solutions, je voulais connaître votre opinion sur l'idée de distinguer entre ce qui relève d'une approche globale et sur laquelle nous sommes d'accord, à savoir le statut à accorder aux victimes, probablement sur un fondement inspiré tout à la fois des législations italienne et belge, et la nécessité, selon nous, de traiter de manière différente la question des enfants présents aujourd'hui sur les trottoirs de Paris.

M. Philippe SCELLES : Tout est un problème de médias. Lorsque vous présenterez le résultat de votre Mission ne portez pas uniquement l'accent sur les problèmes liés aux enfants. Axez votre étude sur le problème de fond : l'information des jeunes, garçons et filles, le proxénétisme et les masses d'argent qui s'y attachent. Tel est le véritable problème. Que vous proposiez des mesures, nous en sommes parfaitement d'accord ; nous sommes avec vous. Nous le faisons avec les associations. Mais que l'arbre ne cache pas la forêt ! Vos propositions seront reprises au plan médiatique !

Mme Christiane GROSSE : L'aspect lié aux enfants étant plus facile, il sera repris et exploité par les médias.

Mme la Présidente : A ma connaissance, aucune étude de sociologie n'a été réalisée sur les clients d'une façon générale. Pourquoi autant de clients ?

Mme Christiane GROSSE : Parce que, d'une certaine façon, la société est malade. Les gens ont des rapports faussés. Il y a une liberté des m_urs.

Mme la Présidente : Qu'il y ait des clients n'est pas nouveau.

Mme Christiane GROSSE : Non, mais sans doute une plus grande liberté sexuelle a permis au phénomène de se développer.

M. Philippe SCELLES : Peut-être le nombre des personnes a-t-il augmenté dans certaines catégories : les immigrés qui n'ont pas leur famille, les personnes en situation familiale difficile... En revanche, dans la catégorie des jeunes qui, aujourd'hui, ont des petites amies dès quinze, seize, dix-sept, vingt ans, la prostitution semble diminuer.

Mme Christiane GROSSE : Sans même parler des étrangers, aux Halles, de jeunes Français, garçons et filles, sont en rupture avec leur famille. Agés de seize, dix-sept ou dix-huit ans, ils ont claqué la porte et se retrouvent aux Halles sans rien. Un copain passe et propose un lit si la jeune fille couche avec lui. Après, c'est les copains et puis voilà. Cela existe, il faut le voir pour savoir ce que c'est.

M. Philippe SCELLES : L'association Aux Captifs, la Libération effectue un travail remarquable dans ce secteur. Elle a réalisé des études sur la prostitution.

M. Marc REYMANN : A Strasbourg, les clients sont de plus en plus nombreux, parce que les jeunes femmes sont renouvelées tous les trois-quatre mois ; elles sont de plus en plus belles. Si l'on regarde les marques des voitures, cela va de la petite cinq chevaux jusqu'à la grosse Mercédès. Les clients viennent de tous les milieux, sans compter les Allemands qui traversent la frontière.

M. Philippe SCELLES : Il y avait en permanence soixante personnes prostituées à Strasbourg. A l'heure actuelle, on rencontre beaucoup de Tchèques et de Bulgares. Dans la mesure où elles ont un passeport de trois mois, elles tournent. Au total, on en voit trois à quatre cents sur une année.

Audition de M. Bernard KOUCHNER,
ministre délégué à la Santé


(procès-verbal de la séance du 13 novembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Bernard Kouchner est introduit.

Mme la Présidente : Nous recevons Bernard Kouchner, ministre délégué à la Santé, notamment pour son expérience en tant que représentant spécial du secrétaire général de l'ONU pour le Kosovo du 7 juillet 1999 au 13 janvier 2001.

Nous avons été informés de l'existence de marchés de femmes et d'un comportement assez critiquable des jeunes militaires présents au Kosovo. Dans un premier temps, nous aurions souhaité savoir ce qu'il en était, ce qu'il en est aujourd'hui et si, éventuellement, vous disposez d'informations sur la situation dans d'autres pays de l'est.

Nous aborderons dans un second temps les questions de santé.

M. Bernard KOUCHNER : Vous avez été mal informés !

Une série d'articles a fait déferler sur le Kosovo un nombre important de journalistes et de militants des droits de l'homme - ce qui est une bonne chose en soi - pour s'enquérir des éventuels trafics de femmes prostituées par des réseaux venus de l'est. Je crois que l'on a infiniment exagéré les choses. Il est vrai que certains Kosovars ont été impliqués dans des réseaux de prostitution et, sans doute, de trafic de drogue à l'extérieur du Kosovo. En tout cas, dans un village voisin et une petite partie de Pristina, certaines familles étaient réputées régner sur une part du trafic en direction de l'Europe. Dans le cadre de ce trafic, des femmes venues en particulier de Bulgarie, en général des pays de l'Europe centrale et de l'est étaient exploitées et traitées de manière scandaleuse. Toutefois, beaucoup moins numériquement que ce que la presse en a rapporté.

La prostitution en France se pratique dans des endroits connus. Au Kosovo, nous avons cherché, or il n'y avait pas de femmes dans les rues. Dans quelques bars où la police est intervenue sans doute y avait-il quelques prostituées, mais je vous rappelle que 45 000 militaires étaient présents au Kosovo, certes pas tous en même temps, mais au moins 37 à 38 000 l'étaient ainsi que des forces considérables de police internationale stationnées en permanence. 45 000 militaires, parfois de vingt-sept nationalités différentes, et une police internationale insuffisante, de cinquante nationalités, hormis les Français : vous pouvez imaginer les problèmes de discipline qui peuvent se poser en ces circonstances. Les militaires présents à Mitrovica pouvaient sortir jusqu'à dix heures. Ce n'est pas pour autant qu'ils se livraient à de mauvaises actions. Les autres étaient cantonnés. Notamment, à Pristina, il n'y avait jamais de militaires dans la rue le soir, si ce n'est en patrouilles. Vous me direz que l'on peut toujours se livrer à de mauvaises actions lorsque l'on est en patrouille. En tout cas, ce n'était pas ce que l'on en disait et nous avons réagi à une situation qui n'était pas effrayante quantitativement. Des hôtels étaient réputés être des relais sur le chemin de trafics, pas forcément d'ailleurs pour la consommation locale, qui conduisaient
- nous n'en avons arrêté que très peu - des femmes des pays de l'est vers l'Allemagne, l'Italie, la France, etc.

Des règles ont été édictées pour les policiers et les civils internationaux et pour chacune des brigades des contingents nationaux. Elles ont, je crois, permis de juguler quelques activités connues de fréquentation de la prostitution. Mais, quantitativement, cela nous a semblé extrêmement peu. Les opérations de police menées à ce sujet ont d'ailleurs abouti à des résultats relativement maigres, mais elles ont néanmoins permis de démanteler des réseaux dans la ville de Pristina, d'un bar à l'autre. Cela étant, alors que je suis resté près de deux ans, je n'ai jamais vu de femmes livrées à la prostitution. Et lorsque nous en avons trouvé, nous avons réagi. D'abord, nous avons créé un bureau pour les questions relatives au droit des personnes et des femmes en particulier auprès de moi-même, représentant spécial du Secrétaire général. Pour la première fois, en cinquante ans de mission de la paix, il y a eu un bureau spécialisé dans ces questions. Nous avons fait de la lutte contre le trafic des êtres humains l'une des trois priorités du bureau et nous avons créé une unité spécifique au sein de la police pour essayer de démanteler les réseaux de prostitution qui, encore une fois, ne nous inquiétaient pas. On venait de l'extérieur nous dire qu'il y avait des réseaux de prostitution. Deux opérations de police fructueuses ont eu lieu dans des bars de Pristina et une maison de passe a été découverte dans une ville non loin de Pristina. Evidemment, les soldats qui consommaient étaient ceux qui avaient organisé le trafic. A ce propos, l'une des plus vives critiques me fut adressée au conseil de sécurité par le représentant de l'Etat d'origine de ces soldats, la Russie, qui me reprocha de tolérer des réseaux de prostitution et des trafics.

Quarante-cinq mille hommes, cinq ou six mille policiers et environ mille membres de la mission des Nations unies, c'est considérable ! Officiellement, nous condamnions la prostitution, nous menions des opérations de police, mais nous avons aussi mené des actions en faveur des victimes. Ainsi, avec l'Organisation internationale des migrations, l'OMI, nous avons organisé un rapatriement dans le pays d'origine de certaines victimes. Ce n'était pas simple, car ces jeunes filles se trouvaient généralement démunies de passeports, qui leur avaient été confisqués. Pour les exemples qui me restent en mémoire, il s'agissait de jeunes femmes d'origine bulgare. Dans le cadre des Nations unies, fabriquer un faux passeport ou obtenir un passeport des Nations unies pour ce motif n'est pas possible. Il fallait donc nous assurer la complicité de nos propres forces de police, qui laissaient passer aux frontières les jeunes femmes retournant vers leur pays d'origine. Avec des organisations non gouvernementales (ONG) spécialisées, auxquelles je rends hommage, car elles se sont montrées très efficaces, nous avons mis en place des hébergements temporaires dans des centres spécialisés à Pristina et dont j'ignorais moi-même l'adresse. En effet, connaître leur refuge et les visiter pour les réconforter eût été dangereux pour ces femmes.

Avec l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l'ONG que j'évoquais avait organisé la mise en place de trois structures d'hébergement clandestin. Suite aux descentes de police dans des bars et des restaurants, ou suite aux indications d'informateurs, on offrait aux jeunes femmes victimes de rentrer dans leur pays. Avant d'y parvenir, il fallait les héberger pendant un temps assez long, parfois plusieurs semaines, le temps de leur procurer un passeport et de les faire rentrer chez elles. C'est à l'OSCE que revenait, sous ma direction certes, la responsabilité de procurer une assistance, y compris financière, et une protection physique à ces femmes. Nous disposions pour ce faire de l'unité de la police, qui assurait, dans le cadre du retour dans le pays, un accompagnement des victimes.

De la mi-1999 jusqu'en 2001, près de deux cents jeunes femmes ont été aidées à retourner dans leur pays. Toutes n'avaient pas été malmenées et toutes n'étaient pas prostituées. Certaines avaient cédé aux sirènes habituelles : elles avaient suivi un homme qui leur avait promis de les emmener en Occident. Elles n'avaient pas atteint le marché de la prostitution, elles avaient réagi avant et pour certaines d'entre elles avaient été aidées par notre système. Selon les dernières nouvelles que l'on m'a données avant d'être auditionné par votre Mission d'information, près de deux cents jeunes femmes seraient concernées. Nous avons mené des campagnes de sensibilisation au plan domestique auprès des Kosovars. Je ne pense pas qu'il y ait eu une fréquentation kosovare des circuits de prostitution. Ce n'est pas dans leur tradition ; au surplus, ils avaient autre chose à faire ! Mais je suis certain, hélas, qu'il y avait des circuits kosovars de prostitution interne. A notre surprise, nous qui cherchions à encourager la coopération entre la population serbe et kosovare, le seul exemple de coopération réussie fut l'organisation, par les proxénètes, d'un circuit où étaient impliqués les soldats que j'ai évoqués. Dans cette affaire, il y avait une coopération entre de vieilles traditions serbes et kosovares. C'est vous dire combien ces circuits, dont j'ai parlé en termes de circuits familiaux, étaient traditionnels.

Nous avons également engagé trois mesures très concrètes. Nous avons formé des magistrats, incriminé le trafic des êtres humains lui-même plutôt que les victimes elles-mêmes et nous avons tenté de spécialiser en cette matière les avocats qui retrouvaient leurs activités puisque cette profession avait été interdite sous le régime de M. Milosevic, notamment pour les avocats kosovars. Nous leur avons proposé un recyclage dans le domaine des conventions des droits de l'homme, en particulier les conventions européennes sur le trafic humain.

Nous avons travaillé sur une dimension régionale, puisqu'il s'agit davantage d'une dimension régionale que d'une dimension kosovare, avec les agents du Pacte de stabilité. Enfin, nous avons promulgué, début janvier 2001, une loi spécifique sur la prostitution et le trafic d'êtres humains. Voilà ce que nous avons fait.

Je ne sais si les choses ont évolué de façon notable dans un sens ou dans un autre. L'ensemble de ces dispositifs précis a, je le crois, porté ses fruits. D'ailleurs, fait curieux, la campagne médiatique a cessé. Mais je comprends pourquoi l'on venait dire qu'il existait de la prostitution au Kosovo. Il y en a tellement dans les pays voisins du Kosovo et ils possèdent tant de réseaux, qu'il était plus facile, les forces internationales étant présentes, de venir dénoncer une situation qui pourtant était beaucoup moins prégnante là qu'ailleurs. Il en va de même du trafic de la drogue. Permettez-moi cette parenthèse : les trafiquants de drogue étaient notamment ceux qui organisaient le trafic européen, vraisemblablement à partir de la Turquie ou de l'Afghanistan qui produisent de l'opium.

On pensait qu'il y avait une pratique de la drogue au Kosovo. Durant mon mandat, alors qu'étaient en présence 45 000 hommes de troupe, 5 000 policiers kosovars, une concentration à nulle autre pareille, nous avons saisi 200 grammes de cannabis et un peu d'héroïne chez des soldats. C'est tout. La tradition kosovare c'est le trafic, la vente, non la consommation, mais je ne dis pas qu'il n'y ait pas eu de consommation de drogue, et je ne vois pas pourquoi il n'y en aurait pas eu au Kosovo. Tout le monde venait, en particulier au Conseil de sécurité, nous accuser de laisser passer le trafic. Mais les trafiquants sont habiles et intelligents. Cela fait des années qu'ils règnent sur une partie de l'Europe. Un trafiquant intelligent ne passe pas par le seul endroit où l'on contrôle, avec 45 000 hommes de troupe, la totalité du trafic qui passe par les deux seules routes du pays. Il aurait fallu qu'ils passent à dos d'âne par la montagne. Sans doute l'ont-ils fait un temps. Mais pour alimenter l'Europe, ils passaient ailleurs : par l'Albanie, l'Italie, le Monténégro ou la Serbie. Les campagnes médiatiques étaient sans doute nécessaires, elles nous ont fait réagir, mais je crois que c'était très amplifié par rapport à la réalité.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Monsieur le ministre, on nous a dit qu'il existait un marché aux femmes en Bosnie. En avez-vous entendu parler ?

M. Bernard KOUCHNER : Je n'étais pas responsable de la Bosnie, mais je connais la Bosnie et je n'y ai jamais vu de marché de femmes. Que les trafics aient pu y être plus aisés, les militaires moins tenus que dans la zone de guerre du Kosovo, c'est possible. Mais que signifie un marché aux femmes ? Il ne s'agit certainement pas d'un marché identique à un marché aux esclaves où l'on choisit des êtres humains.

M. Pierre-Christophe BAGUET : C'est pourtant bien ainsi qu'on nous l'a présenté.

Mme la Présidente : On nous a, en effet, présenté cela comme un marché aux esclaves.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Un marché d'esclaves où des gens achèteraient 100, 200 dollars des femmes nues qui défileraient sur une estrade. Cela a été rapporté à la Mission.

M. Bernard KOUCHNER : Si la personne qui vous l'a rapporté l'a vu, il faut la croire. Moi, je ne l'ai pas vu.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Nous non plus.

M. Bernard KOUCHNER : Honnêtement, je trouve cela un peu fort ! La police serait intervenue. Il ne faut pas prendre les Nations unies pour une armée de laxistes. Nous étions plutôt enclins à en faire trop en ce qui concerne le contrôle et les actions policières que pas assez. Mais le contexte au Kosovo était autre ; je ne peux répondre pour la Bosnie. Cela dit, je m'y suis rendu souvent. L'impression que peut en tirer un observateur moyen, c'est qu'en effet le laxisme y est sans doute plus manifeste qu'au Kosovo, pour des raisons culturelles, parce que le mélange des cultures est plus important qu'au Kosovo, les proportions de population étant différentes. Je ne peux rien dire d'autre. Le chemin de la drogue et de la prostitution passait par l'Albanie, le Kosovo, le Monténégro, la Bosnie. En tout cas, toutes les polices internationales nous l'ont toujours dit, je l'ai toujours cru - je ne l'ai jamais vérifié : le chemin traditionnel était celui-là. Avec la guerre, les trafics ont emprunté d'autres voies.

Mme la Présidente : Vous dites que quelques dizaines de femmes sont rentrées chez elles. Par qui était pris en charge leur hébergement secret ?

M. Bernard KOUCHNER : Par l'OSCE. Des réunions ont été organisées pour savoir comment nous allions procéder. Nous avons décidé de tenir les lieux secrets, le secret s'appliquant également à mon égard. Certes, si j'avais voulu me rendre sur ces lieux, je l'aurais pu, mais je ne voulais pas appeler l'attention, être suivi et attirer d'éventuelles représailles sur ces femmes. La prise en charge financière était assumée par l'OSCE, celle-ci s'appuyant sur des ONG spécialisées dans la protection des femmes et dans leur prise en charge, pour mettre en _uvre ce retour difficile à la vie, que nous espérions régulière, familiale, dans leur pays.

L'OSCE distribuait des subventions aux ONG, qui avaient directement la responsabilité de ces maisons d'hébergement. A Pristina, il s'agissait d'appartements clandestins. Le séjour des femmes n'était pas très long, mais la difficulté résidait dans la nécessité de se procurer des documents d'identité, dans la mesure où certaines d'entre elles s'étaient vu retirer leur passeport.

Deux ou trois ONG étaient présentes, dont l'une était très active. Dans la mesure où leurs noms n'ont jamais été publiés, je dois avouer ne plus en avoir souvenir.

Mme la Présidente : Ne s'agissait-il pas de La Strada ?

M. Bernard KOUCHNER : Je ne pense pas que l'ONG était italienne, mais plutôt anglo-saxonne. Mais les Italiens étaient très au courant, car les carabiniers disposaient d'une banque de données sur le chemin emprunté par les trafics de drogue et de la prostitution - qui était le même -, données qui ne m'ont jamais convaincu.

A partir des données informatiques, dont ils étaient très jaloux - il est très difficile dans le cadre d'une mission internationale de faire coopérer les polices, ce à quoi nous sommes cependant parvenus à la fin - les résultats obtenus n'ont guère été probants. En tout cas, les Italiens avaient l'expérience des trafics de prostitution à partir de l'Albanie concernant des femmes albanaises qui, poussées par la misère, quittaient leur pays, pas tant via des circuits organisés kosovars qu'albanais. On confond les Albanais et les Kosovars albanais.

Les journalistes venaient nous dire que le circuit de la prostitution était organisé par des Kosovars ; en réalité, il s'agissait principalement d'Albanais, non de Kosovars albanais.

Des familles de cet endroit précis avaient la réputation d'avoir organisé, en direction de l'Allemagne, un véritable empire. Les Italiens étaient très impliqués, de par le travail des carabiniers, mais l'ONG n'était pas italienne.

Mme la Présidente : Vous avez évoqué la criminalisation de la traite grâce à la rédaction d'un nouveau texte. Est-il beaucoup trop tôt pour en évaluer l'impact ?

M. Bernard KOUCHNER : Je ne me suis pas enquis des résultats de la loi. L'arsenal étant relativement complet, je ne sais si mon successeur a entrepris beaucoup en la matière, mais je peux le savoir très facilement. Les informations que l'on m'a communiquées font état d'environ deux cents femmes concernées par la traite. Encore une fois, dans la mesure où ces actions sont secrètes, c'est par amitié qu'on me livre ces renseignements. Ces actions restent secrètes, et vous êtes les premiers devant lesquels nous les évoquons, personne n'a su que nous organisions le sauvetage et le départ de ces femmes vers leur pays.

Mme la Présidente : Sur quoi portaient ces textes : le proxénétisme ?

M. Bernard KOUCHNER : Oui.

Mme la Présidente : Avec pénalisation du client ?

M. Bernard KOUCHNER : Nous n'avons pas arrêté les seuls que nous ayons trouvés, parce qu'il s'agissait de soldats étrangers, dans le seul endroit organisé par des Serbes et des Albanais avec leur complicité. Il faut bien comprendre ce qu'est la tradition militaire. Ces soldats restaient très longtemps et venaient de loin. Je ne sais si la complicité était grande à l'intérieur d'une brigade ou une autre pour leur donner accès à ce circuit. Celui que nous avons interrompu était connu de la brigade et fréquenté par les soldats. Selon les directives données aux troupes de l'OTAN, ses soldats ont été consignés. S'ils avaient été arrêtés, ils auraient été pénalisés et renvoyés dans leur foyer. S'agissant de délits mineurs, il y avait beaucoup de procès contre les soldats. Des soldats américains ayant commis des délits graves ont été très sévèrement punis ; dans ce cas, ils quittaient immédiatement le territoire. La discipline dans les forces armées de l'OTAN est dure. Il ne s'agissait pas de casques bleus. Les seules troupes directement sous mon commandement, composées de quarante-sept nationalités différentes, étaient les policiers. La discipline n'y était pas la même, les règles d'engagement, les ordres non plus. Si l'on doit accuser de consommation interne un corps, ce serait davantage celui des policiers que celui des soldats. Les Pakistanais ou les Jordaniens ou les policiers des nationalités de pays extraordinairement pauvres arrivaient sans rien, parfois même sans chaussures ; on les équipait entièrement. Pour eux, c'était une solution pour nourrir leur famille. Ceux-là restaient longtemps. C'est un avantage formidable pour les pays qui envoient des volontaires - au reste, je ne sais s'ils sont volontaires.

Mme la Présidente : Que pouvez-vous nous dire de votre politique en France en matière de lutte contre la traite des êtres humains.

M. Bernard KOUCHNER : Il ne s'agit pas de « ma » politique, Nicole Péry en est chargée beaucoup plus largement que moi.

Je vais tenter de résumer ce que nous avons engagé.

Une circulaire du 22 octobre 2001, relative à l'accueil en urgence dans les établissements de santé des personnes victimes de violences, a été prise. Nous avons voulu identifier, dans chaque région, un pôle de référence chargé de la coordination d'un réseau local de prise en charge de toute personne victime de violences ou d'événements susceptibles d'entraîner une détresse psychologique, dont la prostitution en particulier.

Nous avons voulu, et réussi, bien que cela fut rendu difficile par leur statut, à recruter cent psychologues dans les services d'accueil des hôpitaux publics dès 2001. Dans les services d'accueil des hôpitaux publics, nous avons plutôt bien réussi l'instauration d'un accueil psychiatrique, plus que psychologique. Cela signifie que les services d'urgence ont un psychiatre de garde et qu'une consultation psychiatrique est toujours possible dès lors qu'elle est demandée par les médecins ; en revanche, un suivi psychiatrique n'est pas toujours possible. Le vote par l'Assemblée de la loi relative aux droits des malades a réservé un sort meilleur à la prise en charge des consultations psychologiques. En effet, il n'existe pas d'actes de nomenclature de la sécurité sociale pour les psychologues permettant leur remboursement à l'assuré. Le statut des psychologues est très particulier en France, sans même parler de celui des psychothérapeutes. Les formations sont extrêmement diverses. Nous pourrons prendre en charge, selon le régime du forfait, les cent psychologues dans les réseaux hospitaliers grâce au vote du projet de loi de financement de la sécurité sociale et de la loi relative aux droits des malades.

Dans le projet de loi relatif aux droits des malades et à la qualité du système de santé, la rémunération des psychologues pour la prise en charge des mineurs victimes d'abus sexuels et de tous ceux qui pourraient être acceptés ou qui s'adresseraient au réseau est prévue. Mais dans le cadre de la prostitution ou de l'esclavage, c'est très difficile : qui s'adresse à qui ? Ces réseaux sont insuffisamment connus et un peu trop généralistes.

Le rapport du professeur Henrion, que nous avons non seulement demandé, mais soutenu, voit ses préconisations appliquées pour une part grâce à la prise en compte, avant leur prise en charge, des violences conjugales ou des violences faites aux femmes. Par qui est-ce appliqué ? Par les médecins généralistes, par les sages-femmes, que nous avons sensibilisés, car ce sont eux, avec le circuit d'urgence des hôpitaux, qui reçoivent les femmes victimes. On peut ainsi avoir accès à ces réseaux qui, par une rééducation extrêmement longue et une prise en charge multidisciplinaire, pourront être efficaces. Sinon ce n'est pas suffisant. En effet, une seule consultation psychiatrique dans un hôpital quelconque ou dans un service d'urgence n'y suffit pas.

Nous avons porté l'accent sur les mineurs victimes d'abus sexuels, mais toutes les violences peuvent être prises en compte dans ces réseaux où le soutien psychologique sera assuré grâce à un financement qui n'existait pas auparavant. Consulter un psychologue nécessitait préalablement d'avoir les moyens personnels pour le faire ou de les obtenir en s'adressant au réseau des missions locales.

Le 4 octobre 2001, Nicole Péry a instauré la Commission nationale de lutte contre les violences, chargée de coordonner au niveau des commissions départementales les actions de lutte contre les violences envers les femmes. D'après l'enquête qui a conduit à sa création, on dénombre près de 120 000 femmes ayant fait l'objet d'agressions ou de harcèlements sexuels.

Le groupe de travail du Conseil national de l'aide aux victimes a décidé d'étudier la problématique des victimes de situations d'esclavage contemporain autour de deux axes : sur le plan humanitaire, avec la possibilité d'apporter l'aide matérielle, morale et administrative à ces personnes et, en matière de protection de la victime, en leur reconnaissant la qualité de témoin sur le plan policier et judiciaire. En ce qui concerne le plan humanitaire, je n'ai hélas ! pas autre chose à dire que ce que ce que je viens de résumer. Même s'ils sont fonctionnels, ces réseaux ne seront efficaces que dès lors qu'on les connaîtra et qu'on fera appel à eux.

Souvenez-vous de l'énorme campagne d'information sur les enfants battus qu'il a fallu engager pour sensibiliser les gens sur ce qui se passait dans l'appartement voisin. Les médecins généralistes, pour la plupart, n'aiment pas se mêler des affaires qu'ils jugent être celles des familles dont ils ont la charge. Il n'a pas été facile de les convaincre, d'autant qu'ils ne disposent que de leur seule habileté, faute de formation en ce domaine. Les études médicales ne comprennent rien à ce sujet. D'ailleurs, en général, il n'y a rien dans les études médicales dès lors que l'on fait appel à un médecin ! C'est quelque peu gênant. Il faudrait repenser les études médicales. Je m'y emploie ! Dès que l'on pose la question d'un fait de société précis et condamnable à un médecin, il reconnaît être au courant, mais il considère que ce n'est pas son affaire. Les médecins généralistes se mêlent très peu de ces choses-là. Ce n'est pas qu'ils aient peur de perdre leur clientèle, mais ils n'ont pas été formés à la nécessité du signalement et ils ont le sentiment d'une intrusion comme bien des personnes qui n'interviennent pas quand on agresse une femme dans la rue par exemple.

A cet égard, les certificats pour coups et blessures sont établis bien plus volontiers à l'hôpital que dans un cabinet privé. C'est très désagréable à penser. D'où la nécessité de former les médecins face à ce qui constitue une violence scandaleuse et plus évidente encore que ce que l'on recherche par le diagnostic.

Voilà le résumé de ce que nous avons fait.

Mme la Présidente : Merci beaucoup.

Nous avons été très attentifs aux projets, devenus aujourd'hui des réalités, de la Belgique et de l'Italie. Ces pays essayent d'améliorer l'accueil des victimes de façon très sensible, tout en leur octroyant un permis de séjour et, in fine, parfois, un permis de travail. D'un accueil sanitaire, d'une première écoute, l'Italie va jusqu'à la réinsertion professionnelle si le retour de la victime dans son pays ne s'avère pas possible. Une formule de ce type vous paraît-elle envisageable en France, ce qui supposerait que les ministères de l'Emploi et de la Solidarité, de la Justice et de l'Intérieur _uvrent de concert pour soutenir financièrement, sans doute avec l'aide des collectivités locales, des lieux d'accueil ? Il ne s'agirait pas d'un accueil de trois ou quatre jours, mais de lieux de restructuration psychologique et professionnelle.

M. Bernard KOUCHNER : Oui, il faut le faire, avec précaution, en expliquant bien les choses. Lorsque j'ai été pour la première fois Ministre en charge de la santé et de l'action sociale, j'ai été très sensible à la question des délais ! Dans ces hôtels ou ces lieux réservés par les associations ou par des dispositifs davantage liés aux collectivités locales ou à l'Etat, on n'est pas très à l'aise. Que faire ensuite des personnes ? Je pense donc qu'il faut le faire, mais en prenant garde à ne pas faire de provocation. En Italie, le dispositif revient à dire que si l'on est prostituée, on peut rester dans le pays, que si on ne l'est pas, on n'y reste pas. On voit bien les dangers de cette politique.

Mme la Présidente : C'est le risque de l'appel d'air.

M. Bernard KOUCHNER : Il convient donc d'expliquer que ces femmes venues dans notre pays ont droit à ce que la société s'occupe d'elles car ce sont des victimes. Comme d'habitude dans ce pays, quelque peu conservateur comme chacun sait, il faut passer par les associations, les ONG.

Mme la Présidente : Il faut les soutenir, car elles sont vraiment presque toutes exsangues.

M. Bernard KOUCHNER : Il faut les soutenir, leur donner de l'argent, leur donner la possibilité de faire montre de leur talent. Je ne compare pas le Kosovo à la France, où l'on peut faire autre chose, mais sans les associations au Kosovo, j'aurais été très désarmé. Il faut des personnes très dévouées. Celles que j'ai rencontrées, appartenant à des associations - je ne citerai que le Nid - ont l'âme chevillée au corps.

Mme la Présidente : Malheureusement, elles sont vouées à la course aux financements. Bien sûr, il faut passer par les associations, mais les pouvoirs publics doivent les aider davantage. Leurs subventions arrivent presque toujours avec un an de retard, elles ont donc un an de trésorerie à assumer, souvent en supportant des frais bancaires considérables. Certaines sont découragées. Je le relève, car vous dites la nécessité de passer par les associations. Nous sommes d'accord, mais avec un autre mode de fonctionnement de la part des pouvoirs publics.

M. Bernard KOUCHNER : Un fonctionnement à l'anglaise qui permet d'engager les frais et à l'Etat de les rembourser. Vous avez absolument raison. Les grandes associations anglaises sont assurées de trouver ultérieurement les financements qu'elles ont engagés car on leur fait confiance. Il faut l'exiger dans ce domaine très précis où l'urgence est grande. Autrement, la femme victime perd espoir et puis on la perd, elle s'en va.

Pour des actions d'urgence, j'ai soutenu l'idée d'un dispositif de financement à l'anglo-saxonne. Je n'ai pas été écouté. Nous délivrons des subventions ainsi que vous l'avez décrit : trop tardives et insuffisantes. Il faut pouvoir engager, au nom de l'association, les crédits de l'Etat qui lui fait confiance, pour des dépenses qui ne sont jamais colossales. Il faut que l'association puisse les engager avant de toucher la subvention.

Mme la Présidente : Nous avons rencontré un grand nombre d'associations, à Paris, à Nice, à Strasbourg, à Marseille. Elles sont les seules à pouvoir faire ce qu'elles font. Je pense sincèrement que les services du conseil général ne peuvent réaliser le même travail. Cela dit, il faut une prise de conscience. Je vous le dis à vous, Ministre : certains domaines de l'action sociale ne peuvent être confiés qu'aux associations, car elles sont les seules à savoir faire, mais elles ne peuvent mendier jour après jour ni s'essouffler jusqu'à épuisement en courant après les subsides. Or c'est le constat général que l'on fait. Je prends l'exemple des jeunes errants. Il y a beaucoup de jeunes Marocains errants à Marseille, de petits Roumains à Paris. Ils ont pillé les horodateurs, puis on les a prostitués porte Dauphine et ailleurs, une fois que les horodateurs ont été à paiement par cartes. Ce sont de jeunes étrangers que l'on ne peut renvoyer chez eux avant la majorité. D'aucuns se demandent ce qu'ils font ici et pourquoi on dépenserait de l'argent public pour des enfants qui n'ont rien à faire là et que l'on renverra chez eux, une fois majeurs. Là encore, c'est le monde associatif qui les prend en charge de même que des associations habilitées dans le secteur de l'aide sociale à l'enfance ou de la justice. Cela fonctionne mal. Les jeunes fuguent. Somme toute : premièrement, on ne sait pas faire ; deuxièmement, on n'a pas les moyens de faire ; troisièmement, on ne voit pas de solutions. Dès lors, que faire pour ces petits prostitués
- souvent des petits garçons - de moins de seize ans ou de dix-huit ans ?

M. Bernard KOUCHNER : Je n'en sais rien. Je m'en suis occupé un peu, en particulier des jeunes Roumains, de ces bandes de jeunes tziganes que l'on a accusés de pillage dans le métro. C'est difficile, très difficile. Il faut pour cela des gens formidablement dévoués qui sont dans les associations. Un plan doit être mis en _uvre avec davantage de moyens. Je suis prêt à y participer avec la direction générale de la santé. Ce n'est pas facile, et j'admire les gens qui continuent d'agir dans ce domaine. J'ai fait cela deux ou trois fois en suivant des groupes de jeunes pendant six mois, un an.

Mme la Présidente : L'association Jeunes Errants à Marseille a réussi, en bon partenariat avec des médecins marocains, à faire revenir des petits Marocains dans leur pays, munis d'un petit bagage professionnel. Cette association est pourtant en train de s'épuiser complètement.

M. Bernard KOUCHNER : Ce que je comprends.

Que les enfants de onze ans ne soient pas coupables, je pense quand même que personne n'en doutera, mais qu'on laisse s'installer un tel trafic au su et au vu de tout le monde fait partie de ce laxisme ambiant, en particulier à propos de la pédophilie, que personnellement je trouve répugnant. Pour des raisons littéraires, pour des raisons exotiques, s'est installé en France une tolérance certaine qui n'est pas totalement à l'origine de ce phénomène, qui se trouve dans la misère, mais la fréquentation et l'utilisation de ces enfants à des fins sexuelles ne s'est jamais accompagnée d'une véritable indignation généralisée. Nous avons accompli des progrès s'agissant de la fréquentation des enfants dans d'autres pays : nous pouvons dorénavant sévir en France - et nous n'avons pas compté parmi les plus allants ! Mais le phénomène s'installant dans notre pays, il faut sanctionner très sévèrement les consommateurs, les clients. Il faut leur faire peur.

Mme la Présidente : Lorsque l'on interroge la justice, elle répond qu'elle n'est pas approvisionnée en dossiers en cette matière, qu'aucun fait ne remonte jusqu'à elle.

M. Bernard KOUCHNER : J'ai rarement l'occasion de me rendre porte Dauphine, mais je me souviens qu'il suffisait d'y passer en voiture pour voir cette ronde insensée ! Je sais bien que la police manque de moyens, qu'elle doit faire face à d'autres difficultés...

Mme la Présidente : Intervenir porte Dauphine serait facile.

M. Bernard KOUCHNER : Là et ailleurs. Encore une fois, ce n'est pas par provocation que j'ai déclaré que je n'avais jamais rien vu au Kosovo alors qu'à Paris ou dans d'autres villes de France, il suffit de se rendre aux bons endroits pour contempler l'évidence.

Mme la Présidente : Il faut donc interroger votre collègue du ministère de l'Intérieur !

M. Bernard KOUCHNER : Il est certainement partisan de ce que je viens de dire mais, sans doute, faut-il accorder les moyens en conséquence. C'est un choix de société très difficile. Le Premier ministre en sait quelque chose. Il faut accorder des moyens, trouver, entre l'éducation, la prise en charge associative et la répression, une démarche commune et complémentaire, ce qui n'est pas non plus la tradition dans notre pays. Si l'on ne s'appuie pas sur la police pour remonter à partir de ces enfants, jusqu'aux personnes qui les utilisent et qui sont responsables du trafic, on n'y arrivera jamais.

La vie associative se méfie des institutions, de tout travail en commun. C'est pourtant absolument indispensable. De ce point de vue, la France n'est pas le pire des pays, mais nous avons une attitude très bizarre par rapport à la pédophilie et à la traite des jeunes enfants. Sans doute évolue-t-elle depuis deux ou trois ans. L'Allemagne connaît l'exemple terrible des agences de voyage et des associations de voyage, mais le phénomène est en train de s'estomper.

Pardon de répondre ainsi, mais tant que la pauvreté existera dans le monde de façon aussi criante, nous resterons désarmés.

Mme la Présidente : Nous pourrions pour le moins espérer que notre police soit une police de maintien de l'ordre. Lorsque l'on se rend sur des lieux de prostitution, on y voit des policiers partout. Ils surveillent, regardent mais n'interviennent pas.

M. Bernard KOUCHNER : C'est par ce moyen qu'ils obtiennent des renseignements. Une police sans renseignements n'existe pas. Le Kosovo m'a beaucoup appris à ce sujet. Au Kosovo, nous n'avions pas d'indicateurs ; nous sommes restés totalement impuissants le temps de trouver des circuits d'information. Sans renseignements, la police est impuissante, surtout dans un contexte où les personnes auxquelles elle a affaire ne parlent pas la langue, ce qui est le cas avec les enfants roumains. Ne jetons pas la pierre à la police, car telles sont les méthodes policières habituelles et, sans elles, aucun résultat ne peut être obtenu. Vous pouvez toujours vous poster à la frontière, les trafiquants passent par la montagne ! Il faut être réaliste.

La dimension sexuelle, sociétale, liée aux m_urs, la crise actuelle entre le monde riche et le monde pauvre concernent notamment le sujet que vous avez abordé.

Audition de M. Ronny ABRAHAM,
conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères

et de M. Jean-Claude LENOIR, conseiller des affaires étrangères,
sous-directeur des privilèges et immunités consulaires au protocole
du ministère des Affaires étrangères


(procès-verbal de la séance du 14 novembre 2001)

Présidence de Mme Christine Lazerges, Présidente

M. Ronny ABRAHAM : Je vais introduire la matière, puis je passerai la parole à mon collègue. Je suis quelque peu embarrassé car la matière est tellement vaste qu'il y aurait beaucoup de choses à dire, même en s'en tenant à l'aspect international, le seul sur lequel je sois compétent. Je serai bref pour me tenir à la disposition de la Mission pour répondre aux questions de ses membres.

Je me bornerai, dans ce propos introductif, à un rappel général des instruments juridiques internationaux susceptibles d'intéresser la Mission. J'aborderai les instruments juridiques universels, c'est-à-dire élaborés dans le cadre des Nations unies, la position de la France et l'état actuel des procédures en ce qui concerne ces instruments. J'aborderai ensuite les travaux qui se déroulent dans le cadre de l'Union européenne. Enfin, j'introduirai la question du statut des diplomates étrangers en France et de leur personnel, en rappelant très schématiquement ce qu'est ce statut au regard du droit international, c'est-à-dire essentiellement de la convention de Vienne sur les relations diplomatiques.

En ce qui concerne les travaux qui se déroulent dans le cadre des Nations unies, il convient de mentionner principalement la convention de Palerme et deux de ses protocoles additionnels qui intéressent directement votre sujet. Je rappellerai que la France a joué un rôle actif dans la négociation de ces instruments. Dès le début, elle a appuyé ces travaux et je crois pouvoir dire qu'elle a contribué, dans une proportion non négligeable, au succès des négociations menées à Vienne et qui ont abouti à l'adoption par l'assemblée générale des Nations unies, en novembre 2000, de la convention dite de Palerme contre la criminalité transnationale organisée.

De même, nous avons fortement contribué à l'adoption des deux protocoles additionnels à cette convention, relatifs respectivement à la traite des personnes et au trafic des migrants. Ces trois textes, qui sont liés entre eux, seront ratifiés par la France. C'est en tout cas l'intention du gouvernement qui va solliciter, à cette fin, l'autorisation du parlement en vertu de l'article 53 de la Constitution.

Le projet de loi tendant à approuver la ratification de ces trois instruments internationaux est actuellement devant le Conseil d'Etat et l'intention du gouvernement est d'adopter le projet à un prochain conseil des ministres, de façon à pouvoir assez rapidement le présenter au parlement. Les trois projets de loi pourraient probablement être présentés avant la fin de l'année au parlement, sous réserve que la procédure se déroule devant le Conseil d'Etat dans des délais suffisamment brefs.

Il y a lieu de mentionner également un protocole facultatif additionnel à la convention sur les droits de l'enfant, protocole adopté par l'assemblée générale des Nations unies le 25 mai 2000, et qui concerne la vente d'enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants.

Ce texte important résulte d'une initiative à l'origine latino-américaine, fortement soutenue par un certain nombre de pays, notamment la France et l'Australie. La France a donc fait partie des Etats qui ont joué un rôle actif de premier plan dans la négociation de ce protocole qui a nécessité quelques années de travail.

En effet, c'est en 1994 qu'a été mis en place un groupe de travail chargé d'élaborer les grandes lignes de ce protocole facultatif. Le projet de loi tendant à autoriser la ratification de cet instrument international a été déposé et est présentement, selon mes informations, toujours devant le Sénat.

Ces textes internationaux s'inspirent tous d'un certain nombre de grands objectifs qui sont les mêmes :

- un rapprochement et une harmonisation des législations. Il s'agit là de trouver des définitions communes pour les notions qu'ils visent ;

- une obligation d'incrimination faite aux Etats parties, c'est-à-dire faire de tel ou tel comportement visé par ces textes internationaux des infractions pénales ;

- une définition aussi large que possible des compétences des juridictions nationales. Les Etats sont invités à établir la compétence de leur juridiction selon des bases non pas exclusivement territoriales mais éventuellement extra-territoriales, c'est-à-dire sur la base du critère de la compétence personnelle active, compétence déduite de la nationalité de l'auteur de l'infraction, voire de la compétence personnelle passive déduite de la nationalité de la victime.

Enfin, on retrouve dans ces instruments des dispositions tendant à améliorer la coopération judiciaire, notamment les procédures d'extradition, pour autant qu'elles concernent les infractions visées par ces textes.

Il convient d'ajouter que le protocole additionnel à la convention de Palerme concernant la traite des personnes, comporte des dispositions importantes sur la prévention des infractions et non uniquement sur leur répression.

Dans le cadre de l'Union européenne, je rappellerai qu'une action commune a été adoptée par le Conseil, en février 1997, relative à la lutte contre la traite des êtres humains et l'exploitation sexuelle des enfants. Elle vise à rapprocher les législations, à les harmoniser, à favoriser la coopération entre Etats dans la lutte contre ces comportements.

Actuellement, deux propositions de décisions-cadres sont en discussion dans le cadre de l'Union européenne. Elles ont vocation, lorsqu'elles seront adoptées et entreront en vigueur, à se substituer à l'action commune de 1997. L'une des propositions est relative à la lutte contre la traite des êtres humains, l'autre étant destinée à lutter contre l'exploitation sexuelle des enfants et la pédopornographie.

On retrouve, dans ces deux textes, à la fois les préoccupations de rapprochement et d'harmonisation des législations, de renforcement de la répression, de protection des victimes et d'amélioration des conditions de la coopération, notamment judiciaire, entre les Etats. La politique du gouvernement consiste naturellement à appuyer fortement ces initiatives et à tout faire pour qu'elles puissent aboutir dans les meilleurs délais.

J'en viens maintenant à la convention de Vienne et aux relations diplomatiques. Nous touchons là à la question du statut des diplomates étrangers en France et des éventuelles difficultés qui peuvent se poser - et qui se sont posées - en ce qui concerne la situation de certains employés de ces diplomates étrangers.

D'un point de vue juridique, la question du statut des diplomates et des représentations diplomatiques est réglée par la convention de Vienne de 1961 qui comporte notamment deux articles importants :

- l'article 31 accordant aux diplomates accrédités dans un pays une immunité absolue de juridiction pénale et une immunité très large - quoique moins absolue - de juridiction civile. Ces immunités peuvent être levées, comme c'est parfois le cas, par l'Etat que le diplomate représente. Elles ne sont donc pas absolues en ce sens qu'elles seraient d'ordre public et non susceptibles de renonciation. Elles sont absolues en ce sens que, sauf renonciation de la part de l'Etat accréditant, elles couvrent l'ensemble des activités et des infractions possiblement commises par le diplomate, sans exception ;

- l'article 41 selon lequel les diplomates sont soumis à la législation de l'Etat auprès duquel ils sont accrédités, c'est-à-dire leur Etat de résidence.

En d'autres termes, l'immunité ne signifie pas une sorte d'extra-territorialité juridique de la représentation diplomatique. En particulier, le droit du travail de l'Etat de résidence, soit la France dans le cadre qui nous intéresse, est applicable aux rapports entre employeurs et employés, y compris lorsqu'il s'agit d'un diplomate étranger qui emploie un agent à son service.

C'est en essayant de combiner et de trouver le meilleur équilibre possible entre, d'une part, le principe d'immunité sauf renonciation de l'article 31 et, d'autre part, le principe de soumission du diplomate à la loi de l'Etat où il réside qui est nettement affirmé par l'article 41 de la convention de Vienne, que le ministère des Affaires étrangères, notamment le service du protocole, a mis en place, depuis quelques années, un dispositif assez précis. Ce dernier vise à prévenir, déceler et empêcher les situations du type de celles que l'on a pu constater parfois dans le passé et qui font apparaître des traitements inacceptables et intolérables de certains membres du personnel au service de diplomates étrangers. Mon collègue pourra vous apporter des précisions sur ces questions.

M. Jean-Claude LENOIR : L'exploitation abusive de personnels privés par des agents diplomatiques est, fort heureusement, assez exceptionnelle. Aujourd'hui, je n'ai connaissance d'aucun cas. Le dernier en date que j'ai eu à connaître s'est réglé fin août.

Le directeur des affaires juridiques vient de brosser le cadre réglementaire et juridique dans lequel nous travaillons. Une navigation entre l'article 31 et l'article 41 a pour conséquence, si nous voulons être efficaces, de porter l'essentiel de l'action du ministère des Affaires étrangères sur la prévention et ensuite sur le contrôle. La prévention a été améliorée, depuis 1991, par un renforcement des procédures et des contrôles rigoureux.

Depuis cette date, pas moins de dix documents - notes verbales, circulaires, vade-mecum à l'usage des membres des missions diplomatiques et des postes consulaires - ont été diffusés dans l'ensemble du corps diplomatique étranger en France. Au cours de cette période, la procédure s'est affinée. Je retiendrai trois dates principales :

- 1991 : renforcement du contrôle lors de l'instruction de la demande de visa ; production d'un projet de contrat et d'une attestation de protection sociale ;

- 1996 : refus du contrat étranger, d'où l'obligation de présenter un contrat conforme au droit français, non seulement visé par l'employeur et l'employé, mais également par un responsable de l'ambassade, et présentation d'une attestation de l'employeur qui s'engage au respect de la loi française ;

- 1999 : prise de la décision de remettre le titre de séjour spécial délivré par le protocole directement à l'intéressé. A cette occasion, après entretien avec l'employé, un document lui rappelant ses droits lui est remis, ce document ayant été établi dans les langues les plus souvent rencontrées.

Cette prévention est indissociable du contrôle, lequel est permanent, mais se remarque particulièrement lors de deux occasions. La première se situe lors de la remise du titre de séjour spécial. L'entretien a lieu entre deux et trois mois après la prise de fonction de l'intéressé, en raison des délais d'instruction. En effet, il y a très souvent un échange de correspondances, d'allers et retours de documents qui ne sont pas tout à fait conformes à ce que nous souhaitons.

Lorsque le document est émis, nous avons un délai de deux ou trois semaines, selon les nationalités, pour permettre aux services du ministère de l'Intérieur d'effectuer les contrôles nécessaires.

Le deuxième contrôle a été instauré de manière plus régulière que pour toute autre personne qui reçoit un titre de séjour spécial. Le titre de séjour spécial pour tout diplomate ou assimilé a une validité de trois ans tandis que la validité du titre pour le personnel privé a été réduite à un an.

Nous avons une petite limite d'ordre linguistique à cet exercice. Si les intéressés ne parlent pas le français, l'anglais ou l'espagnol, nous sommes obligés d'avoir recours à un interprète qui est souvent fourni par l'ambassade considérée. On peut imaginer une amélioration à apporter sur ce point.

Ce contrôle effectué, il peut arriver que nous rencontrions une infraction. Jusqu'à ce jour, je n'ai pas eu connaissance de cas d'abus. Toutefois, un contrôle permet, lors de la première rencontre, de savoir si l'employé n'est pas satisfait de certains comportements de son employeur. Bien évidemment le diplomate, comme tout un chacun, a droit à la présomption d'innocence. La succession des réclamations peut conduire à la découverte éventuelle d'une infraction.

C'est sur ce point que nous sommes démunis, mais pas totalement, car nous sommes dans le cadre de cette navigation entre l'article 31 et l'article 41. Nous devons agir par interventions tout d'abord auprès de l'intéressé, éventuellement auprès de son supérieur hiérarchique ou de l'ambassadeur du pays considéré. Comme le rappelait le directeur des affaires juridiques, l'immunité peut être levée. Il existe également des mesures sur le plan diplomatique - mais qui sont à manier avec précaution en raison du risque de décisions réciproques arbitraires -, à savoir déclarer l'intéressé persona non grata.

Les résultats de ce dispositif de prévention peuvent se mesurer au niveau statistique. En 1996, nous avions mille deux cents personnes employées privées de diplomates. En 2000, nous n'en avions plus, dans nos fichiers, que sept cents. Aujourd'hui, nous avons un nombre d'environ six cent quarante. Parmi ces employés privés, 50 % sont d'origine asiatique, en premier lieu les Philippins, suivis des Indonésiens et des Sri Lankais. 15 % sont originaires d'Afrique du nord et du Moyen-Orient, 13 % d'Afrique et 12 % d'Amérique latine. La majorité de ces employés privés sont des femmes.

Nous voulons voir, dans cette réduction du nombre des employés privés, le résultat de nos efforts dans le domaine de la prévention. Tout récemment, nous avons fait diffuser, sur le réseau Internet, le vade-mecum à l'intention des représentations diplomatiques et consulaires. Ceci permet à tout le monde, y compris aux conseils des employés, d'être informé du processus qui conduit à leur recrutement, leur admission en France et leur séjour.

Mme la Présidente : Je commencerai par une question sur les statistiques qui viennent d'être citées. Ce passage de mille deux cents à six cent quarante demandes de titre de séjour ne signifie-t-il, au contraire, que six cents vous échappent et que la moitié de ces personnels privés ne fait plus l'objet d'aucune demande de titre ?

M. Jean-Claude LENOIR : Je n'ai aucun moyen d'investigation sur le sujet, mais il est permis de penser qu'un certain nombre d'entre eux travaillent au noir. Toutefois la difficulté pour l'employeur de recruter à des conditions extrêmement favorables pour lui fait peut-être qu'il renonce à avoir un ou plusieurs employés. Nous avons de nombreux cas de ce type.

A une certaine époque, les employeurs pouvaient recruter sans aucune vérification quant au montant du salaire, à la protection sociale, aux possibilités d'aller et retour entre la France et le pays d'origine. Aujourd'hui, un minimum salarial est imposé. Par ailleurs, nous demandons une attestation de prise en charge des dépenses sociales. Si l'attestation ne comporte que la prise en charge des hospitalisations et passe par pertes et profits les dépenses courantes de médecine ou de pharmacie, nous refusons la demande, d'où un coût plus élevé de l'assurance. Tout cela laisse supposer que ces mesures renchérissent le coût d'un employé privé pour les intéressés et qu'un certain nombre d'entre eux y ont renoncé.

Cela étant, je n'ai pas les moyens de vérifier ou d'exclure l'existence de travail au noir. Néanmoins, les personnels étrangers sont soumis à un contrôle très rigoureux au moment de leur admission sur le territoire. Tous ces personnels privés ne sont autorisés à entrer en France avec un visa de long séjour pour y travailler que parce qu'ils sont employés par des diplomates ou assimilés. Cette catégorie socioprofessionnelle, dans notre régime actuel de visa, n'est pas autorisée à venir travailler en France.

M. le Rapporteur : Ces personnels privés ne sont pas de la même nationalité que les diplomates auprès desquels ils travaillent puisque vous avez indiqué que majoritairement, ils sont originaires d'Asie, notamment des Philippines. Ce qui semblerait compréhensible, c'est que ces employés soient de la même nationalité que leur employeur. Or cela ne semble pas être le cas.

Par conséquent, comment s'organise ce marché ? Comment ces employés sont-ils recrutés pour venir en France ? Il semblerait qu'il existe dans certains pays un vivier utilisé par les diplomates de toutes nationalités pour leurs recrutements.

M. Jean-Claude LENOIR : Certes, une grande partie des employés sont d'une nationalité, les employeurs d'une autre, mais aussi bon nombre d'employeurs ont des employés de la même nationalité. C'est généralement le cas pour l'Amérique latine. On retrouve également cette situation pour certains pays d'Afrique, comme le Maroc. A l'inverse, les personnes employées par les membres des pays du Machrek sont généralement originaires d'Asie.

Par ailleurs, il est vrai qu'il existe des systèmes de recrutement, mais dans les pays considérés. Par exemple aux Philippines, ce sont des agences qui correspondraient à des agences d'emploi temporaire ou pour personnels de maison, mais ce ne sont pas des officines clandestines. Il y a manifestement des concentrations dans certains pays, comme au Liban, où très souvent le personnel domestique étranger est originaire des Seychelles. Pour un pays dont le niveau de vie est très modeste, c'est une façon de faire rentrer des devises et, pour les individus, d'améliorer leur situation.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Le nombre de diplomates sur Paris a-t-il chuté de moitié entre 1996 et 2001 ?

M. Jean-Claude LENOIR : Sans avoir les statistiques, je n'ai pas cette impression.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Ce nombre aurait même plutôt augmenté. Pensez-vous honnêtement que les diplomates font le ménage eux-mêmes ou le font faire par leurs épouses ?

Il nous a été dit que lorsqu'une délégation diplomatique étrangère arrive à Orly ou ailleurs, ses membres passent par le salon d'honneur et la police aux frontières (PAF) ne leur demande pas leurs papiers.

M. Jean-Claude LENOIR : Je suis étonné.

M. Pierre-Christophe BAGUET : La question de notre présidente est pertinente. Cette fuite d'employés privés des diplomates s'explique peut-être par le fait qu'ils travaillent maintenant au noir.

M. Jean-Claude LENOIR : J'ai eu l'occasion de servir, dans le passé, au service du protocole et au cérémonial, lors des visites officielles et de l'arrivée de personnalités. Lorsque, dans un pays étranger, un ambassadeur français est reçu, il y a certes à l'accueil des agents du protocole de ce pays qui emmènent les personnalités et leur entourage dans une pièce particulière, mais toujours également un agent de l'ambassade qui est désigné pour collecter les passeports.

Je reviens d'Argentine où nous avons reçu des parlementaires, le ministre des Affaires étrangères, le président du Sénat et le Premier ministre. L'agent désigné, qui est de l'ambassade ou du service des voyages officiels, collecte les passeports, qui sont souvent rassemblés avant l'arrivée. Ensuite, cet agent se dirige vers l'équivalent à l'étranger de la PAF. Je suis très étonné de ce que vous venez de dire. Si cette vérification ne se fait pas dans le salon même, elle se fait ailleurs.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Nous ont été décrites des délégations de quarante à cinquante personnes, voire soixante, qui descendaient d'un Boeing privé ou d'Etat. Une fois qu'elles étaient reçues dans le salon, les agents de la PAF n'auraient semble-t-il pas le temps de vérifier tous les papiers. Dans ces délégations, il peut y avoir des employés de maison. Je ne pense pas que 50 % des diplomates à Paris représentent un pays asiatique. On retrouve d'ailleurs cette proportion extraordinaire de Philippins, d'Indonésiens et de Sri Lankais dans certains autres pays.

M. Jean-Claude LENOIR : Il y a des traditions selon les zones géographiques. Ainsi au Moyen-Orient et dans le Golfe persique, beaucoup d'employés sont originaires des Philippines. Ces diplomates transfèrent ici leurs habitudes sur le plan du recrutement.

M. Lionnel LUCA : Je m'interrogeais sur le concept de famille élargie qui permettrait de détourner le contrôle. Les délégations qui arrivent ne viennent pas forcément avec des personnels recrutés de manière spécifique. Il peut s'agir de membres de leur famille, mais pris dans un sens tellement large qu'ils peuvent passer au travers des contrôles.

M. Jean-Claude LENOIR : Je ne peux m'exprimer que dans le cadre de ma responsabilité. En tant qu'agent du protocole, elle est d'enregistrer les personnels résidents. Je peux vous certifier que, sur ce point, nous avons une pratique que je trouve très bonne, à savoir que dans le cas d'épouses multiples, nous n'en reconnaissons qu'une seule, selon le droit français.

Mme la Présidente : Nous sommes conscients des efforts que fait le quai d'Orsay pour assurer un meilleur contrôle, mais honnêtement je pense qu'une partie des problèmes vous échappe. Ce n'est pas du tout de votre fait. Nous cherchons à comprendre cette diminution du nombre de personnels privés de mille deux cents à six cents.

Concernant la présentation individuelle, vous avez évoqué un entretien renouvelé et les difficultés de langue. Qu'appelez-vous un entretien ? La personne se rend-elle à un guichet ou est-elle reçue dans une pièce ?

M. Jean-Claude LENOIR : Il s'agit d'un véritable entretien qui se tient dans une pièce fermée. En l'absence de problèmes majeurs d'interprétation, cet entretien se tient entre mon adjoint et l'intéressé.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Revoyez-vous l'employé chaque année ?

M. Jean-Claude LENOIR : Oui, car nous ne délivrons la carte que pour une durée d'un an. C'est un véritable entretien qui dure une heure. Nous parlons de tout, de la pluie et du beau temps, pour arriver à décontracter l'intéressé et cerner ses conditions de travail. Nous lui demandons, par exemple, s'il rencontre des amis le samedi ou le dimanche, s'il fait partie d'une association. S'il répond par la négative, nous cherchons à savoir pourquoi.

Mme la Présidente : Pour l'entretien, la personne peut-elle venir accompagnée de son propre interprète ?

M. Jean-Claude LENOIR : Oui, sinon nous utilisons les services de l'interprète de l'ambassade. Mais c'est un cas assez rare.

M. Pierre-Christophe BAGUET : La personne est-elle seule durant l'entretien ?

M. Jean-Claude LENOIR : Oui. Aucun membre de l'ambassade n'y assiste.

Mme la Présidente : Y a-t-il des personnes très jeunes ?

M. Jean-Claude LENOIR : Elles doivent être majeures.

Mme la Présidente : Pas forcément. Les diplomates emmènent également parfois des mineures. Quel est l'âge que vous exigez pour le contrat de travail ? 16 ans ?

M. Jean-Claude LENOIR : Non, 18 ans.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Les documents sont-ils fournis par le pays d'origine ?

M. Jean-Claude LENOIR : Oui, mais notre poste diplomatique ou consulaire sur place, au moment de l'instruction de la demande de visa, procède à des vérifications.

M. le Rapporteur : Y a-t-il un contrôle de l'exécution du contrat de travail ? Lorsque vous recevez ces personnes chaque année, leur demandez-vous leurs bulletins de salaire, avec une vérification du paiement des cotisations à l'URSSAF ? A leur arrivée, la déclaration préalable à l'embauche, qui s'impose à tout employeur français, est-elle vérifiée par le ministère ?

M. Jean-Claude LENOIR : Le contrat de travail est vérifié. Je peux d'ailleurs vous assurer que nous en renvoyons énormément qui ne correspondent pas aux normes requises. Nous avons présenté aux ambassades un modèle de contrat. Elles peuvent s'en éloigner, mais la philosophie doit être respectée. En tout cas, un certain nombre de points sont incontournables : le nombre d'heures de travail par semaine, le repos hebdomadaire et annuel, le salaire et les dépenses de santé.

Mme la Présidente : Nous passons à la question des visas.

Nous avions posé une question au directeur des affaires criminelles et des grâces, que nous avons auditionné, et dont la réponse nous a surpris. Nous évoquions le cas d'un juge d'instruction de Strasbourg qui, essayant de démanteler un réseau bulgare, avait tenté de se rendre dans notre ambassade sur place. Le ministère de la Justice lui avait répondu qu'il ne pouvait pas pénétrer dans les locaux d'une ambassade de France à l'étranger.

La question est la suivante. Une ambassade française est-elle ou non une excroissance de la République ? Un juge d'instruction français n'est-il compétent que pour instruire sur le territoire de la République ? La direction des affaires criminelles et des grâces ne considère pas une ambassade comme un prolongement de notre territoire alors qu'en toute bonne foi, nous avions toujours cru le contraire. Il est exact que le code pénal donne une liste des sites qui font partie des territoires de la République, sur laquelle ne figurent pas nos ambassades.

M. Ronny ABRAHAM : Je ne suis pas sûr que l'on puisse aller aussi loin que vous le faites, madame la Présidente, en considérant que les ambassades et les locaux diplomatiques français à l'étranger sont des portions du territoire national. Ce n'est pas ce qu'indique la convention de Vienne sur les relations diplomatiques. Selon elle, les locaux de la mission sont inviolables, c'est-à-dire que les autorités de l'Etat de résidence ne peuvent y pénétrer sans l'accord du chef de la mission diplomatique.

C'est cette inviolabilité qui fait parfois conclure, par extension, que ces locaux font partie du territoire national. Mais l'ambassade est bel et bien installée sur le territoire étranger. Si l'on prend le cas d'un enfant qui naîtrait dans les locaux de l'ambassade de France à Sofia, par exemple, il ne serait pas considéré comme né en France, mais bien en Bulgarie.

Je ne pense pas que l'on puisse dire que l'ambassade est une portion du territoire national. Juridiquement, ce n'est pas exact, même si la règle de l'inviolabilité prévue par la convention de Vienne aboutit de facto à un résultat qui n'est pas très différent, en ce sens que cette règle vise à sauvegarder la souveraineté de l'ambassadeur sur son ambassade. Mais il ne s'agit pas d'une souveraineté territoriale au sens juridique du terme, me semble-t-il.

Mme la Présidente : Vous voyez la difficulté inextricable. Non seulement un juge d'instruction ne peut pas instruire dans des locaux diplomatiques à l'étranger, mais un juge d'instruction du pays en question ne peut pas non plus pénétrer dans les locaux diplomatiques. S'agit-il de zones de non-droit ?

M. Ronny ABRAHAM : Certainement pas. La difficulté est de trouver techniquement la meilleure manière de procéder à des investigations lorsque des informations sont détenues dans des locaux diplomatiques. La perquisition n'est pas la seule manière de procéder. Le juge d'instruction peut solliciter la coopération de l'autorité diplomatique et lui demander de lui fournir les documents qu'elle possède et qui sont de nature à intéresser son enquête. Si tel est le cas, l'autorité diplomatique coopère parfaitement avec le juge d'instruction et peut lui communiquer les dossiers ou les documents qui sont détenus à l'ambassade et qui pourraient intéresser l'enquête.

Mme la Présidente : En l'occurrence, c'était le fonctionnement même de l'ambassade qui était en cause. Il est difficile de demander au "délinquant" d'apporter les preuves de son innocence.

M. Ronny ABRAHAM : Ce n'est pas nécessairement l'ambassadeur qui est en cause, ce dernier n'ayant par suite aucune raison de ne pas coopérer. L'administration centrale du ministère des Affaires étrangères a fortiori est parfaitement décidée à coopérer avec l'autorité judiciaire. Elle peut donc donner toute instruction à l'ambassadeur pour déférer aux demandes de communication de pièces qui pourraient lui être adressées par le juge d'instruction.

Mme la Présidente : Vous êtes d'accord avec la direction des affaires criminelles et des grâces sur le fait qu'un juge d'instruction français qui, pour les besoins de son instruction, voudrait rencontrer tel ou tel membre de l'ambassade, ne peut le faire dans les locaux de l'ambassade. Cela s'applique également à un juge d'instruction ou un enquêteur du pays.

M. Ronny ABRAHAM : Je crains en réalité, compte tenu du fait que l'ambassade est située en territoire étranger, que la seule manière de procéder pour le juge d'instruction français soit la commission rogatoire internationale.

Mme la Présidente : Mais on se heurte là à un mur.

M. Ronny ABRAHAM : Tout à fait. On va alors se heurter à l'obstacle tenant au caractère inviolable des locaux diplomatiques.

Mme la Présidente : Comment procéder alors ? Dans ce problème des filières de prostitution venant de l'est, il est indispensable de pouvoir dialoguer avec le personnel de telle ou telle ambassade. Il y a là un vide juridique.

M. Ronny ABRAHAM : Si le juge d'instruction veut entendre comme témoin tel ou tel membre du personnel d'une ambassade française à l'étranger, il en fait la demande. L'intéressé comparaîtra comme témoin devant le juge d'instruction et, au besoin, recevra toute instruction en ce sens de la part de l'autorité hiérarchique.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Mais il ne s'agit pas nécessairement de personnels français.

Mme la Présidente : Concrètement, comment un juge d'instruction peut-il entendre un Bulgare qui travaille à l'ambassade de France en Bulgarie ?

M. Ronny ABRAHAM : Je reconnais qu'il y a là une difficulté. L'intéressé, qui est sous l'autorité de l'ambassadeur et travaille pour l'ambassade, pourra être invité par l'ambassadeur à déférer à la demande du juge d'instruction. S'il ne fait pas partie du corps diplomatique, l'autorité est moindre, mais fonctionnellement, cet employé est néanmoins sous l'autorité de l'ambassadeur.

Mme Odette CASANOVA : Nous avons pu constater, en rencontrant ces jeunes prostituées bulgares et autres dans la rue la nuit avec la police, qu'elles avaient des visas pour venir trois mois en France, puis qu'elles repartaient, et qu'elles obtenaient un autre visa pour revenir, toujours pour la même activité. Cela montre qu'il y a, dans les ambassades, des complicités. C'est de cela dont nous parlons. Comment arrêter ce processus ? Il ne suffit pas de connaître le lieu de résidence du proxénète et du chef de réseau, il faut pouvoir arrêter l'ensemble de la chaîne.

M. Ronny ABRAHAM : Je ne peux que répéter ce que j'ai dit : l'autorité administrative coopère pleinement avec l'autorité judiciaire pour établir les faits tels qu'ils sont, en premier lieu en mettant en _uvre toutes les mesures d'investigation dont elle dispose pour savoir ce qui se passe dans les missions diplomatiques, en second lieu en prenant éventuellement toutes les mesures disciplinaires qui pourraient se déduire des constatations faites.

Mme la Présidente : Concrètement, un juge d'instruction, dans la situation de celui que je décrivais, doit prendre contact avec le Quai d'Orsay.

M. Ronny ABRAHAM : S'il souhaite entendre des membres du personnel diplomatique à l'étranger, il lui est tout à fait loisible de leur adresser une convocation. Mais j'indiquais que le ministère, au besoin, pourra adresser toute instruction nécessaire à l'agent diplomatique pour qu'il défère à la convocation du juge.

Il y a donc tout intérêt que l'autorité judiciaire et l'autorité administrative coopèrent. Je crois que c'est effectivement le cas, par le biais du ministère de la Justice. Le Quai d'Orsay prend alors les mesures nécessaires pour que ses agents puissent répondre aux demandes de l'autorité judiciaire.

Mme la Présidente : Avez-vous des exemples de bonne coopération entre le ministère de la Justice et vous-même, sur des enquêtes conduites à l'étranger ?

M. Ronny ABRAHAM : Oui. Il n'y a pas tant de faits délictueux ou suspects commis dans les postes diplomatiques à l'étranger, mais le cas s'est déjà présenté. Mon expérience, depuis quelques années que je suis en fonction, est que la coopération entre le ministère de la Justice et le ministère des Affaires étrangères fonctionne bien dans ces cas-là.

Mme la Présidente : Dans le cas des visas, il y a quand même du chemin à parcourir, surtout en ce qui concerne les filières de l'est. Ces jeunes femmes affirment venir trois mois, puis repartir et revenir et ainsi de suite. Cela se fait très facilement. Peut-on appeler cela des fraudes au visa, car elles viennent en tant que touriste quatre fois par an ? Etes-vous alerté par vos ambassades sur ce phénomène ?

M. Ronny ABRAHAM : Naturellement. Lorsque des phénomènes suspects ou anormaux apparaissent, toutes les enquêtes nécessaires sont menées, et les postes diplomatiques alertent l'administration centrale.

Mme la Présidente : Parvenus à la fin de nos auditions, notre constat est que les visas de tourisme sont facilement délivrés à des jeunes femmes dans nos ambassades d'un très grand nombre de pays de l'est.

M. Ronny ABRAHAM : Je ne sais pas si l'on peut généraliser ainsi la situation à tous nos postes. Des anomalies ont pu apparaître dans tel ou tel poste de la part de tel ou tel agent ayant un comportement non conforme à ses obligations, mais on ne peut en déduire une pratique générale critiquable ou anormale en matière de délivrance des visas.

Le cas de Sofia en Bulgarie, que vous avez cité, est particulier. Les faits ne sont pas encore pleinement établis. Je ne suis pas certain que l'on puisse dire que ces phénomènes sont fréquents. D'une manière générale, mon sentiment est que la délivrance des visas est entourée, dans nos postes diplomatiques à l'étranger, y compris en Europe, d'un certain nombre de garanties et de contrôles.

M. le Rapporteur : Notre Mission s'est rendue en Moldavie, où une section consulaire devrait s'ouvrir. Le tarif du visa au marché noir est connu et la manière de se le procurer relativement facile. Tant en Moldavie qu'en Ukraine, nos interlocuteurs ont fait état du véritable problème que représentent les trafics de visas.

Nous savons donc que cette situation existe. Il y a deux façons d'y répondre. La première est de resserrer le maillage administratif quand il n'est pas supprimé, comme ce sera le cas avec l'établissement de l'espace Schengen dans un certain nombre de pays. La deuxième, beaucoup plus intéressante, est de sensibiliser la population, car c'est un phénomène de masse.

Y a-t-il une sensibilisation de la population quant au décalage entre les promesses d'emploi qui sont faites et la réalité de la situation qui les attend dans les réseaux de prostitution ? Ce travail de sensibilisation est-il envisagé ?

M. Ronny ABRAHAM : C'est certainement une nécessité. Mais je ne sais pas comment cela se passe concrètement dans les postes diplomatiques et consulaires et sous quelle forme se déroulent les entretiens.

M. le Rapporteur : Pour l'instant, il ne se passe rien par rapport à cette question.

M. Ronny ABRAHAM : Il serait certainement possible d'adresser des instructions aux postes consulaires de manière à mettre en place une sorte de pratique harmonisée, dans les pays en question, en termes de sensibilisation et d'information des personnes concernées. Je n'ai pas connaissance de telles instructions formelles jusqu'à présent, mais il est très possible qu'elles soient en cours de préparation dans les services de la direction des Français à l'étranger et des étrangers en France, direction compétente en matière de visas au Quai d'Orsay.

Mme la Présidente :  Il y a une absence de contrôle lors de la délivrance des visas concernant l'âge des personnes et les motivations de leur demande. Si nous voulons mettre un frein à ces arrivées massives de jeunes femmes venant de ces pays, et c'est vrai également pour l'Afrique, il faut sans doute exercer un contrôle renforcé, lorsque des visas sont encore nécessaires.

M. Jérôme LAMBERT : Le cas d'obtentions multiples de visas peut sans doute arriver, mais il me semble que la plupart des personnes viennent avec un visa, puis restent en demandant ensuite l'asile politique. Elles poussent au maximum les délais ou passent carrément dans une sorte de clandestinité. Rares sont celles qui font l'aller et retour tous les trois mois.

Mme la Présidente : C'est un phénomène que nous avons surtout observé à Nice.

M. Jérôme LAMBERT : Mais souvent un seul visa suffit pour rester des mois en France. Lors de l'attribution du premier visa touristique, nos services consulaires peuvent certes vérifier un certain nombre d'éléments, mais à moins de bloquer toutes les demandes de visas provenant de personnes de moins de 25 ans, la tâche parait difficile.

Mme la Présidente : Parmi ces jeunes prostituées qui retournent régulièrement chez elles, je pensais à celles qui ont des enfants. Mais elles ne sont pas la majorité.

M. Pierre-Christophe BAGUET : Les organisations non gouvernementales (ONG) pourraient aussi utiliser les ambassades comme relais, lors de la délivrance de visas, pour distribuer des plaquettes d'information sur ces questions.

M. le Rapporteur : Notre Mission n'a pas encore fait ses propositions, mais nous voyons bien la nécessité de réfléchir à un statut de la victime. Pour ce faire, nous pouvons nous inspirer des législations spécifiques déjà mises en _uvre par la Belgique et l'Italie.

Nous avons appris la mise en route d'un projet de décision-cadre sur le titre de séjour spécifique qui serait accordé aux victimes de la traite. Pouvez-vous nous dire où en est cette procédure ? Avez-vous été saisi de ce travail ?

M. Ronny ABRAHAM : Je n'ai malheureusement pas avec moi les éléments sur l'état actuel de ce texte, mais je peux vous fournir une réponse écrite. Il s'agirait du projet de décision-cadre qui comporterait des dispositions sur un titre spécial délivré aux victimes.

Mme la Présidente : Nous serons effectivement intéressés par votre réponse.

L'assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, dans une recommandation récente, a préconisé la levée systématique de l'immunité diplomatique pour tous les actes de la vie privée. Quelles sont les règles exactes en la matière, puisque les protections sont différentes selon la catégorie de représentation officielle et le niveau hiérarchique des intéressés ? Plus largement, quelle est la position du ministère des Affaires étrangères sur la question de la levée de l'immunité diplomatique ? Existe-t-il de tels cas ? Pourrait-on imaginer que l'immunité soit levée pour des faits graves, du type traite des êtres humains ?

M. Ronny ABRAHAM : Pour clarifier le débat, la question de la levée de l'immunité n'est pas une question de règle, mais de pratique. La levée de l'immunité ne signifie pas la disparition juridique de l'immunité, mais la renonciation à l'immunité.

Je crois savoir que, pour ce qui concerne la France et ses propres diplomates à l'étranger, lorsqu'un diplomate français est mis en cause pour des faits graves commis à l'étranger et que le système judiciaire de l'Etat en cause présente toutes les garanties nécessaires, la France n'est en principe pas hostile à la levée de l'immunité du diplomate. Cette position a précisément pour but d'inciter ou d'encourager les Etats étrangers, qui ont des représentations diplomatiques en France, à recourir aussi souvent que possible à la levée de l'immunité.

Maintenant, s'agissant de la pratique, je passe la parole à mon collègue.

M. Jean-Claude LENOIR : La France pratique, lorsque cela est nécessaire, la levée de l'immunité de ses agents diplomatiques. Cela a eu lieu assez récemment. S'agissant des diplomates étrangers en France, nous ne pouvons que, le cas échéant, inviter les chefs de la représentation à lever l'immunité de leur agent qui aurait commis quelque délit.

M. Jérôme LAMBERT : Mais qu'en est-il en termes concrets ?

M. Jean-Claude LENOIR : J'ai pris mes fonctions il y a deux mois. Je n'ai donc pas le recul suffisant pour vous répondre. Nous avons eu un cas qui ne rentre pas tout à fait dans le délit. Cette personne, qui avait des antécédents psychiatriques, s'était attaquée à des fonctionnaires de police. J'ai convoqué le numéro 2 de l'ambassade considérée et, ensemble, nous avons établi la liste des solutions, après la solution médicale. Cette ambassade a manifestement adopté la solution qu'il convenait. Même sans avoir le recul nécessaire, je ne vois pas pour quelles raisons certaines représentations, qui représentent des Etats de droit, ne voudraient pas souscrire à ce principe.

Mme la Présidente : C'est un cas facile.

M. Ronny ABRAHAM : En principe, la France est favorable à cette idée de la levée de l'immunité pénale des diplomates, notamment pour les faits les plus graves. Elle la pratique parfois lorsque qu'il s'agit de diplomates français à l'étranger et elle ne peut être que favorable à ce que les Etats étrangers, qui ont des représentations diplomatiques en France, lèvent également l'immunité de leurs propres agents diplomatiques. La réponse générale va dans le sens de la recommandation de l'assemblée parlementaire que vous venez de mentionner, madame la Présidente, mais c'est une question d'espèce en grande partie et aussi de réciprocité.

Mme la Présidente : Le comité contre l'esclavage moderne (CCEM) entretient-il des relations régulières avec différents services du Quai d'Orsay ? Avec quelles associations travaillez-vous sur ces questions ?

M. Jean-Claude LENOIR : Le CCEM est un interlocuteur privilégié et permanent, parfois à l'origine de la découverte de cas. Le premier cas que j'ai eu à connaître, et qui est le dernier en date, a été réglé en étroites relations avec le CCEM.

Mme la Présidente : Est-ce la seule association avec laquelle un vrai partenariat se soit institué ?

M. Jean-Claude LENOIR : A ce niveau, oui.

Contribution de Mme Nicole PÉRY,
secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle


(16 novembre 2001)

C'est avec conviction que je tiens à m'exprimer sur les sujets « Prostitution et traite des êtres humains à des fins sexuelles. » S'il est une forme de violence particulièrement intolérable, c'est bien la traite des êtres humains parce qu'elle se nourrit des situations de misère et d'exclusion. Les femmes en sont les principales victimes. La prostitution est incontestablement l'une des plus douloureuses situations d'exclusion sociale. Elle est l'expression même de l'inégalité des sexes. Certes, les femmes ne sont pas les seules à se prostituer mais elles restent largement majoritaires face aux « clients », aux proxénètes et aux trafiquants qui, dans une écrasante proportion, sont de sexe masculin.

Prostitution et trafic des êtres humains sont, je le répète, l'une des formes les plus inacceptables d'atteinte à la dignité et à l'intégrité de la personne, prenant trop souvent la forme d'esclavage criminel. C'est particulièrement vrai pour les jeunes filles et les femmes conduites en France par les filières mafieuses des pays de l'est de l'Europe ou d'Afrique, filières qui n'hésitent pas à pratiquer la vente d'êtres humains et les maisons dites de soumission.

L'être humain n'est pas une marchandise et ne peut donc faire l'objet d'échanges et de commerce. C'est contraire à l'esprit de la Convention des Nations Unies du 2 décembre 1949, que la France a ratifiée en juillet 1960, à laquelle le Gouvernement ne manque pas de réaffirmer son attachement.

Le 5 juin 2000, à New York, lors du rendez-vous de Pékin + 5 sur les Droits des Femmes dans le monde, j'ai clairement rappelé la position abolitionniste de la France ; j'ai fait de même le 15 novembre 2000, au Sénat, lors d'un colloque organisé par la délégation parlementaire des droits des femmes.

Aujourd'hui, nous ne pouvons que nous réjouir de l'adoption du protocole additionnel à la Convention sur la Criminalité Transnationale Organisée portant sur le trafic des personnes, négocié à Vienne au cours de l'année 2000. La délégation française y a fermement défendu notre position abolitionniste. Les discussions, que j'ai suivies de très près, ont été vives mais les résultats sont significatifs. La signature de la Convention et de ce Protocole à Palerme, le 15 décembre 2000, constitue une victoire décisive contre le trafic des êtres humains.

Cependant, il faut rester très vigilant. Tandis que dans le camp des abolitionnistes, la Suède a choisi en janvier 1999 de sanctionner le client en le désignant comme délinquant, les « réglementaristes » gagnent des points en Europe. Ceux qui considèrent la prostitution comme un « mal nécessaire », qu'il convient d'organiser et de contrôler, n'hésitent pas à la professionnaliser comme toute autre activité. En témoigne la nouvelle loi adoptée en octobre dernier au Parlement allemand. Suivant la voie tracée par les Pays-Bas, l'Allemagne s'apprête à reconnaître les prostitués comme des « prestataires de services sexuels » .

Contrairement à la lutte contre la toxicomanie ou la prévention de la délinquance, le combat contre l'exploitation sexuelle à des fins commerciales mobilise moins l'opinion publique. « Le métier le plus vieux du monde » bénéficie-t-il encore d'un silence complice ou d'un déficit de prise de conscience ?

Dans un sondage SOFRES réalisé en mai 2000 à la demande de Martine AUBRY, alors Ministre de l'Emploi et de la Solidarité, et de moi-même, 52 % des Français pensent impossible de faire reculer la prostitution, phénomène qui a toujours existé dans toutes les sociétés. 67 % des sondés estiment que la pauvreté est la principale cause de la prostitution ; 68 % d'entre eux souhaitent que soient réprimés les proxénètes et qu'on aide les personnes prostituées à se réinsérer. Ils ne sont que 22 % à estimer que c'est un fait de société qu'il vaut mieux organiser et contrôler.

Certes, depuis le printemps 2000, les médias rivalisent en articles, émissions spéciales, reportages et dossiers sur la prostitution, le tourisme sexuel, les différentes formes d'esclavage moderne. Mais l'opinion publique, sensible à la prostitution des mineurs, reste trop indifférente à celle des adultes. Or la prostitution n'est pas un choix, ni une liberté, c'est une contrainte et une aliénation qui porte atteinte à l'intégrité de l'être humain et à sa dignité en le réduisant à l'état de marchandise sur un marché mondial.

« On ne naît pas prostitué... On le devient. Et jamais par hasard ». Je partage cette phrase de Pierre SAFAR, psychiatre à Lyon.

Le Minitel rose, le câble, Internet, la publicité ou les petites annonces sont autant de moyens de communication accessibles à tous qui contribuent à banaliser la pornographie et la prostitution, et à répondre à un marché. Pour ce faire, on doit recruter les victimes de l'exploitation et de la prostitution ...

Le trafic des personnes connaît une recrudescence en Europe et les personnes prostituées de diverses nationalités sont de plus en plus présentes en France. L'apparition de nouvelles formes de prostitution, le nombre plus important d'hommes parmi la population prostituée et surtout la présence de réseaux de proxénétisme venus des pays d'Europe de l'est et des Balkans ont relancé le débat sur l'action de l'Etat en faveur de la prévention et de la réinsertion des personnes prostituées.

C'est une question complexe en raison de sa dimension transnationale et de ses liens avec l'exclusion, la violence, la toxicomanie et la politique de santé publique.

Ainsi, depuis 1997, la Direction Générale de l'Action Sociale et mon Service des Droits des femmes et de l'égalité coordonnent leurs interventions pour rendre plus efficace l'action menée par l'Etat en matière de prévention de la prostitution, d'aide à la réinsertion sociale et professionnelle des personnes prostituées, et à leur sécurité.

Le Gouvernement a renforcé son soutien financier aux associations nationales et locales. Il convient en effet de les aider à mettre en _uvre des opérations plus nombreuses de prévention, de sensibilisation du public, d'accompagnement et de réinsertion. Les associations sont, à cet égard, des acteurs irremplaçables. Je tiens à saluer leur travail remarquable.

Les subventions allouées aux structures associatives locales dans 35 départements sont passées de 25,5 MF en 1995 à 28,4 MF en 2000. Les associations nationales ont bénéficié d'une augmentation de leurs subventions de 8,4 % entre 1999 et 2000.

Or, face à la recrudescence du trafic des personnes en Europe et à la multiplication des réseaux internationaux de prostitution que l'on sait particulièrement violents, nous devons plus que jamais renforcer notre soutien aux initiatives associatives et impulser des partenariats diversifiés entre l'Etat, les collectivités locales et les associations.

Depuis février 2001, je fais un tour de France pour généraliser les Commissions départementales de lutte contre les violences subies par les femmes, dont la création avait été décidée par Michèle ANDRE en 1989. L'efficacité de ces structures est liée à leur composition. Présidées par les Préfets, elles regroupent les principaux services déconcentrés de l'Etat, les acteurs associatifs et les élus. Elles peuvent se doter de sous-commissions thématiques -violences conjugales, violences sur les lieux de travail, violences dans l'espace public, etc...- qui contribuent à faire émerger les problèmes auxquels sont confrontées les victimes de violences, à mieux répertorier les besoins en termes d'hébergement, de protection, d'accompagnement, de formation et de sensibilisation de terrain et à apporter des réponses concrètes aux attentes. Dans plusieurs départements, les partenaires institutionnels et associatifs ont constitué des sous-commissions portant sur la prostitution. Je citerai par exemple la Loire-Atlantique où le problème se pose avec acuité, à Nantes notamment, ou le Finistère avec en particulier la ville de Brest.

Le caractère transversal de ce sujet, sa dimension transnationale m'ont incitée à saisir les Ministres de l'Intérieur, de la Justice, des Affaires Etrangères, du Budget, de l'Emploi et de la Solidarité, de la Santé, du Logement, de la Culture, de l'Outre-mer, de la Ville et du Tourisme. J'ai constitué un comité de pilotage le 23 juin 2000, réunissant des membres de Cabinets de tous les Ministères concernés pour mener une réflexion approfondie sur la prostitution et le trafic des personnes. Les multiples enjeux soulevés par cette question ont montré les contradictions dans l'application des dispositifs réglementaires et législatifs existants. Les pistes de réflexion lancées par mon Cabinet doivent donc être approfondies, et ce travail se poursuit.

La Commission nationale contre les violences subies par les femmes vient d'être créée. Sa composition est en cours. Un groupe de travail spécifique sur la traite des êtres humains permettra de définir des actions concertées afin de mieux protéger, accompagner, réinsérer les victimes de ce trafic odieux et organisé au niveau international. Je rappellerai que la Commission, annoncée lors des Assises nationales contre les violences envers les femmes du 25 janvier 2001, est une instance de coordination et d'animation des commissions départementales.

Le Secrétariat d'Etat aux Droits des Femmes participe, depuis février 2001, aux travaux du Conseil National d'Aide aux Victimes (CNAV) sous la tutelle de la Garde des Sceaux. Un groupe de travail sur les victimes de l'esclavage contemporain a été mis en place en juin 2001. Sa réflexion porte tout particulièrement sur les victimes d'exploitation sexuelle et les victimes d'esclavage domestique. La prise en charge globale des victimes est l'une des préoccupations prioritaires. Elle s'articule autour de quatre axes : le droit de séjour sur le territoire, la protection physique des victimes qui décident d'échapper à l'emprise du réseau, une aide matérielle et morale destinée à leur réinsertion socio-économique et la protection des victimes en qualité de témoin sur le plan policier et judiciaire. D'ici la fin de l'année, un rapport sera rendu public.

Dinah DERYCKE, Présidente de la Délégation sénatoriale aux Droits des femmes, va se consacrer à partir de janvier 2002 à une mission parlementaire sur le trafic des femmes et l'exploitation des êtres humains à des fins sexuelles, mission confiée par le Premier Ministre. Dinah DERYCKE s'est déjà beaucoup investie dans ce dossier et a élaboré son premier rapport d'activité en 2000 sur « Les politiques publiques et la prostitution ».

Ces différentes initiatives s'inscrivent toutes dans le cadre d'une démarche globale. La complexité de ce sujet de société difficile est enfouie au plus profond de notre conscience collective et insuffisamment étudiée. Nous sommes en présence d'un phénomène social aux multiples implications, au c_ur de la vie quotidienne à l'échelon local, national et international.

Nous continuerons, en France, à exprimer une position abolitionniste, la seule conforme à notre respect de l'être humain et à sa liberté. Nous mènerons aussi une politique de prévention et de réinsertion des victimes, une action déterminée contre le proxénétisme, les filières de trafic, l'argent « sale », le grand banditisme. Cette dimension dépasse nos frontières et réclame une action coordonnée au niveau des pays de l'Union européenne via Europol.

La lutte contre le proxénétisme et la marchandisation légale du corps humain est une priorité dans la lutte contre les violences. Je condamne toutes les formes de violences ; je refuse la prostitution comme on refuse la précarité, le racisme, l'exclusion, la torture et l'esclavage. Cette lutte contre l'exploitation des personnes à des fins sexuelles implique et engage chaque citoyen, jeune et adulte, les médias, les élus, les associations et les pouvoirs publics.

N° 3459.- Rapport de M. Alain Vidalies, déposé en application 145 du règlement par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne