Kosovo
Question de :
M. François Léotard
Var (5e circonscription) - Union pour la démocratie française-Alliance
Question posée en séance, et publiée le 14 avril 1999
M. le président. Pour le groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance, la parole est à M. François Léotard.
M. François Léotard. Monsieur le Premier ministre, la situation au Kosovo - ce qui est devenu progressivement une guerre, même si l'on hésite à prononcer le mot - est probablement aujourd'hui la première préoccupation de nos compatriotes. Il était donc nécessaire, et je crois qu'il restera nécessaire, que la représentation nationale puisse exprimer le sentiment des Français et celui des grandes familles politiques de notre pays au moment même où, pour chacune d'entre elles, il s'agit à l'évidence d'une épreuve de vérité.
Comme l'a souligné hier soir le Président de la République, notre pays, au plus profond de sa conscience, a réagi à cette crise avec dignité, courage et générosité.
L'UDF souhaite que la représentation nationale, dans son expression, ses analyses et ses propositions, partage ces trois qualités.
L'Assemblée le fera dans la diversité naturelle de ses familles politiques. Ce serait une erreur que de mettre la démocratie entre parenthèses au moment où c'est la question même de la démocratie qui est posée face aux plus vieilles traces de haine que notre continent porte encore sur son visage. La démocratie face à ceux qui la nient, à ceux qui la méprisent, à ceux qui n'en respectent ni les valeurs ni les objectifs.
L'Assemblée nationale est donc réunie aujourd'hui, au-delà des questions qu'elle vous pose, monsieur le Premier ministre, pour exprimer - c'est en tout cas ce que souhaite faire l'UDF - sa volonté de voir mettre un terme à une pratique criminelle qui a déshonoré notre continent: celle de la déportation, de la haine ethnique ou religieuse, de la violence exercée sur des femmes, des enfants et des populations civiles dont le seul tort est d'habiter un territoire dans lequel on a déclaré, contre tous les droits humains, leur présence indésirable.
Monsieur le Premier ministre, je voudrais raconter, non pas à vous-même, mais à ceux de nos compatriotes qui peuvent légitimement s'interroger sur la présence de la France dans ce conflit, une histoire un peu cruelle, je le reconnais, qui jette une lumière douloureuse mais favorisant la lucidité sur ce qui est en train de se passer au Kosovo, et qui se passera peut-être demain au-delà du Kosovo.
Nous sommes en septembre 1933. Un Juif de Haute-Silésie écrit à la Société des Nations. Il a porté plainte contre les viols et les massacres de nombreux israélites en Haute-Silésie, contre les brutalités, les violences et les crimes des nazis.
Il vient à Genève pour être entendu par la Société des Nations. Après l'avoir écouté dans un silence gêné, le président donne la parole au représentant de l'Allemagne. Celui-ci s'appelle Joseph Goebbels, et c'est René Cassin qui rapporte sa réponse: «Messieurs, charbonnier est maître chez soi. Nous sommes un Etat souverain. Tout ce qu'a dit cet individu ne nous regarde pas. Nous faisons ce que nous voulons de nos socialistes, de nos pacifistes et de nos juifs, et nous n'avons à subir de contrôle ni de l'humanité ni de la SDN.» On sait ce qui s'est passé ensuite. Les diplomates sont choqués, mais pas par Goebbels: par Bernheim. Les dictatures traduiront aussitôt cela de la façon suivante: «Je suis chez moi, ils sont à moi.»
Et c'est ici, à l'Assemblée nationale, que nous devons dire avec le plus de force à nos compatriotes, à nos soldats, à nos diplomates, à notre Gouvernement, que nous refusons cet engrenage de la lâcheté, bien plus terrible que celui dont on nous parle et dont on nous dit qu'il pourrait être celui de la guerre.
Tout le monde se souvient de la phrase qui résume ces années-là: «Vous aviez le choix entre le déshonneur et la guerre. Vous avez choisi le déshonneur et vous avez eu la guerre.»
Et c'est ici même que nous devons dire que M. Milosevic n'est pas propriétaire de ses concitoyens, qu'il n'a aucun droit, issu d'aucun texte, d'aucune histoire, d'aucune valeur, fût-elle patriotique, à martyriser une partie de son propre peuple, à tuer ou déporter ceux qui sont soumis à sa loi, loi qui, aujourd'hui, n'est plus que celle de la brutalité la plus aveugle. C'est aux démocraties, dont on dit toujours, chez les dictateurs, qu'elles sont hésitantes ou lâches, de faire en sorte que les valeurs sur lesquelles elles se fondent soient défendues lorsqu'on les méprise sous leurs yeux.
La question qui nous est posée se situe donc, monsieur le Premier ministre, à trois niveaux différents: la France, l'Europe, la communauté internationale. Je reprendrai chacun de ces niveaux en souhaitant de votre part les éclaircissements, les informations et les analyses dont l'Assemblée nationale, dont chaque Français a besoin.
Nous le ferons, comme nous l'avons toujours fait à l'UDF, en respectant quelques principes majeurs qui doivent être observés dans ces périodes difficiles: le respect de la responsabilité de l'exécutif dans la gestion de la crise, le souci de la plus grande cohésion nationale, indispensable à l'exercice de la démocratie, et le nécessaire contrôle de l'action gouvernementale.
D'abord la France. Tout le monde comprendra que notre pensée la plus chaleureuse, la plus confiante, la plus responsable aille vers nos soldats. Ils portent en eux un idéal que la nation tout entière peut et doit partager. Ils portent sur leurs épaules le poids d'un conflit qui n'a pas commencé à la fin du mois de mars dernier, mais il y a bientôt huit ans, et ils ont payé d'un prix très lourd leur générosité et leur courage. La Slovénie, la Croatie, la Bosnie, Vukovar, Sarajevo, Gorazde, Tuzla, Srebrenica: autant de noms qui traduisent, ces huit dernières années, bombardements, destructions de lieux de culte, exode des populations civiles, anéantissement de villages entiers, fosses communes et massacres d'innocents.
Pouvions-nous accepter que cela continue ? La France de Jean Moulin et de Charles de Gaulle, la France de Koufra et de l'Affiche rouge pouvait-elle l'accepter ?
En s'engageant comme elle l'a fait sous l'autorité du Président de la République, la France n'a fait que s'inscrire dans la très grande continuité de son histoire, lorsque ses armes se sont trouvées au service de la liberté, de la protection des minorités et de la dignité de la personne humaine.
Dans cet esprit, nous vous demandons par conséquent, monsieur le Premier ministre, de répondre à deux questions capitales.
Premièrement, quelle est la place de la France, l'autonomie de sa décision, la qualité de son information dans l'ensemble du dispositif allié ?
Deuxièmement, quelle est sa conception de ce qui doit, un jour ou l'autre, succéder aux opérations aériennes ?
Les Français ont besoin, sur ces deux questions, de réponses claires, qui peuvent être parfaitement compatibles, à notre sens, avec la loyauté de notre comportement vis-à-vis de l'Alliance et la détermination qui doit être la nôtre de détruire au maximum le potentiel militaire et répressif de Milosevic. On comprend bien que, derrière ces deux questions, se profile, une fois que les frappes seront arrêtées, l'hypothèse la pire qui soit pour ce qui a été engagé, l'hypothèse, pour Milosevic, d'une défaite militaire en Serbie et d'une victoire politique au Kosovo.
Deuxième niveau d'interrogation: l'Europe. Notre lecture de la crise est bien celle d'une carence dramatique de l'Europe politique et militaire que nous appelons de nos voeux.
Après la réunion des dix-neuf membres de l'OTAN hier, c'est Mme Albright qui est allée rencontrer son homologue russe. Faut-il accepter longtemps que les Européens subissent les crises et que les Américains les résolvent ?
En disant cela, monsieur le Premier ministre, je ne mets aucunement en cause les efforts remarqués de notre ministre des affaires étrangères, mais je souhaite que le Gouvernement français, sous l'autorité du Président de la République, se fixe officiellement comme objectif la création d'une communauté de défense, que voici maintenant quarante-cinq ans, dans ce même hémicycle, une majorité de parlementaires a, hélas, rejetée. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants. - Murmures sur divers bancs.)
M. François Asensi. Heureusement !
M. François Léotard. Troisième niveau: la communauté internationale. Il y a quelques semaines à peine, la France avait à juste titre vivement critiqué, à propos de la dernière campagne militaire contre l'Irak, le mépris dans lequel était tenu le Conseil de sécurité. Cette différence d'attitude en quelques jours me conduit à vous poser trois questions.
Comment réintroduire le Conseil de sécurité dans la solution de la crise ? C'est un impératif majeur.
Comment associer la Russie au règlement général de la question des Balkans ? C'est ce qui a été fait à Dayton et à l'intérieur du groupe de contact. Il faut le faire pour le Kosovo, sinon nous échouerons.
Troisième question, la plus importante: quel statut la France envisage-t-elle demain pour le Kosovo ?
Nous proposons, à l'UDF, que notre réflexion s'oriente vers l'idée d'un mandat international de gestion du territoire par l'ONU permettant, avec l'appui d'une force internationale, d'assurer le retour des réfugiés dans un premier temps, l'expression libre et démocratique des Kosovars dans un deuxième temps.
En ce qui concerne l'hypothèse d'un mandat, il faut observer que le Conseil de sécurité est souverain. Il peut définir un statut adéquat à partir d'une résolution-cadre qui définirait les contours et la substance du dispositif à mettre en place.
La PRONUC au Cambodge ou le volet civil des accords de Dayton se rapprochent de cette problématique. Ce serait à l'honneur de notre pays de déposer devant le Conseil de sécurité un projet de résolution en ce sens.
Monsieur le Premier ministre, le groupe UDF, qui soutient l'action menée par le Président de la République et le Gouvernement, sera très attentif à vos réponses. Il assumera la responsabilité de ce soutien, sans écouter ceux qui parlent de la paix en oubliant le silence terrible des fosses communes et ceux qui parlent de la guerre en oubliant ceux qui devront la mener.
Notre président, Philippe Douste-Blazy, revient de Macédoine avec notre collègue Michel Voisin. Ils ont eu le sentiment que nous étions au début et non pas à la fin d'un conflit. Personne aujourd'hui ne peut répondre à cette interrogation, mais vous devez savoir que notre groupe parlementaire exercera son action et assumera ses responsabilités sans démagogie ni forfanterie, avec lucidité, dans le respect intransigeant des valeurs humanistes et européennes auxquelles il a toujours fait référence.
Pour conclure, je dirai simplement que, malgré le caractère nécessairement formel de nos délibérations, nous souhaitons que ce soient les yeux des enfants déportés, les larmes des mères, la honte des pères, les vitres des cars contre lesquelles on frappe, et, tout simplement, la dignité des hommes offensés dans chaque village, méprisés à chaque frontière, blessés à chacune de ces injustices qui nous accompagnent. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants, ainsi que sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe socialiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, dès le début, le conflit du Kosovo a revêtu une triple dimension militaire, humanitaire et diplomatique, comme l'ont souligné M. Jean-Marc Ayrault et M. Pierre Lellouche.
La détermination des Alliés à conduire l'action militaire reste naturellement entière, car il y va de son succès. Les impératifs humanitaires subsistent, car les réfugiés sont toujours aussi nombreux dans les pays et les provinces limitrophes du Kosovo et parce que se pose, avec une acuité grandissante, la question des personnes déplacées au Kosovo même. Pour autant, aujourd'hui, je voudrais, en répondant à vos interrogations et à vos questions, me situer d'abord, comme l'a fait le Président de la République hier soir, sur le plan de la diplomatie.
Alors que nous allons entrer dans la quatrième semaine de frappes, il semble en effet que le contexte dans lequel se déroule ce conflit commence à bouger. Nous devons y être d'autant plus attentifs que notre objectif a toujours été de trouver une issue diplomatique et politique à cette crise.
Vous vous souvenez qu'il y a huit jours maintenant, M. Milosevic avait annoncé son intention de respecter une trêve unilatérale au Kosovo. Il n'en a rien fait. Toutefois, c'était peut-être là le signe d'un certain essoufflement de l'effort de guerre serbe ou, ce qui revient au même, la marque d'une efficacité croissante des frappes de l'OTAN. Nous avons voulu y voir une nouvelle encourageante.
Les plus hautes autorités des pays de l'Alliance ont réagi à cette annonce de manière unanime en estimant qu'il s'agissait d'une décision indispensable mais insuffisante. Et, à notre initiative, elles ont posé au président yougoslave cinq questions que je vous rappelle telles qu'elles ont été formulées alors:
Etes-vous disposé à un arrêt effectif et vérifiable des offensives et de la répression serbes contre les populations civiles au Kosovo ?
Etes-vous prêt à retirer les troupes militaires, paramilitaires et policières de la province ?
Acceptez-vous de mettre en oeuvre le droit au retour des réfugiés ?
Etes-vous prêt à contribuer à la mise en place d'un cadre politique fondé sur les accords de Rambouillet ?
Acceptez-vous le déploiement d'une force de sécurité internationale chargée de vérifier la mise en oeuvre de ces accords et de garantir la sécurité des populations ?
Ces questions ont très largement inspiré les conditions que le secrétaire général de l'ONU, M. Kofi Annan, a, vendredi dernier, estimé de nature à faire cesser les frappes, dans une déclaration à laquelle nous avons immédiatement apporté notre entier soutien. Le retour au premier plan des Nations unies, que j'avais appelé devant vous de mes voeux il y a huit jours et auquel travaille le ministre des affaires étrangères, M. Hubert Védrine, est une évolution positive des derniers jours. L'Organisation des Nations unies, et en particulier le Conseil de sécurité, doivent jouer tout leur rôle dans la définition d'un règlement politique au Kosovo et dans sa mise en oeuvre, mise en oeuvre dans laquelle l'Union européenne doit prendre toutes ses responsabilités. Je le redis ici, au nom des autorités françaises, à M. François Léotard, comme à M. Georges Sarre: c'est bien à l'ONU qu'il revient de définir le cadre général du règlement politique de la crise.
M. Robert Pandraud. Très bien !
M. le Premier ministre. C'est pourquoi je me réjouis de la présence de M. Kofi Annan demain soir à Bruxelles, à la réunion où nous serons, le Président de la République et moi-même, avec les autres chefs d'Etat et de gouvernement des pays de l'Union européenne.
Les frappes auxquelles nous avons dû nous résoudre face au refus constant de négocier de M. Milosevic sont, dans notre esprit - je l'ai dit à plusieurs reprises dans cet hémicycle -, un moyen de parvenir à notre objectif, qui est celui d'un Kosovo en paix, dont tous les habitants puissent vivre en sécurité, un Kosovo pluraliste et démocratique.
M. Robert Pandraud. Avec l'UCK ?
M. le Premier ministre. Cet objectif est un impératif démocratique, une exigence primordiale dans l'Europe de la fin du xxe siècle. Il participe du refus de la barbarie et de la violation systématique des droits de la personne humaine. Il contribue à l'affirmation des valeurs fondatrices de l'Europe. Il est au coeur de l'ambition européenne qui anime nos gouvernements.
A ce moment de mon intervention, je voudrais préciser un point particulier: celui du sort qui devrait être réservé à M. Milosevic. Je comprends que beaucoup posent cette question. Je ne suis pas sûr qu'il soit pertinent aujourd'hui de lui apporter une réponse. Gardons-nous de la confusion et des fausses bonnes solutions ! Le but n'est pas en soi de faire tomber un homme; il est d'abord de contraindre un régime à respecter les droits les plus élémentaires de la personne humaine; il est de trouver une solution politique digne de ce nom au problème du Kosovo. M. Milosevic devra rendre compte de ses agissements devant son peuple, devant l'histoire et peut-être devant des juridictions internationales. Ce qui compte aujourd'hui, c'est d'aboutir à une solution politique à partir des accords de Rambouillet qu'il faudra naturellement adapter.
Parce que les frappes sont un moyen et non une fin, leur poursuite jusqu'à ce que soient atteints les buts qui leur sont assignés n'exclut pas une réflexion sur l'avenir du Kosovo, et plus largement sur celui des Balkans.
La crise du Kosovo est une des manifestations, la dernière en date, et peut-être la dernière tout court, d'une crise qui affecte depuis bientôt dix ans la région balkanique. Les autorités françaises sont conscientes de cette dimension régionale du problème et souhaitent, au-delà de l'action militaire actuelle à laquelle elles se sont associées, y apporter des réponses.
C'est dans cette perspective que nous saluons les initiatives qui vont dans ce sens, qu'il s'agisse de la proposition faite par la présidence allemande de l'Union européenne d'un pacte de stabilité pour l'Europe du Sud-Est, qui sera d'ailleurs discutée demain à Bruxelles, ou de l'idée d'une conférence balkanique émise par le président désigné de la Commission européenne, M. Romano Prodi, qui est ce soir à Paris et à qui j'entends bien apporter mon soutien dans cette initiative. (M. Alain Barrau applaudit ainsi que plusieurs députés du groupe communiste.) Je sais que cette dernière proposition a rencontré un écho favorable dans votre assemblée; M. Jacques Brunhes vient d'ailleurs de le rappeler. (Murmures sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indémendants.) La France apporte dès maintenant sa contribution active à ces réflexions et, dès que les conditions le permettront, elle participera à leur mise en oeuvre effective.
De même, parce qu'il est évident que la crise du Kosovo concerne la stabilité du continent européen et que sa résolution conditionne la paix en Europe, il nous paraît fondamental que le partenaire majeur qu'est la Russie soit pleinement associé à la recherche d'une solution politique. La Russie, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité et membre du groupe de contact, a travaillé très étroitement avec nous à la réflexion politique et aux tentatives diplomatiques de résolution de la crise durant les seize derniers mois.
Bien que la Russie n'ait pas partagé le choix des pays de l'Alliance atlantique en faveur d'une action militaire, elle doit être partie prenante de la recherche d'une solution. La reprise d'un dialogue formel de la France et des autres partenaires occidentaux du groupe de contact avec ce pays sur la situation au Kosovo est à cet égard une évolution positive. J'espère que cette évolution portera ses fruits. La diplomatie française fait tous ses efforts dans ce sens.
Mais aussi longtemps qu'une solution politique est refusée par M. Milosevic, nos moyens militaires participent aux frappes tout en concourant à la stabilité régionale, à l'accueil et à la sécurité des réfugiés. A ces fins, le dispositif militaire français, que le ministre de la défense, M. Alain Richard, est chargé de mettre en oeuvre, comporte actuellement deux volets distincts: les missions aériennes, la présence en Albanie et en Macédoine.
En premier lieu, je reviendrai sur les missions aériennes en République fédérale yougoslave. Ces actions, qui ont débuté le 24 mars dernier avec nos alliés, sont assurées aujourd'hui du côté français par 58 avions appartenant à l'armée de l'air et à la marine, qui opèrent à partir de l'Italie, du porte-avions Foch et du territoire national.
Les missions quotidiennement assurées par nos avions sont de quatre types:
Le bombardement des sites stratégiques - postes de commandement, centres de transmission, voies de communication -, effectué à présent de jour et de nuit;
L'attaque au sol, exécutée lors de missions spécifiques sur des forces de répression serbes déployées au Kosovo;
La reconnaissance aérienne et la recherche électronique, destinées à recueillir des données sur les forces serbes - nous disposons aussi à cet égard de nos propres moyens;
Les missions de soutien comprenant la détection aéroportée, le ravitaillement en vol, le sauvetage de combat, effectuées au profit de l'ensemble des appareils alliés.
Le dispositif aérien et les missions qui lui sont imparties sont constamment adaptés à l'évolution de la situation sur le terrain. La France attache une priorité politique à porter des coups aux forces militaires et paramilitaires de répression déployées au Kosovo, mais par ailleurs, nous veillons à réduire le plus possible les risques de victimes civiles. A cet égard, nous déplorons la mort de dix voyageurs, tués dans un train lors de l'attaque d'un pont, hier. Ce manquement tragique, mais isolé, aux règles d'action de l'Alliance illustre le risque inhérent à tout combat. En même temps, il marque le contraste avec le caractère systématique des violences à la population perpétrées sous les ordres du pouvoir yougoslave, dont les victimes ne pourront être dénombrées qu'à la fin du conflit.
M. Didier Boulaud et M. Michel Lefait. Eh oui !
M. le Premier ministre. Au plan militaire, les résultats collectifs obtenus après trois semaines de frappes sont maintenant très significatifs. La défense anti-aérienne yougoslave est incapable de mener une action coordonnée. L'armée de l'air serbe ne peut plus agir que de façon très ponctuelle et brève. Les forces terrestres et la police sont maintenant atteintes directement. Des blindés et des colonnes de véhicules ont été neutralisés. Plus de la moitié des stocks de carburant ont été détruits et la mobilité des forces serbes est d'ores et déjà sérieusement limitée.
Enfin, l'effort des frappes aériennes est actuellement porté sur toutes les infrastructures de liaison - routes, chemins de fer, ponts - qui permettent de relier le Kosovo à la Serbie centrale. Cette tactique d'isolement permet de concrétiser avec force notre volonté d'étouffement des forces serbes au Kosovo, car ce sont elles qui tuent, terrorisent et déportent la population.
Le second volet de notre engagement militaire concerne notre présence en Albanie et en Macédoine: celle-ci est totalement orientée vers le soutien des actions humanitaires. Elle s'est traduite par la mise en place d'un pont aérien à partir de la base aérienne d'Istres et par la mise en oeuvre du transport de chalands de débarquement Orage. Par ailleurs, la France a été la première à établir un pont aérien entre Tirana et Kukës.
En Macédoine, la brigade française, forte de 2 700 hommes et déployée à l'origine pour assurer la protection des observateurs de l'OSCE au Kosovo, réalise au sein du dispositif allié une double mission. Elle continue, d'une part, à participer au soutien des réfugiés. Elle maintient, d'autre part, un dispositif de protection lui permettant de contrer une éventuelle action hostile dans le nord de la Macédoine. Les éléments de cette brigade, qui seraient alors nécessairement renforcés, seront, bien sûr, à tout moment disponibles pour oeuvrer au sein d'une force internationale de sécurité qui verra le jour si les efforts diplomatiques en cours aboutissent. Sa mission serait, en particulier, de protéger le retour des réfugiés.
Instruits par l'expérience, nous veillerons à ce que cette force voie ses missions définies avec précision et à ce qu'elle dispose des règles d'engagement, de l'organisation et des moyens de protection adaptés à la gravité de la situation. Par ailleurs, nous pensons nécessaire que le déploiement de cette force relève d'une résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, prise au titre du chapitre VII de la charte. Cela pour des raisons de principe et aussi afin de donner aux personnels sur le terrain tous les moyens de remplir leur mission.
Pour assurer l'ensemble de nos missions, nous avons déployé 58 avions de tous types, 7 bâtiments de la marine dont le porte-avions Foch, 6 000 hommes, bientôt presque 7 000 en comptant les militaires qui participeront au soutien de l'opération humanitaire en Albanie. Je rends hommage et je dis mon soutien aux personnels de nos armées, en particulier à nos pilotes, qui risquent leur vie pour accomplir leur mission. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance, du groupe Démocratie libérale et Indépendants et sur divers bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert.)
J'en viens maintenant au drame humain qui marque cette crise et qui constitue pour nous une préoccupation essentielle.
Dès le début du conflit, les Français ont fait preuve d'un élan de solidarité impressionnant à l'égard des populations civiles du Kosovo, chassées de chez elles par une politique inique et barbare. Retrouvant l'indignation qu'ils avaient ressentie lors des guerres dramatiques livrées par la Serbie, déjà, en Croatie puis en Bosnie, et mus par la même détermination de tendre la main à ceux qui souffrent d'un conflit qu'ils n'ont pas voulu, nos compatriotes se sont mobilisés à une échelle sans précédent. Il m'est impossible de rendre compte de toutes les initiatives prises par des particuliers ou des collectivités locales, par de petites associations ou des organisations non gouvernementales nationales; qu'il me soit simplement permis de leur rendre l'hommage chaleureux que mérite leur dévouement.
A ce jour, plusieurs milliers de tonnes de biens de première nécessité ont été collectés: ceux qui ne sont pas transportés directement par les associations le sont par les soins de l'Etat, par voie aérienne ou maritime. Des coordonnateurs humanitaires ont été désignés à Tirana et à Skopje: ils s'appliqueront, en liaison avec les ONG, à vérifier la bonne distribution de cette aide, conformément aux voeux des Français qui l'ont rendue possible.
Je voudrais enfin relever la puissante réponse apportée par nos compatriotes concernant l'accueil en France de familles de réfugiés, notamment à la faveur de la mise en place d'un «numéro vert».
Je l'ai dit à plusieurs reprises: l'urgence est d'organiser et de protéger les réfugiés du Kosovo au plus près de leur région d'origine, là où ils se trouvent, en Albanie et en Macédoine principalement, pour préparer leur retour dans leur pays. C'est ce qu'ils souhaitent.
M. Charles Millon. Très bien !
M. le Premier ministre. Je me réjouis que cette position, qui correspond à celle du Haut Commissariat pour les réfugiés, précisément chargé de la protection des victimes des conflits, ait finalement été rejointe par nos partenaires de l'Union européenne et par les Etats-Unis.
Mais, comme le Gouvernement s'y était engagé, nous avons aussi défini une procédure permettant à des familles et à des collectivités françaises d'accueillir provisoirement des réfugiés, une fois que nous serions assurés du caractère volontaire des départs et du respect des cellules familiales. Cela va prendre un peu de temps puisque, vous le savez sans doute, le Haut Commissariat pour les réfugiés connaît actuellement quelques difficultés dans la mise en place des procédures d'identification des réfugiés. Dans tous les cas, les familles françaises qui se sont manifestées seront contactées par les services des directions départementales de l'action sanitaire et sociale, les DDASS, afin d'examiner les modalités pratiques de l'accueil projeté.
A cet égard, je voudrais que les choses soient claires: non seulement ces réfugiés, candidats à venir chez nous, ne sont pas dissuadés par des formalités administratives, mais ils bénéficient d'une procédure simplifiée et accélérée, les dispensant de visas.
Face à l'afflux des réfugiés - le HCR en dénombrait hier, dans la région, plus de 500 000, dont 309 000 en Albanie et 118 000 en Macédoine - et aux conditions dramatiques de leur exil forcé, le Gouvernement a mobilisé des moyens exceptionnels pour accompagner, relayer et amplifier l'effort national.
En plus de l'aide de l'Union européenne, dont notre pays assure une part essentielle et qui approche dorénavant les 200 millions d'euros pour la seule aide d'urgence, plus de 225 millions de francs ont été débloqués sur le budget de l'Etat. Ces crédits nationaux ont permis d'acheminer en un peu plus de deux semaines environ 700 tonnes de fret, grâce à 95 rotations d'appareils de transport militaires. De nouvelles rotations aériennes et maritimes sont en cours.
La moitié de cette aide a été mise en place en Macédoine, où plusieurs camps de réfugiés ont été administrés jusqu'à aujourd'hui par des Français, notamment celui de Stenkovac où plus de 11 000 personnes ont été hébergées et soignées par nos forces armées. Le HCR vient de décider d'en confier la gestion à une ONG internationale: j'ai trouvé particulièrement émouvants les témoignages des réfugiés exprimant leur gratitude à l'égard de nos soldats et de nos volontaires.
L'autre moitié de notre effort bilatéral a porté sur l'Albanie. Nos forces armées ont acheminé, en 18 rotations, 50 tonnes de produits de première urgence à Kukës. Avec l'aide de l'action humanitaire française, elles prennent progressivement en charge l'administration de trois camps, dont un au nord, près de la frontière. Par ailleurs, une action médicale d'urgence est menée actuellement en Albanie, qui devrait conduire à une coopération de long terme entre les ministères de la santé. Ainsi l'aide d'urgence peut-elle déboucher sur la reconstruction et le développement.
Tout cela a été rendu possible grâce au savoir-faire, à la persévérance et au courage des représentants des ONG, à qui j'ai déjà rendu hommage, mais aussi à ceux des forces armées et des agents de l'action humanitaire française, qu'ils appartiennent au ministère des affaires étrangères, au ministère de l'intérieur, à travers la sécurité civile, ou au ministère de la santé.
Devant l'ampleur de l'aide à apporter aux réfugiés kosovars en Albanie, l'OTAN met en place près de 9 000 hommes et des moyens de transport, destinés à soutenir l'action humanitaire, dont la coordination sera assurée par le Haut Commissariat pour les réfugiés. Ce concours de l'OTAN était nécessaire, face à la complexité et à la fragilité de la situation en Albanie, pour des raisons de soutien logistique et de sécurité. Il se traduira non seulement dans le domaine du transport et de la distribution de l'aide, mais également par la protection des camps et de leurs accès. La France participera à cette opération en déployant 700 hommes.
Mesdames, messieurs les députés, je dois souligner que nous éprouvons aujourd'hui de très vives inquiétudes pour les populations kosovares qui ont quitté villes et villages et n'ont pu franchir les frontières. A cet égard, le pouvoir serbe doit être solennellement mis en garde contre les conséquences de son attitude et le comportement de ceux qui, au Kosovo, exécutent sa politique. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance, du groupe Démocratie libérale et Indépendants, sur divers bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert et sur quelques bancs du groupe communiste.)
Notre premier souci est de recueillir des informations précises concernant la localisation de ces populations, leur état de santé, le traitement dont elles sont l'objet. En liaison avec nos alliés, c'est une tâche prioritaire que nous assignons aux moyens de reconnaissance qui sont déployés. Le travail de renseignement est, en effet, nécessaire à toute action de secours. J'indique à M. Jean-François Mattei que nous nous en préoccupons.
Face à la situation qui s'est créée dans la région, le Gouvernement, comme je m'y étais engagé, se mobilise, avec ses partenaires de l'Union européenne et du G8, en faveur d'une aide économique aux Etats voisins de la République fédérale de Yougoslavie, qui supportent le poids des réfugiés ou dont l'économie a été gravement atteinte par le conflit. L'Union européenne vient de débloquer 100 millions d'euros pour une première aide économique et le ministre de l'économie et des finances, Dominique Strauss-Kahn, a saisi le directeur général du FMI et le président de la Banque mondiale afin qu'ils prennent au plus vite les mesures nécessaires pour débloquer des crédits en faveur de la reconstruction et de l'allègement de la dette de ces pays.
Demain, mesdames et messieurs les députés, au Conseil européen, avec le Président de la République, nous confirmerons la détermination de la France à poursuivre son action militaire, son intention d'amplifier l'aide humanitaire, sa volonté de concourir à la recherche d'une solution politique et diplomatique au Kosovo. A terme, les Balkans doivent devenir, eux aussi dans l'Europe, un espace de paix, de développement et de démocratie. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste, sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance, du groupe Démocratie libérale et Indépendants et sur divers bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert.)
Auteur : M. François Léotard
Type de question : Question au Gouvernement
Rubrique : Politique extérieure
Ministère interrogé : Premier Ministre
Ministère répondant : Premier Ministre
Date de la séance : La question a été posée au Gouvernement en séance, parue dans le journal officiel le 14 avril 1999