Question au Gouvernement n° 1896 :
Moyen-Orient

11e Législature

Question de : M. Alain Juppé
Gironde (2e circonscription) - Rassemblement pour la République

Question posée en séance, et publiée le 1er mars 2000

M. le président. La parole est à M. Alain Juppé.
M. Alain Juppé. Je voudrais, monsieur le Premier ministre, vous interroger à nouveau sur votre voyage en Israël et dans les territoires palestiniens. Je sais que je risque de vous lasser («Mais non !» sur les bancs du groupe socialiste) mais la question est d'une telle importance qu'on ne comprendrait pas que le groupe du Rassemblement pour la République...
M. Didier Boulaud. Ce qu'il en reste !
M. Alain Juppé. ... reste silencieux.
Permettez-moi d'exprimer, d'abord, au nom de ce groupe, et en mon nom, notre vive réprobation devant les brutalités dont vous avez été la cible. Il est inacceptable qu'un Premier ministre français soit traité de la sorte. (Applaudissements sur tous les bancs.)
Cela dit, il faut essayer de comprendre pourquoi on en est arrivé là.
On nous dit que vous avez voulu rompre avec la langue de bois et laissé parler tout à la fois votre coeur, vos émotions et vos convictions les plus anciennes. Soit !
Nous sommes ici nombreux à savoir, par expérience, qu'il est très difficile de résister au choc émotionnel qu'on éprouve quand on se rend au Proche-Orient, à Jérusalem, à Gaza ou à Beyrouth, pour ne citer que quelques lieux. Tout être humain est évidemment bouleversé...
Mme Odette Grzegrzulka. A vos Kleenex !
M. Alain Juppé. ... quand il rencontre des familles israéliennes dont les jeunes gens et les jeunes filles ont payé de leur vie la défense de leur sol - et c'est une région du monde où le sol est peut-être plus sacré que partout ailleurs.
Bouleversé, je l'ai été moi-même lorsqu'il m'est arrivé de parler à des parents israéliens dont les enfants avaient été déchiquetés par les bombes d'un terrorismeinjustifiable.
Mais on ne m'en voudra pas, je pense, de dire que bouleversé, je l'ai été aussi quand j'ai visité, en 1993-1994, les rues misérables des faubourgs misérables de Gaza. Que je l'ai été aussi lorsque j'ai dialogué avec des Libanais dont les familles, également, avaient souffert, dans leur chair, des bombardements israéliens.
Mais l'émotion au Proche-Orient, la compassion pour les victimes de tant d'années d'affrontements ne sauraient être unilatérales. Tel est bien le message de la France depuis plusieurs décennies. Notre pays a choisi, dans le conflit israélo-arabe, de prendre de la hauteur plutôt que de prendre parti. (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
Cela n'a pas été facile. Il y a fallu du courage, de la persévérance et de la clarté. Quand j'entends parler de langue de bois, je sais que dire à nos interlocuteurs successifs les mêmes vérités en même temps, ce n'est pas de la langue de bois.
A Israël, nous avons dit, depuis longtemps: «La France est votre amie. La sécurité d'Israël, dans des frontières «sûres et reconnues», pour reprendre la formule consacrée, est pour nous une exigence absolue, et notre engagement à vos côtés pour la garantir est total. Mais notre amitié vous autorise à vous dire qu'il n'y aura pas de paix durable au Proche-Orient si le fait palestinien n'est pas reconnu; et cette reconnaissance aboutira forcément à la création d'un Etat palestinien.» (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste.)
M. Jean-Marc Ayrault. Mais le Premier ministre l'a dit !
M. Alain Juppé. Eh oui ! il y a belle lurette que nous l'avons dit ! Ce qui faisait scandale il y a encore quelque temps au Proche-Orient y est aujourd'hui une évidence et ne constitue plus depuis longtemps une nouveauté. C'est peut-être ce qui avait échappé dans les propos récents. (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
Simultanément, nous disions: «La France est aussi l'amie des Arabes, des Palestiniens,...» - je viens d'en parler - «... des Libanais, francophones ou non francophones» - car il y a beaucoup de francophones au Liban aussi. Et contre vents et marées, nous n'avons cessé de plaider pour un Liban dont l'indépendance et l'intégrité territoriale soient garanties, ce qui implique, monsieur le Premier ministre, le retrait de toutes les troupes étrangères qui occupent aujourd'hui son territoire (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants) des troupes israéliennes du Liban-Sud, mais également - je l'ai dit à plusieurs reprises à Hafez-el-Assad, je ne vous l'ai pas entendu dire, monsieur le Premier ministre -, des troupes syriennes, qui ne sauraient rester au Liban dans le cadre d'un accord global de paix. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
La France, amie de la Syrie, de la Jordanie, de l'Egypte - je ne veux pas allonger la liste -, voilà ce qui nous a permis d'être entendus en Israël et dans l'ensemble de la région et d'y jouer un rôle qu'aucun autre pays européen n'y joue, comme on l'a vu en 1996, au moment où le Sud-Liban était à feu et à sang et où a été constitué le groupe de surveillance dont nous assumons la coprésidence avec les Etats-Unis, et dont l'action a permis d'éviter l'escalade militaire et de diminuer le nombre d'innocentes victimes civiles, nombre qui a été divisé par quatre de 1996 à 1999.
Dans ce fragile équilibre, monsieur le Premier ministre, vos déclarations ont semé la confusion.
Est-il encore temps de réparer le dommage ? Il faudrait, pour cela, que vous nous disiez clairement quelle est l'interprétation qu'il faut donner à vos déclarations, et, jusqu'à présent, je dois vous le dire, depuis le début de cette séance, je n'ai pas entendu cette clarification. (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
Mme Yvette Roudy. C'était pourtant clair !
M. Alain Juppé. Est-ce M. le ministre des affaires étrangères qui a raison lorsqu'il explique, avec une patience qui impressionne, depuis quelques jours, que la politique française au Proche-Orient n'a pas changé ? Mais alors, il faut que ce soit vous qui le disiez, monsieur le Premier ministre, pour que nos partenaires européens, américains, arabes et israéliens s'y retrouvent et sachent que la politique de la France est toujours celle que conduit, depuis 1995, le Président de la République. (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
M. Henri Emmanuelli. Pas de leçons !
M. Alain Juppé. Ou bien la vérité est du côté de ceux qui constatent, pour s'en réjouir, ou pour le déplorer, que vous avez changé le message de la France. Et si tel est le cas, ce changement soulève plusieurs questions.
Une question institutionnelle, d'abord. Dans ce domaine de la politique étrangère, qui n'est certes pas réservé mais qui est au minimum partagé, était-il concevable que vous preniez une telle initiative, sans concertation ni accord avec le Président de la République ? (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
Une question de démocratie, ensuite. Est-il acceptable que l'Assemblée nationale débatte d'un tel retournement de notre politique étrangère a posteriori, quand le mal est déjà fait ? (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
Une question de fond, surtout. Ce changement sert-il la France et sert-il la paix ?
J'ai cru comprendre tout à l'heure que vous voyiez ce changement autour d'un certain nombre de valeurs: la paix, la démocratie et le développement. Ce discours est celui de la France depuis des décennies. («Et alors ?» sur les bancs du groupe socialiste.)
La paix: cela va de soi. La démocratie: combien de fois n'avons nous pas souhaité la constitution d'un Etat de droit palestinien ? Quant au développement, vous nous avez parlé du port de Gaza: ce sont des opérations engagées dès 1993. (Applaudissements sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République.)
Je me demande si, en réalité, ce changement n'est pas pour la France un bond en arrière de quarante-cinq ans, un réalignement sur les thèses d'un seul des protagonistes de la région qui nous prive de toute crédibilité et de toute influence auprès des autres.
Et pour la paix, n'avez-vous pas fort imprudemment jeté de l'huile sur le feu qui, hélas !, n'était pas éteint...
M. Michel Herbillon. Jospin pyromane !
M. Alain Juppé. ... porté atteinte au crédit de Yasser Arafat, radicalisé les extrémismes des deux bords, compliqué les chances d'un dialogue syro-israélien, en mettant tous les torts du côté de Damas et de Damas seul ?
Rien de tout cela, monsieur le Premier ministre, ne devrait relever des préoccupations de politique intérieure, car il y va de la parole de la France et des chances de la paix. Je me doute que vous ne répondrez pas cet après-midi, et je sais par expérience que quand on commet une maladresse, il est très difficile de la rectifier à chaud. (Rires, exclamations et applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur divers bancs.)
Absolument ! Permettez-moi de vous suggérer d'y réfléchir pour l'avenir. (Mmes et MM. les députés du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants, qui, pour la plupart, se lèvent, applaudissent longuement l'orateur.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Non, monsieur le Premier ministre, vous ne me lassez pas, surtout quand vous parlez d'expérience ! (Rires sur les bancs du groupe socialiste.)
Je vous répondrai, bien sûr, comme vous l'avez souhaité. Mais le déroulement de notre séance et l'ordre d'intervention des groupes font que je dois vous répondre alors que je me suis déjà exprimé longuement tant sur la dimension institutionnelle que sur le fond de la problématique, des valeurs et des objectifs qui doivent être les nôtres au Proche-Orient. («Non !» sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
Vous comprendrez donc que je vous réponde de façon succincte. (Protestations sur les mêmes bancs.)
Sur le plan institutionnel, je ne dirai qu'une chose, après vous avoir rappelé comment fonctionnait la cohabitation depuis juin 1997. Et je vous invite tous à vous reporter aux débats, aux interpellations, aux mises en cause publiques du Président de la République, François Mitterrand, par le Premier ministre, en 1986 et 1988. (Protestations sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
M. Richard Cazenave. Pas à l'étranger !
M. le Premier ministre. C'était le cas sur les questions de défense, qui relèvent certainement davantage encore des prérogatives du Président de la République que de la politique étrangère, sur des questions aussi essentielles, je l'ai dit tout à l'heure, que la guerre des étoiles ou que le missile mobile.
M. Franck Borotra. Jamais à l'étranger !
M. le Premier ministre. C'est vrai, comme vous, monsieur le Premier ministre, j'ai été ému, que ce soit en Israël ou, plus encore, dans les territoires occupés, à Ramallah, à Gaza, lorsque j'ai vu les contraintes géographiques, les vexations multiples, qui ne seront dépassées que lorsque la restitution des territoires dans lesquels vivent les Palestiniens aura eu lieu.
Oui, j'ai été ému. Je suis allé suffisamment souvent en Israël, suffisamment souvent au Proche-Orient - je suis allé à Beyrouth il y a vingt ans et j'y avais rencontré à l'époque Yasser Arafat quand peu de personnes voulaient le rencontrer (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe socialiste) - dans des conditions déjà assez difficiles, pour que je n'aie en rien été bouleversé. J'ai bien compris ce que vous souhaitiez suggérer dans l'esprit de ceux qui nous entendaient. Si j'ai manifesté une émotion légitime comme les événements l'ont montré, j'ai abordé toute cela avec sang-froid. (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
Je vous rejoins sur un point, monsieur le Premier ministre. Comme vous, j'ai pu mesurer l'attente, l'impatience, la frustration qui existent, notamment dans les territoires palestiniens. Ce sont nos craintes à propos du processus de paix, alors que nous sommes conscients de la façon difficile dont vivent ces hommes et ces femmes, qui ont fondé le discours qu'avec le ministre des affaires étrangères et les autres ministres nous avons tenus à M. Ehud Barak mais aussi à d'autres autorités israéliennes: c'est à vous de faire des efforts ! Il y a aujourd'hui une différence entre un Etat constitué et un Etat en gestation et non reconnu. Israël est un pays certes inquiet pour sa sécurité, qui pose des exigences légitimes, veut être reconnu par ses voisins arabes, et veut normaliser ses relations, notamment avec la Syrie. J'espère et je crois que la Syrie, qui est un acteur majeur de la solution de la paix au Proche-Orient, a bien l'intention de s'engager dans cette négociation, qui aboutira, sans que je me mêle des frontières, à la restitution du Golan.
Mais là aussi, mesdames et messieurs les députés, notamment de l'opposition, restons dans la logique qui était celle de Yitzahk Rabin et de Shimon Peres...
Plusieurs députés du groupe socialiste. Très bien !
M. le Premier ministre. ... quand ils ont changé la vision et l'approche des Israéliens: celle de l'échange des territoires contre la paix. Il est clair qu'Israël ne pourra concéder sur les territoires, et il faudra que, dans le respect des résolutions des Nations unies, Israël concède sur les territoires, que si les Israéliens ont une chance raisonnable de normaliser leurs relations avec leurs voisins. Comme ils l'ont fait avec les Egyptiens il y a vingt ans, comme ils l'ont fait avec les Jordaniens plus récemment, ils doivent le faire avec les Syriens.
Notre rôle à nous n'est pas simplement d'être dans un équilibre comptable, il est de porter des valeurs, d'utiliser les liens utiles que nous avons dans différents pays du Proche-Orient pour les mettre au service de la paix, mais, pour cela, il faut être clair sur ce qui met la paix en danger et sur ce qui peut la favoriser. (Applaudissements sur de nombreux bancs du groupe socialiste et sur quelques bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert.)
C'est dans ces conditions que, dans la mesure où des négociations existent, même si elles sont aujourd'hui interrompues, entre la Syrie et Israël, je me suis situé dans la perspective où, en tout état de cause, les troupes israéliennes devront quitter et quitteront le territoire libanais au mois de juillet, et j'ai bien entendu M. Juppé. Je ne l'avais pas encore entendu dire par une autorité française, ce qui prouve que l'on peut innover, même à l'Assemblée nationale. (Vives protestations sur de nombreux bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)
M. Lucien Degauchy. C'est nul !
M. le Premier ministre. J'ai bien entendu, monsieur Juppé, que, au-delà de ce que j'ai dit moi-même - respect de l'intégrité de la souveraineté du Liban, départ de toutes les troupes du Liban -, vous étiez plus précis. (Vives protestations sur les mêmes bancs.) Je pense que cela aura été entendu avec intérêt dans la région. (Mêmes mouvements.)
En tout cas, notre politique au Proche-Orient doit rester une politique équilibrée, fondée sur la paix, la démocratie et le développement. Faisons avancer ces valeurs, ces objectifs, et nous aurons bien servi notre pays. (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et sur quelques bancs du groupe Radical, Citoyen et Vert. - Exclamations sur les bancs du groupe du Rassemblement pour la République, du groupe de l'Union pour la démocratie française-Alliance et du groupe Démocratie libérale et Indépendants.)

Données clés

Auteur : M. Alain Juppé

Type de question : Question au Gouvernement

Rubrique : Politique extérieure

Ministère interrogé : Premier Ministre

Ministère répondant : Premier Ministre

Date de la séance : La question a été posée au Gouvernement en séance, parue dans le journal officiel le 1er mars 2000

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