procès
Question de :
M. François Bayrou
Pyrénées-Atlantiques (2e circonscription) - Union pour la démocratie française
Question posée en séance, et publiée le 8 octobre 1997
M. le président. La parole est à M. François Bayrou.
M. François Bayrou. Monsieur le président, en raison de sa gravité, la question que je vais maintenant poser à M. le Premier ministre sera la seule que notre groupe posera aujourd'hui.
Monsieur le Premier ministre, il y a trois ans et demi, le 25 février 1994, une jeune femme, député de notre groupe, Yann Piat, avec laquelle beaucoup d'entre nous avaient des liens d'estime et d'affection, était assassinée sur une route du Var.
On imagine ce qu'a été pour ses filles l'arrachement, pour tous ceux qui l'aimaient la tristesse et le chagrin, et, pour tous, le choc de voir un parlementaire de la République assassiné. Et voilà qu'aujourd'hui un livre sort pour suggérer à toute la France, sous couvert de surnoms, que cet assassinat n'était pas, comme l'enquête de police et l'instruction judiciaire l'avaient conclu, l'oeuvre de petits malfrats mais que c'était le travail organisé de services spéciaux, sous l'autorité de leur ministre et avec la complicité de personnalités locales.
Naturellement, il ne s'agit que de surnoms, mais tout est fait pour que l'on identifie les noms qui sont sous ces surnoms. Radios et journaux ne se sont pas privés d'écrire ou de dire que c'étaient, entre autres, François Léotard et Jean-Claude Gaudin qui étaient ainsi visés.
Monsieur le Premier ministre, ce n'est pas une de ces péripéties de la politique qui donnent la nausée, ce n'est pas seulement une de ces dégueulasseries ordinaires où certains se complaisent. C'est une opération de déstabilisation profonde, non seulement des hommes ainsi visés mais, au-delà de ces hommes, de la République et de la démocratie française, car de deux choses l'une: ou bien c'est le dévoilement d'une infamie comme il n'y en a pas d'exemple, d'une infamie d'Etat à l'égard de laquelle aucune sévérité ne serait excessive, ou bien c'est une opération qui vise beaucoup plus loin que la politique, qui vise la démocratie à laquelle nous appartenons.
Monsieur le Premier ministre, François Léotard et Jean-Claude Gaudin se battront. Nous, nous connaissons la force de leurs convictions et leurs qualités d'hommes, mais nous ne sommes pas, pour certains en tout cas, dans cet hémicycle, nous ne sommes pas seulement leurs amis, nous sommes le Parlement de la République, et c'est la République qui est ainsi visée.
Voilà pourquoi, monsieur le Premier ministre, vous qui, en vertu des articles 20 et 21 de la Constitution, êtes le responsable de notre administration et des forces armées, vous qui, en vertu de l'article 21 de la Constitution, êtes le responsable de la défense nationale, nous vous demandons d'user de ces prérogatives non seulement pour que la lumière soit faite mais aussi pour que tout soit mis sur la table afin que l'enquête et l'instruction soient rouvertes et menées jusqu'à leur terme puisque, vous avez autorité, par l'intermédiaire du garde des sceaux, sur les parquets.
Nous vous demandons surtout - en qualité de responsable de la défense nationale, vous en avez le pouvoir - de faire qu'aucun secret-défense ne soit opposé à toutes les démarches légitimes, à toutes les investigations que l'enquête pourrait requérir. Nous vous demandons de garantir aux Français que la lumière sera faite et que, lorsque leur innocence sera définitivement établie, l'honneur de nos collègues sera réellement lavé.
Une dernière remarque, si vous le voulez bien. Toute cette boue, toute cette calomnie, ne passe pas sans salir. Il y aura, dans tous les esprits, cette évidence que la saleté et l'efficacité du soupçon corrodent tout. Qui d'entre les Français ne s'est pas dit, en écoutant la radio et la télévision, ces trois mots qui sont absolument terrifiants: «Et après tout ?»
Devant ces événements, il y a le choix entre deux attitudes, et l'une et l'autre sont également dangereuses. En parler, c'est répandre la rumeur. Se taire, c'est l'accréditer.
Nous avons choisi d'en parler pour que, tous ensemble, nous puissions mesurer les dégâts qui sont ainsi faits. Et, je le dis à la presse, je le dis aux hommes politiques et je le dis à nos concitoyens, si nous continuons, si nous demeurons muets, désarmés comme nous le sommes devant l'énormité des moyens employés, alors la vague qui va déferler sur la France ne menacera pas seulement l'une ou l'autre de nos formations politiques, elle menacera la démocratie elle-même. C'est l'une de nos dernières chances, l'une des toutes dernières, en conjuguant transparence, loyauté et fermeté, et en conjurant nos forces, d'arrêter ce qui, autrement, serait inéluctable. (Applaudissements sur les bancs du groupe de l'Union pour la démocratie française et du groupe du Rassemblement pour la République et sur quelques bancs du groupe socialiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Lionel Jospin, Premier ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, le 25 février 1994, Mme Yann Piat, député du Var, était assassinée. Je ne la connaissais pas, je n'avais pas de liens avec elle, mais j'ai été profondément indigné et bouleversé par l'assassinat d'une jeune femme et d'un député de l'Assemblée nationale.
Les auteurs présumés de cet attentat ont été arrêtés. Leur procès doit avoir lieu, normalement, au premier trimestre de l'année prochaine, 1998. Un livre vient de sortir auquel, monsieur le président du groupe UDF, vous faites allusion, sur l'affaire Yann Piat, qui évoque, j'ai cru comprendre, la thèse d'une deuxième équipe qui aurait pu agir aux côtés des meurtriers, qui affirme qu'un service autre que la direction du renseignement militaire pourrait avoir été au courant, voire acteur, et qui mettrait en cause, sous des pseudonymes qu'on a voulus transparents ou que d'autres ont rendu transparents, deux personnalités importantes de l'ancienne majorité et du groupe UDF.
A ce propos, monsieur le président Bayrou, vous interpellez mon gouvernement et vous m'interpellez moi-même. Je comprends l'émotion qui est la vôtre et celle des membres de votre groupe, et plus encore l'émotion de ceux qui peuvent être mis en cause dans leur honneur, leur réputation, leur dignité d'hommes et d'élus de la République à travers des allégations.
Je n'ai nulle intention d'ajouter foi a priori à de telles accusations. J'ai encore moins la tentation, de même que l'ensemble de ceux qui soutiennent ce gouvernement, de me prêter à la moindre polémique politique à propos d'une affaire aussi grave.
Ce que je comprends moins bien - je le dis sans esprit polémique, simplement pour que ceux qui nous écoutent sachent bien de quoi il peut s'agir et ce qui peut être fait à propos d'une telle affaire - c'est pourquoi vous interpellez mon gouvernement, plusieurs de mes ministres, et notamment le Premier ministre.
Je rappelle en effet que cet assassinat s'est produit en 1994 à un moment où je n'étais pas Premier ministre, où M. Balladur - c'est un fait chronologique - était Premier ministre, où le ministre de la défense était M. Léotard, le ministre de l'intérieur M. Pasqua, le garde des sceaux M. Méhaignerie. Je le rappelle parce que l'interpellation publiée dans un journal d'aujourd'hui s'adresse à l'ensemble des titulaires actuels de ces ministères pour leur demander, éventuellement, d'agir: j'y reviendrai dans un instant.
En outre, ces accusations, semble-t-il, ne sont pas neuves, puisque, m'efforçant de me renseigner aussi vite que je le pouvais, en quelques dizaines de minutes, alors que je quittais le Président du Mexique et que je me préparais à venir vous retrouver à l'Assemblée, j'ai constaté que des accusations du même type figuraient déjà dans un hebdomadaire de juillet 1996. Le chef de cabinet du ministre de la défense, qui était alors M. Charles Millon, avait répondu à un avocat qui le saisissait à propos de ces allégations: «Maître, votre lettre du 29 juillet 1996 appelant l'attention du ministre sur le rôle des services de la défense dans le cadre de l'affaire Yann Piat a retenu toute mon attention.» (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française.)
Messieurs, j'ai écouté avec respect l'intervention de M. Bayrou. Je pense que vous pouvez écouter dans le silence la réponse que je formule. («Très bien !» sur plusieurs bancs du groupe socialiste.) Ce sont des éléments importants que je porte à votre connaissance.
Le chef du cabinet de M. Millon poursuivait:
«De l'enquête à laquelle j'ai fait procéder, il ressort que les allégations contenues dans l'article auquel votre lettre se réfère et concernant le rôle des services de ce ministère sont dénuées de tout fondement.
«En espérant avoir répondu ainsi à votre attente...»
Sur un autre plan, celui de la justice du siège, la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence, saisie de l'affaire Yann Piat en octobre 1996 et interrogée à ce sujet par l'avocat des parties civiles, a déclaré que le juge chargé de l'affaire avait fait son travail comme il convenait. Le 26 mars 1997, la même chambre d'accusation a précisé que l'affaire avait été instruite normalement et pouvait être transmise aux assises. Le procès doit avoir lieu normalement au premier trimestre de 1998.
Dans un article qui vient de paraître, et dont je comprends le contenu d'émotion, de tristesse et d'indignation, il est posé des questions précises que, d'une certaine façon, M. Bayrou prolonge devant l'Assemblée nationale.
«Qu'attend le ministère de la défense pour prendre la parole au nom de militaires ridiculisés et humiliés ?»
Je viens d'indiquer qu'en 1996 le ministre de la défense, M. Charles Millon, avait déjà répondu à ce propos. Pourquoi voudrait-on que nous ayons aujourd'hui des éléments supplémentaires ? Mais j'y reviendrai plus globalement tout à l'heure.
«Qu'attend le ministère de la justice pour ordonner que soient ouvertes de nouvelles procédures judiciaires ?»
Je vous l'ai dit également, le procès doit s'ouvrir et la cour d'assises aura à examiner ces allégations. Si, toutefois, l'émotion soulevée par la publication de ce livre justifiait qu'une procédure judiciaire soit activée plus rapidement...
M. Pierre Mazeaud. Le parquet peut agir !
M. le Premier ministre. ... je rappelle que le président de la cour d'assises peut être saisi par les avocats de la ou des parties civiles, ainsi que par les avocats de la défense, et peut, s'il le décide, ordonner des compléments d'information.
M. Pierre Mazeaud. Bien sûr !
M. le Premier ministre. Je précise également que si la diffamation est en cause - et pourquoi penserais-je a priori qu'il ne s'agit pas d'imputations mensongères, je ne veux pas le faire par principe - une plainte peut toujours être déposée.
Enfin, dans la mesure où l'on invoque le fait qu'il peut s'agir d'un ministre en exercice au moment des faits, je précise que si cette personnalité demande au garde des sceaux de mettre en oeuvre la procédure particulière qui consiste à demander au ministère public d'agir, naturellement il le fera. Mais nous devons, dans un Etat de droit, attendre d'être saisis par des procédures judiciaires normales.
«Qu'attend le ministre de l'intérieur pour mettre un terme à l'activité d'un service administratif qui est devenu, au fil du temps, le studio glauque où se fabriquent les ridicules montages de l'indignité nationale ?»
A ma connaissance, monsieur le président Bayrou, aucun service du ministère de l'intérieur n'est mis en cause aujourd'hui dans ce livre ou dans cette affaire. Mais, là encore, les ministres qui étaient en fonction au moment où les faits se sont produits ou, ultérieurement, quand ces accusations ont été portées, doivent être en mesure - et nous les y aiderons, si nécessaire, dans l'esprit de la continuité de l'Etat - de répondre à ces allégations.
Plusieurs députés du groupe socialiste. Très bien !
M. le Premier ministre. Enfin, «qu'attend le Premier ministre pour lever le «secret-défense» sur un sujet où il n'a aucune raison de s'appliquer ?».
Dans l'état actuel de nos informations, nous n'avons aucun élément qui permette de penser que le secret-défense soit concerné. Mais je précise que si la demande de levée du secret-défense était formulée par un juge, seul habilité à le faire en l'occurrence, naturellement le Premier ministre, qui est directement concerné et qui aura d'ailleurs des propositions à faire au législateur en matière de secret-défense, n'aurait aucune raison de ne pas répondre positivement à cette demande.
En somme, et l'Assemblée voudra bien me pardonner d'avoir été un peu long, pour que l'Etat et ses services ne s'arrogent pas aujourd'hui des pouvoirs qui ne sont pas les leurs, il me semble que seule une plainte, une procédure judiciaire engagée contre les auteurs de ce livre - non pas que je veuille qu'ils soient poursuivis, ce n'est pas de ma responsabilité - peut permettre, dans un Etat de droit comme le nôtre, que la lumière soit faite sur cette affaire, et nous souhaitons qu'elle le soit pleinement.
Nous ne voulons pas qu'il y ait, sous forme d'une interpellation politique globale, une sorte de transfert de responsabilité, car les protagonistes de cette affaire ne sont pas de ce côté de l'Assemblée. Mais le Gouvernement, le Premier ministre et les ministres concernés, saisis selon les normes de notre Etat de droit, contribueront à ce que toute la lumière soit faite, devant cette assemblée et devant le pays, n'en doutez pas ! (Applaudissements sur les bancs du groupe socialiste et du groupe Radical, Citoyen et Vert, sur plusieurs bancs du groupe communiste et sur quelques bancs du groupe du Rassemblement pour la République et du groupe de l'Union pour la démocratie française.)
Auteur : M. François Bayrou
Type de question : Question au Gouvernement
Rubrique : Justice
Ministère interrogé : Premier Ministre
Ministère répondant : Premier Ministre
Date de la séance : La question a été posée au Gouvernement en séance, parue dans le journal officiel le 8 octobre 1997