droits de l'homme
Question de :
M. Philippe de Villiers
Vendée (4e circonscription) - Députés n'appartenant à aucun groupe
M. Philippe de Villiers attire l'attention de M. le ministre des affaires étrangères sur la reconnaissance du génocide ukrainien des années 1932 et 1933. Le génocide ukrainien a entraîné la mort de 6 millions de victimes. Fondamentalement, il s'agit de reconnaître les génocides qui ne l'ont pas encore été à ce jour, afin, d'une part, de permettre une prise de conscience collective susceptible d'en prévenir la réitération et d'autre part, de réaffirmer notre attachement au respect de la dignité de la personne humaine. L'oubli ne doit pas frapper ces terribles faits. Le génocide ukrainien est dans la mémoire collective de l'humanité. Il lui demande que la France reconnaisse publiquement le génocide ukrainien de 1932-1933.
Réponse publiée le 16 décembre 2002
La « grande famine » de 1932-1933, qui a plus particulièrement touché l'Ukraine, restera dans la mémoire collective comme l'un des crimes les plus effroyables du xxe siècle commis par un gouvernement contre sa population. Le terme « grande famine » présente, à cet égard, le défaut de passer sous silence la responsabilité du régime soviétique, dont la politique de collectivisation forcée et de dékoulakisation a été la cause directe de la famine. Cependant, ces crimes, dont il ne s'agit en aucun cas d'amoindrir l'ampleur, la gravité et la portée, peuvent difficilement être assimilés à un « génocide », sauf à faire un usage excessif de ce terme. Le crime de génocide est défini par les instruments internationaux (Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, dont la rédaction a été reprise sur ce point dans le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998, entré en vigueur le 1er juillet 2002) comme un acte « commis dans l'intention de détruire en tout ou en partie un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». Concernant la « grande famine » de 1932-1933, l'élément intentionnel et, partant, la dimension criminelle de la politique des autorités soviétiques de l'époque ne font guère de doute. La famine a été provoquée par la politique de collecte (c'est-à-dire de réquisitions forcées) des productions agricoles, dont la mise en oeuvre a conduit à priver les paysans des réserves destinées à satisfaire leurs propres besoins alimentaires ou à être utilisées comme semences. Elle a été aggravée, en connaissance de cause, par les mesures visant à empêcher l'exode rural vers les villes, ainsi que par les dispositions répressives (retrait de tous les produits des magasins d'Etat, arrêt total du commerce, remboursement immédiat de tous les crédits en cours, imposition exceptionnelle, arrestations massives des « saboteurs » et des « éléments étrangers ») prises spécialement à l'encontre de nombreux districts céréaliers accusés de saboter le plan de collecte. Toutefois, l'emploi du terme de « génocide » pour qualifier la « grande famine » de 1932-1933 pose problème, dans la mesure où l'objectif des autorités soviétiques n'était pas tant de détruire un ou des groupes ethniques qu'une structure sociale : la paysannerie libre. Si l'Ukraine a été, en effet, particulièrement touchée (sur 6 millions de victimes, on en recense au moins 4 millions en Ukraine, contre 1 million en Russie et 1 million au Kazakhstan), elle n'est pas la seule région à avoir été victime de la collectivisation forcée et de la dékoulakisation (cette politique concernait toute l'Union soviétique), ni la seule à avoir fait l'objet de mesures punitives spécifiques. La « zone de la faim », telle qu'elle a été définie par les historiens et les démographes, couvrait non seulement l'ensemble de l'Ukraine alors incluse dans l'URSS (c'est-à-dire l'actuelle Ukraine orientale), mais aussi, en Russie, une partie des Terres Noires et le Caucase du Nord (en particulier les plaines du Don et du Kouban), ainsi qu'une grande partie du Kazakhstan. Il s'agissait en réalité des terres agricoles les plus riches et les plus dynamiques, dans lesquelles la paysannerie libre était le mieux implantée. Il est indéniable que la collectivisation et la dékoulakisation ont été également un des instruments utilisés par le régime soviétique pour lutter contre le « nationalisme » de certaines régions, en particulier de l'Ukraine et des régions cosaques du Don et du Kouban. A travers la paysannerie libre (qui était, avec l'intelligentsia, le vecteur de l'identité nationale en Ukraine), le régime a simultanément cherché à abattre le sentiment national ukrainien. Il n'en reste pas moins que l'emploi du terme « génocide » demeure discutable dans la mesure où les Ukrainiens n'étaient pas visés en tant que tels. Au-delà même de la prudence qui s'impose dans l'usage du terme de « génocide », il n'apparaît pas opportun pour la France de reconnaître publiquement la « grande famine » de 1932-1933 en tant que « génocide ukrainien », dans la mesure où elle n'a été saisie d'aucune demande en ce sens par les autorités ukrainiennes. Si la « grande famine » de 1932-1933 fait partie de la mémoire universelle, il appartient en priorité aux Républiques issues de la décomposition de l'URSS, en particulier à l'Ukraine, à la Russie et au Kazakhstan, d'en donner leur interprétation historique.
Auteur : M. Philippe de Villiers
Type de question : Question écrite
Rubrique : Politique extérieure
Ministère interrogé : affaires étrangères
Ministère répondant : affaires étrangères
Dates :
Question publiée le 21 octobre 2002
Réponse publiée le 16 décembre 2002