35e Assemblée régionale Europe de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie Athènes, lundi 6 et mardi 7 novembre 2023

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Groupe Athènes 6.11.2023

Une délégation parlementaire composée de Mme Nadia Hai, députée (groupe Renaissance), de Mme Elsa Schalck, sénatrice (groupe Les Républicains) et vice‑présidente du réseau des jeunes parlementaires de l’APF, et de M. Didier Marie, sénateur (groupe Socialiste, Ecologiste et Républicain), s’est rendue à Athènes pour participer aux travaux de la 35e Assemblée régionale Europe de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), lundi 6 et mardi 7 novembre 2023, à l’invitation de la section grecque. M. Bruno Fuchs, député (groupe Démocrate), délégué général de l’APF, a participé par visioconférence.

Plus d’une centaine de participants issus de 24 sections ont pris part à ces deux jours de réunion : Albanie, Andorre, Arménie, Belgique/Communauté française/Wallonie-Bruxelles, Bosnie‑Herzégovine, Bulgarie, Chypre, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Jersey, Jura, Kosovo, Moldavie, Monaco, République de Macédoine du Nord, Roumanie, Serbie, Suisse, Ukraine, Valais, Vallée d’Aoste, Vaud.

La séance a été solennellement ouverte par M. Constantin An. Tassoulas, président du parlement hellénique, M. Vasileios-Nikolaos Ypsilantis, député représentant Mme Dora Bakoyannis, présidente de la section hellénique, M. Georgios Gerapetritis, ministre des affaires étrangères de la République hellénique, M. Bruno Fuchs, délégué général de l’APF (en visioconférence), M. Jean-Charles Luperto, délégué régional de l’APF.

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La thématique intitulée « la guerre au cœur de l’Europe : vers la création d’un nouvel ordre mondial ? » a été abordée dans le cadre de trois panels.

Le premier panel portait sur « les conséquences de la guerre en Ukraine sur l’Europe : crise systémique, crise migratoire, crise énergétique et économique ».

M. François Gemenne, spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et des migrations, a démontré combien guerre et climat sont deux sujets profondément connectés. Si les négociations climatiques internationales étaient, jusqu’à un passé récent, relativement imperméables aux tensions du monde, ce n’est plus le cas. Plusieurs exemples permettent d’illustrer l’impact des tensions géopolitiques mondiales sur les négociations climatiques internationales. La Chine a suspendu son partenariat stratégique avec les États-Unis après la visite à Taïwan de Mme Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des Représentants. Les Émirats Arabes Unis ont proposé d’organiser la 29e Conférence des Parties à la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques après le veto russe à la tenue de cette conférence dans un pays de l’Union européenne, la Pologne en l’occurrence, et alors même que Dubaï accueille déjà la 28e Conférence du 30 novembre au 12 décembre 2023. Le nouveau conflit au Proche-Orient risque de diviser encore davantage le monde alors que l’action contre le changement climatique nécessite une large coopération internationale par essence, aucun pays ne pouvant prétendre agir seul. Pour que cette action soit efficace, il faut qu’elle soit négociée entre tous.

Par ailleurs, le système repose largement sur des engagements volontaires. L’Accord de Paris n’a pas prévu de sanctions et le droit international est considérablement affaibli. Le pire ennemi du climat, ce n’est ni le gaz ni le pétrole, mais le nationalisme qui nous conduit à penser les choses à l’intérieur de nos frontières. Pourtant, ce qui se décide ailleurs a des conséquences ici et ce qui se décide ici a des conséquences ailleurs. Le besoin est donc fort d’un engagement renouvelé dans la coopération internationale et d’une coopération renforcée avec les pays du Sud, car la baisse de la consommation des pays développés ne suffira pas à compenser les émissions de ces derniers. Or les pays développés ont une responsabilité historique dans le réchauffement climatique qui interroge leur droit à dicter aux pays du Sud leur façon de se comporter. Il faut trouver des moyens pour une trajectoire de développement moins carbonée, ce qui nécessite des investissements considérables dans ces pays, d’autant qu’il n’y aura pas d’intérêt à ce que seule l’Union européenne soit un ilot « décarboné ».

Or, l’emprise de la Russie s’étend dans les pays du Sud, notamment en matière de souveraineté alimentaire et énergétique. Il faut être conscient de cette nouvelle donne. La dépendance de l’Afrique aux céréales russes permet l’achat de ses votes aux Nations Unies. La Russie essaye de contrôler la souveraineté énergétique de certains pays en construisant et en exploitant des réacteurs nucléaires en Égypte, au Ghana, au Rwanda, en Afrique du Sud. Cette emprise s’étend également dans le domaine de la sécurité. L’échec militaire de l’opération Barkhane au Sahel est en partie dû au fait que 70 % des ménages au Sahel ont comme unique source de revenus une agriculture de subsistance qui subit les impacts immédiats des changements climatiques, notamment la pluviométrie et la température. Deux options existent alors : soit envoyer en ville un enfant pour trouver un travail et un complément de revenus, ce qui provoque un afflux de migrations dans les villes africaines ; soit rechercher de nouvelles terres, ce qui créé des tensions entre agriculteurs de groupes ethniques différents ou entre agriculteurs et éleveurs. Dans ce dernier cas, les populations s’en remettent alors aux groupes tels que Boko Haram ou Wagner.

De plus, le modèle européen est souvent rejeté, même si les lignes ont bougé en Europe s’agissant de l’asile et de la migration. Or l’accueil des réfugiés est une question de volonté et non pas de capacité. D’une manière générale, le changement climatique, en provoquant des flux migratoires, pose la question de notre capacité à habiter ensemble cette terre en partage, malgré les conflits territoriaux.

En conclusion, M. François Gemenne a encouragé les parlementaires de l’APF à nouer des liens approfondis avec les parlementaires du Sud sur ces questions d’asile et migration et de changement climatique.

 

M. Dimitrios Kairidis, ministre de l’immigration et de l’asile de la République hellénique, a souligné que la francophonie est un témoignage de la richesse de notre monde et un atout pour la défense des valeurs démocratiques. Elle peut jouer un rôle vital pour promouvoir la paix, le dialogue et la coopération internationale.

M. Dimitrios Kairidis a rappelé la façon dont le système international de protection des réfugiés a été créé à l’issue de la seconde guerre mondiale et évolué, notamment avec l’introduction de la directive européenne sur la protection temporaire. À ses yeux, le système a bien fonctionné en Europe depuis les événements en Hongrie en 1956 à la crise ukrainienne, en passant par l’invasion turque de Chypre et le démantèlement de la Yougoslavie. L’Europe est restée une zone de paix et de prospérité.

La situation à laquelle l’Europe fait face depuis 2015 avec l’arrivée des réfugiés syriens  pourrait être ravivée par la situation au Proche-Orient et doit être mise en perspective avec ce qui se passe dans d’autres régions du monde : l’Iran et le Pakistan ont accueilli 5 millions de réfugiés afghans fuyant le régime taliban ; l’Égypte a accueilli 9 millions de réfugiés venant principalement du Soudan, de l’Érythrée ou d’Éthiopie. Aujourd’hui, environ 25 000 Ukrainiens sont réfugiés en Grèce et le pays envisage de leur accorder des droits plus permanents.

Il a enfin regretté que la procédure d’asile soit trop longue et plaidé pour que les retours soient augmentés via un mécanisme européen, distinguant les réfugiés politiques et les migrants économiques.

Une connexion par visioconférence a permis à M. Ruslan Stefanchuk, président du parlement ukrainien, d’adresser un message aux parlementaires réunis à Athènes. Celui-ci a estimé que la crise à grande échelle de l’ordre mondial qui se déroule sous leurs yeux représente une bouffée d’air frais pour les terroristes et les régimes dictatoriaux. Il nous faut rester unis et faire preuve de résilience car la guerre s’inscrit dans la durée et cela nous pousse à chercher des solutions simples alors qu’il n’y en a pas. Cette guerre d’usure permet à la Russie de conforter sa puissance, notamment militaire.

Mme Tetyana Ogarkova, professeur de littérature française et journaliste, a témoigné des nombreuses exactions commises contre les femmes et les enfants ukrainiens. Selon elle, si auparavant, les femmes et les enfants ukrainiens vivaient grâce à l’espoir, maintenant ils vivent tout court. Elle a souligné le fait que sans enfants, il n’y avait pas d’avenir pour l’Ukraine.

M. Cristian Preda, doyen de la faculté de sciences politiques de l’université de Bucarest et ancien député européen, a présenté la situation des pays candidats à l’entrée dans l’Union européenne. Il a suggéré que celle-ci ne fasse pas la même erreur que l’OTAN avec la Géorgie et prenne en compte la dimension sécuritaire de la transition. Il a par ailleurs regretté l’erreur de l’Union européenne qui avait reporté de 2016 à 2022 la décision relative à la candidature de la Bosnie-Herzégovine et plaidé pour que le Kosovo et la Serbie entrent le même jour en Europe, sur la base de compromis entre voisins.

Un débat a suivi les interventions. Les représentants du Kosovo, de l’Arménie, de la Géorgie, de l’Albanie, de la Belgique, de Jersey, de Roumanie, de Chypre, de Macédoine, de Suisse, de Serbie se sont exprimés.

M. Didier Marie, sénateur, a pris la parole pour alerter sur la crise que traverse notre monde, une crise liée à la guerre en Ukraine, au Haut-Karabagh, en Israël et à Gaza, une crise climatique et un risque migratoire. Il a fait part de la solidarité de la délégation française à l’égard des délégations arméniennes et ukrainiennes et a exprimé sa colère face à l’agression terroriste du Hamas, mais aussi sa tristesse face aux victimes civiles de la riposte d’Israël. À cet égard, comme il l’avait fait devant l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, il a rappelé que le Hamas n’est pas une force de résistance, mais une organisation terroriste qui prend en otage le peuple palestinien et en est de fait le principal ennemi. Il a aussi tenu à rappeler que si Israël a le droit de riposter, elle ne peut le faire sans respecter le droit humanitaire international et en épargnant les civils. Une initiative politique et diplomatique forte pour une solution à deux États est nécessaire.

Ce conflit très préoccupant ne doit en aucun cas faire passer au second plan ce qui se déroule en Ukraine. Faisant part de son émotion à la suite des propos de Mme Tetyana Ogrkova qui a dépeint la situation dramatique des femmes et des enfants en Ukraine, il a souhaité saluer leur courage et rappeler notre solidarité en la matière.

L’agression russe est non seulement dirigée contre l’Ukraine mais plus largement contre ce que nous représentons et défendons, à savoir la démocratie libérale et le respect du droit international.

Le monde vit un bouleversement des rapports de force internationaux avec le retour des impérialismes, des nationalismes, la déstabilisation des États démocratiques, la multiplication des coups d’État, la généralisation de la désinformation, la montée du populisme. Les parlementaires ont, chacun dans leur pays, à défendre certaines valeurs, promouvoir la paix, le multilatéralisme, œuvrer pour construire une Europe plus large et plus sûre.

À cet égard, l’élargissement de l’Union européenne doit être apprécié comme un outil géostratégique pour notre propre sécurité et celle des pays qui souhaitent la rejoindre. Il s’agit d’un investissement pour la paix, la sécurité, la stabilité et la prospérité. C’est la conclusion à laquelle est arrivé le Conseil européen de Grenade le 6 octobre 2023.

Il faut maintenant en tracer le chemin, celui du respect de l’État de droit, de l’intégration progressive et veiller à ne pas décevoir les millions de citoyens de ces pays. C’est le message que l’Assemblée régionale Europe réunie à Athènes devrait adresser aux gouvernements respectifs et au monde entier, un message d’universalité et de respect des droits humains.

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Le deuxième panel portait sur « la démocratie face à la guerre : défis, enjeux et faiblesses ».

M. Nikos Alivizatos, professeur de droit constitutionnel à l’université d’Athènes, a traité la question suivante : « les constitutions peuvent-elles empêcher les guerres ? » et fait observer que, si les constitutions prévoient le renoncement à la guerre à des fins de conquête, il s’agit d’engagements plus symboliques que normatifs dans la mesure où aucune sanction n’est prévue. On a affaire à des condamnations de principe qui en réalité n’ont pas empêché les guerres.

Par ailleurs, un organe tel que le congrès américain par exemple peut déclarer la guerre, ce qui constitue une primauté des autorités civiles sur les autorités militaires, d’autant que le président est aussi le commandant en chef.

Enfin, pour M. Nikos Alivizatos, les révisions constitutionnelles en Russie et en Azerbaïdjan afin de prévoir une immunité à vie des chefs d’État respectifs démontrent que les guerres injustes sont conduites par des dirigeants avides.

M. Gilles Gressani, directeur Le Grand Continent, membre du Conseil européen pour les relations internationales, s’est exprimé sur « l’Europe dans l’interrègne : trois perspectives pour réorienter la carte de nos années vingt ».

Selon lui, le monde est dans un interrègne où toutes les forces sont en action pour redéfinir un nouvel ordre mondial. L’ancien monde s’est effondré. Les citoyens étaient des consommateurs de flux par rapport aux stocks alternant avec les pénuries, dans une horizontalité constituée par un monde éclaté entre un Occident resserré et le reste du monde dans une neutralité ambiguë.

M. Gilles Gressani a proposé aux parlementaires d’adopter une analyse autonome pour réagir et réfléchir à trois orientations. Le premier axe géographique dynamique est horizontal, d’Ouest en Est, et constitue une phase de deuxième guerre froide entre la Chine et les États‑Unis, mais où l’Europe n’est plus centrale comme elle l’était dans la première guerre froide. La guerre en Ukraine confère une dynamique forte à l’OTAN et la question de l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine ‑sans doute validée en décembre prochain‑ repose la question de l’adhésion des pays des Balkans. À cet égard, il convient de se demander si l’Union européenne est l’institution pertinente pour gérer ce qui se passe sur cet axe horizontal.

 Le deuxième axe est vertical, avec la Méditerranée du Maroc à l’Algérie, Israël, la Tunisie, le Liban, l’Afrique, et l’on peut dire que l’Union européenne est entourée par un axe de crises. Ce qui se passe en Méditerranée et en Afrique, les puissances qui y sont situées doivent s’en saisir.

Enfin, le troisième axe consiste à regarder ce qui se passe à l’intérieur du territoire européen où la contestation du rôle de la France et de l’Allemagne croissent.

M. Zenon Kowal, délégué général honoraire des gouvernements francophones de Belgique, est intervenu en remplacement de Nicolas Gossert, chercheur associé au Collège de défense de l’Ecole royale militaire de Belgique, sur la thématique suivante : « La guerre d’Ukraine, une guerre européenne ? Conflictualité et résilience croisées : Russie-Europe-Ukraine ». Il a notamment dénoncé le fait que la Russie vise l’Europe et les États-Unis, les valeurs européennes et occidentales, avec la guerre en Ukraine qui est une guerre européenne ou contre l’Europe.

Un débat a suivi les interventions où ont pris la parole les représentants des sections du Kosovo, d’Arménie, de Grèce, d’Ukraine, de Chypre, du Jura et de Serbie.

Mme Elsa Schalck, sénatrice, a estimé que l’actualité internationale livrait de nombreux sujets de préoccupation qui sont au cœur des échanges parlementaires de l’Assemblée régionale Europe. Les crises que le monde traverse sont diverses et variées mais elles ont en commun de bafouer la démocratie, le seul bien commun à tous, notre seul intérêt commun.

Elle a souhaité concentrer ses propos sur la situation dramatique au Haut-Karabagh et sur les menaces qui pèsent sur l’Arménie. Elle a redit aux collègues Arméniens présents le plein soutien de la France, et en particulier du Sénat, au sein duquel nombreux sont ceux qui considèrent que ce qui s’est passé au Haut-Karabagh relève de l’épuration ethnique. Elle a souligné que plus de cent mille personnes ont été jetées sur les routes de l’exode et qu’ainsi près de trois mille ans de présence arménienne au Haut-Karabagh ont été effacés en trois jours, sans oublier le blocus pendant de longs mois pour affamer toute la population de Haut‑Karabagh, en violation totale du droit international.

Dès le 15 novembre 2022, le sénat français a adopté une résolution et demandé la reconnaissance de la République du Haut-Karabagh et le retrait des troupes azerbaïdjanaises du territoire arménien. L’inquiétude était alors grande de voir l’Azerbaïdjan pousser son avantage. L’histoire a malheureusement confirmé cette inquiétude.

Dans cette résolution, le sénat français demandait aussi au Gouvernement de favoriser toute initiative visant à établir une paix durable entre les deux pays et à rappeler la Turquie et l’Azerbaïdjan au respect de leurs engagements internationaux, c’est à dire au respect de l’intégrité territoriale, de la souveraineté et de l’indépendance de l’Arménie. Aux yeux de la sénatrice, ces dernières préconisations sont toujours d’actualité.

Mme Elsa Schalck a salué les actions de solidarité et les aides qui ont été apportées, notamment humanitaires, et celles en faveur de la coopération de défense et la livraison de matériel militaire à l’Arménie. Elle a toutefois estimé qu’elles sont loin d’être suffisantes car il ne faut pas laisser l’Arménie seule. A ses yeux, il est insupportable d’assister à une épuration à la fois ethnique mais aussi religieuse.

Pour la sénatrice, l’heure est plus grave encore aujourd’hui et il ne faut pas s’y tromper. Derrière l’Arménie, mais aussi l’Ukraine, c’est la démocratie et la civilisation européenne que l’on cherche à atteindre. C’est également le cas avec les actes d’une barbarie sans nom commis le 7 octobre dernier par le groupe terroriste du Hamas en Israël.

Face à cela, la famille de la francophonie doit être solidaire, unie et résolument s’appuyer sur les valeurs au fondement de la civilisation. En conclusion, Mme Elsa Schalck a cité Périclès pour qui « Il n’y pas de bonheur sans liberté. Il n’y a pas de liberté sans courage ».

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Le troisième panel a abordé « les perspectives d’avenir face à un monde fragmenté : comment instaurer une gouvernance mondiale plus polycentrique ou uni-multipolaire ? ».

M. Evangelos Venizelos, ancien vice-président du gouvernement hellénique, ancien ministre des affaires étrangères, professeur de droit constitutionnel à l’université Aristote de Thessalonique, s’est exprimé sur « la liquidation des formes interprétatives dans les relations internationales et la crise du système de gouvernance internationale ». Il a jugé que l’on peut douter de l’existence d’une gouvernance mondiale et de son caractère opérant. La crise systémique de la gouvernance est une faillite qui provient de l’Occident lui-même. Face aux nouveaux rapports de force internationaux et aux équilibres sociaux, économiques, militaires, l’Occident doit faire preuve de réalisme et accepter la multipolarité.

M. Georges Prévélakis, professeur émérite à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris 1), a abordé le sujet « réseau culturel versus bloc géopolitique. Le rôle de la Francophonie dans la gouvernance mondiale ». Il a jugé plus approprié de parler d’« espace géographique » plutôt que de « monde » et proposé d’envisager cet espace comme une réalité vivante, qui évolue, avec des périodes d’unification et de fragmentation. Les périodes d’unification interviennent lorsque les avantages liés à la prospérité et à la liberté sont forts et la déstabilisation conduit à la fragmentation. L’espace géographique a vécu ces trente dernières années une unification extraordinaire grâce à la mondialisation économique et culturelle accompagnée d’une domination de l’anglais véhiculaire. Puis les crises sont apparues parce qu’on est allé trop loin dans l’unification, comme en 2008 avec la crise financière, en 2020 avec la crise sanitaire de la Covid-19, en 2022 avec la crise géopolitique en Ukraine et à Gaza, et la crise climatique dont nous avons pris conscience.

La fragmentation signifie la division de l’humanité entre l’Occident et le reste, mais aussi le chaos avec le retour du nationalisme et des grands blocs régionaux qui s’affrontent à l’image de la Chine et des États-Unis. Cela va obliger les pays de l’Union européenne à se mettre d’accord, notamment en matière de défense. La Grèce par exemple, qui n’est pas protégée par l’OTAN, trouverait un grand intérêt dans une Europe de la défense.

Selon lui, seuls les réseaux permettent d’apporter une réponse aux blocs. Les réseaux économiques ont été affaiblis par les crises et sont vulnérables aux ambitions géopolitiques. Les réseaux religieux sont instrumentalisés par des projets géopolitiques. Ainsi, il y a une dimension religieuse dans la guerre en Ukraine qui se trouve au milieu de deux patriarcats, celui de Moscou et celui de Constantinople. Les réseaux linguistiques quant à eux sont un facteur de dialogue et d’unité comme le prouvent les espaces où l’on parle mandarin, anglais, hindi, espagnol, portugais, français, etc. Le français est une langue de communication dans le monde car la francophonie est double, présente au Nord et au Sud.

À cet égard, il a recommandé la lecture de l’Atlas de la Francophonie. La part de l’Afrique parmi le nombre de locuteurs de français dans le monde est croissante. Ce continent est crucial de par sa démographie, au moment où la Chine et l’Asie vont stagner, et de par la richesse de son sous-sol. C’est un espace convoité. La francophonie peut permettre de faire le lien entre l’Afrique et l’Occident. Certes l’influence de la France est sous pression en Afrique mais la langue est quelque chose de très profond, qui va au-delà des enjeux politiques, des frictions éphémères car la connaissance du monde se fait à travers la langue.

À ses yeux, la Francophonie a un rôle important à jouer dans l’époque dangereuse actuelle. Il ne faut pas, par ailleurs, se laisser intimider par la puissance de l’anglais langue véhiculaire telle qu’elle est pratiquée car l’intelligence artificielle va changer les choses et servira à l’avenir de véhicule. Cela pourrait laisser un espace important à d’autres langues.

M. Vincent Laborderie, professeur en relations internationales à l’Université catholique de Louvain, a centré ses propos sur « quelle gouvernance mondiale dans un monde uni-multipolaire ? ».

Il a fait tout d’abord le constat que le système actuel avec une régulation opérée par l’ONU depuis 1945 ne fonctionne pas –les Occidentaux sont les seuls à condamner l’avancée russe en Ukraine par exemple‑ et qu’il a fonctionné dans un monde unipolaire où les États‑Unis étaient le gendarme du monde. Or l’hyperpuissance américaine a pris fin en 1991 avec la fin de l’Union soviétique et la guerre du Golfe.

Par ailleurs, un monde bipolaire, c’est un monde où deux leaders ont une alliance derrière eux, ce qui n’est pas le cas. Si les États-Unis occupent la première position et la Chine la deuxième, celle-ci n’a pas d’amis et n’en veut pas.

Le monde multipolaire est la marche normale des relations internationales. Or les conflits actuellement en vigueur sont le signe d’une autonomisation de trois pays, la Chine, la Turquie et l’Iran, par rapport à l’ordre international, ce qui n’arriverait pas dans un monde multipolaire.

Dans ces conditions, le monde est uni-multipolaire et les États-Unis sont la seule puissance mondiale, la dernière thalassocratie ‑un État dont la puissance réside dans la suprématie qu'il possède sur les mers‑ à laquelle il faut ajouter des enjeux et des pôles régionaux avec des États qui veulent être protégés par les États-Unis.

En outre, ce monde actuel ne dispose pas de la régulation forte dont il a besoin. Les biens essentiels comme les énergies et les céréales sont traités comme des produits de consommation courante, comme des smartphones, ce qui n’est pas acceptable. En matière de lutte contre le réchauffement climatique, l’Europe se « décarbone » alors que le reste du monde continue à se « carboner » faute de gouvernement mondial.

Il a jugé que la gouvernance mondiale ne doit pas être réformée en raison de la rancœur envers l’Occident. Les agences mises en place après 1949 comme la Banque mondiale et le Fonds monétaire international représentent des structures qui ont été étendues au monde entier après la chute du mur de Berlin, alors qu’il faut créer de nouvelles institutions qui prennent en compte de manière différente les pays. La gouvernance mondiale doit être refondée.

Un débat a suivi qui a donné la parole aux représentants de l’Arménie, la Belgique, la Roumanie, l’Albanie, la Grèce, la Géorgie.

Mme Nadia Hai, députée, a souhaité partager plusieurs observations. Les deux guerres terribles et les tensions d’une violence intense que vit le monde aujourd’hui interrogent sur les perspectives d’avenir annoncées par l’intitulé de ce troisième panel, alors que les générations actuelles ont pensé ne plus jamais vivre cela. Il est difficile en effet de se projeter dans l’avenir alors que l’actualité nous enseigne chaque jour que nous n’avons pas retenu les leçons du passé. Les guerres, l’échec des processus de paix, la crise aiguë du multilatéralisme, l’isolement des États dans un contexte généralisé de peur au sein des opinions publiques sont autant de facteurs qui nous incitent à avoir beaucoup d’humilité dans l’étude des perspectives d’avenir.

L’humilité qui nous incombe ne doit pas nous faire renoncer à l’humanisme qui est très fort au sein de toutes les cultures du monde et dont les parlementaires de la francophonie sont des relais précieux. Cet humanisme est celui qui a fondé l’espérance de la paix d’hier, et demeure la boussole pour la paix de demain. L’humanisme et le droit sont deux repères lumineux que nous devons garder dans le contexte sombre que nous traversons. Et ce d’autant plus que les remises en cause de la démocratie que nous vivons actuellement sont une manière de revisiter l’histoire et de remettre en cause l’ordre international en vigueur.

Elle a estimé que les conflits que nous connaissons sont pour beaucoup nés du non‑respect des engagements passés signés lors de négociations et d’accords laborieusement obtenus par la communauté internationale. On le voit avec les tensions entre le Kosovo et la Serbie, entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan qui portent, entre autres, sur la question des frontières et de l’intégrité des territoires. Le droit légitime des peuples à disposer d’un territoire et d’un État a plus d’une fois été malmené. Quand ce droit est malmené, cela conduit au pire et nous le voyions aujourd’hui au Proche‑Orient.

Ces dernières années, les flux migratoires ont été instrumentalisés, les armées privatisée, le contrôle des technologies sensibles politisé, les libertés démocratiques ont reculé. Tous ces facteurs contribuent à déstabiliser l’équilibre mondial établi depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. L’Europe est de plus en plus seule dans un monde de plus en plus dangereux et instable où certaines puissances comme la Chine, les États-Unis, la Russie, mais d’autres aussi se soucient plus de préserver leurs intérêts fondamentaux que de chercher à préserver les instances internationales comme les Nations Unies et leurs méthodes de régulation de la violence.    

Désormais le non-recours à la force qui constitue le fondement même de la Charte des Nations Unies n’est plus la règle. La Russie, a récemment fait usage de la force sans autorisation du Conseil de sécurité comme l’ont fait avant elle les États-Unis en Irak en 2003.

Le résultat est un affaiblissement indiscutable de l’Organisation des Nations Unies d’une manière générale et plus particulièrement s’agissant de la résolution des conflits. Le monde est sans règles et sans gendarme pour les faire respecter.    

Les causes sont nombreuses : l’obsolescence de l’architecture institutionnelle héritée de la seconde guerre mondiale, l’inclusion fragile des acteurs non étatiques dans la gouvernance mondiale, les salves menées par les gouvernements néo‑populistes cultivant une allergie à l’égard des institutions multilatérales, ou encore bien sûr les tensions entre grandes puissances.

Au milieu de tout cela, l’Europe doit retrouver une diplomatie, c’est-à-dire redevenir une force de paix, parce que la peur est, malheureusement, la grande actrice du monde d’aujourd’hui. On l’a vu, sur le plan géopolitique, depuis le 11 septembre 2001 et les nombreux conflits qui ont suivi, jusqu’à récemment la guerre en Ukraine et au Proche‑Orient. La peur est aussi au cœur de la vie de chacun d’entre nous : terrorisme, insécurité, immigration… On a peur de l’avenir et, trop souvent, on a peur de l’autre.  Nous sommes confrontés à des défis extrêmement graves et nous avons souvent peur de les nommer, parce que nous avons peur d’amplifier la peur. De ce fait, nous nous privons de la capacité à nous attaquer au mal tel qu’il est.      

Selon Mme Nadia Hai, la France pense sincèrement que la francophonie a un rôle à jouer dans la gouvernance mondiale. La francophonie dispose d'une réelle légitimité à exercer un magistère moral en tant que dynamique vouée historiquement à la connaissance mutuelle des cultures et à la promotion d'une langue en tant que vecteur de coopération entre ses membres.

En conclusion, elle a reconnu que l’APF n’est pas en mesure de régler ces crises, mais jugé néanmoins que les parlementaires francophones du Nord et du Sud doivent exercer pleinement leurs prérogatives en matière de diplomatie parlementaire, déployer tous les efforts possibles, plaider sans relâche pour soutenir et défendre un certain nombre de principes démocratiques afin d’éviter un embrasement généralisé dans certaines zones géographiques. L’APF le fait déjà en travaillant, au cas par cas, à la résolution de crises, avec des parlementaires du Nord et du Sud lors des missions bons offices. Les coalitions d’acteurs régionaux francophones dans le cadre de l’APF pourraient apporter des solutions en se mettant autour de la table afin de discuter et structurer un dialogue Nord-Sud sur la question de la sécurité mondiale. En cela c’est une force pour le multilatéralisme et la diplomatie culturelle, qui tient une place pleine et entière aux cotés de la diplomatie traditionnelle.

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Une déclaration a été adoptée en clôture des travaux dont le texte figure sur le site de l’Assemblée régionale Europe  :  http://www.regioneurope-apf.eu/wp/travaux/ 

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Conformément à l’ordre du jour, M. Stéphane Sarrazin, délégué régional Amérique, et M. Tilkouete Dah Sansan, délégué régional Afrique, ont rendu compte des derniers travaux des assemblées régionales Amérique et Afrique.

Pour M. Tilkouete Dah Sansan, il ne faut pas transposer les solutions avancées par la France ou la Suisse en République de Côte d’Ivoire ou au Niger par exemple, mais trouver des solutions en fonction des réalités spécifiques du moment. Si les menaces proviennent de toute part et notamment de Chine, comme certains l’ont dit, l’Afrique est une force.

M. Stéphane Sarrazin a annoncé que la prochaine assemblée régionale Amérique se tiendra à Toronto (Ontario) sur la thématique des enjeux relatifs à l’immigration francophone.

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Mme Marcela Adam, députée (Modavie), a souhaité souligner que la Moldavie démocratique est une amie fidèle de l’Ukraine et a besoin d’aide pour le rester. Elle a également invité les présidents des sections à venir participer à la prochaine conférence des présidents de la Région Europe, à Chisinau, en Moldavie, du 18 au 21 mars 2024.

M. Basha Dimal, président de la section du Kosovo, a annoncé que sa section serait l’hôte de la 36e assemblée régionale Europe du 11 au 13 novembre 2024.

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En marge de cette réunion, les parlementaires français ont été reçus par Son Exc. Mme Laurence Auer, ambassadrice de France en Grèce.

Ambassade Athènes 5.11.2023 © Assemblée nationale