COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES,
FAMILIALES ET SOCIALES

COMPTE RENDU N° 26

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 26 janvier 2005
(Séance de  9 h 30)

12/03/95

Présidence de M. Jean-Michel Dubernard, président.

SOMMAIRE

 

ppages

- Table ronde : « Recherche et biotechnologies »

2

La commission des affaires culturelles, familiales et sociales a organisé une table ronde sur le thème : « Recherche et biotechnologies ».

Le président Jean-Michel Dubernard : Je remercie l'ensemble des participants à cette table ronde et plus particulièrement M. Marc Bonneville, directeur de laboratoire à l'Inserm, M. Claude Feuerstein, président de l'Association pour le développement des biotechnologies dans l'agglomération grenobloise (ADEBAG), M. François Gérard, directeur de la technologie à l'Anvar, et M. Marc Vasseur, président-directeur général de Serono France, qui ont accepté d'intervenir en qualité de grands témoins.

La commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée nationale, saisie au fond de toutes les questions liées à la recherche, prête une attention soutenue à la politique scientifique de notre pays et à la situation des chercheurs, comme l'a montré la table ronde organisée le 4 mars 2004, ainsi que les auditions menées, sous la présidence de M. Jean-Pierre Door, par la mission d'information sur la recherche publique et privée en France face au défi international dont le rapport, intitulé « A la recherche du temps perdu... Pour une recherche française à l'avant-garde de la compétition mondiale », qui dresse un état des lieux et formule des axes de réformes, a été rendu public à la fin de l'année dernière.

Après avoir ainsi abordé à deux reprises la recherche française dans son ensemble, la commission se concentre cette fois sur les biotechnologies. Celles-ci peuvent être définies comme l'ensemble des techniques, principalement issues des sciences de la vie, qui utilisent des organismes vivants pour l'élaboration de nouveaux produits et procédés visant à améliorer la santé, l'environnement naturel, la nutrition, etc. Chacun sait qu'elles sont promises à un très brillant avenir. Cette table ronde a précisément pour objet d'observer dans quelle mesure les biotechnologies seront l'axe autour duquel s'organisera la future révolution technologique. Il s'agit également de porter un regard lucide sur la position occupée par la recherche française dans cette nouvelle discipline scientifique au regard de celle de ses principaux partenaires ou concurrents étrangers, et enfin de formuler des propositions tendant à affirmer ou à renforcer cette position. Environnement, état des lieux, propositions, il reviendra à M. Jean-Pierre Door, en sa qualité de président et rapporteur de la mission d'information d'exposer plus précisément les enjeux soulevés par l'émergence - à l'œuvre depuis quelques années déjà - de cette nouvelle discipline. Il reviendra ensuite aux grands témoins de faire part de leur expérience et de proposer des perspectives d'avenir, après quoi un débat s'engagera avec la salle. Enfin, M. François d'Aubert, ministre délégué à la recherche, nous rejoindra à l'issue du conseil des ministres et clôturera nos travaux.

M. Jean-Pierre Door : Le 21 décembre dernier, j'ai présenté devant la commission des affaires culturelles, familiales et sociales un rapport intitulé A la recherche du temps perdu... Pour une recherche française à l'avant-garde de la compétition mondiale, rapport qui faisait suite à une enquête de six mois au cours de laquelle la mission d'information avait entendu plus d'une cinquantaine de personnalités du monde de la recherche. L'objet de cette mission d'information dépassait assez largement la seule problématique des biotechnologies, puisqu'il s'agissait, au lendemain de la mobilisation des chercheurs et à la veille de la présentation, par le gouvernement, d'un projet de loi d'orientation et de programmation, de dresser un tableau de la recherche française en vue d'évoquer des pistes de réformes. Rapidement, les biotechnologies sont cependant apparues comme la matière qui témoignait le mieux du défi auquel est actuellement confrontée la recherche française ; de la façon dont celle-ci saura le relever dépend en grande partie sa capacité à préserver sa place sur la scène internationale.

Plusieurs éléments contribuent à conférer à la discipline cette position exceptionnelle. En premier, lieu, sa nouveauté qui la place au cœur des innovations majeures de ce début du XXIe siècle, à l'image de ce qu'ont pu être, dans un passé récent, les technologies de l'information. Ainsi, les biotechnologies ne se présentent pas uniquement comme une branche innovante supplémentaire de la science, mais bien plus sûrement comme la source d'un véritable changement de paradigme qui amènera des bouleversements profonds, par exemple dans les domaines de la médecine et de la pharmacologie. En outre, comme toute évolution scientifique majeure, elles sont amenées, très rapidement, à devenir un enjeu économique formidable sinon stratégique.

Sachons tirer les leçons du passé ! La France s'est inscrite avec retard dans la révolution des technologies de l'information, initiée et dominée par les Etats-Unis. Il convient de tout mettre en œuvre pour que notre pays prenne la tête, dans le cadre d'une intégration renforcée du dispositif de recherche au niveau européen, de cette innovation majeure que constituent les biotechnologies. Dans le cas contraire, la France risquerait en effet d'affaiblir durablement sa position sur la scène internationale, au moment même où émergent de nouvelles puissances scientifiques comme la Corée du Sud et, bien sûr, la Chine.

Malheureusement, force est de constater que telle n'est pas la voie que semble prendre notre pays. Sur ce point, les témoignages recueillis par la mission d'information et les chiffres concordent : la position de la France se situe en deçà de ce qu'elle devrait être. Les statistiques les plus récentes publiées par l'Observatoire des sciences et des techniques (OST) montrent qu'elle n'occupe que le cinquième rang mondial en part mondiale des brevets européens, derrière les Etats-Unis, l'Allemagne, le Canada et le Royaume-Uni. Plus inquiétant encore, sa performance est inférieure de plus de moitié à celle de l'Allemagne et sa position a reculé au cours de la période récente. Le président du comité de pilotage de l'opération Futuris, M. Jean-François Dehecq - également président-directeur général de Sanofi-Aventis - a corroboré ce jugement sévère.

Ainsi que l'ont mis en lumière les travaux de la mission d'information, ces éléments sont à mettre en regard avec la situation plus générale de la recherche française avec son organisation et ses structures, qui ne permettent pas toujours aux réels talents qui peuplent la science française d'exprimer pleinement leur potentiel. A cet égard, les biotechnologies se présentent également comme un formidable étalon de notre système de recherche.

Pour leur développement, celles-ci réclament en effet une forte réactivité, une souplesse de gestion à tous les niveaux, une capacité à mobiliser rapidement des capitaux importants sur un projet donné, des synergies fortes entre disciplines et entre laboratoires privés et publics, ainsi qu'un encouragement à la liberté d'entreprendre et au développement de petites entreprises innovantes, tous points sur lesquels - comme l'a montré le rapport de la mission - notre système de recherche français, excellent par ailleurs, pèche.

Compte tenu de l'importance des biotechnologies, des enjeux qu'elles représentent pour l'avenir de la science et de l'économie française, de la relative faiblesse de notre pays dans ce domaine et des chances de réforme offertes par le futur projet de loi d'orientation et de programmation, la commission a estimé que le moment était venu d'en débattre.

D'emblée, je précise que ces quelques éléments de présentation ne constituent aucunement des réponses mais seulement un rapide aperçu de la situation. Les solutions seront davantage à trouver dans vos témoignages personnels, vous qui travaillez dans le domaine de la recherche biotechnologique et qui vous confrontez quotidiennement aux problèmes qu'elle soulève. Quelles sont les faiblesses, mais aussi les réussites du système français ? Quels obstacles devront être levés, dans la mesure du possible, lors de l'examen du projet de loi d'orientation et de programmation ? Répondre à ces questions permettra de tracer des perspectives d'avenir, de telle sorte que la France retrouve, grâce aux biotechnologies, sa place au sommet de l'innovation scientifique internationale.

L'Assemblée nationale porte une grande attention au monde de la recherche. Cet après-midi, l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques examinera un rapport sur la place des biotechnologies en France et en Europe. Notre commission, à l'initiative de son président, a démontré, à plusieurs reprises, combien elle s'intéresse à la recherche. Dans quelques semaines, elle sera saisie du projet de loi d'orientation et de programmation. Elle entend s'emparer du débat avec toute l'attention qu'il mérite et peser de son influence pour répondre aux préoccupations qu'il soulève. Pour cela, elle a besoin de vos témoignages et de vos recommandations.

Le président Jean-Michel Dubernard : J'insiste sur le fait que l'Assemblée nationale souhaite s'informer le mieux possible avant d'examiner le projet de loi d'orientation et de programmation, afin d'être en mesure d'émettre des propositions. La parole est maintenant aux grands témoins.

M. Marc Bonneville : Je suis très honoré d'avoir été invité et espère profiter de cette occasion pour faire passer plusieurs messages. Directeur de recherche au CNRS, je dirige à Nantes une unité Inserm, regroupant environ 150 personnes, spécialisée dans des thématiques relevant de l'immunologie et de la cancérologie, et dont la particularité est la forte intégration entre recherche amont et recherche translationnelle et clinique. Je suis également conseiller auprès du directeur général de l'Inserm dans les domaines de l'immunologie et des biothérapies. En outre, j'ai participé à l'expertise de plusieurs dossiers de création d'entreprise de biotechnologies et à des missions exploratoires à l'étranger - aux Etats-Unis, au Japon et en Corée du Sud. Je suis enfin à l'origine de la création d'une société de biotechnologies, Innate Pharma. C'est sur ce dernier point que je souhaite particulièrement insister, en m'appuyant sur mon expérience personnelle pour évoquer les écueils auxquels se heurtent classiquement ceux qui décident de créer une société dans le domaine des biotechnologies.

Fondée il y a cinq ans, la société Innate Pharma emploie actuellement une cinquantaine de salariés. Elle a pour stratégie de développer des approches immunothérapeutiques - visant à stimuler les défenses anti-infectieuses et anti-tumorales - en passant par des composés synthétiques, des protéines recombinantes ou encore des thérapies cellulaires. Grâce à des fonds d'investissement nationaux et internationaux, mais également d'accords de co-développement avec des partenaires pharmaceutiques, elle a pu lever plusieurs dizaines de millions d'euros nécessaires à son développement. Au départ, la création de l'entreprise a été motivée par la volonté d'exploiter un portefeuille de brevets déposés par les quatre scientifiques fondateurs sous couvert des services de valorisation de leurs organismes de tutelles. Ceux-ci, et notamment le service de valorisation de l'Inserm, se sont d'ailleurs révélés assez réactifs et efficaces. Il n'en demeure pas moins que la multiplicité des services de valorisation conduit à une dispersion des moyens, que les délais d'évaluation des demandes de brevet démotivent les chercheurs et que l'extension PCT (Patent cooperation treaty) - extension internationale - des brevets déposés, faute de moyens, est rarement couverte, sauf si un partenaire industriel a été trouvé. Il conviendrait donc de regrouper les services compétents.

Autre élément clé dans la phase précoce de maturation de l'entreprise, la capacité à identifier un porteur de projet lequel doit réunir de multiples atouts : une qualification scientifique pour saisir les perspectives d'application du projet ; des compétences managériales, financières et commerciales pour monter un business plan, le défendre auprès des investisseurs et exploiter un carnet d'adresses ; une motivation très grande car l'entreprise doit rapidement lever des fonds complémentaires pour compléter la mise de départ. Les personnes présentant ce type de profil restent encore trop rares en France et il leur faut du courage pour abandonner les situations beaucoup plus sûres dont ils disposent pour se lancer dans une telle aventure. Il convient donc d'améliorer les formations spécifiques et de les assortir de l'attribution de bourses ou de compléments salariaux, voire de favoriser l'accès aux excellentes formations dispensées à l'étranger, notamment en Californie, mises au point conjointement par des fonds de biotechnologies et des universités.

D'autre part, le contenu et la qualité du projet sont évidemment fondamentaux. La probabilité de levée des fonds auprès des investisseurs dépend essentiellement de trois facteurs : l'obtention de la « preuve du concept », la détention de données toxicologiques ou pharmacologiques préliminaires et la démonstration de la faisabilité industrielle du procédé.

Concernant les moyens d'établir la preuve du concept, les seuls modèles disponibles, à un coût raisonnable et au niveau académique, sont généralement des modèles animaux dont la transposabilité à l'homme est discutée. Quant aux essais cliniques, ils sont déjà extrêmement chers à cet échelon, surtout s'ils reposent sur l'utilisation de produits recombinants.

Concernant la faisabilité industrielle, il convient de sensibiliser les chercheurs aux réalités du développement pharmaceutique et de la logique de projet, par exemple en augmentant le nombre de stages post-doctoraux ou doctoraux en entreprise, ou en faisant signer des contrats de consultance à des scientifiques. Parallèlement, il faudrait favoriser le soutien spécifique aux projets émergents - qui ne relèvent plus de la recherche mais pas encore du développement pharmaceutique - ainsi que les travaux nécessaires en amont et les infrastructures requises en aval. La recherche fondamentale est en effet essentielle pour le développement pharmaceutique, l'innovation thérapeutique et l'amélioration des indications des molécules existantes passant obligatoirement par une connaissance approfondie de la physiopathologie des maladies ciblées et l'acquisition de biomarqueurs. Or celle-ci est souvent acquise de façon relativement fortuite.

A ce niveau, plusieurs types de soutiens peuvent être envisagés. Le premier concerne les infrastructures : des fonds conjoints aux secteurs public et privé pourraient financer des plates-formes de développement de modèles animaux, des plates-formes de génomique, de génétique ou de protéomique, ou encore des plates-formes de production de protéines recombinantes. Toutes ces structures doivent systématiquement être adossées à des centres d'excellence et véritablement ouvertes aux laboratoires académiques et privés. Pour atteindre son but, le soutien doit être massif, ciblé et porter sur l'infrastructure mais également sur le personnel et les projets. Certaines initiatives - notamment celles du National Cancer Institute américain - sont exemplaires, de même que certains programmes californiens ou coréens assez ambitieux, regroupant des centres d'excellence, des incubateurs d'entreprises et des plates-formes de production.

J'appelle cependant votre attention sur les limites de la logique de pôles de compétitivité, actuellement mis en œuvre en France, qui ne tient pas nécessairement compte de l'existant et semble parfois répondre davantage à une logique d'aménagement du territoire qu'à une logique d'excellence scientifique. Il faudrait donc, en plus de ces pôles, lancer une politique de plates-formes très spécialisées de dimension européenne adossées à des centres d'excellence, par exemple sur les thématiques de l'immunologie ou de la neurobiologie.

Enfin, il conviendrait également de soutenir l'innovation technologique et conceptuelle sur des thèmes à forte potentialité biotechnologique et biothérapeutique, comme celui des cellules souches, ainsi que l'innovation technologique d'amont, avec la recherche de nouvelles approches exploratoires, ou encore des programmes conjoints pour valider des biomarqueurs, en vue de mettre en place des essais cliniques conjoints qui pourraient être soumis aux agences réglementaires européennes. Cette liste non exhaustive de propositions tend à répondre à certains des enjeux majeurs dans le domaine des biotechnologies à visée thérapeutique et diagnostique.

M. Claude Feuerstein : J'enseigne la médecine à Grenoble et je collabore avec plusieurs unités de neurosciences de l'Inserm. Ancien président de l'université de Grenoble-I, entre 1997 et 2002, j'ai pu constater la faiblesse des sciences du vivant en ce qui concerne les liens entre recherche, formation et industrie, y compris pour offrir des débouchés aux jeunes scientifiques sur le marché de l'emploi. C'est pour remédier à ce problème qu'avec d'autres nous avons conçu l'Association pour le développement des biotechnologies dans l'agglomération grenobloise (ADEBAG), dispositif associatif fédérant l'ensemble des partenaires parties à cette discipline : industrie, organismes de recherche, monde universitaire et collectivités locales.

On ne peut envisager de recherche biotechnologique, d'innovation, de création d'activité ou de transfert des résultats de la recherche vers le monde économique sans un tissu solide de recherche de base ; cette réalité vaut pour les big pharma - les grandes entreprises du médicament - comme pour le secteur public.

Par ailleurs, il faut raisonner en chaînes de valeur et de développement, en partant de la recherche de base pour arriver au niveau applicatif - c'est-à-dire clinique -, les plates-formes prenant appui sur l'élément académique, faute de quoi le système est faussé.

Ainsi que l'a indiqué M. Marc Bonneville, pour les créateurs de sociétés biotechnologiques les problèmes interviennent souvent lors de la phase précoce, avant l'incubation, avant même l'idée de création de la jeune entreprise : au moment de la recherche de la preuve du concept, de la prise de risque technologique, lorsqu'une problématique s'avère originale et intéressante mais n'a pas encore démontré ses capacités. Cette phase cruciale s'avère particulièrement longue dans le domaine des sciences du vivant - beaucoup plus, par exemple, que pour le développement de logiciels informatiques - et mérite par conséquent d'être accompagnée par une concentration d'investissements publics, le rôle de l'Anvar se révélant certes important mais insuffisant. La conduite de cette phase précoce est essentielle pour assurer la bonne marche du processus ultérieur, dans son intégralité, et il importe aussi qu'elle soit étroitement liée au laboratoire d'origine : le porteur de projet sélectionné doit mener une existence légale sur cette activité, en signant, par exemple, un contrat à durée déterminée (CDD) avec l'organisme source.

La France dispose d'incubateurs permettant d'accompagner la phase suivante, la création d'activité, mais je déplore moi aussi que les services de valorisation soient trop nombreux et que leurs moyens soient, par conséquent, trop dispersés. D'autre part, les incubateurs étant évalués en fonction du nombre d'entreprises aidées, il arrive paradoxalement qu'ils favorisent la création d'un trop grand nombre d'entreprises non viables. Ce défaut peut être corrigé par le clustering - ou regroupement de projets - soit au niveau local, entre plusieurs territoires, soit même au niveau européen, à l'instar de ce que réalise le dispositif Biovalley, à Strasbourg, qui a établi une complémentarité technologique et commerciale entre des entités françaises, allemandes et suisses.

M. François Gérard : L'industrie pharmaceutique française se porte tout de même encore bien puisqu'elle se situe au quatrième rang mondial et présente une balance commerciale largement excédentaire. On constate cependant un certain essoufflement puisque les dépenses de recherche des entreprises françaises progressant nettement moins vite que celles de nos principaux concurrents. Or les moyens de la recherche fondamentale constituent le substrat du système pharmaceutique tout entier car, pour être compétitive, la recherche doit être en mesure de proposer à l'industrie des molécules ouvrant des voies réellement innovantes et non de pâles copies. Après le désengagement de la société Aventis à Romainville et d'autres mésaventures, il convient également de s'interroger sur l'attractivité du territoire français.

Je partage l'opinion selon laquelle la phase critique dans le développement des sociétés de biotechnologies est celle de la preuve du concept : une fois passée cette étape où sont accomplis les premiers essais cliniques sur les têtes de série, la probabilité que la molécule débouche sur un médicament progresse de 0,5 à 10 %.

L'Anvar participe à ce développement, mais ses moyens sont limités : tous secteurs confondus, l'agence dispose de 130 millions d'euros par an, dont 16 millions destinés spécifiquement au secteur pharma-biotech, ce qui lui permet de soutenir cinquante à soixante projets à raison de 230 000 euros par programme. L'aide intervient au niveau des laboratoires ou des jeunes entreprises selon une logique qui me semble un peu trop séquentielle : il serait très positif de développer la recherche partenariale un peu plus en amont.

Lorsque l'Agence nationale de la recherche (ANR) aura été créée et les pôles de compétitivité seront mis en place, il faudra veiller à ce que les moyens affectés à la valorisation soient certes suffisants mais aussi en rapport avec les volumes consacrés à la recherche elle-même. En effet, l'injection d'argent public est indispensable pour mener à bien la phase de preuve du concept car il ne peut être attendu de retour sur investissement avant trois ou cinq ans. Il est regrettable de constater que la rentabilité attendue des fonds d'amorçage est trop élevée, comparable à celle en vigueur dans le secteur concurrentiel.

S'agissant de l'Europe, il faut suivre de près le VIIe programme-cadre de recherche et de développement (PCRD), notamment les lignes qui devraient être consacrées au cancer et à l'innovation, la dotation de celle-ci devant en principe atteindre le milliard d'euros.

Enfin, passer d'une politique de saupoudrage à une concentration des moyens au sein des pôles de compétitivité doit contribuer à l'attractivité du territoire en offrant une forte lisibilité sur le plan international.

M. Marc Vasseur : Je souscris pleinement à la brève et incisive contribution de M. Jean-Pierre Door. La pharmacologie n'est toutefois qu'un tout petit champ d'application des biotechnologies et je regrette qu'un grand témoin spécialisé dans un autre domaine n'ait pas été convié à nous faire partager son expérience.

Initialement professeur de virologie moléculaire à l'université Paris-VII et chercheur à l'Institut de recherche sur le cancer ainsi qu'à l'Institut Pasteur, j'ai été le co-fondateur, en 1989, de la société Genset, spécialisée dans l'analyse de l'ADN, sa production et ses applications diagnostiques et thérapeutiques. Jusque dans les années 1990, créer une entreprise était une plaisanterie extrêmement mal vue, notamment dans le milieu académique et universitaire. Cependant, Genset a profité de cette période de développement technologique unique, favorable, entre autres, à la percée de la génomique : la société est rapidement devenue le premier producteur mondial d'ADN pour les applications en recherche et en diagnostic, puis elle a très rapidement essaimé avec la création de filiales aux Etats-Unis, en Asie et en Australie. Un tel business model n'est toutefois plus valable aujourd'hui : le développement des outils permettant d'obtenir des produits pharmaceutiques n'est plus suffisant, il faut aller jusqu'à la phase d'élaboration du produit, ce qui complique la donne. Genset a ainsi réussi son introduction simultanée sur le Nasdaq et au Nouveau marché, ce qui lui a permis de lever 100 millions de dollars et de les investir dans un très grand centre de recherche et développement, au sein du fameux « Genopole » d'Evry. A partir de 2001 cependant, la société a commencé de pâtir sévèrement de la durée des cycles de développement qui nécessitent des capacités de refinancement énormes. Elle a finalement accédé aux sollicitations intéressantes du leader européen des biotechnologies, Sereno, qui a exercé une offre publique d'achat (OPA) tout à fait amicale pour l'intégrer dans sa structure de recherche et développement. Je note que l'introduction en bourse s'était faite sur une base de près de 500 millions de dollars mais que, lors de la transaction avec Sereno, notre capitalisation était tombée à moins de 200 millions. Je préside aujourd'hui Sereno Holding, structure qui gère les intérêts stratégiques du groupe en France et, pour partie, en Europe.

Quelques commentaires plus généraux sur la base de cette expérience : de retour de mes voyages à l'étranger, je suis souvent frappé de constater qu'ici on discute volontiers du sexe des anges tandis que les autres pays agissent. Il est vrai que les biotechnologies se caractérisent d'abord par le fait qu'elles concernent le vivant ; c'est pourquoi elles frappent l'imaginaire et suscitent toutes sortes de questions : sociales, éthiques, sociétales, personnelles ou idéologiques. C'est aussi une industrie extrêmement réglementée et à cycle long. Près de 70 % des innovations proviennent aujourd'hui de ce secteur, dont le chiffre d'affaires mondial approche les 40 milliards de dollars - soit quelque 10 % du total de l'industrie pharmaceutique - avec un taux de croissance très élevé. Pour supporter ces cycles longs et ces besoins en capitaux, l'ensemble de la chaîne de valeur et d'investissement doit être solide. En moyenne, pour devenir profitable, une société de biotechnologies à l'obligation de lever 750 millions de dollars quand une société de services n'a besoin que de 200 millions. Quant au coût de développement d'un médicament, il oscille entre 300 et 800 millions de dollars. Face à de telles masses financières, il est indispensable d'assurer une continuité entre le capital d'amorçage, le capital-risque, l'investissement de private equity et les marchés financiers. Or les marchés boursiers européens et français sont dans une situation tellement catastrophique qu'ils ne sécurisent guère les investisseurs de la première heure et qu'ils ne sont pas en mesure de refinancer les sociétés existantes. Les sociétés de biotechnologies requièrent aussi, pendant un certain temps, un environnement protégé. La France, ces dix dernières années, a accompli de nets progrès en termes d'attractivité et a même atteint un niveau remarquable au plan européen, avec notamment le statut de la Jeune entreprise innovante (JEI). Il est toutefois possible d'aller plus loin en mettant par exemple en place, ainsi que l'a proposé France Biotech, dont je suis le vice-président, un statut de la jeune entreprise cotée. L'émergence du marché européen doit aussi être accélérée. A cet égard, la législation américaine, connue sous le nom générique du small business act, constitue un exemple qui fonctionne bien : elle offre un environnement protecteur aux PME leur permettant de grandir. Je note ainsi que les vingt-cinq plus grandes entreprises européennes existaient déjà toutes en 1980, contre seulement six des vingt-cinq plus grandes entreprises américaines.

Par ailleurs, il faut avoir conscience que la valorisation dépend de la recherche. Or les sciences de la vie, en France, sont totalement sinistrées. Le niveau des investissements est ridicule par rapport aux enjeux, et nous n'avons pas obtenu de prix Nobel depuis vingt-cinq ans, ce qui traduit d'ailleurs moins une baisse du niveau des scientifiques français qu'une perte de présence et d'influence au plus haut niveau : les « nobélisables » existent mais aucun ne parvient à décrocher le prix. Rien n'est fait pour retenir les meilleurs éléments, qu'il s'agisse des moyens administratifs, des efforts sur les salaires ou de la dynamique de la recherche. Cela appelle des changements radicaux de structures et de financements, à l'instar de ce qui se fait en Chine ou à Singapour, mais également des changements en terme de communication et d'apprentissage. Malheureusement, nous sommes aujourd'hui dans une phase de recul plutôt que de progression.

Le président Jean-Michel Dubernard : Le débat est ouvert.

M. Michel Bomens : Je suis directeur de recherche au CNRS et je travaille à l'Institut Curie, qui pratique notamment la recherche translationnelle en connectant un hôpital, une clinique et la recherche fondamentale. J'insiste à mon tour sur le fait que tout développement est conditionné par une recherche fondamentale pointue. Les campus français possèdent énormément de compétences et de bonnes équipes, mais leur situation n'est plus comparable à celle des pays équivalents, s'agissant des moyens comme de l'appel aux responsabilités et des possibilités d'expression : la mise sous tutelle permanente des chercheurs les entraîne, petit à petit, à se laisser rogner les ailes. La version du projet de loi tant attendu qui a récemment circulé sur internet se situe aux antipodes de nos préoccupations car elle donne l'impression que l'importance de la recherche fondamentale n'est toujours pas saisie : des moyens sont certes injectés mais ils restent insuffisants et l'esprit général du texte a quelque chose de préhistorique, avec un contrôle administratif trop tatillon et une préorientation des moyens sur l'innovation au détriment de la recherche fondamentale. La poule a besoin de liberté pour produire de bons œufs ; il en va de même de la recherche : les chercheurs ont besoins d'un terreau favorable pour donner, à terme, naissance à des résultats « nobélisables ». Les prix Nobel s'obtiennent grâce à un tissu, pas à un homme seul. A ce titre, le texte en circulation constitue un véritable contresens et il serait donc intéressant de savoir s'il s'agit seulement d'un ballon d'essai ou bien du projet définitif ?

Le président Jean-Michel Dubernard : Ce texte n'a rien d'officiel, à telle enseigne que notre commission n'en a pas reçu communication...

Par ailleurs, puisque vous appartenez à l'Institut Curie, sachez que je suis très attaché à la notion de centre thématique de recherche et de soins, défendue avec ardeur par mon ami Jean-Paul Soulillou, directeur d'unité à l'Inserm.

M. Jean-Marie Le Guen : Je remercie les grands témoins pour la qualité de leurs interventions. La France dispose d'acquis et de potentialités, et il convient, comme eux, de ne se laisser envahir ni par l'autoflagellation ni par les complaintes revendicatives que nous entendons habituellement.

Les chercheurs et la société française doivent exiger des responsables politiques que ceux-ci mettent en avant les potentialités extraordinaires représentées par la recherche et qu'ils défendent plus activement l'idée de progrès, encadrée par des règles philosophiques et éthiques. Il est temps de remettre à l'ordre du jour les espoirs dont vous êtes porteurs pour la collectivité nationale. C'est ainsi que pourront être obtenus des pouvoirs publics les réformes, le cadre juridique, les moyens financiers nécessaires attendus. A cet égard, pourquoi ne pas imaginer que les crédits de la recherche soient sanctuarisés pour les mettre à l'abri des arbitrages financiers ? D'autre part, il convient d'apprécier la problématique de la recherche dans sa dimension européenne. Quels sont les espoirs que suscite l'Europe en termes de surplus de productivité ? Quelles marges de progression pour la recherche seraient rendues possibles avec des plates-formes européennes ? La France éprouve des difficultés pour réformer son appareil de recherche et ses universités. Il faut dépasser les clivages idéologiques et trouver une voie entre ceux qui souhaitent détruire des instituts qui ont fait leur preuve et les autres qui campent, au contraire, sur une vision trop statique et statutaire de la recherche. Dans quel sens ce débat doit-il être tranché pour faire avancer la société française, la question reste posée. Toujours est-il que les biotechnologies apporteront beaucoup en matière de santé et de médicament, provoqueront aussi une révolution dans l'organisation sociale et constitueront un levier pour la croissance, à l'instar du numérique qui a suscité des gains de productivité considérables dans l'industrie.

Le président Jean-Michel Dubernard : Je salue l'arrivée de monsieur le ministre délégué à la recherche, M. François d'Aubert.

M. Pierre-Louis Fagniez : Je remercie les grands témoins pour ce qu'ils ont dit et pour ce qu'ils représentent. Je me réjouis de l'évolution positive des esprits face aux chercheurs qui créent une entreprise capitaliste. Toutefois, cette évolution entraîne de nouvelles réflexions : quels moyens mettre en œuvre pour que les chercheurs investis dans le développement d'une société puissent néanmoins continuer à poursuivre au maximum leurs activités de recherche, comment leur donner une formation complémentaire de type managérial pour qu'ils puissent faire valoir leurs travaux ? Une double formation doit-elle être envisagée dans le cursus d'études, ou bien des modules particuliers doivent-ils être proposés lorsqu'une carrière évolue ? De plus, si à l'évidence les moyens dont dispose la recherche fondamentale sont essentiels pour constituer un tissu favorable à l'émergence de nobélisables, encore faut-il avoir la certitude que ces moyens seront bien employés, ce qui pose la question de l'évaluation.

M. Pascal Ménage : Je remercie à mon tour les invités de leur présence. Etant neurologue, je me suis moi-même, modestement, frotté à la recherche en neuro-immunologie ; à ce titre, je suis également prescripteur de médicaments produits par Serono. La recherche fondamentale souffre effectivement d'un carcan administratif très lourd ; elle n'en constitue pas moins la clé de tout, et notamment, avec le vieillissement de la population, elle est la seule voie qui puisse permettre d'apporter une solution au problème majeur de la maladie d'Alzheimer et des autres pathologies neurodégénératives. Je pense également qu'il existe une multiplicité de structures, notamment de centres, dont il faudrait réorganiser et optimiser le travail au sein de plates-formes hautement performantes, ce qui, au passage, inciterait les chercheurs à ne pas partir à l'étranger.

M. Christian Trepo : Directeur d'une unité de l'Inserm, je suis aussi professeur et chef d'un service dans lequel sont soignés des malades du sida et des hépatiques. J'insiste à mon tour sur le caractère prioritaire de la recherche fondamentale et sur la nécessité de l'adosser à des pôles d'excellence et - ce qui est fondamental - à une chaîne de valeur.

En matière d'essais cliniques biotechnologiques, la France accuse un retard relatif ; toutefois, si les pouvoirs publics ne prennent pas suffisamment garde à la rédaction des décrets transposant les directives européennes, la France se trouvera purement et simplement exclue du système. Pour encaisser un choc psychologique ou dépasser une crise, la méthode américaine consiste à envoyer un commando ; la situation de la recherche française est telle que la méthode à adopter doit être de même nature : il faut agir immédiatement en créant des structures atypiques. Au-delà des nécessaires réflexions et réformes à mener sur l'évolution des établissements publics à caractère scientifique et technologique (EPST) et des structures d'enseignement, il convient de mener des initiatives fortes qui se démarquent de la tendance à l'« apparatchisme » et je suggère à la commission de creuser des idées comme celles consistant à développer les « chasseurs de têtes » ou les « chasseurs d'entreprises ». Enfin, j'anime un projet européen et je sais combien il est parfois compliqué de mener à bien certaines actions à ce niveau, mais je vous assure que la solution passe aussi par l'Europe.

M. Dominique Juillot : Nous avons bien compris que vous déplorez tous le déficit de la France en recherche fondamentale et que vous êtes favorables à des regroupements. Je signale toutefois que ceux-ci, dans d'autres domaines, se sont parfois révélés dangereux car ils sont la source de « consanguinité »... Par ailleurs, il faut savoir que, pour les décideurs politiques locaux, l'important, en matière de création de sociétés de biotechnologies, est de disposer, avant la phase d'incubation, d'une expertise fine analysant efficacement les perspectives scientifiques et économiques du projet. Or ce n'est pas toujours le cas. A Chalon-sur-Saône, où je suis élu, nous sommes souvent confrontés à ce problème avec le pôle image et son.

M. Jean-Yves Chapelon : Je suis directeur de recherche à l'Inserm et je dirige une unité spécialisée dans les ultrasons appliqués aux thérapies. Je note que le débat a essentiellement porté sur la pharmacologie. Or, en France, l'industrie pharmaceutique va bien, même si elle s'essouffle un peu, contrairement au secteur de l'instrumentation médicale, dans lequel le savoir-faire national a pratiquement disparu. Je pose donc la question : faut-il tenter de reconquérir ce marché et, le cas échéant, par quels moyens ? La France figure seulement au cinquième rang mondial pour le dépôt de brevets et se contente, en la matière, d'une politique très frileuse. Les services de valorisation, quoique compétents, manquent apparemment de moyens pour soutenir les extensions PCT qui coûtent très cher. Il importe de trouver les moyens propres à créer une dynamique en enclenchant une synergie entre les chercheurs, les cliniciens et les industriels, seul moyen susceptible de faire déboucher un produit.

M. Hervé Chneiweiss : Je suis directeur de recherche au CNRS et je dirige une équipe au Collège de France. En outre, je suis membre du conseil scientifique de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques.

Je crois qu'il faut sortir du système de la suspicion. Tous les acteurs de la recherche, les chercheurs comme les entrepreneurs, font preuve de courage, d'ambition et de volonté. Le dynamisme de la recherche américaine ou, demain, de la recherche chinoise est dû à un phénomène de débordement : une partie seulement des 28,5 milliards de dollars injectés par les National Institutes of Health (NIH) a des retombées sur l'innovation car les programmes ne sont pas tous excellents ; ce n'est qu'en investissant l'essentiel des moyens dans la recherche fondamentale et en lui offrant un environnement favorable que l'on obtient de l'innovation.

Autre point, la réglementation et les structures. La France a pour habitude de créer des millefeuilles administratifs. Plutôt que d'avoir une agence de valorisation par organisme de recherche, il faudrait au contraire les mutualiser en les mettant en réseau. De la même manière, plutôt que de créer une Agence nationale de la recherche (ANR), qui ne sera qu'une usine à gaz supplémentaire aboutissant à complexifier un peu plus le paysage de la recherche française et de priver les structures existantes d'une partie de leurs moyens, ne vaudrait-il pas mieux réformer les organismes existants ? La question se pose aussi pour le Conseil supérieur de la recherche et de l'innovation, les pôles de recherche et d'enseignement supérieur (PRES) ou encore les réseaux d'établissements : que supprimera-t-on pour compenser la création de ces nouvelles couches administratives ?

Davantage de réactivité, davantage de moyens pour ceux qui ont des ambitions et des perspectives, davantage d'interactions entre recherche fondamentale et biotechnologies : voilà ce dont le système a besoin.

Le président Jean-Michel Dubernard : Je redonne la parole est aux quatre grands témoins pour répondre à cette salve de questions.

M. Marc Vasseur : La valorisation est une activité hautement professionnelle. Je ne suis pas persuadé que les structures spécifiques mises en place dans des organismes classiques, comme le CNRS, soient toujours adaptées ni suffisamment dotées. D'autre part, il ne faut pas non plus tomber dans l'excès consistant à vouloir tout valoriser et à créer à cet effet des microstructures vouées à dépérir. Ainsi, entre 1998 et 2002, les Länder (régions) allemands ont-ils investi sans expertise des sommes colossales dans des centaines d'entreprises dont 90 % ont aujourd'hui disparu.

Sur la question de l'Europe, il est certain qu'il est difficile de trouver des chefs de projet pour les programmes européens, toutefois des cabinets travaillant au pourcentage aident au montage et à la structuration des dossiers.

Par ailleurs, il est vrai que le repli des essais cliniques en France est absolument dramatique. Si notre pays est actuellement le premier producteur européen de petites molécules, nous sommes absolument « nuls » en matière de production de médicaments biologiques, alors même que ce secteur représentera bientôt 60 à 70 % du marché.

Enfin, je ne comprends pas la façon dont le système fonctionne actuellement. Quiconque a un projet de recherche devrait être à même de recruter son équipe et d'anticiper ses besoins. Un contrat serait signé, pendant la durée duquel il serait seul maître à bord et à l'issue duquel un bilan serait tiré. Aux Etats-Unis, si le système fonctionne, c'est parce que les chefs d'équipe disposent d'un budget propre et contrôlent tout. De la même façon, l'université est beaucoup trop centralisée. Dès lors que la créativité est lâchée, les individus de qualité émergent spontanément et il n'est plus nécessaire de proposer des structures par le haut.

M. François Gérard : Si la thèse du débordement du financement de la recherche signifie que le développement de l'innovation va se produire automatiquement, je ne suis pas d'accord. Pour faire aboutir les grands programmes, il faut professionnaliser la valorisation en investissant le petit plus qui fait la différence. De plus, les chercheurs qui créent une entreprise s'aperçoivent très vite que, s'ils veulent aller plus loin, ils doivent s'adjoindre les services de managers. Enfin, un brevet n'est pas une fin en soi, qui justifie de dépenser des fortunes, mais un moyen s'inscrivant dans une politique de valorisation. Il est par conséquent contestable de focaliser le débat sur ce sujet.

M. Claude Feuerstein : Il existe trop de structures et de dispositifs carcans qui empêchent l'innovation. Il ne s'agit pas de balayer les statuts mais d'accroître leur flexibilité dans le temps et dans l'espace. Laissons travailler ensemble des chercheurs provenant de domaines différents, du « basique » jusqu'au « clinique ». Je suis aussi opposé à la multiplication des structures d'évaluation, l'excès d'évaluation conduisant à une mauvaise évaluation. Il est parfois préférable de faire confiance aux individus et de les contrôler a posteriori.

M. Marc Bonneville : Le système américain n'est pas nécessairement optimal. Les services de valorisation se sont tellement multipliés que 90 à 95 % d'entre eux ne sont pas rentables. Il est préférable de les regrouper, après quoi il faut éviter de les juger sur leur rentabilité immédiate.

Par ailleurs, nous avons essentiellement discuté des développements technologiques liés au secteur pharmaceutique, mais certains des enjeux évoqués, notamment dans les domaines de la biologie systémique, de la génomique ou de la protéomique, dépassent largement le cadre du domaine thérapeutique et intéressent, par exemple, la biodiversité ou l'optimisation des végétaux. Si elle souhaite effectuer des sauts technologiques, la France ne doit pas s'exclure des réseaux internationaux qui se mettent actuellement sur pied dans ces domaines.

En outre, du point de vue de l'organisation des structures, il est fondamental que les plates-formes soient externalisées et fonctionnent avec un budget globalisé, ce qui incitera les chercheurs à se familiariser avec la logique de projet. Toutefois, si les regroupements favorisent évidemment l'efficacité, il faut aussi tenir compte de la diversité du paysage scientifique français : certaines équipes particulièrement efficaces ne sont pas en mesure de se regrouper. L'objectif est d'atteindre une masse critique de chercheurs, laquelle peut, dans certains cas, être organisée sur une base académique.

Le président Jean-Michel Dubernard : Je suis partagé quant à la vision pessimiste qui a été exprimée à propos des sciences du vivant. Certes, on ne peut que déplorer le manque d'influence globale de la recherche française, qui dispose pourtant d'un réservoir de nobélisables. Mais je suis déçu qu'il ait été aussi peu question de l'Europe et que nous n'ayons pas sans doute suffisamment abordé le potentiel que recèlent les liens entre la recherche et l'université. La parole est maintenant à Monsieur le Ministre délégué à la recherche, qui va peut-être commencer par nous apprendre ce qu'il sait du projet de loi d'orientation et de programmation qui a circulé ces derniers jours...

M. François d'Aubert, ministre délégué à la recherche. Je suis très heureux d'avoir pu assister à une partie de cette table ronde et d'en clore les débats.

Le document dont vous avez parlé, Monsieur le Président, n'est en aucun cas le projet définitif ; les données chiffrées, en particulier, ont beaucoup évolué depuis cette version, déjà ancienne. Il s'agit simplement de l'un des nombreux documents de travail qui ont été étudiés au ministère de la recherche et ont fait la navette avec d'autres administrations. J'ignore comment il est arrivé sur internet ; peut-être un autre ministère y a-t-il vu quelque intérêt...

La France, dans le domaine des biotechnologies, accuse du retard par rapport à d'autres pays, à la fois sur les plans scientifique, technologique, économique et financier, ainsi que sur celui de l'emploi. Le modèle économique américain, par exemple, convient particulièrement aux biotechnologies, comme en témoigne l'essor extraordinaire d'Amgen, la plus grande entreprise mondiale en biotechnologies, bien connue pour avoir développé l'érythropoïétine artificielle ou EPO. Les biotechnologies, aux Etats-Unis, s'appuient sur deux atouts. La recherche fondamentale y est très forte, très fléchée et fondée sur l'excellence, des packages financiers étant mis à la disposition des porteurs de projet afin de leur donner une visibilité à moyen terme. De plus, le système financier est beaucoup plus performant que dans les pays européens, exceptions faites de la Grande-Bretagne et de l'Irlande : il consiste à porter des start-up - en réalité des laboratoires habillés juridiquement en entreprises - dont les comptes d'exploitation sont extraordinairement déséquilibrés, sans recettes.

Le problème de la France et de la majeure partie de l'Europe, c'est qu'aucun « capital-risqueur » n'accepte de porter pendant sept, huit, voire dix ans une entreprise présentant un euro de recettes pour mille euros de dépenses, le temps qu'elle monte en régime et franchisse un cap. La question qui se pose est la suivante : que manque-t-il à la France pour abriter l'éclosion d'un secteur des biotechnologies performant, créateur d'emplois et d'entreprises, rayonnant à l'étranger ? L'enjeu est important, car les biotechnologies constituent l'un des deux ou trois secteurs industriels moteurs et présentent un intérêt considérable pour la politique de santé. Singapour, par exemple, est devenu performant en concentrant les bons ingrédients au bon endroit et au bon moment. L'Allemagne elle-même, malgré des déconvenues, a pris de l'avance sur nous. En France, il existe environ 500 entreprises de biotechnologies, chiffre qui tombe plutôt à 200 à 250 si l'on retranche les laboratoires d'expertises et les activités annexes. Très peu de réussites se détachent si bien qu'au niveau européen on ne compte aucune major française, alors que la Suisse en compte une et la Grande-Bretagne deux ou trois. La recherche fondamentale doit donc se montrer plus performante et bénéficier de moyens importants ce qui pose la question de la place des sciences du vivant dans notre système de recherche. Celles-ci représentent environ le quart du budget civil de recherche et de développement (BCRD), soit 2,4 milliards d'euros, montant élevé mais qui doit être amplifié. En comparaison, le budget des National institutes of health (NIH) a doublé en six ans pour atteindre aujourd'hui plus de 28 milliards de dollars ! Il faut dire que les équipements nécessaires pour mener des recherches en sciences du vivant coûtent beaucoup plus cher qu'hier et que leur fonctionnement, de plus en plus complexe, requiert le recrutement d'ingénieurs de recherche.

Il ne faut pas avoir peur de  la future Agence nationale de la recherche (ANR) : son but sera précisément de simplifier le système, dans lequel se superposaient jusqu'à aujourd'hui le Fonds national de la science (FNS) et le Fonds de la recherche technologique (FRT), avec des appels d'offres venant de toutes parts. Le gouvernement souhaite accroître le financement par projet en conférant trois priorités très larges à l'Agence : le biomédical ; les sciences et techniques de l'information et de la communication ; l'environnement, l'énergie et le développement durable. Ce n'est guère original, mais ces domaines sont ceux que privilégient tous les grands pays menant une politique de recherche active. L'Agence pourra également financer des « projets blancs », c'est-à-dire des projets dont l'objet n'est pas nécessairement inclus dans ces grandes priorités, et ne fonctionnera pas exclusivement selon des procédures d'appels d'offres ou d'appels à projets. En effet, si le système des appels à projets présente nombre d'avantages lorsque l'enveloppe financière à répartir est peu élevée et que, de surcroît, la tendance naturelle est à l'éparpillement, dans le cas contraire, il atteint rapidement ses limites, les laboratoires se retrouvant avec des apports très faibles, sans oublier qu'un tel système pose le problème de la transparence. L'Agence prendra donc la forme d'une structure légère. Elle travaillera en toute transparence et, loin d'affaiblir les organismes de recherche publique, elle les soutiendra par des crédits incitatifs s'ajoutant à leurs autres ressources. En 2005, elle sera dotée de 350 millions d'euros et pourra même engager 500 millions d'euros de programmes prioritaires correspondant aux thématiques prioritaires ; plus de 200 millions d'euros seront ainsi engagés à l'Institut national de la recherche agronomique (INRA), au profit des sciences de la vie.

Je suis en effet intimement convaincu que le développement des biotechnologies est lié à l'existence d'un continuum de la recherche, dont le point de départ est la recherche fondamentale dans les organismes. Faut-il simplifier les structures ? Cela apparaît un peu compliqué étant donné l'histoire institutionnelle de la France. Sans aller, par exemple, jusqu'à la fusion entre l'Inserm et le département sciences du vivant du CNRS, il existe des moyens de rapprocher les structures pour éviter les redondances. En outre, je tiens à préciser que l'effort de recherche fondamentale bénéficiera en priorité à la recherche publique et aux sciences du vivant.

S'agissant des entreprises, il est important de se pencher sur la phase de maturation du projet, en particulier dans le domaine du médicament. L'Institut d'innovation thérapeutique, I2T - projet qui associe le CNRS, l'Institut Pasteur et l'Inserm - sera chargé de détecter des projets prometteurs dans tous les laboratoires publics et d'y injecter les moyens financiers et humains les plus pertinents afin de combler un chaînon manquant, à l'instar des initiatives prises à Nantes pour établir un lien entre recherche fondamentale et recherche clinique. Le tout est d'aboutir à un système attractif pour toutes les initiatives susceptibles d'aboutir.

Au passage, je vous assure que je partage aussi votre inquiétude à propos de l'évolution de la recherche clinique. Celle-ci est imputable à un contexte général et pas uniquement aux coûts relatifs, même si la concurrence avec les nouveaux Etats membres de l'Union européenne se fait sentir. Quoi qu'il en soit, il faut améliorer les conditions d'exercice dans ce secteur, peut-être en spécialisant davantage le personnel. A cet effet, un comité stratégique pour les industries de santé a été créé à la fin du mois de septembre 2004 par le Premier ministre. Il associe les ministères de la santé, de l'industrie et de la recherche, ainsi que des dirigeants d'entreprises pharmaceutiques et biotechnologiques. Le gouvernement estime en effet que c'est également le partenariat qui a créé les conditions du succès dans les pays où l'industrie biotechnologique est devenue prospère.

La réussite en biotechnologies est aussi la résultante d'une bonne politique de valorisation. Or je suis frappé par la dispersion de notre mécanisme de valorisation : sur un même site, celui de l'université de Grenoble, trois ou quatre organismes coexistent, entraînant la confusion. Les pôles de recherche et d'enseignement supérieur (PRES) permettront notamment d'améliorer la coordination des dispositifs de valorisation et d'accroître le soutien aux créateurs en professionnalisant le système.

Le gouvernement parviendra ainsi, je l'espère, à obtenir que les entreprises de biotechnologies soient plus nombreuses et aptes à grandir. D'ores et déjà, l'amélioration du statut juridique des entreprises innovantes, en particulier grâce à la loi sur l'innovation, a permis le développement de 700 jeunes entreprises innovantes, dont un quart dans les biotechnologies, lesquelles sont également susceptibles d'intéresser les business angels ou investisseurs providentiels. Quant au statut de la société unipersonnelle d'investissement à risque, il doit être amélioré car, jusqu'ici, il n'a guère séduit.

Il importe aussi de travailler en réseau sur le plan national. Le réseau innovation biotechnologique sera lancé dans quelques jours, avec une dotation de 20 millions d'euros.

Enfin, s'agissant de l'Europe, le PCRD doit être simplifié et aller vers des priorités plus marquées dans le secteur du vivant. Dans le même temps, il faut que nos laboratoires fassent l'effort de s'adapter aux demandes et aux procédures européennes : dans le cadre du VIe PCRD, pour les recherches biomédicales, le taux de retour n'a été que de 10 % environ. Quant à l'European Research Council (Conseil européen de la recherche), c'est une heureuse initiative ; il fonctionnera vraisemblablement comme une agence, gérée par la communauté scientifique et orientée vers une recherche amont fondée sur l'excellence.

Les biotechnologies ne sont pas seulement les clés du coffre-fort ; il s'agit en réalité du dernier maillon de la chaîne. Pour que, d'un bout à l'autre, celle-ci fonctionne, il est indispensable de s'intéresser à tous les maillons précédents, en particulier au premier : la recherche fondamentale.

Le président Jean-Michel Dubernard : La dimension européenne prend incontestablement une place de plus en plus cruciale et on ne peut que regretter que les acteurs de la recherche française n'aient pas su en jouer.

Je remercie encore tous les participants à la table ronde. Un compte rendu de la réunion vous parviendra très prochainement.

_________


© Assemblée nationale