COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 39

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 31 mai 2005
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Nick Witney, directeur de l'agence européenne de défense (AED)

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Audition de M. Nick Witney, directeur de l'agence européenne de défense (AED).

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Nick Witney, directeur de l'agence européenne de défense.

Le président Guy Teissier a remercié M. Nick Witney de s'être rendu à l'invitation de la commission de la défense malgré un emploi du temps chargé, mais également d'avoir confirmé sa participation aux universités d'été de la défense, qui se tiendront en septembre. Il a rappelé que M. Witney, spécialiste reconnu des questions de défense en Grande-Bretagne, après avoir occupé diverses fonctions, est devenu en 2002 le directeur général de la politique de sécurité internationale pour le compte du ministère de la défense, chargé notamment des affaires politiques relatives à l'OTAN, l'Union européenne et la défense antimissiles. Détaché depuis 2004 au secrétariat général du Conseil de l'Union européenne, il a présidé le groupe de travail chargé de créer l'AED, qu'il dirige depuis le 30 juillet de l'année dernière. Un des quatre projets phare de l'Agence est la constitution d'un marché européen des équipements de défense ; la commission apprécierait d'en connaître l'état d'avancement. Se pose également la question, encore évoquée tout dernièrement avec la ministre de la défense, des modalités d'un regroupement de certaines industries dans les divers pays de l'Union, qui permettrait de mieux résister à une concurrence américaine toujours plus vive.

M. Nick Witney s'est réjoui de l'occasion qui lui a été donnée de venir exposer les principaux éléments qui ont présidé à la création de l'Agence européenne de défense, objet de bien des espoirs, notamment en France, pays qui a joué un rôle moteur dans la mise en place de celle-ci.

L'Agence européenne de défense a pour mission de « soutenir les États membres dans leur effort d'amélioration des capacités de défense européennes dans le domaine de la gestion de crise et appuyer la PESD actuelle et telle qu'elle évoluera à l'avenir. » Ce n'est donc pas une instance supranationale, mais plutôt un organisme à caractère intergouvernemental, en ce sens que son action s'adresse avant tout aux États membres qui y participent tout en servant un objectif commun : développer les capacités de défense européennes. Aussi doit-elle être à même de mettre l'accent sur l'avenir des forces armées au sein de l'Union européenne dans les dix prochaines années, ce qui suppose une bonne connaissance de l'état des recherches et de la technologie - une des directions de l'agence y est consacrée -, mais également des capacités des forces armées et de leurs besoins précis à court et à long terme, et bien entendu de l'évolution de la politique européenne de sécurité et de défense.

L'Agence a quatre fonctions principales : développer les capacités de défense, promouvoir la collaboration dans le domaine de la recherche de défense, promouvoir la coopération en matière d'armement ; enfin, améliorer la base industrielle et technologique de la défense et soutenir la création d'un marché européen compétitif des équipements de défense. La création de l'AED apparaît à cet égard comme le fruit d'un consensus entre États membres et une réponse aux reproches formulés depuis des années par les Américains sur l'insuffisance des dépenses militaires européennes. Force est de constater, à la lumière de l'expérience acquise lors des opérations menées par l'Union européenne, que la sécurité européenne souffre, par comparaison avec l'étranger, de manques, de lacunes qui nuisent à sa capacité à mener à bien une activité de défense européenne. Ce sont toutes ces lacunes qu'il faut combler si l'on veut notamment pouvoir aligner des forces de projection.

Si l'élaboration d'une stratégie européenne de sécurité est à l'évidence un élément déterminant, encore faut-il savoir dépenser son argent à bon escient, particulièrement dans le domaine des équipements de défense. L'Agence peut être un moyen d'atteindre cet objectif. Les pays européens dépensent environ 160 milliards d'euros par an pour leur défense ; il faut pouvoir utiliser au mieux toutes ces capacités d'équipement en favorisant un retour d'investissement entre les États membres. Certains trouveront peut-être que cette analyse n'a rien d'original, que les pays sont trop individualistes pour être capables d'une action conjointe, que les besoins sont trop calculés en fonction de programmes nationaux que leurs promoteurs tiennent à faire fonctionner en individuel. Mais la consolidation de nos approvisionnements exige justement de ne plus travailler sur une base individuelle. Notre industrie souffre de cette fragmentation des budgets nationaux de défense, chaque pays s'appuyant à l'excès sur des commandes nationales, au risque de compromettre l'avenir à long terme. Le diagnostic étant ainsi posé, il faut que les fournisseurs se concertent afin d'aboutir à une offre unique.

La plupart de ces problèmes ont déjà été identifiés par les États membres. Des groupes de coopération ont été créés, afin tout à la fois de mieux utiliser leurs budgets et de favoriser la recherche et le développement technologique dans le domaine de la défense. Toutefois, la coordination des actions ainsi menées reste insuffisante. L'idée qui a présidé à la création de l'Agence est de rendre cohérents tous ces efforts afin d'améliorer la défense européenne par une intégration des processus. Les analyses et les propositions de l'Agence visent précisément à permettre de mieux travailler. Sans doute paraîtront-elles parfois quelque peu provocatrices aux yeux des ministères de la défense, mais le but est que l'Agence fonctionne comme un catalyseur en exprimant une volonté politique.

Pour mener à bien ses missions, l'Agence disposera à terme d'un effectif de quatre-vingts personnes - il est actuellement de cinquante - et d'un budget général assez modéré de 20 millions d'euros par an, dont 3 millions d'euros pour la recherche. Ce à quoi vient s'ajouter la possibilité de budgets ad hoc fournis par les États membres pour des projets ou programmes spécifiques. Mais l'essentiel pour cette petite agence reste l'ambition d'être capable d'assumer ses responsabilités.

Le Secrétaire général du Conseil/Haut représentant pour la PESC, M. Javier Solana, est le chef de l'Agence. Une série d'arrangements administratifs entre les gouvernements permettent aux ministres de la défense de pouvoir s'exprimer au comité directeur. Celui-ci s'est déjà réuni trois fois. Les chefs d'état-major des armées et les directeurs nationaux d'armement, les responsables des secteurs technologiques et de défense peuvent y assister.

L'Agence peut mener son action en adoptant une géométrie variable. Vingt-quatre États membres y participent, autrement dit tous les pays de l'Union à l'exception du Danemark. Cela ne signifie pas pour autant que tout ce que fait l'Agence doit être repris par les vingt-quatre États : rien n'interdit à certains d'entre eux de travailler ensemble dans le cadre d'un groupe particulier sur un projet donné. Il sera ainsi possible de regrouper tous les agendas économiques, industriels et militaires afin de mieux identifier, puis renforcer les liens et les synergies entre États membres. L'Agence fonctionne de manière totalement intégrée.

Après avoir décrit l'organigramme, puis la méthode de travail de l'Agence européenne de défense, M. Nick Witney a détaillé le programme de travail de l'année 2005. L'AED, qui s'installera le mois prochain dans de nouveaux locaux avec son effectif de 50 personnes, a cherché à tisser des liens avec les diverses parties prenantes : entreprises, Commission européenne, Comité politique et de sécurité, UEO, Groupe armement de l'Europe occidentale, Organisation de l'armement de l'Europe occidentale, Letter of Intent (LoI), etc. Les relations entre les États membres sont évidemment un élément clé de l'activité de l'Agence, qui leur envoie régulièrement questionnaires et communiqués. Elle a en effet besoin pour fonctionner de trouver des informations et des idées auprès des États membres.

L'Agence mène ses activités en soutien des travaux du Conseil et s'attache à quatre projets phare : l'étude des besoins de l'Union dans le domaine des communications, commandement et contrôle (C3), une étude technologique sur les drones, les futurs besoins en véhicules blindés et la création d'un marché de défense européen concurrentiel pour améliorer l'efficacité économique des dépenses d'équipements (EDEM). Mais elle s'intéresse également à d'autres projets et initiatives spécifiques.

Le succès de l'entreprise suppose de respecter plusieurs conditions. Il faudra veiller tout d'abord à ce que l'Agence reste totalement indépendante. Mais il lui faudra en même temps, puisqu'elle travaille pour eux, obtenir et garder la confiance et le soutien des États membres en termes de financements, de personnels compétents et surtout en termes d'engagements. Les 160 milliards d'euros représentant le budget total des États membres en matière de défense resteront du ressort des vingt-quatre ministres de la défense ; encore faut-il déterminer, et c'est précisément la mission de l'AED, ce que seront les futurs besoins et capacités pour dépenser cet argent à bon escient tout en développant les capacités de l'Europe en matière de recherche et de technologie de défense.

Le président Guy Teissier a estimé que la consultation électorale qui venait de se dérouler avait affaibli la France, mais également l'Europe. A-t-on réfléchi à de nouvelles modalités qui permettraient à l'Agence de continuer à exister en cas de rejet définitif du projet de traité constitutionnel ?

M. Nick Witney a répondu que l'existence de l'Agence, quand bien même elle s'inscrivait dans une démarche commune, ne dépendait pas totalement du traité constitutionnel et que son rejet par la France ne l'empêchait pas de continuer à travailler. Cela dit, le traité constitutionnel est très important pour ce qui touche notamment à la PESC. L'Agence apparaissant comme un symbole de la volonté des pays membres, elle sera appelée à devenir un acteur important sur le plan international. Il faut espérer que les objectifs fixés en matière de PESC par le projet de traité constitutionnel seront atteints. Encore faut-il savoir s'il existe réellement une volonté de construire une Europe capable d'assumer toutes ses responsabilités en matière de sécurité. La récente consultation électorale française a montré à quel point cela pouvait être difficile, mais nul doute que les Européens espèrent que l'Union deviendra bientôt un acteur très important sur la scène internationale. Comme l'a indiqué M. Solana la veille, c'est en tout cas ce que souhaitent tous les chefs d'État et de gouvernement européens. Le vote de ce dimanche a bien montré une absence de consensus en France, qui affecte évidemment toute l'Union européenne, mais cela ne saurait empêcher l'AED de continuer à travailler.

M. Charles Cova, reprenant plusieurs questions peut-être impertinentes qu'il avait déjà posées à l'occasion d'un colloque franco-grec consacré à l'AED, a noté que l'Agence n'avait pas seulement pour mission d'insuffler une dynamique dans le secteur de l'armement, mais bel et bien de créer un véritable secteur industriel européen de l'armement. Compte tenu de la faiblesse de ses moyens humains et financiers, ne risque-t-elle pas devenir un simple organe consultatif et, finalement, un supermarché de l'armement ? Sachant que, jusqu'à présent, les industriels de défense nationaux imposent de fait des systèmes d'armes aux utilisateurs, comment l'AED parviendra-t-elle à inverser cette tendance, afin que ceux qui conduisent les opérations et utilisent les systèmes d'armes soient largement consultés en amont et fassent valoir leur point de vue ? Enfin, compte tenu de la difficulté à trouver un consensus sur le dossier de l'armement européen, l'ouverture accrue des marchés nationaux ne devra-t-elle pas s'accompagner de la mise en place d'un système de préférence communautaire ?

M. Nick Witney, tout en assurant que ces questions n'avaient rien d'impertinent, a insisté sur le fait que l'AED était une agence de défense, même si cette fonction en fait indéniablement une agence d'armement. C'est à ce titre qu'elle a une importance fondamentale pour les futures capacités de défense de l'Europe. Lorsque celle-ci devra envoyer ses hommes et ses femmes gérer des situations de crise, nul doute que le secteur de l'armement prendra une importance énorme, y compris dans les économies nationales. Cela fait partie de ce que l'on appelle le « soutien durable à la défense » dans nos sociétés.

Il est parfaitement exact que la dynamique impulsée doit essentiellement viser à déterminer les besoins des forces armées. Celles-ci doivent donc être invitées à les exprimer afin que la R & T et les industries se mettent ensemble pour produire les équipements nécessaires. Non seulement c'est bien ce qui est prévu, mais cela répond tout à fait aux intérêts de ces industries. Toute la difficulté est d'évaluer les besoins futurs, les technologies progressant parfois plus vite que les soldats... Tout cela exige un bon dialogue entre les utilisateurs et les industries d'armement. Il existe pour ce faire des systèmes nationaux : les ministres de la défense préparent l'avenir par des concertations avec l'état-major, la DGA, etc. Ce sont ces modèles qu'il faudra recréer dans l'Agence afin d'être à même d'anticiper sur les besoins futurs tout en définissant ce qui est pertinent et important pour les technologies d'armement, mais également pour être en mesure de recevoir toutes les idées et suggestions.

Entre autres tentatives importantes menées au cours de cette première année d'activité, l'Agence essaie de faciliter le travail des ministres de la défense afin que ceux-ci puissent se mettre d'accord dès la fin de l'année pour commencer à ouvrir les marchés d'armement à l'intérieur de l'Europe. Jusqu'à présent, le marché des armements était en quelque sorte dispensé de suivre les règles du marché intérieur, un code intergouvernemental enjoignant les participants à s'ouvrir à la concurrence transfrontières à l'intérieur de l'Europe. Ce dont il est question désormais, c'est d'un code définissant la manière dont doit se conduire un État européen par rapport à un autre État européen s'agissant de ses acquisitions de défense. Toutefois, il ne concerne pas les achats hors d'Europe. La discussion se poursuit entre les 24 États membres, certains défendant l'idée d'une préférence européenne, d'autres s'y opposant. Cette question ne fera vraisemblablement pas l'objet d'un consensus dans les deux années à venir. Mieux vaut pour l'instant s'en tenir à ce constat et se concentrer sur ce qu'il est possible de faire pour nous conduire le mieux possible les uns envers les autres en Europe.

M. Yves Fromion a remarqué que si l'existence de l'Agence ne dépendait pas du traité constitutionnel, celui-ci n'en prévoyait pas moins la création de coopérations structurées permanentes, de nature à la vivifier, à l'alimenter, à lui donner une véritable raison d'être en offrant aux États qui avaient acquis une bonne expérience dans le domaine des industries de l'armement ou même de la pratique militaire l'occasion de se retrouver. L'échec du référendum en France peut à cet égard avoir des conséquences dommageables.

Les problèmes industriels sont déjà difficiles à traiter, mais la coordination des politiques de recherche des différents pays ou industriels européens paraît une entreprise encore plus malaisée. Comment l'Agence peut-elle devenir l'instrument d'une cohérence accrue de la recherche de défense et de sécurité en Europe ? Peut-on imaginer une démarche inspirée de la procédure française du plan prospectif à trente ans (PP 30), qui permet de déterminer les domaines d'action possibles ? Peut-on par exemple définir très précisément les domaines dans lesquels nous souffrons d'un décalage technologique par rapport aux États-Unis ou à d'autres pays ?

Enfin, le missilier européen MDBA, membre du groupe EADS, qui vient de devenir le numéro un mondial du secteur, propose que l'Europe se dote d'un missile air-air unique. C'est effectivement un enjeu majeur, qui pose de surcroît le problème de la préférence communautaire. Un tel dossier - pour l'heure simple proposition - ne serait-il pas pour l'AED l'occasion d'exprimer ses potentialités ?

M. Nick Witney s'est déclaré d'accord sur le fait que, faute de traité, il n'existe pas encore de structures de coopération renforcée. Mais l'Agence ne peut être efficace si son action repose systématiquement sur le consensus. Il est explicitement prévu que de petits groupes d'Etats pourront se constituer et travailler ensemble. C'est le principe d'un fonctionnement à géométrie variable. À la différence d'une structure permanente de coopération, la composition de ces petits groupes variera selon le projet considéré, ce qui n'est pas forcément une mauvaise chose.

Pour ce qui est de la recherche, chacun connaît la réalité : seuls six ou sept pays européens ont des budgets de recherche de défense substantiels. L'élévation du niveau de coopération en matière de R & T est évidemment un objectif essentiel : en Europe, le financement international ne représente que 5 % du total des moyens financiers consacrés à la recherche. La solution doit être recherchée du côté d'une réflexion conjointe du type PP 30 pour déterminer les technologies d'avenir sur lesquelles l'Europe devrait prioritairement concentrer son action, par contraste avec le système actuel où les priorités nationales sont déterminantes. Les Etats intéressés devront voir s'ils peuvent décider d'une coopération top-down : peut-être parviendra-t-on ainsi à davantage de collaboration qu'à l'heure actuelle.

S'agissant du missile unique proposé par MDBA, il n'est pas certain que l'Agence puisse influer sur les politiques d'acquisition déjà en cours, sachant que des fonds ont déjà été dépensés pour les développements et que les programmes sont déjà lancés. Pour espérer un certain succès, l'Agence devra agir au bon moment, autrement dit à un stade suffisamment précoce dans les projets, après avoir fait la synthèse des besoins des différents États. L'idée d'un missile commun commence à faire son chemin autour du concept du missile antichar TRIGAT, qui pourrait constituer un projet pour l'avenir. L'Agence entend se pencher, avec les États membres, sur les domaines les plus prometteurs, susceptibles de répondre aux « besoins dormants » dans les différents pays, comme par exemple les véhicules de combat blindés.

Le président Guy Teissier s'est demandé si l'harmonisation des calendriers de chaque pays ne sera pas une des difficultés que devra résoudre l'Agence. Ce peut être déjà le cas au niveau des missiles, mais rien ne dit que le même problème ne se posera pas pour les avions de combat ou les drones. Cela supposerait de commencer par un travail de recensement des besoins, suivi d'un gros travail de persuasion pour que les programmes puissent aller de pair, afin d'éviter les difficultés qui ont pu se présenter avec l'A 400 M.

M. Nick Witney a reconnu que le calendrier était la clé de tout et son harmonisation une condition essentielle. Les drones ont été à cet égard l'occasion d'une grande déception : la situation, qui a été évoquée la semaine précédente devant les ministres en comité directeur, n'est pas satisfaisante : alors même qu'il s'agit d'un nouveau champ très prometteur de coopération, des projets distincts sont en cours avec notamment le projet Eurohawk allemand et le projet français Euromale. La France recherche des partenaires ; peut-être y a-t-il là l'opportunité d'une collaboration qui contrasterait avec les traditionnelles fragmentations dans la définition des besoins et de technologies. Actuellement, six ou sept pays européens réfléchissent séparément au problème qui consiste à faire voler des avions sans pilote : ce sera une des tâches de l'Agence pour cette année de convaincre les membres intéressés de travailler ensemble, par exemple, à la construction d'un démonstrateur de drone. Quant aux chantiers navals, on en dénombre 23 en Europe, et 23 programmes distincts... Dans le domaine des véhicules de combat blindés également, la fragmentation est importante et les ministres ont enjoint l'Agence à se pencher résolument sur la question de la prochaine génération d'engins, dont six ou sept pays européens auront besoin dans la prochaine décennie. Encore faudra-t-il rapidement étudier les calendriers respectifs pour rendre la coopération possible.

M. Jérôme Rivière a rappelé que l'un des sujets d'inquiétudes lié au projet de traité constitutionnel tenait au fait que l'article 41 présentait l'OTAN comme l'instance de mise en œuvre de la défense collective de tous les États - et non plus de certains, comme dans le traité de Nice - qui en étaient membres. Dès lors que les principaux États en termes d'investissements de défense sont membres de l'OTAN, quelles peuvent être les relations entre l'Agence et le commandement allié de transformation (ACT), qui joue un rôle majeur dans la définition des capacités des forces américaines avec lesquelles les armées européennes s'engagent à coopérer régulièrement ? Comment articuler le besoin de création de capacités européennes tout en répondant à la demande pressante des Américains de parvenir à une normalisation ?

M. Nick Witney a rappelé que les États-Unis reprochaient depuis deux ou trois décennies à l'Europe de ne pas suffisamment investir dans sa défense. Cette critique est bien connue et, il faut le dire, assez justifiée. Et lorsque les Américains commencent à critiquer l'AED, il est facile de leur faire remarquer que celle-ci répond précisément à leur souhait de voir s'accroître les capacités de défense de l'Europe. Cette augmentation répondra aux besoins tant des États membres que de l'OTAN, les objectifs respectifs n'étant pas incompatibles. Les projets poursuivis par l'Agence ne nuisent aucunement à une intégration avec l'OTAN. Il serait vraiment dommage de mettre l'accent dans les deux organisations sur les mêmes domaines, ce qui n'aboutirait qu'à des doublons, même si certains d'entre eux, comme le C3, exigent qu'on y travaille ensemble. À l'inverse, certains problèmes sont spécifiquement européens, tel celui des groupements tactiques. Il ne servirait à rien pour l'Europe de tout faire pour que ceux-ci aient leurs propres normes de communication : le système doit pouvoir fonctionner avec celui de l'OTAN. En outre, les mécanismes dits de développement des capacités permettent des compensations entre les autorités de l'Union européenne et celles de l'OTAN. Nous avons tout intérêt à les maintenir et à les faire progresser afin qu'ils s'intègrent bien dans le processus de transformation de l'alliance.

M. René Galy-Dejean a demandé si l'Agence disposait de certains moyens de pression, sinon de contrainte, voire de coercition. Sa création aurait pu résulter d'une démarche commune de plusieurs pays désireux, en dehors même de toute considération relative à l'Union européenne, de mutualiser en quelque sorte des problèmes qu'il est plus facile de traiter à plusieurs qu'individuellement. À côté de cette volonté de mutualisation, de mise en commun volontaire tout en gardant une extrême souplesse, les différents traités qui ont marqué la marche en avant de l'Union européenne ont imposé, dans nombre de secteurs, des contraintes de plus en plus fortes sur chacun des pays. L'Agence a-t-elle été dotée par le traité de Nice - ou par le traité constitutionnel, s'il avait été approuvé - de quelques moyens de pression, voire de contrainte sur les États, ou bien continue-t-elle de procéder d'une démarche de mise en commun, de mutualisation volontaire, dont chacun des participants peut se retirer à loisir ?

M. Nick Witney a reconnu que tel était bien le cas. Les outils de l'Agence restent la pression, la persuasion, la force de la logique, de l'analyse, la force d'une bonne idée. L'AED n'a aucun moyen de contraindre un pays membre dans un domaine qui touche de très près à la souveraineté nationale. Force est de s'en remettre à ce que les vingt-quatre États participants choisissent de faire. Ils ont donné à l'Agence une mission très claire en fixant un calendrier dont beaucoup s'accordent à reconnaître qu'il est très serré. À chaque fois que l'Europe part en opération, l'ampleur des problèmes est évident pour tous les pays participants : chaque contingent arrive avec des radios qui ne peuvent pas communiquer avec celles des autres, les véhicules de combat sont de douze types différents et il est impossible de se prêter des pièces de rechange. Les gens comprennent rapidement qu'il devient de plus en plus nécessaire de mutualiser les moyens et de mettre les ressources en commun pour augmenter les capacités. Ce à quoi vient s'ajouter une logique économique : il faut que la base industrielle et technologique suive. Si les pays membres sont prêts à prendre les décisions que leur proposera l'Agence comme un moyen de résoudre un problème qu'ils ont déjà identifié, ce sera un succès. Inversement, s'ils ne sont pas prêts à accepter ces décisions ni disposés à dépenser leur argent d'une façon assez différente de ce dont chacun d'eux avait jusqu'à présent l'habitude, ce sera un échec. Tel est l'enjeu auquel est confrontée l'AED.

M. Hugues Martin a relevé que le budget de recherche de l'Agence était quasiment nul à l'échelle de l'Europe. Peut-on envisager la création d'antennes extérieures ? À Bordeaux existe par exemple un bassin de très haute technologie dans le domaine militaire, spatial et de défense. Peut-on imaginer y trouver un jour une antenne extérieure de l'AED, et dans quelles conditions ?

M. Nick Witney a regretté de ne pas connaître plus précisément l'avenir de l'Agence : on en saura davantage lorsque, à la fin de l'année, les Etats se seront mis d'accord sur un profil financier de trois ans. Quoi qu'il en soit, il ne paraît pas vraisemblable, dans un avenir immédiat, que l'Agence crée des sortes d'ambassades dans les différents pays. L'AED travaille d'ores et déjà en étroite concertation avec le Conseil et les états-majors. C'est encore une petite structure - elle sera un peu plus grande l'année prochaine - et il faudra convaincre les États participants d'apporter de l'argent en leur expliquant que leurs budgets militaires seront ainsi mieux dépensés que s'ils l'étaient individuellement et en leur démontrant que l'Agence en a bien la capacité.

M. Jean Michel a remarqué que la création de l'Agence ne remonte qu'à juillet 2004 et qu'elle a déjà eu un prédécesseur avec l'organisation conjointe de coopération en matière d'armement (OCCAR). Quelles relations entretiennent les deux organismes ? La disparition de l'OCCAR est-elle prévue à plus ou moins long terme ? Est-elle sous la tutelle de l'AED ?

L'Agence a pour principale fonction de développer les capacités et de promouvoir les coopérations. Mais nulle part il n'est indiqué qu'elle serait compétente pour éventuellement proposer et déterminer des orientations en matière de capacités ou de recherche européennes. Peut-on imaginer que son champ d'action s'étende dans cette direction ?

Enfin, l'Agence dépendant directement des chefs d'État et de gouvernement, quelles sont ses relations avec la Commission européenne, qui, semble-t-il, participe aux travaux ?

M. Nick Witney a admis que, après avoir fêté son premier anniversaire, l'AED devait très vite prouver qu'elle est devenue totalement opérationnelle - le chef de l'Agence n'a du reste pas manqué de presser dans ce sens son directeur général. L'OCCAR est un organisme complémentaire et il n'est pas besoin de l'absorber au sein de l'AED. Peut-être pourrait-il à terme devenir une partie de l'AED, mais rien ne presse. Le rôle de l'OCCAR est de gérer les programmes et il faut prendre le temps d'établir de nouvelles collaborations.

L'Agence dispose d'un directeur des R & T très compétent en la personne d'un Français issu de la DGA. L'UEO s'était déjà investie dans ce domaine. Il est possible de reprendre tout cet acquis en le restructurant autour des priorités sur lesquelles les États membres avaient déjà mis l'accent, dans le cadre d'une approche de type PP 30. Quant à la Commission européenne, elle participe au comité directeur, mais sans droit de vote. Les rapports entre l'Agence et la Commission sont très constructifs et très loin des batailles stériles qui sévissent parfois à Bruxelles. L'AED cherchant à ouvrir le marché européen de la défense, la Commission soutient ses efforts tant au niveau du travail d'élaboration des directives qu'au niveau intergouvernemental. Elle voit parfaitement qu'il s'agit d'un domaine dans lequel il est possible de collaborer. Le secteur de la recherche a déjà fait l'objet de propositions - avec 500 millions d'euros proposés pour un programme de recherche dans le domaine de la sécurité. Les choses prennent forme, des groupes de collaboration sont organisés. Le but est de couvrir toutes les zones où demeurent des lacunes en développant les complémentarités dans les domaines de la sécurité et de la défense.

Le président Guy Teissier a rappelé à ce propos que la Commission de la défense recevra le 21 juin le général Nazzareno Cardinali, directeur de l'OCCAR.

Il a indiqué que lors de la visite, la semaine précédente, du commandement de la force d'action terrestre à Lille, il s'était fait présenter le nouvel état-major du corps de réaction rapide-France, calibré sur le modèle de l'OTAN. Les systèmes d'information et de commandement (SIC) y tiennent désormais une place prépondérante. Pourraient-ils être applicables à l'ensemble de l'Union européenne afin d'aboutir à un système commun ?

M. Nick Witney a expliqué que chaque pays tient à pouvoir communiquer en toute interopérabilité. Tout état-major doit pouvoir disposer d'un système C3I fiable au niveau national, au niveau européen et au niveau de l'OTAN, autrement dit capable d'utiliser tous les réseaux. C'est l'actuelle orientation de la technologie : l'objectif est de s'appuyer sur les nouvelles radios logicielles et les nouveaux systèmes technologiques pour parvenir à une totale interopérabilité. L'enjeu au plan industriel et commercial de ces nouvelles technologies est immense et il va falloir rapidement développer des normes internationales dans ce domaine. Les Américains l'ont déjà compris ; l'Europe n'a pas encore suffisamment mis l'accent sur l'interopérabilité, alors qu'elle a incontestablement une carte à jouer sur le plan commercial et industriel. La technologie lui offre enfin l'opportunité de pouvoir utiliser ces nouveaux modes de communication, à l'exemple de l'état-major de Lille.

Le président Guy Teissier a conclu cet échange en remerciant M. Witney de sa présence et surtout de la pertinence de ses réponses et de ses éclairages. La commission de la défense espère beaucoup de l'AED pour avoir compris, au cours de ses déplacements dans les pays européens, à quel point les phénomènes de concurrence nationale restaient vifs. Sans doute faudra-t-il beaucoup de courage, et aussi un peu de temps, pour dépasser toutes les ambitions nationales.

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