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COMMISSION de la DÉFENSE NATIONALE et des FORCES ARMÉES

COMPTE RENDU N° 26

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 28 février 2006
(Séance de 16 heures 30)

Présidence de M. Guy Teissier, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Alain Juillet, haut responsable chargé de l'intelligence économique

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Audition de M. Alain Juillet, haut responsable chargé de l'intelligence économique

La commission de la défense nationale et des forces armées a entendu M. Alain Juillet, haut responsable chargé de l'intelligence économique.

Le président Guy Teissier a rappelé que la commission avait abordé à plusieurs reprises la question de l'intelligence économique dans les échanges de défense, notamment, en 2005, à l'occasion de l'examen du rapport d'information de MM. Jean Michel et Bernard Deflesselles sur la participation de capitaux étrangers aux industries européennes d'armement. Le Premier ministre a souhaité, le 31 janvier dernier, que les entreprises se dotent d'une vraie politique d'intelligence économique. De fait, des dispositifs importants ont déjà été initiés, comme le mécanisme financier de soutien aux PME high-tech. L'équipe entourant le haut responsable vient de s'étoffer et traite actuellement de dossiers comme le fichier des PME sensibles et le renforcement du secret des affaires.

M. Alain Juillet a noté que l'intelligence économique n'était pas une nouveauté. Notion débattue en France depuis 1994 ou 1995, ses techniques sont de fait pratiquées depuis fort longtemps. Les Vénitiens, à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance, travaillaient déjà selon les principes de l'intelligence économique : ils possédaient des comptoirs dans tous les ports de Méditerranée ; leurs bateaux servaient de support à l'information ; leurs capitaines rendaient compte au Palais des Doges et repartaient après avoir pris connaissance d'une synthèse de situation, sorte de feuille de route leur indiquant ce qu'ils allaient rencontrer, ce qu'ils devaient acheter et comment ils devaient négocier, qui leur donnait un avantage concurrentiel majeur. Les Britanniques ont agi de même, dans leur empire, pendant près de cinq cents ans. Les Japonais ont adopté le système après la Seconde Guerre mondiale et les Américains l'ont généralisé depuis 1985.

Depuis cinq ou dix ans, dans le contexte de la mondialisation, la méthode est devenue indispensable. Dans un marché mondialisé, les entreprises ont des opportunités partout ; mais encore faut-il connaître les attentes des consommateurs, ce qui requiert l'usage des technologies de la communication et de l'information permettant de traiter très rapidement des milliards de données et d'interpréter les « signaux faibles » qui apparaissent. L'acteur économique qui n'y a pas accès est condamné à travailler avec une vision locale ou régionale des problèmes alors que ses concurrents en auront une connaissance pratiquement universelle. Il ne faut pas oublier qu'Internet, à l'origine, était un système militaire. En Irak, chaque section de l'armée américaine est désormais équipée d'un micro-ordinateur lui permettant de se localiser et de tout connaître du village où elle se trouve, ce qui bouleverse les techniques de combat en milieu urbain. Ce network centric warfare tend à être transposé dans le civil afin d'y rendre également le combat asymétrique : celui qui domine par l'information a gagné d'avance. Malheur à celui qui n'applique pas ces méthodes car il perd toute chance de sortir vainqueur d'une négociation de contrat ou de fournir le produit attendu par son client potentiel.

La concurrence actuelle est sans précédent, au point que certains la qualifient, peut-être improprement, de « guerre économique ». Tous les pays pauvres ou émergents, traditionnellement simples fournisseurs de matières premières, ont la volonté de devenir des acteurs à part entière et la croissance du « gâteau » mondial n'est plus suffisante pour contenter tout le monde. Pour prendre une part supplémentaire, il faut l'arracher à ses concurrents, ce qui rend la compétition acharnée. Cela bouleverse les règles du jeu car chaque pays détient un avantage concurrentiel majeur : les pays pauvres ont un atout considérable en matière de coût de main-d'œuvre tandis que les pays développés ont l'avantage en ce qui concerne l'innovation, la créativité, le savoir-faire. Les Américains l'ont très bien compris et ont mis en place des structures d'intelligence économique dès 1985, dans un esprit de partenariat public-privé, en incitant les entreprises à s'organiser et en utilisant toutes les ressources de l'Etat pour l'obtention de contrats clés. Pourquoi la France a-t-elle perdu les contrats Rafale en Corée, à Singapour, probablement en Arabie Saoudite et ailleurs ? Si elle n'utilise pas des moyens aussi agressifs que ses concurrents, elle n'a évidemment aucune chance de l'emporter.

En France, un premier rapport sur l'intelligence économique a été rédigé, en 1994, par une équipe constituée autour d'Henri Martre, puis un deuxième, en 2002, par le député Bernard Carayon, à la demande du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, et c'est à la suite de ce rapport qu'a été créée la mission interministérielle, rattachée au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN). Depuis lors, la France se dote d'une politique d'intelligence économique, dont la première finalité est de sensibiliser les entreprises françaises : celles-ci doivent prendre conscience que ces nouvelles méthodes sont indispensable à leur survie. Les entreprises du CAC 40 disposent déjà toutes d'une organisation spécifique et les entreprises de plus de 500 salariés ont les moyens de recruter un professionnel ou de passer un contrat avec un cabinet spécialisé. Les entreprises qui posent problème sont les 2,3 millions de PME, PMI, très petites entreprises et industries (TPE-TPI). Il faut arriver à les convaincre que l'intelligence économique peut leur être utile. Ce n'est pas facile dans certains secteurs a priori peu menacés, jusqu'au jour où, par exemple, les Chinois rachètent des coopératives de tomates et deviennent les leaders français du marché.

L'intelligence économique n'est pas un combat pour la haute technologie mais pour l'ensemble des activités industrielles et techniques françaises. L'Etat doit donc se mobiliser en apportant un appui aux petites entreprises mais aussi en favorisant le partenariat au travers des conseils régionaux, des conseils généraux, des chambres de commerce et d'industrie et des fédérations professionnelles.

Il n'est pas toujours facile d'avancer, d'autant que l'intelligence économique suppose le partage des informations. Le vieux principe français selon lequel celui qui a une information détient le pouvoir ne signifie plus rien parce que, dans un monde marqué par la surabondance des informations, l'important est de les recouper pour en extraire l'essentiel et le diffuser, ce qui suppose un travail en réseau. Mais cette version est étrangère à la culture judéo-chrétienne du sud de l'Europe. Les universités anglo-saxonnes n'ont pas de major de promotion ; elles ne récompensent pas les individus mais les groupes. Il est donc plus difficile aux Européens de mettre en œuvre l'intelligence économique, hormis les Anglais et les Scandinaves, pour lesquels c'est une seconde nature.

L'Etat doit mener un travail de fond d'appui aux entreprises et de défense des entreprises. Le jeu des négociations de contrats consiste à essayer de durcir la compétition et à faire en sorte qu'elle ne se passe pas à armes égales, par des normes, des lois, des pressions ou des aides. Si les Américains cherchent à contrôler les domaines Internet, ce n'est pas pour les conserver mais pour savoir qui est derrière chaque site. De même, la France doit trouver des formules pour se protéger face à des concurrents qui se battent beaucoup mieux qu'elle. Les lois Sarbanes-Oxley et Exon-Florio, que l'on peut qualifier de léonines, seraient impensables en Europe mais les entreprises étrangères doivent s'y plier lorsqu'elles veulent travailler aux Etats-Unis. N'importe qui a le droit d'acheter une entreprise américaine mais, si le Président des Etats-Unis décrète que celle-ci est très sensible pour la sécurité nationale, tous ses dirigeants devront être américains tandis que le propriétaire n'aura pas son mot à dire sur la politique d'investissements et ne pourra même pas entrer dans ses laboratoires. Les Britanniques procèdent sensiblement de la même façon, Thales France n'ayant pas accès aux laboratoires de Racal, pourtant sa propre filiale. Il conviendrait que l'Europe instaure certaines règles de protection minimale.

Les entreprises françaises doivent aussi avoir les moyens de se montrer offensives dans leur expansion internationale, en tirant partie de leurs capacités, sans pour autant qu'il s'agisse d'espionnage. La France est sans doute l'un des pays où l'administration dispose du maximum d'informations sur l'actualité économique mondiale mais celles-ci ne sont pas mutualisées : chaque ministère, chaque service dispose de ses propres banques de données et toute la difficulté consiste à les mettre en commun, à créer un portail commun.

M. Juillet a précisé qu'il était entouré d'une petite équipe : pendant deux ans, le service a employé sept personnes, quatre hauts fonctionnaires et trois secrétaires. Il vient de doubler ses effectifs pour passer à quatorze agents, ce qui reste peu pour impulser et coordonner une politique interministérielle. L'équipe travaille en effet avec onze ministères, dont les représentants se réunissent tous les quinze jours et suscite des groupes de travail, fonctionnant comme des task forces, avec des objectifs et des délais. Ses actions peuvent consister à créer une fédération professionnelle, à réfléchir sur des projets de loi ou à mener des négociations avec nos partenaires européens.

Le président Guy Teissier a souhaité savoir si les entreprises d'armement françaises, souvent à la pointe de la technologie, portaient une attention suffisante à l'intelligence économique. Que faut-il penser des transferts de technologie, présentés comme indispensables pour faire pièce à la concurrence américaine et gagner des marchés à l'exportation ? Où en est la procédure de mise en place de fonds particuliers destinés à venir en aide aux entreprises d'armement françaises et à éviter leur prise de contrôle par des capitaux étrangers ?

M. Alain Juillet a souligné que la France perdait régulièrement des contrats, en dépit d'une technique unanimement reconnue, à cause d'un manque d'informations. Dans tous les secteurs, armement compris, un contrat ne s'obtient pas uniquement grâce à la seule technique. Il faut également avoir une stratégie de communication et anticiper les contre-manœuvres des concurrents. Dans ce domaine, les Français sont défaillants et souvent naïfs. La corruption n'est pas de leur fait contrairement aux allégations récurrentes de nos concurrents. Et elle peut avancer masquée. Ainsi, lorsqu'un pays signataire de la Convention de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) s'allie avec un pays non-signataire, c'est ce dernier qui aidera grandement à la négociation... Pour avoir une chance de gagner, il faut chercher à se battre à armes égales.

Lorsque Airbus Industries effectue un transfert de technologie, on pense immédiatement que les Chinois, dans cinq ans, fabriqueront leur propre Airbus car ils sont très efficaces. Le type d'appareil concerné est certes en fin de cycle, encore faut-il que la nouvelle génération voie le jour dans cinq ans ! Les transferts de technologie deviennent incontournables, et pas uniquement dans le secteur de l'armement, car, pour les pays émergents, c'est une manière efficace de rattraper les nations les plus avancées. De fait, le pays ou la société qui en bénéficie met très vite sur le marché des produits similaires et cela conduit bel et bien à un appauvrissement pour le pays d'origine. Quelle est la limite à ne pas dépasser ? D'un côté, l'industriel a la volonté de se développer et de créer de la valeur. De l'autre, l'Etat a le souci de sauvegarder la pérennité des activités nationales. Les Américains, en la matière, sont très durs, même si les règles strictes posées par le Sénat sont parfois contournées par des transferts de technologies au bénéfice de pays tiers, qui ensuite en font bénéficier un pays émergent. Il est crucial de définir une vraie politique française et européenne permettant de fixer des seuils, tout transfert de technologie peut être une forme d'appauvrissement.

Les grandes entreprises subissent des tentatives de rachat ou de fusion, couronnées ou non de succès, mais la situation est surtout inquiétante pour les petites entreprises. En France, dans le secteur des hautes technologies, en particulier de l'armement, il est assez facile de créer une entreprise, mais les difficultés financières surgissent quelques années après, quand elle a consommé son capital de départ : soit elle n'a pas terminé la mise au point du produit, soit les commandes ne sont pas arrivées, soit, pire encore, les marchandises produites n'ont pas été payées - les grosses entreprises et surtout l'Etat ont la fâcheuse habitude de régler avec retard et les banques françaises ne prêtent pas à des conditions normales à une société qui n'a pas trois ans de résultats positifs. Lorsqu'une entreprise ne parvient plus à obtenir des crédits, des fonds d'investissements technologiques étrangers, souvent américains ou indiens, qui l'ont parfaitement identifiée, la démarchent pour y investir, en prendre progressivement le contrôle et rapatrier les technologies. Il ne se passe pas de semaine sans une, deux ou trois opérations de ce type. Des fonds d'investissements, associant la Caisse des dépôts et consignations et des investisseurs privés, sont en cours de constitution pour accompagner les petites entreprises pendant cette phase difficile, comme dans les pays anglo-saxons. Leur création devrait être officialisée d'ici quelques semaines ou quelques mois, et ce d'autant plus facilement que le Président de la République a souhaité que l'accent soit mis sur les fonds d'investissements pour PME.

M. Jean-Michel Boucheron, après avoir rappelé qu'il avait soutenu la création de la fonction du haut responsable, a demandé si les moyens financiers qui lui étaient alloués étaient suffisants. Quelle est sa puissance centralisatrice ? A-t-il les moyens juridiques de coordonner l'action de la nébuleuse des services ministériels et administratifs touchant de près ou de loin à l'intelligence économique ? L'action du réseau des ambassades est-elle en la matière satisfaisante ? Enfin, peut-on imputer l'échec de la candidature de Paris à l'organisation des Jeux olympiques à un manque d'utilisation des moyens de l'intelligence économique ?

M. René Galy-Dejean a estimé que, pour provoquer la révolution culturelle attendue, l'Etat devait donner des impulsions et prendre des initiatives. Dans cet esprit, il pourrait être envisagé d'associer le haut responsable chargé de l'intelligence économique au Conseil de défense.

Sur le plan défensif, quel ministère est susceptible de présenter un projet de loi sur la garantie du secret dans les entreprises ? Sur le plan offensif, où sont les troupes dont le haut responsable dispose ? En a-t-il la maîtrise ? Quels seraient les moyens nécessaires pour qu'il devienne le « chef  d'état-major » de l'intelligence économique ?

M. Alain Juillet a précisé qu'il travaillait avec onze ministères, chacun d'entre eux ayant pour mission de décliner les décisions et les recommandations prises collectivement. En pratique, si la structure devenait trop importante, l'administration pourrait se bloquer : il faut ne pas être trop grand pour ne pas faire peur, mais l'être suffisamment pour avoir une capacité d'influence. Sa taille modeste lui a permis d'avancer en inspirant confiance aux administrations. L'immense majorité des ministères collaborent et constituent autant de relais pour obtenir des résultats. La douzaine de groupes de travail permet d'associer les différents représentants des ministères, qui défendent les intérêts de leur administration mais s'efforcent aussi d'avancer de concert en définissant une doctrine et en la mettant en œuvre. Tout n'est pas parfait mais, globalement, ce qui a déjà été accompli dépasse les espérances initiales. Sur le plan financier, le haut responsable n'a pas de moyens ou presque. Toutefois, lorsqu'il prescrit une action à un ministère, c'est ce dernier qui en assume les frais. Il faudra progressivement lui accorder davantage de moyens pour acquérir des informations et avoir accès à des banques de données. Toutefois, les moyens ne font pas la stratégie. Ils doivent être fixés en fonction de cette dernière et utilisés de façon optimale, en tirant parti de toutes les ressources.

Vu l'ampleur des problèmes soulevés par l'intelligence économique, certains ministères ont créé un poste de délégué à l'intelligence économique. La tâche du haut responsable s'en est trouvée considérablement facilitée mais ces délégués ne doivent pas jouer un rôle de filtre. Avec le ministère de l'intérieur, mais aussi avec ceux de l'économie et des finances ou des affaires étrangères, ce système fonctionne remarquablement.

Les ambassadeurs français ne sont guère formés aux problématiques économiques, même si certains y sont très sensibles. La création de comités d'intelligence économique a été encouragée au sein des ambassades : l'ambassadeur réunit régulièrement l'attaché de défense, le représentant de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et le chef de la mission économique pour faire le point sur tous les grands contrats en négociation dans le pays et il adresse un télégramme diplomatique au Quai d'Orsay synthétisant ces informations. Ce mouvement pour ouvrir les ambassades à l'économie est renforcé par le fait que les jeunes diplomates, de même que les préfets, avant de rejoindre leur poste, reçoivent désormais une formation à l'intelligence économique. Les ambassadeurs commencent à se rendre compte du rôle qu'ils peuvent jouer mais sont souvent court-circuités par les grandes entreprises, qui ne viennent les trouver que lorsqu'elles ont perdu un contrat. Les Anglais, eux, rendent compte à chaque stade des négociations : l'ambassadeur est en permanence au courant de tout ce qui se passe - la France en est loin, en particulier pour les contrats d'armement.

Pour l'attribution des Jeux olympiques, la France a eu affaire aux meilleurs spécialistes de l'intelligence économique : les Anglais. Tony Blair et son épouse ont reçu à Singapour les trente-quatre ou trente-cinq membres du Comité international olympique (CIO) indécis et leurs conjoints, et ils étaient remarquablement informés sur le profil de chacun d'entre eux. Pendant ce temps, les représentants français se perdaient en discours politiques et avaient déjà perdu la bataille.

Une révolution culturelle est effectivement nécessaire : un effort considérable doit être entrepris en matière de formation initiale et continue pour faire changer les mentalités. La jeune génération a un esprit différent, elle est mieux préparée, mais il reste beaucoup à faire, surtout pour apprendre à travailler en commun, en réseau, afin de partager l'information. Si les premiers ministres successifs ont pris la décision de développer l'intelligence économique, c'est que l'Etat doit donner l'impulsion, lancer une dynamique. Les entreprises françaises, contrairement à celles d'autres pays, ne se sont guère mobilisées, hormis les plus grandes. L'Etat est le seul à pouvoir initier ce mouvement mais celui-ci n'aboutira que si les entreprises s'approprient la démarche.

Le concept de l'intelligence économique doit être perçu à tous les niveaux de l'Etat. Il importe d'avoir l'esprit ouvert sur les autres et sur le monde, de s'inspirer de ce qui se fait ailleurs.

S'agissant du secret des affaires, la France est vraiment défaillante. C'est l'un des deux seuls pays d'Europe où les entreprises non cotées sont obligées de publier leurs résultats au greffe du tribunal de commerce. N'importe qui peut donc prendre connaissance de leur compte de résultat ou de leur bilan, ce qui les rend vulnérables face aux concurrents qui souhaitent les racheter. Au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Allemagne, au Japon, en Chine ou en Russie, quiconque chercherait ces informations serait poursuivi pour espionnage ! Par ailleurs, la France ayant signé la convention anti-corruption de l'OCDE, en cas de plainte, le juge est obligé d'instruire le dossier et de se procurer le contrat incriminé. En réalité, la défense se moque de la procédure mais s'empresse de prendre connaissance du contrat et de donner à son client les informations nécessaires pour emporter l'affaire - cela vient de se passer dans le cadre d'une transaction au Nigeria. Quant à la procédure américaine de discovery, elle constitue un abus de droit caractérisé : sous prétexte de lutte contre le financement du terrorisme, les sociétés françaises cotées à la bourse de New York doivent fournir à la commission des opérations de bourses américaine, la Security and Exchange Commission (SEC), toutes les informations sur les opérations qu'elles ont conduites dans l'année. Il existe de fortes présomptions quant à l'utilisation de ces données à d'autres fins. Dans l'environnement actuel, le problème du secret des affaires devient majeur. Pour justifier la mise sur pied de leur système d'écoute Echelon, les Américains ont argué que les sociétés des pays alliés utilisaient tous les moyens de corruption pour les battre dans la négociation des grands contrats à l'étranger et que les écoutes étaient nécessaires pour empêcher cette corruption. En réalité, le pays le plus corrupteur des grands pays occidentaux reste sans doute les Etats-Unis par utilisation systématique de pressions asymétriques.

Le haut responsable a peu de troupes mais ce sont des spécialistes et les ministères, tant qu'ils coopèrent pleinement et jouent le rôle de relais. Le fonctionnement interministériel, sous l'autorité du Premier ministre, est le moyen de s'imposer réellement.

M. Jérôme Rivière a relevé que les Etats-Unis ne pouvaient être considérés comme un pays libéral car ils ont érigé des barrières très puissantes à leurs frontières. Il a estimé que la nouvelle structure autour du haut responsable ne devait pas être une nouvelle administration mais un lieu d'autorité, disposant d'une capacité d'influence. Il s'est ensuite interrogé sur les rapports que le haut responsable entretient avec l'Agence européenne de défense (AED).

Il a par ailleurs demandé si le Joint Strike Fighter (JSF) était un cas isolé ou s'il préfigurait une méthode de captation systématique, le plus en amont possible, de l'effort de recherche aéronautique européen par les Etats-Unis.

M. Gilbert Le Bris, après avoir présenté les excuses de M. Jean Michel pour son absence, a demandé si le haut responsable pouvait transmettre des notes sur les points de blocage qu'il rencontrait et quels en étaient alors les destinataires. Par ailleurs, comment distinguer la rumeur des réalités en ce qui concerne les écoutes ?

M. Alain Juillet a estimé que les Américains étaient entrés dans le post-libéralisme. Après les attentats de New York, les dirigeants politiques ont tiré parti du choc psychologique considérable pour durcir leurs dispositifs. Le libéralisme part du principe selon lequel les échanges s'équilibrent naturellement. Les Américains ne peuvent s'en satisfaire et ont donc changé les règles du jeu, notamment grâce au Homeland Security Act. La réglementation conserve un volet libéral mais toute une partie est dirigiste, à commencer par l'écoute des citoyens.

Si la structure en charge de l'intelligence économique donne l'impression qu'une nouvelle administration se crée, l'échec est couru d'avance. La diversité d'origine des hauts fonctionnaires qui y travaillent doit permettre de mieux faire comprendre la démarche engagée.

Le niveau de développement de l'intelligence économique est très variable selon les pays. La Grande-Bretagne est bien organisée, avec le très efficace dispositif public-privé Global Watch, et elle n'est pas portée à une coopération européenne accrue en la matière. Le haut responsable travaille avec l'Allemagne mais, le système économique de ce pays étant bâti autour des Länder, une conception centralisée y est impossible. L'intelligence économique doit être déclinée dans chacun des Länder et passe davantage par les entreprises. L'Espagne découvre l'intelligence économique. L'Italie n'en parle guère, même si des instituts prennent le problème à bras-le-corps. Les pays scandinaves, en particulier la Finlande et la Suède, sont très en pointe. Dans certains nouveaux Etats membres de l'Union européenne, il existe une forme de confusion puisque certains responsables appartiennent aux services de renseignement. Il est vrai que l'intelligence économique comprend aussi du renseignement économique, il ne faut pas se le cacher : 60 % du travail du MI6 britannique concerne le renseignement économique ; pour la CIA, cette part atteint 50 %, contre 5 % en France. Les liens avec l'AED se nouent par le biais du conseil économique de la défense, créé par le ministre de la défense. L'AED s'intéresse à l'intelligence économique mais doit également faire face à de nombreux problèmes dans sa phase de mise en place.

Le JSF/F 35 n'est malheureusement pas un cas isolé. Les fabricants de matériaux composites français sous-traitants d'Airbus ont travaillé pour le 7E7 de Boeing et il faut espérer que l'entreprise américaine, lorsque ses volumes de production se développeront, ne leur interdira pas de livrer tout autre client. Quant aux American Presence Posts, présents dans les grandes villes de France et d'ailleurs, ils ont pour mission de recueillir toutes les informations concernant les entreprises performantes de la région de façon à orienter les sociétés américaines qui recherchent des fournisseurs.

Le haut responsable rend compte au cabinet du Premier ministre et rencontre régulièrement les directeurs de cabinet des onze ministères concernés. Le comité de direction de l'intelligence économique se réunit deux fois par an, avec ces directeurs de cabinet, de façon à faire le point sur le semestre passé et à programmer des actions pour le semestre suivant, l'ensemble des conclusions ayant le statut de décision interministérielle.

La rumeur - que l'on nomme aussi désinformation, influence ou contre-influence - est désormais un élément important de ce que l'on peut appeler le monde virtuel. L'affaire du Clemenceau est emblématique à cet égard. Les Américains viennent de désamianter un porte-avions et de le couler à Pearl Harbor, mais aucune ONG n'a émis la moindre critique. Sur le chantier où devait être démantelé le Clemenceau, un très gros vaisseau de transport de troupes britannique, le Sir Galahad, amianté comme tous les bâtiments de guerre, est en train d'être découpé mais les militants de Greenpeace n'ont pas protesté lorsqu'il est passé par le canal de Suez. Pour se défendre contre les opérations de désinformation, il faut employer des techniques d'intelligence économique et avoir préparé sa contre-attaque. Le seul moyen pour arrêter une rumeur avant qu'elle ne se propage définitivement sur les moteurs de recherche d'Internet, c'est de la contrer dans les minutes qui suivent son lancement en contrebalançant l'article défavorable par un article favorable, ce qui requiert une préparation et une surveillance. En l'espèce, ceux qui ont mené l'affaire du Clemenceau n'ont absolument pas tenu compte de la désinformation. Cela concerne aussi les opérations civiles : il y a un mois, personne ne connaissait M. Lakshmi Mittal ; aujourd'hui, nul ne peut ignorer sa campagne de promotion dans la presse.

M. Philippe Folliot a remercié M. Alain Juillet pour sa leçon de réalisme. Il a remarqué que l'expression « intelligence économique » était incomprise par nombre de petites entreprises et s'est demandé si une traduction plus compréhensible n'aurait pas été préférable. La France aura gagné la bataille le jour où tout le monde fera de l'intelligence économique sans en parler.

M. Michel Voisin a relaté que, ayant exercé la profession d'expert-comptable pendant trente-cinq ans, il disposait des comptes des entreprises concurrentes tout en étant obligé, en qualité de commissaire aux comptes, de faire publier les comptes de ses clients. La grande distribution connaissant les marges des entreprises agroalimentaires, elle les pressure, à tel point qu'il vaut parfois mieux payer l'amende plutôt que de publier ses comptes. Quelles professions se satisfont de cette réglementation ?

Enfin, il s'est enquis de l'implication du haut responsable dans les affaires civilo-militaires.

M. Alain Juillet a jugé que le travail réalisé par les Américains et les Britanniques était remarquable. L'objectif doit être de devenir aussi efficace qu'eux, voire davantage, le plus vite possible. Dans ce monde si concurrentiel, il faut sortir de l'angélisme. Les pays du tiers-monde par exemple, utiliseront tous les moyens, des échanges d'étudiants aux transferts de technologies, pour devenir plus performants. Il convient donc de s'améliorer en permanence, car désormais aucune situation n'est acquise.

Personne ne comprend ce que signifie l'intelligence économique car ce concept n'est pas français. Les Britanniques parlent de business intelligence, renseignement des affaires, les Américains de competitive intelligence, renseignement concurrentiel. Compte tenu de la connotation en France du mot « renseignement », Henri Martre a préféré la formule « intelligence économique ». C'est très satisfaisant intellectuellement mais désastreux en pratique. Dix ans après, il est pourtant difficile d'en changer. Mais tout le monde se rend compte que cette activité est parfaitement légale et nécessaire. Du coup, les esprits changent et cela contribuera peut-être également à donner au renseignement, à terme, l'honorabilité qu'il mérite.

Les acheteurs de la grande distribution disposent des bilans des entreprises agroalimentaires et exigent une augmentation de leurs marges lorsqu'ils estiment que les profits de leur fournisseur sont trop élevés. La réforme se heurte à certaines réticences de l'administration, qui craint un accès plus difficile aux informations, alors même que les fichiers de la Banque de France et des services fiscaux sont très complets. Quant aux greffiers de tribunaux de commerce, ils y perdraient beaucoup. La plupart des entreprises, quelle que soit leur taille, externalisent une partie croissante de leurs activités, notamment dans le domaine des ressources humaines, ce qui ne garantit pas la sécurité des données personnelles. Les compagnies de réassurance, étrangères à 95 %, reçoivent l'intégralité des dossiers que leur envoient les courtiers en assurance, dossiers pouvant contenir des données très sensibles. Il devrait être interdit aux courtiers d'envoyer de tels documents à l'étranger et d'en limiter l'accès, surtout si l'on note que le Homeland Security Act prévoit que les services de sécurité américains, au nom de la lutte antiterroriste, peuvent perquisitionner toute entreprise sans autorisation d'un juge. Le processus d'externalisation menace le secret des entreprises et le secret personnel. Le problème se pose également avec les dossiers médicaux, dont l'utilisation malveillante par certains services peut être très inquiétante. L'intelligence économique a aussi pour fonction d'appeler l'attention sur ce type de dangers et, sans tomber dans un excès de sécurisation ridicule, il faudra en tenir compte sur le plan législatif.

Le haut responsable ne s'implique pas pour le moment dans les affaires civilo-militaires mais il est temps que tous les spécialistes analysent de concert les raisons de l'échec des gestions de sorties de crise.

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