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COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES,
DE L’ENVIRONNEMENT ET DU TERRITOIRE

Mercredi 17 janvier 2007

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 19

Présidence de M. Jean Proriol,
Vice-président

 

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– Désignation d’un rapporteur et examen de la proposition de loi de M. Jacques Desallangre tendant à lutter contre les délocalisations et favoriser l’emploi (n° 3559)


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La Commission a désigné M. Jacques Desallangre rapporteur sur sa proposition de loi tendant à lutter contre les délocalisations et favoriser l’emploi (n° 3359) et a ensuite examiné cette proposition.

M. Jacques Desallangre, rapporteur, a indiqué que le groupe communiste et républicain était convaincu de la nécessité de trouver une solution législative permettant de combattre le dumping social et fiscal et le recours abusif à la notion de licenciement économique et rappelé que le dépôt de cette proposition de loi était loin d’être la seule initiative prise en ce sens. L’affaire Wolber-Michelin, qui s’était traduite par l’annonce concomitante de la suppression de 7500 postes et d’une hausse de 20 % du bénéfice semestriel du groupe puis d’une envolée de 12 % du cours en bourse, avait conduit au dépôt d’une première proposition de loi en 1999, relayé par des amendements tout au long de la législature. Une nouvelle version de cette proposition de loi avait été déposée en 2003.

Dans notre pays, quels que soient la conjoncture économique et les résultats des entreprises, le feuilleton des plans sociaux se poursuit sans relâche, laissant de plus en plus de personnes sur le bord de la route. Le quotidien « l’Humanité » a publié le 30 octobre dernier une carte de France évoquant 20 000 emplois menacés et 25 000 autres supprimés. 53 départements y figuraient, dans des secteurs très divers allant de la lingerie aux assurances. Le dernier rapport du Conseil d’Analyse Stratégique révèle par ailleurs que la proportion de titulaires d’un emploi stable chez les moins de 25 ans a reculé de 70 % en 1977 à 55 % aujourd’hui.

Dans cette tourmente, un processus a pris une importance croissante et profondément choqué nos concitoyens, par sa brutalité : il s’agit des délocalisations qui conduisent des entreprises à déménager leur outil de production dans des pays à bas salaires. Si certains membres du gouvernement ont parfois été amenés à utiliser l’expression de « patrons voyous », rien n’a cependant été fait pour combattre de telles attitudes. Ce phénomène, ignoré avec obstination par les économistes, est le résultat d’une course effrénée au moins-disant social et fiscal désormais réalisée à l’échelle planétaire et pour chaque segment de la chaîne de la production. Des pièces d’usinage pour l’automobile peuvent être réalisées en République Tchèque, assemblées en Chine, pour finalement être vendues en France, tandis que la comptabilité et l’informatique de l’entreprise ont été externalisés en Inde. Ainsi apparaissent des « entreprises sans usine ».

Plutôt que de démissionner face à une supposée fatalité économique, les responsables politiques doivent savoir prendre des mesures courageuses. « Subir ou réagir ? », tel est d’ailleurs le titre du rapport fait par Mme Chantal Brunel au nom de la mission d’information sur les délocalisations créée par la Commission des affaires économiques mais aucun texte figurant dans l’ordre du jour du Parlement ne permet de prendre à bras-le-corps ce problème. Ce qu’attendent aujourd’hui les salariés menacés dans leur emploi, ce n’est pas une compassion hypocrite ou des effets d’annonce, mais de véritables mesures, ce qui motive le dépôt par le groupe des députés communistes et républicains d’une proposition de loi tendant à lutter contre les délocalisations et à favoriser l’emploi .

L’impact des délocalisations reste à ce jour largement sous-estimé, en l’absence d’indicateurs statistiques fiables. Les études économiques disponibles à jour s’appuient en outre sur une définition très restrictive et peu réaliste des délocalisations comme fermeture d’une usine suivie de sa réouverture à l’étranger en vue de la réimportation de biens à moindre coût pour en conclure que le phénomène est marginal. Or, délocaliser, cela peut être aussi sous-traiter une partie de son activité à l’étranger.

Une étude de l’INSEE retient une définition plus large et avance le chiffre global de 95 000 emplois supprimés en France entre 1995 et 2001. Mais cette étude se base sur une période de référence ancienne et reste particulièrement lacunaire : elle exclut tout le champ des services, de même que les délocalisations en Asie de productions destinées à d’autres pays occidentaux que la France. Elle laisse aussi pendante la question des « non-localisations », qui n’est pas anodine quand on voit par exemple les projets d’Axa, entreprise prétendument citoyenne, visant à compenser le tiers des départs à la retraite d’ici 2012 par 1500 embauches au Maroc, afin de générer une économie de 75 millions d’euros par an.

Si les délocalisations restent mal appréhendées en tant que telles, plusieurs signaux devraient pourtant alarmer les pouvoirs publics : la part des importations industrielles issues des pays émergents a quasiment doublé entre 1993 et 2003 et atteint des taux records dans certains secteurs tels l’habillement-cuir (60 %). L’industrie de l’habillement et des fourrures a perdu près de 40 % de ses entreprises et le tiers de ses effectifs entre 1995 et 2002, alors que les importations dans ce secteur progressaient dans le même temps de 67 %. Et les délocalisations récentes chez Dim, Well, Arena ou Aubade montrent que ce n’est pas terminé. Des pans entiers de notre industrie risquent de disparaître progressivement. Contredisant l’argument selon lequel les délocalisations seraient liées aux difficultés rencontrées par les entreprises, les chiffres d’affaires cumulés des 32 grands groupes français non financiers du CAC 40 ont augmenté de 70 % entre 1997 et 2002, tandis que la part de leurs effectifs en France passait de 50 % à 35 %.

Le phénomène des délocalisations devrait mécaniquement continuer à s’amplifier, si nous ne faisons rien. Les entreprises emboîtent le pas de leurs concurrentes « pour rester dans la course », de même que les sous-traitants et les fournisseurs qui ne veulent pas perdre leur client. Enfin, les départs massifs à la retraite et le vieillissement de certains investissements lourds devraient être de puissants leviers pour les délocalisations.

Les conséquences sociales et territoriales de ce phénomène sont dramatiques. Dans les pays développés, outre les suppressions d’emploi, les délocalisations entraînent une pression extrêmement forte sur les salariés. En Allemagne, pays présenté comme un modèle en matière de climat social, des entreprises ont réussi à négocier des réaménagements de salaires ou d’horaires sans autre contrepartie que l’abandon d’un projet de délocalisation. Les délocalisations touchent en outre de plein fouet les travailleurs les moins qualifiés, qui n’ont guère de chance de retrouver un travail, dans des bassins d’emploi déjà sinistrés. C’est aussi toute l’économie locale qui peut être durablement déstabilisée.

Dans les pays en voie de développement, les délocalisations n’apportent pas pour autant le progrès, mais bien plutôt une exploitation intensive de la main-d’œuvre permise par l’absence d’un droit du travail protecteur. Les délocalisations n’apportent que le mirage d’un développement pérenne : l’implantation d’un centre d’appel peut être remise en cause du jour au lendemain avec l’apparition d’une main-d’œuvre encore moins chère dans un autre pays. Le Maroc ou la Tunisie, terres d’accueil des délocalisations, en deviennent parfois également les victimes.

Face aux délocalisations, la seule réponse du gouvernement a été une politique onéreuse de réduction des charges sociales - 20 milliards d’euros en 2005 - dont l’efficacité a été critiquée par la Cour des comptes mais également par le président de la Commission des Finances de l’Assemblée nationale et une concurrence fiscale avec nos voisins, avec un crédit d’impôt aux entreprises qui « relocalisent » leur activité en France ou l’annonce d’une prochaine baisse massive de l’impôt sur les sociétés. Telle n’est pas l’orientation de cette proposition de loi.

Elle propose d’abord de rappeler avec fermeté les entreprises à leurs responsabilités sociale et territoriale. Le principe de responsabilité étant le corollaire de la liberté, il n’est pas acceptable que les entreprises soient les seules entités juridiques à ne pas répondre des préjudices causés par leurs décisions. A cette fin, l’article premier précise les contours de la notion de licenciement économique pour mettre fin aux abus les plus choquants. Il réaffirme que le licenciement doit rester l’acte ultime d’une entreprise en difficulté et prévoit deux cas dans lesquels les licenciements prononcés sont dépourvus de cause réelle et sérieuse : tout d’abord, les licenciements boursiers, lorsque l’entreprise ou sa filiale a réalisé des bénéfices, constitué des réserves ou distribué des dividendes au cours des deux derniers exercices, et deuxième cas, les transferts d’activité à l’étranger. Délocalisations et licenciements boursiers répondent à une logique commune : la course au profit et la recherche d’économie aux dépens des salariés. Ils doivent donc tous deux être combattus.

Afin que ce dispositif soit dissuasif, la proposition de loi prévoit une réintégration automatique des salariés qui le souhaitent ainsi que le versement par les entreprises procédant à des licenciements boursiers ou à une délocalisation d’une restitution sociale à un fonds géré par la Caisse des dépôts. Cette restitution serait égale au montant des salaires et charges sociales correspondant aux postes supprimés, aux frais de formation engagés et à l’ensemble des préjudices subis au niveau territorial. Elle serait due jusqu’à ce que les salariés retrouvent un poste, ce qui inciterait les entreprises à s’impliquer réellement dans la revitalisation du territoire. Les sommes gérées par le fonds seraient reversées sous forme d’indemnités aux salariés, aux organismes sociaux et aux collectivités locales.

La proposition de loi rend également responsables les grands groupes des conséquences de leurs décisions sur l’avenir de leurs filiales ou sous-traitants. Ainsi, une entreprise qui délocalise sera tenue solidairement au paiement de la restitution due par son sous-traitant contraint de lui emboîter le pas.

La responsabilisation des entreprises passe aussi par un meilleur contrôle des aides publiques. C’est d’ailleurs l’une des préconisations de la mission d’information sur les délocalisations. Dans ces conditions, la proposition de recréation de la commission des aides publiques, où siégeaient notamment les partenaires sociaux et des parlementaires, ne peut qu’être accueillie favorablement par les membres de la commission des affaires économiques.

Enfin, au moment où le gouvernement réfléchit à une taxe sur le carbone, il a semblé indispensable aux membres du groupe communiste et républicain de rappeler la nécessité d’introduire également une dimension sociale et éthique dans les négociations commerciales et de proposer une taxation analogue pour les pays amenés à faire du dumping social, au mépris parfois des droits fondamentaux. La proposition de loi crée à cet effet un prélèvement différentiel sur les importations calculé en fonction de la différence des coûts salariaux entre les deux pays. Les écarts de coûts salariaux entre les pays émergents et la France sont considérables et ne pourront se combler avant longtemps sans une action volontariste : ils sont de 1 à 30 avec la Chine, de 1 à 57 avec l’Inde…même au sein de l’Union européenne, on constate des rapports de 1 à 7 pour les pays baltes et de 1 à 10 pour la Roumanie et la Bulgarie. Le prélèvement social permettra de rétablir une concurrence loyale, permettant à nos entreprises de lutter à armes égales, et enlevant la plus grande partie de leur intérêt aux délocalisations. Il déclenchera aussi un cercle vertueux, dans la mesure où les entreprises et les Etats seront incités à améliorer les conditions sociales en vigueur pour faire baisser ce prélèvement.

Les recettes de ce prélèvement seront redistribuées pour une partie aux organismes sociaux afin de prendre en charge le passif social laissé par les délocalisations et pour l’autre à des programmes d’aide au développement, afin de soutenir la croissance et le rattrapage du niveau de vie dans les pays émergents. Une telle affectation permettra en outre de favoriser un compromis commercial au niveau mondial sur l’adoption d’une telle mesure, notamment dans le cadre d’un accord de l’Organisation mondiale du commerce.

Un tel dispositif ne prend bien évidemment toute sa portée qu’à l’échelle supranationale. C’est pourquoi le texte prévoit la remise d’un rapport au Parlement sur les initiatives prises par le gouvernement auprès des organisations internationales pour promouvoir ce prélèvement.

Les dispositions présentées dans la proposition de loi constituent donc des mesures symboliques fortes pour montrer que les délocalisations ne sont pas une fatalité et qu’il importe de promouvoir l’égalité plutôt que l’inégalité pour organiser la montée en puissance des pays émergents. Elles ne sont bien sûr pas exclusives d’une politique industrielle forte et d’une recherche performante dotées de moyens conséquents, qui doivent donner à notre pays les moyens d’anticiper les mutations.

En conclusion, le rapporteur a invité les membres de la Commission à adopter ce texte ou à venir l’enrichir, compte tenu de la gravité des menaces que font peser les délocalisations sur notre économie et notre modèle social.

Après l’exposé du rapporteur, s’exprimant au nom du groupe UMP, Mme Chantal Brunel a indiqué partager l’objectif de la proposition de loi visant à lutter contre les délocalisations - dont l’ampleur est plus importante que ne le disent les études économiques existantes - et donc à préserver l’emploi en France.

Toutefois, les solutions envisagées soulèvent de fortes objections : la rédaction de l’article premier interdit de fait tout licenciement économique, sauf à ce que l’entreprise se trouve en situation de faillite. Pourtant, cette disposition risque d’avoir des effets contraires à l’objectif recherché : plus on restreint les possibilités de licencier, plus les entreprises hésiteront avant de procéder à de nouvelles embauches.

L’article 2 prévoit une disposition qui existe déjà à l’article L. 321-17 du code du travail, mettant à la charge des entreprises procédant à des licenciements économiques une obligation de revitalisation des bassins d’emploi, notamment sous la forme d’une contribution financière. Un seuil d’effectifs fixé à 1000 salariés est certes prévu mais ce même article prévoit par ailleurs pour les entreprises occupant au moins 50 salariés que le préfet et l’entreprise définissent les modalités selon lesquelles cette dernière prend part aux actions visant au développement d’activités nouvelles et à l’atténuation des effets de la restructuration envisagée.

L’article 3 vise à rétablir un article de la loi n° 2001-7 du 4 janvier 2001 prévoyant un recensement des aides publiques versées aux entreprises et de rendre ce versement conditionnel. On peut toutefois se demander s’il est opportun de créer un nouvel organisme pour procéder à ces évaluations alors que le Conseil d’orientation pour l’emploi pourrait s’en charger avec l’aide des régions. Le groupe UMP partage toutefois l’idée selon laquelle le versement d’aides publiques doit avoir pour contrepartie des engagements de l’entreprise sur le maintien de l’emploi dans une région.

Par ailleurs, le groupe UMP est très défavorable aux dispositions du chapitre II de la proposition de loi, excessives dans la mesure où elles supposent que la France sorte de l’Union européenne et de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Il serait intéressant de réfléchir à l’instauration de quotas d’importation, mais sans que cela remette en cause les engagements internationaux de la France.

Pour l’ensemble de ses raisons, le groupe UMP ne souhaite pas passer à la discussion des articles de la proposition de loi.

S’exprimant au nom du groupe socialiste, M. François Brottes a rappelé que la loi n’était qu’un des instruments possibles de lutte contre les délocalisations. Les deux premiers articles de la proposition de loi présentent l’avantage de dissuader les entreprises de délocaliser leur activité, sans pour autant leur interdire de licencier en cas de difficultés économiques, notion sur laquelle il est légitime d’avoir un regard exigeant. En revanche, l’article 4, compte tenu des mesures de rétorsion possibles, pose problème au regard des engagements communautaires de la France, même s’il est fort regrettable que l’Union européenne s’implique peu en matière de politique industrielle. Des alternatives pourraient être étudiées, notamment en recourant à la TVA. Quant à l’article 7, qui prévoit de compenser les charges résultant pour l’Etat de l’application du dispositif par une contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés, il semble contre-productif dans la mesure où il reviendrait à financer une politique de lutte contre les délocalisations en surtaxant les entreprises vertueuses restant sur notre territoire et par conséquent soumises à l’impôt.

Le président Jean Proriol a souligné les effets pervers du dispositif proposé, qui risque de dissuader les entreprises d’embaucher en contrat à durée indéterminée et de les empêcher de se redresser en cas de baisse de leur chiffre d’affaires. Les deux premiers articles de la proposition de loi posent en outre des problèmes de constitutionnalité, dans la mesure où ils pourraient porter une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre. On peut citer à cet égard la jurisprudence formulée par le Conseil constitutionnel lors de son contrôle de constitutionnalité de la loi de modernisation sociale. Il semble que les avis de Mme Chantal Brunel et de M. François Brottes convergent s’agissant du problème de compatibilité entre l’article 4 et la participation de la France à l’Union européenne et à l’OMC. Cet article n’offre par ailleurs aucune parade aux délocalisations dans le secteur des services et pourrait constituer un frein à nos exportations.

En réponse aux intervenants, le rapporteur a apporté les éléments suivants :

- le code du travail a fait l’objet de plusieurs révisions par la majorité actuelle dans le sens d’une plus grande flexibilité sans que la situation sur le marché de l’emploi ne s’améliore pour autant ;

– il est peu probable que la proposition de loi soit censurée par le Conseil Constitutionnel dans la mesure où elle se contente d’exclure du champ d’application du licenciement économique ses dévoiements les plus choquants ;

– s’agissant de l’obligation de revitalisation du territoire prévue à l’article L. 321-17 du code du travail, elle ne vise que les entreprises d’une certaine taille, principalement les entreprises de plus de 1000 salariés ; en outre, aucune contribution financière minimale n’est fixée par cet article du code du travail pour les entreprises dont l’effectif est compris entre 50 et 999 salariés, contrairement à ce qui est envisagé par la proposition de loi ;

– plusieurs pays, tels les Etats-Unis, ont mis en place des taxes, sans pour autant subir de rétorsions ni sortir de l’OMC ;

– si les arguments avancés par la majorité sur les problèmes d’incompatibilité avec nos engagements communautaires et les règles de l’OMC se révèlent pertinents, il y a alors lieu d’être inquiet sur l’avenir de la taxe carbone qu’elle entend instaurer.

La Commission a alors décidé de ne pas passer à l’examen des articles et en conséquence de ne pas présenter de conclusions.