DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 3

Mardi 25 octobre 2005
(Séance de 17 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Nacira Guénif-Souilamas, sociologue, maître de conférences à l'Université Paris-XIII

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- Audition de M. André Nutte, directeur général de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM)

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu Mme Nacira Guénif-Souilamas, sociologue, maître de conférences à l'Université Paris-XIII.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a estimé que, sur la question des femmes immigrées, le regard de la sociologie était susceptible d'ouvrir d'autres horizons que l'approche humanitaire ou militante, et a regretté que cette dimension ne soit pas suffisamment mise en avant.

Comment une sociologue voit-elle la situation en matière d'immigration et d'intégration ? Quelles mesures permettraient de lutter plus efficacement contre les discriminations ? Le concept de discrimination positive doit-il être appliqué en France ? Faut-il suivre la proposition de M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur et de l'aménagement du territoire, de faire voter les immigrés aux élections municipales ? Le droit de vote est-il un facteur d'intégration ? Quel rôle les femmes peuvent-elles jouer dans ce domaine ? Comment faire pour rendre plus harmonieuse la nécessaire vie commune entre les immigrés et les Français ?

Mme Nacira Guénif-Souilamas s'est dite à la fois honorée d'être reçue par la Délégation et perplexe quant à la meilleure façon d'aborder la problématique posée afin d'apporter une contribution productive.

Le sociologue accumule du savoir à proportion de sa connaissance du terrain. La question des femmes migrantes doit être mise en perspective et s'inscrire dans l'étude de la société dans laquelle elles s'installent. À cet égard, deux risques sont à éviter : réduire les femmes migrantes à leur destin d'immigrées, d'une part, et à leur identité de femmes, d'autre part. Ces deux travers, cumulés, tendent à construire une figure tellement solide qu'elle en devient difficilement sécable et complique la définition d'une politique adaptée.

Les femmes migrantes ont accumulé des expériences qui leur donnent des compétences, des savoirs, des savoir-faire. Leur parcours migratoire a aiguisé leur regard sur la société et peut être assimilé à une formation. Pour amplifier cette dynamique, il est essentiel de s'appuyer sur ce qu'elles savent faire et sur ce qu'elles ont déjà compris de la société dans laquelle elles arrivent. Or c'est au contraire une rupture de la dynamique qui se produit, les blocages apparaissant précisément du fait de la rhétorique de l'intégration.

L'intégration comme mot d'ordre politique, ou comme objectif institutionnel, propose des normes tellement exorbitantes, avec une exigence de résultats immédiats, que les femmes ne peuvent y accéder. La démarche devrait être menée dans une temporalité spécifique car les rythmes sont différents pour les migrants et pour ceux qui vivent depuis longtemps dans une société. Il conviendrait d'accompagner le processus d'adaptation plutôt que de chercher à imposer aux migrants de renoncer à leur passé et d'endosser immédiatement un nouveau mode de vie, ce qui s'avère impossible car trop déstabilisateur pour les individus comme pour les groupes, sur les plans de la langue, des habitudes ou de la capacité à décoder le mode de fonctionnement de l'espace public.

Le nécessaire travail d'accompagnement, de décryptage, d'adaptation, doit être accompli en tenant compte de ce que sont ces femmes, avec leur intelligence de la vie et leur compréhension de la réalité ; il faut les considérer en fonction de ce qu'elles savent déjà faire et non de leurs déficits. Or la notion d'intégration est très souvent traitée en termes de déficit, de difficulté à intérioriser les normes, alors que cet aspect est inhérent à tous les types d'adaptations. Les politiques publiques devraient donc être beaucoup plus proches du terrain et interagir avec leurs destinataires.

La question des femmes migrantes est généralement traitée à part de celles des femmes en général et des hommes migrants. Or il existe des intersections entre ces groupes. Même si elles viennent d'un monde qui se caractérise par d'autres codes culturels et un autre univers normatif, elles sont réceptives, en tant que femmes, à ce qui se passe dans la société où elles arrivent, et même parfois très demandeuses. De même, les hommes aspirent parfois à prendre leurs distances par rapport à l'ordre social dont ils sont dépositaires. C'est néanmoins une exigence exorbitante que de demander aux femmes migrantes de rompre avec les règles auxquelles elles étaient habituées - celles-ci pouvant au demeurant être aménagées.

Les immigrants sont dépositaires de la possibilité de réformer eux-mêmes leurs pratiques car ils sont déjà engagés dans une dynamique de transformation. L'important est d'accompagner et de prolonger cette dynamique en leur donnant la possibilité de voir en quoi leur vie en France peut offrir des avantages. Cela appelle une politique institutionnelle qui ne sépare les femmes migrantes ni des autres femmes ni des hommes migrants. Des lieux de l'entre-soi sont certes nécessaires pour aborder les questions de l'ordre de l'intime, mais il manque surtout des espaces où s'opéreraient des interactions plus systématiques entre, d'une part, le monde des femmes migrantes et, de l'autre, celui des hommes qui ont vécu la même expérience ou celui des femmes en général.

Les femmes migrantes font preuve d'une très forte capacité à progresser individuellement et à se saisir des moyens qui leur sont accordés dès lors que la démarche est égalitaire et réciproque : elles peuvent alors apporter leur contribution et leur savoir-faire pour accélérer le processus et s'approprier les pratiques de la société française.

En réponse à Mme Claude Greff, qui se demandait de quels moyens les femmes migrantes disposaient à cet effet, Mme Nacira Guénif-Souilamas a répondu qu'il s'agissait de les amener, pour commencer, à faire part de ce qu'elles savent. Dans un monde administré, ce n'est pas facile, d'autant qu'il tend à tout penser selon son fonctionnement propre, y compris en ce qui concerne la langue usitée. En effet, avant qu'une femme maîtrise convenablement le français, elle doit avoir la possibilité de transmettre son expérience, son expertise de la vie, avec les ressources qui sont en sa possession, c'est-à-dire avec ses mots à elle. En résumé, il convient d'accepter ce que la femme dit dans sa langue maternelle tout en lui permettant de s'acclimater à l'univers linguistique correspondant à son nouveau contexte de vie. Une telle option implique une plus grande souplesse dans l'acceptation des autres langues dans les lieux symbolisant l'action publique.

L'immigration n'est pas appelée à décroître : c'est un phénomène structurel et non pas éphémère. Or la population immigrée est composée pour moitié de femmes : la problématique de la dimension sexuée de l'immigration et des réponses à forger va donc perdurer. Se doter d'outils politiques pour accompagner l'immigration dépasse par conséquent l'enjeu de l'intégration : c'est le vivre-ensemble qui est en jeu. La polarité doit être renversée : la vraie question n'est pas l'intégration, mais la juste prise en considération du phénomène migratoire et de ses implications du point de vue de l'organisation de la société.

Mme Claude Greff a douté que l'immigration soit vouée à perdurer et s'est interrogée sur les motivations des personnes migrantes.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a expliqué que la morphologie de l'immigration évoluait mais que les volumes migratoires restaient stables. Des analyses prospectives européennes (OCDE) ou internationales (ONU) l'ont démontré et l'étude de l'histoire de l'immigration en France le confirme : les flux migratoires vers la France, depuis l'entre-deux-guerres, n'ont pas décru ; la proportion d'immigrants arrivant sur le territoire national est stable depuis les années trente. La mobilité, consubstantielle de la modernité, n'a aucune raison de régresser. Ensuite, les motivations des individus sont diverses et leur origine géographique varie dans le temps : ils viennent dorénavant d'Europe centrale, de Chine ou d'autres pays qui ne sont pas d'anciennes colonies françaises. Les contrôles à la frontière sud de l'espace Schengen avec leurs conséquences tragiques et préoccupantes ou les politiques de codéveloppement peuvent limiter les flux en provenance de l'Afrique subsaharienne, mais certainement pas tarir l'immigration dans son ensemble.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, ayant relevé que Mme Nacira Guénif-Souilamas, dans l'un de ses ouvrages, considérait la référence aux spécificités des femmes arabo-musulmanes comme une « source d'enfermement absolu », celle-ci a précisé que des personnes assignées à leur différence et systématiquement appréhendées selon leur origine - c'est-à-dire selon un caractère ethnicisé - ne pouvaient être abordées dans l'espace social qu'à travers cette différence, en contradiction avec l'idée du vivre ensemble.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, en a conclu que l'intégration d'une femme immigrée ne pouvait réussir qu'en procédant avec elle de la même manière qu'avec une femme française.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a ajouté que les modalités de différenciation devaient venir de la femme elle-même. Une femme peut prendre appui sur ce qu'elle a vécu pour continuer son parcours personnel. En revanche, il est contre-productif de lui demander d'oublier ce qu'elle a été - il est inconcevable de se construire dans l'amnésie - ou au contraire de la ramener constamment à ses origines et à ses différences. Les processus d'ethnicisation opèrent de manière erronée : les personnes sont renvoyées à une origine qu'elles ne revendiquent pas forcément mais qu'elles ne veulent pas pour autant voir disparaître. Pour vivre pleinement son existence de citoyen ou de futur citoyen, il faut être en mesure de tirer profit de toutes les dimensions de son existence.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, ayant émis l'idée que les politiques d'immigration auraient tendance à marginaliser les publics visés, Mme Nacira Guénif-Souilamas a observé que les politiques d'immigration étaient destinées à gérer le trop-plein, ce qui constituait un facteur de marginalisation totale : les personnes considérées comme indésirables sont mal-logées et par conséquent marginalisées. Elle a regretté que les politiques d'immigration ne soient pas conçues dans une perspective de réalisation d'objectifs minimaux traduisant une réelle volonté d'accepter l'autre et de le mettre en position d'agir pour lui-même comme pour la collectivité.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, lui ayant demandé son avis à propos de la discrimination positive, Mme Nacira Guénif-Souilamas a jugé que ce concept était souvent appliqué à l'envers, discrimination négative qui relevait d'une logique d'ethnicisation, dont les femmes discriminées ne prennent souvent pas conscience, car elles sont abreuvées de la rhétorique selon laquelle il est mieux pour elle d'avoir un emploi, même précaire et mal payé, que pas d'emploi du tout. Leur peine s'en trouve peut-être adoucie, mais le problème structurel n'est pas résolu. La plupart des femmes migrantes travaillent dans le secteur des services aux personnes, parfois illégalement : elles sont donc mal payées et en situation de précarité. Et quand bien même elles trouvent un vrai travail, elles restent dans leur immense majorité cantonnées dans les segments les plus fragiles du salariat, celui des travailleurs pauvres, avec un phénomène inquiétant de transmission intergénérationnelle. L'enjeu consiste à rompre ce processus de discrimination des enfants d'immigrants, qui se voient en quelque sorte empêchés d'accéder aux voies de leur réalisation personnelle.

Les nombreuses études qualitatives prouvent que le problème se cristallise dans l'accès à l'emploi, mais l'interdiction de dresser des catégories statistiques par ethnies empêche de mesurer l'ampleur du phénomène. Il est possible d'étudier la catégorie des femmes d'origine étrangère mais, pour leurs descendantes, qui sont françaises, les chercheurs sont démunis. Alors que la société française est de plus en plus diversifiée, multiculturelle, multiethnique, la conception universaliste abstraite crée un angle mort qui empêche de saisir cette nouvelle configuration.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a ensuite mis en cause la pertinence de la discrimination positive, l'expression étant au demeurant impropre puisqu'il conviendrait plutôt de parler d'action positive, traduction d'affirmative action. Cela consiste à aménager à la marge un système structurellement inégalitaire sans le réformer. La politique des zones d'éducations prioritaires (ZEP) a certes produit beaucoup de résultats positifs, mais a souvent été endiguée dans ses effets, d'où les mesures de réajustement mises sur pied avec succès à Sciences-Po. Ce sont donc les structures du système qu'il faut corriger, sauf à considérer que l'égalité entre les personnes doit être garantie par une politique systématique d'action positive, sur une base sociale et non ethnique. Les filles d'ascendance migrante réussissent actuellement un peu mieux que les garçons de même origine et que les filles de même milieu social, mais, par la suite, sur le marché scolaire et sur le marché de l'emploi, elles se heurtent aux effets de l'ethnicisation : elles sont assignées à leurs origines, ce qui suscite un sentiment de rejet.

L'idée d'égalité des chances est elle-même contestable car, dans la vie, il ne faut jamais compter sur la chance mais sur la claire réalisation des droits. Il convient plutôt de s'attacher à garantir l'égalité des droits, la chance ne devant intervenir qu'à la marge. L'égalité des chances est une sorte de loto : dans la société, tout le monde tente sa chance et il est anormal que beaucoup de joueurs ne gagnent jamais. D'autant que tout le monde n'a pas les mêmes aspirations : ceux qui ne peuvent se prévaloir de bons diplômes ne peuvent pas aspirer à entrer dans la catégorie des contribuables qui paient l'impôt de solidarité sur la fortune mais simplement d'avoir une vie digne, de voir reconnaître leurs compétences et de participer à la société. Or ce n'est pas ce que leur offre la perspective hypothétique de l'égalité des chances.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, l'ayant interrogée sur les notions de réussite et d'élitisme, Mme Nacira Guénif-Souilamas a souligné que la pensée française était pétrie par l'idée de mérite et par le clivage fondateur de l'école républicaine entre travail manuel et travail intellectuel.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a confié, à ce propos, qu'elle avait beaucoup apprécié la mise en avant des lycées professionnels par les ministres Jean-Luc Mélenchon et Luc Ferry.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a indiqué que nombre de ses étudiants avaient vécu des carrières scolaires chaotiques totalement démotivantes, pendant lesquelles leurs facultés intellectuelles n'avaient pas été mobilisées, et qu'il était bien difficile de leur redonner une ambition alors que le système continuait à leur asséner qu'ils n'avaient pas les bonnes compétences ni les bons savoir-faire : c'est ainsi que sont produites les « gueules cassées » du système scolaire.

Mme Claude Greff ayant demandé si l'obtention du droit de vote aiderait, selon elle, à intégrer les étrangers, Mme Nacira Guénif-Souilamas a rétorqué que M. Nicolas Sarkozy s'était contenté de ressortir une proposition datant de 1981 et que les polémiques entretenues sur ce sujet étaient éminemment stériles, puisque l'acquisition du droit à participer à la vie politique constituerait un facteur de stabilisation. Dans les familles migrantes, les débats politiques battent leur plein : tout le monde a un avis sur la politique française, y compris les femmes migrantes, qui savent pour qui elles voteraient si elles en avaient le droit. Sur cette question, la France ne pourra donc pas en rester là : plutôt que de considérer cette réforme comme un sacrifice, il serait intéressant de considérer qu'il s'agit d'une opportunité pour construire des dynamiques d'appartenance et enraciner les personnes immigrées, qui ont pour la plupart démontré leur loyauté vis-à-vis de la France.

Mme Claude Greff ayant contesté cette analyse, Mme Nacira Guénif-Souilamas a invoqué Emile Durkheim, selon qui la question de l'intégration ne concerne pas les individus mais les systèmes. La puissance publique agit sur la fonctionnalité des systèmes afin d'assurer l'intégration. Ensuite, les individus s'en saisissent ou non, mais le problème n'est pas spécifique aux migrants : énormément d'individus trouvent leur place dans les systèmes sans pour autant participer à la vie civique. On dira des jeunes d'origine immigrée non inscrits sur les listes électorales qu'ils sont en déficit d'intégration, tandis que les autres jeunes du même âge qui sont dans le même cas exprimeraient pour leur part une simple « désaffection » vis-à-vis de la politique. Il serait intéressant d'analyser des phénomènes de même nature avec les mêmes outils plutôt que d'assigner une catégorie à ses différences. Au demeurant, le rapport au politique des jeunes d'origine immigrée est souvent contrarié par les discriminations cumulées et les inégalités structurelles qu'ils subissent au quotidien. Dans ces conditions, l'intégration reste une rhétorique.

Mme Claude Greff a jugé qu'une majorité d'immigrés ne veulent pas s'intégrer, qu'ils profitent du système sans travailler ni participer à la vie citoyenne, qu'ils se maintiennent en dehors de la vie nationale, qu'ils n'y mettent pas tout leur cœur, bref, qu'ils préfèrent conserver leur culture d'origine, contrairement aux populations des vagues d'immigration précédentes, notamment les Italiens et les Polonais.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a concédé que beaucoup de nouveaux arrivants entraient dans une logique assistancielle, mais a rappelé que les immigrés n'avaient jamais été conformes à ce qui était attendu d'eux : les Italiens, les Polonais, les Espagnols comme les Portugais ont été jugés en leur temps inadaptés à leur pays d'accueil. Il convient par ailleurs de prendre en considération les contextes historiques : il est plus compliqué d'arriver dans un pays où le travail est un bien rare que dans un pays bénéficiant du plein-emploi. L'immigration interne du Nordeste vers le sud du Brésil est fondée sur la même idée : la recherche de ressources pour survivre. Du reste, l'entrée de nouveaux usagers dans le système assistanciel est d'une certaine façon une bonne nouvelle : l'État providence, en France, n'a pas complètement disparu.

Il n'en demeure pas moins que les immigrants qui entrent sur le marché de l'emploi n'ont guère de marges de manœuvre, hormis le travail au noir, cumulé avec les ressources assistancielles, alors qu'ils arrivaient autrefois avec un contrat de l'employeur en poche.

Mme Claude Greff en a déduit que l'immigration pourrait décroître.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a répondu qu'avec 6 milliards d'êtres humains animés par des dynamiques de mobilité ascendante, les réservoirs d'immigration étaient inépuisables. Et beaucoup de migrations sont aléatoires : les personnes font étape en France, sans avoir l'intention d'y rester - il en a beaucoup été question lors de la fermeture du centre de Sangatte -. Il existe en outre un marché mondialisé de la migration, qui confine parfois à l'esclavagisme et requiert des régulations : les Chinois candidats à la migration plus riches choisissent Vancouver tandis que les plus pauvres échouent à Paris.

Soumettre la question de l'immigration à celle de l'intégration revient à inverser l'ordre des causalités, car la migration est un phénomène pérenne alors que les conditions de l'intégration sont adaptables. C'est au demeurant la vocation d'un État démocratique efficace que de se réformer constamment. L'action positive constitue d'une certaine manière une des réponses possibles pour faire une place le plus rapidement possible aux personnes qui s'installent en France.

Il importe de renoncer à l'idée selon laquelle les personnes qui ne s'adaptent pas sont celles qui retournent à leur culture. Il n'est pas nécessaire d'abandonner une culture pour une autre car tout le monde, et pas uniquement les immigrés, circule entre des systèmes culturels multiples. Il est d'ailleurs impossible de faire renoncer quelqu'un à son histoire - c'est même contre-indiqué car cela lui ôterait des ressources pour s'adapter. Alors, plutôt que de considérer ces racines culturelles comme des menaces, il conviendrait de prendre appui sur elles et de leur trouver un espace d'expression dans le contexte français. C'est ainsi que la France est devenue un centre de production culturel mondialement reconnu, grâce à la culture syncrétique, hybride, des villes et des banlieues. Ce qui fonctionne dans l'industrie culturelle peut aussi trouver une traduction dans le vivre ensemble.

Mme Claude Greff ayant demandé s'il était naturel, chez l'homme, de vivre ensemble, Mme Nacira Guénif-Souilamas a affirmé que ce n'était pas naturel mais culturel, que les sociétés étaient constamment amenées à reconsidérer leurs fondements politiques et symboliques. Ces considérations anthropologiques conduisent à penser qu'il est difficile de faire l'économie d'une réflexion sur la place de l'autre.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, s'étant enquise si elle était souvent consultée par les politiques, Mme Nacira Guénif-Souilamas a répondu que ses travaux étaient lus mais qu'elle était rarement sollicitée.

Mme Claude Greff a déploré que les groupes humains vivent parallèlement et que le fameux vivre-ensemble devienne presque utopique.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a expliqué que la vie en société était une expérience problématique et que rester dans l'entre-soi, c'est-à-dire sélectionner ses relations sur des bases identitaires, permettait de limiter les incertitudes et les dangers. À cet égard, une figure produit un consensus négatif à la fois symbolique et pratique évident : celle du garçon arabe, qui cristallise un imaginaire et des stéréotypes si particuliers qu'il en devient absolument infréquentable.

Mme Claude Greff a indiqué que, dans son entourage, les familles manifestaient davantage d'inquiétudes vis-à-vis des garçons noirs que des garçons arabes.

Mme Nacira Guénif-Souilamas a précisé que le garçon arabe était ressenti comme d'autant plus menaçant qu'il entrait sur le marché sexuel et matrimonial et qu'il était donc plus proche, tandis que le garçon noir était supposé être davantage maintenu hors de ce cercle de relations intimes, ce qui rendait moins problématiques les interactions avec les filles et n'alimentait pas autant le sentiment de fascination-répulsion.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, s'est félicitée que la Délégation ait entendu une sociologue pour envisager avec davantage de recul la question.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu M. André Nutte, directeur général de l'Agence nationale de l'accueil des étrangers et des migrations (ANAEM).

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a estimé que la question des femmes immigrées, même si elle ne pouvait être complètement scindée de celle des hommes immigrés, était un peu particulière dans la mesure où la problématique de l'accueil en France se doublait de celle relative à la vie de la famille.

L'ANAEM s'efforce de faire passer des messages au cours de journées d'information civique. Comment les personnes accueillies les reçoivent-elles ? Quelles conclusions les organisateurs retirent-ils de ces journées ? Ne voient-ils pas poindre, à cette occasion, les premières difficultés d'intégration ?

Après le passage par une plate-forme - dénomination malheureuse car elle évoque les gares de triages -, comment le suivi est-il assuré ? Comment améliorer l'accueil, dans les préfectures, de personnes qui traversent des moments dramatiques ? Le travail des agents des préfectures est admirable mais les préfets, soumis à des obligations de résultats, ne se montrent pas toujours très coopératifs. Comment l'ANAEM pourrait-elle contribuer à améliorer l'accueil et surtout le suivi des étrangers et ainsi désamorcer des situations explosives ?

M. André Nutte a indiqué que l'ANAEM avait repris les missions et moyens de l'Office des migrations internationales (OMI), et du Service social d'aide aux émigrants (SSAE). L'Agence, service public de l'accueil, agit donc en première ligne. Elle mène actuellement à bien la fusion entre 650 agents administratifs de culture service public et 360 personnes de culture associative, pour l'essentiel des assistantes sociales, ce qui n'est pas aisé.

Il a remis aux membres de la Délégation une note de présentation générale de l'Agence ainsi qu'une carte de ses implantations, également disponibles sur son site Internet.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a approuvé la désignation de Metz comme siège de l'Agence en Lorraine et s'est enquise des motifs de ce choix.

M. André Nutte a expliqué qu'une délégation régionale de l'OMI existait jadis à Nancy et fut transférée à Strasbourg compte tenu des flux. Le bureau de Metz a été maintenu et a vu son importance se développer. Transformé en délégation, il vient d'être installé dans de nouveaux locaux. Il a invité la Présidente à venir visiter les nouveaux locaux, situés à proximité de la gare, dès que leur aménagement sera achevé.

Puis il a présenté le contrat d'accueil et d'intégration (CAI). Début 2006, si possible, ce contrat sera proposé à tout étranger pénétrant en France muni d'un titre de séjour. La diffusion de ce nouveau produit requerra donc un maillage national.

Par-delà la proposition de signature du contrat et des prestations qui lui sont attachées, la formation civique et linguistique, le suivi social et la journée vivre en France, l'ANAEM assure, sur ses plates-formes, un premier contact en proposant du jus de fruit et des petits gâteaux aux usagers, ce qui crée un choc positif, surtout au regard de l'accueil en préfecture.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, ayant demandé dans quelle langue les personnes étaient accueillies, M. André Nutte a répondu que, pour accueillir des usagers de 143 nationalités, les personnels affectés aux plates-formes étaient des auditeurs sociaux, jeunes gens et jeunes filles diplômés de l'enseignement supérieur, qui possédaient tous la pratique d'au moins une seconde langue courante et parmi lesquels certains étaient issus de l'immigration. S'il n'est pas question de discrimination positive, de fait, dans le recrutement, parler arabe, turc, chinois, portugais, espagnol ou tamoul constitue un plus. L'ANAEM a par ailleurs recours à des interprètes qui passent quelques heures dans ses locaux, ainsi qu'à la société ISM Services, spécialisée dans la traduction téléphonique. L'obstacle de la langue est important, mais près de 45 % de la population concernée vient du Maghreb - Maroc, Algérie et Tunisie - et a par conséquent un minimum de connaissances en français, sans oublier les personnes originaires d'Afrique de l'Ouest.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a noté que la France n'était pas seulement un Eldorado mais aussi un État entretenant des relations privilégiées avec beaucoup de pays dans le monde, notamment avec ses anciennes colonies.

M. André Nutte a confirmé que l'immigration en France était fléchée et que certains migrants, venant en particulier d'Afrique de l'Ouest, étaient des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale, ce qui crée des liens. Dans la même logique, les plombiers polonais n'envahiront jamais la France car ils préféreront s'arrêter en Allemagne.

Les plates-formes d'accueil constituent un champ d'observation remarquable. Des comportements peuvent choquer. Des femmes arrivent manifestement apeurées par leur mari et ceux-ci refusent qu'elles soient examinées par un médecin ou exigent d'assister à la visite médicale. Autre réaction classique, le mari, qui parle français, déclare qu'il s'occupera lui-même de la formation linguistique de sa femme. C'est pourquoi il est crucial que le contrat d'accueil et d'intégration soit signé par la femme seule, sans le concours de son mari. Le passage par les services de l'ANAEM est aussi l'occasion d'aborder les problèmes du logement, de l'emploi et de la langue, qui, s'ils ne sont pas résolus, font très rapidement entrer la personne dans la trappe à exclusion.

L'Agence joue d'abord un rôle d'éducation en distribuant aux usagers des brochures en plusieurs langues sur le diabète, la drépanocytose - maladie s'attaquant aux os, inguérissable mais soignable, qui frappe les personnes originaires de l'Afrique de l'Ouest -, le cancer du col de l'utérus, les vaccinations, le sida ou l'excision. Le médecin, au cours de l'examen, parle de la régulation des naissances - certaines femmes, enceintes de cinq ou six mois, n'ont pas encore bénéficié de la moindre visite médicale -, donne des préservatifs et communique des adresses.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a loué, au vu des brochures, le sérieux du travail effectué par l'Agence.

M. André Nutte a insisté sur le message essentiel à faire passer en une demi-journée : celui qui ne maîtrise pas la langue française et connaît mal les institutions de la République éprouvera beaucoup de difficultés à s'intégrer et notamment à trouver un emploi stable et déclaré, mais aussi, par exemple pour les mamans, à avoir des échanges avec les autres mamans à la sortie de l'école ; un effort est nécessaire pour acquérir la langue mais il sera payant. Quant aux cas sociaux, ils sont suivis un certain temps par une assistante sociale.

En tout cas, cette population écoute les conseils qui lui sont dispensés car elle sait qu'elle obtiendra son titre de séjour. La personne qui vient à la délégation de l'ANAEM de Paris ou de Lille en ressort avec son contrat d'accueil et d'intégration, si elle a souhaité le signer, et son titre de séjour. Tout le monde s'y retrouve, à commencer par la préfecture, qui a moins de flux à gérer. Quant à la délégation de Metz, elle a passé un accord particulier avec la préfecture : ceux qui ont rendu visite à la plate-forme y obtiennent un rendez-vous prioritaire pour aller chercher leur titre de séjour.

La journée d'action civique est financée, pilotée et organisée par le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD). L'expérience de la journée d'appel de préparation à la défense incite à opter pour des prétentions raisonnables. Il ne s'agit pas, en une journée, de débattre sur de grandes idées comme l'égalité homme-femme mais de faire rentrer quelques données basiques très précises concernant les droits et les devoirs : le fait, par exemple, que les femmes ont le droit d'obtenir un carnet de chèques sans l'autorisation de leur mari. C'est également l'occasion d'expliquer ce que sont une mairie ou un préfet et d'informer les usagers sur les libertés - liberté du culte, d'expression, syndicale ou politique. Ces personnes ne sont pas forcément en capacité de comprendre comment fonctionnent les institutions - les Français eux-mêmes ne s'y retrouvent pas toujours - mais elles sont accueillies et, si elles désirent en apprendre davantage, elles peuvent participer à une journée Vivre en France, à l'occasion de laquelle elles obtiendront des renseignements sur les allocations familiales, les centres communaux d'action sociale ou l'obligation solaire.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, s'étant interrogée sur le suivi assuré par l'ANAEM à l'issue de la journée, M. André Nutte a déclaré que chaque centre de formation adressait à l'Agence la liste des présents. Les personnes absentes sont reconvoquées.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a ensuite demandé si les personnes fréquentant les centres étaient averties des interdictions frappant des pratiques comme les mariages forcés, les mutilations ou la polygamie et comment elles réagissaient à ce type d'informations.

M. André Nutte a remarqué que cela ne donnait jamais lieu à des débats, que les intervenants n'étaient jamais contredits. En la matière, pour vraiment faire avancer les esprits, il convient cependant de faire jouer le facteur temps et le facteur éducation. Les vagues actuelles d'immigration s'intégreront, comme le firent entre les deux guerres les Polonais et les Italiens dans notre pays. Il n'en demeure pas moins que l'accueil au plus près de l'arrivée en France, assorti d'un suivi, constitue un atout essentiel. Lorsqu'arrive un couple formé par un homme de cinquante-cinq ans et son épouse de vingt-cinq ans au plus et que vous avez la conviction que les époux se connaissent peu, l'enjeu est de parvenir à ce que la jeune femme puisse sortir de chez elle.

La journée d'action civique est perfectible mais, du point de vue de la pédagogie, une journée restera toujours une journée. Il n'en demeure pas moins que les participants ont accompli l'effort de se déplacer et reçoivent une attestation.

L'accueil dans les préfectures, au bout du compte, est souvent un problème de moyens.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a redit son admiration pour le personnel des préfectures chargé de l'accueil, mais s'est élevée contre les obligations de résultats auxquelles sont soumis les préfets sur d'autres thèmes. Peut-être les plates-formes pourraient-elles embrasser une autre dimension et alléger la tâche des services préfectoraux ?

M. André Nutte a fait remarquer qu'à travers le contrat d'accueil et d'intégration, certains préfets, au-delà de leur mission régalienne, avaient saisi le rôle social et d'intégration qu'ils étaient susceptibles de jouer. C'est ainsi qu'ils organisent régulièrement des séances officielles de signature de CAI. De même, l'ANAEM a conclu des accords d'échange d'informations avec certaines municipalités : l'Agence leur communique la liste des personnes qui ont signé un contrat d'accueil et d'intégration après accord des intéressés de façon à ce qu'un contact civique puisse être établi.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a salué ces démarches.

M. André Nutte a souligné qu'il serait irréaliste de demander à l'État de supporter tout seul la charge de l'intégration dans sa totalité. Ces populations entrent dans le droit commun : elles forment une catégorie comme une autre, qui doit être éligible à l'ensemble des dispositifs socio-éducatifs et qu'il faut cesser de différencier.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a abondé dans ce sens : dès que quelqu'un obtient son titre de séjour, il acquiert des droits et des devoirs, comme tout le monde.

M. André Nutte a conclu sur la nécessité d'apprendre aux personnes immigrées à s'inscrire dans le droit commun. L'État, à cet égard, doit rappeler un certain nombre de normes comme l'interdiction de la polygamie, de l'excision, des mariages blancs ou encore l'obligation scolaire et la liberté des cultes. Il n'est pas choquant qu'une jeune fille passe son baccalauréat ; son destin n'est pas obligatoirement de se marier à dix-sept ans. Il convient, sur tous ces points fondamentaux, de se montrer fermes, intransigeants : être en voie d'intégration ne signifie pas que tout vous est permis.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a résumé ces règles de vie par la formule suivante : « vous êtes chez vous mais en acceptant les règles de votre nouveau chez-vous ». Enfin, elle s'est engagée à répondre à l'invitation de M. André Nutte et à rendre visite à la délégation de Metz dès l'ouverture de ses nouveaux locaux.


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