DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 5

Mardi 15 novembre 2005
(Séance de 17 h 45)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Louis Schweitzer, président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE)

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu M. Louis Schweitzer, président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE).

La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu M. Louis Schweitzer, président de la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE), accompagné de M. Marc Dubourdieu, directeur général.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a salué le parcours de M. Louis Schweitzer, qui se différencie de certains autres énarques par sa connaissance fine de la société, grâce aux responsabilités qu'il a occupées dans les cabinets ministériels de M. Laurent Fabius puis, entre 1992 et 2005, à la tête de l'entreprise Renault, mais aussi de son implication active dans la vie culturelle et sociale de la France. Il faut en effet bien des qualités techniques et humaines pour animer une instance qui sera appelée à émettre des avis, des recommandations, et peut-être demain à prononcer des sanctions, comme le Premier ministre l'a proposé.

La HALDE, créée le 31 décembre 2004, a été installée par le Président de la République le 8 mars 2005. Elle est chargée d'aider les victimes de discriminations, que celles-ci relèvent du racisme, de l'intolérance religieuse, du sexisme, de l'homophobie ou du rejet des handicaps.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a prié M. Louis Schweitzer de présenter la HALDE et de donner son avis sur deux points précis : l'utilité des CV anonymes pour lutter contre la discrimination à l'embauche, au moins dans les grandes entreprises ; le recensement des origines géographiques et nationales des personnes et de leurs parents à des fins de statistiques.

M. Louis Schweitzer a rappelé que des directives font obligation aux États membres de l'Union européenne de créer des organismes dédiés à la lutte contre les discriminations et que le Président de la République a fait un bon choix intellectuel en installant une institution unique, compétente pour tous les types de discriminations. Celles-ci comportent en effet des éléments communs : elles procèdent de préjugés et d'un manque de respect de la personne humaine ; elles se traduisent par des actes d'exclusion. Il a ensuite décrit les trois métiers ou activités de la HALDE.

Premièrement, la Haute Autorité instruit toutes les réclamations qu'elle reçoit, avec le double souci de répondre au problème concret soulevé par la victime et de s'en inspirer pour lutter plus efficacement contre le phénomène général. L'une des premières réclamations reçues concernait une petite annonce ainsi rédigée : « cherche personne de vingt-cinq à quarante ans ». Cette pratique trop banale en France - et qui n'a pratiquement plus cours dans les pays anglo-saxons - constitue une discrimination juridiquement caractérisée, car la loi l'interdit expressément, et elle est particulièrement insupportable alors que l'âge de départ en retraite a été reporté. La HALDE a donc décidé de transmettre le dossier au parquet, mais également d'alerter les organes de presse, les organisations professionnelles et les associations de ressources humaines. À ce jour, 905 réclamations ont été reçues ; elles sont classées par lieux et par motifs de discrimination. Le lieu de la discrimination est le travail pour 50 % des cas, les services publics pour 20 %, après quoi viennent les services privés, le logement, l'éducation, etc. Le motif de discrimination est l'origine pour 35 % des cas, la santé ou le handicap pour 15 % et le sexe pour 6,4 %, soit seulement cinquante-huit saisines, dont vingt-cinq proviennent d'hommes et trente-trois de femmes, alors que, dans la pratique, les discriminations fondées sur le sexe sont très répandues.

Deuxièmement, la HALDE peut se saisir de tout sujet sur lequel elle estime qu'il y lieu d'agir, sur la base d'informations qui lui sont adressées ou qu'elle relève dans un article de presse.

Troisièmement, la HALDE joue un rôle de proposition et de recommandation vis-à-vis du Gouvernement et des autorités législatives, au travers notamment de son rapport annuel, qui sera publié en mars ou en avril prochain.

Revenant sur le faible nombre de dossiers déposés par des personnes ayant subi une discrimination fondée sur le sexe, M. Louis Schweitzer a indiqué que les saisines par des hommes concernent le plus souvent des avantages liés à la maternité, que la Cour européenne de justice a reconnus comme illégaux car ils sont refusés aux hommes.

Un sondage publié par le Figaro Magazine en septembre 2005 est éclairant. Pour 22 % des femmes interrogées, l'égalité entre les hommes et les femmes est à peu près atteinte en France, 76 % estiment qu'il reste beaucoup à faire et 2 % sont sans opinion. Depuis vingt ans, en matière de salaires, 58 % des femmes estiment que les choses n'ont pas vraiment changé, 8 % qu'elles se sont plutôt dégradées et 30 % qu'elles se sont plutôt améliorées. La priorité, pour 66 % des femmes, est d'améliorer la situation en ce qui concerne l'égalité des salaires et, pour 43 % d'entre elles, en ce qui concerne la possibilité de concilier le travail et la vie familiale. Enfin, 12 % des femmes seulement affirment avoir déjà eu le sentiment d'être victimes d'une discrimination dans leur travail en raison de leur sexe et 89 % affirment le contraire. En d'autres termes, les femmes sont traitées de façon illégale mais ne s'en rendent pas compte ou acceptent cette situation.

M. Louis Schweitzer, en corollaire, a émis plusieurs remarques.

La Haute Autorité est évidemment compétente en matière de harcèlement moral et sexuel.

Les femmes sont souvent l'objet d'une double discrimination ; c'est notamment le cas des femmes immigrées.

Renault a accompli un gros effort pour accroître le taux de cadres féminins, qui a plus que doublé et atteint désormais 30 %, soit davantage que le taux de féminisation des grandes écoles et universités où l'entreprise recrute. Une étude interne a montré que les femmes, chez Renault, étaient mieux payées que les hommes, mais cela s'explique par le fait que, proportionnellement, elles sont moins nombreuses parmi les ouvriers que parmi les autres catégories de salariés : les statistiques brutes peuvent donc amener à des contrevérités. Pour les ouvriers et les employés, la règle « à travail égal, salaire égal » s'applique sans difficulté. Les femmes cadres, quant à elles, sont moins bien payées que leurs homologues masculins, tout simplement parce qu'elles n'ont pas suivi les mêmes études. Le premier facteur d'inégalité, qui poursuit les salariés pendant toute leur carrière, est donc le cursus d'études. En revanche, les hommes et les femmes qui sortent d'une école donnée perçoivent exactement le même salaire, jusqu'à la naissance des enfants : la rémunération des femmes décroche alors de deux centiles tandis que celle des hommes progresse sensiblement. Ce phénomène s'explique de façon intuitive par la répartition des tâches au sein du couple. L'étude des inégalités de salaires requiert par conséquent d'aller au-delà des chiffres bruts, qui ne sont pas forcément pertinents.

Les problèmes sociaux actuels ne seront durablement résolus que si la France démontre de façon convaincante qu'elle combat les discriminations avec détermination et efficacité. Les discriminations à l'encontre de ceux qui accomplissent des efforts pour aller au bout de leurs études décrédibilisent le système d'intégration. Une action de fond doit être conduite pour éviter que ne se reproduisent les événements récents.

La technique des CV anonymes n'est opérationnelle que pour les entreprises qui, pour leurs recrutements, possèdent un service central et des services décentralisés, c'est-à-dire les plus grandes. Il faut en effet effacer les données nominatives et identifiantes avant de transmettre à l'échelon recruteur les CV ainsi « anonymés ». Certaines entreprises assurent que cette technique produit des résultats, d'autres la jugent inefficace. Cela ne fait sûrement pas de mal, mais ce n'est pas la panacée. En revanche, il est évident qu'aucun motif légitime ne justifie que les candidats soient invités à joindre une photo à leur CV, car il est interdit de discriminer en fonction de l'âge, du sexe ou de l'apparence physique, autant d'éléments apparaissant sur la photo.

Le débat politique sur l'identification des origines dépasse le clivage droite-gauche : faut-il mettre en œuvre des mesures de discrimination positive ou d'action positive ? Le collège de la HALDE n'ayant pas délibéré sur ce point, M. Louis Schweitzer a donné son avis personnel. Dans les entreprises, tout le monde s'oppose à l'extension du système des quotas, actuellement limité aux personnes handicapées. L'existence de discriminations en raison des origines lors du recrutement ne fait aucun doute, comme le démontrent les opérations de « testing » : pour un CV identique, Jean-Marc recevra cinq fois plus de réponses que Mouloud ; de même, Jean-Marc recevra quatre à cinq fois plus de réponses s'il a vingt-cinq ans que s'il en a quarante. La technique du « testing » est validée par les tribunaux : il constitue une preuve admise au pénal permettant non seulement de démontrer l'existence de discriminations mais aussi de les sanctionner.

D'aucuns préconisent des comptages selon les origines des salariés pour vérifier que les entreprises sont bien représentatives de la diversité ethnique en opérant des rapprochements statistiques : la doctrine de non-discrimination laisserait la place à une doctrine de recherche de la diversité. M. Louis Schweitzer s'est dit défavorable à cette idée, considérant qu'elle présente plus d'inconvénients que d'avantages. Elle est au demeurant contraire à la tradition en France alors que, dans le monde anglo-saxon, la tradition du comptage est parfaitement établie. En l'état actuel de la loi, la CNIL considère que tout comptage est interdit ; seules sont autorisées les enquêtes statistiques accessibles à l'employeur faisant apparaître la nationalité d'origine ainsi que la nationalité et le lieu de naissance des parents, à l'exclusion de toute autre information. Cela ne constitue pas un obstacle majeur à la lutte contre les discriminations car il existe d'autres moyens. Quoi qu'il en soit, ce débat est susceptible d'être porté devant le législateur.

Mme Danielle Bousquet s'est étonnée qu'aussi peu de femmes se tournent vers la HALDE, alors que si la législation établit en droit l'égalité entre les hommes et les femmes dans tous les aspects de la vie, y compris la vie professionnelle, la réalité sociale est tout autre. Dans les faits, y a-t-il matière ou non à revendication ? Les discriminations sont-elles réelles ou pas ? Les inégalités ne sont-elles pas intériorisées ?

Chez Renault comme chez Citroën, on observe certes que la progression de carrière est identique à études équivalentes, mais pas nécessairement à poste équivalent. Lorsqu'ils ont des enfants, la carrière des hommes progresse tandis que les femmes voient la leur se ralentir nettement. Mais qu'advient-il plus précisément pour les femmes vivant seules avec des enfants ?

M. Louis Schweitzer a indiqué que l'étude menée chez Renault n'avait pas établi de distinction entre les femmes seules et celles vivant avec un compagnon, mais uniquement entre celles ayant des enfants et celles n'en ayant pas.

Il a par ailleurs rappelé que le décrochage de salaire était significatif mais pas massif puisqu'il était évalué à deux centiles. Les enfants n'en constituent pas moins un frein à la carrière des femmes, pas à la naissance mais plus tard. En Suède, par exemple, lorsqu'un enfant est malade, il est gardé à la maison tantôt par son père, tantôt par sa mère, et c'est normal. En France, si la femme reste au chevet de son enfant, elle en subit les conséquences ; si c'est l'homme qui s'en charge, on lui demande pourquoi il n'a pas laissé sa compagne le faire. La femme est donc handicapée par le comportement managérial et par le comportement conjugal, qui entrent en résonance. Les causes de l'accélération de la carrière de l'homme après la naissance des enfants sont plus mystérieuses.

Mme Danielle Bousquet a répété qu'elle ne s'expliquait pas les raisons pour lesquelles 6 % seulement des réclamations reçues par la HALDE touchaient à la discrimination entre hommes et femmes, dont la moitié seulement émanant de femmes, alors que les inégalités sont si profondes dans les faits. Elle a suggéré que la Haute Autorité se penche sur ce point dans son rapport du printemps 2006.

M. Louis Schweitzer a observé qu'un début de changement s'opère dans plusieurs entreprises, mais qu'il n'a pas encore produit tous ses effets et doit vaincre des résistances, au demeurant comparables à celles constatées dans la fonction publique. Le problème est d'autant plus sensible que les carrières se dessinent entre trente et quarante ans, âge de vulnérabilité pour les femmes : l'écart qui se creuse à ce moment-là ne se rattrape pas. Le principe « à travail égal, salaire égal » ne suffit pas à apporter la réponse dans la mesure où deux cadres effectuent rarement un travail strictement identique et où, de toute façon, leurs salaires sont individualisés. Il convient en revanche de s'assurer que les politiques de promotion et de formation ne créent pas les conditions de nouvelles discriminations.

M. Patrick Delnatte a regretté que le comptage ethnique, banal dans les pays anglo-saxons, soit interdit en France, la CNIL n'autorisant que les études statistiques « anonymées », alors que les entreprises demandent à avoir davantage les coudées franches. Il s'est enquis des solutions alternatives préconisées par M. Louis Schweitzer en la matière.

M. Louis Schweitzer a souligné que le comptage ethnique en vigueur dans le monde anglo-saxon est fondé sur l'auto-déclaration, mais que le recenseur peut remplir le formulaire à la place de l'intéressé si celui-ci ne l'a pas fait. Aux États-Unis, les personnes sont invitées à se déclarer blanches, noires ou métissées mais cette dernière catégorie est très peu utilisée. Dans les entreprises, c'est l'employeur lui-même qui procède à l'identification, ce qui conduit à l'opération statistiquement contestable consistant à comparer deux statistiques d'origine différente.

En France, les personnes handicapées peuvent être décomptées dans cette catégorie, si elles le demandent, sous réserve d'une validation médicale et scientifique. Il est cependant frappant que nombre de personnes handicapées ne souhaitent pas être considérées comme telles, craignant sans doute que l'accès à l'emploi ne s'accompagne de l'apparition d'un « plafond de verre » lié à leur handicap.

Si le comptage ethnique était la seule solution, peut-être faudrait-il s'y résoudre, mais il existe d'autres moyens de veiller à ce que les processus de recrutement ne soient pas discriminatoires et garantissent la diversité, comme l'« auto-testing », la fin de l'exigence d'une photo sur le CV ou l'ouverture des systèmes de formation à tous les niveaux hiérarchiques. Les études de l'INSEE démontrent que la mobilité sociale des populations migrantes est comparable à celle des « Français de souche » de même milieu social. De même, en Grande-Bretagne, il a été établi que si les Noirs réussissaient moins bien à l'école que les Blancs, à niveau des revenus des parents identiques, leurs résultats étaient meilleurs.

M. Patrick Delnatte s'est fait l'écho des maires, qui, d'une façon générale, souhaitent disposer de plus d'informations concernant la population locale.

M. Louis Schweitzer ayant demandé ce qu'ils projetaient d'en faire, M. Patrick Delnatte a expliqué que ce serait utile en matière de politique de la ville, afin de renforcer la mixité en empêchant les concentrations trop fortes de populations de même origine.

M. Louis Schweitzer a douté qu'un comptage généralisé de la population soit nécessaire dans cette optique et a insisté sur la nécessité de supprimer tout « plafond de verre » pour éviter qu'à partir d'un certain niveau, l'on ne trouve plus que des hommes blancs de plus de cinquante ans.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, l'ayant interrogé sur la quantité de dossiers reçus par la HALDE relevant à la fois de la problématique des discriminations envers les femmes et de celle de l'immigration, M. Louis Schweitzer a répondu que, quatre ans et quatre mois avant la fin de son mandat, il ne pouvait se prononcer définitivement sur l'étendue des multidiscriminations mais qu'il les ressentait intuitivement et que les cas de ce type atteignaient 5 % des dossiers instruits par la Haute Autorité. L'égalité entre les hommes et les femmes est inégalement assurée selon les lieux et les origines ; ce problème appelle des réponses spécifiques car des barrières supplémentaires doivent être franchies.

Enfin, il a avancé l'idée que, chez les personnes les moins qualifiées, la discrimination semblait être ressentie comme du harcèlement.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a informé M. Louis Schweitzer que le rapport de la Délégation relatif aux femmes de l'immigration serait parachevé avant deux ou trois semaines et qu'elle serait heureuse de savoir les commentaires qu'il suscite de sa part.

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