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DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES
ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES
ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 16

Mardi 27 juin 2006
(Séance de 17 heures)

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Ghyslaine Richard, membre de la commission exécutive confédérale de la Confédération générale du travail (CGT)

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- Audition de M. Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Institut d'Études politiques de Paris

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Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a souhaité la bienvenue à Mme Ghyslaine Richard. Elle a rappelé que cette audition s'inscrivait dans le cadre du travail que réalise cette année la Délégation sur la précarité des femmes. Cette précarité risque de s'accentuer encore si rien n'est fait rapidement car les femmes cumulent de plus en plus emploi précaire et charge de famille monoparentale, devenant ainsi des travailleuses pauvres. C'est un sujet sur lequel la CGT a beaucoup travaillé, et c'est pourquoi la Délégation a souhaité qu'elle l'aide à exercer son devoir d'alerte, mais aussi à faire des propositions pour essayer d'améliorer les choses.

Mme Ghyslaine Richard a jugé inutile de revenir sur un constat largement partagé et a proposé d'insister davantage sur quelques idées et propositions concrètes destinées à améliorer la situation de ces femmes

La précarité concerne tout particulièrement une population féminine concentrée dans quelques professions et quelques secteurs d'activité, notamment les services aux personnes et le commerce. Cette concentration des emplois féminins précaires marque une véritable ségrégation qu'il convient aujourd'hui de combattre, d'autant que ces secteurs sont aussi les principaux utilisateurs des contrats à durée déterminée précaires, qui concernent principalement les femmes, dans le public comme dans le privé. Si des campagnes ont été menées pendant des années sur le thème du temps partiel choisi, force est de constater qu'il est aujourd'hui essentiellement subi, en particulier dans ces filières.

Il s'agit donc d'un champ d'intervention particulièrement important pour les syndicats, afin notamment que les textes existants, comme l'accord national interprofessionnel ou la loi sur l'égalité salariale, soient véritablement appliqués. La CGT a fait une série de propositions en ce sens.

On peut faire de l'obligation de négocier inscrite dans la loi sur l'égalité salariale un bilan en demi-teinte : la cinquantaine d'accords déjà signés concerne essentiellement les grandes entreprises, qui cherchent ainsi à améliorer leur image, et il faudra en vérifier les effets concrets dans la durée. Plus généralement, il convient de faire de l'égalité salariale une obligation effective avant la date prévue de 2010.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a souligné que l'égalité salariale ne pouvait être effective que si les femmes avaient le même parcours professionnel que les hommes. Or, tel n'est à l'évidence pas le cas, en particulier parce que les carrières ne peuvent être identiques dès lors que les femmes sont contraintes d'opter pour le temps partiel. Les discriminations interviennent dès l'embauche et il conviendrait de faire mieux appliquer la « loi Génisson » sur l'égalité professionnelle, car on constate des progrès dans les entreprises qui ont passé des accords sur la base de ce texte. Une autre grande difficulté est de parvenir à une égalité en fin de carrière afin de ne pas plonger les femmes dans une précarité plus grande encore au moment de la retraite.

Mme Ghyslaine Richard a rappelé que la CGT avait fait un certain nombre de propositions, notamment en ce qui concerne le temps partiel.

La notion de sécurité sociale professionnelle a été au cœur des travaux de son dernier congrès : il s'agit d'attacher des droits à la personne, donc aux femmes, afin que le contrat de travail ne soit pas rompu en fonction des aléas de la vie professionnelle et personnelle. Ainsi, la personne resterait salariée lorsqu'elle serait en formation, au chômage, contrainte à la mobilité. Cela permettrait en particulier de prendre en compte la maternité, qui est déjà considérée comme une activité professionnelle mais qui n'en marque pas moins souvent un coup d'arrêt dans la carrière des femmes.

Mme Muguette Jacquaint a souligné que le temps partiel est bien plus souvent imposé que choisi et que cela empêche l'égalité du déroulement de la carrière. C'est un sujet sur lequel le législateur devrait se pencher, d'autant que l'on peut dire que les femmes paient deux fois le temps partiel, car elles sont aussi privées de la possibilité de se former, donc de sortir de ce type d'emploi.

Mme Ghyslaine Richard a rappelé que la CGT souhaitait qu'il soit bien plus facile de revenir au temps plein, alors que les entreprises y sont souvent réticentes, souhaitant profiter d'un personnel qui leur revient moins cher et qui est plus flexible. C'est un véritable combat pour les organisations syndicales.

La CGT propose que le temps partiel ne soit pas rémunéré prorata temporis, mais tienne compte des caractéristiques de l'emploi, avec un système de bonification comme il en existe déjà dans certains accords d'entreprise, en particulier dans les secteurs de l'assurance, de l'hôtellerie et de la fonction publique.

Dans l'immédiat, l'application de la jurisprudence communautaire du 27 mai 2004 aux salariés à temps partiel permettrait de neutraliser la période de carence et d'appliquer une majoration de 25 % pour heure complémentaire dès la première heure et de 50 % à partir de la huitième heure. Cela inciterait probablement à modifier les contrats.

Sans doute conviendrait-il aussi de limiter le nombre des salariés à temps partiel à un certain pourcentage des effectifs d'une branche d'activité : on peut comprendre que le commerce ait recours à un certain nombre de contrats à temps partiel, mais il est anormal qu'ils représentent près de 90 % des emplois.

On pourrait également prévoir une pénalisation financière des entreprises qui abusent du temps partiel, notamment celles qui développent des contrats atypiques - par exemple trois heures le matin et deux 2 heures l'après-midi - incompatibles avec les contraintes familiales.

Les salariées à temps partiel subissent par ailleurs des inégalités de traitement dans l'accès à la formation et la promotion. Il faut chercher les moyens de lutter contre ces discriminations indirectes.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a souhaité savoir comment s'exerçaient concrètement ces discriminations.

Mme Pierrette Crosemarie a répondu qu'elles étaient souvent masquées : il suffit d'organiser les formations le mercredi, comme cela se fait beaucoup dans la fonction publique, ou le soir, comme on le voit dans le secteur bancaire, pour dissuader les salariées à temps partiel d'y participer. C'est pour cela que la CGT appelle à une action collective en faveur d'une égalité effective.

Il existe dans le droit communautaire des outils permettant de montrer l'existence de discriminations spécifiques à l'égard des femmes, mais ils ne sont pas suffisamment utilisés. Il faut aussi davantage faire connaître les bonnes pratiques. Dans un certain nombre de cas, la comparaison des carrières des hommes et femmes montre qu'il y a bien eu discrimination.

Dans le cadre de l'accord interprofessionnel, certaines grandes entreprises se sont engagées dans des mesures de rattrapage, mais les femmes travaillent souvent dans des PME ou des TPE, où les organisations collectives éprouvent de grandes difficultés à rencontrer les salariées.

Aujourd'hui, outre l'avantage de la flexibilité, il est plus intéressant financièrement pour une entreprise d'employer deux personnes à temps partiel qu'une seule à temps plein. C'est pourquoi la CGT considère qu'il ne faut absolument pas aider le temps partiel quand il est ainsi détourné de sa finalité initiale. Bien sûr, on peut favoriser le temps partiel réellement choisi, mais quand on interroge les femmes, on constate qu'elles sont nombreuses à vouloir travailler autrement.

Mme Ghyslaine Richard a rappelé qu'il s'agit de métiers où les salariées sont particulièrement fragiles, et que leur précarité conduit très souvent à la pauvreté.

La CGT demande qu'au moins 10 % du temps de travail soit consacré à une formation rémunérée car organiser les formations en dehors du temps de travail est une façon d'écarter les femmes. Il faut s'inspirer des mesures concrètes qui figurent dans certains accords, avec des formations adaptées, des lieux accessibles, une durée modulable, un développement de l'apprentissage par Internet, une prise en charge du coût de la garde des enfants.

Bien évidemment, les bas salaires aggravent la précarité, or, 80 % des smicards sont des femmes. La CGT propose donc une application stricte et immédiate - dès aujourd'hui et non en 2010 - des sanctions prévues par la loi du 23 mars 2006 en cas de non-ouverture de négociations sur les écarts de salaires.

Sans doute conviendrait-il également d'aider les entreprises - en particulier les plus petites où travaillent les femmes qui subissent le plus la précarité - à réaliser le diagnostic sur les écarts salariaux car il s'agit d'un exercice assez complexe.

Il faut aussi réfléchir à des mesures qui concernent plus l'organisation de la société que la vie en entreprise, comme le partage du temps de travail et l'accueil des enfants après le congé de maternité, qui est souvent un frein au travail à temps complet des femmes. Sans doute faudrait-il revoir l'allocation de libre choix d'activité qui permet aux femmes, à partir du deuxième enfant, de se retirer de l'activité professionnelle pendant trois ans, une étude récente montrant que les femmes se trouvent très souvent en situation d'inactivité à l'issue de cette période. Pour limiter les risques d'exclusion du marché du travail, on pourrait envisager de fractionner cette allocation et d'inciter le père et la mère à la partager.

La précarité frappe aussi tout particulièrement les femmes retraitées qui, pour beaucoup, ont eu une carrière incomplète et qui, subissant aussi les effets des lois Balladur et Fillon, ne perçoivent qu'une pension bien faible.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a souligné que la situation était véritablement dramatique pour les femmes ayant travaillé à temps partiel, qui vont se retrouver avec un revenu bien moindre que le minimum vieillesse.

Mme Ghyslaine Richard a rappelé qu'il était tout de même plus facile de trouver dix bonnes années sur l'ensemble d'une carrière que vingt-cinq, comme la loi l'exige désormais. D'ores et déjà, de nombreuses femmes sont en dessous du seuil de pauvreté au moment de la retraite et les choses ne vont vraiment pas s'arranger à l'avenir. La CGT considère qu'il faut donc modifier les textes en question.

Améliorer la carrière des femmes suppose aussi de lutter contre les représentations culturelles et les stéréotypes de genre. Considérer que les femmes font usage de leurs qualités naturelles dans les métiers d'aide à la personne dispense de reconnaître leur qualification et de leur accorder le salaire qu'elles méritent. Pourtant la valorisation de ces métiers, appelés à se développer fortement, suppose aussi une qualification et des salaires à la hauteur.

Mme Muguette Jacquaint a rappelé que le drame de la canicule a montré la nécessité d'un personnel bien formé. Si l'on en tient compte désormais dans les structures d'accueil, c'est bien moins le cas lorsque ces métiers sont exercés à domicile. Il s'agit pourtant d'une activité éprouvante, exigeant une vraie qualification et un effort qui doit être rémunéré en conséquence. On ne peut pas parler de « qualités naturelles » pour un métier aussi difficile !

On a longtemps utilisé aussi cette expression à propos de l'accueil des jeunes enfants, oubliant tout le travail d'éducation indispensable à l'épanouissement de l'enfant : on ne s'occupe pas des enfants comme on pousse un chariot dans un supermarché ! On a développé toute une gamme de formations en la matière, en particulier avec le CAP petite enfance ; il faut faire de même pour l'aide aux personnes.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, s'est dite particulièrement préoccupée par les conditions d'exercice de ces nouveaux emplois de service à la personne : on n'y accomplit pratiquement jamais 35 heures, c'est un emploi sans vraiment en être un, et c'est une nouvelle forme de précarité qui est ainsi en train de s'installer.

S'il convient bien sûr de développer la formation, il ne faut pas oublier qu'elle relève désormais des régions, qui doivent assumer de plus en plus de charges financières.

Mme Danielle Bousquet a rappelé que les diplômes et les qualifications sont toutefois définis de manière nationale et que les régions, confrontées à la nécessité d'encadrer une population vieillissante, ont besoin de cette main d'œuvre. Elles ont donc intérêt à se préparer avant de se trouver avec des milliers de personnes âgées dépendantes sans personnel qualifié pour s'en occuper. Car l'aide aux personnes, c'est bien autre chose que de leur préparer la cuisine, cela exige une véritable qualification. En Bretagne, le conseil régional a pris cette question à bras-le-corps.

Une des difficultés tient au fait que les personnes âgées ont connu l'époque où les plus anciens étaient accueillis à la maison et où les femmes de la famille s'en occupaient et qu'elles ont du mal à accepter de devoir payer cher pour ce service et pour la formation de celles qui le rendent.

Mme Ghyslaine Richard a souligné qu'il s'agit d'une question culturelle, mais aussi d'une question de moyens. Beaucoup de personnes âgées ne sont pas opposées à l'idée de payer pour qu'on les aide dans les actes de leur vie quotidienne, mais comment le pourraient-elles quand elles n'ont que le minimum pour vivre ?

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente, a remercié Mme Ghyslaine Richard et Mme Pierrette Crosemarie d'avoir participé à cette audition.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu M. Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Institut d'Études politiques.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Louis Chauvel, sociologue, professeur à l'Institut d'Études politiques de Paris, qui a fait paraître un article dans Le Monde, le 3 mai dernier, intitulé « Classes moyennes, le grand retournement ». J'ai été particulièrement intéressée par cet article ainsi que par le livre récent de Thierry Desjardins sur l'état de la société française, livre qui reprend certaines de vos propositions. Pourquoi la génération des 30-35 ans est-elle victime d'une « panne prolongée de l'ascenseur social » ? C'est une question préoccupante à laquelle le législateur devra répondre. Quelles sont vos analyses sur la précarisation, la paupérisation des classes moyennes, et en particulier de la jeunesse et des femmes ?

M. Louis Chauvel : L'article du Monde auquel vous faites référence s'appuie notamment sur l'un de mes ouvrages, Le destin des générations, structure sociale et cohortes en France au XXe siècle.

Je suis un sociologue plutôt quantitativiste, c'est-à-dire que je pars avant tout de résultats chiffrés avant d'émettre des interprétations. Je travaille moins sur les représentations, les attitudes, les opinions, les identités que sur les supports d'identité que sont les statuts sociaux les plus concrets comme le niveau de vie, le nombre de pièces dans un logement, le nombre d'individus par pièce dans le logement, les dépenses, les revenus, les diplômes. Il faut en effet étudier les réalités avant de déterminer si les représentations de ces réalités sont en continuité avec la réalité ou en totale contradiction.

Bien que n'étant pas un sociologue du « genre » comme Margaret Maruani, Jacqueline Laufer, ou Jacqueline Heinen, j'ai consacré un article à cette question, dans la revue de l'OFCE de juillet 2004 : « Vers l'égalité des genres, les tendances générationnelles sont-elles réversibles ? » J'ai par ailleurs écrit, dans la revue Éducation et sociétés, « L'école et la déstabilisation des classes moyennes. »

La société française est marquée, sur le long terme, par le progrès social mais aussi par un paradoxe. Depuis 1982, le taux de pauvreté relatif n'a pas évolué - environ 12 % -, contrairement à ce que l'on pourrait croire en parcourant les rues de Paris, ou en empruntant le métro. Cependant, au début des années 1980, les pauvres étaient essentiellement des personnes de plus de 70 ans, nées avant 1920, trop tôt pour bénéficier vraiment de la société salariale, de l'expansion de l'État-providence et de la montée en puissance des systèmes de solidarité publique. De manière générale, la génération d'avant 1920 a eu quelques difficultés à intégrer cette société salariale stabilisée. Aujourd'hui au contraire, la majorité des pauvres ont moins de 35 ans - plus précisément moins de 30 ans en 1995, moins de 40 ans en 2005.

Cette dynamique ne traduit pas des effets d'âge qui voudraient qu'à certains âges correspondent certains statuts sociaux, mais plutôt des remplacements de générations. Alors que naguère, les pauvres, nés avant 1915-1920, étaient destinés à disparaître du fait du remplacement générationnel, les jeunes pauvres d'aujourd'hui sont pleins d'avenir dans la pauvreté.

Les générations nées après 1955-1960 sont marquées par un nouveau système social, fort différent de celui des générations entrées dans le monde du travail entre 1945-1950 et 1975, à savoir le plein-emploi.

Alors que les générations entrées dans le monde du travail en 1973 avaient un taux de chômage dans les deux ans suivant la fin des études de 6 % pour les hommes et de 10 % pour les femmes, ces taux sont en 1984-1985 passés respectivement à 33 % pour les hommes et à plus de 40 % pour les femmes.

Entre les générations nées autour de 1953 - les toutes dernières à passer entre les gouttes - et celles qui, nées à partir de 1960, sont entrées dans le monde du travail au début des années 1980, les conditions de socialisation, d'intégration dans la vie adulte, ont profondément changé. Alors que la société salariale avait pu intégrer, grâce au plein emploi, une part massive de la population française, il n'en va plus de même à partir de 1975. Les gouvernements ne sont pas en cause. Tous, au contraire, ont été marqués par ces difficultés, beaucoup plus civilisationnelles que politiques.

Quelles sont les séquelles de ces entrées variées dans le monde du travail ? En 1977, le décalage entre le salaire à trente ans et le salaire à cinquante ans était de 15 %. À partir de la fin des années 1990, il passe à 40 %.

Les conditions de vie des trentenaires en ont été bouleversées, ne serait-ce qu'en matière de logement. Dans Paris intra-muros, une année de salaire net à temps plein en 1984 équivalait à l'achat de 9 m2. Aujourd'hui, ce ne sont plus que 4 m2. Toutes les villes de grande dimension, celles où les jeunes sont bien obligés de vivre s'ils veulent travailler, ont connu cette évolution, même si elle a pris des proportions caricaturales à Paris. Les jeunes doivent alors habiter des logements plus petits, plus éloignés des centres-villes, s'endetter plus longtemps, et espérer avoir des parents en mesure de leur fournir la mise de fonds qui leur permettra de négocier avec les banques.

D'un point de vue économique, les nouvelles générations sont sur le front du changement du régime de système économique. Elles sont les premières victimes du chômage de masse à l'entrée dans la vie active, des problèmes de logement, et de la dévalorisation salariale.

En termes de déclassement, l'impact est énorme, simplement parce que les nouvelles générations qui ont aujourd'hui entre 30 et 35 ans sont les enfants des premières générations du Baby-Boom, nées entre 1945 et 1950, lesquelles ont connu une accélération extraordinaire. La génération née en 1948 a bénéficié d'une très grande ouverture de l'université, et d'une très forte progression des diplômes sans dévalorisation sociale des titres scolaires. Le taux d'accès au baccalauréat a doublé entre la génération née en 1945 et celle née en 1968 bien que le bac obtenu en 1967 ait la même valeur que celui obtenu dix ans plus tôt. Avoir le bac à cette époque permettait ainsi d'être instituteur, alors que la plupart des professeurs des écoles d'aujourd'hui ont cinq années d'études supérieures derrière eux. La génération actuelle est victime d'un déclassement social énorme, contrairement à celle de leurs parents qui avait connu une ascension sociale extraordinaire par rapport à leurs propres parents.

Les impacts psycho-sociologiques sont considérables. Avec trois années d'études en plus en moyenne par rapport à leurs parents, les jeunes sont, à leur entrée dans la vie professionnelle, dans une situation sociale moins favorable que leurs parents à qui le baccalauréat permettait d'accéder aux professions intermédiaires, voire de devenir cadres supérieurs. Aujourd'hui, nombre de jeunes, dont les parents furent cadres à 21 ou 22 ans, sont encore, à 27 ans, employés ou dans la catégorie C de la fonction publique.

Dans La seconde révolution française, 1964-1984, Henri Mendras s'est intéressé à la dynamique de « moyennisation », c'est-à-dire à l'ascension des classes moyennes - enseignants, chercheurs, journalistes, intellectuels supérieurs ou intermédiaires, techniciens ou ingénieurs « maison ». Ce phénomène, qu'Alain Touraine appelait en son temps la dynamique des nouvelles classes moyennes salariées, typiquement centrée autour de la catégorie B de la fonction publique, des travailleurs sociaux, des infirmières, a très bien fonctionné des années 1960 aux années 1980. En France aujourd'hui, 60 % de la population active est constituée d'employés ou d'ouvriers.

Prenons par ailleurs deux personnes strictement équivalentes de cette catégorie moyenne, entre 30 et 35 ans, titulaires d'une Licence AES (Administration économique et sociale). L'un est un vrai méritant, ses parents sont de Longwy, ils ne savent pas même ce qu'est Sciences Po, ils ne sont jamais allés à Nancy. Il gagne 1 500 euros net par mois, et est obligé de se loger en région parisienne alors même que ses parents ne sont pas en situation de l'aider financièrement. Considérons un non-méritant (ou « moins méritant », au sens où, en partant de cette origine sociale, il aurait pu progresser plus), enfant de journalistes par exemple, ou d'enseignants, à qui ses 1 500 euros de salaire serviront d'argent de poche parce que les parents ont eu des stratégies patrimoniales d'accumulation de logements, et ont installé leur enfant dans un trois-pièces d'un arrondissement à un chiffre de Paris. Quelle est la valeur du travail qui émerge dans cette société de classes moyennes, entre ces « fils de » ou « filles de », de plus en plus nombreux, dont la motivation au travail est très relative puisqu'ils gagnent à peu près autant par le logement mis à disposition par les parents et par leurs aides régulières, et ceux qui ont vraiment cravaché pour parvenir à entrer dans ce cercle plus ou moins fermé ? Cela pose de vraies questions.

S'agissant des inégalités hommes-femmes, maintenant, depuis la génération née autour des années 1960, les femmes sont plus diplômées que les hommes, même si elles demeurent moins nombreuses qu'eux dans les grandes écoles scientifiques comme Polytechnique.

En termes de position dans la société, de statut du poste, les générations nées autour de 1985-1990 devraient accéder à la parité professionnelle, mais en termes de rétribution, les analyses générationnelles montrent une quasi-absence de progression par rapport aux hommes pour les générations récentes sorties depuis 15 ans du système scolaire. Sans évoluer au niveau des diplômes, les hommes gardent de l'avance en matière de salaire. Les disparités se font moins ressentir dans le public - à travail égal, salaire égal - que dans le privé, même si, dans le public, les hommes, en moyenne, essaient beaucoup plus souvent que les femmes de passer des concours internes. Cela étant, depuis une vingtaine d'années, les catégories moyennes sont bien moins recrutées dans le public que dans le privé, où les femmes ont beaucoup plus de mal à faire valoir leur place, notamment dans des carrières d'ingénieurs technico-commercial, par exemple, où mieux vaut travailler 50 heures que 35, ce qui est difficilement compatible avec les charges familiales. Les carrières des femmes sont alors remises en cause et elles ne les rattrapent que très partiellement vers 45 ou 50 ans lorsque les enfants sont grands.

Se pose alors une autre question aujourd'hui, celle de la prise en charge, pour ces enfants devenus grands, de leurs parents qui commencent à avoir des problèmes de santé. Alors que les enfants représentaient le fardeau d'antan, les parents au quatrième âge seront celui de demain, et l'on sait qu'il pèsera essentiellement sur les femmes.

Mme Danielle Bousquet : Les chercheurs travaillent-ils dans des laboratoires communs sur ces problématiques ? Des pistes de réflexion ont-elles émergées ?

M. Louis Chauvel : Je commence misérablement à pouvoir financer des doctorants. Les idées neuves portées par des personnes nouvelles suscitent une absence de velléité de suivre de la part des institutions ! Je l'ai personnellement vécu, même si aujourd'hui le CPE ou la grogne des jeunes chercheurs ont fait prendre conscience que la société française était confrontée à un véritable problème.

Plus généralement, en termes d'ébauche de solution, des études, des travaux existent - je peux vous citer ceux de Dominique Méda, par exemple, ou d'Hélène Périvier. Je suis de mon côté en contact avec « la République des idées ». Il existe des auteurs nombreux et des groupes de recherche, mais mon constat général est que rien de construit et d'un peu articulé n'émerge sur les problèmes notamment générationnels de long terme de la société française.

Il y a une prise de conscience des difficultés, mais tardive, par rapport à l'urgence de la situation qui date d'une dizaine d'années. Malheureusement, mes premiers travaux datent de la bulle Internet qui laissait croire que c'était reparti pour trente ans de croissance comme au temps des Trente Glorieuses. Ce n'est qu'à partir de 2002 que l'on a pris conscience que nous n'allions pas sortir du tunnel.

Voici 28 ans, vers 1978, j'ai pu visiter l'Assemblée Nationale : à l'époque déjà on promettait la sortie du tunnel pour demain. Les lieux n'ont pas changé, et les idées ont eu du mal à se renouveler.

En termes de solution, la comparaison sociologique internationale peut également être une véritable ouverture.

S'agissant de la représentation syndicale et politique en France, l'âge médian des députés a vieilli de quatre ans et demi entre 1997 et 2002. En 1981, 32 % des députés avaient moins de 45 ans. Ils ne sont plus que 12 % en 2002.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Sont-ce véritablement les jeunes députés qui ont conscience de ces problèmes, ou ceux d'un certain âge ?

M. Louis Chauvel : La question est de parvenir à une représentation véritablement intergénérationnelle de la société, partageant un diagnostic un peu partagé de l'avenir. Quand j'ai présenté ces premiers travaux en 1997 au Conseil économique et social, les représentants des partenaires sociaux, qui avaient entre 55 et 75 ans, m'ont regardé avec un intérêt plus ou moins limité, alors que leurs assistants comprenaient très bien : ils vivaient ces difficultés. Depuis 1997, les salaires des jeunes ont stagné et le prix des logements s'est accru de plus de 30 %.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous avons beau être de cette génération-là, nous sommes tout de même informés....

M. Louis Chauvel : Un problème se pose lorsque l'essentiel du corps syndical et politique est représentatif de la même génération, avec très peu d'ouverture sur l'extérieur - surtout lorsqu'il s'agit de jeunes énarques, ou de « fils de ». Pour représenter les jeunes, ne serait ce que ceux des classes moyennes à 1 800 euros de salaire par mois, cela pose de vraies difficultés. Le problème n'est finalement pas tant l'âge des gens que le manque de représentativité de la variété des intérêts de l'ensemble des électeurs.

L'instrument générationnel permet d'ouvrir sur tout un ensemble de problématiques politiques de long terme qui, je le crains, n'ont pas du tout été prises en compte au cours des vingt dernières années, et qui ne sont pas davantage prises en compte aujourd'hui dans le débat sur les retraites.

Outre qu'elles furent les premières à être « bizutées » à leur entrée dans la vie active
- remise en cause des salaires, entrée plus tardive dans la vie active, renégociation des retraites -, les générations qui ont aujourd'hui 45 ans seront les retraités de 2020, seront beaucoup plus concernés par le minimum vieillesse que les générations précédentes, parce que leurs carrières auront été trop courtes, souvent à temps partiel, avec des rétributions trop basses.

Lorsque le minimum vieillesse, qui représentait à l'époque un tiers du SMIC, a été étendu à l'ensemble de la population en 1959-1960, il concernait la moitié des plus de 65 ans. En 2000, seuls 5 % des 65 ans étaient au minimum vieillesse, qui équivalait aux deux tiers du SMIC : les autres étaient au dessus du fait de leur niveau de retraite. En revanche, ce taux de population au minimum vieillesse a toutes chances d'augmenter pour les générations qui ont aujourd'hui 45 ans.

J'ai malheureusement peu de temps pour la comparaison. D'une manière générale, la situation des pays latins est pire que la nôtre. La chance des Italiens est finalement de ne plus avoir de problèmes de jeunes du fait d'un taux de fécondité de 1,3 depuis vingt ans ! En revanche, ils seront confrontés à un grave problème de retraites.

Les pays nordiques ont réussi une réforme à même d'assurer un certain équilibre sur le long terme, grâce à une sorte de responsabilité sociale qui a rassemblé syndicats et patronat, jeunes et moins jeunes, riches et moins riches, femmes et hommes. Ce modèle est-il pour autant importable en France ?

Les pays anglo-saxons ont été marqués par la montée en puissance d'un modèle de société de marché dans lequel quelques femmes, avec peu d'enfants et d'excellents diplômes, ont réussi à obtenir la parité avec les hommes. Mais pour l'essentiel, la pauvreté des femmes a gagné du terrain. En moyenne la situation des femmes s'est plus rapprochée de celle des hommes qu'en France, mais les écarts entre le haut et le bas de la société sont plus marqués, et les inégalités sont croissantes, surtout au détriment des femmes pauvres avec enfants. Dans ce modèle, de nombreux enfants sont éduqués dans des conditions de plus en plus déplorables. Cela engage mal l'avenir.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous vous remercions.

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