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No  1869
ASSEMBLÉE  NATIONALE
CONSTITUTION  DU  4  OCTOBRE  1958
DOUZIÈME  LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 14 octobre 2004.
D É C L A R A T I O N
D U G O U V E R N E M E N T
sur la candidature de la Turquie
à l’Union européenne,
par M. Jean-Pierre RAFFARIN,
Premier ministre.

                    Monsieur le président,
                    Mesdames et messieurs les députés,
        Le 17 décembre 2004, le Conseil européen débattra de l’ouverture et des conditions des négociations relatives à l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne.
        La question fait légitimement débat, et ce débat n’est pas nouveau, puisqu’il a été ouvert il y a quarante-cinq ans – c’était le 31 juillet 1959, quand la Turquie a formulé sa première demande aux dirigeants du Marché commun de l’époque.
        Un accord d’association a ainsi été signé, le 12 septembre 1963, aux termes duquel, après deux décennies de phase transitoire, la Turquie pourrait demander son adhésion pleine et entière à l’Europe. La demande de la Turquie n’est donc pas illégitime.
        Tout au long de cette période, année après année, la réponse de la France a toujours été la même : les plus grandes réserves, voire des refus spectaculaires, quand il s’agit de la construction européenne – ce fut notamment le cas lors du Conseil des ministres européens des 26 et 27 septembre 1961, où le refus de la France avait eu beaucoup de résonance en Europe.
        Des réserves, donc, quant à la construction européenne, mais de réelles ouvertures quand la Turquie est devenue un élément majeur de la politique méditerranéenne et proche-orientale du général de Gaulle, après notamment le rapprochement de juin 1964 à propos de Chypre, puis lors des voyages présidentiels réciproques de 1967 et 1968.
        On peut résumer les choses ainsi : la réponse de la France, c’était plutôt « non » quand on pensait à la construction européenne, et plutôt « oui » quand on pensait aux équilibres du monde.
        Le débat n’a guère changé. Mais, au siècle de la globalisation, cette dialectique a quelque peu vieilli. Peut-on aujourd’hui penser l’Europe sans débattre de son ambition dans le monde ? Le débat n’est pas médiocre.
        Il mérite que nous nous écoutions les uns et les autres, que nous écoutions les Françaises et les Français et que nous écoutions aussi nos partenaires européens.
        Mais, en tout état de cause – le Président de la République s’y est engagé –, la volonté de la nation sera respectée, puisque le peuple de France aura, par référendum, le dernier mot.
        L’espoir du peuple turc doit être aussi pris en considération pour que les forces de progrès qui l’animent, et qui sont plus puissantes qu’on ne le croit, ne soient pas désespérées par ce qui risquerait d’apparaître comme une incompréhension, voire une exclusion.
        Mais je crois, mesdames et messieurs les députés, que l’essentiel est de ne point mentir au peuple turc. Affirmons donc clairement que son adhésion à l’Union européenne n’est pas possible aujourd’hui, ni demain, ni dans les prochaines années. Mais affirmons tout aussi clairement que, puisque les Françaises et les Français pourront être appelés à voter par référendum sur le sujet, il est de notre devoir de poser honnêtement, sereinement, les termes de ce débat.
        La France doit prendre le débat au sérieux et ne doit donc pas chercher à le clore avant qu’il ne soit ouvert. Nous devons le mener dans un esprit d’ouverture, avec la passion de l’avenir, mais sans le dévoyer, dans le strict respect de l’esprit et de la lettre de la Constitution française.
        Ni l’Europe, ni la Turquie ne sont prêtes pour l’adhésion. Non, la Turquie n’est pas prête pour l’adhésion. La Turquie est très loin de l’Europe sur les plans politique, économique et social.
        Certes, depuis le combat victorieux de Mustafa Kemal Atatürk pour l’indépendance nationale d’abord, mais aussi pour la laïcité, la Turquie a fait le choix de l’Europe et de l’Occident. Cet arrimage s’est confirmé au sortir de la Seconde Guerre mondiale avec l’entrée de la Turquie au Conseil de l’Europe et, plus encore, à l’OTAN. La Turquie nous est donc déjà liée par des traités qui nous engagent.
        Mais, malgré les progrès économiques importants faits par les Turcs, les efforts doivent se poursuivre.
        Le déséquilibre, notamment, entre la partie occidentale et la partie orientale du pays reste criant. Si un tiers des Turcs – ceux de la région d’Istanbul et de la façade égéenne – ont un niveau de vie moyen proche de celui d’autres pays de l’Union lors de leur adhésion, le chemin sera évidemment long avant que les campagnes turques atteignent un niveau de développement qui permettrait à la Turquie d’entrer dans l’Union européenne. Le produit intérieur brut par habitant de la Turquie représente 10 % seulement du niveau moyen de l’Union à vingt-cinq. Le fossé économique est donc très important.
        Sur le plan politique, la Turquie a fait récemment de grands progrès – et il faut saluer le courage du chef du gouvernement turc, M. Erdogan –, mais il faut aussi que les évolutions législatives décidées ou à venir soient intégrées concrètement, pratiquement, par la société turque. Encore faut-il donc s’assurer de leur application effective et rigoureuse. Et beaucoup reste à faire, vous le savez bien, pour l’adhésion à la laïcité, pour les droits des minorités ou pour l’égalité entre les femmes et les hommes, qui est loin d’être assurée.
        La Turquie est aussi confrontée à des conflits qu’il est bien difficile d’importer au sein de l’Union européenne – je pense évidemment au terrible problème kurde ou aux tensions de voisinage liées au contrôle de l’eau.
        Mais, si la Turquie n’est pas prête pour l’adhésion, l’Europe n’est pas prête non plus. Elle vient de s’élargir : elle doit accueillir de nouveaux membres et réussir leur intégration avant de penser à d’autres élargissements.
        Mais, surtout, la priorité, aujourd’hui, pour les Européens, c’est le vote de la Constitution, et donc l’approfondissement de l’idée d’Europe politique.
        Je voudrais rappeler l’un des critères de Copenhague définis en 1993 : « la capacité à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne » fait partie des conditions de l’adhésion.
        Avons-nous aujourd’hui cette capacité ? La réponse est clairement : « non ». Ni l’Europe, ni la Turquie ne sont donc prêtes aujourd’hui pour l’adhésion. Ne l’oublions pas et ne faisons pas comme si tel n’était pas le cas.
        Quels sont les termes du débat ? Devons-nous avoir pour autant, face à cette situation, une attitude figée ? L’Europe doit penser à demain. Sa responsabilité, sur ce sujet, est historique. Prenons donc ensemble le temps du débat et posons sereinement les termes de la discussion.
        Les points en débat sont liés à l’histoire et à la géographie. Commençons par la géographie : la Turquie se trouve à la charnière de deux continents. Est-elle européenne ? Ne l’est-elle pas ? On peut débattre à l’infini de ces questions.
        Pour Edgar Morin, l’Europe n’est pas une géographie, c’est d’abord une civilisation. Mais pour d’autres, qui mesurent les 3 % seulement d’espace européen du territoire turc, cet espace d’Europe, ce morceau d’Europe n’est qu’un « confetti ». En tout cas, la géographie ne suffit pas à définir l’Europe.
        L’Europe est riche aussi d’enseignements quant à son histoire. Le destin de la Turquie a toujours été, en effet, profondément lié à celui de l’Europe.
        Durant une grande partie de son histoire, l’Empire ottoman a été, évidemment, un allié. La Turquie est l’un des berceaux de notre civilisation européenne, riche des héritages de l’Empire romain d’Orient, avec une culture gréco-latine et judéo-chrétienne très présente.
        À d’autres périodes de notre histoire, je ne l’oublie pas, l’Empire ottoman – ou la Turquie – a été, au contraire, un adversaire.
        Mais, sachons prendre le recul nécessaire. L’histoire de l’Europe a longtemps été celle des conflits entre ses nations. Les conflits entre la France et l’Allemagne ne nous ont pas empêchés de faire l’Europe ensemble.
        Au total, l’histoire et la géographie ne nous permettent pas aujourd’hui de donner une réponse pertinente à la question de l’adhésion la Turquie.
        Parlons ensemble des risques. Pour beaucoup, aujourd’hui, l’intégration de la Turquie serait un risque pour l’Europe : risque d’apparition, d’abord, d’un déséquilibre démographique, même si la diminution du taux de fécondité en Turquie doit conduire à relativiser les choses ; risque, aussi, de voir l’ambition de l’Europe politique diluée dans un ensemble si vaste et si disparate qu’il serait impossible d’avancer ensemble ; risque d’incompréhension entre deux mondes, deux cultures profondément différents.
        Les problèmes d’intégration que nous connaissons aujourd’hui en France renforcent ce sentiment – je le sais, j’en suis conscient. Face à ces deux objections et à d’autres encore, nous ne pouvons répondre aujourd’hui ; c’est pourquoi il faut laisser le temps au débat et à la réflexion.
        Quels sont les avantages, après les risques ? L’admission de la Turquie ouvrirait des perspectives nouvelles pour l’Europe. Il est dans l’intérêt de la France et de l’Europe d’avoir une Turquie stable, moderne, démocratique qui partage nos valeurs et nos objectifs.
        Une Turquie adhérant aux principes de la démocratie et de la laïcité. Une Turquie qui serait une référence – peut-être même demain un modèle – pour l’ensemble des pays qui l’entourent.
        Il est dans l’intérêt de la France et de l’Europe que la Turquie, qui a fait des efforts considérables pour évoluer et se rapprocher de l’Union européenne, ne soit pas rejetée dans les bras de ceux qui prônent la confrontation entre l’Islam et l’Occident.
        Ne soyons pas ceux qui dénoncent la thèse du choc des civilisations à l’extérieur et qui défendent cette thèse dangereuse à l’intérieur. Ne laissons pas caricaturer la politique de la France. Nous sommes prêts, au contraire, à accompagner la Turquie sur la voie des réformes. N’oublions jamais que l’Europe, c’est d’abord la paix.
        Avec la Turquie, nous avons une preuve de la force d’attraction considérable de l’Europe qui, autour de son projet, autour de ses valeurs, peut transformer en profondeur les sociétés. Celles des anciens pays communistes ont adopté en grande partie en très peu de temps la démocratie, l’économie sociale de marché et le respect des droits de l’homme.
        La Turquie change parce qu’elle manifeste un vrai désir d’Europe. Laissons-lui le temps ! L’heure est au débat, au dialogue, au rapprochement nécessaire pour une proximité qui reste encore à définir. C’est tout l’enjeu de la période de dialogue qui va s’ouvrir bientôt avec la Turquie.
        Ma conviction est que l’histoire tranchera. Le processus sera long. Comme le lui avait demandé le Conseil européen, la Commission a présenté le 6 octobre sa recommandation concernant la Turquie.
        Elle considère que « la Turquie remplit suffisamment les critères politiques de Copenhague et recommande l’ouverture de négociations d’adhésion ».
        Mais, comme l’a souligné aussi la Commission, il s’agit d’un « oui conditionnel », qui repose largement sur les progrès que doit faire la Turquie et dont l’application devra être soigneusement vérifiée.
        Les chefs d’État et de Gouvernement devront se prononcer le 17 décembre sur l’opportunité d’ouvrir des négociations d’adhésion avec ce pays. Si elles sont ouvertes, les négociations, vous le savez bien, seront à la fois complexes et difficiles. Comme le souligne la Commission, elles ne devraient pouvoir être conclues avant que l’Union européenne n’ait défini elle-même ses perspectives financières pour l’après 2014. Le rythme des négociations dépendra donc, avec l’ensemble des préparatifs qui y sont liés, de notre capacité à gérer cette échéance avant 2015.
        Enfin, ce processus de négociation pourra s’arrêter à tout moment. C’est l’une des exigences françaises. Soit parce que la Turquie elle-même renonce à cette perspective, soit parce que certains États membres ne souhaitent pas poursuivre les négociations. Le processus est maîtrisé. Il s’arrêtera si la société turque arrête son évolution.
        Il pourra aussi ne pas se conclure si les peuples des différents pays de l’Union considèrent qu’il est de leur devoir d’interrompre ce processus. Il pourra déboucher sur une forme d’association nouvelle, le cas échéant, en plein accord avec nos partenaires turcs. Aujourd’hui, il n’y a pas de fatalité. Nous avons la maîtrise du destin de l’Europe.
        L’avenir n’est écrit nulle part : l’Union européenne peut décider qu’il y aura une adhésion turque ; l’Union européenne peut décider qu’il y aura un partenariat renforcé avec la Turquie ; l’Union européenne peut décider d’en rester là où nous sommes aujourd’hui.
        L’histoire tranchera.
        Oh, je vois bien les prétendus historiens qui voudraient décider de manière prématurée.
        Je salue, au contraire, la sagesse de ceux qui ne succombent pas au piège de la diabolisation et de l’amalgame !
        Le débat qui se tient aujourd’hui va donner, j’en suis sûr, de la hauteur au débat que les Français attendent pour prendre conscience des enjeux de cette histoire de l’Europe.
        Ne privons pas la France de ces choix d’avenir par un non sans discussion, anticipé et prématuré !
        Offrons au contraire à la France la chance d’un débat démocratique, car référendaire, sur la Constitution européenne, en refusant cet amalgame entre deux questions que plus d’une décennie sépare !
        Ayons alors confiance en la sagesse, en la puissance de l’Europe et adressons, mesdames, messieurs les députés, monsieur le président, aux Françaises et aux Français un message clair sur la Turquie en Europe : si un jour la question est posée, le peuple est souverain, il en décidera !