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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 85

Réunion du mardi 25 mai 2004 à 18 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Audition de M. Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne

Le Président Pierre Lequiller a remercié M. Pierre Sellal d'avoir accepté de venir s'exprimer devant la Délégation pour l'Union européenne afin d'exposer l'état d'avancement des négociations en cours sur le projet de Constitution européenne.

Après s'être déclaré honoré par cette invitation, M. Pierre Sellal a présenté un état des lieux à propos des questions actuellement débattues au sein de la Conférence intergouvernementale (CIG). L'échéance est désormais très proche, puisque les Chefs d'Etat et de Gouvernement ont décidé, lors du Conseil européen de mars dernier, de se fixer l'objectif d'achever les négociations en juin. Cette expression d'une volonté commune d'aboutir est importante en soi : en quelques mois, le climat a sensiblement changé. Alors qu'il semblait audacieux de spéculer sur la possibilité d'un accord en 2004 à l'issue du Conseil européen de Bruxelles de décembre dernier, un regain de mobilisation et de volontarisme s'est manifesté depuis mars, imputable à plusieurs facteurs : certains changements de gouvernement, la conscience plus aiguë du besoin d'une action collective européenne plus déterminée dans des domaines comme la lutte contre le terrorisme, le constat des faiblesses persistantes de l'économie européenne, la réalité de l'élargissement, le souci de prévenir les effets délétères d'une négociation institutionnelle indéfiniment prolongée, etc. C'est ainsi que sans avancer de propositions sur le fond du texte, la présidence irlandaise a su habilement concentrer ses efforts sur la formation d'un consensus sur l'objectif d'aboutir en juin. Pour autant, même si un accord paraît plus proche qu'il ne l'a jamais été, il serait excessif de considérer que la négociation a progressé vers un texte acquis à 99 %, en particulier sur les questions les plus importantes. En effet aboutir à un accord sur un traité constitutionnel n'est pas une fin en soi ; encore faut-il que celui ci donne effectivement à l'Union les moyens d'agir qui lui sont indispensables. La France continue à défendre à cet égard un haut niveau d'exigence, fondé sur les propositions de la Convention.

Les difficultés qu'il faudra régler au stade final - c'est-à-dire probablement lors du Conseil européen des 17 et 18 juin - apparaissent clairement. Les nombreux points acquis ne sont plus évoqués et les débats se focalisent désormais sur les questions les plus sensibles, selon une procédure d'approximation progressive engagée par la présidence irlandaise afin de se rapprocher d'une proposition globale acceptable par tous. La présidence entend continuer à procéder essentiellement par contacts directs avec les délégations, et évitera de soumettre publiquement ses propositions trop tôt, de crainte notamment que celles-ci ne deviennent la cible de polémiques à quelques jours des élections au Parlement européen.

Les deux derniers grands chapitres de négociations concernent d'une part un groupe de questions institutionnelles, parmi lesquelles les deux principales concernent les modalités de vote au Conseil et la composition de la Commission, et d'autre part, l'étendue du champ du vote à la majorité qualifiée.

S'agissant des questions institutionnelles, les enjeux sont connus depuis longtemps. Déjà lors du débat de ratification du traité d'Amsterdam, l'Assemblée nationale avait souligné son attachement à ce que la pondération des voix au Conseil soit révisée en faveur des pays les plus peuplés. Cette repondération a, dans une certaine mesure, été entreprise à Nice puis de nouveau abordée au sein de la Convention qui a proposé un mécanisme dit de double majorité : une décision suppose la réunion à la fois de 50 % des Etats et de 60 % de la population. Ce schéma a le mérite de bien traduire la double réalité européenne -Union d'Etats et union des peuples- ; d'assurer une juste prise en considération des réalités démographiques ; enfin de faciliter la prise de décision pour plus d'efficacité, en augmentant le nombre de « coalitions gagnantes » de 2 % à 3 % dans le système de Nice à 22 % à 23 % avec le projet de traité constitutionnel. Cependant ce dernier critère, faciliter la prise de décision, ne saurait être ni exclusif, ni absolu, et il ne peut être question d'abaisser indéfiniment les seuils ; il est essentiel qu'une décision soit légitime pour être pleinement acceptée ; et la France entend que le Conseil de l'Union préserve son pouvoir politique, c'est-à-dire sa capacité de contrôle, d'approbation et d'amendement des propositions de la Commission.

En ce qui concerne plus particulièrement la pondération relative entre les Etats membres, le critère de la population tient compte de la population des Etats alors que tout mécanisme de pondération des voix écrase les écarts démographiques. Ainsi, selon les règles encore en vigueur aujourd'hui, la France dispose de 10 voix au Conseil contre 2 au Luxembourg, ce qui ne reflète évidemment pas l'écart de population. Le Traité de Nice n'a opéré qu'un rééquilibrage partiel entre les « grands » et les « petits » pays ; celui-ci ayant trouvé une limite dans le maintien d'une parité entre la France et l'Allemagne : il était difficile de neutraliser en termes de nombre de voix l'écart de population entre l'Allemagne et la France tout en demandant aux pays les moins peuplés d'accepter une diminution de leur poids relatif. Globalement, la prise en compte du critère démographique se révèle favorable à la France : son poids relatif dans la prise de décision augmente sensiblement avec la proposition de la Convention par rapport au Traité de Nice, même s'il est vrai que celui de l'Allemagne, plus peuplée, augmente un peu plus.

En revanche, certains Etats - l'Espagne et la Pologne en première ligne, mais aussi plusieurs « petits » pays - s'estiment lésés par le projet de traité constitutionnel. Il est vrai que l'Espagne est sensiblement avantagée par l'accord conclu à Nice, qui lui conférait un nombre de voix très proche de celui de la France ou de l'Allemagne. C'est essentiellement pour cette raison que M. José Maria Aznar avait refusé le principe même de la double majorité.

A Nice, la Pologne a obtenu une assimilation de sa situation à celle de l'Espagne, ce qui explique qu'elle partage les réserves longtemps émises par cette dernière. La Pologne justifie également sa position par le fait qu'elle n'a pas ratifié facilement son adhésion à l'Union européenne, adhésion réalisée sur la base du traité de Nice, et qu'il serait donc difficile d'expliquer à la population ce changement des règles du jeu après quelques mois.

Il importe de signaler, néanmoins, que le nouveau Gouvernement de M. José Luis Rodríguez Zapatero a accepté, lors de la dernière réunion ministérielle, pour la première fois, le principe de la double majorité, tout en souhaitant que le seuil relatif à la population soit porté à 2/3. La Pologne a pour sa part plaidé pour l'instauration d'un mécanisme de garantie, qui, selon elle, devrait pouvoir être mis en œuvre quand ses intérêts fondamentaux seraient menacés.

Les modalités de mise en œuvre du principe de la double majorité sont également contestées par certains des pays moins peuplés, qui souhaiteraient atténuer les effets du poids démographique des « grands pays » dans la prise de décision, ce qui peut être obtenu soit en relevant le seuil relatif au nombre d'Etats, soit en établissant les deux seuils, population et nombre d'Etats, au même niveau. Ils assurent que cette deuxième solution, un même seuil, serait en outre plus « lisible » et compréhensible pour l'opinion. Une telle revendication ne peut être satisfaite : si les seuils sont fixés trop bas, le Conseil perd son pouvoir politique et le système de décision n'est plus juste, car il ne tient plus compte de la démographie ; s'ils sont fixés trop haut, c'est l'efficacité de la prise de décision qui en pâtit.

C'est pourquoi la France reste convaincue que la proposition de la Convention reste la meilleure expression de l'équilibre à trouver entre les différents objectifs à poursuivre ; elle n'exclut pas un ajustement limité de ses composantes, ou de les compléter par des aménagements techniques, mais à la condition d'en préserver rigoureusement l'esprit et les vertus.

M. Pierre Sellal a ensuite abordé le problème de la composition de la Commission. Depuis longtemps, la France considère qu'une Commission comprenant trop de commissaires n'aurait plus la capacité d'exercer effectivement sa mission : exprimer l'intérêt général européen. Elle risque en effet de glisser, de façon insidieuse, d'un organe collégial vers une structure intergouvernementale. Le premier risque est celui de l'inefficacité . Le second est celui d'un fonctionnement erratique, puisque la Commission serait la seule institution n'ayant aucune pondération en son sein. Le risque ultime, c'est la perte de toute légitimité et donc de toute autorité de ses décisions. Il faut prévenir à la fois cette inflation des membres de la Commission et ce risque de dérive intergouvernementale et poser le principe, comme le prévoit d'ailleurs le traité de Nice, d'un nombre de commissaires inférieur à celui des Etats membres.

La France est favorable à une réduction franche de ce nombre de commissaires, qui pourrait être fixé à quinze, et souhaite que cette réforme intervienne au plus vite, dès 2009, c'est à dire pour la Commission qui succèdera au collège qui entrera en fonction le 1er novembre prochain. En effet, l'Union a besoin d'une Commission efficace, et il serait dommageable, et difficilement explicable lors des procédures de ratification, qu'une réforme aussi nécessaire doive attendre 2014 pour se concrétiser.

Le Président Pierre Lequiller a souligné que l'obtention d'une réduction du nombre des commissaires constituerait une avancée importante, dans la mesure où cette question a constitué une réelle difficulté lors des travaux de la Convention européenne.

M. Michel Herbillon a considéré qu'un report de cette réforme à 2014, par exemple, serait excessif et pourrait conduire à une absence d'application.

M. Jérôme Lambert a remarqué, néanmoins, que cette phase transitoire pourrait certainement permettre de constater l'inadaptation d'une Commission trop nombreuse et imposer aux yeux de tous la nécessité d'une révision de sa composition.

M. Pierre Sellal a indiqué que la présidence irlandaise pourrait éventuellement suggérer, comme certains Etats l'ont déjà envisagé, l'institution d'une clause de rendez-vous permettant de réexaminer cette question dans quelques années. La France attache cependant une grande importance à une décision franche pour un collège restreint ; une Commission forte, capable d'exercer ses compétences dans les meilleures conditions, est de l'intérêt de notre pays comme de celui de l'Union.

Le second grand enjeu des négociations finales porte sur le champ de la majorité qualifiée. L'attention se concentre sur quelques sujets clés. Il faut d'ailleurs se souvenir que le vote à la majorité qualifiée s'applique depuis longtemps en matière d'agriculture, de politique commerciale ou de budget. La Convention a essayé de progresser dans les domaines de la fiscalité, de l'Europe sociale, de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) et surtout de l'espace de sécurité et de justice (JAI).

De nombreux Etats sont hostiles au principe même du recours à la majorité qualifiée en matière fiscale. Il est peu probable que des progrès significatifs soient enregistrés sur ce point, ce qui rendra indispensable des coopérations renforcées, comme celle qui s'esquisse sur l'assiette de l'impôt sur les sociétés entre la France et l'Allemagne.

De vives résistances sont également apparues à la Convention, et se sont confirmées à la conférence, sur l'extension de la majorité qualifiée en matière sociale, par crainte de porter atteinte à la spécificité des systèmes nationaux de sécurité sociale, ou aux particularités de certains en matière d'organisation de la représentation des travailleurs. On a aussi observé que certains peuvent être à la fois désireux d'harmonisation en matière sociale, et inquiets des risques inhérents à des décisions à la majorité qualifiée. La France œuvre pour le meilleur résultat possible dans ce domaine, même si la négociation ne permettra peut-être que des progrès limités par rapport à Nice, sur la coordination des régimes de sécurité sociale pour les travailleurs migrants ou la définition d'un socle minimal d'harmonisation en matière de garantie des travailleurs en cas de rupture du contrat de travail.

Lors des travaux de la Convention, la France a souhaité la possibilité de décider à la majorité qualifiée dans certains domaines relevant de la politique étrangère (lorsque le Conseil statue sur une proposition du ministre européen des affaires étrangères). Mais de nombreux Etats membres continuent de s'y opposer.

Le domaine JAI constitue une priorité dans la négociation : les progrès réalisés dans ce domaine par la Convention sont importants et les exigences d'action collective sont fortes. La lutte contre le terrorisme et la grande criminalité nécessitent la mise en place rapide d'instruments efficaces, ce qui est impossible ou très difficile à l'unanimité. Il faut à la fois se fixer des objectifs ambitieux, par exemple en matière de coopération judiciaire, d'aide aux victimes, d'harmonisation des sanctions, et se donner les moyens de les atteindre en décidant, si nécessaire, à la majorité qualifiée. A tout le moins doit-on éviter que l'obstruction de quelques uns interdisent aux autres d'agir ensemble s'ils en ont la volonté ; si nécessaire, des mécanismes idoines devront être prévus à cette fin.

Le Président Pierre Lequiller s'est interrogé sur les raisons de l'opposition des Britanniques au passage à la majorité qualifiée en matière de lutte contre le terrorisme et la grande criminalité, dans la mesure où l'attentat de Madrid a confirmé la gravité de la menace qui pèse sur les Etats européens, et où le Royaume-Uni est considéré comme l'allié le plus proche des Etats-Unis, notamment en Irak. L'opinion publique britannique doit certainement comprendre la nécessité d'une plus grande coopération en matière de sécurité au sein de l'Union européenne.

Le Président Pierre Lequiller s'est également déclaré favorable au recours à la procédure d'« opting-out », qui a déjà été utilisée, et aux coopérations renforcées, qui sont d'ailleurs expressément prévues par le traité constitutionnel.

M. François Guillaume a observé que, dans le traité de Nice, l'Allemagne avait obtenu une augmentation du nombre de ses députés européens, tandis qu'elle avait accepté le même droit de vote que la France au sein du Conseil. Bien que le projet de Constitution prévoie une modification des droits de vote au Conseil, la France va finalement conserver un nombre de députés européens inférieur à celui de l'Allemagne. Concernant la composition de la Commission, il n'est pas acceptable que la France n'ait aucun commissaire pendant certaines périodes. Par ailleurs, on peut s'interroger sur la nécessité de prévoir des décisions à la majorité qualifiée en matière fiscale. Une autre interrogation concerne l'autorité dont disposera le Président du Conseil européen, s'il doit coexister avec un ministre des affaires étrangères de l'Union européenne. Enfin, il n'est pas souhaitable que le Parlement européen ait le dernier mot en matière budgétaire, ce qui risque d'affecter notamment les décisions concernant la politique agricole commune.

M. Jérôme Lambert a souligné que, malgré l'optimisme dont fait preuve M. Pierre Sellal, la liste des difficultés qu'il a dressée est préoccupante. A cet égard, la question de la procédure de révision de la Constitution est importante car il devrait être possible de reporter les réformes suscitant des blocages. Par ailleurs, concernant la lutte contre le terrorisme, il est étonnant que soit toujours cité l'exemple de l'attentat de Madrid, car celui-ci n'impliquait pas directement d'autres Etats européens.

M. Jacques Floch a estimé que les Etats membres devaient user avec prudence des possibilités d'« opting-out » car celles-ci menacent l'existence même de l'Union. De même, les coopérations renforcées risquent d'aboutir à une Europe à la carte, comme c'est déjà le cas en matières fiscale et sociale. A cet égard, M. Jacques Floch a interrogé M. Pierre Sellal sur l'état des négociations sur les dispositions sociales du projet de la Constitution. Il a également interrogé l'ambassadeur sur le débat qui est réapparu au sujet de l'inscription de la référence à l'héritage chrétien dans la Constitution. Il a estimé que celle-ci était inacceptable pour la France.

M. Jacques Myard a considéré que la prise en compte du poids démographique des Etats dans les mécanismes de décisions du Conseil était une erreur et a regretté que le principe de l'égalité des « grands Etats » soit remis en cause. Concernant la composition de la Commission, il est possible de maintenir un commissaire par Etat, si le Président dispose d'une réelle autorité. Par ailleurs, l'extension du champ de la majorité qualifiée est dangereuse : la France et l'Allemagne réunies ne peuvent s'opposer à une décision. Enfin, dans le contexte de la monnaie unique, l'harmonisation fiscale n'est pas souhaitable car elle réduit les marges de manœuvre en matière de politique conjoncturelle.

M. Michel Herbillon a souhaité connaître les chances réelles de parvenir à un accord en juin, compte tenu des questions non résolues qui restent encore en discussion. Il s'est interrogé sur les risques de concessions et d'échanges de dernière minute, par exemple entre le seuil de la majorité qualifiée et son champ d'application, ou que certaines questions resurgissent, comme celle de la référence à l'héritage chrétien dans le préambule. M. Michel Herbillon a également demandé quel est le nouveau régime linguistique applicable aux réunions du Conseil, si les régimes applicables en matière de PESC et au COREPER ont été pérennisés, quelles sont les règles applicables aux différents groupes de travail et si le système du paiement à la demande a été adopté.

M. Robert Lecou a estimé que le projet de Constitution européenne risque de devenir difficilement compréhensible par nos concitoyens. Il s'est interrogé sur la nécessité d'adopter immédiatement ce texte, et sur l'opportunité d'une période transitoire après l'élargissement, qui représente déjà un bouleversement sans précédent.

Mme Anne-Marie Comparini a considéré que l'Europe est entrée dans une phase politique et que la politique étrangère et de sécurité commune devrait par conséquent constituer une priorité, alors qu'elle semble négligée. Elle a souhaité savoir quelle serait l'articulation entre le ministre des affaires étrangères de l'Union européenne et le président du Conseil européen.

Le Président Pierre Lequiller a indiqué avoir l'impression que les négociations ont beaucoup progressé, par exemple en ce qui concerne la composition de la Commission européenne. La perspective d'une Commission réduite constituerait une avancée importante, qui éviterait une dérive intergouvernementale de cette institution dont les « petits » Etats membres seraient les premiers à souffrir.

M. Pierre Sellal a apporté les éléments de réponse suivants :

- il est effectivement indispensable que le texte final soit aussi compréhensible et clair que possible, et constitue une simplification par rapport aux traités actuels. C'est l'un des enjeux de l'élaboration de ce « traité constitutionnel ». Il faut rappeler les avancées apportées par le projet actuel à cet égard : texte unique se substituant aux traités antérieurs, fusion de la Communauté européenne et de l'Union européenne, disparition des trois anciens «piliers », etc  ;

- l'importance des points restant en discussion ne doit pas être sous-estimée et il n'est pas question de parvenir à un accord à n'importe quel prix. Mais il existe un état d'esprit global positif, donc de fortes chances d'aboutir. Aucun gouvernement ne semble prêt à assumer, seul, la responsabilité de mettre en échec à nouveau les négociations, et une certaine lassitude a fait son apparition, qui peut avoir des effets positifs si elle émousse les résistances et non le niveau d'ambition ; mais il peut toujours y avoir un blocage ;

- la position britannique en matière de justice et d'affaires intérieures peut sembler paradoxale, parce que le Royaume-Uni est très actif en matière de coopération policière, par exemple, et partage les intérêts des autres Etats membres quand il s'agit de mieux protéger la population ou de lutter contre la criminalité et le terrorisme. Par ailleurs, il est clair que la coopération opérationnelle entre services de police relève davantage d'un cadre intergouvernemental, bilatéral ou plus étendu. Mais l'adoption de règles communes ou d'instruments normatifs, par exemple pour prévenir l'immigration illégale, lutter contre le blanchiment, faciliter l'exécution des jugements dans toute l'Europe est tout aussi indispensable ; et elle ne peut se faire efficacement que dans le cadre des institutions européennes. Les réticences britanniques s'expliquent par le souci de préserver certaines spécificités des procédures nationales, notamment en matière pénale, et par une sensibilité prêtée à l'opinion sur ces sujets. Notre souhait et notre intérêt sont que le Royaume-Uni participe pleinement à l'espace de liberté, de sécurité et de justice ; mais si ceci ne devait être possible qu'au prix de procédures trop contraignantes, ou en réduisant la portée de ce qui peut être réalisé en commun, la priorité doit être de ne pas entraver la possibilité pour ceux qui en ont la volonté d'agir et de progresser ensemble ;

- la parité de voix entre la France et l'Allemagne était en effet une pierre angulaire de l'Europe des six, fondée sur la réconciliation franco-allemande. Cinquante ans d'histoire européenne , de coopération franco-allemande et les élargissements successifs ont cependant changé la donne ; le problème central du système de décision dans l'Union à trente membres, c'est : comment être à la fois efficace et légitime , quand les onze pays les moins peuplés ne représentent que 6,7% de la population de l'Union (à 27 membres) ; la question de la relation entre les « grands » Etats membres est devenu un peu secondaire au regard de cette évolution. A Nice, les négociateurs ont tenté de corriger l'insuffisante prise en compte de la population tout en maintenant l'égalité, au Conseil, entre la France et l'Allemagne ; il en est résulté un système imparfait. Un choix différent a été opéré lors de la Convention avec la double majorité qui, tout en ménageant les droits de chaque Etat (c'est le rôle du premier seuil) confère aux pays les plus peuplés un poids en harmonie avec la réalité démographique. Il est incontestable que la France y gagne, en termes de poids relatif et d'influence par rapport à l'ensemble du Conseil, en dépit de l'écart avec l'Allemagne qui en résulte. Au Parlement européen, la question de la répartition des sièges entre Etats n'est pas encore complètement réglée. Certaines redistributions sont évoquées, qui pourraient se traduire par une moindre différence de sièges entre l'Allemagne et la France ;

- penser que le système reposant sur un commissaire européen par Etat membre est le meilleur garant des intérêts de la France est un mauvais calcul. Il est inspiré par l'idée qu'un commissaire représenterait des intérêts nationaux. Si tous devaient être guidés par le même principe, c'en est fini d'un collège réputé dégager un intérêt général européen, c'est un Conseil bis qui se met en place, qui plus est sans aucune pondération en son sein. Une Commission pléthorique, intergouvernementale et inefficace serait le cas de figure le plus négatif, pour la France comme pour l'Union. Car s'il est fait par tous les autres Etats membres, la Commission sortira très affaiblie d'un tel schéma. Ainsi, il vaut mieux, pour la France, que la Commission conserve, grâce à la collégialité, sa capacité de proposition. Quant à l'argument qui rappelle que des gouvernements composés de nombreux ministres peuvent constituer des équipes efficaces, il doit être relativisé car les deux « équipes » ne sont pas comparables ; en effet, la Commission n'est pas un « gouvernement » dans la mesure où, à l'inverse de ce dernier, ses membres ne sont pas liés par des solidarités de nature politique, et l'autorité du président de la Commission n'est pas celle d'un Premier ministre ;

- s'agissant de la fiscalité, la mise en œuvre d'une éventuelle coopération renforcée n'implique pas nécessairement que, dans ce cadre, les Etats membres prennent des décisions à la majorité qualifiée. En revanche, il ne serait pas acceptable qu'ils soient privés de cette faculté par un Etat membre qui choisirait de rester en dehors de cette coopération renforcée (c'est l'enjeu de la clause dite « passerelle » du projet de constitution). Sur le principe même de décider à la majorité qualifiée en matière de fiscalité, on peut comprendre les inquiétudes de ceux qui estiment légitime que les Etats membres gardent la main sur l'un des rares instruments de politique économique dont ils ont encore la maîtrise. Mais il faut être aussi conscient que l'absence d'harmonisation fiscale est préjudiciable dès lors qu'elle s'inscrit dans un marché unique des biens et des capitaux doté d'une monnaie unique. Elle risque en effet de multiplier les occasions de distorsion voire de dumping fiscal. Une harmonisation minimale, sur les assiettes comme sur les taux, préviendrait les risques d' évaporation fiscale vers les pays les « moins disants » sans pour autant interdire aux Etats certaines modulations en fonction de leurs choix nationaux;

- s'agissant de la clause de révision du futur traité constitutionnel, les conditions ne sont guère réunies pour prévoir la possibilité de réviser le traité à la majorité même renforcée. Toutefois, ce qui est actuellement demandé par la France n'en constitue pas moins une réelle avancée, car cela permettrait, dans certains domaines sensibles, de passer d'une décision nécessitant l'unanimité à un vote à la majorité, sans convoquer une nouvelle Conférence intergouvernementale. En outre, le système envisagé conforterait le rôle des parlements nationaux, car il permettrait à ces derniers d'exercer un droit d'objection à l'encontre d'une telle évolution ;

- dans le domaine social, la France a d'ores et déjà obtenu une avancée significative par rapport au texte de la Convention, qui consiste à faire de l'emploi un dénominateur et un objectif communs à l'ensemble des politiques européennes. Cette référence à l'emploi dans la Constitution européenne aura en outre une réelle portée juridique puisqu'elle pourra être invoquée devant la Cour de Justice pour contester une décision prise sur le fondement, par exemple, du droit communautaire de la concurrence. Par ailleurs, la France souhaite étendre le vote à la majorité qualifiée dans le domaine des règles minimales encadrant la rupture du contrat de travail, ce qui contribuerait à éviter le dumping social  ;

- en ce qui concerne la référence au christianisme, la position française est claire : la formulation proposée par la Convention est équilibrée et raisonnable ; elle doit rester en l'état ;

- effectivement, le système de la double majorité ne permet pas à l'Allemagne et à la France de bloquer seuls une proposition de la Commission, mais c'est déjà le cas aujourd'hui. De plus, il est peu vraisemblable que la Commission propose délibérément un texte qui aille directement à l'encontre des intérêts communs de deux pays aussi importants ;

- les risques d'échange de concessions « contre nature » au stade final de la négociation doivent être relativisés. L'idée de « paquet » final signifie avant tout que certains pays doivent comprendre qu'ils ne pourront obtenir satisfaction sur tous les points qu'ils revendiquent, qu'il s'agisse de restreindre le champ de la majorité qualifiée, ou de questions objectivement liées comme la prise en compte de la rotation égalitaire des commissaires européens et le relèvement du seuil du nombre d'Etats dans les décisions du Conseil;

- la protection de la diversité linguistique reste une exigence de premier rang de la France. La pratique de notre langue constitue l'un des éléments clefs de notre influence, au moins autant que le nombre de voix détenues par la France au Conseil, car la langue est le véhicule naturel de concepts et de références. Au niveau du Conseil de l'Union, le « régime PESC », qui prévoit l'usage du français et de l'anglais sans recourir à l'interprétariat, est maintenu. Le « régime COREPER », qui repose, quant à lui, sur trois langues, avec interprétation, est également préservé. Par ailleurs, le système dit de « paiement à la demande » dans les groupes d'experts devrait conduire, de fait, à un système de langues restreint à quelques-unes, dont le français, certains pays étant prêts, dès lors qu'ils en font le choix et que cela ne leur est pas imposé, à ne pas demander à s'exprimer dans leur langue ;

- s'agissant de la PESD et de la PESC, les acquis du projet de constitution ne sont pas contestés. L'Europe de la défense a progressé, à la fois sur le terrain et dans le projet de traité, alors que les avancées dans ce domaine paraissaient les plus difficiles à obtenir. Les structures communes s'étoffent progressivement, l'Europe commence à mener des opérations militaires extérieures. Dans le projet de traité, la clause de solidarité et l'agence de l'armement ont fait l'objet d'un consensus. Pour la politique étrangère, la création du poste de ministre des affaires étrangères représentera une novation importante. Mandataire du Conseil, qu'il présidera, mais aussi membre de la Commission selon la formule de la « double casquette », il apportera plus de cohérence à l'action extérieure de l'Union en ayant accès aux instruments d'action extérieure gérés par la Commission.

Le Président Pierre Lequiller a tenu à remercier M. Pierre Sellal pour la précision de ses réponses, avant de souligner que la France était remarquablement représentée à Bruxelles.