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DÉLÉGATION POUR L'UNION EUROPÉENNE

COMPTE RENDU N° 86

Réunion du mardi 1er juin 2004 à 18 heures 15

Présidence de M. Pierre Lequiller, Président

Audition de M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères

Le Président Pierre Lequiller a indiqué que l'audition du ministre des affaires étrangères porterait en particulier sur les travaux de la Conférence intergouvernementale relative au Traité constitutionnel à l'approche de la réunion du Conseil européen, les 17 et 18 juin, et permettrait d'évoquer d'autres sujets en pleine évolution comme l'Europe de la défense.

M. Michel Barnier, ministre des affaires étrangères, s'est tout d'abord réjoui de cette première rencontre avec la Délégation depuis sa nomination et a manifesté son souci de franchise et de disponibilité à l'égard de ses membres.

La négociation sur le Traité constitutionnel de l'Union européenne a entamé la dernière ligne droite et approche du terme d'un processus commencé il y a un peu plus de deux ans à la Convention présidée par M. Valéry Giscard d'Estaing, à laquelle le ministre a participé comme l'un des deux représentants de la Commission. Après l'échec de la Conférence intergouvernementale en décembre dernier, les travaux ont repris il y a quelques mois sous la présidence irlandaise de l'Union qui a fait un travail intelligent de tricotage grâce à de multiples consultations bilatérales toujours en cours. Le Taoiseach rencontrera le Président Jacques Chirac demain.

Plusieurs réunions ministérielles en Conférence intergouvernementale ont également eu lieu et la toute dernière, prévue le 14 juin à Luxembourg, précédera la réunion du Conseil européen, les 17 et 18 juin à Bruxelles. Le ministre s'est félicité du climat des discussions avec la Présidence et avec nos partenaires, en particulier l'Allemagne et l'Espagne.

La présidence irlandaise disposera de tous les éléments pour mettre un projet global sur la table après la dernière réunion de la CIG. On peut penser qu'elle le fera au terme de son tour d'Europe. La France a la volonté de contribuer au succès de cette négociation, le 18 juin, et d'aider la présidence irlandaise à trouver des compromis si nécessaire, tout en s'écartant le moins possible du texte de la Convention qui a réussi à proposer un projet dynamique.

Les questions en suspens sont des sujets de pouvoir sur lesquels la Conférence intergouvernementale avait échoué à Amsterdam et esquissé un compromis fondé sur le plus petit dénominateur commun à Nice. Il s'agit de déterminer quelle part d'influence ou de veto chaque pays accepte de retrancher au profit de l'efficacité collective. L'intérêt de chaque Etat membre est bien entendu de garder son influence, mais dans une Europe qui fonctionne.

La négociation a progressé sur la composition de la Commission et une très large majorité se dessine en faveur d'un collège restreint de quinze à dix-huit commissaires. Le mieux est qu'une décision soit prise maintenant pour fixer cette échéance. Le pire serait une clause de rendez-vous pour régler une question qu'on traitera d'autant plus difficilement qu'on sera plus nombreux.

Il faut une Commission collégiale et le ministre a déduit de son expérience personnelle de Commissaire la conviction qu'elle ne peut pas fonctionner dès lors que le nombre de commissaires devient trop élevé.

La collégialité place la Commission dans une situation très différente de celle d'un Gouvernement. Chaque commissaire est en effet personnellement responsable de ce que font les autres et peut bloquer leurs initiatives pour négocier la proposition finale. La collégialité est un acquis de la construction communautaire qui joue le rôle d'arbitrage d'un Premier ministre entre les ministres d'un Gouvernement. Elle permet aujourd'hui à vingt personnes de construire ensemble la proposition de la Commission. Dans les négociations en cours, l'idée d'une composition de dix-huit membres se dégage progressivement avec la possibilité d'une petite extension lorsque l'Union s'élargira.

Le projet de Traité constitutionnel fixe la composition du Parlement européen à 736 membres et le nombre minimal de députés pour un « petit pays » à quatre, mais celui-ci pourrait remonter à cinq ou six dans un compromis global sur le paquet institutionnel.

En ce qui concerne la majorité qualifiée, il faut distinguer son mode de calcul et son champ.

Sur le premier point, la France part toujours du principe désormais acquis de la double majorité et a du mal à s'écarter des seuils de 50 % du nombre des Etats membres et de 60 % de la population de l'Union. Ce système est en effet simple, équitable et efficace. Mais il est probable qu'on ne s'y tiendra pas totalement et, s'il fallait absolument choisir entre ses trois avantages, c'est la simplicité qu'il faudrait plutôt laisser de côté car l'équité et l'efficacité sont essentielles.

La solution pourrait consister à augmenter le seuil de la population et il faudra discuter entre 60 % et 66 %, seuil revendiqué par l'Espagne qui permettrait à ce pays ou à la Pologne de se situer de manière décisive dans les minorités de blocage. La France s'efforce de convaincre ses amis espagnols qu'un grand pays se détermine par sa capacité non pas de bloquer les autres mais de les entraîner.

S'agissant du champ de la majorité qualifiée, une priorité pour la France concerne le domaine de la Justice et des Affaires Intérieures (JAI) dans lequel le Royaume-Uni prône un retour en arrière par rapport au compromis de Naples, qui représente le dernier texte de référence. L'opposition britannique porte notamment sur la coopération judiciaire en matière pénale, tandis que sur le Parquet européen, le Premier ministre Tony Blair vient de faire part d'une possible évolution de sa position : c'est un signal positif dont se réjouissent les autorités françaises qui souhaitent par ailleurs l'extension des compétences d'Eurojust.

Dans le domaine social, la France est favorable à une extension de la majorité qualifiée, sur certaines questions telles que le régime des prestations sociales des travailleurs migrants. Le maintien de l'unanimité est en effet un frein à tout progrès.

En ce qui concerne la fiscalité, les avancées proposées par la Convention étaient très modestes et les Britanniques comme plusieurs autres Etats membres ont confirmé leur hostilité de principe à toute extension de la majorité qualifiée.

La France est également attachée au maintien de la clause passerelle dans le cadre des coopérations renforcées, afin de contrebalancer l'extension en définitive assez modeste du champ de la majorité qualifiée. Or le Royaume-Uni s'oppose également à cette clause passerelle, ce qui est difficilement justifiable dans la mesure où leur opposition à toute extension de la majorité qualifiée ne doit pas empêcher ceux qui veulent aller plus loin et plus vite de le faire.

S'agissant du préambule du Traité constitutionnel et de la mention de l'héritage chrétien, il est souhaitable de s'en tenir au texte de la Convention qui est le résultat d'un compromis entre les partisans d'une référence aux racines chrétiennes et ceux qui, à la Convention, refusaient l'idée même de toute référence religieuse.

Le ministre a ensuite souligné plusieurs questions importantes sur lesquelles la France a obtenu satisfaction au sein de la Conférence intergouvernementale :

- le maintien et le renforcement de la base juridique sur les services d'intérêt général ;

- le statut de Mayotte qui devrait, le moment venu, être intégrée aux régions ultra-périphériques ;

- la reconnaissance d'une compétence de l'Union en matière de santé publique ;

- l'existence d'une clause sociale transversale ;

- l'inscription dans la Constitution du sommet social tripartite pour la croissance et l'emploi ;

- un accord sur la procédure budgétaire, fondée sur un mécanisme de codécision sans dernier mot à l'une ou l'autre institution.

Le ministre a ensuite évoqué l'étape de ratification qui succédera à la signature du projet de Constitution. Le choix de l'instrument de ratification appartient au Président de la République qui prendra sa décision le moment venu. Pour mémoire, le Président François Mitterrand avait annoncé la tenue d'un référendum quatre mois après l'adoption du Traité de Maastricht. Une idée progresse actuellement qui consisterait à s'accorder sur un moment de ratification commun aux différents pays de l'Union (indépendamment de l'instrument de ratification) afin d'éviter la coexistence de 25 débats isolés et échelonnés sur un ou deux ans. Cela serait un progrès pour ce projet de Constitution.

En cas de non-ratification par un ou plusieurs Etats, quatre hypothèses sont souvent avancées par les observateurs :

- l'abandon pur et simple du projet de Constitution, et le fonctionnement de l'Union élargie sur la base du Traité de Nice ;

- l'organisation d'une nouvelle ratification dans les pays qui se seraient prononcés négativement ;

- l'adoption de la Constitution européenne par les seuls Etats l'ayant ratifié, ce qui n'est pas sans poser de réelles difficultés politiques et juridiques ;

- la formation d'une coopération renforcée à l'extérieur du traité, ce qui signifierait un véritable « Schengen politique ».

Le ministre a souligné que, malgré les difficultés rencontrées dans la dernière ligne droite des négociations, beaucoup de points étaient d'ores et déjà acquis, y compris sur des sujets sensibles comme la défense, où un accord a si longtemps paru improbable. Née d'une perception commune de la menace terroriste, la convergence de vues entre Allemands, Britanniques et Français s'est révélée déterminante en ce domaine. D'une manière générale, le spectacle offert aujourd'hui par les conflits dans le monde fait mesurer a contrario toute la valeur de l'entreprise européenne, qui oriente les nations vers le progrès et la résolution des différends par la négociation et non par le conflit armé.

Le Président Pierre Lequiller a remercié le ministre de sa liberté de ton avant de se réjouir des espoirs d'aboutissement à la Conférence intergouvernementale.

M. Marc Laffineur a félicité le ministre de s'être rendu en Haïti car la France, qui partage avec ce pays sa langue et une partie de son histoire, se devait de lui marquer sa solidarité. Il s'est enquis ensuite des chances réelles de succès de la Conférence intergouvernementale, se demandant quels genres de difficultés étaient susceptibles de survenir en dernière minute. Dans le domaine de la défense, il a interrogé le ministre sur les avancées à envisager pour que les nouveaux Etats membres trouvent une réponse adéquate aux inquiétudes qu'ils nourrissent en matière de sécurité.

M. Daniel Garrigue s'est interrogé sur l'évolution actuelle des Britanniques. Le choix de la voie référendaire pour ratifier la future Constitution, tout en attestant la valeur de l'engagement européen du Premier ministre Tony Blair, ne fait-il pas planer sur la négociation une menace capable d'en déformer le résultat ? Puis il a demandé pour quelles raisons les Britanniques, qui participent à tant de coopérations renforcées, sont si hostiles au principe de leur développement.

M. Jacques Floch s'est demandé si la négociation ne donnait pas une extension trop grande à la clause de révision et à la procédure rigide qu'elle impose pour tout changement ultérieur du texte. Il a souligné que ce texte ne constituait pas à ses yeux une Constitution, mais un simple recueil des règles du jeu européen, comme le prouve l'incorporation d'une troisième partie qui ne traite pas de sujets institutionnels. A propos d'Haïti, il a demandé ce que pensaient les autorités françaises de la revendication par ce pays d'une indemnité d'indépendance que la France verserait à leur profit. Il serait souhaitable que notre pays apporte, de concert avec l'Union européenne, un soutien significatif à la reconstruction de l'île.

M. Michel Delebarre a demandé au ministre comment, dans ses rencontres diplomatiques, la nouvelle Europe à Vingt-cinq lui semblait perçue par ses interlocuteurs, comme une gageure ou comme un défi redoutable ? À propos d'un éventuel échec de la procédure de ratification, il a évoqué l'hypothèse d'une seconde lecture, qui s'imposerait de manière quasi automatique si l'opposition ne venait que d'un pays sur vingt-cinq. Le succès passe par un effort de pédagogie au sujet de l'Europe élargie, à qui le plus grand service à rendre serait de chercher à progresser par étapes sur des sujets où il existe des chances réelles d'aboutir, plutôt que de s'enfermer dans des oppositions de principe.

M. Jérôme Lambert s'est inquiété des prises de position britanniques, comme de la procédure de révision envisagée pour la future Constitution. Il a rappelé que la Délégation l'avait chargé avec M. Didier Quentin de réfléchir à une bonne application du principe de subsidiarité et à la meilleure manière d'obtenir à cette fin une coopération accrue des parlements nationaux pour qu'ils soient mieux associés à la discussion communautaire. Il s'est demandé si un blocage sur les sujets institutionnels pourrait remettre en cause l'entrée de nouveaux pays, en particulier de la Bulgarie et de la Roumanie, dont l'adhésion est prévue en 2007.

Mme Anne-Marie Comparini, après avoir souligné qu'il existe actuellement au Proche-Orient une forte demande d'implication de l'Europe, a interrogé le ministre sur les intentions de la France à ce sujet.

M. Jacques Myard a estimé que le système communautaire, fondé sur l'intégration, était en décalage par rapport à la réalité hétéroclite des nations dans le contexte d'une Europe élargie. A cet égard, les mécanismes de décision à la majorité qualifiée ne sont pas souhaitables.

M. Didier Quentin a interrogé le ministre sur la portée de l'article 56 du projet de Constitution, qui traite des partenariats privilégiés de l'Union européenne. Vise-t-il la Turquie ou d'autres Etats du pourtour méditerranéen ?

M. Michel Barnier a apporté les éléments de réponse suivants :

- concernant le Conseil européen des 17 et 18 juin prochains, aucun chef d'Etat et de Gouvernement n'est prêt à prendre le risque d'un échec. Il existe une volonté générale de parvenir à un accord. La France ne souhaite cependant pas un texte au rabais ;

- la défense européenne a connu de réels progrès et devient une réalité, comme en témoignent les interventions en Bosnie, en Macédoine, au Congo - où une opération commune a pu être organisée en deux semaines - et bientôt en Afghanistan. Il convient de créer davantage de structures, outre celles qui existent déjà : le comité politique et de sécurité, la cellule d'état-major et de planification autonome, l'Agence européenne de défense. Il importe également de développer les capacités opérationnelles. Le projet de Constitution prévoit une clause de défense mutuelle complétant l'article 5 du Traité de l'Atlantique Nord et une clause de solidarité contre le terrorisme, permettant la mobilisation des institutions nationales de police, de justice et de protection civile en cas d'attentat ;

- il est vrai que le Royaume-Uni a exprimé des réticences à l'égard des coopérations renforcées. La France et l'Allemagne sont déterminées à ce sujet. La France a également une position ferme sur l'extension du champ de la majorité qualifiée. Il est encourageant que le Gouvernement britannique ait accepté des avancées en matière de défense ;

- il est en effet regrettable que la procédure de révision soit identique pour l'ensemble du projet de Constitution, y compris pour sa troisième partie qui porte sur les politiques de l'Union ;

- il est urgent que l'Union européenne apporte une aide à Haïti, qui vient de subir une violente catastrophe naturelle, dans un contexte de grande misère. A cet égard, l'Union doit adapter ses méthodes pour que son aide soit versée plus rapidement et plus efficacement ;

- les Etats-Unis ont toujours été sensibles à la dimension économique, commerciale et monétaire du projet européen. En revanche, ils sont plus réservés à l'égard du projet politique. Il importe de les convaincre de le soutenir. Il est de notre intérêt de construire un monde multipolaire, garant de stabilité ; pour cela, il faut que les pays européens soient capables de s'unir pour jouer tout leur rôle dans le monde, ce qui est déjà le cas en matière de négociations commerciales ;

- le Parlement français disposera, si la Constitution est adoptée, d'un outil nouveau, avec le mécanisme d'alerte précoce en cas de violation du principe de subsidiarité. Le ministre a indiqué qu'il présenterait des propositions pour que le Parlement débatte régulièrement des questions européennes, ainsi que sur la stratégie d'influence française au sein des institutions européennes, au regard notamment des recommandations de la Délégation, sur le rapport de M. Jacques Floch ;

- les négociations d'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie n'ont pas un lien direct avec la Constitution, mais un échec de l'adoption du texte constitutionnel représenterait une difficulté supplémentaire ;

- en matière de politique étrangère et de sécurité commune, il existe une unité politique de l'Europe sur le Proche-Orient. Le ministre a indiqué espérer qu'une telle unité puisse également voir le jour au sujet de la crise irakienne ;

- cet élargissement n'a pas rendu l'Union plus hétéroclite que les précédents : la Grèce et la Suède sont deux pays très différents également, et la construction européenne a précisément pour effet d'atténuer ces différences, sans les faire disparaître ;

- l'article 56 du projet de Constitution vise les pays de l'environnement proche de l'Union. Peut-être le Président de la Convention, M. Valéry Giscard d'Estaing, l'avait-il imaginé pour la Turquie ; mais cette disposition serait sans doute également utile pour organiser les relations de l'Union avec l'Ukraine ou le Maroc, par exemple.