Table ronde n° 2, ouverte à la presse :

« Certaines évolutions scientifiques, juridiques et sociétales ne justifient-elles pas un nouveau cadre juridique ? »
réunissant :

M. Vassilis Vovos, président de Japan Tobacco International ;

M. Franck Trouet, directeur du service juridique et social du Syndicat national des hôteliers restaurateurs cafetiers et traiteurs (SYNHORCAT) ;
M. René Le Pape, président de la Confédération nationale des débitants de tabac
M. Francis Attrazic, vice-président confédéral
de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) ;
M. le Professeur Gérard Dubois, président de l'Alliance contre le tabac ;

M. le Professeur Albert Hirsch, vice-président de la Ligue nationale contre le cancer ;

M. Gérard Audureau, président de l'association Droits des non-fumeurs ;
M. le Professeur Yves Martinet, président du Comité national contre le tabagisme (CNCT) ;
Mme Bernadette Roussille, membre de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS)
Mme Véronique Bony, chef-adjointe du bureau des pratiques addictives à la Direction générale de la santé ;
Mme Chantal Fontaine, chargée de mission justice de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT) ;
Docteur Philippe Mourouga, directeur du département « prévention et dépistage » de l'Institut national du cancer ;
Mme  Théa Emmerling, responsable des mesures législatives en préparation à la Direction générale de la santé de la Commission européenne ;

M. Guy Carcassonne, juriste ;

M. le Professeur Bertrand Dautzenberg, auteur du rapport du groupe de travail de la Direction générale de la santé sur le tabagisme passif (mai 2001)

M. Pierre Sargos, président de la Chambre sociale de la Cour de cassation


(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 juin 2006)

M. le Président : Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue à cette deuxième table ronde consacrée aux évolutions scientifiques, juridiques et sociétales.

Notre mission d'information a commencé ses travaux par une audition de Mme Roussille, de l'IGAS, auteur du rapport remis au ministre en décembre 2005. Mme Roussille a accepté de nous accompagner tout au long du cycle, que nous avons ouvert la semaine dernière, de six tables rondes thématiques articulées autour de trois grands thèmes : la nécessité ou non de réformer le régime juridique actuel, les contours de la réforme et son support juridique - loi ou simple règlement - et les conditions de réussite de la réforme, notamment ses modalités d'accompagnement. La mission s'est fixée comme objectif de remettre ses conclusions pour la rentrée parlementaire d'octobre.

Nous examinerons aujourd'hui la question des évolutions tant scientifiques que juridiques et sociétales intervenues depuis la loi de 1991 et qui peuvent justifier un nouveau cadre juridique.

Sur le plan scientifique, personne ne peut plus contester aujourd'hui la nocivité du tabagisme passif, que les fabricants du tabac ont longtemps niée, même si la palette des dangers et l'étendue des populations concernées restent à préciser. Il ne serait pas non plus inutile d'avoir un éclairage scientifique sur la persistance du risque dans les locaux où il y a eu consommation de tabac - elle se posera notamment lorsque nous aborderons le débat sur les « substituts de domicile », les maisons de retraite notamment, ou le débat sur les fumoirs - ou encore sur les risques de déplacement de l'addiction au tabac vers d'autres produits.

Sur le plan juridique, la situation a également évolué. Le Conseil constitutionnel, déjà saisi sur la loi de 1991 au motif que celle-ci pouvait porter atteinte à la liberté d'entreprendre, avait répondu qu'il existait des principes supérieurs - ainsi le droit à la santé, proclamé dans le préambule de la Constitution de 1946. Tout porte à croire que cette appréciation vaut encore aujourd'hui, d'autant que l'introduction récente de la Charte de l'environnement dans notre bloc de constitutionnalité y a désormais consacré le principe de précaution et le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. En matière de droit international, la France a été l'un des premiers pays à ratifier la convention cadre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), récemment entrée en vigueur. En matière jurisprudentielle enfin, l'arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2005 précisant que l'employeur est tenu à une obligation de sécurité de résultat en matière de lutte contre le tabagisme risque d'avoir des conséquences non négligeables. Je remercie à cet égard M. Pierre Sargos, président de la chambre sociale de la Cour de cassation, d'être des nôtres ce matin. Verra-t-on un jour la faute inexcusable de l'employeur invoquée à propos du tabagisme passif, comme ce fut le cas avec l'amiante ?

Pour finir, nous examinerons la dimension européenne de cette question, tant sur le plan juridique que sur celui des évolutions sociétales. Je remercie Mme Théa Emmerling, représentante de la Commission européenne, d'avoir accepté d'intervenir sur l'un et l'autre de ces aspects.

Nous aborderons successivement chacun de trois grands thèmes retenus en commençant par celui des évolutions scientifiques, sur lequel s'exprimera en premier le professeur Dautzenberg, auteur en 2001 du rapport du groupe de travail de la Direction générale de la santé sur le tabagisme passif.

M. Bertrand DAUTZENBERG : À elles seules, les fumées du tabac tuent chaque année en France davantage que l'alcool, drogues illégales, sida, assassinats, accidents domestiques, suicide, catastrophes naturelles et accidents de la circulation confondus... C'est véritablement le pire des polluants en termes de risque sanitaire. On sait qu'un fumeur consommant un paquet par jour a une chance sur deux d'en mourir prématurément, et s'il en meurt, une chance sur deux de disparaître avant l'âge de la retraite. Le taux de mortalité lié à la maladie tabagique est donc identique à celui d'un cancer et son traitement souvent aussi difficile : un fumeur sur deux seulement est en rémission, autrement dit ne fume plus après trois mois et le taux de rechute dans l'année atteint lui aussi 50 %. Comme le dit l'OMS, les fumées du tabac sont bien la première cause de mort évitable dans notre société.

Car il n'y a pas une, mais bien « des » fumées du tabac. Le courant principal que le fumeur inhale à raison de quinze bouffées environ de cinquante millilitres, soit à peu près trois quarts de litre de fumée, contient de l'ordre d'un milliard de particules d'un diamètre de 0,28 micromètre, soit juste la taille de celles émises par les anciens moteurs diesel... Mais entre deux bouffées, quand le feu couve et la combustion est moins bonne, la fumée devient encore plus toxique. Une cigarette laissée dans un cendrier ne libère plus un milliard, mais cinq milliards de nanoparticules de 100 nanomètres, beaucoup plus petites, et qui vont au fond des poumons. Ajoutons que cette fumée contient, du fait de la mauvaise combustion, dix fois plus de monoxyde de carbone, douze fois plus de benzopyrène et cinquante fois plus d'arséniures que le courant principal inhalé par le fumeur !

Ainsi, une cigarette fumant toute seule dans une voiture arrêtée fait monter à 9 ou 10 ppm le taux de monoxyde de carbone dans l'habitacle, alors que l'alerte à la pollution dans la rue est déclenchée à 8,5 ppm. Une cigarette brûlant dans un cendrier au milieu d'une pièce de soixante mètres cubes - taille de mon bureau - multipliera par quinze le taux de particules dans l'air jusqu'à arriver à 250 000 par centimètre cube, et il faudra trois heures pour qu'il retombe à 15 000. Des mesures effectuées dans le cadre d'une étude européenne avaient fait apparaître des taux de nicotine étonnamment élevés dans des salles non-fumeurs de restaurants : vérification faite, on s'est aperçu que le personnel y déjeunait et fumait entre onze heures et midi, avant d'accueillir les clients dans une atmosphère qui restait chargé de nicotine plusieurs heures durant. Il faut compter trois heures pour que le taux de particules revienne à la normale et l'imprégnation des tentures et tissus crée un effet de « relargage » très prolongé - mais sur lequel nous n'avons pour l'heure aucune donnée sanitaire précise.

Le taux de pollution intérieure des locaux - où nous passons les trois quarts de notre temps - peut devenir énorme et dépasser de très loin les normes acceptées dans les rues de nos villes. Il serait logique d'exiger les mêmes normes à l'intérieur et à l'extérieur. Une étude effectuée par 60 millions de consommateurs dans les restaurants de Paris montrait qu'à midi, plus de la moitié des établissements dépassait le niveau d'alerte à la pollution pour le monoxyde de carbone ; qui plus est, le taux est plus élevé dans les zones non-fumeurs où est installé le dispositif d'aspiration ! Sur dix boîtes de nuit parisiennes, examinées dans les mêmes conditions, une seule ne dépassait pas le niveau d'alerte, deux dépassaient les 80 ppm et une atteignait 120 ppm, soit quinze fois le niveau d'alerte ! Rappelons qu'au-dessus de 80 ppm, l'OMS recommande de s'échapper du local dans les quinze minutes... Autant de situations totalement inacceptables, pour les salariés comme pour les usagers. Dans les bars à chicha, actuellement très en vogue, les taux sont également très élevés, trois ou quatre fois supérieurs au seuil d'alerte.

En termes de santé publique, ne pas appliquer l'interdiction globale de fumer dans ces lieux, justement les plus pollués, relève de l'incohérence la plus totale. Un peu comme si l'on supprimait la limitation de vitesse dans un virage particulièrement dangereux au motif que les gens sont libres et qu'il faut bien s'amuser... Laisser fumer dans les bars et les boîtes de nuit est totalement incompréhensible lorsqu'on prétend se soucier de la santé de nos concitoyens comme l'exige la Constitution.

La pollution dans les locaux tue, et souvent rapidement. Beaucoup de gens croient que le tabagisme tue une quinzaine d'années plus tard ; ce n'est pas la vérité. Pour le fumeur, la mortalité est pour moitié liée au cancer ; mais l'essentiel de la mortalité liée au tabagisme passif est d'origine cardio-vasculaire et donc immédiate. J'ai quarante ans et les coronaires un peu bouchées, je vais en boîte de nuit, je bouge un peu, je m'asphyxie et deux heures après, je suis mort...

Chez les enfants, le tabagisme passif est responsable d'un doublement de la mort subite du nourrisson, d'une augmentation du nombre des infections respiratoires - un quart de plus si un parent fume, 50 % avec deux fumeurs à la maison, 75 % s'il y en a trois - et des crises d'asthme. Les dépenses d'antibiotiques qui en découlent dépassent de très loin le prix des produits de sevrage tabagique. Il n'est pas normal en 2006 que des enfants ou des femmes enceintes soient admis dans des locaux et des véhicules où l'on fume, où l'on a fumé depuis moins de trois heures.

Chez l'adulte, la fumée du tabagisme passif augmente d'un quart le risque de cancer du poumon - ce qui n'a finalement pas grande conséquence dans la mesure où celui-ci est très faible chez le non-fumeur -, mais également le risque cardiaque, ce risque est beaucoup plus élevé : on compte environ 2 000 morts par accident ou thrombose liés au tabagisme passif. Une magnifique démonstration en a été donnée dans le canton d'Hellena, aux États-Unis, 66 000 habitants, où il avait été partout interdit de fumer : 40 % d'infarctus du myocarde en moins. Six mois plus tard, la décision ayant été cassée, le taux est revenu au même niveau qu'ailleurs. La preuve est faite que le tabagisme passif tue, et tout de suite.

Pour ce qui est de la femme enceinte, un article publié dans le bulletin épidémiologique hebdomadaire de l'Institut national de veille sanitaire (InVS) de mai, outre les effets évidents sur l'enfant d'une mère fumeuse, a montré que si le père a plus de 20 ppm de monoxyde de carbone dans l'air expiré - en gros, s'il fume un paquet par jour -, l'enfant pèsera en moyenne 350 grammes de moins, alors même que la maman ne fume pas... Ce tabagisme doublement passif - j'enfume la femme enceinte qui elle-même enfume son bébé - a donc de lourdes conséquences sur l'état de santé ultérieur de l'enfant. Là encore, le bénéfice de la disparition de la fumée est rapide, puisque le résultat est patent neuf mois plus tard.

Quand bien même le tabagisme passif est souvent subi dans les lieux privés, son interdiction dans les lieux publics règle une partie du problème et change la norme sociale : l'expérience des pays qui l'ont interdit montre que dans ce cas, on n'hésite plus à poser des règles à la maison.

Pour ce qui est des lieux de travail, une étude réalisée sur 14 000 employés de bureaux dans les tours de Hong-Kong a montré qu'une exposition à la fumée du tabac se traduisait par 35 % de plus de consultations chez le médecin, quelle qu'en soit la cause, dans les quinze jours qui suivent. Tout cela, une fois encore, se traduit par des dépenses médicales supplémentaires que l'on pourrait consacrer à la prise en charge de l'arrêt du tabac. Les études faites sur la santé des personnels après l'entrée en vigueur de l'interdiction, en Irlande notamment, font apparaître un gain considérable : bien-être accru, diminution des symptômes respiratoires, des maladies, du taux de nicotine dans les urines, baisse des arrêts de travail.

Si, à la fin des années 1980, les connaissances sur le tabagisme passif étaient relativement incomplètes, elles sont désormais parfaitement établies. Le centre international de recherche sur le cancer a publié en 2004 un livre de 1 500 pages qui, reprenant toutes les études et les références bibliographiques en la matière, montre de façon parfaitement claire que la fumée secondaire du tabac est elle aussi un cancérogène de catégorie 1, mais également une substance mutagène et reprotoxique, y compris pour les deuxièmes générations. Et pourtant, 1 500 000 travailleurs français y restent exposés plus de trois quarts de leur durée de travail. Un rapport de l'Académie de médecine remis à la Direction générale de la santé (DGS) estime à 2 500 ou 3 000 le nombre de non-fumeurs morts de tabagisme passif. Un récent rapport européen avance le chiffre de 5 840 morts en France de tabagisme passif, mais en intégrant la fumée secondaire des fumeurs qui, eux-mêmes, sont les premières victimes du tabagisme passif. En fumant une cigarette dans une voiture close, on absorbe plus de nicotine et de substances toxiques par la fumée émise dans l'habitacle que par les 750 millilitres que l'on avale par la cigarette. Dire aux fumeurs d'aller fumer dehors, c'est leur rendre service en leur évitant la double peine : s'intoxiquer tout à la fois par le courant principal et par le courant secondaire...

J'ai vécu, en tant que pneumologue, l'affaire de l'amiante en 1976. On savait que l'amiante était dangereux, mais on en savait infiniment moins sur les expositions à faibles doses que l'on en sait sur le tabac maintenant - ce qui explique le compromis auquel on s'était résolu à l'époque. J'ai également vécu l'affaire du sang contaminé. Il n'avait fallu que trois mois à Laurent Fabius entre la prise d'un décret et le contrôle effectif : pour une fois, la santé publique est allée vite, ce qui n'a pas empêché de parler de Haute cour de justice quelques années plus tard... Dans le cas du tabac, on a des rapports « béton », le Collectif d'information et de recherche sur le cancer (CIRC), le Bureau international du travail (BIT) et jusqu'aux fabricants sont d'accord pour reconnaître les dangers liés à la fumée du tabagisme passif, et l'on reste les mains dans les poches en regardant les morts ! En termes de santé publique, c'est totalement incompréhensible et inacceptable. Depuis le moment où Yves Bur a présenté sa proposition de loi, 2 300 personnes sont mortes du tabagisme passif, cependant que la consommation a baissé de 8 à 10 % dans les pays où l'on a interdit de fumer dans les lieux publics... Au total, 7 000 morts grosso modo auraient été évitées. N'attendez donc pas trop pour prendre des décisions claires et nettes. Si la France s'y résolvait aujourd'hui, elle viendrait juste après la Lituanie : s'il nous fallait y venir après tout le monde en Europe, ce serait autrement plus honteux - sans compter, après les précédents de l'amiante et du sang contaminé, les procès et les conséquences juridiques auxquels il faudra s'attendre dans les cinq ans à venir.

M. le Président : Peut-on encore débattre après une telle intervention ?...

M. Philippe MOUROUGA : J'ai préparé à la demande de la mission une note synthétique sur l'évolution des connaissances depuis l'entrée en vigueur de la loi Evin. Pour ce qui est des cancers et des effets cancérogènes, l'évidence est allée croissant. Ce que le Surgeon general avait déjà prouvé en 1986 a été corroboré par le rapport du CIRC en 1987 et celui du National Health Institute en 1999 qui a de surcroît mis en avant la dangerosité et les effets cancérogènes du tabac sur les lieux de travail. Le CIRC a classé en 2002 la fumée du tabac parmi les carcinogènes du groupe 1 ; son rapport de 1987, comme celui de l'OMS en 2000, avaient déjà conclu à l'absence de seuil pour ce risque. Le risque de cancer des sinus avait été démontré en 1987 dans un rapport de l'agence de protection environnementale de Californie, confirmé par un rapport de l'OMS en 2000 ; un rapport de la même agence californienne en 2005 a conclu à un risque accru de cancer du sein chez la femme préménopausée.

Avant 1997, une seule étude avait été menée sur les cancers chez les enfants de fumeurs, contre six après 1997. La possibilité d'association causale, non démontrée en 1997, est désormais probable. Les cancers naso-pharyngés, sur lesquels nous n'avions aucun élément, ont fait depuis 1997 l'objet de quatre études établissant elles aussi une probabilité d'association causale.

Autrement dit, l'évidence n'a fait que croître au fil des études et la probabilité d'association a été établie pour de multiples localisations. Et cette comparaison entre les évidences de 1997 à nos jours vaut également pour les maladies cardiovasculaires, la morbidité et la mortalité périnatale.

Il m'a par ailleurs été demandé d'étudier le contexte scientifique de 1991 et les évolutions survenues depuis au regard des populations à protéger du tabagisme passif. En 1991, on reconnaissait le droit de la population des non-fumeurs à être protégée ; mais depuis les travaux de la convention cadre, le principe a été acquis d'une protection des fumeurs et pas seulement des non-fumeurs. En 1991, les restaurants, cafés et bars-tabac étaient considérés comme des lieux publics ; mais les travaux réalisés par l'Institut national de santé publique du Québec amènent à une nouvelle notion : celle d'une population exposée à un risque accru dans les lieux de travail, cependant que la notion de seuil d'exposition a volé en éclats depuis les travaux de l'OMS sur la qualité de l'air. Alors que les techniques de ventilation étaient auparavant considérées comme potentiellement capables d'assurer une protection dans les lieux publics, la conférence des parties de la convention cadre en est venue, à l'issue de tout un travail bibliographique, à considérer qu'il n'existait pas de solution technique capable de protéger réellement les populations dans les lieux fermés.

M. le Président : Je précise que nous reviendrons sur la convention cadre dans la partie juridique de notre table ronde.

M. Pierre MORANGE, rapporteur : Cet exposé des motifs est particulièrement spectaculaire et pédagogique... J'ai été frappé par l'extraordinaire réactivité dans le domaine des pathologies cardiovasculaires mise en évidence par les études réalisées dans le canton d'Hellena aux États-Unis : les résultats observés en l'espace d'un mois après la fin de l'interdiction de fumer sont proprement stupéfiants, au point que l'on pourrait croire à un effet statistique. Pouvez-vous nous les confirmer ?

Quel est par ailleurs votre sentiment sur la persistance du risque dans les locaux où l'on a consommé du tabac ? Cette question vaut tout particulièrement pour les « substituts de domicile », établissements médico-sociaux, milieu carcéral, etc., où des populations fragilisées - mais également les personnels de nettoyage, par exemple - peuvent être exposés à un risque réel. Il faut compter trois heures, ai-je entendu, pour voir le taux de particules revenir à la normale. Mais plus généralement, quelle est votre position sur le plan strictement sanitaire ?

Enfin, quels sont les risques de déplacement de l'addiction au tabac vers des produits plus dangereux, médicaments ou alcool, notamment chez les publics en situation de précarité ?

M. Bertrand DAUTZENBERG : Un des effets toxiques du tabac est directement lié au monoxyde de carbone dont la durée de vie dans le sang est de six heures. Une excellente démonstration en est régulièrement faite dans les blocs opératoires : si vous fumez avant une intervention, vous avez trois fois plus de complications et de cicatrices, 50 % de passage de plus en réanimation et deux jours supplémentaires d'hospitalisation en moyenne par rapport à ce qui vous arriverait si vous arrêtiez de fumer six ou huit semaines avant. Même à trois ou quatre semaines, le bénéfice est évident : deux jours après avoir arrêté de fumer, votre taux de monoxyde de carbone descend de 20 ou 25 à zéro ; au bout d'une semaine, votre circulation s'améliore et votre peau devient plus rose. Et pour ce qui est du risque cardio-vasculaire, le tabac a un effet mineur sur la paroi des vaisseaux, sur l'artériosclérose, mais a un effet immédiat et majeur sur le risque de thrombose des vaisseaux.

Le risque d'un transfert de l'addiction est pratiquement nul : chez les adolescents, c'est même le contraire. Lutter contre le tabac chez les jeunes, c'est également lutter contre le cannabis et contre l'alcool. Prétendre que la somme des vices est constante est d'une totale stupidité et contraire à la réalité, si ce n'est dans 5 % des cas, liés à des problèmes psychiatriques lourds. L'expérience constante prouve que lutter contre une drogue en élimine d'autres. Certes, un héroïnomane qui s'arrête aura tendance à fumer un peu plus au moment du sevrage, mais ces variations sont tout à fait accessoires : le danger est nul, alors que l'espérance du contraire est énorme.

Pour ce qui est de la persistance du risque, le taux de nicotine dans une salle où l'on a fumé reste deux ou trois heures après à un niveau phénoménal. Les microparticules finissent par tomber au sol, mais peuvent tout aussi rapidement s'envoler de nouveau. Cela dit, si le phénomène de « relargage » le lendemain ou le surlendemain à partir des tissus et tentures imprégnés est prouvé - ce qui explique la persistance de l'odeur de tabac froid -, l'effet sanitaire n'en a encore jamais été mesuré. C'est clairement désagréable, mais personne ne peut dire si c'est mauvais pour la santé.

M. Philippe MOUROUGA : Trois études, en 2000, 2001 et 2003, ont porté sur les problèmes de ventilation, mais aucune recherche n'a porté sur le phénomène de relargage, du reste très compliqué à étudier. Nous nous retrouvons là devant la problématique classique : d'un côté un risque avéré de cancer lié à la fumée secondaire immédiate, mais aucune certitude à propos de la fumée secondaire différée. Pour autant, on ne peut affirmer qu'il n'y a pas de risque d'un relargage de substances toxiques. Ajoutons qu'il s'agit de particules de très petite taille et que des études ont mis en évidence la persistance de taux élevés de monoxyde de carbone.

M. le Rapporteur : Dispose-t-on de suffisamment d'éléments dans le domaine de l'addictologie permettant de conclure à l'absence de risque de transfert ?

M. Bertrand DAUTZENBERG : Les études effectuées sur les jeunes Parisiens ont montré que les mesures prises contre le tabac en 2003 et 2004 ont fait considérablement chuter la consommation chez les plus jeunes, mais également cassé l'expansion du cannabis, alors même qu'il n'a fait l'objet de mesures spécifiques qu'un an plus tard. Même constatation pour l'alcool : chez les jeunes, c'est prouvé, clair, indiscutable. La réponse est également positive pour les adultes non polytoxicomanes. Elle est seulement mitigée pour les héroïnomanes dont le nombre en France est très restreint : ils se reportent sur le tabac comme ils le feraient sur le Subutex. Mais il s'agit là d'un phénomène très marginal.

M. le Rapporteur : Mais mise à part cette population très particulière, avez-vous suffisamment de données précises sur d'autres milieux - carcéral et psychiatrique, par exemple ?

M. Bertrand DAUTZENBERG : Oui. À l'hôpital psychiatrique Esquirol de Saint-Maurice, par exemple, devenu totalement non-fumeur, on a noté en 2006 une amélioration considérable de l'ambiance générale, une diminution des prises d'alcool et de la consommation de médicaments. La preuve est faite, même dans les cas les plus extrêmes.

M. Yves MARTINET : Il ne faut pas se fier à son nez pour savoir si une ambiance est toxique : quand bien même l'odeur de tabac a disparu, les polluants restent. Quant à l'expérience d'Helena, elle a été confirmée par une deuxième étude réalisée à Pueblo, dans le Colorado. Enfin, la question, légitime, du risque de déplacement de l'addiction a été explorée dans les pays qui ont mis en place une législation restrictive : aucune preuve d'un phénomène de ce genre n'a été rapportée dans la littérature scientifique.

M. Yves BUR : Nous avons depuis 1992 accumulé nombre de connaissances scientifiques sur le tabagisme passif et sa dangerosité. À cette époque, on se préoccupait davantage de la gêne qu'il occasionnait que du danger qu'on lui supposait. Mais aujourd'hui, la réalité du risque est avérée, notamment sur la santé de 1,5 million de salariés exposés plus des trois quarts du temps au tabagisme passif. Autrement dit, il est bel et bien nécessaire de prendre en compte ces nouvelles connaissances, de modifier notre législation, mais également, le risque étant désormais avéré, d'en tirer les conséquences en termes de responsabilité des employeurs.

M. le Président : Les représentants de l'industrie du tabac ou des gestionnaires de lieux où l'on fume ont-ils des arguments à opposer à ces exposés scientifiques ?

M. Francis ATTRAZIC : Il serait totalement stupide de méconnaître les effets nocifs du tabac et de prétendre passer outre, tant la démonstration est claire. Le tabagisme est un problème de santé publique sur lequel les pouvoirs publics se doivent de prendre une position. Pour notre part, nous avons été invités ici pour faire remonter le sentiment des professionnels. Or ceux-ci, en l'état actuel de leurs connaissances et de l'application, plus ou moins correcte, du dispositif de la loi Evin, ne sont pas partisans d'une interdiction totale, pour des raisons d'ordre principalement économique. Mon rôle est de relayer la préoccupation de mes mandants et de faire entendre leur message, et celui des pouvoirs publics de prendre leurs responsabilités au vu des éléments qui leur sont présentés.

Si une interdiction totale de fumer était décidée du jour au lendemain, il faudrait nous adapter. Des expériences de restaurants non-fumeurs ont été tentées à Paris notamment, mais pour l'heure, la profession n'est pas totalement prête à une interdiction totale de fumer. Les positions ont déjà très largement évolué dans les hôtels et maintenant dans les restaurants, beaucoup moins dans les tabacs, brasseries ou bars-tabac pour des raisons tenant à la configuration et à l'équipement de ces entreprises. Cela dit, un gros travail de sensibilisation a été engagé et se poursuivra afin de responsabiliser au maximum nos mandants. L'idée notamment de faire subir à risque à ses salariés est inacceptable pour tout chef d'entreprise, mais la profession n'est pas pour autant convaincue qu'il faille en arriver à l'interdiction totale.

M. Yves BUR : J'entends pleinement assumer ma responsabilité de politique, mais ne pensez-vous pas que les employeurs que vous êtes devront assumer la leur vis-à-vis de leurs salariés et en tirer les conséquences, après le tableau cataclysmique que l'on vient de nous dresser ? Les risques liés au tabagisme passif sont plus établis encore que les risques liés à l'amiante. Vous devriez accompagner les politiques dans la prise en charge des responsabilités, plutôt que de leur mettre sur le dos la part qui vous revient.

M. Francis ATTRAZIC : Je n'ai pas dit autre chose. La mise en place de la loi Evin, reconnaissons-le, a pris dix ou douze ans et le phénomène du tabagisme passif n'a revêtu une importance particulière que depuis ces derniers mois...

M. le Président : Ces dernières années.

M. Francis ATTRAZIC : Soit, mais une importance sans commune mesure avec celle qu'on lui accordait en 1991. Rappelons enfin que l'UMIH, si elle a fait tout le travail qui lui revenait en la matière, n'a pas pour autant la responsabilité de l'application pure et dure des dispositions légales dans les établissements : celle-ci relève exclusivement du chef d'entreprise. La nôtre se borne à la transmission de l'information.

M. Yves BUR : C'est se laver les mains...

M. Francis ATTRAZIC : Pas du tout !

M. Albert HIRSCH : Je me permets de reposer la question du président : l'ensemble des auditeurs ici présents et particulièrement les acteurs économiques, au premier rang desquels les représentants de l'industrie du tabac, partagent-ils ou contestent-ils les évidences scientifiques ici même exposées ? Dans l'affirmative, la mission d'information aura fait un grand pas en avant en considérant que le tabagisme passif expose effectivement à des risques avérés.

M. Vassilis VOVOS : Président de Japan Tobacco International France, je représente également quatre des cinq membres de la Fédération des industries du tabac. Nous nous sommes clairement engagés à mettre au point de nouvelles règles afin que les non-fumeurs n'aient pas à souffrir de la fumée ambiante dans leur quotidien.

M. le Président : Restons-en aux aspects strictement scientifiques. Quatre autres tables rondes sont prévues sur les autres sujets.

M. Vassilis VOVOS : Ayant reconnu les faiblesses de l'application de la loi Evin, nous devons travailler à élaborer des règles claires et réellement protectrices des non-fumeurs. Mis à part le débat scientifique, il y a une préoccupation accrue chez les non-fumeurs et la société doit s'organiser pour leur garantir un environnement libre.

Cela dit, deux ou trois points des exposés précédents méritent discussion. L'objectif est-il également de protéger les fumeurs contre eux-mêmes et non plus les seuls non-fumeurs ? C'est là un débat plus général, qui aura des implications sur le plan de la jurisprudence, mais également sur des questions telles que celle des fumoirs séparés. Faut-il envisager des espaces fumeurs ? Si je comprends bien ce que viennent de dire les experts, on ne peut pas affirmer de manière scientifique que des personnes entrant dans un espace où l'on a fumé par le passé courent un risque pour leur santé.

M. le Président : Ce n'est pas exactement ce que le professeur Dautzenberg a affirmé, et cela à deux reprises.

M. Bertrand DAUTZENBERG : La réponse est claire : s'il s'agit de quelques heures, il y a un risque. Après, on n'en sait rien. Mais dans la mesure où un produit dangereux est en cause, il devrait revenir au fabricant de prouver, études à l'appui, qu'il n'y en a pas...

M. Philippe MOUROUGA : Le propos doit être inversé. On sait qu'il y a un risque, avec un gradient. Vous ne savez pas si, en bas de l'échelle, le risque est avéré, mais vous ne pouvez pas affirmer qu'il ne l'est pas, bien au contraire : tout porte à croire, au vu des résultats des travaux réalisés durant les quinze dernières années, que des études conduites sur le relargage finiront à terme par le mettre en évidence.

M. Vassilis VOVOS : Imaginons qu'une personne, après avoir fumé autre part, entre dans un environnement non fumeur... Est-ce que vous pouvez poser un benchmark en la matière ?

M. Pierre BOURGUIGNON : L'idée d'imposer des règles identiques dans tous les milieux professionnels s'est heurtée notamment à l'opposition des propriétaires de restaurants, cabarets et autres lieux recevant du public et où l'on consomme du tabac, lesquels, par crainte d'une catastrophe économique, défendaient le principe d'une séparation renforcée entre fumeurs et non fumeurs. Mais comment réagissent-ils à ces informations scientifiques très précises, vérifiées, confirmées, montrant que, loin de réduire le risque, les techniques de séparation et d'isolement en viennent même à l'accroître dans certaines situations, par le jeu notamment des dispositifs d'aspiration ?

M. Gérard BAPT : Le Premier ministre ayant refusé de trancher sur les propositions du ministre de la santé, une mission parlementaire a été constituée afin de trouver, avec l'ensemble des partenaires concernées, des solutions à même de répondre au risque de santé publique, mais également au risque juridique auquel seront inévitablement confrontés les chefs d'entreprises. S'il n'avait fallu prendre en compte que les préoccupations des mineurs, jamais on n'aurait engagé la restructuration de la sidérurgie, pourtant industriellement et socialement indispensable... Les représentants que vous êtes, messieurs Attrazic et Le Pape, devraient répercuter les informations que vous trouvez ici même afin de faire évoluer les sentiments de votre base et de la faire sortir de cette position de refus systématique - à laquelle le Premier ministre semble avoir été sensible, puisqu'il a refusé de trancher !

Dans l'autre sens, notre mission se doit de prendre en considération les problèmes économiques des distributeurs et le cas spécifique des bars-tabacs ; loin d'être un théâtre d'affrontement, c'est le lieu où doivent être trouvées les solutions respectant tout à la fois les impératifs absolus de santé publique, y compris sur le plan des conséquences juridiques, et les intérêts économiques de chaque corporation. Il n'y a pas si longtemps, l'État attribuait aux victimes de guerre des licences de vente de tabac ou d'alcool... Les temps ont changé, mais il ne sert à rien de se figer dans des attitudes purement défensives.

M. René LE PAPE : Nous apprenons ici même qu'aucune solution technique ne permet de régler le problème du tabagisme passif. Or bon nombre de professionnels préoccupés par ce phénomène s'étaient déjà équipés d'extracteurs d'air, d'épurateurs et autres, à la satisfaction générale de leur clientèle comme de leurs employés qui y avaient vu une notable amélioration de leurs conditions de travail. Une étude a-t-elle été engagée sur les performances de ces appareils ou est-il d'ores et déjà établi qu'aucun n'est efficace - ce que, pour ma part, je conteste ? Nos établissements n'ont plus rien à voir avec les salles enfumées du passé et les comportements tant des professionnels que des fumeurs a considérablement évolué. Nul doute que si l'on pouvait agréer certains équipements, nos collègues s'empresseraient de les installer dans leurs établissements.

M. le Président : Je précise que nous auditionnerons les fabricants d'extracteurs le 5 juillet prochain.

M. Franck TROUET : Au risque de heurter certains de mes collègues, je crois qu'il est temps d'en finir avec cette distinction systématique entre les professionnels - employeurs comme salariés - et les clients. Les uns comme les autres sont légitimement préoccupés par leur santé : en tant que directeur juridique du SYNHORCAT, je rencontre quotidiennement des patrons qui eux aussi en ont assez de travailler en permanence dans la fumée de cigarette. Les professionnels ont parfaitement conscience de s'exposer à un danger réel pour leur santé. Dans ces conditions, pourquoi, alors que notre organisation lance avec la mairie de Paris le label « 100 % sans tabac », ne recense-t-on que cent ou deux cents établissements non-fumeurs ? Tout simplement pour des raisons de concurrence entre établissements fumeurs et non fumeurs. Si, comme l'a exposé notre président Didier Chenet la semaine dernière, nous prônons l'interdiction totale de fumer dans nos établissements, c'est parce que nous considérons que c'est le seul moyen de régler ce problème de santé publique, mais également de couper court au risque juridique qui se posera désormais. Loin de vouloir toujours freiner, nous demandons au contraire une intervention.

M. le Rapporteur : La table ronde du 5 juillet aura pour but d'aborder la thématique économique et les incidences financières d'un durcissement de la réglementation. Parallèlement se dérouleront des auditions plus classiques destinées à affiner, au besoin, les aspects tant économiques que jurisprudentiels qui, c'est bien normal, préoccupent les professionnels au premier chef. Le but reste d'aboutir de manière coordonnée au résultat souhaité au vu des évidences scientifiques rappelées par les professeurs Dautzenberg et Mourouga.

M. Bertrand DAUTZENBERG : La fumée du tabac contient 4 000 composants, dont des grosses particules, des microparticules et des gaz. Si les filtres arrêtent les grosses particules, les microparticules cancérogènes de 0,1 micron les traversent, de même évidemment que les gaz toxiques. On filtre ce qui se voit, cela sent moins mauvais et c'est précisément plus trompeur. C'est du reste à cela que tend toute la technologie de la cigarette : si les vieilles Gauloises faisaient tousser, cracher et donnaient mal à la gorge, avec les nouvelles cigarettes, les petites particules vont tout droit au fond du poumon et vous avez directement la bronchite chronique, l'emphysème et l'infarctus, sans jamais avoir toussé ni craché !

M. Philippe MOUROUGA : Un rapport OMS de 2000 et un autre de l'autorité irlandaise en 2002 concluent que, même après une épuration de 90 % de l'air, le risque reste 1 500 à 2 000 fois supérieur à celui admis pour les polluants atmosphériques. Pour ce qui est des aspects économiques, je vous renvoie à une publication de Michèle Scollo en 2003 qui reprend et analyse quatre-vingt-dix-sept études sur la question1 ; une étude sur la variation du chiffre d'affaires à New-York fait même apparaître une évolution plus positive que négative. Je tiens toutes ces données à la disposition de la mission.

M. le Président : Je remercie le professeur Guy Carcassonne d'avoir accepté d'intervenir sur le cadre constitutionnel. Saisi par des parlementaires sur la loi de 1991, le Conseil constitutionnel avait estimé que la liberté d'entreprendre devait céder le pas à un droit fondamental supérieur, le droit à la protection de la santé inscrit en préambule de la Constitution de 1946. Depuis, l'introduction de la charte de l'environnement dans les principes constitutionnels a consacré le droit à vivre dans un environnement sain. Pouvez-vous nous tracer le cadre constitutionnel de la préservation de la santé au regard de la protection des non-fumeurs ?

M. Guy CARCASSONNE : Le problème a été assez rapidement évoqué, mais en des termes sur lesquels j'ai personnellement des opinions assez contrastées.

La protection de la santé publique est un principe constitutionnel dont l'existence ne peut faire de doute, quand bien même il est permis de ratiociner sur sa portée : comme le disait un professeur de droit bien connu, le droit à la santé trouvant une limite provisoire à l'hôpital et définitive au cimetière, il n'est pas dans les moyens de la Constitution de le garantir pleinement... De très nombreuses décisions du Conseil ont fait référence au droit à la protection de la santé, tel qu'il résulte du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, en lui donnant une consistance assez variable : pour l'essentiel, il s'agit avant tout d'un droit à des prestations de santé, à un système d'accès aux soins et de prévention. Cela dit, la question s'est posée, notamment dans la décision de janvier 1991, de la portée de ce droit à la protection de santé en ce qu'il pouvait s'opposer à d'autres droits constitutionnels.

Là est bien le cœur du problème. S'il s'agit de constater l'existence d'un droit de valeur constitutionnelle - et accessoirement conventionnelle, en application de traités - à la protection de la santé, il n'y a même pas à discuter. Cela étant, la singularité du droit constitutionnel, en même temps que la grandeur de la démocratie, tient au fait qu'il n'y a pas d'absolu. Si l'on considère que la protection de la santé est un droit absolu, il n'y a plus place pour la moindre discussion : tout ce qu'exige la santé publique doit pouvoir être imposé. À ceci près que ce n'est pas ainsi que cela fonctionne... Dans n'importe quel système démocratique, il faut en permanence composer entre des principes par essence contradictoires, à l'exemple des deux premiers termes de notre devise nationale, liberté et égalité : on sait très bien que la liberté absolue existerait au mépris de l'égalité, de même que l'égalité absolue se ferait au mépris de la liberté. Tout le rôle du législateur, sous le contrôle du juge constitutionnel, sera d'essayer de trouver un équilibre entre ces deux notions et de parvenir à les combiner.

Il en va exactement de même dans le cas présent. Le droit à la santé est indiscutablement un principe de valeur constitutionnelle, mais il en est un autre dont l'existence ne fait pas davantage de doute : le principe de liberté. Protéger contre lui-même l'adulte consentant n'est pas parfaitement admissible, en tout cas ne saurait tout permettre au regard du principe de liberté, qui n'est pas de moindre valeur que celui de protection de la santé. D'où la réticence spontanée que provoque inévitablement toute idée d'absolu chez un spécialiste de la Constitution. Admettre que la protection de la santé puisse devenir un absolu découvrirait des horizons qui font frémir : il faudrait instantanément pénaliser le suicide et interdire en toute logique les rapports sexuels non protégés - et bon courage à ceux qui seraient chargés de vérifier le respect de cet interdit ! -, autant d'évidences en termes de santé publique dont le législateur ne pourrait pas ne pas tenir compte sous peine de manquer à ses devoirs.

De deux choses l'une : ou bien l'on considère la santé publique comme un absolu, auquel cas tous les interdits sont légitimes, ou bien, ce qui me paraît beaucoup plus sage, on la considère comme un impératif, un objectif de valeur constitutionnelle permettant d'énoncer des limitations, voire certains interdits, mais sans pour autant revêtir - pas plus qu'aucun autre principe constitutionnel - une valeur à ce point absolue qu'elle puisse tout justifier.

Au demeurant, dans sa décision du 8 janvier 1991, le Conseil, lui-même, avait insisté, de manière discrète mais réitérée, sur le fait que les limitations apportées à la liberté d'entreprendre et au droit de propriété étaient d'autant plus admissibles qu'elles n'étaient pas absolues. Ainsi, les considérants 11 et 33, notamment, remarquent qu'il n'est plus permis de faire de la propagande pour l'alcool et le tabac, sauf dans les débits de boisson et d'alcool.

Ainsi, pas un instant je ne contesterai la légitimité de la lutte contre le tabac ; en revanche, j'appelle votre attention sur le fait qu'elle ne saurait, à mon sens, revêtir un caractère à ce point absolu qu'elle puisse s'étendre à tout. Dès lors, s'il décidait de légiférer, le Parlement serait amené à poser toute une série de questions d'exécution extrêmement sensibles, à commencer par celle de la définition du lieu public. Après tout, la rue est un lieu public : doit-on y interdire de fumer ? Je n'imagine pas que ce soit envisagé...

M. le Président : Ce n'est pas ce que dit la loi.

M. Gérard BAPT : Nous parlons de lieux publics fermés.

M. Guy CARCASSONNE : Fort bien ; mais les lieux clos posent immédiatement d'autres problèmes, y compris sur le plan constitutionnel : celui des clubs de fumeurs de havanes, par exemple. Certaines interdictions ne se discutent pas : tout le monde peut parfaitement admettre l'interdiction de fumer sur les lieux de travail, mais certaines situations posent aussitôt difficulté : quid des travailleurs à domicile ? Les préserver du tabagisme passif revient à interdire de fumer dans sa propre maison...

Au total, légiférer en la matière n'a rien d'impossible ; quoique fumeur moi-même, je suis tout à fait favorable à ce type de limitations. Je rappelle simplement cette évidence : la Constitution n'autorise aucun absolu. La grandeur de la démocratie, c'est d'assumer le relatif et il en va de la santé publique comme de tous les autres principes constitutionnels : s'ils permettent beaucoup de choses, ils ne permettent pas tout.

M. le Président : Vous avez bâti une bonne part de votre argumentation au regard de ce qui serait une protection contre lui-même de l'adulte consentant. S'il est vrai que la Constitution peut ne pas nous éclairer sur ce point précis, n'oublions pas que l'objectif est également de protéger l'adulte qui ne l'est pas...

M. Guy CARCASSONNE : J'entends bien ; je reconnais que l'exposition non désirée au tabagisme d'autrui est parfaitement insupportable et qu'il est tout à fait possible de la prévenir. J'observe seulement que, sur le plan strictement constitutionnel, l'application de la législation espagnole ne poserait aucun problème en France, alors que les législations italienne ou irlandaise pourraient susciter davantage de questions. Si l'adulte consentant souhaite aller dans un endroit où il sait que l'on fume, alors qu'il peut aller dans d'autres où il sait que l'on ne fume pas, sa liberté est totalement protégée dans les deux cas. Si en revanche tous les endroits clos étaient rendus non fumeurs pour préserver du tabagisme passif, la liberté des fumeurs ou des non-fumeurs n'ayant pas d'objection au tabagisme passif serait mise en cause.

M. le Rapporteur : L'introduction de la Charte de l'environnement dans le bloc de constitutionnalité est-elle de nature à affiner la réflexion, notamment au regard du principe de précaution ?

Par ailleurs, le dispositif à envisager éventuellement, au vu notamment de l'évolution des données scientifiques récentes, doit-il à votre sens relever de la loi ou bien du décret ?

M. Guy CARCASSONNE : La réponse à votre première question est simple : je l'ignore... Personne à ma connaissance n'est en mesure de dire avec certitude la portée de ce texte désormais adossé à la Constitution, mais sur lequel le Conseil n'a pas encore eu l'occasion de s'exprimer. Parmi les multiples interprétations possibles, on peut arguer que ce texte est d'abord et avant tout une charte de l'environnement et non une charte de santé publique, quand bien même on parle d'environnement propice à la santé publique - il y aurait du reste beaucoup à dire sur la rédaction choisie. On y parle d'environnement « naturel » : le tabac en fait-il ou non partie ? Je ne crois pas que quiconque ait à gagner quoi que ce soit à télescoper deux sujets que j'incline à croire différents. Et faire dire au principe de précaution plus qu'il n'est exprimé à l'article 5 de la charte me paraît extraordinairement périlleux...

Loi ou règlement ? Là encore, tout dépend du contenu. Si une simple réglementation sur les lieux ouverts au public peut relever du décret, toucher en posant des interdits de portée très vaste aux principes fondamentaux des libertés publiques ne peut se concevoir ailleurs que dans le cadre de la loi.

M. Yves BUR : La protection des salariés contre les risques professionnels est également un droit absolu. Qu'en est-il par rapport aux principes constitutionnels ? Un décret pourrait-il introduire une différence de traitement entre professionnels, en interdisant par exemple de fumer dans les restaurants tout en le permettant dans les bars-tabac ?

M. Francis ATTRAZIC : Ce n'est pas ce qui est proposé...

M. Yves BUR : C'est pourtant bien ce que j'entends s'exprimer au sein de la profession. Peut-on concevoir une telle discrimination entre les salariés, d'autant que l'on ne saurait parler d'exposition fortuite : dès lors qu'il n'est pas interdit de fumer sur leur lieu de travail, ils sont bel et bien exposés à un risque avéré. Comment un décret pourrait-il créer deux types de salariés, les uns protégés dans les entreprises « normales », les autres non protégés au motif qu'ils travaillent dans des entreprises « liées à la convivialité » ?

M. Yves MARTINET : Professeur Carcassonne, j'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre balance subtile entre la défense de la santé publique et celle des libertés individuelles... Vous l'aviez déjà utilisée pour défendre la Seita lorsqu'elle a été attaquée pour dénaturation des messages sanitaires et votre rhétorique n'avait pas été retenue par les juges de la cour d'appel et de la Cour de cassation, ni même par ceux de la Cour européenne des droits de l'homme !

M. Guy CARCASSONNE : Je vous remercie de cet hommage rendu à la continuité de mes convictions... Oui, je persiste à défendre les libertés, quand bien même la jurisprudence commet l'erreur de ne pas suivre mon argumentation ! Je prends effectivement cette question très au sérieux. Je trouve insupportable l'idée qu'il puisse exister des absolus, qu'il s'agisse de santé publique, de vérité historique et de bien d'autres choses. Insensiblement, au nom des motifs les plus élevés, les plus généreux, les plus altruistes, on rogne peu à peu les libertés sur des sujets fondamentaux.

Or, aux termes de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la liberté fait partie des objectifs mêmes de la société ; c'est à mes yeux une valeur qui vient peut-être un peu avant les autres et je regrette qu'on ait tendance à l'oublier.

Qu'est-ce qu'une protection absolue, monsieur Bur ? Il n'y a rien d'absolu. L'absolu est purement et simplement incompatible avec la démocratie. Seuls les systèmes non démocratiques l'inscrivent dans leurs objectifs et leurs valeurs. Dans la démocratie, on essaie de tout fonder sur des compromis, de tout faire au mieux... C'est précisément cela, la grandeur de la démocratie. Il n'existe pas de principe absolu de protection des personnes, salariés compris. On sait très bien que tous les salariés ne sont pas exposés aux mêmes risques. Il est beaucoup moins risqué d'être professeur des universités que d'être ouvrier du bâtiment, et moins risqué d'être ouvrier du bâtiment que policier spécialiste du déminage... Tous sont salariés, mais tous n'ont pas la même protection. Lorsqu'un risque est avéré, auquel certaines catégories sont plus exposées que d'autres, il est indispensable de le minimiser autant que possible et de mettre en œuvre des systèmes de nature à compenser et à minimiser le danger ; mais ne parlons pas d'une protection absolue qui prémunirait quiconque de quelque risque que ce soit... C'est précisément en cherchant des protections absolues que l'on aboutit à la négation absolue de toute liberté.

Cela dit, sur la question de la loi et du décret, je vous rejoins tout à fait : si les mesures finalement prises devaient aller dans le sens d'une amplification notable des interdits, il faudrait à tout le moins passer par la loi, certainement pas par le décret.

M. le Président : Je remercie M. Carcassonne qui doit nous quitter pour d'autres engagements. Venons-en maintenant aux aspects conventionnels et européens.

M. Philippe MOUROUGA : Premier traité international de santé publique, la convention cadre de lutte antitabac de l'OMS est entrée en vigueur en février 2005. Cent trente et un pays l'ont ratifiée, dont la France en octobre 2004 ; la première conférence des parties s'est tenue en février 2006.

Plusieurs articles du Centre canadien de lutte contre l'alcoolisme et les toxicomanies (CCLAT) engagent la France à protéger efficacement tous les individus contre les risques - risques relatifs et non dangers absolus - liés à l'exposition à la fumée tabagique. L'article 4, notamment, stipule que des mesures législatives, exécutives, administratives ou autres mesures efficaces doivent être envisagées au niveau gouvernemental et aux niveaux appropriés pour protéger tous les individus contre l'exposition à la fumée du tabac ; l'article 8 enjoint chaque partie à procéder, « dans le domaine relevant de la compétence de l'État en vertu de la législation nationale, et encourage activement, dans les domaines où une autre compétence s'exerce, à l'adoption et à l'application des mesures législatives, exécutives, administratives et/ou autres mesures efficaces prévoyant une protection contre l'exposition à la fumée du tabac dans les lieux de travail intérieurs, les transports publics, les lieux publics intérieurs et, le cas échéant, d'autres lieux publics2. » La convention reconnaît explicitement que des données scientifiques ont établi de manière irréfutable que la consommation de tabac et l'exposition à la fumée du tabac sont cause de décès, de maladie et d'incapacité, qu'il est nécessaire d'assurer une protection contre l'exposition à la fumée du tabac dans les lieux de travail intérieurs, les transports publics, les lieux publics intérieurs et d'autres lieux publics, et qu'aucun niveau d'exposition à la fumée secondaire n'est sans danger, des éléments concluants attestant que les solutions techniques ne protègent pas contre l'exposition à la fumée de tabac. En ratifiant cette convention, la France s'est engagée à respecter les principes qu'elle énonce et à mettre en œuvre ses recommandations.

Mme Théa EMMERLING : Pour ce qui est des aspects européens, rappelons que cette question est de compétence mixte, autrement dit que s'y mêlent des compétences des États membres et de l'Union européenne. Jusqu'à présent, celle-ci a agi dans trois directions : protection et prévention, arrêt de la consommation, réduction de la nocivité, trois principes qui ont également guidé l'action des États membres.

Pour ce qui est de la protection et de la prévention, la population cible est d'abord celle des non-fumeurs. Les fumeurs ne représentant du reste que 35 % de la population européenne, les actions de prévention concernent une majorité. Si l'on y ajoute l'aide à l'arrêt de la consommation - et je n'ai rencontré aucun fumeur qui ne m'ait pas fait part de son désir d'arrêter -, nos actions visent plus de 90 % de la population.

Des lois européennes ont déjà été prises dans plusieurs domaines : la directive 2001/37/CE sur les produits du tabac impose d'agrandir les avertissements sur les paquets - les États Membres peuvent même choisir l'utilisation de photos couleur, pour l'instant non appliquée en France - et impose toute une série d'actions visant aux ingrédients des produits du tabac ainsi qu'à la fumée. La directive « publicité et parrainage » 2003/33/CE interdit toute publicité du tabac à la radio, sur Internet et dans la presse, et toute forme de parrainage. La directive 89/552/CEE dite « Télévision sans Frontières » prohibe de son côté la publicité sur le tabac à la télévision. Enfin, depuis la décision du Conseil 2004/513/CE, l'Union européenne est elle aussi partie prenante à la convention cadre de l'OMS de lutte antitabac et s'engage, aux côtés des États membres, à la faire respecter.

À côté de toute cette législation anti-tabac « contraignante », il existe la législation santé et sécurité au travail qui impose certaines restrictions aux lieux du travail et un cadre non obligatoire dit de soft law : ainsi la recommandation du Conseil sur la prévention du tabagisme encourage les États membres à prendre des mesures tendant à interdire de fumer ; la Commission a de son côté prévu de publier un livre vert sur une Europe sans fumée de cigarette.

La convention cadre de l'OMS enjoint toutes les parties à prendre des mesures de protection dans les lieux de travail intérieurs, les transports publics, les lieux publics intérieurs et, le cas échéant, d'autres lieux publics ; il ne s'agit pas d'un choix, mais bien d'une obligation d'agir. La recommandation du Conseil de 2002 reprend ces mêmes mesures en appelant prioritairement l'attention sur les établissements d'enseignements, de soins, de santé et de services destinés aux enfants.

Par ailleurs, le plan européen « environnement et santé » 2004-2010 pose également la question de la qualité de l'air dans les lieux fermés. Avant même de devenir commissaire, M. Kyprianou avait de son côté fait part devant le Parlement européen de son souhait de voir une Europe sans fumée de cigarette d'ici à 2009 et de faire de cette lutte une des priorités de son mandat.

Pour ce qui est des actions engagées dans les États membres, l'Irlande a été le premier à agir en imposant l'interdiction totale, qui existe également en Écosse ; il est prévu de l'étendre à l'Angleterre et à l'Irlande du Nord. En Italie, à Malte, en Suède, l'interdiction va de pair avec la création de zones fumeurs séparées ; la Lituanie envisage de faire de même en 2007. Il existe des interdictions avec exceptions en Belgique, à Chypre, en Estonie, en Finlande, aux Pays-Bas, en Slovénie et en Espagne. Malte est très active, tout comme la Suède ; la Pologne a annoncé qu'elle s'engageait dans cette voie.

Nous avons l'intention de lancer, dès cet automne, un débat sur l'Europe sans fumée de cigarette. Une consultation informelle est d'ores et déjà en cours. Il est prévu de rédiger le livre vert durant l'été afin de pouvoir l'adopter à l'automne. La préparation du livre vert ouvrira une période de consultation de deux ou trois mois pendant laquelle chacun pourra apporter sa contribution. Les résultats de cette consultation feront l'objet d'un rapport l'année prochaine et une communication pourra, le cas échéant, être adoptée sur le chemin à suivre. La publication du livre vert a été avancée afin de trouver une position commune avant que la convention cadre de l'OMS arrête des lignes directrices.

Le livre vert commencera par décrire le problème et à rappeler toutes les justifications scientifiques avant de présenter les options politiques à discuter : pas de changement du statu quo, interdiction dans les lieux de travail ou interdiction avec exceptions. Y seront également discutées les différentes approches à retenir : approche volontaire, auto-réglementation ou coordination des efforts des États membres, soit en suivant ce que nous appelons une méthode ouverte de coordination - le niveau européen se contentant d'émettre des recommandations, de tracer des lignes directrices et de fournir des indicateurs de contrôle et de bonnes pratiques -, soit en recourant à une législation européenne sur la base de la législation santé et sécurité au travail. Plusieurs directives pourraient servir de supports, parmi lesquelles la directive 89/654/CEE du Conseil, du 30 novembre 1989, concernant les prescriptions minimales de sécurité et de santé pour les lieux de travail, ou la directive 2004/37/CE sur les agents cancérigènes ou mutagènes. Nous ne pouvons préjuger du choix retenu au terme des discussions en cours, mais une chose est claire : la convention cadre oblige les États membres et la Communauté à agir dans ce domaine.

M. Yves BUR : L'Europe fait son travail et les préoccupations de santé publique sont beaucoup plus présentes qu'on ne l'imagine dans les discussions sur la fiscalité du tabac et des alcools entre les diverses directions. Cela dit, le tabac reste un produit particulier dans le commerce européen. Ne pourrait-on pas, à terme, le considérer comme une substance dangereuse à laquelle les règles de libre circulation au sein de l'Union ne s'appliqueraient pas ? Tant qu'il restera un produit ordinaire, il sera difficile de lui appliquer des tarifs différents sans pénaliser les revendeurs des régions frontalières.

M. René LE PAPE : On veut une Europe sans fumée, mais comment peut-on laisser le Luxembourg et l'Espagne continuer à arroser les États membres avec des cigarettes deux à trois fois moins chères ? On peut également s'interroger lorsque certains États sont attaqués par les instances européennes pour avoir imposé un prix minimum destiné à empêcher les opérations promotionnelles.

M. Gérard DUBOIS : Le tableau de Mme Emmerling montre que la France n'est pas exemplaire, loin s'en faut : elle est même particulièrement mal classée dans le domaine de la protection des non fumeurs et même des fumeurs vis-à-vis de la fumée du tabac. L'Europe est à la recherche de la meilleure façon d'agir ; or, autant le dire clairement, c'est loin d'être simple avec l'Allemagne, littéralement vendue à l'industrie du tabac ! Dans ces conditions, il est urgent d'avancer sans attendre, d'autant que plusieurs pays ont d'ores et déjà pris des mesures beaucoup plus audacieuses que les nôtres. À noter une décision qui peut-être réconfortera les buralistes : chaque État aura désormais le droit de décider comme il l'entend du montant la franchise « tabac » accordée aux voyageurs. Autrement dit, le Gouvernement français pourra limiter à sa guise les retours d'Espagne ou du Luxembourg à compter du 1er janvier 2007.

Une récente décision a soumis les produits du tabac à l'obligation de recherche de toxicité, à la charge des industrielles, conformément à la directive REACH3. Quel pourrait en être l'impact et y en a-t-il un pour ce qui concerne le tabagisme passif ?

Mme Bernadette ROUSSILLE : Je ne suis pas du tout d'accord avec la conception exprimée tout à l'heure par le professeur Carcassonne : dans une démocratie, il existe des interdictions absolues, à commencer par l'interdiction de tuer. De surcroît, il ne s'agit pas dans cette affaire de prendre des mesures d'interdiction absolue, mais d'interdiction totale, ce qui est tout à fait différent. Ajoutons que l'on ne peut mettre sur le même plan la liberté d'aller et de venir et la liberté de fumer ou celle d'entreprendre, et le juge constitutionnel ne s'y est d'ailleurs pas risqué. Quant à l'environnement, c'est bien l'environnement naturel que l'on veut protéger contre la fumée du tabac : cela ne me paraît pas poser de difficultés d'interprétation...

À la différence de l'amiante, le tabac n'est pas un produit industriel sur lequel est amené à travailler le salarié. Mais ne peut-il dans certains cas être considéré comme un risque professionnel et donner lieu à l'application de la directive 89/654 ? Il y a là un problème d'interprétation qui demande à être éclairci.

M. le Président : Je précise que, sur ce dernier point, M. Sargos sera amené à nous éclairer tout à l'heure.

M. Vassilis VOVOS : Nous profitons de l'occasion pour soumettre à la mission un rapport récemment publié en Grande-Bretagne, le 7 juin 2006, par le Comité des affaires économiques de la Chambre des Lords, sur la politique du Gouvernement en matière de gestion du risque. En voici deux extraits :

« L'exemple du tabagisme passif démontre que la politique apporte une réponse disproportionnée à un problème de santé, sans prendre suffisamment en considération les données fournies par les études. »

« Le but de la législation, en particulier, aurait dû être défini plus clairement et on aurait dû accorder plus d'attention aux principes scientifiques disponibles, aux mérites relatifs des options d'une politique alternative et à une partie de la législation sur la liberté et le choix de chacun. L'excès sur ce point a résulté de l'introduction d'une politique qui semble fournir une réponse disproportionnée à ce problème. »

Il serait utile d'examiner ce rapport très intéressant, qui évoque un projet d'interdiction totale du tabac dans les lieux publics par un pays voisin.

M. le Président : Ce n'est plus un projet, puisque le texte a été adopté. Mais ce rapport n'est que l'appréciation d'une commission sur un problème, et l'assemblée concernée a ensuite tranché.

Mme Paulette GUINCHARD : J'ai envie de faire un parallèle avec l'absinthe, au début du XXe siècle. Je sais que certains pays, comme l'a Suisse, ne l'ont jamais interdite. Mais d'autres l'ont fait. Comment cela s'est-il passé ?

Mme Chantal FONTAINE : Je rejoins Mme Roussille concernant les grands principes et ce qu'on a le droit, ou non, de réglementer. J'ai été interloquée par les propos de M. Carcassonne. La MILDT, Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, est un organisme gouvernemental chargé de veiller à la protection de la santé. Je me rallie bien évidemment à ce qu'ont dit les experts autrement qualifiés que moi sur la question. Ce qui est certain, c'est que nous sommes confrontés à un problème d'ampleur. Comme l'a dit M. Bur, on ne raisonne plus en terme de gêne, mais en termes de danger. Or, devant un danger, l'État et le législateur ont le devoir d'intervenir.

S'agissant des grands principes juridiques, je rejoins partiellement M. Carcassonne. En démocratie, un principe, fût-il constitutionnel, dès qu'il est poussé à l'extrême, peut faire passer de la démocratie à la tyrannie. Pour autant, il ne faut pas caricaturer et tout mélanger. Il ne s'agit pas seulement de protéger les fumeurs contre leurs propres démons, mais aussi, et surtout, de protéger les non fumeurs contre les agressions qui leur sont injustement imposées.

Dans les écoles maternelles où l'on a encore le souci de faire des enfants de futurs citoyens, on leur fait ânonner de vieux principes comme « la liberté des uns s'arrête où commence celle des autres ». Après ce vieux principe salutaire, je souhaiterais en évoquer un autre moins connu, qui nous vient de Lacordaire : « entre le fort et le faible, c'est la liberté qui opprime et la loi qui libère ». Il n'est pas question de dire que les forts et les méchants sont les fumeurs. Mais à une époque où l'on parle de droits et moins de devoirs, je pense que les gens ont le devoir de ne pas agresser leurs concitoyens, et que l'État a le devoir de prévenir les agressions. Cela devait être dit.

M. Francis ATTRAZIC : Je tiens à réagir à l'exposé sur l'Europe. L'ensemble des données scientifiques sur le tabac et ses conséquences est connu de l'ensemble des pays. Mais le problème est traité de manière différente selon les États. Je ne crois pas qu'aucun manque à ses responsabilités. Il est possible de traiter ce problème autrement que par l'interdiction totale, si j'en juge par les expériences menées.

M. le Président : M. Carcassonne a dû partir, et je me garderai bien de réagir, sinon pour faire observer que personne n'a exprimé l'idée d'une interdiction absolue. On sait très bien que ce n'est pas possible. L'objectif est de protéger du tabagisme passif. La liberté de fumer restera un principe que personne n'envisage ici de mettre en cause.

Mme Théa EMMERLING : Au début, au sein de l'OMS, on disait que le tabac était un produit tellement dangereux qu'il fallait l'interdire. Mais c'est politiquement infaisable. Voilà pourquoi on essaie de travailler sur des ingrédients, des substances et de mener des actions autour de la cigarette.

Le prix est l'instrument le plus efficace pour lutter contre le tabagisme. Cela a été prouvé par une étude de la Worldbank. Deux stratégies sont possibles : augmenter les taxes ou travailler sur les coûts pour augmenter le prix des cigarettes. Quelques pays membres veulent fixer des prix minimum. Notre direction générale sur la taxation considère qu'il vaut mieux augmenter les taxes. Au niveau économique, c'est clair : les taxes sont pour l'État, qui peut les utiliser ; les prix minimum profitent aux entreprises.

Est-ce que la directive REACH peut contribuer à la lutte contre le tabagisme passif ? Le dispositif permet d'évaluer les substances chimiques et une partie des ingrédients des cigarettes mais il concerne surtout les substances telles quelles et non pas toujours les substances brûlées.

Le tabac est-il un risque professionnel ? Plusieurs de nos directives concernant la santé du travail font obligation à l'employeur d'apprécier si les substances représentent un risque et de prendre des mesures préventives appropriées.

M. le Rapporteur : Je voudrais savoir si, au sein des pays de l'Union européenne, existe une jurisprudence similaire à celle de la Cour de Cassation française de 2005 concernant l'obligation de résultat de l'employeur vis-à-vis du salarié pour l'exposition aux risques - ce qui est le cas concernant le tabagisme passif. Si oui, quelles conséquences juridiques, techniques et réglementaires en a-t-on tiré ? Enfin, quelles conclusions les compagnies d'assurance ont-elles pu en tirer ? Le risque assurantiel lié à cette jurisprudence est il pris en charge ?

Mme Théa EMMERLING : La Commission européenne a institué des bureaux sans tabac en mai 2004. Une des raisons principales était qu'on avait eu connaissance d'un cas examiné par la Cour en Italie, où un salarié avait porté plainte contre son employeur et avait obtenu gain de cause.

M. le Rapporteur : Est-ce le seul cas, à votre connaissance ?

Mme Théa EMMERLING : Le seul que je connais, mais je peux voir s'il y en a eu d'autres.

M. Yves MARTINET : En Norvège, une patiente, atteinte d'un cancer du poumon, et qui était une fumeuse active, avait été exposée au tabagisme passif sur son lieu de travail. L'indemnisation a pris en compte la part du tabagisme passif dans la survenue du cancer du poumon. Nous travaillons à protéger les fumeurs comme les non-fumeurs contre l'exposition au tabagisme passif.

M. le Rapporteur : Mais à votre connaissance, cela a-t-il eu comme conséquence une augmentation des primes d'assurance payées par les employeurs, ce qui aurait pour effet de modifier le poste des charges générales et pourrait déséquilibrer leurs exercices financiers ?

M. Yves MARTINET : Je ne sais pas.

M. Bertrand DAUTZENBERG : 60 % des incendies de locaux professionnels en Espagne sont liés au tabac et la suppression de l'usage du tabac diminue la prime d'assurance.

M. le Rapporteur : J'ai plaisir à entendre cela, car j'ai déposé avec mon collègue Destot une proposition de loi sur l'obligation de mettre en place des détecteurs de fumée afin de prévenir les incendies domestiques. Mais il n'y a pas que les primes d'assurance qui peuvent être concernées.

M. le Président : Je passe la parole à M. Sargos, président de la chambre sociale de la Cour de cassation. Cette dernière, dans son arrêt du 29 juin 2005, a reconnu la responsabilité d'un employeur. Un tel arrêt nous amène à nous interroger. L'appréciation portée sur les conditions d'exposition au tabac peut-elle être comparée à l'appréciation qui a été portée par la Cour sur les conditions d'exposition à d'autres produits tels que l'amiante ? Et qu'en est-il en termes de risques professionnels ?

M. Pierre SARGOS : Cet arrêt du 29 juin 2005 répond au souci de mettre en œuvre une double exigence : la nécessité d'assurer la protection de la sécurité et de la santé au travail et l'effectivité du droit.

Le droit du travail s'est créé au XIXe siècle sur cette première exigence, la moindre chose qu'on puisse attendre de l'exécution d'une relation de travail est que le salarié en sorte indemne. La chambre sociale l'a manifesté dans les arrêts sur l'amiante, où la définition de la faute inexcusable a été totalement modifiée.

L'arrêt sur le tabac marque également un changement important, dans la mesure où l'on est passé du domaine de la réparation au domaine de la prévention. Et cela en référence à la directive-cadre fondamentale 89-391 du Conseil du 12 juin 1989 concernant la mise en œuvre de mesures visant à promouvoir l'amélioration de la sécurité et de la santé des travailleurs au travail. Ce texte fait peser sur l'employeur ce qui pourrait être analysé comme une obligation de sécurité de résultat. Une de ses dispositions stipule que les États membres ne peuvent prévoir l'exclusion de la responsabilité de l'employeur que pour des faits dus à des circonstances étrangères, anormales et imprévisibles ou à des évènements exceptionnels dont les conséquences n'auraient pu être évitées. La jurisprudence française décide que, lorsqu'on est sur le terrain de l'obligation de sécurité de résultat, on ne peut s'en exonérer qu'en prouvant le cas fortuit ou la force majeure.

La nouvelle interprétation que nous avons donnée à l'obligation de sécurité de résultat se fonde donc sur cette directive transposée en droit français en 1991. Dans cette affaire, nous n'avons pas voulu nous lancer dans une discussion sur le respect des normes techniques. Il s'agissait d'une entreprise où, pour toute mesure, l'employeur s'était borné à afficher des écriteaux interdisant de fumer. Or, en droit du travail, le principe est qu'on ne fume pas, sauf aménagements particuliers visés par le code de la santé publique et qu'un plan doit être établi après consultation du médecin du travail, des institutions représentatives de l'entreprise, etc. Cela n'ayant pas été fait en l'espèce, nous aurions pu nous dispenser de mettre en avant cette obligation de sécurité de résultat. Mais il nous est apparu que la prohibition du tabac en entreprise participait fondamentalement de l'exigence de sécurité prônée par la directive européenne et par la législation française, et que c'était le moyen d'assurer l'effectivité du droit.

Le souci d'effectivité du droit, qui est une sorte de droit transversal né à partir de 1979 par décision de la Cour européenne des droits de l'homme, irrigue maintenant toutes les branches du droit. Le juge est là pour traduire le souci du législateur et doit assurer l'effectivité de la loi promulguée. Dans ce contexte, il nous est apparu que le moyen d'assurer cette effectivité était de passer sur le terrain de l'obligation de sécurité de résultat.

Cela signifie que les dispositions particulières qui permettent, actuellement, d'aménager des lieux où l'on peut fumer dans les entreprises, doivent être appliquées de telle façon qu'il n'y ait pas un microgramme d'émanation de tabac pour indisposer les salariés, à l'extérieur de ces endroits.

Cet arrêt se situe sur le plan de la prévention. C'est la mise en œuvre d'une règle particulière en matière de rupture du contrat de travail. Le contrat de travail peut être rompu non seulement par la démission, le licenciement ou un accord, mais aussi par prise d'acte du salarié : celui-ci fait connaître à son employeur qu'il est mis dans des conditions de travail telles que ses droits ne sont pas préservés, sur le plan de la qualification, de la rémunération ou de la santé. Si l'employeur ne respecte pas le droit du salarié à ne pas être exposé au tabac dans l'entreprise, le salarié prend acte de la rupture, ce qui équivaut à un licenciement sans cause réelle et sérieuse. En l'occurrence, le salarié a eu gain de cause et il a quitté l'entreprise avec toutes les indemnités liées à ce genre de licenciement.

Nous avons récemment encore étendu cette obligation de sécurité de résultat dans un arrêt du 28 février 2006 en l'émancipant du cadre contractuel, en en faisant une norme irrigant toute la vie au travail et en rappelant le souci d'assurer l'effectivité du droit. Dans moins de trois heures, un autre arrêt important de la Cour de Cassation devrait encore étendre le domaine de l'obligation de sécurité de résultat.

Cette approche de la chambre sociale s'inscrit dans un souci raisonné et s'appuie sur des bases sérieuses. Mais quelles sont les perspectives de cette jurisprudence en matière de réparation ? Un salarié en effet peut dire qu'il a été exposé au tabagisme au travail et qu'il en est résulté pour lui tel ou tel dommage. Nous n'avons pas eu à traiter de cette question, qui nous renvoie à la législation professionnelle sur les maladies professionnelles - article L. 461 du code de la sécurité sociale. Certaines de ces maladies professionnelles font partie de la nomenclature, mais je ne crois pas qu'il y en ait qui soient liées à l'inhalation du tabac. Il faudrait donc utiliser le paragraphe 3 de l'article L 461-1 du code de la sécurité sociale, selon lequel : « Peut-être également reconnue d'origine professionnelle une maladie caractérisée, non désignée dans un tableau de maladies professionnelles lorsqu'il est établi qu'elle est essentiellement et directement causée par le travail habituel de la victime, qu'elle entraîne le décès de celle-ci ou une invalidité permanente d'un certain taux - 25%. »

Cela signifie que les ayants droit d'un salarié qui décèderait brutalement d'une affection cardio-vasculaire dont on pourrait rattacher la survenance au tabac dans l'entreprise pourraient demander le classement en maladie professionnelle, avec toutes les conséquences qui en résultent, et avancer la faute inexcusable, qui serait pratiquement automatique. Par ailleurs, le salarié qui aurait une IPP, une invalidité partielle permanente, de 25 % pourrait le demander personnellement.

Il y a effectivement un risque de prolongement sur le terrain de la réparation. Mais encore faudra-t-il qu'il soit démontré que la pathologie mortelle ou ayant entraîné une incapacité de plus de 25 % est essentiellement ou directement causée par l'exposition au tabagisme dans l'entreprise. Je pense au salarié non fumeur d'une discothèque ou d'un débit de boisson qui serait atteint d'un cancer ou qui mourrait jeune d'une affection cardio-vasculaire.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué la faute inexcusable, l'obligation de sécurité de résultat, la possibilité de poursuite au contentieux et la nécessité pour les ayants droits de fournir la preuve. Mais, au titre de la faute inexcusable, n'est-il pas possible de renverser la charge de la preuve ?

M. Pierre SARGOS : L'employeur est tenu par une obligation de résultat. Le manquement à cette obligation a le caractère d'une faute inexcusable lorsqu'il est établi que l'employeur avait, ou aurait pu avoir, conscience du danger que courait son salarié et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver. Si un salarié soutenait que c'est l'exposition au tabagisme qui a entraîné sa maladie et s'il prouve que sa pathologie est consécutive à l'inhalation de tabac, la reconnaissance de la faute inexcusable de l'employeur serait très probable. Cela dit, et je m'étais exprimé à ce sujet à propos de l'amiante, je pense qu'il faudra revoir la législation sur la réparation des dommages en cas d'accident du travail et de maladies professionnelles.

M. le Rapporteur : Mais sommes-nous bien d'accord sur le fait que la preuve incombe au salarié ou aux ayants droits du salarié en question ?

M. Pierre SARGOS : Oui. Une preuve lourde médicalement, mais très légère sur un autre plan.

M. Gérard DUBOIS : Les articles L 3502 et 3505 concernent l'obligation de résultat. Considérez-vous qu'on pourrait les étendre ailleurs que dans le domaine social ? Dans un restaurant, dans une galerie marchande ?

M. Pierre SARGOS : C'est une responsabilité qui est limitée au cadre de la relation de travail dans une entreprise définie au sens large. Mais elle ne s'étend pas aux clients. C'est une jurisprudence spécifique aux dommages causés aux salariés dans le cadre de l'exécution de la relation de travail. Peu importent les autres modalités.

M. Yves MARTINET : À Nancy, l'affaire Patay, qui date de 2006, a reconnu le caractère de maladie professionnelle à une femme qui souffrait d'une pathologie respiratoire et qui s'est vu reconnaître un taux initial d'IPP de 10 %. Il n'existe pas de tableau concernant l'exposition au tabagisme passif, mais il existe un tableau que les gens de l'Est connaissent bien, et qui concerne l'exposition au goudron. Il serait peut-être possible de se fonder sur cette disposition. J'aimerais par ailleurs savoir si les actions de groupe sont possibles.

M. Pierre SARGOS : L'action de groupe, en l'état du droit français, est exclue pour ce type de litiges.

M. Gérard DUBOIS : Les décisions de la cour d'appel de Rennes font valoir qu'on porte atteinte au droit à la santé et qu'un risque immédiat ouvre droit au retrait pour le salarié. En matière de responsabilité de l'employeur, on imagine difficilement d'aller plus loin, le dernier stade étant toutefois celui de la reconnaissance des dommages intérêts - inéluctable, à terme.

Déjà, en 1978, une étude avait montré que le seuil angineux à l'effort diminuait pour ceux qui étaient exposés artificiellement à la fumée du tabac, même dans une chambre bien ventilée. Une autre étude a montré que le nombre de personnes accueillies en urgence pour maladies cardio-vasculaires chute - de 27 % à Pueblo et de 40 % à Helena aux États-Unis -, dès qu'on met en place une interdiction de fumer dans les lieux publics, y compris les discothèques, les bars, les restaurants, etc. et que les taux se rétablissent, dès qu'on lève cette interdiction. Enfin, lorsqu'on a cherché à évaluer l'incidence du tabac sur les maladies coronariennes, on a mesuré le taux de cotinine dans le sang en formant quatre groupes en fonction de leur exposition à la cotinine : les trois groupes les plus exposés sont pratiquement identiques et ont 40 à 50 % d'infarctus du myocarde en plus en incidence ; quant au groupe le plus exposé, le risque était absolument équivalent à celui des fumeurs de 1 à 9 cigarettes par jour.

Par ailleurs, je sais que tous les bâtiments de la Commission européenne sont non fumeurs. Mais j'ignore s'il y a des fumoirs.

Mme Paulette GUINCHARD : Je me place du point de vue de la protection des salariés et je me demande comment ont peut faire dans les hôpitaux psychiatriques ou dans le domaine médico-social, où l'usage du tabac est imputable aux malades.

M. Franck TROUET : À la suite de l'exposé du président Sargos, je voudrais insister sur les difficultés de notre branche d'activité. La jurisprudence qu'il évoquait est tout à fait légitime ; elle n'est que l'application du code du travail et de son article L 230-2 sur la prévention des risques professionnels. Mais nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation bien particulière : chez nous, restaurateurs, hôteliers, cafetiers, traiteurs, les clients fument. Ils fument contre leur santé et contre la santé de nos salariés. Alors que dans le cas de la jurisprudence de 2006, le tabagisme venait des collègues de la salariée.

Cette jurisprudence signifie que tout salarié qui est exposé à la fumée du tabac dans l'un de nos établissements peut, à tout moment, prendre acte de la rupture de son contrat de travail et engager la responsabilité de son employeur - avec la reconnaissance des droits prévus par les articles L. 122-6 à 9 du code du travail sur l'indemnité de licenciement et de préavis, et surtout l'attribution de dommages intérêts selon des critères bien précis liés à l'ancienneté et à la taille de l'entreprise des articles prévus à l'article L. 122-14-4 et 5. Elle signifie aussi qu'il y a obligation pour l'employeur de réparer la perte de son emploi par le salarié. Ainsi, un salarié peut, à tout moment, exposer l'un de nos professionnels à cette procédure et au paiement de lourdes réparations qui lui seraient automatiquement accordées. Sans oublier un risque d'action auprès les tribunaux de la sécurité sociale, car on peut très bien imaginer qu'un salarié viendrait à obtenir la reconnaissance de la faute inexcusable, ce qui emporterait le remboursement par l'employeur à la sécurité sociale des indemnités journalières de maladie et, surtout, des frais de santé.

Pour moi, défenseur des intérêts des hôteliers, cafetiers et restaurateurs, il est évident qu'il faut une intervention législative pour nous permettre d'obliger nos salariés, et surtout nos clients, à ne plus fumer et pour que nous ne soyons plus dans la situation précaire que nous connaissons aujourd'hui.

Mme Bernadette ROUSSILLE : J'ai une question à poser au président Sargos : au cas où une loi instituerait une interdiction totale de fumer, sauf dans certains lieux, restaurants, etc., ne devrait-elle pas préciser que l'article L 230-2 du code du travail ne s'applique pas ? Comment articuler ces textes ?

M. Vassilis VOVOS : On relève, dans la motivation de la cour d'appel de Rennes « ... que les mesures prises dans son bar par l'employeur mis en cause apparaissaient nettement insuffisantes pour assurer efficacement la protection des non-fumeurs, dont celle du barman... » « ... alors qu'il convenait d'aménager un espace fumeur totalement indépendant de la salle principale... ».

Une protection renforcée des non-fumeurs qui résulterait d'un cloisonnement obligatoire contredirait-elle les décisions de la cour d'appel de Rennes et de la chambre sociale de la Cour de cassation ?

On relève aussi « ... que l'employeur ne peut pas contraindre un salarié, sans son consentement, à travailler dans une atmosphère polluée... ». Est-ce que la décision de la cour aurait été différente s'il y avait eu consentement du salarié ?

M. Pierre SARGOS : Je rencontre un problème déontologique s'agissant de la dernière question ; je ne peux pas y répondre car un litige est en cours à ce sujet.

Les textes du code de la santé publique qui déterminent actuellement les modalités suivant lesquelles un plan d'aménagement particulier doit être établi pour que les non-fumeurs ne soient pas soumis au tabagisme de leurs collègues fumeurs sont liés au concept d'obligation de sécurité de résultat et impliquent que les aménagements assurent une protection absolue et qu'aucune émanation de fumée ne se produise dans les lieux de travail.

Madame Roussille, je n'ai pas très bien compris votre question. Vous semblez opposer une interdiction générale de fumer et l'article L 230-2 du code du travail. Je ne vois pas la contradiction. L'article 230-2 ne fait que transposer la directive-cadre de 1989. Une loi générale ne viendrait que renforcer la portée de cet article, l'application de la directive et la jurisprudence.

Mme Bernadette ROUSSILLE : Je me plaçais dans le cas où la loi instituerait une interdiction de fumer, mais pas dans certains lieux. Que se passerait-il par rapport à l'article L 230-2 ? Ne faudrait-il pas que cette nouvelle loi précise que cet article ne s'appliquera pas ?

M. Pierre SARGOS : Je vois mieux la portée de votre question. Le juge n'apprécie pas la constitutionnalité d'une loi. Il faudrait nécessairement concilier cette disposition avec les dispositions générales du code du travail, renforcées par la directive, selon lesquelles un salarié ne doit pas être exposé à un risque pour sa santé. Bien entendu, pour les métiers à risque, des adaptations sont nécessaires, le salarié devant être exposé au minimum de risques possibles, eu égard à la nature du travail qu'il accomplit. La logique voudrait qu'il y ait une interdiction généralisée dans tous les établissements recevant du public.

Quant à M. Trouet, il a évoqué les conséquences tout à fait évidentes de la jurisprudence.

M. le Rapporteur : J'aurais souhaité avoir le sentiment de M. Sargos concernant l'éventuel engagement de la responsabilité de l'État. Je comprends bien quelle est la difficulté de l'exercice...

M. Pierre SARGOS : Votre question est évidemment redoutable. Si on poussait la logique jusqu'au bout, au regard du tableau apocalyptique qui vient d'être fait, le tabac devrait être interdit en France. Maintenant, comme le disait le professeur Carcassonne, il faut bien évidemment instaurer des rapports de proportionnalité entre l'intérêt et la faisabilité d'une mesure aussi drastique. Néanmoins, l'État devrait prendre le maximum de dispositions compatibles avec le maintien de l'usage autorisé du tabac, de manière à assurer la protection des non-fumeurs. Ces dispositions doivent être proportionnées. Il faut être raisonnable et tenir compte du coût économique que pourrait avoir l'application absolue du principe de précaution.

En matière de responsabilité, s'agissant de la santé des salariés dans l'entreprise, les dispositions actuelles permettent de considérer que l'État a satisfait à ses obligations. Il en est de même par rapport à la directive européenne. Le juge judiciaire a d'ailleurs la possibilité d'écarter l'application d'une disposition législative ou administrative dès lors qu'elle s'avère contraire à une disposition conventionnelle issue notamment du droit communautaire.

Actuellement, sur le terrain de la protection des salariés, le dispositif est raisonnable. Mais il le serait encore plus si l'on avait visé une prohibition générale de l'usage du tabac dans les lieux recevant du public.

M. le Président : Il est raisonnable, sous réserve de la sanction de la Cour à qui il laisse tout de même la possibilité d'apprécier son application.

M. le Rapporteur : Sous réserve aussi de la mise en œuvre effective du dispositif et de la responsabilité de l'État, qui pourrait être engagée dans toutes les administrations et sur tous les lieux publics.

M. Bertrand DAUTZENBERG : Prenez l'exemple de l'amiante en 1976 et du sang contaminé en 1985 : à l'époque, les dispositifs paraissaient raisonnables. Mais dans cinq ans, on ne fumera plus dans les restaurants en France ; on trouvera cela complètement déraisonnable. L'évolution de la société allant vers plus de sécurité, le raisonnement que l'on tient aujourd'hui est un raisonnement faux. Dans toutes les autres crises sanitaires, on s'est montré de plus en plus exigeant. Et je suis sûr que, dans cinq ans, vous direz le contraire de ce que vous dites maintenant.

M. Pierre SARGOS : Je ne pense pas me contredire eu égard aux dispositions légales en vigueur et à leur interprétation extrêmement stricte par la jurisprudence relative à l'obligation de sécurité de résultat.

M. le Président : Le président Sargos a donné son appréciation sur la loi actuelle. Mais bien sûr, on peut se demander si la loi actuelle est adaptée à ce que vous nous avez dit, professeur Dautzenberg, de la connaissance que nous avons aujourd'hui sur la nocivité du tabagisme passif et que nous n'avions pas en 1990.

M. Gérard DUBOIS : En tant que président de l'Alliance contre le tabac, je voudrais intervenir sur un point qui est revenu deux ou trois fois : nous n'avons jamais demandé et nous ne demandons pas l'interdiction du tabac. C'est un produit qui doit être contrôlé, qui n'est pas comme les autres mais qui, pour l'instant, ne doit pas être interdit dans la mesure où il y a 30 % de consommateurs, dont 60 % sont dépendants. Reste qu'il faut protéger l'ensemble des Français contre l'exposition au tabac.

M. le Président : Je donne maintenant la parole à Mme Emmerling, pour qu'elle nous parle du sondage réalisé dans le cadre de l'Union européenne.

Mme Théa EMMERLING : Il s'agit d'un sondage d'Eurobaromètre sur le tabac tous les deux ou trois ans et intitulé : « L'attitude des Européens à l'égard du tabac. »

On s'aperçoit qu'une très forte majorité des citoyens européens, 66 à 70 %, est favorable à l'interdiction de fumer dans les bureaux et dans les lieux publics. 60 % de ces 66 à 70 % sont « totalement en faveur », car on fait une distinction entre « totalement en faveur », et « plutôt en faveur » ; de la même manière, on fait une distinction entre « totalement négatif » et « plutôt négatif ».

Dans 23 États membres et dans tous les pays adhérents et candidats, les citoyens sont très favorables à l'interdiction. En France, 60 % sont « totalement en faveur » et 22 % « plutôt en faveur » ; au total, donc, 82 % des Français sont favorables à cette interdiction, ce qui est supérieur à la moyenne européenne.

Le même consensus se vérifie dans la plupart des États membres s'agissant de l'interdiction de fumer dans les restaurants. Dans ceux où l'interdiction de fumer dans les lieux publics est totale, cette proportion dépasse 90 %. En France, le pourcentage est de 78 %, ce qui est encore supérieur à la moyenne européenne.

S'agissant des bars et restaurants, l'attitude est contrastée. Il y a davantage d'opinions favorables dans les États membres qui ont déjà édicté une interdiction. La moyenne européenne est de 61 % et la France se situe à 59 %, soit un peu en dessous de la moyenne européenne, l'Allemagne étant à 46 % et la République Tchèque à 35 %.

S'agissant des lieux publics couverts, tels que le métro, les aéroports, les magasins, une majorité est favorable à l'interdiction. En France, la proportion est de 88 %, ce qui est au-dessus de la moyenne européenne.

On s'est aussi interrogé sur la conscience que les gens pouvaient avoir de la nocivité de la fumée. Les trois quarts des citoyens européens, surtout en Suède, en Finlande et en France, ont conscience de la nocivité du tabac pour les non-fumeurs.

Je pense donc que la population européenne est assez bien préparée à ces questions.

M. Franck TROUET : Je voudrais ajouter quelques chiffres, qui résultent d'une enquête réalisée par IPSOS et publiée par le Journal du Dimanche au mois d'octobre 2005. Il est intéressant de constater qu'une distinction avait été opérée entre les fumeurs et les non-fumeurs. En dehors de cela, les chiffres sont à peu près semblables.

Dans les restaurants et les brasseries, 73 % de la population est favorable à une interdiction totale de fumer : 82 % pour les non fumeurs et 48 % pour les fumeurs - soit près d'un fumeur sur deux ! Ce dernier chiffre est intéressant car il vient contredire les craintes que nous pouvons avoir de perdre de la clientèle. Ce sondage est de nature à rassurer les professionnels. Ceux-ci demandent néanmoins que cette interdiction soit appliquée à tous.

M. René LE PAPE : Ces propos sont tenus par un syndicat minoritaire. Ils ne concordent pas avec une enquête que nous avons menée de notre côté dans les bars tabacs : 62 % des Français disaient y venir une fois par semaine et se déclaraient défavorables à l'interdiction totale de fumer dans ces lieux. Il faut donc mesurer les propos d'un responsable de syndicat qui représente surtout les restaurants. On peut s'abstenir de fumer au restaurant, mais il faut conserver des lieux de liberté et de convivialité pour le fumeur et le bar tabac est précisément le lieu de convivialité qui peut apporter une solution. Je continue pour ma part à prôner une dérogation pour les bars tabac.

M. le Président : Je voudrais indiquer que le 2 novembre 2005, lors d'un colloque qu'organisait M. Bur, le président de l'UMIH, M. André Daguin, déclarait : « Je sais aussi que nos adhérents n'ont pas de craintes à avoir. Ils n'auront pas de baisse de chiffre d'affaires. » Au moins sur ce dernier point, il y a unanimité des présidents des syndicats des restaurateurs et des bars tabac.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie.

1 http://www.ofdt.fr/ofdtdev/live/publi/pointsur/ecotabac.html

2 http://www.tabac-info.net/navbar/accueil/CCOMS.pdf

3 REACH :Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals.


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