Table ronde n° 3, ouverte à la presse :
« Quel périmètre pour la réforme », réunissant :

M. Vassilis Vovos, président de Japan Tobacco International (JTI) ;

M. Franck Trouet, directeur du service juridique et social du Syndicat national des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs (SYNHORCAT) ;

M. Jean-Paul Vaslin, directeur général de la Confédération nationale des débitants de tabac ;

M. Francis Attrazic, vice-président confédéral de l'Union des métiers et des industries de l'hôtellerie (UMIH) ;

M. Gérard Dubois, président de l'Alliance contre le tabac ;

M. Albert Hirsch, vice-président de la Ligue contre le cancer ;

M. Gérard Audureau, président de l'association Droits des non-fumeurs ;

M. Yves Martinet, président du Comité national contre le tabagisme (CNCT) ;

Mme Bernadette Roussille, membre de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) ;

M. Philippe Mourouga, directeur du département « prévention et dépistage » de l'Institut national du cancer ;

M. Pascal Melihan-Cheinin, chef du bureau des pratiques addictives à la Direction générale de la santé du ministère de la santé et des solidarités ;

M. Jean-Emmanuel Ray, agrégé des facultés de droit, professeur de droit à l'Université Paris I (Panthéon-Sorbonne) ;

Mme Nadine Neulat, chef du bureau de l'action sanitaire et sociale et de la prévention à la direction générale de l'enseignement scolaire ;

M. Pierre Larcher, chargé de mission à la direction générale de l'action sociale au ministère de la santé et des solidarités ;

M. Philippe Pinton, adjoint à la sous-direction de l'organisation du système des soins du ministère de la santé et des solidarités ;

Mme Mireille Fontaine, du bureau des politiques sociales et d'insertion à la direction de l'administration pénitentiaire du ministère de la justice.


(Extrait du procès-verbal de la séance du 28 juin 2005)

M. le Président : Mesdames, Messieurs, mes chers collègues, je souhaite la bienvenue à l'ensemble de nos invités qui ont bien voulu participer à cette troisième table ronde, consacrée au périmètre de la réforme. Les auditions précédentes ont mis l'accent sur les difficultés d'application de la loi de 1991, et surtout du décret de 1992, ainsi que sur les risques évidents du tabagisme passif. La nécessité de renforcer le dispositif actuel fait accord. Encore faut-il préciser le périmètre de ce renforcement. Quelles sont les personnes à protéger des effets du tabagisme passif ? Quels sont les lieux devant être touchés par un durcissement des règles d'interdiction en vigueur ? Ces questions font l'objet de divergences. Mais au-delà de ces divergences, nous devons surtout apprécier les conséquences des choix qui pourraient être faits, par exemple dans l'hypothèse où nous retiendrions l'option d'une différenciation des lieux. Le rapporteur a ainsi posé la question de l'assurabilité des établissements qui, demandant une dérogation à ce qui serait une règle d'interdiction généralisée, choisiraient d'être des lieux « fumeurs ».

Je donnerai d'abord la parole à M. Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit à l'Université de Paris I, spécialiste du droit du travail, qui sera contraint de nous quitter vers 11 heures. Je vous demanderai notamment, monsieur Ray, de nous livrer votre appréciation sur l'application du dispositif législatif et réglementaire, en particulier après l'arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation du 29 juin 2005. Sur la base de votre intervention, nous ouvrirons le débat avec les invités et les membres de la mission.

M. Jean-Emmanuel RAY : Je précise tout d'abord que n'étant pas spécialiste du droit administratif mais du droit du travail, je ne parlerai pas des lieux publics, mais des lieux privés que sont les entreprises.

Je n'insisterai pas sur l'existence d'un consensus, sans doute partagé par votre mission d'information, sur le fait que, dans certains lieux de travail, une interdiction absolue et générale de fumer se justifie. Je pense par exemple à Gaz de France, ou à des entreprises de pyrotechnie comme Ruggieri. Dans ces entreprises, chose rarissime, l'interdiction de fumer s'applique même sur le parking, ce qui serait évidemment disproportionné dans d'autres entreprises.

En droit du travail, la place de l'interdiction de fumer dans les lieux collectifs, relève traditionnellement du règlement intérieur, au titre des mesures d'hygiène et de sécurité incombant aux entreprises. Or, le principe directeur gouvernant la logique de cette interdiction n'est plus l'hygiène et la sécurité, mais la santé mentale et physique au travail, ce qui change radicalement la donne en termes de protection des collaborateurs.

Dans les entreprises classiques, celles où l'on n'est pas en contact avec des gaz dangereux, il me semblait - car à mes yeux comme à ceux de beaucoup de juristes, le droit n'est pas l'alpha et l'oméga de la régulation sociale - que les simples règles de respect d'autrui et de courtoisie suffiraient. Le fait est qu'elles ne suffisent pas. Des mesures législatives et réglementaires ont donc été prises. Et quelles que soient les modifications que vous pouvez envisager, l'évolution jurisprudentielle et communautaire crée une dynamique extrêmement forte, à laquelle le droit français ne pourra échapper.

Les Gaulois que nous sommes sont très à cheval sur les principes. Le pragmatisme ne fait pas partie de notre culture initiale. Nous sommes la lumière du monde, et à partir de cela, il va de soi que l'intendance suit toujours. Mais le juriste, lui, n'a pas à être un obsédé textuel. Son objet est de donner aux textes ce que le droit communautaire appelle un « effet utile ». C'est le sens de l'arrêt de la chambre sociale de la Cour de cassation que je vais commenter dans un instant.

Les arrêts récents montrent que l'on est en train de « changer de braquet ». Auparavant la question centrale était : l'employeur a-t-il respecté les textes ? S'il les avait respectés, il n'était pas fautif. Aujourd'hui, on entre dans une autre logique, extrêmement contraignante pour les entreprises, dont le principe directeur est « l'obligation de sécurité de résultat ». S'agissant des accidents du travail, par exemple, peu importe les textes, ce qui compte, c'est qu'il n'y ait pas d'accident du travail. L'employeur a beau mettre en avant le fait qu'il a pris telle précaution pour que l'ouvrier ne tombe pas de l'échafaudage, s'il tombe, la responsabilité de l'employeur est automatiquement engagée. Auparavant, l'employeur pouvait s'exonérer de sa responsabilité en montrant qu'il n'avait pas commis de faute. La notion d'obligation de sécurité de résultat change tout. La question qui prime est la suivante : le résultat est-il atteint ? S'il ne l'est pas, vous êtes fautif.

L'arrêt du 21 juin 2006 porte sur une affaire de harcèlement moral. La salariée en question avait poursuivi non seulement son employeur en tant que personne morale, mais aussi son collègue, supérieur hiérarchique. L'employeur a été condamné. Tout le monde attendait la décision de la chambre sociale concernant le collègue poursuivi. Un collègue peut-il être condamné à réparation civile eu égard à un comportement fautif ? La Cour de cassation a appliqué le principe du code civil selon lequel quiconque cause un dommage doit réparation. Le droit du travail ne fait pas exception à cette règle. Le collègue a été civilement condamné, ce qui est une grande première dans le droit du travail.

Cet arrêt aura des conséquences sur la protection contre le tabagisme. À terme, le procès sortira du champ habituel opposant l'employeur au salarié, le fumeur au non-fumeur. Le non-fumeur pourra assigner ses collègues et dire : « Si tu allumes ta clope, je te poursuis. »

L'arrêt du 29 juin 2005 est un arrêt de principe. Il répond exactement à la même logique que celle qui a présidé aux « arrêts amiante » du 28 février 2002. Quels sont les faits ? Mme Lefebvre a un an et demi d'ancienneté, ce qui veut dire, notons-le, qu'elle est assez mal protégée par le droit du travail. Elle travaille dans un bureau où plusieurs de ses collègues fument. L'employeur se voit saisi de trois plaintes successives. Croyant bien faire, il demande aux collègues de ne pas fumer, ou de ne fumer qu'en l'absence de Mme Lefebvre, et affiche partout : « Interdiction de fumer ». Par ces mesures, il pensait s'être mis en règle. Mme Lefebvre considère que ces mesures ne sont pas suffisantes et prend acte de la rupture du contrat de travail aux torts de son employeur, en lui reprochant de n'avoir pas prescrit d'interdiction générale et absolue de fumer dans le bureau à usage collectif qu'elle occupait, et elle saisit la juridiction prud'homale, afin d'obtenir le paiement de dommages intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. L'employeur est condamné par la cour d'appel de Versailles pour licenciement abusif. Il se pourvoit en cassation, en mettant en avant le fait qu'il a pris toutes les mesures nécessaires et n'a violé aucune règle de droit. La chambre sociale, s'inscrivant dans la logique des arrêts amiante, affirme que l'employeur n'a pas respecté son « obligation de sécurité de résultat ». On voit clairement, à travers cet arrêt, que la seule question essentielle est celle du résultat : telle personne a-t-elle été soumise au tabagisme passif ? Si la réponse est oui, l'employeur est en faute. Le but n'est pas seulement de respecter la législation, mais d'assurer, pour reprendre un terme auquel le président Sargos est très attaché, « l'effectivité » de la législation.

Le passage d'une obligation de moyens à une obligation de résultat bouleverse le régime de la responsabilité. Ne pas atteindre le résultat présume une faute.

Cela dit, en prenant acte de la rupture du contrat de travail, Mme Lefebvre a dû perdre son emploi pour obtenir le respect de la législation. C'est un prix lourd à payer.

En définitive, que peut faire un salarié pour se protéger contre le tabagisme passif ? Il peut, premièrement, prendre acte de la rupture du contrat de travail. C'est un choix extrêmement risqué. Car encore faut-il que le motif soit considéré par les juridictions comme motivant réellement une rupture du contrat de travail. N'oublions pas que c'est après des demandes répétées durant trois mois que Mme Lefebvre a pris acte de la rupture du contrat de travail. Si je m'engage dans la même démarche parce que l'un de mes collègues est, à deux reprises, arrivé sur mon lieu de travail en fumant, je prends le risque que la juridiction prud'homale, un an plus tard, me déclare démissionnaire, en considérant que deux faits ponctuels dont la durée totale était d'une seconde et demie ne justifiaient nullement de prendre acte de la rupture du contrat de travail. Pour éviter de prendre ce risque, la solution consiste, tout en continuant à travailler à saisir les prud'hommes en résolution judiciaire du contrat. Je ne suis pas au chômage, et j'attends le résultat. Si les prud'hommes me donnent raison, il y a licenciement sans cause réelle et sérieuse. S'ils me donnent tort, je n'aurai pas perdu mon emploi. Évidemment, mon employeur risque de m'en vouloir d'avoir engagé cette procédure, mais c'est un autre problème, qui n'est pas d'ordre juridique.

Le salarié peut, deuxièmement, exercer son droit de retrait. Comme chacun sait, les salariés peuvent, individuellement ou collectivement, exercer leur droit de retrait dans toute situation de travail présentant un danger grave et imminent pour leur vie ou leur santé. Mais à moins d'être entouré de vingt-cinq fumeurs qui vous envoient leur fumée dans le visage, le danger est grave mais pas imminent. Cela dit, plusieurs cours d'appel ont donné raison à des serveuses de bar qui ont exercé leur droit de retrait. Dans une affaire jugée par la cour d'appel de Rennes, le salarié avait exercé son droit de retrait durant deux ou trois mois. Cela pose un problème considérable en termes de paiement. À l'origine, le droit de retrait avait été conçu pour les situations d'urgence. Un échafaudage n'est pas monté, une machine commence à chauffer : le salarié se retire. Le droit de retrait n'est pas conçu pour permettre au salarié de s'absenter durant trois mois.

Le salarié peut, troisièmement, saisir l'inspection du travail. Le problème est que les inspecteurs du travail ne se sentent pas, pour l'instant, très motivés pour intervenir dans le domaine du tabagisme passif.

Quatrièmement, en cas de maladie déclarée, le salarié peut mettre en cause la responsabilité de l'employeur, avec de fortes chances pour que la faute inexcusable soit reconnue. Par ailleurs, la logique de l'arrêt du 21 juin 2006 contribue à faire du droit à la santé au travail un droit fondamental. La protection de la santé du salarié est l'obligation numéro un de l'employeur.

Le droit communautaire a bouleversé notre droit en affirmant un principe que la chambre sociale de la Cour de cassation développe à présent de manière radicale : le salarié n'est pas un sujet passif auquel il serait demandé d'attendre que l'employeur lui dise de faire ceci ou cela. L'employeur est responsable de la santé du salarié, en vertu de l'article L. 230-2 du code du travail, mais le salarié est aussi responsable de sa propre santé et de celle d'autrui. En un mot, des cadres sans délégation de pouvoir peuvent être déclarés responsables si leur comportement, par action ou par omission, a généré un préjudice pour leurs collègues.

Enfin, l'arrêt du 21 juin 2006 introduit une grande nouveauté en ceci qu'un cadre qui fumerait ou laisserait fumer est à présent susceptible d'être mis en cause non pas sur le plan disciplinaire mais au civil, et de devoir rembourser aux victimes éventuelles les dommages causés. C'est une nouveauté absolument redoutable pour les entreprises. Les relations sociales risquent de connaître des tensions extrêmes.

M. Pierre MORANGE, rapporteur : L'exposé limpide que nous venons d'entendre montre que l'évolution très rapide de la jurisprudence impose, au minimum, un repositionnement réglementaire.

Monsieur Ray, après tout ce que vous venez de nous dire, le principe dérogatoire vous semble-t-il encore possible, tant en ce qui concerne les lieux que les personnes ?

M. Jean-Emmanuel RAY : Le principe selon lequel l'espace peut faire l'objet d'une division entre des lieux réservés aux fumeurs et d'autres où il est interdit de fumer est un principe rationnel. Mais le droit du travail ne peut pas reposer uniquement sur des principes. Il doit tenir compte de la réalité concrète des entreprises, laquelle montre que cette division engendre, au bout du compte, des incertitudes permanentes. D'abord, quand les fumeurs se rendent dans les lieux qui leur sont réservés, ils s'y rendent en fumant. Ensuite et surtout, quand beaucoup de fumeurs se trouvent dans une tour, cela se traduit par des passages considérables de fumée. Encore une fois, l'important est maintenant de respecter l'obligation de sécurité de résultat : le salarié doit être garanti contre tout tabagisme passif.

S'agissant de dérogations visant les personnes, les choses sont claires : le droit français ne connaît pas ce que les Britanniques appellent l'opting out. Un salarié ne peut pas renoncer à la protection de sa santé, pas plus qu'il ne peut renoncer au salaire minimum. C'est tout simplement inenvisageable. En matière de santé et de sécurité, le droit du travail ne doit pas dépendre de l'acceptation du collaborateur.

M. Yves BUR : Les choses sont claires en ce qui concerne les salariés. Aucune exception n'est possible. Mais qu'en est-il des clients ? On peut imaginer que dans un établissement recevant du public, les salariés ne fument plus mais soient exposés au tabagisme passif parce que les clients fument. Qu'en est-il de la responsabilité du chef d'entreprise ?

M. Jean-Emmanuel RAY : L'employeur est responsable de la santé et de la sécurité des salariés. Il doit les garantir contre toute exposition au tabagisme passif, y compris celle occasionnée par des clients fumeurs. C'est l'avantage de la notion d'obligation de sécurité de résultat. Elle évite d'entrer dans toute une série de débats. Une seule question se pose : garantissez-vous l'ensemble de vos collaborateurs contre toute exposition au tabac ? Si la réponse est non, votre responsabilité est engagée.

M. Yves BUR : Même quand l'établissement vend du tabac ?

M. Jean-Emmanuel RAY : Il n'y a aucune exception à la règle. À partir du moment où je suis votre collaborateur, vous répondez de mes conditions de travail.

M. Yves MARTINET : J'appelle votre attention, monsieur Ray, sur le fait que le risque du tabac n'est pas seulement celui du cancer du poumon ou de pathologies respiratoires. Le risque le plus important est le risque cardio-vasculaire. Or, il ne s'agit pas d'un risque à long terme. Il est rapide, voire immédiat.

M. Gérard DUBOIS : J'ajoute qu'une expérience a été conduite, qui va dans ce sens. On a exposé des personnes dans des chambres, et constaté des effets immédiats de la fumée sur la tension artérielle et le rythme cardiaque.

Par ailleurs, j'indique que le dernier rapport du US Surgeon General sur le tabagisme passif paraît aujourd'hui même.

M. Francis ATTRAZIC : Pour revenir à la notion d'obligation de sécurité de résultat, je voudrais que M. Ray confirme que si un salarié continue à fumer malgré l'interdiction, il est responsable vis-à-vis de ses collaborateurs.

M. Jean-Emmanuel RAY : Si l'on veut présenter les choses dans l'ordre, il faut dire que c'est d'abord l'employeur qui est responsable.

M. Francis ATTRAZIC : La question est de savoir si ce salarié commet une faute grave motivant un licenciement.

M. Albert HIRSCH : Il faut remercier M. Ray d'avoir mis en évidence l'évolution considérable que représente l'arrêt du 21 juin 2006 par rapport à celui du 29 juin 2005. L'arrêt de juin 2006 permet de protéger la santé des travailleurs en les maintenant au travail. Mais cette jurisprudence est-elle suffisante pour qu'une nouvelle réglementation soit pleinement efficace ?

Mme Muguette JACQUAINT : Il convient de souligner, dans l'évolution récente de la jurisprudence, la possibilité donnée au salarié victime du tabagisme passif d'exercer son droit de retrait. Il peut également saisir l'inspection du travail. Mais la jurisprudence suffit-elle ?

Par ailleurs, vous avez noté, monsieur Ray, que les inspecteurs du travail n'étaient pas très mobilisés dans la lutte contre le tabagisme passif, qui est un thème nouveau pour eux. Mais leur nombre insuffisant est un autre motif d'inquiétude.

M. Vassilis VOVOS : Vous avez fait allusion, monsieur Ray, à l'arrêt de la cour d'appel de Rennes du 16 mars 2004 donnant raison à un salarié qui avait exercé son droit de retrait. Dans ses attendus, la cour d'appel considère qu'il convenait « d'aménager un espace totalement indépendant de la salle principale. » Il semble donc qu'une protection renforcée des non-fumeurs qui résulterait d'un cloisonnement obligatoire ne contredirait aucune décision de justice, qu'il s'agisse de celles de la cour d'appel de Rennes ou de la Cour de cassation. C'est du moins la question que je me pose.

Par ailleurs, dans le même arrêt de la cour d'appel de Rennes, il est dit que « la nocivité des fumées du tabac (...) impose à tout employeur de ne pas contraindre un salarié sans son consentement de travailler dans des atmosphères polluées par ces fumées », ce qui laisse supposer que si le salarié avait donné son consentement, la décision eût pu être différente.

Troisièmement, alors que les données scientifiques sont les mêmes dans toute l'Europe, alors que la logique de la protection est partagée par tous les pays d'Europe, alors que le bon sens est le même partout, alors que les lois sont de plus en plus similaires, on note que dans des pays comme l'Italie, la Suède, la Belgique, les Pays-bas, une séparation physique est autorisée entre espaces fumeur et non-fumeur dans les lieux publics. Comment expliquer que, dans un environnement similaire, l'on puisse avoir des lectures totalement différentes ?

Mme Bernadette ROUSSILLE : Il est permis de se demander s'il ne faut pas désormais protéger l'employeur. S'il doit appliquer la loi, ne faut-il pas lui donner les moyens de sanctionner les salariés qui enfreignent les interdictions en vigueur, et notamment en rendant obligatoire l'inscription de l'interdiction de fumer dans le règlement intérieur ? Mais on sait que l'existence même d'un règlement intérieur n'est obligatoire que dans les entreprises de plus de vingt salariés.

Ne faut-il pas en outre que la loi permette à l'employeur de sanctionner non seulement les salariés, mais aussi les usagers ?

M. Francis ATTRAZIC : La notion d'obligation de sécurité de résultat renvoie au résultat obtenu pour la santé des salariés, mais aussi aux résultats en matière d'hygiène comme en bien d'autres matières encore. À force de demander des résultats, il va falloir sérieusement songer à protéger l'employeur, qui risque de se retrouver rapidement dans une situation insupportable.

M. le Président : Protéger l'employeur est d'ailleurs aussi en partie l'objet de nos travaux.

M. Jean-Emmanuel RAY : Je vais tenter de répondre aux différentes questions dans l'ordre où elles m'ont été posées.

J'ignorais que le tabagisme passif pouvait faire courir des risques immédiats à la personne qui y est soumise à hautes doses. Si tel est le cas, il est évident que le droit de retrait pourrait être exercé, puisqu'il peut l'être dans une situation présentant un danger grave et imminent.

S'agissant de la question de savoir si un salarié ne respectant pas l'interdiction de fumer peut être licencié pour faute grave, la Cour de cassation, dans un arrêt du 30 septembre 2005, a confirmé la décision d'une cour d'appel qui avait considéré comme justifié un licenciement pour faute grave du fait des manquements d'un salarié aux consignes de sécurité. Cet arrêt reprend les termes de la cour d'appel en évoquant « la lourde obligation de sécurité de résultat pesant sur l'employeur ». Les choses me paraissent très claires : si pèse sur l'employeur cette lourde obligation de résultat, il faut lui donner les moyens de mettre en œuvre cette obligation. On ne peut pas dire à l'employeur qu'il est responsable de tout sans lui donner les moyens, y compris disciplinaires, d'assurer le respect de cette obligation. Une jurisprudence ancienne considérait que, sur un chantier, un ouvrier n'ayant pas respecté l'obligation de porter un casque ne pouvait pas pour cela être licencié. Il n'en est plus de même dans la jurisprudence actuelle. Le président Sargos, de façon très équilibrée, a dit que si l'on met à la charge de l'employeur une obligation de sécurité de résultat, il convenait de lui permettre de licencier pour faute grave en cas de manquement du salarié aux règles de sécurité.

J'irais même jusqu'à dire que le non-respect des règles de santé et de sécurité devrait être presque automatiquement constitutif d'une faute grave. En effet, je rappelle que, en droit du travail, la faute grave entraîne la rupture immédiate du contrat de travail, sans préavis. À l'inverse, ne pas invoquer la faute grave, c'est se mettre dans l'obligation d'autoriser le salarié à exécuter son préavis. Or, on ne voit pas comment on pourrait laisser faire trois mois de préavis à quelqu'un qui ne porte pas son casque ou qui fume devant ses collègues. Le choix par les entreprises de la procédure de licenciement pour faute grave ne correspond pas seulement à la volonté de sanctionner lourdement le salarié fautif, mais aussi au souci d'éviter la question récurrente de savoir à quel poste le salarié licencié peut exécuter son préavis.

Un revirement de jurisprudence est-il possible ? Il me semble que la dynamique communautaire est telle qu'elle s'imposera à la chambre sociale de la Cour de cassation, même après le départ du président Sargos en septembre prochain.

Cela étant, il ne suffit pas qu'un salarié ait fumé une cigarette pour qu'il puisse être licencié pour faute grave. Il faut qu'il ait été averti une première fois, qu'il ait reçu, après avoir récidivé, une lettre d'avertissement. Bref, la faute grave est une grave insubordination.

La jurisprudence née de l'arrêt du 21 juin 2006 sera-t-elle stable, ou convient-il de l'inscrire dans la loi ? C'est une question embarrassante. À mon sens, étant donné les décisions de la Cour de cassation prises en assemblée plénière dans un domaine voisin, je ne vois pas comment on pourrait revenir en arrière. Cela étant, la loi peut confirmer la jurisprudence, comme elle peut d'ailleurs l'infirmer. La jurisprudence est subordonnée à la loi, Dieu merci.

S'agissant de l'inspection du travail, madame Jacquaint, M. Gérard Larcher a mis en place un plan de modernisation qui va se traduire par une augmentation de 50 % des effectifs de l'inspection du travail durant les trois prochaines années. Il n'y a donc évidemment aucun souci à se faire quant à une éventuelle insuffisance des effectifs.

Selon le Conseil d'État, si l'interdiction de fumer figure dans le règlement intérieur, c'est l'inspecteur qui est compétent, et si elle n'y figure pas, ce sont les Officiers de police judiciaire (OPJ). Il va être difficile de convoquer un officier de police judiciaire pour qu'il constate que quelqu'un fume dans le bureau n° 22. C'est un peu surréaliste. À mon sens, qu'une entreprise compte plus ou moins de vingt salariés n'a guère d'importance. Ce qui compte, en matière de tabagisme comme de harcèlement moral ou de harcèlement sexuel, c'est qu'un texte d'origine patronale rappelle les règles de base de la vie en société.

S'agissant, monsieur Vovos, des attendus de l'arrêt de la cour d'appel de Rennes du 16 mars 2004, ma réponse est que tout le monde peut se tromper. Quand je lis, sous la plume de juges extrêmement compétents, les mots « sans son consentement », les bras m'en tombent ! Cela ne correspond à rien dans notre droit, lequel - et je réponds ainsi à votre dernière question - est inévitablement marqué par notre culture. Si nous étions en Angleterre, votre remarque serait très pertinente. On pourrait concevoir qu'un salarié signe une lettre par laquelle il accepte d'être exposé au tabagisme passif. Dans le droit français, cela n'est tout simplement pas concevable. De même, en Angleterre, un employeur peut, au moment de m'embaucher, me demander de renoncer à l'application de la règle selon laquelle la durée du travail hebdomadaire ne saurait excéder 48 heures. C'est inconcevable en droit français.

Vous avez évoqué la possibilité d'une séparation physique entre des espaces fumeur et des espaces non-fumeur. Mais la seule question qui se pose est toujours la même, c'est celle du respect de l'obligation de sécurité de résultat. Il ne s'agit plus de garantir les salariés, mais de garantir l'employeur contre d'éventuels recours ultérieurs. Est-ce qu'une séparation physique vous permet d'affirmer, devant un juge, que vous avez respecté votre obligation de résultat ? Je suis sceptique. Car l'homme n'est pas un meuble, et le respect de l'interdiction suppose une véritable autorité, fondée sur l'exemplarité. Or en matière de tabac, l'exemplarité n'est pas toujours évidente.

Enfin, je pense comme vous, madame Roussille, monsieur Attrazic, qu'il faut protéger l'employeur. L'entreprise est un bouc émissaire facile des maux de la société. L'interdiction de fumer sur le lieu de travail doit bien figurer quelque part. Or, le règlement intérieur n'est obligatoire que dans les entreprises de plus de 20 salariés, et certains règlements intérieurs ne comporte pas cette interdiction. Cela engendre des questions techniques assez compliquées. Il conviendrait peut-être de rappeler dans un texte législatif que, règlement intérieur ou pas, les entreprises sont soumises à une obligation de sécurité de résultat.

M. Francis ATTRAZIC : Je souligne que les professions de l'hôtellerie sont des professions populaires, au sens noble du terme. Elles accueillent l'ensemble de la population. Nous sommes touchés de plein fouet par tous les problèmes de société, tous les problèmes sanitaires. Si, en outre, la responsabilité de l'entreprise est systématiquement engagée, notre situation va rapidement devenir inextricable. Une logique d'interdiction systématique va mettre à mal un grand nombre d'établissements, en particulier les plus petits.

M. le Président : Sans engager le débat sur ce point, j'appelle votre attention, monsieur Attrazic, sur le fait que la protection de la santé est une exigence supérieure à un certain nombre d'autres préoccupations. On ne peut pas banaliser une interdiction spécifique, motivée par le fait qu'il s'agit d'un problème de santé, en considérant qu'elle serait équivalente à d'autres interdictions que vous avez évoquées.

M. le Rapporteur : L'évolution extrêmement rapide de la jurisprudence, que vous avez bien décrite, monsieur Ray, nous conduit inéluctablement à nous poser la question de la pertinence d'une modification du cadre législatif. Face au rouleau compresseur de cette jurisprudence, une simple modification du règlement intérieur s'appliquant dans les lieux accueillant du public ne serait-elle pas, en définitive, la disposition la plus adaptée ? N'est-ce pas la meilleure chose à faire pour tenir compte du caractère extrêmement réactif et évolutif de la jurisprudence, laquelle intègre la nécessité de « l'effectivité » des textes, pour reprendre le terme du président Sargos ? Laquelle de la voie réglementaire ou de la voie législative vous paraît-elle la mieux adaptée ?

M. Yves BUR : La conclusion que l'on peut tirer de vos propos, monsieur Ray, est que la loi Évin est morte, du moins pour ce qui est de ses dispositions relatives au tabac. L'évolution de la jurisprudence nous montre qu'il est urgent de légiférer. Si nous ne le faisons pas, c'est la justice qui répondra aux questions qui ne manqueront pas de se multiplier, et les chefs d'entreprise vivront dans l'incertitude.

M. Gérard AUDUREAU : Lors de la table ronde du 14 juin dernier, j'évoquais le cas d'un fonctionnaire qui demandait le respect de son environnement et a été muté à deux reprises, puis retardé dans son avancement à trois reprises. Depuis, la procédure qu'il avait engagée a abouti à un jugement dont je vous lis un extrait : « Des carences dans l'application de la législation et de la réglementation relatives à la lutte contre le tabagisme, et des agissements d'un questeur susmentionné, ont cependant causé à M. X des troubles dans ses conditions d'existence et un préjudice moral, dont il serait fait une juste appréciation en condamnant l'État à lui payer la somme de 1 000 euros. »

L'application de la loi va donc également évoluer dans le secteur public, et pas seulement dans le privé.

M. Jean-Paul VASLIN : Je comprends, monsieur Ray, qu'il est délicat de faire des prévisions. Mais à votre avis, dans combien de temps cette dynamique de la jurisprudence ira-t-elle jusqu'à remettre en cause le fait, pour un employé ou un employeur, de vendre du tabac ?

M. Albert HIRSCH : Si un décret, au cœur de l'été, introduit une exception à l'interdiction de fumer, ce qui serait contraire à la lettre et à l'esprit de l'arrêt de la Cour de cassation du 21 juin, quelle force aura cette jurisprudence vis-à-vis de l'application de ce décret ?

Comment un employeur peut-il appliquer, de façon efficace, une interdiction de fumer dans son entreprise, que ce soit vis-à-vis de ses salariés ou de ses clients ?

M. Gérard DUBOIS : Je précise que la décision de la cour d'appel de Rennes n'a pas fait l'objet d'un pourvoi en cassation. Elle fait donc jurisprudence.

M. Attrazic demande une exemption non seulement pour les bars tabac, mais aussi pour tous les lieux de revente, soit quasiment partout. Une telle exemption reviendrait à ridiculiser complètement un texte. Ce serait un non-sens total.

J'avais demandé, lors de la première réunion, de remplacer le terme « tabagisme passif » par le terme « amiante » : on a donc entendu dans cette salle des demandes d'exemption d'interdiction de l'amiante !

S'il y a une exemption où que ce soit, la logique serait de s'opposer à tout monopole de vente dans un tel endroit. Par exemple, il est hors de question d'attirer, pour les exposer à la fumée, ceux qui veulent jouer au PMU ou les enfants qui veulent acheter des friandises. Dans ces conditions, tout monopole doit être exclu des bars-tabac.

M. Georges MOTHRON : Lorsqu'on aménage des lieux fumeurs dans une entreprise, n'amène-t-on pas les fumeurs à s'imbiber encore davantage ?

M. le Président : C'est la question de la protection des fumeurs eux-mêmes et de l'accroissement du risque dans des lieux réservés aux fumeurs qui est ainsi posée.

M. Jean-Emmanuel RAY : L'arrêt qui a été rendu sur le harcèlement moral va-t-il perdurer, ou est-ce un arrêt d'espèce ? Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un arrêt d'espèce. Avant de modifier de manière aussi profonde une jurisprudence en matière de sécurité et, surtout, en matière de responsabilité civile, la chambre sociale a dû y regarder à deux fois et prendre langue avec ses collègues de la première et de la seconde chambre civile.

Cela dit, la souveraineté populaire n'est pas dans les juges, mais dans le législateur, Assemblée nationale et Sénat. Il ne faut pas se tromper de décideur politique. Une loi peut casser la jurisprudence en disant exactement l'inverse.

Un décret peut également être en contradiction avec une jurisprudence, sauf celle du Conseil constitutionnel. Mais s'il existe un droit communautaire au-dessus du droit français, qui s'impose à lui, y compris à la Constitution française. Si un tel décret était attaqué devant le Conseil d'État, son sort serait réglé en quelques secondes. En l'occurrence, si le Conseil d'État décidait de s'aligner sur la Cour de cassation et avançait que les textes communautaires imposent à l'entreprise une obligation de sécurité de résultat, la messe serait dite. Il n'y aurait plus d'issue de secours pour les défenseurs du tabac.

M. le Rapporteur : Ma question ne portait que sur le support juridique, décret ou modification législative. Je m'interrogeais sur l'efficacité du support en question, en cas d'interdiction totale, sans dérogation. Je me demandais quel était pour vous, juriste, l'élément le plus important, compte tenu de l'évolution du contexte jurisprudentiel et de la nécessité de modifier le règlement intérieur de chaque lieu recevant du public.

M. Jean-Emmanuel RAY : Dans ce domaine, il y a la règle de droit, et la pédagogie intimement liée à la règle de droit. Le décret est techniquement possible. Mais il serait très mal venu, surtout au milieu de l'été. On soupçonne les décrets d'être le fruit des pires « magouilles » des bureaux. En revanche, la loi de la République fixe une règle collective. Si des mesures doivent être prises, elles ne doivent pas venir d'un décret.

Le chef d'entreprise est responsable de ses salariés et s'il y en a un qui fume une fois, deux fois, il peut le mettre à la porte sans aucun état d'âme. Avec ses clients, il a un rapport commercial et peut perdre des clients s'il adopte une attitude trop répressive.

Le règlement intérieur ne peut pas, techniquement, être utilisé, car il ne peut viser un autre champ que celui des comportements des salariés. Il faudrait prévoir un autre texte visant les clients. Le rapport à la clientèle échappant complètement au droit du travail, mieux vaut prendre un texte général s'imposant à toute entreprise employant des salariés.

Ira-t-on jusqu'à condamner les « complices » qui vendent du tabac ? Ne demandez pas au droit du travail plus qu'il ne peut donner. Notre société se juridicise, au plan professionnel comme personnel. Quand je vois, aux États-unis, des personnes qui ont fumé deux paquets par jour venir pleurnicher et assigner les producteurs de tabac, je trouve que c'est totalement déplacé : nous sommes responsables et acteurs de notre propre vie ! Pour autant, je crains que nous n'aboutissions à des assignations de plus en plus fréquentes.

D'ici une dizaine d'années, si cette dynamique perdure, ne vous attendez pas à ce que la Cour de justice des communautés européennes transige : dans le domaine de la santé et de la sécurité, elle ne l'a jamais fait. S'agissant, par exemple, du temps de repos et du temps de travail, qui touche à la santé, les Allemands, les Français et les Espagnols ont voulu discuter. La Cour européenne a répondu que ces notions n'avaient pas un caractère national, qu'il s'agissait de notions de droit communautaire échappant aux États.

M. Vassilis VOVOS : On a évoqué la protection des fumeurs eux-mêmes contre la fumée ambiante. Pensez-vous que le fait, pour un salarié, de se rendre dans une salle séparée pour fumer, engagera dans le futur la responsabilité de son employeur ? Ira-t-on jusque là ?

M. Jean-Emmanuel RAY : Le salarié en question peut-il être considéré comme l'auteur exclusif de son dommage ? Je ne crois pas.

Aujourd'hui, dans l'entreprise, quand il y a doute, en matière de santé et de sécurité, c'est l'employeur qui est devant et le salarié qui est derrière. Prenez le cas d'un salarié qui exécute un acte très dangereux qui ne lui a pas été demandé, sans respecter les règles de sécurité et qui est victime d'un accident du travail. On considère qu'il y a partage de responsabilité.

Mme Bernadette ROUSSILLE : Interdire totalement de fumer ne permettrait-il pas à l'employeur ou au responsable du lieu d'éviter les risques liés aux usagers avec lesquels il a des liens commerciaux ? Ne pourrait-on pas prévoir un système de sanctions directes à l'encontre de ces usagers. Sinon, le responsable du lieu ne pourra que faire appel aux forces de police. C'est embêtant, pour un responsable de restaurant, de faire ouvertement la guerre aux usagers fumeurs, sans la médiation d'une loi ou de toute autre possibilité juridique supplémentaire.

M. Franck TROUET : Je voudrais réagir aux interventions de ce matin. J'ai l'impression qu'on essaie, après la décision de la Cour de cassation de la semaine dernière, de régler à l'égard à la fois du client et du salarié le problème du tabagisme passif. À mon sens, un seul et unique texte ne suffira pas.

Si l'on veut protéger les clients, les professionnels, patrons et salariés, on ne peut aller que vers une interdiction. Si l'on veut, au regard du droit du travail, assurer la santé des salariés et des employeurs, il faut aller au-delà du simple problème du tabac en essayant de régler, une bonne fois pour toutes, le problème de la santé des personnes au travail.

Le professeur Ray a fait le parallèle avec le harcèlement moral et sexuel. Dans la législation, on trouve trace de textes indiquant que le harcèlement est une faute commise par celui qui l'exerce et autorisant l'employeur à utiliser son pouvoir disciplinaire. La solution, en matière de santé, ne serait-elle pas de dire que toute personne qui manque à la santé commet une faute ? Les hôtels, cafés et restaurants connaissent un problème que ne rencontrent pas les autres entreprises, avec des clients qui peuvent rester longtemps, qui entrent et sortent en fumant.

M. le Président : Il existe d'autres activités et d'autres lieux qui peuvent être concernés, même si l'on ne peut pas toujours parler de « clients » : les hôpitaux, par exemple.

M. Jean-Emmanuel RAY : Je ne peux qu'abonder dans votre sens. Les rapports juridiques avec les salariés et les clients sont très différents, et les solutions juridiques qu'on pourra apporter le seront également.

Imaginez qu'un règlement intérieur prévoie que « toute personne roulant à plus de 30 km/h sera mise à pied. »...Vis-à-vis des clients, cela n'aurait pas de sens. Le droit du travail se limite à la zone géographique de pouvoir qu'est l'entreprise Et il faut donner les moyens à l'entreprise de faire respecter, par des sanctions adéquates, cette obligation.

L'interdiction totale a un aspect bien carré, bien français. Mais, concrètement, je ne vois pas d'autre solution. N'oubliez pas que nous sommes en France et que, de par notre culture latine, les exceptions risquent d'aboutir, de fait, à supprimer la règle.

Je suis très attaché à l'interdiction de fumer dans les lieux d'enseignement. L'école n'est pas un lieu comme les autres. Et certains étudiants ne fument pas que du tabac ! C'est un problème de société considérable. Ils répondent que les autres, c'est le tabac et que eux, c'est la « fumette ». J'aimerais qu'on leur réponde que ce soit cela ou autre chose, c'est non ! Cela porte atteinte à leur santé.

M. le Président : Je remercie M. Ray pour cet éclairage. Nous allons poursuivre en abordant la question de savoir qui on veut protéger ? Toute la population, ou les seuls non-fumeurs ? Dans quels lieux ? Peut-il y avoir des exceptions ?

Je donne maintenant la parole à Mme Nadine Neulat, chef du bureau de l'action sanitaire et sociale et de la prévention à la direction générale de l'enseignement scolaire.

Mme Nadine NEULAT : Je vous dirai quelques mots concernant l'application de la loi Evin dans les établissements scolaires, et ce dont l'Éducation nationale aurait besoin pour mieux l'appliquer, car la situation n'est pas encore satisfaisante. Je vise avant tout les lycées, puisque la question du tabac ne se pose pas dans les écoles primaires et pour ainsi dire pas dans les collèges.

Le ministre a donné des instructions précises aux chefs d'établissements, depuis quelques années, pour rendre effectives les dispositions de la loi de 1991. Il l'a fait notamment par le biais des circulaires de rentrée et de circulaires spécifiques, par exemple à l'occasion du 31 mai, qui est la journée mondiale sans tabac.

J'appelle votre attention sur les difficultés que pose la rédaction du décret de 1992, en particulier vis-à-vis des élèves de plus de 16 ans. Le décret précise en effet qu'il peut être mis à disposition, pour les élèves de plus de 16 ans et les adultes, des lieux fumeurs.

Nous avons fait une étude avec l'OFDT, l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies, en 2002, pour faire le bilan de l'application de la loi dans les établissements scolaires. Cette étude, qui portait sur 600 responsables d'établissement, 1 900 personnels et 10 500 lycéens et collégiens, figure au dossier que mes collaborateurs vous remettront. Mais je peux vous indiquer d'ores et déjà : que la moitié des lycéens sont informés sur la loi ; 53 % des proviseurs connaissent précisément les termes de la loi ; que 9 adultes sur 10 sont favorables aux dispositions protectrices, ainsi que 4 élèves sur 5 ; que 47 % des chefs d'établissement la jugent suffisamment efficace ; que, dans les lycées, seuls 40 % des chefs d'établissement déclarent l'existence d'une zone fumeurs pour les élèves. Cette zone, au demeurant, se trouvant majoritairement à l'extérieur, dans les cours par exemple ; un problème se pose dans les cités scolaires, où collège et lycée se trouvent sur la même zone.

Les zones fumeurs pour les personnels existent dans 65 % des lycées ; 14 % des lycées ont une salle des professeurs accessible aux fumeurs, sans zone non fumeurs ; 75 % des lycées et 83 % des collèges ont des dispositions dans leur règlement intérieur. Dans la moitié des lycées, les rappels à l'ordre sont fréquents. Les sanctions sont le plus souvent des avertissements oraux ou écrits, ou une notification aux parents.

S'agissant des difficultés d'application de la loi au lycée, on nous parle surtout du manque de moyens de surveillance, du manque de locaux et de locaux adaptés à l'aménagement de salles fumeurs ; on évoque aussi l'attitude des élèves par rapport à l'application de cette loi.

M. le Président : Le problème tient aussi à la difficulté pour les enseignants de faire preuve d'autorité.

M. Yves BUR : Vis-à-vis d'eux-mêmes, pour commencer !

Mme Nadine NEULAT : D'après cette enquête, la transgression par les personnels est assez peu fréquente et la majorité des adultes est perçue comme donnant l'exemple. Mais la perception de cet exemple diminue au fur et à mesure que l'on va vers le lycée.

M. le Président : Cette enquête semble bien menée, mais j'aimerais avoir des précisions. Avez-vous des pourcentages de transgression dans l'enceinte des lycées ?

Mme Nadine NEULAT : Non. Les transgressions sont plus fréquentes dans les lycées, mais un quart des lycéens disent ne pas transgresser l'interdiction.

Cette enquête a été réalisée en 2002. Une autre enquête comparative sera publiée à la fin de l'année 2006. Elle vous sera communiquée.

Parallèlement à ces instructions globales sur l'application de la loi Evin, nous avons mené une expérimentation particulière sur des lycées entièrement non fumeurs, pour les élèves de plus de seize ans comme pour les personnels. Elle ne porte que sur 22 lycées et le suivi est particulier : une formation pour les infirmières de ces établissements pour dispenser une aide au sevrage tabagique ; un équipement d'aide au sevrage avec des testeurs de monoxyde de carbone, des substituts nicotiniques et toute une documentation et un accompagnement pédagogiques. L'OFDT nous aide pour cette expérimentation et les premiers résultats seront disponibles fin 2006.

Parallèlement à cet ensemble de mesures, sans doute insuffisantes et qui doivent être poursuivies de manière très volontariste, sont menées des actions de prévention sur l'ensemble des conduites d'addiction. On sait bien que la consommation de tabac est concomitante avec une consommation de cannabis, qui est une autre préoccupation de nos établissements. Avec l'aide de la MILDT, nous avons tout un programme de prévention, qui va de l'école primaire jusqu'à la fin du lycée et qui s'adresse aux élèves des différents niveaux de scolarité.

M. le Président : Vous avez évoqué un problème lié à l'autorisation de fumer pour les élèves de plus de 16 ans. Sur quel élément du décret vous appuyez-vous ? Car je vois bien une disposition relative à l'âge de 16 ans, mais qui n'est pas celle que j'ai cru entendre : l'article R. 3511-10 dispose que les mineurs de moins de 16 ans ne doivent pas accéder aux emplacements qui sont mis à la disposition des fumeurs. Mais il n'y a aucune disposition réglementaire permettant de mettre à la disposition des fumeurs de plus de 16 ans des espaces fumeurs, quel que soit le type d'établissement.

S'est-on bien compris ? Si le ministère de l'éducation nationale n'a pas une bonne lecture du décret, on peut comprendre qu'il soit difficile d'appliquer la réglementation dans les établissements. Le ministère pourrait au moins relire ce décret de 1992, même si ce dernier ne devrait pas avoir une existence très longue.

On fait donc une distinction entre le lycée et le collègue s'agissant de la possibilité ou non d'instituer une zone fumeur. Il existe bien une disposition relative à l'âge de 16 ans, mais qui ne n'est pas une autorisation de fumer : simplement, il est interdit aux mineurs de moins de 16 ans d'accéder à des locaux réservés aux fumeurs dans les établissements qui ont le droit d'en disposer.

M. le Rapporteur : Je me suis fait la même remarque que notre président. Par ailleurs, s'agissant de la première enquête dont vous avez parlé, vous avez indiqué qu'un quart des lycéens disait respecter la loi, ce qui signifie que les trois autres trois quarts ne la respecteraient pas. À moins qu'il y ait une moitié sans opinion ou qui ne se prononçait pas ?

Mme Nadine NEULAT : Il y a en effet un pourcentage important de non-réponses, mais je pense qu'il ne faut pas non plus minimiser le nombre de lycéens qui ont une consommation de tabac relativement importante.

Je n'ai pas encore évoqué le fait que les lycéens qui se sont pas autorisés à fumer dans les cours sortent aux heures des repas, voire aux interclasses, pour fumer sur le trottoir devant l'établissement ou aux abords. Cela pose des problèmes, pour des raisons de sécurité et parce qu'on peut y proposer aux lycéens d'autres produits.

M. Gérard DUBOIS : Je voudrais rappeler un ordre de grandeur : les enquêtes n'osent pas montrer les statistiques de la réponse à la question : « Faut-il interdire de fumer dans les milieux d'enseignement ? » Le score est quasi stalinien, c'est-à-dire inacceptable dans n'importe quelle démocratie : on dépasse 95 % de manière pratiquement constante ! S'il y a des lieux où les Français désirent une interdiction complète, totale, absolue, de fumer, ce sont donc les lieux d'enseignement.

En ce domaine néanmoins, on note une contradiction : la loi Évin en fait un lieu particulier, puisqu'une partie du texte leur est consacrée. On pourrait penser que c'est pour renforcer l'application de la loi. Or l'administration de l'éducation nationale a été la dernière à écrire la circulaire d'application, et ce en 2002. Il y a donc un blanc de dix ans entre le décret d'application et la circulaire d'application : c'est un record administratif. Heureusement, l'état d'esprit a changé, tant au ministère que sur le terrain.

Pourquoi a-t-il fallu si longtemps ? On peut comprendre la difficulté d'interprétation du texte, surtout quand il existe une certaine mauvaise volonté. Une interdiction totale ne serait-elle pas d'application plus facile ? Ne permettrait-elle pas de régler le problème dans l'Éducation nationale ?

Mme Bernadette ROUSSILLE : Il y a à la fois un problème de textes et un problème de culture et de volonté. Le meilleur texte au monde ne saurait suffire. L'important, c'est de faire un travail préparatoire pour inciter les gens à arrêter de fumer et dissuader les jeunes de le faire, même aux abords du lycée.

Il faudrait également sortir du « micmac » actuel s'agissant des textes. Je ne suis pas tout à fait de votre avis, monsieur le président : l'article R 3511-9 introduit une grande confusion. Il autorise la création d'espaces fumeurs pour les professeurs, à condition que ce ne soit pas dans les salles des professeurs, et pour les usagers fumeurs - dont, éventuellement, les lycéens. À l'exclusion des salles d'enseignement, de travail et de réunion, on peut donc mettre à la disposition des lycéens des lieux fumeurs.

Dans la réalité, les lieux fumeurs des lycées sont les salles des professeurs, où il est théoriquement interdit de fumer, pour les professeurs ; et les cours de récréation pour les lycéens, où il est également interdit de fumer. La loi ne s'applique donc pas du tout et on ne saurait en rester là.

M. Francis ATTRAZIC : Des professions ayant été stigmatisées pour non-respect de la loi Evin, cela fait du bien d'entendre que ce n'est pas partout le paradis. Avant d'attaquer les hôtels, cafés, restaurants, il y aurait beaucoup à faire en amont...

M. le Président : Cela fait surtout apparaître que des exceptions compliquent considérablement l'application de la loi. Mieux vaut donc une interdiction totale qu'un texte qui tendrait à créer des exceptions.

M. Yves MARTINET : Mme Neulat a fait état d'une enquête majeure qui n'a malheureusement pas été rendue publique. Je crois qu'elle a été uniquement publiée dans OFDT Tendances, qui n'est pas un document très lu.

Nous sommes face à un échec. Selon la fédération française de cardiologie, il y a tous les jours plus d'un million et demi de fumeurs de 10 à 16 ans. En France, à l'âge de 17 ans, il y a 40 % de fumeurs chez les garçons et autant chez les filles. La loi Veil envisageait déjà des mesures pour les établissements d'enseignement.

En consultation de sevrage, je vois régulièrement des adolescents de 15, 16 ou 17 ans. Je leur demande alors si leur entourage favorise l'arrêt du tabac. Et ils répondent qu'au collège - car le problème ne se pose pas qu'au lycée -, c'est impossible ! Certes, il faut de l'éducation. Mais il faut aussi un peu de volonté et un peu de courage.

M. Gérard AUDUREAU : Je suis assez d'accord s'agissant de l'interprétation de l'article R. 3511-9 et du fait que l'Éducation nationale a très longtemps traîné les pieds.

Avec l'équipe de Didier Jayle, de l'INPES, nous avons mis au point un dépliant qui s'adresse spécifiquement aux personnels de l'Éducation nationale. Il a été envoyé à tous les chefs d'établissement en France, avec un courrier d'accompagnement cosigné par le ministre de l'éducation nationale et par Didier Jayle.

Pour concevoir ce document, nous avons rencontré des personnels de l'Éducation nationale. Il nous a fallu plus de huit mois. Et lorsque nous sommes allés sur le terrain, en région Poitou-Charentes, nous avons rencontré à peu près toutes les infirmières scolaires des quatre départements. Il n'a pas fallu plus de quinze jours pour que la loi soit comprise dans l'ensemble des établissements.

M. le Président : Nous sommes totalement d'accord sur l'interprétation de l'article R. 3511-9. Ce n'est pas la règle des 16 ans qui y est inscrite, c'est le type d'établissement.

M. Yves BUR : Je voudrais savoir si, dans l'enquête évoquée par Mme Neulat, on avait interrogé les jeunes sur leur consommation de cannabis. L'Éducation nationale est incapable de faire respecter à l'intérieur des établissements un minimum de règles ; elle est tout autant incapable de distinguer entre une cigarette roulée et un joint roulé. On s'est bien gardé de poser la question, en partant du principe qu'on n'en fumait pas à l'intérieur des établissements, mais toujours ailleurs. Or la pratique est beaucoup plus développée qu'on ne l'imagine.

Est-ce parce que les élèves pourraient avoir des difficultés à respecter la loi ? Pourquoi n'est-on pas allé plus loin ? Est-ce pour ne pas créer de difficultés avec le personnel enseignant ?

Dans certains lycées ou certaines facultés, des locaux ont été décrétés non fumeurs. Dans l'ensemble, la règle, quand elle est claire, est respectée. Certes, il y a toujours des infractions ; mais cela ne justifie pas qu'on doive ne rien faire. J'ai la conviction que l'Éducation nationale, dans ce domaine, a eu peur de son ombre et s'est montrée d'une grande faiblesse.

J'ai fait voter une disposition interdisant les distributeurs de friandises et de sodas dans les écoles. On n'est pas entré dans le détail : les marchands n'ont pas leur place à l'école et c'est interdit. Les enquêtes montrent que, globalement, la règle a été respectée. Pourtant, un Conseiller principal d'éducation (CPE) m'avait dit clairement qu'on en avait « rien à cirer ».

La loi a été contournée par l'administration elle-même. Il faut rappeler qu'à l'époque la SEITA était à l'intérieur de l'État et qu'on a laissé pourrir le texte. Il nous faut aujourd'hui une règle claire et simple. Ce n'est pas parce que certains vont élèves vont fumer en cachette dans les toilettes ou sur le trottoir qu'il faut s'abstenir d'agir. Dehors, ils peuvent se faire renverser par une voiture et être en contact avec des vendeurs de cannabis. De toutes façons, arrêtons de nous voiler la face : le cannabis est dans les collèges et dans les lycées.

Dans un collège, un enseignant pourrait-il se retourner contre l'administration de son collège pour avoir subi un tabagisme passif du fait des collègues fumant dans la salle des professeurs ?

M. le Président : C'est tout à fait le problème qui se pose dans les établissements privés. Concernant les établissements publics, il faudrait que se constitue une jurisprudence administrative en la matière.

M. Frédéric REISS : On parle du lycée, mais les mauvaises habitudes se prennent au collège et c'est là qu'il faudrait un dispositif vraiment clair. Mais il faudrait pour cela pouvoir s'appuyer sur les enseignants. Or ils ne sont pas un bon exemple pour les élèves.

Je suis un ancien enseignant et j'ai toujours été révolté par ce qui se passe autour des établissements scolaires. Quand, à huit heures moins le quart du matin, des élèves de sixième fument avant d'aller en classe, c'est qu'il y a un réel problème. Il faut donc se préoccuper de ce qui se passe autour des établissements scolaires et sur le chemin de l'école.

M. Jean-Paul VASLIN : S'agissant de l'application des textes par l'Éducation nationale, je voudrais faire remarquer qu'en voulant régler le problème, on en soulève d'autres qui pèsent lourdement et auxquels il faut réfléchir : des élèves se retrouvent devant les établissements, dans la rue, y compris pour la « fumette », qu'on n'observe pas seulement à l'intérieur des établissements. C'est un problème dont nous sommes témoins en tant que buralistes. Nous ne vendons pas de tabac aux moins de 16 ans, et c'était déjà le cas un an avant que le décret ne paraisse. Mais les consommateurs de plus de 16 ans sont souvent sollicités pour un paquet de cigarettes en même temps qu'un paquet de feuilles. Quant à ceux qui ne se fournissent pas chez les buralistes et fument néanmoins dans la cour ou devant l'établissement, où s'approvisionnent-ils ? C'est aussi une question qu'il faut poser.

M. Vassilis VOVOS : Sur ce point, je voudrais répéter la position de Japan Tobacco International. Nous soutenons l'interdiction totale de fumer dans les écoles et dans tous les établissements susceptibles de recevoir des mineurs.

Mme Nadine NEULAT : Toutes les remarques se recoupent. Pourquoi l'Éducation nationale a-t-elle attendu aussi longtemps pour produire une circulaire ? Vous vous doutez bien de la réponse. Mais sans vouloir nous dédouaner, je pense qu'il convient de prendre en compte l'évolution globale de la société vis-à-vis de ce problème. Depuis quelques années, les ministres successifs ont d'ailleurs affirmé leur volonté de le régler.

Je suis assez d'accord avec l'intervention de Mme Roussille. Pour notre part, nous sommes favorables à une interdiction totale. Ce serait une grande aide pour les chefs d'établissement et éviterait les erreurs d'interprétation de la loi de 1991 et du décret de 1992. Mais parallèlement, il faut faire un travail pédagogique en profondeur aussi bien vis-à-vis des personnels - je pense que les organisations syndicales sont prêtes à réfléchir à cette interdiction - que des élèves.

Le dépliant que nous avons conçu doit contribuer à faire des établissements scolaires des établissements non fumeurs. Des recteurs, comme ceux de Montpellier et de Dijon, viennent par ailleurs de s'engager à faire de leur académie une académie « non-fumeurs ». J'espère que cela fera tache d'huile.

Nous sommes par ailleurs très conscients des problèmes liés à la consommation de cannabis dans les établissements scolaires. C'est pourquoi nous travaillons en relation étroite avec la MILDT pour mettre en œuvre un programme de prévention concernant tous les produits addictifs - tabac, alcool, cannabis.

La prévention est en effet nécessaire au collège, mais elle doit même commencer dès l'école primaire où les enfants sont très réceptifs aux interdictions. Il faut travailler très en amont.

M. le Président : Je rappelle que nous avons prévu deux tables rondes sur l'ensemble des mesures d'accompagnement. Nous sommes tout à fait conscients qu'au-delà du renforcement de la réglementation actuelle, il est nécessaire d'aborder cette question. Il serait intéressant, madame Neulat, que vous reveniez nous parler du rôle que peut jouer l'Éducation nationale dans la sensibilisation à ce problème.

Je vous remercie. Nous allons maintenant passer à ce qu'on peut appeler globalement les « substituts de domicile », c'est-à-dire, entre autres : les hôpitaux psychiatriques, les établissements médico-sociaux et les prisons.

M. Philippe Pinton, qui remplace M. Michel Gentile, interviendra à propos des hôpitaux psychiatriques. Le docteur Pierre Larcher, chargé de mission à la direction générale de l'action sociale au ministère de la santé et des solidarités, interviendra à propos des établissements médicaux et sociaux. Mme Mireille Fontaine, du bureau des politiques sociales et de l'insertion à la direction de l'administration pénitentiaire du ministère de la justice, interviendra à propos des prisons.

M. Philippe PINTON : Quelle est la position de la Direction de l'hospitalisation et de l'organisation des soins (DHOS) ? Je précise d'abord que lorsque nous parlons de l'hôpital, nous parlons de tous les établissements de santé, quel que soit leur statut ; ensuite que les champs d'activité concernés sont non seulement les soins aigus de médecine, chirurgie et obstétrique, mais également les soins de suivi et de réadaptation, les soins de longue durée et la psychiatrie.

Comme l'école, l'hôpital n'est pas un lieu comme un autre. Premièrement, il accueille des personnes fragilisées, par définition. Deuxièmement, c'est le lieu par excellence où sont prises en charge les conséquences sur la santé de l'usage du tabac ; au cours des dernières années, des efforts ont été accomplis pour accompagner la mise en place de consultations de sevrage tabagique. Troisièmement, c'est un lieu particulier de sensibilisation des personnels Des actions conjointes ont été conduites ces dernières années entre le ministère et le réseau « hôpital sans tabac ». Quatrièmement, c'est un lieu où se mêlent dans les mêmes locaux des flux très variables : des patients hospitalisés, des consultants, des personnels hospitaliers, des personnels d'entreprises extérieures qui interviennent pour des entreprises de bâtiment ou d'entretien, des visiteurs, qu'il est impossible de traiter différemment. Cinquièmement, c'est un lieu dont les caractéristiques architecturales sont très variables: hôpitaux pavillonnaires, hôpitaux blocs. Il est donc difficile d'appliquer une mesure à des ensembles aussi hétérogènes.

S'agissant des soins aigus, il n'y a pas de débat. Nous considérons que la mesure d'interdiction doit s'appliquer dans son intégralité. S'agissant des autres activités, il peut y avoir débat en raison de la longueur plus importante des séjours.

La question a notamment été posée pour les soins de suite et de réadaptation. Ce que nous appelions il y a encore peu de temps « moyen séjour » est devenu un ensemble très important de la chaîne des soins, avec des durées de séjour raccourcies et des entrées beaucoup plus précoces dans ces structures après la phase aiguë, ainsi qu'une médicalisation qui s'est très fortement accentuée ces dernières années. Par ailleurs, les services de suite et de réadaptation ont vocation à s'adosser de plus en plus aux structures et aux activités aiguës.

Au regard de l'interdiction de fumer, nous en avons tiré la conclusion qu'il n'est pas concevable de faire une distinction entre les soins de suite et de réadaptation et les soins aigus.

S'agissant des activités de soins de longue durée, se pose de façon très directe la question du substitut de domicile, les patients ayant vocation à demeurer dans ces structures jusqu'à la fin de leur existence, puisqu'il s'agit essentiellement de personnes âgées dépendantes. Une tendance se dessine très fortement et va sans doute se concrétiser par des modifications réglementaires : le recentrage de ces activités sur des prises en charge plus lourdes et plus médicalisées. On se rapproche donc des activités de soins et nous en tirons là encore la conclusion qu'il n'y a pas lieu de traiter ces activités différemment des autres activités de l'hôpital.

La psychiatrie pose un problème particulier, d'autant que nous entendons parfois les professionnels avancer que le tabac est un élément de la relation, et donc de la thérapeutique. Bien entendu, nous ne partageons pas ce point de vue. Par ailleurs, en psychiatrie, la notion juridique de « substitut de domicile » est contradictoire avec l'évolution de la pratique hospitalière qui fait des hôpitaux psychiatriques des lieux de soins où doit s'exercer la prise en charge du patient dans toutes ses dimensions. Enfin, en application du plan « santé mentale » dont nous sommes en train d'élaborer le volet investissement, nous allons vers un rapprochement physique et une intégration des structures de santé mentale et de psychiatrie dans des locaux adossés aux autres structures des autres disciplines. On ne saurait donc réserver un traitement particulier aux structures de santé mentale et de psychiatrie.

La position de la DHOS est que l'ensemble des activités du champ sanitaire a vocation à voir s'appliquer, sans dispositions spécifiques, l'ensemble des dispositions qui seront prises en matière d'interdiction de fumer.

M. Pierre LARCHER : Avec les établissements médico-sociaux et sociaux, nous sommes dans une tout autre situation. En général, la clientèle est constituée de personnes qui se sont trouvées devant un échec des structures de soins ou des structures d'éducation. On y intervient en urgence pour des personnes qui subissent déjà les séquelles d'échecs précédents, et cela à tous les âges : sont concernés les enfants et adolescents de l'aide sociale à l'enfance ; des enfants, des jeunes et des adultes très «désinsérés », qui bénéficient d'hébergements d'urgence ou de CHRS, centres d'hébergement et de réadaptation sociale ; des porteurs de handicaps physiques ou mentaux depuis l'origine et qui risquent de durer pendant des années, la plupart du temps à vie ; sans compter les personnes en Centres d'aide par le travail (CAT), Instituts médico-éducatifs (IME) et dans certains foyers ; enfin, des personnes âgées plus ou moins dépendantes, hébergées dans des maisons de retraite médicalisées ou non, ou qui utilisent des structures d'accueils de jour.

Il s'agit donc d'un public très varié, mais dont la caractéristique principale est d'être soumis à la fois à des difficultés sanitaires importantes et à des difficultés de tous autres ordres - hébergement, emploi, relations sociales et familiales, etc.

S'agissant des enfants et des adolescents, l'attitude est évidente et claire ; l'interdiction est tout à fait légitime. S'agissant des handicapés, dans un certain nombre de cas, l'interdiction comme élément d'un cadre est indispensable. Mais il y a différents types de personnes handicapées. L'interdiction peut aboutir à un rejet de l'institution, certains handicapés comprenant mal où se situe le cadre de l'interdiction et où se situe le cadre de la valorisation personnelle. J'ai interrogé ceux qui s'occupaient des différentes personnes concernées et le résultat est à peu près le même partout : des modulations sont nécessaires. On ne peut pas tout supprimer d'un seul coup à des personnes qui ont déjà des séquelles graves d'une autre origine que sanitaire, mais dont les retentissements sanitaires sont évidents. Ma collègue de l'administration pénitentiaire dira sans doute la même chose : il est très difficile de supprimer les dernières soupapes de sécurité à des personnes qui n'en ont déjà presque plus. Cela dit, les cadres doivent être clairs, et si certaines choses peuvent être tolérées, cela ne signifie pas qu'elles soient « autorisées ».

Y a-t-il eu des circulaires ou des réglementations dans les établissements pour personnes âgées pour appliquer la loi ? On n'a jamais voulu le faire.

Dans le cadre du plan cancer, en 2004, une expérimentation avait été menée en Midi-Pyrénées sur l'ensemble des établissements qui voulaient bien devenir établissements sans tabac, parmi lesquels des établissements sociaux et médico-sociaux. Il en est résulté que la moitié des établissements n'ont pas répondu. Cela signifie qu'ils ne s'étaient pas vraiment lancés dans l'application de la loi. La moitié de ceux qui avaient décidé de devenir établissements sans tabac avaient opté pour l'interdiction totale et l'autre moitié avait opté pour des lieux réservés.

La doctrine n'est donc pas établie dans les établissements médico-sociaux et sociaux dont le public est très variable : enfants, jeunes, handicapés adultes ou personnes âgées. Pour les personnes âgées, le mal est déjà fait : ou bien elles sont déjà atteintes, ou bien elles ne risquent plus grand-chose. Mais dans tous ces établissements, le personnel doit être protégé, alors que jusqu'à présent, on ne s'était même pas posé la question, en se préoccupant seulement de la question du public. Dès l'instant où il n'y a pas d'interdiction totale, le personnel est évidemment exposé.

Dans tous les substituts d'hébergement, la chambre est considérée comme local privatif et on n'a rien à y voir. Il n'en reste pas moins que le personnel est amené à y aller régulièrement et se trouve donc soumis à un tabagisme passif. La situation n'est donc pas évidente, d'autant plus que se multiplient les établissements recevant des personnes en état de précarité, où le personnel se trouve confronté à des problèmes d'alcool et de tabagisme.

Jusqu'à présent, notre administration n'a pris aucun texte. L'application de la loi est modulée en fonction de ce qui semble relever du plus élémentaire bon sens. Heureusement que la société évolue énormément, très vite et qu'il existe une pression pour diminuer la consommation de tabac. Je crains néanmoins que, pour les personnes âgées, ce soit difficilement envisageable.

Mme Mireille FONTAINE : Je suis médecin général de santé publique, détaché du ministère de la santé à la direction de l'administration pénitentiaire.

Je vous parlerai des établissements pénitentiaires, établissements publics avec des personnels composés de fonctionnaires et de gestionnaires privés. Je précise que le parc pénitentiaire est très inégal : établissement vétustes avec hébergement collectif et dortoirs ; établissements neufs avec encellulement individuel généralisé.

Ces établissements accueillent différentes sortes de populations.

D'abord, les agents. La question de la protection des agents s'est assez peu posée dans le domaine pénitentiaire. Je n'ai pas obtenu d'informations sur le nombre de surveillants fumeurs, mais je sais que la proportion est grande.

Ensuite, les visiteurs : agents de justice, familles, enseignants et professionnels divers.

Dans le pare pénitentiaire, il ne faut pas oublier certains lieux spécifiques, dont la particularité est d'accueillir des détenus malades : les unités hospitalières sécurisées interrégionales, qui sont à la fois des lieux médicaux, sur une emprise hospitalière et des lieux de protection pénitentiaire. Dans ces lieux-là, le respect de l'interdiction de fumer qui prévaut habituellement dans les établissements de santé est très difficile à obtenir.

La population concernée est quasiment exclusivement masculine, jeune - 34 ans d'âge moyen - et reste en moyenne 8,3 mois dans les établissements ; 4 personnes sur 5 entrant en détention déclarent fumer quotidiennement, soit trois fois plus que dans la population générale. Un détenu entrant sur 7 déclare fumer plus de 20 cigarettes par jour. Il y a une légère baisse par rapport à 1997, mais c'est encore très important. Et je ne parlerai pas de l'alcool ni de l'utilisation de drogues illicites.

Une enquête a été menée en 2005 au sein de l'administration pénitentiaire sur l'application de la loi Evin : 59 % des établissements mentionnent les dispositions relatives à l'interdiction de fumer dans le règlement intérieur de l'établissement. Les interdictions de fumer sont majoritairement respectées dans les parloirs, les salles d'attente du public, les salles de spectacles, les locaux sanitaires et médicaux, les salles d'enseignement et les bibliothèques. Elles sont, en revanche, assez mal respectées dans les ateliers et les lieux de circulation. Il est, par ailleurs, permis de fumer dans les cours de promenade.

12 % des établissements ont déclaré disposer de locaux spécifiques ou des planning d'utilisation des salles fumeurs et non fumeurs.

Sur l'affectation des personnes détenues en cellules fumeurs ou non fumeurs, il est maintenant quasiment généralisé de poser la question et il existe des cellules non fumeurs dans 30 % des établissements. Mais seulement 5 % des établissements disposent de cellules où l'on ne met jamais que des non fumeurs. Enfin, 50 % des établissements parviennent à dégager temporairement des cellules non fumeurs.

La prise en charge sanitaire des détenus assurée par les établissements d'hospitalisation publique disposant à l'intérieur des établissements pénitentiaires d'unités de consultation ambulatoires permet la distribution de patchs. C'est le cas de la moitié des établissements pénitentiaires. Dans un peu moins de la moitié des cas, ces patchs peuvent être mis à disposition gratuitement et 30 % des établissements permettent d'assurer l'accès à une consultation de tabacologie.

Nous avons peu d'informations sur les actions à la santé, qui sont difficiles à mener. Seuls 15 % des établissements ont pu développer de telles actions.

Les détenus ont accès à ce qu'on appelle la « cantine », où la vente de tabac est autorisée. Pour un panier du détenu estimé à 5 euros, un tiers de la dépense est consacré au tabac. Le pourcentage de fumeurs est globalement supérieur à celui de la population générale. L'interdiction de fumer n'a jamais été valorisée auprès des personnels et il est couramment admis en détention que le tabac aurait un rôle pacificateur.

Les cellules sont tout de même des lieux de vie, même si on ne peut pas les assimiler à des substituts de domicile pour des raisons juridiques. À ce titre, l'administration pénitentiaire, tout en appliquant l'interdiction de fumer dans des conditions assez large, respecte les cellules quand elles sont individuelles et tous les locaux à l'air libre comme les locaux de promenade.

M. le Président : Nous venons d'aborder trois types d'établissements dont on mesure bien les problèmes particuliers. Ils concernent des publics qui ont des pathologies ou des comportements très dégradés, certains malades mentaux, certains handicapés ou détenus en marge de la société. La protection de la santé ne permet pas, globalement, d'autoriser de fumer dans des lieux fermés. Mais la question peut éventuellement se poser pour des lieux non couverts, comme le jardin de l'hôpital psychiatrique, la cour de l'établissement pour handicapés adultes très perturbés ou la cour de la prison.

M. le Rapporteur : Il serait maintenant intéressant de recueillir l'appréciation des professionnels et des experts ici présents sur ces trois secteurs : le milieu carcéral avec les cellules individuelles et les cours ; le milieu hospitalier, avec la psychiatrie ; le milieu du handicap. Le principe général restant la protection des salariés contre le tabagisme passif.

Mme Paulette GUINCHARD : Il faudra être clair en ce qui concerne la psychiatrie. En outre, il n'y a pas que le milieu médico-social qui pose des problèmes : il y a aussi le secteur social et je pense en particulier aux CHRS. S'agit-il de lieux de vie ? Que faire pour y protéger les salariés ? Enfin, qu'ont fait les autres pays pour résoudre ces questions spécifiques.

M. Gérard DUBOIS : Ces questions ont fait l'objet de discussions partout, et des solutions ont été envisagées. Mais les mesures dérogatoires sont très vite interprétées comme des discriminations. Des êtres humains peuvent-ils être à ce point différents qu'ils ne devraient plus être protégés ? C'est une arme à double tranchant. À la limite, est-ce qu'un malade psychiatrique peut être considéré comme un sous-homme ?

Par ailleurs, la loi Veil interdit clairement de fumer dans les hôpitaux. Mais là encore, l'application de la loi n'est pas totale - et c'est un euphémisme.

On dit aussi parfois que le tabagisme pourrait participer au traitement psychiatrique. C'est une erreur fondamentale sur laquelle on est d'ailleurs en train de revenir : 90 % des schizophrènes sont fumeurs, et lorsqu'on parvient à les faire arrêter, leur traitement médicamenteux s'en trouve allégé.

Il faut savoir que, même après 65 ans, l'arrêt du tabac est utile. On l'a constaté auprès de médecins anglais, dont la survie était meilleure chez ceux qui avaient arrêté de fumer que chez ceux qui avaient continué après cet âge.

Il faut également savoir que la cigarette est la première cause d'incendie à l'hôpital et l'une des premières causes d'incendie dans les maisons de retraite. Plusieurs États ont même pris des mesures pour diminuer l'inflammabilité des cigarettes.

Quoi qu'il en soit, dans tous ces lieux très particuliers, l'aide à l'arrêt du tabac est prioritaire et je ne suis pas certain qu'actuellement les hôpitaux permettent d'arrêter de fumer et puissent offrir des traitements de la dépendance tabagique à leurs malades hospitalisés.

Malgré tout, des efforts d'aide à l'arrêt du tabac ont été faits dans ces lieux et doivent être complétés.

M. Gérard AUDUREAU : Je voudrais revenir sur l'effectivité des mesures.

On a demandé si des décisions avaient été prises pour indemniser des personnes incommodées par la fumée d'autres enseignants : à deux reprises, nous avons obtenu des jugements et trois personnes ont pu être indemnisées pour ce fait.

De même, dans le cadre de l'hospitalisation psychiatrique, un directeur d'établissement a été condamné et il y a eu indemnisation de principe.

Enfin, je vous ai parlé de ce fonctionnaire qui a réussi à obtenir une indemnisation de 1 000 euros.

Dans ces quatre cas, six personnes ont été indemnisées, quoique de manière symbolique. Mais il faut surtout retenir que, par la suite, toutes ont été broyées par leur administration. Or de telles situations relèvent de la responsabilité des administrations et des élus qui leur donnent des directives. Quoi qu'on fasse, quelle que soit la loi, si l'on ne prend pas en compte cet aspect des choses, on n'y arrivera jamais !

M. Albert HIRSCH : Les populations dont on vient de parler sont des populations dont les droits sont égaux à ceux du reste de la population, et je dois dire que certaines distinctions concernant les établissements médico-sociaux et sociaux m'ont surpris, pour ne pas dire choqué.

Il est évident que les mesures d'application d'interdiction totale du tabac - notamment les délais qui devraient permettre à ces lieux sensibles de s'adapter à une interdiction totale - devront être soigneusement préparées pour être acceptées. Cela est également vrai des mesures d'accompagnement.

M. le Rapporteur : Notre propos était de vous faire réagir, et nous ne reprenions pas à notre compte la proposition d'exempter une sorte de lumpenproletariat...

M le Président : Nous sommes manifestement d'accord sur l'ensemble, mais deux types de problématique se posent et nous avons besoin de votre réaction.

M. Yves BUR : Je partage totalement l'analyse du professeur Dubois. Toutes les personnes, quelle que soit leur situation, ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. Et ceux qui s'en occupent ont droit à la même protection.

L'Angleterre vient de se doter d'une loi très stricte qui a exclu toute exception dans les établissements psychiatriques. Le débat évolue dans tous les pays.

Par ailleurs, il me semble que les établissements pénitentiaires français sont autorisés à revendre des cigarettes. Est-ce qu'ils en tirent quelque bénéfice ?

Mme Paulette GUINCHARD : Je partage moi aussi le point de vue selon lequel il ne faut pas traiter les gens différemment selon les endroits. J'aimerais savoir comment l'accompagnement a été mis en place dans les autres pays.

J'ai pris le temps d'aller discuter de cette question dans un hôpital de jour avec de jeunes schizophrènes. Ce fut très intéressant. Ils ont dit clairement qu'ils étaient comme tout le monde et que si l'usage du tabac était interdit, il devrait l'être également dans leur hôpital de jour.

M le Président : S'agissant de la manière dont la question est traitée dans les pays étrangers, nous apprécierions que vous nous fassiez parvenir des études dans les prochains jours.

M. Philippe MOUROUGA : Il est important de signaler que les pays qui ont mis en place des exceptions concernant les populations dont vous parlez sont en train de revenir dessus.

Nous allons faire une recherche mais je ne suis pas sûr que ces études et ces rapports aient été publiés. En revanche, nous pouvons contacter certaines personnes pour connaître l'état de leurs travaux.

M. Pascal MELIHAN-CHENIN : Je voulais vous signaler qu'avec nos collègues de la DHOS nous avons sélectionné un prestataire pour effectuer une évaluation du respect de la réglementation du tabagisme dans les établissements de santé. Malheureusement, les résultats ne seront pas disponibles avant le mois de septembre.

M. le Président : Notre rapport ne sera publié que fin septembre.

M. Pascal MELIHAN-CHENIN : Cette étude porte sur les établissements publics et les centres de lutte contre le cancer. Nous n'avons pas pu y intégrer les établissements privés.

Mme Mireille FONTAINE : Pour répondre à la question concernant la vente du tabac dans les prisons : le tabac y est « cantiné », la cantine étant un dispositif qui permet aux personnes détenues de faire des achat. Elle est gérée soit directement par l'administration pénitentiaire (articles D. 343 et 344 du code de procédure pénale) soit par une structure gestionnaire. À ma connaissance, il est vendu au même prix que chez les débitants de tabac.

Il y a parmi les personnes détenues des indigents qui n'ont pas la capacité financière de « cantiner ». À cet égard, j'ai été surprise de constater que certaines associations caritatives d'envergure nationale leur fournissent gratuitement du tabac dans les colis de Noël ou à d'autres occasions.

M. Pierre LARCHER : Je ne m'étonne pas de la réaction de M. Hirsch, car j'ai eu la même en interrogeant mes collègues. Face à des personnes qui rencontrent de graves problèmes sociaux de tous ordres, on ne peut pas répondre en recourant au droit commun ; ces personnes exigent un accompagnement très supérieur à ce qu'il serait pour quelqu'un qui n'a qu'une seule difficulté à la fois. Pourtant, à la sous-direction de la lutte contre les exclusions, nous défendons le droit commun jour après jour.

Quand on doit répondre dans l'urgence, on répond toujours mal, de façon trop coûteuse mais jamais avec les moyens qui seraient nécessaires. Le problème est que nous nous trouvons devant des populations âgées, généralement dans des maisons pour personnes dépendantes, qui ne représentent qu'une faible proportion des personnes âgées ; devant des personnes handicapées en établissement qui sont loin d'être la majorité ; devant des personnes très défavorisées en situation d'hébergement qui, là encore, sont loin d'être la majorité. Mais tout ce monde représente une population considérable qui demanderait des moyens d'accompagnement colossaux.

On ne peut pas espérer avoir des résultats cohérents dans une lutte aussi sérieuse que le tabagisme sans y mettre les moyens. On a oublié pendant des années de prendre en compte non seulement les personnes hébergées, mais encore les personnels, lesquels joue également un rôle d'exemplarité. Il faut donc absolument s'occuper de l'accompagnement des personnels. Je pense que le problème est le même dans l'administration pénitentiaire.

M. Philippe PINTON : J'ai noté que les intervenants apportaient des arguments complémentaires en faveur de la position de la DHOS. Et je suis frappé par la difficulté de mise en œuvre et d'application des dispositions, laquelle semble supérieure à celle du premier débat sur les règles applicables.

Je note également que le professeur Dubois a apporté un argument scientifique en faveur de la position que nous défendons, à savoir que le tabac ne participe pas au traitement psychiatrique. Reste qu'il existe un courant d'opinion contraire. Cela illustre le travail que nous devrons faire auprès des professionnels si nous voulons réussir à mettre en œuvre de façon efficace les dispositions en ce domaine.

Mme Bernadette ROUSSILLE : Je ferai une observation : la problématique de la discrimination doit être utilisée avec précaution, car elle a tendance à se retourner. Pourquoi les personnes obligées d'habiter dans un substitut de domicile n'auraient-elles pas les mêmes droits et les mêmes possibilités que ceux qui habitent chez eux ? Pour moi, la problématique qui se pose en cas de substitut de domicile concerne moins ceux qui y habitent que les personnels.

Je ferai une suggestion : j'éprouve un malaise par rapport à l'application de la loi, quelle qu'elle soit, dans la fonction publique. La Cour de cassation intervient en droit du travail, et donc plutôt dans le secteur privé, bien qu'il existe une transposition du droit du travail dans le secteur public. Or, j'ai beaucoup de mal à accomplir ma mission lorsque je constate que la loi et les décrets sont très mal appliqués dans les administrations, ainsi que j'en ai fait part en détail dans mon rapport. Je voudrais donc vous suggérer de faire intervenir la Direction générale de l'administration et de la fonction publique, afin de sanctionner les salariés qui ne respecteraient pas la loi. Les obligations doivent être très claires, ce qui nécessite des circulaires. Or cela n'est pas fait.

M. le Président : Je ne suis pas certain que l'on puisse considérer juridiquement une prison comme un substitut de domicile.

Mme Mireille FONTAINE : En effet, la cellule ne peut absolument pas être assimilée à un substitut de domicile. Pour autant, c'est le lieu de vie de la personne. On rejoint la sphère de la vie privée. L'exemple extrême est ce qui est en train de se mettre en place avec les unités de vie familiale. Si l'on pouvait utiliser le terme de « lieu de vie » pour les cellules des détenus, cela permettrait d'avancer dans la résolution du problème.

La question peut toutefois se poser de la protection du personnel. Mais le personnel de surveillance séjourne peu dans les cellules.

M. le Président : Il ne s'agit pas d'anticiper sur les choix qui seraient faits, mais de préciser les termes qu'on pourrait éventuellement utiliser.

M. Gérard DUBOIS : À mon sens, un prisonnier au moins a mené une action judiciaire pour avoir été exposé à la fumée du tabac. L'action est encore en cours, mais une première décision a été prononcée en sa faveur.

Par ailleurs, il faut savoir qu'à l'hôpital, les traitements de la dépendance tabagique ne sont pas remboursés ni remboursables pour la plupart. Cela pose des difficultés, s'agissant de la mise à disposition de ces traitements. Comme je l'ai déjà dit, je ne suis pas sûr que les hôpitaux disposent dans leur pharmacopée et des traitements de la dépendance tabagique susceptibles d'être utilisés pour les malades hospitalisés. C'est une interrogation et j'aimerais bien avoir une réponse.

Une plaisanterie circule entre nous : « De quoi meurt l'alcoolique ? De son tabagisme ! » Parce qu'on a pris en charge son alcoolisme et on a considéré que le traitement pour le tabac venait après. C'est une erreur fondamentale. La prise en charge des deux problèmes en même temps n'est pas plus difficile que la prise en charge de l'un d'entre eux.

M. Yves MARTINET : Pourrait-on évoquer, à l'occasion d'une prochaine réunion, l'interdiction de vendre du tabac aux moins de 16 ans ? En effet, dans le cadre du plan cancer, nous avons fait des observations susceptibles d'intéresser votre mission.

M. le Président : Nous verrons comment intégrer cette question.

M. Gérard AUDUREAU : Dans la loi Evin, il est question de « lieux affectés à un usage collectif », qui englobent l'ensemble des lieux dans lesquels on ne met pas plus de 8 personnes. Dans les propositions de loi, on désigne des « lieux accueillant du public ». Cela a pour avantage de désigner l'ensemble des lieux où l'on souhaite voir appliquer la loi. Mais cela a pour inconvénient de ne pas être exhaustif et de risquer des interprétations. Le terme « lieu fermé et couvert accueillant du public » élimine la possibilité de voir appliquer la loi sur les terrasses de café, les abribus, les files d'attente, etc.

Depuis que les entreprises arrivent à interdire l'usage du tabac dans leur enceinte, des personnes fument sur le trottoir ou dans la rue. Se pose alors le problème des personnes qui se trouvent juste au-dessus, soit dans des bureaux, soit dans des appartements. On a en effet de plus en plus de plaintes de personnes réclamant qu'on les protège.

M. Philippe MOUROUGA : Nous vous avons remis un rapport, le Surgeon General Report. On peut en retenir qu'au niveau du risque de décès immédiat par causes coronaires, une augmentation d'environ 30 % est liée au tabagisme. Cela confirme les données que l'on avait jusqu'à maintenant.

Il faut que la notion de référence soit celle de la protection de tous. Cela implique que la protection doit s'étendre à ceux qui sont dépendants du tabac pour les aider à arrêter de fumer. Cela concerne notamment le traitement de la dépendance de toute personne qui pourrait être hospitalisée ou prise en charge et qui ne pourrait plus fumer. D'où la nécessité de leur donner les moyens d'arrêter de fumer. Le comportement non-fumeur doit alors être défini comme la norme que la société recommande.

Un appel d'offres de 2,5 millions d'euros a été lancé par la DHOS et l'INCA pour aider les hôpitaux à développer des mesures d'arrêt ; 250 projets ont été reçus au cours des dernières semaines.

Mme Mireille FONTAINE : Je voudrais signaler que notre service juridique a répertorié deux cas de contentieux avec l'administration pénitentiaire. Dans le premier, en 2003, un détenu a saisi le tribunal administratif en vue d'être indemnisé de son préjudice parce qu'il avait été placé dans une cellule de fumeurs, alors que lui-même était non-fumeur. Le tribunal a estimé qu'en l'absence d'attestation médicale, aucune preuve ne pouvait être retenue à l'encontre des services pénitentiaires dont l'intention malveillante n'était, par ailleurs, nullement établie.

Dans le second, en 2005, l'avocat d'un détenu a demandé au juge des référés d'ordonner la suspension du placement de son client dans une cellule avec des fumeurs parce que celui-ci avait cessé de fumer. Le juge des référés a enjoint le ministre de la justice de mettre en œuvre les mesures appropriées pour soustraire ce détenu du tabagisme passif. L'administration pénitentiaire a fait appel, au motif que le détenu n'avait pas demandé à être dans une cellule non-fumeurs, et qu'en outre il avait souhaité rester avec les mêmes codétenus, dont l'un était fumeur. Le Conseil d'État a annulé le jugement rendu en référé, rappelant que les personnes détenues sont tributaires des sujétions inhérentes à leur détention, et relevant, dans le cas d'espèce, les efforts fournis par l'administration pénitentiaire pour réduire à son minimum l'exposition du détenu au tabagisme passif.

M. le Président : Le Conseil d'État ne reconnaît donc pas l'obligation de sécurité de résultat affirmée par la Cour de cassation.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie pour votre participation à cette table ronde.


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