Audition de M. Xavier Bertrand, ministre de la santé et des solidarités

(Extrait du procès-verbal de la séance du 27 septembre 2006)

M. le Président. Monsieur le ministre, nous vous remercions d'être venu devant la mission d'information sur l'interdiction du tabac dans les lieux publics, créée par l'Assemblée nationale, rappelons-le, presque à la demande du Gouvernement, voire du Président de la République... Quoi qu'il en soit, nous avons travaillé pour aider le Gouvernement à prendre une décision - difficile, comme en témoigne l'histoire récente de ce dossier - en contribuant à clarifier les positions des différentes parties. Nous examinerons mardi 3 octobre le rapport de Pierre Morange et nous pourrons alors vous donner la position de la mission.

Bien qu'ils ne soient pas encore achevés, nos travaux ont fait apparaître de grandes tendances. Plutôt que de procéder aux traditionnelles auditions, nous avons innové en organisant six tables rondes qui ont réuni, à chaque fois, l'ensemble des acteurs concernés : administrations publiques, associations de lutte contre le tabagisme, industriels, débitants, hôteliers restaurateurs. Sans aller jusqu'à parler de consensus, chacun s'accorde à reconnaître que le débat s'est déroulé dans le respect des positions de chacun, mais surtout qu'une prise de conscience des enjeux a permis une réelle évolution.

Tout le monde est tombé d'accord pour considérer que le dispositif actuel n'est pas bien appliqué. Si la loi de 1991 a posé le principe de l'interdiction de fumer dans les « lieux à usage collectif » - et non pas les « lieux publics » -, elle a laissé la possibilité d'organiser des espaces pour les fumeurs, sans toutefois en faire une obligation. Le décret de 1992 a sans doute créé une certaine confusion : la délimitation des espaces fumeurs et non fumeurs, parfois seulement matérialisés par le placement de chevalets sur les tables, reste d'une efficacité toute relative. Il est apparu nécessaire de renforcer le cadre juridique actuel afin de répondre à deux objectifs, qui témoignent également d'une évolution des mentalités : premièrement, le renforcement de la protection des non-fumeurs, voire des fumeurs, les études épidémiologiques ayant montré les risques liés au tabagisme passif, non seulement dans le domaine des cancers mais également dans celui des maladies cardiovasculaires ; deuxièmement, la mise en œuvre d'une réelle protection des salariés au regard, notamment, de l'évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation.

Se pose dès lors le problème de l'efficacité de la mesure, et pour commencer la question du champ d'application. Est-il possible d'envisager des exemptions propres à certains lieux ? Chacun s'accorde à reconnaître que le champ d'application doit être clairement défini et identifiable : en conséquence, une exonération pour un secteur d'activité ou un lieu donné, outre le fait qu'elle ne serait peut-être guère cohérente au regard des intérêts de santé publique, risquerait d'affaiblir le message.

Les intérêts économiques eux aussi se sont tout à fait normalement exprimés lors des tables rondes. Sans doute certaines de ces préoccupations appellent-elles des mesures à caractère économique, notamment dans le secteur de la distribution du tabac. Encore ne faudrait-il pas confondre les préoccupations économiques, qui appellent des réponses de nature économique, et les préoccupations de santé publique, qui nécessitent des réponses de santé publique.

Enfin, le souhait a été émis de laisser du temps à une mise en œuvre - le rapport de l'IGAS, l'Inspection générale des affaires sociales, l'avait déjà signalé - qui exigera de l'éducation sanitaire, des explications, une campagne d'accompagnement. Un délai de cinq ans, comme certains en ont avancé l'idée, serait sans doute excessif ; mais un intervalle de quelques mois entre la présentation du texte et sa mise en œuvre pourrait être utile.

La question du support a évidemment été abordée : loi ou décret ? Le choix de l'outil n'est pas neutre au regard de l'objectif recherché. La mission prendra position la semaine prochaine, mais certains l'ont d'ores et déjà fait. Nous devons avoir le souci de l'efficacité, de la simplicité et de la clarté. Pour ma part, je n'ai aucun amour-propre d'auteur : une modification de la loi Evin ne me gêne pas... La suppression de la possibilité de ménager des espaces fumeurs me semblerait tout à fait cohérente et de nature à garantir l'efficacité de la mesure sur le plan de la santé publique, mais également du point de vue de la sécurité juridique.

Vous nous avez assuré, Monsieur le ministre, que vous serez attentif aux conclusions que notre mission rendra mardi soir. En attendant, nous sommes très intéressés de connaître les appréciations que vous portez sur ce dossier.

M. Xavier BERTRAND : Il y a une dizaine de jours, le gérant d'un restaurant m'a demandé si je comptais interdire de fumer dans les restaurants dès le début de l'année prochaine. Il venait de passer une radio des poumons et le médecin lui avait demandé depuis combien de temps il fumait. Or il avait arrêté depuis trente ans... Le docteur en a immédiatement déduit : « C'est donc que vous êtes dans la restauration... » Particulièrement choqué par cette remarque, ce restaurateur m'a expliqué qu'il n'était pas en mesure de classer tout seul son restaurant en non-fumeur et qu'il attendait avec impatience une décision en la matière.

Ma conviction, en tant que ministre de la santé, est qu'il faut interdire de fumer dans les lieux publics le plus vite possible, dès le début 2007. Chacun s'accorde à reconnaître que le statu quo n'est plus possible. Comme dans le domaine de la sécurité routière, les comportements ont changé et sont prêts à évoluer davantage. Cette décision est très attendue.

Qui plus est, la loi de 1991 et son décret d'application de 1992 sont mal appliqués - Claude Evin le reconnaissait à l'instant. Au demeurant, son texte, novateur à l'époque, ne pouvait tenir compte des faits nouveaux apparus depuis. Ce qui était alors essentiellement un problème social est devenu un enjeu de santé publique. La science progresse et nous apporte de nouvelles connaissances sur les effets du tabagisme passif, autrefois mal connus et que personne ne conteste désormais. Le tabagisme tue des fumeurs, mais aussi des non-fumeurs. C'est donc l'affaire de tous de les protéger, de mettre fin à la cohabitation forcée entre fumeurs et non-fumeurs, de protéger les salariés, mais également d'aider ceux qui souhaitent arrêter.

Cette décision ambitieuse devra également être réaliste et pragmatique pour être réellement efficace. Elle doit non seulement être applicable, mais surtout être appliquée. C'est pourquoi je souhaite que nous nous déterminions sur la seule question qui demeure : celle des adaptations. Le président de l'Assemblée nationale, qui a souhaité la mise en place de cette Mission d'information, l'a bien compris en veillant à ce que son objet se limite à l'interdiction de fumer dans les lieux publics. Toutes les contributions en la matière - la vôtre, Monsieur le Président Claude Evin, la proposition de loi du vice-président Yves Bur, mais également celle de Lionnel Luca et jusqu'à celle d'André Santini, qui à sa manière a largement nourri le débat - sont particulièrement utiles. Je vous remercie également de m'avoir invité à participer à vos travaux et d'être un de vos tout derniers intervenants.

M. le Président : Vous êtes le dernier, monsieur le ministre, et nous l'avions souhaité ainsi.

M. Xavier BERTRAND : En quelques mois, le débat s'est déplacé. La question n'est plus de savoir s'il faut interdire, mais quand et comment le faire. Comme dans tous les pays européens, les comportements, les attitudes ont considérablement évolué au cours des derniers mois. Aujourd'hui, nous sommes dans la dernière ligne droite : vous présenterez votre rapport le 3 octobre et le Gouvernement prendra sa décision pour la mi-octobre.

Vos travaux l'ont démontré, la situation a changé, sur le plan tant scientifique que juridique et social. Les débats autour de la loi de 1991 portaient sur la question de la publicité et plaçaient la séparation entre fumeurs et non fumeurs sous l'angle de l'éducation à la santé. Les méfaits du tabac étaient moins connus, sur les fumeurs et surtout sur les non-fumeurs. Du fait des progrès de la science, notre politique de lutte contre le tabac a connu des avancées continues. Nous savons aujourd'hui, et nous ne le savions pas en 1990, que le tabac tue 66 000 fumeurs par an, mais également 5 000 non-fumeurs. On peut mourir du tabac sans fumer. Nous ne pouvons plus détourner les yeux de la réalité de ces deux chiffres.

Tenant compte de ces nouvelles connaissances, une politique volontariste a été engagée depuis 2002 : la hausse des prix, mais également des actions de sensibilisation et de prévention accrue qui ont produit de réels effets : 1,4 million de Français ont arrêté de fumer en trois ans. Malheureusement, après avoir baissé de 30 % depuis 2002, la consommation de cigarettes est repartie à la hausse au cours des cinq premiers mois de 2006. Il faut mener une politique plus active sur le tabagisme passif, comme nous y a engagé le Président de la République en présentant la deuxième phase du plan cancer. Il est temps de franchir une nouvelle étape, car j'ai la conviction que l'interdiction de fumer dans les lieux publics est la réponse la plus efficace à la reprise de la consommation de tabac. Toutes ces données me confortent dans notre premier objectif : mettre fin à la cohabitation forcée entre fumeurs et non-fumeurs.

Deuxième objectif : protéger les salariés. C'est bien sûr une exigence de santé publique ; c'est également une exigence juridique. Ainsi que vous l'avez vous-même souligné dans vos travaux, le cadre juridique a profondément évolué depuis quinze ans. Les conséquences de l'arrêt du 29 juin 2005 de la Cour de cassation s'imposent évidemment à tous et ne sont certainement pas pour rien dans l'évolution de certains acteurs. Si un salarié fait connaître à son employeur qu'il est placé dans des conditions de travail telles que ses droits en matière de santé ne sont plus préservés, et si l'employeur ne respecte pas le droit du salarié à ne pas être exposé au tabac dans l'entreprise, celui-ci peut prendre acte de la rupture du contrat de travail, ce qui revient à constater un licenciement sans causes réelles ni sérieuses. Le salarié aura donc obtenu gain de cause, avec toutes les indemnités afférentes à ce type de licenciement. De même, les salariés fumeurs pourraient désormais être attaqués par leurs collègues. Enfin, la responsabilité de l'État a été directement mise en cause dans un arrêt du tribunal de Paris de 2006 qui a reconnu un préjudice moral du fait de la carence de l'État à faire respecter la réglementation relative à la lutte contre le tabagisme.

L'interdiction est aujourd'hui très attendue par les Français. Toutes les enquêtes d'opinion, nombreuses et régulières, convergent : 70 à 80 % des Français, les fumeurs comme les non-fumeurs, sont favorables à une interdiction de fumer dans les lieux publics. Mais seulement 40 % des Français sont favorables à une interdiction totale, y compris dans les restaurants, discothèques, bars et bars-tabac. Plus de la moitié des personnes interrogées est favorable à des aménagements et à un délai pour s'habituer à cette mesure. Ces chiffres aussi doivent être pris en considération si nous souhaitons prendre une décision réellement comprise et appliquée.

Le grand public a été, lui aussi, largement consulté sur le forum « Tabac » installé sur le site du Gouvernement. Depuis le 31 mai 2006, durant quatre mois, un débat très riche a porté sur l'interdiction générale, mais également sur d'éventuelles adaptations. On a relevé plusieurs centaines d'échanges par jour et même des pics de fréquentation qui, par deux fois, ont saturé le serveur. Plus de mille contributions ont été recueillies. Je veux vous rapporter quelques messages d'internautes, qui montrent bien que ce dossier ne repose pas seulement sur des statistiques, fussent-elles de santé publiques, mais également sur des vécus très personnels.

« Parce que je ne supporte pas l'odeur du tabac, dois-je me priver d'aller boire un coup au bistro ou d'aller manger au restaurant ? »

« C'est la même chose qu'il y a quelques années avec la ceinture et la limitation de vitesse : certains automobilistes ne voulaient pas mettre leur ceinture et roulaient à 180. Depuis que des sanctions sévères et régulières sont appliquées, il y a beaucoup moins d'infractions et surtout beaucoup moins de morts sur la route. »

« Un aménagement des espaces publics concertés, laissant à tous la liberté de fumer ou de ne pas fumer, serait nettement plus en adéquation avec le principe de liberté. L'idée de fumoirs pourrait le permettre. »

« La situation entre fumeurs et non-fumeurs s'est largement tendue sans que rien de sérieux soit fait pour y remédier. À l'exagération de certains fumeurs - qui ne représentent qu'une fraction - s'est opposée l'intransigeance croissante des enfumés. Il semble qu'en France il faille qu'une situation devienne extrême pour que quelque chose soit fait ; mais à ce moment-là, le remède est drastique. Le balancier passe d'un extrême à l'autre. »

« C'est fou, cet axiome comme quoi l'interdiction de fumer dans les bars va définitivement enterrer la profession. Nous avons l'exemple étranger de l'Irlande, de l'Italie, de certains états des États-Unis. À chaque fois, il n'y a pas eu de problème, bien au contraire. »

Ce forum m'a conforté dans une conviction : nous devons interdire aussi pour mobiliser l'ensemble de la société et déclencher une prise de conscience, comme cela a été le cas pour la sécurité routière où nous avons réussi à faire reculer le nombre de victimes. Il ne s'agit pas d'interdire pour interdire, mais d'interdire pour provoquer une évolution des comportements et des mentalités.

Il fallait aussi écouter tous les experts, rencontrer l'ensemble des professionnels concernés, de même que les associations qui se mobilisent depuis longtemps sur ce dossier. Le travail de votre mission aura à cet égard été exemplaire, et conduit de façon inédite dans un esprit de concertation, de dialogue et de transparence. De mon côté également, j'ai mené depuis un an une large concertation et nous avons pu nous rendre compte à quel point les positions avaient évolué ces derniers mois. Le principe de l'interdiction n'est même plus remis en cause : certains syndicats comme le SYNHORCAT1 se prononcent même pour l'interdiction totale. Les bars-tabac souhaitent un délai, alors que les représentants des casinos et des discothèques se soucient plutôt d'obtenir des adaptations pérennes. Les principaux acteurs de ces secteurs d'activité ont compris le caractère inéluctable de l'interdiction de fumer en raison notamment de l'évolution européenne.

À l'évidence, l'interdiction s'impose, mais le débat public nous a montré que la vraie question, est d'abord celle de son applicabilité.

Je suis partisan d'une solution tout à la fois ambitieuse et pragmatique. Je crois nécessaire de réfléchir à d'éventuelles adaptations, afin que cette mesure soit applicable et appliquée. La question du vecteur juridique, décret ou loi, ne me paraît pas principale : elle ne vient qu'après.

L'étude des modèles étrangers se révèle intéressante : dans tous les pays européens qui ont changé leur législation, la question des adaptations a aussi fait débat. Certains États comme la Norvège, l'Irlande ou l'Écosse ont mis en place une interdiction totale de fumer dans les lieux publics ; l'Angleterre, l'Irlande du Nord, la Slovénie et la Lituanie s'apprêtent à faire de même. D'autres pays ont fait un autre choix : la Belgique, la Suède, l'Italie ont aménagé l'interdiction avec des pièces fumeurs fermées, que ce soit dans tous les lieux publics ou seulement dans les lieux de convivialité. Dans ces pièces hermétiquement closes et ventilées, respectant des normes sanitaires très strictes, aucune prestation de service ne devrait être autorisée de manière à protéger tous les salariés. De même, les entreprises de nettoyage de ces espaces réservés seront soumises à des normes très strictes de manière à protéger leurs salariés. Ce type d'aménagement ne contredit pas les objectifs de santé publique dans la mesure où personne ne serait exposé à la fumée de cigarette sans le vouloir. Les salariés comme les non-fumeurs seraient ainsi protégés. Cela dit, permettre des adaptations ne signifie pas pour autant les encourager.

La question doit aussi se poser du périmètre des lieux concernés. Vous avez soulevé lors de vos auditions le cas particulier des lieux de convivialité. Dans la plupart des pays européens, des dérogations ou des aménagements sont prévus pour les restaurants, les bars, les bars-tabac, les discothèques et les casinos. Vous avez largement évoqué le cas des bars-tabac dont la situation est particulière: non seulement ils se caractérisent par un lien contractuel avec l'État, mais ils jouent un rôle important pour la vie sociale sur l'ensemble du territoire. Il n'est cependant pas envisageable d'en faire une exception définitive, sauf à renoncer à protéger les salariés de ces établissements. Ce serait aussi exposer les professionnels à nombre de contentieux dont l'actualité nous donne maints exemples.

Se pose enfin la question du délai de mise en œuvre de l'interdiction. Tous les pays européens qui ont renforcé leur législation antitabac se sont ménagé un délai de neuf à vingt-deux mois entre le vote et l'application : vingt-deux mois en Italie, un an en Irlande. Cela dit, rappelons que cela fait déjà près d'un an que le débat est sur la place publique en France : c'est pourquoi je pense qu'une interdiction de fumer dès le début de l'année prochaine est tout à la fois envisageable et souhaitable, mais qu'une progressivité peut s'imposer pour certains secteurs d'activité.

Cette progressivité correspond également au temps que nous souhaitons employer pour les campagnes d'éducation à la santé et d'accompagnement à l'arrêt du tabac. Depuis 2002, nous avons mené deux campagnes grand public par an sur les méfaits du tabagisme ; depuis 2004, nous avons mené trois campagnes grand public sur les dangers liés au tabagisme passif. La prochaine est prévue pour novembre 2006 ; nous amplifierons évidemment ce mouvement à partir du moment où la décision d'interdiction sera prise, car nous devons parallèlement renforcer la sensibilisation et l'éducation à la santé. Interdire est certes efficace, mais interdire en responsabilisant est davantage porteur.

Afin de garantir l'effectivité des mesures prises, contrôles et amendes à l'encontre des propriétaires ou gérants d'établissements comme des clients devraient être renforcés. Mais, au-delà de cette approche répressive, nous entendons d'abord favoriser une démarche globale de prévention et de responsabilisation. Ce ne sont pas des mots, mais bien la condition de la réussite.

Nous souhaitons aussi pouvoir accompagner l'arrêt du tabac pour les fumeurs qui le désirent. Nous pensons qu'une décision d'interdiction définitive peut provoquer un changement de comportement et nous devons donc pouvoir accompagner beaucoup mieux qu'aujourd'hui les fumeurs qui souhaiteraient arrêter. C'est, avec la protection des non-fumeurs et des salariés, le troisième pilier de cette interdiction. Nous travaillons également avec l'assurance maladie sur la question de la prise en charge des substituts nicotinique ; je souhaite y associer les complémentaires santé ainsi que les entreprises qui font le choix d'aider leurs salariés dans cette démarche.

Nous sommes dans la dernière ligne droite qui précède vos conclusions et la décision du Gouvernement. En tant que ministre de la santé, je suis persuadé que l'interdiction de fumer est très attendue. Nous sommes, Mesdames et Messieurs les députés, très attendus.

M. Pierre MORANGE, rapporteur : Monsieur le ministre, tout en affirmant une volonté politique parfaitement claire, vous venez d'évoquer la possibilité d'adaptations pour certains secteurs. Ainsi, vous vous proposez de mettre en œuvre l'interdiction début 2007 mais vous prévoyez aussi un échéancier particulier pour certains secteurs ? Lesquels ?

Comme l'ont maintes fois rappelé lors des tables rondes tant les instances scientifiques et les médecins que les associations, l'interdiction de fumer n'est qu'un élément d'un tout en matière de santé publique, qui s'inscrit dans le cadre d'un chantier présidentiel. Les moyens au titre de l'information, de la pédagogie, de la communication sont-ils à la mesure de cette ambition ? Avez-vous une réflexion particulière sur ce sujet et envisagez-vous une majoration substantielle de ces crédits ?

Le secteur dit CHRD - cafés, hôtels, restaurants, discothèques et autres - craint que cette mesure n'ait pour certains des conséquences négatives sur leur chiffre d'affaires, même si bon nombre de comparaisons semblent de nature à apaiser une anxiété somme toute compréhensible. Au-delà du « contrat d'avenir », l'idée d'une « clause de revoyure » ne vous paraît-elle pas à même de rassurer ce secteur en cas d'incidences économiques liées à la décision réglementaire prise ?

M. Xavier BERTRAND : La question de l'avenir des CHRD, de même que des casinos, s'est posée dans tous les pays européens. Elle se pose naturellement de la même manière dans notre pays et nous verrons ce que la mission d'information propose à ce sujet. Tous ces lieux de convivialité sont évidemment les premiers concernés et c'est bien dans cet état d'esprit que les travaux ont été menés.

Pour ce qui est de l'échéancier, les autres pays se sont ménagé un délai de neuf à vingt-quatre mois. Pour les secteurs plus directement confrontés à la nécessité d'une adaptation, je crois qu'il faut laisser ce minimum de neuf mois. Faut-il aller au-delà ? Là encore, j'attends de connaître vos propositions. Sinon, je n'aurais pas attendu la fin de la mission parlementaire pour me déterminer. L'important à mes yeux reste que ces adaptations ne sauraient remettre en cause le principe de l'interdiction, ce qui reviendrait à totalement oublier l'aspect protection des salariés.

Sur les incidences économiques, le débat est toujours ouvert. Avec le recul et l'expérience de ce qui s'est passé dans de nombreux pays européens, on s'aperçoit que l'interdiction totale, sans aucune adaptation possible, a certes provoqué une baisse d'activité réelle, mais variable selon les secteurs et toujours temporaire. En tout état de cause, la mesure n'a pas été de nature à déstabiliser économiquement le secteur.

Cela étant, pour les établissements qui pourraient être les plus concernés - vous avez fait allusion aux cafés-tabacs - il y a évidemment la logique du contrat d'avenir ; ce dossier est directement traité par Renaud Dutreil, ministre des petites et moyennes entreprises, du commerce, de l'artisanat et des professions libérales. Le rapport de Richard Mallié sur cette question sera également des plus intéressants pour envisager l'avenir de ce secteur d'activité au vu des différentes options que pourront prendre les pouvoirs publics. Il devrait être remis en décembre 2006. Mais je ne saurais mettre sur un même pied d'égalité des objectifs de santé publique, dont je suis responsable, et des considérations de nature économique. Cela étant, ce n'est pas parce que nous avons cet impératif en tête que nous devons nous désintéresser des conséquences de nos décisions.

Beaucoup de pays se sont limités à l'interdiction de fumer dans les lieux publics. Aider les fumeurs à arrêter amène à poser une série de questions, à commencer par celle, tout à fait légitime, de la prise en charge des patchs, encore que certains feront valoir que le prix journalier d'un patch nicotinique équivaut à peu près à celui d'un paquet de cigarettes... La vraie question est de savoir si nous croyons nécessaire de les aider et si la collectivité peut prendre en charge cette aide. Je suis en train de mesurer les enjeux financiers ; ils ne sont pas négligeables. En tout état de cause, nous sommes bien décidés à augmenter les moyens consacrés à la prévention, à l'éducation à la santé, à la sensibilisation. Nous sommes persuadés qu'il est possible non de contraindre, mais de convaincre. C'est tout l'enjeu de décisions davantage pesées, donc davantage appliquées et accompagnées de tout un arsenal de mesures de sensibilisation, d'information et de prévention adaptées, et d'une revalorisation des moyens accordés aux acteurs de prévention.

M. Yves BUR : Je tiens à remercier le ministre de la santé de cette prise de position, en lui demandant toutefois si elle est bien partagée par le Gouvernement dans son ensemble. Il existe effectivement un vaste consensus pour renforcer le dispositif juridique ; la question, non encore résolue, reste de savoir s'il faut passer par la loi ou par le décret. Les juristes nous ont clairement montré que le décret impliquait le maintien des emplacements réservés aux fumeurs, ceux-là même qui sont à l'origine de l'échec de la loi Evin. Si la loi me semble toujours la voie juridiquement la plus appropriée pour clarifier, je n'en mesure pas moins la difficulté de l'exercice. On peut également imaginer - ne serait-ce que pour évacuer cette possibilité - que Gouvernement prenne par ordonnances un train de mesures complémentaires qui remettrait totalement à plat la loi Evin...

M. le Président : Les parlementaires ne sauraient accepter d'être dessaisis de leur pouvoir !

M. Yves BUR : Je comprends que notre président s'en émeuve, mais peut-être est-ce une voie que nous n'avons pas suffisamment explorée. Reste que c'est bien le décret de 1992 qui a été à l'origine de l'échec de la loi de 1991. La SEITA était encore au cœur de l'État... Mais aujourd'hui, Monsieur le ministre, au moment où les cigarettiers et tous leurs alliés intensifient leur action, comment pouvez-vous nous garantir que, même par la voie du décret, les impératifs de santé publique l'emporteront sur les intérêts financiers et commerciaux ?

Il est clair dans votre esprit qu'il ne saurait y avoir deux types de salariés, ceux qui auraient droit à une protection et ceux qui, au nom d'intérêts commerciaux, ne pourraient y prétendre. Reste à connaître la longueur du délai pendant lequel cette distinction pourra subsister... Une précision sur ce point serait utile.

Enfin, au-delà du débat - qui aura pris du temps -, il va falloir trouver le moyen de susciter l'adhésion des professionnels concernés, comme on l'a fait dans tous les pays où l'interdiction a réussi - Irlande, pays nordiques, Italie - et faire en sorte que cette décision devienne une réussite sur le plan de la santé publique, qui reste un des lieux de consensus de notre société.

M. Pierre BOURGUIGNON : Interdire le plus rapidement possible de fumer dans les lieux publics, c'est la base de notre préoccupation commune ; reste à savoir comment, et à préciser la répartition des rôles. Le ministre, à mes yeux, aura à prévoir tout un travail d'accompagnement de la décision, afin que nous nous situions dans une réelle dimension de lutte positive pour l'amélioration de la santé publique - et c'est bien cette préoccupation qui a motivé la création de notre mission d'information.

Décret ou pas, l'application des dispositions existantes procédait d'une logique de confort et de qualité de vie entre les citoyens et non d'une préoccupation de santé publique comme c'est désormais le cas. Comment s'y prendre le mieux ? Le plus vite possible, le plus précisément possible, le plus généralement possible. Comment faire en sorte qu'au niveau de l'exécutif, toutes les mesures d'accompagnement nécessaires soient prises pour encourager à l'application de cette mesure ? Il faut que le texte, une fois pris, soit le moins discutable possible, autrement dit très simple et très clair : d'où l'intérêt de la loi par rapport au décret ; la loi s'inscrit parfaitement dans le jeu républicain. On pose une règle, l'interdiction de fumer dans les lieux publics, quitte à prévoir ensuite quelques adaptations. D'éventuelles dérogations dans le temps peuvent se concevoir ; mais s'en remettre au décret nous fera revenir dans les délices de l'application des anciennes règles du jeu à la française... Nombre de fumeurs reconnaissent qu'une interdiction générale serait très pratique pour tout le monde, y compris pour eux-mêmes. Car il s'agit bien de défendre les non-fumeurs, mais également les fumeurs.

Pourquoi donc, Monsieur le ministre, avant même de venir nous voir, privilégiez-vous la solution du décret, alors même que notre travail nous amène à poser le problème ? Il est possible de rassembler toutes les forces politiques sur une règle du jeu claire et précise. Les groupes de pression se sont exprimés, les positions des uns et des autres sont connues, l'orientation « santé publique » gagne dans l'opinion ; mais on ne fait pas une loi par rapport à l'opinion. Jamais je n'aurais voté la suppression de la peine de mort si j'avais suivi les sondages d'opinion de l'époque...

M. Jean-Marie LE GUEN : En écoutant votre exposé très convaincant, monsieur le ministre, on pouvait se demander si ce n'était pas le Gouvernement qui posait les principes, à charge pour l'Assemblée nationale de discuter des modalités du décret... Ce serait réécrire l'histoire récente ! Nombre de parlementaires, vous l'avez rappelé, y compris le président de notre mission, se sont battus pour une interdiction de fumer dans les lieux collectifs, et pour que cette interdiction passe par la loi. Le débat des derniers mois n'a pas porté sur les possibles exemptions ni sur les délais, mais sur le principe, et aura vu la victoire -l'opposition y a pris sa part - de deux qui ont convaincu d'abord l'opinion publique, déjà bien préparée, ensuite le Gouvernement de prendre clairement des principes d'interdiction. Aussi avons-nous été étonnés hier en apprenant que, avant même que cette mission n'ait fini ses travaux, le principal groupe de la majorité avait pris position en faveur du décret. Il ne nous est pas spontanément apparu que cet arbitrage répondait seulement au souci d'aller plus vite et plus fort ; l'argument de la rapidité peut s'appliquer aussi à la loi, d'autant que celle-ci n'a vraiment rien de bien compliqué. Si le Gouvernement voulait en déclarer l'urgence, elle pourrait tout à fait être publiée et appliquée dès le début de l'année prochaine. Ajoutons que le retard pris jusqu'à présent n'est pas totalement imputable au Parlement...

Mais le décret a un autre inconvénient. Le bon sens oblige à admettre qu'il faudra prévoir des exemptions, des accommodations, des délais. Vous avez soumis plusieurs pistes qui vont dans le sens de notre réflexion collective ; mais ce qui m'importe, c'est la solidité du dispositif juridique, et une loi a l'avantage de dire clairement des choses nouvelles par rapport à une loi ancienne. J'étais le rapporteur de la loi Evin ; à l'époque, si nous en avions l'intuition, nous ne disposions pas d'éléments scientifiques démontrant les effets du tabagisme passif et bon nombre de collègues nous reprochaient de manquer de preuves.

M. André SANTINI : Et cela continue !

M. Jean-Marie LE GUEN : Peut-être en êtes-vous resté à cette époque... Aujourd'hui, nous avons légitimement la possibilité de faire évoluer la loi, l'opinion publique et surtout l'état des connaissances ayant notablement progressé.

Le risque du décret est double. On connaît la tactique que ne manqueront pas d'employer des groupes d'intérêts puissants : une guérilla juridique qui décrédibilisera ou tout au moins fragilisera l'action publique, à laquelle ne manqueront pas de s'ajouter des conflits entre individus qui s'accuseront mutuellement de se mettre en situation de danger, au motif que le décret n'a pas forcément la solidité juridique d'une loi.

Autant de raisons pour lesquelles nous sommes partisans d'agir vite et clairement par la loi qui offre en outre l'avantage d'adresser un signal fort, normatif, à nos compatriotes ; la loi n'est pas seulement du droit, c'est aussi un acte politique qui engage la nation. Une loi aurait une valeur symbolique très forte, à plus forte raison si elle était adoptée par toute l'Assemblée. En ce qui nous concerne, nous en sommes tellement convaincus que, décret ou pas, nous ne manquerons d'agir par la loi si nous en avons la possibilité.

M. André SANTINI : Je suis heureux d'être venu, pour apprendre d'abord par la bouche de M. Le Guen que l'opposition a convaincu le Gouvernement de faire passer ce texte - elle ne manquera probablement pas de l'utiliser comme argument électoral -, ensuite que la majorité a opté pour le décret. Erreur grave ! Quant à mon ami Bur, il pousse l'audace jusqu'à suggérer l'ordonnance : ce n'est pas un crime, c'est une faute... Rendez-vous compte, Monsieur le ministre, de la journée des dupes à laquelle vous présidez !

En l'occurrence, et je vous en rends hommage, monsieur le président, cette mission s'est efforcée d'entendre le maximum de gens - sauf peut-être les fumeurs, qui n'ont guère été présents dans ce cénacle...

M.  le Président : si

M. André SANTINI : Quoi qu'il en soit, on sent bien une réelle convergence sur certains points. Reste tout de même le problème des débitants de tabac, dont le rôle économique, sociologique, social est important et qui jouent un rôle de proximité indispensable à notre développement rural autant qu'urbain. Or, pour l'instant, ils font un peu les frais de ce qui est annoncé. Ne parlons pas du cas des casinos, qu'il faut distinguer. Les bars-tabac sont une exception française dont on n'a guère tenu compte. Nous avons eu communication des dernières remarques du président Le Pape ; j'ai pour ma part reçu celles des débitants de tabac de mon département.

Je crois sincèrement que la loi est la seule solution. Certes, c'est difficile, c'est hasardeux. Nous verrons si l'opposition convaincra la majorité comme elle a su, paraît-il, convaincre le Gouvernement... Chacun devra prendre ses responsabilités, et qui plus est, rappelons-le au risque d'être grossier, dans un contexte préélectoral.

Par ailleurs, il y a le rapport de mon ami Mallié. Je comprends votre volonté, monsieur le ministre, de distinguer l'impératif de santé publique des impératifs économiques, mais n'est-il pas possible de l'attendre afin d'aboutir à un texte pratiquement consensuel ? Que vont devenir tous ces gens ? Sur le reste, nous sommes à peu près d'accord : la question n'est plus de savoir s'il faut ou non interdire, avez-vous dit, quoique les chiffres avancés par M. Le Guen sur le tabagisme passif ne soient pas davantage confirmés. Certains scientifiques soutiennent que les 5 000 morts que l'on nous jette régulièrement en pâture ne seraient finalement qu'un millier : quand bien même c'est déjà trop, personne ne peut exactement quantifier le tabagisme passif. L'argument reste à prouver.

Peut-être ferions-nous mieux d'attendre que des mesures soient proposées sur la base du rapport de M. Mallié, qui recueillent l'accord de l'ensemble de la profession. Vous avez déjà gagné pour beaucoup : l'arrêt de la Cour de cassation a débloqué bien des choses. Reste quand même notre exception française : le cas des buralistes.

M. Xavier BERTRAND : Est-ce à dire que nous nous retrouvons, y compris sur le principe même ?

M. André SANTINI : Nous l'avons déjà dit au sein de cette mission, monsieur le ministre, et le président Evin n'aura pas manqué d'enregistrer...

M. Xavier BERTRAND : Autrement dit, pour vous également, la question se pose aujourd'hui des adaptations, et plus précisément par les bars-tabacs ?

M. André SANTINI : Se pose la question des délais et du comment.

M. Xavier BERTRAND : Pourriez-vous préciser ce « comment » ?

M. André SANTINI : Il faut rencontrer les responsables. Ce sont des mesures à prendre en commun. Je l'ai déjà dit : il faut convaincre plutôt que contraindre.

M. Lionnel LUCA : Je regrette également que l'on ne puisse envisager une proposition de loi conjointe, majorité-opposition,...

M. le Président : J'ai déjà dit que j'étais d'accord avec cette idée.

M. Lionnel LUCA : ...qui permettrait tout à la fois d'agir rapidement et de pallier les insuffisances d'un décret.

M. le Président : Je suis prêt à en déposer une avec Pierre Morange.

M. Lionnel LUCA : Cela éviterait tout risque de voir les débats déraper, pour peu, évidemment, que chacun reste fidèle à ses déclarations.

Je trouve ensuite que cela ferait un peu désordre de prendre une mesure d'interdiction vis-à-vis de professions, qui auront une fois de plus l'impression d'être stigmatisées, sans attendre le rapport de Richard Mallié. Peut-être faudra-t-il avancer la date de sa remise ; mais ce n'était pas la peine de lui demander de faire le tour de tous les bars-tabacs de France et de Navarre pour lancer une annonce de nature à choquer une profession déjà largement perturbée par une série d'augmentations brutales. Qui plus est, son congrès tombe en octobre... Ce ne serait pas une mauvaise chose que d'ajuster au mieux les dates des uns et des autres afin de parvenir à un consensus, à une coresponsabilité sur une mesure que plus personne ne conteste.

Enfin, il ne suffira pas de décréter l'interdiction, de prévoir des délais et des mesures d'accompagnement : encore faut-il savoir qui l'appliquera. Si nous sommes en train de parler de cette affaire aujourd'hui, c'est bien parce qu'une autre loi n'est pas appliquée plusieurs années après avoir été adoptée. Après un début d'application, il s'est produit un relâchement : peut-être la loi Evin était-elle malaisée à appliquer, mais peut-être ne s'est-on pas donné tous les moyens pour ce faire. Nous devrions y réfléchir : il n'y aurait rien de pire que de se contenter d'effets d'annonce sans nous donner les moyens, comme l'ont fait nos voisins, de les mettre en œuvre. Pour parler clair, chez mes voisins italiens, c'est la police qui intervient dans les restaurants et qui se charge de faire respecter la loi, tant par le consommateur que par le restaurateur. Y sommes-nous prêts, quand on sait que l'interdiction de vendre du tabac aux mineurs n'est pas toujours respectée, chacun estimant qu'il n'a pas à faire le flic ?

M. Gérard BAPT : M. Santini conteste les chiffres sur le tabagisme passif ; je suis surpris, connaissant son appétence pour les nouvelles technologies, de le voir douter ainsi des plus récentes études scientifiques nationales et internationales... Au demeurant, l'écart ne se situe pas entre 1 000 et 5000, mais bien entre 5 000 et 9 000 ! Qui plus est, les sondages montrent qu'une certaine proportion des fumeurs est favorable à l'interdiction dans les lieux publics parce qu'elle les aidera à s'arrêter de fumer ; autrement dit, la mesure n'intéresse pas seulement les non-fumeurs exposés au tabac.

« L'opposition aurait convaincu le Gouvernement », ai-je entendu ; l'inverse est également exact, puisque c'est la majorité et le Gouvernement qui ont convaincu l'opposition de ne pas faire usage de sa niche parlementaire : M. Bur ne me contredirait pas sur ce point... Disons qu'il y a eu une interaction dialectique et que nous sommes tombés d'accord pour trancher cette affaire avant la fin de la législature.

J'ai moi aussi pris connaissance du compte rendu de la réunion du groupe majoritaire où celui-ci reconnaissait au décret la vertu de la rapidité ; mais comme le disait M. Le Guen, la voie législative peut être tout aussi rapide, pour peu qu'on le veuille. À cet égard, le rapport Mallié ne traite que des mesures d'accompagnement ; il n'y a donc pas lieu de prendre un nouveau retard en attendant sa parution.

Autre raison avancée par le groupe UMP pour expliquer son choix du décret : la loi exposerait le Parlement aux pressions du lobby des cigarettiers. Mais ceux-ci ont eu tout loisir de s'exprimer dans le cadre de la mission d'information, à tel point que leur position a semble-t-il évolué : certains ont d'ores et déjà pris des mesures d'information sur leurs produits qui vont plutôt dans le bon sens. Cela ne me paraît donc pas un argument décisif pour privilégier le décret plutôt que la loi.

Enfin, la synthèse des travaux de la mission mi-septembre, a mis en avant le fait que la communication serait une des conditions de réussite de la mesure, quel qu'en soit le véhicule. Or un débat parlementaire est déjà en soi un outil de communication et de sensibilisation... Autant de raisons pour lesquelles, Monsieur le ministre, sous réserve des adaptations que vous pourriez décider pour une catégorie professionnelle particulière, vous avez tout intérêt à choisir la voie parlementaire.

Mme Josiane BOYCE : Je reviens d'Italie où j'ai pu constater qu'après un mois et demi d'adaptation, la mesure a été parfaitement intégrée par la profession. Il est à noter que les buralistes-cafetiers italiens font également snack-bar : autrement dit, ils vendent également de la nourriture, auparavant préparée dans la fumée, ce qui n'est plus le cas désormais. Tous les professionnels que j'ai rencontrés, à une exception près, ont apprécié cette mesure qui n'a apparemment eu aucune conséquence négative sur le plan économique. Au demeurant, il s'agit davantage d'une loi antifumée que d'une loi antitabac : de l'avis général, la consommation est restée à peu près la même. On continue à fumer, mais dans d'autres endroits.

L'interdiction est entrée en application le 10 janvier 2005 à minuit ; à minuit cinq, les premiers contrôles de police avaient lieu... Une brigade de carabiniers avait été spécialement mise en place pour veiller à son application. Cela a duré assez peu de temps : les amendes dissuasives - de 275 à 2 200 euros - ont rapidement mis fin à toute polémique. Même dans les villes de moindre importance, et jusqu'aux plus petites, la loi est partout respectée, admise, appréciée et considérée comme « juste », c'est-à-dire, ai-je cru comprendre, respectueuse des libertés individuelles. La chose peut surprendre venant des Italiens que l'on aime à décrire frondeurs. S'ils respectent à ce point cette loi, c'est probablement qu'ils y trouvent des satisfactions...

L'application de l'interdiction en France pose un problème un peu particulier : les villes relèvent de la police municipale et de la police, les campagnes de la gendarmerie. Fort peu de petits bourgs ont une police municipale. Comment faire appliquer les sanctions alors que la police dépend de l'intérieur et la gendarmerie des armées ?

M. Jean-Marie LE GUEN : Vous oubliez la réforme Sarkozy !

M. le Président : Personne n'a nié que des menaces économiques pesaient sur l'activité des buralistes. Rappelons toutefois qu'elles ne sont pas exclusivement liées à l'interdiction de fumer dans les lieux à usage collectifs, mais d'abord et avant tout à une politique de santé publique qui s'attache à réduire la consommation de tabac. Cette réduction d'activité appelle des mesures d'accompagnement ; mais la question posée à propos de l'interdiction de fumer dans les lieux à usage collectif est celle de la protection des non-fumeurs, même si celle-ci contribue effectivement à faire diminuer la consommation. Autrement dit, évitons de confondre deux problématiques : à problème économique, réponse économique, et à problème de santé publique, réponse de santé publique. La concomitance des conclusions que certains appellent de leurs vœux ne se justifie peut-être pas totalement au regard des préoccupations de santé économique.

Monsieur le ministre, vous avez évoqué deux types d'adaptation possibles : les fumoirs et une exonération temporaire concernant les bars-tabac.

M. Xavier BERTRAND : Je ne l'ai pas dit comme cela... Cela mérite précision.

M. le Président : Par « fumoirs », vous entendez des lieux spécifiquement prévus pour les fumeurs, que la loi rend possibles, mais non obligatoires, hermétiquement clos, auxquels pas plus les personnels de service que les personnels d'entretien n'auront accès. Ne pensez-vous pas que, ce faisant, vous créez une discrimination entre établissements compte tenu de l'investissement que ces fumoirs représenteront ? Très concrètement, cette possibilité sera réservée aux casinos, aux grands restaurants ou brasseries, alors que les petits restaurants de quartier n'auront jamais les moyens d'en installer un. Cela ne revient-il pas à créer une interdiction différenciée qui permettra à de gros investisseurs de trouver une solution qu'un petit restaurateur ne pourra se permettre ?

Quant à l'exonération, certes temporaire, dont pourraient bénéficier les bars-tabac, n'est-elle pas de nature à brouiller le message ? On laissera fumer pendant un temps dans les bars-tabac, mais que fera-t-on dans les bars sans tabac, par exemple ?

M. Xavier BERTRAND : C'est bien pour cela que je ne fais pas de différence entre les deux...

M. le Président : Et dans les bars ? Comment distinguer celui qui fait un peu de restauration et celui qui ne vend que de la boisson ? On a vu ce qui s'est passé avec le décret de 1992 : dès que l'on commence à mettre le doigt dans les adaptations, ne risque-t-on pas de brouiller le message et de compromettre un objectif que nous partageons ? Je me félicite de la manière dont vous avez présenté les choses, mais l'outil et les moyens envisagés répondent-ils bien au but recherché ?

Enfin, le décret ne pose-t-il pas un problème de sécurité juridique ? J'ai entendu parler d'une note du Conseil d'État, mais nous ne l'avons jamais vue. A-t-elle seulement existé ? Je me souviens en tout cas avoir entendu la position d'un de ses membres : imaginer que vous allez écrire un nouveau décret sur la base de la même loi tend à apporter juridiquement la preuve, ou bien que le décret de 1992 n'appliquait pas bien la loi, ou bien que le nouveau n'a aucun fondement légal. Je comprends qu'il soit plus facile, en cette période préélectorale, de ne pas saisir le Parlement ; mais je suis persuadé qu'il y existe une majorité prête à y aller. Reste la question du délai : j'ai pensé à une date plus tardive et suggéré de démarrer au 1er septembre 2007, au moment de la rentrée scolaire - on sait que la loi n'est pas appliquée dans les établissements scolaires. Sur une telle démarche, on peut trouver des consensus ; encore faut-il de part et d'autre des engagements pour l'appliquer d'une manière claire, sans discussion, à une date précise et identifiée. Refaire un décret sur la base d'une loi qui n'a pas changé serait pour moi flatteur : la loi Evin n'était finalement pas si mauvaise... Mais nous sommes tous ici attachés à ce que notre action en matière de santé publique soit vraiment efficace et se traduise par de réels progrès en matière de protection des non-fumeurs.

M. le Rapporteur : Qu'en est-il du cas précis des établissements tenus par le seul gérant ou propriétaire, sans salariés ? La jurisprudence de la Cour de cassation posant désormais le principe d'une obligation de résultat de l'employeur vis-à-vis de son salarié a été un élément déterminant. Dès lors, les petits bars-tabac qui n'emploient pas de salarié, nombreux dans les communes rurales, appellent-ils dans votre analyse une réflexion spécifique ?

Enfin, quatre grands corps ont été déclarés compétents pour assurer l'application de la loi de 1991, mais les décrets d'habilitation et d'assermentation n'ont toujours pas été pris... Est-ce encore envisagé, et envisageable ?

M. Xavier BERTRAND : C'est envisageable... et envisagé. Le décret paraîtra avant la fin de l'année et désignera un certain nombre de corps de contrôle : les médecins inspecteurs de la santé publique, les inspecteurs de l'action sanitaire et sociale et les ingénieurs du génie sanitaire seront habilités et assermentés.

L'arrêt de la Cour de cassation ayant bien précisé les droits à protection du salarié et les conséquences qui en découlent sur l'exécution du contrat de travail, le fait qu'il n'y ait pas de salarié est-il de nature à changer la donne ? On peut le penser, mais cela ne met pas pour autant le gérant totalement à l'abri. Prenons le conjoint, par exemple, même s'il n'est lié par aucun lien de subordination ni contrat de travail : ne pourrait-il être tenté, à l'occasion d'une séparation notamment, d'engager sa responsabilité ? Et comment réagiraient les non fumeurs venant dans l'établissement ? Enfin, comment couper court à la tentation de se séparer du salarié pour bénéficier d'un régime d'exemption ? Tout porte à croire qu'il n'y aurait plus d'embauche dans ce secteur dans la mesure où elle se traduirait par la perte d'un avantage. La question a effectivement été posée par plusieurs acteurs de la profession ; mais au vu de ces difficultés, je ne pense pas qu'il soit possible de prendre un tel paramètre en compte.

S'agissant du tabagisme passif, on avance souvent le chiffre de 5 000 décès par an, qui correspond aussi au tabagisme passif qui sévit dans les lieux privés et particulièrement au domicile. Je ne suis donc pas certain que l'interdiction de fumer dans les lieux publics permettra du jour au lendemain d'éviter 5 000 morts ; ce qui est certain, c'est que nous pouvons provoquer une prise de conscience pour mettre en mouvement les comportements et les mentalités. C'est là qu'est le véritable enjeu. On n'est pas victime du tabagisme passif uniquement dans les lieux publics.

Décret ou loi ? Vaste débat, mais qui intéressera davantage le législateur et les représentants des pouvoirs publics qu'il ne passionnera les Français. Pour eux, la seule question qui compte, c'est de savoir quand les choses vont changer. C'est pourquoi l'important est de bien se positionner sur ce que nous allons faire, plutôt que sur la manière de procéder. Je crois sincèrement que la loi de 1991 est une bonne loi - je n'en dirai pas autant du décret de 1992. Précisons que je nourris des sentiments rigoureusement concordants à l'endroit des deux ministres en cause ! La loi Evin posait un principe, mais le décret n'est pas allé suffisamment dans le détail pour qu'elle soit réellement appliquée et respectée. Le cadre juridique convient toujours, mais nous avons besoin d'un décret qui aille suffisamment dans le détail pour éviter toute divergence d'interprétation. Ce qui nous intéresse, c'est d'être efficace, c'est d'avoir un texte applicable et appliqué. Pour nous assurer une sécurité juridique, nous avons sollicité la mission juridique du Conseil d'État, laquelle nous a indiqué que, dès lors que nous nous situions dans ce cadre, un décret convenait parfaitement.

Il y a un débat préélectoral, c'est vrai. Un tel sujet de santé publique peut-il échapper à toute considération politique ? Sur le principe, je le crois. Dans le détail, pour certaines modalités, j'aimerais en être convaincu... Le fait est que, si nous voulons parvenir à ces fins, nous n'avons pas besoin à proprement parler d'une loi, ni de repositionner le cadre juridique : le décret suffit. De surcroît, préparation d'un décret ne signifie pas absence de concertation ; si nous attendons le résultat de votre mission d'information, c'est bien parce que nous prendrons en compte votre travail. Et nous sommes prêts à associer au maximum les parlementaires à tout ce qui suivra. Il en va de même pour les partenaires sociaux et les professionnels : nous les avons associés à la concertation, nous continuerons à les consulter.

Nous pourrions parfaitement décréter l'urgence sur un texte comme celui-ci sans, pour une fois, encourir de reproches...

M. Jean-Marie LE GUEN : Certains parlementaires vont jusqu'à préconiser les ordonnances !

M. Xavier BERTRAND : Le calendrier parlementaire est déjà très contraint, avec l'examen du projet de loi de finances, puis du projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) - et je ne demanderai à personne d'accélérer le travail sur le PLFSS pour dégager des créneaux horaires...

M. le Président : Déposez un amendement dans le PLFSS...

M. Pierre BOURGUIGNON : Il suffit d'un seul article !

M. Jean-Marie LE GUEN : Je m'engage à vous réduire d'une journée l'examen du PLFSS si vous déposez un projet de loi !

M. Xavier BERTRAND : Seriez-vous prêt à un tel engagement ?

M. Jean-Marie LE GUEN : Absolument ! Nous terminerions l'examen du PLFSS le jeudi soir, et le vendredi matin nous examinerions votre projet de loi...

M. Xavier BERTRAND : Je trouve dommage que vous affichiez des priorités dans certains secteurs...

M. André SANTINI : Que voulez-vous, il est comme ça !

M. Jean-Marie LE GUEN : La santé publique, c'est important !

M. Xavier BERTRAND : La viabilité de notre système de protection sociale l'est tout autant.

M. Jean-Marie LE GUEN : Nous n'essaierons même plus de vous convaincre sur cet aspect des choses...

M. Xavier BERTRAND : Est-ce à dire que j'aurais réussi à vous convaincre sur le reste ? Je n'en demandais pas tant !

Qui plus est, il nous faudrait nous dégager le même créneau aux Sénat pour avoir un texte voté dans des conditions similaires : en toute franchise, je ne suis pas certain que nous puissions tenir les délais et assurer un commencement d'application pour le début de l'année.

Certains répondront que l'application peut être décalée de neuf mois ou un an. C'est oublier les deux chiffres que j'ai cités tout à l'heure. La mise en place d'une nouvelle donne juridique ne garantira pas que nous réussirons à épargner 66 000 vies du jour au lendemain ; en revanche, nous savons quel sera l'impact en termes de santé publique d'une année perdue. Ajoutons qu'un décret exigera la consultation du conseil supérieur des risques professionnels : autrement dit, la publication sera obligatoirement assortie d'une consultation préalable avant la fin de l'année, voire la fin du mois de novembre.

Loi ou décret, l'enjeu ne me paraît pas de nature politique. Les avis, on le voit, sont partagés et un tel sujet de santé publique dépasse tous les clivages. C'est la raison pour laquelle je souhaite des mesures d'application avant même les prochaines échéances électorales.

Pour ce qui est des aménagements ou adaptations, ne jouons pas sur les mots. Le terme « fumoir » n'est pas le mien. Soucieux d'éviter tout glissement sémantique, je parle de « pièces fumeurs fermées » - la pièce « fumoir » est à proprement parler connotée. Je ne sais quel était votre état d'esprit lorsque vous avez introduit ces fameux « espaces » dans la loi de 1991...

M. le Président : Vous l'avez vous-même évoqué : en 1991, le débat n'était pas de même nature. On n'avait pas la même conscience de l'impact du tabac sur l'apparition des cancers et des maladies cardiovasculaires. Il s'agissait avant tout d'une démarche de courtoisie vis-à-vis d'une gêne, qui visait à permettre une cohabitation entre fumeurs et non-fumeurs. Le contexte a depuis considérablement évolué : il n'est plus question de cohabitation, mais d'un impératif de santé publique, au vu de l'état actuel de nos connaissances scientifiques et épidémiologiques. L'état d'esprit était totalement différent en 1991 et c'est ce qui explique que la loi ait laissé la possibilité d'espaces fumeurs. On notera à ce propos que l'opinion a de ce sujet une lecture contraire de ce que dit la loi : un restaurant, en tant que lieu à usage collectif, est par définition un espace non-fumeur dans lequel peuvent être ménagés des espaces spécifiquement réservés aux fumeurs. Avant 1991, on fumait partout, sauf dans les espaces non-fumeurs... La loi Evin a inversé la logique. Mais dans l'application concrète, les choses ne se sont pas passées ainsi. Le décret de 1992 a considérablement brouillé le message.

M. Jean-Marie LE GUEN : N'importe quel juriste aura beau jeu de reprendre les propos que le ministre, comme le rapporteur, tenaient à l'époque pour répondre à certains parlementaires qui nous accusaient de remettre en cause le droit du travail et autres : nous répétions sans cesse qu'il était question non pas d'interdire de fumer sur les lieux de travail, mais d'essayer de séparer les non-fumeurs des fumeurs. Quoi qu'on dise, le Parlement a délibéré sur un texte qui procédait d'une logique de séparation et non d'une logique d'interdiction et de protection. Le background était totalement différent : on parlait de convivialité, de mauvaises odeurs et non du nombre de décès. L'épidémiologie n'était pas encore assurée, à tel point que j'ai refusé que ces éléments, à mes yeux insuffisamment solides et authentifiés, figurent dans mon rapport.

M. Xavier BERTRAND : Vous avez évoqué le risque de possibles distorsions de concurrence. L'exemple de l'Italie, le plus intéressant sur le plan de l'applicabilité, montre que fort peu d'établissements ont choisi d'aménager des lieux fumeurs fermés. Il n'est pas question d'encourager leur création, mais simplement de la permettre si l'exploitant le juge nécessaire.

M. le Président : S'il le veut... et s'il le peut.

M. Yves BUR : Et en prévoyant des délais bien précis.

M. Xavier BERTRAND : J'attends de connaître vos orientations avant de mettre au point un « cahier des charges virtuel » qui entraînerait des frais tels que l'opération en deviendrait impossible... Vous craignez une distorsion de concurrence au profit des établissements les plus importants. Mais d'ores et déjà, nombre de grandes chaînes n'ont pas attendu le changement de réglementation pour passer totalement en non-fumeurs. Au surplus, l'interdiction de toute prestation service dans une pièce fumeurs fermée, à la rigueur imaginable dans un bar, rend la chose totalement impensable dans un restaurant.

Venons-en au cas des bars-tabacs. Juridiquement, on ne peut établir de différence entre le bar à proprement parler et le bar-tabac. Certes, ce dernier est lié par un contrat spécifique avec l'État ; mais l'important, et vous-mêmes l'avez relevé dans vos travaux, reste cette notion de lieux de convivialité, les fameux CHRD qui, sur le plan juridique, forment un bloc homogène. Voilà pourquoi on ne peut parler des seuls bars-tabacs, et l'idée défendue par certain de créer une exception définitive en leur faveur reviendrait peut-être à créer une distorsion de concurrence au détriment d'établissements de nature très proche : le seul fait de vendre du tabac, en partie pour le compte de l'État, ne saurait juridiquement fonder une telle différence de traitement. Il faut s'en tenir au « bloc de convivialité » pour lequel on peut concevoir un délai d'application, mais en aucun cas une exception définitive, sauf à totalement se désintéresser du sort de leurs salariés.

M. André SANTINI : Vous reconnaissez donc que le fait de pouvoir fumer dans un bar-tabac serait un avantage concurrentiel...

M. Jean-Marie LE GUEN : En effet, une niche concurrentielle.

M. André SANTINI : C'est donc que les gens vont s'y précipiter pour y fumer, contrairement à ce que vous souhaitez !

M. Xavier BERTRAND : La question des distorsions de concurrence doit être posée avec le plus grand sérieux. Vous n'avez pas juridiquement la possibilité de faire une différence de traitement entre les bars au motif que certains vendent du tabac pour le compte de l'État. En laissant la possibilité d'espaces non-fumeurs, la loi Evin n'a pas pour autant instauré une sorte de droit à fumer. Et cet « avantage » - dont je vous laisse la paternité et qui reste à démontrer - n'enlève rien au fait que les impératifs de santé publique s'appliquent également partout ; et ce serait précisément créer une grave distorsion de concurrence que de ne pas englober l'ensemble des lieux de convivialité. Voilà pourquoi on ne peut dans ce domaine penser à l'un et oublier les autres.

M. le Président : Je partage cette appréciation. Est-ce à dire qu'une éventuelle exemption temporaire ne pourrait s'imaginer qu'appliquée à l'ensemble du secteur des CHRD ?

M. Xavier BERTRAND : C'est vous-même qui avez mis en avant cette notion de « lieux de convivialité... »

M. le Président : C'est bien pour cela, me semble-t-il, qu'une exemption, fût-elle temporaire, au profit de l'ensemble des CHRD, compliquerait grandement la situation. Il faut que la réglementation s'applique à tout le monde et à un même moment, clairement identifié.

M. Pierre BOURGUIGNON : Avec une loi, la règle est simple...

M. Xavier BERTRAND : Mais nous ne sommes pas tout à fait du même avis sur le début d'application.

M. le Président : Pas seulement là-dessus : vous ne souhaitez pas que la réglementation s'applique à tout le monde au départ, puisque vous envisagez un décalage pour les CHRD.

M. Xavier BERTRAND : Mais mon point de départ est plus rapproché que le vôtre...

M. le Président : Certes, mais sur le plan de l'efficacité, faire démarrer tout le monde ne même temps évitera bien des problèmes d'application.

M. André SANTINI : Il faudra une loi pour vous départager !

M. Pierre BOURGUIGNON : La loi fixe la règle du jeu, la technique d'application vient après.

M. Xavier BERTRAND : Mon sentiment est qu'il existe déjà une loi qui peut fixer les règles du jeu, et qu'en tout état de cause il doit être possible de commencer plus tôt que vous ne le pensez - mais je ne veux pas préjuger des conclusions de la mission.

M. le Président : Vous ne parviendrez pas à me convaincre que vous serez plus efficace : je maintiens que si vous dissociez les dates de mise en œuvre, vous brouillerez le message dans l'opinion. Nous en reparlerons dans un an...

M. Xavier BERTRAND : Je me garderai bien de me poser en seul juge de ce que pense l'opinion, mais les études sont très convergentes...

M. le Président : L'opinion le demande.

M. Xavier BERTRAND : Elle demande également des adaptations de délais et de lieux.

M. le Président : Vous n'avez pas non plus à répondre à tout ce que l'opinion demande...

M. Xavier BERTRAND : C'est exactement ce que je disais tout à l'heure... Mais il y a un autre aspect : l'acceptation et l'application des textes. Si vous prenez une mesure sans être allé dans les détails, vous serez fatalement amené à devoir fermer les yeux sur sa non-application en certains points du territoire.

M. Pierre BOURGUIGNON : Mais non, Monsieur le ministre ! Jouons le jeu normalement : la règle du jeu fixée par la loi, l'exécutif, le ministre et les services prenant les mesures d'adaptation !

M. Xavier BERTRAND : On a vu ce que cela a donné en 1992 !

M. Pierre BOURGUIGNON : Préparons-le ensemble : passer par la loi suppose un consensus !

M. Xavier BERTRAND : Élu de longue date, vous savez comme moi qu'en politique, l'important n'est pas seulement l'annonce et la décision, mais l'application. Rien n'existe pour nos concitoyens tant qu'ils n'ont pas senti de modification de leur quotidien. C'est d'ailleurs ce qui décrédibilise grandement la politique au sens large ; et s'il nous faut nous bouger davantage qu'à certaines époques, c'est bien pour réconcilier les Français et la politique.

M. Pierre BOURGUIGNON : Tout à fait d'accord.

M. Xavier BERTRAND : Voilà pourquoi je ne veux pas prendre une décision qui ne serait qu'un effet d'annonce, faute d'avoir été jusqu'au bout des choses, pensé aux moindres détails. Plus d'une fois je suis allé moi-même dans des bars-tabacs pour voir ce qui était possible, ce qui était acceptable, et ce que l'on savait faire. Nous pouvons faire bouger les choses, mais gardons-nous de rester dans nos bureaux, fussent-ils ministériels, en pensant qu'elles iront de soi. Voilà pourquoi je préfère être plus précis en allant jusqu'au bout, ce que n'avaient pas fait les rédacteurs du décret de 1992.

M. Jean-Marie LE GUEN : Mais la loi de 1991 ne dit pas ce que vous dites.

M. Xavier BERTRAND : Pour ce qui est de l'accompagnement, le rapport Mallié sortira autour du 15 décembre. Nous aurons tout loisir d'intégrer cette contribution sachant que si la mesure prend ses premiers effets début janvier, nous pourrons prévoir un délai d'application pour certains secteurs d'activité ; cela nous laissera le temps de décider, mais également d'évaluer et d'accompagner. Si l'objectif de santé publique prime à mes yeux, nous ne saurions pour autant oublier les incidences économiques que pourrait avoir notre décision sur certains acteurs.

M. André SANTINI : Parfait !

M. Xavier BERTRAND : Je n'en demandais pas tant...

Enfin, Monsieur Bapt, des lignes nous parcourent, dont je ne suis pas sûr qu'elles se situent entre majorité et opposition. Sans aller jusqu'à affirmer que, sur des enjeux de santé publique, nous sommes capables de dépasser les clivages politiques, j'ai le sentiment que cela peut tout de même y ressembler.

M. Jean-Marie LE GUEN : Je n'ai pas toujours compris où, dans quels lieux, mise à part l'Assemblée nationale, les choses vont changer à compter du 1er janvier prochain...

M. Xavier BERTRAND : J'attends de connaître les conclusions que vous rendrez mardi prochain ; pour l'heure, je n'ai pas voulu vous soumettre à un feu roulant de questions et je m'en suis tenu à vous faire part de mes convictions de ministre de la santé. On a craint un moment que le ministre ne décide tout seul et n'ait déjà préparé son décret. Je vous ai indiqué très clairement ma position et les questions qui se posaient ; mais j'ai également à cœur de connaître exactement celles de l'ensemble des membres de votre mission. Le Gouvernement prendra sa décision pour la mi-octobre.

M. Jean-Marie LE GUEN : Mais physiquement, quels peuvent être les lieux concernés ?

M. Xavier BERTRAND : Les services publics et entreprises qui ne sont pas des lieux de convivialité, par exemple.

M. Jean-Marie LE GUEN : Mais l'enjeu majeur est précisément dans ces lieux-là : bars-tabac et restaurants...

M. Xavier BERTRAND : Je ne partage pas tout à fait ce point de vue. N'oublions pas tous ces lieux de travail où, disons-le, la loi Evin n'est pas respectée, toutes ces administrations dans lesquelles il reste encore beaucoup de travail à faire. Non seulement cette mesure y est attendue, mais elle ne saurait être davantage différée. Cela nous fait un champ beaucoup plus vaste qu'on ne le dit.

Un mot enfin à propos de la sécurisation juridique : il s'agira bien évidemment d'un décret en Conseil d'État, qui offrira toutes garanties à cet égard.

M. le Président : Monsieur le ministre, nous vous remercions ; nous rendrons nos conclusions mardi.

1 Syndicat National des Hôteliers Restaurateurs Cafetiers et Traiteurs.


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