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N° 459

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 5 décembre 2002.

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

AU NOM DE LA DÉLÉGATION AUX DROITS DES FEMMES ET A L'ÉGALITÉ DES CHANCES ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES (1) SUR LE PROJET DE LOI ADOPTÉ PAR LE SÉNAT APRÈS DÉCLARATION D'URGENCE (n° 381), pour la sécurité intérieure.

PAR Mme Marie-Jo ZIMMERMANN
Députée.

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ANNEXE : Auditions

_____________________

ANNEXE

LISTE DES PERSONNALITÉS ENTENDUES PAR LA DÉLÉGATION ET COMPTES RENDUS DES AUDITIONS

Personnalités entendues par la Délégation

 

 

Pages

8 octobre

Mme Malka Marcovich, présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution et de la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP)

41

15 octobre

Mme Claude Boucher, directrice de l'Association "Les Amis du Bus des Femmes"

M. Francis Jaecki, directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la mairie de Strasbourg

57

65

23 octobre

M. Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid, et Mme Claudine Legardinier, journaliste

M. Pierre-Christophe Baguet, député des Hauts-de-Seine

75

93

29 octobre

Mme Nicole Ameline, ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle, auprès du ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité

105

12 novembre

Mme Elisabeth Badinter, écrivain et philosophe

Mme Françoise de Panafieu, députée, maire du 17ème arrondissement de Paris

115

129

13 novembre

M. Daniel Rigourd, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de répression du proxénétisme de la direction de la police judiciaire

139

3 décembre

M. Xavier Raufer, professeur à l'Institut de criminologie de l'Université de Paris II

155

Audition de Mme Malka Marcovich,
présidente du Mouvement pour l'abolition de la prostitution et de la pornographie
et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes (MAPP)

Réunion du mardi 8 octobre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux droits des femmes a mis à l'ordre du jour de ses travaux une série d'auditions sur le thème de la prostitution. Pendant trop longtemps, ce fut un sujet que l'on n'avait pas envie d'aborder, mais aujourd'hui l'on a le courage de lancer le débat et de présenter des textes législatifs.

J'ai le plaisir d'accueillir Mme Malka Marcovich, historienne, et engagée depuis longtemps sur les questions relatives aux droits des femmes. Madame, vous avez suivi les problèmes des violences faites aux femmes, dans les instances internationales et européennes, depuis 1993, et notamment les négociations pour la convention sur la criminalité transnationale organisée.

Vous êtes présidente du MAPP, le Mouvement pour l'abolition de la prostitution et la pornographie et toutes formes de violences sexuelles et discriminations sexistes, fondé en 1998. Ce mouvement est reconnu sur le plan international, puisqu'il est doté d'un statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies et qu'il est le représentant européen de la Coalition contre la traite des femmes. Vous militez dans la ligne du combat abolitionniste contre le commerce des femmes, mais aussi des hommes et des enfants, quelles qu'en soient les modalités : trafic, prostitution, pornographie, internet. Vous dénoncez toutes les violences et discriminations sexistes.

Vous êtes l'auteur de nombreuses publications, notamment d'un rapport sur "Le système de la prostitution, une violence à l'encontre des femmes" publié en mars 2002, à la demande du précédent secrétariat d'Etat aux droits des femmes.

Je souhaiterais que vous nous exposiez vos idées et également que vous nous apportiez des éléments nous permettant, au moment du débat sur le projet de loi pour la sécurité intérieure, d'avoir de meilleures connaissances et d'apporter des réponses pertinentes sur le problème du trafic des femmes et de la prostitution.

Mme Malka Marcovich : Je vais inscrire mon exposé dans la perspective des débats qui ont cours depuis quelques mois, mais en réaffirmant la position française sur la scène internationale, européenne et nationale.

Je travaille sur ces sujets depuis 1993. J'en ai suivi toutes les discussions aux Nations Unies, à l'Union européenne et au Conseil de l'Europe et j'ai visité des pays qui ont des lois similaires, différentes ou opposées aux lois françaises. Je serai heureuse de pouvoir répondre à vos questions sur les législations des pays européens. Je suis notamment de très près les avancées de la loi suédoise depuis son adoption, car c'est une loi inédite, la première de ce type dans le monde.

Je voudrais au préalable rappeler la position abolitionniste de la France. Depuis qu'on entend fortement p de bois de ceux qui associent la répression à l'ordre moral, comme si la répression était automatiquement synonyme de régression. Il faut bien voir de quel type de répression il s'agit et dans quel sens notre société veut établir des normes.

La France a ratifié la convention de 1949 pour la répression de la traite des êtres humains et de l'exploitation de la prostitution d'autrui ainsi que la convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes, dite convention CEDAW de 1979. Cette convention intègre très clairement dans son article 6 la vision abolitionniste de la convention de 1949. En effet, dans cet article, la convention CEDAW demande aux Etats parties de prendre toutes les mesures appropriées pour lutter contre la traite et la prostitution des femmes sous toutes leurs formes. Il est important de s'en souvenir, car certains pays de l'Union européenne, qui n'ont pas ratifié la convention de 1949, cherchent à redéfinir le terme "exploitation", en affirmant que seule la prostitution forcée serait de l'exploitation. La position de la France et de la convention de 1949 est de dire que l'exploitation est l'organisation de la prostitution, qui peut être transnationale - il s'agit alors de traite - ou nationale. On ne peut associer l'exploitation à la contrainte ou à la force, comme le font par exemple les Pays-Bas dans leur rapport à la commission CEDAW sur l'application de la convention, où ils distinguent entre les femmes libres, qu'ils protègent, et les femmes contraintes, qui sont exploitées. Je l'ai déjà écrit, il s'agit d'une véritable guerre des mots qui s'allie à une certaine forme de révisionnisme. Vous pourrez lire mon rapport et le guide que j'ai écrit sur la convention de 1949.

Je voudrais brièvement rappeler les points essentiels de la convention de 1949.

Premier point, l'Etat n'organise pas la prostitution.

Deuxième point, les personnes en situation de prostitution sont considérées comme des victimes. La charge de la preuve ne peut en aucun cas leur incomber. Cette disposition très importante est contenue dans l'article premier. Que les personnes soient consentantes ou non, on doit réprimer ceux qui organisent la prostitution, même si les victimes sont consentantes.

Troisième point, la convention ne fait pas de distinction entre le proxénétisme transnational et le proxénétisme national. Elle prévoit des mesures de protection et de réinsertion pour les victimes. En aucun cas, c'est un point sur lequel je reviendrai, la protection n'est contingente à un témoignage ou à une plainte. La victime est reconnue en tant que telle et sa protection n'est pas liée à son témoignage ou à sa plainte.

Enfin, il est prévu dans la convention que soit mis en place un office centralisant les informations et - c'est la fierté de la France - notre pays est le seul au monde à avoir créé un office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), conformément à la convention de 1949.

Je ne rentrerai pas dans le détail pour savoir pourquoi la convention de 1949 n'est pas ou est mal appliquée ; vous pourrez vous reporter à mon guide de la convention de 1949. Les conventions internationales élabor&eac entièrement porté par les associations, qui ne sont pas présentes dans tous les départements français. Les outils sont donc là : il suffit d'appliquer les textes existants. Il faut les reprendre en notre possession avant d'en inventer de nouveaux ou, peut-être, amender des textes anciens pour les réactualiser.

Par rapport aux débats actuels et au projet de loi du ministère de l'Intérieur, j'ai été étonnée que l'on souhaite revenir sur la notion de racolage passif. Il serait intéressant de relire les débats qui ont eu lieu en 1993 autour de la suppression de la notion de racolage passif.

Les lois sur le racolage n'ont rien à voir avec la convention de 1949, mais plutôt avec des lois plus anciennes, relatives aux bonnes moeurs. Elles punissent le racolage d'amende, comme en France encore actuellement, ou de prison, comme en Inde. On est alors en parfaite opposition avec les principes de la convention de 1949, puisque les victimes sont poursuivies, alors que la convention est censée les protéger. Cette contradiction n'est pas encore trop grave en France, puisque ce n'est qu'une contravention, punie par une amende, mais il faut veiller à ne pas aggraver cette contradiction.

La suppression de la notion de racolage passif dans le nouveau code pénal doit être appréhendée dans la perspective des avancées en matière d'égalité entre les femmes et les hommes et de lutte contre les violences à l'encontre des femmes, qui font partie des politiques nationales depuis une dizaine, voire une vingtaine d'années. En effet, c'est aussi dans le nouveau code pénal qu'a été introduite la loi sur le harcèlement sexuel. Il faut mettre en parallèle la loi sur le harcèlement sexuel et la suppression du racolage passif, puisque, dans l'esprit des législateurs de l'époque, on écartait ainsi la suspicion qui aurait été liée au comportement ou à l'attitude d'une femme dans certaines circonstances. Le harcèlement sexuel, ce n'est pas l'agression sexuelle, mais c'est refuser que l'on puisse suspecter dans l'attitude d'une femme une sollicitation et éviter ainsi de faire peser à nouveau la charge de la preuve sur les femmes.

Je souhaite approfondir mes recherches sur les débats qui ont eu lieu en 1993, mais en me souvenant du travail qui a été fait autour du harcèlement sexuel, je crois qu'il faut le mettre en parallèle avec l'idée d'écarter toute suspicion sur le comportement ou l'attitude d'une personne.

La France, au niveau européen et international, depuis de nombreuses années, et encore plus ces dernières années, a affirmé très fortement la position abolitionniste, quels que soient les Gouvernements. Cette question dépasse les partis politiques. On a vu en 1997, alors que nous avions un Gouvernement de droite, la France être tête de file pour prendre la défense de la position abolitionniste et défendre avec détermination la convention de 1949 lors des négociations pour la déclaration interministérielle de La Haye concernant les lignes directrices européennes pour des mesures efficaces pour combattre le trafic des femmes aux fins d'exploitation sexuelle, qui a été le premier texte normatif européen de coopération en matière de répression de la traite. La France a défendu, par la voix de Mme Danièle Refuveille qui est aujourd'hui aux côtés de Mme Nicole Ameline, une position très forte.

Plus récemment, lors des négociations à Vienne sur la convention sur la criminalité transnationale organisée, qui ont eu lieu entre janvier 1999 et décembre 2000, la France a, à nouveau et très fortement, refusé que soient introduits, dans le protocole sur la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, de nouveaux termes qui auraient pu faire régresser les normes universelles des droits humains. En tant que témoin de ces négociations, je peux vous assurer que la France a, avec d'autres pays, gagné la bataille. La France a rejeté l'introduction de termes proposés par des pays réglementaristes, tels que la servitude in insisté pour que la première forme d'exploitation reconnue soit l'exploitation de la prostitution.

Restant dans la filiation de la convention de 1949, la France a souhaité que la définition indique que le consentement est hors de propos afin que la charge de la preuve ne pèse pas sur les victimes. De la même manière, la France a soutenu la position selon laquelle la protection des victimes doit être différenciée de la protection des témoins. Les articles concernant la protection des témoins se trouvent dans la convention sur la criminalité transnationale organisée, alors que ceux concernant la protection des victimes se trouvent dans le protocole sur la traite des personnes.

Enfin, la France a également soutenu l'article 9-5 qui prend en compte la demande de ceux qui achètent des services sexuels et qui reconnaît que la demande favorise le développement de la traite et de l'exploitation. Cet article interpelle les Etats et les enjoint à décourager la demande, y compris par des moyens législatifs. C'est la première fois que, dans un texte international, la question de la demande a été mise en exergue.

A l'issue de ces négociations, la France, qui présidait l'Union européenne, a encore affirmé sa position abolitionniste lors de la signature à Palerme de la convention CTO, en décembre 2000. Certes, la France représentant l'Union européenne, il ne s'agissait pas de rentrer dans un débat, mais, étant sur une scène internationale, la France a aussi fait valoir cette position universelle.

Je rappelle ces prises de position, car la France est le pays des Droits de l'homme et on ne se rend pas toujours compte lors de débats internes que les positions de principe qu'elle peut prendre au sein de certaines instances ont de l'importance. Par conséquent, les transformations de notre réglementation nationale auront des conséquences dans d'autres pays, de façon transnationale.

J'ai été frappée de voir, lors de la conférence de Pékin + 5 à New-York, combien la secrétaire d'Etat aux droits des femmes a été entendue et applaudie et j'ai pu constater ainsi l'aura et la force de la voix de la France. Son discours a d'ailleurs eu plus de répercussions dans la presse internationale que dans la presse française. Il ne s'agit donc pas simplement d'une responsabilité vis-à-vis de nos concitoyens, mais aussi vis-à-vis des autres pays et des hommes et des femmes dans le monde, pour qui la France est le pays protecteur des droits universels.

Je tiens aussi à souligner que, dans un courrier - que je pourrais vous transmettre - adressé le 18 avril 2001 à la sénatrice Mme Dinah Derycke, décédée depuis, qui suivait de très près les négociations à Vienne, le président de la République, M. Jacques Chirac, réaffirmait la fidélité de la France aux principes de la convention de 1949 et soulignait la nécessité d'éradiquer la prostitution qui constitue "une de ces oppressions dont tant de femmes dans le monde sont victimes". On voit bien que ces positions sont au dessus des partis politiques et, au cours de ces négociations, il n'y a eu aucun problème entre le Premier ministre de l'époque et le Président de la République.

Il faut co l'égalité entre les femmes et les hommes a porté sur ce sujet. Ce rapport a mis en avant les incohérences fondamentales dans l'application de la position abolitionniste de la France. Il a montré à quel point ce dossier était morcelé entre les différentes structures et comment une politique pouvait en contredire une autre. Il préconisait une plus grande cohérence dans la gestion de ce dossier, car notre politique n'est pas, comme certains le disent, hypocrite, mais elle est trop morcelée.

En mars 2001, Mme Christine Lazerges, alors vice-présidente de l'Assemblée nationale, impulsa la création d'une mission d'information commune sur les différentes formes de l'esclavage moderne. Cette mission ne souhaitait pas s'opposer au rapport sénatorial, mais apporter un plus, en rendant visibles d'autres formes d'exploitation et d'esclavage que la prostitution et pousser ainsi à l'élaboration d'une incrimination spécifique à la traite des personnes, en vue de la ratification par la France de la convention CTO et du protocole sur la traite des personnes. Ce rapport était donc complémentaire du "rapport Derycke".

Dans le courant de l'année 2001, d'autres groupes de travail ont été mis en place, dont celui du conseil national de l'aide aux victimes, rattaché à la Chancellerie. La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les femmes et les hommes du Conseil Economique et Social a également rédigé une étude intitulée "L'esclavage moderne en France", finalisée le 12 décembre 2001.

Les années 2000 et 2001 ont donc été marquées par la publication d'une quantité importante de rapports complémentaires sur ce sujet. Je souhaite que le travail que vous ferez ici soit une synthèse de ce qui a été déjà fait, pour pouvoir aller de l'avant, plutôt que de rédiger un rapport supplémentaire, qui ne ferait qu'ajouter de la confusion au dossier.

En janvier 2002, la secrétaire d'Etat aux droits des femmes et à la formation professionnelle, Mme Nicole Péry, installa une commission nationale contre les violences envers les femmes, qui rédigea son premier rapport sur la lutte contre la prostitution et la traite des êtres humains à des fins d'exploitation sexuelle. J'ai été sollicité pour en être la rapporteure. Nous avons essayé de rendre visible la violence inscrite au coeur même du système prostitutionnel, c'est-à-dire la violence que peut constituer le déni, la violence que constitue le fait de subir des actes sexuels marchands. Nous avons procédé à des auditions. Nous avons également tenté de rendre visibles les autres formes de prostitution qui, aujourd'hui, ne sont plus détectées comme telles, mais qui pourtant sont bien de la prostitution. Certaines formes de proxénétisme et de prostitution, qui ne sont pas clandestines, ne sont plus perçues comme étant du proxénétisme ou de la prostitution par les personnes en situation de prostitution ou par les proxénètes eux-mêmes, c'est-à-dire ceux qui organisent cette prostitution. Nous avons voulu dans ce rapport rendre visible ce qui jusqu'alors avait été rendu invisible. Nous avons voulu montrer en quoi le système prostitutionnel a des conséquences normatives, non seulement pour les personnes qui le subissent, mais aussi pour la société dans son entier et sur les politiques d'égalité entre les femmes et les hommes.

Mme Nicole Péry avait symboliquement affirmé, lors de la conférence Pékin + 5, que la prostitution était une des formes de violence à l'encontre des femmes. Ce message de lutte contre la prostitution a été très important et certains pays, notamment les Philippines, s'en sont montré reconnaissants.

Le débat actuel a été provoqué par les problèmes des habitants des quartiers où se développe la prostitution. Différentes solutions ont été suggérées. Sont-elles conformes aux engagements que la France a pris en ratifiant la convention de 1949 et la convention CEDAW et pertinentes par rapport aux politiques actuelles et passées de lutte contre les violences à l'encontre des femmes et en faveur de l'égalité entre les femmes et les hommes ?

Mme Françoise de Panafieu a proposé de réserver des lieux à la prostitution. Cette proposition est contraire à la convention de 1949, car elle suppose que l'Etat réglemente et organise la prostitution. Elle entérine une vision archaïque de la sexualité humaine, fondée sur l'idée du mal nécessaire, d'une pulsion irrépressible des hommes et va à l'encontre d'une éducation sexuelle égalitaire fondée sur le désir bilatéral.

Je voudrais dire un mot sur la politique de réglementation du racolage en direction des hommes achetant des services sexuels. C'est l'exemple de Bordeaux. Cette politique a le mérite de mettre l'accent pour la première fois sur les clients, puisque la loi sur le racolage permet aussi de poursuivre les clients, qui créent la demande et favorisent ainsi le développement de la traite et de la prostitution. Elle s'inscrit dans le souci des négociateurs du protocole sur la traite des personnes, qui reconnaît l'importance de la demande. Cependant, le racolage, même appliqué aux hommes, ne reconnaît pas la violence que constitue l'acte sexuel marchand et ne permettra pas aux victimes de se définir comme telles et d'entamer un processus de réparation. C'est très important. Pour des victimes, il est important que la culpabilité de l'auteur soit définie de telle manière qu'elle puisse trouver ses repères. Le racolage nuit à la société, mais ne nuit pas à la victime qui subit ce racolage, d'autant plus qu'il peut être partisans de l'ordre moral et d'une répression à mauvais escient. Elle pose une norme interdisant l'achat de services sexuels et porte ainsi toute son attention sur la demande. En posant cette norme, je suis persuadée qu'elle permettra que se fasse un véritable travail de prévention en direction des acheteurs potentiels. Je prends souvent l'exemple du Coca-Cola : je peux dire à mon fils à longueur de journée de ne pas en boire, mais si la publicité lui dit le contraire, mes bonnes paroles seront vaines. Il est important de poser une norme pour rendre les hommes qui achètent des services sexuels conscients qu'ils sont dans la transgression et il est important de faire de la prévention à partir du moment où la norme est posée.

Le groupe de travail sur les formes contemporaines d'esclavage des Nations Unies, qui n'a aucun pouvoir, affirmait dans son rapport de juillet 2001 qu'en matière d'exploitation sexuelle la demande joue un rôle critique dans le développement et l'expansion de l'industrie du sexe et souligne également le succès de la mise en oeuvre de la loi suédoise qui réprime l'achat de services sexuels.

De plus, la proposition de loi de M. Christophe Caresche propose, selon moi, un dispositif pertinent et global pour venir en aide aux victimes et reprend sous une forme législative ce que nous avions souligné dans les rapports précédents.

J'aborde maintenant les problèmes posés par le projet de loi du ministre de l'Intérieur, M. Nicolas Sarkozy. Je souligne que je n'en ai eu connaissance qu'à travers les journaux, tout comme la proposition de loi de M. Christophe Caresche.

J'insisterai sur la modification de la réglementation du racolage. Je ne reviens pas sur les problèmes que j'ai décrits précédemment concernant Bordeaux. A partir du moment où le racolage devient un délit, les personnes en situation de prostitution ne seront plus considérées comme des victimes, ce qui est contraire à la convention de 1949, mais comme des personnes auteurs de délits, au même titre que les hommes qui achètent des services sexuels. Les femmes qui sont déjà victimes des proxénètes se verront alors survictimisées par des mesures policières à leur encontre. On doute dans ces conditions qu'elles participent à des enquêtes de police.

Aujourd'hui, les jeunes femmes prostituées s'habillent comme nos filles adolescentes, elles n'utilisent plus, sauf les transsexuels, d'habits stéréotypés. Je crains donc que le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy, en faisant du racolage passif une infraction, n'exclue encore plus de l'espace public les jeunes filles qui attendent par exemple la nuit à une station d'autobus et qui ont déjà à subir le racolage ou des agressions sexuelles. On peut également imaginer les conséquences en cas d'erreur judiciaire pour les jeunes filles issues de milieux traditionnels, où les filles ne doivent pas être vues dans l'espace public. Les jeunes villes victimes de violences et en rupture familiale risquent alors d'être encore plus marginalisées.

Cette disposition normalise l'idée que toutes les femmes attendant dans la rue sont potentiellement prostituables. C'est un message qui est également envoyé aux hommes. Il faut se méfier des conséquences de ce type de proposition.

Enfin, l'expulsion des personnes étrangères auteurs de racolage pose également problème. Les victimes de la traite seront reprises dans les réseaux des trafiquants. C'est une pratique courante que le rapport de Mme Christine Lazerges avait déjà mise en exergue. Par ailleurs, les hommes, touristes et clients, s'ils sont Américains ou Saoudiens, par exemple, et qu'ils ont donc les moyens ne seront pas expulsés de la même manière que les victimes et, s'ils le sont, cela risque de poser des problèmes diplomatiques, surtout s'il s'agit de personnes membres du corps diplomatique, qui peuvent aussi avoir recours à des services sexuels et qui, avec l'aide d'avocats bien payés, pourraient faire peser la charge de la preuve sur les victimes. C'est une nouvelle fois aller à l'encontre des principes que nous défendons avec tant de force depuis plusieurs années.

Voyons maintenant les problèmes posés par la protection d'une victime étrangère en échange d'une dénonciation.

La force de la loi française est qu'elle permet à la police, même si elle ne dispose pas de moyens suffisants, d'entamer une enquête, sans la plainte ou la coopération de la victime de la prostitution ou de la traite. C'est la méthode pro-active. Je me souviens du témoignage de l'ancien responsable de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH), le commissaire Christian Amiard, qui m'expliquait pourquoi la loi française était nécessaire à ses enquêtes, car, dans les pays ne disposant pas de pareilles lois et où tout repose donc sur la plainte et la dénonciation, témoignage. Or, les problèmes des victimes de ce type de violence sont liés à des situations de chantage, de pression, de dissociation. Il me semble donc, et c'est aussi l'avis de médecins travaillant sur ces sujets, qu'on empêche ainsi une possibilité de réparation. On place de manière trop rapide les victimes dans une position de témoin et on ne leur laisse pas le temps suffisant pour se « réparer » en tant que victime.

En ce qui concerne une éventuelle collaboration des victimes avec la police, le rapport de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, après avoir étudié la situation dans d'autres pays, va dans le même sens.

Pour terminer, quelle type de répression peut-on souhaiter ?

Il est nécessaire de renforcer la répression du proxénétisme. Nos textes me semblent suffisants en la matière, mais il faudrait que des politiques plus fortes soient mises en place pour réprimer toutes les formes de proxénétisme qui sont aujourd'hui rendues invisibles. Je pense aux saunas, aux "bars montants" et à d'autres formes d'exploitation de la prostitution existant dans nos cités et pas seulement à l'exploitation de la prostitution dans les lieux publics.

Je suis en faveur de la répression des acheteurs de services sexuels, afin de favoriser des politiques de prévention. Une pareille disposition ne s'oppose ni à la convention de 1949, ni à la convention CEDAW, car le protocole de clôture de la convention de 1949 indique que les Etats parties peuvent prendre des mesures plus rigoureuses pour lutter contre la traite et l'exploitation de la prostitution d'autrui. On peut donc aller plus loin et prendre en compte cet acteur jusqu'alors rendu invisible, le client ou l'acheteur, complice du proxénète. Ce qu'ont rapporté les médias de la traite et de l'esclavage moderne ces deux dernières années n'a pas servi de prévention pour les hommes. Bien au contraire, ils pouvaient savoir, par le biais des journaux, dans quels lieux ils pouvaient trouver tel service, à tel tarif, rendu par des femmes originaires de tel pays. Cela n'a pas fait régresser la traite, alors qu'ils savaient pertinemment ce par quoi ces femmes étaient passées. On en a largement parlé. Pour faire de la prévention, il est important de poser l'acte de transgression en tant que tel. Ainsi, on ne pourra plus assimiler les abolitionnistes à des prohibitionnistes, à des partisans de l'ordre moral et on les verra comme des progressistes refusant résolument les rôles stéréotypés qui engendrent les discriminations, les violences et les inégalités et qui portent atteinte à la dignité des hommes et des femmes.

Quelle protection pour les victimes ? Les articles 6, 7, et 8 du protocole sur la traite des personnes sont extrêmement précis sur ce point, plus que ne le sont les articles 16, 17, 18 et 19 de la convention de 1949. Il faut donc s'en inspirer. Ces articles ne sont pas contraignants dans le protocole. Cela est dû au fait que les pays d'où les victimes de la traite sont originaires, puisque l'assistance et la protection aux victimes de la traite ne concernent pas seulement les pays de destination, mais également les pays de transit et d'origine, ont fait valoir, lors des négociations à Vienne, qu'ils n'auront pas les moyens d'appliquer toutes les mesures inscrites dans les articles 6, 7 et 8. En tant que pays de destination moderne de l'Assemblée nationale, il apparaît qu'une politique cohérente est nécessaire, afin de rassembler les morceaux de ce dossier trop morcelé. Il faut reprendre la recommandation du rapport du Sénat et de celui du secrétariat d'Etat aux droits des femmes de créer un Observatoire, sous forme d'un comité interministériel, sur le système de prostitution, afin de rendre visibles les différentes formes contemporaines de ce système, qui prend d'autres formes que celles qui sont visibles dans la rue, et les différentes activités et ramification de l'industrie du sexe en France. Lorsque j'avais été auditionnée par la mission sur l'esclavage moderne - le compte rendu de l'audition est disponible -, j'avais expliqué comment s'organisent les réseaux de l'industrie du sexe qui fonctionnent parfois comme des réseaux sectaires, pas forcément dans l'illégalité.

Il est important de développer l'accompagnement global des victimes en s'appuyant sur des partenariat institutionnels avec les associations et les collectivités locales et en ayant une approche globale des violences. Très fréquemment, on retrouve, dans le cas de la traite, des femmes prises dans un réseau de mariage par correspondance et qui sont mariées à des Européens qui deviennent leur proxénète et qui les battent. S'agit-il là d'une problématique de violence conjugale ? Il est très important, et l'expérience suédoise nous le montre, de globaliser la question pour baliser ces différentes formes de violence, quitte ensuite à renvoyer ces victimes dans des lieux plus spécialisés. Il devient urgent de créer des refuges où toutes les questions pourront être abordées : violences conjugales, violences sexuelles subies dans l'enfance, inceste, viol collectif, qui est également un mode d'entrée dans la prostitution.

Il faut augmenter les moyens de l'OCRTEH. Je ne sais pas quelle est la situation actuelle, mais il y a un an, il n'y avait que 14 policiers pour suivre les affaires de proxénétisme transnational en France.

Il faut développer auprès des professionnels de santé des programmes de sensibilisation sur les conséquences de la prostitution en matière de santé pour les femmes, car très souvent la dimension de violence est occultée et on a tendance à se focaliser sur les traumatismes visibles et non sur le traumatisme et la violence représentée par le fait de subir à répétition des actes sexuels non désirés.

Mme Nathalie Gautier : Il y a beaucoup d'initiatives au niveau européen, et notamment des déclarations du Parlement européen, pour lutter contre les réseaux internationaux. Je voudrais savoir comment se fait le travail en lien avec le Parlement européen. A l'évidence, la France ne peut pas être seule dans cette lutte au niveau international. Comment les actions s'articulent-elles ?

Mme Malka Marcovich : La force de ces négociations internationales vient du fait que tous les pays de l'Union européenne ont signé et vont ratifier la convention et le protocole. Ils vont donc devenir Etats Parties. En matière de coopération dans la répression des réseaux transnationaux, ce protocole est lié à une convention sur la criminalité transnationale organisée et vise donc une coopération judiciaire pour des crimes transnationaux des groupes organisés, constitués au minimum de trois personnes. Dans le cas de législations telles que celle des Pays-Bas, qui organise et qui légalise certaines formes de proxénétisme, la coopération peut fonctionner contre les réseaux transnationaux, puisque seules sont légales certaines formes de proxénétisme pratiquées sur le territoire national.

Ce sont les mêmes représentants des ministères de la Justice français, suédois ou néerlandais, qui siégeaient ensemble à Vienne, qui ont élaboré ces directives européennes. Par conséquent, la définition de la traite et de la coopération judiciaire est en adéquation avec la convention et le protocole.

Il n'y a rien, au niveau européen, concernant la protection des victimes. On s'achemine vers la protection des témoins. Or, il faut se souvenir que les mesures de protection des témoins victimes de la traite, mises en place en Italie et en Belgique, qu'on cite souvent comme modèles, sont héritières des mesures de protection des témoins dans des affaires mafieuses. L'idée de la convention de Palerme est née après la mort du juge Falcone. La protection des témoins est nécessaire, notamment pour la coopération internationale, mais c'est une notion spécifique, qui n'a rien à voir avec la protection des victimes et le risque au niveau européen est que la dimension "victime" ne soit pas prise en compte, tel que cela a été négocié à Vienne et tel que cela a été affirmé dans un certain nombre de textes internationaux. La France pourrait avoir un rôle à jouer en ce sens en défendant le principe de protection des victimes. On a justifié le refus de délivrer des permis de séjour ou d'accorder une protection aux victimes étrangères par la crainte de voir les filières d'immigration clandestine faire passer des femmes comme étant des victimes de la traite pour obtenir des papiers. C'est ne pas faire confiance aux associations qui travaillent sur les violences et qui connaissent les problèmes et les traumatismes subis par les femmes victimes de ce type de violence. On pourrait conditionner la délivrance d'un permis de résidence au fait de quitter la prostitution. Il est important de former les médecins, pour qu'ils soient à l'écoute et qu'ils soient à même de savoir s'il s'agit d'une manipulation grossière ou si ces femmes sont réellement des victimes. La police pourrait aussi jouer un rôle lorsqu'elle démantèle un réseau et constate des faits de proxénétisme, car les femmes qui sont sur le trottoir sont des victimes. Il faut créer un mécanisme bien encadré, où il ne suffit pas de dire qu'on est victime de la traite pour obtenir un permis de séjour, mais il ne faut pas lier la délivrance de ce permis au fait de collaborer ou de porter plainte. C'est essentiel au niveau de la réparation.

Or, au niveau européen, c'e  Patrick Delnatte : Vous avez beaucoup parlé des personnes en situation de prostitution, mais en ce qui concerne la prostitution visible, ne pensez-vous pas qu'il y aussi des victimes chez les jeunes ? Ne faut-il pas les protéger de ce qu'ils peuvent voir dans la rue ?

Mme Malka Marcovich : J'ai souligné qu'il y a une normalisation de comportements dépassant les personnes en situation de prostitution. Je suis tout à fait favorable à la poursuite des clients, qui favorisent la venue des prostituées sur le trottoir. S'il n'y a pas de demande, les trafiquants n'ont aucun intérêt à écouler de la marchandise
- puisque c'est ainsi qu'ils considèrent ces femmes - dans un endroit où il n'y aura personne pour l'acheter. C'est le cas de la Suède. C'est aussi ce qui s'est passé à Bordeaux : poursuivre les clients pour racolage, c'est les avertir qu'ils ne resteront pas impunis parce qu'ils participent au système.

Il y a donc un danger dans cette normalisation et je voudrais citer le témoignage d'une directrice d'école proche des boulevards extérieurs, où se pratique la prostitution à toute heure du jour et de la nuit, qui avait remarqué que les petits garçons avaient pris l'habitude de mettre la main aux fesses des petites filles, car cela faisait partie de leur environnement. Il faut donc interdire l'achat de services sexuels rendus par des femmes, des hommes ou des enfants.

Mme Bérengère Poletti : Vous parlez de l'expérience de la Suède. Il semble que ce soit le seul pays qui organise la poursuite des acheteurs de services sexuels. Comment concrètement cela se met-il en place ?

Mme Malka Marcovich : Il y a eu très peu d'arrestations et de condamnations.

Mme Bérengère Poletti : C'est bien le problème !

Mme Malka Marcovich : Non, ce n'est pas un problème, car cette politique pose une norme et permet de faire une véritable prévention. Dans les centres urbains suédois la prostitution de rue a totalement disparue.

M. Patrick Delnatte : J'ai vu des reportages qui n'étaient pas aussi catégoriques.

Mme Malka Marcovich : J'ai été quatre fois en Suède depuis 1999 et il serait intéressant que votre Délégation s'y rende.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La prostitution doit bien se pratiquer quelque part.

Mme Malka Marcovich : Tout comme en France, elle se pratique dans les saunas, dans les bars montants, sur internet. L'intérêt d'avoir mis en avant la demande et les clients, c'est que l'attention se porte sur ces lieux pour pouvoir y poursuivre les clients, alors qu'en France on ne s'y intéresse pas. La Suède mène une politique globale contre les violences à l'encontre des femmes et a mis en place des refuges pour les femmes victimes de violence : il n'y a pas de refuge spécifique pour les prostituées. Depuis que cette loi est appliquée, on s'est aperçu que les femmes verbalisaient la prostitution, ce qu'elles ne faisaient pas avant.

Je citerais un exemple significatif. Des forces de paix suédoises ont participé à l'action de l'ONU au Kosovo et les militaires suédois ont, comme les autres, consommé des prostituées dans des bordels. Ces hommes servant sous le drapeau suédois ont été poursuivis dans leur pays, y compris un haut gradé qui a fait la une des journaux. C'est donc un signal qui a été envoyé aux hommes, en leur disant qu'un général ne doit pas utiliser de prostituée, car c'est une violence. Dans les programmes de prévention des violences, l'achat de services sexuels est considéré comme une forme de violence à l'encontre d'autrui. Ainsi, les groupes d'hommes à risque, militaires ou sportifs expatriés, sont prévenus avant leur départ qu'en cas de transgression, ils seront poursuivis dans leur pays.

Cette loi a permis de lancer d'autres débats autour des violences sexistes, de la publicité, de la pornographie. Si les abuseurs du système restent invisibles, il est difficile de tirer les autres cordes, car on nous opposera la liberté d'expression et toutes ces valeurs auxquelles nous sommes attachés, mais qu'il faut voir par un autre biais. Nous souhaitons ces débats, non pas au nom d'une vision puritaine de la société, comme on a pu le dire en France dans certains journaux, mais au nom de l'égalité entre les femmes et les hommes.

La Suède a voté la loi "Paix des femmes", sur les violences à l'encontre des femmes, dans laquelle d'ailleurs l'article sur la prostitution n'est contenu que dans un paragraphe, car elle s'était rendu compte que, bien que les femmes soient à des postes de direction et soient, plus que dans d'autres pays, aux commandes de la politique, les violences à l'encontre des femmes se traduisaient par des taux similaires aux autres pays de l'Union européenne. Des études ont montré que des hommes se trouvant sous l'autorité d'une femme dans la sphère publique pouvaient se venger sur leur propre femme dans la sphère privée et que le taux de violences conjugales était ainsi extrêmement élevé. La Suède ne s'est pas contentée de l'égalité politique et économique et a donc décidé de mener une politique globale de lutte contre les violences. L'achat de services sexuels étant reconnu comme un abus, il est puni de dix mois d'emprisonnement ou de 10 % du salaire, mais il est très peu poursuivi.

Mme Bérengère Poletti : Depuis quand cette loi est-elle appliquée ?

Mme Malka Marcovich : Depuis janvier 1999.

Les pays scandinaves, Finlande, Norvège, Suède et Danemark ont développé un programme de prévention de la traite avec les pays baltes, Estonie, Lituanie et Lettonie, qui prendra fin en décembre prochain et qui intègre également la question de la demande. Le tourisme sexuel existe en direction des pays baltes et la traite se pratique en direction de la Finlande et de la Norvège, la Suède étant devenue un pays de transit.

La France ne pourrait-elle pas être à l'avant-garde et promouvoir une coopération judiciaire, également axée sur la prévention et la réinsertion, dans le sud de l'Europe ? Dans cette perspective, il pourrait être intéressant pour votre Délégation d'auditionner la femme qui gère la campagne de prévention dans le nord de l'Europe ; elle parle très bien français.

Mme Nathalie Gautier : Je suis élue du Rhône. A Lyon, M. Gérard Collomb a pris un arrêté pour interdire la prostitution aux abords des écoles afin de rassurer les riverains. Cet arrêté a été critiqué par les femmes présentes au conseil municipal, car il ne poursuivait que des objectifs d'ordre public sans aller plus loin.

Une loi similaire à la loi suédoise ne risque-t-elle pas de favoriser en France une pratique clandestine de la prostitution, qui serait peut-être pire que ce qui existe aujourd'hui ?

Mme Malka Marcovich : La prostitution que je qualifierais d'invisible plutôt que de clandestine est beaucoup plus développée en France qu'elle ne l'est en Suède. Il y a dans les banlieues des réseaux de proxénétisme et de la prostitution dans les caves. Les travailleurs sociaux que nous avons auditionnés dans le cadre du rapport nous l'on dit. Le viol collectif est un mode d'entrée dans la prostitution. Des filles sont troquées contre un blouson ou une chaîne hi-fi et les garçons ne sont pas conscients qu'il s'agit de proxénétisme. La prostitution invisible est donc largement répandue. La norme qui veut que l'on peut tout acheter a tendance à favoriser le développement de la prostitution.

Dans les pays qui, comme les Pays-Bas, ont légalisé la prostitution, la prostitution clandestine est en augmentation, car ce qui est clandestin, c'est ce qui n'est pas légal. Or, tous les proxénètes n'ont pas envie d'être assujettis à des taxes, toutes les femmes ne souhaitent pas forcément être dans des bordels ou d'autres lieux réservés. Il y a celles qui sont indépendantes. Il ne s'agit pas de les réprimer, elles pourront toujours trouver d'autres moyens, comme internet. Il s'agit de protéger les femmes qui sont dans des réseaux, qui sont victimes de violence et qui sont vulnérables, en disant qu'on ne peut acheter le corps d'autrui. Il faut dire à nos enfants de ne pas commettre ce genre d'abus.

Certains considèrent que la prostitution relève de la sexualité et donc de l'espace privé. Or, ce n'est pas parce que des lois punissent le viol ou l'inceste que cela ne se passe pas dans des lieux fermés. Les auteurs de ces violences savent qu'ils transgressent lorsqu'ils violent ou qu'ils font subir un inceste. L'accès facile au corps marchandise a tendance à développer des comportements qui ne sont pas perçus comme des transgressions et comme des violences. Je suis sidérée quand je vois des garçons auteurs d'un viol collectif dire que la victime était consentante. En toute bonne foi, ils croient que les femmes sont consentantes, même si elles disent non. Poser des normes, cela permet de faire un travail de prévention qui va beaucoup plus loin.

La question a été posée de la même manière quand les maisons de tolérance ont été fermées en 1946. Où vont-elles aller ? se demandait-on à l'époque. Elles se sont retrouvées dans la rue et certaines ont connu des drames. Le débat a été posé de la même manière au moment de l'abolition de l'esclavage. On s'inquiétait du sort des esclaves affranchis qui étaient parfois illettrés et on s'est demandé s'il ne valait pas mieux aménager les conditions de l'esclavage.

C'est un problème fondamental et il revient à chaque société de le résoudre. Aujourd'hui, il y a deux solutions. Une position abolitionniste qui ne vise qu'à réprimer le proxénétisme n'est pas suffisante.

Ou on considère qu'il faut organiser la prostitution, car la sexualité peut être un objet de consommation et le corps humain peut être commercialisable par morceau ou entièrement. Il faut alors aller jusqu'au bout et autoriser la location des utérus par des mères porteuses ainsi que la vente d'organe. C'est un choix de société : la prosti J'ai pris connaissance dans la presse du contenu du projet de loi du ministère de l'Intérieur. Il semble qu'il se fonde sur la répression du racolage.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Pas seulement, il y a aussi une répression du trafic.

Mme Malka Marcovich : Sur le trafic, les textes existent déjà.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Le projet de loi renforcera ces dispositions.

Mme Malka Marcovich : C'est formidable, mais je n'ai parlé que des points qui me posent problème : l'expulsion des victimes étrangères, le fait de faire dépendre la protection du témoignage et de la plainte et la transformation du racolage en délit, ce qui revient à poursuivre des femmes qui devraient être, selon les principes auxquels nous souscrivons, reconnues comme étant des victimes. Comment une femme peut-elle faire de la prison ou payer une lourde amende quand elle a été exploitée, violentée et a subi de multiples traumatismes ? Elles n'auront alors plus du tout confiance en la police et il y aura toujours un souteneur gentil à la sortie de prison pour leur offrir sa protection. Le proxénétisme, ce n'est en effet pas seulement des réseaux avec des méchants. Depuis des siècles, les proxénètes ont recours à toutes les manipulations mentales possibles. Ce serait dommage que la répression ne soit perçue que comme une violence et favorise des mécanismes de maquerellage. Les femmes qui sont dans la prostitution, à partir d'un certain âge, ne sont plus bonnes à consommer et, si elles ne sont pas réinsérées, une des solutions pour elles est de rentrer dans le système proxénète et de devenir des recruteurs ou des mères maquerelles. Les poursuivre, c'est donc favoriser leur entrée future dans le proxénétisme.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie d'avoir exposé votre point de vue sur ce sujet sensible. Nous sommes prêtes à intégrer vos réflexions dans le travail que nous allons mener sur la prostitution.

Audition de Mme Claude Boucher,
directrice de l'association "Les Amis du Bus des Femmes"

Réunion du mardi 15 octobre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir Madame Claude Boucher, directrice de l'association "Les Amis du Bus des Femmes". Créée par d'anciennes prostituées, cette association de santé communautaire a pour rôle d'aller au devant des prostituées, de privilégier l'information par l'accès aux soins et la prévention concernant le SIDA et les MST, d'assurer un lien entre ces femmes et les services sociaux et administratifs et de soutenir leurs revendications, la reconnaissance de leurs droits sociaux. Elle fait un travail remarquable auprès des personnes prostituées.

La Délégation a souhaité auditionner des personnes qui abordent de façon approfondie le problème de la prostitution et qui sont en contact avec les prostituées. Votre avis nous sera donc utile, au moment où, les unes et les autres, nous aurons à nous prononcer sur le projet de loi pour la sécurité intérieure, dont plusieurs articles concernent la prostitution.

Mme Claude Boucher : Notre association intervient sur le terrain de la prostitution depuis maintenant douze ans, mais notre champ d'action est limité, puisqu'il ne concerne que la prostitution de rue à Paris. Or, la prostitution ne se pratique pas seulement dans la rue. Il est important de le souligner, car le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy semble viser uniquement la prostitution de rue. Ce n'est pas un texte de prohibition de la prostitution, mais d'ordre public de trottoir. Je souhaite dès le début remettre les choses à leur place. Ce texte veut faire des prostituées des délinquantes et les retirer du trottoir, d'une façon ou d'une autre.

Mme Hélène Mignon : On les cache !

Mme Claude Boucher : Notre association n'est pas une association d'anciennes prostituées, c'est une association de femmes prostituées, car des prostituées y travaillent, pourvu qu'elles ne le fassent pas pendant leurs heures de travail. Nous ne portons pas de jugement moral sur nos salariées. La composition de notre conseil d'administration respecte la parité et il est composé d'hommes, travaillant pour la plupart comme médecins ou pour la prévention du SIDA, et de femmes. La parité, qui concerne aussi nos effectifs salariés, permet à la communauté de la prostitution de trottoir d'être représentée au sein de notre association. Les femmes prostituées travaillant dans l'association ont l'habitude de ne pas s'identifier. Elles n'ont pas honte de leur condition, mais elles doivent se préserver du regard de la société ou de celui de leurs enfants ou de leurs familles, qui ne savent pas qu'elles sont prostituées. Le problème de la prostitution n'est d'ailleurs pas seulement celui de ses conditions d'exercice, mais aussi le regard de la société sur les prostituées.

Depuis des années, nous allons à la rencontre des femmes prostituées, notamment pour des missions de préven prostitution traditionnelle, à la Madeleine ou à Strasbourg-Saint-Denis, par exemple. Ces femmes viennent nous rencontrer dans nos locaux, nous n'allons pas au devant d'elles. Les jeunes filles sont les véritables esclaves et se comportent comme des esclaves, parce qu'il y a des hommes derrière elles qui vont jusqu'à contrôler leur avortement. Il nous arrive de pratiquer six avortements par semaine, par exemple. Je suis désolée d'avoir à vous raconter cette réalité, mais elle est difficile à admettre. J'aurais souhaité que le droit des femmes soit plus présent pour lutter contre ces barbaries qui concernent souvent de très jeunes filles. Il faut le rappeler, même s'il y a toutes les semaines des émissions sur ce sujet. Ainsi, en ce moment, de jeunes Bulgares arrivent à Paris ou à Strasbourg, qui sont les deux villes principalement concernées.

A force d'interpeller les élus, nous avons fait réagir l'Assemblée nationale, qui a mis en place une mission d'information sur la traite des êtres humains - devenue rapidement la mission d'information commune sur les diverses formes d'esclavage moderne -. En effet, certains réseaux, en particulier chinois, peuvent faire travailler des femmes une semaine derrière des machines à coudre, puis la semaine suivante les mettre sur le trottoir. L'exploitation sexuelle des femmes n'est que la partie émergée de l'iceberg.

En Europe, on estime que 500 000 femmes font l'objet d'un trafic, dont 18 000 en France. Je peux vous confirmer ces chiffres, car notre association travaille en France sur le terrain, en liaison avec d'autres associations, niçoises, marseillaises et nancéennes notamment. Il y a trois ans, nous avons commencé à monter une association, la Plate-forme contre la traite des êtres humains.

Notre association est une association de prostituées. Nous ne prônons donc pas la prohibition de la prostitution, nous militons pour le libre choix de la personne. En revanche, nous sommes abolitionnistes, nous sommes contre le proxénétisme et nous ne sommes pas réglementaristes, nous sommes contre la réouverture des maisons closes.

Nous militons pour le libre choix des femmes. Des femmes peuvent en effet décider de se prostituer sans proxénète. C'est le cas de beaucoup de femmes à Paris. Certes, il existe des proxénètes français, mais leur nombre a beaucoup chuté ces dernières années. Les femmes de mon âge ont connu le proxénétisme et les ordonnances de 1960 qui visaient à les réinsérer. Elles étaient considérées comme des inadaptées sociales et on leur proposait des boulots qui ne correspondaient pas à ce qu'elles souhaitaient faire. Je n'ai rien contre les "dames-pipi", mais c'était grosso modo ce qu'on leur proposait. On ne leur offrait pas de formation.

Aujourd'hui, lorsque ce n'est pas la traite qui les y a amenées, les femmes se retrouvent sur le trottoir en grande partie en raison de problèmes économiques. Le RMI, soit 2 600 francs par mois, ce n'est pas suffisant pour vivre. Vous ne devez pas le perdre de vue dans votre analyse du projet de loi. Que vais-je pouvoir proposer aux prostituées comme solution de rechange lorsqu'on leur interdira de se prostituer et qu'on fera d'elles des délinquantes ? C'est le problème immédiat que me posera cette loi si elle est votée. Ces femmes ont des loyers à payer, elle ne sont pas les prostituées qui embêtent les riverains à Paris : des enquêtes le montrent. C'est le développement du trafic de femmes qui a provoqué les nuisances incontestables, dont se plaignent les habitants de certains quartiers, et que notre association constate au cours de son travail quotidien sur les trottoirs parisiens.

Les trafiquants des pays de l'Est sont restés dans l'impunité pendant six ans et ont pu développer leurs activités, malgré nos appels à l'aide. Ces hommes viennent jusqu'à nos locaux, avec les passeports des jeunes femmes dans leurs poches. Je suis obligée moi-même de les repousser pour les empêcher d'entrer. Ils vivent en toute impunité sur nos trottoirs. La loi ne propose rien contre ces hommes. Ce ne sont pas des proxénètes, ce sont des barbares, des tueurs !

En ce qui concerne maintenant le racolage passif, tel qu'il est défini dans le projet de loi, des femmes qui attendent simplement le bus pourront être concernées. La définition du racolage passif est très vague. C'est : "le fait, par tout moyen, y compris par sa tenue vestimentaire ou son attitude, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles". Ce comportement est puni de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende. Cette définition ne mentionne pas la rémunération des relations sexuelles et pourrait donc s'appliquer à la simple drague. Il est vrai que cet article du projet de loi est inséré après l'article 225-10 du code pénal concernant le proxénétisme hôtelier.

Si cet article est voté, les femmes prostituées deviendront des délinquantes. Ce ne seront pas les proxénètes qui deviendront des délinquants, ce seront les prostituées.

Le client lui aussi sera pénalisé s'il racole une prostituée, même occasionnelle, si elle est malade, infirme ou en état de grossesse. Dans les autres cas, il ne sera pas pénalisé. Le projet de loi punit des mêmes peines, le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération - je remarque que, dans ce cas, la rémunération est mentionnée - des relations sexuelles de la part d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, et "dont la particulière vulnérabilité, due à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur". Je voudrais demander à l'auteur de cet article pourquoi, au lieu de soigner les personnes vulnérables, il a préféré les pénaliser. La personne vulnérable reste sur le trottoir, on ne va pas à sa rencontre, on ne fait rien pour elle, malgré son état de faiblesse. On pénalise le client qui la racole, mais on ne se préoccupe pas de la soigner. Cette loi relève de l'ordre public et non de l'ordre moral.

Ce qui me choque aussi dans ce projet de loi, c'est que la traite n'y est mentionnée que dans un seul article, qui concerne les personnes étrangères en situation d'esclavage. Cet article prévoit en effet que, sauf si sa présence constitue une menace à l'ordre public, une autorisation provisoire de séjour peut être délivré constitue une menace à l'ordre public. Mais, ce sera systématiquement le cas, puisque le projet de loi fait d'elles des délinquantes, coupables de racolage passif, qui ne pourront pas porter plainte.

Six années de notre travail risquent donc d'être annihilées. Sans parler de la situation des prostituées traditionnelles qui arrêteront sans doute de payer des impôts. En effet, l'Etat pourra-t-il imposer des revenus provenant d'une activité qu'il a pénalisée ?

Autre conséquence : les réseaux de criminels internationaux vont enlever les jeunes femmes des trottoirs français. Nos partenaires étrangers, que je viens de rencontrer dans le cadre des réunions de la plate-forme contre la traite des êtres humains, sont épouvantés par la position de la France. Tous les autres pays européens ont reconnu la traite des êtres humains, d'une façon ou d'une autre. Lorsqu'on m'auditionne au Conseil de l'Europe, on me pose des questions sur le statut juridique et le titre de séjour des femmes victimes de la traite.

Des représentants des pays des Balkans, que j'ai rencontrés récemment, reprochent à la France d'avoir une position contradictoire. Voici ce qu'ils m'ont dit : M. Nicolas Sarkozy nous a demandé d'arrêter ces trafiquants chez nous, mais ils ne pourront pas être arrêtés en France. Il ne pourra donc pas y avoir de collaboration en ce sens avec la France. Ce que la France nous demande de faire, elle ne le fait pas elle-même, car elle ne met pas en place la loi réprimant le trafic que nous attendions.

Certes, en 2004, la France sera obligée par les directives européennes de faire en sorte que les trafiquants soient poursuivis et de protéger les femmes. Sur ce point, je me réjouis que la France fasse partie de l'Europe, mais en attendant des femmes vont mourir !

Où les trafiquants vont-ils planquer les femmes ? Je suis bien incapable de vous répondre. Il y a déjà des maisons clandestines à Paris. Les trafiquants n'ont pas attendu que Mme Françoise de Panafieu en parle pour les ouvrir. Elles vont se développer. Les réseaux ont les téléphones de clients et se sont organisés depuis quelque temps. Cette prostitution va donc se pratiquer "underground".

Ce projet de loi en pénalisant les victimes et les femmes vulnérables ne fera que favoriser leur exploitation et leur marginalisation. Quant à la prostitution de luxe, elle n'est pas concernée par ce texte.

Mme Muguette Jacquaint : Je suis allée sur le terrain voir comment les choses se passent et j'ai constaté que ces femmes étaient réduites à l'état d'esclave.

Je regrette moi aussi que le projet de loi ne s'attaque pas au problème des trafiquants, qui sont de véritables criminels.

Mme Claude Boucher : Ils sont reconnus comme tels par la convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Il n'y a que la France qui ne reconnaisse pas ces réseaux organisés de criminels. La Lituanie, la Roumanie les reconnaissent.

J'ai appris hier que la proposition de loi r discussion au Sénat. Elles espéraient que l'Etat français les protégerait. Que vais-je leur dire maintenant du pays des Droits de l'homme ? Rien ! Avant, je leur disais qu'il allait se passer quelque chose, que cela allait changer, même si les députés peuvent ne pas savoir ce qui se passe sur les trottoirs parisiens et que nous sommes conscientes du décalage entre la réalité du terrain et le travail législatif.

Toutefois, nous avons reçu la visite de nombreux députés et sénateurs, notamment M. Robert Badinter, et du directeur des affaires criminelles et des grâces du ministère de la justice.

Aujourd'hui, la situation est telle qu'il y a non-assistance à personne en danger et le projet de loi le confirme. Que vais-je dire de la France au Conseil de l'Europe en tant que représentante d'une association française ? J'attendais pour le moins que la France agisse contre la traite.

Mme Muguette Jacquaint : Que proposez-vous pour lutter contre cet esclavage du corps humain ?

Mme Claude Boucher : Hélas, il n'y a pas que le corps qui soit mis en esclavage. C'est le corps et la tête de ces femmes qu'ont détruit les trafiquants. Psychologiquement, elles sont déjà mortes et ce sera très difficile de les aider à se reconstruire.

Le texte en discussion au Sénat a été abandonné. Il ne traitait pas seulement de l'esclavage sexuel, mais aussi de l'esclavage domestique et de toutes les formes de trafic humain. Les dispositions sur l'expulsion et le titre de séjour, qui nous concernaient plus directement, sont devenues à nos yeux presque des bricoles devant la gravité de la situation.

Il faudrait ajouter des articles au projet de loi de M. Nicolas Sarkozy. Tel que le texte se présente, les victimes sont pénalisées, ce qui est en contradiction avec la proposition de loi renforçant la lutte contre les différentes formes de l'esclavage aujourd'hui, car celles qui font du racolage passif, ce sont précisément les gamines, objets des trafics ; ce ne sont pas les 300 prostituées traditionnelles.

En tant que femme, je suis inquiète.

Mme Muguette Jacquaint : L'esclavage aujourd'hui, cela concerne aussi les gamines placées comme domestiques dans des familles.

Mme Claude Boucher : C'est pareil, mais M. Nicolas Sarkozy ne s'en préoccupe pas, parce que cela se passe à l'intérieur des maisons et pas sur le trottoir. Je suis moi aussi citoyenne et donc responsable de l'ordre public et c'est pour cela que je circulais tous les soirs dans le bus. Il y a un problème de santé publique. Le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy, parce qu'il instaure une mini-prohibition, favorisera le développement de réseaux "underground". Si on voulait rendre service aux trafiquants, on ne s'y serait pas pris autrement.

Il ne faut pas oublier les prostituées traditionnelles, qui seront encore plus exploitées qu'elles ne le sont déjà. Certes, elles n'ont plus de proxénètes, mais elles sont exploitées par la

Voici un projet de loi contre les exclus, alors qu'avant la loi luttait contre les exclusions. Cela fait longtemps que je m'occupe de gens en difficulté. J'ai eu du mal à faire reconnaître leurs droits, mais je ne m'attendais pas à un texte pareil. Les personnes qui aident les mendiants partagent mes craintes, car ils seront eux aussi pénalisés. Même les gestes de dons seront concernés.

Notre association risque de ne pas pouvoir poursuivre son travail, car les femmes vont se cacher et je ne sais pas où nous pourrons aller les chercher. J'espère que ce ne sera pas la police qui nous dira où elles se trouvent. De plus, admettons qu'il arrive quelque chose de grave - un viol, un abus administratif - à une prostituée traditionnelle française. Comment fera-t-elle pour porter plainte auprès de la police, si elle est elle-même coupable de racolage passif  aux yeux de la loi ?

A tout prendre, j'aurais préféré une loi sur la prohibition, car les choses auraient été claires. Cette loi n'est même pas une loi d'ordre moral, c'est une loi contre les exclus, contre les plus vulnérables. D'ailleurs, comment apprécier l'infirmité prévue par l'article 225-10-1 ? Cette appréciation dépendra du policier de base. L'ordre policier peut donc empêcher une personne d'en rencontrer une autre en se fondant sur le racolage passif. Je vous relis l'article 225-10-1 : "le fait, par tout moyen, y compris par sa tenue vestimentaire ou son attitude, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles, est puni de six mois d'emprisonnement". Si vous attendez, devant l'Assemblée nationale, quelqu'un que l'ordre policier ou l'ordre politique ne veut pas que vous attendiez, il suffira de vous punir en vertu de l'article 225-10-1. J'exagère peut-être en ce qui vous concerne, car nous ne sommes pas encore dans un ordre policier, mais des journalistes de l'Agence France Presse se sont sentis menacés et des militants des Droits de l'homme m'ont dit qu'ils jugeaient certains articles du projet de loi attentatoires aux libertés publiques.

Les vrais criminels, c'est-à-dire les proxénètes appartenant aux réseaux internationaux, sont oubliés par le projet de loi. Comment les femmes pourront-elles porter plainte contre eux, si on les pénalise pour racolage passif ?

Le racolage passif concerne aussi les femmes qui se prostituent occasionnellement. Elles sont nombreuses et M. Nicolas Sarkozy doit le savoir, car son projet de loi mentionne les femmes qui se prostituent "même occasionnellement". Beaucoup de femmes ne gagnent pas assez d'argent et se prostituent après leur travail. Il n'y a pas que le RMI qui soit en cause, mais aussi le SMIC. Nous ne les rencontrons pas souvent, car elles tournent la tête quand le bus s'arrête devant elles. J'ai manifesté mon désaccord avec Mme Nicole Péry et ses prédécesseurs au secrétariat d'Etat aux droits des femmes, car elles n'ont pas voulu m'entendre sur ce point. Pour elles la prostitution était un sujet tabou et, moi, je voulais simplement leur parler de la situation des femmes qui se prostituent après leur travail.

Mme Bérengère Poletti : Il n'y a pas que des femmes prostituées.

Mme Claude Boucher : Certes, mais je suis devant la Délégation aux droits des femmes.

Si les clients sont pénalisés, je ferai une conférence de presse devant la Coupole, car on y trouve des femmes clientes et depuis longtemps. Si l'on parle des hommes prostitués, il faut aussi parler des clientes femmes. Elles sont beaucoup plus nombreuses qu'on ne veut bien le croire. On marginalise ce type de prostitution, parce qu'on ne veut pas la voir. Il y en a dans ce que l'on appelle poliment des lieux de drague pour les femmes. Dans ce cas, bien sûr, ce ne sont pas des lieux de prostitution. Les hommes sont là par hasard.

Mme Muguette Jacquaint : Comment pourrait-on faire évoluer le texte de M. Nicolas Sarkozy sur la prostitution ?

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Le texte peut encore évoluer.

Mme Hélène Mignon : Il peut évoluer au Parlement, grâce à des amendements.

Mme Claude Boucher : Je ne vois pas ce que je peux faire, même si j'ai demandé un rendez-vous à M. Nicolas Sarkozy. C'est un avocat et un républicain, et je sais qu'il ne peut pas vouloir taper systématiquement sur les plus vulnérables.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : En effet, ce n'est pas son style et ce n'est pas sa volonté.

Mme Claude Boucher : Le texte sur la traite des êtres humains portait à la fois sur la répression et le statut de la victime. Il avait été voté à l'unanimité à l'Assemblée nationale en première lecture. Les associations et l'Assemblée nationale sont sorti grandies de ce vote. Je ne comprends pas pourquoi ce texte est resté bloqué au Sénat.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Sa discussion a été bloquée par la fin de la législature.

M. Patrick Delnatte : C'est le Sénat qui discutera le premier du projet de loi de M. Nicolas Sarkozy. On pourrait donc suggérer qu'il profite de cette occasion pour reprendre les dispositions du texte sur la traite des êtres humains.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous répète, Madame Boucher, que le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy peut évoluer et que vous ne devez pas vous désespérer.

Mme Claude Boucher : Je ne vous cache pas que nous sommes un peu affolées. Nous aurions compris s'il s'agissait clairement d'un projet de loi d'ordre moral, mais M. Nicolas Sarkozy parle d'ordre public. Or, son projet ne protégera pas la tranquillité des riverains.

M. Patrick Delnatte : Cela fait trop d'années qu'on a laissé le trafic d'êtres humains se développer et on ne face="Arial" size="2">Audition de M. Francis Jaecki, directeur général délégué à la sécurité
et à la prévention à la mairie de Strasbourg

Réunion du mardi 15 octobre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous accueillons maintenant M. Francis Jaecki, directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la mairie de Strasbourg. La mairie de Strasbourg a été l'une des premières en France à prendre, dès novembre 2001, puis en mai 2002, des arrêtés municipaux visant à interdire l'exercice de la prostitution dans certaines quartiers et dans certaines rues, notamment sur les quais ou aux abords des écoles. Son travail s'est appuyé sur la répression, mais aussi sur la prévention.

J'ai souhaité vous entendre pour que vous nous présentiez le contexte dans lequel ces arrêtés ont été pris, ainsi que leurs effets, mais aussi pour que vous nous expliquiez comment se passe la collaboration avec les services de justice et de police. Nous savons, en tant qu'élus locaux, que cette collaboration n'est pas toujours facile.

J'aimerais connaître votre jugement sur le système réglementariste allemand, puisque vous êtes voisins de l'Allemagne, et votre appréciation des dispositions concernant la prostitution du projet de loi pour la sécurité intérieure ?

Enfin, pourriez-vous nous indiquer ce que vous pensez des mesures de sévérité accrue vis-à-vis du client, que pratique déjà la mairie de Bordeaux ?

M. Francis Jaecki : J'exerce actuellement les fonctions de directeur général délégué à la sécurité et à la prévention à la ville de Strasbourg, mais je suis en fait contrôleur général de police détaché.

J'ai exercé de nombreuses responsabilités au sein de la police nationale. J'ai été directeur départemental et sous-directeur au ministère de l'Intérieur et, depuis un an maintenant, détaché à la ville de Strasbourg. Les fonctions que j'y exerce sont différentes de celles que j'exerçais auparavant, mais s'inscrivent dans une certaine continuité. On m'a d'ailleurs appelé à ce poste afin d'améliorer le travail de la municipalité avec ses partenaires. J'ai d'ailleurs déjà pu constater que les élus rencontraient des difficultés pour mettre en oeuvre un vrai partenariat.

On a beaucoup parlé de la prostitution à Strasbourg, sans doute parce que nous avons commencé à nous attaquer les premiers au problème. C'est en quelque sorte la "rançon de la gloire". J'ai pu en effet constater au cours de ma carrière que Strasbourg n'était pas la seule ville où des prostituées exercent sur les quais. On peut faire un parallèle avec les voitures brûlées. Quand une municipalité s'attaque à un problème, on parle de la ville dans les médias au travers de ce problème. Il n'y a pas qu'à Strasbourg qu'il y a des voitures brûlées ou des prostituées. D'ailleurs on brûle de moins en moins de voitures à Strasbourg, alors que le problème commence à se poser dans d'autres villes. J'espère que ce sera pareil pour la prostitution.

J'ai été commissaire central à Strasbourg de 1992 à 1997. J'ai pu alors constater la pratique d'une prostitution classique, par des femmes plutôt âgées et par des jeunes filles des quartiers sensibles, dans les zones traditionnelles, telle que la gare et les grandes avenues, comme l'avenue des Vosges. Puis, vers 1996, sont arrivées des prostituées africaines pratiquant du côté du palais universitaire. On assistait alors déjà à une modification des comportements et de la façon de se prostituer, puisqu'elles travaillaient en groupe. Enfin, vers 1997, sont arrivées des prostituées de l'Est, qui ont commencé par envahir les abords de l'ENA. On nous demanda alors de les dégager rapidement, ce qui n'était pas difficile, puisqu'elles n'étaient pas nombreuses, entre 10 et 20 prostituées.

De retour à Strasbourg, j'ai constaté que la situation avait changé et qu'entre 60 et 70 prostituées travaillaient tous les jours sur les quais, commençant en début d'après-midi pour ne terminer que très tard dans la nuit. Face à cette situation, la police et la justice répondaient que la prostitution n'étant pas interdite, elles ne pouvaient que lutter contre le proxénétisme. Or, les effets de cette lutte ne sont pas perceptibles pour les riverains. La municipalité s'est aussi tournée vers les associations, comme le Nid, qui sont très représentées à Strasbourg et qui suivent ces populations de très près. Nous avons de très bons contacts avec eux.

C'est ainsi que nous avons "géré" le problème de la prostitution, comme dans toutes les villes. Mais nous avons dû faire face à des revendications, notamment de la part du principal d'un collège situé dans un secteur où la prostitution était importante. Une réunion a été organisée avec l'inspection académique, le préfet, le procureur et la police nationale pour ne plus se contenter simplement de repousser les prostituées, mais pour trouver une solution permettant d'aboutir à un résultat concret. Réunir toutes les autorités concernées à la mairie était déjà un progrès. C'est au cours de cette réunion que nous avons proposé la rédaction d'un arrêté municipal, permettant de résoudre le problème de ce collège, dont les parents d'élèves avaient fait part de très fortes doléances.

L'arrêté, dont je vous ai trans n'a pas été fait par la municipalité, mais par la brigade des m_urs, qui est en contact avec les prostituées et qui les a orientées vers un endroit où il n'y a pas ou moins d'habitations. Le déplacement a aussi, et tout naturellement, été la conséquence de la verbalisation active par la police municipale.

De novembre 2001 au printemps dernier, grâce à cet arrêté, il n'y a plus eu de problème particulier dans le secteur et, globalement, l'établissement scolaire est préservé. Nous n'avons volontairement pas médiatisé notre travail, mais les médias ont commencé à en parler en début d'année lorsqu'il y a eu un déplacement et des arrivées plus massives. Les nouvelles prostituées se sont placées le long des quais. Contrairement à ce qu'ont dit les médias, il ne s'agit pas de quartiers uniquement bourgeois. Les riverains de ces quartiers, principalement ceux qui possèdent de magnifiques pavillons en bordure du quai, ont immédiatement réagi, craignant de voir leur bien se dévaluer et ne supportant pas le tapage des clients, les demi-tours et les freinages intempestifs en voiture. Les riverains logés dans le secteur social ont eux aussi réagi face au sans-gêne des prostituées, qui faisaient les choses ouvertement, dans les entrées de cave. Nous n'avons pas réussi à faire agir la police nationale pour prévenir ce type de comportement ou les réprimer sur le fondement du code pénal. L'arrêté municipal est le seul instrument dont nous disposions.

Nous sommes donc allés au contact des riverains, qui avaient monté des sortes de permanences. La situation devenait difficile, car ces habitants commençaient à faire eux-mêmes la police. Nous n'avions pas grand chose à leur proposer, à part la présence de la police municipale que nous gérons et que nous pouvons orienter comme nous voulons. Cependant, la police ne peut qu'inviter les prostituées à bouger et, dès lors qu'elle se déplace, les prostituées reviennent, car la clientèle, qui vient souvent d'Allemagne, est bien présente.

Nous avons organisé une réunion avec le maire dans le quartier concerné pour expliquer la situation aux riverains et les calmer. On craignait des dérapages, qui ont eu lieu dans d'autres villes. Il n'y en a pas eu à Strasbourg, parce que nous avons maintenu le contact avec les riverains et parce que, en collaboration avec des associations, comme le Nid, et d'autres bien présentes et actives à Strasbourg, nous les avons mis en garde contre les limites à ne pas franchir. Les riverains voulaient en effet filmer les clients ou faire paraître leurs photos dans les journaux ou sur internet. Ils se sont contentés d'éclairer les clients avec une lampe de poche lorsqu'ils étaient avec les prostituées. Cela a eu un certain effet dissuasif.

Il a finalement été décidé d'étendre la portée de l'arrêté municipal de novembre 2001 pour inclure la zone des quais. Nous nous sommes fondés juridiquement sur la proximité d'un établissement scolaire, car c'était le seul argument qui nous permettait d'échapper à de trop grandes difficultés. Ce second arrêté, avant même sa mise en application effective, a rassuré les riverains. Ce type de mesure a un effet psychologique efficace.

Nous ne align="justify">Depuis le début de l'année, la police municipale a ainsi dressé plus de 800 procès-verbaux à l'encontre des prostituées. Ce sont, je le rappelle, des contraventions de première classe, donc moins graves qu'un stationnement interdit, et dont le montant de l'amende est marginal par rapport aux gains de la prostitution. La dissuasion est donc relative, mais cette action a un effet, car elle est aussi l'occasion d'un contact avec les prostituées. Maintenant il suffit qu'une voiture de la police municipale arrive pour que les prostituées se déplacent d'elles-mêmes. Ceci dit, dès que la police municipale tourne le dos, les prostituées reviennent.

Quelle est la suite des procès-verbaux ainsi dressés ? La plupart de ces prostituées sont bulgares, elles ont des papiers en règle et sont hébergées pour quelques jours en Allemagne ou à la périphérie de Strasbourg dans des hôtels type Formule 1 et autres. Elles donnent facilement leurs adresses, qui sont parfois vérifiées. On s'aperçoit que généralement elles disent vrai. Même si l'autorité judiciaire m'a assuré qu'elle s'occupait du suivi judiciaire de ces procès-verbaux, au cas où les contraventions ne sont pas payées immédiatement, je n'en suis pas convaincu. De plus, une grosse partie des contrevenantes ont bénéficié de l'amnistie.

Parallèlement, et je pense que l'effet est plus grand, nous verbalisons les clients pour des infractions de circulation routière : demi-tours, freinages intempestifs ou arrêt du véhicule en violation d'un arrêté municipal. Ces procès-verbaux ont un effet net sur les clients strasbourgeois. Pour les clients étrangers, l'efficacité est moindre. Bordeaux, à la différence de Strasbourg, a médiatisé son action dans ce domaine, mais nous, nous agissons depuis le début.

Il faudrait aussi poursuivre le délit d'exhibition sexuelle. Malgré nos demandes réitérées, la police nationale et la justice se mobilisent peu. Une poursuite de temps à autre aurait pourtant, selon moi, un effet dissuasif. Etant donné que l'acte se commet aujourd'hui dans des conditions de plus en plus publiques, le délit d'exhibition sexuelle est constitué et pourrait donc être poursuivi. Il concerne bien entendu aussi le client. C'est ce qui a été fait à Bordeaux, mais cela dépend étroitement de la volonté de l'autorité judiciaire. Les riverains ne comprennent pas que rien ne soit fait dans cette direction, mais les éléments constitutifs du délit d'exhibition sexuelle doivent être réunis pour qu'elle soit poursuivie. Il faut notamment qu'elle ait un caractère public, alors que les riverains allaient traquer l'acte jusque dans la voiture du client.

Aujourd'hui, le problème n'est pas réglé, nous n'avons jamais eu d'ailleurs la prétention de le régler définitivement à notre seul niveau, mais il est mieux géré qu'il ne l'était auparavant, notamment vis-à-vis des riverains. Notre action de prévention situationnelle s'est accompagnée de travaux d'éclairage ou de destruction de buissons et s'est appuyée sur les adjoints au maire implantés dans les quartiers, pour mieux s`adapter à la situation de chaque quartier. Les prostituées cherchent la lumière pour leur propre sécurité, alors q Quelle forme prend cette interdiction ?

M. Francis Jaecki : En Allemagne, la prostitution se pratique dans des centres et la prostituée qui exerce dans la rue commet un délit. Dans la zone frontalière, l'interdiction est totale, puisqu'elle concerne également les centres. Nous récupérons donc le problème et beaucoup de clients des prostituées à Strasbourg viennent d'Allemagne.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : En effet, il suffit de voir les plaques minéralogiques à Strasbourg sur les quais. Je l'ai constaté moi-même il y a six mois.

M. Francis Jaecki : Il faut savoir qu'un bon tiers des voitures immatriculées en Allemagne sont conduites par des Strasbourgeois ou des Lorrains. Peut-être cela va-t-il changer avec les nouveaux textes, mais il y manque une précision sur l'immobilisation des véhicules.

Quant à l'autre aspect du problème, à savoir le proxénétisme, il n'est pas de mon ressort, mais de la police judiciaire et de la sécurité publique. Les riverains voient en chaque propriétaire de Golf ou de BMW un proxénète, alors que c'est bien souvent un client. Il y a bien sûr des intermédiaires entre la prostituée et le proxénète qui se trouve à l'étranger, mais aussi parfois les jeunes de nos quartiers, qui assurent une certaine protection, proche du racket. Il est difficile d'écarter ces derniers, car quand la police agit contre eux, ils sont rapidement remplacés par d'autres. Les riverains se demandent ce que fait la police contre ces gens qui tournent autour des prostituées ou qui les déposent ou les ramènent. Mais les taxis allemands qui ramènent les prostituées ne tombent pas sous le coup de la loi allemande, aux yeux de laquelle ce type de comportement n'est pas un délit. Il y a donc des limites à l'action de la police contre les proxénètes et des progrès sont à faire dans l'harmonisation de nos textes.

Voilà en quelques mots la situation telle que nous la vivons. J'ai insisté sur la répression, mais nous travaillons aussi beaucoup avec les associations. L'adjointe au maire chargée de la sécurité s'occupe davantage du volet préventif et nous nous répartissons donc les rôles. Nous sommes complémentaires. Nous maintenons des contacts rapprochés avec les associations, qui connaissent très bien les prostituées, sûrement mieux que la police, et qui nous permettent de bien connaître ces populations. Mais nous n'avons pas les réponses.

Mme Hélène Mignon : Nous venons d'entendre deux points de vue totalement différents : Mme Claude Boucher a pris la défense, à juste titre, de ces femmes que l'on traite comme des marchandises et comme des esclaves, tandis que M. Francis Jaecki se préoccupe essentiellement de l'ordre public, même s'il nous a parlé de son travail avec les associations.

A chaque fois que vous avez pris un arrêté, c'était pour protéger les enfants et les riverains et j'ai retenu de votre exposé que, lorsque vous étiez encore commissaire à Strasbourg, on vous avait demandé de "dégager" les prostituées. Pour en faire quoi ? Pour les mettre où ? C'est bien le problème.

M. Francis Jaecki : Je sais bien que les prostituées ne choisissent pas leur sort, mais, à partir du moment où elles sont là, le maire doit faire face à des problèmes de sécurité et répondre aux doléances des riverains. Il faudrait que les réglementations européennes règlent le problème au fond, mais, en attendant, le maire ne peut pas se contenter de répondre aux riverains que la solution viendra de l'Europe.

A Strasbourg, nous avons essayé de mener une politique équilibrée visant la protection des prostituées tout en ne tolérant pas certains comportements.

Mme Muguette Jacquaint : Vous avez insisté sur le volet répression et ma collègue vous a interrogé sur le volet prévention.

Mme Claude Boucher nous a fait part des obstacles qu'elle rencontrait sur la voie de la prévention. Pourriez-vous nous dire ce qu'il en est à Strasbourg ? Quel est le résultat de votre collaboration avec votre collègue chargée de la prévention ?

M. Francis Jaecki : La ville s'investit beaucoup dans le soutien aux associations, qui jouent le rôle principal dans la prévention, mais la tâche est difficile avec les prostituées de l'Est, car elles circulent beaucoup. On a constaté qu'elles restaient entre deux et trois mois à Strasbourg, avant de partir pour Lyon, Nice ou de retourner chez elles. Ceux qui les placent les gèrent.

Mme Hélène Mignon : Vous croyez qu'elles reviennent chez elles ?

M. Francis Jaecki : Cela arrive. La grande majorité de ces prostituées sont totalement prises en main, mais certaines sont isolées et essayent de revenir chez elles.

Il est donc difficile de mener des actions sociales durables auprès d'elles. C'est plus facile avec les prostituées traditionnelles ou avec les petites jeunes des quartiers, que les associations connaissent bien.

Il arrive qu'une prostituée de l'Est aille à la police pour "balancer". Elle est alors prise en charge afin de l'aider à sortir du système. Mais c'est rare.

Mme Bérengère Poletti : L'expérience que vous relatez est intéressante. La réponse municipale semble adaptée. Vous avez délimité des zones où l'exercice de la prostitution est interdit, ce qui sous-entend qu'il est autorisé hors de ces zones.

Que pensez-vous d'une réponse nationale, comme celle que propose le projet de loi pour la sécurité intérieure, qui interdirait l'exercice de la prostitution de façon générale et qui punirait le racolage ?

M. Francis Jaecki : Le racolage passif a déjà été pénalisé, mais il a aujourd'hui disparu en tant qu'infraction.

L'infraction de racolage actif existe toujours, mais elle n'est globalement pas poursuivie. Les services de police ont d'ailleurs été dissuadés de relever ce type d'infraction. Elle est pénalement moins qualifiée que ce que prévoit le projet.

Si la poursuite de ce type d'infraction n'intéresse pas l'autorité judiciaire, personne ne luttera contre, ce qui explique la situation que nous connaissons aujourd'hui. Il y a vingt ans, on ne pouvait concevoir que les prostituées racolent avec les tenues qu'elles utilisent aujourd'hui sans réaction de l'autorité. C'est bien par conséquent en raison d'un certain laisser-aller que la prostitution s'est développée et que le nombre de clients a augmenté.

Aujourd'hui, si l'on propose un nouveau texte, c'est sans doute aussi en raison des initiatives municipales, comme celles de Bordeaux ou de Strasbourg. Elles ne donnent bien sûr pas complètement satisfaction. On peut d'ailleurs faire un parallèle avec le problème de la marginalité : ce n'est pas en prenant des arrêtés sur les marginaux que l'on réglera le problème de la marginalité. Il faut traiter le problème au fond, mais il fallait bien faire face aux problèmes particuliers à certaines zones.

Le projet de loi pour la sécurité intérieure punit le racolage passif. S'agit-il du racolage bordelais, qui est également appliqué au client ? Juridiquement, cela semble un peu tiré par les cheveux. Par ailleurs, si ce projet est voté, encore faudra-t-il qu'il soit appliqué.

De plus, je doute que l'on règle le problème avec un texte de loi, même si sa publication est attendue avec intérêt par les gens du terrain qui ont besoin de textes clairs pour intervenir. Mais il ne faut pas oublier que ces prostituées sont gérées par des réseaux internationaux. Ainsi, par exemple, dans le cas de Strasbourg, elles habitent souvent en Allemagne et font des allers-retours entre l'Allemagne et la France.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je ne savais pas que la législation allemande était aussi stricte, mais elle n'est efficace que dans la mesure où les prostituées peuvent exercer en France, de l'autre côté de la frontière.

M. Francis Jaecki : Effectivement, la réglementation interdisant la prostitution dans la zone frontalière en Allemagne est efficace parce que la prostitution peut s'exercer dans des centres dans les autres provinces et dans la rue en France. Il faut aussi bien voir que la zone frontalière est une région riche, formée de petits villages et de petites villes, alors que Strasbourg est une ville.

Mme Muguette Jacquaint : On retrouve ce phénomène en France dans une même ville lorsqu'un arrêté interdit l'exercice de la prostitution dans un quartier et que ce sont les quartiers limitrophes qui doivent affronter le problème. De tels arrêtés ne résolvent rien.

M. Francis Jaecki : C'est vrai, on ne fait que gérer des situations de crise, mais c'est nécessaire, car les riverains subissent des nuisances. Le problème du déplacement est difficile, car on ne peut pas l'organiser sans faire de proxénétisme. Il faut faire en sorte que les prostituées comprennent qu'elles ne doivent pas aller là où elles sont indésirables, mais il faut aussi prendre garde à ce qu'elles ne se retrouvent pas dans des zones dangereuses, à savoir des endroits sombres et périphériques. Les associations ont d'ailleurs craint que nous ne voulions les repousser vers les quais obscurs des zones industrielles. Ce risque est limité, car elles ne vont pas là où le client ne passe pas.

Mme Hélène Mignon : Oui, mais le client se déplace ; il sait où trouver les prostituées.

M. Francis Jaecki : Quand il n'y a que ce type de déplacement, la police le gère plus facilement. Les prostituées préfèrent attendre sur des axes passants, même si l'acte est commis dans des endroits plus discrets. Nous veillons, en partenariat avec les associations, à ne pas les envoyer dans des secteurs obscurs, où les risques sont réels. Nous recherchons l'équilibre.

Mme Bérengère Poletti : Pour remonter les filières et dépister les proxénètes, j'imagine que vous devez interroger des prostituées. Pensez-vous que, si on pénalise les prostituées, il y aura un risque de rupture entre la police et la prostitution ?

M. Francis Jaecki : Je n'exerce plus de responsabilités au sein de la police nationale, mais je reprends ma casquette policière pour vous répondre.

Pour établir le proxénétisme, il faut d'abord établir que la personne est une prostituée. Le procès-verbal constatant un acte de prostitution est une preuve qui permet d'alimenter la procédure de proxénétisme.

Par ailleurs, à Strasbourg, les contacts entre les prostituées et les services de répression, principalement municipaux puisque les services de l'Etat ne s'occupent pas de ces affaires, ne sont pas mauvais. Certes, 800 procès-verbaux ont été dressés depuis le début de l'année, mais ce n'est pas du matraquage, car, dans la plupart des cas, les policiers municipaux se contentent de discuter avec les prostituées pour les faire partir des abords des écoles ou pour les inciter à ne pas pratiquer devant des rez-de-chaussée d'immeubles. Ils ne verbalisent que celles qui ne veulent pas comprendre et qui insistent.

Mme Béatrice Pavy : Pensez-vous que ces femmes souhaitent être considérées comme des victimes ou, qu'au contraire, elles souhaitent continuer à exercer librement ?

M. Francis Jaecki : C'est toute la question, mais il est toujours très difficile, je le sais en tant que policier, de faire parler les prostituées, parce qu'elles craignent pour elles-mêmes.

J'ai été directeur départemental dans le Var, il y a encore très peu de temps. A Toulon, existe un autre type de prostitution dans le centre-ville. Dans les établissements nocturnes qui y fonctionnent, les prostituées n'ont pas du tout la même approche que celles de Strasbourg. Elles viennent travailler quand les bateaux arrivent. Les proxénètes n'ont pas le même profil que ceux de Strasbourg, ce sont des tenanciers, ou des tenancières, que la police connaît bien et sur lesquels elle a prise, puisqu'en fermant leur établissement, elle gêne considérablement l'exercice de la prostitution.

Je ne sais pas où sont les prostituées aujourd'hui à Toulon, si elles sont dans la rue ou ailleurs.

Mme Geneviève Levy : Je suis élue de Toulon. Les choses ont effectivement évolué. La situation actuelle à Toulon ressemble à celle que vous décrivez à Strasbourg, alors que la prostitution à Toulon n'avait jamais eu ce visage, aussi loin que ma mémoire remonte. Elle était concentrée géographiquement et n'était pas visible. Les prostituées traditionnelles à Toulon ne connaissaient les mauvais traitements que de façon très marginale.

M. Francis Jaecki : Quand j'ai quitté Toulon il y a deux ans, les prostituées de l'Est ne se trouvaient encore qu'à Nice et Fréjus. Elles sont aujourd'hui à Toulon et il y a maintenant des rivalités avec les prostituées travaillant dans les bars gérés dans la ville basse.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : En Guadeloupe aussi, on voit la prostitution se développer dans des quartiers où elle n'existait pas auparavant. Ainsi, des prostituées de Saint-Domingue se sont installées près de l'université et travaillent du matin au soir, mais personne, pas même la police, ne fait quoi que ce soit. Que faire dans ce cas ? On nous parle de l'Europe, mais que peut faire notre Gouvernement ?

Selon la présidente de l'association que nous avons entendue précédemment, certaines femmes gagnent si peu d'argent qu'elles sont obligées de se prostituer.

M. Francis Jaecki : Il ne faut pas oublier qu'il y a des décalages économiques importants qui expliquent que les prostituées de l'Est viennent chez nous. Certaines viennent d'ailleurs de leur propre gré. Certes, beaucoup d'autres sont prises dans des réseaux et celles venues de leur propre gré risquent de tomber dans ces réseaux si elles veulent continuer à exercer, car les proxénètes se répartissent les territoires.

Mme Gabrielle Louis-Carabin : Il y a un problème économique, mais il y a aussi un problème législatif. On ne peut laisser la situation perdurer.

M. Francis Jaecki : La solution n'est sûrement pas celle d'un arrêté municipal, qui ne peut être qu'une mesure immédiate.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie. Votre témoignage est important, car l'action de la municipalité de Strasbourg, confrontée à des problèmes locaux et européens, donne des pistes de réflexion.

Audition de M. Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid,

et de Mme Claudine Legardinier, journaliste

Réunion du mercredi 23 octobre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux droits des femmes a le plaisir de recevoir M. Bernard Lemettre, président du Mouvement du Nid, et Mme Claudine Legardinier, journaliste, le jour même où M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, présente devant le Conseil des ministres un projet de loi dont certaines dispositions concernent la prostitution. Le texte du projet de loi étant maintenant officiel, vous allez pouvoir, à la différence des personnes auditionnées qui vous ont précédés, nous indiquer votre position sur ce texte et nous éclaircir sur la position que la Délégation peut être amenée à encourager.

Monsieur Bernard Lemettre, vous militez depuis plus de vingt-cinq ans dans le Mouvement du Nid, qui oeuvre pour la disparition de toute prostitution, estimant qu'elle est une atteinte à la dignité et aux Droits de l'homme et qu'il faut la refuser au même titre que l'esclavage.

Vous êtes accompagné de Mme Claudine Legardinier, journaliste, engagée depuis longtemps dans le domaine des droits des femmes, récemment nommée à l'Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes et qui vient d'écrire un livre intitulé Les trafics du sexe, que vous avez eu la gentillesse de nous faire parvenir.

Ce livre éclaire bien le problème posé aujourd'hui par la prostitution. Même si l'on dit qu'il s'agit du plus vieux métier du monde, la prostitution prend aujourd'hui des dimensions telles qu'il convient de mener une réflexion, puis de prendre des décisions : ce qui est en jeu, ce sont des femmes, des réseaux et, tout simplement, la dignité humaine.

M. Bernard Lemettre : Je suis l'actuel président du Mouvement du Nid, après avoir été pendant quinze ans son coordinateur national. Je salue ici M. Bernard Roman, avec lequel nous avons travaillé sur la prostitution à Lille ; notre rencontre a été déterminante pour la mise en place de nombreux outils.

Le Mouvement du Nid a maintenant plus de soixante ans d'expérience, puisqu'il est né en 1937 de la rencontre entre André-Marie Talvas et Germaine Campion. Pour ma part, je me suis intéressé à la prostitution depuis un travail effectué au Brésil, de 1964 à 1968.

Mme Claudine Legardinier : J'ai d'abord été journaliste sur de tous autres sujets, et, c'est tout à fait par hasard que j'ai commencé à travailler pour la Revue du Mouvement du Nid, qui s'appelle aujourd'hui Prostitution et Société.

La première fois que l'on m'a demandé d'interviewer une jeune femme prostituée, j'ai ouvert des yeux ronds, avec le sentiment que l'on m'envoyait sur une autre planète. J'y suis allée empreinte d'un mélange de malaise et de crainte. Ce jour-là, il y a maintenant plus d'une dizaine d'années, j'ai été tellement marquée par l'itinéraire de cette jeune femme, que j'ai commencé à m'intéresser au sujet.

J'accorde une grande importance à l'écoute des personnes qui sont dans la prostitution. Je tiens absolument à partir de là dans mon travail, c'est-à-dire écouter la parole de celles qui sont dans la prostitution et songent à la quitter, car c'est une parole que l'on n'entend jamais. J'insiste sur ce point : il y a énormément de silences sur le sujet de la prostitution. Certes, on assiste à un certain battage médiatique, mais ce dernier se concentre toujours sur les mêmes aspects, les plus choquants, ceux qui sont vraiment insupportables.

Il est vrai que la question des trafics constitue aujourd'hui le scandale absolu du système prostitutionnel. Mais ce que nous nous efforçons de montrer, c'est qu'il procède, en fait, d'une logique globale propre à ce système. Il n'y a pas, d'un côté, un affreux trafic et, de l'autre, une "bonne prostitution", qu'il serait légitime de prostitutionnel.

Or, celui-ci est extrêmement ancien. On a l'habitude de dire que la prostitution est vieille comme le monde. C'est faux : les femmes ont d'abord été bergères ou soignantes avant d'être prostituées. La prostitution nécessite une organisation commerciale, liée aux grandes villes, c'est-à-dire des organisations qui ne sont venues qu'avec le temps et n'ont pas procédé d'un phénomène naturel.

La prostitution n'est pas le plus vieux métier du monde. C'est une phrase que l'on avance pour ne pas avoir à réfléchir. Il est important de le dire et de le répéter, car on légitime ou banalise ainsi la prostitution, en se fondant sur un certain nombre d'idées reçues que personne ne songe à remettre en cause, et on réfléchit en partant de pareilles arguties qui sont, en fait, totalement fausses. Dire qu'il s'agit du plus vieux métier du monde revient à dire que l'on n'a jamais rien pu faire et que l'on ne pourra jamais rien faire.

En réalité, la prostitution est un phénomène d'ordre politique, sur lequel on peut raisonner et contre lequel on peut agir. Ce n'est pas, comme les ouragans, un phénomène naturel qu'il faut subir de toute éternité.

Mais il existe bien d'autres clichés. Il en est un, particulièrement, qu'il faut mettre sur la table et disséquer : celui qui voudrait que la prostitution évite les viols. Une sorte de consensus fait que l'on est prêt à légitimer ce système de la prostitution, parce qu'il empêcherait les violences. Nous pensons a contrario que la prostitution est le résultat de violences vécues en amont et un "abcès" dans la société, qui engendre des violences. On n'est pas du tout dans le fait d'éviter la violence mais plutôt dans une création, un cumul de violences - et le terme d'abcès est, pour moi, une image qui évoque assez bien la réalité.

Nous ne pourrons pas citer tous les clichés ; ceux que je viens de vous donner n'étaient que des exemples pour en venir à ce que je veux absolument dire ici : nous sommes, certes, dans le degré extrême du scandale avec les trafics, mais il faut absolument une politique qui s'en prenne au système prostitutionnel dans son ensemble.

J'ai appris qu'il y aurait une manifestation d'un collectif de prostituées, le 5 novembre, devant le Sénat. C'est très intéressant, parce qu'il s'agit d'un collectif de prostituées dites "traditionnelles". Disons des prostituées françaises. Elles disent qu'il ne faut pas tout mélanger, qu'il faut lutter contre les trafics, mais qu'il convient de leur donner le droit de travailler et des droits sociaux.

Nous pensons, pour notre part, qu'il faut s'en prendre au système prostitutionnel tout entier, en mettant essentiellement en oeuvre une politique de prévention et d'éducation ; donc, une politique à long terme. Comme vous le disiez en introduction, la prostitution n'est, malheureusement, pas un problème qui trouvera sa solution cet après-midi. Nous n'avons pas de solution miracle à proposer, seulement l'extrême conviction qu'il est possible d'avancer par le biais d'une politique à moyen et long terme, qui aura pour but d'agir sur l'éducation.

Il est beaucoup question dans la prostitution de la relation entre les hommes et les femmes. Celle-ci est vraiment centrale. C'est un sujet qu'il faut travailler dès la maternelle, dès la crèche - peut-être même dès la grossesse des femmes en difficulté, comme me le disait un psychothérapeute.

Il faudra réellement avoir la volonté de mettre en place des actions d'éducation pour changer les mentalités, parce que la prostitution est la résultante de plusieurs facteurs : prostituées, mais aussi clients, proxénètes, et mentalités. Nous faisons tous preuve d'une immense complaisance à l'égard de ce système prostitutionnel, au nom du fait qu'il relèverait d'une tradition tellement ancienne qu'il ne serait plus possible d'y toucher.

M. Bernard Lemettre : Je poursuivrai en ajoutant que nous sommes aujourd'hui tributaires de la pratique des hommes qui nous ont précédés durant des siècles et de décisions qui furent prises tout au long de l'Histoire.

Il faut appréhender la prostitution dans sa globalité. Pour l'illustrer, je vous livrerai deux exemples que j'ai vécus très récemment.

Dans un collège de Roubaix, lors d'un débat avec une classe de 6ème - des garçons et des filles d'une douzaine d'années - un garçon me dit : "Sans prostitution, il y aura plus de viols". Je lui ai demandé où il avait appris cela. Il ne le savait pas. Mais, à douze ans, il justifiait déjà l'existence de la prostitution.

A Bruay-la-Buissière, petite ville du Pas-de-Calais, lors d'un débat, un garçon de dix-sept ans se désigne comme client de la prostitution à Lille. De fil en aiguille, il en vient à me dire : "De toute façon, les femmes sont toutes des salopes".

Le premier travail consiste à extirper de la tête de la population, en particulier des jeunes générations, l'idée que la prostitution est un remède. On entend dire : "Elle arrondit ses fins de mois". A cela, nous répondons qu'elle "arrondit sa misère". A travers le langage, il y a une manière d'extirper des préjugés de la tête des gens.

Il y a aussi un autre travail de formation à accomplir. Nous l'avons engagé avec M. Bernard Roman à la mairie de Lille depuis 1994. Il s'agit de la formation des acteurs sociaux. A Lille et dans ses environs, nous avons formé les acteurs sociaux, à raison d'un cycle de formation de huit à neuf jours. Nous avions, en effet, appris que ces derniers, en trois ans de formation, ne recevaient qu'une journée de formation sur la prostitution, et le plus souvent sur le code pénal et le droit en la matière.

Puis, le second : un beau jour, le discours se modifie. C'est alors qu'elles franchissent la porte de nos lieux de rencontre. La souffrance va émerger. La personne se rend compte de ce qu'elle est. Comme elle le dit souvent, elle est une putain. Récemment, une femme me disait : "De toute façon, pour ma maman, je suis une putain, mais elle n'a plus de fric", c'est-à-dire que toute la famille s'était habituée à vivre sur l'argent de la prostitution.

La souffrance se réveille et le discours se modifie : "Je ne peux plus les supporter, ces porcs !" Ce client, bienvenu hier, aujourd'hui, on ne supporte plus sa peau, son odeur, etc. Le rejet se manifeste de maintes façons.

Enfin, le troisième discours est celui de la souffrance des personnes qui ont quitté la prostitution, souffrance à laquelle je rendais hommage récemment lors d'une émission de M6. C'est vraiment une souffrance. Claudine, qui en a rencontré un certain nombre avec nous, peut en témoigner : "On n'oubliera jamais ce qui s'est passé. Cela nous colle à la peau".

Ces personnes vivent dans une grande souffrance... et à quel prix ! Il y a un effort à faire de ce point de vue.

Le projet du Mouvement du Nid est audacieux : il affirme qu'une société sans prostitution est possible. Chaque fois qu'une personne quitte la prostitution, elle montre la réalité de cette affirmation.

Une politique cohérente est donc une politique qui prendra en compte à la fois la prévention - c'est-à-dire tout ce qui permettra d'extirper de la tête des gens que la prostitution est un remède à une difficulté - la formation et l'aide à la réinsertion.

Il faudrait qu'un jour, une position politique soit clairement affirmée dans ce pays. J'attends du Président de la République ou de son Premier ministre qu'ils disent que la prostitution est une atteinte à notre dignité, que ce soit affirmé haut et fort, et que soient engagés les moyens nécessaires.

Il ne s'agit pas de se diriger vers une prohibition de la prostitution, car on sait ce que peut donner la prohibition. Lorsque je siégeais à la sous-commission des Droits de l'homme en 1989, l'ex-représentant de l'URSS nous narguait en disant : "Mesdames et messieurs les occidentaux, ce problème ne nous concerne pas.  Chez nous, il n'y a rien de tout cela." Mais, quand le Mur de Berlin est tombé, on s'est rendu compte que le plus grand bordel du monde était derrière le Mur. A tel point qu'aujourd'hui, ils exportent des personnes vers nos pays. Mais le problème était préexistant.

Il ne s'agit pas non plus de se diriger vers un système réglementariste, comme en Allemagne. Ce système reconnaît dans la loi que la prostitution est une activité normale et admet par là même l'esclavage des femmes.

Non, il faut avoir l'audace de dire que ce problème ne se règlera pas par de petites prises de positions politiqu size="2"> : Tout à fait.

Cet homme, dont on tolère tout aujourd'hui, il faut aussi essayer de le comprendre, de voir pour quelles raisons il en est arrivé là et comment la société fabrique le client. Cette mesure de pénalisation du client ne nous paraît pas actuelle.

Mme Claudine Legardinier : Je reviendrai sur cette question du client, car je suis bien moins modérée que Bernard Lemettre sur le sujet.

A mon sens, c'est sans doute aujourd'hui le problème central car, finalement, quel est le point commun entre ces jeunes femmes, qui sont objet de trafic, et ces Françaises, ces jeunes femmes "bien de chez nous", qui sont dans la prostitution ? C'est bien que des clients vont les acheter sans se poser de questions. Le client, par l'argent de la prostitution, achète le droit à l'irresponsabilité la plus totale !

Or, dans nos sociétés, il me semble que nous avançons vers la responsabilisation masculine. Pardonnez-moi, messieurs, mais pendant très longtemps dans la relation homme/femme, les hommes avaient un droit à l'irresponsabilité dans de nombreux domaines. On peut songer à la paternité, par exemple. Nos sociétés avancent vers l'obligation pour les hommes d'être responsables, mais cautionnent dans la prostitution un bastion d'irresponsabilité masculine. A partir du moment où les clients ont sorti un billet, ils ont tous les droits - et surtout celui de ne se poser aucune question sur l'itinéraire qui a amené la jeune femme là où elle est. Ils achètent, pardonnez-moi l'expression, le droit de s'en foutre !

Ensuite, il est vrai que nous avons de grands débats sur la pénalisation ou non du client. Je vous avoue que je suis extrêmement embarrassée.

Il est vrai qu'il faut, là encore, éduquer, éduquer et éduquer, c'est-à-dire remettre en cause les normes de la virilité et du machisme qui, excusez-moi, sont encore en vigueur dans la cour des écoles. Pour avoir des filles à l'école primaire, je pense vraiment que le travail doit commencer très tôt ; des petits caïds y font déjà la loi et le port de la jupe est déjà "interdit".

Il faut engager des études et des travaux sur ces sujets. Malheureusement, il y a tellement à faire au sein de l'Education nationale que l'on se soucie très peu de cet aspect, alors qu'il est central.

Il y a donc un gros travail d'éducation et de responsabilisation à faire en direction des clients.

Prenez aussi l'exemple des procès de Bordeaux. Deux clients se sont présentés devant le tribunal. L'un disait : "Mais enfin, je ne suis ni un criminel, ni un voleur, qu'est-ce que j'ai fait ?" Je vous avoue que moi, qui suis pourtant sans pitié pour les clients, je comprends le discours de cet homme. On ne peut pas être dans une société qui vous encourage de tous les côtés - y compris dans l'imagerie publicitaire - à consommer des femmes, et se retrouver, du jour au lendemain, devant un tribunal, pour avoir payé une passe. Cet homme n'a pas compris, et il est normal qu'il n'ait pas compris. Nous sommes devant une action qui n'a pas ét&eacu propre et cela ne dérangera personne."

Le juge a donc donné son absolution au client, en lui conseillant de faire cela en douce. Si même ceux qui disent le droit partagent ces mentalités, qui justifient et légitiment le système, cela montre tout le travail qui reste à accomplir.

Maintenant, et c'est là qu'à titre personnel je m'écarte un peu de la position du Mouvement du Nid, je crois qu'un jour viendra où il faudra qu'une norme soit posée. Et je veux saluer ici le travail des Suédois, car l'on n'a pas assez dit en France que les Suédois, qui ont effectivement adopté une loi qui pénalise l'achat du corps prostitué, avaient auparavant travaillé pendant trente ans à faire de l'éducation sexuelle dans les écoles.

M. Bernard Roman : Oui, ils ont travaillé en amont.

Mme Claudine Legardinier : Bien sûr, un énorme travail a été réalisé en amont. Cela, les médias français ne l'ont pas dit. Pire, ils ont vilipendé le "puritanisme" des pays nordiques. Eh bien, non, ils ne sont pas si puritains que cela ! Ils ont préparé leur loi.

Je trouve quant à moi leur expérience intéressante et tiens à souligner que les personnels de l'armée et de maintien de la paix que l'on envoie au Kosovo, ou ailleurs, reçoivent une information sur la prostitution. J'ai appris, par une amie suédoise, que deux d'entre eux ont été renvoyés en Suède, parce qu'ils fréquentaient les bordels locaux et exploitaient sexuellement de jeunes femmes prostituées. Si le travail de prévention suédois a permis de faire bouger même l'armée - bastion machiste s'il en est - c'est que, malgré tout, un travail intéressant est possible.

Il me semble qu'il faudrait, en France, appliquer cette politique éducative et, au bout d'une politique éducative, il faudra bien que soit écrite dans la loi la norme selon laquelle on n'achète pas le corps de l'autre.

M. Bernard Lemettre : En fait, en disant cela, Claudine Legardinier ne s'écarte pas de ce que pense le Mouvement du Nid, qui estime cependant qu'il y a des étapes à franchir...

Mme Claudine Legardinier : Bien sûr, mais le client est absolument central dans cette affaire.

Je voudrais aussi revenir sur ce que disait Bernard Lemettre sur les violences et les rapports entre les trafics et la prostitution, pour souligner que ces jeunes femmes victimes de trafic ont, à des degrés divers, une histoire assez similaire à celle des prostituées françaises qui sont sur les trottoirs de nos villes. Celles qui viennent d'Albanie, de Bulgarie ou d'autres pays et qui font l'objet de trafics ne sont pas n'importe quelles femmes : ce sont les plus fragiles, que ce soit affectivement, économiquement, socialement ou culturellement. Le système prostitutionnel s'en prend toujours aux plus vulnérables. En Albanie ou en France, il obéit à la même logique.

Ensuite, on pourra toujours trouver une pendant un quart d'heure, elle vous dira toujours que tout va très bien, qu'un jour elle a choisi cette voie. Mais si vous passez trois ou quatre heures avec elle, tout ce beau discours s'effondre.

A cet égard, il faut interroger l'aspect médiatique du plateau télévisé en direct, où l'on donne la parole à celles qui, dans la prostitution, vont vous dire la "vérité" : elles disent ce qu'il est légitime pour elles de dire ; elles veulent sauvegarder leur dignité et elles ont raison ! Je crois que si j'étais prostituée et que si j'allais sur un plateau de télévision, je dirais aussi que la prostitution, c'est bien, que je l'ai choisie et que j'en suis fière, parce que c'est la seule façon qu'on vous rende une dignité.

Le scandale, c'est de leur refuser une dignité. C'est aussi de les envoyer en prison ou de leur coller des amendes supplémentaires. Ce n'est pas supportable ; il faut leur rendre une dignité et leur donner les moyens de s'en sortir.

Si leur discours est tout à fait compréhensible à titre individuel, ce n'est pas une raison pour le prendre pour argent comptant à titre collectif et se résigner comme aux Pays-Bas, comme en Allemagne, à en faire un métier à proposer à nos filles.

C'est absolument insupportable d'entendre cela. La France a un rôle de leader à jouer en Europe, pas un rôle répressif, mais un rôle de leader abolitionniste, face aux pays qui sont en train d'adopter cette position réglementariste. L'Espagne est en train de faire pareil, avec des bordels au bord des routes, où il se passe des choses absolument infâmes... mais sous des dehors tellement festifs, accompagnés d'un petit discours libertaire qui aide à faire passer les pires choses !

Nous sommes cernés par des réglementaristes, par des gens qui cherchent à faire un maximum d'argent avec le corps des femmes, des hommes et des enfants. On ne peut pas à la fois s'insurger contre la prostitution des enfants, en la dénonçant comme un scandale, et légitimer celle des femmes. Si la situation est ce qu'elle est aujourd'hui, c'est parce que l'on a laissé faire. Tant que c'était nos femmes qui étaient sur les trottoirs, cela ne gênait personne. C'était tellement normal : c'était le plus vieux métier du monde et cela évitait les viols ! La situation n'a pas bougé.

En matière de proxénétisme, on a été plus que mou. On s'est dit que le petit Julot n'était pas bien méchant. Le proxénétisme hôtelier, j'en parlais récemment avec un juge, ce n'est pas méchant, ce n'est pas violent. Si, c'est méchant ! Les proxénétismes tiennent ensemble. Si les réseaux aujourd'hui s'installent dans nos villes, c'est parce qu'ils prennent appui sur les petits proxénètes locaux. Tant que l'on n'aura pas compris cela, on n'avancera pas. Il faut donc une politique globale. La prostitution des enfants, qui nous scandalise, obéit à la même logique. Si on laisse le marché de la prostitution se développer comme on est en train de le faire à l'échelle planétaire, le client est roi. Or que veut le client ? Des produits de plus en plus frais et de plus en plus diversifiés. En toute logique, il achète aussi des enfants. Il n'est pas rega nous ne sommes en aucun cas. Nous défendons les droits humains et, en tant que femme, je défends l'égalité des femmes et des hommes. Nous essayons d'arriver à la parité en politique, mais c'est un leurre si nous les renvoyons au bordel !

M. Bernard Roman : Le seul point que je ne partage pas dans vos propos, c'est ce que vous venez de dire sur la pédophilie. Toutes les études médicales, psychiatriques, sociologiques démontrent qu'une grande partie des pédophiles ne sont jamais passés par le rapport sexuel adulte. Ce n'est pas la prostitution qui amène à la pédophilie.

Mme Claudine Legardinier : Je me suis mal fait comprendre. Nombre de clients de la prostitution adulte en viennent, par une espèce de complaisance vis-à-vis d'eux-mêmes, à glisser vers des prostitués de plus en plus jeunes.

M. Bernard Roman : Alors, je suis d'accord.

Mme Claudine Legardinier : Je voulais simplement dire qu'à l'origine, ce ne sont pas des pédophiles au sens clinique.

M. Bernard Roman : Nous sommes d'accord.

Une question me préoccupe, mais je tiens à préciser avant de la poser qu'au sein de cette Délégation - j'en prends à témoin Mme Danielle Bousquet - nous ne sommes pas sur des clivages politiciens et nous avons des débats que nous rencontrons aussi à l'intérieur de nos groupes et que vous avez vous-mêmes, par exemple, sur la pénalisation du client. Je pose donc une question plus particulièrement à M. Bernard Lemettre, qui a depuis des années le contact avec des femmes prostituées : quelles peuvent être les conséquences pour les prostituées de l'affichage et de l'utilisation d'un nouveau cadre légal punissant le racolage ?

Je suis d'accord avec vous : au début, c'est toujours elles qui ont choisi la prostitution et elles le vivent bien. Puis, après une ou deux heures d'entretien, on entend le discours inverse. Quelles peuvent être les conséquences, sur les prostituées et la prostitution, d'un cadre légal, par lequel, du fait de leur présence sur le trottoir, des flics peuvent les embarquer, les emprisonner ou simplement leur reprocher des attitudes ?

M. Bernard Lemettre : Cela ne changera rien et ne fera qu'enfoncer encore davantage ces personnes dans leur détresse et leur solitude, dans leur enfer.

S'agissant de la police, entre un policier qui passe et fait la bise et celui qui emmène au poste, il existe un large éventail de manières de rencontrer ces personnes. Quand l'arbitraire s'y met, tout devient possible.

Actuellement, on est en train de mieux cerner une pratique de policiers qui, à Lille, baissent les pantalons des travestis équatoriens et éclairent leurs sexes avec une lampe de poche.

Je citais également à M. Robert Badinter, lors d'une récente audition au Sénat, le cas d'une pers d'euros.

Je me suis rendu chez M. le directeur départemental des impôts. Dix minutes après, j'en sortais, après qu'il m'ait dit qu'il allait prendre une grosse éponge pour effacer l'ardoise. Mais, derrière cela, il y avait un rapport de cinq pages, établi par son administration, dans lequel on lisait : "Madame, pendant tant d'années, vous avez fait tant de fellations, vous avez eu tant de rencontres, etc... Pour les frais professionnels, il sera déduit 300 000 francs de ce que vous avez remis à votre proxénète...". Mais où sommes-nous ? !

Derrière des procès verbaux, il y a tout cela. Nous ne sommes pas dans un ensemble cohérent, mais dans l'arbitraire, où tout devient possible. Il en va de même pour la prostitution. Je reprends souvent une phrase de Wassyla Tamrali, de l'UNESCO, selon laquelle c'est bien parce que l'on prostitue des adultes que l'on en vient un jour à prostituer des enfants.

Derrière les amendes pour racolage se profile la banalisation. On va laisser faire qui on voudra et on verbalisera qui on voudra, parce que, comme je l'ai dit à M. Nicolas Sarkozy : "Votre police n'est pas formée pour cela". Il a reconnu que c'était vrai.

Il y a quinze jours, j'ai eu des débats avec les élèves de l'école de police de Saint-Malo. Quand je vois ces hommes qui seront policiers en février prochain, je me demande s'ils sont vraiment prêts à affronter toutes les tâches que l'on va leur confier. Ce ne sont pas des hommes plus méchants que d'autres. Non, mais quand on appréhende la question de la prostitution, et même celle du client...

Actuellement, je suis en rapport avec un pharmacien, que son épouse m'a envoyé parce qu'il était client de la prostitution. Il l'était, ne l'est plus, mais quand il me raconte son histoire, je me dis qu'il y a sans doute une étape intermédiaire entre le laisser-faire et la punition, la verbalisation. De ce qu'il me raconte de sa vie conjugale et familiale, je peux dire que, derrière une façade, il y a une solitude absolument terrible, un lien social et un lien à l'intérieur même du couple complètement inexistant.

La prostitution, c'est le produit de tout cela.

J'insiste avec Claudine Legardinier pour dire que la véritable politique est une politique cohérente basée sur l'éducation, sur le temps, mais qu'il faut s'y mettre dès maintenant.

J'ai dit aussi à M. Nicolas Sarkozy qu'il fallait également que l'Etat vérifie où il distribue ses financements. Peut-on continuer à accorder des subventions à des associations qui font sans doute un bon travail auprès des personnes, mais qui, dans le même temps, disent que la prostitution est un travail comme un autre ? Où est la cohérence ? D'un côté, on punirait le client et on verbaliserait les personnes prostituées et, de l'autre, on donnerait des subventions à des gens dont le discours est de dire que la prostitution est un métier comme un autre et qu'il faut respecter la liberté des femmes ?

Mme Claudine Legardinier : De plus, au moment où le Mouvement du Nid essaie de former innombrables.

L'un des grands changements qui affecte la prostitution aujourd'hui, c'est justement qu'elle devient de plus en plus cachée. Quand tout sera rendu invisible et qu'à la limite, l'ordre public sera préservé, on ne touchera plus à rien. Cela va totalement à l'inverse du sens souhaité.

M. Bernard Lemettre : Nous en avons un exemple vivant, M. Bernard Roman. Quand j'ai commencé à travailler avec vous sur la prostitution, tous vos collaborateurs affirmaient que la prostitution n'était pas un problème à Lille. On ne voulait pas la voir, personne ne voulait la voir. Elle ne causait pas de problèmes, pourtant, elle faisait ses ravages.

M. Bernard Roman : Et cela ne s'est pas amélioré, malgré tout le travail que nous avons fait !

M. Bernard Lemettre : Si, cela s'est amélioré. Par exemple, dans l'enceinte de la mairie commence demain un stage de formation pour vingt-trois travailleurs sociaux.

M. Bernard Roman : Il est vrai que l'on a subi comme partout l'arrivée de la prostitution des pays de l'Est...

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et des Africaines.

M. Bernard Roman : Face à la nouvelle génération de prostitution qui s'annonce, avec les bars à hôtesses et les maisons closes, on se dit qu'en effet, s'il est une réponse, c'est une réponse culturelle.

Mme Claudine Legardinier : C'est pour cela que c'est long et que nous n'avons pas de solution miracle. Ce sera long et difficile.

M. Bernard Lemettre : Le fait que nous en parlions est déjà un progrès. Ce matin, à 6 heures du matin, j'étais sur RMC.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Cela signifie que les gens en prennent peut-être plus conscience aujourd'hui.

Sincèrement, quand j'ai entamé les auditions sur ce thème de la prostitution, je n'imaginais pas en venir à entendre ce que vous nous dites. Vous avez raison de dire qu'en parler est déjà un début. En effet, au niveau de l'application de la loi, tout un travail pédagogique est à entreprendre, sur lequel l'Assemblée sera bien obligée de réfléchir. Il n'y a pas seulement la loi en tant que telle, dans sa rigueur et sa froideur. Tout un travail reste à faire, pour lequel trente ans ne seront pas de trop. Ce sont nos enfants qui seront capables, peut-être, de démarrer le vrai travail législatif.

Mme Béatrice Pavy : Je suis tout à fait d'accord avec ce que vous avez dit. Il faut changer les mentalités, ce qui demande une réponse culturelle qui prendra du temps. Mais, en même temps, depuis quelques années, on voit les choses s'organiser et s'aggraver considérablement.

Il faut bien trouver une solution pour les quinze ans qui viennent. On ne va pas attendre quinze ans d'éducation. Ce n'est pas possible. C'est pour cela qu'il nous faut avoir un texte, même s'il ne fait pas l'unanimité. Même s'il n'est pas le remède idéal, un texte peut provoquer la discussion, la réflexion.

Mme Claudine Legardinier : J'irai dans votre sens en disant que, dans ce cas, il vaut mieux que le texte porte sur le client que sur la personne prostituée, parce que cela va déjà nous permettre d'avoir une avancée de mentalité. Maintenant, je vous avoue que je cherche comme vous : faudra-t-il vraiment en passer par un système d'amende ?

Peut-être faudrait-il trouver une solution qui ne soit pas de pure répression. Vous connaissez sans doute les expériences menées aux Etats-Unis qui, vous le savez, sont prohibitionnistes, c'est-à-dire que la prostitution y est interdite. Le client tombe sous le coup de la loi et, s'il est arrêté, on lui propose, soit d'effectuer une peine de prison, soit d'assister à une journée de sensibilisation sur la prostitution.

Pourrions-nous mettre au point des actions de ce type ? Je ne suis pas en mesure de vous donner la formule magique, mais n'y a-t-il pas là une idée à creuser ? Sans loi pour interdire, comment amener les clients à assister à une journée orchestrée par d'anciennes prostituées venues dire ce qu'est la prostitution, ce qu'elles y ont vécu. Personnellement, je n'ai pas assisté à ces journées aux Etats-Unis. Il semblerait que ce soit assez impressionnant et que ces messieurs qui arrivent en regardant le bout de leurs chaussures au début de la journée, relèvent un peu le nez au cours de la journée.

Ce sont des méthodes américaines, qui ne sont pas forcément applicables chez nous. Je pense que les Français ne verraient pas cela d'un bon oeil. Mais des prostituées sont là et leur expliquent ce qu'elles ont vécu ; l'une explique, par exemple, qu'après avoir été violée par son oncle, elle a été jetée de chez elle à seize ans et raconte l'itinéraire qui l'a conduite à la prostitution ; elle finit en leur demandant s'ils peuvent penser que c'est pour le plaisir qu'elle avait des relations avec des clients.

Non, c'était le dégoût le plus total. Si on laisse parler d'anciennes prostituées, elles vous diront le dégoût qui était le leur. Si nous avions le temps, je vous parlerais de l'anesthésie totale à laquelle elles se condamnent elles-mêmes pour subir cette maltraitance, parce qu'il s'agit bien d'une maltraitance. Si déjà, elles peuvent le dire à des clients... Il y a certainement quelque chose à chercher dans cette direction, mais je ne sais pas comment on va pouvoir s'y prendre. Il faut les informer, c'est sûr, mais comment ?

Je suis d'accord avec vous, il faut un choc psychologique au niveau des clients.

M. Bernard Lemettre : La première mesure à prendre serait de renforcer les moyens de lutte contre le proxénétisme. Quand vous voyez l'effectif actuel de  : Les associations les voient sur les trottoirs. Ils sont là !

M. Bernard Lemettre : Pourquoi la police ne les verrait-elle pas ?

Mme Claudine Legardinier : Du moins, les relais sont là, car les têtes de pont n'y sont pas. Ils ne prennent pas de risque.

M. Bernard Lemettre : Il ne faut pas oublier les petits réseaux locaux que l'on a bien voulu négliger jusqu'à présent. Quand Elena, que Claudine Legardinier cite dans son livre, est emmenée de Bruxelles à Lille, le chauffeur l'amène jusqu'à la gare de Mouscron, petite ville frontière, la fait passer en taxi et la rejoint à Lille. Il ne passera pas la frontière, qui n'en est plus une, avec elle, pour ne pas se faire repérer. Cela indique une connaissance du terrain approfondie par ce proxénétisme.

De même, quand on voit comment a été piégée Elena, dans sa ville de Saint-Pétersbourg, on voit que ce n'est pas la grande mafia qui s'en est occupée directement, mais qu'elle s'est appuyée sur de petits trafics locaux.

Il faut aussi une sensibilisation de la police. Il faut lui dire, politiquement parlant, que l'on veut abattre le proxénétisme. Il est clair que ce n'est pas le cas aujourd'hui.

Mme Danièle Bousquet : On pourrait peut-être reprendre la proposition de loi sur l'esclavage moderne, qui fut votée à l'unanimité à l'Assemblée nationale, lors de la précédente législature, et y ajouter des dispositions concernant, entre autres, le client. Je partage votre avis sur le fait que la pénalisation n'est pas la seule réponse possible, parce que le client, dans l'environnement qui est le nôtre, ne comprend pas en quoi il a commis une abomination.

Si l'on pouvait reprendre ce texte, y ajouter quelques dispositions concernant le client, l'éducation et mettre l'accent sur la lutte contre le proxénétisme et les réseaux, nous aurions un dispositif assez complet.

Compte tenu du fait que le débat est aujourd'hui sur la place publique, il faut remettre ce texte sur le métier, car la situation actuelle est totalement insoutenable.

Mme Claudine Legardinier : Les dimensions du phénomène sont absolument inédites dans l'Histoire.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Le problème des voyages en Thaïlande, que vous citez dans votre revue, me stupéfie. Il est vrai que nous avons un problème d'éducation. Bernard Roman a raison quand il dit qu'il reste un travail énorme à faire. Quand vous regardez où vont nos bons Français, nos bons Européens en Thaïlande, vous constatez qu'ils ne se bornent pas à aller sur les plages...

M. Bernard Lemettre : Et parfois même avec l'accord de leur épouse.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Ce n'est pas possible, il faut aller au-delà.

Mme Claudine Legardinier : C'est un vieux réflexe, un peu archaïque. Prostitution égale prostituées, c'est ce que l'on retrouvera dans les esprits. Ce sont elles qui porteront encore tout le poids de la faute. Ce sont des mentalités qu'il faut dépasser. Le client est aussi un acteur essentiel, sans parler, bien sûr, du proxénète.

M. Bernard Lemettre : Nous vous avons laissé un petit dépliant contenant une enquête que nous lançons en direction du client.

Dans un premier volet, nous interrogeons l'opinion publique - hommes, femmes, jeunes et enfants - sur ce que véhicule le client. Dans un second volet, nous voudrions interroger cinq cents clients en France, au cours d'un entretien semi-directif.

D'ici deux mois, sortira une affiche grand public qui ne juge pas, ne condamne pas, mais pose des questions.

Une exposition sera aussi montée en direction des lycées et des collèges. Un site internet devrait être mis en place très prochainement et nous pensons organiser un forum national et des forums locaux dans nos trente-trois délégations sur cet aspect client.

Mme Claudine Legardinier : Pour la campagne d'affiches, il s'agit de travailler sur des slogans visant à toucher les clients.

M. Bernard Lemettre : Claudine Legardinier dit parfois que nous sommes dans la Préhistoire des relations hommes-femmes et que nous n'entrerons dans l'Histoire que lorsque la prostitution aura disparu.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Absolument.

Mme Claudine Legardinier : J'ai souvent ce sentiment, en effet. La prostitution est dans les sociétés d'aujourd'hui un bastion d'archaïsme.

Le peu que l'on sait sur le client, d'après les recherches d'un chercheur suédois, c'est que nombre d'entre eux seraient attachés à la prostitution, parce que ce serait encore le lieu, où ils pourraient garder le pouvoir sur une femme qu'ils ne seraient pas obligés de respecter, au moment même où, dans la société, ils commencent à devoir vivre avec des femmes qui occupent des postes - plus ou moins - à égalité avec eux. La prostitution leur permettrait de rester confortés dans leur domination.

Ce chercheur explique très bien qu'il y a, à la fois, cette vieille génération au niveau des mentalités - qui n'est pas forcément une question d'âge - et une seconde catégorie de clients qui, eux, sont encouragés par l'industrie du sexe et son petit vernis libertaire : "Consommez, c'est comme dans une pizzeria." Comme disent certains clients : "On peut acheter une pute comme on commande une pizza". Alors que l'on pensait que la révolution sexuelle allait faire baisser la pros un petit réseau de prostitution a été mis en place par des lycéens, qui prostituaient leurs copines pour se payer de la drogue. Je crois savoir qu'un film était sorti fondé sur ce type de raisonnement : des jeunes prostituaient leurs copines pour se payer un voyage...

Je vous rejoins quand vous dites que cela n'a jamais été aussi grave. Nous sommes face à des situations d'autant plus impensables qu'elles se déroulent dans des endroits que l'on ne soupçonnerait pas. On imagine cela à Paris, à Lille ou à Strasbourg, mais on est loin de l'imaginer dans un lieu comme celui-là.

Mme Claudine Legardinier : Ce que vous venez de dire est très important, car la logique est la même. C'est un point sur lequel nous revenons souvent : tout se tient. Il y a certes ces trafics affreux, insupportables, mais il ne faut pas en oublier pour autant ce que vous venez de décrire. Nous entendons beaucoup de personnes au Mouvement du Nid qui, comme vous, décrivent ce qui se passe dans des établissements de lieux "tranquilles" et l'on sait que, dans les établissements scolaires, cela ne s'arrange pas. Des jeunes filles qui font des fellations à 50 balles dans les toilettes pour un petit proxo de seize ans et demi, ce sont des choses qui existent.

Tous ces aspects, absolument invisibles, relèvent de la même logique.

Mme Béatrice Vernaudon : Députée de Tahiti, je me réjouis de participer à ce débat. Chez nous, nous ne subissons pas un développement comme celui que connaît la métropole, avec cette prostitution venue des pays de l'Est. En revanche, nous avons un phénomène très particulier.

La société polynésienne a toujours toléré les efféminés, qui avaient une place dans notre société. On les appelait les "maroufs". Mais aujourd'hui, les difficultés qu'ont les hommes face aux mutations profondes, culturelles, sociales et économiques, font qu'ils sont mal à l'aise et que des problèmes de rapport entre hommes et femmes se posent, les femmes ayant beaucoup mieux assimilé ces transformations.

Aujourd'hui, s'est développé en Polynésie un véritable troisième sexe. Ce sont les efféminés. Il est frappant dans les cours d'école de voir le nombre croissant de jeunes garçons de plus en plus efféminés. Leurs parents le vivent mal. Quand ils voient vers seize ou dix-sept ans se développer cette féminité chez leur garçon, ils supportent mal le regard des autres et ont tendance à chasser ces jeunes garçons dont la féminité s'affirme. Ceux-ci rejoignent alors un groupe qui vit en ville, dans des appartements, et ils vivent de la prostitution.

Nous ne sommes pas organisés, nous n'avons pas su nous organiser pour y répondre. Nous sommes mal à l'aise, parce que la Polynésie devient une destination touristique et nous avons essentiellement une prostitution de jeunes garçons efféminés qui commencent très jeunes.

J'ai essayé d'alerter les autorités judiciaires, notamment le juge des enfants et le procureur substitut chargé des mineurs. Tant qu'il n'y a rien con dont le cas n'est pas très éloigné de ce que vous décrivez. Ces personnes, pour lesquelles il n'y a aucune place dans notre société, trouvent un seul "refuge", la prostitution. Ce qui conduit un certain nombre de transsexuels à venir sur les plateaux de télévision nous dire que la prostitution, c'est génial et qu'elles l'ont choisie. Quand on sait ce qu'il y a derrière...

J'ai entendu lors d'une conférence, il y a un peu plus d'un an, une transsexuelle monter à la tribune - toute blonde, toute en boucles, affriolante - dire : "Je l'ai choisi, c'est très bien". Dans la phrase suivante, elle ajoutait : "De toute façon, la société ne voulait pas de moi, que vouliez-vous que je fasse ?" Il n'y avait même pas besoin d'attendre un quart d'heure entre les deux affirmations, c'était aussi caricatural que ça.

Effectivement, il n'y avait aucun lieu pour elle. La prostitution fait mine d'accepter ces personnes et les détruit à petit feu.

M. Bernard Lemettre : Je vous invite, Mme Béatrice Vernaudon, à prendre contact avec nous.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie d'être venus. Je me permettrai de reprendre contact avec vous, car je pense que nous avons beaucoup de travail à faire ensemble.

M. Bernard Lemettre : Avec plaisir. Il n'existe malheureusement pas de recette miracle, mais commencer à en parler comme nous l'avons fait aujourd'hui est déjà un pas.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Au moins, nous n'évacuons pas les problèmes, nous nous sentons concernés.

Mme Claudine Legardinier : Nous vous avouons que nous nous sentons de moins en moins seuls, même si, en face, des forces terribles, très organisées, dotées d'énormes moyens, sont là pour légitimer le métier pour demain. Et leurs idées sont plus séduisantes que les nôtres.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Elles peuvent être très dangereuses. Il faut en être conscient. Nous vous remercions.

Audition de M. Pierre-Christophe Baguet, député

Réunion du mardi 23 octobre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux droits des femmes a le plaisir d'auditionner M. Pierre-Christophe Baguet, député des Hauts-de-Seine, membre de notre Délégation, longtemps maire-adjoint de Boulogne-Billancourt, membre du conseil général des Hauts-de-Seine et ancien membre de la mission d'information commune de l'Assemblée nationale sur les diverses formes de l'esclavage moderne.

Ayant participé aux travaux de cette d'humilité lorsque l'on aborde le sujet si vaste de la prostitution.

Des associations, comme le Mouvement du Nid, ont tendance à dire que tout part de la misère et il est vrai que la prostitution trouve son origine dans la misère et que c'est un drame. Il faut partir de ce principe. Mais il existe malgré tout différentes formes de prostitution. C'est ce qui ressort de la mission parlementaire sur l'esclavage moderne, que nous avons menée pendant près d'une année, et dont le rapport a été à la base de la proposition de loi déposée le 8 janvier 2002. Nous avons entendu de très nombreux témoignages et nous sommes rendus sur le terrain, en Ukraine, en Moldavie, à Lyon, à Montpellier, un peu partout.

Il y a, bien sûr, la prostitution dont on parle le plus en ce moment, la plus visible, celle des réseaux, qu'ils soient africains ou de l'Europe de l'Est. Mais, au cours de mes sorties nocturnes dans Paris avec le Bus des femmes, j'ai pu discuter en tête-à-tête avec des prostituées. Peut-être suis-je tombé sur des exceptions, mais j'ai rencontré une comptable, avenue Victor Hugo, qui m'expliquait qu'elle faisait cela uniquement par plaisir et par goût du luxe. D'une cinquantaine d'années, elle disait assumer complètement ; elle disait aimer les beaux habits et ajoutait que, de toute façon, elle choisissait ses clients.

Il est, bien sûr, très difficile de discerner la part du vrai dans ce discours. J'imagine qu'à l'origine, il existe une détresse humaine. Pour se retrouver ainsi dans la rue, il y a certainement un déséquilibre individuel à l'origine. Mais elle était très sûre d'elle et campait sur ses positions.

J'ai aussi le souvenir d'une femme, porte Dauphine, qui est venue me dire : "Monsieur le député, c'est scandaleux. L'autre jour, j'ai vu des gamins se prostituer porte Dauphine, entourés de deux grands gaillards. Ces enfants auraient pu être les miens. J'ai téléphoné au commissaire du 16ème tout de suite ; il n'a pas bougé. Il faut que vous fassiez faire une remarque à ce commissaire." Et quand je l'ai interrogée sur sa situation personnelle, elle m'a répondu que son métier, elle le faisait depuis longtemps, que tout allait bien ; sous-entendu : "Ne vous occupez pas de moi. Occupez-vous de ces gamins."

Il y a aussi la prostitution des travestis du Bois de Boulogne. J'ai discuté avec certains d'entre eux. Il s'agit souvent d'étrangers venus d'Amérique du Sud. Ils arrivent en France avec un visa touristique, restent deux mois et vingt-neuf jours pour encaisser un maximum d'argent avant de repartir au pays. Ils n'oublient pas au passage de payer leurs impôts, parce qu'ils savent très bien que, la fois suivante, ils risquent d'être bloqués à l'aéroport lorsqu'ils arriveront, s'ils ne l'ont pas fait.

Même si cela reste le fruit de la détresse humaine et de la misère, il y a donc des formes différentes de prostitution.

Il faut être humble par rapport à cela. Il faut également l'être par rapport à l'opinion publique. Nous sommes sous la pression. Vous disiez tout à l'heure qu'il fallait agir. C'est vrai. On ne peut pas faire autrement. Le phénomène prend des proportions considérables. On comp cette prostitution, traîne tout une faune de voyeurs, de drogués, de voyous. Quand la prostitution se développe dans une rue de nos cités, cela prend tout de suite des proportions considérables, car les uns attirent les autres. Les prostitués recherchent la sécurité. On parlait tout à l'heure de cette espèce de famille qui leur donne un sentiment de chaleur. En fait, ils ont peur et se regroupent très vite dans un endroit.

Notre rôle en tant que parlementaires, c'est aussi de sortir d'une hypocrisie totale et scandaleuse. La France n'a ratifié la convention de l'ONU du 2 décembre 1949 que le 28 juillet 1960 et l'ordonnance d'application n'est datée que du 25 novembre 1960.

Il a fallu onze ans pour ratifier la convention de l'ONU, parce que l'on ne voulait pas, en fait, supprimer le carnet sanitaire qui permettait de recenser les prostituées et que l'on accusait ces dernières d'être à l'origine de 30 % des morts de syphilis. Il faut savoir qu'il y a quarante ans, on comptait près de 10 000 morts de syphilis par an, autant que d'accidentés de la route. C'était une vraie difficulté pour la France, mais elle a fini par ratifier la convention.

A cette occasion, il avait été dit qu'on allait choisir entre l'option prohibitionniste - américaine et chinoise -, l'option réglementariste - celle de la Belgique, de l'Allemagne ou de la Hollande - ou l'option abolitionniste, celle que nous avons finalement retenue. C'était la voie du milieu, selon une attitude assez française, mais, en fait, nous sommes restés dans l'hypocrisie la plus totale. Ainsi, alors que le proxénétisme est interdit en France et que la prostitution est seulement tolérée, l'article 92 de notre code général des impôts stipule que les prostituées indépendantes sont assujetties aux bénéfices non commerciaux, comme les professions libérales ; d'autre part les revenus du proxénétisme apparaissent dans la catégorie traitements et salaires assujettis aux bénéfices industriels et commerciaux. A ce compte, le premier proxénète de France est Bercy ! Le fisc contrôle d'ailleurs très régulièrement le paiement des impôts des travestis étrangers d'Amérique du Sud du Bois de Boulogne, qui connaissent les lois bien mieux que nous, puisqu'ils n'oublient pas d'aller payer consciencieusement leurs impôts avant de repartir dans leur pays. Il nous faut sortir de cette hypocrisie.

Il faut également, comme le disaient les représentants du Mouvement du Nid, sortir du fait que la police s'appuie sur des réseaux de prostituées, parce qu'elles leur permettent d'avoir des informations sur les proxénètes. Au cours de nos auditions, nous avons entendu des policiers nous expliquer très sérieusement qu'ils rateraient des affaires de drogue, quand ils n'auront plus les indics de la prostitution pour remonter ceux de la drogue. De même, nous avons entendu des magistrats expliquer que cela peut être intéressant, parce que cela canalise des pervers sexuels. Tout cela est très fortement hypocrite.

Le problème du racolage actif ou passif a été tranché par une décision partagée, puisque le décret de M. Pierre Bérégovoy du 29 mars 1993 a été par la suite ratifié par M. Edouard Balladur, alors Premier approche éducative. Je suis entièrement d'accord avec le Mouvement du Nid sur ce point. Celle-ci est absolument nécessaire, mais elle sera longue.

Il faut également que l'on s'approche peu à peu d'une position plus claire entre abolitionnisme, prohibitionnisme et réglementarisme. Je serais, pour ma part, plutôt favorable à une approche progressive vers la prohibition.

La troisième approche est la responsabilisation du client, à la suédoise. Mais plus on clandestinise la prostitution, plus on la rend violente. Dans nos auditions de la mission parlementaire, cela nous a clairement été dit par des magistrats ou des policiers. Le réseau des prostituées constitué en Suède demande l'abolition de la loi, parce que les prostituées se retrouvent dans des situations très difficiles. Le client, prenant des risques personnels, devient d'une violence inouïe. Il défigure la fille en partant, voire la tue. Il y a ainsi eu des prostituées assassinées en Suède. Ce n'est donc pas la solution.

Il faut trouver la bonne mesure : envoyer un signal au client, sans pour autant pousser la prostitution à la clandestinité, car plus on entre dans la clandestinité, plus la violence se déchaîne. Dans le même temps, il faut expliquer au client qu'il n'est pas anodin d'aller voir une prostituée, parce que l'on entretient le phénomène de la prostitution.

La quatrième approche est celle de la prostituée victime. C'est ce que nous avons développé dans notre mission parlementaire sur l'esclavage moderne.

Je pense qu'il faut trouver un compromis entre ces quatre approches : éducative, vers la prohibition, la responsabilisation du client et la prostituée victime.

A partir de là, il faut, à mon avis, mettre parallèlement en place deux actions.

La première est la prise en compte de la victimisation de la prostituée. Par la convention de l'ONU de 1949, que nous avons ratifiée en 1960, la France s'était engagée à créer une maison d'accueil pour les prostituées par département. Quarante-deux ans après, nous n'avons que cinq maisons sur tout le territoire national.

La France s'était également engagée à aider les associations. Alors que le chiffre d'affaires de la prostitution en France est estimé entre 10 et 15 milliards de francs, la subvention totale donnée en 2000 aux vingt-cinq plus grosses associations _uvrant dans ce secteur, - elles gèrent 600 salariés et 1000 bénévoles - s'élevait à 28,5 millions de francs. Les associations ne roulent donc pas sur l'or. Nous en avons rencontré à Montpellier, dont la situation était catastrophique : ils vivaient dans des locaux sordides ; les salariés étaient payés en partie par la DDASS, en partie par le conseil général ; ils avaient cinq financeurs différents. Ils n'avaient pas la possibilité de travailler dans la durée, car leurs postes étaient très exposés. Il suffisait qu'une subvention soit remise en cause par une institution politique - conseil général ou régional - parce que cela ne plaisait plus au nouveau président, quelle que soit sa couleur politique, et, la subvention é débat que nous avons avec les associations. Il faut tarir la source financière. Certains de nos collègues ont rencontré de vrais proxénètes en Albanie ou ailleurs, mais nous n'avons pas pu les voir en Moldavie, parce qu'ils se cachaient.

Il n'est pas étonnant que nous ayons quelques difficultés quand nous devons expliquer à ces pays, qui sont dans une misère et une détresse terribles, que la France est certes une démocratie, mais que l'on ne peut pas tout faire en France. Il faut envoyer un message à ces proxénètes pour le leur signaler. Certains proxénètes roumains, que nous avons entendus dans une émission de M6, affirment que la France est le "meilleur" pays, ... le plus rentable ! Car, nous n'intervenons jamais sur le terrain. Au nom de la défense des prostitués, que nous considérons comme des victimes, nous ne mettons pas de PV, nous ne leur prélevons pas de somme d'argent ; les bénéfices sont donc vraiment nets pour les proxénètes. Il me semble qu'il faut trouver un juste milieu et, dans le même temps, envoyer un message fort aux proxénètes.

Il faut renforcer Europol et Eurojust. Il faut construire une véritable politique européenne de lutte contre les réseaux. Tout le monde doit s'y mettre, y compris l'administration française. La Poste, par exemple, - tout le monde semble au courant, comme nous l'avons découvert lors de notre mission parlementaire -, avec cette jeune fille de seize à vingt ans qui venait toutes les semaines déposer 50 000 francs en argent liquide au bureau du quartier pour l'envoyer via la Western Union en Moldavie. Il est sûr que l'on ne peut pas demander au guichetier qu'il vérifie l'identité de la personne, mais on peut certainement faire en sorte que la Western Union, dont on sait qu'elle est le premier réseau bancaire de la mafia des pays de l'Est, ne fonctionne pas aussi librement. L'immeuble le plus imposant de Chisinau, en face de l'immeuble du vice-premier ministre, est celui de la Western Union. On le sait, il faut intervenir.

C'est ce que nous avons essayé d'exprimer par le dépôt de notre proposition de loi, le 8 janvier 2002. Il faut envoyer un message à ces réseaux pour indiquer que les pays européens sont déterminés à les combattre de façon très efficace, et, dans le même temps, leur envoyer un message leur disant que l'on ne laissera pas ces filles leur rapporter autant qu'ils le veulent.

Parce qu'il n'y a pas de raison pour que cela s'arrête ! Aujourd'hui, ils demandent aux filles de rapporter 3 000 francs dans la nuit ; demain, ce sera 4 000 ou 5 000 francs. Si le montant des PV est raisonnable - de l'ordre de 300 à 500 francs l'infraction -, le proxénète malheureusement demandera à la fille de faire des passes supplémentaires, pour arriver le lendemain matin à avoir encore 3 000 francs. Il y a alors une pression supplémentaire sur la fille, ce que dénoncent avec justesse les associations. En même temps, il faut bien indiquer au proxénète qu'il y a des limites à ne pas dépasser et qu'en France, on ne peut pas gagner autant que l'on veut et, chaque fois, toujours plus.

Il faut que l'on puisse intervenir face à l'opinion publique qui ne comprend pas. Nous avons eu des témoignages, dont Mme Françoise de Panafieu v éradiquer la prostitution du jour au lendemain. Alors, trouvons un compromis entre la répression et l'accompagnement, la reconnaissance de ces victimes que sont les prostitués, en leur offrant des possibilités de sorties du réseau. Car, comme le disait le responsable du Mouvement du Nid, j'ai rencontré moi aussi une prostituée qui a voulu sortir de la prostitution, qui a trouvé un travail et s'est vu réclamer 150 000 francs d'arriérés d'impôts. On ne peut pas demander aux personnes de sortir de la prostitution et leur réclamer des arriérés fiscaux très importants ! Les services fiscaux effacent la dette généralement, sur intervention des associations ou de parlementaires. Ils comprennent souvent combien il est difficile de sortir de ce milieu. Il faut trouver cet équilibre entre répression et accompagnement.

Je regrette la proposition de M. Nicolas Sarkozy. Il me semble qu'une amende de 3 750 euros, c'est-à-dire 20 000 francs, plus six mois de prison pour la prostituée, risquent de ne pas être appliqués. La police aura beaucoup de scrupule à intervenir. Nous n'avons pas une police totalement irréprochable et je redoute qu'avec une telle somme, nous n'assistions à du chantage. Certains policiers, nous l'avons malheureusement vu au Bois de Boulogne il n'y a pas très longtemps, se faisaient faire des prestations par des travestis en contrepartie d'une protection.

Si des amendes aussi élevées et des peines de prison aussi lourdes sont en jeu, je crains qu'elles ne soient pas appliquées et deviennent une monnaie de négociation et de chantage pour certains membres des forces de l'ordre, voire d'autres, puisque se posent aussi parfois des problèmes avec la magistrature.

Il faut trouver un équilibre entre la confiance nécessaire et légitime à nos forces de l'ordre et nos magistrats, parce que c'est l'autorité publique et, en même temps, se donner des moyens d'intervenir qui ne soient pas disproportionnés.

Voilà ce que je propose : il faut envoyer un message à l'opinion publique ; il faut envoyer un message aux proxénètes étrangers ; intervenir sur le plan européen et mettre vraiment en place une politique d'insertion efficace pour les prostituées. A cet égard, nous avons d'ailleurs été très séduit par les projets italiens et les lois belges qui permettent aux prostituées de sortir des réseaux. En Belgique, lorsqu'une prostituée accepte de collaborer avec la police et la justice en dénonçant son réseau, elle est tout d'abord soustraite de son milieu et protégée, puis, au fur et à mesure que l'enquête évolue, on lui accorde une carte de séjour, voire une carte de travail et, éventuellement, enfin la nationalité belge. Ils lui permettent de s'insérer totalement dans le pays.

C'est une bonne chose, même si les premières expériences ont été difficiles. Ils avaient placé les premières filles de l'Est qui avaient accepté de collaborer dans un pavillon de la banlieue de Bruxelles et les proxénètes sont venus les chercher avec des Kalachnikov ! Maintenant, ils ont trouvé un système pour les soustraire complètement aux proxénètes, mais il n'est jamais facile de sortir une fille du milieu, car les proxénètes sont prêts à tout.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Ce qui me préoccupe beaucoup est de savoir comment réussir à reprendre la proposition de loi sur la traite des êtres humains actuellement au Sénat. Elle pourrait être une bonne base de travail et serait un complément au projet de loi que M. Nicolas Sarkozy va nous présenter.

M. Pierre-Christophe Baguet : Dans notre explication de vote, nous avions insisté sur la question de la fermeté. Pour moi, la fermeté, c'est à la fois l'autorité et l'affection. On élève ses enfants dans la fermeté ; on est capable de leur faire un câlin, tout en leur fixant des limites. C'est l'approche qu'il faudrait que nous adoptions.

Nous regrettions que notre rapport parlementaire, que nous avons signé à l'unanimité, manque un peu de cette fermeté, qui limiterait la prostitution à certaines zones géographiques, qui protégerait certaines zones géographiques. C'est un peu hypocrite, mais c'est une réalité. Il faut donner un message à l'opinion publique et trouver une verbalisation qui permette de mettre en place des amendes pour que les forces de l'ordre puissent intervenir.

Je suis assez d'accord avec une verbalisation, car appliquer la prohibition tout de suite, comme nous le demandent certains collègues, me semble bien difficile. Nous avons des textes et une Constitution. Il suffit de se promener dans la rue pour voir que les jeunes qui racolent aujourd'hui sont en jeans à l'arrêt d'autobus. Or, vous n'allez pas arrêter toutes les jeunes filles en jeans qui attendent dans les abris bus. Si trois bus passent à cet arrêt et qu'elle ne prend ni le premier, ni le second, parce que ce n'est pas celui qu'elle attend, on ne peut admettre qu'un policier arrive et la taxe de racolage. Vous imaginez ! Nous aurons beaucoup de difficultés à intervenir. C'est pour cela qu'il faut que nous trouvions des compromis.

Je trouve sincèrement que 3 750 euros d'amende, c'est trop. Je suis d'accord avec la condamnation du client, car il faut lui envoyer un message clair. Mais il ne faut pas demeurer dans une totale hypocrisie, avec le risque que nous connaissons de rendre encore plus clandestine la prostitution.

La clandestinité de la prostitution est dangereuse. Nous ne pouvons pas en même temps dire à ces filles de l'Est que nous allons les aider et les pousser vers une prostitution clandestine. Nous avons eu des témoignages horribles, notamment celui d'une jeune Moldave qui nous racontait, par exemple, comment ils kidnappent sur place des enfants dans les maternités pour contraindre les femmes qui viennent d'accoucher à se prostituer. Au boulevard de la Villette, pour rappeler à l'ordre une prostituée moins zélée, des proxénètes ont coupé le doigt de son petit frère qui, par portable, lui a dit qu'elle devait travailler mieux. Nous avons affaire à des types complètement fous. Nous devons vraiment prendre des mesures très sévères.

Mme Claude Greff : Vous avez certainement travaillé le sujet beaucoup plus que moi, mais il me semb Suède, les clients sont d'une violence absolument incroyable avec les prostituées aujourd'hui. De toute façon, il y aura toujours des clients et toujours des prostituées. Malheureusement, en Suède, ce sont les plus faibles qui restent dans la rue, les paumés, les drogués...

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et, ensuite, se pose le problème de santé publique.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il ne faut pas négliger l'aspect éducatif. Il faut mener une vraie politique nationale d'éducation, dans les écoles. Il ne faut pas non plus hésiter à le faire avec les associations. Il faut donner des moyens à l'Education nationale et donner des moyens aux associations qui vivotent. Je vous donnais tout à l'heure le montant des subventions distribuées à l'échelon national : 28,5 millions ! C'est totalement scandaleux. Il faut vraiment faire plus.

Mme Bérengère Poletti : Qu'y a-t-il dans le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy contre les proxénètes ?

M. Pierre-Christophe Baguet : Les mesures contre les proxénètes ont été étendues et durcies. Auparavant, par exemple, lorsqu'on arrêtait quelqu'un qui vivait de trafic de drogue, on pouvait saisir tous ses biens ; ce n'était pas le cas pour les proxénètes. Aujourd'hui, lorsqu'un proxénète sera arrêté et un réseau démantelé, on pourra saisir tous les biens du proxénétisme. C'est une progression. Il est vrai qu'il n'y a aucune raison qu'il y ait deux poids, deux mesures.

Ont également été durci les peines de prison et les amendes applicables aux proxénètes. L'inconvénient, c'est que les proxénètes sont très difficiles à arrêter. Sans une collaboration des victimes que sont les prostituées, on a du mal à remonter les réseaux, car ils sont très organisés. Ceux que l'on voit sont des seconds, voire des troisièmes couteaux. Le vrai proxénète, celui qui est à la tête de réseaux, est souvent tranquillement au chaud dans son pays.

Mme Bérengère Poletti : J'ai entendu toutes les personnes que nous avons auditionnées formuler des critiques importantes sur la pénalisation de la prostituée. Si l'on n'accompagne pas cette mesure d'éléments montrant clairement que l'on veut agir contre les proxénètes et que cela doit s'accompagner d'une véritable éducation, cela ne passera pas.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Voilà pourquoi il faut que l'on reprenne le texte voté au mois de janvier par l'Assemblée nationale sur la traite des êtres humains.

M. Pierre-Christophe Baguet : Bien sûr.

Mme Bérengère Poletti : Il le faut absolument. Humainement, ce n'est plus possible. Il e passeront à autre chose. Les réseaux mafieux ont, malheureusement, toujours une longueur d'avance sur nous.

Si la source financière et économique du trafic des êtres humains rapporte toujours autant, sans risque majeur, sans grande condamnation, ils continueront. C'est un crève-c_ur, mais je pense qu'il faut que nous envoyons un message clair à ces gens à l'Est, leur disant que la France n'accepte pas cela. On ne peut pas continuer comme cela parce que la part des prostituées de l'Est qui était de 30 % à Paris, il y a trois ans, est passée aujourd'hui à 80 %. L'arrivage est continu. De plus, je peux vous assurer que quand on voit la misère qui règne en Moldavie, ce n'est pas demain que la source se tarira.

Il faut secouer nos forces de police. Une fois, nous avons vu, porte Maillot, des gamines qui n'avaient pas plus de treize ans. Une voiture de police est passée devant elles au ralenti - on voyait très bien qu'elles n'avaient pas seize ans - et a poursuivi son chemin !

Il y a, malgré tout, des histoires qui étonnent toujours, comme celle que nous avons entendue, lors de l'audition précédente, de cette femme, porte Dauphine, qui appelle le commissaire de l'arrondissement pour lui signaler que des gamins de onze et douze ans se prostituent. Et le commissaire ne bouge pas ! Il y avait deux proxénètes derrière eux ; il suffisait de venir les attraper. Mais la police française n'a pas bougé, disant qu'elle ne peut rien faire, parce que le racolage passif a été supprimé...

Mme Béatrice Vernaudon : C'est le problème auquel nous nous heurtons aussi chez nous.

M. Pierre-Christophe Baguet : Mais on peut trouver des solutions. Il faut en trouver. Il faut donner des moyens légaux pour obliger chacune des autorités concernées à bouger, pour qu'elles ne puissent plus se dérober. Que le client ne puisse plus se dérober, que la police ne le puisse pas, pas plus que la justice et que, dans le même temps, l'on accompagne cela d'une politique de réinsertion des prostituées.

Mme Bérengère Poletti : Je parlais tout à l'heure de l'électrochoc que produirait une telle loi. Mais pour cela, il faut vraiment affirmer haut et fort que le commerce du corps humain n'est pas normal. Cela n'a jamais été dit.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il y a toujours à l'origine un malaise humain.... Même chez cette femme, avenue Victor Hugo, qui disait qu'elle se prostituait pour gagner de l'argent. On ne se prostitue pas dans la rue par plaisir ou par besoin d'argent pour s'acheter de beaux habits. Je n'y crois pas. Il y a toujours une détresse personnelle à l'origine.

Dans le cadre de la mission parlementaire sur l'esclavage moderne, nous avons mené des auditions pendant un an, puis nous avons élaboré un rapport. Il y a aussi un excellent rapport, de Mme Dinah Derycke, présidente de la Délégation aux droits des femmes du Sénat, qui donne beaucoup de chiffres sur la prostitution.

Mme Marie-Jo Zimmermann, pré rentrer.

De là, elles sont passées par la Hongrie dans une auberge où un Anglais faisait le tri entre les différentes femmes, les violant au passage. Elle était partie vierge à dix-neuf ans de chez elle. Son calvaire a duré trois mois. Après la Roumanie et la Hongrie, ce furent les bordels de la KFOR en ex-Yougoslavie. Puis, le passage en Albanie, recueillie de l'autre côté de la frontière par des douaniers albanais. Là, elle a rencontré quelqu'un de plus gentil, mais c'est le coup classique du gentil dont elle tombe plus ou mois amoureuse ; celui-ci la fait alors passer par l'Italie et elle se fait violer, devant les femmes et les enfants, par le passeur de l'un de ces fameux zodiacs qui traversent la mer, qui considérait qu'il n'avait pas été payé assez cher.

De Milan, elles prennent le train et se retrouvent à Paris où une espèce de mère maquerelle russe les prend en charge, les amène à l'OFPRA pour leur faire délivrer un certificat de réfugié apatride et, le soir même, les prostitue sur le trottoir du boulevard des Maréchaux. Trois jours après, la même mère maquerelle les amène au commissariat du 19ème où elles font une déclaration de perte de leur certificat de l'OFPRA. L'avantage, c'est que, cette déclaration de perte étant valable trois mois, elles sont en situation régulière pendant cette durée.

Le Président de la République a dit qu'il fallait que l'OFPRA tranche dans le mois qui suit la demande. Ce serait déjà une bonne mesure, mais peut-être aussi que le guichetier de l'OFPRA et le fonctionnaire de police pourraient lever le nez de leur guichet et s'interroger quand ils voient une femme accompagnant trois jeunes filles, qui viennent faire toutes les trois les mêmes déclarations, au même moment, pour le même objet, et qu'aucune des trois ne parle français. Le directeur de l'OFPRA nous a dit qu'ils n'ont pas à juger de l'opportunité de la demande et doivent délivrer le certificat.

Chaque fois, nous nous sommes heurtés au même problème, chacun nous exposant ses bonnes raisons.

Il en est de même de l'esclavage domestique. Nous avons auditionné le responsable du protocole du quai d'Orsay, car nous avions eu des témoignages parlant d'esclavage domestique dans des missions diplomatiques. Il a fini par nous avouer qu'effectivement, quand une délégation arrivait dans un avion privé, passait par le salon d'honneur d'Orly et qu'il y avait soixante personnes, il ne vérifiait pas les soixante passeports. Il prenait le paquet et tamponnait, sans regarder si elles étaient soixante ou soixante-cinq. Parmi celles-ci, il peut y avoir deux ou trois esclaves philippines, que l'on retrouve ensuite dans les résidences du corps diplomatique.

Il nous a lui aussi expliqué la difficulté du contrôle. Cela signifie que l'on introduit et qu'on laisse se développer l'esclavage domestique en France. Et tout le monde a une bonne raison ! Le quai d'Orsay, l'OFPRA, la police de l'air et des frontières, qui vous explique qu'elle ne peut pas contrôler les passeports à Orly, dès lors qu'il y a un représentant du quai d'Orsay... Et tout est à l'avenant ! Nous avons entendu cela pendant un an.

Il est vrai que l'on ne peut pas tout r&eacut

M. Pierre-Christophe Baguet : Oui, parce qu'il va accroître le trafic des visas. En Moldavie, les agences de tourisme habilitées à préparer les demandes de visas, puisqu'il faut un visa pour venir en France, justifiant d'un voyage touristique, sont passées d'une trentaine, il y a trois ans, à plus de cent, aujourd'hui. Ces agences sont agréées par le Gouvernement moldave ; chaque ministre a fait créer sa propre agence touristique par un copain. Du coup, comme ce sont des agences légales, ils sont dans des situations régulières. L'ambassadeur d'Allemagne nous disait que des complices de proxénètes font la queue nuit et jour pour obtenir des visas touristiques pour la France. Tout s'achète, même la place dans la file d'attente.

Mme Bérengère Poletti : C'est là-dessus qu'il faut agir.

M. Pierre-Christophe Baguet : Oui, mais nous ne pouvons pas non plus interdire la délivrance de visas. Ce n'est pas si simple que cela.

Les travestis d'Amérique du Sud qui se prostituent au Bois de Boulogne sont en situation régulière. Ils ont un visa touristique en bonne et due forme. Ils restent deux mois et vingt-neuf jours, pas un jour de plus. Les forces de l'ordre vous le diront, ils sont pratiquement tous en situation régulière. Donc, l'angle d'attaque n'est pas toujours facile à définir. On ne peut tout de même pas interdire l'accès à la France à tous les pays susceptibles de...

Mme Béatrice Pavy : Pourquoi ne pas limiter dans un premier temps ?

M. Pierre-Christophe Baguet : De plus, nous avons parfois aussi nos propres fonctionnaires qui, dans certaines ambassades, faillissent. Vous avez vu le scandale de l'ambassade de France à Sofia. C'est tentant, car les réseaux sont très riches. Le ménage a été fait, nous a-t-on dit. Je ne sais pas ce que cela a donné. J'espère tout de même que cette personne a été renvoyée. Cependant, ce n'est pas parce qu'il y a eu un dérapage qu'il ne faut pas négliger cette piste.

Ce n'est pas si simple, car établir l'obligation de visa pour venir en France, pour certains pays, notamment ceux d'Afrique avec lesquels nous avons des relations privilégiées, c'est aussi leur adresser un signe de défiance. En haut lieu, on vous expliquera que ce n'est pas souhaitable. Rien n'est simple, il faut beaucoup d'humilité.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Il faut reprendre le texte actuellement au Sénat sur la traite des êtres humains.

M. Pierre-Christophe Baguet : On peut difficilement sortir un nouveau texte sans prendre en compte celui qui a été voté à l'unanimité en janvier dernier. Il faut l'exhumer, quitte à le modifier.

Personnellement, je suis favorable à l'amende pour racolage. C'est un crève-c_ur mais c'est, à mon avis, une piste à développer trois jours après avoir accouché. Je pense que cette partie de l'article 18 du projet de loi répond à une demande formulée par les associations de condamner de façon encore plus fortement le proxénète et le client en pareils cas.

Mme Bérengère Poletti : Dans l'article, on ne parle pas du proxénète. C'est le client qui est visé.

Mme Claude Greff : C'est les clients qu'il faut pénaliser ! Franchement, rouvrons les maisons closes pour que les choses se fassent en tout régularité. On ne peut pas interdire la prostitution, elle existe, les hommes en ont besoin, les femmes aussi, nous ne la supprimerons pas...

M. Pierre-Christophe Baguet : Je ne suis pas d'accord avec vous, parce que dans "maison close", le deuxième mot est justement "close", c'est-à-dire que l'on ne sait pas ce qui se passe derrière et, croyez-moi, c'est parfois pire.

Mme Arlette Grosskost : Il faut que ces maisons soient contrôlées.

M. Pierre-Christophe Baguet : Ce n'est pas si simple. Notre collègue de Strasbourg a eu des témoignages du fonctionnement d'Eroscenter en Allemagne. La situation y est dramatique. C'est de l'abattage, car le tenancier de la maison close veut que la fille soit rentable...

Mme Claude Greff : Pénalisons l'utilisateur !

Mme Bérengère Poletti : Il y a un véritable problème culturel que l'on ne peut résoudre en rouvrant les maisons closes et en interdisant la prostitution. Je suis d'accord avec le discours de Mme Claudine Legardinier selon lequel il faut une révolution culturelle. Le problème, c'est qu'il faut au moins une génération.

Audition de Mme Nicole Ameline,
ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle,
auprès du ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité

Réunion du mardi 29 octobre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Mme Nicole Ameline, ministre déléguée à la parité et à l'égalité professionnelle.

Madame la ministre, nous souhaitons vous entendre sur le projet de loi pour la sécurité intérieure, et notamment sur son volet spécifique concernant la prostitution : l'article 18-I relatif à la répression aggravée du racolage, l'article 18-III relatif à la pénalisation aggravée du client lors du recours à la prostitution de personnes particulièrement vulnérables, l'article 18-IV relatif à la création de nouvelles infractions visant le client, recours à la prostitution de plusieurs personnes, recours à la prostitution par l'utilisation d'un réseau de communication, l'article 28 concernant le retrait de cartes de séjour aux étrangers coupables de délits de proxénétisme ou de racolage, et enfin l'article 29 relatif à la délivrance d'une autorisation provisoire de séjour à l'étranger qui dénonce des faits de proxénétisme.

Mme Nicole Ameline : La France a depuis toujours une position constante dans le domaine de la prostitution, celle de l'abolitionnisme. Ce mot n'est plus adapté aujourd'hui, mais il a un sens précis : celui de refuser l'exploitation de la prostitution, notamment dans sa forme nouvelle. Nous constatons, en effet, depuis plusieurs années, que la prostitution s'est développée dans toutes les villes de France, dans des conditions tout à fait inacceptables. Qui peut croire que les milliers de jeunes filles et de jeunes garçons que l'on retrouve sur les trottoirs de France, asservis à des réseaux que personne ne contrôle, ont véritablement choisi leur vie ? Et surtout, qui peut l'admettre ?

Cette situation est insupportable et, pour la première fois, nous avons la volonté de mettre fin à ce qui est intolérable. Cette action, nous la menons au nom de la dignité et de la liberté. Elle a une première traduction, qui est un signal fort à l'adresse des réseaux de proxénètes, très largement responsables de cette situation. Si nous sommes tous d'accord sur l'analyse, comment lutter efficacement contre ce trafic, que l'on peut assimiler à un véritable marché aux esclaves ? Peut-on raisonnablement envisager d'enrayer ce trafic sans en pénaliser l'exercice sur notre sol ? A cette question, le texte du projet de loi pour la sécurité intérieure répond par la proposition de limiter l'exercice même de la prostitution dans les conditions actuelles, en aggravant les peines encourues par le racolage et en mettant en place un système dissuasif qui vise, au-delà des prostituées, les proxénètes et les réseaux de la prostitution.

Le projet de loi contient un certain nombre de dispositions permettant aux jeunes femmes - et jeunes garçons étrangers - d'obtenir une autorisation de séjour, dans des Suède, et ce, pour une raison simple, le dispositif suédois est récent - à peine trois ans - et s'inscrit dans une culture spécifique. Cela étant dit, un certain nombre de procès ont lieu, notamment pour délit d'exhibition sexuelle. La loi française prévoyait déjà une pénalisation du client en cas de flagrant délit, en présence d'une ou d'un prostitué mineur ; nous adjoignons à ce dispositif une disposition concernant les personnes vulnérables, telles que les femmes enceintes ou handicapées. Il y a donc là une démarche qui témoigne du souci du Gouvernement de responsabiliser tout le monde en matière de prostitution. Il existe, en fait, un triptyque de l'exploitation sexuelle des êtres humains : le proxénète, la prostituée et le client.

Ce texte a vocation, non pas de régler l'ensemble du problème de la prostitution, mais de donner un signal fort à l'adresse des réseaux. Nous avons, depuis plusieurs semaines, en lien avec divers ministères, dont celui de l'Intérieur, engagé une réflexion pour mettre en place un plan d'accompagnement social : dispositif d'accueil, logements d'urgence, numéro vert, etc. En effet, nous devons disposer d'outils qui permettront aux victimes de sortir de la prostitution, avec le maximum d'humanité et de considération.

Cela commence par la prévention. Nous nous apercevons, en effet, qu'en termes d'information, de sensibilisation, nous devons mener une action plus profonde et plus forte. Nous allons donc mener une campagne de communication nationale qui permettra, à partir du thème de l'égalité, de sensibiliser les différents publics à la notion de respect et de considération. Cette campagne s'adressera à tout le monde : la population française doit prendre conscience du fait que l'on ne peut pas accepter, dans une démocratie moderne, tant d'indignité et tant d'inhumanité.

Nous allons donc essayer de mobiliser tous les réseaux, tous les relais - les centres d'information sur les droits des femmes dépendent de mon ministère -, et plus généralement, l'ensemble des associations qui accueillent dans leurs permanences les femmes en situation de vulnérabilité, afin de les sensibiliser, de les aider à ne pas tomber dans ces filières ou à en sortir très vite.

Des actions d'information et de sensibilisation seront également menées par le ministère de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche en direction des publics scolaires. Une information très spécifique sera donnée, dans le cadre de la problématique du respect qui est enseignée dans les lycées, sur la question de la prostitution et de la traite des êtres humains.

Je n'évoquerai que très brièvement les autres mesures qui vont toutes dans ce sens : mobilisation des comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté, formation des personnels sociaux, de la santé, etc. Voilà pour ce qui est de l'aspect national, en lien direct avec les familles ou les personnes en difficulté.

Mais naturellement, cela se conjugue avec le redoublement des contrôles et de la vigilance qui sera exercée lors de l'accueil des étrangers aux frontières sur notre territoire, ainsi qu'avec le d&eacut face="Arial" size="2">Des accords et des actions seront à envisager avec les pays concernés par ce trafic. Enfin, nous profiterons de la coopération judiciaire et policière prévue dans le troisième pilier de Maastricht.

Comme vous pouvez le constater, il s'agit de bâtir un dispositif de lutte complet avec un accompagnement social adapté.

Nous disposerons ainsi, pour la première fois, d'un arsenal juridique répressif et d'un programme d'assistance et d'accompagnement social, qui doit être un signal fort à l'adresse, non seulement des proxénètes, mais également des victimes, qui devraient trouver là le moyen de sortir des dérives et des filières auxquelles elles sont asservies. Voilà la ligne de conduite que nous nous sommes fixée, même si nous sommes bien conscients que ce problème, dans son ampleur actuelle et dans sa nature, ne sera pas réglé aussi rapidement que nous le souhaitons.

M. Patrick Delnatte : Madame la ministre, vous avez parlé d'un triptyque : le proxénète, la victime et le client. Je voudrais revenir sur cette timide avancée vers la pénalisation du client, que l'on trouve à l'article 18-III du projet de loi. Je doute beaucoup de son efficacité, car cet article concerne des personnes prostituées présentant une "particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur" - on évoque la maladie, l'infirmité, la déficience physique ou psychique ou l'état de grossesse -, ce qui me paraît être une notion trop restrictive. Je crains que les juges n'en donnent une interprétation judiciaire vraiment très limitée.

Parmi les déficiences physiques ou psychiques, je me demande si vous ne pourriez pas être moins restrictive et inclure la toxicomanie, qui est un problème extrêmement grave dans le milieu de la prostitution.

Mme Nicole Ameline : Je suis très sensible à vos propos, car je pense que la question de la prostitution doit être l'affaire de la société tout entière. En ce qui concerne la pénalisation du client, il faut, en effet, poursuivre l'investigation : comme tout marché, celui de la prostitution n'existerait pas si la demande n'existait pas.

Je vais me rendre en Scandinavie dans quelque temps, justement pour expertiser la démarche suédoise, intéressante, je vous l'ai dit, mais qui s'inscrit dans une culture particulière : une loi sur la paix des femmes a été votée et l'éducation sexuelle est extraordinairement bien dispensée. Par ailleurs, il n'y a eu, depuis trois ans, qu'une dizaine de procès. Je voudrais donc d'abord comprendre pourquoi il n'y a pas davantage de sanctions et si l'effet pervers de cette prohibition n'est pas la clandestinité. Nous manquons, pour l'instant, de recul, mais cela ne veut pas dire que cette piste ne soit pas la bonne.

M. Patrick Delnatte : Je voudrais tout de même insister sur l'hypocrisie de cette phrase "apparente ou connue de son auteur". Si nous voulons abolir totalement la prostitution, il convient d'aller au-delà de l'apparence et de la connaissance. Le fait doit l'emporter sur l'apparence ou la connaissance.

Mme Nicole Ameline : Actuellement, une enquête, diligentée par le Mouvement du Nid, porte sur cinq cent clients. Mais je retiens votre remarque, qui est particulièrement pertinente.

M. Pierre-Christophe Baguet : L'Assemblée nationale a voté une proposition de loi au mois de janvier 2002, à l'unanimité, concernant l'esclavage moderne. Elle est actuellement bloquée au Sénat. Qu'envisage le Gouvernement ?

Mme Nicole Ameline : Je ne puis évoquer la teneur d'un texte législatif en préparation et, qui plus est, géré par un autre ministre, mais, comme je vous l'ai dit, le Gouvernement a prévu de proposer au Parlement un texte relatif à la criminalité organisée. Il nous faut transcrire les principales dispositions de la convention de Palerme, que nous avons ratifiée en août dernier.

Par ailleurs, avec ma collègue Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, nous allons saisir l'ensemble de nos homologues européens, afin qu'ils poussent leurs Gouvernements à ratifier au plus vite la convention de Palerme. Le signal que nous envoyons aux réseaux doit avoir une dimension européenne, sinon le problème se déplacera. Au moment où l'Europe s'élargit, la dignité doit être une valeur partagée par tous.

Mme Brigitte Bareges : L'installation d'un numéro vert est une excellente initiative. Quand allez-vous le mettre en place ?

Mme Nicole Ameline : Rapidement. Je le répète, la prostitution est l'affaire de tous. Ce phénomène a gagné la France entière, nous devons donc avoir des réflexes décentralisés. Nous allons mettre en place ce plan d'action rapidement, en liaison avec les seize ministères concernés. Je consacrerai l'énergie nécessaire à faire cesser cette situation, dans toutes ses composantes, à la fois visibles et invisibles.

Mme Martine Carrillon-Couvreur : Je souhaiterais que vous reveniez sur les actions prévues par l'Education nationale dans les collèges et les lycées. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur leur contenu, et quand vont-elles commencer ?

Mme Nicole Ameline : Les actions d'information débuteront dès septembre 2003, mais nous tenterons de publier des brochures et de mener des petites campagnes sur le sujet au cours de l'année 2002-2003.

Nous voulons mettre en place un plan stratégique, avec un certain nombre d'enchaînements, et surtout une campagne nationale qui s'appuiera essentiellement sur l'égalité : l'égalité des sexes, l'égalité des chances et surtout l'égalité dans le respect de l'autre. Je n'ai pas de date précise à vous donner aujourd'hui, mais tout sera mis en oeuvre pour que ces messages soient diffusés le plus rapidement possible dans les collèges et les lycées.

J'ai rencontré, récemment, une très jeune fille qui arrivait de Carcassonne et qui, visiblement, "débarquait" - passez-moi l'expression. Elle avait les larmes aux yeux, ne voulait pas venir avec nous, car elle avait trop d'argent à gagner le soir même. Elle sortait probablement d'un casting qui avait mal tourné. Il est donc indispensable d'informer la jeunesse de France. Nous allons renforcer les moyens des associations concernées, afin qu'elles se sentent soutenues et encouragées dans leurs actions en faveur de cette cause.

Mme Hélène Mignon : Je suis étonnée de constater, notamment à travers les médias, qu'il y aurait en France deux sortes de prostituées : les Françaises et les autres - et là vous venez de mettre le doigt sur la difficulté que nous avons à informer notre jeunesse. Que la prostituée soit de France, d'un pays de l'Est ou d'Afrique, sa souffrance est la même. Il me paraît donc important de ne pas rentrer dans le jeu des associations, qui nous demandent de les laisser travailler tranquillement et de nous attaquer aux réseaux mafieux.

Mme Nicole Ameline : Vous avez parfaitement raison. Je connais votre engagement sur cette question. Et il est vrai que l'on ne doit pas tomber dans cette illusion, souvent entretenue et fabriquée, qui consiste à dire que la prostitution peut être un choix délibéré. Si cela est le cas pour quelques rares personnes, nous devons répondre aux attentes des plus faibles et des plus nombreuses. Il s'agit donc, pour moi, d'une cause commune. Je ne vois sur les trottoirs que des victimes. Et nos actions doivent être complémentaires : trafic international, réponse internationale, actions sociales, actions d'accompagnement pour les victimes qui exercent en France, retour à la dignité. Encore une fois, nous ne devons pas accepter l'inacceptable en France, patrie des Droits de l'homme et de la femme.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Lors de l'audition d'associations, telles que le Bus des femmes et le Mouvement du Nid, une intervention m'a beaucoup marquée, celle de Mme Claude Boucher, présidente de l'association du Bus des femmes. Selon elle, cette nouvelle loi va faire de la prostituée, non pas une victime, mais une délinquante. Nous nous sommes donc interrogées pour savoir comment éviter qu'une telle chose se produise, et nous nous demandons si l'accompagnement prévu ne pourrait pas faire partie intégrante du projet de loi.

Par ailleurs, seconde inquiétude qui ressort de ces auditions, nous nous demandons si le renforcement des contrôles et de la répression ne va pas encourager le développement d'une prostitution clandestine.

Mme Nicole Ameline : Ce n'est pas du tout la finalité de notre action. Nous voulons mettre fin à un trafic qui est inacceptable. Or, je n'ai pas le sentiment qu'il existe beaucoup d'autres solutions. Il n'est pas possible d'atteindre les proxénètes - même si nous allons durcir les sanctions - sans s'attaquer à l'exercice de la prostitution. Les réseaux trouveront toujours le moyen de se mettre à l'abri.

L'exploitation de la prostitution doit absolument reculer et disparaître. Si nous sommes tous d'accord pour dire que les victimes sont asservies par les réseaux - plutôt que volontaires -, il est indispensable, pour les en faire sortir, que nous mettions en place des systèmes dissuasifs, pénalisant les trois acteurs. Nous devons montrer que nous ne voulons plus de ce marché sur le territoire français. Ce ne sont pas les prostituées qui sont visées, mais le trafic lui-même. Or, je ne vois pas quel autre moyen nous avons pour supprimer ce marché que de "taxer le profit".

Les proxénètes auront bien vite compris que les conditions d'exercice de leur marché ne seront plus aisées. Nous espérons donc que ce signal sera suffisant pour qu'ils renoncent à exercer leurs activités sur notre territoire.

S'agissant des prostituées, quelle est l'aide la plus significative que nous pouvons leur apporter ? C'est de retrouver la liberté : une liberté de décision, de vie. Le fait de les laisser sur le trottoir ne saurait me satisfaire. A partir du moment où l'on sait que la prostitution est subie dans des conditions tragiques, nous avons le devoir de les aider à en sortir. Ce dispositif peut paraître un peu heurtant, mais il devrait être efficace pour leur permettre de retrouver une dignité et un choix de vie. Nous ne devons pas confondre les moyens et l'objectif, et je suis persuadée que, s'agissant de l'objectif, nous ne pouvons qu'être d'accord.

J'ai également rencontré les responsables du Bus des femmes et nous sommes bien d'accord sur l'objectif. Elles-mêmes n'ont d'ailleurs pas d'autres solutions à nous proposer pour inverser cette évolution incontrôlée de la prostitution.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : S'agissant de la réinsertion de ces femmes, de quels moyens disposez-vous ? Celle-ci dépendra de quel ministère : du vôtre ou de celui de l'emploi et de la solidarité ?

Mme Nicole Ameline : Sachez qu'un dispositif existe déjà, théoriquement depuis 1960, pour lutter contre les violences faites aux femmes. Il concerne la question de la prostitution - mais celle-ci n'avait jusqu'alors pas une réalité suffisante pour être vraiment prise en compte. Nous avons donc la volonté de réactiver ce dispositif, dans le cadre notamment de la commission des violences, à laquelle il faut adjoindre la question de la prostitution.

Une quarantaine de départements se sont déjà engagés dans une réflexion et une action sur la prostitution, et certains centres d'hébergement d'urgence sont d'ores et déjà réservés à l'accueil de personnes prostituées. Par ailleurs, dans le cadre du ministère, nous travaillons à offrir des hébergements sécurisés. Il convient également de favoriser le changement de patronyme, de manière à encourager et à accompagner les femmes qui désirent saisir leur chance.

De nombreux moyens existent donc déjà, qu'il convient de réactiver et de mieux soutenir. Nous devons, par ailleurs, créer des partenariats extrêmement forts entre le réseau associatif, l'Etat et les collectivités, afin que des actions soient menées à tous les niveaux et que tous les dispositifs mis en place soient mobilisés de manière systématique et opérationnelle.

Il s'agit d'une opération qui s'inscrira dans la durée, mais rien ne serait pire que de permettre à ces jeunes femmes de sortir de la prostitution et de ne pas leur offrir immédiatement un certain nombre de solutions.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Un article du projet de loi stipule que lorsqu'une prostituée étrangère dénoncera son proxénète, elle aura la possibilité d'être réinsérée plus rapidement. Comment sera organisée sa protection ?

Mme Nicole Ameline : Nous avons discuté avec des dirigeants d'associations qui s'occupent de jeunes femmes qui ont accepté de témoigner. Nombreux sont ceux qui nous disent qu'il existe un temps de latence entre la décision de sortir de ces filières et la volonté de dénoncer leur proxénète. Il faut toute une mise en confiance, un temps de décompression, avant qu'elles trouvent le courage de dénoncer, parfois leur voisin, souvent leurs compatriotes. Car, pour certaines de ces victimes, la filière est connue, parfaitement identifiable.

J'ai la plus grande admiration pour ce que font les associations. Le lien social qu'elles tissent est exceptionnel et irremplaçable. Mais nous devons assumer une logistique et le système ne doit absolument pas être défaillant, car cela risquerait de se retourner contre ces jeunes femmes - ou jeunes gens - et contre notre volonté de les aider.

Par ailleurs, nous devons recréer, avec les pays concernés, et notamment avec les organisations non gouvernementales, des liens étroits pour que le retour des victimes de la prostitution se fasse dans la sécurité et la dignité. Nous serons très attentifs pour qu'il y ait une sensibilisation dans cet esprit.

M. Patrick Delnatte : S'agissant de la pénalisation du racolage, comment l'échelle des peines a-t-elle été choisie ?

Mme Nicole Ameline : Je ne puis vous répondre, car ce texte, dont je partage la philosophie, a été élaboré par le ministère de l'Intérieur et je n'ai pas participé à la fixation du montant des peines.

M. Patrick Delnatte : Si l'on veut réellement combattre le racolage, il faudrait peut-être prévoir des peines moins lourdes. La gravité des peines me fait davantage penser à un effet d'affichage plutôt qu'à une réelle volonté de les appliquer.

Mme Nicole Ameline : Non, il ne s'agit certainement pas d'un simple effet d'affichage. Je fais confiance à la volonté du ministre de l'Intérieur. Il s'agit d'un signal fort, donné, par le caractère dissuasif du montant, aux proxénètes.

M. Patrick Delnatte : Mais ce sont les prostituées qui sont visées.

Mme Nicole Ameline : Non, c'est tout le système qui se trouve derrière - le marché -, qui est visé. Je n'imagine pas que des prostituées - sauf à être encouragées par leurs proxénètes - puissent revendiquer leur situation actuelle. Je pense que nous leur offrons, par ce dispositif, la possibilité de dire "on ne peut plus continuer comme ça". Les proxén&egra oeuvre.

D'autre part, un problème moral. Les réseaux que vous visez, s'organisent, deviennent de plus en plus nombreux. Mais d'autres phénomènes se développent. Par exemple, dans ma circonscription - qui est une circonscription rurale et n'a donc rien de comparable avec Paris, Strasbourg ou Lyon -, dans un lycée, des jeunes gens prostituaient leur petite copine pour se payer de la drogue. Il convient donc d'éduquer les jeunes, leur apprendre qu'il est intolérable de faire commerce de son corps ; et ce message ne passera, selon moi, qu'en condamnant le client, à savoir celui qui utilise le corps de la femme.

Je rejoins là la remarque de M. Patrick Delnatte sur la vulnérabilité, "apparente ou connue de son auteur" ; nous ne devons pas être aussi restrictifs. Une jeune fille qui se drogue est dans un état de fragilité, qui n'est pas nécessairement apparent ou connu de son auteur, mais le client, quoi qu'il en soit, ne peut pas ignorer que cette jeune fille ne se prostitue pas par plaisir.

Nous avons donc le devoir de faire passer un message fort, notamment dans les collèges et les lycées.

Mme Nicole Ameline : Je suis très sensible à vos propos. Si nous laissions les choses en l'état, voire se développer, nous aurions une banalisation de la prostitution. Ce que nous déplorons deviendrait ordinaire, et la jeunesse aurait alors un très mauvais exemple.

Le problème des "tournantes" est un vrai sujet de préoccupation pour le Gouvernement. Lorsqu'on voit la violence ordinaire s'exprimer de cette façon, dans l'irrespect total de l'autre, on doit s'interroger sur ce que donnerait une banalisation totale de la prostitution. L'exemplarité de l'action que nous allons mener est donc aussi à ce niveau des valeurs que vous évoquez.

Mme Bérangère Poletti : Enfin, il me paraît surprenant de demander aux prostituées de dénoncer leur proxénète. L'Etat fait payer des impôts ou une T.V.A. à ce proxénète, mais n'a aucun moyen de le condamner. Cela est tout à fait intolérable.

Mme Nicole Ameline : Le ministre de l'Intérieur va défendre son projet de loi, vous pourrez donc en débattre avec lui, mais il ne faut pas oublier que cette lutte commence seulement, et qu'elle va s'amplifier. Nous avons la volonté d'éradiquer ce trafic, sous toutes ses formes, et d'aller au-delà, en réveillant la conscience collective.

Vous avez raison, la lutte contre la prostitution passe par ce type d'action. Mais nous disposons tout de même d'un arsenal juridique qui permet d'apporter une cohérence et une détermination à l'action du Gouvernement, et je pense sincèrement que les trafiquants et les réseaux y seront sensibles. La volonté du Gouvernement réside à la fois dans l'affichage des intentions et dans l'application.

La convention de Palerme, que nous venons de ratifier, permet la confiscation du produit du crime. Nous pourrons donc, lorsque les dispositions seront transcrites dans notre droit, avoir une sorte de droit de suite - les proxénètes étant, le pl les élus seront obligés de prendre des mesures diverses et souvent quelque peu anarchiques pour assurer la sécurité sur les voies publiques.

Mme Marie-Françoise Clergeau : Madame la ministre, je suis d'accord avec vous lorsque vous dites que les femmes sont toujours des victimes. Mais je suis également en total accord avec M. Patrice Delnatte quant à l'interprétation de l'article 18-III. Il suffirait de supprimer la fin de l'article qui précise les cas de vulnérabilité de la personne prostituée, pour mieux pénaliser le client.

Nous avons parlé de l'aide qui sera apportée aux femmes étrangères qui dénonceront leur proxénète. Que deviendront celles qui ne connaissent pas leur proxénète ?

Mme Nicole Ameline : Elles repartiront. Mais je dois vous avouer que je ne puis vous apporter une réponse claire sur tout ce qui touche à la dénonciation, car cela relève de procédures qui seront mises en place par les services de police. En revanche, nous pourrons être vigilants, afin que toutes les chances leur soient données. J'ai rencontré quelques prostituées sur les trottoirs de Strasbourg-Saint-Denis, et je suis persuadée que nombreuses sont celles qui connaissent leur proxénète. Simplement, comme je le disais tout à l'heure, il leur faudra un certain temps pour franchir le cap et le dénoncer. Elles devront se sentir suffisamment en sécurité.

M. Daniel Prevost : Madame la ministre, ce débat sur la prostitution vous honore. Si la fiscalité permet des tractations avec les souteneurs, elle permet aussi de banaliser ce marché. Il faut se poser la question de savoir si cela ne va pas inciter ces dames à en faire plus - au profit à la fois de leur souteneur et de l'Etat -, pour payer leurs impôts.

Par ailleurs, s'agissant des prostitués mineurs, je serais en faveur d'une taxation plus forte du client. Il ne faut pas hésiter à faire payer le client ; or, récemment, un client et une prostituée, qui avaient été pris en flagrant délit dans une voiture, et jugés, ont été relaxés.

Mme Nicole Ameline : Certes, mais maintenant des poursuites sont engagées. La problématique du client commence donc à se poser. Quant à poursuivre systématiquement le client, je vous le répète, nous voulons d'abord avoir du recul par rapport à cette pratique.

En ce qui concerne les mineurs, vous avez parfaitement raison. Mme Dominique Versini, secrétaire d'Etat à la lutte contre la précarité et l'exclusion, s'occupe admirablement des enfants des rues - nombreux en France - et a mis en place un système d'accueil spécialisé, qui est tout à son honneur. Il s'agit d'un problème que nous devons regarder en face et affronter. Nous ne pouvons accepter, dans une démocratie comme la nôtre, que des enfants vivent dans la rue.

M. Daniel Prevost : Certaines personnes sont favorables à la reconnaissance de la prostitution et se réfèrent au santé des prostituées et la sécurité, d'ouvrir ce type d'établissements. Nous ne devons pas entrer dans cette logique. Il faut tout faire pour que ces personnes retrouvent le chemin de la liberté et de la dignité.

Mme Claude Greff : Il ne faut pas oublier que ce métier existe depuis la nuit des temps. Quand ces femmes n'auront plus le droit de travailler sur le trottoir, où vont-elles pratiquer ? Je ne porte aucun jugement, et je suis totalement d'accord avec vous sur le fait que l'on ne doit pas laisser perdurer cette situation, mais il y aura toujours des prostituées. Or, dans quels lieux vont-elles pratiquer ?

Mme Nicole Ameline : L'évolution est telle que l'on ne peut plus parler de la prostitution comme à une certaine époque. Aujourd'hui, la prostitution est un véritable marché d'esclaves. C'est la raison pour laquelle nous devons prendre des mesures fortes et dissuasives. Nous avons pour objectif de faire sortir le plus de personnes possibles de la prostitution.

Toutes les femmes qui ont pu s'exprimer disent que la prostitution est un accident de parcours, un enchaînement de circonstances. Ensuite, elles pensent que personne ne pourrait leur faire confiance et embaucher une ancienne prostituée. Elles s'enferment donc et, lorsqu'elles revendiquent une pseudo-liberté, c'est avec l'énergie du désespoir.

Nous savons bien que la prostitution ne sera pas totalement éradiquée, mais nous avons le devoir de faire en sorte que l'immense majorité des personnes concernées puissent prendre un autre chemin. Par l'éducation, la formation, la sensibilisation, la prostitution ne doit pas se banaliser, mais rester une activité marginale. Or, nous sommes exactement dans la situation inverse.

Mme Chantal Brunel : Madame la ministre, ce qui me gêne, dans ce projet de loi, c'est qu'il repose essentiellement, d'une part, sur la dénonciation, par les prostituées, de leur proxénète, ce qui n'est pas un sentiment très noble. Et d'autre part, sur la possibilité qu'aura le ministre de l'Intérieur d'assurer la sécurité, à très long terme, des premières prostituées qui vont dénoncer leur souteneur ; autrement, la loi n'aura aucune efficacité.

Mme Nicole Ameline : C'est tout à fait juste. Cependant, s'agissant de la dénonciation, elles sont déjà suffisamment victimes de souffrances pour se permettre d'y recourir. Je ne porte là aucun jugement moral.

Mme Chantal Brunel : Vendredi dernier, je réunissais un certain nombre de personnes dans ma circonscription, et je n'ai pas osé leur parler des nouvelles dispositions du projet de loi concernant la prostitution, parce qu'elles reposent essentiellement sur la dénonciation. Nous allons accéder aux réseaux par le biais des victimes. Je comprends bien qu'il n'y a peut-être pas d'autres moyens, mais j'espère que les services de police vont sécuriser ces jeunes femmes...

Mme Nicole Ameline : J'irai dans les commissariats s'il le faut, mais je veillerai à ce que ces jeunes femmes soient pro écrivain et philosophe

Réunion du mardi 12 novembre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation aux droits des femmes a demandé à être saisie des dispositions du projet du loi pour la sécurité intérieure relatives à la prostitution.

Le problème de la prostitution se pose en France avec une acuité nouvelle, dans la mesure où l'arrivée massive, ces dernières années, de jeunes prostituées venant des pays de l'Est ou d'Afrique, dans le cadre de trafics mafieux, met à jour un véritable esclavage des temps modernes.

Aussi est-il urgent de légiférer, en mettant l'accent sur le problème de la prostitution, certes, mais aussi sur celui, douloureux, du trafic de ces prostituées. Il s'agit de voir de quelle façon la loi pourra aider à atténuer le problème de la prostitution, car parvenir à une prostitution zéro est un défi qu'il sera difficile de relever.

Tel est le contexte dans lequel nous souhaitions vous entendre et connaître votre appréciation de la situation.

Y a-t-il véritablement plusieurs types de prostitution ? N'y a-t-il pas plutôt, dès le départ, une aliénation de la personne prostituée ? Ce sera ma première question.

Deuxième question : les mesures du projet de loi stigmatisant les personnes prostituées et visant à réprimer sévèrement le racolage actif et passif sur la voie publique vous paraissent-elles de nature à en faire disparaître les manifestations les plus visibles ?

Plus généralement, en vous appuyant sur la façon dont des pays comme l'Allemagne, les Pays-Bas ou la Suède ont organisé le contrôle de la prostitution, comment vous situez-vous dans le grand débat qui oppose aujourd'hui partisans de l'abolitionnisme et du réglementarisme ?

Enfin, quel est votre avis sur le projet de loi quant aux prostituées, aux clients et aux proxénètes ?

Mme Elisabeth Badinter : Avant de tenter de vous donner mon avis sur ces questions, je voudrais mettre les choses au point : je ne suis pas une spécialiste de la prostitution, je n'ai qu'un point de vue extérieur sur ce sujet. Si j'ai cependant pris la parole, c'est que j'ai été très frappée par ce qui me semblait être une erreur et une manipulation ; après avoir travaillé sur le sujet, j'ai pensé que mon point de vue méritait d'être entendu publiquement, étant donné que personne ne le soutenait. Je me suis trouvée très solitaire dans cette affaire.

J'ai été frappée par ce que j'appelle une manipulation intellectuelle, à l'égard du problème de la prostitution. J'ai eu le sentiment que parce qu'il y avait un énorme trafic des femmes venant de l'Est ou d'Afrique depuis trois ou quatre ans, d'aucunes ou d'aucuns profitaient de cette nouvelle do pour une femme de décider qu'elle va se prostituer, c'est-à-dire de louer son corps - louer et non vendre, et je trouve désastreux que l'on parle d'esclavage sexuel à propos des prostituées que l'on appelle "indépendantes" - est un mal absolu. Celles et ceux, puisqu'il existe les prostitués masculins, qui le font sont-ils tous et toutes des esclaves, des victimes de la vie, des victimes économiques, des victimes sexuelles et autres ? Je ne le pense pas.

On trouve effectivement dans la population française - on l'a vu dans le sondage paru dans Elle - l'idée que l'on ne peut se livrer à une telle activité sans excuse ; il faut donc des excuses radicales.

Je pense, quant à moi, qu'il n'existe pas une ou deux, mais de multiples sortes de prostitution. Entre la prostituée d'un certain âge, française, sans proxénète, la prostituée occasionnelle qui cherche à rallonger des fins de mois difficiles, la prostituée qui opère de chez elle par le biais d'internet, les prostituées des salons et les prostituées de luxe, il y a une diversité extrême de situations. Là encore, je suis choquée de l'amalgame.

Vous avez certainement entendu des femmes prostituées parler et affirmer haut et fort que, pour certaines, c'est réellement un choix. Même si c'est une minorité - en ne parlant que des prostituées françaises non contraintes par proxénète -, il existe des femmes qui ont fait ce choix. Je vous réponds donc que je ne crois pas que toutes les prostituées soient des victimes absolues.

Les chiffres donnés dans les différents rapports élaborés, tant au Sénat qu'à l'Assemblée Nationale, montrent que les prostituées qui ont fait appel aux services sociaux ont fait état, pour près de 80 % d'entre elles, de chocs, de traumatismes d'ordre divers. Il ne s'agit pas là de l'ensemble des prostituées, mais de celles qui font appel aux services sociaux, justement parce qu'elles sont fragilisées.

Et nous voilà confrontés à un problème extrêmement difficile à résoudre du point de vue politique, car il me paraîtrait juste de préserver la liberté de toutes ces prostituées. Cela veut dire libérer les prostituées qui sont objets de trafic - et qui sont, elles, véritablement dans l'esclavage - de leur proxénète, première tâche ; et, deuxième tâche, respecter la liberté des autres. Ces deux opérations, extrêmement difficiles à concilier - j'en ai conscience - me semblent l'impératif le plus juste à poursuivre aujourd'hui.

J'ajouterai que j'en ai assez que, lorsque les prostituées s'expriment, elles ne soient pas crues. C'est toujours le même leitmotiv, le discours des abolitionnistes purs et durs, que j'ai pu entendre à l'UNESCO, qui consiste à dire : "Si les prostituées vous disent cela, ne les écoutez pas. Elles ne pensent pas ce qu'elles disent." J'estime que c'est un mépris insupportable pour ces femmes !

D'ailleurs, tout le débat que nous avons aujourd'hui aura pour effet premier une stigmatisation des prostituées comme on n'en aura pas vu depuis le XIXème siècle, car l'effet vu, comme moi, derrière le Bus des Femmes, les grandes voitures des proxénètes qui attendent les filles terrorisées, des femmes qui n'ont le droit d'y monter que cinq minutes. Si vous et moi les voyons, la police doit bien les voir, d'autant que ces voitures sont assez remarquables. Cela pose question.

Donc, à mon sens, le premier acte, c'est la lutte contre le proxénétisme.

Mais il faut aussi des mesures d'accompagnement pour sortir ces filles de l'état dans lequel elles sont. Je ne pense pas, par exemple, qu'il soit digne, ni efficace de décider que les jeunes femmes qui auront participé à l'arrestation ou au démantèlement des réseaux mafieux puissent être mises dans un avion et renvoyées dans leur ville d'origine. Ce n'est pas digne ; il me semble que ces jeunes femmes devraient avoir le choix de rester en France.

Cela dit, ne soyons pas à notre tour idéaliste. Si l'on proposait à ces jeunes femmes de rester en France pour recevoir une formation, il faudrait être utopique pour penser qu'elles accepteraient toutes une formation qui fasse d'elles des femmes payées au SMIC. Je suis convaincue que nombre d'entre elles se diraient qu'elles gagnent bien mieux leur vie sur le trottoir, surtout sans proxénète. Arriver à les convaincre toutes d'arrêter la prostitution me semble assez irréaliste.

Un certain nombre d'entre elles voudra rentrer, mais un nombre plus important encore voudra rester pour gagner de l'argent et l'envoyer au pays. Le démantèlement des réseaux mafieux ne résoudra pas tout le problème. Les jeunes femmes de l'Est que vous avez dû rencontrer avouent très franchement, pour certaines d'entre elles, qu'elles sont venues en sachant très bien ce qui les attendait. Elles ont pensé qu'elles pourraient, dans l'immense misère où sont leurs familles dans leur pays d'origine, les aider à vivre.

Concernant les positions adoptées par certains pays d'Europe : le prohibitionnisme à la suédoise, et bientôt le Danemark, et le réglementarisme de l'Allemagne, des Pays-Bas et de l'Autriche, mon avis est que ces deux systèmes me semblent avoir, tous deux, des avantages et des effets pervers.

L'avantage du système suédois est de crier haut et fort à toute l'Europe : "Nous sanctionnons la prostitution". Cela n'encourage certainement pas les mafieux à aller s'installer d'abord en Suède. Cela n'annihile pas complètement la prostitution, d'après ce que j'en sais, mais il est vrai que ce système n'est pas un encouragement à la multiplication des réseaux mafieux.

Mais le prohibitionnisme, outre les principes sur lesquels repose cette position, me semble aussi avoir, plus pragmatiquement, des effets pervers. Le premier effet pervers, c'est que la prohibition de l'alcool n'a jamais empêché les gens d'avoir envie de boire et de s'en procurer.

Autrement dit, le prohibitionnisme engendre inévitablement la clandestinité. Or, la clandestinité est absolument désastreuse. Tout d'abord, elle fragilise considérablement les clandestines. Après tout, même si cela ne concerne qu'un petit nombre de femmes, c'est les placer en situation extrêmement délicate : clandestinité dans les rues, ce qui les repousse vers des endroits moins fréquentés align="justify">Le premier inconvénient du réglementarisme, c'est que si l'on dit que la prostitution est légale et que les filles ont des droits afférents à tout citoyen, il est clair que cela peut être un appel d'air pour les proxénètes mafieux qui auront le sentiment, à tort ou à raison - à tort, si j'en crois certains reportages que j'ai vus sur l'Allemagne - qu'ils peuvent venir s'installer. Cela ne va en aucun cas freiner l'esclavage des femmes.

Mais l'avantage du réglementarisme, c'est que donner des droits aux femmes qui se prostituent - pouvoir bénéficier de la sécurité sociale, de l'accès à l'hôpital, accéder à la possibilité d'une vie de citoyen normal -, c'est aussi la possibilité de se reconvertir ; or, l'une des grandes difficultés que rencontrent les prostituées françaises, c'est qu'il est très difficile de quitter la prostitution lorsqu'on n'a pas de bulletin de salaire, etc. Etre une citoyenne comme une autre ouvre donc des portes aux femmes qui ne veulent plus se prostituer.

Je trouve choquant qu'il n'en soit pas ainsi en France. Les prostituées sont, de mon point de vue, des femmes comme les autres et pas des sous-créatures. Je trouverai donc normal qu'elles bénéficient des droits de tout citoyen. Elles paient des impôts, c'est normal ; elles devraient aussi avoir les droits de tout citoyen français. Cela me paraît moralement très important.

Devant ce qui semble encore très confus sur les effets des deux systèmes, il semble qu'il ne faut pas se précipiter dans l'un ou dans l'autre. Il n'y a pas le feu. S'il est urgent de régler le problème de l'esclavage et de lutter contre les proxénètes, en revanche nous avons le temps d'attendre de voir ce que cela donne ailleurs. Vous voulez légiférer maintenant sur les prostituées françaises, mais si vous pensez qu'il n'existe qu'une alternative prohibitionniste ou réglementariste, je pense que vous vous mordrez les doigts d'avoir pris une décision trop vite. Autant il n'y a pas une seconde à perdre pour lutter contre les proxénètes, autant il est bien tôt pour opter pour une des deux positions.

La position française jusqu'à l'arrivée de ces esclaves était plutôt raisonnable. Ce sont d'ailleurs les luttes menées par les prostituées il y a une vingtaine d'années, les procès faits aux proxénètes des Françaises depuis vingt ans qui ont eu cet effet. C'est l'une des raisons - même si ce n'est pas la seule, - pour laquelle il y a aussi des prostituées libres.

Je me demande si, en optant précipitamment pour une solution ou une autre, nous n'allons pas agir trop vite. Encore que je ne sois pas pour une réglementation à l'allemande, je suis résolument pour que les prostituées sans proxénète aient tous les droits de citoyenne.

Les prostituées libres redoutent beaucoup le réglementarisme ; j'ai été intéressée de savoir pourquoi.

En fait, dans des hôtels comme les Eros Center à l'allemande, le tenancier leur envoie des clients et elles ne peuvent pas choisir. Dans la rue, - elles l'expliquent très bien - durant les deux ou trois minutes au cours desquelles elles n& à mon avis, intéressants. Je comprends très bien qu'il n'est pas supportable pour des concitoyens d'amener le matin un enfant à l'école et de rencontrer partout des femmes qui tapinent, de voir des préservatifs usagés, des seringues et tout ce que l'on sait, jetés dans la rue. On ne peut pas non plus l'admettre. Il faut trouver une solution qui convienne à la fois à la police des villes et aux filles.

Mme Françoise de Panafieu : Nous ne sommes pas là pour chercher la bonne solution, mais la moins mauvaise, car si la bonne réponse existait, il y a longtemps qu'elle aurait été mise en oeuvre.

Il y a un point dans votre discours, dont je n'ai pas bien saisi l'articulation. Vous avez dit dans un premier temps - et vous avez raison - que, dans certains pays, la prostitution est bannie. Vous avez énoncé les dangers d'une telle position, mais vous avez aussi souligné que c'est un moyen d'envoyer un signal à des mafieux qui, évidemment, n'ont pas le c_ur à choisir ces pays en priorité pour s'y installer.

Puis, vous avez dit dans un second temps qu'il n'y avait pas urgence à légiférer sur ce point. Mais, voilà, nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation telle que la France qui, par ailleurs, est la patrie des Droits de l'homme et du citoyen, offre toute la panoplie de la prostitution : des enfants, des adultes, des hommes, des femmes, en appartement, en hôtel, en centre de relaxation, dans la rue... Et l'on voit bien que l'un des buts que recherche aujourd'hui le ministère de l'Intérieur c'est, avant même de légiférer, d'envoyer un signal très fort et de dire : "attention, nous ne plaisantons plus ; cette lutte est devenue une des priorités." Cela se ressent d'ailleurs déjà. La prostitution ne s'est certes pas estompée, mais les prostituées que l'on peut connaître disent que c'est bien moins rentable, en tout cas, bien plus difficile. En six mois.

On ne peut donc pas uniquement se cantonner dans l'immobilisme car, quand on envoie un signal, il faut que le train suive. On ne peut indéfiniment envoyer des signaux sans suite, parce qu'ils finissent par n'avoir aucun sens.

Mme Elisabeth Badinter : Je suis soucieuse de la liberté des prostituées volontaires. J'en suis soucieuse, mais je ne suis pas indifférente au problème social que cela pose.

De mon point de vue, le signal le plus fort et, me semble-t-il, le plus juste, ce n'est pas la sanction du client et de la prostituée, mais quelques procès bien "saignants", comme l'on commence à en avoir : les proxénètes dans le box, avec la presse et vingt ans de prison ! Cela, oui, me semble être le signal le plus juste !

Il y a déjà eu un tel procès à Toulouse. Entre parenthèses, vous êtes sûrement au courant du fait que la fille qui a dénoncé son proxénète n'a pas eu de papiers et qu'elle est maintenant à nouveau dans la rue, dans la clandestinité et dans un état épouvantable, parce qu'un des proxénètes, ou l'un des complices, a été acquitté et qu'elle n'est pas protégée. Cela me choque profondément.

Le signal fort, ce serait les proxénètes dans le box ! Je ne sais s'il faut réinventer un chef d'accusation pour ces proxénètes mafieux étrangers, pour ces esclavagistes, mais de bonnes condamnations me semblent être le signal le plus fort et le plus juste.

Pour s'attaquer à eux, il y a Europol. Car cela concerne toute l'Europe. Il y a en ce moment, à juste titre et l'on s'en félicite, une coopération contre le terrorisme en Europe qui, apparemment, fonctionne. Il me semble qu'une coopération similaire contre les mafieux proxénètes serait extrêmement efficace et juste.

Mme Christine Boutin : Il y a des voisins. Ce sera la même chose. Ils n'accepteront pas cette activité.

Mme Elisabeth Badinter : Il y a eu beaucoup de rues dans Paris, comme ça. Je ne citerai que la rue Saint-Denis où, aujourd'hui, on trouve des filles sans proxénète qui montent dans des appartements...

Mme Christine Boutin : Je suis d'accord avec ce que vous dites. Ma question est plutôt la suivante : on donne tous les droits aux prostituées, en respectant le principe de liberté. Je peux comprendre cette position intellectuelle même si, personnellement, je ne partage pas totalement votre point de vue. Si l'on va jusqu'à leur donner un bulletin de salaire, quel sera le statut du tenancier, du proxénète ?

Mme Elisabeth Badinter : Je ne peux vous répondre. Je me pose la question en même temps que vous : en fonction des impôts que l'on paie, ne peut-on avoir un certain nombre de droits par le biais des impôts ? Des bulletins de salaire, il faut des gens pour les délivrer, cela me semble dangereux.

Mme Christine Boutin : Oui, le proxénète devient l'employeur de la prostituée. On établit un contrat de travail. Cela me semble absolument impossible.

Mme Elisabeth Badinter : Mais en ce moment, il existe des prostituées sans proxénète.

Mme Christine Boutin : Mais moi, je parle de celles qui ont des proxénètes.

Mme Elisabeth Badinter : Vous parlez donc des filles de l'Est.

Mme Christine Boutin : Oui, mais aussi des Françaises.

Mme Elisabeth Badinter : Les Françaises dans leur grande majorité sont sans proxénète.

Mme Christine Boutin : Je parle de celles qui ont un proxénète. Il est vrai qu'aujourd'hui, ce sont plutôt les étrangères, mais dans le principe de la réglementation et d'un bulletin de salaire qui serait donné pour l'activité de prostitution, ipso facto, le proxénète devient un employeur.

Mme Elisabeth Badinter : Je suis de votre avis. C'est pour cela que je me demande s'il ne faut pas trouver un autre moyen que le bulletin de salaire pour leur donner accès à tous les droits normaux.

Mme Françoise de Panafieu : Rien ne les empêche d'exercer une activité libérale.

Mme Christine Boutin : Bien sûr, mais je parle de celles qui dépendent d'un proxénète. Si l'on se place dans l'hypothèse d'un bulletin de salaire, s prostitution rapporte moins que la drogue et les autres trafics.

Je pense qu'il faut engager en priorité une guerre à outrance contre ces esclavagistes. C'est pourquoi, je ne comprends pas que cela n'apparaisse pas comme la priorité dans le projet de loi qui va vous être présenté.

Mme Françoise de Panafieu : Ces deux priorités sont pourtant clairement affichées : le rétablissement de l'ordre public et la lutte contre les réseaux mafieux.

Elue de la Porte de Clichy et de la Porte de Saint-Ouen où nous avons eu la tristesse de voir débarquer les prostituées étrangères dès 1997, je constate que, depuis mai 2002, treize réseaux mafieux ont été démantelés. Quand on sait ce que représentent ces filatures, nous constatons que la lutte contre les réseaux s'est accélérée. J'ai assisté au démantèlement de deux réseaux mafieux dans ma circonscription, alors que je n'avais jamais assisté à ce genre d'opération par la police dans mon arrondissement. On voit donc bien, que le Gouvernement accélère la lutte contre les réseaux mafieux.

Quand M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'Intérieur, va en Roumanie rencontrer le Premier ministre roumain et son homologue, c'est pour leur demander combien il doit leur envoyer d'hommes pour lutter contre les réseaux mafieux in situ, c'est-à-dire chez eux.

Non seulement, il veut augmenter les effectifs de l'Office pour la répression de la traite des êtres humains, l'OCRTEH, qui s'élèvent aujourd'hui à quatorze personnes pour lutter sur tout le territoire national, mais de plus, il va envoyer ses hommes sur place pour collaborer avec la police locale à la lutte anti-mafieuse en Roumanie et, demain, en Bulgarie.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et en Albanie.

Mme Françoise de Panafieu : Et en Albanie, en effet. Mais la Roumanie et la Bulgarie sont extrêmement présentes en ce moment.

Les proxénètes, on le sait, n'exercent plus leur activité sur notre territoire, mais à partir de chez eux. C'est en dérangeant leur réseau, c'est-à-dire en intervenant malheureusement sur les victimes que sont les jeunes femmes, qu'on les fait sortir de chez eux.

Mme Elisabeth Badinter : Pour engager une lutte efficace contre le proxénétisme, avec toute la médiatisation nécessaire, il faut que l'on sache jusqu'au bout de l'Europe qu'en France, quand on est proxénète mafieux, on n'est pas le bienvenu.

Mme Françoise de Panafieu : Ils le savent. Jusqu'à l'an dernier, ils étaient chez nous. Aujourd'hui, ils utilisent des relais. Parmi les femmes qu'ils prostituent, certaines deviennent Kapo, si je puis dire, et ils utilisent aussi des relais genre "Julot casse-croûte", comme dit la police, c'est-à-dire le Français qui est toujours à la recherche de 2 000 francs. Ils ne viennent plus sur notre terr travaillent, je ne suis pas certain qu'elles aient une liberté totale.

Mme Elisabeth Badinter : Elles n'ont peut-être pas une liberté totale, parce qu'il y a des impératifs économiques, mais quand elles sont à l'intérieur d'une maison et qu'on leur envoie un client toutes les demi-heures, c'est vraiment de l'abattage. Quand elles sont dehors et indépendantes, elles peuvent refuser.

M. Jean-Marc Lefranc : S'il existe des structures adaptées, ciblées et sécurisées, elles sont moins en danger.

Mme Elisabeth Badinter : Je n'ai pas rencontré une seule prostituée qui trouve que ce soit une solution.

M. Jean-Marc Lefranc : Dans tous les secteurs d'activité, il faut réglementer l'arrivée de la main-d'oeuvre étrangère, quelle qu'elle soit.

Mme Elisabeth Badinter : C'est autre chose.

M. Jean-Marc Lefranc : Cela en fait partie.

Mme Nathalie Gautier : Je suis un peu surprise de votre position, si ce n'est choquée. Je reste, pour ma part, sur une position qui me paraît simple, humaine et crédible : la prostituée, le prostitué, est une victime.

J'en aurai pour preuve mes conversations avec des médecins légistes intervenant en milieu hospitalier à la suite de viols ou d'incestes. Ils me répétaient encore vendredi dernier que la plupart des femmes qui se livrent à la prostitution ont été victimes de sévices sexuels durant leur enfance.

Cela me conforte dans mon malaise à vous entendre dire qu'il y a un libre choix de la prostitution. Il est vrai que la prohibition est sans doute un objectif à long terme, un idéal, et que les étapes pour y parvenir seront certainement longues et difficiles, mais je préfère cette position à celle qui tend à dire que ces femmes sont libres.

Vous introduisez, en plus, une très nette différence entre les prostituées étrangères - ces inconnues débarquées sur les pavés de nos grandes agglomérations ces dernières années - et les Françaises qui disent, effectivement, lors des interviews qu'elles veulent la reconnaissance de leurs droits. Cette distinction me rend un peu mal à l'aise.

En revanche, je partage tout à fait votre avis sur la lutte contre les réseaux mafieux. Je pense cependant que les prostituées qui dénoncent aujourd'hui leurs proxénètes sont très peu protégées et qu'une femme prostituée qui dénoncerait ses proxénètes court un très grand danger. Il y a de nombreux cas où, quand ce ne sont pas elles qui sont victimes de violence, ce sont leurs enfants ou leur famille.

Mme Elisabeth Badinter : Vous avez une position philosophique éminemment respectable, celle de vouloir supprimer la prostitution, parce que vous ne pouvez la penser qu'en terme de victime. D'ailleurs, aujourd'hui, on ne pense tous les grands sujets qu'en terme de victimisation.

Vous considérez que je fais un distinguo entre les Françaises, qui seraient libres, et les étrangères qui seraient esclaves, alors que j'ai commencé cette audition en disant qu'il existe de multiples situations.

De plus, je pense que la sexualité, puisqu'il faut en parler, est un comportement d'une complexité incroyable. Chez les femmes comme chez les hommes, il y a de multiples éléments d'ombre dans la sexualité, que l'on ne peut rayer d'un trait.

L'activité de prostitution vous semble peut-être dégoûtante, répugnante. L'idée est souvent reprise que, pour en être là, il faut être dans une détresse totale. Sinon, on ne peut comprendre. Que l'on puisse se prostituer volontairement, c'est absolument incompréhensible, sauf... si ce sont des femmes victimes !

Je rappelle tout de même que des femmes plongées dans une grande misère économique, par exemple, ont toujours la liberté négative de ne pas être prostituée et d'accepter des travaux peut-être autrement plus durs. Il n'y a certainement pas une liberté positive de la prostitution, mais il y a probablement une liberté négative ; il y a des femmes avec trois enfants, dans une misère noire, qui seront au SMIC ou au quart de SMIC, mais ne seront pas prostituées. Puis, il y a des femmes qui ne sont pas forcément dans une misère noire, qui choisissent ce métier, ou cette activité, alors qu'elles pourraient sans doute gagner leur vie autrement, mais moins bien. Ce ne sont pas forcément des femmes qui ont été violées, "incestuées", etc.

L'idée que l'on puisse, par "idéal", supprimer la prostitution me paraît totalement irréaliste. De plus, je n'ai pas la même idée que vous de la prostitution. A mes yeux, ce n'est pas l'activité dégradante que l'on dit. Ma position est sans doute minoritaire, mais je ne suis sûrement pas la seule à le penser. On a raison de dire que personne ne souhaite que sa fille soit une prostituée, ce qui prouve que ce n'est pas un métier comme les autres. Je le reconnais volontiers. Mais, par ailleurs, si, c'est le choix de certaines femmes... Tout le monde n'est pas obligé de se prostituer pour survivre. Même si des médecins vous disent que la plupart du temps, il s'agit de femmes ayant été victimes sexuellement dans leur enfance, il faut être honnête et reconnaître qu'ils s'appuient sur des statistiques tronquées, réalisées à partir de femmes qui ont, effectivement, de graves problèmes et qui consultent. Ce n'est pas le cas de toutes les prostituées.

C'est pour cela que je reviens à cette position initiale : l'idée que l'on simplifie est une idée malhonnête. Il existe de multiples sortes de prostitution.

Mme Danielle Bousquet : Je suis moi aussi extrêmement mal à l'aise face à la position que vous avez défendue, en particulier sur la pseudo-liberté des femmes, qui leur donnerait toute latitude de décider d'être prostituée plutôt que femme de ménage ou caissière dans un supermarché - puisque c'est ainsi que vous l'avez formulé dans un article du Nouvel Observateur au mois d'août.

Mme Elisabeth Badinter : Vous avez certainement raison. Je connais le Nid. Je connais aussi d'autres associations qui ne disent pas la même chose, ou qui, en tous les cas, ne généraliseraient pas. Il y a probablement des femmes prostituées qui pensent ainsi et qui, une fois sorties de la prostitution, ont dit qu'elles tenaient ce discours pour l'assumer le plus dignement. Mais, à mon avis, ce n'est pas généralisable.

Le Nid, qui a une vocation catholique, défend son point de vue sur la prostitution qui n'est pas forcément celui d'autres associations. La multiplicité de points de vue des associations reflète la multiplicité de points de vue des prostituées.

Mme Françoise de Panafieu : Il est vrai que la prostitution peut avoir des sources multiples.

Mettons de côté, la prostitution esclavagiste. En ce qui concerne les autres prostituées, il y a des femmes qui, par les aléas de la vie - enceintes à quinze ans, rejetées de leur famille, refusant l'avortement, voulant faire vivre leur enfant et lui assurer une vie digne et des études - trouvent dans la prostitution le moyen de répondre à une question brutale et matérielle. Il y a aussi des femmes qui ont un problème profond à résoudre. Souvent, c'est un départ négatif qui les a conduites vers la prostitution - par exemple, une mauvaise relation avec le premier homme de leur vie - ; elles ont alors besoin de les faire payer. J'en ai rencontré quelques-unes...

Le départ vers la prostitution est un départ toujours négatif, parce qu'il part sur une mauvaise relation à l'autre - un abandon, une mauvaise relation affective et sexuelle -, mais il peut aussi représenter un exutoire de quelque chose.

Mme Catherine Génisson : C'est toujours un exutoire.

Mme Françoise de Panafieu : Dans ce cas, de quel droit pouvons-nous nous substituer à la personne en prétendant que cet exutoire n'est pas le bon et que nous allons lui en donner un bon. Je ne vois pas de quel droit je détiendrais la vérité par rapport à une personne qui a une autre vérité que la mienne. C'est là que le travail du législateur trouve sa limite. Nous sommes là pour protéger les plus faibles, celles qui en ont besoin, mais nous n'avons pas le droit de substituer notre morale à celle des autres ; nous n'avons pas le droit d'imposer notre morale par la loi.

Mme Claude Greff : Chacun fait ce qu'il veut dans sa vie, mais pas n'importe où. C'est sur ce point que j'aimerais que le législateur légifère.

Je crois que l'on doit laisser le choix à l'être humain. Je ne parle pas de l'esclavagisme, bien sûr. Mais la m avons une différence d'approche. C'est tout de même un métier d'une toute autre forme, parce que, quelles que soient les difficultés que l'on peut avoir à l'usine, il n'y a malgré tout pas le même don de soi, cet investissement personnel, au plus profond de soi-même, comme celui qui est fait dans la prostitution.

Je suis d'accord avec vous pour dire que la sexualité est une matière très complexe et l'on rencontre d'ailleurs actuellement tout un courant intellectuel qui met en évidence les pratiques sexuelles complexes de personnes qui ont envie, en plus, de les exhiber. Mais ces personnes ne font pas commerce de leur corps.

Je n'arrive pas à être persuadée, alors que je comprends toute une série de raisons et de faisceaux de raisons qui peuvent conduire des femmes à faire ce métier, que ce soit un choix délibéré au départ.

Mon propos n'est pas de dire que c'est bien ou mal. Cela va plus loin que la morale. Je n'arrive simplement pas à me mettre dans la tête que l'on puisse pratiquer, c'est-à-dire tirer de l'argent, des revenus, organiser sa vie sociale, sur le fait de vendre son corps.

Mme Elisabeth Badinter : Je trouve bien pire la stigmatisation dont les prostituées sont l'objet que la location de leur corps. Elles disent bien que ce qui est abominablement douloureux pour elles, c'est que leur métier, comme je le lisais ce matin dans Elle, soit celui de la femme maudite, de la "femme de rien"...

Quand on dit que c'est dégradant...

Mme Catherine Génisson : Ce n'est pas ce que j'ai dit.

Mme Elisabeth Badinter : Je ne dis pas que c'est ce que vous venez de dire, madame. Je dis que c'est ce que j'entends partout : on dit que c'est dégradant et impensable, qu'il faut vraiment y être contraint pour le faire. Cela signifie que la prostituée ne vaut pas plus que le bout de ma chaussure.

Mme Catherine Génisson : C'est pour cela que je me suis insurgée que l'on parle uniquement de morale en la matière. C'est beaucoup plus complexe que cela.

Mme Béatrice Vernaudon : J'ai été pendant longtemps assistante sociale. Je suis contente que nous ayons un débat sur ce sujet, en raison des dimensions que revêt ce phénomène actuellement en France. Je suis d'accord avec vous pour dire que l'urgence est la lutte contre les réseaux mafieux et qu'effectivement, des procès "saignants", pour reprendre vos termes, sont nécessaires.

Je suis, pour ma part, favorable à l'abolition de la prostitution, mais à moyen et long terme. Les choses ne peuvent se faire du jour au lendemain. Il reste tout un travail d'éducation et de prévention à faire.

Et surtout, il faut donner des moyens à toutes les associations qui travaillent auprès des prostituées, auprès des femmes en difficulté, car le moment le plus important est celui de l'entrée dans la prostitution. Souvent, c'est parce que l'on fui légiférer en ce sens. Il ne faut pas se précipiter vers des mesures trop rigides, parce qu'il y a une grande diversité de situations, mais, comme le disait Mme Françoise de Panafieu, ce projet de loi pour la sécurité intérieure cherche avant tout à lutter contre les réseaux mafieux.

En Polynésie, nous avons une autre forme de prostitution : celle des jeunes efféminés. Nous avons toujours eu une sorte de troisième sexe, mais, souvent, les familles ne supportent pas le regard des autres et quand un enfant devient efféminé, elles ont tendance à le chasser de la maison. Il retrouve alors la famille des efféminés de la rue, qui est liée à la grande prostitution.

Vous n'avez pas beaucoup parlé du client. Or, au cours de nos débats, nous avons abordé la prostitution en termes de relation hommes/femmes. J'aimerais vous entendre aborder cette question du rapport qui évolue entre l'homme et la femme.

Mme Elisabeth Badinter : Je n'ai pas travaillé sur la relation prostituée/client, qui est certainement un aspect très particulier des relations hommes/femmes.

Juste avant de parler du client, je ferai simplement remarquer que je comprends très bien votre position. Comme je le disais au début de cet entretien, si l'on arrive à tendre la main à une jeune femme qui est au bord de la prostitution, une occasionnelle qui, comme vous dites, "tombe" dans un réseau, on ne peut que s'en féliciter. C'est un travail d'association tout à fait important que d'aider des femmes qui n'ont pas envie d'entrer dans la prostitution, mais qui y sont poussées pour des raisons diverses.

Mais il ne faut pas non plus être dupe. On peut probablement en aider certaines, mais il en est d'autres qui n'auront pas envie d'avoir une vie au SMIC et qui iront dans la prostitution. Si des filles y sont poussées malgré elles, en raison de difficultés et si on peut les aider, c'est très bien. Mais il ne faut pas être dupe, ce ne sera qu'une partie d'entre elles. La société ne peut pas se payer le luxe d'assurer à toutes les femmes qui se prostituent ou commencent à se prostituer une vie épanouissante. Il n'y a pas de raison non plus qu'une prostituée, parce qu'elle est sortie de la prostitution, ait l'assurance d'une vie meilleure qu'une femme qui...

Mme Béatrice Vernaudon : Non, pas meilleure...

Mme Elisabeth Badinter : Non, pas meilleure ; elle aura une vie difficile hors de la prostitution faite de difficultés différentes, mais de difficultés aussi.

Mme Béatrice Vernaudon : Plus digne peut-être.

Mme Elisabeth Badinter : J'imagine que toutes ne seront pas prêtes à le faire. On vous donne une formation, mais ce n'est pas une formation d'énarque... C'est pour cela que je reviens à l'idée du choix.

Deuxièmement, en ce qui concerne la relation client/prostituée, très franchement, je ne vois rien à redire aux hommes q parle jamais et, eux, sont sans proxénète. Or, vous allez légiférer pour elles et eux.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je pense qu'il était nécessaire que nous ayons votre point de vue. Cela nous permet d'avancer dans notre réflexion sur cette question extrêmement difficile.

Mme Elisabeth Badinter : En tout cas, tout le monde est d'accord pour lutter contre les proxénètes. C'est déjà un point acquis.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Tout à fait. Nous vous remercions.

Audition de Mme Françoise de Panafieu, députée,
maire du
XVIIème arrondissement

Réunion du mardi 12 novembre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Mme Françoise de Panafieu a été concernée par le problème de la prostitution avant nous, députées de circonscriptions de province. Aussi ai-je souhaité qu'elle vienne nous livrer son point de vue, qu'elle nous dise surtout si le projet de loi pour la sécurité intérieure constitue une réponse à la prostitution ou, du moins, comment cette question si difficile à traiter peut trouver des réponses favorables dans le nouveau projet de loi qui sera débattu à l'Assemblée nationale au mois de janvier prochain.

Mme Françoise de Panafieu : C'est mon rôle d'élue locale qui m'a amenée à me pencher sur la question de la prostitution. Vous le savez, depuis 1997 et, plus singulièrement, depuis 1999, la donne a beaucoup changé avec l'arrivée de la prostitution étrangère, Portes de Clichy, de Saint-Ouen et de Montmartre, territoire du XVIIème arrondissement, dont j'étais l'élue législative et dont je suis aujourd'hui le maire.

A l'époque, j'écrivais un livre intitulé Ne jetez pas la démocratie avec l'eau du bain, à la demande de Nicole Lattes. Un jour, déjeunant avec elle pour parler du livre, j'ai explosé. Je sortais d'une réunion à l'hôtel de ville où tous, préfet de police, représentants de la justice et autres, assuraient que tout allait bien, alors que je voyais le problème aller en s'amplifiant. J'avais beau essayer de le dénoncer, j'avais l'impression de prêcher dans le désert. J'ai donc explosé et Nicole Lattes m'a dit que je ne pouvais pas ne pas écrire un chapitre sur le sujet, parce qu'au fond, personne n'avait conscience de ce qui se passait et que c'était mon rôle d'élue locale.

J'ai donc écrit, en 1998, un chapitre, dont je ne retirerai pas une seule ligne aujourd'hui, dans ce livre publié en 1999.

Puis, ayant l'impression que le problème n'était toujours pas pris en compte, en octobre et novembre 2000, j'ai posé deux questions au Gouvernement. M. Daniel Vaillant, alors ministre de l'Intérieur, a répondu à la première et, la réponse ne m'ayant pas satisfaite, j'ai récidivé en novembre. Mme Marylise Lebranchu, alors Garde des sceaux, m'a répondu sur l'aspect européen du problème. A ce sujet, nous serions bien inspirés de demander aux pays membres ou en voie d'adhésion à l'Union européenne, de bien vouloir adhérer à la convention de Palerme. Cela constituerait déjà un progrès.

Il faut prendre conscience que les mentalités ont beaucoup évolué sur le sujet en peu de temps. Il faut aussi savoir que, lorsque se pose sur le terrain un tel problème, on se rend compte du décalage incroyable existant entre notre perception du problème - nous le voyons aller s'amplifiant -, et sa perception au niveau n suggéré de ne pas le faire, car c'était un sujet sur lequel je risquais les quolibets. J'ai voulu le faire malgré tout et, j'ai placé mon intervention sous l'angle de la traite des êtres humains. C'est ainsi qu'elle a été acceptée et que même des hommes sont montés au créneau pour prendre toute leur part dans ce débat - ce qui est bien normal. Mais c'est dire si les mentalités ont évolué.

C'est un débat qui, par le biais de la traite des êtres humains, est devenu un débat national, intéressant les hommes et les femmes de toutes les générations. Mais il a fallu un peu de temps pour cela. Je voulais citer ces deux points pour vous montrer combien la route parcourue a été importante en deux ou trois ans ; aujourd'hui, tout le monde se sent concerné par ce problème.

Je ne reviens pas sur la situation actuelle, nous la connaissons tous, ainsi que la façon dont elle a évolué. Mais il est temps de trouver la manière de parer à cette situation que nous connaissons car, aujourd'hui, nous offrons toute la panoplie de la prostitution : garçons et filles, enfants et adultes, en appartement et en centres de relaxation. Nous avons, bien évidemment, la prostitution de rue, les hôtels compréhensifs. Le tout est de savoir si on l'accepte ou pas, et si oui, jusqu'où on accepte. C'est ainsi que se pose le problème.

Je répète que je ne suis pas une spécialiste ; c'est vraiment en tant qu'élue de terrain que j'ai été amenée à prendre plusieurs fois la parole sur le sujet. Je voudrais tout de suite clore un débat qui est celui des maisons closes. Ce débat est arrivé à l'occasion d'un article paru dans le Journal du Dimanche, où Marie Quenet, une très bonne journaliste que je connais bien, m'a posé à la fin de l'interview la question de savoir qu'elles étaient mes trois priorités en tant que députée. J'ai cité, entre autres, la lutte contre la prostitution. Elle m'a alors demandé si j'étais favorable à la réouverture des maisons closes. C'était une question, à laquelle j'ai répondu : "Appelez cela maison close ou lieu géographiquement ciblé, nous ne devons nous interdire aucune piste de réflexion". Manquant de place au montage, elle a coupé sa question. Je suis donc devenue celle qui avait d'abord prononcé le mot de maison close, alors qu'en fait, je parlais, moi, de lieux géographiquement ciblés, non pour dire que j'y étais favorable, mais pour dire que j'en étais au début d'une réflexion qu'il fallait aborder avec le moins de tabous possibles.

Le but du Gouvernement actuel est triple. 

Il s'agit, tout d'abord, d'envoyer un signal très fort en direction des pays d'où nous vient cette prostitution esclavagiste, de telle sorte que ces esclavagistes sachent qu'en France aujourd'hui, on a de la peine à dormir quand on fait partie d'un réseau. Ce message me paraît passer assez bien aujourd'hui. La visite de M. Nicolas Sarkozy en Roumanie y a contribué. Actuellement, un travail identique est mené en Bulgarie et dans toute la région des Balkans ainsi qu'en Afrique, car une population prostituée africaine et des réseaux africains aux mécanismes très bien huilés sont apparus également.

Enfin, il y a, bien sûr, la répression de la traite des êtres humains. Je place ces trois objectifs sur un pied d'égalité. Je pense à ces jeunes femmes, ces jeunes garçons, ces enfants qui, aujourd'hui, sont dans nos circonscriptions. On estime à environ 4 000 le nombre de mineurs aux mains de ces réseaux. Après leur avoir donné l'argent, ils disparaissent dans la nature et dorment sous nos ponts. Ils sont inapprochables, y compris par nos réseaux de travailleurs sociaux, qui les voient s'éparpiller comme des moineaux dès qu'ils commencent à les approcher.

On ne peut supporter que perdurent de telles situations sur notre territoire national.

Plusieurs volets sont à examiner : répression et prévention, car l'une ne va pas sans l'autre et il faudra bien les faire marcher de pair à l'Assemblée nationale ; on ne saurait se satisfaire de l'une sans l'autre.

En ce qui concerne la répression, il s'agit de mettre à mal et de forcer à sortir du bois des proxénètes qui, aujourd'hui, pour la plupart, exercent leur travail de proxénète à partir de leur propre pays.

Le travail effectué par le ministère de l'Intérieur porte ses fruits. Depuis janvier 2002, ce sont treize réseaux mafieux qui ont été arrêtés, avec toutes les difficultés que cela comporte puisque, généralement, ces réseaux sont composés de quatre à six personnes, souvent de la même famille. Vous trouvez ainsi un monsieur, sa femme, sa belle-mère, sa maîtresse, son beau-père, son père. Le réseau fait vivre une famille. Sept réseaux ont été stoppés depuis mai dernier. Les procès vont commencer à être instruits.

Il y a deux possibilités pour arrêter les proxénètes : ou l'on crée suffisamment de difficultés dans leur réseau pour les forcer à venir sur notre territoire national pour remettre de l'ordre ou, s'ils ne viennent pas en France, car ils savent qu'ils ne peuvent plus dormir tranquilles en France, il faut des discussions entre le ministre de l'Intérieur français et ses homologues pour obtenir d'envoyer certains de nos hommes démanteler les réseaux mafieux à l'intérieur même du pays étranger où ils sont installés, mais aussi pour passer des "contrats" avec ces Gouvernements étrangers, - roumains, bulgares et autres -, de telle sorte qu'une fois arrêtés, les proxénètes soient non seulement punis d'une sanction pénale, c'est-à-dire d'un temps de prison ferme, mais aussi qu'il y ait saisie de leurs biens.

J'insiste beaucoup sur ce point, car il faut savoir, par exemple, que le dernier réseau arrêté Porte de Saint-Ouen permettait à une famille de huit personnes de monter des chaînes d'hôtels dans leur pays d'origine, en l'occurrence la Roumanie. Avec une saisie immédiate des biens, on les met sur la paille.

Donc, prison et saisie. C'est déjà le cas pour la Roumanie ; il faut que cela le devienne aussi avec les autres pays. Cela passe par des contrats d'Etat à Etat, de ministère de l'Intérieur à minist&e size="2">Ensuite, je vais évoquer le problème des personnes handicapées et des clients. Aujourd'hui, les clients ne sont passibles de sanctions que dans la mesure où ils sont pris en flagrant délit avec une mineure. Ce n'est pas suffisant. Il est absolument indispensable de mieux protéger les jeunes filles, c'est-à-dire de prendre en compte le fait qu'elles peuvent être enceintes, dans un état physique ou psychique requérant une aide ou des soins, qu'elles peuvent être également handicapées... la preuve en est, ce réseau dont je vous parlais constitué de sourdes-muettes, qui ne pouvaient dénoncer personne !

Un certain nombre de critères doivent être pris en compte et doivent rendre le client passible de peines et de sanctions lourdes. Cela me paraît indispensable si nous voulons protéger les jeunes filles.

Aujourd'hui, vous le savez, il est très difficile d'intervenir auprès d'elles parce que, par exemple, notre législation fait, depuis 1994, la différence entre racolage actif et racolage passif. Actuellement, sur le boulevard des Maréchaux - ce n'est pas vrai du bois de Boulogne -, entre la Porte d'Asnières et la Porte de Saint-Ouen, il n'y a aucun racolage actif. Si on ne regarde que la tenue vestimentaire, blue-jeans et tee-shirts sont de rigueur. Seule la tenue de la jeune fille permet de voir qu'elle n'attend pas seulement son bus.

Tant que subsistera cette différence entre racolage actif et passif, la police n'aura aucune possibilité d'intervenir correctement. L'intervention est importante pour deux raisons. Tout d'abord, elle permet d'intercepter les jeunes filles et de les mettre au moins périodiquement à l'abri - certes pas définitivement, mais de manière ciblée dans le temps. C'est ensuite l'occasion de faire des contrôles sanitaires et autres, qui ne sont pas forcément faits, tant s'en faut.

Cela permet de les soustraire quelque temps à ces réseaux mafieux et, évidemment, de leur permettre ultérieurement, et nous devons y arriver, de travailler avec la police, en dénonçant des personnes contre des papiers qui leur seraient délivrés et leur offriraient la possibilité de demeurer en France. Il n'est absolument pas question, après qu'elles aient dénoncé leurs réseaux, de les laisser à la frontière où elles seraient en danger de mort. Il faut pouvoir les protéger.

Mais je ne me fais pas beaucoup d'illusion. Quand on sait la difficulté que nous avons à parler avec ces femmes, je ne pense pas que beaucoup d'entre elles dénonceront. Elles sont terrorisées et ne croient pas que nous puissions les protéger. Non seulement, elles ont vécu tous les sévices que nous connaissons, mais elles sont tenues par les portables et lorsqu'on leur parle d'être libres, elles ne savent même pas ce que ce mot veut dire. Elles sont dans un pays dont elles ignorent la langue et la culture, tenues en alerte sur leurs mobiles par leur réseau. Tous les quarts d'heure, elles doivent rendre compte. Quand on leur dit le mot "liberté", elles ne savent pas ce qu'il signifie. Il est très difficile de communiquer avec elles. Avant d'arriver à les amener à dénoncer...

Après avoir parlé de la sanction qu'encourent le proxénète, le client et la prostituée, il est indispensable, vis-à-vis de cette dernière, d' dans un premier temps d'être prises en charge par des services sociaux qui les aideraient à comprendre comment se réinsérer dans une vie "normale", puis, une fois le moment venu de repartir, confiées à une ONG locale qui poursuivrait cette prise en charge. Cet élément est capital et j'ai foi en cette idée.

Il faut également penser à toute l'aide que l'on doit apporter aux associations. Autant nous avons besoin du Gouvernement pour traiter le problème d'Etat à Etat, autant les villes peuvent jouer un rôle important pour apporter une aide aux associations qui permettent un soutien renforcé à des femmes, ou des hommes d'ailleurs, qui se sont trouvés en grande difficulté.

Soutien aussi à des associations qui favorisent la réinsertion et permettent la protection des prostituées, notamment contre les maladies sexuellement transmissibles. Je l'ai dit, dès 1998, dans mon livre : le Bus des femmes a été, pour la première fois, appelé au téléphone en 1998 par un client qui venait de relâcher une prostituée à la Porte d'Asnières ; elle était dans un tel délabrement physique qu'il avait refusé de la toucher et avait prévenu de manière anonyme l'association. C'était en 1998, nous sommes en 2002. C'est dire l'état dans lequel se trouvent ces femmes. Vous lisez dans vos journaux des articles sur la syphilis ou certaines MST qui ressurgissent, mais en 1998, je l'écrivais déjà : nous voyions les prémices du retour de la gale, de la syphilis et d'autres maladies, que l'on croyait définitivement bannies de notre territoire national. Il y a donc une tâche également à remplir par l'Etat, en relais avec les associations, sur les maladies sexuellement transmissibles.

Il faut aussi procéder à la mise en place d'un dispositif de protection des prostituées qui coopéreraient avec nos services de police, pour les mettre en lieu sûr ; en fait, dans des lieux sûrs, et pas dans un lieu sûr, car si nous n'en avons qu'un, les proxénètes le connaîtront et ces personnes seront en danger, ainsi d'ailleurs que celles qui tiendront ce lieu.

Pour l'instant, quand elles acceptent de collaborer, elles sont cachées dans des couvents ou des lieux similaires, entourées de personnes qui acceptent de prendre le risque et qui n'en accueillent qu'une, de telle sorte qu'il soit impossible de retrouver sa trace. Seule la police sait où se trouve la personne.

Il faudrait, enfin, réactiver les services de prévention et de réadaptation sociale, créés en 1960, qui seraient jumelés aux commissions départementales de lutte contre les violences faites aux femmes. Cela permettrait aux collectivités locales d'agir dans un cadre bien précis, sans surcharger notre législation de nouveaux textes.

Il est aussi extrêmement important de reconsidérer la formation et la sensibilisation dans les écoles, afin que les enfants puissent dédramatiser, connaître, savoir, ne pas tomber plus tard dans des pièges. Cela a été vrai pour l'avortement, c'est vrai aussi pour la prostitution : nous n'assumons pas correctement l'éducation des enfants dans ces domaines.

Un médecin, homme ou femme, en blouse blanche, auréolé d'une certaine autorité, do chaque fois que nous interviendrons dans ce débat, d'être tout l'un ou tout l'autre, mais toujours l'un et l'autre : répression certes, mais aussi prévention. Car le but est également de permettre à ces jeunes personnes, qui se sont trouvées aux prises avec des réseaux mafieux, de sortir de ce circuit infernal et de revenir à une vie "normale", si je puis dire, qu'elles ont connue par le passé, car certaines n'avaient jamais pensé se retrouver sur un trottoir parisien ou européen.

Mme Nathalie Gautier : J'avais contacté quelques députées européennes au moment où beaucoup de prostituées étrangères sont arrivées puisque, dans l'agglomération lyonnaise, nous avons connu le même phénomène en 1998. Je pense que le phénomène est général. Que ce soit en Allemagne ou en Belgique, le phénomène doit être de même ampleur.

Savez-vous si une politique a été élaborée et des décisions ont été prises au niveau européen car, en regardant ce qui a été décidé par le Parlement européen, j'ai l'impression que l'on en reste à des v_ux. C'est déjà une position claire de principe, mais y a-t-il eu d'autres avancées pour lutter contre ces réseaux ?

Mme Françoise de Panafieu : A ma connaissance, il n'y a eu aucune avancée. Il y a, il est vrai, des déclarations d'intention, mais rien de vraiment concret. C'est la raison pour laquelle j'évoquais la convention de Palerme. A partir du moment où vous faites partie ou souhaitez faire partie de l'Europe, il y a un minimum de règles à respecter ; parmi celles-ci, l'adhésion à la convention de Palerme devrait être nécessaire. Elle concerne la traite des êtres humains ; elle ne porte pas sur la prostitution elle-même. Il me semble que ce serait un tout premier pas. Puisque cette convention a le mérite d'exister, qu'au moins elle emporte l'adhésion des pays faisant partie de l'Union européenne.

Mme Patricia Adam : Vous avez parlé du démantèlement de réseaux de prostitution concernant des adultes. Mais des réseaux de prostitution enfantine ont-ils pu être démantelés ?

Mme Françoise de Panafieu : La prostitution enfantine, sous toute réserve, car je n'ai pas les chiffres exacts, a été montée par les mêmes réseaux que ceux qui utilisaient des jeunes femmes. Ils ont, dans un premier temps, fait venir des enfants pour piller les horodateurs et, quand ont été prises des mesures de sécurisation de ces appareils, ces enfants ont été mis sur les trottoirs par les même réseaux mafieux, que ceux trempant dans le trafic des femmes.

M. Martial Saddier : J'aurais deux remarques à formuler. Aujourd'hui, il y a une majorité de départements en France, dont le mien, la Haute-Savoie, où les gens ne se rendent pas compte du problème, parce qu'ils ne le vivent pas. Ils disent aux députés de province : "N'avez-vous rien d'autre à fair Mme Claude Greff : Dans tout commerce, sans client, vous ne pouvez pas tenir. S'il y a autant de proxénètes, de femmes, d'enfants et d'hommes proposés sur le marché, c'est que la demande est réelle et forte. Et il est vrai que plus il y aura d'offres, plus il y aura de demandes.

Mme Catherine Génisson : Pour rester dans la comparaison que vous faites, il faudrait vérifier s'il y a réellement une augmentation de la demande ou s'il n'y a pas un partage et un nivellement du revenu.

Je pense que les prostituées étrangères gagnent peut-être moins que ce que gagnent les prostituées françaises. Mais cela demande vérification.

Mme Françoise de Panafieu : Ne jugeons pas le client. Néanmoins, je pense que le fait d'augmenter les peines, d'étendre le champ d'application de la pénalisation du client, puisqu'il ne s'agit plus maintenant seulement des prostituées mineures, mais également de personnes malades, en souffrance psychique ou physique, a fortiori handicapées, met des freins, des entraves.

En ce qui concerne le domaine européen, pour que les textes entrent en vigueur, il faut qu'ils soient ratifiés par quarante pays. Or, pour l'instant, la convention de Palerme de 2000 n'a été ratifiée que par vingt-six pays. Il en manque donc quatorze.

Mme Danielle Bousquet : A propos de la demande et du client, on observe effectivement que, de cette demande du client, naissent des vocations de proxénètes et qu'ensuite, des femmes et des hommes sont mis sur le trottoir. On peut donc se demander s'il ne serait pas utile de s'intéresser également au client.

Vous répondez que l'on s'y intéresse, puisque l'on parle maintenant de sanctionner le client de prostituées en état de dépendance. Ne risque-t-on pas, cependant, de voir s'exercer un arbitraire total, ou tout au moins relatif, de la police : qui déterminera en effet qu'une prostituée est en état de fragilité ?

Ne pourrions-nous envisager, pour avoir une vision plus large de la question, qu'au lieu de nous fixer sur le trio client-proxénète-prostituée, nous partions du postulat suivant : la société doit dire non à la prostitution ; il faut poser une limite ; la prostitution n'est pas acceptable par une société humaniste.

Une fois posé cet interdit et dès lors que le client contrevient à ce diktat de la société, il doit réparer. Et c'est la forme de la réparation qui est, ensuite, discutable : soit une journée de pénalisation, - mais je ne suis pas sûr que cela emporte l'adhésion -, soit une journée ou deux de sensibilisation sur ce qu'est la prostitution et sur ce qu'il a fait en achetant des services. Je ne sais pas sous quelle forme cela peut se faire mais, en tout cas, on met le client devant la responsabilité qu'il a prise en achetant les services d'une prostituée. Les modalités restent à découvrir, mais nous pourrions, me semble-t-il, avancer dans ce sens et ne pas considérer que le client est neutre dans l'affaire. Il ne l'est pas.

Je ne suis pas spécialiste, je suis venue vous apporter mon témoignage car je suis une femme de terrain. Je me sens incapable de répondre de manière éclairée ; peut-être faudrait-il s'adresser plutôt à des interlocuteurs socio-médicaux.

Autant, je suis choquée par cet homme qui prend une femme dans la rue et la dépose Porte d'Asnières parce qu'elle est dans un état sanitaire effroyable, qu'il a peur d'attraper la syphilis et le signale, quand même heureusement, à l'association, autant dans le cas de ces deux hommes qui avaient demandé à me rencontrer, je n'avais affaire ni à des pervers, ni à des malades, mais à des personnes qui avaient eu ce besoin de recourir à la prostitution. Un jour, dans leur vie, il y avait eu une déchirure non assumée qui les poussait à avoir les relations sexuelles dont ils avaient besoin avec des femmes qu'ils trouvaient à la fois très compréhensives et agréables.

Mme Catherine Génisson : On peut se demander s'il est normal que, pour ces personnes à problèmes, une femme soit la thérapeutique.

Mme Patricia Adam : Etant assistante sociale d'origine, il m'est arrivé de travailler avec des prostituées. J'en ai rencontré certaines, avec des problématiques très différentes de l'une à l'autre.

Une question me tracasse : ce sont les bars à hôtesses. Je suis élue de Brest, un port militaire, où les bars à hôtesses ont toujours existé. Vous pouvez demander à n'importe quel homme et même à n'importe quelle femme dans la rue, ils savent où ils sont.

Je m'inquiète que l'on n'en parle pas, parce qu'ils sont vecteurs de toute une prostitution "légalisée" et que, depuis quelques années, ils évoluent. Il y a cinq ans encore, on n'en parlait pas. Le bouche-à-oreille fonctionnait, on savait si on voulait savoir. Aujourd'hui, c'est devenu public, affiché, voire dans la presse, par le biais d'un certain nombre de scandales, mais aussi par le discours général, la possibilité d'en parler au niveau national. A travers ces bars à hôtesses, il y a aussi une image, une banalisation de la vente de la femme. Quand on entend des jeunes filles aujourd'hui, on va dans un bar à hôtesses comme si on allait dans une boîte de nuit. Je schématise à peine.

C'est tout le regard sur la sexualité et la prostitution, avec tous les problèmes de morale, mais surtout de valeurs qui est en question. En tant que législateurs, il faut déterminer ce que nous allons pouvoir dire et faire connaître à la population française sur la valeur et la dignité du corps humain. Autant je peux comprendre pour l'avoir entendu que des femmes aient fait le choix de se prostituer pour des raisons aussi diverses les unes que les autres, autant, et j'en ai débattu avec elles, quand on discute des valeurs touchant au corps avec ces femmes, souvent, nous ne sommes pas en désaccord.

Quand on On m'a déjà rétorqué : "Chez nous, ce débat n'existe pas."

Mme Françoise de Panafieu : C'est pareil en Angleterre. La prostitution s'y déroule en appartement. Tout se passe par réseau internet. Cela ne semble pas poser problème aux Anglais.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Parce que cette prostitution est invisible.

Mme Claude Greff : C'est bien le fait qu'elle soit tellement visible en France qui nous a fait réagir.

Mme Françoise de Panafieu : Oui, mais la bonne solution n'existant pas, il faut dire les choses comme elles sont : ou on interdit la prostitution et on la fait basculer dans la clandestinité ; ou on l'autorise, d'une manière ou d'une autre, et, tout d'abord, il faut éviter que les lieux où elle s'exerce ne servent de plate-forme aux réseaux mafieux et, ensuite, savoir que l'ordre public sera rétabli, mais que ce ne sera pas une solution satisfaisante.

A vrai dire, je ne sais pas si l'interdire totalement est le but à rechercher pour l'instant. Je n'y crois pas.

Mme Patricia Adam : C'est malheureusement impossible.

Mme Françoise de Panafieu : Oui, c'est la raison pour laquelle je préfère encore, essayer de trouver une solution.

Mme Claude Greff : C'est en cela que l'éducation est nécessaire en même temps que la répression.

Etant infirmière, je travaillais en traumatologie. Lorsque l'on a voulu imposer la ceinture de sécurité, les gens ne la mettaient pas. Mais aujourd'hui, après avoir réprimandé certes, mais surtout après avoir éduqué, les gens comprennent mieux qu'elle est indispensable. On ne doit pas dissocier répression et éducation.

Mme Danielle Bousquet : Je partage votre avis mais, lorsque vous avez parlé tout à l'heure d'éducation, j'ai eu l'impression que vous parliez d'éduquer aux dangers de la prostitution.

Mme Claude Greff : Non, je parlais de sensibilisation à cette question.

Mme Danielle Bousquet : Je voudrais une éducation au respect de l'autre, c'est-à-dire que quand un homme achète une prostituée, il sache ce qu'il fait concrètement. Il faut éduquer les enfants, garçons et filles, au respect ; faire une éducation sexuelle dans le respect de l'individu...

Mme Patricia Adam : Ce sont les valeurs !

Mme Danielle Bousquet : ...à l'inverse de ce qui existe actuellement : un corps de fil commissaire divisionnaire, chef de la brigade de répression du proxénétisme (BRP)
de la direction de la police judiciaire

Réunion du mercredi 13 novembre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation est heureuse d'accueillir M. Daniel Rigourd, commissaire divisionnaire, chef de la brigade de répression du proxénétisme de la direction de la police judiciaire.

Vous aviez été auditionné en septembre 2001 par la mission de l'Assemblée nationale sur l'esclavage moderne et vous aviez alors notamment souligné les difficultés rencontrées pour accumuler les preuves permettant de "remonter" jusqu'aux proxénètes. Aujourd'hui, tous ceux qui travaillent sur la prostitution, que ce soient les associations ou les parlementaires, ont le sentiment que le projet de loi pour la sécurité intérieure va permettre de pénaliser les prostituées et le client, mais que celui qui devrait l'être en premier, le proxénète, est un peu oublié.

J'aurais souhaité que vous nous indiquiez les moyens qui sont à votre disposition pour "remonter" jusqu'à ces proxénètes qui demeurent soit dans les pays limitrophes de la France, soit - c'est très souvent le cas maintenant -, dans leur pays d'origine, en exerçant leur activité au moyen de téléphones portables.

Vous mettez l'accent sur l'importance des renseignements apportés par les prostituées, notamment pendant la garde à vue. Je reste convaincue qu'il n'est pas facile de faire parler les prostituées et que le problème majeur qui se posera sera la suite à donner à leur coopération : comment les protégerons-nous après qu'elles auront parlé ?

Ne pensez-vous pas que la lourdeur des peines envisagées - 7 500 euros, même réduite à 3 750 euros - risque de nuire à leur application ? Quelle sera, à votre avis, l'attitude des réseaux mafieux face à ces peines ? Ne risque-t-on pas d'aller vers une clandestinisation de la prostitution ? Si oui, comment pouvons-nous répondre à ce nouveau problème ?

Enfin, quel est votre avis sur la distinction entre racolage passif et racolage actif ? Comment ressentez-vous la prise en compte du racolage passif dans le projet de loi ?

M. Daniel Rigourd : Vous avez à débattre d'une très délicate question d'actualité, dans laquelle la police judiciaire est, hélas, impliquée tous les jours dans son travail.

Je suis commissaire divisionnaire à la direction de la police judiciaire du 36, quai des Orfèvres. J'ai 56 ans, dont 32 ans de police judiciaire. Je dirige, depuis octobre 2000, la BRP, la brigade de répression du proxénétisme, que l'on appelait autrefois la brigade mondaine. Son travail se réalise à plusieurs niveaux.

On ne peut parler aujourd'hui du phénomène prostitutionnel sans faire un bref historique de ce qui est arrivé en 1997. A mon entrée dans la police comme jeune officier en 1970, j'exerçais dans le 16èm arrondissement à la première brigade territoriale. J'avais en particulier à m'occuper du Bois de Boulogne.

Nous avions affaire à une prostitution de jeunes femmes franco-françaises, issues des différentes pr déférais, du seul fait de cette cohabitation. J'ai ainsi mis dans les années 75 un ingénieur en prison. Mais c'était comme cela : on arrivait, on regardait la brosse à dents, le costume, et on emmenait l'homme au dépôt et en prison pour des faits de proxénétisme.

La société française a évolué. La jurisprudence a changé. Maintenant, il ne suffit plus simplement d'établir des liens de cohabitation ; les magistrats ne s'en contentent plus ; il faut démontrer le fait de proxénétisme, d'apport d'argent, de relation de travail et les flux pécuniaires, ce qui est difficile. La prostituée française, franco-française ou francophone, a donc gagné en indépendance.

Les magistrats et la société française ont reconnu le droit à la vie privée d'une personne même prostituée. Je connais ainsi des prostituées qui ont une vie privée en dehors de leur métier ; elles sont mariées et nous ne sommes pas là pour aller chercher le mari à six heures du matin.

C'était le contexte des années 80-90. Alors que faisait la BRP à cette époque ? Elle continuait à travailler parce qu'en sous-main, il y avait toujours des affaires liées au grand banditisme. Beaucoup de proxénètes étaient des gens de la banlieue sud ou liés aux Toulonnais ou aux Marseillais. C'était un microcosme dans lequel il y avait des interférences. Chacun vivait dans son monde et nous, nous travaillions à des affaires de petits réseaux.

Cette prostitution franco-française et francophone était ciblée dans des endroits bien particuliers de la capitale : le bois de Boulogne, la porte Dauphine, la contre-allée Foch, la mythique rue Saint-Denis... Il y a dix ans, il y avait 2 000 prostituées rue Saint-Denis ; actuellement, il y en a 350 ; la tranche d'âge va de 35-40 ans à 70-80 ans. Il y avait aussi le bois de Vincennes, la Madeleine, Pigalle... C'étaient des endroits très stratégiques.

Puis, en 1997, les prostituées traditionnelles nous ont alertés parce qu'elles voyaient sur leurs trottoirs, dans des endroits non répertoriés, non ciblés, des femmes - et c'est le grand problème - très jeunes, très belles. Complètement en dehors d'un circuit, ne parlant pas le français, elles étaient complètement déconnectées des réalités de la vie moderne, terrorisées - nous le voyons au cours des enquêtes que nous menons -, mais installées là avec une attitude qui ne laissait aucun doute sur leur activité.

Ce furent les premiers réseaux bulgares que nous avons observés en 1997. Il a fallu beaucoup de patience et de courage pour pouvoir, sans mauvais jeu de mots, pénétrer dans ces milieux totalement hermétiques à nos manières de faire, à nos philosophies de police républicaine. Cela a été difficile. Mais les résultats sont là puisque, de 1997 à 2002, plusieurs centaines de proxénètes ont été arrêtés et des réseaux démantelés.

De 1997 à 2000, nous avons d'abord vu arriver les jeunes filles de l'Est
- Polonaises, Russes, Lituaniennes - ou des Balkans - Roumaines, Bulgares, Moldaves, Yougoslaves, Kosovares.

A partir de 2000, nous avons vu arriver les Africaines, les "Gazelles" comme on les appelle. Elles viennent suivant le même procédé, mais le système de proxénétisme est totalement différent. Elles se disent Sierra-Léonaises, comme nos premières jeunes filles de l'Est se disaient Kosovares. En fait, elles ne le sont pas, comme j'ai pu le constater, avec mon collègue directeur de Roissy, lorsque j'ai dirigé la police judiciaire de la Seine Saint-Denis de1994 à 2000.

Elles déclaraient donc venir du Kosovo ou de Sierra Leone, se disaient persécutées et, ayant à peine mis un pied en France, elles demandaient l'asile politique. La difficulté c'est que nous n'avons pas de papiers référents pour établir leur identité quand elles entrent dans notre pays. Tous leurs papiers sont soit repris par les passeurs, soit déchirés dans l'avion ou lors du passage. Il s'agit donc d'une identité déclarée. Or, nous n'avons plus de moyens coercitifs, puisque, vous le savez, les fichiers de prostituées sont interdits et la loi sur la présomption d'innocence ne nous permet plus de les placer en garde à vue durant vingt-quatre heures.

En droit français, la prostituée est témoin victime, et nous la considérons bien comme telle, mais, lorsque nous pouvions la mettre en garde à vue durant vingt-quatre heures - en fait, c'était en général plutôt une dizaine d'heures - cela nous permettait d'établir une relation de confiance avec les prostituées appartenant à un réseau. Elles s'apercevaient que le policier français n'avait rien à voir avec le policier des pays dont elles étaient originaires. Je suis allé en Albanie, je reviens de Roumanie, je me suis également rendu au Bénin en mission d'audit ; je puis vous dire que, dans ces pays, quand j'exposais la jurisprudence française et les lois de la République, j'avais droit à de larges sourires. La prostitution y est interdite, même si elle se pratique sous le manteau, dans des motels ou des hôtels et sert parfois, hélas, au plaisir de quelques notables ou quelques policiers.

Alors, le policier français, pour elles, est à l'image du policier de leur pays, et elles ont la crainte de la violence qui peut exister dans ces services de police. En fait, pour nous, l'intérêt de la garde à vue était une mise en confiance des prostituées qui, peu à peu, parvenaient à nous donner des informations.

Une procédure d'enquête judiciaire qui démantèle un réseau de proxénètes, c'est quarante-huit heures de garde à vue pour le ou les proxénètes ; c'est un travail énorme d'investigations, de nombreuses heures d'auditions. Et, pour pouvoir recouper ces auditions et rechercher les incohérences qu'elles recèlent, il faut que nous disposions des auditions des victimes. Actuellement, nous ne disposons que de quatre heures pour entendre ces victimes. Quatre heures, compte tenu des problèmes d'interprétariat que nous connaissons. Par exemple, nous avons découvert dernièrement, lors d'une perquisition chez l'une des Sierra-Léonaises, qui sont en fait toutes des Nigérianes, un document montrant qu'elles ne sont pas toutes victimes. Si, elles le sont toutes au début, certaines deviennent, ensuite, les protégées des proxénèt Belgique, en Italie, voire en Roumanie ou en Albanie, et ils restent tranquillement chez eux.

En revanche, à l'intérieur du groupe, ils disposent parfois d'une fille que l'on appelle une "ramasseuse", une fille qui a été la protégée, se prostitue plus ou moins, qui, après l'avoir fait au début, est tombée dans les bonnes grâces du proxénète et qui ramasse l'argent. Elle fait le transit. En une heure et demie, par le Thalys, de la Gare du Nord ou la Gare de l'Est, elle est en Belgique. Il y a aussi la Western Union qui permet à ce flux d'argent de s'évaporer, bien sûr sous de faux noms.

Actuellement, 70 % des prostituées sont d'origine étrangère. Parmi les 30 % restant, une partie sont naturalisées, en particulier les Camerounaises, qui ont quitté la rue Saint-Denis et sont maintenant dans les camionnettes du Bois de Vincennes. Elles sont souvent indépendantes, il faut le reconnaître. Il y a des Ghanéennes dans le haut de la rue Saint-Denis. Mais pour toutes ces jeunes femmes, l'argent transite aussi par les chauffeurs de cars de la société Euroline, qui partent de la Porte de Bagnolet et transfèrent l'argent entre la Roumanie ou les pays de l'Est et la France, moyennant commission.

Quand nous effectuons les contrôles de ces jeunes femmes, elles sont toutes en situation régulière. Il faut le savoir. Une grande partie sont présentes grâce aux demandes d'asile politique. Il y a là un détournement manifeste du droit d'asile. Indéniable, et incontournable. Elles nous présentent souvent, notamment les Africaines, des photocopies de photocopies de documents. Cela vous explique un peu l'état dans lequel sont mes collaborateurs, car mon rôle essentiel n'est pas de contrôler. Je m'occupe de la prostitution et de la pornographie, mais aussi des jeux. Les effectifs dévolus au proxénétisme sont très limités. De plus, nous ne disposons pas de moyens coercitifs nous permettant de voir l'évolution de la prostitution. C'est le grand problème.

Il faut aussi reconnaître qu'une grande partie de ces jeunes femmes viennent avec des passeports en cours de validité, soit via l'espace Schengen, soit sans visa, comme les Roumaines ou les Bulgares maintenant. Elles viennent faire de la prostitution touristique pendant trois mois. Dernièrement, j'ai rencontré à la Porte de Vincennes, à trois heures du matin, une jeune Slovène, professeur de danse en Slovénie, où elle gagne 1 500 francs par mois, qui se prostituait pendant son séjour en France.

Il faut bien se rendre compte des flux d'argent que la prostitution génère. Elle draine une véritable économie parallèle. On le voit dans des pays comme l'Albanie, par exemple. En Roumanie, en revanche, depuis quelque temps, la situation s'améliore. Nous avons vraiment senti que les Roumains collaborent beaucoup plus avec nous. Mais la prostitution génère entre 60 et 80 000 francs de gains par mois, c'est-à-dire entre 3 000 et 4 000 francs par soirée et par jeune femme ; cependant les jeunes filles de l'Est ne gardent qu'à peine 10 % pour elle.

Il est certain que les jeunes filles de l'Est ne partent pas de leur pays pour se prostituer et, quand elles le peuvent, repartent. Certaines, dont nous avons neutralisé les proxénètes restent, bien sûr, mais beaucoup frontière et les relations avec le passeur.

Ensuite, c'est l'engrenage. Elles passent en particulier par un pays quasiment incontournable quand on vient des Balkans - l'Albanie -, où elles servent à la prostitution, cachées dans des motels. Il est indéniable qu'elles y subissent des violences, voire des actes de tortures pour certaines qui se rebellent. Elles sont parfois maltraitées à titre d'exemple pour les autres.

Puis, il y a le passage entre l'Albanie et l'Italie, sur la côte Adriatique. Je suis allé dans ces ports, - des bases logistiques  -, d'où déferle toute la main d'oeuvre étrangère sur l'Europe. La mafia italienne apporte une aide logistique pour le transfert vers la France, la Belgique, l'Allemagne et la Hollande.

Le chemin de croisade de ces jeunes femmes au travers des pays de l'Europe de l'Est est dramatique. Elles viennent pour être femme de ménage, barmaid, serveuse, voire strip-teaseuse - je le sais puisque je m'occupe des peep-shows et des sex-shops -, mais pas pour aller dans ces milieux prostitutionnels, où elles sont asservies.

Pour revenir aux proxénètes, nous leur avons porté des coups. Ils ont vu comment nous travaillions. Aujourd'hui, ils ne viennent plus, comme c'était la coutume, dans les hôtels. Ils se tiennent à distance et, pour les attraper, c'est difficile. Nous attendons qu'ils fassent un petit séjour.

Au mois d'août dernier, nous avons démantelé une famille roumaine de neuf personnes. Cela allait de l'oncle à la tante, en passant par la mère, les belles-s_urs et d'autres parents, qui faisaient venir des jeunes filles roumaines. Mais maintenant qu'ils ont vu nos méthodes, ils quittent la périphérie de Paris pour aller se loger dans l'Essonne ou le Val d'Oise, dans les hôtels Formule 1, où ils mettent les jeunes femmes. Cela accroît nos difficultés, puisqu'il faut mettre en place des filatures et repérer les lieux de prostitution.

Ils ont leur business et le gèrent, en passant par d'autres pays. L'Espagne est aussi une zone assez recherchée. Il nous faut attendre, amasser les preuves. C'est un travail sur le long terme, qui représente beaucoup de travail, de surveillances, de filatures et d'écoutes téléphoniques. Nous ne sommes pas toujours gagnants, mais nous y arrivons.

Ce système correspond à la prostitution de voie publique des jeunes filles de l'Est, celle qui nous interpelle. Il en va un peu différemment des Africaines, bien que mon collègue de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains - l'OCRTEH - ait démantelé des réseaux de passeurs masculins vraiment très organisés aussi.

Nous avons découvert, en revanche, le "système des mamas". Il s'agit d'anciennes prostituées, qui sont retournées au pays et ont monté des agences de voyage ou des magasins. Elles proposent une vie meilleure en Occident à des jeunes filles, souvent naïves, qui cherchent à avoir un plus dans leur vie quotidienne.

Elles proposent ce que nous appelons "le package". Pour 45 000 dollars, elles fournissent de vrais/faux passeports, des visas, le billet d'avion, l'accompagnement dans l'avion, la réception à l'aéroport de Roissy ; souvent, les jeunes filles disposent d'un numéro de téléphone qu'elles doivent appeler à leur arrivée pour qu'on vienne les chercher. Elles sont ensuite mises sur le trottoir. Pour toute cette logistique, elles ont à rembourser 1 000 dollars par semaine. C'est le "système des mamas". Ces jeunes filles disent qu'elles vont chez l'oncle ou chez la tante... et qu'elles doivent ramener 1 000 dollars par semaine !

Nous avons démantelé un réseau de ce type, pour lequel une quinzaine de jeunes filles travaillaient. Vous voyez les flux énormes que cela size="2">Les problèmes d'ordre public que génère la prostitution ne sont pas tellement de mon domaine, mais plutôt celui de mes collègues de la police urbaine de proximité, la PUP. Nous en voyons cependant le contrecoup, par les bagarres de secteurs ou de zones.

Il ne faut pas oublier les proxénètes. Tout le monde me dit : "Mais les proxénètes sont là, derrière les prostituées, en train d'attendre." Je vous répondrai, tout d'abord, qu'il faudrait que je dispose de moyens me permettant d'être dehors tous les soirs, ce qui est loin d'être le cas, et, ensuite, que mes collègues de la PUP mettent une pression assez soutenue. Mais plus on exerce une pression policière, plus certaines prostituées râlent. Nous l'avons bien vu avec la manifestation des prostituées franco-françaises, francophones ou des travestis du Bois de Boulogne, le 5 novembre dernier.

Dans les années 70, au Bois de Boulogne, les prostituées étaient Françaises. Puis, sont arrivés des Brésiliens. Avec la modification du plan de circulation du Bois de Boulogne en 1990-1992, les Brésiliens ont disparu et sont allés en Italie ou sont repartis chez eux. Maintenant, il y a une population mixte : des Péruviens, des Colombiens, des Equatoriens ainsi que des Espagnols et des Sud-Américains, qui bénéficient du droit de rapprochement entre l'Espagne et ses anciennes colonies. Ils prennent la nationalité espagnole et entrent ainsi dans l'espace Schengen. Ils ont des papiers en cours de validation et sont inexpulsables, bien qu'étant d'origine sud-américaine. Nous sommes là simplement pour contrôler les jeunes filles ou les travestis.

Fin 2000, les Chinoises sont arrivées dans le cadre du travail clandestin. Elles occupent le centre de Paris. Elles sont encore peu nombreuses pour l'instant, entre cinquante et cent. Je n'ai pas de fichiers, ce sont des chiffres de contrôles que l'on note à main levée. Il doit y avoir environ trois cent cinquante, quatre cents Africaines, Ghanéennes et Sierra-Léonaises.

Avec mon collègue de la PUP, nous avons compté qu'en vingt-quatre heures, à peu près deux mille prostituées travaillent sur Paris.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et les Françaises ?

M. Daniel Rigourd : Elles représentent environ 30 % des prostituées, mais, sur ces 30 %, vous avez beaucoup de Camerounaises et de femmes d'origine maghrébine.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Et les Françaises d'origine ?

M. Daniel Rigourd : Il n'y en a pas beaucoup. Rue Saint-Denis, il y a trois cent cinquante prostituées, de vraies franco-françaises, qui ont entre quarante et soixante-dix ans.

Les Chinoises sont donc arrivées. Elles ont entre quarante et quarante-cinq ans. Elles viennent de la migration clandestine, c'est-à-dire qu'elles viennent dans le cadre du travail clandestin. Au départ, elles travaillent dans des ateliers clandestins et, comme ces ateliers ne leur donnent pas beaucoup d'argent, elles "bas de gamme".

Voilà le premier niveau de mon travail au sein de la brigade de répression du proxénétisme. J'ai sept fonctionnaires pour faire tout cela ! A cinquante-six ans, à vingt mois de la retraite et avec mon expérience, je me permets de dire ce que tout le monde a peur de dire : c'est scandaleux !

Mme Catherine Génisson : Sept fonctionnaires constamment sur le terrain ?

M. Daniel Rigourd : Non, madame, car, voyez-vous, sur les sept fonctionnaires de mon groupe de voie publique, qui sont remarquables, deux vont être mutés à partir du mois de janvier. Il n'y en aura donc plus que cinq. Puis, il y a les récupérations, les RTT, les congés annuels, les stages...

J'ai des garçons et des filles pleins de bonne volonté ; ils étaient encore dehors cette nuit, car on n'a pas d'heure à la PJ : ce n'est pas neuf heures-midi, ni quatorze heures-dix-huit heures. Mais c'est notre vie à la police judiciaire. Nous avons choisi.

Le deuxième niveau de mon travail est celui où se sont recyclées les Françaises. Elles ont quitté la rue, où la concurrence était dure. Il s'agit de la prostitution en studio ou en appartement.

Dans les années soixante-dix, du temps de la Mondaine, nos prostituées de rue allaient faire leur passe dans des studios, dans des appartements, dans des hôtels. Donc, à l'époque, nous faisions tomber le gérant ou le propriétaire de l'hôtel pour faits de proxénétisme. Les fonds de commerce ont donc périclité. Les voyous, les Julot ont donc fait racheter des hôtels entiers en sous-main et les chambres d'hôtel ont été transformées en studios. On rassemble deux chambres et on en fait un studio, dont la jeune femme est soit disant propriétaire par acte notarié. Mais en fait, elle n'en a pas toujours les moyens. Donc, pour pouvoir rentabiliser et rembourser son prêt au proxénète et parce qu'elle ne peut pas être prostituée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, elle sous-loue le studio à des copines. Elle travaille de midi à seize heures, mais le reste de la journée et la nuit, elle le sous-loue moyennant 6 000 à 10 000 francs par mois. C'est ce que l'on appelle les "doublantes".

C'est surtout dans le centre, rue Saint-Denis, que cela se pratique. C'était la principale activité de la Mondaine. On vient d'avoir une affaire concernant deux studios et vingt-et-une à quarante doublantes. Je vous laisse calculer le chiffre que cela génère quand on sous-loue 10 000 francs par personne et par mois. Ce sont des faits de proxénétisme. On attrape un, voire deux proxénètes. Dans cette dernière affaire, nous en avons pris trois : l'homme, sa femme et sa maîtresse. C'est aussi une de mes activités. J'ai six fonctionnaires pour s'en occuper.

Le troisième niveau de mon travail, c'est celui des call-girls et des escort-girls, c'est-à-dire internet. J'ai six personnes qui travaillent sur ce problème.

Il y a des réseaux. Nous venons d'attraper dernièrement Margaret Mc Donald, la Madame Cla mot pour voir s'afficher toutes les beautés avec leurs mensurations et leur photo. Vous choisissez un téléphone. Vous n'avez jamais la jeune femme en direct, vous avez toujours celle qui gère le réseau ; elle appelle ensuite la jeune femme, qui entre alors en contact avec le client.

C'est aussi une des activités de la brigade de répression du proxénétisme, car je ne pense pas que l'on puisse laisser cette activité de côté. Je m'occupe, en plus, de la réglementation des peep-shows et des sex-shops. Les sex-shops sont des librairies spécialisées. Il faut s'occuper de revues et de gadgets en tout genre. La législation est très stricte concernant les mineurs. Il nous faut être très vigilants à ce sujet.

Les peep-shows, ce sont des démonstrations de strip-tease dans des cabines, avec des instruments. Le client se trouve parfois allégé de 5 000 ou 10 000 francs sur sa carte bleue, parce qu'il croit qu'il va avoir des relations sexuelles avec la jeune fille. En fait, il se fait berner.

Pourquoi sommes-nous présents ? En fait, les gérants de sex-shops et surtout de peep-shows, doivent avoir une autorisation de la direction régionale des affaires culturelles (DRAC), pour pouvoir ouvrir un tel établissement. Il faut trois licences de spectacle, dont celle-ci. Les jeunes femmes se disent donc intermittentes du spectacle de manière à avoir une couverture sociale. Le problème, c'est que si elle veut rester, le gérant l'engage à avoir des relations avec le client. Et, à partir du moment où il y a des prestations sexuelles payantes, il y a proxénétisme. Il nous faut donc faire de la surveillance pour demander au client à la sortie s'il a payé pour une fellation ou des rapports sexuels. C'est une des activités de la BRP.

Le dernier groupe de six fonctionnaires dont je dispose s'occupe des établissements de la nuit parisienne, des discothèques, des bars à hôtesses, où il peut aussi y avoir des dérives prostitutionnelles : des jeunes femmes, "bouchonneuses" au départ, assurent aussi des prestations sexuelles. C'est assez difficile à établir, puisque tout se passe en vase clos. Il faut faire quasiment du flagrant délit : attraper le client à la sortie et lui demander s'il a eu des prestations sexuelles. Mais il n'est pas tellement enclin à le dire.

Nous nous occupons aussi des clubs échangistes homo et hétérosexuels. Voilà toute notre activité.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : En quoi le projet de loi de M. Nicolas Sarkozy vous permettra-t-il de mieux travailler ?

M. Daniel Rigourd : Comme je vous l'ai dit, la grande difficulté, c'est que l'on ne maîtrise plus la prostituée dans le cadre législatif actuel. En fait, pour la BRP, service spécialisé de la Police judiciaire, ce ne sera pas forcément très différent.

Il existait deux sortes de racolage auparavant : le racolage actif et le racolage passif. Le racolage passif, qui était une contravention de troisième classe, a été supprimé en 1994, parce qu'il était défini comme une "attitude de nature à provoquer la débauche". En fait, ce sont les magistrats qui ont décidé que cette attitude était très difficile à établir, même pour le policier : de plus il aurait fallu avoir un policier derrière chaque prostituée pour établir ce racolage passif,.

S'agissant du racolage actif, qui est le fait de racoler un client par tout geste, parole, écrit ou acte, il est mis en oeuvre par mes collègues de la police urbaine de proximité. Des procès-verbaux, dont je suis parfois destinataire pour information, sont diligentés par mes collègues. C'est une contravention de cinquième classe, pour laquelle vous n'avez aucun moyen coercitif. La prostituée vous donne l'identité qu'elle veut, une fausse identité la plupart du temps. Il n'y a pas de domicile, car elle change d'hôtel régulièrement. Voyez la difficulté que l'on a pour recouvrir une telle contravention.

Avec le racolage qui devient un délit - ce qu'il avait été de 1946 à 1959 avec des peines d'amendes et plusieurs mois, voire des années d'emprisonnement, puisque c'est une ordonnance de 1959 qui en a fait une simple contravention -, la PUP établira une procédure judiciaire avec garde à vue et les droits y afférant, auxquels nous sommes toujours très attentifs. Il faudra établir de façon plus ferme, l'identité et le domicile des personnes.

Cela ne se traitera pas en quelques minutes au poste de police, ni même en quatre heures. Il y aura vingt-quatre heures de garde à vue. Il y aura une compréhension plus affichée de la prostituée vis-à-vis des services et, qui sait, dans ce dialogue, arriverons-nous peut être à plus de résultats.

La police judiciaire ne se fait pas avec la boule de cristal, ni le pendule. Nous allons aux renseignements. Il nous faut des informations. C'est à nous, par des moyens tout à fait légaux, de mettre en confiance ces jeunes femmes et de pouvoir peut-être, au travers de cette procédure, obtenir des renseignements. Le projet de loi prévoit des autorisations de séjour pour toute prostituée qui collabore. Nous sommes preneurs de toute collaboration de la prostituée. Mon service sollicite déjà auprès des autorités préfectorales des autorisations provisoires de séjour pour des prostituées qui collaborent.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Vous sont-elles accordées ?

M. Daniel Rigourd : Oui, tout à fait. Cela peut choquer les esprits, quand on sait que la prostituée est témoin-victime. Certes, elle l'est, nous n'en démordons pas, nous savons dans quelle situation elle se trouve. Mais c'est cette approche relationnelle entre le policier et la prostituée qui nous permettait auparavant de tisser des liens de confiance.

Prenons en exemple l'affaire, réalisée au mois d'août, des Roumains de Goussainville. Il s'agissait de toute une famille ; nous en avons déféré neuf ; huit sont incarcérés. C'est une affaire solide, qui a représenté des heures de surveillance et de planque, et dont les contradictions sont apparues au cours d'interrogatoires. Il est difficile de mettre en confiance une prostituée, victime du système, en quatre heures. Le temps que l'interprète arrive, il faut compter déjà au moins une heure et demie... Nous avons des problèmes d'interprétariat qui sont inadmissibles.

Les Sierra-Léonaises qui, en général, sont des Nigérianes, parlent le Pidgin-english. C'est dramatique, il nous faut des heures pour obtenir des interprètes. On finit par capituler. Dans une affaire

Mais, prenez l'affaire Brignon, dit le Gaulois. Il avait quinze prostituées en forêt d'Arminvilliers qui tapinaient dans des camionnettes. Cela nous a demandé des mois pour être renseignés. Il prenait 1 000 francs par jour aux quinze prostituées. Brignon était le fils d'un grand voyou de la banlieue sud. Son père avait été "flingué" et il avait comme garde du corps l'ancien chauffeur de son père, qui avait soixante-dix ans et qui, tranquille, surveillait le cheptel.

Nous avons travaillé des mois entiers sur cette affaire et avons fini par l'interpeller. M. Brignon a été déféré devant le juge, il a fait quatre mois de prison et la cour d'appel - la cour de l'instruction maintenant - l'a libéré au motif qu'à trente-huit ans, il avait dit la vérité, avait trouvé du travail et qu'il allait loger chez sa maman. Et on lui a restitué sa belle voiture achetée avec l'argent des prostituées !

Que voulez-vous que j'exige après de mes collaborateurs, qui avaient passé des jours et des nuits sur cette affaire ?

Mme Claude Greff : Le projet de loi qui est proposé aujourd'hui va-t-il vous aider concrètement ?

M. Daniel Rigourd : Le fait que le racolage redevienne un délit nous aidera, ainsi que le fait d'accorder des papiers provisoires de séjour aux prostituées qui collaborent. Ces deux grands axes vont nous aider.

Je travaille à la mairie de Paris avec Mme Anne Hidalgo et j'ai également rencontré Mme Françoise de Panafieu. La réouverture des maisons closes ne résoudrait strictement rien, puisque les proxénètes pourraient très bien introduire discrètement leur "cheptel" et monnayer leurs prestations avec la tenancière... Nous serions totalement hors circuit. Or, ce qui a fait la force de la police judiciaire en matière de lutte contre le proxénétisme, c'est la prostitution de rue. C'est triste à dire. Mais le proxénétisme y est visible : les prostituées sont dans la rue, ce qui permet de suivre les manèges.

Nous travaillons aussi contre le proxénétisme clandestin dans les studios, les appartements. Il faut avoir de la persévérance, il faut avoir des renseignements. Mais nous parvenons à avoir des enquêtes réussies.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Mais il vous faut plus de moyens.

M. Daniel Rigourd : Il faut beaucoup de monde.

M. Pierre-Christophe Baguet : Il faut aussi une meilleure coordination.

M. Daniel Rigourd : C'est exact. Nous avons une coordination avec l'OCRTEH. Je suis compétent sur Paris et les trois départements de la petite couronne ; mon collègue Colombani, lui, est compétent sur toute la France au travers des SRPJ. L'OCRTEH est un service de documentation, de renseignem : C'est donc un hasard, cela dépend des hommes.

M. Daniel Rigourd : Oui, souvent, c'est une relation d'hommes. Une question de bonne volonté. Je pense qu'il y a suffisamment de travail pour qu'il n'y ait pas de guerre entre nous. Je suis d'ailleurs issu de la gendarmerie. J'y ai fait trois ans avant de choisir la police nationale.

M. Pierre-Christophe Baguet : La coordination reste toutefois à améliorer.

Mme Danielle Bousquet : Si l'on en revient au projet de loi, le fait que le racolage redevienne un délit permettra de placer la femme prostituée pendant vingt-quatre heures en garde à vue ; donc, éventuellement, d'établir son identité et d'établir des liens de confiance avec elle. Mais, c'est un pari, rien ne vous permet de l'affirmer.

M. Daniel Rigourd : Effectivement, rien ne permet de l'affirmer. Le travail de police judiciaire est un travail de longue haleine et de persuasion, un travail de communication et de confiance.

Le racolage devenant un délit, il appartiendra aux tribunaux de déterminer les éléments constitutifs de l'infraction. Le policier constatera, établira un procès-verbal, des moyens coercitifs seront à sa disposition. Ensuite, la procédure sera envoyée au tribunal et ce sera au juge de statuer.

Les collègues avaient du mal à établir le racolage actif, tel qu'il est actuellement défini, car il fallait être là au moment où la prostituée vient vers le client pour lui demander s'il monte. Il faut le constater. Avec le texte en projet, le racolage tiendra à une attitude générale.

On m'a, bien sûr, demandé si nous ne risquions pas de confondre la prostituée avec la jeune femme qui rentre chez elle en minijupe. A cela, j'ai répondu qu'il suffisait de venir avec moi le soir sur les boulevards de Paris. Actuellement, d'ailleurs, les Africaines sont en col roulé, pantalon et veste, elles ne sont pas en minijupes. Mais vous les voyez quand même Porte de la Villette ou Porte de la Chapelle, groupées par deux ou par trois, à deux ou trois heures du matin. Je ne pense pas qu'une épouse, ni une fille puissent être là à cette heure-là. Elles sont près d'un arrêt de bus et se servent des cabines de téléphone pour se changer. La démarche est indéniable, l'attitude aussi. Je ne pense pas que l'on puisse se tromper.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Pourriez-vous nous éclairer sur le montant de l'amende ? 3 750 euros constitue un montant élevé.

M. Daniel Rigourd : C'est une somme énorme. Le proxénète n'a ni compte en banque, ni carnet de chèque, la prostituée n'a que de la monnaie fiduciaire, et elle conserve rarement cet argent très longtemps.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Est-ce que ce sera dissuasif ?

prostitution visible, dont vous parliez précédemment, et d'envoyer vers une prostitution plus cachée, voire clandestine, la quasi totalité des jeunes femmes qui se trouvent sur les trottoirs. Il vaut mieux sous-louer un studio à 10 000 francs que de payer une pénalité de 20 000 francs chaque fois que l'on est prise en situation de racolage.

M. Daniel Rigourd : C'est le phénomène prostitutionnel qui est sanctionné, le fait d'être prostitué. Dans la rue ou dans un studio, on est toujours prostitué et quand on est dans un studio, on racole quand même en bas du studio. Rue Saint-Denis, les prostituées racolent dans la rue. La démarche de racolage est première. Il n'y a que sur internet, quand cela se fait par le web, qu'il n'y a pas de racolage. J'ai vu aussi à Strasbourg certaines prostituées qui mettent des petites lumières à leur fenêtre. Dans les camionnettes du Bois de Vincennes, elles allument aussi pour signaler "occupé" ou pas. Mais, de toute façon, toutes ces situations sont des démarches de racolage.

Une partie de la prostitution quittera sans doute la voie publique, mais le phénomène prostitutionnel existera encore. Ce sera à nous de le trouver et de le sanctionner. Je pense, malgré tout, que certaines prostituées se décourageront. Il ne faut pas se voiler la face, c'est la prostitution étrangère qui est visée, celle qui est soumise à des organisations mafieuses.

Jusqu'en 1997, les prostituées Françaises étaient tranquilles. Rue Saint-Denis, il y a eu une reconquête des immeubles et des appartements, grâce au travail conjoint de la police et des élus. Nous avons fait murer des studios, par arrêté du préfet de police. La source de revenus est ainsi tout de suite occultée. Le studio n'est rouvert que pour une vente légale.

La nouvelle prostitution étrangère a opéré un détournement manifeste du droit d'asile. La procédure dite de reconduite à la frontière et d'expulsion est très difficile à mettre en oeuvre. Elle est extrêmement réglementée, tant sur le plan administratif que, surtout, sur le plan judiciaire : elle est assurée par le juge du contrôle de la détention et des libertés. Pour expulser une personne, il faut que le pays dont elle est originaire reconnaisse son ressortissant. Or, dans les pays d'Afrique notamment, il n'y a plus de registres d'état civil. Pour avoir les identités réelles de ces jeunes femmes, c'est donc vraiment une galère. La grande majorité de celles qui arrivent sous régime du droit d'asile n'ont en France aucun document référent.

Mme Bérengère Poletti : Vous avez certainement pu observer l'attitude de divers pays européens vis-à-vis de ce phénomène de prostitution, en particulier de la prostitution étrangère. Selon vous, y a-t-il un pays en Europe qui aurait une politique plus exemplaire que celle que nous menons ou que nous sommes en voie de mener, et vers laquelle vous souhaiteriez nous voir nous orienter ?

M. Daniel Rigourd : Je me suis surtout rendu dans les pays d'Europe de l'Est et non dans ceux d'Europe de l'Ouest. Néanmoins, je me suis intéressé aux différentes législations, qu'elles soient hollandaise, allemande ou anglaise. En France, nous avons un système abolitionniste depuis 1960, c'est-à-dire que l'on ne lutte pas contre la prostitution, mais contre l'exploitation de la prostitution. En Hollande, il existe un système réglementariste. En Angleterre, la prostituée est reconnue, si elle habite seule dans un appartement sans souteneur.

Selon moi, il serait vain de vouloir éradiquer la prostitution. Certaines associations luttent pour la prohibition, comme les Equipes d'action contre le proxénétisme (EACP) ou les Captifs de la libération. Il appartiendra aux parlementaires de trancher.

Le problème, c'est le détournement des procédures. A force de les ennuyer, le nombre des jeunes filles de l'Est régresse légèrement depuis un ou deux ans. Les coups portés aux proxénètes leur ont montré que les autorités françaises commençaient à leur mettre la pression. Alors pour nous piéger, ils organisent un turn over, c'est-à-dire qu'elles sont un mois en France, en mois en Espagne, en Italie, etc.

Mais j'ai rencontré des jeunes femmes supplier leur proxénète de ne pas les emmener dans des maisons en Hollande. Pour elles, c'est la galère de se retrouver dans des vitrines. Ici, sur le trottoir, elles sont entre elles, même si c'est triste à dire.

Cela m'avait frappé, il y a deux ans, lors d'une tournée de nuit Porte de Clichy. A deux heures du matin, les Africaines surtout, l'hiver, sont toutes assises sur les bouches de métro, parce qu'il y fait plus chaud. Une dizaine sont là, regroupées, pendant que leurs cons_urs tiennent le trottoir de la Porte d'Asnières à la Porte Clichy. Elles travaillent en turn over.

Elles sont très difficiles à contrôler. Les Africaines, en particulier, nous causent beaucoup de problèmes ; elles sont agressives, arrogantes. Avec les jeunes filles de l'Est, cela se passe un peu mieux. Quand on veut les contrôler, elles s'évaporent dans la nature très rapidement Tout ce que nous savons pour les Africaines, c'est qu'elles ont un package de 45 000 dollars, qu'elles doivent payer.

Mme Catherine Génisson : Elles savent ce qu'elles auront à faire ?

M. Daniel Rigourd : Non. Ce sont des jeunes filles naïves qui veulent aller vers l'Europe pour trouver une vie meilleure. Certaines le savent, d'autres ne le savent pas. Mais elles ont 45 000 dollars à rembourser à raison de 1 000 dollars par semaine et gagnent entre 60 et 80 000 francs par mois. Une fois qu'elles ont remboursé, elles sont libres. Elles ne sont plus a priori sous la férule du proxénète "mama".

Dans un réseau plus structuré, si elles ne paient pas, elles peuvent avoir des pénalités de retard et cela peut parfois se cumuler, mais elles ont une liberté d'action bien supérieure à celle des jeunes filles de l'Est qui, elles, peuvent seulement espérer qu'une partie de l'argent qu'elles remettent à la ramasseuse, au proxénète ou à la filière ira vers leur famille. Mais c'est infime, cela représente 10 % de leurs gains, d'après ce que nous pouvons calculer des affaires que nous avons vues.

Mme Claude Greff : J'aimerais avoir votre avis de professionnel au sujet des clients. La prostitution, c'est une chose mais, au risque de me répéter, il y a un côté moral et d'éducation que je ne souhaiterais pas occulter. Comment avez-vous ressenti l'attitude des clients que vous avez interpellés ? Se rendent-ils vraiment compte de ce qu'ils font en étant les clients de ces prostituées, c'est-à-dire en entretenant ce marché humain ? Ont-ils conscience que leur attitude fait que la prostitution existera toujours, tout simplement parce qu'ils sont demandeurs.

M. Daniel Rigourd : A vrai dire, la BRP n'a pas une grande approche du client. Lorsque nous intervenons, nous prenons les proxénètes et les victimes. Pour ce qui est de la prostitution de rue, nous n'auditionnons jamais de clients. Le client va et vient. Localiser les proxénètes est déjà pour nous une tâche très importante ; identifier et localiser les prostituées qui vont témoigner contre eux nous demande aussi énormément de travail.

La seule fois où j'ai à entendre le client, c'est quand il se rend dans des peep-shows ou des bars à hôtesses car, dans ces cas-là, il nous faut son témoignage. Dans les bars à hôtesses, il y a des "bouchonneuses", qui sont payées en fonction du nombre de bouteilles de champagne qu'elles font boire, mais il y a toujours de petites alcôves en sous-sol ou à l'étage, où une prestation sexuelle est exécutée. C'est plus sélect, plus feutré.

Mais, dans l'ensemble, le client est toujours honteux, il se demande ce qui va lui arriver, quelle sera la suite judiciaire. Il lui importe toujours que ses proches ne le sachent pas. Il est mal à l'aise.

Mme Claude Greff : Au travers de ce projet de loi, j'aimerais qu'il y ait une forme d'&ea les prostituées se servent d'affichettes ou du téléphone portable et retrouvent le client dans des motels ou chez lui. Vous ne voyez plus de clients dans la rue, mais il est certain qu'il existe toujours une façon de détourner la loi.

Mme Bérangère Poletti : On évite l'arrivée de prostituées étrangères supplémentaires.

M. Daniel Rigourd : C'est au législateur de tolérer ou non l'arrivée de ces personnes. Même si elles sont naïves - et c'est vrai qu'elles ne partent pas pour entrer dans un système prostitutionnel -, comment peut-on accepter que quelqu'un qui vient du Kosovo ou de Sierra Leone, qui fuit donc un pays où elle est persécutée physiquement et moralement - puisque c'est cela demander l'asile politique à un pays qui vous accueille - puisse à nouveau, dans ce pays d'accueil, se retrouver persécuté moralement et physiquement en se retrouvant sur le trottoir ? C'est terrible. On ne vient pas dans un pays d'accueil pour cela. On y vient pour se reconstruire, se ressourcer et refaire une autre vie. C'est ce problème qu'il faudra prendre à bras-le-corps.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Votre témoignage a été extrêmement instructif. Comme dans d'autres domaines, la police réalise là un travail énorme, mais il me semble que le maillon suivant est défaillant. A cet égard, Mme Elisabeth Badinter nous déclarait hier qu'elle pensait que, si nous avions quelques procès "saignants", cela marquerait un coup d'arrêt.

J'estime également que les lois existantes devraient être mieux appliquées.

M. Daniel Rigourd : Si vous me permettez de conclure, la police urbaine de proximité, c'est très bien pour les incivilités, la petite et la moyenne délinquance.

Mais, en ce qui concerne la délinquance et la criminalité organisée, il faut des personnes qui ont le savoir et la connaissance. Depuis 1999, sur une promotion de plusieurs centaines de gardiens de la paix affectés à Paris, seulement cinq gardiens l'ont été à la police judiciaire ; or, il me manque actuellement quinze personnes sur l'effectif de ma brigade.

Les services spécialisés sont des services qui travaillent sur le moyen et le long terme, qui ont la connaissance, le savoir, la technicité. Or, pour tout ce qui touche à la délinquance et la criminalité organisée, ou à des domaines financiers, nous avons été complètement dénudés.

La police judiciaire a été laissée pour compte et la brigade de répression du proxénétisme, l'ancienne mythique brigade mondaine, qui appartient à la préfecture de police du quai des Orfèvres, souffre beaucoup.

Audition de M. Xavier Raufer,
professeur à l'Institut de criminologie de Paris II

Réunion du mardi 3 décembre 2002

Présidence de Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : La Délégation a le plaisir d'accueillir M. Xavier Raufer, professeur à l'Institut de criminologie de Paris II. L'ayant reçu la semaine dernière et ayant estimé ses propos sur les réseaux mafieux d'une grande importance, je me suis permise de l'inviter à nouveau cette semaine devant vous, juste avant l'examen par la Délégation du rapport sur les dispositions du projet de loi pour la sécurité intérieure concernant la prostitution. Il était temps de légiférer sur ce sujet et je pense sincèrement que cette loi ne sera que la première d'une importante série.

M. Xavier Raufer : Nous constatons des évolutions sur le terrain, au contact non seulement des personnes qui luttent contre les diverses formes de la criminalité, mais également des malfaiteurs.

Tout d'abord, la prostitution classique, habituelle, celle qui a eu cours durant les années 1940 à 1980, disparaît. Les prostituées traditionnelles sont des femmes vieillissantes - rue Saint-Denis, elles ont entre 40 et 60 ans -, qui ont un proxénète isolé, qui font cela comme métier d'appoint et qui ne sont absolument pas en mesure de s'opposer au développement des structures du crime organisé. En effet, les jeunes femmes qui sont exploitées par les réseaux en question sont, elles, très jeunes - de 18 à 20 ans, voire moins -, plus séduisantes. Leurs proxénètes sont d'une extrême férocité et tuent comment ils respirent : ils se débarrassent à la fois des prostituées récalcitrantes et de la concurrence avec la plus grande rapidité. La prostitution classique est donc vouée à disparaître. Nous avons même vu, à Lyon par exemple, des prostituées traditionnelles manifester devant la mairie pour "concurrence déloyale".

Ensuite, contrairement à ce que peuvent dire certains, il n'y a pas de prostituées sans proxénètes. C'est une légende. Y compris dans la prostitution de luxe, ces femmes, qui sont mannequins le jour, sont escort girls la nuit. La différence aujourd'hui, c'est que les proxénètes sont plus organisés, plus internationalisés et plus féroces qu'avant.

Par ailleurs, ceux qui à l'heure actuelle, à la vitesse d'un virus informatique et dans toute l'Europe, sont en train de conquérir le marché de la prostitution, sont issus de gangs et de clans albanais, dont les éléments supérieurs forment une authentique mafia. Comment le sait-on ? Par des informations, parfaitement matérielles et vérifiées, pragmatiques et empiriques sur le terrain : quand nous avons pu démanteler des réseaux de proxénètes et de prostituées, les successeurs arrivaient dès le lendemain - de nouvelles filles avec un nouveau mac -, avec, en plus, quelques kilogrammes de cocaïne pour payer les frais d'avocats de l'équipe qui venait de tomber.

M. Florent Montillot, adjoint au maire d'Orléans, m'a confirmé que dans cette ville, l'organisation était la même : chaque fois qu'un individu qui surveille les prostituées sur le terrain tombe, dix nouvelles filles arrivent sur le trottoir pour payer les frais d'avocat. Il faut donc prendre conscience que, si nous nous y prenons mal, nous aggravons le problème en pensant l'arranger.

Enfin, il faut savoir qu'il n'existe pas de criminalité à orientation unique : aucune bande dans le monde n'est mono-criminelle. Si une société criminelle se constitue pour prostituer des filles, pour faire venir des migrants clandestins ou vendre de l'héroïne, au bout d'un certain temps, par opportunisme et par absence de contrainte, elle touchera à toutes les sortes de criminalité. Nous constatons donc que l'arrivée massive de prostituées est une étape d'accumulation primitive du capital : dix Albanaises sur le trottoir - on les appelle ainsi, même si elles viennent de différents pays, les proxénètes face="Arial" size="2">Voilà donc la description rapide des réseaux qui sont en train de s'installer en Europe.

Toutes les retombées dont nous disposons par le biais d'Europol - qui reçoit des rapports provenant de tous les pays de l'Union européenne -, de policiers belges - qui sont les premiers à avoir travaillé sur ces réseaux - et d'élus - tels que Florent Montillot - vont dans le même sens : nous avons affaire à des personnes extrêmement féroces.

La presse française a l'habitude de regarder les problèmes par le petit bout de la lorgnette. Le sort du client me paraît franchement secondaire face à l'installation de sociétés criminelles comme celles-là, qui contrôlent déjà à Londres - où elles n'ont mis que trois ans pour s'implanter - 75 % du marché du vice. Et cela s'accompagne maintenant de tueries, ce qui n'existait absolument pas avant l'arrivée des Albanais.

Je vous fais une promesse : le jour où tout ira bien, je le dirai ! Mais pour l'instant, nous assistons à une prise en main de la prostitution par des sociétés criminelles organisées, et tout Etat doit prendre en compte ce phénomène. Toutes les grandes activités criminelles à l'échelle planétaire - trafics d'êtres humains, trafics d'armes, de véhicules, etc. - sont gérées par une dizaine de sociétés criminelles, toujours les mêmes. Or aujourd'hui, le contexte international, notamment la traque de Ben Laden, nous fait oublier l'importance du problème du crime organisé. Les démocraties n'ont jamais qu'un ennemi en même temps, et à l'heure actuelle, l'ennemi numéro 1 est Ben Laden.

Les sociétés criminelles s'engagent dans une activité en fonction de l'opportunisme le plus pur et du seul calcul coût/bénéfice. Et une fois qu'une des ces sociétés est enracinée, on ne sait pas comment mettre fin à ses activités pour l'éradiquer. Aucune mafia n'a été éradiquée à ce jour sur la surface de la planète.

Le problème en France est-il monstrueux, désespéré ? Non. Car la convention mondiale de lutte contre le crime organisé, signée à Palerme en décembre 2000, a mis au point des instruments très intéressants. Dès que la France l'aura ratifiée et que ses dispositions auront été transposées dans le droit positif français et dans celui des autres Etats de l'Union européenne, nous nous verrons dotés de trois instruments juridiques, pénaux, extrêmement puissants pour lutter contre le crime organisé. Ce sont les suivants :

- tout d'abord, l'incrimination des sociétés mafieuses : un individu pourra être envoyé en prison, non pas parce qu'il a commis un crime, mais du seul fait de son appartenance à une société de type mafieuse - qui sera très clairement délimitée, bien entendu ;

- ensuite, la confiscation des profits criminels ;

- enfin, le renversement de la charge de la preuve s'agissant de l'origine des produits du crime.

Lorsque nous serons dotés de ces trois instruments, nous pourrons lutter contre le crime organisé avec plus d'efficacité. A ces instruments, j'ajoute le mandat d'arrêt européen : les grandes activités criminelles des mafieux font en effet partie de ce qui ouvre juridiquement le droit à un mandat d'arrêt européen.

Les sociétés criminelles en question, comme d'habitude, ne sont fortes que de nos faiblesses et de notre incapacité à agir au niveau d'un continent. Dès que ces instruments seront mis en place, nous leur compliquerons sérieusement l'existence, mais en attendant, notamment dans le contexte actuel de psychose du terrorisme, elles se développent.

Mme Danielle Bousquet : Vos propos me confortent dans l'idée que la pénalisation des prostituées n'est pas du tout la solution qui s'impose à l'heure actuelle. D'autant que ces prostituées connaissent le prix à payer si d'aventure elles étaient tentées de dénoncer leur proxénète. La solution qui consiste à les mettre en garde à vue pour leur permettre de parler est donc de la pure fiction.

M. Xavier Raufer : Ces prostituées sont de simples esclaves. Les exemples dont nous disposons me permettent de vous affirmer que si une fille tombe entre les mains de la police, c'est toute sa famille au pays qui est menacée. La police belge nous a cité le cas d'une jeune femme qui a été vue en train de parler à des policiers et dont la s_ur a été assassinée le lendemain en Albanie. Les Albanais n'ont pas un sens poussé de la nuance, il suffit d'être vu en train de parler à un policier pour être qualifi&ea la seule mesure efficace pour les protéger de tels monstres, est de leur donner l'assurance qu'elles pourront refaire leur vie. Il faudrait l'équivalent de ce qui existe aux Etats-Unis, le "witness protection program", c'est-à-dire que la police française, avant de recueillir le témoignage d'une jeune femme, devra prendre contact avec les services de police - honnêtes - des Balkans pour tirer la famille de son village. C'est ce qui se fait à Palerme : quand il y a un repenti, les hélicoptères arrivent et sortent toute la famille du village. C'est le seul moyen d'obtenir des témoignages.

La France est un pays qui, en matière criminelle, a une vision un peu hugolienne. Elle avait déjà cette vision un peu illusoire dans le cas de la prostitution classique, mais c'est totalement absurde pour ces sociétés criminelles. Les filles sont terrifiées. Elles ne se rebellent pas, parce qu'elles craignent pour leur vie et que, de temps en temps, par le biais de la Western Union, elles arrivent à envoyer 100 euros à leur famille. Ces proxénètes n'ont aucun état d'âme, et peuvent même prendre en otage et menacer de mort le bébé d'une prostituée. L'omerta n'est pas une notion romantique, comme la corrida en Espagne. C'est la peine de mort immédiate et brutale, et parfois avec torture, pour celles qui parlent, de manière à faire réfléchir les autres filles.

Nous travaillons en constante relation avec le service de lutte contre le crime organisé de la police albanaise à Tirana, et mon livre "La mafia albanaise", qui a été traduit, sert, à l'heure actuelle, de manuel aux policiers albanais. Cette lutte n'est donc pas dirigée contre les Albanais en tant que peuple : ils sont les premiers à souffrir de cette société criminelle, comme les Siciliens sont les premières victimes de leur mafia.

Les réseaux albanais contrôlent déjà environ 70 % de la commercialisation de l'héroïne dans tous les pays de l'Europe germanique (Suisse, Allemagne, Autriche, et maintenant République Tchèque et Suède), ainsi que le marché du vice à Londres. La situation devient véritablement très grave.

Mme Danielle Bousquet : Vous êtes donc d'accord sur le fait qu'en aucune manière nous ne pourrons protéger les femmes en les mettant en garde à vue ; et même que nous aggraverons leur situation.

M. Xavier Raufer : Leurs proxénètes ne sont pas des génies tout puissants, je ne peux donc pas vous affirmer que cela va se passer ainsi à chaque fois. Cependant, il est vrai que le risque est fort. Compte tenu de ce que l'on sait sur la férocité des individus en question, il est à peu près certain que si un réseau tombe deux jours après la garde à vue d'une prostituée, elle sera tuée à sa sortie. Les conditions dans lesquelles les témoignages sont recueillis - sans la mise en place d'un système de protection des témoins - font courir des risques graves, chaque fois que l'on a affaire à une société criminelle organisée. Pas uniquement dans le cas des Albanais. Pour se venger du principal repenti de la mafia sicilienne, Tomaso Buscetta, qui est mort l'année dernière, la mafia a vendetta, le devoir sacré. Son père va alors le voir en prison, et en sortant, il est tué avec deux autres Albanais. Et cela se passe, non pas au fin fond de l'Albanie, mais à Aix-en-Provence. Et ces personnes ne sont pas des criminels : ce sont des familles normales qui appliquent leur vendetta. Cinq morts en trois jours.

Imaginez un proxénète, criminel endurci, déjà condamné à perpétuité en Albanie : si des policiers viennent semer la pagaille dans son "cheptel", il va y avoir des coups de feu ! Et des précédents, dans le domaine de la surveillance de ces personnes en Belgique, montrent que pour payer les frais des avocats des proxénètes qui tombent, elles vendent de l'héroïne et de la cocaïne. On risque donc d'intensifier, à un moment donné, sur une partie du territoire, le trafic de stupéfiants pour réamorcer la pompe et faire repartir la machine.

Mme Muguette Jacquaint : On a donc affaire à de véritables criminels, prêts à tirer sur les policiers qui dérangeront leur trafic et sur les prostituées qui parleront. Ils ne veulent pas de témoins, les filles sont donc vouées, ou à rester en prison, ou à se faire tuer.

M. Xavier Raufer : Ces jeunes femmes sont traitées comme du bétail. Elles ne restent jamais plus de trois mois dans un pays - le temps d'un visa de touriste. Elles circulent dans l'Union européenne, et au bout de trois ou quatre ans, lorsqu'elles sont "usées", les proxénètes les laissent mourir ou les abandonnent sur place, à la charge du pays dans lequel elles se trouvent - d'autant qu'ils ne manquent pas de jeunes femmes pour les remplacer. En général, elles sont malades, car il n'y a, bien entendu, aucune hygiène et elles doivent assurer un grand nombre de prestations dans des conditions épouvantables.

Nous avons affaire à des réseaux nomades ; ces individus bougent beaucoup ; il n'y a pas de Chinatown albanais. Bien au contraire, ils se fondent dans la population, et s'ils ont une belle cravate, ils rentrent sans aucune difficulté à l'hôtel Georges V.

Pendant cinquante ans, l'Albanie a été une dictature dirigée par une espèce de Staline, Enver Hodja, qui, avant d'être dictateur, était professeur de français et grand spécialiste de Victor Hugo. Une fois au pouvoir, il a décidé qu'il ne fallait plus parler l'anglais - la langue de l'impérialisme - et, comme il s'était fâché avec les Russes et les Chinois, les Albanais n'apprenaient plus ni le russe, ni le chinois. Les Albanais parlent donc très souvent le français. Mes correspondants de la police albanaise parlent très bien français. Il ne faut donc pas s'imaginer que les proxénètes vont contourner notre pays : ils parlent français, ils installent donc leurs trafics en France.

Il ne faut pas être naïfs. Un rapport d'Europol explique qu'en 1999, des mafieux albanais attendaient les réfugiés à la descente des avions pour leur donner la consigne d'aller dans tel ou tel pays. Une grande partie de ces réfugiés, qui n'étaient pas de vrais réfugiés, ont été choisis pour faire les têtes de pont en France, en A organisé, lutte contre la mafia" vient à Paris au mois de janvier avec la traductrice du livre dont nous avons parlé. Il pourra vous parler de la mafia albanaise qui, d'ailleurs, l'a condamné à mort.

Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Voilà mes chers collègues pourquoi je tenais à auditionner M. Xavier Raufer. Nous pouvons ainsi mieux prendre conscience du problème extrêmement grave posé par ces réseaux mafieux.

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N° 0459 - Rapport d'information sur la sécurité intérieure (Mme Marie-Jo Zimmermann)

1 () Rapport d'activité 2000. Les politiques publiques et la prostitution par Mme Dinah Derycke. n° 209 2000-2001.

2 () Rapport d'information déposé par la mission d'information commune sur les diverses formes de l'esclavage moderne n° 3459. Décembre 2001.

3 () "Les trafics du sexe - Femmes et enfants marchandises" (Les essentiels Milan - Octobre 2002).