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N°1275 - tome II

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE


enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 décembre 2003.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D'INFORMATION (1)

sur la question du port des signes religieux a l'école

Président et Rapporteur

M. Jean-Louis DEBRÉ,

Président de l'Assemblée nationale

--

TOME II - 1ère partie

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

Education.

La mission d'information sur la question du port des signes religieux à l'école, est composée de : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président et Rapporteur ; M. François BAROIN, Mme Martine DAVID, MM. Jacques DESALLANGRE, René DOSIÈRE, Hervé MORIN, Éric RAOULT, membres du Bureau ;
Mmes Patricia ADAM, Martine AURILLAC, MM. Christian BATAILLE,
Jean-Pierre BLAZY, Bruno BOURG-BROC, Jean-Pierre BRARD,
Jacques DOMERGUE, Jean GLAVANY, Claude GOASGUEN,
Mme Élisabeth GUIGOU, MM. Jean-Yves HUGON, Yves JEGO,
Mansour KAMARDINE, Yvan LACHAUD, Lionnel LUCA,
Hervé MARITON, Christophe MASSE, Georges MOTHRON,
Jacques MYARD, Robert PANDRAUD, Pierre-André PÉRISSOL,
Mmes Michèle TABAROT, Marie-Jo ZIMMERMANN.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la mission.

1ère partie du tome II

Audition de M. Rémy SCHWARTZ, maître des requêtes au Conseil d'Etat (séance du 11 juin 2003) 10

Audition de Mme Hanifa CHÉRIFI, chargée de mission auprès de M. le ministre de l'éducation nationale et de la recherche, médiatrice auprès des établissements d'enseignement pour les problèmes liés au port du voile (séance du 11 juin 2003) 26

Audition de Mme Elisabeth ROUDINESCO, psychanaliste (séance du 11 juin 2003) 46

Audition conjointe de M. Vianney SEVAISTRE, conseiller technique chargé des affaires cultuelles au cabinet de M. Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales et chef du bureau central des cultes, et de Mme Emmanuelle MIGNON, conseillère juridique au cabinet de M. Sarkozy (séance du 17 juin 2003) 59

Audition conjointe de M. Dominique BORNE, doyen de l'inspection générale de l'Education nationale et de M. Yvon ROBERT, chef de service de l'inspection générale de l'administration de l'Education nationale et de la recherche, co-présidents du comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l'école (séance du 24 juin 2003) 75

Audition conjointe de M. Philippe GUITTET, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale (SNPDEN), de M. Pierre RAFFESTIN, responsable de la commission laïcité du SNPDEN et de Mme Marie-Ange HENRY, secrétaire académique de Paris et proviseur du lycée Jules-Ferry (séance du 25 juin 2003) 96

Audition de M. Jean-Paul de GAUDEMAR, directeur de l'enseignement scolaire, responsable des établissements publics et des établissements privés sous contrat (séance du 25 juin 2003) 117

2ème partie du tome II

Table ronde regroupant Mme Thérèse DUPLAIX, proviseure du lycée Turgot de Paris 3ème, Mme Micheline RICHARD, proviseure du lycée professionnel Ferdinand Buisson d'Ermont dans le Val-d'Oise, Mme Elisabeth BORDY, proviseure du lycée Léonard de Vinci de Tremblay-en-France, en Seine-Saint-Denis, M. Pierre COISNE, principal du collège Auguste Renoir d'Asnières dans les Hauts-de-Seine, M. Régis AUTIÉ, directeur d'école élémentaire à Antony dans les Hauts de Seine, M. Olivier MINNE, proviseur du lycée Henri Bergson de Paris 19ème (séance du 1er juillet 2003)

Audition de M. Abdallah-Thomas MILCENT, médecin, auteur de l'ouvrage « Le foulard islamique et la République française, mode d'emploi » (séance du 1er juillet 2003)

Table ronde regroupant MM. André LESPAGNOL, recteur de l'académie de Créteil, Daniel BANCEL, recteur de l'académie de Versailles, Paul DESNEUF, recteur de l'académie de Lille, Alain MORVAN, recteur de l'académie de Lyon, Gérald CHAIX, recteur de l'académie de Strasbourg, et Mme Sylvie SMANIOTTO, représentant M. Maurice Quenet, recteur de l'académie de Paris, chef de cabinet du recteur, magistrate, chargée des problèmes de communautarisme à l'école (séance du 8 juillet 2003)

Audition de M. Yves BERTRAND, directeur central des Renseignements généraux (séance du 9 juillet 2003)

3ème partie du tome II

Audition de M. Roland JOUVE, chargé des questions cultuelles au cabinet de M. Xavier Darcos, ministre délégué à l'enseignement scolaire (séance du 15 juillet 2003)

Table ronde regroupant M. Farid ABDELKRIM, membre de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), accompagné de M. Charafeddine MOUSLIM, M. Yamin MAKRI, membre du Collectif des musulmans de France, accompagné de M. Fouad IMARRAINE, Mme Malika AMAOUCHE, militante féministe, Mme Malika DIF, écrivain, M. Bruno ETIENNE, directeur de l'observatoire du religieux à l'IEP d'Aix-en-Provence, Mme Françoise GASPARD, universitaire, Mme Dounia BOUZAR, chargée de mission à la protection judiciaire de la jeunesse (séance du 16 septembre 2003)

Table ronde regroupant M. Mohamed ARKOUN, professeur émérite d'histoire de la pensée islamique de la Sorbonne Paris III, Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH, essayiste, co-auteur de l'ouvrage « La République et l'islam », Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE, personnalité qualifiée membre du Comité de conservation du patrimoine cultuel, M. Abdelwahab MEDDEB, professeur de littérature comparée à Paris X, auteur de l'ouvrage « Les maladies de l'Islam », Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN, ethnologue spécialisée dans l'Afrique du Nord, auteur de l'ouvrage « Les filles contre les mères », M. Antoine SFEIR, directeur de la rédaction des « Cahiers de l'Orient », auteur de l'ouvrage « L'argent des islamistes », Mme Wassila TAMZALI, avocate, présidente du forum des femmes de la Méditerranée-Algérie et M. Slimane ZEGHIDOUR, journaliste à « La Vie », auteur de l'ouvrage « Le voile et la bannière » (séance du 17 septembre 2003)

Table ronde regroupant M. Michel MORINEAU, créateur de la commission « laïcité et islam », Mme Fadela AMARA, présidente de la Fédération des maisons des potes, Mme Aline SYLLA et M. Khakid HAMDANI, membres du Haut conseil à l'intégration, MM. Michel TUBIANA et Driss EL-YAZAMI, président et vice-président de la Ligue des droits de l'homme, Jean-Michel DUCOMTE, président de la Ligue de l'enseignement, M. Richard SERERO, représentant de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), M. Mouloud AOUNIT, secrétaire général et Mme Monique LELOUCHE, responsable du secteur éducation du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié des peuples (MRAP), et MM. Dominique SOPO et Mamadou GAYE, président et secrétaire général de SOS Racisme (séance du 24 septembre 2003)

Table ronde regroupant M. Georges DUPON-LAHITTE, président et M. Faride HAMANA, secrétaire général de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), Mme Lucille RABILLER, secrétaire générale de l'association des Parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP), M. Bernard TEPER, président de l'Union des familles laïques (UFAL), Mme Véronique GASS, vice-présidente et M. Philippe de VAUJUAS, membre du bureau national de l'Union nationale des associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL) (séance du 24 septembre 2003)

Table ronde regroupant les syndicats d'enseignants, MM. Daniel ROBIN et Gérard ASCHIERI, Fédération syndicale unitaire (FSU), Mme Françoise RAFFINI, membre du bureau fédéral et M. Thomas JANIER, membre de la direction fédérale de la Fédération de l'éducation de la recherche et de la culture-CGT (FERC-CGT), M. Hubert RAGUIN, secrétaire fédéral de Force Ouvrière enseignement (FO-Enseignement), M. Jean-Louis BIOT, secrétaire national du Syndicat des enseignants-membre de l'Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA), M. Hubert DUCHSCHER, secrétaire national du Syndicat national unitaire des professeurs d'école (SNUIPP), Mme Stéphanie PARQUET-GOGOS, secrétaire générale du Syndicat Sud-Education du Cher, M. Hubert TISON, secrétaire général de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG), M. Patrick GONTHIER, secrétaire général de l'UNSA-Education (séance du 30 septembre 2003)

4ème partie du tome II

Audition de M. Michel BOULEAU, magistrat près du tribunal administratif de Paris (commissaire du gouvernement dans l'arrêt Kherouaa) (séance du 1er octobre 2003)

Audition conjointe de M. Claude DURAND-PRINBORGNE, juriste de droit public, ancien responsable de l'enseignement scolaire et ancien recteur, spécialiste des aspects juridiques de la laïcité et de M. Michele DE SALVIA, jurisconsulte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme (séance du 7 octobre 2003 )

5ème partie du tome II

Audition de M. Dalil BOUBAKEUR, président du Conseil français du culte musulman (CFCM) et recteur de la Grande Mosquée de Paris (séance du 8 octobre 2003)

Audition conjointe de M. Fouad ALAOUI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), secrétaire général de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) et de M. Okacha Ben Ahmed Daho, secrétaire général adjoint de l'UOIF (séance du 8 octobre 2003)

Audition de M. Mohamed BECHARI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) (séance du 8 octobre 2003)

Audition conjointe de M. Mohsen ISMAÏL, théologien et sociologue de l'islam, et M. Haydar DEMIRYUREK, secrétaire général du Conseil français du culte musulman (CFCM) et responsable du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) (séance du 8 octobre 2003)

Audition de M. Mohamed BENELMIHOUB, président de la confrérie musulmane Tidjania (séance du 9 octobre 2003)

Audition conjointe de Mlle Kaïna BENZIANE, de Mme Annie SUGIER, présidente de la Ligue internationale des droits de la femme et de Me Linda WEIL-CURIEL, avocate de la Ligue (séance du 9 octobre 2003)

Audition de Monseigneur Jean-Paul JAEGER, évêque d'Arras, président de la commission « éducation, vie et foi des jeunes » de la Conférence des évêques de France (séance du 14 octobre 2003)

Audition de M. Pierre CRÉPON président de l'Union bouddhiste de France (UBF) (séance du 15 octobre 2003)

Audition de M. Jean-Arnold de CLERMONT, représentant de la Fédération protestante de France (séance du 15 octobre 2003)

Audition de M. le Grand Rabbin Alain SENIOR, représentant du Grand Rabbinat de France (séance du 15 octobre 2003)

Table ronde regroupant les représentants de la franc-maçonnerie, composée de M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE, grand maître honoris causa de la Grande Loge de France, Mme Marie-Françoise BLANCHET, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France, Mme Marie-Danielle THURU, grand maître de la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm, Mme Marcelle CHAPPERT, présidente de la Grande Loge mixte de France, Mme Anne-Marie DICKELE, présidente de la Grande Loge mixte universelle, M. Jean-Pierre PILORGE, grand secrétaire de la Grande Loge nationale française, M. Michel FAVIER, grand secrétaire-adjoint de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, M. Albert MOSCA, grand maître adjoint du Grand Orient de France, Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER, président du conseil national de la fédération française de l'Ordre maçonnique mixte international - Le droit humain (séance du 21 octobre 2003)

6ème partie du tome II

Table ronde regroupant M. Sylvain FAILLIE, principal du collège Jean Rostand de Trélazé dans le Maine-et-Loire, M. Jean-Paul FERRIER, principal du collège Léo Larguier de La Grand'Combe dans le Gard, M. Eric GEFFROY, principal du collège Jean Monet de Flers en Basse-Normandie, M. Armand MARTIN, proviseur du lycée Raymond Queneau de Villeneuve-d'Ascq dans le Nord, M. Roger POLLET, proviseur du lycée Jean Moulin d'Albertville en Savoie, M. Michel PARCOLLET, proviseur du lycée Faidherbe de Lille dans le Nord, M. Jean-Paul SAVIGNAC, proviseur du lycée Colbert de Marseille dans les Bouches-du-Rhône et M. Philippe TIQUET, proviseur du lycée Voltaire d'Orléans dans le Loiret Mme Stanie LOR SIVRAIS, proviseur du lycée La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône (séance du 22 octobre 2003)

Audition de M. Roger ERRERA, conseiller d'Etat honoraire (séance du 28 octobre 2003)

Table ronde regroupant M. Jean CHAMOUX, directeur du collège privé Saint-Mauront et Melle Chantal MARCHAL, directrice de l'école primaire privée Saint-Mauront de Marseille dans les Bouches-du-Rhône, Mme Barbara LEFEBVRE, enseignante agrégée d'histoire géographie, co-auteur de l'ouvrage des enseignants « Les territoires perdus de la République », M. Makhlouf MAMECHE, directeur-ajoint du collège musulman Averroès de Lille dans le Nord, acompagné de M. Lasfar AMAR, recteur de la mosquée Lille-sud, M. Jean-Claude SANTANA, porte-parole des enseignants du lycée public La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône, accompagné de M. Roger SANCHEZ, M. Alain TAVERNE, principal du collège privé épiscopal Saint-Etienne de Strasbourg dans le Bas-Rhin, M. Shmuel TRIGANO, sociologue et professeur des universités (séance du 29 octobre 2003)

Audition privée de Monseigneur Fortunato BALDELLI, Nonce apostolique (compte rendu non publié)

Audition de M. Ronny ABRAHAM, conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères (séance du 5 novembre 2003)

Audition conjointe de M. Luc FERRY, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche et de M. Xavier DARCOS, ministre délégué à l'enseignement scolaire (séance du 12 novembre 2003)

Audition de M. Nicolas SARKOZY, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales (séance du 19 novembre 2003)

Audition de M. Rémy SCHWARTZ,
maître des requêtes au Conseil d'Etat


(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je remercie M. Schwartz de sa présence. M. Schwartz, je le rappelle, est maître des requêtes au Conseil d'Etat, commissaire du gouvernement et professeur associé de droit public à l'université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a été rapporteur, puis rapporteur général, de 1995 à 1997, du Haut Conseil à l'intégration. Ses informations sont pour nous très importantes, notamment pour mieux comprendre la portée de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989.

Dans cet avis, le Conseil d'Etat a considéré que, dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas en lui-même incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses.

Si nous avons demandé à M. Schwartz de venir, c'est parce qu'un certain nombre de questions se posent aujourd'hui.

Le Conseil d'Etat a indiqué que pouvait donner lieu à une exclusion d'élève le port de signes religieux ostentatoires. Quelle distinction existe-t-il entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ? Peut-on faire cette distinction ? Quelle est la liberté laissée aux chefs d'établissement pour l'application de ce critère ? Enfin, comment se traduit finalement, pour le Conseil d'Etat, le principe de la laïcité dans les établissements scolaires ?

Je terminerai par la question que tout le monde se pose ici : pensez-vous que l'intervention du législateur soit nécessaire pour revoir, modifier ou compléter la loi de 1905 ? Faut-il laisser une liberté d'action aux chefs d'établissement et aux juridictions ?

M. Rémy SCHWARTZ : Merci M. le Président. Je vais essayer rapidement d'exposer les raisons pour lesquelles le Conseil d'Etat a cru pouvoir dégager le principe que vous avez rappelé, puis de préciser la jurisprudence qui n'est pas toujours totalement connue et, enfin essayer de répondre très brièvement, et de façon non exhaustive, à votre question sur la faculté d'intervention du législateur, compte tenu des contraintes constitutionnelles et internationales.

Le premier point est celui de savoir pourquoi le Conseil d'Etat a cru pouvoir interpréter, comme il l'a fait, le principe de laïcité dans les établissements d'enseignement. Je répète très brièvement qu'il n'est pas possible d'interdire par principe tout port de signes religieux, sous réserve d'un certain nombre de contraintes que j'indiquerai dans un instant.

Le juge a procédé, par conciliation de principes qui peuvent apparaître contradictoires. Il a raisonné comme il l'a toujours fait en matière d'expression de libertés ou d'expression de convictions, par exemple comme il l'avait fait au début du XIXème siècle pour tout ce qui concernait les manifestations religieuses, dans la sphère publique, par exemple les processions. Le Conseil d'Etat a donc interprété le principe de laïcité au regard des textes fondateurs.

Le premier texte est la loi du 28 mars 1882 qui dispose que « dans l'enseignement primaire, l'instruction religieuse est donnée en dehors des édifices et des programmes scolaires ». Ce principe est repris à l'article 17 de la loi du 30 octobre 1886 relative à l'enseignement primaire : « Dans les écoles publiques de tout ordre, l'enseignement est exclusivement confié à un personnel laïque ». Et la loi de 1905 a supprimé tout financement du culte.

Dans un premier temps, le Conseil d'Etat a donc estimé que la laïcité a affranchi la personne publique de toute référence religieuse. La personne publique est neutre, elle manifeste sa neutralité en se détachant de tout ce qui est manifestation religieuse. Ce principe a bien évidemment été consacré par notre Constitution - c'est le préambule de la Constitution de 1946 qui a été repris dans notre Constitution - avec l'affirmation de l'organisation d'un enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés. De plus, l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958 affirme le principe de la laïcité de l'Etat.

Première interprétation : la laïcité, c'est donc l'affirmation que l'Etat et les personnes publiques ne manifestent pas de convictions religieuses. L'Etat et les personnes publiques sont neutres.

Le deuxième sens donné à la notion de laïcité, est le respect des convictions de tous, l'un et l'autre étant liés. L'Etat doit s'affranchir de toute manifestation religieuse afin de respecter les convictions de tous. Ce principe est affirmé à l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public ».

C'est la loi de 1905 qui a séparé l'Eglise et l'Etat, mais aussi affirmé la liberté de conscience. Elle a organisé en même temps les aumôneries dans des services publics, précisément pour permettre d'assurer le respect des convictions de tous.

Le Conseil d'Etat a interprété la laïcité sous ces deux aspects, qui sont liés : la neutralité absolue des services publics doit permettre précisément le respect des convictions de tous. C'était le premier point.

Après avoir interprété la notion de laïcité, le Conseil d'Etat a pris en considération les conventions et accords internationaux auxquels la France était partie. Ils sont nombreux et ont des conséquences sur l'ordre juridique français qui n'avaient pas toujours été prévues.

Il s'agit de la convention du 15 décembre 1960 concernant la lutte contre les discriminations dans le domaine de l'enseignement, des pactes internationaux du 16 décembre 1966 relatifs aux droits civils et politiques, et aux droits économiques et sociaux, et de l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme qui affirme : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion et de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement de rites. Mais des restrictions peuvent être apportées par la loi pour des motifs d'ordre public ».

Il est certain que cette affirmation du droit de manifester ses convictions, y compris ses convictions religieuses, dans l'enseignement, a soulevé un certain nombre d'interrogations.

Il faut également signaler que le législateur a affirmé, par la loi du 10 juillet 1989, que les élèves disposent, dans les collèges et lycées, de la liberté d'information et de la liberté d'expression dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité.

Le Conseil d'Etat a donc procédé à une conciliation de l'ensemble de ces données, de l'ensemble de ces normes et de ces règles, pour aboutir à ce qui lui semblait être un constat : il n'est pas possible d'interdire par principe toute expression religieuse par les élèves, sous un certain nombre de réserves.

J'en viens maintenant à l'analyse plus précise faite par le Conseil d'Etat.

Dans son avis de 1989, mais aussi dans l'application qui en a été faite, comme par l'arrêt de Kherouaa du 2 novembre 1992, le Conseil d'Etat a affirmé qu'il n'est pas possible d'interdire, par principe, le port de tout signe religieux. Le juge administratif a donc annulé un certain nombre de sanctions prises à l'encontre d'élèves, pour le seul motif que les intéressés portaient un signe religieux.

Je voudrais souligner qu'il n'y a pas eu plus d'une vingtaine de décisions du Conseil d'Etat depuis 1992 sur ces questions. Il faut donc relativiser l'importance du contentieux.

D'autres décisions de 1996 réaffirment l'interdiction d'interdire le principe de tout port de signes religieux (décisions du 20 mai 1996, ministre de l'éducation nationale c/Ali  et du 27 novembre 1996, ministre de l'éducation nationale c/Khalid).

Cependant, le Conseil d'Etat a posé, dans le même temps, des limites qui me semblent très sévères et très strictes. Ces limites sont qu'il n'est pas possible d'arborer et de porter des signes religieux qui seraient constitutifs d'actes de prosélytisme, de provocation, de pression ; qu'il n'est pas possible de perturber le déroulement des activités d'enseignement, le rôle éducatif des enseignants, etc. De même, il n'est pas possible de s'affranchir de certaines règles fondamentales du service public, comme l'obligation d'assiduité ou le respect des règles de santé et de salubrité.

En cas de non respect d'une de ces règles seulement, le juge a estimé qu'il était légalement possible de sanctionner les élèves en admettant des sanctions aussi lourdes que l'exclusion. C'est le cas lorsqu'un élève manque systématiquement un cours, par exemple le cours d'éducation physique (27 novembre 1996, époux Wissaadane) ou s'il refuse, par principe, d'aller à des cours un jour donné de la semaine (sens de la décision d'assemblée du contentieux du 14 avril 1995, Cohen et Consistoire central des israélites de France). Il faut faire une distinction entre les autorisations ponctuelles d'absence pour des fêtes religieuses et la volonté d'élèves de manquer systématiquement les cours un jour donné de la semaine.

Il en serait de même pour les élèves qui manifesteraient au sein des établissements d'enseignement, y compris pour affirmer des droits religieux. Le motif tiré d'une manifestation au sein d'un établissement scolaire justifierait une exclusion (27 novembre 1996, Ligue islamique du nord). Le juge a été relativement sévère sur ce point.

De même, le juge a considéré que les enseignants et les chefs d'établissement pouvaient interdire aux élèves de porter certaines tenues dans le cadre d'activités, notamment activités physiques et sportives, ou activités de technologie, au motif tiré du respect des règles de santé, de salubrité ou de sécurité. Ce principe a été illustré par une décision du 10 mars 1995 (époux Aoukili) relative à une sanction infligée à des élèves ayant refusé d'ôter un voile pendant les cours d'éducation physique et sportive. Le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 20 octobre 1999 (ministre de l'éducation nationale c/ époux Aït Ahmed), a également confirmé des sanctions en affirmant qu'il était possible d'imposer le port de tenues compatibles avec certains enseignements, notamment éducation physique et sportive, et technologie, sans qu'il y ait lieu de justifier au cas par cas l'existence d'un danger. Cette décision permet de faciliter la vie des chefs d'établissement en les autorisant à interdire ou à réglementer le port de tenues pendant un certain nombre d'activités.

Je ne serais pas complet sur cette jurisprudence si je ne signalais pas son pendant : il est absolument interdit pour un agent public de porter un signe religieux au sein du service public, qu'il soit ou non en contact avec les usagers (avis contentieux du Conseil d'Etat du 3 mai 2000, Demoiselle Marteaux).

Ceci étant, il reste une réserve qui concerne la jurisprudence tout à fait classique en matière de police. Le juge a, en effet, assimilé les décisions prises dans les établissements d'enseignement à des décisions de police intérieure. Or, nous savons que depuis les années 1930 et l'arrêt Benjamin, le juge a autorisé que des interdictions générales puissent être apportées à condition qu'elles soient justifiées par des considérations de temps et de lieu et qu'elles soient limitées et proportionnées à ces considérations de temps et de lieu. Je m'explique : à mon sens, il serait possible à un chef d'établissement, dans un établissement donné, compte tenu du contexte ou d'incidents, d'interdire temporairement, sans doute pour une année scolaire, tout port de signes religieux en justifiant sa décision par des circonstances de temps et de lieu.

M. le Président : Cette limitation serait-elle fondée sur des motifs d'ordre public ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, tout à fait. C'était la réserve que je voulais indiquer.

Troisième temps dans mon propos : est-il possible d'aller plus loin, c'est-à-dire que la loi interdise tout port de signes religieux ? Si vous vouliez vraiment changer l'état de droit, vous ne pourriez pas vous contenter d'interdire tout port de signes ostentatoires puisque tel est l'état du droit. La jurisprudence interdit en effet le port de signes considérés comme ostentatoires.

Pour changer vraiment l'état de droit, il faudrait que la loi interdise tout port de signes religieux dans les établissements d'enseignement.

M. le Président : Quand un signe religieux devient-il un signe ostentatoire ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je n'en sais rien, M. le Président. C'est là où se situe le problème. J'ai conclu à plusieurs reprises sur cette question et j'ai avoué, à titre personnel, ma difficulté pour apprécier ce qui est ostentatoire. Il faut sans doute faire appel au bon sens : une tenue islamique telle la burka serait bien évidemment considérée comme ostentatoire, mais il y a, au-delà, des marges entre la burka et le port d'un petit signe religieux. La jurisprudence étant lacunaire sur ce point, je suis incapable de vous dire, en l'état de la jurisprudence, ce qui est regardé ou non comme ostentatoire.

M. le Président : Vous laissez donc aux chefs d'établissement le soin de décider si un signe est ostentatoire ou pas ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui.

M. Claude GOASGUEN : La notion d'intention dans l'ostentation est-elle prise en compte ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il est très difficile de vous répondre parce qu'on arrive là à des situations d'espèce et à des cas particuliers. Dès lors qu'il n'y a pas d'interdiction de principe, on arrive à chaque fois à des cas particuliers, ce qui explique les difficultés rencontrées par les chefs d'établissements et les enseignants pour traiter ces cas particuliers. En vertu de l'avis de 1989 et des décisions rendues à partir de 1992, il apparaît que si la façon dont les élèves portent des signes religieux révélait une volonté d'ostentation ou de prosélytisme, ils entreraient évidemment dans le champ des interdictions. L'avis de 1989 et les décisions à partir de 1992 ont également insisté sur les modalités du port des signes religieux.

Mme Elisabeth GUIGOU : Vous nous dîtes qu'une loi qui interdirait le port de signes religieux ostentatoires n'apporterait rien de plus, en tout cas ne faciliterait pas plus la vie des chefs d'établissements et des enseignants que la jurisprudence actuelle du Conseil d'Etat qui renvoie finalement à l'appréciation par le juge, au cas par cas, du caractère ostentatoire de signes religieux. Est-ce bien cela ?

M. Rémy SCHWARTZ : Absolument.

Mme Elisabeth GUIGOU : Et qu'il faudrait par conséquent, si l'on voulait légiférer, interdire le port de tous signes religieux, sous réserve de savoir ensuite si une telle interdiction serait conforme aux textes fondateurs.

M. Rémy SCHWARTZ : Tout à fait.

M. le Président : Il faut prendre en compte la jurisprudence du Conseil constitutionnel...

M. Rémy SCHWARTZ : ... tout à fait, mais aussi les textes internationaux auxquels la France est partie. En outre, il convient de souligner que la circulaire Bayrou interdisait le port de signes ostentatoires. Une loi se contentant d'interdire les signes ostentatoires ne ferait donc qu'expliciter ou conforter une circulaire et la jurisprudence.

M. Hervé MARITON : Il me semble que la situation a longtemps reposé sur la capacité des chefs d'établissement de répondre localement et de façon intelligente à des cas particuliers. Ce qui caractérise la situation aujourd'hui, c'est que l'on semble dépassé par le nombre : on n'est plus dans une appréciation de cas particuliers, mais dans un débat plus large.

Sur les problèmes de l'assiduité à l'école, j'ai personnellement connu en classe, à différentes occasions, des cas où l'établissement acceptait tout à fait que tel élève ne vienne pas le samedi. Vous nous indiquez que la jurisprudence récente a rappelé le principe de l'obligation d'assiduité. Connaît-on des contentieux plus anciens dans ce domaine ? Au-delà de la question du nombre qui se pose aujourd'hui, un certain militantisme républicain avait-il antérieurement essayé de policer ces cas particuliers ou, au fond, ce militantisme historiquement s'accommode-t-il aussi de la liberté de gestion des cas particuliers ?

M. Rémy SCHWARTZ : M. le député, je vous répondrai simplement que le juge peut être saisi seulement au bout de cinquante ans ou au bout d'un siècle sur une question donnée, ce qui veut dire que la société se régule parfaitement sans avoir recours au juge.

M. Hervé MARITON : A-t-il été saisi pendant les soixante-quinze premières années ?

M. Rémy SCHWARTZ : De mémoire non. Il a fallu attendre une décision de 1995, qui est un contentieux à l'origine tout à fait particulier parce qu'il concernait un élève d'une classe préparatoire qui ne souhaitait pas aller aux cours le samedi. Or, en réalité, depuis l'origine de l'école de la République, les élèves juifs des classes préparatoires allaient aux cours le samedi avec, sans doute, la bienveillance de leur rabbin. C'était une pratique constante, on faisait avec. Mais il a fallu attendre qu'un parent d'élève, plus militant que d'autres, soutenu ensuite par une institution religieuse, s'oppose à un établissement scolaire puis fasse un contentieux.

M. Hervé MARITON : Ou inversement. J'étais élève en Taupe à Louis-le-Grand, j'avais des camarades qui ne venaient pas le samedi et cela n'a jamais posé aucune difficulté à l'établissement.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Je voudrais savoir si le critère de soumission, donc d'inégalité des sexes, peut être pris en compte. Autrement dit, lorsqu'un signe est certes un signe religieux, mais traduit en fait ce qu'on pourrait appeler une sorte de soumission, notamment des jeunes filles, et renvoie donc à une question d'inégalité des sexes, n'y a t'il pas atteinte au principe de la laïcité qui impose à l'évidence la notion d'égalité entre l'ensemble des élèves ? Je ne sais pas si un contentieux est intervenu sous cet angle, mais comment pourrait-il, à votre avis, prospérer ? La notion d'inégalité des sexes peut-elle ou non régler ou, en tout cas, être un moyen d'appréciation du port de signes religieux ?

M. Rémy SCHWARTZ : Cette question a été la plus difficile pour le juge puisqu'il a affirmé le nécessaire respect de l'égalité entre les sexes, ce qui est vraiment consubstantiel au principe de laïcité et même consubstantiel à la conception républicaine de la société. Mais il s'est heurté en même temps à une grande difficulté qui est d'interpréter les signes religieux et d'interpréter le sens donné par des religions à des signes. Or, le juge dans un Etat laïque est, d'une façon plus générale, démuni lorsqu'il doit définir ce qu'est une religion et ce qu'est un fait religieux. Il avance avec prudence parce qu'il n'y a pas de définition de la religion, il n'y a pas de définition du fait religieux. Est peut-être une religion ce que les gens affirment être une religion puisqu'il n'y a pas de définition de ce qu'est une religion dans un état laïc.

Le juge a effectivement débattu de cette question, les commissaires du gouvernement l'ont exposé dans leurs conclusions, et se sont heurtés à cette difficulté : est-ce que moi, juge, je peux donner un sens à un signe religieux ? Le juge, même s'il avait conscience que certains foulards révélaient une situation d'inégalité de la femme sans doute peu acceptable dans la République, s'est heurté aux limites de son rôle en estimant qu'il ne pouvait donner une signification aux signes religieux.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Ce que vous évoquez sur cette question signifie qu'on passe de la religion à la tradition. Si je comprends bien, il y a un fait qui est traditionnel d'une culture, d'un pays ou autres, qui peut avoir une frontière avec la religion. Peut-il y avoir, à ce titre, une interdiction de port de quelque chose qui renvoie à une tradition, laquelle signifie une inégalité de la femme ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui mais le juge se heurterait ici à une difficulté : il ne se sent pas à même de dire : « Non, ce que vous portez n'est pas un signe religieux, mais c'est un signe culturel », si l'intéressé lui dit le contraire. Cela dépasse sans doute son rôle, sa capacité ou sa fonction. En tout cas aujourd'hui, le juge administratif en France ne se sent pas capable de dire que tel signe est un signe religieux ou tel autre signe n'est pas un signe religieux, même si les intéressés affirmaient le contraire. De même, il n'est pas capable de dire que tel signe religieux révèle une conception de la femme qui n'est pas compatible avec nos principes républicains.

M. le Président : Si je comprends bien, la laïcité dans l'établissement scolaire se définit pour vous par trois critères : premièrement, le critère de la neutralité du service public, deuxièmement, le respect des convictions de tous, et troisièmement, l'absence de signe ostentatoire. Ce sont les trois critères de la laïcité dans l'établissement public.

M. Rémy SCHWARTZ : Le troisième élément découle des deux premiers : les deux éléments forts sont la neutralité absolue du service afin de respecter les convictions de chacun.

M. le Président : Mais cela aboutit à des décisions contradictoires. Le tribunal administratif de Paris a, dans une décision du 10 juillet 1996 (Kherouaa) décidé que le port réitéré d'un foulard représentait un caractère ostentatoire et revendicatif et a exclu un élève du lycée du Raincy. Dans la décision Khalid du 27 novembre 1996, le Conseil d'Etat a, au contraire, considéré que le port du foulard ne peut, à lui seul, être assimilé à un acte de prosélytisme ou de pression.

M. Rémy SCHWARTZ : C'est très difficile. Je me souviens de ces deux affaires puisque j'ai conclu dans les deux cas. C'était à chaque fois une question de dossier. Dans un cas, l'établissement avait incorrectement motivé la sanction. On est malheureusement ici au stade du raisonnement juridique. Si une sanction est uniquement motivée par le fait que l'intéressée porte un foulard sans regarder les conditions dans lesquelles il est porté, parce qu'on interdit tout port de signes religieux par principe, le juge est conduit à sanctionner la décision. En revanche, si dans un autre cas - et même dans des situations tout à fait identiques -, le motif de l'administration est que les conditions dans lesquelles l'intéressée porte un foulard constituent un acte de prosélytisme en justifiant sa décision avec quelques éléments, le juge validera la décision prise par l'administration. Mais il est vrai qu'une des grandes incompréhensions de la jurisprudence découle des motifs différents retenus par l'administration, alors qu'elle était confrontée à des situations identiques.

M. le Président : Vous avez indiqué, dans un avis du 3 mai 2000, que le fait pour un agent du service public de l'enseignement de manifester ses croyances dans l'exercice de ses fonctions en portant un signe religieux n'était pas acceptable. Pouvez-vous expliciter cette différence entre l'agent et l'usager du service public ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui. C'est tout à fait la frontière que fait la jurisprudence entre usagers et agents publics. Les agents publics, au nom de la neutralité de l'Etat qui doit respecter les convictions de tous, ne peuvent manifester des convictions politiques et religieuses.

M. Hervé MARITON : Neutralité de l'Etat et non pas neutralité du citoyen.

M. le Président : Mais l'usager peut faire porter sur le service public une suspicion puisqu'on accepte qu'il affiche des signes ostentatoires dans un service public.

M. Bruno BOURG-BROC : Tout ce dont nous parlons concerne naturellement les établissements d'enseignement public. Mais quelle est l'extension possible aux établissements d'enseignement privé sous contrat où il y a aussi des agents du service public ? Quelle est la conception du Conseil d'Etat du « caractère propre » de ces établissements ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il n'y a pas eu de décision relative à des sanctions prises à l'encontre d'agents publics d'établissement d'enseignement privé - de mémoire je n'en ai pas vu passer - au motif tiré de ce qu'ils auraient porté atteinte à la neutralité du service public. Mais vous avez tout à fait raison, il y a une difficulté pour ces personnels des établissements d'enseignement religieux puisque ce sont des agents publics soumis aux contraintes du service public mais devant respecter le « caractère propre » des établissements religieux. Il pourrait donc y avoir une modulation des contraintes pesant sur eux mais allant uniquement dans le sens d'une prise en compte du « caractère propre » des établissements religieux, c'est-à-dire qu'on admettrait certainement qu'un agent d'un établissement d'enseignement catholique puisse faire référence à la religion catholique dans son enseignement mais sans doute pas au-delà.

M. Bruno BOURG-BROC : « Le caractère propre » est-il reconnu par le Conseil d'Etat ?

M. Rémy  SCHWARTZ : Le « caractère propre » découle de la loi de 1959.

M. le Président : Il est vrai qu'on a toujours fait une distinction entre les usagers, l'enseignant, etc. Mais il y a d'autres jurisprudences affirmant que l'enseignant et l'élève font partie de la même communauté scolaire et dont on pourrait conclure qu'il faut, pour l'enseignant, s'écarter de la distinction habituelle entre usager et agent public.

Mme Elisabeth GUIGOU : Je pense que la distinction entre les obligations des agents de service public et des usagers du service public n'est finalement pas contradictoire avec l'idée de communauté. Cela dépend de quel point de vue on se place. A partir du moment où les agents du service public ont une fonction d'autorité et peuvent imposer quelque chose aux usagers, en l'occurrence les élèves, je crois qu'il faut qu'ils soient eux-mêmes absolument neutres ... A partir de là, je ne vois pas comment il peut en être autrement. Les agents des services publics ne doivent pas pouvoir donner la moindre prise.

M. le Président : Il n'y a pas de difficulté sur ce point.

Mme Elisabeth GUIGOU : S'ils prennent ensuite des décisions qui sont jugées contestables par les usagers, par les élèves, leurs parents, les associations, etc., le juge peut alors trancher. Je trouve qu'une approche républicaine nous conduirait même tout à fait à accentuer encore cet élément, c'est-à-dire que dépositaires de l'autorité de l'Etat, les représentants de la République doivent être absolument irréprochables au regard des règles de la République.

M. le Président : Il n'y a pas là de difficulté. Mais on peut considérer qu'un élève n'est pas simplement un usager du service public - ce n'est pas comme dans le métro ou comme dans le train - et que l'élève participe aux activités et au choix des activités de l'école. Cette distinction qu'on peut faire pour un service public normal n'a, par conséquent, pas cours dans le service de l'éducation puisque l'élève n'est pas simplement usager. Certaines décisions de jurisprudence sont très claires sur ce point.

M. Claude GOASGUEN : Je voudrais poser trois questions en dehors de la question juridique, qui est instable puisqu'elle dépend de l'analyse au cas par cas. La première : a-t-on une évaluation quantitative du nombre de recours qui ont été faits concernant des élèves ou des agents du service public ? Car ce qui frappe quand on connaît un peu la réalité scolaire, c'est qu'au-delà même de l'interdiction générale, il est vrai que le problème des agents de service public se pose tout entier. Je voudrais bien savoir si cela a des conséquences quantitatives sur le contentieux.

Deuxième question : le problème du rapprochement que l'on peut faire entre d'éventuelles interdictions et les problèmes qui se posent sur un sujet voisin : la date de passage des examens ou les habitudes alimentaires. Autant que je m'en souvienne quand j'étais doyen de faculté, j'ai eu quelques problèmes pour organiser des examens parce qu'il y avait des jours religieux et que des membres de communautés faisaient valoir qu'il était difficile de passer les examens durant ces jours religieux. Comment concilier cette reconnaissance du fait religieux dans les établissements et la laïcité ?

Ma troisième question est de savoir quel est votre sentiment à la fois juridique et personnel sur les difficultés que pourrait poser la question de l'uniformité, non pas de l'habillement mais de la tenue vestimentaire ? Cela se fait d'ailleurs dans un certain nombre d'écoles, qui ne sont pas seulement privées, ou dans un certain nombre de démocraties. Une telle évolution poserait-elle des problèmes ? Car la question que l'on se pose souvent dans l'Education nationale, c'est au fond de savoir quelle est la différence entre le voile qui est ostentatoire sur le plan religieux et l'ostentation que pourrait présenter une autre forme d'habillement. Il est arrivé, par exemple, que la mode soit de porter des cheveux bouclés très longs tel que ce qu'on appelait les coiffures « rastas » et qui présentaient autant de difficultés pour les travaux manuels, en particulier dans les lycées professionnels, que le voile religieux. Quelles solutions peut-on envisager et quelles difficultés rencontrerait-on sur le plan juridique ?

M. Rémy SCHWARTZ : Pour répondre à votre première question, le contentieux est tout à fait marginal, comme le montre mon expérience de doyen des commissaires du gouvernement - je suis maintenant dans ma onzième année de ce qu'on appelle le « commissariat ». Je n'ai pas souvenir de contentieux relatif à des enseignants qui auraient manqué à leur devoir et à l'obligation de neutralité. Il est inéluctable qu'il y en ait. Il y en a sans doute au niveau des tribunaux administratifs mais c'est tout à fait marginal.

Mais j'ai entendu, comme vous, des personnes présentes sur le terrain affirmer que les difficultés étaient grandes, notamment dans un certain nombre de départements comme celui de la Seine-Saint-Denis, entre autres. Il y a une différence entre le volume du contentieux, marginal, et la réalité du phénomène.

S'agissant des dates d'examen et des repas, la laïcité a toujours consisté en la prise en compte juridique des convictions des uns et des autres. Le service public a toujours pris en compte, notamment pour les dates d'examen, les fêtes religieuses, à l'origine catholiques bien évidemment, mais également juives, puis musulmanes.

M. Hervé MARITON : Y aurait-il matière à contentieux sur une date d'examen qui serait fixée ?  

M. Rémy SCHWARTZ : Je pense qu'il y aurait matière à contentieux. C'est tout à fait certain, car le service public doit normalement faire en sorte de permettre à chacun de respecter ses convictions religieuses et doit faire en sorte de fixer des dates d'examens compatibles avec celles-ci.

M. Hervé MARITON : On ne définit pas ce qu'est une religion, et on définit probablement encore moins ce que sont les fêtes de la religion en question.

M. Rémy SCHWARTZ : Certes, d'où la grande difficulté...

M. le Président : Le choix d'une date pourrait-il être contesté ?

M. Rémy SCHWARTZ : Tout à fait, M. le Président. Nous avons eu un contentieux concernant la tenue d'une formation disciplinaire, juridiction de l'Ordre des médecins, parce que celle-ci avait tenu son audience un jour de fête religieuse. Le médecin qui a été mis en cause avait contesté le choix de cette date. L'intéressé s'étant manifesté au tout dernier moment - 48 heures avant - pour dire que l'audience tombait un jour de fête religieuse, on a considéré que c'était un comportement dilatoire. Cependant, cela veut dire, sur le plan du principe, que s'il avait signalé en temps nécessaire que la date correspondait à une fête religieuse, il est évident qu'il aurait normalement fallu déplacer l'audience. Il a donc toujours été admis que le service public prenne en compte - dans les limites tenant aussi à ses possibilités - ce fait religieux.

M. Hervé MARITON : Dans le cas du médecin que vous évoquez, un petit nombre de personnes sont concernées. Vous parlez de tenir compte du calendrier religieux dans la limite des difficultés pratiques, or vous avez des épreuves qui concernent un très grand nombre de personnes. Le calendrier peut-il, à ce moment-là, être objecté dès lors que l'examen concernant un très grand nombre de personnes, la plus grande variété de convictions religieuses peut se retrouver ?

M. Rémy SCHWARTZ : Si je vous comprends bien, monsieur, vous pensez peut-être à des religions très minoritaires concernant un minimum de personnes ?

M. Hervé MARITON : Je ne dis pas cela. Je dis que vous convoquez quelqu'un à un jury qui concerne un petit nombre de personnes à examiner. Il n'est pas illégitime en fait que une sur dix dise qu'elle est concernée par une fête religieuse et que le jury ne peut donc pas se réunir ce jour-là. En revanche, lorsque vous organisez les épreuves du baccalauréat, on peut imaginer qu'on se trouve devant une industrie plus lourde qui ne permet pas de rentrer dans ce raisonnement. Telle est ma question.

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, cela fait partie des contraintes inhérentes au fonctionnement du service public. Ce type d'épreuves nécessite une très lourde organisation et, en pratique, le ministère de l'éducation nationale prend en compte le calendrier des fêtes religieuses des principales religions et fait en sorte d'éviter d'organiser une épreuve ces jours-là. Cela marche normalement puisqu'aux mois de juin-juillet, il n'y a pas de fêtes religieuses relatives à ces grandes religions. Dans d'autres périodes, le ministère de l'éducation nationale veille donc, normalement, à ce que les dates d'examen ne correspondent pas à une fête religieuse. C'est essentiellement le cas, par exemple, pour les mois de septembre-octobre pour les fêtes de Kippour et de Roch Hachana. Notre calendrier républicain s'étant calqué sur le calendrier chrétien, la question se pose pour les fêtes juives musulmanes ainsi que celles de la religion bouddhiste qu'il est nécessaire de prendre en compte, tout à fait légitimement.

S'agissant de la tenue « rasta », en tant que parent d'élèves, je serais très content qu'on interdise dans mon établissement d'enseignement le port de vêtements coûteux, de « Nike », de « Converse » ou autres. Il me semble que juridiquement - mais c'est un point de vue personnel - le juge admettrait tout à fait qu'on puisse, pour des raisons x ou y, et tout simplement pour affirmer la communauté éducative et l'égalité entre les élèves, interdire un certain nombre de vêtements coûteux et un certain nombre de marques, mais cela ne résout pas la question du port de signes religieux.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Des chefs d'établissement dans certains règlements intérieurs interdisent le port de casquettes en classe. Une casquette, c'est quoi ? C'est la tête qui est couverte. Si un chef d'établissement interdit le port de casquette et si vous êtes saisi, approuverez-vous ou casserez-vous le règlement intérieur ? Et où est la frontière si on passe de la casquette rasta à la couverture de la tête ?

M. Rémy SCHWARTZ : La frontière serait peut-être de dire : vous pouvez interdire la casquette dès lors que vous n'interdisez pas le port d'une kippa.

M. Pierre-André PÉRISSOL : C'est-à-dire qu'on peut interdire la casquette mais on ne peut pas interdire le port couvert de la tête ?

M. Rémy SCHWARTZ : Oui, bien sûr.

M. Hervé MARITON : Quelle est l'idée derrière l'interdiction de la casquette ?

M. Rémy SCHWARTZ : L'idée est celle que peut se faire le chef d'établissement : interdire qu'on porte, pour des raisons culturelles x ou y, la casquette de telle équipe, qu'on ait tel signe culturel. Cependant, en l'état actuel du droit, il n'est pas possible, par principe, d'interdire le port d'un signe religieux dès lors que c'est compatible avec le déroulement des enseignements.

M. Hervé MARITON : Il y a donc une protection particulière du fait religieux.

M. Yvan LACHAUD : C'est le parlementaire qui vous pose une question mais aussi le chef d'établissement que j'ai été pendant plus de quinze ans. J'ai été confronté à beaucoup de difficultés, comme d'autres collègues, pendant une quinzaine d'années, et je ne vois pas comment l'Etat peut aujourd'hui continuer à demander aux chefs d'établissement de régler ce type de problème. Quelle est la responsabilité du chef d'établissement dans la décision qu'il va prendre ? Jusqu'où peut-il être attaqué ? Ne met-on pas en place un système à double ou triple vitesse avec des établissements qui fonctionneraient de façon différente ?

Deuxième question par rapport à ce qu'a dit Bruno Bourg-Broc tout à l'heure sur le caractère propre des établissements privés sous contrat : quelle est votre position sur la création éventuelles d'écoles musulmanes ?

M. Rémy SCHWARTZ : Les chefs d'établissement engagent la responsabilité du service public. C'est donc théoriquement, par leur comportement, la responsabilité du service public et non leur responsabilité propre qui est engagée. Mais après vous avoir dit cela, je ne sais que vous répondre parce que je ne peux vous faire que des réponses de droit qui sont parfois fort éloignées des réalités du terrain.

M. Yvan LACHAUD : Comment peut-on leur demander de prendre une décision alors que vous ne savez même pas répondre et nous non plus ?

M. Rémy SCHWARTZ : Le juge est dans une situation plus facile parce qu'il intervient a posteriori. Donc, je suis mal placé pour vous répondre.

M. le Président : Les choses seraient-elles plus faciles si la loi était plus claire ?

Mme Martine DAVID : Que signifie « plus claire » ? C'est là où se situe tout le débat.

M. Arnaud MONTEBOURG : Vous avez souligné tout à l'heure, M. Schwartz, le caractère apparent de la contradiction de la jurisprudence devant des situations identiques. Il y a eu des tactiques différentes utilisées par les chefs d'établissements devant des situations similaires. L'administration dispose d'un instrument habituel que nous connaissons pour ordonner les motivations et les décisions de ces agents disposant de l'autorité, c'est-à-dire les chefs d'établissement : c'est la circulaire, qui n'est pas un texte de nature normative en quelque sorte, mais qui organise la décision, dès lors qu'elle est prise par une pluralité d'agents de manière à ce qu'on préserve, sur la totalité du territoire, une certaine uniformité devant des situations similaires. La question est aujourd'hui posée car on a des censures différentes de la part du juge devant des situations identiques. Quel bilan pourriez-vous faire ? Je ne pose pas une question de nature politique, mais une question de nature juridique : quel bilan pouvez-vous faire et dresser devant nous de l'efficacité de cette circulaire Bayrou de 1994, sous le contrôle de M. Goasguen qui a participé à sa rédaction ? Quel est le bilan de l'efficacité, de l'ordonnancement des décisions prises par les agents d'autorité sur le terrain ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il me semble que c'est plutôt positif puisqu'il n'y a quasiment plus de contentieux. Il n'y a peut-être plus de sanctions non plus. Si les chefs d'établissement baissent les bras, cela peut traduire la crainte du contentieux. Cependant, il est vrai qu'il y a eu, au départ, une incohérence dans l'application des sanctions au niveau local. La jurisprudence est intervenue pour donner un mode d'emploi, les circulaires - il y a eu la circulaire Bayrou mais il y en a eu d'autres - ont expliqué comment faire, et il n'y a plus eu depuis de censure sur le terrain d'un motif erroné en droit. Je pense que la jurisprudence est maintenant connue, les académies ont le mode d'emploi, et certaines erreurs juridiques commises par le passé ne sont sans doute plus commises aujourd'hui.

Sur la question posée d'une loi qui interdirait tout port de signes religieux, il y a deux interrogations : l'interrogation relative à notre Constitution et, surtout, l'interrogation relative à la convention européenne des droits de l'homme.

Notre Constitution exclut-elle que le législateur interdise tout port de signes religieux dans les établissements d'enseignement ? Je n'en sais rien puisque nous n'avons pas d'indications sur ce point. Dès lors que l'environnement respecte les convictions des uns et des autres, qu'il existe notamment des services d'aumônerie qui permettent à chacun - et il faudrait que chacun puisse vraiment bénéficier de services d'aumônerie - d'exercer sa foi, je pense, à titre personnel, qu'il n'y aurait pas nécessairement d'obstacles constitutionnels, sur le terrain de la liberté de conscience, à ce que temporairement, dans le cadre du service public, c'est-à-dire dans ce cadre limité, les élèves ne peuvent porter un signe religieux. Le Conseil constitutionnel l'admettrait peut-être.

Deuxième point, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme au regard du principe de liberté de conscience posé à l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme est très claire en ce qui concerne les agents publics, et la jurisprudence de la Cour européenne rejoint tout à fait la jurisprudence du Conseil d'Etat, c'est-à-dire qu'un agent public est soumis à des règles très strictes. Il fait le choix de servir l'Etat ou une personne publique. Il doit en tirer les conséquences, respecter les obligations du service et ne peut pas notamment faire acte de prosélytisme. Il y a une décision concernant des officiers pentecôtistes dans l'armée grecque qui est très clair sur ce point. Il y a également des décisions concernant la Turquie ou l'Angleterre. Un agent public doit respecter la neutralité selon notre logique française. La Cour européenne des droits de l'homme va dans ce sens.

En ce qui concerne les usagers, c'est-à-dire les élèves, la jurisprudence est beaucoup plus parcellaire. Il y a, à ma connaissance, une décision de la Cour européenne des droits de l'homme qui concerne la Turquie et qui concerne l'enseignement supérieur turc. Une élève portant le voile dans une université laïque a été sanctionnée pour ce motif. La Cour européenne a confirmé la sanction mais la décision est particulière puisque la Cour a relevé dans ses motifs que l'intéressée avait fait le choix d'aller dans le service public, ce qui voulait dire qu'elle pouvait aller dans le secteur privé religieux. Or, en France, il n'y a pas pour tout le monde des établissements d'enseignement religieux. D'autre part, la Cour européenne des droits de l'homme a relevé qu'en Turquie, il était sans doute nécessaire d'interdire le port du voile pour protéger les minorités dans ce pays musulman. C'est vraiment une décision d'espèce.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme est donc très lacunaire en ce qui concerne les élèves, les usagers du service public de l'éducation, et elle est, sans doute, de peu de secours. L'interrogation demeure donc. La Cour, qui a quand même une logique relativement laïque au regard de l'ensemble de sa jurisprudence, admettrait peut-être que soit interdit tout port de signes religieux dans le cadre du service public de l'éducation, dès lors qu'il existe une possibilité de suivre des enseignements parallèles, des enseignements religieux, voire des enseignements à distance.

M. Yves JEGO : Concernant l'aspect que vous venez d'évoquer, la question de la minorité des élèves a-t-elle été prise en compte ? N'y a-t-il pas là une clé ? A-t-on fait une distinction ou plutôt s'est-on s'appuyé sur la protection des mineurs pour trouver une porte d'entrée, ce qui exclut évidemment l'université de ce dispositif ? Cela a-t-il été évoqué dans les instances dont vous venez de parler ?

M. Rémy SCHWARTZ : Cela a été évoqué par la Cour européenne des droits de l'homme mais dans des contentieux concernant les agents publics pour renforcer la sévérité des règles, en indiquant qu'ils enseignaient à des mineurs. Mais il est vrai que c'est un élément qui doit être pris en considération. L'âge des élèves doit être pris en considération dans le primaire ainsi que dans le secondaire. Le supérieur est complètement en dehors, puisqu'il y existe une liberté pleine et entière.

M. René DOSIÈRE : La récente révision constitutionnelle selon laquelle la France est une république décentralisée est-elle de nature à modifier la perception qu'on pourrait avoir de ce phénomène, notamment en ce qui concerne la législation ?

M. Rémy SCHWARTZ : A titre personnel, je crois que cette formule ne change rien sur le plan du droit et encore moins sur le plan de la laïcité. La République est décentralisée, mais la décentralisation est un mode d'organisation.

M. le Président : J'ai lu dans un article un auteur qui faisait une distinction, dans un établissement scolaire, entre la classe qui fait partie du service public de l'éducation et la cour de récréation ou le réfectoire qui ne font pas partie du service public de l'éducation. Que pensez-vous de cette distinction ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je pense que la cour de récréation et le réfectoire constituent toujours le coeur du service public.

M. Pierre-André PÉRISSOL : C'est d'ailleurs là qu'il y a les problèmes.

Mme Martine DAVID : Je ne suis pas complètement satisfaite - mais ce n'est peut-être pas possible de l'être plus - de votre réponse concernant le risque d'inconstitutionnalité, si le législateur décidait d'élaborer un texte d'interdiction. Je ne sais pas si vous pouvez aller plus loin et préciser davantage votre réponse, mais il faudra bien que nous sachions, dans les semaines et les mois qui viennent, si nous pouvons prendre le risque d'aller dans cette direction parce que je crois que c'est un vrai risque. Il faudra bien qu'on nous aide à le peser.

M. le Président : Il y a, en réalité, deux questions auxquelles nous devrons répondre : première question, est-il opportun ou non de légiférer ? Deuxièmement, si nous décidions de légiférer, n'y aurait-il pas le risque d'une sanction du Conseil constitutionnel ?

M. Rémy SCHWARTZ : Une société sans risque n'existe pas. Il n'y a pas encore de principe de précaution généralisé.

Oui, il y a un risque, mais pas plus important que d'autres, je pense. On ne peut pas présager de ce que sera la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Je peux difficilement dire ce qu'elle sera. Il y a donc un risque mais au même titre qu'il en existe d'autres. Il faut sans doute le relativiser.

Tout dépend aussi de l'environnement. A titre personnel, je pense que la question se pose peut-être différemment dès lors qu'existent des aumôneries pour tous, et dès lors qu'on justifie la mesure par des considérations d'ordre public, par le souci de resserrer les liens de la communauté éducative, d'éviter un certain nombre de dérives. Je crois que ce sont des éléments qui entrent tout à fait en ligne de compte dans le raisonnement du Conseil constitutionnel.

Dans le cadre de la jurisprudence sur la loi sécurité intérieure, la prise en compte par le Conseil constitutionnel de ces considérations d'ordre public a été tout à fait réelle.

M. Hervé MARITON : Je suis surpris de la rapidité de votre réponse sur l'intégration de la cour de récréation et du réfectoire au service public. La collectivité publique n'est pas obligée de proposer le service de restauration par exemple. Vous pouvez vous trouver dans des petites communes où ce service n'y est pas. Dès lors que ce service n'est pas obligatoirement proposé par la collectivité, peut-on, aussi rapidement et fortement que vous l'indiquez, considérer qu'il est consubstantiel au service de l'éducation ? Cela ne me paraît pas si évident.

Deuxièmement, pour pousser plus loin le raisonnement évoqué tout à l'heure sur les dates d'examen, une collectivité, qui ne serait pas en capacité de proposer des repas rituels, serait-elle considérée comme fautive de ne pas le faire ?

M. Rémy SCHWARTZ : Lorsque la personne publique prend en charge un service public, elle doit en respecter toutes les règles.

M. Hervé MARITON : Est-ce le même service ?

M. Rémy SCHWARTZ : Peu importe. Dès lors qu'elle prend en charge un service public administratif, même facultatif, elle doit respecter les règles du service public.

M. le Président : Si le réfectoire est laissé à une entreprise privée ?

M. Rémy SCHWARTZ : Ce serait un marché public et ce serait sous la responsabilité de la personne publique. C'est un marché et c'est une prestation de service. C'est la personne publique qui est responsable. Il est vrai que la question de l'obligation d'instaurer une restauration scolaire n'a pas été tranchée parce que tout dépend de la taille de la commune. Mais la mise en place d'un réfectoire, d'un service de restauration, lorsque la collectivité peut le prendre en charge, fait quand même partie des obligations du service public de l'éducation. Et dès lors, en tout état de cause, qu'elle le prend en charge, la collectivité doit respecter toutes les règles du service public.

M. Hervé MARITON : Quelqu'un dit « je veux manger halal ou casher », quelle est la latitude de la collectivité pour répondre sur ce terrain ?

M. Rémy SCHWARTZ : Il n'y a pas de contentieux sur ce point mais il n'y a pas d'obligation. Je vois difficilement le juge imposant une obligation d'adapter l'alimentation aux besoins ou aux volontés des uns et des autres. J'imagine difficilement le juge allant jusqu'à poser une telle obligation écrite.

M. Hervé MARITON : Nous sommes en Seine-Saint-Denis. Il y a du porc à tous les repas...

M. Rémy SCHWARTZ : Ce n'est pas la même chose de ne pas servir de porc et de servir la nourriture halal ou casher. Le juge essaierait certainement d'avoir le plus de bon sens possible et de coller aussi aux possibilités des personnes publiques. Certes, il est tout à fait pensable d'imposer aux personnes publiques de prévoir des plats de substitution, des oeufs ou autre chose, mais imposer le choix d'une nourriture casher ou d'une nourriture halal me semble très difficile parce que rentrer dans cette logique mènerait très loin. Cela imposerait des vaisselles distinctes, des cuisines séparées, ainsi que des restaurations séparées.

M. Hervé MARITON : Le juge serait-il susceptible d'imposer des plats de substitution ?

M. Rémy SCHWARTZ : Je ne sais pas.

M. Hervé MARITON : La question ne lui a jamais été posée.

M. Claude GOASGUEN : Il n'y a pas eu de recours.

M. Rémy SCHWARTZ : En effet, il y n'y a pas eu de recours.

M. le Président : Merci beaucoup, M. Schwartz. Votre contribution a été très intéressante pour nous.

Audition de Mme Hanifa CHÉRIFI,
chargée de mission auprès de M. le ministre de l'éducation nationale et de la recherche, médiatrice auprès des établissements d'enseignement pour les problèmes liés au port du voile

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame, merci d'avoir accepté de venir éclairer la mission de votre expérience.

Je rappelle que vous avez été membre du Haut conseil de l'intégration, que vous êtes chargée de mission à la direction des affaires juridiques du ministère de l'éducation nationale et que, surtout, vous assurez depuis 1994 le rôle de médiatrice auprès des établissements scolaires pour les problème liés au port du voile islamique.

Nous avons un certain nombre de questions à vous poser. La première qui me vient tout de suite à l'esprit est celle de savoir comment vous avez vu évoluer le problème du port des signes religieux dans les établissements scolaires depuis votre nomination en 1994 comme médiatrice, combien d'établissements scolaires sont aujourd'hui concernés par les conflits relatifs à la manifestation d'une appartenance religieuse. Pensez-vous que l'avis du Conseil d'Etat a facilité le règlement de ces problèmes ? Les différentes circulaires ministérielles intervenues en 1989 et en 1994 ont-elles contribué à régler et à apaiser cette question ? Voilà un certain nombre de premières interrogations.

Mme Hanifa CHÉRIFI : J'aimerais préciser, c'est important pour moi, que je suis co-auteur, avec Roger Fauroux, d'un ouvrage intitulé « Nous sommes tous des immigrés ».

Je voudrais d'abord faire un petit rappel historique des affaires de voile depuis 1989. C'est dans le collège de Creil, dans l'Oise, en 1989 que le voile islamique apparaît pour la première fois en milieu scolaire. Il connaît aussitôt un retentissement médiatique national et donne lieu à de vives controverses dans le milieu intellectuel comme au sein de la classe politique relayées dans l'opinion. Certains média ont même parlé « d'une nouvelle affaire Dreyfus ».

On apprend dans la presse que l'établissement est classé zone d'éducation prioritaire (ZEP) avec une très forte présence d'enfants issus de l'immigration. Sur les 800 élèves que compte l'établissement, 500 sont musulmans ! 3 élèves portaient le voile (dont 2 sœurs ; les deux familles étaient soutenues par des organisations fondamentalistes connues.)

Une première observation concernant cette affaire comme dans celles qui suivront depuis l'apparition de problème : les adeptes du voiles sont ultra minoritaires parmi les élèves issues de l'immigration. A La Martinière-Duchère à Lyon, la dernière affaire pourtant très médiatisée : il y avait une lycéenne voilée pour 2 500 élèves dans une localité sensible !

A partir du cas de Creil, valable pour l'ensemble des cas de voile que j'ai suivis dans différentes localités, on peut faire les remarques suivantes.

Le rapport entre élèves qui adoptent le voile islamique et les autres élèves musulmanes est quasi insignifiant, même si elles peuvent être nombreuses dans tel ou tel établissement. On ne le répétera jamais assez parce que le traitement médiatique souvent sensationnel de ces affaires laisse croire à l'opinion que nous sommes devant un raz de marée qui concerne l'ensemble de la population musulmane.

Le caractère minoritaire de cette tenue chez les élèves « musulmanes » apporte un démenti flagrant aux meneurs islamistes qui présentent le hidjab comme une tenue islamique universelle à laquelle toutes les femmes se conformeraient de manière spontanée. On observe exactement l'inverse : il n'y a rien d'universel dans le port du voile chez les musulmanes. Cette tenue est si peu familière que seule une minorité y succombe sous la pression du prosélytisme islamiste actif et souterrain.

La progression réelle du nombre de voiles dans les quartiers ces dernières années témoigne de l'écoute favorable remportée par les prédicateurs et les organisations fondamentalistes dans certains quartiers immigrés.

Le caractère minoritaire du voile au sein de l'immigration n'enlève rien à sa signification, aux valeurs qu'il sous tend, à l'image de ségrégation des femmes qu'il renvoie, que cette ségrégation soit volontaire ou subie.

Le contexte dans lequel se développe ce prosélytisme est celui des banlieues déshéritées. A Creil, le taux de chômage et le taux d'échec scolaire étaient particulièrement alarmants. Plus de 60 % des élèves étaient recalés au brevet. Dans une des ses déclarations, le principal du collège de Creil a qualifié son établissement de « poubelle sociale ». Le déficit d'intégration des populations de ces quartiers enfermés sur eux-mêmes s'est aggravé ces quinze dernières années. Le voile apparaît à ce moment là comme le signe avant-coureur de structuration du ghetto sous la houlette des islamistes, sans que les pouvoirs publics en prennent la mesure.

L'opinion publique, immigrés compris, est globalement opposée au port du voile à l'école. 70 % des français se sont déclarés opposés au port du voile à l'école en 1989. Le pourcentage n'a guère changé depuis. A chaque nouvelle consultation, le refus du port du voile est réitéré par l'ensemble de l'opinion, pas seulement par le milieu scolaire.

Sur le fond, si le voile provoque une telle réaction de rejet c'est parce qu'il touche aux valeurs fondamentales de notre société, telle la laïcité que l'on croyait acquise et adoptée par chacun. Le passage par l'école publique était supposé assurer l'adhésion des jeunes générations à l'idéal laïque et aux valeurs républicaines qui fondent la citoyenneté française. Or l'adoption du voile, au sein même de l'école par des jeunes filles, nées en France pour la plupart, soulève des interrogations quant à l'assimilation de ces valeurs.

En 1989, M. Jospin s'est opposé à l'exclusion des trois élèves portant le hidjab. Il consulté le Conseil d'Etat sur la compatibilité de la manifestation d'appartenance religieuse par des élèves avec le principe de laïcité du service public d'Education. Ne voulant pas discriminer les élèves musulmanes, il a posé volontairement une question large concernant tous les signes religieux. Le 27 novembre, le Conseil d'Etat a prononcé son avis que le ministre de l'éducation nationale a rendu public. En décembre, une circulaire reprenant les termes de l'avis du Conseil d'Etat a été envoyée dans les établissements scolaires. M. Jospin recommandait le dialogue pour obtenir de l'élève qu'elle abandonne son couvre-chef religieux. Néanmoins, si à l'issue d'une période raisonnable de dialogue, elle ne cède pas, il a recommandé de l'accepter avec son voile.

En 1993, M. Bayrou reconduira la circulaire Jospin. En milieu de l'année, des remontées du terrain signalent un accroissement inquiétant du nombre de voiles dans les lycées. M. Bayrou décide alors de changer de stratégie.

En 1994, à la rentrée de septembre, une troisième circulaire sur les signes religieux voit le jour, avec l'introduction de la notion de « signes ostentatoires » porteurs par eux-mêmes de prosélytisme et de provocation, que le ministre vise à interdire. Il rappelle dans sa circulaire que l'école n'a pas vocation à gérer des communautés séparées.

M. Bayrou a pris cette décision, comme il l'a expliqué, non pour s'opposer à la religion musulmane - il était lui même croyant - mais parce la montée de l'islamisme très avancée en Algérie avec l'arrivée du FIS (Front islamique du salut) qui imposait le voile aux femmes par la terreur avait des retombées en France. En septembre 1994, le nombre de voiles dans les établissements scolaires était évalué à 2 000

M. le Président : On était donc passé de 3 en 1989 à 2 000 en 1994.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, alors même qu'on avait déjà une batterie juridique avec l'avis du Conseil d'Etat et les deux circulaires ministérielles. En fait, c'est le contexte qui a changé. En 1989, la montée de l'islamisme était encore timide, y compris dans les pays musulmans. En 1994, en revanche, l'islamisme prend une place prépondérante dans les pays d'origine et son implantation en France se fait plus visible.

Suite à l'application de la circulaire de 1994, les élèves voilées qui ont refusé d'abandonner cette tenue ont été convoquées en conseil de discipline. Plusieurs dizaines d'exclusions ont été prononcées par des établissements, notamment dans les académies de Lille, Strasbourg et en région parisienne, Créteil et surtout Versailles.

Ces affaires ont bénéficié d'une grande couverture médiatique. A nouveau, l'opinion publique était partagée sur la réponse apportée. Certains se sont élevés contre les mesures d'exclusion prononcées à l'encontre de jeunes filles d'origine immigrée, vivant des situations sociales difficiles. La question était : l'école doit-elle exclure des élèves parce qu'elles portent le voile ?

Face à l'émotion provoquée les nombreuses exclusions, Simone Veil, alors ministre des affaires sociales et de l'intégration propose de recourir à la médiation. Elle pensait qu'une meilleure écoute de ces jeunes filles permettrait d'obtenir d'elles qu'elles adoptent une tenue plus conforme au milieu scolaire, s'appuyant sur l'esprit de la circulaire Bayrou qui préconisait « de convaincre plutôt que contraindre ».

Mme Veil m'avait reçue en audience dans le cadre de mon action en faveur des femmes. A l'époque, je dirigeais une entreprise d'insertion par l'emploi en faveur des femmes immigrées, que j'avais créée à Paris dans le quartier Ménilmontant. J'avais mis en place aussi des sessions de formation à la médiation culturelle dans les ZEP. Elle m'a proposé de rencontrer les jeunes filles qui refusaient de quitter leur voile, pour comprendre leur état d'esprit et éventuellement les faire changer d'avis. J'ai accepté cette mission confiée par le ministère de l'éducation nationale, à titre expérimental, pour quelques semaines seulement. Neuf ans, après j'y suis encore !

Le rebondissement médiatique des affaires de voiles est dû au traitement par voie disciplinaire, appuyé par l'avis du Conseil d'Etat, mais surtout aux recours des familles et des élèves devant les tribunaux administratifs et la jurisprudence qui a suivi, annulant fréquemment les décisions d'exclusion prononcées par les conseils de discipline. La réticence, voire le refus - pétition ou grève - du milieu enseignant de devoir apprécier au cas par cas le caractère prosélyte ou provocateur d'une élève qui porte le voile a soulevé un débat contradictoire, relayé par les médias.

Aujourd'hui, la situation dans les établissements est d'une certaine manière apaisée, compte tenu de la jurisprudence actuelle qui sert de cadre. Le ministère a mis en place un dispositif qui comprend à la fois : la médiation, la formation des personnels de direction pour leur connaissance des textes juridiques et mieux saisir la motivation des jeunes filles par une approche sociologique de l'immigration. Cela ne veut pas dire que nous avons réussi à faire disparaître les voiles dans les établissements scolaires. Il y en a toujours, dans certaines localités. En revanche, on a réussi à les canaliser et à réduire les conflits. Au moment où j'ai pris mes fonctions, nous étions deux médiatrices et nous avons suivi plusieurs centaines de cas conflictuels. Pour ma part, j'ai suivi plus de cinq cents jeunes filles dans l'année 1994/95. Au fil des années, grâce au dispositif dont j'ai parlé, nous avons réussi à anticiper sur ces situations conflictuelles et aujourd'hui, en 2002/2003, au niveau du ministère de l'éducation, les situations dans lesquelles j'interviens se situent entre 100 et 150 cas par an. Il faut signaler aussi une réduction de l'activité contentieuse. On avait plus de 100 affaires devant les tribunaux au milieu des années 90, on en a une petite dizaine aujourd'hui.

Il faut souligner par ailleurs, que ce n'est pas parce qu'on maîtrise le problème à l'école que le voile ne prolifère pas dans les quartiers. En neuf ans d'observations, je peux dire que le port du voile est en extension dans les quartiers. En 1994, au moment de ma prise de fonction, j'ai sillonné la France. Je me suis rendue dans différentes banlieues, j'ai assisté aux rassemblements au Bourget organisés par l'Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), et je peux témoigner ici que le port du voile était beaucoup moins développé à l'époque. Il concernait exclusivement une minorité de jeunes adolescentes. Aujourd'hui il concerne des tranches d'âge plus âgées. On nous dit que les jeunes filles ont grandi, c'est évident, mais cette explication n'est pas suffisante. En fait, cette situation est aussi le résultat du développement du prosélytisme qui cible toutes les catégories de la population immigrée, et on compte même quelques conversions. Au début des années 90, le prosélytisme islamiste s'est adressé d'abord aux jeunes marginaux dans les cités. Ensuite, il a gagné progressivement le milieu scolaire et aujourd'hui il continue d'élargir son audience à d'autres milieux et l'ensemble des membres de la famille.

Le voile ne saurait être compris si l'on fait abstraction de l'action prosélyte des islamistes, dans un contexte social sur lequel je ne reviendrai pas.

Contrairement à la thèse souvent entendue, le voile n'est pas le signe d'une appartenance religieuse musulmane. C'est le signe de l'appartenance à l'islam fondamentaliste. Le port du hidjab peut être subi ou assumé volontairement par les femmes, cela ne change rien à la nature de ce voile. Si certaines jeunes filles ou femmes disent l'avoir adopté librement, il faut regarder le milieu dans lequel elles évoluent. L'ambiance générale dans certains quartiers est marquée par un retour aux normes islamiques. Dans certains contextes, c'est désormais la version de l'islam fondamentaliste qui prime et s'impose comme norme à l'ensemble, avec un véritable contrôle social des membres. Contrôle social qui s'exerce notamment sur les femmes.

Il y a un engouement des jeunes pour l'islam des prédicateurs. Certains jeunes se sont laissés séduire par le discours des prédicateurs parce que l'islam auquel ils font référence, appuyé par le texte coranique, tranche avec l'islam tranquille, maghrébin et donc traditionnel de leur parents. Ces prédicateurs, souvent des étudiants ou des professeurs, disqualifient les parents aux yeux des jeunes générations. Ainsi, j'ai entendu les jeunes filles et les garçons répéter comme un leitmotiv les mêmes critiques vis-à-vis de leur parents. Ils affichent un mépris certain à l'égard des cultures et des traditions de leur milieu familial, transmises de génération en génération. Ils disent d'eux qu'ils « n'ont jamais lu le Coran parce qu'ils sont analphabètes », qu'ils pratiquent « un islam patriarcal pétri de mœurs d'Afrique du Nord qui n'ont rien à voir avec l'islam ». Ainsi, ils ne reconnaissent plus leurs parents dans leur rôle de transmission quant aux références d'origine et à la religion.

Toute une littérature en français - cassettes audio et vidéo à bon marché - diffuse ce discours. Des islamistes connus comme Tariq Ramadan ou le Docteur Milcent - un médecin converti à l'islam, auteur du livre : « Le foulard islamique et la République : mode d'emploi » - jettent, dans leurs ouvrages, le discrédit sur les parents et valorisent en contrepartie l'islam des jeunes, celui-là même qu'ils leur inculquent.

A propos des familles et de l'école, Tariq Ramadan dit dans une de ses conférences distribuées en France : « je compatis à la situation de cette pauvre jeune fille qui porte le voile. A l'école, elle se voit traiter de rétrograde par ses professeurs qui l'accusent de refuser l'émancipation des femmes. Quand elle rentre chez elle, elle attend de la compassion de la part de son père et voilà qu'il la frappe parce qu'elle refuse d'enlever son voile ». On remarquera que c'est l'image d'un père maltraitant que ce prédicateur habile renvoie à l'assistance, alors que le père cherche à soustraire sa fille de l'influence sectaire des islamistes, sans apparemment y parvenir.

Un des arguments en faveur du voile utilisé par les jeunes filles, que j'ai souvent entendu, est : « nous pratiquons l'islam authentique, alors que nos parents ne connaissent pas le vrai islam. » Plusieurs jeunes filles m'ont dit : « le voile est un commandement de Dieu, la preuve que nos mères ne sont pas de bonnes musulmanes : elles ne portent pas le voile, alors que nous, nous respectons à la lettre le Coran et les prescriptions religieuses. ». Elles ajoutent aussi que leurs parents sont en dehors de la société française, incapables de s'intégrer.

En ce qui les concerne, elles s'affirment françaises, rejètent le terme d'intégration qui, disent-elles, ne les concerne pas. Il y a dans les propos et les arguments en faveur de la religion utilisés par les jeunes filles et les garçons que je rencontre, un besoin évident, d'une certaine manière pathétique, de références valorisantes de soi, individuelle et collective. Sans doute l'image dévalorisée, que la société et les médias leur renvoient de leur famille et plus largement de leur milieu, les incitent à rechercher une identification de soi dans d'autres modèles.

Si les islamistes parviennent à séduire ces jeunes, c'est assurément parce qu'ils leur offrent une identité d'origine mystifiée qui leur donne l'impression de recouvrer une dignité. Mais je dis bien mystifiée et instrumentalisée par les islamistes, car leur objectif est d'amener les jeunes générations à adopter des comportements sociaux, et même vestimentaires, en rupture avec la société française. Les islamistes, on le sait, adhèrent à une vision d'opposition civilisationnelle avec l'Occident. Leur objectif en investissant les banlieues est de créer, au cœur même des sociétés occidentales, cette opposition civilisationnelle.

Le travail de médiation au plus près du terrain, nous a permis de nous rendre compte que l'islam auquel adhèrent certains jeunes, sous l'influence des prédicateurs, ne les rapproche pas de leurs parents, mais au contraire les en éloigne. On ne peut donc parler de repli identitaire mais plutôt d'identité de substitution. Celle-ci s'oppose en même temps à la culture familiale et à celle de la société. Elle projette les jeunes dans un rapport de double rupture, familiale et sociale, qui peut avoir des conséquences dramatiques sur leur équilibre mental et identitaire. Elle engendre une confrontation intergénérationnelle sur le thème de l'identité et de la religion, pulvérisant d'un côté l'unité familiale, alors qu'elle entérine la désobéissance à l'autorité institutionnelle de l'autre, au nom de l'obéissance absolue à Dieu.

Khaled Kelkhal, ce jeune homme qui s'est engagé dans l'action islamique terroriste, qui lui a coûté la vie, a dit dans sa confession reproduite dans le journal « Le Monde » en 1995 : « Je ne suis ni Algérien ni français, mais musulman ». J'ai retrouvé cet argument de « ni, ni » dans la bouche de beaucoup de jeunes filles voilées, légalistes et pacifiques, qui vivent l'islam comme une identité fédératrice exclusive. Ainsi je me souviens d'une jeune fille du lycée d'Albertville, exclue une première fois, réintégrée par la voie du tribunal administratif et qui, lors de son retour dans l'établissement, s'est exprimée dans la presse locale en disant : « Je ne suis ni marocaine, ni française. Je suis musulmane et l'islam est la seule religion qui tienne debout. »

Cette mouvance intégriste dans laquelle les jeunes croient trouver une forme de reconnaissance qu'ils ne trouvent pas toujours dans la société, les entraîne davantage encore dans une relégation dont ils ont du mal à sortir, car ils se trouvent coupés même de leur repères naturels, familiaux et sociaux. En fait l'intégrisme islamique les maintient dans le ghetto, alimentant chez eux le ressentiment.

Cette idéologie ne se confond pas avec la religion des parents, même si elle s'appuie sur celle-ci comme instrument de son discours. Mais il faut reconnaître que la propagande islamiste largement diffusée par différents moyens, notamment par les radios qui leur ouvrent leur antenne, a amené un nombre toujours plus grand de personnes à se réinvestir dans la religion, comme référent identitaire.

Même les parents, qui avaient un temps résisté à cette influence, en viennent maintenant à l'accepter pour préserver la notion de famille et éviter de se couper de leur enfants, pour certains, parce qu'ils ont fini par se laisser influencer à leur tour, même de manière passive. Le voile fait aujourd'hui une percée dans le monde du travail, on le voit porté partout dans la rue, même chez des femmes âgées.

On peut dire que l'islamisme est un rouleau compresseur qui structure le ghetto et en marque les frontières visibles à travers des tenues vestimentaires spécifiques pour les femmes, la barbe pour les garçons et d'autres manifestations.

M. Bruno BOURG-BROC : Premièrement, y a-t-il dans d'autres pays européens des fonctions comparables à la vôtre, soit dans le cadre d'un système éducatif centralisé, soit dans le cadre de systèmes régionaux, et, si oui, avez-vous des contacts avec vos homologues ?

Deuxièmement, pensez-vous que le port du voile pour une jeune femme ou une jeune fille, librement consenti, aliène sa liberté ?

M. le Président : Pour prolonger ce que dit M. Bourg-Broc : dans votre fonction de médiatrice, n'êtes-vous saisie que du problème du voile ou êtes-vous saisie d'autres difficultés ?

M. Robert PANDRAUD : Il y a deux problèmes tout à fait différents : il y a celui de l'école et des établissements publics, et il y a celui de la vie. En quoi cela nous importe-t-il que certains portent le voile ou la kippa dans les cités ? C'est aussi un réflexe de défense des jeunes filles contre la liaison faite entre celles qui ne le portent pas et les prostituées. C'est un réflexe de défense de la féminité. Le problème se pose dans l'école. Je pense que rien ne nous oblige - ce ne serait même pas constitutionnel - à interdire tel uniforme, tel voile, tel insigne ostentatoire dans les rues ou dans des secteurs qui ne sont pas tenus par l'Etat. Tout cela rappelle de vieux débats.

Lors de mon entrée à l'Ecole nationale d'administration (ENA), le premier exposé qu'on m'a demandé de faire portait sur la question : « Est-ce que le port de la soutane équivaut au port d'un uniforme étranger ? » C'était une réminiscence de 1905 ou autre, mais cette question a été, pendant des années, un vrai problème de droit public.

Il faut être très prudent quant à la portée des signes. Je pense qu'il faut être très rigide dans les écoles, piscines ou autres lieux publics car cela pourrait être un moyen de défense pour les jeunes filles qui diraient « Je n'y peux rien » parce qu'elles auraient peur des grands frères ou autres. Il faut être intransigeant, mais pas dans les cités, dans les rues, ou autres..., où il y a bien des filles, après tout, qui se promènent presque nues.

M. le Président : C'est le port du voile dans les établissements scolaires qui nous intéresse.

M. Robert PANDRAUD : Absolument, et je crois qu'il ne faudrait pas que nous débordions, sinon vous interdirez les bikinis.

M. le Président : Vous constatez, dans ce qui nous a été dit par Mme Chérifi - et c'est intéressant - que le port du voile connaît un développement important en dehors des établissements scolaires, et ce n'est finalement que le prolongement d'une situation plus large. Il est vrai qu'on pourrait se demander, pour revenir à l'école, si le port du foulard ou d'autres signes d'appartenance religieuse est un obstacle ou non au bon déroulement des cours et au bon fonctionnement de l'établissement scolaire. Avez-vous constaté, oui ou non, que le port du voile par des jeunes filles ou d'un autre signe distinctif d'une religion par des garçons perturbait les cours ou le fonctionnement de l'établissement scolaire ?

Et dans le prolongement de cette question - ayant cru comprendre, à travers ce que vous avez dit, que vous étiez très attachée au principe de la laïcité - la législation actuelle est-elle suffisante, selon vous, ou faut-il carrément interdire le port de signes religieux à l'école, dans la mesure où il apparaîtrait qu'ils sont la manifestation d'un refus d'intégration sociale - en tout cas pour le port du foulard islamique - compte tenu de ce que vous nous avez dit précédemment ? Or l'école doit être le lieu d'une intégration sociale.

M. Claude GOASGUEN : Merci de votre intervention très intéressante. Je poserai plutôt une question à la médiatrice. Ce que vous nous avez dit sur les parents m'a beaucoup étonné car on entend d'habitude le contraire ; on entend plutôt que la jeune fille est soumise à un père autoritaire et patriarcal. Pourriez-vous nous préciser votre expérience dans ce domaine et nous dire quelle a été, dans les difficultés que vous avez rencontrées, l'attitude des parents et notamment des pères ?

Deuxième question : ce qui frappe, c'est l'effarante disproportion qui existe entre le battage médiatique et le petit nombre d'actions contentieuses. Ou bien la médiatrice règle tous les problèmes, et je vous en félicite, ou bien vous devez nous dire comment cela se passe dans la réalité avec des exemples concrets, c'est-à-dire en quoi consiste votre travail de « démineur ». Comment expliquez-vous cette différence d'attitude entre le fait et le droit ? Cela signifie-t-il qu'on n'ose plus intervenir dans un certain nombre d'établissements pour des tas de raisons souvent liées à l'ordre public ou à la sécurité des individus, ou cela veut-il dire que les journalistes inventent des dossiers parce que cela fait vendre ? Quelle est votre interprétation et surtout quel est votre vécu dans votre pratique de médiateur ?

Mme Martine DAVID : Contrairement à mon collègue M. Goasguen, je ne suis pas très étonnée de la réalité que vous constatez. Je crois effectivement, comme vous l'avez dit, que les personnes plus âgées au sein de la famille sont dorénavant mises à part, pour un certain nombre d'entre elles, et que ce sont plutôt les jeunes, c'est-à-dire les frères, les cousins, etc., qui font la loi. Je l'ai en tout cas décelé depuis longtemps dans ma circonscription, qui est une banlieue politiquement un peu difficile, et cela recoupe très nettement ce que vous dites.

Vous avez dit avoir pu apporter une médiation dans environ 100 à 200 cas. Pouvez-vous déceler, dans ces cas, ce qui relève de la véritable détermination personnelle et ce qui relève de l'obligation faite à la jeune fille de porter le voile ? Pouvez-vous le déterminer, non seulement dans les cas sur lesquels vous êtes intervenue, mais aussi dans les informations que vous avez du terrain ?

M. Eric RAOULT : Je voudrais tout d'abord rendre hommage à la longévité mais aussi à l'efficacité de la médiatrice qui est restée neuf ans dans la même fonction et a montré que les choses peuvent s'améliorer.

Première question : quel est le lien entre le port du voile et la sexualité ? Il y a, pour un certain nombre de ces jeunes filles, le repli religieux et le repli communautaire, mais n'y a-t-il pas aussi l'âge de la puberté et la difficulté pour une petite jeune fille de se retrouver dans un monde où les sollicitations et parfois les agressions sont assez fortes ?

Pouvez-vous également rappeler la particularité des pays d'origine ? Car on a rappelé tout à l'heure l'origine marocaine des deux premières petites jeunes filles. Il faut se souvenir que le roi Hassan II était intervenu pour régler le dossier. N'a t'on pas maintenant, dans un certain nombre de cas, des dossiers plus compliqués avec la Turquie, la Tunisie ou d'autres Etats dont les positions sont très fermées ?

M. le Président : Sur ce point précis, pouvez-vous aussi nous préciser le nombre et la localisation des établissements concernés ?

M. Eric RAOULT : Troisième remarque : n'y a-t-il pas aussi un lien entre le repli de ces jeunes filles et les sollicitations télévisuelles ? N'y a-t-il pas une grande confusion entre la culture d'origine, la publicité et l'image de la femme européanisée et le contraste avec la pauvreté et l'exclusion de leur cité ?

M. Arnaud MONTEBOURG : Vous avez employé tout à l'heure le mot « réguler » pour exprimer le moyen par lequel on arrivait à concilier les contraires sur le terrain. Je voudrais que vous nous expliquiez plus précisément ce que vous entendez par là en dressant, si possible, une typologie des solutions sur le terrain, celles qui marchent et celles qui ne marchent pas, celles qui sont fragiles et celles qui sont solides.

Cette régulation, à partir de la circulaire la plus récente de 1994, fonctionne-t-elle plutôt vers la douce tolérance ou vers la fermeté ? Quelle est votre conception de la solution qui s'impose et qui fonctionne sur le terrain ? Il est important de le savoir pour le législateur que nous sommes.

M. Yvan LACHAUD : Comme Claude Goasguen, je m'étonne de votre analyse, que je crois pertinente, sur le port du voile chez les personnes d'un certain âge. Il me semblait avoir vécu, depuis une vingtaine ou même une trentaine d'années, la cohabitation avec des personnes très âgées portant le voile. Pouvez-vous nous donner des précisions sur ce point ?

M. Hervé MARITON : Il me semble, madame, que vous avez insisté sur la différence entre le voile en tant que signe religieux, qu'il n'est peut-être pas, et le voile en tant qu'objet d'un conflit civilisationnel. Dans ces conditions, trouvez-vous pertinent le fait, pour la mission d'information, d'aborder le problème du port du voile à l'école sous l'angle du port de signes religieux.

M. le Président : Autrement dit, y a-t-il plusieurs significations au port du voile à l'école et n'y a-t-il pas, à ce sujet, une évolution selon laquelle l'on serait passé d'une signification religieuse à une autre signification ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Je ne connais pas de personnes en Europe qui auraient la même fonction que moi. Je suis par ailleurs sollicitée par des journalistes ou par des responsables politiques de différents pays européens pour leur apporter l'expérience que nous avons en France. Ils critiquent parfois aussi notre position. Je pense à l'Allemagne avec qui j'ai eu plusieurs échanges. J'ai eu aussi plus récemment beaucoup d'échanges avec des Anglais, des Américains qui disent que la France pratique vraiment une laïcité particulière. C'est mieux compris lorsqu'on leur explique la situation que nous vivons et toutes les méthodes que nous utilisons à l'intérieur et en dehors de l'école pour faciliter l'intégration, l'insertion et une meilleure émancipation des jeunes filles.

La question du libre consentement des jeunes filles, aliénation ou liberté, est une question difficile. Je ne suis pas sûre que le voile soit émancipateur, quel que soit, d'ailleurs, le pays où il est porté. Quand j'entends une jeune fille de 15 ou 16 ans dire qu'elle a choisi librement de porter le voile contre l'avis de ses parents parce qu'elle se réalise comme cela, allant jusqu'à dire qu'elle porte le voile comme une forme d'émancipation, je suis sceptique même si certains sociologues soutiennent la même argumentation. Il suffit de voir les pays où le voile est imposé - Iran, Arabie Saoudite, Soudan etc. - pour se rendre compte que le voile n'est pas émancipateur.

En revanche, les jeunes filles qui argumentent sur l'idée de liberté individuelle, de respect de leur liberté ou de choix, le font par référence à d'autres choses, notamment à un besoin et à un désir de se valoriser au moment de l'adolescence, comme M. Raoult le disait. Ces jeunes filles, ultra-minoritaires au sein de cette immigration, n'ont peut-être pas trouvé d'autre voie que celle-là pour se valoriser. On peut dire la même chose pour les courants sectaires, quelle que soit leur dangerosité : il y a aussi des personnes qui affirment leur liberté dans leur appartenance à des sectes.

Je pencherais plutôt pour l'aliénation de ces jeunes filles dans la mesure où le voile est une contrainte physique et sociale pour elles. Il n'y a donc pas lieu de considérer le voile comme un signe d'émancipation.

Oui, il y a d'autres problèmes que celui du voile à l'intérieur des établissements scolaires pour lesquels je suis sollicitée, concernant en tout cas les populations musulmanes, mais ils sont ultra-minoritaires, voire anecdotiques. Je vais vous donner quelques exemples.

Dans l'académie de Versailles, j'ai eu une demande du cabinet du recteur me disant : « Mme Chérifi, on a vu des garçons déambuler dans le couloir d'un établissement avec des djellabas ». La question qui m'a été posée par cette personne était de savoir si nous avions une jurisprudence « djellaba ». C'est assez surprenant, mais j'ai compris que cette demande de jurisprudence venait de ce qu'on était très déboussolé et très déstabilisé face à des comportements vestimentaires et sociaux inattendus et incompris de l'ensemble des enseignants concernés. Je réponds évidemment qu'il n'y a pas de jurisprudence « djellaba », et que si on parlait à ces jeunes gens en les rappelant à l'ordre tranquillement, ils l'enlèveraient vraisemblablement - ce qui s'est fait.

Autre exemple : avant-hier, un garçon s'est mis à faire sa prière pendant les examens, dans la salle d'examen. Des garçons peuvent aussi arriver avec un keffieh dans les établissements scolaires. C'est l'adolescence, et l'on pourrait énumérer tout autant de comportements exubérants en prenant d'autres catégories de jeunes à l'intérieur de ces établissements scolaires.

Il y a donc des problèmes mais, là encore, les médias font des manchettes là-dessus alors que ces affaires sont tout à fait infimes dans la réalité. Cette population, désormais majoritairement française, s'intègre plutôt bien, adopte et intègre les valeurs de cette société comme tout un chacun. Mais il y a effectivement, en marge, ce qui est normal pour une population aussi nombreuse (5 millions de personnes), cette forme de comportements qui sont, encore une fois, instrumentalisés. Nous n'aurions pas ce type de comportements si l'on n'assistait pas à la montée de l'islamisme, même dans un contexte socialement et économiquement difficile.

Il y avait une question autour de l'école et de la société. De par mon expérience, quand on m'a demandé d'intervenir dans un établissement scolaire, on m'a demandé de rencontrer les jeunes filles en pensant que la conversation avec les jeunes filles et le simple rappel à l'ordre suffiraient. Or, c'est dans l'échange avec les jeunes filles et le contact dans les quartiers que j'ai compris que ces comportements débordaient largement la sphère scolaire et que l'école voyait, au contraire, des retombées en son sein des problèmes de société. On peut apporter des réponses sur le plan scolaire, mais on n'apportera pas les réponses suffisantes en faisant abstraction du fait que le voile est né dans les quartiers et dans la société, et les réponses qui ont été apportées en terme disciplinaire, même si elles sont efficaces, ne sont pas suffisantes.

S'en tenir à l'école est donc assez vain et difficile à gérer. Il faut savoir d'où ces comportements proviennent et pourquoi.

J'ai bien compris la priorité de cette mission qui est d'apporter une réponse pour l'école. Mais la réponse sera biaisée si l'on ne tient pas compte des problèmes sociaux et les problèmes persisteront au sein de la société. Par exemple, si l'on interdit aujourd'hui le voile à l'école, ce qui est une possibilité, cette interdiction ne conduira pas à réduire le nombre de voiles dans les quartiers, et vous verrez des jeunes filles arriver avec un voile devant l'établissement scolaire et l'enlever de manière ostentatoire, comme ce qui se passe aujourd'hui, c'est-à-dire une espèce de jeu qui n'est pas toujours facile à gérer pour les milieux scolaires. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il ne faut pas légiférer ou apporter des réponses ponctuelles. Mais si l'on ne tente pas de réduire l'influence des islamistes dans les quartiers par des réponses sociales et par une meilleure connaissance de leur discours, donc d'apporter un contre-discours à ces courants, toutes les lois que l'on pourra voter ne suffiront pas à réduire le phénomène.

Par ailleurs, il est important de dire - c'est exactement ce que j'essaie de faire passer auprès des jeunes filles et de leur famille - que le voile, en dehors même de la sphère scolaire, empêche les jeunes filles - cette catégorie de population issue de l'immigration - d'entrer dans la fonction publique puisque, là, il y a incompatibilité absolue avec la manifestation d'appartenance religieuse. C'est d'ailleurs un de mes points forts parce qu'on ne le leur dit pas. On leur dit : « La France ne veut pas de vous parce que, si elle voulait de vous, elle vous garderait avec vos voiles ». Or, la laïcité, ce n'est pas cela, c'est le respect de toutes les religions, mais les agents du service public, de la fonction publique, ne peuvent pas manifester leur appartenance religieuse.

J'utilise ainsi leur projection professionnelle. Lorsque des jeunes filles me disent qu'elles veulent être enseignantes, je leur soumets le problème : « On essaie aujourd'hui de t'aider à l'école, tu n'as pas de contraintes particulières, sinon de respecter les règles de l'école, mais pour être autonome dans la société, pour te réaliser professionnellement, tu auras un secteur extrêmement limité ». Les jeunes filles voilées acceptent de plus en plus des emplois dans la communauté turque ou pakistanaise, ou dans les librairies islamiques, parce que le monde de l'entreprise et tous les emplois qui exigent le contact avec le public leur sont fermés. Le voile est plus qu'un handicap, il ferme la voie de l'intégration sociale, c'est-à-dire la possibilité de devenir un citoyen français et exercer une fonction comme citoyen français.

M. le Président : Celles et ceux qui incitent ces jeunes filles à porter le voile n'ont-ils justement pas, comme arrière-pensée, d'empêcher cette intégration ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Tout à fait. C'est exactement leur projet. C'est pour cela que je dis qu'il faut construire un argumentaire et ne pas être seul pour le construire parce que l'objectif des courants fondamentalistes, quelle que soit la voie par laquelle ils s'expriment, est de stopper le processus d'intégration qui est en voie de réalisation.

On avait parlé de la possibilité de porter d'autres signes. Il n'y a pas d'autres signes vestimentaires mais il y a de plus en plus le problème du port de la barbe par les jeunes gens, même à l'âge de 13-14 ans.

M. le Président : Voyez-vous également une évolution sur ce point ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Je vois une énorme évolution. Il y a, en plus, l'idée de la virilité. On constate une course à la longueur de la barbe de la part des jeunes gens dans les établissements scolaires comme signe d'appartenance...

M. le Président :... comme signe d'appartenance religieuse ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, comme signe d'appartenance religieuse. Les courants fondamentalistes vous proposent Mahomet, le Prophète, comme modèle, y compris la tenue vestimentaire, et l'on voit effectivement des garçons avec des djellabas, des calottes et des barbes. Il sied à un homme qui respecte l'islam de porter la barbe. On a vu récemment au Maroc des opérations de rasage obligatoires dans les quartiers. On les a aussi connues en Algérie, puisque la montée de l'islamisme fait qu'il y a une espèce d'entraînement vers une identification comme musulman et la revendication des normes de comportement définies par l'islam. Les courants islamistes, toutes tendances confondues, soutiennent en effet que les sociétés occidentales, en particulier en France, ne sont plus des sociétés porteuses de valeurs et notamment de valeurs familiales. Il faut donc se réapproprier des valeurs religieuses fortes qui donnent à chacun sa place et qui protègent les femmes dans la mesure où l'homme a une position dominante.

Il y a d'autres signes qui agacent et qui déstabilisent le milieu enseignant. Certains garçons refusent maintenant de s'asseoir à côté de jeunes filles dans les établissements scolaires. Il faut, là encore, relativiser mais on nous le rapporte et je l'ai vu. Ces jeunes gens remettent en cause l'autorité de l'enseignante au prétexte que c'est une femme, y compris l'autorité de la chef d'établissement. J'ai vu - on me l'a rapporté, et cela s'est passé en ma présence - des garçons, voire des pères, qui refusaient de serrer la main de la chef d'établissement parce qu'elle est de l'autre sexe et que ce serait impudique.

M. le Président : Avez-vous vu des candidates musulmanes à des examens qui refusaient d'être interrogées par un homme ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, mais c'est toujours anecdotique car les jeunes filles qui l'exigent aujourd'hui sont très peu nombreuses, c'est-à-dire trois à quatre, mais cela existe.

M. Hervé MARITON : Quelle est la réponse de l'institution ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : En se fondant sur un texte, l'institution a rappelé que ce n'est pas à l'élève de choisir son examinateur. Cela paraît évident mais la réponse n'est pas facile à faire sur le moment.

Il y a également des jeunes filles qui arrivent le visage voilé aux examens. On est dans une espèce de surenchère due à la fois à l'adolescence et à d'autres choses mais cela provoque des réactions de rejet ou d'inquiétude.

A propos de la législation ou de la jurisprudence actuelle, le texte de l'avis du Conseil d'Etat me semble remarquable sur le rappel de ce que sont les libertés publiques ou la protection de celles-ci.

Je crois - mais je dépasse peut-être ma fonction de médiatrice - que nous avons eu tort de considérer le voile comme étant un signe religieux comme un autre. Et toute la difficulté que nous avons aujourd'hui dans les établissements scolaires provient de ce que le voile a été interprété comme un signe religieux, alors même qu'on se refusait à interpréter ensuite le pourquoi du voile pour les musulmanes.

M. le Président : Cela nous a enfermé dans une impasse.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, tout à fait. Le voile n'est pas un signe religieux, il n'y a pas de signes religieux dans l'islam. Concernant le voile, il y a exclusivement deux références dans le Coran. Il est dit s'adressant au Prophète : « Dis à tes femmes et aux femmes des croyants de rabattre leur voile sur leur poitrine ». Aujourd'hui encore, des prédicateurs et des oulemas se posent la question de savoir comment est le voile. C'est un peu comme le sexe des anges. Le Coran ne parle pas explicitement du hidjab, un terme arabe qui désigne l'idée de couvrir, de fermer, de mettre un rideau ni du djelbab, du tchador, du tchadri ou de la burka.

Les traditions musulmanes ressemblent aux traditions catholiques du début du siècle dernier, quand les femmes se couvraient les cheveux pour une question de pudeur.

Les Saoudiens qu'on regarde à la télévision ne s'habillent pas comme le reste des musulmans parce qu'ils ont décidé d'en rester à une tenue vestimentaire du VIIème siècle, voire avant. C'est un choix mais ce n'est pas prescrit dans le Coran. Il n'y a pas de prescription particulière dans le Coran.

M. le Président : Y a-t-il dans le Coran des prescriptions quant à la tenue vestimentaire de ceux qui croient ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Non, il n'y en a pas. Le monde musulman est vaste, 1 milliard de personnes dans des pays différents, et les gens s'habillent selon leurs traditions locales et celles du pays. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle on a ces différentes tenues, y compris d'une région à une autre. En Algérie, c'est le haïk qui prévalait mais il est tombé en désuétude et seules les femmes d'un certain âge le porte. Le voile en Arabie Saoudite, en Iran ou aujourd'hui dans les pays d'Europe, est une référence exclusive aux courants fondamentalistes. C'est la version fondamentaliste du Coran.

M. le Président : Il n'y a rien dans le Coran qui dise qu'un musulman doit montrer clairement sa foi à l'extérieur ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Non, absolument rien. En revanche, il est prescrit dans la sounna d'essayer de ressembler à ce qui est appelé « le beau modèle », c'est-à-dire au Prophète, de suivre la voie du Prophète, notamment dans sa manière de se vêtir et de traiter ses épouses, d'essayer, mais ce n'est même pas une obligation, d'être un modèle, « le beau modèle ».

Mme Martine DAVID : Cela veut donc dire, compte tenu de la réponse que vous faites au Président, que les fondamentalistes réécrivent leur interprétation du Coran. Ils cherchent évidemment à s'imposer dans les ghettos avec cette interprétation, mais comment la justifient-ils ? Les musulmans ne sont pas plus ignorants que les autres, ils connaissent le Coran. Ou alors ne le connaissent-ils pas suffisamment pour ne pas en tirer les interprétations possibles ?

M. le Président : Ou le Coran est-il suffisamment imprécis pour permettre des interprétations différentes ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Ce serait plutôt l'interprétation de M. le Président parce que, comme tous les textes religieux, vous avez des « littéralistes »...

M. Arnaud MONTEBOURG : C'est comme cela dans les religions monothéistes.

Mme Martine DAVID : Oui, mais cela va très loin ici !

Mme Hanifa CHÉRIFI : Pas plus. Je pensais à cette communauté des Mormons aux Etats-Unis qui pratique la polygamie.

Mme Martine DAVID : On touche ici les phénomènes sectaires.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, mais le fondamentalisme à un rapport avec le sectarisme.

M. le Président : Le phénomène sectaire est souvent lié à une interprétation très particulière d'un texte religieux...

Mme Hanifa CHÉRIFI : C'est ici une interprétation à la lettre, par exemple, Ibn Thaymiya, qui est une référence pour les fondamentalistes, ou Al Afghani qu'on dit être un réformisme mais qui propose une lecture littérale de l'islam.

Comment les fondamentalistes justifient-ils l'objectif ? Ils le justifient en disant : « Vos parents ne savent pas lire le Coran ». Ils se fondent sur la lecture du Coran, dont ils donnent l'interprétation qu'ils veulent. Ce sont des choses que l'on retrouve dans d'autres religions.

Il y a deux tendances chez les fondamentalistes concernant cette question du voile. La première tendance selon le Prophète - dont les propos auraient été rapportés par quelqu'un qui était présent - les femmes ne doivent montrer de leur corps que le visage et les mains. C'est la version la plus répandue, c'est la version « ouverte ». Et vous avez, par ailleurs, ceux qui disent que la femme doit tout couvrir de son corps parce qu'elle est une honte à elle seule. Le corps de la femme perturbe tellement les rapports sociaux qu'à défaut de réclusion, celle-ci doit être entièrement couverte lorsqu'elle sort de sa maison. C'est le cas de l'Arabie Saoudite où les femmes sont entièrement couvertes et de l'Afghanistan avec le tchadri qui couvre entièrement les femmes.

M. le Président : Une interprétation dit aussi que la femme ne peut montrer son visage qu'à son mari et à ses enfants.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Tout à fait. Il y a dans les sourates du Coran auxquelles je faisais allusion une énumération de personnes devant lesquelles une femme peut se montrer sans son voile, que ce soit celui qui la couvre entièrement ou celui qui couvre uniquement son visage. C'est évidemment la parenté masculine toute proche. La femme n'a pas à se couvrir dans un milieu non mixte. Ce précepte n'est évidemment pas religieux. C'est pour cela que le voile n'a pas de dimension religieuse mais une fonction sociale.

M. le Président : Il a une fonction sociale, pas religieuse, et nous en avons fait une fonction religieuse.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, exactement.

M. le Président : Nous avons légitimé une mauvaise interprétation du port du voile.

Mme Hanifa CHÉRIFI : On n'a pas pris assez de temps à cette époque pour traiter cette question. C'est pour cela que je revenais sur l'idée qu'il y avait trois voiles.

M. le Président : Le port du voile n'a donc rien à voir avec la laïcité ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Le port du voile est une atteinte à la laïcité dans la mesure où il prône dans le champ social, dans l'identification de soi, une définition de l'être humain, en particulier des femmes, par la religion - puisqu'elles doivent se vêtir, se comporter par rapport à la religion - et non pas par la dimension civique.

M. Goasguen posait la question importante du rapport aux parents. J'ai vu des parents, des pères et des mères, en larmes dans des établissements scolaires qui disaient : « Je ne sais pas quoi faire de ma fille, mon fils ne pratique pas ce Coran-là ». Les parents immigrés de milieux populaires vivent l'islam comme la foi du charbonnier Une maman par exemple m'a dit : « Je ne comprends pas cet islam. Ils ont de tout petits livres mais on n'a jamais vu des livres du Coran de cette dimension ». C'est vraiment un courant sectaire qui produit énormément d'ouvrages à très bon marché. On ne sait pas non plus que les cassettes vidéo, les livres, les rapports de conférence, sont à des prix dérisoires dans les librairies islamistes telles que celles que je connais. Vous avez une clientèle qui est toujours renouvelée...

M. le Président :... avec des réseaux de distribution très bien faits.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Oui, et de plus en plus. Vous avez maintenant des librairies islamistes, des boucheries halal... J'habite le quartier Belleville-Ménilmontant, et j'ai vu, autour de la mosquée, toute la rue Jean-Pierre Timbaud s'islamiser avec l'ouverture de librairies et de boucheries islamistes qui se sont ouvertes. C'est à Paris intra-muros mais il faut voir aussi ce qu'il en est dans les banlieues...

M. le Président : ... et en province.

Mme Hanifa CHÉRIFI : Il est important de revenir sur cette question des parents parce qu'on a tendance à voir les parents immigrés comme des parents démissionnaires incapables de tenir leurs enfants et de leur transmettre quelque valeur que ce soit. Je les écoute parce que j'insiste toujours pour rencontrer les parents dans les établissements scolaires. Je ne rencontre jamais une élève toute seule. Je la rencontre seule au cours de l'entretien mais je demande toujours à voir les parents, de préférence les deux mais au moins un des deux, et sans intermédiaire, même si certains parents se laissent dépasser par des responsables d'associations, par des juristes, qui viennent parler à leur place en prétendant qu'ils auraient un meilleur contact avec les chefs d'établissement puisque les pères et les mères ne parlent pas bien français.

L'affaire de Flers est, à ce titre, exemplaire. Je suis intervenue auprès de parents d'origine turque qui parlaient correctement français, mais j'ai vu arriver un jeune homme responsable d'association qui m'a dit : « C'est avec moi que vous devez parler parce que le père ne comprend rien à la loi française, ne parle pas français, et je suis plus que l'interprète ». Il voulait que je le reçoive indépendamment des parents et on aurait même pu éviter de voir les parents. Il s'en est suivi, non pas une négociation parce que je ne voulais pas lui parler, mais un moment assez difficile parce que le père, qui était lui-même membre de l'association à laquelle appartenait ce jeune homme, se sentait en difficulté. Nous avons réussi à obtenir un échange avec les deux pères d'enfants de l'établissement de Flers, sans intervention extérieure.

Une des réponses apportées dans les établissements scolaires par la médiation, grâce à une meilleure connaissance du terrain, est de dire aux chefs d'établissement de ne pas recevoir tous ces intermédiaires qui encadrent les familles et que l'administration a les moyens de faire intervenir un interprète s'ils reçoivent des parents qui ne parlent pas français.

Les parents sont effectivement en difficulté. On ne voit pas la fracture qui se produit à l'intérieur des familles, on ne voit pas leur désarroi face à une situation où ils se voient dévalorisés, disqualifiés. Ce qui est grave, c'est la remise en cause de leur rôle de transmission culturelle et religieuse. Il est normal qu'ils soient disqualifiés dans leur rôle de transmission par rapport à la culture française et par rapport à l'école puisqu'ils viennent d'un autre pays et qu'ils n'ont pas forcément été à l'école. Mais ces courants islamistes nient leur rôle de transmission, y compris dans leur propre culture et dans leur propre référence à la religion. Ils aggravent donc le phénomène de déstructuration identitaire chez les jeunes et la situation des parents. Les parents ne se sentent pas nécessairement compris ou soutenus par l'école et ils ne peuvent pas non plus rejeter l'islam ; il faut comprendre leur situation difficile. Vont-ils désapprouver l'islam pour pouvoir se mettre en accord avec l'établissement scolaire ? Ils ont du mal.

J'ai vu des parents dire : « Ce sont, de toutes façons, les enfants de la France » en parlant de leurs propres enfants. « Ils n'ont qu'à gérer cela maintenant puisque, nous, on ne nous écoute pas ». Mais j'ai vu aussi des parents se mobiliser, essayer de m'interpeller ou d'interpeller un chef d'établissement pour demander de les aider à faire sortir leurs enfants de ce courant qui ressemble aux courants sectaires.

M. Goasguen demandait des réponses concrètes sur l'action de « déminage ». L'attitude concrète et de déminage consiste d'abord à ne porter aucun jugement de valeur sur l'attitude des jeunes filles et des parents mais de les écouter, d'essayer de faire comprendre à la jeune fille que l'école, les enseignants, voire les parents - quand je comprends que les parents s'opposent au voile - sont de leur côté et que ce ne sont pas les responsables d'associations islamiques et leur prédicateur qui pensent à leur avenir. Le docteur Milcent conseille aux jeunes filles dans son ouvrage « Le foulard islamique et la République française : mode d'emploi » - ouvrage qui est sur un site internet et qu'il a largement distribué -, un certain nombre de procédures et un argumentaire, aussi bien juridique que pour l'échange avec les enseignants. Il écrit notamment : « Cela ne fait rien si vous perdez une année scolaire ou deux du collège et du lycée, à l'âge de votre adolescence, car ce que vous apprendrez au cours de cette épreuve ne se trouve dans aucun manuel scolaire ». C'est un encouragement fait à des adolescents et adolescentes à être dans le conflit. Il intervient dans les conseils de discipline, non pas en faveur des jeunes filles - c'est ce que j'essaie de leur expliquer - pour les aider à vivre leur scolarité normalement mais pour défendre le port du voile. Les islamistes ne défendent pas les jeunes filles voilées, ils défendent le voile.

La médiation de l'Education nationale essaie de défendre les jeunes filles voilées dans leurs droits, dans le cadre du contexte actuel, en essayant d'éviter les conflits et de faire comprendre la complexité des questions sociales et des questions liées à l'adolescence.

On se focalise aujourd'hui sur l'idée du religieux. Le voile ressort du religieux, on va donc gérer le religieux, et on se sent démuni parce que c'est difficile. La médiation permet d'essayer de comprendre pourquoi la jeune fille a pris le voile et ce qui la motive dans son parcours personnel, son contexte social ou son rapport d'opposition à sa famille. Si les islamistes disent que l'islam de ses parents est mauvais, la jeune fille peut avoir envie de se référer à un islam en opposition à un parent pour dire au père ou aux frères : « Je suis musulmane et meilleure musulmane que toi, et tu n'as plus à me commander ».

M. le Président : Ces jeunes filles qui portent le voile sont-elles des jeunes filles qui pratiquent la religion musulmane et y en a-t-il qui sont musulmanes mais qui ne pratiquent pas la religion musulmane ?

Mme Hanifa CHÉRIFI : Elles ne pratiquent pas. Elles disent qu'elles connaissent le Coran. Elles le connaissent pour autant qu'elles pratiquent la langue d'origine  -et on voit les limites de leur connaissance du Coran - mais elle se le font lire, elles l'étudient. Certaines se montrent très assidues aux cours sur le Coran, sur la religion, plus qu'à l'école.

On suppose qu'elles pratiquent la prière cinq fois par jour mais il n'y a pas d'obligation pour le musulman de faire sa prière aux cinq moments prescrits dans la religion. Il est dit, y compris dans le texte religieux, qu'il est possible de faire ses cinq prières à la fin de la journée. Il n'est pas obligatoire de s'arrêter à des moments précis de la journée, de l'aube au coucher du soleil, pour faire ses prières.

Il y a effectivement un retour à la pratique, parce qu'on leur enseigne dans ces associations ou dans les contacts qu'elles peuvent avoir avec certains prédicateurs qu'elles doivent, justement, aller toujours plus avant dans la religion. Mais le voile - et c'est ce que disent les prédicateurs - est le summum de la pratique musulmane pour les femmes. Le conditionnement social des femmes est effectivement essentiel pour eux. N'y a t-il pas un contexte de pression pour ces prédicateurs si une jeune fille adopte le voile à 13-14 ans ? Ils les amènent à croire que le port du voile est la meilleure manière pour une femme de mettre en cohérence le texte religieux et sa vie de tous les jours. Il y a vraiment un endoctrinement et l'école ne fait pas attention à cela. On gère pour l'instant simplement la question disciplinaire. On gère le problème sur le plan des droits, on regarde si la jeune fille a dépassé ses droits en tant qu'élève au regard de la jurisprudence, mais on ne traite pas les questions sociales, les questions d'influence. Si on le faisait, on n'aurait pas besoin de loi. Selon moi, on pourrait plus facilement faire reculer ces pratiques en traitant le contexte et en apportant des réponses pour anticiper ce problème.

J'ai vu des jeunes filles me dire : « Vous me demandez d'enlever le voile pour ma scolarité, pour mon devenir professionnel et pour une meilleure vie en France, mais si j'enlève le voile tout à l'heure, que je traverse la rue et que je me fais écraser en traversant la rue, je vais me retrouver devant Dieu sans le voile, et que va-t-il faire de moi ? »

Il y a donc l'idée du châtiment divin, transmise à des adolescentes de 10, 12 ou 13 ans par ces courants, qui oblige, là encore, les jeunes filles à faire abstraction de leur vie sociale et de leur vie de jeunes filles. C'est pour cela que c'est sectaire. Elles ont l'idée que le voile est un commandement de Dieu et que l'on ne peut pas ne pas respecter le commandement de Dieu. La loi commune, les valeurs de la société sont importantes, mais en deçà du commandement de Dieu. Ce qui est grave, c'est qu'elles privilégient la loi divine à la loi commune, donc le religieux au civique.

Toutes ne sont pas comme cela, mais on voit que celles qui tiennent ce type de discours sont très influencées et qu'elles n'ont même plus leur libre-arbitre pour pouvoir se sortir de cette situation. C'est justement par l'écoute que l'on peut les aider à sortir de cet enfermement, en leur montrant qu'aucune religion ne doit être exclusive dans la vie d'un individu mais toujours inscrite dans la diversité et dans l'ouverture. Il faut essayer, au niveau de l'Education nationale, et plus largement au niveau des politiques de la ville et des politiques publiques, de traiter spécifiquement la question identitaire de ces jeunes filles. Il faut apporter des réponses en termes culturels, de mémoire, d'actions éducatives et ne pas les rejeter parce que les islamistes les récupèrent au fur et à mesure qu'on les rejette. Ils ne jouent que sur la question identitaire et c'est comme cela qu'ils font avancer leur discours.

N'ose-t-on plus intervenir dans certains établissements ? Y a-t-il beaucoup plus de voiles qu'on ne le croit ou beaucoup plus de manifestations ? Dans certains établissements, les enseignants nous disent qu'ils n'osent pas intervenir, qu'ils n'osent pas enseigner la shoa, la laïcité, les textes de Voltaire... C'est vrai et c'est faux parce que les établissements scolaires n'osent plus enseigner quoi que ce soit dans certains quartiers et dans certains sites, même plus les mathématiques ! Le voile n'est qu'un symptôme de quelque chose d'autre, et on ne peut pas le gérer à part, bien que ce soit un peu comme cela que l'on fait aujourd'hui, comme si c'était juste un signe religieux.

Les journalistes ne s'intéressent, en effet, qu'au côté spectacle. Je prends l'exemple du lycée de La Martinière-Duchère où s'est posé un problème de voile, il n'y a pas longtemps. Cet établissement scolaire est le plus gros établissement scolaire de Lyon avec 2 500 élèves ; il marche bien et a bonne réputation dans la cité. Il s'y pose le problème d'un voile, alors la presse ne cesse d'en parler.

J'ai vu des chefs d'établissement harassés, non pas par la gestion du problème du voile dans leur établissement scolaire, mais par les à-côtés, par la pression causée par les médias et, évidemment, par l'administration parce qu'il est toujours gênant qu'un problème de voile soit relaté dans un journal. Les médias se nourrissent des problèmes de banlieue. De ce fait, ils influencent l'opinion et tout le monde en a peur. Les établissements scolaires qui n'ont jamais eu de problème de voile en ont même peur. Les établissements à qui il arrive un problème de voile pour la première fois, y compris dans une ZEP, ont souvent le réflexe d'interdire l'accès de l'établissement scolaire à la jeune fille qui le porte, ce qui va tout à fait à l'encontre de la jurisprudence car on ne peut pas interdire l'accès d'un établissement scolaire à un élève au motif qu'il arbore un signe religieux. Il faut attendre qu'il ait commis des manquements à ses obligations d'élève. Ces établissements vous disent qu'ils auront dix ou vingt problèmes de voile demain s'ils n'arrêtent pas aujourd'hui celui-là.

A la lumière de mon expérience de neuf ans, je peux vous dire que c'est faux. Un voile n'en amène pas d'autres. Des élèves peuvent, à certains moments, arriver en nombre avec un keffieh dans la cour de l'établissement scolaire, comme après le 11 septembre, et manifester, mais un voile n'en amène d'autres en aucune façon.

Il y a donc de la part du milieu enseignant une méconnaissance réelle de cette population d'immigrés à laquelle il a affaire. Il n'est pas capable d'anticiper son comportement ni de savoir ce qu'il va advenir demain de tel ou tel comportement.

La question de la sexualité est un élément central de la définition du statut des femmes comme étant différent de celui des hommes. Le voile renvoie au statut social des femmes et est revendiqué ou prescrit au nom de la pudeur. Pour les courants fondamentalistes, la pudeur est une notion de gestion sociale, ce n'est plus simplement une valeur individuelle et de bienséance. La société devrait être gérée en séparant les hommes et les femmes. Pour que cette séparation, au nom de la préservation de la pudeur des femmes, soit effective, il faut, si l'on ne peut pas la mettre en pratique comme dans un pays qui respecte la charia par exemple, trouver d'autres formes de séparation. Le voile est une forme de moralisation de la mixité dans la société.

Mme Martine DAVID : Mais s'il y a contrainte, elle ne s'applique qu'aux femmes.

Mme Hanifa CHÉRIFI : De toute façon, la contrainte ne s'applique qu'aux femmes puisque ce sont elles qui constituent le danger.

Mais il y a aussi la question de l'adolescence. On a, par exemple, un problème avec la sanction du refus d'aller à la piscine. On peut exclure par la voie du conseil de discipline, d'une manière tout à fait légale, une jeune fille qui porte le voile et qui refuse d'aller à la piscine. J'ai vu des chefs d'établissement avoir mauvaise conscience en s'appuyant sur ce motif parce qu'ils nous disent que 90 % des jeunes filles de leur établissement scolaire trouvent des prétextes et produisent des certificats médicaux pour ne pas aller à la piscine. On peut imaginer les raisons pour lesquelles des garçons et des filles, à l'adolescence, ne veulent pas aller à la piscine. Faut-il sanctionner cette jeune fille, alors que les enseignants, les élèves, tout le monde, voient que la piscine est un problème à 13, 14, 15 ans, pour les garçons comme pour les filles ?

La référence au voile c'est l'obligation pour les jeunes filles, dès l'âge de la puberté - cela peut commencer à 11 ans, 12 ans, et j'ai vu des jeunes filles poser le voile en 6ème -, de ne rien montrer de leur corps et de considérer qu'elles sont l'objet de convoitise de la part de leurs camarades de classe et de leurs professeurs, alors que ce sont des adolescentes et qu'elles n'ont pas à vivre avec cette image négative d'elles-mêmes.

La petite fille de 11 ou 12 ans à qui l'on fait porter le voile bascule dans la sphère des femmes et n'est plus dans la sphère des adolescentes.

On pourrait au minimum proposer que l'autorisation du port du voile soit fixée à l'âge du mariage autorisé pour les filles, ce qui supprimerait toute obligation du voile pour les fillettes.

M. le Président : Merci beaucoup, Madame, pour toutes ces informations et réflexions qui nous sont très utiles. Nous allons y réfléchir. Votre présentation a été passionnante.

Audition de Mme Elisabeth ROUDINESCO, psychanaliste

(extrait du procès-verbal de la séance du 11 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je rappelle que vous êtes psychanalyste et que vous avez publié, le 27 mai 2003, un article dans le journal Libération intitulé : « Le Foulard à l'école, étouffoir de l'altérité ». Vous y défendez la laïcité et vous vous déclarez favorable à l'interdiction du port du foulard à l'école. Cependant, vous faites une distinction entre l'école et l'université et plus généralement entre l'école et l'espace public. J'ai été surpris de lire que vous êtes pour l'interdiction du port du foulard à l'école mais pas à l'université.

Par ailleurs, je souhaite vous poser une question qui est plus en rapport avec votre métier et avec l'ouvrage « La psychanalyse à l'épreuve de l'islam ». Marcel Gauchet qualifie le communautarisme de « péril imaginaire ». Partagez-vous cette analyse ? Quelle est votre position en la matière ? De votre réponse à cette question découlent en effet beaucoup d'autres positions.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ne vais pas trancher le débat juridique qui est très complexe. Le livre auquel vous faites allusion et qui consacre tout un chapitre à la question du voile, a été écrit par un de mes amis, M. Fethi Benslama. Quant à l'article paru dans Libération, je l'ai écrit en réponse à une pétition publiée une semaine auparavant dans le même journal et intitulée « Oui au foulard à l'école laïque » qui disait qu'il était discriminatoire d'interdire le voile. Cette pétition me paraissait absurde et véritablement excessive. Je pense qu'il faut faire la distinction entre un interdit qui est nécessaire et une discrimination contre laquelle il faut lutter. C'est sur ce point que j'ai voulu réagir.

M. le Président : Je rappelle que dans cette pétition, un certain nombre d'intellectuels, d'universitaires, d'enseignants et de féministes, se sont prononcés en faveur du port du voile à l'école. Dans votre réponse, vous dites, qu'à l'appui de leur thèse, ils invoquent l'idée que son interdiction entraînerait la République sur la voie d'une « exclusion néocoloniale » des jeunes filles musulmanes issues de l'immigration.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai été d'autant plus étonnée par cette pétition qu'elle était signée par quelques-uns de mes amis et par un certain nombre d'intellectuels tels que Pierre Vidal-Naquet ou Jean-Pierre Vernant. Je la trouvais également excessive dans la confusion qu'elle opérait entre ce qu'on peut appeler un interdit - lequel est nécessaire du point de vue de la psychanalyse ou de la psychologie parce qu'il structure la personnalité - et une discrimination qui relève d'un autre ordre.

Sur la question du port du voile à l'université, j'aurais tendance à vouloir l'interdire, là comme à l'école. Mais c'est très difficile parce que l'université est un milieu très différent de celui de l'école. C'est un espace beaucoup plus ouvert et les étudiants sont majeurs. A l'école, les élèves peuvent être majeurs à la fin de leur scolarité mais les problèmes qui se posent concernent avant tout des jeunes filles mineures.

S'il est donc très difficile d'interdire le port du voile à l'université, je serais en revanche assez favorable à une interdiction dans toutes les administrations et chez les professeurs. En effet, le problème ne manquera pas de se poser aux professeurs femmes qui auront porté le voile au cours de leur formation et qui souhaiteront le garder pour enseigner.

Pour revenir au fond du problème, il me semble évident que l'interdiction des signes ostentatoires d'appartenance religieuse est une nécessité. Mais le voile a une autre signification. D'abord, il n'est pas prescrit par le Coran. Il est donc la preuve d'un islam politique et légalitaire. Il répond à une visée politique très précise. En ce sens, le voile revêt un caractère spécifique. Il n'est pas seulement un signe religieux.

M. le Président : Pas « seulement » religieux ou pas « du tout » religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Si j'ai bien compris les spécialistes de l'interprétation du Coran, il l'est un peu et c'est toute la complexité. Vous savez que les textes religieux sont soumis à interprétations. L'interprétation la plus intégriste de l'islam le considère comme un signe religieux ce qui conduit beaucoup de musulmans à s'opposer à cette interprétation. A la suite de l'article « Oui au foulard à l'école laïque », l'hebdomadaire Marianne a organisé un débat sur ce thème. La quasi-totalité des personnes présentes dans la salle qui s'opposaient au port du voile étaient des femmes issues de l'immigration.

Il importe de tenir compte du fait que les musulmans eux-mêmes sont divisés entre modérés et légalitaires. En outre, il faut favoriser le combat des jeunes filles qui veulent se débarrasser de l'emprise que le voile fait peser sur elles. Très jeunes, on les contraint à le mettre. La femme doit se voiler à partir de la puberté jusqu'à la ménopause. Le voile a ainsi une signification très précise : il faut voiler la femme pour qu'elle ne soit pas l'objet de désir de la part des hommes. Le voile porte en lui-même le refus de la mixité. Psychiquement, c'est l'idée qu'une femme ne doit pas être regardée, ce qui intellectuellement suppose tout de même - comme je le dis aussi dans l'article - la haine de l'autre et le refus d'être objet de désir. Or, dans notre société où la sexualité entre adultes est libre - la sexualité des enfants est, d'ailleurs, d'une certaine façon également beaucoup plus libre qu'avant -, on ne peut pas former des jeunes filles à être exclues du regard, ce qui n'a rien à voir avec la volonté de les préserver d'une quelconque violence matérielle. En filigrane, c'est aussi l'idée, souvent invoquée par les jeunes filles elles-mêmes, que celles qui ne se voilent pas sont impudiques et impures. Tel est le sens du port du voile.

Les enquêtes nous révèlent que deux sortes de très jeunes filles portent le voile : celles qui y sont contraintes par leur famille et, au contraire, celles qui sont en révolte contre leur famille et qui, pour des raisons diverses, invoquent un excès de pureté contre une famille qu'elles jugent beaucoup trop adaptée au mode de vie occidental. J'ai très souvent entendu l'argument selon lequel notre société occidentale est pornographique, trop permissive en matière de liberté sexuelle... et qu'il faut lutter contre cela. Je rappelle au passage que la psychanalyse est interdite dans la totalité des pays à régime islamique au motif qu'on n'a pas le droit de s'interroger sur soi, sur son inconscient, sur sa sexualité. La notion d'exploration de soi n'est pas expressément interdite par la police mais, dans les faits, elle n'existe pas parce qu'il y a une emprise sur le corps de la femme. L'interdiction passe toujours par les femmes. Dans ces pays, il n'y a pas de liberté sexuelle au sens où nous l'entendons.

M. le Président : Les femmes sont un objet au service d'une cause.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Elles sont l'objet exclusif d'un homme qui est désigné depuis leur puberté comme étant leur futur mari. C'est tout un système qui n'est plus du tout le nôtre. Elles sont l'objet du père, des frères et du futur mari, ce qui suppose tout de même une conception particulière de la sexualité. A titre d'exemple, il faut rappeler qu'elles doivent rester vierges jusqu'à leur mariage. Nous avons abandonné tout cela. Ou plutôt, la sexualité relève désormais chez nous de la liberté individuelle, en tout cas à partir de la majorité pour les jeunes filles, et même avant. Dans l'islam, tout le monde vous le dira, l'idée est que le corps des femmes appartient aux hommes de la tribu. Cela entre en contradiction radicale avec l'évolution de nos mœurs. Si l'on veut être, par ailleurs, très ferme sur les questions de violence sexuelle, de viol, de pédophilie, il faut être libre du côté de ce que l'on peut appeler la liberté du désir.

Dans mon article, j'ai aussi évoqué une autre hypothèse sur les dangers du voile. Je n'ai pas aimé l'argument utilisé par les signataires de la pétition en faveur du voile selon lequel « ces jeunes filles sont studieuses ». Je me méfie de cet argument parce que je ne sais pas ce que l'on peut retirer de l'enseignement lorsqu'on se borne à apprendre comme un automate studieux. Développe-t-on vraiment la pensée critique sous un voile en ingurgitant un savoir sur lequel on n'a pas de recul critique ? Je n'ai pas vérifié ce que j'avance. Mais la mission de l'école est aussi de faire naître chez l'élève, dans certaines limites bien sûr, un esprit critique sur ce qu'on lui enseigne, voire un esprit de rébellion par la parole. En tout cas, la mission de l'école n'est certainement pas de confiner l'élève dans un silence voilé. Il existe des premiers de la classe parfaitement studieux qui sont complètement dévastés à l'intérieur d'eux-mêmes. J'ai abouti à cette réflexion après avoir constaté que les islamistes ont suivi les meilleures études techniques possibles. Ils se sont servis des universités, notamment américaines et anglaises, pour être férus de science occidentale. Je me méfierais donc de l'argument selon lequel il ne faut pas interdire le voile parce que les jeunes filles qui le portent sont « studieuses ».

Cela me conduit à évoquer un autre problème. Les personnes qui sont plutôt favorables au voile disent qu'il peut être porté dans la mesure où les jeunes filles participent aux cours de gymnastique et suivent l'ensemble du programme scolaire. Cela ne suffit pas et je crois qu'il est nécessaire de réaffirmer que l'école républicaine a aussi une fonction d'enseignement critique. On doit développer la conscience critique et pas la soumission. L'autorité n'est pas la soumission.

M. le Président : Dans votre article, vous écrivez : « [...] l'école moderne a pour mission de demeurer un lieu conflictuel marqué autant par le principe d'une puissance souveraine - fût-elle toujours contestée - que par l'exercice d'une liberté critique - fût-elle sans cesse soumise à des interdits. ».

Mme Elisabeth ROUDINESCO : C'est la dialectique hégélienne. La souveraineté doit exister, mais elle ne peut pas être totalitaire. Il faut qu'elle soit contestée.

M. le Président : L'équilibre est difficile à trouver.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui. J'étais moi-même une mauvaise élève...

M. le Président : ... mais vous avez bien réussi après.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Bien sûr, parce que je me suis ensuite approprié le savoir. Il ne faut pas avoir peur du mauvais élève. Il faut discuter avec lui. L'échange doit passer par la parole - c'est ce que je tente de démontrer dans mon article. Si cela ne passe pas par la parole, cela va passer par le corps, par les actes et par la violence. Les vertus de la parole sont fondamentales. Autrement dit, même en interdisant le voile, quelque chose peut, à la limite, être négocié. J'aurais tendance à essayer de convaincre par la parole quelqu'un qui porte le voile de l'enlever plutôt que par la contrainte. Mais nous sommes quand même aidés par des interdits.

M. le Président : Avez-vous le sentiment, madame, que le problème du voile est important en France et qu'il concerne de nombreuses jeunes filles, ou bien estimez-vous que ce problème est très marginal ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai l'impression que le problème du voile est symboliquement important, quelles que soient les statistiques.

M. le Président : Il est symboliquement important parce qu'on l'a aussi assimilé à un signe religieux, alors qu'il n'est pas forcément un signe religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non, pas forcément. Il faut se référer à tous les spécialistes du Coran. Dans mon article, je cite Christian Jambet, lequel affirme que le voile est un signe religieux d'un certain courant de l'islam mais pas de tous. Le voile est plus qu'un signe religieux. Il revêt une forte dimension sexuelle, dimension qui est absente de la kippa et de la croix. L'idée de voiler est consubstantielle au voile. La femme doit être soumise. Or notre monde occidental n'accepte plus cela aujourd'hui.

M. René DOSIERE : A vous suivre, madame, ce n'est pas seulement à l'école qu'il faut interdire le voile mais dans l'ensemble de la société française.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non, on ne le peut pas. Notre société est fondée sur la tolérance. Il serait déjà très difficile de parvenir à l'interdire à l'université, du moins je ne sais pas comment on pourrait le faire.

M. le Président : Pour vous, l'école ou l'université, c'est un service public laïque.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, mais l'université est un lieu très ouvert.

Mme Martine DAVID : De plus, l'école est obligatoire, au contraire de l'université.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Et certains étudiants sont des auditeurs libres.

M. le Président : Oui, mais le lieu de l'université est matériellement un lieu laïque où l'on impose aux enseignants, comme aux usagers de ce service public, le respect des règles de la laïcité et des autres religions.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, absolument.

M. le Président : Il y a une petite faille dans ce que vous dites, si je puis me permettre.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Le débat sur l'université est très complexe et l'espace dont je disposais dans ma tribune au journal Libération était trop limité pour que je puisse m'y engager.

M. le Président : Accepteriez-vous qu'un professeur d'université fasse son cours voilé ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non ! Il faut distinguer le cas de l'élève de celui du professeur. L'enseignant est un fonctionnaire de la République.

M. le Président : Je suis tout autant choqué par une enseignante voilée que par une étudiante voilée. Le lieu de l'université, comme le lieu de l'école, est pour moi un lieu de laïcité.

M. Yvan LACHAUD : L'enseignant est encadré par la loi.

M. le Président : Oui, mais il y a une communauté d'enseignants et une communauté d'étudiants, et ces deux communautés font partie du même service public, le service public de l'éducation.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je pense que vous avez raison. Il importe cependant d'être réaliste sur ce que l'on peut faire. L'enseignant n'a pas du tout le même statut que l'étudiant. Adopter une loi trop rigide comporterait des risques. Il est très difficile de contrôler tous les étudiants qui viennent à l'université. On peut, à la rigueur, contrôler ceux qui sont inscrits mais il demeure le problème des auditeurs libres. Fort heureusement, tout le monde peut entrer dans un amphithéâtre.

M. le Président : Puisque vous faites une différence entre l'enseignant et l'étudiant, et que vous acceptez cette différence, trouvez-vous normal qu'une étudiante musulmane refuse d'être interrogée par un homme ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il est bien entendu absolument nécessaire d'interdire que celle-ci exige d'être interrogée par une femme car elle outrepasse ici ses droits. Il est impensable de céder à de telles injonctions. Il faut évidemment appliquer la règle. Mais une étudiante peut très bien porter le voile à l'université et respecter les règles qui régissent l'organisation des examens. Ce n'est pas incompatible.

M. le Président : Madame, vous qui êtes professeur, accepteriez-vous d'interroger une étudiante voilée ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ferais tout, absolument tout, pour lui faire enlever son voile, mais toujours en recourant au dialogue.

Mme Martine DAVID : Mais si, malgré vos arguments, vous ne parveniez pas à lui faire ôter son voile, vous seriez contrainte d'accepter de l'interroger en l'état.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai évidemment reçu beaucoup de courriers à la suite de la publication de mon article. Je suis plutôt en faveur de l'interdiction du voile mais soyons réalistes aussi.

M. Bruno BOURG-BROC : Selon vous, existe-t-il des cas dans lesquels le port du voile peut être émancipateur ? Par ailleurs, j'ai bien compris que votre réflexion portait plutôt sur le voile et que vous faisiez une différence très marquée entre ce signe-là et les autres signes religieux. Néanmoins, avez-vous étendu votre réflexion à d'autres signes religieux ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'estime que le port du voile n'est jamais émancipateur, même lorsqu'il est revendiqué comme tel. Certaines jeunes filles déclarent : « Nous contestons le désordre de nos familles, le désordre de l'occident. Le voile est un signe de liberté ». Je ne le crois pas. Le voile devient alors la preuve d'une incapacité à affronter la modernité.

M. le Président : Il constitue donc un repli identitaire.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, et de manière générale, il est toujours regrettable qu'une personne soit d'abord identifiée par sa confession religieuse, quelle qu'elle soit. Dans l'article, j'écris qu'il n'est pas dans mon propos de nier les origines historiques ou la généalogie de chacun. Pour autant, il ne s'agit pas d'être identifié comme juif, catholique... Ce n'est pas tout à fait la même chose. Je ne suis pas pour l'identification ethnique. Le problème que nous affrontons aujourd'hui est celui-ci. La France n'est pas menacée, comme les Etats-Unis, par un communautarisme qui est étranger à notre culture. Cependant, on ne peut pas nier qu'il existe un problème. Or ce problème ne se posait pas dans l'école que j'ai moi-même connue. Personne n'affichait ce type de signe. On affichait d'autres signes de rébellion. J'ai connu l'école où les adolescentes ne pouvaient pas assister aux cours en pantalon. Venir en pantalon - mais pas en short - était émancipateur.

M. Bruno BOURG-BROC : En quoi le port du pantalon est-il plus émancipateur que le port du voile ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Parce que le port du pantalon n'était pas un signe d'oppression mais, au contraire, la revendication d'une égalité vestimentaire avec les hommes. Autre exemple, la contestation des blouses à l'école a été une bonne chose. Certes, dès que l'on conteste quelque chose à juste titre, les excès ne manquent pas de surgir en parallèle, et on ne peut pas tolérer dans une classe n'importe quelle tenue vestimentaire. Mais cette contestation se place sur un autre plan que la revendication du port de signes religieux.

M. Bruno BOURG-BROC : Le port de l'uniforme est-il une solution ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Justement, non, certainement pas ! Mais cela ne signifie pas que l'on doive accepter que des élèves viennent à l'école en short, en baskets ou dans n'importe quelle tenue.

En 1966, j'ai vécu une expérience qui m'a profondément marquée. Durant deux ans, j'ai enseigné à Boumerdes, en Algérie, où j'accompagnais mon mari qui était coopérant. C'était au moment de la guerre des Six jours. Ma classe était uniquement composée de garçons de mon âge ou presque qui tous avaient connu la guerre. Un jour, j'ai retrouvé ma classe couverte de croix gammées. Tous les enseignants présents - des Français et des Russes - m'ont dit que cela n'avait absolument aucune importance, qu'il fallait que je continue à enseigner sans prêter attention aux croix sur les murs parce que, dans l'esprit des élèves, ce signe n'était pas dirigé contre les Juifs, mais contre l'Etat d'Israël. J'étais alors très jeune - j'avais 22 ans - mais j'ai absolument refusé ce raisonnement que j'ai jugé inacceptable. J'ai alors demandé à mes élèves quelle était la signification de leur acte et je leur ai indiqué que je ne pouvais pas accepter une telle attitude. Il s'en est suivi une très longue discussion au cours de laquelle je me suis aperçu qu'en effet, ils n'avaient jamais entendu parler du génocide juif ou du moins qu'ils ne voulaient pas savoir. De ce jour, j'ai compris l'importance des fonctions symboliques puisque, suite à mon intervention, ils ont effacé les croix gammées. Ce jour-là, je leur ai fait comprendre qu'ils pouvaient très bien être contre Israël - que là n'était pas le problème - mais que je ne pouvais pas enseigner en faisant semblant d'admettre que la croix gammée pouvait revêtir une signification relative. Déjà, à cette époque, s'engageait le débat sur le relativisme.

M. Yvan LACHAUD : Je me pose un certain nombre de questions à propos de votre raisonnement sur l'université. Comment justifier que l'on interdise de porter le voile à Darifa, élève en Brevet de technicien supérieur (BTS), soumise au statut d'étudiante mais qui pose problème parce qu'elle suit ses cours dans le cadre du lycée La Martinière-Duchère à Lyon et affirmer, dans le même temps, qu'il n'est pas possible d'interdire le port du voile à l'université ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Est-elle majeure ?

M. Yvan LACHAUD : Oui, elle est majeure - elle a 21 ans - et mariée.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Effectivement, c'est une situation difficile. Je ne suis pas opposée à l'interdiction du port du voile à l'université. En vérité, je ne sais pas bien ce qu'il faut faire. J'ai tout à fait conscience qu'une telle interdiction entrerait en contradiction avec la législation européenne et avec le respect des libertés religieuses. Essayons au moins de faire quelque chose pour les filles mineures. Si je suivais mon penchant, je serais en faveur d'une interdiction du port du voile à l'université. Mais est-ce possible ?

Mme Martine DAVID : Vous êtes donc favorable à l'interdiction du port du foulard à l'école.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, certainement.

M. Christophe MASSE : L'interdiction du port du voile, qui constitue une solution envisageable, quoique relativement radicale, répondrait à l'inquiétude des chefs d'établissement. Dans le Figaro du 26 mai 2003, ils déclaraient : « Nous faisons du droit local, le voile est toléré ici, interdit là ; c'est au législateur de prendre ses responsabilités et pas à nous de nous débrouiller ». Interdire le port du voile pour répondre aux difficultés du monde enseignant ne conduirait-il pas à diaboliser une frange de la population musulmane avec les risques bien connus que cela comporte, notamment de créer des mouvements de révolte là où, pour l'instant, ils n'existent pas ? Quel est votre avis sur ce point ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il ne faut jamais avoir peur de diaboliser, sinon on ne fait plus rien. Le risque que vous évoquez est bien réel mais il nous appartient de démontrer qu'un interdit n'est pas une discrimination. De plus, la peur de la diabolisation relève d'un raisonnement stratégique. Je crois qu'il faut se déterminer par rapport à des vérités plus essentielles. Dans la pétition à laquelle j'ai répondu, il est écrit : « Nous ne sommes pas ″ des partisans du voile ″ [...] mais... ». « Nous ne sommes pas... mais... », je n'aime pas ce type d'argumentation. Je crois qu'il faut savoir prendre des risques en légiférant, quitte à apporter ensuite des correctifs à la loi. Vous parliez des chefs d'établissement : une législation claire serait, en effet, de nature à les aider.

M. Christophe MASSE : De quelle manière ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Les chefs d'établissement devraient également prendre des risques. Si j'étais dans leur position, je me débrouillerais pour interdire le voile. Rendez-vous compte de ce qui se passerait si le port du voile à l'école était autorisé ! Les jeunes filles contraintes à le porter n'auraient plus aucun recours pour l'enlever. Cela est également à prendre en compte.

M. le Président : Vous ne croyez pas à la force de la loi pour régler ces problèmes.Vous pensez plutôt qu'il faut recourir au dialogue.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il faut utiliser les deux moyens.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Il faut le faire par la loi.

M. le Président : Faut-il que nous modifiions la loi ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Je ne sais pas. La jurisprudence du Conseil d'Etat pose évidemment problème. Faut-il faire une nouvelle loi ? Je ne sais pas. Réaffirmer les principes de laïcité de la loi 1905 sera-t-il suffisant ? C'est à vous de trancher la question...

M. le Président : Nous allons le faire et nous assumons nos responsabilités, mais nous essayons d'être éclairés par vous.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : En la matière, j'aurais plutôt tendance à vous faire confiance tant l'aspect législatif de la question, notamment en raison des contraintes de la réglementation européenne, me paraît compliqué. Je peux néanmoins formuler une proposition : les lois sont nécessaires parce qu'elles permettent de contester la loi. La problématique est ici la même qu'en matière de délinquance. La loi est nécessaire mais il faut ensuite l'appliquer avec une certaine souplesse. L'absence de loi conduit à l'anarchie et l'absence de souplesse dans son application conduit à l'autoritarisme. Telle est ma vision des choses qui m'incline à être favorable à l'adoption d'une loi interdisant le port du foulard à l'école.

Mme Martine DAVID : Pour poursuivre notre réflexion, je voudrais rapporter les propos du président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), M. Mohammed Bechari, qui a indiqué très récemment que l'interdit législatif aurait vraisemblablement pour conséquence la création d'écoles musulmanes privées, et que l'Etat ne pourrait pas l'empêcher. A partir de là, il n'y avait aucune raison de penser que ces écoles joueraient le jeu de l'intégration. Je pense qu'on ne peut pas passer à côté de cette question. Ces propos sont peut-être volontairement outranciers ou exagérés, dans la mesure où M. Mohammed Bechari est opposé à l'interdiction du voile. Néanmoins, une peur existe. Quel est votre sentiment là-dessus ?

Mme Elisabeth ROUDINESCO : L'histoire des relations de l'église catholique avec la laïcité est là pour nous éclairer. Je me pose la question suivante : les écoles coraniques privées, si jamais elles existent, seront-elles contraintes de suivre le programme défini par le ministère de l'éducation nationale ?

Mme Martine DAVID : Uniquement si ces écoles sont sous contrat avec l'Education nationale.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Dans tous les cas, c'est ce qu'il faut leur imposer. On a bien imposé aux écoles catholiques ce qu'on appelle le contrat. Dès lors, il n'y aurait plus aucune raison de s'opposer à la création d'écoles musulmanes privées.

Mme Martine DAVID : Le contrat entre l'école et le ministère de l'éducation nationale ne s'impose que dans la mesure où l'école souhaite obtenir un financement de la part de l'Etat.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, mais pourquoi pas ? Faisons ce pari. La même question se pose pour les mosquées. Pourquoi ne pas favoriser la construction de mosquées de façon à réduire l'influence des intégristes qui domine dans les garages ? Nous ne sommes pas en lutte contre la tolérance religieuse mais contre l'intégrisme sous toutes ses formes, c'est-à-dire contre la religion qui se transforme en politique. Historiquement, l'affrontement entre la tolérance et l'intégrisme a toujours tourné à l'avantage de la première. Acceptons la création de ces écoles, à condition de les obliger à jouer le jeu de l'intégration.

Mme Martine DAVID : Cela signifie qu'il faut modifier la loi de 1905. On met ici le doigt dans un engrenage.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Les écoles privées catholiques existent.

Mme Martine DAVID : Oui, mais il n'existe que celles-là.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : La plupart des cinq millions de musulmans qui vivent en France ne veulent pas du tout du voile.

M. le Président : Jusqu'ici, nous n'avons parlé que du voile. Mais, progressivement, on apprend qu'un certain nombre de jeunes garçons, pour des motifs religieux, se laissent pousser la barbe.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Il est très difficile de les en empêcher.

M. le Président : Certes, mais si l'on ne prend pas garde à ce phénomène, il peut aussi devenir un élément de refus de l'intégration, de la laïcité et de la République.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : On ne pourra jamais dire que se laisser pousser la barbe est un signe religieux ostentatoire. On va avoir du mal.

M. le Président : Qu'on ait du mal, c'est certain. Mais on nous a longuement expliqué précédemment qu'un certain nombre de mouvements extrémistes islamistes incitaient les jeunes à se laisser pousser la barbe, provoquant l'exaspération des professeurs, et que ce signe extérieur, ostentatoire, commençait à poser ainsi un certain nombre de problèmes.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Vous avez raison, M. le Président. Mais le port de la barbe n'est pas tout à fait la même chose que le port du voile parce que, dans ce cas, l'emprise est directe. Il est impossible de légiférer sur le port de la barbe.

M. le Président : Effectivement, mais si l'on pousse le raisonnement à son terme...

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Cela devient absurde. On ne va pas légiférer sur le port de la barbe ! Il faut rester dans le domaine du possible.

M. le Président : Naturellement. Il y a la loi et le possible. Mais si l'on poursuit le raisonnement jusqu'au bout, il faut faire disparaître de l'école laïque et des lieux publics tout signe religieux ostentatoire ou tout signe de refus des valeurs de la République.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Non car que ferait-on alors si un garçon venait avec les cheveux verts ou un piercing ? Ces signes n'ont aucun caractère religieux.

Mme Martine DAVID : Le piercing est déjà admis dans les écoles.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Symboliquement, ce n'est pas tout à fait la même chose.

M. le Président : On nous a expliqué que ces jeunes se laissaient pousser la barbe pour ressembler au « Prophète ».

Mme Elisabeth ROUDINESCO : J'ai bien compris le sens de leur action, mais je suis convaincue qu'on ne peut pas légiférer sur la barbe.

M. le Président : J'en suis, moi aussi, convaincu mais je veux montrer qu'il y a une logique dans le raisonnement qui peut amener à certaines extrémités très graves.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Bien sûr. Mais ne soyons pas nous-mêmes intégristes pour lutter contre l'intégrisme. Je suis absolument convaincue que le véritable problème posé par le voile est qu'il recouvre une dimension sexuelle. Il nie l'égalité entre les hommes et les femmes sur laquelle repose notre société.

M. Pierre-André PÉRISSOL : Selon vous, le voile constitue donc bien plus un signe communautariste d'autant plus condamnable qu'il porte atteinte à la liberté ou, plus exactement, à la libération même de la personne...

Mme Elisabeth ROUDINESCO :... à la liberté de conscience.

M. Pierre-André PÉRISSOL : ... qu'un signe religieux. Dans votre esprit - et votre réflexion rejoint ici celle que nous avons menée avec M. Rémy Schwartz - le voile est donc est un signe de tradition, un signe d'appartenance à une communauté, qui entraîne un risque d'aliénation pour la personne qui le porte et dont l'école a la responsabilité parce qu'elle est jeune. C'est d'ailleurs pour cette raison que vous faites la distinction entre le port du voile et le port de la barbe. La barbe n'entraîne pas une aliénation de l'homme tandis que le voile isole la jeune fille de sa capacité à intégrer la société et l'école peut en être complice. Si j'ai bien suivi votre raisonnement, telles sont les raisons pour lesquelles vous estimez que le voile ne constitue pas un problème religieux.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Effectivement. En interdisant le port du voile à l'école, nous favoriserions la lutte des femmes musulmanes en faveur de la laïcité dans les pays islamiques. Nous étions opposés à la pratique de l'excision et de la polygamie, nous les avons interdites. Il faut toujours favoriser ce qui peut être émancipateur. Si le voile est autorisé, les jeunes filles qui le portent n'auront plus aucun recours lorsqu'elles souhaiteront l'enlever et qu'elles seront sous l'emprise de leurs familles. C'est plutôt sous cet angle qu'il faut envisager notre réflexion. On ne peut pas lâcher la lutte des femmes dans le monde entier qui veulent se libérer de ce système abominable.

M. le Président : Le problème pour nous est celui de savoir s'il faut ou non modifier la législation.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Certes, mais ces problèmes doivent rester présents à notre esprit. Dans ce domaine, la France a un rôle à jouer et certains pays attendent beaucoup d'elle.

Mme Martine DAVID : Y compris quand le port du voile est, nous dit-on, de la propre volonté de la personne qui le porte.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui. Le concept de « servitude volontaire » existe, même chez les adolescentes de quatorze ans. Tous les autres arguments ne sont qu'illusion.

Mme Martine DAVID : Je le pense également.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : D'où la nécessité d'interdire le voile à l'école. L'interdit est nécessaire à la jeune fille de quatorze ans car elle ne peut pas être libre de porter le voile, même si elle a l'impression d'être libre ...

M. le Président : Ce qui est important, c'est donc la notion d'interdit.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui, il ne faut pas discriminer mais interdire. Il existe des interdits majeurs : l'interdit de l'inceste, l'interdit du trouble des générations, l'interdit de la violence physique. On les appelle des interdits fondamentaux.

M. le Président : Cela dit, l'histoire de nos sociétés montre que les interdits évoluent.

Mme Elisabeth ROUDINESCO : Oui et c'est pour cela que je suis progressiste.

M. le Président : Madame, nous vous remercions. Votre exposé était passionnant. Mais vous avez soulevé plus de questions que vous n'avez apporté de réponses à nos interrogations !

Audition conjointe de M. Vianney SEVAISTRE,
conseiller technique chargé des affaires cultuelles au cabinet de M. Sarkozy, ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales et chef du bureau central des cultes,
et de Mme Emmanuelle MIGNON, conseillère juridique au cabinet de M. Sarkozy


(extrait du procès-verbal de la séance du 17 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame, monsieur, je vous remercie de votre présence. M. Sevaistre, peut-être souhaitez-vous débuter votre intervention par un exposé liminaire sur les textes en vigueur concernant la question du port des insignes religieux à l'école, sur la situation des musulmans en France et sur les incidences éventuelles d'une législation sur le port des signes religieux. Nous vous poserons ensuite une série de questions.

M. Vianney SEVAISTRE : Merci M. le Président. Je tiens à indiquer que je parlerai en mon nom personnel et non en celui du ministère.

Je suis le chef du bureau central des cultes. A ce titre, j'ai suivi les travaux de la consultation des musulmans de France en tant que conseiller juridique du conseiller technique du ministre de l'intérieur de l'époque, M. Daniel Vaillant. Au changement de gouvernement, j'ai directement pris en charge les travaux de la consultation au titre de conseiller technique officieux au cabinet de M. Nicolas Sarkozy. Depuis le 20 juin 2002, j'ai ainsi préparé l'ensemble des réunions de la consultation des musulmans de France dont j'ai moi-même rédigé les statuts, les décisions étant prises par les musulmans eux-mêmes.

Les experts de l'Education nationale et du Conseil d'Etat que vous avez auditionnés vous ont déjà exposé la législation et la jurisprudence concernant le voile. Je me bornerai donc à en faire ressortir les grandes lignes.

En préambule, je tiens à indiquer que, selon le conseiller pour les affaires religieuses du ministère des affaires étrangères, il n'existe aucune législation ou réglementation sur le port du voile en Europe. Trois pays, la Belgique, l'Allemagne et l'Autriche, disposent de textes que l'on peut rattacher à cette question sous la forme de simples circulaires ministérielles demandant le maintien d'une atmosphère sereine dans les établissements scolaires et universitaires. Mais dans aucun cas le voile n'est explicitement mentionné.

En France, aucun règlement ne traite du port du voile, ni des signes religieux à l'école. En revanche, la jurisprudence est assez riche : avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 sur le port par les élèves des établissements publics d'enseignement de signes distinctifs religieux, interdiction du port des insignes religieux pour tous les agents du service public (avis du Conseil d'Etat rendu en matière contentieuse, Mlle Marteaux, 3 mai 2000), deux arrêts du Conseil d'Etat qui annulent des règlements intérieurs d'établissements scolaires et révèlent un grand souci d'équilibre entre la liberté de manifestation religieuse des uns et la liberté de conscience des autres.

Je souhaiterais ensuite évoquer la question de l'islam en France. Dans notre pays, le nombre des musulmans est estimé à cinq millions. Dix pour cent environ d'entre eux fréquentent les lieux de culte. Concernant le port du voile, ils se divisent en trois écoles de pensée. La première estime que le voile est un insigne religieux dont le port revêt un caractère obligatoire.

M. le Président : Qui incarne cette première école de pensée ?

M. Vianney SEVAISTRE : Un certain nombre de personnes de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), mais également, de façon dispersée, des personnalités de la communauté marocaine.

M. le Président : Pouvez-vous nous donner des noms de personnes qui incarnent ce courant ?

M. Vianney SEVAISTRE : M. Jabala, le théoricien de l'UOIF. Vous pourriez également auditionner Mme Dounia Bouzar, auteur de plusieurs ouvrages dont « L'une voilée, l'autre pas ». Ces deux personnalités sont, à mes yeux, les plus significatives.

M. Dalil Boubakeur, le recteur de la mosquée de Paris, incarne quant à lui le deuxième courant de pensée constitué des personnes qui estiment que le port du voile est un signe religieux obligatoire, mais que ceux qui ne le portent pas seront pardonnées par Dieu. D'une certaine manière, Mme Dounia Bouzar réalise la synthèse entre ces deux premiers courants de pensée.

Le troisième courant considère que le voile est un signe de pudeur, mais que, chez la femme, la pudeur peut s'exprimer autrement que par le port du voile. M. Soheib Bencheikh, le mufti de Marseille, mais M. Dalil Boubakeur s'inscrit aussi dans cet esprit.

Il n'y a donc pas unanimité des musulmans sur la question et il serait utile qu'ils s'expriment afin que ressortent leurs divergences. De la même manière que si l'on entendait les protestants sur la nature de l'eucharistie, leurs positions seraient divergentes.

M. le Président : Une chose à la fois !

M. Vianney SEVAISTRE : Cependant, le port du voile n'est qu'un sujet parmi tant d'autres. Il convient d'évoquer, en parallèle, le refus de certaines filles de participer au cours d'éducation physique et sportive en tenue de sport ; le refus de la mixité pour certaines activités dans les écoles ; le refus de voir enseigner certaines sciences ; le refus d'assister à certains cours dispensés par des enseignants non musulmans ; la question de la viande non halal et d'autres produits non halal à la cantine car la question dépasse le seul problème de la viande. Le voile n'est donc qu'un aspect des problèmes suscités par l'islam dans les écoles et il convient de ne pas le séparer du tout.

Mme Hanifi Chérifi estime que le nombre de filles portant le voile à l'école est stable. 

M. le Président : Quelle est votre appréciation ?

M. Vianney SEVAISTRE : Elle seule possède des statistiques sur le sujet. La focalisation récente sur le voile est intervenue à la suite de l'intervention du ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales, M. Nicolas Sarkozy, au congrès annuel de l'UOIF, le 19 avril 2003. Il y a tenu un discours de 45 minutes. Il a été applaudi 44 minutes et hué une minute lorsqu'il a évoqué le caractère obligatoire de la photo d'identité, tête nue, sur la carte nationale d'identité et sur le passeport. Quelques jours avant, les 6 et 13 avril, avaient eu lieu les élections pour le Conseil français du culte musulman (CFCM). Depuis lors, la presse s'est emparée de ce sujet et on assiste à une focalisation sur ce sujet et sur l'islam. Pourquoi une telle focalisation ?

Un an environ après le 11 septembre 2001, date de la destruction des « twins towers », plusieurs ouvrages ont été publiés, parmi lesquels « La République et l'Islam, entre crainte et aveuglement » de Mmes Jeanne-Hélène Kaltenbach et Michèle Tribalat, qui ont contribué à jeter le discrédit sur les musulmans. Les deux auteurs fondent leur hypothèse de travail sur une minorité de musulmans intégristes estimée à 15 % de la population musulmane française. Cependant, la lecture achevée, on a l'impression que tous les musulmans sont considérés comme tels. Telle est du moins l'analyse que j'ai faite de ce document.

Un sondage récent montre que 62 % de la population française estiment que l'islam n'est pas compatible avec les valeurs républicaines. Le même sondage montre que 82 % des musulmans considèrent que l'islam est compatible avec les valeurs de la République. Ce sondage révèle en outre que 58 % de la population française jugent la création du CFCM comme étant un élément de nature à rétablir un équilibre. De nombreux Français font ainsi l'amalgame entre islam et terrorisme. Les musulmans en souffrent avec pour conséquence un repli identitaire, dont le port du voile est une des manifestations.

La question de savoir si l'islam est compatible avec les valeurs de la République est une mauvaise question. Les musulmans sont présents en France et il convient d'en tenir compte. La question de fond est de déterminer le ou les moyens de réduire ce repli identitaire. Une loi sur le voile, prise par une majorité non musulmane, serait interprétée par la minorité musulmane comme une atteinte à sa dignité et comprise comme un acte de mépris envers l'islam et les musulmans. Je ne crois pas que ce soit le but recherché.

Je risque une comparaison. En 1904, une loi a interdit aux congrégations religieuses d'enseigner. Plus de 30 000 religieux ont quitté notre pays. Il a fallu attendre la fin de la Première guerre mondiale et le constat que de nombreux prêtres étaient morts dans les tranchées pour que la France rétablisse ses relations avec le Vatican.

M. Robert PANDRAUD : Vous faites là une analyse un peu rapide !

M. Vianney SEVAISTRE : ... très rapide, certes. De même, le législateur a décidé la construction de la grande mosquée de Paris suite au très grand nombre de musulmans morts dans les tranchées.

Je me pose la question suivante : une loi sur le port du voile ne serait-elle pas de nature à créer une nouvelle crispation identique à celle qui a existé entre l'église catholique et la France en 1904 ? Cette hypothèse n'engage que moi.

Par ailleurs, il convient de réfléchir aux conséquences juridiques de l'adoption d'un texte sur le port du voile. La jurisprudence du Conseil d'Etat fait référence à la convention européenne des droits de l'homme. Elle précise que l'interdiction du port du voile ou d'un signe religieux ne peut être « ni générale, ni absolue ». De plus, comment définir la limite entre un voile islamique qui couvre complètement la tête sans cacher la face et un bandana. Ce n'est pas facile à déterminer.

Autre conséquence de l'adoption d'une loi sur le voile : comment l'appliquer dans les départements dits « concordataires » de l'Alsace et de la Moselle ? Dans ces trois départements, le régime juridique en vigueur prévoit l'enseignement religieux dans les écoles, les collèges et les lycées publics. Il ne s'agit pas d'un enseignement du fait religieux, mais d'un enseignement confessionnel prévu par la loi, laquelle prévoit la rémunération des professeurs. Conviendrait-il de modifier le régime concordataire ou bien faudrait-il décider que la loi sur le voile ne s'applique pas dans ces départements ? La polémique concernant les crucifix accrochés aux murs des écoles alsaciennes et mosellanes serait immanquablement relancée.

Il faut également rappeler que dans les départements soumis au régime de la loi de 1905, des aumôneries peuvent être créées à la demande des parents ou des élèves majeurs dans les écoles et collèges. Pour l'heure, il n'existe aucune aumônerie musulmane. Conviendrait-il de supprimer toute information relative à cette possibilité à destination des parents ou des élèves majeurs, par voie d'affichage ou par courrier, au risque sinon d'être accusé de prosélytisme ? Je pose la question.

Enfin, concernant la religion israélite, je rappelle que le grand rabbin de France, M. Joseph Sitruk, a récemment adressé à plusieurs ministres du gouvernement un document dans lequel il demandait de façon implicite que la loi précise qu'aucun examen ou cours n'intervienne le samedi, jour du shabbat. Comment peut-on imaginer que d'un côté l'on interdise le port du voile et que, de l'autre, l'on maintienne la tolérance pour que les examens n'aient pas lieu le jour du shabbat ?

M. le Président : Je souhaite vous poser un certain nombre de questions en votre qualité de chef du bureau central des cultes.

Tout d'abord pouvez-vous nous préciser quel est le rôle du bureau central des cultes du ministère de l'intérieur dans la gestion du problème du port des signes religieux à l'école ? Travaille-t-il en relation avec le ministère de l'éducation nationale ?

M. Vianney SEVAISTRE : Je travaille en complémentarité de l'Education nationale. Le bureau central des cultes est en quelque sorte une araignée sur une toile puisque les sujets religieux et cultuels touchent l'ensemble des ministères. Je suis un peu aussi la mouche du coche, dans la mesure où mon rôle consiste à orienter vers des interlocuteurs compétents les personnes des différentes administrations confrontées à un problème qui touche aux cultes.

M. le Président : Deuxième question, quel est votre sentiment sur la jurisprudence administrative née de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 ? Pensez-vous qu'elle soit satisfaisante, notamment pour les chefs d'établissement ?

M. Vianney SEVAISTRE : Pardonnez-moi de vous dire, M. le Président, que la question est un peu piégée. Sans doute cette situation juridique est-elle difficilement vécue par certains chefs d'établissements. Mais chacun doit assumer ses responsabilités.

Il n'appartient pas à la loi de tout dicter dans le moindre détail. Il revient aux chefs d'établissement de prendre leurs responsabilités dans un certain cadre légal. Si la loi est trop précise, les chefs d'établissement n'ont plus lieu d'être. Il existe d'ailleurs des établissements où ce type de problèmes ne se pose pas. En parlant avec M. Régis Debray, j'ai pu mesurer que lorsque les personnels sont bien formés à la culture des religions, les tensions s'apaisent. En la matière, je suis favorable à ce que le principe de subsidiarité s'applique. Les chefs d'établissement disposent de règles qu'il leur appartient d'appliquer. Certains le font avec facilité, d'autres rencontrent davantage de difficultés.

M. le Président : Pensez-vous que le port du voile soit un signe religieux ?

M. Vianney SEVAISTRE : Il ne m'appartient pas de décider à la place des religieux.

M. le Président : Le port du voile dans une école constitue-t-il une marque ostentatoire à l'encontre du principe de laïcité de l'Etat ?

M. Vianney SEVAISTRE : Il appartient aux professeurs et au personnel d'encadrement de l'établissement de comprendre, par le dialogue, les raisons qui déterminent les jeunes filles à porter le voile. Si elles expliquent qu'elles considèrent le voile comme un signe religieux, les professeurs doivent poursuivre le dialogue et leur expliquer ce qu'est la laïcité. Dans cette affaire, il faut marquer des étapes.

M. le Président : Pensez-vous qu'un chef d'établissement public puisse accepter que des élèves portent des signes distinctifs de religion à l'école tels que la kippa, le foulard ou tout autre signe assimilé à la religion ?

M. Vianney SEVAISTRE : Tout est question de nuance. N'étant pas membre de l'Education nationale, je ne puis vous répondre clairement. Tout signe qui revêt un caractère de prosélytisme me paraît malsain. Nous sommes dans le domaine de l'équilibre.

M. le Président : En votre qualité de chef du bureau central des cultes, vous avez pour mission de faire respecter la laïcité de l'Etat. Pour vous, en quoi cela consiste-t-il à l'école ?

M. Vianney SEVAISTRE : Je veux répondre sous deux angles. Le premier est celui du professeur. Sur ce point, je partage pleinement l'avis du Conseil d'Etat, lequel a indiqué clairement que les professeurs et le personnel d'encadrement ne devaient pas porter de signes distinctifs. Du côté des élèves...

M. le Président : Et du côté de l'Etat ?

M. Vianney SEVAISTRE : L'Etat, c'est l'Education nationale, les professeurs et leur hiérarchie. Autant je dialogue avec l'Education nationale, autant je serais incapable de me substituer à elle.

Second aspect de la question : les élèves. Nous sommes ici en présence d'une dualité : le respect de l'intime conviction de l'élève et le respect de la conscience de ses camarades qui ne partagent pas les mêmes idées que lui. L'équilibre est très difficile à trouver. L'Education nationale y parvient. Je ne peux pas me substituer à elle pour trancher le débat.

M. le Président : Mme Mignon, vous souhaitiez ajouter quelque chose sur ce point là ?

Mme Emmanuelle MIGNON : M. le Président, je comprends bien le caractère politique de votre question. Mais si nous examinons les principes juridiques qui régissent notre Etat, nous ne trouvons aucune norme supérieure, ni dans la Constitution, ni dans les textes internationaux - notamment la convention européenne des droits de l'homme -, qui institue une obligation, pour l'usager du service public, de respecter la laïcité de l'Etat. L'Etat, lui, doit respecter la liberté de conscience et de culte des usagers du service public. Il doit garantir que, par la manifestation de leurs convictions religieuses, ils ne portent pas atteinte à la liberté de conscience des autres - et c'est là que le voile peut poser difficulté. Cependant, à ce jour, aucun fondement juridique ne permet de décréter l'interdiction du voile en ce qu'il porterait atteinte à la « laïcité de l'Etat ».

M. le Président : Pensez-vous qu'aujourd'hui le service public de l'éducation nationale traite également les différentes religions ?

M. Vianney SEVAISTRE : J'évoquais l'affaire des aumôneries. Aujourd'hui, certains établissements de l'enseignement public refusent la création d'aumôneries catholiques au motif qu'ils craignent la demande de création d'une aumônerie musulmane. Pour l'heure, il n'est pas prévu de créer des aumôneries musulmanes. A mon sens, c'est une question de temps. Sur ce point, un progrès reste à opérer. Je suis convaincu qu'à chaque fois que l'on apporte de la connaissance aux gens, on lutte contre l'ignorance, laquelle engendre la violence. Je pense qu'il faut développer les aumôneries quand les gens en demandent la création.

Toujours concernant l'égalité des religions, je rappellerais que les juifs orthodoxes estiment qu'il est interdit d'écrire le jour du shabbat - il est, selon eux, autorisé de suivre un cours, mais non de prendre des notes. Je sais qu'un certain nombre de juifs se sentent pénalisés pour cette raison et demandent la suppression des cours le samedi. Pour ma part, je suis assez défavorable à ce que l'Education nationale accède à ces demandes. Agissant de la sorte, elle se placerait au service de chacune des religions. Très rapidement, les demandes des uns et des autres - y compris des « adorateurs du transistor » - la conduiraient à une situation de très grande confusion !

M. le Président : Comment définissez-vous une religion ?

M. Vianney SEVAISTRE : Juridiquement, il n'existe pas de définition de la religion. Seul le culte est défini et encore sa définition juridique à travers les avis du Conseil d'Etat est-elle limitée : le culte est l'expression extérieure d'une religion - celle-ci étant l'expression du lien entre Dieu et les fidèles - à travers des célébrations et une doctrine.

M. Robert PANDRAUD : En premier lieu, une constatation : heureusement qu'en 1905 - année où nos prédécesseurs ont voté une loi qui paraît faire l'unanimité - n'existaient ni la convention européenne des droits de l'homme, ni de préambule à la constitution de 1875, ni l'Organisation des Nations unies (ONU). Sinon, ils n'auraient jamais voté cette loi. Tous ces « bidules », éthiques ou autres, que l'on généralise à loisir, sont en définitive des nids à contentieux et ne servent qu'à poser des problèmes ! Ils nous ont éloignés progressivement de la laïcité. « Grand Dieu » que la France était belle au début de la troisième République ! Cela lui a permis de gagner la guerre de 14-18. Et si à la suite de la Grande guerre, la France a renoué avec le Vatican, c'est parce que le Vatican représentait un Etat souverain et non une religion.

Le problème qui se pose aux chefs d'établissement n'est pas uniquement celui du foulard. Se pose également le problème de la nourriture qui ne concerne pas seulement les musulmans. A mon sens, la question devrait être réglée de façon abrupte. S'ils ne veulent pas manger à la cantine, qu'ils aillent manger sur les bancs publics ! On ne va pas bâtir un menu à la carte pour chaque secte ! D'ailleurs, comment distinguez-vous une religion d'une secte ? A la lecture de certains statuts de la scientologie ou d'autres sectes, voire de certaines jurisprudences étrangères, nous sommes face à de nouvelles religions. Pourquoi sévir contre les une et pas contre les autres ?

M. le Président : Pour reprendre la question de M. Pandraud, pensez-vous qu'il soit nécessaire, dans le cadre du fonctionnement d'une cantine scolaire, d'opérer des distinctions entre les différentes religions ?

M. Robert PANDRAUD : Introduire les religions à l'école pose problème. Et si les religions entrent à l'école, c'est parce que la religion catholique a depuis longtemps, hélas, cessé d'exercer son rôle missionnaire et apostolique. Si l'on se met à discuter des dates d'examen, des horaires d'entrée à la piscine et de la nature des cours de sciences naturelles, on assistera non seulement la fin de la laïcité, mais surtout on créera un grave désordre dans tous les établissements !

M. le Président : C'est la fin de la laïcité et de l'Education nationale...

M. Robert PANDRAUD : ...avec la complicité de beaucoup de gouvernements qui, par lâcheté, ont cru régler le problème en demandant l'avis du Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat a pour mission de préparer les travaux du législateur et de les interpréter, non de légiférer. Dans les domaines délicats, nous avons l'impression que les avis du Conseil font loi. Je suis désolé, Mme Mignon, mais le Conseil d'Etat n'est jamais qu'un organisme juridictionnel.

M. le Président : En réalité, les propos de M. Sevaistre vont plus loin : pas de loi, pas d'avis du Conseil d'Etat ..., laissons à chacun le soin de régler le problème !

M. Vianney SEVAISTRE : Je n'ai pas dit cela. J'ai rappelé qu'il existait des références supérieures. Concernant le contenu des cours, le problème est clair. Des enseignements doivent être dispensés et il n'y a aucune raison pour que certains élèves s'abstiennent de les suivre. L'enseignement est un ensemble. En revanche, dans la vie des élèves ensemble, les problèmes sont d'une autre nature.

M. le Président : L'école se résume-t-elle à vos yeux à la mission d'enseignement ou bien est-ce un ensemble ? Pour être plus précis, le principe de la laïcité doit-il s'appliquer dans la cour de l'école ou doit-il uniquement porter sur le contenu de l'enseignement dispensé ?

M. Vianney SEVAISTRE : Il doit s'appliquer aux deux, M. le Président, mais peut-être avec plus ou moins de fermeté selon le cas. Par exemple, dans les armées, on sert de la nourriture casher et halal sur les navires qui ont la capacité d'en emporter tels que les porte-avions. Cela n'empêche pas les marins de confession juive de prendre le quart le jour du shabbat. Le principe de laïcité, sous cette forme, s'applique depuis de très nombreuses années dans l'armée. Dans l'Education nationale, le principe pourrait être vécu de façon similaire en procédant à une distinction forte entre le contenu de l'enseignement et la vie en commun tout en prenant en compte le fait nous avons là affaire à des mineurs. Reste la question suivante : comment cela doit-il se vivre en pratique ? Je ne suis pas capable de vous le dire.

Mme Emmanuelle MIGNON : Je souhaite rassurer M. Pandraud. 99 % des membres du Conseil d'Etat sont persuadés que la mission de leur institution n'est pas de faire la loi. Si le Conseil d'Etat a rendu un avis sur la question du voile c'est parce qu'on le lui avait demandé.

Je voudrais également rappeler que la jurisprudence administrative, ainsi que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, reconnaissent à un Etat le droit de s'organiser en fonction d'une religion dominante. Il est difficile d'écrire ce principe dans une loi, mais dans la pratique il est tout à fait admis que l'on ne peut pas organiser tous les services publics en tenant compte de l'ensemble des religions actuelles ou à venir. Ce principe a été consacré par le Conseil d'Etat dans sa jurisprudence Cohen de 1995, laquelle précise clairement que les enfants des classes préparatoires doivent aller à l'école le samedi puisqu'il se trouve qu'en France, pour des raisons historiques tenant à la religion majoritaire, le jour vacant est le dimanche.

La question d'une loi qui encadrerait et régirait davantage le principe de laïcité au sein des établissements scolaires peut se poser. En même temps, il est important de laisser une certaine souplesse à la réalité du terrain. Voici un exemple pour illustrer mon propos. Hier, le responsable d'une association bien connue de lutte contre le racisme me téléphone en sa qualité d'enseignant. Il était très choqué du fait que certains de ses élèves aient dû passer les épreuves du baccalauréat dans un lycée privé dont les salles de classe étaient décorées de croix. Cela lui paraissait une atteinte aux convictions religieuses des élèves non catholiques. Et il me demandait si cette situation était compatible avec les textes et dans quelle mesure elle pouvait nourrir un motif d'annulation de l'examen. Je lui ai répondu que cette situation n'était pas explicitement proscrite par les textes et qu'en aucun cas elle ne pouvait constituer un motif d'annulation de l'examen. Voilà une question très concrète qui peut se poser si on ne laisse pas un peu de respiration à la législation.

M. Jacques MYARD : M. Sevaistre, je souhaite relever l'opinion tout à fait scandaleuse que vous avez émise sur l'ouvrage de Mme Jeanne-Hélène Kaltenbach et de Mme Michèle Tribalat. Je suis scandalisé qu'un fonctionnaire de l'Etat, même s'il s'exprime en son nom personnel - et vous avez le droit d'avoir votre propre opinion -, puisse dire que cet ouvrage est la cause du repli identitaire des musulmans de France, alors même que Mme Kaltenbach est une femme hors normes et tout à fait objective ! Sa démarche est rigoureusement inverse. Elle constate un repli identitaire pour le dénoncer et le combattre. Je ne puis admettre vos propos et je tenais à vous le dire.

Par ailleurs, il est vrai que l'islam de France est multiple et la majorité des musulmans commence à ne plus supporter la dérive dogmatique d'un certain nombre d'intégristes. Quelles sont vos connaissances de l'islam ? Quels séjours avez-vous effectués dans les pays où l'islam est dominant ?

Deuxièmement ne pensez-vous pas que les positions du grand rabbin de France, M. Joseph Sitruk, puissent conduire à faire entrer le dogme religieux dans la conduite des écoles laïques ? Ne trouvez-vous pas cela inadmissible, voire profondément choquant ? Pourriez-vous clarifier votre position sur ce point ? Ne sommes-nous pas en train d'assister à l'éruption du dogme religieux dans la conduite des écoles laïques ?

Enfin, Mme Mignon, je suis désolé de vous contredire, mais je conteste votre affirmation selon laquelle l'ordre juridique actuel - et notamment la Constitution - ne permettrait pas de dicter à l'usager un comportement de neutralité et de laïcité.

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, notamment celle issue du cas d'espèce de l'institutrice suisse qui professait en portant le voile, comprend toute une série de considérants qui soulignent combien les écoles sont des lieux de neutralité et qu'un certain nombre d'obligations peuvent très bien s'appliquer à l'usager. On ne peut laisser dire qu'il n'y aurait aujourd'hui aucune norme dans la République pour imposer le respect à l'usager de la neutralité du service public.

M. Robert PANDRAUD : Je rappelle à M. Myard qu'il n'est pas d'usage dans les missions d'information d'interpeller aussi fortement les hauts fonctionnaires entendus. Autant je partage les dernières opinions de M. Myard, autant il n'appartient pas aux fonctionnaires de répondre sur leur vie privée.

M. le Président : C'est justement ce que je voulais dire à M. Myard. Nous sommes dans une mission d'information, non devant un tribunal. Les personnes auditionnées ont le droit de s'exprimer librement. M. Myard, vous avez certes tout à fait le droit de ne pas adhérer à leur opinion, mais l'intérêt d'une telle mission est d'entendre tout le monde, y compris les personnes qui ne partagent pas les mêmes idées.

M. Vianney SEVAISTRE : Peut-être ai-je été un peu caricatural dans mon opinion sur le livre de Mme Kaltenbach mais, un an après le 11 septembre 2001, de nombreuses analyses parues dans la presse ont assimilé islam et terrorisme. C'est là un fait constaté, qui continue et qui a été entretenu par un certain nombre de musulmans eux-mêmes, dans la mesure où, ne disposant pas d'instance représentative, ils se sont insultés par voie de presse. D'un côté, les musulmans soi-disant laïcs ou modernistes, accusaient leurs coreligionnaires d'être d'affreux barbus terroristes, de l'autre, les plus orthodoxes reprochaient aux modernistes de n'être plus des musulmans. Cette lutte a entraîné un climat de mépris sur l'ensemble des musulmans. C'est une situation de fait.

Mme Emmanuelle MIGNON : Je maintiens qu'aucun principe de notre droit ne contraint l'usager à respecter le principe de laïcité de l'Etat. J'admets tout à fait d'être contredite, mais j'attends de mon contradicteur qu'il me cite les textes qui fondent son analyse. Pour ma part, je peux vous citer l'article 10 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme, l'article premier de la Constitution du 4 octobre 1958, lequel précise que la République respecte toutes les croyances. Quoique je ne la partage pas, j'admets et je respecte votre opinion selon laquelle les tribunaux et le Conseil d'Etat auraient interprété de manière erronée la notion de « République laïque ». Toutefois, en ma qualité d'expert, je maintiens que cette notion n'a jamais été interprétée dans le sens que vous développez.

M. René DOSIÈRE : Compte tenu de votre connaissance de la situation du système concordataire en Alsace-Moselle, avez-vous le sentiment que le problème du voile se pose là-bas de la même manière qu'à « l'intérieur » ? Deuxièmement, la législation en vigueur dans ces départements sur les associations - qui diffère quelque peu de celle issue de la loi de 1901 - permet-elle de mieux différencier sectes et religions ?

M. Vianney SEVAISTRE : Les contacts directs ou indirects que j'entretiens avec les musulmans d'Alsace-Moselle montrent que les choses se passent plutôt bien dans le sens où le système juridique en vigueur accorde une situation plus favorable aux associations cultuelles qui n'appartiennent pas aux quatre cultes reconnus que le système juridique applicable sur le reste du territoire. Les musulmans eux-mêmes reconnaissent les avantages qu'ils peuvent tirer d'un tel dispositif. J'ai donc l'impression que la situation des nouvelles religions implantées en Alsace-Moselle est relativement saine. En revanche, je pense que le problème du voile sera de même nature dans cette région que dans le reste du pays. Cette conviction est entretenue par le fait que les musulmans sont assez nombreux dans le bassin de Strasbourg.

Concernant la différence entre religion et secte, je voudrais préciser que je ne sais pas ce qu'est une secte. La loi de 1905 prévoit que la République garantit le libre exercice du culte sous les réserves du respect de l'ordre public. Au titre de la loi de 1905, c'est l'ordre public qui prévaut. Quant à savoir ensuite ce qui relève de l'ordre moral, ce n'est pas du ressort de l'Etat. Définir une secte est très complexe. Je n'en connais pas de définition juridique.

En France, très peu d'associations musulmanes sont régies par la loi de 1905. Cette situation n'est pas normale et tient principalement à des raisons historiques. Lorsque les associations musulmanes se sont créées pour gérer leur lieu de culte entre 1950 et 1970, elles ont utilisé la loi de 1901. Ensuite, l'habitude fut prise de ne pas déposer de demande dans le cadre de la loi de 1905. La principale raison en est la suivante : quand les intéressés se sont présentés dans les préfectures, nul ne leur a indiqué la voie passant par la loi de 1905 puisque l'on était encore sous le régime des associations étrangères et que dans leur majorité, les personnes qui formulaient des demandes n'étaient pas françaises. Encore aujourd'hui, dans les préfectures, il arrive, rarement, mais cela arrive, que le personnel administratif précise qu'il ne peut donner le statut d'association cultuelle à une association musulmane car l'islam n'est pas mentionné dans la loi de 1905. Les esprits doivent encore évoluer pour considérer que les musulmans ont une religion qui existe.

Il existe plusieurs définitions de la laïcité. La loi de 1905 précise que l'Etat garantit le libre exercice des cultes et que la République n'en reconnaît aucun. En Alsace-Moselle cette définition ne s'applique pas, d'où une diversité de définition de la laïcité selon les endroits.

M. Jean-Pierre BRARD : M. Sevaistre, vous avez déclaré que les aumôneries permettaient de progresser sur la voie de la connaissance et constituaient de la sorte un point d'appui pour empêcher le repli identitaire. Mais ne pensez-vous pas que les aumôneries relèvent du domaine de la foi et que le rôle de l'Etat républicain n'est pas de favoriser l'enseignement religieux, mais au contraire d'encourager la connaissance de l'histoire des religions, afin que tous les citoyens aient des points de repère leur permettant de s'orienter ?

Par ailleurs, vous avez parlé de l'importance d'appliquer avec une certaine finesse le principe de laïcité. Cela implique des marges d'appréciation et renvoie à la jurisprudence Conseil d'Etat qui, en quelque sorte, laisse les chefs d'établissement se débrouiller au cas par cas et aboutit à créer des situations impossibles. Récemment, le maire de Lille, Mme Martine Aubry, me confiait s'être rendue dans un quartier de sa ville où 70 % des personnes s'identifiaient comme étant de tradition musulmane. Au moment de prendre la parole, elle fut interrompue par un imam qui déclara : « Les musulmans vous souhaitent la bienvenue dans leur quartier ». Je pense qu'il y a là un petit problème et même danger pour notre Etat républicain. Nous n'avons pas intérêt à nous mêler des luttes de factions entre obédiences musulmanes. Notre rôle, en revanche, est de veiller au respect de la loi dans l'Etat républicain.

Nous ne parviendrons pas à régler l'affaire du voile, en nous limitant à celui-ci. Il convient au contraire de faire appliquer la loi de 1905 dans sa lettre et dans son esprit, à savoir un traitement égal de toutes les religions. A mon sens, les conditions de l'égalité établies, de nombreux problèmes se dissiperont d'eux-mêmes. L'égalité passe par la possibilité, pour chaque religion, de disposer de lieux où exercer le culte. Evidemment, je ne demande pas à ce que l'Etat finance les lieux de culte, mais quelques propositions simples restent à faire.

Dernier point. M. Sevaistre, vous avez déclaré que le port du voile était la revendication d'une identité. Nous qui avons les « mains dans le cambouis » dans nos circonscriptions, nous sommes bien obligés d'avoir des idées sur ces affaires. Mme Jacqueline Costa-Lascoux, universitaire qui a travaillé sur ces questions, dénombre sept raisons qui conduisent les jeunes femmes à porter le voile. Cela me pousse à croire qu'avant de sévir et de faire respecter la règle commune, il faut écouter et dialoguer. Mais ensuite, dans l'espace public, et tout particulièrement à l'école, il ne peut y avoir d'appréciations diverses. Je me place sur la ligne de M. Régis Debray lorsqu'il déclare que la laïcité ne peut être une valeur ou une croyance comme une autre. C'est notre valeur commune qui permet aux autres croyances de vivre et de cohabiter dans la paix. Rappelons-nous que, dans notre pays, il y a eu des guerres de religion.

M. Vianney SEVAISTRE : Je reviens sur la question des aumôneries. Il est clair que l'enseignement du fait religieux est totalement distinct de la création d'aumônerie qui répond à une demande des parents ou des élèves majeurs. A des jeunes filles qui lui disaient que le voile était une obligation religieuse, M. Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris, a répondu ne connaître d'obligations pour les musulmans que les cinq piliers de l'islam. Or le voile n'en fait pas partie. Il a poursuivi en leur demandant si elles connaissaient les ablutions qu'elles devaient faire lorsqu'elles avaient leurs règles. Ayant répondu par la négative, il leur a expliqué qu'il existait des obligations plus importantes que celles de porter le voile. Puis il a conclu en ces termes : « Connaissez votre religion avant d'en parler ». Or, où peut-on apprendre sa religion ? Notamment dans des aumôneries qui ne se situeraient évidemment pas à l'intérieur des établissements. Il faut donc à la fois dispenser une culture historique sur l'ensemble des religions, mais pour les gens qui se disent appartenir à une religion, il est nécessaire qu'ils puissent se former d'une façon correcte. Cela peut se faire à travers les aumôneries, sans quoi nous ne disposons d'aucune formation religieuse à donner à ces personnes.

Enfin, vous avez évoqué le problème du communautaire. La question religieuse ne constitue qu'une partie de ce problème. La véritable question est celle de l'intégration dont la religion n'est qu'une des facettes.

M. Eric RAOULT : Mme Mignon, vous avez dit qu'aucune norme juridique ne pouvait fonder l'interdiction le port du voile. Existe-t-il des règles qui, au nom de la dignité de la personne, permettraient de l'interdire ?

M. Sevaistre, pouvez-vous nous dire comment les choses se passent dans les pays régis par des systèmes similaires aux nôtres ?

Mme Emmanuelle MIGNON : Je n'ai pas dit qu'aucune règle juridique ne permettait d'interdire le voile. Je me suis contentée d'appeler votre attention sur le raisonnement à conduire si l'on veut l'interdire à l'école. A mon sens, cette interdiction ne pourrait pas être fondée sur l'idée qu'un principe supérieur exigerait le respect par les usagers du service public de la laïcité de l'Etat. La piste à creuser pour interdire le voile à l'école est ouverte dans l'avis du Conseil d'Etat de 1989. Elle tient dans l'idée que la libre expression des convictions religieuses - outre qu'elle doit respecter l'ordre public et ne doit pas revêtir un caractère ostentatoire - s'arrête lorsque le port de signes religieux ou l'expression des convictions religieuses nuit à la qualité du service public de l'enseignement. Or, la qualité du service public de l'enseignement s'apprécie certainement au regard de sa capacité à faire - pour chaque enfant - de l'école un lieu d'épanouissement, d'ouverture aux autres et d'égalité entre les hommes et les femmes. En fonction de son appréciation de la situation actuelle de la société, le législateur pourrait juger utile, pour lutter contre le communautarisme et le repli identitaire, d'interdire le port de signes religieux à l'école afin de favoriser l'émergence d'un espace protégé d'égalité et d'ouverture ; de même qu'à une certaine époque on a imposé l'uniforme pour faire disparaître toute trace d'appartenance à telle ou telle classe sociale. Cette voie juridique, étroite mais réelle, est expressément ouverte dans l'avis du Conseil d'Etat de 1989 - même si la jurisprudence l'a ensuite oubliée. Elle constitue donc une piste à creuser.

M. le Président : Le port du voile à l'école n'est donc pas forcément la manifestation d'un signe religieux. Par ailleurs, il convient peut-être de travailler dans une autre direction, celle de l'égalité entre les sexes. Si l'on n'interdit pas le port du voile, ne mettons-nous pas en cause l'égalité entre les sexes ?

Mme Emmanuelle MIGNON : A entendre votre question, je crois comprendre que vous allez dans le sens de mes propos.

M. Vianney SEVAISTRE : Concernant la question sur le port du voile dans les autres pays européens, vous pouvez interroger directement M. René Roudaut, conseiller pour les affaires religieuses au cabinet du ministre des affaires étrangères.

M. Jean GLAVANY : J'ai l'intime conviction que le problème posé à la mission, et que certains tranchent déjà en pensant qu'un unanimisme bien compris conduira à une loi sur l'interdiction du voile - ce qui reste à démontrer - n'est pas de savoir si nous sommes pour ou contre le port du voile à l'école, mais de savoir si une loi permettrait de l'interdire. Voilà pourquoi je pense que la problématique exposée par Mme Mignon est la seule qui doive nous intéresser : une loi pour quoi dire ? Une loi pour quoi faire ? Et une loi soumise à quelles contraintes ? Dès lors, compte tenu des impératifs constitutionnels et du cadre défini par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, une loi suffisamment claire et honnête et présentant un réel progrès juridique est-elle possible et applicable ou bien, au contraire, sa rédaction étant soumise à tant de précautions n'aboutirait-elle pas, au fond, à répéter la jurisprudence du Conseil d'Etat ?

Mme Emmanuelle MIGNON : Cette question n'est pas tranchée et le juriste ne peut y répondre de manière absolue. En ce qui concerne le droit interne, je pense qu'il existe une piste assez sérieuse. Je crois que les choses sont plus difficiles au regard de la convention européenne des droits de l'homme car, pour défendre l'interdiction du port du voile devant la Cour européenne des droits de l'homme, il faudrait arguer de l'existence d'un modèle français d'intégration incompatible avec toute forme de communautarisme. Or la Cour européenne des droits de l'homme risque de répondre qu'elle n'a que faire de ce particularisme français. Une autre piste à creuser consisterait à interdire le port de signes religieux à l'école mais en permettant, dans le même temps, l'expression des religions dans l'enceinte scolaire sous une autre forme, notamment dans le cadre des aumôneries. La recherche d'un tel équilibre pourrait peut-être permettre à la loi de passer le filtre de la jurisprudence de la Cour des droits de l'homme.

M. Eric RAOULT : M. Sevaistre, Mme Mignon, vous avez réussi, après un long cheminement, à obtenir une représentation du culte musulman en France. Lors des travaux préparatoires à la création du CFCM, avez-vous évoqué le problème posé par le port du voile à l'école ?

Deuxièmement, je souhaiterais savoir dans quelle mesure le caractère nuancé de votre position concernant le port du foulard à l'école est dicté par les circonstances. En effet, une loi sur le voile serait de nature à remettre en cause l'équilibre patiemment établi pour créer le CFCM. Je comprendrais qu'après l'apaisement suscité par la mise en place de ce conseil, vous ne vouliez pas risquer l'ouverture d'une polémique qui viendrait se greffer à tous les autres points d'accroche.

M. Vianney SEVAISTRE : Dans le cadre des travaux préparatoires à l'établissement du CFCM, j'ai clairement interdit aux interlocuteurs de parler de problèmes religieux. Autant le ministère de l'intérieur avait toute légitimité pour créer le CFCM, autant il n'avait aucune légitimité pour conduire ou organiser des débats religieux. Les représentants musulmans souhaitaient parler de la laïcité dans la République, je ne les ai pas autorisés à en débattre.

Concernant le port du voile, lors des réunions du bureau du CFCM auxquelles j'ai participé, j'ai indiqué que, la société française étant intéressée par cette question et les parlementaires réfléchissant à la rédaction d'un texte de loi sur le sujet, il serait très utile que les nouvelles instances représentant le culte musulman y réfléchissent. Ils m'ont indiqué, d'une part, que cette réflexion devait en effet être conduite mais d'autre part, qu'ils ne voulaient pas être instrumentalisés par le pouvoir politique et n'avaient pas à répondre à un diktat venu de l'extérieur.

Hier, à la réunion de bureau du CFCM, se posait la question extrêmement intéressante de savoir qui au sein du CFCM ou quels théologiens extérieurs pourraient être contactés pour débattre de ce sujet. Effectivement, la question est intéressante. Cette institution vient de se créer et nul ne connaît son autorité théologique sur le sujet. C'est la première fois, en Europe, que les musulmans disposent d'une institution autonome. Les théologiens de France sont-ils les plus compétents pour parler de ces thèmes ou peuvent-ils et doivent-ils faire appel à des théologiens européens, sachant que les écoles de pensée sont très diversifiées ? Les conclusions, à mon avis, seront de nature très diverses. Nous n'aurons pas forcément un avis ferme, définitif et global, mais peut-être une série d'avis à caractère contradictoire.

Je ne vois pas pourquoi le CFCM exploserait sur ce sujet-là. Les luttes de pouvoir internes sont davantage de nature à faire exploser cet ensemble. Les débats théologiques sont nécessaires comme dans toutes les instances de pensée. Nous ne connaissons pas les débats théologiques des autres cultes, faute de les suivre par médias interposés, mais ils sont très certainement intenses.

M. Jean-Pierre BRARD : Quand on débat de questions militaires, l'on ne fait pas uniquement appel à des généraux. Pourquoi, pour débattre de la religion, ne fait-on appel qu'à des théologiens ? Des historiens des religions ont au moins autant de compétence que les théologiens sur le sujet et, avec eux, l'on évolue davantage dans le domaine du rationnel et l'objectivité. Si l'on ne comprend pas l'évolution de l'islam depuis les origines, si l'on ne connaît pas son histoire, si l'on ne comprend pas les raisons de son blocage à partir de XIIème siècle et que l'on fait appel aux théologiens d'aujourd'hui nous ne sommes pas prêts d'en sortir ! Je finirai par une autre anecdote : la ville de Montreuil, dont je suis le maire, compte une communauté musulmane importante venue du sud du Sahara. Le président de la fédération - créée selon le régime de la loi de 1905, comme je le souhaitais - et qui regroupe les diverses associations cultuelles musulmanes qui existaient sur des bases ethnico-religieuses, est un Malien. Il a dit une chose fort juste aux musulmans du Maghreb : « Quand l'islam a trouvé les femmes chez nous, elles étaient en pagne, elles sont toujours en pagne. Nous sommes musulmans dans le cœur et non dans notre façon de paraître ». J'ai trouvé ces propos pleins de sagesse.

M. Jean-Yves HUGON : Première constatation : notre mission a vocation à réfléchir sur la question posée par le port de l'ensemble des signes religieux à l'école, or, pour l'instant, le débat se cristallise autour du voile. Il nous faudra évoquer les problèmes posés par les autres signes religieux.

Je souhaiterais ensuite poser deux questions : avez-vous des informations sur le nombre de jeunes filles qui portent le voile à l'école ? On parlait de 300 jeunes filles. Ce chiffre connaît-il une évolution ?

M. Vianney SEVAISTRE : Je ne dispose pas de ces chiffres, l'Education nationale vous les fournira.

M. Yvan LACHAUD : Le ministère en aurait répertorié 150. Mais il y en aurait plus en réalité.

M. le Président : Notre collègue fait allusion à l'audition, la semaine dernière, de Mme Hanifa Chérifi.

Mme Emmanuelle MIGNON : Je ne connais pas précisément les chiffres, mais pour vous donner une idée de l'ampleur du phénomène, je peux vous dire que le ministère des affaires sociales estime à environ 300 le nombre de jeunes filles voilées qui refusent d'être photographiées tête nue et refusent d'être interrogées par un homme dans le cadre de la procédure de naturalisation. La question du port du voile pour l'accès à la nationalité française est également ouverte.

M. Jacques MYARD : Quelle attitude le ministère des affaires sociales adopte-t-il face à ces cas ?

M. le Président : Cette question ne correspond pas au thème de notre mission qui traite d'un objet très précis.

M. Vianney SEVAISTRE : Cette question est néanmoins intéressante car il existe des jeunes filles françaises qui se convertissent et qui, une fois converties, porteront le voile de la même façon. 

Je reviens à la question posée par M. Brard. En effet, dans certains pays d'Afrique, et au Sénégal notamment, le voile a fait son apparition de la même façon qu'en Malaisie où les jeunes filles dansent désormais beaucoup moins car certaines portent un voile. Nous constatons un phénomène nouveau d'internationalisation du voile qui n'existait pas auparavant. C'est un sujet de préoccupation lié à l'internationalisation du problème.

M. Jacques MYARD : Je voudrais revenir à la convention européenne des droits de l'homme. La lecture que vous en faites, Mme Mignon, est extrêmement timide.

Je suis au regret de vous dire qu'à la lecture des considérants de la dernière décision relative à une institutrice voilée du canton de Genève, l'on perçoit bien que la Cour est en train de bâtir une théorie fondée sur l'idée que le fait religieux dans les services publics d'un Etat, dont se n'est pas la tradition, n'est pas acceptable. Il ne faut pas se faire peur par des arguties juridiques. Je souhaiterais d'ailleurs que cet arrêt, qui date de 2001, soit distribué à tous les membres de la mission. Il y est clairement précisé que le voile constitue une atteinte directe à l'égalité des sexes.

M. le Président : Nous allons essayer d'entendre un juge de la Cour européenne des droits de l'homme et le rapporteur de cet arrêt.

Madame, monsieur, merci beaucoup.

Audition conjointe de M. Dominique BORNE,
doyen de l'inspection générale de l'Education nationale
et de M. Yvon ROBERT, chef de service de l'inspection générale de l'administration de l'Education nationale et de la recherche,
co-présidents du comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l'école

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,

puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Messieurs, je vous souhaite la bienvenue.

J'aimerais en premier lieu que vous nous fassiez un bilan de la situation concernant le port du voile à l'école et que vous nous disiez si, selon vous, les textes, tant la loi que les décisions du Conseil d'Etat, permettent de trouver une solution à ce problème ?

M. Dominique BORNE : M. Yvon Robert et moi-même sommes chargés d'une mission de réflexion sur l'idée républicaine, la laïcité et la lutte contre le communautarisme, qui débouchera sur la rédaction d'un ouvrage à l'intention de l'ensemble de la communauté éducative.

Pour répondre à votre première question, les remontées que nous avons à l'Education nationale sur le port du voile ne sont pas toujours très fiables. Certains chefs d'établissement préfèrent parfois ne pas faire remonter cette information, estimant qu'ils seront mieux jugés s'ils ne font pas état de problèmes au sein leur établissement. D'autres estiment maîtriser la situation et pensent que les deux ou trois voiles qu'il peut y avoir dans leur établissement puisqu'ils ne posent pas problème, ne doivent pas être signalés car alors, ils en provoqueraient.

C'est dire qu'il est absolument impossible de décompter le nombre de jeunes filles portant le voile au sein d'établissements scolaires. Des tentatives ont été faites en ce sens, mais les comptages et les appréciations sont très diverses. J'ai essayé de regarder de très près la réalité. Même si, ici ou là, mais dans des lieux très précis, une croissance du nombre de voiles a pu être constatée, cela ne signifie en aucun cas une croissance générale.

En recoupant l'ensemble des informations dont nous disposons, il s'avère que, quand il y a croissance, elle se situe dans des lieux très particuliers, ghettoïsés, proches de cités où la non mixité sociale avec les cités voisines entraîne des problèmes forts dans les collèges et les lycées. Je ne crois pas que l'on peut parler d'une extension géographique sur le territoire. En tout état de cause, au regard de l'ensemble des établissements, le nombre d'établissements touchés ne dépasse en aucun cas un peu plus de 5 % de l'ensemble des établissements, mais reste certainement en dessous de la barre des 10 %.

M. Yvon ROBERT : Les établissements scolaires sont au nombre de 7 000, primaires et secondaires confondus, et accueillent environ 10 ou 12 millions d'élèves.

M. le Président : Sur ces 10 à 12 millions d'élèves, combien de jeunes filles portent-elles le voile ? Lors de certaines auditions, des personnes nous ont avancé des chiffres.

M. Dominique BORNE : Pour le secondaire, le nombre d'élèves est d'environ 4 millions. Nous ne disposons d'aucun chiffre sur les jeunes filles qui portent le voile à l'école. D'autant que ce décompte est très difficile à établir : par exemple, faut-il inclure, dans ce nombre, la jeune fille qui enlève son voile quand elle entre en salle de cours ? Dans de nombreux cas, les chefs d'établissement sont arrivés au compromis suivant : les élèves arrivent voilées dans l'établissement, mais enlèvent le voile en entrant dans les classes. J'ai beaucoup de témoignages en ce sens. C'est la raison pour laquelle il me semble que tout compte trahit la réalité.

Un fait certain est que, dans quelques lieux, des formes de durcissement sont constatées. A cet égard, je pense à un cas significatif d'une école maternelle de Marseille où des mères venant chercher leurs enfants complètement « grillagées » et enfermées dans leur voile, posent un vrai problème car on ne peut pas rendre les enfants si l'on ne reconnaît pas les mères. Ces dernières n'acceptent de lever leur voile qu'à l'intérieur de l'établissement, devant une femme, et volets clos.

En dehors d'un tel cas extrême, l'éventail des possibilités est large. Dans certains cas, la tension dans l'établissement est extrêmement forte, notamment quand, en raison de la jurisprudence du Conseil d'Etat, il y a eu obligation par l'établissement de réintégrer des jeunes filles qui en avaient été exclues. Ces cas ont entraîné une forme de durcissement de la communauté éducative. Dans d'autres cas, une sorte d'accord tacite a été passé entre les jeunes filles et la communauté éducative, mais ce n'est pas forcément dans ces cas qu'il y a le plus de ports de voile. C'est très compliqué à analyser.

A moins d'en avoir la preuve statistique, notre sentiment est que, dans quelques cas, une attitude d'interdiction fait naître le port du voile, alors qu'une autre attitude en fait disparaître. Cette conviction ne peut être affirmée de manière absolue et généralisée, car elle découle de quelques exemples.

Par ailleurs, ayant examiné un certain nombre de textes et échangé avec nombre de mes collègues, le problème essentiel est de savoir s'il faut analyser ou non le voile comme un signe religieux. Dans un nombre encore impossible à évaluer statistiquement, la revendication est plus identitaire que religieuse. Elle est soit identitaire soit de protection par rapport aux garçons. A cet égard, les cas sont extrêmement nombreux. J'ai une citation en tête, à savoir que chacun sait qu'une jeune fille voilée ne descend pas dans les caves. Ce sont des affirmations très claires que l'on pourrait répéter à plusieurs reprises.

Dans d'autres cas, il s'agit d'une affirmation identitaire et culturelle de la part de ces jeunes filles, qui ont le sentiment d'appartenir à des populations socialement ghettoïsées, exclues, où règne le chômage et qui ne trouvent que ce moyen pour affirmer un refus identitaire. Les deux choses, me semble-t-il, sont très souvent liées.

M. Yvon ROBERT : J'apporterai un complément d'information. Toutes les analyses et le travail de réflexion sont menés en relation avec les deux inspections générales. Très souvent, les chefs d'établissement indiquent que, pour beaucoup d'élèves, le port du voile constitue, à un moment donné, une étape, c'est-à-dire qu'une jeune fille portera le voile pendant trois mois, six mois ou un an. Mais cela peut survenir aussi bien en sixième qu'en quatrième, et s'arrêter à n'importe quel moment dans la scolarité.

Ceci fait que toute logique d'interdiction brutale compliquerait un travail d'éducation entrepris avec les élèves qui sont dans cette situation. Cela rend également difficile les comptages, au regard de ces évolutions quasi-quotidiennes.

Par ailleurs, c'est une réalité difficile à mesurer car on ne dispose d'aucun élément statistique. Toutefois, vous avez en France aujourd'hui, des établissements dans lesquels 80 %, voire 90 % des élèves sont musulmans, d'origine musulmane ou de parents musulmans. Ce sont soit des collèges situés dans certaines zones, soit des lycées professionnels qui regroupent tous les élèves en difficulté. Dans ce type d'établissement, tout repose sur la capacité du chef d'établissement à dialoguer en permanence avec les tentations de toute espèce.

Ma troisième remarque, qui est également ma conviction personnelle, complétera le propos de M. Borne. A partir de témoignages de différentes natures, il semble que la violence faite aux jeunes filles est sans doute plus grave pour elles et pour ce que représente un établissement scolaire que le port du voile à l'école. C'est un problème que l'on ne sait pas traiter. Quand on constate que le voile est une forme de protection contre cette violence faite aux jeunes filles, l'interdire à tout prix met dans une position délicate si, dans le même temps, on n'a pas de réponse à cette violence faite aux jeunes filles.

M. le Président : Si je comprends bien, il est quasiment impossible d'établir un bilan de la situation ?

M. Yvon ROBERT : C'est un bilan qui change chaque jour.

M. le Président : En réalité, ce n'est pas qu'il change tous les jours, c'est que les informations qui remontent sont imparfaites, imprécises et donc aléatoires, car elles dépendent de la situation, des professeurs, des chefs d'établissement.

M. Yvon ROBERT : Ce qui est certain, c'est que c'est un problème très minoritaire.

M. le Président : Qui plus est, très localisé géographiquement.

Quel bilan faites-vous de notre situation juridique ? Faut-il ou pas modifier notre législation ? L'avis du Conseil d'Etat est-il suffisant ? Par ailleurs, estimez-vous qu'il faut laisser la responsabilité aux chefs d'établissement de traiter ce problème ou bien fixer un certain nombre de règles générales ?

M. Dominique BORNE : Il y a certainement nécessité de faire mieux connaître les textes et les principes. C'est un sujet qui comporte une dialectique de l'égalité et de la liberté très difficile à comprendre et à dominer, auquel s'applique non seulement le droit français mais également le droit européen. Il est certainement nécessaire de rappeler ce qu'est la laïcité car on ne sait jamais vraiment à quoi l'on se réfère.

M. le Président : Pour ces familles, le mot « laïcité » a-t-il une signification particulière ?

M. Dominique BORNE : Il serait dramatique qu'il représente une interdiction et non pas une liberté. Il faut, à tout prix, faire en sorte que la laïcité représente une liberté, quelle que soit la solution choisie, loi ou pas. Sinon, il est quasi certain que l'on provoquera, en réaction, une multiplication du port du voile.

Sur ce problème, il y a ensuite la pratique. Certaines communautés éducatives et certains chefs d'établissement estiment qu'ils ne devraient plus être seuls à prendre des responsabilités et réclament une loi. Dans le même temps parfois, ils ont des revendications fortes d'autonomie. Il n'est pas simple de jouer entre toutes ces aspirations et revendications.

Certains chefs d'établissement ont su parfaitement utiliser la jurisprudence du Conseil d'Etat pour apaiser les tensions qui régnaient dans leur établissement, tandis que d'autres n'ont pas su s'en servir. On ne peut pas, me semble-t-il, affirmer que la jurisprudence du Conseil d'Etat a provoqué unanimement des bons ou des mauvais résultats. C'est une affaire d'espèce et de lieu. Chacun sait également que, dans un lieu que l'on peut qualifier de calme et où apparaîtrait un voile, cela provoquera un scandale invraisemblable. Dans d'autres lieux, c'est un phénomène davantage banalisé. C'est la raison pour laquelle il me parait difficile de porter un jugement sur ces outils juridiques.

Par ailleurs, d'autres éléments, me semble-t-il, n'ont pas été suffisamment mesurés dans le débat actuel. En premier lieu, il y a le problème de l'enseignement privé sous contrat. L'absence actuelle d'établissements privés sous contrat musulmans explique que les familles très religieuses n'ont pas d'autre solution que d'envoyer leur enfant dans un établissement scolaire public. Il me semble difficile à la fois de légiférer strictement tout en refusant des établissements privés sous contrat musulmans.

D'autre part, s'agissant du statut des établissements privés sous contrat, si le « caractère propre » ne fait aucun doute, le statut de l'enseignement lui-même, le savoir scolaire, est vérifié par des inspecteurs et reste parfaitement laïque.

Comment faire pour appliquer une loi aux établissements confessionnels sous contrat ? Doit-on faire une différence entre l'espace de l'établissement et l'espace de la classe ? Cette question comporte des difficultés redoutables. Je rappelle que, dans les établissements publics, on trouve des aumôneries. Actuellement, dans les établissements publics, tout signe religieux n'est pas prohibé officiellement, de sorte que si l'on légifère, il sera extrêmement difficile de cibler les interdits.

M. le Président : S'agissant des chefs d'établissement, estimez-vous qu'il faut leur laisser la responsabilité ?

M. Dominique BORNE : Sur ce sujet, il conviendrait de les aider avec des textes plus clairs.

M. le Président : Vous estimez donc qu'il faut donner un fondement juridique, mais avec de la souplesse.

M. Jacques MYARD : Je suis étonné par le constat que vous faites. Certes, je vous l'accorde, nous sommes moins que vous en contact avec les chefs d'établissement. Néanmoins, récemment encore, dans ma circonscription, le proviseur d'un lycée professionnel m'indiquait que l'on sentait monter le phénomène. Or aujourd'hui, vous nous donnez un cliché, mais pas une tendance. Nous savons très bien que le voile constitue pour les jeunes filles une protection, mais où va-t-on ? Cela pose problème.

S'il s'agit d'une revendication identitaire, c'est bien aussi un problème parce que, jusqu'à nouvel ordre, je vois des Français en face de moi et non pas une suite d'identités juxtaposées, ce qui s'appelle le communautarisme et qui est contraire à l'école de la République.

Je constate, dans une ville bourgeoise comme Maisons-Laffitte, que des voiles commencent à apparaître dans la population. Dans la ville voisine, plus populaire sociologiquement, il m'a été rapporté que les jeunes filles enlèvent le voile et le portent en bandana.

Il ne s'agit pas de mettre à feu et à sang les écoles de la République, mais il me semble que nous allons vers une crise. Votre attitude me fait penser au verset de la Bible qui dit que, quand le sel ne sale plus... Vous allez sans doute rencontrer un problème encore plus grave demain qu'aujourd'hui. Je voudrais vous entendre sur la perception que vous avez de l'évolution de ce phénomène.

M. Dominique BORNE : Il me semble avoir indiqué, au début de mon propos, que certains observateurs dénoncent ou annoncent un durcissement. C'est vrai dans certains cas. Les exemples dont j'ai connaissance ont plutôt pour cadre des lieux difficiles.

Je rappelle aussi que c'est un problème compliqué à analyser par rapport à une période où la situation internationale peut jouer. L'extension du port du voile est parallèle aux crises internationales qui touchent l'islam. J'adhère tout à fait à ce que vous dites. Dans les établissements scolaires, et c'est la grandeur de l'école, les professeurs ne connaissent pas l'origine de leurs élèves. Même quand les parents sont en situation irrégulière, aucune vérification n'est effectuée à cet égard, et leurs enfants sont acceptés. C'est la loi qui fait que l'on accueille actuellement tout le monde à l'école.

Ce qui me gêne dans le débat actuel sur le voile, c'est qu'il a pour conséquence, ce qui me semble dramatique, de rejeter vers le religieux, des enfants qui ne sont pas plus pratiquants que leur famille et de considérer que tous les fils et filles d'immigrés, quelle que soit la génération, sont obligatoirement musulmans. Ce n'est absolument pas le cas.

J'ai lu, hier, un article de René Raymond qui évaluait à 10 à 12 % le nombre de pratiquants parmi les musulmans, soit environ 400 000 pratiquants sur 4 à 5 millions de musulmans vivant en France. Il y a un danger très fort et qu'il convient donc d'éviter : c'est l'assimilation de tous les fils ou filles d'immigrés à des musulmans. L'approche de cette situation nécessite un peu de subtilité pour éviter cette assimilation.

M. René DOSIERE : Avez-vous le sentiment, de par vos connaissances, que la communauté éducative a aujourd'hui un comportement qui se voudrait plus répressif ou plus directif vis-à-vis du voile ?

En deuxième lieu, dans les établissements publics qui reçoivent une forte proportion d'élèves musulmans, a-t-on observé des comportements différents de ceux que l'on observe ailleurs ?

En dernier lieu, avez-vous constaté des phénomènes du même type par rapport aux autres religions, dans des établissements publics ou privés ?

M. Yvon ROBERT : Le niveau des difficultés tient fondamentalement à la manière dont le chef d'établissement traite le problème au quotidien. Dans tous les établissements où les chefs d'établissement sont au front tous les jours et le font de façon satisfaisante, on ne constate pas de difficultés particulières, même si certains d'entre eux, à un moment ou un autre, se lassent de cette situation.

Ceux qui se battent quotidiennement, sont confrontés à des tentatives de provocation ou autres. Ils se battent pendant cinq ou dix ans, puis à un moment donné, n'ont plus l'énergie pour le faire. Si le chef d'établissement doit faire face pendant longtemps à cette situation, il peut y avoir une montée des difficultés.

Le comportement des enseignants est très lié à celui des chefs d'établissement. Quand ce dernier tient son établissement et le dirige effectivement, ce qui est très difficile au quotidien, les professeurs sont globalement satisfaits. Les problèmes naissent dès lors qu'un chef d'établissement se lasse. Dès qu'il baisse un peu les bras, des tensions se créent entre les enseignants, qui sont totalement divisés sur le sujet. Puis si le débat s'étend dans l'établissement au lieu d'être traité au niveau de l'équipe pédagogique, il devient très vif et violent entre les enseignants.

A ce stade, il n'y a plus de réalité éducative quand, sur de tels sujets, le débat devient très vif. D'où la tentation de demander que les politiques prennent leurs responsabilités et leur indiquent la manière de procéder en la matière. C'est une tentation totalement légitime. Néanmoins, ma conviction est qu'à l'heure actuelle, cela aurait plus de conséquences négatives. Je ne suis pas certain que des grandes déclarations solennelles nationales feraient diminuer le problème.

M. le Président : Si le chef d'établissement parvient à imposer des limites, c'est parce qu'il y a un fondement juridique.

M. Yvon ROBERT : Selon un grand nombre de chefs d'établissement, le fondement juridique est parfaitement suffisant et leur convient. Ce problème requiert une construction quotidienne, car c'est chaque jour qu'il se pose dans ces établissements.

M. le Président : Je vous rappelle la deuxième question de M. Dosière qui était de savoir si vous voyez se développer d'autres signes ostentatoires d'autres religions ou d'autres sectes.

M. Dominique BORNE : La réponse est difficile. Je pense aux écoles juives sous contrat.

M. le Président : Je ne parle pas des écoles juives sous contrat, mais des lycées et collèges.

M. Dominique BORNE : Ceux qui veulent, dans la communauté juive, manifester ostensiblement des signes religieux mettent leurs enfants dans des écoles privées juives sous contrat. C'est un phénomène très clair pour lequel j'ai étudié les statistiques récemment.

Sur l'enseignement de l'hébreu en France, 80 ou 85 % des élèves qui suivent un tel enseignement sont dans des écoles juives sous contrat. Ce phénomène fait en sorte que l'on a moins de manifestations dans l'école publique.

M. le Président : C'est peut-être parce que peu d'écoles publiques proposent l'enseignement de l'hébreu.

M. Dominique BORNE : Non, pas du tout.

Le domaine dans lequel la laïcité doit être absolue est celui de l'assistance aux cours. Je crains parfois qu'une certaine rigueur sur le voile fasse oublier que l'essentiel est l'enseignement. Certains accommodements en la matière me semblent tout à fait condamnables, avec des dispenses d'assistance aux cours de gymnastique, des sciences de la vie et de la terre, etc. Ce problème, d'une grande gravité, ne doit pas être toléré. Or parfois, par accommodement, pour éviter des conflits, on tolère cette non-assistance aux cours.

M. le Président : Dans les établissements publics, pouvez-vous distinguer plusieurs espaces tels que la cour, la classe, etc. ?

M. Dominique BORNE : La différenciation entre l'espace public et l'espace scolaire est un problème. On trouve des aumôneries dans l'espace scolaire. Néanmoins, le lieu où la laïcité doit être totale est celui de la salle de cours.

M. le Président : Mais vous avez dit tout à l'heure que le voile n'est pas simplement un signe religieux.

M. Dominique BORNE : Absolument.

M. Robert PANDRAUD : Vos dernières déclarations nous permettent d'approcher un peu de la vérité. Ce que nous voulons éviter dans ce pays, c'est un communautarisme, l'école n'étant jamais qu'un aspect de cette tentation. J'aimerais connaître le nombre d'écoles privées sous contrat simple ou d'association musulmans.

M. Dominique BORNE : Il n'en existe pas, hormis une tentative à Roubaix.

M. Robert PANDRAUD : Combien y a-t-il d'écoles israélites ?

M. Dominique BORNE : Nous pourrons vous le donner par écrit.

M. Robert PANDRAUD : C'est un élément important à connaître car, dans les écoles israélites, le port d'un signe ostentatoire me paraît aller dans la nature des choses.

M. Yvon ROBERT : La loi Debré précise qu'on ne doit pas accepter, dans les écoles privées sous contrat d'association, des élèves selon un critère religieux et que les écoles privées sous contrat doivent accepter tous les enfants qui désirent s'y inscrire, quelle que soit leur religion.

M. Dominique BORNE : Les écoles sous contrat font partie du service public de l'Etat.

M. Robert PANDRAUD : Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas dit que tous les élèves des écoles privées sous contrat israélites, arméniennes ou autres ne sont pas soumis aux règles que la loi Debré a heureusement introduites dans ce pays. Mais dans une école privée sous contrat israélite, essaie-t-on d'éviter le port d'un signe religieux ostentatoire ?

M. Yvon ROBERT : Non.

M. Robert PANDRAUD : Votre réponse me suffit. Il y a donc là un dérivatif pour les intégristes religieux, qui n'existe pas pour les intégristes musulmans.

Par ailleurs, toujours dans le cadre de la lutte que nous sommes tous disposés à mener contre le communautarisme, il faut constater qu'il est accéléré par l'introduction des doubles nationalités. En effet, quand vous avez une double nationalité, est-ce du communautarisme ou la disparition du pays ? Or beaucoup de personnes, que ce soient des musulmans, des israélites ou autres, ont la double nationalité pour le bien ou pour le pire. C'est dans une constitution ou dans la règle de la religion.

Troisième question : l'interdiction du port d'un signe religieux ne s'applique pas aux universités. C'est dire que nous faisons l'entonnoir. Nous essayons de sérier les problèmes à l'école primaire, dans les collèges et les lycées, mais en laissant de côté de facto les écoles privées sous contrat et les universités. Or, c'est aussi du communautarisme que d'accepter dans les universités tout signe religieux ostentatoire.

M. le Président : Vous avez fait à la fois les questions et les réponses.

M. Robert PANDRAUD : J'ai posé des questions auxquelles j'ai donné ma réponse. Mais j'attends les réponses de ces messieurs.

M. Dominique BORNE : Comme il n'y a pas eu d'enquête quant à l'enseignement donné dans les écoles privées sous contrat juives, je m'exprime avec précaution. Néanmoins, on assiste, dans l'enseignement même de ces écoles, à une tendance à des formes de communautarisme. Quelques rapports d'inspecteurs venus inspecter les cours d'histoire m'ont indiqué que les programmes d'histoire ne sont pas toujours suivis, alors que cela devrait être le cas.

Je ne voudrais pas que cette situation soit généralisée à toutes les écoles juives sous contrat, mais il est certain que dans quelques cas, c'est patent et clair. Il me semble que rejeter le religieux vers le privé sous contrat aurait plutôt tendance aggraver le communautarisme et non pas à lui trouver une solution.

M. Hervé MARITON : Lorsqu'il est énoncé que le port d'un signe religieux est en lui-même une expression d'intégrisme, nous sommes sur une piste assez redoutable.

Je relève, dans ce que vous avez évoqué tout à l'heure, qu'il y a un critère objectif qui est celui de l'enseignement et de la capacité de l'élève, en toute situation, à respecter l'enseignement pour lequel il est dans l'établissement. Dans ce débat, nous avons là un critère extrêmement simple, tout à fait objectif et pour le coup, me semble-t-il, plutôt facile à gérer. D'où quelques questions.

Vous évoquez la responsabilité et l'appréciation des chefs d'établissement, sans toutefois donner tout à fait votre sentiment à cet égard. Globalement, les chefs d'établissement, sur lesquels repose une lourde part aujourd'hui, sont-ils en état de répondre à ce qui leur est demandé ou leur tâche est-elle insurmontable ? C'est une partie du débat. Nous entendons beaucoup le discours selon lequel ce qui leur est demandé les dépasse, qu'ils ne peuvent pas faire, et qu'il faut les aider, éventuellement par des dispositions législatives. Sur ce point précis, compte tenu de votre connaissance de cette population, les chefs d'établissement sont-ils capables ou non de répondre à cette demande ?

Deuxième point : est-il préférable ou non qu'il y ait une loi ? On peut deviner votre conviction au travers de certains de vos propos, mais à d'autres moments, vous avez observé un balancement très prudent.

Enfin, je n'ai pas compris lorsque vous avez dit qu'il ne faudrait pas qu'immigré veuille dire musulman.

M. Dominique BORNE : Je vais commencer par répondre à votre dernière remarque. Ce qui me frappe, c'est que nous ne savons pas comment qualifier les populations dont nous parlons. Je vais élargir mon propos pour me faire comprendre. Les chefs d'établissement, par exemple, n'ont pas le droit de faire une enquête sur la religion des élèves qui fréquentent leur établissement. Quand un chef d'établissement dit qu'il a tant d'élèves musulmans, c'est une appréciation qu'il a faite en comptant ceux qui pratiquent le ramadan, etc.

Nous avons un vrai problème pour parler simplement. Certains parlent d'immigrés. Dominique Schnaper dit très justement qu'on n'hérite pas de l'immigration et qu'en évoquant une deuxième ou troisième génération d'immigrés, on stigmatise des élèves. Ce n'est pas leur histoire à eux. Il va falloir finir par convaincre tout le monde de dire que les élèves sont français, ce dont ils ne sont d'ailleurs pas persuadés. Soit ils sont Français, soit ils le seront, on peut l'affirmer pour 95 % des élèves.

Par exemple, quand des élèves de Seine-Saint-Denis sont amenés à Paris, ils disent qu'ils vont chez les «Céfrans». Ils ne se sentent pas habiter en France. Déjà ces élèves sont ou se sentent stigmatisés. Il ne faudrait pas en plus que leur comportement de nature politique ou revendicatif, y compris le port du voile, soit systématiquement renvoyé dans le religieux. Le renvoi dans le religieux me semble être un des dangers de la situation actuelle.

Néanmoins, l'école ne peut pas complètement ignorer le réel. On ne peut pas, par exemple, interdire le mot communauté, même si on lutte fermement contre le communautarisme. Dans une tribune libre, on a pu lire récemment « Voir les communautés refuser les communautarismes ». Je crois que l'attitude forte est celle-là. J'entendais dernièrement une jeune fille d'origine maghrébine se désigner comme citoyenne française, mais culturellement d'origine maghrébine. Son affirmation n'était en rien religieuse, mais la reconnaissance d'une culture, au sens large.

Ce problème de dénomination me semble très important actuellement. Pour revenir à ma position, je suis personnellement opposé à une nouvelle loi, en tout cas portant sur les signes religieux. Une loi rappelant que l'essentiel est l'enseignement et que tout enseignement est obligatoire, certes. Mais je craindrais, même si l'on parle d'autres religions, que l'on en revienne toujours à la religion musulmane et qu'une loi apparaisse comme dirigée exclusivement contre une religion et non pas contre l'ensemble des problèmes.

De plus, en raison de la situation internationale, il ne faudrait pas que cette loi apparaisse comme une loi de circonstance, en réaction au 11 septembre, au conflit israélo-palestinien, etc. On peut le craindre. Faut-il légiférer en période de crise ?

Par ailleurs, je peux affirmer que quantité de manifestations communautaristes ne sont pas des manifestations religieuses, mais des manifestations de jeunes de cités et d'exclus. Même par rapport à la tenue vestimentaire des jeunes filles, dans certaines manifestations, nous voyons bien que ce n'est pas la religion musulmane qu'il faut incriminer - celle-ci n'est qu'un habillage la plupart du temps - mais des comportements forts de jeunes qui prennent ainsi leur revanche sur la vie.

Je crois que l'on ne peut pas dire que tout communautarisme est religieux. Or, faire une loi semblerait le dire. Il existe d'autres moyens de lutter contre le communautarisme. Si l'on compare notre situation à celle de pays voisins - la Grande-Bretagne avec les Pakistanais et l'Allemagne avec les Turcs -, ce sont des populations qui pratiquent un islam complètement différent de celui qui est pratiqué en France. L'islam pratiqué en France est d'origine nord-africaine et très majoritairement modéré, même s'il a ses extrémistes, dans ses formes traditionnelles. Il me semble que l'on donnerait l'impression de légiférer contre une religion et non pas contre l'ensemble des signes religieux.

Concernant les chefs d'établissement, nous n'avons pas suffisamment de candidats au concours de chef d'établissement, parfois à peine plus candidats que de postes. Cela signifie que le résultat est très inégal.

M. Jean-Pierre BRARD : Nous sommes dans une matière extrêmement délicate. Vous faisiez référence à la Grande-Bretagne et à l'Allemagne. Or notre modèle national et la façon dont on devient citoyen sont très différents. Kofi Yamgnane n'aurait jamais pris le risque d'être député ni en Allemagne, ni en Grande-Bretagne, sauf s'il avait eu une majorité d'électeurs noirs.

Nous sommes entrés dans une réflexion très importante et difficile et, si nous voulons aboutir, nous devrons prendre le temps qu'il faut pour bien déterminer notre champ d'intervention, y compris s'abstenir, tant que notre travail n'est pas conclu, de s'exprimer publiquement. Je suis en total désaccord avec la promotion des Frères musulmans par Nicolas Sarkozy mais je m'abstiens de le dire car je pense qu'en nous exprimant maintenant sur la place publique, nous ne réglerons rien.

Je m'interroge sur un phénomène d'accoutumance qui fait que l'on se résigne à un état de fait et qu'on le banalise. Dans ma circonscription, j'ai quatre lycées. Un des chefs d'établissement ne veut pas affronter la situation. Les autres sont confrontés à des phénomènes de surenchère au sein de la communauté pédagogique, qui rendent la gestion du problème extrêmement difficile. Cela me conduit à dire que nous avons intérêt à avoir des règles qui ne laissent pas reposer toute la charge sur les chefs d'établissement. Par déduction, je considère que les règles actuelles sont insuffisantes. A mon avis, laïcité ne signifie pas seulement liberté, mais aussi exigence de connaissances.

Sur l'espace, je ne suis pas d'accord avec ce que vous disiez, mais nous sommes là pour confronter des points de vue. Je me demande si l'espace défini pour l'école n'est pas celui de l'enceinte globale de l'école. En effet, on ne peut commencer à faire la différence entre la salle de classe, le couloir, la cour de récréation. Toutefois, vous soulevez un vrai problème avec l'aumônerie. Néanmoins, nous devrions nous sortir de cette situation dès lors que c'est un lieu fermé qui ne comporte aucun signe religieux extérieur, telle une croix.

Ma question est la suivante : pensez-vous que l'on pourrait résoudre cette situation dans de meilleures conditions si l'on ne se limitait ni au foulard ni aux signes religieux en général, mais que l'on engage une réflexion plus globale ?

En premier lieu, il ne faut plus ignorer les musulmans et la discrimination dont ils font l'objet du point de vue de la pratique religieuse - notamment les lieux de culte - sans pour autant les traiter spécifiquement. Je ne serai pas favorable à ce que nous prenions des dispositions spécifiques à l'égard des musulmans, mais plutôt des dispositions d'application générale pour les lieux de culte, y compris sur leur financement, sans qu'il en coûte un euro à la nation.

Par ailleurs, il conviendrait d'affirmer clairement la nécessité de combattre l'analphabétisme religieux et mieux structurer l'enseignement de l'histoire des religions dans les écoles, enseignement trop souvent laissé à l'initiative particulière.

Enfin, ne croyez-vous que si on affirmait l'égalité des cultes et que l'on compense ainsi les inégalités que certains subissent, et que l'on lutte contre l'analphabétisme religieux, une des conclusions serait que, dans l'enceinte scolaire, il n'y a pas de place pour les signes religieux ?

Je note qu'en Espagne, à la fin de la semaine dernière, il a été pris la décision de rendre obligatoire l'enseignement de la religion catholique dans les écoles, sauf demande expresse de s'y soustraire.

Je terminerai par une information dont on m'a fait part samedi et qui m'effraie. Dans ma ville, qui n'est pas une ville où les intégristes tiennent le haut du pavé, une jeune fille juive porte le foulard et la main de Fatma pour se protéger contre la pression des jeunes Maghrébins. Quelle est la part de fantasmes ? Cette perception du réel est sans doute exagérée. Mais cette jeune fille et cette famille ne se sentent-elles pas abandonnées par l'Etat, même si elles ne l'intellectualisent pas ainsi, pour en être réduites à des moyens de protection individuelle de cette sorte. Le fait d'en arriver à de tels moyens favorise non seulement le communautarisme des uns, mais également celui des autres.

M. Yvon ROBERT : Quelles que soient les règles qui seraient énoncées, elles reposent sur les chefs d'établissement. Je ne suis pas certain que des règles apparemment extrêmement strictes soient forcément plus faciles à appliquer dans un établissement. En effet, une fois posées, il y a ensuite toutes les nuances. Quelle que soit la règle, il y aura toujours des jeunes qui seront à la limite de la règle, y compris par provocation. De plus, il ne faut jamais oublier que, dans un établissement scolaire, avec des jeunes entre 15 et 18 ans, il y a de toute façon de la provocation par rapport à la règle, de quelque nature qu'elle soit. Cela fait partie d'une étape dans la vie.

De toute façon, quelles que soient les règles, cela suppose des chefs d'établissement extrêmement forts, même si aujourd'hui, je suis convaincu que l'énorme majorité d'entre eux est capable de tenir. De plus, il n'est pas nécessaire d'avoir 7 500 chefs d'établissement exceptionnels car les problèmes difficiles ne sont pas dans tous les établissements du second degré. Notre métier est de faire en sorte que dans les 300, 400 ou 500 établissements qui connaissent des difficultés, d'y mettre les gens les plus aptes, à condition qu'ils veuillent bien y aller. Il n'y a aucun problème pour avoir 500 ou 600 chefs d'établissement d'une très grande qualité face à ces difficultés, hormis qu'à certains moments, certains n'ont plus envie d'y aller.

Ma première remarque sera la suivante : ne nous figurons pas qu'avec une loi claire nette et précise, ce sera plus facile à appliquer.

Sur le deuxième point, je suis entièrement d'accord avec M. Brard. On ne pourra traiter publiquement et fortement ces problèmes, avec ou sans loi, que si on progresse sur la question de la construction des lieux de culte musulmans.

Ayant été maire de Rouen pendant six ans, j'ai toujours été choqué que l'Etat, la région, le département, la commune n'aient aucun problème pour payer l'intégralité des dépenses sur les églises catholiques, que ce soit la réfection du chauffage, la rénovation du presbytère ... Sans compter qu'au titre de la protection des monuments historiques, ces lieux sont aussi entretenus. Les sommes mises dans le culte catholique sont absolument considérables. Etant catholique, je n'ai aucun état d'âme sur le sujet.

Quand il s'est agi de construire une mosquée à Rouen, les intéressés ont mis sept ans à la construire, quasiment de leurs mains. Chaque fois que j'ai essayé d'engager un tout petit peu de financement public sous une forme ou une autre, cela a immédiatement déclenché des polémiques sans fin. Je suis convaincu que l'on ferait avancer le problème de l'école et que l'on aurait un discours plus fort sur le voile si l'on avançait sur cette question. On ne peut pas traiter exclusivement le problème de l'école.

Je suis également convaincu qu'il faut absolument avoir ne serait-ce que cinq établissements musulmans privés de second degré en France. Même si ces cinq établissements étaient des lieux très fondamentalistes, ce n'est pas cela qui mettrait en péril la République française. Ainsi, il y aurait quelques endroits qui pourraient soulager les établissements publics. Il est clair que des élèves abusent et que, parfois, le chef d'établissement ne parvient pas à faire régner le calme. Ces élèves auraient ainsi un lieu pour suivre une scolarité. Cela permettrait de faire baisser la tension et d'en parler moins.

Je suis pour que de l'argent public soit consacré à la construction de mosquées et à celle de quelques établissements privés sous contrat musulmans, par exemple un à Lille, un ou deux dans la Seine-Saint-Denis, à Lyon et dans le nord de Marseille.

M. Dominique BORNE : Si j'ai insisté sur la classe, c'est parce qu'il me semblait que c'est là que s'exprime la valeur libératrice du savoir. Si l'on est en République, c'est le savoir qui fait tomber le voile. C'est cela qu'il faut affirmer très fortement. Je suis absolument en accord avec Yvon Robert sur la visibilité de l'islam.

Quelques incidents en région parisienne entre musulmans et juifs ont entraîné des familles à changer leur enfant d'établissement. Un enfant dans un établissement public a été mis dans un établissement privé sous contrat juif. Cela arrive dans la région parisienne, mais beaucoup plus rarement à Marseille où il y a pourtant une communauté juive, mais l'entente est meilleure à Marseille pour des raisons sans doute de proximité antérieure. On ne peut donc pas généraliser ce type de conflit, qui reste très localisé, avec un vrai problème de mots.

Il y a eu une époque où la France parlait « blacks, blancs, beurs ». Comment faire ensuite pour expliquer à un enfant qu'il ne faut pas dire « feuj ». Ce problème des mots est très compliqué actuellement. Il faut affronter ces formes de racisme puisque la violence raciste est une forme de communautarisme, et faire la part entre ce qui est plaisanterie douteuse, bien sûr à proscrire, et véritable racisme. Certains enfants pensent que puisque l'on dit « black », on peut dire « feuj », avec tous les risques de dérives sémantiques immédiates. Le problème lié à l'usage des mots est très complexe.

Je voudrais revenir sur un point qui m'a particulièrement atteint, puisque je me suis beaucoup occupé de l'enseignement du fait religieux à l'école. Je crois qu'il faut faire attention à ne pas traiter d'un côté, la religion, de l'autre la laïcité.

Le problème du religieux à l'école est un problème de savoir et c'est uniquement en terme de savoir qu'il faut traiter le religieux dans l'enseignement. Il n'y a pas de problème de laïcité par rapport à cela.

Mme Patricia ADAM : J'aurais voulu avoir des éléments plus précis sur l'enseignement obligatoire. Ce que j'observe dans ma circonscription, c'est la difficulté à rendre obligatoire l'ensemble des cours. Je pense aux cours de gymnastique et à d'autres cours qui existent sur la sexualité. Je pense aussi à des cours qui sont dispensés par des interventions de collectivités comme les cours de planification familiale. J'aimerais savoir si vous avez des éléments chiffrés sur ce type de questions et comment ces problèmes sont résolus.

Deuxième point, je vis en Bretagne où l'enseignement catholique est important. Nous sommes beaucoup plus confrontés à des problèmes d'intégrisme religieux qu'avec la religion musulmane. Nous avons quelques écoles intégristes. Je rappelle d'ailleurs qu'en France, l'enseignement est obligatoire, mais l'école ne l'est pas.

Présidence de M. Eric Raoult

Aujourd'hui, aucune législation ne permet de contrôler ces établissements pour y vérifier l'enseignement qui y est dispensé. Les maires sont absolument désarmés.

J'aimerais que l'on parle de l'exercice de l'intégrisme et du communautarisme, et cela ne s'arrête pas uniquement à la religion musulmane, mais va bien au-delà. Pour en avoir discuté avec le diocèse, celui-ci est bien désarmé face à ce type de phénomène qu'il ne souhaite pas voir se développer.

Si on élevait le débat en se posant la question sur le fond et sur l'obligation de l'école, peut-être arriverions-nous à regarder si nos textes sont conformes à ce que nous souhaitons et examiner comment y arriver. J'ai bien peur que si l'on stigmatise l'islam, on obtienne l'inverse de ce que l'on souhaite.

M. Dominique BORNE : Nous ne sommes pas spécialistes de ces questions car nous nous occupons essentiellement d'enseignement public. Il me semble qu'il conviendrait d'améliorer aussi le contrôle des établissements privés sous contrat qui n'est pas toujours ce qu'il devrait être, y compris sur ce qui est obligatoire. En effet, le programme d'enseignement dans les établissements sous contrat est le même que pour les établissements publics et il est vérifié par des inspecteurs.

M. Yvon ROBERT : Par rapport à cette question, vous auriez intérêt à entendre la directrice de la direction de l'évaluation et de la prospective. Cette direction qui lance 50 000 enquêtes chaque année dont certaines à caractère exhaustif. Ce sont des enquêtes par questionnaire, alors que pour notre part, nous ne sommes jamais dans l'exhaustivité. Notre travail et notre analyse complètent ces enquêtes.

Pour notre part, nous allons dans les établissements passer plusieurs journées et recueillir de l'information qualitative. Il serait intéressant pour vous d'avoir accès aux données quantitatives ou de demander des enquêtes qui ne sont pas faites et qui mériteraient de l'être.

Mme Martine AURILLAC : J'ai été très frappée, et ce positivement, par votre souci d'affirmer que toute réglementation sur le respect de la laïcité devait être positivée et ne devait pas apparaître comme une interdiction systématique, mais bien au contraire comme un pas supplémentaire vers plus de liberté.

Je crois que pour les jeunes filles, c'est un élément extrêmement important. Il y a là une voie ouverte pour permettre d'arriver non seulement à la liberté mais aussi à l'égalité que nous recherchons.

J'en reviens aux chefs d'établissement, car ils représentent une partie importante de notre mission. Ils ont été finalement très démunis par l'avis du Conseil d'Etat qui les laissent véritablement « nager ». Vous dites que vous pouvez trouver sans problème 500 caractères bien trempés, tant mieux. Mais le découragement est là aussi parfois. Je vois que même dans des quartiers relativement privilégiés comme le mien, les chefs d'établissement sont très demandeurs d'aide. Si vous êtes manifestement contre la loi, pensez-vous que des circulaires supplémentaires pourraient les aider ?

M. Dominique BORNE : Dans ce domaine, un dispositif d'aide est actuellement mis en place par le ministère de l'éducation nationale. A la direction de l'enseignement scolaire, se mettent progressivement en place une cellule appelée « valeurs républicaines », pour bien signifier son rôle, et un site. Une première réunion s'est tenue à Paris. Chaque académie compte un certain nombre de médiateurs aptes à répondre très précisément à des demandes d'établissement. Nous mettons en place, au ministère de l'éducation nationale, un réseau à la fois d'écoute et d'aide, du fait de la grande diversité de nos chefs d'établissement.

Nos deux ministres, Luc Ferry et Xavier Darcos, ont réuni, il y a trois ou quatre mois, une centaine de chefs d'établissement venant de lieux réputés les plus difficiles. Nous étions présents à la réunion et nous avons été frappés par le nombre de chefs d'établissement tenant à affirmer qu'ils ne rencontraient aucun problème dans leur établissement. Le disaient-ils parce qu'il fallait être positif devant le ministre ? Nous ne sommes pas naïfs car nous savons que, devant le ministre, personne n'affichera les problèmes qu'il rencontre dans son métier.

Néanmoins, il y a autre chose. Je suis convaincu que certains chefs d'établissement ne rencontrent pas de problèmes particuliers, parce qu'ils arrivent à les résoudre et qu'ils n'ont aucune envie qu'on les résolve à leur place parce qu'ils sont maîtres de la communauté éducative. Les problèmes sont inexistants ou ont trouvé leur solution, dès lors que le chef d'établissement a réussi à créer autour de lui une véritable communauté éducative. C'est ainsi qu'il faut poser le problème. Il est vrai que certains d'entre eux ne sont pas préparés à cela et qu'il est incontestable qu'il faut alors les aider.

Mme Martine DAVID : Je partage toute l'inquiétude que vous avez évoquée par rapport à la violence et l'attitude d'un certain nombre de jeunes filles qui considéreraient le port du voile comme une protection. Cela fait partie de nos préoccupations fortes.

En revanche, vous avez évoqué un autre point qui m'a remémoré ce que nous indiquait Mme Chérifi lors de son audition, sur le fait qu'un certain nombre de jeunes filles passaient une étape en portant le voile.

Comment appréciez-vous la part de la révolte liée à tout enfant qui grandit, la part liée à la sexualité et puis éventuellement, celle qui est liée à l'appartenance religieuse ?

Est-ce que les jeunes filles reviennent fréquemment en arrière ?

M. Yvon ROBERT : Je ne m'aventurerais pas à faire des parts entre les différentes étapes. Je suis absolument convaincu que tout est lié chez des adolescentes de 14 ou 15 ans : la religion, la sexualité, la dimension personnelle. Bien malin qui saurait faire la part entre les différentes étapes. A un moment donné, la religion peut contribuer à l'éveil à la sexualité. Personne ne sait véritablement quelles sont les dimensions. Toutefois, tous les témoignages concordent pour dire que certaines jeunes filles qui s'obstinent vraiment, à un moment donné, dans le port du voile, l'enlèvent ensuite. L'étape est finie. Pourquoi ? Il y a ce que l'on peut penser et ce qu'elles peuvent penser. Entre ce qu'elles pourraient dire et la réalité, il y a aussi tout un champ sur lequel nous avons peu d'éléments.

Mais encore une fois, je crois que l'extrême difficulté est de quantifier. Dans ce problème, on veut absolument tout illustrer avec des exemples très précis. Les grands discours ici ou là sont souvent bâtis sur des réalités mais des réalités marginales et dont personne ne sait ce qu'elles représentent effectivement.

Pour ma part, je passe mon temps à dire qu'il faut que l'on se méfie de toute généralisation dans le domaine de l'éducation. C'est vraiment un domaine où l'on peut tous se tromper parce qu'on peut trouver des faits extrêmement graves sur tous les sujets, dans un établissement quel qu'il soit. Il faut donc rester extrêmement prudent sur le sujet de l'éducation.

M. Jean GLAVANY : Ma première question concernera la réflexion sur les espaces dans l'école, cour de récréation et classes. On dit que l'école doit être perçue comme un sanctuaire laïque et qu'on ne peut faire de distinguo alors que de fait, il y a un. Au jour le jour, tout le monde sait qu'il se passe dans la cour de récréation des choses qui ne se passent pas dans les classes, y compris vous-même qui citez le fait que, dans de nombreux établissements, le compromis fait que certaines jeunes filles rentrent avec leur voile dans l'espace de l'école et le retirent à l'entrée de la classe. Existe-t-il, dans le droit réglementaire de l'éducation nationale, un quelconque distinguo entre la cour de récréation et la classe ?

Je reviendrai maintenant sur le problème des chefs d'établissement. Leur diversité constitue peut-être un problème. Il y a évidemment plus de problèmes de voile dans certains collèges ou lycées professionnels de banlieue qu'au lycée Henri IV - et pourtant, les chefs d'établissement qui ont une expérience et une autorité sont plus facilement placés au lycée Henri IV que dans les établissements professionnels de banlieue.

Le mode de gestion des corps de chefs d'établissement est-il adapté à la difficulté du problème posé ? J'en viens à cette idée de loi pour dire que la question n'est pas tant sur le constat ni l'objectif, sur lesquels nous sommes quasiment tous d'accord, ni même sur l'idée d'une nouvelle loi, mais sur son contenu et son application.

Vous avez dit tout à l'heure, et cela m'a beaucoup marqué, qu'au fond un interdit ne serait pas mieux applicable par l'Education nationale, sous prétexte qu'il serait exprimé par une loi.

Ma conviction est que, tant du point de vue de la constitution française que de la législation européenne et de la jurisprudence de la Cour de justice européenne, nous ne pourrions déplacer l'équilibre de l'interdit que si, par ailleurs, nous inscrivions dans le droit de nouvelles avancées en termes d'équilibre, c'est-à-dire aumôneries, établissements privés sous contrat musulmans ou autres.

Ma troisième question est la suivante : l'Education nationale, au-delà des constats et des réflexions, a-t-elle une réflexion sur le contenu d'une loi, son applicabilité et ses conséquences ?

M. Dominique BORNE : Sur la question d'un distinguo entre la cour de récréation et les salles de classe, je ne suis pas juriste, mais je ne crois pas qu'il y a une distinction. Il y a néanmoins une distinction symbolique, à savoir que l'espace de la classe est l'espace du savoir national avec des programmes nationaux. Si j'avoue mon ignorance sur les conséquences juridiques, dans le domaine du symbolique, il me semble que l'espace de la classe est un espace particulier.

Quand le conseil d'administration l'autorise, on peut faire venir dans l'établissement le conseiller général du canton où est situé le collège, qui peut s'entretenir avec les élèves, sans pour autant que l'on estime que la laïcité est enfreinte dans ce domaine. De fait, il me semble que l'on fait une distinction, mais je ne sais pas si elle est de droit.

Sur votre deuxième question concernant les chefs d'établissement, il y a effectivement une réflexion à mener à leur égard, mais il ne faudrait pas dire deux choses à la fois, c'est-à-dire davantage de lois pour les aider et, d'un autre côté, qu'ils soient plus autonomes. Nous sommes là dans une contradiction forte où les deux thèmes sont parfois conjugués ensemble, sans que l'on se rende compte de cette contradiction.

Cela étant, la tendance actuelle, avec les expériences qui devraient être menées dans les académies de Bordeaux et de Rennes, va vers une autonomie plus grande des établissements, auquel cas on ne peut pas souhaiter une loi plus forte pour les chefs d'établissement restreignant leur autonomie. C'est très compliqué. Cependant, dans la formation des chefs d'établissement, il manque un élément qui s'appelle l'apprentissage de la gestion de crise.

M. Yvon ROBERT : Je suis d'accord pour dire qu'il y a une extraordinaire diversité des chefs d'établissement. La gestion est assez bien adaptée aux différents cas de figure. Mais il y a une réelle prise en compte de la situation de l'établissement avant de nommer quelqu'un à sa tête. Reste que l'on ne supprimera pas la dimension prestigieuse d'un certain nombre d'établissements et donc le souhait d'un certain nombre de personnes d'accéder à des établissements prestigieux. Aucune loi ne peut changer cet état de choses.

De plus, il est certain qu'un certain nombre de chefs d'établissement supportent plus difficilement à 55 ou 60 ans, un certain type d'établissement. La complexité tient alors au problème de la rémunération. A un moment donné, certains chefs d'établissement peuvent souhaiter entre 55 et 65 ans un poste dans un établissement plus petit et plus tranquille, mais sans pour autant voir diminuer leur rémunération. Il y a là des éléments de contradiction qui ne sont pas propres aux chefs d'établissement.

Je voudrais revenir sur un point qui n'apparaît que peu, à mon sens, dans le débat public. Toute loi sur ce sujet ne peut pas être une loi sur l'enseignement public et toute loi sur ce sujet est forcément une loi sur l'école, y compris privée. Aujourd'hui, la réalité de l'enseignement catholique des établissements privés sous contrat est qu'ils ne respectent pas les lois actuelles. Il ne doit pas y avoir des crucifix dans les salles de classe de l'enseignement catholique. Quand on en voit, on les supprime.

Une loi qui interdirait les signes religieux à l'école signifierait qu'il faudrait commencer à examiner comment on applique, dans l'ensemble de l'enseignement catholique, une telle loi aujourd'hui. Ce point n'est presque jamais évoqué. Il me semble que cela crée en France, aujourd'hui, des problèmes infiniment plus graves que la difficulté à gérer quotidiennement le voile.

L'autre point, et là aussi les témoignages vont toujours en ce sens, concerne une dimension forte liée à la situation internationale. La réalité du conflit israélo-arabe pèse considérablement. Il y a une vraie solidarité. Si l'on se reporte vingt ou trente ans en arrière à ce qu'a représenté pour une génération de lycéens ou d'étudiants français le rapport à la guerre du Vietnam, sans aucun jugement de valeur, on peut comprendre ce que représentent les événements actuels. Je suis absolument convaincu que l'on peut édicter toutes les lois que l'on veut, tant que le conflit israélo-arabe sera dans cette situation de tension quotidienne, comme il l'est aujourd'hui et comme il ne l'a jamais été dans les trente dernières années, nous aurons des situations très tendues.

S'il y avait une vraie diminution de la tension internationale sur ce sujet, la situation serait infiniment moins compliquée à traiter, peut-être pas du jour du lendemain. Ce sont des éléments à garder en mémoire avant de s'engager dans une voie, quelle qu'elle soit.

M. Bruno BOURG-BROC : Un certain nombre d'entre nous ont mis en valeur le fait qu'il fallait enseigner le fait religieux. Je voudrais savoir comment l'inspection générale envisage l'enseignement de ce fait religieux, par quels corps très précisément. Faut-il en créer un spécial, et comment apprécier la neutralité de cet enseignement religieux ?

Ma deuxième question porte sur la formation des chefs d'établissement. Une des difficultés actuelles du recrutement des corps des chefs d'établissement est le recul devant les risques et les responsabilités. Nous avons autant de chefs d'établissement de qualité diverse que de situations. Mais au-delà de l'enseignement de la gestion de crise, comment peut-on sensibiliser davantage, dans le système actuel, les chefs d'établissement aux problèmes que nous évoquons ? De quelle façon est-ce fait actuellement ?

Vous venez de soulever un problème important sur la différence de traitement entre l'enseignement public et l'enseignement privé sous contrat en disant qu'une loi pourrait remettre en cause le « caractère propre » de l'enseignement privé sous contrat, lequel est inscrit dans une des lois fondamentales.

Vous avez également évoqué la manière privilégiée dont était traitée la religion catholique par les pouvoirs publics. Mais l'islam se caractérise par une revendication identitaire, alors que les catholiques constituent, dans les faits et dans la société, un groupe majoritaire, culturellement et historiquement, et qui ne demande pas à être traité comme une communauté particulière. Une différence de traitement qui se justifierait par l'histoire et la culture, sans être pour autant une atteinte à l'équité, vous choquerait-elle ?

M. Dominique BORNE : L'enseignement du fait religieux ou de la dimension religieuse, domaine que je connais particulièrement bien, est effectué depuis toujours. En sixième, on enseigne les dieux de l'Egypte, la mythologie, la naissance du christianisme ; en cinquième, l'islam. On ne peut pas parler d'histoire médiévale sans parler de fait religieux. Cela se fait depuis très longtemps.

Dans les années 90, on a décelé une perte de connaissance culturelle dans le domaine religieux. A l'époque, en charge des programmes d'histoire, j'ai veillé personnellement à ce qu'y figurent certains enseignements. Par exemple, actuellement, en classe de seconde, une question aborde la naissance et la diffusion du christianisme, une autre la Méditerranée au XIIème siècle et la confrontation entre l'islam, l'orthodoxie et le christianisme.

Tout récemment, à l'instigation du ministre précédent et de Régis Debray qui a effectué une mission en la matière, cette réflexion a été étendue à l'ensemble des disciplines. Par conséquent, il ne s'agit pas d'avoir un personnel formé spécialement pour cela, mais de mesurer que, dans un poème de Victor Hugo, un texte de Kant ou de Descartes, il peut y avoir une dimension religieuse. De même qu'il peut y avoir une dimension économique ou culturelle, il peut y avoir une dimension religieuse. A mon sens, cela n'a pas de rapport avec la laïcité parce que c'est un problème de connaissances et il me semble qu'il n'est pas souhaitable de traiter les deux problèmes ensemble.

Sur la formation des chefs d'établissement, j'avoue mon incompétence, car ce n'est pas un domaine dont je m'occupe directement. Mais là encore, je crois qu'il y a une insuffisance dans la connaissance culturelle des problèmes. Les chefs d'établissement devraient posséder quelques connaissances sur l'islam. Savoir qu'il n'y a pas un islam mais une diversité extraordinaire de l'islam, afin d'éviter la simplification dramatique qui a fait dire que Ben Laden c'était l'islam, avec toutes les dérives que cela a occasionnées. Car Ben Laden, même s'il se réclame de l'islam, représente un islam mais pas tous les islams. Il y a là des connaissances culturelles fondamentales qui manquent.

Le retour du religieux a été aussi, à un moment donné, Jean-Paul II et la Pologne. Je suis extrêmement frappé de voir comment l'islam focalise trop, à mon sens, toute la réflexion sur le religieux. Le religieux, dans le monde contemporain, c'est aussi expliquer à des professeurs d'anglais que l'on ne peut pas enseigner la civilisation américaine sans mesurer la place du religieux dans la civilisation américaine. Il faut veiller à ce qu'il n'y ait pas d'exception musulmane, ce qui me semble être actuellement un des dangers de ce thème.

M. Yvon ROBERT : Cela ne me choque pas qu'il y ait une différence de traitement, aujourd'hui, entre le fait catholique et le fait musulman. Je dis simplement qu'avant que le fait musulman ne soit traité par les pouvoirs publics de façon comparable au fait catholique, il se passera des années. Ce que je trouve profondément choquant, ce n'est pas tant la différence de traitement, mais que d'un côté, ce soit considérable, de l'autre, inexistant. Le traitement restera différent, mais il ne peut rester aussi inégal. C'est ainsi que je pose le problème en le simplifiant.

Concernant l'enseignement privé, je ne remets pas du tout en cause le « caractère propre ». Je veux simplement attirer l'attention sur le fait que je n'ai quasiment jamais vu le problème posé par rapport à l'enseignement privé, même dans la presse, malgré la quantité hallucinante d'articles sur le sujet.

J'insiste de nouveau sur ce point. La loi Debré n'est pas totalement appliquée et le « caractère propre » est un terme que peu de personnes savent définir parce qu'il est indéfinissable. En fait, le « caractère propre » est un mot inventé pour recouvrir une contradiction dans la loi, contradiction qui fait que notamment dans les établissements juifs et catholiques, il y a une forte présence de la dimension religieuse alors que la loi Debré est une loi beaucoup plus laïque qu'elle n'y paraît.

Il y a une vraie contradiction dans les termes mêmes de la loi entre les deux sujets. Aujourd'hui, cela n'a pas grande importance. Un équilibre a été trouvé, à tort ou à raison. Ma conviction est qu'aborder la question des signes religieux ostentatoires à l'école par une loi nous obligerait inéluctablement à reprendre tout le sujet. C'est à cet égard que je nourris quelques craintes, même si je partage complètement le souhait de ceux qui voudraient en finir avec cela. Sur le fond, je partage complètement ce souhait, mais j'ai le sentiment qu'une loi précise obligerait à reposer nombre de questions qui ne sont résolues autrement que dans les faits quotidiens. Donc méfions-nous !

M. Jacques MYARD : M. le doyen, vous avez dit tout à l'heure que l'islam d'Afrique du Nord est modéré. Je vous mets en garde. L'école malékite est une école rigoriste et c'est sur la base de cette école rigoriste qu'elle a été travaillée par des wahhabites.

Quant à la situation internationale, il est certain qu'elle est à notre porte et qu'elle va aller en empirant. Le problème est le phénomène de ressourcement qu'expriment actuellement un certain nombre de communautés. Il n'y a pas de ligne Maginot des idées. Nous allons être de plus en plus confrontés au besoin permanent de ressourcement d'une immigration qui va chercher ses valeurs à l'extérieur et qui ne les puisent plus chez nous. Cela pose le problème d'une certaine pusillanimité chez ceux qui devraient être les vestales de la laïcité.

Je voudrais aborder le problème de l'absentéisme aux cours. Vous dites que c'est plus grave que le problème du signe ostentatoire. Puis-je vous rappeler que l'un ne va pas sans l'autre. Pour ce qui est de l'absence des cours, et notamment les revendications dogmatiques de certains religieux du shabbat du samedi matin, l'absence pour les prières, etc., si l'on ne dit pas c'est ainsi et pas autrement, vous allez ouvrir la boite de Pandore.

Enfin, je suis d'accord avec vous sur le fait qu'il existe un problème avec certaines écoles sous contrat qui ne respectent pas les lois de la laïcité. On a laissé faire des choses qui ne sont plus acceptables, que ce soit par laxisme, simple démagogie et lobbying.

M. Christian BATAILLE : La dernière intervention de M. Robert me fait réagir. Le doyen Borne nous conseille de ne pas légiférer et M. Robert vient de nous conseiller d'abolir la loi de 1905. La loi de 1905 de séparation de l'Eglise et de l'Etat, dans un de ses articles centraux, prévoit bien que l'Etat ne subventionne ni ne finance aucun culte. Vous faites référence au financement des églises ou des cathédrales qui sont souvent des dépenses d'entretien ou à but culturel. Il est certain qu'il y a eu des dérapages. Je ne connais pas la cathédrale de Rouen qui est fort ancienne, mais je connais celle d'Evry. Je crois que c'est un contre-exemple tout à fait déplorable.

Pour autant, je veux dire mon désaccord avec votre proposition qui décarcasse complètement la loi de 1905, laquelle est, quand même, une loi de cohérence et d'unité nationale. Votre propos est très dangereux.

M. Yvon ROBERT : Ce qui est fait en matière de subventions aux églises catholiques, ce n'est pas du dérapage et ce n'est pas qu'à Rouen. Je vous garantis que c'est sur toute la France. Certes, ces subventions concernent le fonctionnement, mais lors de la construction de la mosquée de Rouen qui a duré sept ans, ils ont uniquement rencontré des problèmes de fonctionnement.

M. Christian BATAILLE : Je vous rappelle que la construction des cathédrales a pris quatre cents ans.

M. Yvon ROBERT : Certes, mais aujourd'hui on refait les chauffages et les presbytères, puisque ces lieux appartiennent aux communes. La loi de 1905 n'est pas respectée, mais je ne propose pas de la supprimer. Ce que je constate dans la réalité quotidienne, que ce soit pour la loi de 1905 ou pour celle de 1959, c'est que bien des lois ne sont pas appliquées. Ce n'est pas simplement le problème de l'éducation, c'est qu'en fait, il y a à côté de la réalité des lois, des équilibres sociaux, culturels, politiques quotidiens dont les uns et les autres nous nous contentons, avec lesquels nous vivons. Je veux bien que l'on bouleverse ces équilibres, mais attention à la manière de le faire.

Fondamentalement, je crois que sur ce sujet, il y a un très large accord sur le fond, tant au niveau des responsables de l'Education que parmi la classe politique. La vraie difficulté, ce sont les modalités pour y parvenir. C'est là qu'il y a de vraies divergences mais qui, à mon sens, n'ont pas grand-chose à voir avec les divergences politiques. C'est la manière dont on perçoit notre capacité collective à faire appliquer une loi.

Je constate, au regard de tous les exemples dont on dispose qu'un certain nombre de lois sont très difficiles d'application, dès lors qu'elles touchent aux croyances, aux convictions, aux sentiments les plus profonds. Il ne suffit pas de proclamer. Ce que j'ai envie de dire à la représentation nationale, si une loi est faite, c'est qu'en même temps qu'on la fait, posons-nous la question de toutes les conséquences de son application. Avant de faire un texte, il conviendra d'avoir listé, de façon très approfondie et réfléchie, les conséquences de l'application de cette loi.

M. Eric RAOULT, Président : Je vous remercie pour vos interventions.

Audition conjointe de
M. Philippe GUITTET, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale (SNPDEN),
de M. Pierre RAFFESTIN, responsable de la commission laïcité du SNPDEN
et de Mme Marie-Ange HENRY, secrétaire académique de Paris et proviseur du
lycée Jules-Ferry


(extrait du procès-verbal de la séance du 25 juin 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je vous remercie de nous consacrer un peu de votre temps sur un sujet difficile. Le but de notre mission est de déterminer s'il faut légiférer ou non sur le port des signes religieux à l'école et, s'il le faut, dans quel sens.

Tout d'abord pouvez-vous nous dire si le problème du port de signes religieux ostentatoires est un problème minoritaire ou, au contraire, s'il concerne beaucoup d'élèves ?

Par ailleurs, avez-vous le sentiment que les textes actuels, notamment l'avis du Conseil d'Etat et les différentes circulaires, vous permettent de faire respecter ce qui nous rassemble tous, c'est-à-dire la laïcité à l'école ? Si ces textes ne vous paraissent pas suffisants, quelles modifications vous paraissent pouvoir être apportées ?

Enfin, considérez-vous qu'un établissement scolaire comporte plusieurs espaces ? En d'autres termes, pourrait-on tolérer, à un endroit, le port du voile, et ne pas le tolérer dans un autre ? La classe peut-elle être un espace isolé de la cour, des couloirs, ou pour vous l'espace scolaire est-il un tout ?

M. Philippe GUITTET : Je vous présenterai en premier lieu notre organisation. Le SNPDEN est affilié à l'UNSA-Education. C'est une organisation très représentative chez les personnels de direction puisqu'elle réunit des proviseurs, des principaux et des adjoints et qu'aux élections professionnelles, nous représentons les deux tiers des voix. Notre représentativité est donc très forte. De plus, nous syndiquons massivement les personnels.

En premier lieu, le terme de signes ostentatoires ne nous convient pas réellement. Nous préférerons parler de signes identitaires. Cette question nous préoccupe beaucoup au SNPDEN, au point que, lors de notre dernier conseil syndical national, qui est notre assemblée la plus importante, nous avons voté une motion à la quasi-unanimité de nos mandants sur cette question.

M. le Président : Pourriez-vous nous communiquer cette motion ?

M. Philippe GUITTET : Bien sûr. Le problème qui se pose essentiellement est que le Conseil d'Etat admet le port individuel de signes identitaires. Nous sommes donc obligés, même si la jurisprudence est précisée depuis 1999, de traiter les événements au cas par cas. Cela nous oblige, d'une certaine manière, à dire le droit.

M. le Président : C'est-à-dire à adapter le droit au fait.

M. Philippe GUITTET : Tout à fait. Nous sommes confrontés à quelque chose de difficile. La question du prosélytisme ne peut jamais être évoquée. Les seules questions mises en avant par les tribunaux sont le trouble à l'enseignement, c'est-à-dire le port du voile dans les cours d'éducation physique ou de technologie. Mais les autres questions ne sont pas mises en avant du tout. C'est donc une difficulté d'application des textes au quotidien.

Le Conseil d'Etat admet le port individuel du foulard ou de signes identitaires dans l'école, puisque la question, nous semble-t-il, ne porte pas uniquement sur le voile, même si c'est une question essentielle. C'est un problème car l'école ne peut plus véritablement répondre à sa mission. En effet, les enseignants ont en face d'eux des élèves qui peuvent être identifiés. L'enseignant n'a pas devant lui un élève, mais un élève juif, un élève musulman ou un élève chrétien. C'est un problème fondamental.

Une autre question essentielle est que les jeunes, qui sont voilées ou qui portent des signes distinctifs, ne le font pas toujours pour exprimer une liberté ou une conscience individuelle. Il semble qu'il peut y avoir des pressions communautaires ou familiales fortes sur ces jeunes. Cela peut être l'inverse aussi : des jeunes filles portent le voile contre leur famille parce qu'elles font l'objet d'une pression communautaire ou considèrent le port du voile comme une façon de s'affirmer de manière communautaire.

Or, cette pression communautaire identitaire nous apparaît de plus en plus forte ces dernières années. Pour répondre à votre question qui est de savoir s'il y a de plus en plus de cas, je ne le crois pas. Selon la médiatrice de l'Education nationale, nous sommes passés de 400 cas par an à 100 cas par an. Ces chiffres me semblent refléter la réalité.

M. le Président : Peut-être certains proviseurs ne s'adressent-ils pas à l'administration centrale pour signaler tous les cas ?

M. Philippe GUITTET : Tout à fait. Certains proviseurs continuent d'essayer de dialoguer avec les jeunes filles, dans des conditions souvent de plus en plus difficiles. Lorsque l'avis du Conseil d'Etat de 1989 a été rendu, nous avons souhaité que les proviseurs dialoguent en premier lieu, avant l'application des textes. Mais à l'époque, les questions ne se posaient pas dans les mêmes termes.

Nous avons demandé aux proviseurs de dialoguer avec les jeunes filles et de le faire dans les meilleures conditions. Nous ne voulions pas a priori adopter une position coercitive ou d'exclusion.

Les circulaires n'ont rien arrangé. Au contraire, nous nous sommes très rapidement aperçus que les tribunaux avaient des visions différentes. La situation s'est légèrement améliorée en 1999, avec l'arrêt Ait Ahmad, puisque la jurisprudence du Conseil d'Etat s'est clarifiée. Mais depuis ces deux dernières années, la pression identitaire communautaire s'est accrue.

Je crois que les événements internationaux, que ce soit l'attentat du World Trade Center ou le conflit israélo-palestinien, ont contribué au renforcement des pressions communautaires. Les incidents sont de plus en plus fréquents dans les écoles. En 2002, il y a eu de nombreux incidents, en particulier antisémites, dont environ 10 % des cas se sont déroulés dans l'enceinte de l'école.

Nous assistons donc à une pression identitaire communautaire de plus en plus forte. Il arrive fréquemment que des personnes attendent des jeunes filles à la sortie de l'école pour leur faire remettre leur voile. Cette pression à la sortie des écoles n'existait pas il y a quelques années.

Ce n'est pas forcément un problème quantitatif, mais qualitatif. C'est ce que l'on ressent le plus fortement.

Un autre élément nous semble important. L'école peut difficilement jouer son rôle d'apprentissage d'autonomie de la pensée et de l'esprit critique lorsque nous avons affaire à des élèves qui, dans l'école publique, ont une affirmation communautaire ou identitaire. Cela ne nous semble pas correspondre aux principes de l'école publique définis par les lois fondatrices de notre République, en particulier la loi de 1905.

A l'heure actuelle, nous assistons à une transformation très importante. La pression communautaire identitaire s'effectue de façon très masquée, notamment sur les associations culturelles des quartiers, avec une volonté de se développer aujourd'hui à l'école. A l'émission « Mots croisés » à laquelle j'ai participé, j'ai rencontré une jeune fille qui, sous couvert de défense de l'école qui lui avait permis d'aller jusqu'à bac plus 5 en sociologie, était en fait encadrée par des gens de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF).

Il est indispensable de lire les rapports de Mme Hanifa Chérifi sur les réactions des jeunes filles. Auparavant, nous pouvions discuter avec elles assez facilement sur le fait de retirer ou pas leur voile. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans cette situation. Elles connaissent les arrêts du Conseil d'Etat et ont une attitude beaucoup plus déterminée face au problème. Elles sont très entourées par des juristes, des prédicateurs, toutes sortes de gens qui font pression.

Nous sommes très inquiets sur l'avenir de l'école laïque, s'il n'y a pas de réactions à ce phénomène.

M. le Président : Certes, mais comment réagir ?

M. Philippe GUITTET : Par une législation. Nous ne sommes pas favorables à une modification de la loi de 1905 qui doit conserver toute sa place. Il faut au contraire la conforter. C'est la position que nous défendons. Nous estimons qu'il n'y a pas d'autre solution aujourd'hui qu'une législation claire qui ne permettrait pas aux signes identitaires d'avoir leur place à l'école.

Si, au nom de la liberté et de la tolérance, on ne réagit pas aujourd'hui, certains en profiteront pour s'implanter dans l'école publique. C'est un élément fort et essentiel. En 1989, on pouvait dire à une jeune fille de retirer son voile ; quinze ans après, on n'est plus du tout dans la même situation. La pression sera de plus en plus forte et nous y perdrons beaucoup.

Le chantage aux écoles confessionnelles n'est pas un élément que l'on doit retenir. Après tout, si certains ont choisi d'affirmer leur identité, ils peuvent le faire dans des écoles confessionnelles. L'école publique n'a pas à jouer ce rôle ou alors elle n'assumera plus sa mission jusqu'au bout.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais tout d'abord faire une remarque sur la sous-estimation éventuelle des chiffres donnés par Mme Chérifi. Il n'y a aucune raison de penser que cette sous-estimation intervienne maintenant et pas auparavant. Il est probable que les 400 cas recensés il y a quelques années étaient déjà sous-estimés. On peut appliquer le même principe aux 100 cas actuellement recensés. Il reste que le nombre de cas conflictuels est probablement effectivement en diminution.

Je voudrais revenir sur votre dernière phrase, selon laquelle s'il doit y avoir une affirmation de signes identitaires religieux, cela doit se faire dans des établissements confessionnels. Vous considérez donc que la conséquence cohérente et logique d'une loi sur le port des signes religieux à l'école serait de créer des établissements confessionnels privés sous contrat musulmans ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas dit cela. La question des établissements privés sous contrat est un autre élément qui ne relève pas de ma compétence. Les établissements privés catholiques sous contrat accueillent toutes les confessions. Cela ne serait peut-être pas le cas pour des établissements privés musulmans sous contrat. En effet, il y aurait peut-être là un enjeu particulier, pour les établissements privés sous contrat, de garantir un accueil large. Pour l'instant, cela n'est pas le problème que je pose en tant que tel.

M. le Président : Je voudrais prolonger la question de M. Glavany. Selon vous, pour être ferme dans les établissements publics, il convient de permettre à ceux qui veulent porter un signe d'aller le porter ailleurs, notamment dans un établissement confessionnel ?

M. Philippe GUITTET : La question, à mon avis, ne se pose pas en ces termes. Si l'école publique est ferme, nous ferons globalement reculer le port du voile, c'est-à-dire que beaucoup ne souhaiteront pas forcément aller dans des écoles confessionnelles...

M. le Président : Certes, mais pourquoi avez-vous dit que la solution pourrait être la création d'établissements confessionnels ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas vraiment dit cela. J'ai dit qu'il ne fallait pas céder au chantage qui est de garder ces jeunes filles parce qu'on peut les former. C'est un chantage fait à l'école publique pour qu'elle cède devant le pluralisme des confessions et perde son caractère laïque qui signifie l'extériorité vis-à-vis des confessions culturelles.

M. le Président : Ce n'est pas tout à fait ce que nous avions entendu avec M. Glavany. Vous avez parlé d'école confessionnelle.

M. Philippe GUITTET : Oui, mais encore une fois, j'ai dit que la question de l'école confessionnelle était un chantage. Certains exercent un chantage en disant qu'ils créeront des écoles confessionnelles s'il y a une législation. Si l'école laïque est suffisamment ferme, elle fera reculer globalement ce problème-là.

Ici ou là, il y aura peut-être des écoles confessionnelles. Mais c'est la fermeté de l'école laïque et de la République qui fera reculer ce problème, et non pas l'affaiblissement et l'affadissement devant le pluralisme des confessions.

M. Pierre RAFFESTIN : Nous ne sommes pas du tout pour une généralisation du pluralisme scolaire selon les identités et les confessions, voire d'autres idéologies.

Nous sommes très attachés au caractère universel de l'école publique laïque. Ce que nous avons voulu préciser, c'est qu'il ne faut pas que l'argument du chantage, selon lequel des écoles confessionnelles seront créées, soit pris en compte. Tout d'abord, les écoles ne se créeraient pas comme cela. Ensuite, le seul moyen d'éviter un chantage est d'y résister. Si jamais on y cède, on abandonne le terrain.

S'agissant du début de l'intervention de M. Glavany relative à l'estimation du phénomène, nous n'avons pas de recensement exhaustif. D'une part, ce sont des phénomènes qui se différencient dans le temps, avec des temps forts où nous sommes soumis à ces problèmes de signes identitaires, et des périodes moins problématiques. D'autre part, beaucoup de ces cas sont minimisés sur place. On n'en fait pas trop état car ce sont toujours des situations difficiles. Je ne crois pas que l'on peut se targuer d'avoir un recensement exhaustif des situations.

En revanche, le travail de Mme Chérifi est très précis, puisqu'elle intervient sur demande de recteurs, de chefs d'établissement ou d'inspecteurs d'académie. Elle est donc en mesure d'établir un recensement précis.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais reprendre ce terme de « chantage » qui comporte une connotation péjorative ou agressive. En l'occurrence, au-delà du chantage, certainement effectué par un certain nombre de ces jeunes filles et de ceux qui les manipulent, ce n'est pas tant le chantage qui nous intéresse, mais l'équilibre.

Si une loi devait être édictée, puisque certains s'inscrivent dans cette logique, elle ne pourrait s'inscrire que dans la redéfinition d'un nouvel équilibre qui ne devrait pas stigmatiser une religion particulière, pour être acceptable politiquement, même si ce terme « politique » est discutable et que chacun peut avoir ses convictions sur ce point.

De plus, cet équilibre doit être juridique, pour que cette loi puisse être acceptable d'un point de vue constitutionnel et du point de vue de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Ce n'est donc pas un chantage, mais plutôt une donnée de base pour l'éventuelle confection d'une loi que de définir un équilibre, lequel, si l'on déplace le curseur sur le port des signes, devra aussi être déplacé sur d'autres sujets, pour que la liberté religieuse soit renforcée.

Mme Marie-Ange HENRY : Je représente les personnels de direction de l'académie de Paris. Je suis moi-même proviseur à Paris. Il me semble que l'on se place beaucoup du point de vue de la liberté individuelle et de l'identité des jeunes gens et des jeunes filles et qu'il faudrait également considérer le point de vue du professeur dans sa classe. Cela est rarement évoqué.

M. Philippe Guittet y a fait allusion dans son propos introductif : un professeur n'a pas à connaître la religion des élèves qui sont en face de lui. Il y a une entrée législative possible par ce biais. Depuis Condorcet, nous avons une république et un enseignement d'intégration et non pas d'assimilation. Quand Mme Elisabeth Badinter s'est exprimée à « Mots croisés », elle indiquait que, quand elle était professeur de philosophie il y a vingt ans en banlieue, tout était très calme et l'on pouvait avoir des échanges sur la philosophie. Elle avait en face d'elle des jeunes filles - car la mixité à l'époque n'existait pas -, dont elle ne savait si elles étaient musulmanes, juives, chrétiennes, athées ou agnostiques. C'était une bonne entrée de cette question.

Je pourrais vous citer un exemple très édifiant des difficultés que nous rencontrons aujourd'hui. Notre collègue du lycée Turgot à Paris, Mme Thérèse Duplaix, a été proviseur au lycée Paul-Eluard de Saint-Denis avant d'être mutée, à sa demande, au lycée Turgot. Au milieu des années 80, elle a eu à en découdre avec un jeune homme qui, à la sortie du lycée, incitait les jeunes filles à remettre leur voile. Elle a discuté, de façon très vigoureuse, dans son bureau avec ce jeune homme, lequel lui a répondu : « Les jeunes filles ne mettront pas le voile, mais sachez que, dans quelques années, c'est nous qui vous dirons ce que vous avez à faire ». Est-ce normal ?

Aujourd'hui Thérèse Duplaix est proviseur du lycée Turgot dans le 4ème arrondissement de Paris. Les communautés juives et musulmanes, en particulier, s'y affrontent sur les questions sensibles évoquées tout à l'heure.

Nous avons aujourd'hui des jeunes filles qui refusent d'assister aux cours de sciences et vie de la terre (SVT) ou de se rendre au cours de piscine obligatoire. Au lycée Voltaire, dans le 11ème arrondissement de Paris, régulièrement, deux ou trois jeunes gens guettent à la sortie les jeunes filles pour s'assurer qu'elles remettent leur voile. Quelle est la liberté individuelle de ces jeunes filles? Elles sont sous pression et entourées, ainsi que nous le constatons dans nos établissements.

Le dernier incident en date a eu lieu pendant les épreuves de BTS, il y a quinze jours. Un jeune homme est sorti de la salle de composition et s'est couché dans le couloir pour faire sa prière. Le proviseur est allé chercher le professeur d'arabe qui n'est pas un professeur de l'Education nationale, mais un enseignant payé par le Maroc. Il fait très bien son travail, il n'y a pas de jugement porté sur ce point, mais il a demandé au jeune homme s'il avait obtenu une dérogation de son imam pour ne pas faire la prière pendant son épreuve.

Ces différents cas de figure obligent les chefs d'établissement à faire du droit local en permanence.

M. le Président : Si je résume vos propos, Madame, pour les proviseurs, les professeurs, les jeunes élèves et l'école, il faut une nouvelle loi leur donnant un cadre juridique susceptible de sauver l'école laïque et républicaine.

Mme Marie-Ange HENRY : Oui.

M. Philippe GUITTET : C'est la position majoritaire et quasiment unanime de notre syndicat aujourd'hui.

M. le Président : Dans l'espace scolaire, faites-vous des distinctions entre les différents lieux ?

Mme Marie-Ange HENRY : Non.

M. Philippe GUITTET : Cela n'a pas de sens de faire des distinctions. L'école est un tout.

Mme Marie-Ange HENRY : L'école est un service public, mais c'est aussi une institution à l'intérieur de laquelle on doit respecter la transmission des savoirs. Les élèves ne sont pas que des usagers, ce sont des élèves qui écoutent des maîtres et à qui l'on transmet des savoirs. Depuis Condorcet, l'école doit former des citoyens libres.

M. Jacques MYARD : Je voudrais rebondir sur la question des écoles confessionnelles. Si des écoles confessionnelles se constituaient - nous sommes dans un pays de liberté - et si l'enseignement était contraire à la fois aux programmes et à un certain nombre de principes de la République notamment l'égalité des sexes, dans votre esprit, peuvent-elles avoir un contrat avec l'Etat ?

M. Philippe GUITTET : Non, c'est très clair.

M. Jacques MYARD : Dans un deuxième temps, si la violation est plus grande - et on peut le craindre dans certains cas -, ne pensez-vous pas que l'on pourrait utiliser le décret-loi de 1936 autorisant la dissolution d'un organisme contraire aux valeurs de la République ?

Par ailleurs, vous n'avez pas fait allusion à la question de l'absentéisme dans les cours, notamment le vendredi ou le samedi matin pour le respect de dogmes religieux.

M. Philippe GUITTET : Nous sommes obligés de travailler au cas par cas. Mais il est vrai qu'il y a de l'absentéisme dans des cours d'éduction physique et sportive (EPS), voire des certificats médicaux de complaisance qui permettent de ne pas assister à ces cours. Nous sommes bien obligés de tenir compte de cela. Aujourd'hui, le refus d'assister à des cours ou d'être voilée à un cours pourrait être un élément d'exclusion, mais ce n'est pas la solution que nous préconisons a priori.

Les personnels de direction ont toujours travaillé avec beaucoup de responsabilité, ont tenté de dialoguer. Ils l'ont fait pendant des années et le font encore. Nous n'avons jamais voulu travailler dans le sens de l'exclusion, ce n'est pas notre volonté. Toutefois, aujourd'hui, nous sommes confrontés à une situation nouvelle dont ne prennent pas conscience tous ceux qui écrivent sur la liberté individuelle des jeunes filles. Ils n'ont pas vu le saut qualitatif qui s'est fait sur la place dans l'expression du communautarisme.

Mme Marie-Ange HENRY : Une autre liberté individuelle qu'il faut faire respecter est celle des enfants issus de l'immigration, de la deuxième ou troisième génération, qui ne veulent respecter ni le ramadan ni d'autres fêtes, et qui sont soumis à des pressions. J'ai personnellement reçu à Jules-Ferry la fille d'un juriste berbère laïc. Elle n'a pas pu rester dans son collège du 20ème arrondissement parce que, pendant le ramadan, elle déjeunait. Elle était donc soumise à des pressions. L'immense majorité est encore dans ce cas et c'est cette majorité que nous devons protéger pour que l'école de la République fasse son métier d'intégration.

M. Jean-Yves HUGON : Je voudrais faire une remarque et poser deux questions. M. le secrétaire général, vous avez terminé votre intervention par une phrase que j'ai trouvée forte. Vous avez dit qu'il fallait réagir au nom de la liberté et de la tolérance. Si je me fais « l'avocat du diable », ne pensez-vous pas que l'on puisse vous rétorquer que justement, réagir au nom de la liberté et de la tolérance, c'est aussi passer par l'intolérance ?

Ma question s'adresse aux chefs d'établissement que vous êtes. Comment ressentez-vous la position du corps professoral vis-à-vis de cette question, car je suppose que vous avez des entretiens avec les professeurs et qu'ils s'expriment également sur ce sujet ? Par ailleurs, en tant que chef d'établissement, vous êtes garant de la sécurité à l'intérieur de l'établissement. Y a-t-il des situations, dans la vie scolaire, où le port du voile entraîne une insécurité physique pour la jeune fille qui le porte ?

M. Philippe GUITTET : Pour répondre à votre dernière question, il est évident que le port du voile peut entraîner des dangers lors des cours qui comportent des manipulations comme ceux de technologie ou de SVT. Le port du voile peut entraîner une insécurité physique.

Mais en la matière, la jurisprudence du Conseil d'Etat est relativement claire. On peut s'appuyer assez facilement sur cette jurisprudence, mais le problème n'est pas là. Faut-il être intolérant d'une certaine manière ? En tout cas la tolérance, nous semble-t-il, est l'extériorité par rapport aux confessions et à l'expression et non pas le pluralisme des religions dans l'école. Souvent, au nom de la tolérance et de la liberté, on impose une pression religieuse. On est complaisant.

En ce qui concerne votre question sur l'avis du corps enseignant, il évolue. Le syndicat majoritaire des enseignants est très partagé sur cette question. Je sens néanmoins dans les réactions, y compris d'articles et d'interventions, des manifestations positives sur cette question là, y compris sur les positions que nous prenons, en tant que représentants des personnels de direction. Ils sont très attentifs et refusent parfois des élèves, ce qu'ils peuvent faire d'ailleurs.

En effet, dans le dernier jugement, alors que nous ne pouvons pas interdire l'accès à l'école à une jeune fille voilée de manière permanente, il est précisé qu'un professeur peut refuser une jeune fille voilée dans son cours, considérant qu'elle n'y a pas sa place.

M. Georges MOTHRON : Je suis député-maire d'Argenteuil, une grande ville de banlieue, qui compte une importante population immigrée d'origine maghrébine. Pendant très longtemps, les lieux de prière étaient relégués dans des caves. Nous avons créé, il y a sept et trois ans maintenant, deux mosquées. Par pur hasard, ces deux mosquées jouxtent maintenant, l'une comme l'autre, deux établissements, un lycée et un collège. Il semblerait, selon les professeurs et les proviseurs, qu'il y ait plus de problèmes qu'auparavant.

Avez-vous établi un rapport entre la création de lieux de culte officiels et l'évolution de problèmes depuis sept ou dix ans ?

M. Philippe GUITTET : Le problème des mosquées ne nous concerne pas directement en tant que chef d'établissement. Il faut seulement savoir qui dirige les mosquées. Pour cela, il suffit de lire, dans la presse, les votes exprimés lors de la constitution du dernier comité musulman. Ils montrent que les forces intégristes ont plus de place qu'on ne pouvait le penser à une certaine période. Il faut donc rester très attentif à cette question.

Ce n'est pas l'existence en soi d'une mosquée que l'on doit rejeter. Au contraire, il est normal que les musulmans aient des lieux de culte publics. En revanche, les forces qui avancent ne sont pas les plus libérales. C'est cela le vrai problème. Il ne faut pas négliger le fait que l'UOIF a pris, dans les banlieues, une place importante. C'est un vrai problème de pression. Ils sont très bien organisés, font de l'entrisme et savent très bien utiliser nos lois. C'est la raison pour laquelle nous avons récemment réagi sur cette question là.

M. René DOSIERE : J'ai noté que vous faites du port du voile un signe quasi exclusivement religieux.

S'agissant des autres religions, en particulier la religion catholique largement dominante, ou la religion juive, avez-vous connaissance de problèmes posés par ce que vous appelez des signes identitaires ? Si c'est le cas, quels sont les types de signes identitaires qui posent problème pour ces autres religions ? Par ailleurs, comment vous situez-vous par rapport à la présence d'aumôneries, notamment catholiques, dans les lycées publics ?

Deuxième question : j'ai bien noté votre souhait de disposer d'une loi qui clarifie la situation. N'avez-vous pas le sentiment, quel que soit le contenu de cette loi, qu'elle aurait l'inconvénient de brider considérablement l'autonomie des chefs d'établissement pour faire face à des situations qui ne sont jamais semblables d'un endroit à un autre et que, de ce point de vue, la loi n'est peut-être pas toujours la meilleure des formules ?

Mme Marie-Ange HENRY : Il y a bien entendu de la surenchère et le port d'un signe en a entraîné un autre. Au lycée Turgot, le port du voile a entraîné le port de la kippa, dans une conjoncture internationale difficile. Moi-même, au lycée Jules-Ferry, je n'ai pas directement ce problème, mais pour le baccalauréat, je reçois des candidats venant de plusieurs établissements, et, cette année, j'ai dû demander à trois jeunes filles de retirer leur voile et à un jeune homme sa kippa, ce qu'ils ont fait sans aucun problème, avant de franchir le seuil du lycée.

Il est donc évident qu'un signe distinctif en entraîne un autre. Les luttes communautaires, qui existent aux lycées Turgot et Voltaire de Paris, à Créteil et à Versailles, dont mes collègues vous parleraient également, entraînent une surenchère. Quant aux signes distinctifs de la religion catholique, ils sont inexistants. On ne peut pas dire qu'il y a du prosélytisme.

M. Hervé MARITON : Et si une jeune fille porte une croix sur son chemisier ?

Mme Marie-Ange HENRY : Je n'ai pas encore vu dans mon lycée, qui compte 1 400 élèves, une jeune fille porter une croix sur son chemisier. De toute façon, il faudrait qu'elle soit de grande taille pour représenter un signe distinctif. C'est pourquoi le terme d'ostentatoire nous semble trop subjectif. Le terme « distinctif » est plus adéquat.

Le voile est doublement discriminatoire parce qu'il est un signe distinctif réel de religion, au même titre que la kippa, mais aussi parce qu'il est un signe distinctif d'infériorité de la jeune fille par rapport à l'homme, l'homme n'étant d'ailleurs considéré que comme un être de concupiscence.

Par conséquent, pour nous qui sommes 50 % de femmes dans la zone Paris-Créteil-Versailles à diriger des établissements et un peu moins en province, nous sommes très attachées au fait que notre école est aussi une école d'égalité des sexes. Nous menons actuellement une campagne à l'Education nationale pour que les jeunes filles aillent vers les classes préparatoires scientifiques. A côté de cela, nous avons cette espèce de « Moyen âge en marche » qui fait que les jeunes filles sont voilées et ne peuvent pas aller aux travaux pratiques de physique ou de sciences naturelles. Il y a là une contradiction évidente.

S'agissant des aumôneries, leur existence est prévue au niveau législatif depuis la loi de 1905. Pour ce qui me concerne à Paris, je n'ai jamais eu de remontée de difficultés quelconques. Je crois que les difficultés des aumôneries tiennent au fait qu'elles ne peuvent pas avoir une existence régulière. Mais je n'ai pas connaissance de cas précis.

M. Philippe GUITTET : Nous n'avons jamais voulu une autonomie totale des établissements. Nous sommes chefs d'établissement, nous sommes dans une autonomie cadrée et nous souhaitons qu'elle le soit par des textes et des lois. En particulier, nous avons refusé l'expérimentation autour de l'autonomie des établissements. Nous sommes pour davantage d'autonomie dans les établissements, mais nous ne souhaitons pas avoir une autonomie totale. Nous sommes les représentants de l'Etat dans l'établissement et nous souhaitons avoir un cadrage sur notre façon de vivre cette autonomie, même si nous la voulons un peu plus forte que celle qui existe aujourd'hui.

M. le Président : A l'école des langues orientales, une fille voilée a refusé de répondre à son enseignant sous prétexte que la voix féminine est impudique.

Mme Marie-Ange HENRY : Oui, tout à fait.

M. Jean-Pierre BRARD : Dans le même établissement d'ailleurs, sous une burka, on a trouvé un homme.

Mme Marie-Ange HENRY : Oui, parce que cela permet de composer les uns à la place des autres.

M. Jean-Pierre BRARD : J'ai bien entendu que vous avez comme inspirateur Condorcet mais aussi Louise-Michel !

Mme Marie-Ange HENRY : Ce n'est pas incompatible !

M. Jean-Pierre BRARD : Effectivement et c'est tout à votre honneur, selon moi. J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt ce que vous avez dit et cela fait écho après l'audition d'hier matin. J'ai rencontré l'un de nos quatre proviseurs, une femme de qualité, déterminée, avec qui j'évoquais l'audition du matin. Quand je lui ai demandé ce qu'elle en pense, elle m'a répondu que c'est de plus en plus difficile, qu'elle est obligée de régler les conflits au cas par cas et que les personnels ne tiennent plus.

Ma question est la suivante. Au-delà des signes religieux extérieurs, pensez-vous qu'il faille élargir le champ de notre réflexion en proposant une législation assurant une égalité réelle entre les cultes, sur la question des lieux de culte, et une lutte plus conséquente contre l'analphabétisme religieux ? Dans nos établissements, y compris parmi les enseignants chez qui la connaissance de l'histoire des religions recule, conviendrait-il de faire de cette connaissance de l'histoire du fait religieux un point d'appui de la lutte contre l'intolérance ? Ne pensez-vous pas qu'une approche plus globale permettrait ensuite de percevoir une éventuelle interdiction des signes religieux comme la conséquence et non pas le point de départ d'une démarche ?

M. Philippe GUITTET : La République doit se poser d'autres questions sur l'intégration, le développement des ghettos du fait de l'urbanisme, et les problèmes de carte scolaire, des questions auxquelles l'école ne peut pas répondre. Il y a là de vraies questions qui dépassent la question des communautés d'identité à l'école.

S'agissant du débat relatif à l'histoire des religions, il me semble que nos enseignants font très bien ce travail à l'heure actuelle. Je suis convaincu qu'il ne faut pas séparer l'histoire des religions de l'enseignement général de l'histoire. A cet égard, j'ai lu avec intérêt les travaux de M. Régis Debray. A priori, je n'y adhère pas totalement, mais ce n'est pas une position unique dans notre organisation syndicale. Il me semble que l'on peut très bien traiter ces questions dans le cadre de l'histoire, sinon on risque de se focaliser encore plus sur ces questions de religion, même si cela est abordé de manière ouverte.

M. Jean-Pierre BRARD : M. le secrétaire général, pour compléter ma question, qu'est-ce qu'un professeur de mathématiques connaît de l'histoire des religions et comment peut-il maîtriser les problèmes auxquels il est confronté s'il est ignorant sur ce sujet ?

M. Philippe GUITTET : Si vous parlez de la formation des enseignants, c'est une autre question. Nous sommes tout à fait conscients qu'il y a peut-être des connaissances à améliorer à ce niveau.

Mme Marie-Ange HENRY : Si le professeur de mathématiques est bien formé à l'histoire des religions, il n'empêche qu'on lui demande surtout d'enseigner la géométrie spatiale.

M. le Président : Pensez-vous que le mode de sélection et de formation des enseignants est aujourd'hui suffisant, quelle que soit par ailleurs la discipline qu'ils enseignent, pour affronter ce problème au quotidien ?

M. Philippe GUITTET : Nous avons fait quelques propositions sur l'évolution des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), la formation et le suivi des enseignants. Nous avons demandé, en particulier, un tutorat plus long, car les enseignants sont trop rapidement livrés à eux-mêmes dans leur premier poste. Les IUFM ont certes multiplié les formations diverses (gestion de la violence ou autre), mais c'est sur le terrain, ensuite, qu'il faut suivre les enseignants et ne pas les laisser seuls dans leur métier, dans des zones difficiles ce qui est souvent le cas pour le premier poste. C'est là que l'institution a tout son rôle à jouer.

Mme Marie-Ange HENRY : Il y a une ambiguïté dans votre propos, M. le député, parce que vous demandez si les enseignants sont prêts à affronter toute compréhension de toute religion.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas du tout ce que j'ai dit, Madame. J'ai demandé s'ils avaient les connaissances pour comprendre et maîtriser et non pas tolérer...

Mme Marie-Ange HENRY : Les religions peut-être pas. Mais en tout cas, la question qui se pose est comment ils peuvent affronter les extrémismes et les intégrismes. Avec les exemples que nous évoquons, nous ne sommes plus tout à fait dans le domaine des religions, mais des religions dans leur acception intégriste. C'est une autre perspective.

M. le Président : Pour prolonger le propos de M. Brard, au-delà de l'histoire des religions, on peut aussi se demander s'il ne serait pas nécessaire qu'il y ait une formation spécifique du fait religieux, et notamment de l'islam, pour les enseignants et les éducateurs, non pas pour accepter, mais mieux comprendre.

M. Philippe GUITTET : Nous n'avons pas d'a priori sur la question. Nous n'y sommes pas du tout hostiles.

M. Pierre-André PERISSOL : J'aurais une question de pratique à vous poser. Le port du voile fait partie d'un tout qui comprend aussi le refus d'assistance à certains cours ou l'absentéisme certains jours. Si la jurisprudence n'est pas très calée par rapport au port du voile, elle est très claire sur ce sujet : si l'élève n'assiste pas à un cours, des sanctions sont prévues. Je note que vous avez répondu au Président que lorsqu'il y avait refus d'assistance à un cours, vous pouviez immédiatement exclure l'élève, mais que vous ne le faisiez pas.

Je ne critique pas votre position, mais j'essaie de l'analyser. En effet, vous nous dites : « C'est à vous de prendre vos responsabilités, faites une loi qui énonce une interdiction claire de port du voile pour que nous l'appliquions. » Mais quelle sera la conséquence de cette loi ? Si vous l'appliquez, cela aboutira à une exclusion. Or aujourd'hui, vous avez déjà la possibilité d'exclure quand vous êtes confrontés à un certain nombre de comportements, mais pour des raisons que je peux comprendre, vous ne le faites pas.

Ma question est la suivante : faut-il faire une loi alors que là où vous pourriez agir maintenant, vous ne le faites pas ? Qu'est-ce qu'une loi changerait ?

Vous dites ensuite que cela vous permettrait peut-être de pouvoir dialoguer avec les jeunes filles concernées en leur disant de ne pas porter le voile parce que cela est interdit par la loi. Mais dans le même temps, vous nous dites qu'aujourd'hui vous avez de moins en moins de possibilités de dialogue, par rapport à il y a dix ans, parce qu'il y a une confrontation, un rapport de force qui n'ont rien à voir avec la religion, mais résultent d'un intégrisme presque plus politique que religieux.

M. le Président : J'ajoute que vous avez dit : « On ne modifie pas la loi de 1905 et on fait du droit local ». Cette cohabitation d'un principe et d'une possibilité qui vous permet de faire du « cousu main » n'est-elle pas finalement la solution ? Une loi est-elle vraiment nécessaire ?

M. Philippe GUITTET : Un certain nombre d'absences sont excusées par des certificats médicaux, beaucoup plus nombreux que l'on ne croit. En deuxième lieu, il ne me semble pas avoir dit que nous ne faisions rien. Mais il est préférable de disposer d'une loi qui va fixer un principe général, plutôt que de traiter les jeunes au cas par cas dans chaque établissement. Il est évident que nous essayons de ne pas exclure immédiatement certains élèves. Il y a des commissions et un débat. Si cela ne change pas, la dernière solution est l'exclusion.

Je vous rappelle que le ministère nous avait promis une loi - que nous attendons toujours - permettant aux chefs d'établissement d'exclure des élèves pour des raisons d'absentéisme.

M. Pierre-André PERISSOL : De quoi avez-vous besoin exactement ?

M. Philippe GUITTET : L'absentéisme est un mal endémique qui dépasse le problème des signes religieux. Pour une exclusion de plus de huit jours, nous sommes systématiquement obligés de réunir un conseil de discipline. L'absentéisme aujourd'hui est un vrai problème car il est très lourd. Il faudrait tenir de nombreux conseils de discipline. Nous ne pouvons pas nous permettre de tenir un conseil de discipline qui se fait casser pour des raisons formelles, comme cela est arrivé à plusieurs reprises.

Il est normal que le recteur, qui apprécie la décision du conseil de discipline lors d'une commission d'appel de discipline, puisse dire s'il y a eu respect des textes et si l'exclusion était justifiée. Nous prenons systématiquement nos responsabilités lorsqu'il s'agit de traiter ces cas. La majorité des personnels de direction essaie de réagir et de traiter cette question-là.

Mme Marie-Ange HENRY : Au lycée, vous ne pouvez pas sanctionner un élève majeur de dix-huit ans qui va à la mosquée le vendredi et se fait lui-même un mot d'excuse, puisqu'il est majeur. De même, vous ne pouvez pas exclure une jeune fille qui ne va pas à la piscine parce qu'elle a le certificat d'un médecin complaisant.

M. le Président : Ce n'est pas parce que vous aurez un texte que vous pourrez exclure une jeune fille qui vous fournira un mot d'excuse.

Mme Marie-Ange HENRY : Un texte fixe un cadre réglementaire général. Le problème aujourd'hui, c'est que les situations sont hétérogènes.

M. le Président : Que pouvez-vous faire s'il y a trop d'absences ?

Mme Marie-Ange HENRY : Nous finissons par mettre en marche des conseils de discipline qui sont des machines lourdes. Il faut aussi savoir qu'en conseil de discipline, l'élève est assisté le plus souvent des religieux. Il l'est également en commission d'appel auprès du recteur. C'est une machine infernale. Si nous avions un cadre plus précis, toutes ces procédures infernales, lourdes pourraient en partie être évitées.

M. Pierre-André PERISSOL : Je note qu'il y a vraiment deux choses distinctes : d'un côté, un cadre légal, de l'autre, des modalités de mise en oeuvre.

Supposez qu'il y ait demain une loi qui vous autorise à exclure, vous aurez toujours la même mécanique, de plus en plus lourde, avec les mêmes religieux et la même procédure.

Mme Marie-Ange HENRY : Pas forcément.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous demandez certes une loi, mais d'abord que le ministère définisse un cadre clair et général pour faire en sorte que l'exclusion d'un élève qui n'assiste pas aux cours ou fait des choses contraires au règlement, a fortiori à la loi, puisse être décidée sans que cela soit un parcours du combattant. En tout état de cause, c'est un point qui peut déjà ressortir de nos travaux.

Avez-vous le moyen de faire vérifier ces certificats de complaisance quand il s'agit de déguiser des absences pour des raisons communautaristes habillées d'un prétexte religieux ?

M. Philippe GUITTET : Aucun. Ce n'est pas le rôle des médecins scolaires de vérifier ces certificats. Le seul rôle des médecins scolaires, en la matière, concerne l'épreuve d'EPS du baccalauréat.

M. Jean-Pierre BRARD : Si les exemptions n'étaient données que par un médecin agréé ou le médecin scolaire, le problème pourrait être réglé. Mais une telle mesure ne relève pas du domaine de la loi.

Mme Marie-Ange HENRY : Cependant, cela nécessiterait d'avoir un médecin scolaire plus d'une demi-journée par semaine dans les établissements.

M. le Président : C'est un autre problème qui n'est pas le nôtre aujourd'hui.

M. Jacques DESALLANGRE : M. Guittet, dans l'article que vous avez signé dans « Libération », vous demandez que l'on s'interroge sur la signification du voile. Il me semble que c'est effectivement un point de passage obligé, avant de rédiger éventuellement la loi que vous réclamez. On le voit par la différence d'interprétation des juridictions : tantôt cela est considéré comme un signe ostentatoire, tantôt on n'y voit ni provocation, ni pression, ni prosélytisme.

Par ailleurs, vous dites que vous préférez la qualification de « signe identitaire » à celle de « signe ostentatoire ». S'il y avait une loi, devrait-elle considérer que tout signe identitaire est ostentatoire ?

Mme Marie-Ange HENRY : Quand des élèves entrent au lycée Turgot ou au lycée Voltaire en portant une kippa ou un voile, il y a volonté de manifester une réalité.

M. le Président : Quand un signe distinctif devient-il ostentatoire ?

Mme Marie-Ange HENRY : Il devient ostentatoire quand il est un élément de pression. Par exemple, lorsqu'il signifie « je porte le foulard et les jeunes filles qui ne le portent pas sont de mauvaises musulmanes ».

M. Jacques DESALLANGRE : M. le Président, il conviendra néanmoins de conserver le terme ostentatoire. Nous ne pourrons pas l'évacuer.

M. Philippe GUITTET : Cela peut être aussi un signe politique. La question du prosélytisme et celle du caractère ostentatoire ne sont jamais traitées par le Conseil d'Etat et les tribunaux. Ce sont toujours les questions d'assistance aux cours ou les questions de sécurité qui sont évoquées. En 2003, il est nécessaire de rappeler ce que sont les conditions de la laïcité dans l'école. Pour moi, c'est l'essentiel de ce combat, aujourd'hui, compte tenu de la situation. Si nous ne le faisons pas, nous perdrons beaucoup de notre conception de la démocratie et de la République laïque. Ce cadrage est un moment de rappel des conditions de la laïcité.

M. Yvan LACHAUD : Je suis élu à Nîmes, dans le Gard. J'ai travaillé dix ans dans l'enseignement public et, pendant quinze ans, j'ai été chef d'un établissement catholique. Je ferai deux remarques et je vous poserai une question.

Pour ma part, j'adhère à votre position selon laquelle on ne peut pas laisser les chefs d'établissement se « débrouiller » seuls sur le terrain. Pour l'avoir vécu, je sais qu'ils sont confrontés en permanence à des difficultés qui prennent énormément de temps et qu'on ne peut pas leur demander de régler seuls ce problème alors que l'Etat, lui-même, ne prend pas toujours ses responsabilités.

Il est nécessaire de discuter pour savoir s'il faut une loi ou des circulaires pour apporter un cadre plus précis. Mais - et je suis d'accord avec vous sur ce point -, il faut aller plus loin pour protéger les chefs d'établissement. Vous indiquiez tout à l'heure que des écoles confessionnelles musulmanes pourraient éventuellement constituer une solution ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas dit cela.

M. Yvan LACHAUD : Si un certain nombre de personnes prenait la décision de faire fonctionner pendant cinq ans des écoles musulmanes, je ne vois pas aujourd'hui ce qui, dans les textes, mis à part les crédits limitatifs, pourrait s'y opposer. A cet égard, je ne vois pas de problème : si certains souhaitent ouvrir de tels établissements, ils peuvent le faire.

M. le Président : Mais le problème se poserait de nouveau, puisque les établissements sous contrat doivent recevoir tous les élèves quels qu'ils soient.

M. Yvan LACHAUD : Je suis tout à fait d'accord. Peut-être est-il alors temps de vérifier quel est le fonctionnement de l'enseignement privé sous contrat, et plus particulièrement confessionnel, dans ce pays. Je crois que l'on constaterait qu'à part quelques établissements privés sous contrat, le reste fonctionne relativement bien. C'est peut-être l'occasion de régler des problèmes. Cela nous aiderait, si des écoles musulmanes devaient s'ouvrir, à vérifier que tout élève peut être accueilli dans ces établissements.

Dans votre syndicat, y a-t-il des personnes qui ont des positions très différentes sur le port du voile ou de tout autre signe distinctif ? Avez-vous des exemples de jeunes filles portant le voile qui ont été exclues d'un établissement et acceptées dans un autre ?

M. Philippe GUITTET : Dans certains établissements, il y a parfois des négociations du type foulard-bandana, etc. Lors de notre dernier conseil syndical national, les 250 membres présents du syndicat se sont exprimés quasiment à l'unanimité, puisqu'il n'y a pas eu de voix contre, en faveur de l'adoption d'une législation claire.

Il est certain que, parmi nos 7 500 adhérents (sur les 13 000 personnels de direction), il n'y a pas unanimité sur ce point. Mais globalement néanmoins, les positions que nous exprimons sont celles des chefs d'établissement.

M. Yves JEGO : Je voudrais que l'on revienne sur le sujet des aumôneries et les questions qui pourraient se poser sur d'éventuels effets collatéraux de textes en la matière.

Deux points de vue peuvent être distingués :

- Selon certains, si un texte vient rappeler les fondements de l'école publique et permet d'éradiquer le phénomène que l'on constate tous sur le terrain, il convient d'aller jusqu'au bout de la logique et de sortir les aumôneries traditionnelles de l'école.

- Selon d'autres, c'est peut-être l'occasion, à l'image des aumôneries catholiques, d'avoir dans les établissements scolaires des lieux spécifiques dédiés aux religions.

Je voudrais connaître votre position sur ces deux extrêmes. En effet, immanquablement, si nous allons vers une nouvelle loi dans ce domaine, la question sera posée. Vous semble-t-il possible d'avoir, dans les établissements, des lieux spécifiques réservées aux religions, ou alors dans le cadre d'une loi stricte, aller au bout de la logique et faire en sorte que les aumôneries ne se situent plus dans les établissements scolaires ?

M. Philippe GUITTET : J'avoue que nous n'avons pas débattu de cette question dans notre syndicat. C'est une question très intéressante et qui se posera en effet, mais je ne me permettrai pas de donner une position sur cette question. En effet, soit tout le monde est concerné par la loi, soit personne. S'il y a nouvelle loi, il ne faut absolument pas qu'elle soit vécue comme une attaque contre les musulmans car les effets seraient pires.

Cette loi doit être une redéfinition ou une définition nouvelle de la laïcité en 2003, et non une disposition de revanche contre la communauté musulmane ou juive. Ce n'est pas ce que nous souhaitons.

D'ailleurs, je ferai remarquer que l'on a tendance à dire qu'il y a cinq millions de musulmans en France. Or il n'y a pas plus cinq millions de musulmans en France que cinquante millions de chrétiens. C'est beaucoup plus compliqué. Il faut éviter de dire cela.

L'avis des organisations religieuses, comme celle qui vient de se créer chez les musulmans ou le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) dans la communauté juive, a de l'intérêt, mais il ne doit pas constituer un blocage. Il ne faut pas attendre l'avis ou le soutien du comité musulman nouvellement créé ou du CRIF pour voter une loi laïque.

M. le Président : Vous ne souhaitez pas une législation contre la religion, mais une réaffirmation du principe de la laïcité à l'école ?

M. Hervé MARITON : En effet, il ne faut assurément pas légiférer contre les musulmans. Néanmoins, la question d'actualité qui se pose à nous est bien celle du voile dit islamique. C'est là l'une des grandes difficultés de notre débat. Nous devons absolument éviter le premier terme, sans pour autant nier le second.

M. Périssol a repris dans son intervention ce que nous avions entendu lors d'auditions précédentes autour d'un critère simple qui est celui de l'assistance à l'enseignement. Eu égard à ce que nous avons entendu, en particulier dans la réponse que vous lui avez donnée, il me semble qu'il conviendrait de définir de meilleures conditions de vérification de ce critère et peut-être vous apporter un certain nombre d'outils en ce sens. Ce qui a été évoqué sur la vérification des mots d'excuse est un élément important.

Vous dites qu'il y a un critère absolu, celui de la capacité à assister à l'enseignement en toute circonstance. Il semble que ce critère ne vous suffise pas, quand bien même ses conditions de gestion seraient améliorées. Vous demandez donc une loi. Mais nous avons vu, il y a quelques minutes, qu'il y aurait alors immédiatement un débat sur le fait de savoir ce qui est ostentatoire et ce qui ne l'est pas.

Très probablement, on se retrouverait alors à peu près dans la situation actuelle car, en réalité, la loi ne serait probablement guère plus utile au chef d'établissement pour mesurer la taille du signe et définir son caractère ostentatoire. Celui-ci répond en effet à une définition subjective, la pression que le signe exerce sur celui qui reçoit le message, l'appréciation des différents signes car, au-delà du signe religieux, il peut y avoir d'autres signes. Où s'arrête-t-on ? Qu'expriment l'insigne d'un parti politique, le signe d'appartenance ou de sympathie pour SOS-Racisme, un symbole de solidarité avec un engagement public ou des campagnes que ce soit pour la lutte contre le Sida ou autres combats ? Comme la loi ne définira pas cela, car ce serait évidemment périlleux, vous risquez de vous retrouver dans la même situation. Quand la République est attachée à de grands principes forts, comme celui de la laïcité, faut-il absolument une loi pour rappeler ce qui existe déjà ?

Je termine par une question très précise. N'y a-t-il aucune possibilité que le critère objectif, qui est celui de l'assistance à l'enseignement, puisse devenir un critère efficace et suffisant de gestion ? Par ailleurs, mesurez-vous bien qu'une loi laisserait toute entière la difficulté d'appréciation de la mesure du signe en face duquel vous vous trouvez ?

M. Philippe GUITTET : Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites. C'est votre débat mais ce n'est pas notre débat. Je n'ai pas parlé d'« ostentatoire », j'ai parlé de signes « identitaires et visibles ». Cela pourrait être un élément d'appréciation. On peut parler de « signes de reconnaissance identitaires et visibles ». C'est une affirmation toute simple. Je ne me situe pas dans ce débat.

Le débat autour de l'assistance aux cours est un élément du débat, mais ce n'est pas le seul. L'autre élément du débat est que l'on ne peut pas faire cours, en tant qu'enseignant, face à des kippas, des voiles ou des croix chaldéennes.

M. Hervé MARITON : Pouvez-vous faire cours face à un jeune qui porte un insigne d'appartenance associative ?

M. Philippe GUITTET : Je n'ai pas dit cela. Mais je vous réponds non.

Mme Marie-Ange HENRY : Dire que l'on se retrouverait dans la même situation, c'est se projeter dans un avenir aussi incertain. En effet, si nous avons un cadrage rappelant les règles de l'école de la République, nous pouvons quand même aussi compter sur les personnes qui seront obligées de s'incliner.

J'ai entendu M. Malek Boutih, lui-même, dire à la jeune fille voilée de « Mots croisés » qu'elle essayait de faire reculer les limites de la République. Dans sa bouche, c'était assez fort de dire cela à une jeune fille voilée. On essaie de forcer le trait à chaque fois. Or, si l'on recadre la situation de façon assez générale et que l'on entre dans le détail du contrôle des certificats médicaux et des cours, il faut savoir que nous n'avons pas pléthore de personnels pour effectuer ce contrôle et que la situation est hétérogène d'une communauté éducative à l'autre. Vous pouvez avoir, dans un établissement scolaire, des positions différentes parmi les membres du personnel sur l'attitude à adopter.

Jusqu'à preuve du contraire, l'école de la République n'a pas à connaître ces différences. La qualité de l'école de la République, c'est de mettre les élèves sur un pied d'égalité, pas simplement à l'intérieur du lycée que nous dirigeons, mais d'un lycée à l'autre, d'une région à l'autre, d'un département à l'autre. C'est la raison pour laquelle nous réclamons un texte de cadrage, non par pour notre confort personnel de chef d'établissement, mais simplement pour pouvoir dire les limites. Or les limites sont comme un édredon, elles peuvent être enfoncées d'un côté et rebondir de l'autre.

M. le Président : C'est bien ce que je retiens. Le problème pour nous est de bien comprendre votre position. Personne ne remet en cause le principe de la laïcité, mais il convient de vous donner un cadre juridique pour faire que, à l'école, vous puissiez faire appliquer ce principe de la laïcité. C'est là notre problème.

Nous entrons alors dans une autre difficulté très délicate qui est celle de l'écriture de la loi. En effet, il ne faut pas que cette loi apparaisse s'exprimer contre quelque chose, mais, au contraire, pour réaffirmer quelque chose.

M. Eric RAOULT : Il y a eu très peu de votants pour l'élection au conseil musulman : si l'UOIF a eu des voix, c'est peut-être parce que ce sont les plus militants, mais ils ne représentent pas la plus grande partie des musulmans. On aurait tort de dire « UOIF = voile ». C'est une organisation jeune, militante, mais qui ne s'est pas encore prononcée sur le voile.

M. Philippe GUITTET : J'ai quand même entendu quelques sifflets dans une réunion publique ... !

M. Eric RAOULT : En l'occurrence, si l'on veut éviter des raccourcis, M. le secrétaire général, il ne faut pas les employer soi-même. C'est la raison pour laquelle, avant que cette organisation ne se soit prononcée, il faut être attentif au cheminement de leurs déclarations à l'intérieur des structures dans lesquelles il peut être. J'aurais deux questions.

Lorsqu'un tel problème intervient dans un établissement scolaire, comment gérez-vous la communauté éducative ? Les exemples que j'ai eus dans mon propre département ont laissé des traces très profondes et durables de division au sein de la communauté éducative. Quand il y a un conflit très grave au sein des formations syndicales, cela laisse des traces très profondes.

Mme Marie-Ange HENRY : Raison de plus !

M. Eric RAOULT : Il ne faut pas être aussi « militante ». Nous n'avons pas pris de position dans cette mission. Avez-vous pu percevoir qu'un conflit très profond se crée sur ce point ? Par ailleurs, lorsque les premiers voiles sont apparus, les représentations diplomatiques ont eu un rôle très important à jouer dans la recherche de solutions. Dans les cas nouveaux, ce sont d'autres pays, qui ont parfois adapté leur propre législation. Avez-vous noté une modification dans les pays dont sont originaires les jeunes filles concernées ?

Mme Marie-Ange HENRY : A votre question « comment faites-vous ? », je répondrai que l'on fait comme on peut. Chaque chef d'établissement fait ce qu'il peut avec sa communauté éducative. C'est vrai que cela laisse des traces. J'ai connu des établissements scolaires où l'accueil ou le non-accueil d'une jeune fille a laissé des traces dans la communauté éducative. Raison de plus pour qu'un cadrage permette à la communauté éducative de ne pas avoir à se poser de questions ni à s'affronter. Quand je dis que nous faisons comme nous pouvons, c'est vraiment au cas par cas, c'est un accompagnement.

M. Philippe GUITTET : C'est un accompagnement comme on sait le faire dans des situations de crise importantes. C'est notre métier. Je ne suis pas sûr, M. le député, de ne pas avoir lu certaines interviews du secrétaire général de l'UOIF et d'autres sur la question du voile. J'ai lu un article de M. Tariq Ramadan sur cette question-là. Il développait des positions qui me font craindre que l'UOIF instrumentalise des éléments de la République.

Mme Martine DAVID : Je voudrais revenir sur l'accompagnement. Vous dites, et les témoignages que nous avons entendus vont dans ce sens, qu'il n'y a pas plus de cas mais qu'ils sont beaucoup plus durs. Pour prolonger cette réflexion, nous avons eu l'impression, lors de l'audition de Mme Chérifi, qu'un accompagnement extérieur de la jeune fille se substituait à celui des parents, ceux-ci étant de plus en plus difficiles à joindre. Désormais, des religieux accompagnent les jeunes filles ou sont à la sortie des établissements. Avez-vous ce sentiment ? Ce changement rend-il le dialogue plus difficile ?

Deuxième point : il me semble que, dans le monde éducatif, la volonté plutôt majoritaire est d'aller vers un cadre législatif plus rigoureux et plus visible, mais que c'est plutôt à l'extérieur du monde éducatif que l'on dit et écrit beaucoup. Plus nos auditions avancent, plus le dossier semble se complexifier, ce qui suppose que nous aurons de plus en plus de difficultés à prendre une décision. J'ai été très sensible aux arguments que vous avez développés ce matin. Ils remettent en question des choses qui me semblaient acquises, c'est-à-dire qu'après trois semaines de travail, il me semblait qu'un nouveau cadre législatif ne répondrait pas à ce que la situation exige.

M. Philippe GUITTET : Nous sommes sur le terrain.

Mme Martine DAVID : Je voudrais être certaine que vous pesez bien le fait qu'une loi aura obligatoirement une conséquence dissuasive forte. Estimez-vous que c'est l'une des solutions pour aider les chefs d'établissement et les enseignants en premier lieu ? Que pensez-vous de ceux qui écrivent que légiférer entraînerait beaucoup plus de réactions négatives de la part des fondamentalistes et des jeunes filles ? Croyez-vous qu'il ne faut pas trop donner d'importance à cette question ?

Mme Marie-Ange HENRY : Pour répondre à la première partie de votre question, je dirai que paradoxalement, un certain nombre de jeunes filles voilées aujourd'hui ont des mères qui ne les aident pas. Elles sont issues de familles d'une génération d'immigration que nous n'avons pas connues fondamentalistes. En revanche, elles sont toujours assistées de religieux, y compris une jeune fille, lors d'une émission de télévision récente.

Mme Martine DAVID : Y compris lors des conseils de discipline ?

M. Philippe GUITTET : Tout à fait. Dans un conseil de discipline, lorsque l'élève est mineur, les parents sont convoqués, mais ils peuvent toujours faire appel à un défenseur. Les parents se font souvent représenter soit par des prédicateurs, soit par des juristes.

M. le Président : La solution ne serait-elle pas de modifier ces textes ?

M. Philippe GUITTET : Il faut être prudent car cela représente des garanties en même temps.

Mme Marie-Ange HENRY : Considérer que la laïcité est une affaire acquise serait une erreur. La laïcité est un combat permanent qui change de terrain. La laïcité ayant peut-être changé de combat, prenons-nous bien en compte les conséquences ? A cela, je répondrai « à chacun son métier ». Nous sommes nommés par le ministre, nous appliquons les règles et nous sommes le dernier représentant de l'Etat sur le terrain.

Mais nous sommes aussi demandeurs d'un cadre parce qu'il n'est pas satisfaisant de se « débrouiller » localement avec des communautés éducatives plus ou moins divisées, plus ou moins déchirées ou tolérantes. On ne peut pas accommoder les principes de l'école de la République. Aujourd'hui, dans la construction du citoyen, nous avons des jeunes de 18 à 25 ans qui ne votent pas. Pour eux, être citoyen, prendre un bulletin de vote et le mettre dans l'urne, c'est difficile. Or la particularité de l'école de la République française, c'est de former le citoyen. Oui, nous savons ce que nous faisons, oui nous savons ce que nous demandons.

M. le Président : Comme Mme David l'a rappelé, et cela est très intéressant, nous avons reçu des intellectuels, des philosophes, des personnes aussi défenseurs que nous du principe de la laïcité, mais qui nous demandaient de ne surtout pas légiférer. Ils vous rejoignent sur le point qu'il ne faut pas légiférer contre une religion. D'une manière générale, pour ces intellectuels, les textes suffisent. Mais vous, praticiens du terrain, vous nous lancez un appel qui interpelle un certain nombre d'entre nous, vous nous demandez de vous aider pratiquement et de manière précise à faire appliquer dans l'école le principe de la laïcité.

Je voudrais une précision pour l'étape de rédaction ou d'une éventuelle rédaction d'une loi. Vous avez bien spécifié qu'il ne fallait pas faire de distinction dans l'application de ce principe au sein de l'espace scolaire, mais faites-vous une distinction entre le primaire et le secondaire ? Vous savez qu'il y a déjà une distinction avec l'université.

M. Philippe GUITTET : Il ne faut pas faire de distinction entre le primaire et le secondaire, puisque les élèves, qui suivent une scolarité normale, iront au lycée jusqu'à environ 18 ans.

M. le Président : La distinction avec l'université vous choque-t-elle ?

Mme Marie-Ange HENRY : Oui. J'ai entendu de grands philosophes comme Christian Jambet, professeur en khâgne au lycée Turgot, et Catherine Kinzler, donnant un cours de philosophie devant un demi amphithéâtre de jeunes filles voilées, admettre qu'ils étaient gênés.

M. Jacques MYARD : Pour aller dans le sens du respect de l'égalité, seriez-vous favorables à ce que tous les élèves soient désormais en blouse ?

M. Philippe GUITTET : Cette question n'est pas réaliste aujourd'hui. Cela n'empêche que, dans certains de nos départements d'Outre-mer, notamment en Guadeloupe, en Martinique et en Guyane, les élèves de collège, sans avoir un uniforme, ont pour consigne de s'habiller en blanc en haut et en bleu en bas, ce qui leur permet de porter un jeans et un tee-shirt blanc. Ce n'est pas autorisé par les lois de la République, mais c'est admis dans tous les collèges de Martinique, de Guadeloupe et de Guyane. De fait, les élèves ont un uniforme.

M. René DOSIERE : Vous venez d'évoquer la Guyane. Avez-vous des informations selon lesquelles le problème de signes identitaires se pose de façon particulière ou pas ?

M. Philippe GUITTET : En Guyane, il y a vraiment d'autres problèmes qui tiennent à la porosité des frontières et à la difficulté d'accueil des élèves venant du Surinam et du Brésil. D'autres questions tiennent à la culture particulière des jeunes Indiens, mais les questions identitaires autour du voile ne sont pas essentielles.

M. le Président : Je vous renvoie à l'excellent article que M. Guittet a publié hier dans « Libération ».

M. Philippe GUITTET : Le titre n'est pas de moi. J'avais donné comme titre « Une loi de laïcité pour l'école pour conforter la loi de 1905 ». « Libération » a voulu faire de l'accroche avec son titre.

M. Pierre RAFFESTIN : Sur le champ d'application de la loi, tout comme M. Guittet, la situation de l'université ne me plaît pas plus, mais il faut distinguer le champ de la scolarité obligatoire primaire, collège et lycée, de l'université.

M. Guittet vous a répondu tout à l'heure sur le fait que l'établissement était un tout et, par incidence, est venu le problème des aumôneries. Il ne faudrait pas oublier que des lieux affectés à la religion dans des établissements scolaires datent d'une époque où ces établissements scolaires étaient absolument fermés sur l'extérieur. Dans les années cinquante, les élèves internes dans un lycée n'avaient pas beaucoup de loisirs, de sorties à l'extérieur. Aujourd'hui, le problème ne se pose plus dans les mêmes termes. Les élèves sortent, y compris quand ce sont des élèves internes de collège.

M. Philippe GUITTET : En conclusion, il conviendrait de traiter cette question aujourd'hui par une législation claire car, sinon dans dix ans, la question qui se posait tout à l'heure sera plus difficile à traiter. C'est un enjeu pour notre travail au quotidien, mais c'est aussi une question qui touche l'ensemble de la République, question à laquelle nous sommes directement intéressés en tant que personnels de direction et représentants de l'Etat dans les établissements scolaires.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Paul de GAUDEMAR,
directeur de l'enseignement scolaire, responsable des établissements publics et des établissements privés sous contrat

(extrait du procès-verbal de la séance du 25 juin 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Avant de commencer votre audition, je rappelle que la Direction de l'enseignement scolaire (DESCO) élabore la politique et la réglementation relatives à l'organisation et au fonctionnement des écoles et des établissements du second degré. Elle définit la politique en matière de vie scolaire, de prévention, d'action sanitaire et sociale en faveur des élèves. Elle exerce également la tutelle des zones d'éducation prioritaire.

Après un exposé introductif pour nous présenter votre bilan de la situation concernant le port des signes religieux à l'école, votre audition se poursuivra sous la forme d'un échange de questions et réponses.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je vous remercie de m'avoir invité à partager avec vous certaines réflexions et certains éléments de pratique. J'ai en effet la chance de pouvoir m'adresser à vous à la fois dans mes responsabilités actuelles de directeur de l'enseignement scolaire et comme ancien recteur d'académie.

En effet, pendant de longues années, j'ai été recteur d'académie à Toulouse et à Strasbourg où j'ai eu à connaître de nombreuses situations concrètes dont j'ai tiré à la fois, à titre personnel et professionnel, un certain nombre d'éléments de réflexion qui inspireront mon propos.

Je suis par ailleurs accompagné de M. Claude Bisson-Vaivre, sous-directeur à la DESCO, chargé de la sous-direction des établissements et vie scolaire qui, dans ses attributions, a notamment la charge de suivre la plupart des questions liées à celles dont nous allons débattre aujourd'hui.

Ces quelques mots de présentation vous montrent d'emblée que vous avez en face de vous quelqu'un qui est très sensible à ces questions pour les avoir rencontrées de manière très concrète. Je dirai même volontiers que je les ai rencontrées parfois dans des conditions qui font réfléchir sur le fonctionnement de l'institution.

Je voudrais évoquer la question qui nous préoccupe à travers trois éléments de réflexion. Le premier est de déterminer ce qu'il y a derrière la question de la présence des signes religieux à l'école, c'est-à-dire, au fond, la question de la relation entre l'école et la religion. C'est la question à la base de laquelle nous devons placer beaucoup de nos réflexions.

En second élément de réflexion, j'évoquerai la manière dont on peut poser certaines questions quant à ce que signifie cette place des signes religieux. Il y a plusieurs manières d'aborder ce problème et ce serait une erreur de croire que cela peut se poser de manière simple.

Le troisième élément de réflexion portera sur les moyens dont l'école dispose aujourd'hui face à ce phénomène, et sur les autres moyens dont elle pourrait éventuellement disposer.

Pour aborder le fond du sujet, c'est-à-dire l'ensemble laïcité-religion-enseignement, nous sommes tous convaincus que la laïcité est une des valeurs essentielles de notre école publique, voire du service public de l'éducation nationale dans un sens plus extensif, avec tout ce que cela implique d'attitudes vis-à-vis non seulement de la religion mais, ce qui n'est pas la même chose, vis-à-vis du fait religieux.

Je voudrais dire d'emblée que nous sommes face à une question qui est d'autant plus délicate que la conviction s'est faite peu à peu - et surtout depuis quelques années - qu'il faut donner une place au fait religieux à l'école, car c'est un élément essentiel de notre patrimoine culturel, et en même temps que le fait religieux n'est pas la religion. Il n'est pas le signe d'appartenance à telle ou telle religion. Cela nous conduit, depuis quelque temps, à nous interroger sur la question - dont celle des signes religieux n'est qu'une conséquence - de l'organisation, de la prescription, de la réglementation et du contenu même des enseignements.

C'est une chose que je voudrais souligner devant vous, en ma qualité de responsable du contenu des enseignements. Un des éléments qui me frappe - et qui est à l'origine des questions les plus délicates que nous avons à traiter - est la façon dont notre école, notamment publique, proclame la neutralité et la laïcité par rapport à la fois aux convictions, aux croyances et aux comportements religieux, comme étant depuis toujours un de ses fondements. Elle a, par là même, prescrit un certain nombre de réglementations - mais j'ai le sentiment que nous sommes face à une sorte de double effritement du contenu que nous donnons à la notion de laïcité. Nous constatons également un effritement de notre capacité à intégrer le fait religieux dans les enseignements eux-mêmes, cause d'appauvrissement même de la substance de nos enseignements. Dans le même temps, la mise en place d'une réglementation donne de fait une certaine place à la reconnaissance institutionnelle des comportements religieux.

A titre d'exemple, le calendrier scolaire, dans notre tradition, est un calendrier très fortement marqué par le christianisme. Nous avons observé, toutes ces dernières années, l'introduction d'un grand nombre de tolérances sur des pratiques liées aux fêtes religieuses d'autres religions. Je pense en particulier à tout ce que nous acceptons en matière de pratique des fêtes juives qui donne lieu à des textes officiels de la fonction publique, à certaines périodes, relayés par notre ministère avec des textes spécifiques, ou encore à ce que nous acceptons pendant la période du ramadan dans les établissements.

Ce propos a pour but d'introduire une question que je ne voudrais pas que l'on sous-estime et sur laquelle je reviendrai dans mon troisième point, notamment en termes de contenu et d'organisation de l'enseignement, pour décrire cette situation quelque peu paradoxale. L'école peut être considérée comme la chambre d'écho de situations que notre société a parfois du mal à traiter.

Le deuxième élément de réflexion porte plus précisément sur les signes religieux et sur ce que l'on entend mettre sous cette notion. Il y a des notions tout à fait évidentes. Le voile islamique peut apparaître comme un emblème des signes religieux, mais d'autres formes de signes religieux, parfois mieux tolérés par notre tradition scolaire, peuvent soulever des questions comparables.

De ce point de vue, j'évoquerai trois types de différenciations. La question des signes religieux impose une réflexion sur la différenciation des lieux. On ne peut pas poser la question de la même manière dans l'école ou hors l'école, par rapport à certains espaces ou certains moments de l'enseignement par rapport à d'autres. Il faut accepter une analyse fine de cette situation. C'est une première remarque, la distinction principale étant celle entre l'espace privé et l'espace public à l'intérieur duquel on trouve l'espace scolaire.

On assiste d'ailleurs à des situations extrêmement contrastées selon lesquelles, des signes religieux - le voile islamique mais parfois aussi la kippa, voire d'autres signes d'appartenance religieux parfois plus discrets - sont portés de manière très ostensible en public à l'extérieur de l'école, mais enlevés à l'intérieur de l'école, parfois l'inverse.

La relation entre l'espace public de l'école et l'espace privé, notamment de la famille, est parfois traitée différemment pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. De ce point de vue, nous ne pouvons pas, ne serait-ce que parce que notre champ d'autorité ne s'exerce pas en dehors des murs de l'école, ne pas tenir compte de ce que signifie le signe religieux dans l'école par rapport à ce qu'il signifie hors de l'école.

Une autre distinction très importante est celle qui concerne d'une part les élèves, d'autre part les personnels. A cet égard, les avis du Conseil d'Etat sont très clairs. Je vous renvoie à l'avis de 1989 sur les élèves, mais également à un avis de 2000 qui explique très clairement et confirme ce que nous avons toujours pratiqué, que pour les adultes, notamment en situation d'exercer leur profession à l'intérieur des écoles, le port de tout signe religieux, et notamment du voile islamique, est très strictement contrôlé et prohibé.

Entre des agents qui représentent le service public et exercent la mission du service public dans l'établissement et l'élève, le traitement, confirmé en cela par les avis du Conseil d'Etat, peut aussi être posé de manière différente.

Le troisième élément de différenciation sur lequel je souhaite attirer votre attention, et qui se situe au coeur de bien des problèmes que nous avons rencontrés, est la distinction entre le port de signes religieux et le comportement qui lui est attaché. Je peux témoigner d'une longue expérience personnelle dans ce domaine. J'ai rencontré de nombreuses jeunes filles désireuses de porter le voile islamique avec un éventail très varié de situations et de motivations. Mais la plupart d'entre elles avaient par ailleurs des comportements scolaires absolument impeccables : excellentes élèves, excellent comportement en classe, aucune réticence par rapport aux enseignements, suivi de l'ensemble des cours.

Par rapport à l'obligation scolaire et à ce dont est fait la vie d'un élève, réglementairement, il n'y avait rien à reprocher à ces jeunes filles sinon le port du voile. A l'inverse, des élèves plus conformes en termes de tenue vestimentaire ou de port de quelque signe que ce soit, avaient des comportements scolaires beaucoup plus problématiques, y compris un comportement pouvant confiner parfois au prosélytisme. De ce point de vue, nous aurions tort de limiter la réflexion à ce qui pourrait n'apparaître que comme une simple objectivation du comportement vis-à-vis de la religion, c'est-à-dire d'un comportement de type prosélytique.

De ce point de vue, on ne peut traiter séparément ce qui peut apparaître comme une manifestation ostentatoire d'une conviction - et à ce titre condamnable dans le cadre d'une école laïque - et des comportements même en l'absence de signes religieux, non moins ostentatoires.

Ces trois éléments de différenciation doivent être au coeur de notre réflexion.

Le dernier élément de cette introduction concerne les moyens dont dispose l'école. Le premier point est un petit retour sur l'enseignement lui-même, domaine où il faut avouer que les paradoxes que j'évoquais au début de mon propos sont assez nettement présents. Par exemple, si nous faisons le tour de nos programmes d'enseignement actuels, depuis l'école primaire - dont j'ai également la responsabilité - jusqu'au baccalauréat, nous constatons une situation étonnante : à la fois, au moins de manière implicite et parfois de manière explicite, le fait religieux est extrêmement présent dans nos contenus d'enseignement, pour des raisons qui tombent sous le sens de par la nature même des disciplines que nous enseignons.

A titre d'exemple, il est très difficile d'enseigner l'histoire sans un certain nombre de références importantes à des faits religieux. Mais donner une place au fait religieux à l'école, ce n'est pas remettre Dieu dans l'école. Dans nos programmes d'enseignement, que ce soit à travers l'histoire, la littérature, la philosophie, les langues vivantes, les arts, même à travers l'enseignement scientifique notamment les sciences de la vie, on retrouve ce fait religieux, mais en même temps, il n'est pas assumé comme tel. C'est une des faiblesses de notre système.

Il y a une espèce de réticence de notre institution, depuis longtemps, à parler de la religion car cela pourrait constituer une façon « d'introduire le loup dans la bergerie » alors que c'est un fait de culture qui fait partie du patrimoine que nous avons à transmettre. Certains travaux récents, notamment le rapport élaboré par Régis Debray pour le ministre précédent de l'éducation nationale et repris à leur compte par les ministres actuels, nous ont fait avancer sur ce que pourrait être, à l'avenir, cet enseignement du fait religieux, sous la forme laïque que j'évoquais à l'instant.

Cela procède, en même temps d'ailleurs, d'une formation des enseignants, voire de nos autres personnels. En effet, tout ce que nous évoquons suggère que la formation de nos personnels, notamment de nos enseignants, est insuffisante pour leur permettre de se positionner de manière plus positive et non pas simplement défensive ou négative par rapport à ces questions.

Je vous ai apporté deux ouvrages que nous venons de publier récemment. L'un est notamment issu d'un colloque très important qui s'est tenu, il y a quelques mois, sur l'enseignement du fait religieux. Il présente une somme de réflexions tout à fait intéressante autour des questions que je viens d'évoquer, et fournit également quelques éléments d'analyse de nos programmes d'enseignement en la matière. Je vous ai également apporté les actes d'un colloque sur l'islam que nous avons tenu dans le cadre de la formation de nos enseignants.

Nous avons un programme de travail dans ce domaine qui touche à la fois à l'enseignement donné aux élèves, mais aussi à la formation des personnels, notamment des enseignants, en manière de formation initiale et de formation continue.

De quelles autres armes disposons-nous pour faire face aux problèmes et aux conflits, parfois très traumatisants pour une communauté éducative - et qui se sont beaucoup focalisés ces dernières années sur le port du voile islamique -, voire sur des risques de conflit entre des groupes à l'intérieur d'établissements s'identifiant à des communautés ? Le cas le plus fréquent que nous rencontrons dans nos établissements est celui d'un groupe s'identifiant, par exemple, à la cause palestinienne et, par là même, par un lien qui n'est pas aussi logique qu'il pourrait y paraître, avec la cause musulmane, d'autres s'identifiant à la cause israélienne, souvent aussi assimilée à la cause de la religion juive.

Ce qui nous inquiète le plus, c'est bien ce risque d'affrontement, c'est-à-dire quelque chose qui, d'une certaine façon, dans un langage devenu de plus en plus commun sur les communautés, donne du corps à une réalité que nous voudrions voir disparaître. En d'autres termes, nous sommes toujours très prudents lorsque, dans un lycée, on nous mentionne qu'il y a une « communauté » musulmane, juive ou turque importante.

Nous en avons débattu, de manière approfondie, avec des personnes qui ont beaucoup réfléchi à cette question. Je pense notamment à Mme Dominique Schnapper avec laquelle nous travaillons beaucoup et qui nous disait à quel point elle était réticente à la notion même de « communauté » employée sans discernement. Or nous savons bien que, dans des circonstances locales, concrètes, nous sommes tentés de parler en ces termes. Par là même, cela donne corps, à travers cette notion, à des choses qui sont d'une certaine manière contraires à notre conception de l'intégration républicaine à l'intérieur de l'école laïque.

De ce point de vue, nous avons entre les mains peu d'outils mais beaucoup plus qu'on ne le croit. Tout d'abord, je fais partie de ceux qui pensent que l'avis du Conseil d'Etat de 1989 est un avis très clair, certes pas facile à utiliser à première vue, mais qui est clair à l'usage. De ce point de vue, la première arme très importante dont nous disposons est une application très rigoureuse de cet avis du Conseil d'Etat. Quand je dis très rigoureuse, c'est que selon les termes de l'avis du Conseil d'Etat, ce n'est pas le port du signe religieux en lui-même qui peut poser problème, mais le fait qu'il soit le témoignage ou la traduction ou qu'il s'accompagne d'un comportement qui soit contraire à ce que l'obligation scolaire ou l'obligation faite à l'élève implique. De ce point de vue, une application stricte de cet avis, lorsqu'elle est pratiquée, peut permettre de résoudre un grand nombre de situations.

J'ai également déjà mentionné l'avis du Conseil d'Etat de 2000 sur les personnels qui peut apparaître plus clair que celui sur les élèves. Nous avons aussi mis en place plus récemment d'autres outils à l'égard de ce phénomène dont nous parlons aujourd'hui, et qui est un phénomène cyclique. Sur les quinze dernières années, je l'ai vu surgir à plusieurs moments. C'est en général lié à des circonstances, des conjonctures extérieures. Souvenons-nous de la circulaire Bayrou en 1994 consécutive à des événements dramatiques, y compris la vague d'attentats qui avaient eu lieu en 1993 et début 1994. Des événements extérieurs - comme la première guerre du Golfe, ou la guerre en Irak plus récemment - sont des circonstances qui voient se développer un certain nombre de situations. Toutefois, en même temps, on peut avoir cette tentation, fondée sur un certain nombre d'éléments, de voir s'accentuer un phénomène.

Là-dessus, je voudrais vous dire ma perplexité. En effet, sur la longue période de dix à quinze ans, je pense que c'est surtout le regard de notre société, à la fois de notre institution et de ce qui l'environne, qui a aussi changé le phénomène et la perception que nous en avons. Dans le courant des années 90, alors que j'étais recteur de Strasbourg, j'ai notamment eu la charge de mettre en oeuvre la circulaire Bayrou en 1994. Lorsque l'on regardait quels étaient les comportements dans les établissements, le port du foulard apparaissait, peut-être pas massif, mais extrêmement visible, se mesurant au moins en plusieurs centaines de cas pour la seule académie de Strasbourg.

J'étais toujours surpris parce que, dans les « statistiques » nationales que nous donnions à l'époque, l'académie de Strasbourg apparaissait comme un cas aberrant. En gros, la totalité des foulards se concentrait sur l'académie de Strasbourg, ce que j'ai peine à croire, ne serait-ce que pour avoir connu, par la suite, d'autres régions.

Dans les statistiques que nous établissons, on peut voir apparaître une tendance à la décroissance des problèmes. Là aussi, il faut se méfier car la décroissance des problèmes veut dire que l'institution s'en est emparée et réussit à les traiter sans qu'ils fassent la une des médias, mais je ne suis pas sûr que les comportements correspondants, et notamment en matière vestimentaire, aient diminué.

C'est la raison pour laquelle nous avons mis en place - depuis déjà quelques années, et renforcé depuis quelques mois - un dispositif de veille de ces problèmes, qui s'appuie notamment sur le travail de Mme Chérifi, mais plus largement sur la mise en place de cellules académiques de veille, sous l'autorité des recteurs, à laquelle nous avons adjoint dans le cadre de ma direction, une cellule nationale de veille. Cette dernière n'a pour autre mission que d'être en appui des cellules académiques pour leur fournir des outils, faire circuler des échanges de bonne pratique, mettre à leur disposition un certain nombre d'outils de réflexion.

Vous avez également auditionné les deux doyens de l'Inspection générale, MM. Borne et Robert, qui ont dû évoquer le travail que nous engageons conjointement pour élaborer un certain nombre d'outils, d'ouvrages de référence, de guides d'action. Nous consolidons ce dispositif mis en place et destiné à aider les établissements à traiter ces différentes questions.

Je terminerai par un élément qui est au coeur de votre réflexion : Faut-il disposer de moyens supplémentaires, en particulier d'une loi dans ce domaine ? Faut-il légiférer ? Bien entendu, je ne peux qu'être d'accord avec l'idée de réaffirmer, partout où c'est souhaitable et nécessaire, les grands principes et les valeurs sur lesquels est fondée notre école. Si nous estimons que le principe de laïcité n'est pas suffisamment inscrit dans la loi aujourd'hui, pourquoi ne pas renforcer nos dispositifs législatifs à cet égard ? Mais c'est une chose que de dire cela, et une autre de savoir ce que l'on fait et notamment de savoir si l'on est capable d'aller au-delà du rappel d'un certain nombre de grands principes. A mes yeux, c'est la question principale.

Pour avoir beaucoup réfléchi à cette question et échangé avec des personnes nous demandant parfois de disposer d'un texte de loi, j'avoue avoir du mal à concevoir l'écriture d'une telle loi. Il conviendrait, en premier lieu, de préciser le champ d'application de cette loi, de manière que la question des signes religieux porte sur l'ensemble des signes religieux. De plus, une loi n'a aucune utilité si elle ne se donne pas, en même temps, les moyens de sa mise en oeuvre et en application.

On sait les difficultés à appliquer l'avis du Conseil d'Etat que je considère comme clair. Je ne pense pas qu'un texte de loi serait en mesure d'aller beaucoup plus loin que l'énoncé de cet avis du Conseil d'Etat, et ce pour des raisons qui tiennent d'abord aux éléments d'analyse que je vous suggérais au début de mon propos, en particulier sur l'analyse extrêmement fine qu'il y a lieu de faire pour différencier la signification du port de tel signe religieux. Par exemple, il n'est pas raisonnable d'aborder ce problème sans regarder de près ce que signifie pour les jeunes filles le port de ce voile, sachant que le problème n'est pas le même à 10 ans, à 13 ans, 16 ou 20 ans. Je doute qu'une loi puisse entrer dans ce degré de finesse, notamment quand on pense aux conséquences.

En effet, j'ai eu en face de moi, en commission d'appel, des adolescentes dont je me demandais ce que pouvait signifier la décision que j'avais à prendre, à savoir une exclusion de l'école, pour la suite de leur parcours. Quand vous avez en face de vous une jeune femme dont vous supposez qu'elle a déjà fait ses choix principaux de vie, ce n'est pas trop difficile. Quand vous avez en face de vous une enfant ou une adolescente dont on voit à quel point elle est tiraillée par toutes les contradictions de ces âges-là, cela vous fait réfléchir davantage.

A cet égard, il y a de vraies difficultés que, pour ma part, je ne sais pas comment nous serions capables de surmonter. Je pense également qu'il est important, dans ce domaine, de ne pas déresponsabiliser les chefs établissement. Soyons clairs, ils nous demandent souvent une loi pour éviter d'avoir à affronter ces problèmes-là. La loi fonctionne comme un parapluie vis-à-vis des responsabilités à prendre. Cela est, à nos yeux, complètement incompatible avec le principe d'autonomie des établissements qui donne, à la fois, de la liberté mais aussi de la responsabilité.

Personnellement, j'ai tendance à penser que, dans des domaines aussi sensibles où l'analyse fine ne doit jamais être oubliée, il est très important que nous donnions à nos chefs d'établissement la capacité d'être, à la fois, très libres dans l'approche de ce phénomène à l'intérieur des grands principes qui fondent l'école républicaine, mais en même temps leur permettre de prendre leurs responsabilités. C'est d'ailleurs là aussi le sens d'une jurisprudence établie peu à peu par le Conseil d'Etat, y compris sur des questions que j'ai évoquées tout à l'heure, c'est-à-dire que les chefs d'établissement gèrent au cas par cas ces situations.

Enfin, et comment ne pas évoquer ce qu'impliquerait une loi proscrivant strictement, à supposer que l'on soit capable de l'écrire, tout port de signes religieux à l'école. Cela signifierait d'emblée - sauf à ce que nous renoncions à nos grands principes républicains et à ce que nous introduisions des discriminations tout à fait insupportables - que se crée ce que l'on pourrait appeler « un nouvel équilibre ». Comment traiter, par exemple, la religion musulmane d'une manière qui respecte les principes qu'une telle loi édicterait et, en même temps, n'apparaîtrait pas comme une sorte de proscription du culte musulman chez nos élèves ? Qu'est-ce que cela implique du point de vue des structures de l'enseignement ? On évoque parfois le problème des aumôneries. Comment traiterons-nous ces questions d'une manière qui reste compatible avec nos valeurs républicaines ?

En outre, nous agissons dans un espace au minimum européen et surtout dans ce domaine qui touche aux droits de l'homme, nos décisions ne peuvent être prises indépendamment d'une jurisprudence européenne, voire au-delà, qui ne nous encourage absolument pas à aller vers une loi.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous avez posé la problématique de l'enseignement du fait religieux. Au-delà de son enseignement dans le cadre de l'histoire, comme vous l'avez souligné, pensez-vous qu'il doit y avoir un enseignement spécifique, si oui, à quel niveau, par qui et comment s'assurer de la neutralité de cet enseignement ?

Deuxièmement, pensez-vous que le port, sinon d'un uniforme, du moins d'une tenue, par ailleurs socialement égalitaire, serait de nature à régler les problèmes que nous évoquons ?

Enfin, en cas de législation d'interdiction à laquelle vous n'êtes pas favorable, estimez-vous qu'elle devrait s'étendre à tout signe de caractère associatif, par exemple, et s'appliquer à l'enseignement privé sous contrat ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur l'enseignement du fait religieux, cette question n'est pas définitivement arbitrée. Nous y réfléchissons, mais je peux vous donner la tendance qui se dégage de nos réflexions récentes.

La question est moins d'instaurer un enseignement du fait religieux en lui-même, qui serait un peu contradictoire avec ce que j'ai dit précédemment, mais plutôt dans nos programmes, y compris tels qu'ils existent aujourd'hui, de traiter le fait religieux qui est présent partout. J'ai cité l'histoire parce que c'est le plus évident, mais il y a également la littérature, les langues vivantes et pas uniquement l'arabe, la philosophie. Il n'y a pratiquement aucune discipline dans laquelle le contenu des programmes n'évoque pas, à un moment ou un autre, quelque chose en rapport avec le fait religieux.

L'idée que nous avons est plutôt de faire en sorte que ces faits religieux - dans ce qu'ils ont de scientifique, à travers des données observables, constitutives d'un patrimoine culturel - soient mis en lumière en tant que tels et non pas simplement banalisés, dissimulés. C'est une façon de prendre en compte, d'une manière plus explicite, ce que les religions ont apporté au patrimoine de l'humanité ; si l'on estime que le rôle de l'école est de transmettre des savoirs et des valeurs, c'est aussi peut-être d'abandonner une attitude que nous avions jusqu'ici où dominait une certaine réserve à faire apparaître ces faits comme porteurs de cette dimension symbolique qu'est la dimension religieuse.

Vous pouvez traiter le sujet des cathédrales d'une manière purement objective, en traitant les vitraux comme de simples objets d'art, et le traiter en expliquant aux élèves la dimension symbolique et culturelle que signifient les attitudes religieuses qu'il y avait derrière. Tout à l'heure, j'ai parlé de l'effritement de la substance culturelle de notre enseignement. Il est clair que si vous ne faites pas cela, vous pouvez vous donner le sentiment d'être plus neutre, plus laïc à un premier degré, mais en même temps, vous faites passer les élèves à côté d'une dimension tout à fait essentielle de la culture à transmettre. C'est plutôt en ce sens qu'il faudrait aller, parce que le risque de dispenser un enseignement du fait religieux en lui-même, outre les dérives auxquelles cela prêterait, aurait sans doute l'effet inverse à celui attendu. En d'autres termes, cet enseignement du fait religieux risquerait, non pas de faire comprendre aux élèves ce en quoi les religions sont partie prenante des cultures du monde que nous avons à transmettre, mais aurait plutôt tendance à les distinguer, les séparer. Les élèves parleraient alors de cours de fait religieux.

Je le dis d'autant plus volontiers que nous avons un certain nombre d'interrogations par exemple sur l'éducation civique. Alors que nous sommes tous partisans de cette éducation civique, nous constatons à quel point il y a parfois des effets pervers au fait d'identifier un moment qui s'appelle éducation civique et que les élèves vivent comme un cours de plus par rapport à d'autres, là où nous voudrions instiller une culture de la citoyenneté qui procède de toutes sortes de vecteurs, y compris certains enseignements.

Votre deuxième question me fait penser à de nombreuses discussions que nous avons à l'école. J'ai envie de vous dire que si, un jour, nos parlementaires écrivent une loi sur le port des signes religieux, nul doute que cela ne pourrait avoir comme conséquence le port de l'uniforme qui serait lui-même à définir dans le cadre de la loi. C'est une certaine logique, mais j'ai un peu de mal à concevoir une telle démarche dans un pays comme le nôtre, avec un attachement de nos concitoyens à une certaine liberté.

Parfois, je le dis en plaisantant, même s'il n'y a pas d'uniforme officiel dans nos collèges, la quasi-totalité des élèves sont habillés en polo, jeans et baskets, même si nous savons qu'il y a un code très subtil lorsque la tenue se ressemble beaucoup. Tous ceux qui connaissent nos établissements savent que c'est beaucoup plus compliqué que cela. Ne voyez pas dans ma réponse une échappatoire.

Ceci étant, des pays très modernes font aujourd'hui porter l'uniforme aux élèves. L'idée n'est pas absurde en soi, mais il faut alors rentrer dans une logique dont il faut tirer toutes les conséquences.

Pour répondre à la troisième question, l'une des difficultés, dans la perspective d'une loi, serait d'avoir un champ d'extension extrêmement vaste, sauf à renier un certain nombre d'éléments de notre culture républicaine, la capacité d'intégration de la France, sa volonté de traiter ses citoyens sans distinction de religion. Cela aurait des conséquences très difficiles à gérer dans l'enseignement public. Vous avez parfaitement raison de demander si, à partir du moment où nous considérons que l'enseignement privé sous contrat participe du service public de l'éducation, il faudrait également l'appliquer à l'enseignement privé, au moins celui sous contrat. Mais là, nous nous heurterions de front à une situation presque d'antinomie. En effet, l'enseignement privé sous contrat se voit reconnu dans notre système actuel un certain nombre de caractéristiques qui font sa spécificité. Le paradoxe serait alors de risquer de déboucher sur un système qui, voulant pousser jusqu'au bout une certaine vision de la laïcité, provoquerait en fait des dégâts tout à fait irréversibles pour des questions fondamentales.

M. Jacques MYARD : Nous avons bien compris votre prudence, qui est même presque plus que de la prudence. Cela étant, vous avez abordé un grand nombre d'éléments intéressants. Je voudrais vous interroger sur plusieurs points.

Tout d'abord, vous semblez dire que le voile serait finalement plus le résultat que la cause du prosélytisme. En amont, cela signifie qu'il y a un prosélytisme actif contraire à la laïcité. Vous avez indiqué également quelque chose qui m'a quelque peu choqué, à savoir que c'est le regard que nous avons porté sur le voile qui a créé le problème. Pensez-vous vraiment qu'actuellement en France, la société française, notamment un certain nombre de groupes, n'est pas travaillée par des mouvements intégristes forts, prosélytes et qui iront jusqu'à la violence verbale, psychologique et autre ? Je me demande si votre prudence n'est pas en train d'avaliser complètement le communautarisme montant. C'est la raison pour laquelle je vous dis très clairement que je vous ai écouté avec beaucoup d'intérêt, mais aussi beaucoup d'inquiétude. L'aveuglement et la méconnaissance des problèmes pratiqués depuis trop longtemps par de nombreux gouvernements sont la cause de nos problèmes d'aujourd'hui.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je me suis mal fait comprendre. Sur le premier point, j'ai essayé de dire que le port du voile ne pouvait pas s'analyser sous l'angle d'une seule cause ou d'une seule situation. J'ai rencontré des situations où le port du voile était très clairement la manifestation, non seulement d'une appartenance, mais le désir, voire la volonté parfois marquée de manière même politique, d'une forme de prosélytisme condamnable.

Je vous ai d'ailleurs dit tout à l'heure que, lorsque j'avais des cas de ce type en face de moi, je n'avais guère d'état d'âme. Cela simplifiait un certain nombre de décisions, parce que nous étions face à des cas qui ne posaient pas réellement de problème de fond du fait qu'ils étaient contradictoires avec les valeurs de l'école.

Mais ce que j'ai voulu dire en même temps, c'est que nous avions aussi un certain nombre de ports de voile, voire d'un certain nombre d'autres signes religieux, qui pouvaient, notamment à des âges problématiques tel que celui de l'adolescence, traduire autre chose. Certes, on lit beaucoup dans la littérature aujourd'hui, que ce soit la presse ou des ouvrages qui paraissent, de témoignages très intéressants sur ce que disent les jeunes filles qui portent le voile. A la fois, elles parlent de leurs problèmes d'identité, notamment pour celles qui ne se sentent ni françaises ni maghrébines, quand bien même elles sont de nationalité française parce que nées en France, et qui se sentent toujours un peu partout étrangères. Pour elles, le fait de se manifester comme appartenant à une confession leur tient lieu, à un moment donné, d'identité. D'autres jeunes filles expliquent que le port du voile est une protection face à des comportements de garçons. C'est un problème majeur.

M. Jacques MYARD : Il faut agir beaucoup plus profondément en amont.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Si je me suis mal fait comprendre, j'espère que ce que je vous ai répondu là montre que nous ne sommes pas du tout éloignés, bien au contraire. On ne peut pas traiter cette question du voile à l'école sans traiter ce qui se passe hors de l'école et la manière dont l'école hérite d'une question que nous n'avons pas su traiter, par exemple dans l'environnement de cités, de quartiers des jeunes filles.

Par rapport à votre deuxième question, pardonnez-moi encore si je suis mal exprimé, mais je crois être assez bien placé pour savoir que le risque que vous évoquez est un risque réel. Nous avons, dans certains de nos établissements, de temps à autre, des craintes que ceux-ci franchissent la porte de l'école. D'ailleurs, quand nous avons été ostensiblement confrontés à cela, nous n'avons guère eu d'état d'âme.

Il serait absurde de dénier ce phénomène, mais j'ai une interrogation et une perplexité quant à un certain nombre de chiffres qui circulent. A la limite, mon propos va plutôt dans le sens de la crainte que vous exprimiez. La situation actuelle peut signifier que dans certains cas, le problème est traité correctement, mais que dans d'autres, on passe à côté d'un problème en train de se produire, qui oeuvre souterrainement.

Je ne suis pas de ceux qui ont une vision paranoïaque de l'histoire, mais nous sommes très attentifs à cela. Ce qui nous inquiète, et c'est pourquoi nous avons un dispositif de veille, c'est de pouvoir détecter à tout moment, dans nos établissements, quelque chose qui serait l'indice d'un phénomène beaucoup plus inquiétant que le port de tel ou tel signe religieux, mais qui serait une entreprise beaucoup plus destructrice pour l'école. C'est la raison pour laquelle la jurisprudence du Conseil d'Etat est intéressante. Par exemple, une des choses qui, pour nous, est insupportable et implique des sanctions disciplinaires, voire au-delà, c'est lorsque l'appartenance religieuse ou le port de tel signe religieux s'accompagne d'une contestation de l'enseignement lui-même. Nous avons eu des jeunes filles ou des jeunes hommes contestant que l'on enseigne un certain type de philosophie, les sciences de la vie, notamment tout ce qui touche à la procréation, contestant le fait que les jeunes filles fassent de la natation. On ne peut pas le tolérer.

Même si ce sont des situations vis-à-vis desquelles il faut être vigilant, nous ne considérons pas que ce sont les cas les plus difficiles à traiter, car le cas est clair, net et précis, et le fait de trancher ne pose aucune difficulté. Nous avons tous les outils pour le faire. Le plus inquiétant, c'est la façon de prévenir tout cela. On revient toujours au problème de ce qui se passe en amont et dont l'école pourrait être, à un moment donné, le réceptacle. J'ai tendance à penser que plus nous agirons en amont ou dans l'environnement de l'école, mieux nous serons armés.

M. Jacques MYARD : C'est là que je vois une contradiction dans votre démarche. Vous avez raison de dire que l'école est la chambre d'écho de la société. Mais ne pensez-vous pas qu'un texte fort qui irait au-delà des signes religieux à l'école, qui réaffirmerait le principe de la laïcité dans tous les lieux publics, une sorte de code de déontologie de la citoyenneté, ne serait pas un moyen d'aller aux causes mêmes ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je crois vous avoir répondu en disant que je ne pouvais qu'être d'accord avec tout texte qui réaffirme fortement les principes de laïcité, notamment dans le service public. Cela étant, une fois rappelé ce principe, la difficulté est de savoir comment écrire et définir un contenu dans ce code de déontologie. Sur le principe, je suis d'accord avec vous. Mais quelle rédaction, quel contenu, quel champ d'application ?

Pour ma part, je serai le premier à me réjouir de tout rappel fort du principe sur la laïcité, d'ores et déjà inscrit de manière très explicite dans notre code de l'éducation. Peut-être faut-il encore le réécrire ?

M. Jacques MYARD : Le terme laïc n'apparaît pas le code de l'éducation.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Le code de l'éducation reprend un certain nombre de principes dont ceux de la Constitution. Le treizième alinéa du préambule de la Constitution dit ceci : « La nation garantit l'égal accès de l'enfant et l'adulte à l'instruction, la formation et la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïc à tous les degrés, est un devoir de l'Etat. » C'est très clairement inscrit dans la Constitution.

M. Jacques DESALLANGRE : Vous m'avez semblé aller vite en besogne lorsque vous avez dit que si l'on ne laisse pas de place aux signes religieux, il faut mettre un uniforme. Pourriez-vous expliquer cela ?

Vous avez également indiqué qu'il ne faut pas déresponsabiliser les chefs d'établissement, et leur assurer liberté et responsabilité. Pour leur part, ils considèrent que cela s'accompagne d'un grand risque devant des juridictions dont les interprétations sont variables. Ensuite, vous avez mentionné que la loi signifierait la proscription du culte musulman. Je m'interroge. Où le proscrirait-elle ? Si c'est à l'intérieur de l'école, c'est déjà fait.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je concède volontiers que j'ai sans doute usé d'un nombre de raccourcis dans mon propos. J'ai voulu dire que si l'on se préoccupait, à travers la proscription des signes religieux, de quelque chose qui ressemblerait à la normalisation de la tenue vestimentaire de nos élèves, le débouché logique pouvait être l'uniforme. Il y a peut-être des étapes intermédiaires, mais je n'en suis pas certain. Mais je ne demande qu'à être convaincu du contraire.

Je vous donne quelques exemples que nous avons eus à traiter ces dernières années. Nous avons eu souvent des discussions sur la nature du voile islamique, sa taille, ce qu'il doit couvrir ou ne pas couvrir. Cela a conduit parfois à des discussions au centimètre près. Je vous concède très volontiers que ce que j'ai dit pouvait apparaître comme une boutade. Je ne demande pas mieux que l'on me fasse la démonstration du contraire. Je dis simplement que, sur la base de mon expérience pratique, j'ai un peu de mal à concevoir ce que cela pourrait être. Mais je reste très ouvert à toute suggestion.

Sur la déresponsabilisation des chefs d'établissement, je connais bien ce débat pour l'avoir très régulièrement avec les chefs d'établissement, y compris ceux que vous auditionniez lors de la séance précédente. Je vous ai fait part de mon sentiment. Ce sont des questions très difficiles à arbitrer dans un établissement où la communauté éducative et les instances dirigeantes peuvent être divisées. Par exemple, très souvent dans un établissement, vous avez des enseignants très partagés par rapport à l'attitude à avoir face à une élève qui se présente avec un voile islamique. Nous avons eu récemment ce cas de figure au lycée de la Martinière à Lyon où ce sont les enseignants qui ont porté le problème sur la place publique. Il nous est d'ailleurs arrivé de mettre en avant cette forme de trouble de l'ordre public, créé par le conflit, pour prendre un certain nombre de décisions qui, lorsqu'elles ont abouti à l'exclusion de l'élève, ont été annulées par le tribunal administratif et le Conseil d'Etat.

Dans de telles affaires, les autorités administratives que je représente sont toujours solidaires des chefs d'établissement. Pour autant, je ne suis pas sûr - pour les raisons mêmes que j'ai indiquées à propos de l'écriture de la loi - que nous soyons à l'abri d'autres risques qui sont à la fois des risques de constitutionnalité au regard de notre propre Constitution, ou des risques au regard de la Cour européenne des droits de l'homme. Je ne suis pas sûr non plus, contrairement à ce que pensent certains, notamment des chefs d'établissement, que ceci serait une préservation. Nous avons quelques exemples qui démontrent tout à fait le contraire.

J'ai surtout voulu dire que nous aurons de toute façon des problèmes d'interprétation de la nouvelle loi et de sa mise en oeuvre. Nous aurons principalement une question qui demeurera pleine et entière, c'est la capacité d'un conseil d'administration à se prononcer au regard de ce que la mise en oeuvre de la loi sur son établissement a comme implication. La loi ne préservera pas l'établissement de prendre ses responsabilités, mais le mettra dans un autre type de contexte. Or, très souvent, je me permets de le dire parce que c'est ainsi que cela m'est souvent présenté, bien des chefs d'établissement viennent nous demander une loi pour qu'ils n'aient pas eux-mêmes à trancher ces problèmes-là.

M. Jacques MYARD : Ils veulent un cadre.

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Certes. Si vous nous en donnez un meilleur, tant mieux, mais ne sous-estimons pas le cadre que nous avons aujourd'hui.

S'agissant de votre question sur une loi qui signifierait la proscription du seul culte musulman, je crois que personne ne veut cela. La conséquence qui existe peu, voire très peu, sera peut-être d'encourager ou de laisser faire le développement d'écoles de confession musulmane dans le cadre de l'enseignement privé, hors contrat ou sous contrat. Que faire par rapport à cela ? C'est une question à laquelle je n'ai pas de réponse.

De ce point de vue, n'est-il pas préférable de faire en sorte que ce soit à l'école publique de jouer son rôle d'intégration ? On peut imaginer un système qui voit se développer des écoles de confession musulmane sous contrat ou hors contrat.

M. Jean-Pierre BRARD : Je vérifie si je vous ai bien compris. Je pars d'un cas concret que j'ai rapporté : une jeune fille juive porte le voile et la main de Fatma pour échapper à ce qu'elle estime être des dangers dans son environnement. Si, en tant que chef d'établissement, vous aviez à traiter ce problème, peut-être considéreriez-vous qu'elle a tort, mais il n'y a pas volonté de provocation religieuse. Dans un tel cas, faut-il admettre le voile ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Dans ce que nous a fourni comme cadre de référence l'avis du Conseil d'Etat, si la jeune fille se conforme à toutes les règles de l'école, il n'y a aucune raison d'en saisir le proviseur.

M. Jean-Pierre BRARD : Je continue mon propos. Je suis juif et, il y a dix ans, ma tonsure apparaissant, je décide, pour la dissimuler, de porter une kippa. Que faites-vous ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Si vous êtes élève dans un établissement, ma réponse est du même type. Nous avons des jeunes gens qui portent des kippas dans certains établissements, sans pour autant avoir une calvitie précoce.

M. Jean-Pierre BRARD : N'est-ce pas alors considéré comme un signe d'appartenance ou d'affichage ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : C'est bien là la question. Mais là encore, dans le cadre que nous avons, si l'élève ou l'étudiant se comporte de manière conforme à ce que lui demande l'école, il n'y a pas de raison d'être plus strict vis-à-vis de lui que de la jeune fille précédente.

M. Jean-Yves HUGON : Plus nous avançons dans cette mission, plus semble apparaître une différence dans la vision qu'ont ceux qui vivent le problème au quotidien dans les établissements et ceux qui réfléchissent à ce problème sans le vivre au quotidien.

Dans votre propos, cette différence m'est apparue sous deux aspects. Tout d'abord dans votre conception de l'espace scolaire. Nous avons auditionné, juste avant vous, des représentants des personnels de direction pour lesquels l'espace scolaire ne peut pas être divisé. Selon vous, il peut l'être en différents espaces ainsi qu'en espaces temps.

Par ailleurs, elle est apparue dans l'autonomie que vous prônez pour les établissements scolaires. Il semblerait que les représentants des personnels de direction ne veulent pas forcément de cette autonomie-là.

J'ajouterai une dernière remarque. Dans les signes religieux, il y a aussi le port de la barbe. On parvient à distinguer une barbe de type islamiste. J'ai vu, dans un établissement scolaire, un membre du personnel d'encadrement qui portait une telle barbe. Elle correspondait tout à fait à celles que l'on voit à la télévision. Tout en restant très prudent, le port de la barbe pourrait-il être assimilé au port d'un signe religieux ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur votre première question, j'ai évoqué cette différenciation à l'intérieur même de l'espace scolaire, car cela renvoie à des questions pratiques. Pour certaines activités scolaires, certains établissements jugent, à juste titre, et par là même imposent que les jeunes filles doivent retirer leur voile pour des raisons liées à des questions de sécurité : par exemple, des jeunes filles dans des formations industrielles et professionnelles.

On peut tout à fait estimer, et beaucoup d'établissements le font, que le port du voile peut être toléré dans certaines activités scolaires, mais proscrit de manière absolue en atelier ou à la piscine. C'est à ce type de différenciation entérinée par les tribunaux que je faisais référence et qui est assez bien gérée, d'une façon générale, par nos établissements, mais qui peut aussi être l'objet d'un conflit.

Sur la question de l'autonomie, cette notion est compliquée. Philosophiquement, nous sommes favorables au développement de l'autonomie des établissements. Je crois que beaucoup de nos collègues chefs d'établissement sont eux-mêmes dans une position assez contradictoire par rapport à cela. En effet, l'autonomie offre des latitudes et des libertés nouvelles, mais aussi des responsabilités nouvelles.

Nous avons des chefs d'établissement qui assument parfaitement les deux et font la démonstration, tous les jours, qu'ils sont capables de prendre leurs responsabilités. En revanche, d'autres chefs d'établissement aimeraient bien les avantages de la liberté, sans les inconvénients de la responsabilité. Nous sommes dans cette contradiction.

Quant à la barbe, nous avons la chance que la grande majorité de nos élèves soit imberbe pour des raisons d'âge. Mais pour ce qui est du personnel d'encadrement, nous sommes dans l'espace scolaire. Nous manquons de textes de référence. Faut-il légiférer sur la barbe ?

M. Jacques MYARD : La jurisprudence est parfaitement claire à cet égard : elle interdit, pour les maîtres, tout signe distinctif, quel qu'il soit.

M. René DOSIERE : J'ai bien noté qu'une législation ne manquerait pas d'avoir, pour l'enseignement privé, des conséquences que, pour l'instant, nous n'évoquons pas. Je n'y reviens pas, mais dans cet enseignement privé sous contrat rencontre-t-on avec la même intensité, le même problème du voile ou de tout autre signe distinctif ? Je pense en particulier à l'enseignement juif sous contrat.

Par ailleurs, compte tenu de votre expérience de recteur en Alsace et étant donné la situation particulière de cette région, où il y a une laïcité apaisée, le problème se pose-t-il de manière différente ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Sur l'enseignement privé hors contrat que je connais moins bien, nous avons affaire à des écoles confessionnelles où l'affichage des signes religieux est la règle. Mais cela peut être aussi le cas dans le privé sous contrat. Si vous prenez les écoles juives, le port de la kippa est extrêmement fréquent, pour ne pas dire quasi généralisé dans certaines d'entre elles. Il me semble que c'est là toute la délicatesse du problème évoqué tout à l'heure, à savoir comment édicter une loi qui vaudrait pour l'ensemble du service public et l'imposer à des établissements dont, d'un côté, on dit qu'ils participent du service public puisqu'ils sont sous contrat, et de l'autre nier leur spécificité en tant qu'établissement privé.

M. Jacques MYARD : Y a-t-il eu dérive ?

M. Jean-Paul de GAUDEMAR : Je ne sais pas s'il y a eu une dérive, je n'aurais pas la prétention de répondre à cela. En tout état de cause, depuis une quinzaine d'années que j'ai eu à regarder cela, j'ai le sentiment d'une certaine constance de comportement, le contrat portant à l'évidence d'autres éléments, tout cela sur fond d'une culture d'établissement.

Cela vaut pour les établissements catholiques. Par exemple, vous pouvez avoir un établissement piloté par l'enseignement catholique, accueillant des jeunes filles portant le voile islamique ou des jeunes garçons portant la kippa. L'enseignement catholique est très ouvert à cet égard et s'est souvent d'ailleurs permis de nous donner des leçons de tolérance qui, dans certains cas, étaient méritées, dans d'autres, ne l'étaient pas.

Je ne suis pas sûr, de ce point de vue, qu'un certain nombre de perspectives légiférantes ne soulèvent pas des problèmes qui soient difficiles à traiter, sauf à donner à la portée du contrat une signification suffisamment précise pour que cette contradiction n'apparaisse pas.

Sur mon expérience alsacienne, je pourrais vous en parler longuement parce qu'elle est passionnante. N'étant pas alsacien moi-même, j'ai découvert, dans ces responsabilités, une situation particulière qui est d'ailleurs faite autant d'un héritage concordataire que d'un héritage du droit allemand. Nous avons une situation comparable à ce que l'on trouve chez notre grand voisin, l'Allemagne.

Le droit local qui rend obligatoire l'enseignement de la religion à l'école, est atténué tout de suite dans notre droit républicain par le fait que les parents peuvent s'y opposer. Mais c'est une inversion par rapport à notre système dit « de l'intérieur ». La corrélation que l'on établit souvent, c'est que l'Alsace est probablement l'une des régions de France où l'enseignement privé est le moins développé.

D'aucuns en excipent que cela ôte, outre la qualité de l'enseignement public en Alsace, un des motifs pour envoyer son enfant dans l'enseignement privé, à savoir le fait de disposer, dans un cadre rigoureusement organisé, d'un enseignement de la religion. C'est un constat que l'on peut faire.

J'avoue avoir trouvé une région très apaisée sur le plan des relations entre les religions avec néanmoins un problème considérable, au regard de ce dont nous discutons. En effet, les religions dont il s'agit à l'école sont celles que nous avions à la fin du XIXème siècle ou à l'époque du Concordat, c'est-à-dire que cela exclut ce qui est la deuxième religion d'Alsace, l'islam.

De là, l'un des problèmes que j'avais à régler quand j'étais en Alsace, lorsque je recevais des délégations des communautés musulmanes qui venaient me demander très souvent quand l'islam serait enseigné à l'école. Ce à quoi je leur répondais que, dans le droit, ce n'était pas prévu. Au-delà de cette réponse juridique ferme, je leur indiquais que pour les autres religions, j'avais en face de moi des institutions qui s'appellent les Eglises qui constituaient des interlocuteurs institutionnels avec lesquels les choses pouvaient se régler, y compris sous forme contractuelle. Au-delà des problèmes de droit qui suffisaient, à eux seuls, à régler le problème, il y avait aussi la situation de l'islam et son caractère non organisé. C'est-à-dire que personne ne pouvait prétendre représenter l'islam.

J'ai un peu tendance à dire que ce sont des choses qui plaidaient déjà à l'époque, il y a une dizaine d'années, pour un conseil consultatif du culte musulman de France, qui sera peut-être un jour susceptible de modifier la situation. Mais en tout état de cause, je peux très certainement témoigner d'une région très apaisée par rapport à cela. Ce qui, du reste, avait conduit à accepter, dans ses établissements, un grand nombre de jeunes filles portant le voile islamique dans des conditions qui ne posaient pas forcément de problèmes, mais qu'à un moment donné, un certain contexte a pu rendre problématique du fait de cet environnement national ou international qu'on évoquait tout à l'heure.

M. Eric RAOULT, Président : Merci de votre participation qui a permis d'éclairer, avec votre expérience et votre compétence, un dossier qui tient à coeur aux différents membres de cette mission et qui nous conduira à approfondir ce dossier afin que nous puissions, au niveau de la représentation nationale, être amenés à prendre une position qui soit la plus consensuelle possible.

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école

2ème partie du tome II

- Table ronde regroupant Mme Thérèse DUPLAIX, proviseure du lycée Turgot de Paris 3ème, Mme Micheline RICHARD, proviseure du lycée professionnel Ferdinand Buisson d'Ermont dans le Val-d'Oise, Mme Elisabeth BORDY, proviseure du lycée Léonard de Vinci de Tremblay-en-France, en Seine-Saint-Denis, M. Pierre COISNE, principal du collège Auguste Renoir d'Asnières dans les Hauts-de-Seine, M. Régis AUTIÉ, directeur d'école élémentaire à Antony dans les Hauts de Seine, M. Olivier MINNE, proviseur du lycée Henri Bergson de Paris 19ème (séance du 1er juillet 2003) 6

- Audition de M. Abdallah-Thomas MILCENT, médecin, auteur de l'ouvrage « Le foulard islamique et la République française, mode d'emploi » (séance du 1er juillet 2003) 35

- Table ronde regroupant MM. André LESPAGNOL, recteur de l'académie de Créteil, Daniel BANCEL, recteur de l'académie de Versailles, Paul DESNEUF, recteur de l'académie de Lille, Alain MORVAN, recteur de l'académie de Lyon, Gérald CHAIX, recteur de l'académie de Strasbourg, et Mme Sylvie SMANIOTTO, représentant M. Maurice Quenet, recteur de l'académie de Paris, chef de cabinet du recteur, magistrate, chargée des problèmes de communautarisme à l'école (séance du 8 juillet 2003) 58

- Audition de M. Yves BERTRAND, directeur central des Renseignements généraux (séance du 9 juillet 2003) 83

Voir la suite des auditions

Table ronde regroupant
Mme Thérèse DUPLAIX, proviseure du lycée Turgot de Paris 3ème,
Mme Micheline RICHARD, proviseure du lycée professionnel Ferdinand Buisson d'Ermont dans le Val-d'Oise,
Mme Elisabeth BORDY, proviseure du lycée Léonard de Vinci de Tremblay-en-France, en Seine-Saint-Denis,
M. Pierre COISNE, principal du collège Auguste Renoir d'Asnières dans les Hauts-de-Seine,
M. Régis AUTIÉ, directeur d'école élémentaire à Antony dans les Hauts de Seine,
M. Olivier MINNE, proviseur du lycée Henri Bergson de Paris 19ème


(extrait du procès-verbal de la séance du 1er juillet 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Je vous adresse les excuses du Président Jean-Louis Debré, que les obligations liées à la discussion du projet de loi sur les retraites empêchent de présider cette réunion.

Nous avons souhaité entendre des chefs d'établissement des académies de Paris, Créteil et Versailles, tout particulièrement sensibles à ce dossier pour le vivre au quotidien dans leur établissement.

Mesdames et messieurs, vous allez nous faire part de votre expérience et de la façon dont vous avez été amenés à traiter ce dossier dans le cadre de votre responsabilité de chef d'établissement. Ensuite mes collègues poseront des questions complémentaires.

Mme Thérèse DUPLAIX : J'ai effectivement eu à connaître, comme un certain nombre de mes collègues, de ce problème qui tourne en réalité autour de la laïcité en France. Le lycée Turgot est un lycée du 3ème arrondissement, au centre de Paris, mais il accueille dans son district d'affectation des élèves de six arrondissements (1er, 2ème, 3ème, 4ème, 10ème et 19ème). Nous sommes dans le quartier du Sentier, conquis en partie par les Chinois. C'est un melting-pot composé de 25 % d'élèves d'origine de confession juive - je dis bien « d'origine » -, 25 % plutôt maghrébins, musulmans ou non, un peu moins de 20 % de Chinois, des ressortissants de différents pays d'Afrique Noire et quelques autres qui ne sont d'aucun de ces territoires.

J'ai commis un article intitulé : « La laïcité en action », dont je vous en donne lecture.

« Il y a une dizaine d'années, dans un lycée de Seine-Saint-Denis, un étudiant marocain à l'origine du port du foulard islamique par trois jeunes filles, accepte après d'âpres discussions de le leur faire poser mais me dit : « Madame, dans x années, c'est nous qui vous dirons ce qu'il faut faire ».

Cette année, dans un lycée parisien - le mien - du prosélytisme tente de s'installer : des jeunes filles se disent menacées physiquement si elles parlent à un camarade d'une autre communauté. Dans un autre lycée parisien, des jeunes filles se voilent avant de sortir, expliquant qu'il s'agit d'un moyen de protection : sans voile, on les considère « faciles » ». J'ajoute - ce n'était pas dans l'article - que quand elles sortent du lycée, elles vont saluer les quelques jeunes hommes, ou moins jeunes, habillés de façon musulmane, qui les saluent au passage et leur donne l'autorisation de repartir chez elles.

« Des professeurs disent qu'il est difficile d'enseigner certaines parties de leur programme, en histoire, en géographie ou en science, car les élèves disent être heurtés dans leurs convictions religieuses.

Cette présente année scolaire encore, j'accuse un élève de prosélytisme après avoir découvert qu'il transportait dans le lycée des manuels et des écrits religieux et qu'il proposait aux élèves de prier pour obtenir de bons résultats scolaires. Il me répond le lendemain après réflexion : « Madame, je vous assure, je ne fais pas de « proxénétisme » ».

Vu et entendu à la télévision : une jeune fille voilée entre dans la cour d'un collège et déclare face à la caméra que le port du voile lui a été autorisé dans son collège, car elle ne fait pas de prosélytisme. Elle ajoute : « Le port du voile fait que des camarades me posent des questions et comme cela nous parlons de religion ».

Qui comprend les termes « proxénétisme », « prosélytisme » ? Au-delà de l'anecdote, ces simples épisodes sont révélateurs d'une totale méconnaissance d'un certain nombre de termes comme « laïcité », « prosélytisme », dont on pense à tort que le sens, les concepts et les valeurs morales qu'ils sous-tendent sont partagés par tous.

Ce n'est absolument pas le cas. Comment se comprendre alors ? Pour être respectées, admises et vécues, les règles doivent d'abord être connues. Il y a là un immense travail, pour l'école en particulier.

La laïcité apparaît comme un concept flou éminemment évolutif, contingent et toujours incertain. Le combat pour son existence se pose comme un débat philosophique, religieux, sociologique etc.

L'idéal moderne de laïcité est un édifice fragile que l'immense majorité des peuples ne connaît pas. En France, après la loi de séparation de l'église et de l'Etat de 1905, le fait religieux quitte le domaine public pour se réduire à la sphère privée. Au-delà de l'abandon de toute religion d'Etat, cette loi proclame à la fois que les affaires de la cité ne sont plus soumises à la surveillance du clergé et que le pouvoir politique garantit la liberté des cultes.

Dans les périodes d'atonie où l'affrontement des communautés se sent peu, la lutte pour la laïcité paraît moins immédiate, quelquefois même un peu ringarde. Actuellement, ce n'est pas le cas. Alors que les intégristes de tout bord utilisent les armes de l'intimidation, de la contrainte morale ou religieuse, pour imposer leur vision sommaire et hégémoniste, il est nécessaire de réaffirmer que la religion relève seulement du choix individuel, de l'ordre privé, de la conscience intime.

Un ministre de l'éducation nationale a écrit : « L'idée française de la nation et de la République, respectueuse de toutes les convictions - en particulier religieuses - exclut l'éclatement de la nation en communautés séparées, indifférentes les unes aux autres, ne considérant que leurs propres règles et leurs propres lois, engagées dans une simple coexistence. Il y a à vivre actuellement la laïcité comme un fait positif qui permet à l'idée républicaine de se développer et fait barrage aux dérives communautaires ».

Ce principe mérite d'être le point de départ de cette politique volontariste. Il est nécessaire de retrouver actuellement le sens de ce que j'appelle « la laïcité en action » ouverte et positive mais intransigeante dans sa rigueur conceptuelle, respectueuse des différences mais consciente de la nécessité qu'il y a de procéder à son apprentissage.

L'école républicaine et laïque ne peut pas tolérer que les adolescents qu'elle a pour mission de structurer, d'ouvrir au monde et aux autres, se replient volontairement et craintivement dans l'intégrisme d'une communauté. C'est dans l'article 2 de la constitution de 1958 qu'a été introduit pour la première fois le mot laïcité : « La France est une République indivisible, laïque et démocratique. » A l'école, s'enseignent, se discutent et s'intègrent les valeurs laïques sur lesquelles repose notre société.

L'existence de la laïcité est la seule chance pour que chacun, élève et professeur, trouve dans l'école l'espace de liberté dans lequel s'exerce la raison critique en dehors de toute vérité révélée ; l'espace de liberté dans lequel chaque adolescent, chaque adolescente forge son esprit sans se retrouver contraint par son appartenance à une communauté identitaire et a fortiori religieuse ; l'espace de liberté dans lequel les filles peuvent évoluer sans se voir opposer un interdit de par leur sexe et le port d'un voile qui les sépare du reste de l'humanité ; l'espace de liberté enfin, qui permet à chacun au-delà de toute appartenance spécifique et de l'expression légitime de son altérité, d'accéder à l'universalité de l'humaine condition.

En somme, la laïcité permet de s'appuyer sur les différences qui unissent et non qui divisent.

Le débat est difficile, car il touche au plus profond de nos consciences, de nos convictions et, selon les époques et la situation sociale et politique dans lesquelles nous nous situons, même les mots sont piégés. L'accusation de victimiser une partie de la population, se transforme très vite en anathème. C'est pourquoi, les convictions républicaines et laïques ont à s'affirmer fortement. Les petits renoncements et les reculs attentistes ne peuvent que contribuer à défaire le tissu même de la République.

Voici un bref extrait des attendus de l'avis actuel du Conseil d'Etat : « L'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses ne fait pas obstacle à la faculté pour les chefs d'établissement d'exiger des élèves le port de tenues compatibles avec le bon déroulement des cours ».

Est-ce vraiment aussi simple ? Que fait un chef d'établissement de cela, dans notre société actuelle ? Quels sont les moyens à sa disposition au-delà de la persuasion lorsque la pression est trop forte ? Pourquoi des propos aussi prudents ? Pourquoi rejeter sur le praticien, sur le terrain, la seule responsabilité de la décision nette et claire ? Je n'ai encore, tout au long de l'exercice de ma profession, jamais exclu un élève pour port de signe distinctif ou de prosélytisme, mais jusqu'à quand la force de persuasion et la pression de la communauté éducative dans son ensemble me le permettront-elles ?

Les professeurs se retrouvent en première ligne pour former ces esprits critiques, seuls capables de transcender l'aliénation aux seules origines communautaires, qu'elles soient culturelles, sociales, ethniques ou religieuses. Il est nécessaire d'aider professeurs et chefs d'établissement dans cette tâche, de les aider à faire comprendre puis à faire appliquer ces principes libérateurs.

La loi actuelle sur l'interdiction des signes distinctifs et du prosélytisme à l'école pousse au dialogue et c'est bien.

Mais dans les lieux scolaires, où la pression, quelle que soit sa nature, est puissante - terroriste ? -, où le consensus du corps éducatif se révèle fragile ou inopérant, il est nécessaire que la loi de la République se dise dans toute sa force et propose un cadre réglementaire précis qui permette aux établissements de faire respecter les principes et les valeurs spirituelles sur lesquelles repose notre République. »

M. Eric RAOULT, Président : Je vous remercie. Nous avons écouté avec une attention toute particulière la lecture de votre article et vous avez rappelé la réalité de votre lycée. Comment avez-vous affronté cette situation ?

Mme Thérèse DUPLAIX : Je le décrivais dans le début du texte, en particulier pour le prosélytisme. Je vais être plus précise. Une enseignante m'a fait savoir, lors d'un conseil de classe, que par des attitudes (elle avait vécu en Afrique du Nord), elle pensait que l'un des élèves transportait des objets qu'il ne voulait pas poser à terre. Je l'ai convoqué avec témoins - jamais seule - et lui ai fait défaire son sac. Il en a sorti des livres « scientifiques » musulmans, que j'ai feuilletés, dans lesquels il était dit, par exemple, que la goutte d'eau avait été créée par Dieu de telle façon que lorsqu'elle tombe elle ne frappe pas la tête du pèlerin passant dessous, et un certain nombre de points de ce type. Il a également sorti le tarbouche et nous a expliqué, tout à fait ingénument, que lors des contrôles, il priait et indiquait à ses camarades comment prier pour avoir de bonnes notes. Il avait lui-même 4 de moyenne.

Tout au long de l'explication et des questions que j'ai posées, j'ai été très vite convaincue que, dès qu'il sortait du lycée, il partait dans l'une des mosquées du 19ème arrondissement, que nous connaissons bien, et jouait le rôle d'un transmetteur de l'islam, rôle qu'il pensait également pouvoir jouer dans le lycée. Je ne l'ai pas fait passer devant le conseil de discipline à la demande du rectorat qui a été sage sur ce point. Il est passé en commission de discipline au cours de laquelle l'ensemble des membres a rappelé très fermement ce qu'étaient le prosélytisme et la laïcité. J'avais moi-même passé une heure et demie dans la classe pour expliquer aux 33 élèves la différence entre prosélytisme et proxénétisme. Il est vrai que ces mots, de même que celui de « laïcité », ne font pas sens pour eux.

L'élève a signé un contrat et 15 jours plus tard a mis son poing dans le nez d'un Chinois - heureusement pas d'un de mes élèves Juifs - et nous l'avons exclu pour brutalité. Il n'a pas été exclu pour prosélytisme.

Récemment, au cours des épreuves du bac, j'ai vu arriver un garçon portant à la fois le pantalon, la longue robe de feutre, le keffieh, et qui pensait composer ainsi. Nous avons été relativement fermes parce qu'il y a également eu des essais d'entrée avec kippas et quantité d'autres choses qui sont formellement interdites.

Le Service inter académique des examens et concours (SIEC) nous a donné l'ordre, comme dans un autre établissement, d'accepter le jeune en question puisque, transformé en centre d'examen, le lycée n'est plus uniquement sous mon autorité mais sous celle du SIEC. Devant témoins, il a tout défait, posé les cassettes qu'il avait autour du ventre, le Coran ; il se dévidait et secouait son keffieh pour qu'il n'y ait rien dedans. Il a tenu trois demi-journées et, à la quatrième, n'est pas revenu.

M. Eric RAOULT, Président : Je propose d'écouter l'ensemble des chefs d'établissement et qu'ensuite les questions soient posées.

Mme Micheline RICHARD : Le lycée professionnel Ferdinand Buisson comporte trois secteurs d'activité : les métiers de la mode, un secteur ouvrages du bâtiment et un secteur tertiaire, à peu près équivalents. Cela représente 600 élèves environ, dont les origines, peut-être vais-je vous choquer, ne me préoccupent guère, à l'inverse de leurs examens, les objectifs vers lesquels je dois les conduire, la qualité de la vie scolaire et le souci que tout se passe dans la meilleure sérénité possible. Quelle que soit leur origine, ils sont ce qu'ils sont : des jeunes.

Je le dis aisément, car je suis dans un secteur très calme, près de la gare d'Ermont-Eaubonne, dans une zone pavillonnaire dont les habitants se plaignent rarement du lycée, sauf parfois en raison de problèmes de violence à la gare générés, parfois il est vrai, par nos élèves ou par des personnes qu'ils connaissent dans leur cité.

Nous recrutons nos élèves sur 92 communes dont 38 % sont situées dans des secteurs de « zone d'éducation prioritaire » (ZEP). Certains enfants ont de graves difficultés sociales, à hauteur de 38 % de boursiers dont 60 % d'entre eux à plus de 10 parts, 20 % sont des jeunes qui doivent faire appel à des fonds sociaux de lycéens. Ces élèves sont français pour 80 % d'entre eux.

J'ai été concernée de plein fouet par cette affaire de voile puisqu'il m'a fallu le gérer dès mon arrivée dans cet établissement en 2000. J'étais auparavant à Garges-les-Gonesses où j'ai travaillé 4 ans et je suis arrivée en même temps que Mme Nelly Olin, sénateure-maire, avec laquelle j'ai beaucoup travaillé et dont l'intelligence a permis de faire de cette ville quelque chose de mieux que ce qu'elle n'était.

Nous étions confrontées à des problèmes de voile avec des enfants qui comprenaient assez vite. Je les convoquais dans mon bureau et leur disais : « Tu sais, tu portes cela sur la tête mais les enfants étant ce qu'ils sont, ils vont te considérer très différentes des autres et ce n'est pas une bonne idée ». En général, ce discours simple suffisait. Nous avions repéré des professeurs, un notamment dont on m'avait dit qu'il ne serrait pas la main des femmes et que, peut-être, dans un coin reculé de l'établissement, il allait faire sa prière. Cela se disait, mais après tout, la sphère privée est très difficile à définir.

D'autres difficultés sont à signaler : le problème des jeunes filles dont les pères ne voulaient pas qu'elles aillent à la piscine, des médecins complaisants leur donnant des certificats.

Il faut également noter un conflit auquel je n'ai pas assisté mais qui a fait l'objet d'un dossier considérable : à une jeune fille qui n'avait pas écrit le nom de Dieu dans sa copie et avait mis « D. », conformément à la religion juive qui interdit d'écrire et de prononcer le nom de Dieu, le professeur avait déclaré : « D avec un point, pour moi, signifie « route départementale ». Le père a rédigé une longue lettre disant qu'il trouvait inadmissible la réponse du professeur.

Il avait aussi été question de Samson, décrit par le professeur comme un garçon sans cervelle, quelque peu influencé par les femmes puisqu'il n'écoutait que ce que Dalila lui disait. Ces propos avaient choqué les parents qui avaient bien évidemment écrit. Le professeur s'était donné la peine de répondre par une démonstration de 25 pages, fondée sur les versets de la Bible. Ce professeur a eu ensuite de nombreux soucis. Il avait certainement raison et, à l'université, il aurait pu évoquer cette glose mais, dans un collège du second degré à Garges-les-Gonesses, cela me paraissait très inapproprié, si je peux me permettre cette analyse.

Je suis arrivée à Ermont après 4 ans dans cet établissement difficile mais passionnant et j'y ai été immédiatement confrontée à une affaire dite « de voile », au cours du premier trimestre, avant même d'avoir pu changer quoi que ce soit au règlement intérieur qui ne me paraissait pas bien ficelé. Il s'intitulait « contrat scolaire » mais tout y était interdit. Je n'ai pas eu le temps de rédiger un vrai règlement avant qu'intervienne ce problème de foulard en décembre.

Je dois dire que, dans cette affaire, nous avons été soutenus par nos inspecteurs d'académie respectifs, mais j'ai compris qu'il n'était pas facile de gérer une affaire de foulard. J'ai une section Force ouvrière extrêmement importante qui en a fait un leitmotiv syndical : trois professeurs sont allés dans une classe pour déloger les jeunes filles qui refusaient d'ôter un bonnet de leur tête, dont une particulièrement déterminée et arrogante. Très rapidement, un conflit est né avec un professeur, mon adjoint ayant cité la circulaire Bayrou selon laquelle un signe distinctif non ostentatoire est permis et ayant dit à la jeune fille : « Tu sais, le bonnet peut suffire, mais le foulard, non ». La jeune fille, qui était d'une intelligence assez remarquable, a déclaré : « Dans ce lycée, personne ne sait ce qu'il dit. Il y a ceux qui disent que je peux porter un bonnet et ceux qui disent que je ne peux pas en porter ».

Mon objectif était d'éviter que le lycée soit mis à feu et à sang par cette affaire, parce que lorsque les professeurs sont en grève, les élèves ne travaillent pas. C'était ma première année et je n'avais pas envie de commencer avec telle une affaire. Je m'en suis ouverte auprès des personnes qui travaillent avec moi habituellement, y compris des adjoints au maire, membres du conseil d'administration et les réponses ont été : « Oh  ma pauvre, je vous plains ! ». J'ai quand même dû gérer l'affaire !

Je sentais bien qu'avec cette jeune fille, qui ne cessait de me parler de ses droits et du droit européen, qui déclarait que nous étions bien moins ouverts que les Hollandais, les Anglo-saxons, le Danemark, tous les pays d'Europe et surtout du Nord, nous allions nous retrouver devant les tribunaux si nous ne répondions pas valablement - ce qui nous est arrivé d'ailleurs. Je m'en suis ouverte auprès de la ministre Garde des Sceaux, Mme Guigou, qui m'a renvoyée à mon institution l'Education nationale. Voilà ce que je lui ai écrit :

« Madame la ministre Garde des Sceaux, j'ai l'honneur de m'adresser à vous afin qu'un conseil, voire un appui, puisse nous être apporté dans le conflit qui nous oppose à deux familles de notre établissement et dont les filles ont la volonté de porter sur la tête un foulard qui leur permette, selon leurs différentes assertions, tantôt de protéger leur pudeur, tantôt de manifester un signe d'appartenance religieuse. Jusqu'à maintenant, ce souhait a été unanimement considéré par l'équipe pédagogique comme une manifestation de croyance à caractère ostentatoire et il n'a pas été possible, au terme d'une année de conflit, de trouver un compromis avec l'équipe enseignante. L'attitude d'une des jeunes filles a été très déterminée, alléguant de faire valoir ses droits, conduisant dans sa classe et dans l'établissement une rébellion qui a conduit à des pétitions et mouvements de protestation d'un certain nombre de ses camarades ».... (150 élèves environ, parmi lesquels il y avait des Benoît Dupont, des Adélaïde Martin qui trouvaient tout à fait inacceptable que l'on empêche cette fille de porter son bonnet.) « ... contre un professeur qui avait refusé de l'accepter en cours, coiffée d'un turban ».

Je précise qu'à l'entrée de l'établissement, elle ne portait pas le voile (nous avions réussi à obtenir cela) mais la petite a tenté le coup dans sa classe.

« Certes, nous n'ignorons pas les derniers aboutissements des recours de familles dans les tribunaux et quelle qu'a pu être la position du Conseil d'Etat, notre problème actuel réside dans l'incomplétude d'arguments pour convaincre l'une ou l'autre des parties, professeurs d'une part, jeunes filles d'autre part, afin d'arriver à un compromis. A l'issue d'un conseil éducatif l'une des jeunes filles - la plus déterminée - a admis notre position et s`y est pliée (entrer tête découverte en cours) mais, en avril est revenue sur la décision arrêtée, avec sa famille ».

On dit que ce sont les hommes qui veulent que les filles portent des foulards, mais dans cette affaire, le père ne le voulait pas et la mère disait que nous n'étions pas très libérés.

A chaque fois que je recevais la famille, le père me disait : « Mme Richard, je ne veux pas qu'elle le porte, mais elle le porte, que voulez-vous que je fasse ? Elle vous embêterait ! » J'ai répondu qu'elle avait crée du désordre à cause de cela. L'avocat m'a dit : « Mme le proviseur, c'est parce que vous bafouez ses droits inaliénables ».

L'affaire se déroulait à un très mauvais moment, car nous étions en grande période de grève non-stop, c'était en avril 2000. Pendant un mois et demi, nous avons dû compter les professeurs en grève, lutter pour que les cours se déroulent dans la mesure du possible et, bien évidemment, ces gamines en ont profité pour entrer de temps à autres dans les cours avec leur bonnet. Et puis, elles sont allées plus loin. Elles ont mis un ensemble de foulards superposés dont le symbolisme ne faisait aucun doute.

Je disais à Mme la ministre : « Il revient au chef d'établissement d'assurer le calme et la discipline dans l'établissement afin que les élèves puissent bénéficier de la sérénité qui s'impose dans la poursuite de leurs études. Il lui revient aussi de ne pas priver un élève de l'établissement d'un droit légitime. Le calme n'a vraiment été rétabli qu'à partir du moment où les jeunes filles ont admis la position de leurs professeurs, qui était celle du règlement intérieur de l'époque ».

Je me permets de préciser que le rectorat m'a demandé de modifier le règlement intérieur qui parlait de « ports distinctifs », afin qu'il ne soit pas attaquable devant le tribunal administratif.

« J'ai gagné le calme au prix de ne plus admettre l'entrée en cours des deux filles. En prenant cette position, je les ai empêchées de suivre leur enseignement. Une telle décision pouvait engager les familles à aller plus loin et à recourir à un avocat, ce qu'elles ont fait. »

J'ai reçu la jeune fille et son avocat qui m'a dit qu'il discutait gentiment avec moi mais que bientôt nous serions opposés l'un à l'autre.

« Me voilà donc dans la situation suivante : admettre à la rentrée scolaire deux jeunes filles portant les attributs conformes à leurs croyances et me retrouver en opposition avec mon équipe de professeurs qui a clairement fait savoir qu'elle ne l'admettrait pas, ou donner raison aux familles en acceptant un compromis dont les professeurs ne veulent pas ».

« Les arguments des avocats parlent des droits de l'homme, de respect des principes de laïcité, du caractère indivisible de la République. Comment doit-on répondre à des parties dont les unes considèrent que l'indivisibilité de la République réside dans la reconnaissance du droit à un enseignement qui préserve les principes auxquels les lycéens devraient se conformer, s'appuyant sur les circulaires ministérielles de MM. Jospin en 1989 et Bayrou en 1994 qui réfutent le droit d'afficher des signes divers de nature à revendiquer un choix religieux et les autres qui, en vertu des mêmes grands principes, revendiquent le droit d'afficher lesdites croyances. Toute l'aide et les conseils qui m'ont été apportés jusqu'à maintenant par les autorités de l'Education nationale pour dénouer ce dilemme ne m'ont pas permis de trancher clairement. C'est pourquoi je m'adresse à vous. »

Mme la ministre m'a répondu, et je l'en remercie, car il m'est arrivé parfois d'écrire et de ne pas recevoir de réponse. A la rentrée, j'ai rencontré la déléguée ministérielle pour les affaires de voile et un compromis a été adopté, permettant aux jeunes filles de porter un bonnet en cours.

Un autre fait m'a mise dans une situation délicate. A une élève du secteur des métiers de la mode qui avait mis tous ses cheveux dans un foulard noir - c'était très joli et c'était une fort belle fille - un professeur a demandé si c'était pour des raisons religieuses. La jeune fille lui a répondu que non.

Voilà les paradoxes. Je vous dirai que le champ législatif et constitutionnel vous appartient, mesdames et messieurs, mais que le champ du droit de la femme m'interpelle. J'ai dit à cette jeune fille : « Je ne t'autorise pas à dire que je suis impudique parce que je ne porte rien sur la tête, cela me paraît une drôle d'idée », puis nous avons discuté.

Il est vrai que par ailleurs nous avons été confrontés à un pilonnage très puissant de la part des enseignants qui ont tenu des propos inacceptables sur la religion musulmane en cours. On a le droit de ne pas être d'accord, mais pas de dire qu'il est anormal que des élèves appartiennent à des associations. Je leur ai dit : « Dans la mesure où ce sont des associations reconnues, je ne vois pas pourquoi les élèves ne pourraient pas y appartenir. Vous-mêmes appartenez à des associations. »

C'est un problème très complexe, difficile, et je ne sais pas ce qu'il sera possible de faire. L'action éducative de l'école est déterminante. J'ai entendu Mme Duplaix évoquer « un consensus fragile et inopérant ». Est-ce à dire que le consensus des valeurs républicaines est actuellement fragile et inopérant ? Il faut s'interroger : pourquoi ces jeunes filles en sont-elle rendues actuellement à revendiquer ces valeurs ? Il y a une réflexion forte à faire sur les notions de valeurs républicaines. Nos élèves nous ont interpellés, elles étaient 150 à poser des questions et ce n'était pas les plus stupides : « Mais pourquoi refusez-vous ? Vous acceptez bien les minijupes. » Je leur ai dit : « Vous exagérez, il n'y a pas de minijupes. Vous êtes toutes en pantalon et je me souviens que je n'avais pas le droit d'être en pantalon quand j'avais 15 ans. » Nous avons discuté pied à pied.

Je voudrais ajouter que nous avons du régler un problème sérieux cette année avec un jeune homme qui était la proie de personnes extrêmement dangereuses qui l'avaient endoctriné à la mosquée. Ce garçon avait d'énormes problèmes familiaux, il était en pleine crise mystique et se levait en cours pour tenir des propos incohérents. Qu'est-ce que j'ai fait ? J'ai dû lui dire qu'il était malade et qu'il fallait appeler le SAMU. Voilà où nous sommes rendus !

Le jeune homme était en très grande difficulté car il était en proie à des idées sectaires. Tout le monde sait ce que la secte peut produire. Il se trouve qu'actuellement nous sommes dans le champ du religieux mais aussi du sectaire. Que faire ?

Mme Elisabeth BORDY : Je suis arrivée en septembre, après les difficultés qu'a connues le lycée Léonard de Vinci l'année dernière, avec pour mission d'assurer la sortie de crise.

Je crois qu'il existe un seuil à partir duquel la situation est verrouillée dans une communauté scolaire, un moment où il n'y a plus ni dialogue ni rencontre, seulement un désir d'exclusion de la part des enseignants. L'année dernière, des jeunes filles ont tenté d'imposer leur voile. La décision du conseil de discipline pour prosélytisme a été cassée pour vice de forme parce que le règlement intérieur n'avait pas été voté en conseil d'administration dans les temps et délais impartis.

Un protocole de sortie de crise a été mis en place autorisant le port d'un foulard clair sur la nuque, laissant apparaître la racine des cheveux et les oreilles, sauf pendant les cours d'éducation physique et sportive (EPS) et les cours d'expérimentation.

Quand les professeurs m'ont demandé à la rentrée ce que j'allais faire pour le foulard, j'ai répondu que j'allais appliquer le protocole élaboré avec les inspecteurs du rectorat de Créteil. C'est grâce à ce protocole que nous sommes revenus à un climat serein. Cela a demandé de temps et de la vigilance. L'accueil des élèves était assuré à la porte par le proviseur, les conseillers principaux d'éducation (CPE) et les surveillants. On a pratiqué le dialogue et la fermeté.

Le problème s'est reposé en période d'examen quand les jeunes filles sont revenues avec le foulard noir noué sur la nuque - l'une de l'établissement et une candidate libre. Le climat était suffisamment serein, pour que les enseignants comprennent que nous étions dans une situation réglementaire différente et l'ont accepté. J'ai seulement demandé aux jeunes filles de dévoiler leurs oreilles pour prouver qu'il n'y avait pas d'intention de fraude, ce qui a été accepté.

C'est pour dire la difficulté des situations. Faire une loi spécifiquement sur le foulard ? Je n'y crois pas. Ce serait stigmatiser un signe et cette loi serait inopérante. Comment faire appliquer une loi quand il s'agit de centimètres de tissu ?

Il n'est pas possible d'inscrire dans le règlement intérieur l'interdiction de tout couvre-chef. Les faits sont beaucoup plus anecdotiques et beaucoup moins symboliquement forts. Par exemple, il y a une bataille souterraine à propos des casquettes. Pour les interdire, nous nous appuyons sur l'exigence d'une « tenue convenable ».

Dans la description de la tenue convenable, la casquette ne figure pas. Mais allez faire entendre cela à des garçons qui voient les jeunes filles avec des foulards ! La difficulté pour nous c'est l'obligation de persuasion et de dialogue.

M. Olivier MINNE : J'essaierai d'être court et de ne pas répéter ce qui a été dit. D'entrée, en réponse à la question que nous pose la mission, je dirais que je me range du côté de ceux qui estiment nécessaire que les règles de mise en oeuvre de la laïcité à l'école publique soient rappelées et redéfinies par la loi. Cette attente dans laquelle je me trouve, comme beaucoup de mes collègues, repose sur mon expérience et sur la situation actuelle de mon établissement. Elle n'exclut cependant ni les nuances ni les interrogations.

Je suis personnel de l'Education nationale depuis 20 ans, actuellement proviseur d'une petite cité scolaire du 19ème arrondissement de Paris, le lycée Henri Bergson, après avoir dirigé une importante cité scolaire de l'Ile-de-France, le lycée de Rambouillet et d'autres sites scolaires de province auparavant.

L'établissement que je dirige depuis deux ans est composé d'un lycée et d'un collège où se côtoient 1 500 élèves de toutes nationalités. 15 % d'entre eux sont de nationalité étrangère et 33 nationalités sont représentées, de toutes origines, essentiellement des pays du Maghreb, d'Afrique et de Chine - comme au lycée Turgot - de toutes catégories sociales, avec une surreprésentation des catégories les moins favorisées et, sans doute aussi, de toutes cultures et de toutes appartenances religieuses. Le quartier, au pied des Buttes-Chaumont, concentre traditionnellement une assez forte population juive et plusieurs membres du personnel enseignant revendiquent leur appartenance à cette communauté.

L'établissement traverse de nombreuses difficultés, fortement amplifiées par les médias, surtout cette année, mais il n'apparaissait pas jusqu'à présent que les relations entre les élèves fussent significativement marquées par des phénomènes de racisme ou d'appartenance à telle ou telle communauté religieuse. L'établissement, dans son ensemble, est porteur d'une culture laïque, clairement mise en œuvre dans son règlement intérieur, comme dans son activité pédagogique.

Notre règlement intérieur a été mis à jour et entièrement remanié à la rentrée 2002 pour une mise en conformité avec les nouvelles dispositions nationales ; il est commun au collège et au lycée et affirme les principes de neutralité politique et de laïcité dans son premier chapitre consacré aux droits et obligations des élèves. Sous ce même titre, il précise que le droit actuel est fixé par l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, cité dans le texte et, par ailleurs dans un autre chapitre intitulé : « Les règles de vie dans l'établissement » un paragraphe, entièrement consacré à la tenue vestimentaire, stipule explicitement que le port de tout couvre-chef de quelque nature que ce soit est totalement interdit dans les locaux couverts de l'établissement. Une fois entrés en classe, les élèves doivent quitter leurs vêtements d'extérieur, manteau ou blouson, gants, sauf autorisation liée à une situation particulière.

Cette règle, appliquée avec une vigilance soutenue, permet jusqu'à présent de dissuader la plupart des tentatives d'arborer des signes distinctifs, religieux ou non et elle est désormais bien admise par l'ensemble des élèves, même si elle donne lieu à des jeux provocateurs - je mets la casquette, je l'enlève sur un rappel à l'ordre et je la remets aussitôt que le surveillant a le dos tourné - ou à des discussions sempiternelles sur le fait que tel ou tel ornement de coiffure est ou non un couvre-chef, mais cela relève plus du jeu que de la provocation.

Je peux donc dire que la question des signes religieux n'est pas au centre des préoccupations de la vie scolaire au lycée Bergson. Cependant, plusieurs faits récents indiquent qu'il existe une volonté chez certains élèves musulmans d'affirmer leur appartenance religieuse au sein de l'école, voire de pratiquer la religion dans l'enceinte de l'établissement.

J'en citerai quatre : nous avons observé à la rentrée 2002 quelques tentatives de pénétrer avec un voile chez deux ou trois jeunes filles qui ont été rappelées au règlement intérieur et qui ont renoncé assez facilement au port du voile. Quelque temps après, elles ont demandé à être dispensées de natation et, même scénario, se sont heurtées à une position vive de leurs enseignants. Le conflit n'a été évité que par un détour intellectuellement peu satisfaisant : la production d'un certificat médical attestant d'une inaptitude à cet enseignement.

Au mois de novembre, nous avons vécu un Ramadan plus difficile que les années précédentes et des faits concordants ont été portés à ma connaissance indiquant une tentative tout à fait explicite de prosélytisme religieux de la part de surveillants - un surveillant et un maître de demi-pension - au foyer des élèves. Dans le même temps, des pressions inacceptables ont été exercées par ces deux surveillants sur de jeunes surveillantes maghrébines au motif qu'elles ne respectaient pas le ramadan. Ces incidents ont été signalés au rectorat de Paris, ont entraîné un dépôt de plainte de la part d'une des jeunes filles, car la pression était allée loin et, après intervention de l'inspection pédagogique régionale de la vie scolaire, le déplacement du surveillant et le licenciement du maître de demi-pension.

Troisième fait : à la même époque il m'a été signalé fortuitement que des garçons auraient été surpris à plusieurs reprises dans un couloir peu fréquenté du 6ème étage entre midi et 14 heures, faisant la prière. Ce qui aurait pu n'être qu'une rumeur m'a été confirmé ensuite par le témoignage précis et digne de foi d'un membre de l'équipe d'encadrement qui a précisé que ces garçons avaient introduit un tapis de prière, mais qu'il n'avait eu, de son côté, aucune difficulté à faire obtempérer les élèves et à leur faire quitter les lieux. Les élèves affirmaient ignorer qu'une telle pratique puisse être interdite, ce qui est quand même surprenant.

Autre fait : la demande émanant d'un petit groupe d'élèves, repérés comme militants, que soit enlevé le sapin de Noël installé dans le hall puisqu'il leur était interdit de manifester leur identité religieuse. Les explications nécessaires ont été données sur les origines païennes de cette décoration. Le fait est anecdotique, mais semble prouver la recherche d'une affirmation identitaire minoritaire contre une culture ressentie comme dominante.

Dans le même esprit, plusieurs étudiants de section de technicien supérieur en voyage d'étude en Normandie avec leur professeur, ont formellement refusé de participer à la visite du Mont-Saint-Michel au motif que l'abbaye était un lieu de culte.

La communauté juive, également présente dans l'établissement, n'affiche aucun signe et n'adopte en aucune façon un comportement prosélyte. Font cependant exception les périodes d'examen. En ces occasions, il arrive qu'un élève, voire un correcteur, appartenant à un établissement privé de confession israélite, tente d'imposer à son jury le port de la kippa. Ainsi, le 14 mai, un candidat de section professionnelle passant des épreuves d'EPS a refusé d'ôter sa kippa malgré la pression forte du jury et de mon adjoint qui gérait le centre d'examen. Il nous a fallu consulter le SIEC. Il a été considéré que le règlement intérieur de l'établissement n'était pas opposable en la circonstance, parce que l'examen se passait sous l'autorité du SIEC et non sous celle du chef d'établissement et, qu'au nom du principe d'égalité, l'élève devait être a admis à passer les épreuves, ce qui s'est passé sans encombre.

Les quelques faits que je viens d'exposer démontrent la réalité d'un certain prosélytisme religieux. Cette réalité reste contenue dans mon établissement. D'une certaine manière, nous pouvons dire que nous nous sommes accommodés de la jurisprudence et que le dialogue et la persuasion ont permis de maintenir la cohésion de l'établissement et de surmonter les risques de crise. Cependant, rien ne permet de garantir que cet équilibre fragile puisse perdurer, tout d'abord parce que les tentatives de gagner du terrain sont manifestes, de plus en plus nombreuses et concertées, ensuite parce qu'elles rencontrent chez certains personnels une opposition farouche, passionnelle, qui parfois ne fait qu'exacerber la situation.

Je prends le risque de dire qu'il existe aussi une forme d'intégrisme laïque qui ne facilite pas la tâche du chef d'établissement appelé par fonction - et peut-être aussi par tempérament - à surmonter les oppositions plutôt qu'à les radicaliser.

L'absence de cadre légal précis nous met en situation de devoir agir, en quelque sorte, en juge de paix, de rechercher des compromis plus ou moins acceptables, d'inventer une sorte de droit local. Ce fonctionnement permet certes de vivre ensemble dans un esprit de tolérance et dans le respect du pluralisme culturel et religieux, mais il me semble qu'il cesse d'être possible et, en tout cas, devient extrêmement inconfortable pour les personnels de direction, quand se développe une démarche offensive, délibérément contraire aux valeurs laïques.

M. Pierre COISNE : J'ai été confronté à différents degrés au problème du foulard. Je suis arrivé au collège Renoir en 1998 et une affaire assez importante avait déjà eu lieu en 1996 qui s'était terminée par l'exclusion d'une jeune fille par conseil de discipline, laquelle jeune fille avait été ensuite scolarisée dans une école coranique. Cela avait marqué la communauté scolaire et influencé par la suite la position de l'équipe pédagogique.

Quand je suis arrivé, la situation était beaucoup moins tendue et critique. J'ai été confronté ensuite au port du foulard par la jeune s œur de la première élève exclue. J'avais choisi la voie du dialogue compte tenu de la position du corps professoral, beaucoup moins offensive. Ensuite, j'ai été confronté au port du foulard par une autre famille dont les deux s œurs étaient scolarisées dans mon collège.

Nous pouvons dire qu'au collège il n'y a pas eu de position véritablement globale et organisée. Il s'agissait plutôt de familles identifiées pratiquant ce type d'intégrisme. La ville d'Asnières est divisée en quartiers nord et sud, le nord étant un quartier de cités où est également situé le collège Malraux, cité dans la presse pour des faits spécifiques, mais pas des problèmes de foulard.

Mon collège se situe à 300 ou 400 mètres de ce collège, sans être situé en ZEP, mais à la frontière entre les quartiers nord et sud. Le collège comporte 850 élèves, la population étant composée à 80 % de jeunes Français d'origine maghrébine ou africaine et l'on ne peut pas dire qu'il existe une résistance organisée ni un militantisme des organisations islamistes.

Les problèmes de foulard qui se sont présentés ont été réglés au cas par cas. Quand j'ai eu affaire à des familles assez résistantes, le dialogue a été beaucoup plus difficile et je me suis contenté, avec l'appui des inspecteurs d'académie, d'appliquer l'arrêt du Conseil d'Etat bien connu : un port du foulard dans des conditions discrètes sans prosélytisme et assistance à tous les cours.

La famille de la s œur de la jeune fille qui avait été exclue a d'ailleurs changé d'attitude, puisqu'elle s'est complètement pliée à l'arrêt du Conseil d'Etat, et la jeune fille ne nous a plus posé de problème car elle a été extrêmement discrète. Avec l'autre famille, la situation a été plus difficile. J'ai dû affronter des personnes assez agressives qui sont venues dans mon bureau avec un avocat pour tenter de m'intimider. J'ai eu recours au conseil de la médiatrice du ministère de l'éducation nationale.

M. Eric RAOULT, Président :: Quel âge avait ces jeunes filles ?

M. Pierre COISNE : 14 ans. La s œur de celle qui avait été exclue est entrée à 11 ans en 6ème et a fait sa scolarité jusqu'en 3ème. Dans l'autre famille, nous avons eu la s œur en 6ème et en 5ème. Elle est partie en fin de 5ème, sans que nous sachions où elle a ensuite été scolarisée. Elle est sans doute partie à l'étranger mais nous n'avons pas eu de nouvelles. Sa petite s œur est entrée en 6ème. Elle travaillait très bien mais il y a eu sanction avec des avertissements pour qu'elle enlève son voile pendant les cours de sciences naturelles et d'éducation physique. Comme elle ne l'enlevait pas, le professeur l'excluait et la mettait en permanence, et les sanctions sont montées jusqu'à l'exclusion temporaire et la commission de discipline. A la fin de l'année scolaire, j'ai écrit à la famille qu'elle ne serait plus reprise dans ces conditions à la rentrée 2002-2003. Elle n'a pas fait sa rentrée. Sans doute est-elle également partie à l'étranger car nous n'avons pas eu de nouvelles.

D'une manière générale, on peut dire que le climat de tension dans le quartier et le collège sur ces sujets s'est apaisé au cours des deux dernières années.

En conclusion, je dirai qu'il existe une variété de situations qui nous entraînent vers une variété de réponses, nous incitent au louvoiement et conduisent à un droit local. Les autorités de l'Education nationale nous incitent à opérer un droit à géométrie variable, le danger étant qu'il faut adapter à chaque fois les règles aux situations en raison du rapport de force tant avec les familles qu'avec le corps des enseignants. Celui-ci peut se montrer résistant soit globalement soit au travers de positions individuelles marquées par un certain intégrisme laïque. Je n'ai pas eu de fortes oppositions du corps enseignant au collège, sauf des positions individuelles demandant, lors des répartitions de classes, à ne pas avoir ces jeunes filles dans leurs classes.

Je réclame, comme mes collègues, une position claire des autorités sur le problème pour aider les chefs d'établissement qui se sentent bien seuls pour gérer ce problème complexe.

M. Régis AUTIÉ : Nous connaissons une situation tout à fait particulière puisqu'elle ne concerne pas des jeunes filles mais une enfant. Nous sommes dans une école située en zone d'éducation prioritaire dans le sud d'Antony. Les enfants accueillis viennent d'un grand ensemble situé à cheval sur les villes d'Antony et de Massy.

Nous avons une population d'enfants qui est pour 40 % d'origine maghrébine et 60 % d'origine d'Afrique noire avec de nombreuses familles de religion musulmane. La particularité de l'école réside dans la très grande précarité économique et sociale des familles qui, en même temps, attendent beaucoup de l'école publique et laïque.

J'ai entendu plusieurs de mes collègues parler « d'intégrisme laïque » et vu des sourires sur certains visages. Je me suis pourtant parfois retrouvé dans ces propos, mais nous pourrons en parler ensuite.

Je rappelle par ailleurs que dans une école élémentaire le directeur d'école n'est pas le supérieur hiérarchique de ses collègues, n'est pas fonctionnaire d'autorité et n'a pas à composer avec ce que mes collègues proviseurs décrivent comme étant les « enseignants ». Les enseignants à l'école élémentaire, c'est l'ensemble de l'équipe et, sur le sujet, nous avions une position commune, ce qui a permis d'avoir non pas une position d'enseignant, mais une position de l'école.

Le cas concerne une petite-fille qui était en CE2 en décembre 1999, âgée de 8 ans et demi, et dont la famille avait informé l'école qu'à partir de janvier 2000, l'enfant atteignant ses 9 ans, elle porterait le voile. Le premier problème, en terme d'âge civil, était qu'il s'agissait d'une petite-fille de 8 ans et demi et non pas de 9 ans. La famille nous a expliqué qu'elle avait 9 ans en âge lunaire et qu'à partir de cet âge on était censé porter le voile. Cette position, pour une enfant aussi jeune et dans l'enseignement élémentaire, a beaucoup ému l'ensemble de la communauté éducative.

La gestion de ce dossier a été faite en deux grandes étapes : l'une partant de décembre 1999 à juin 2000, gérée par mon collègue M. Morvan. S'agissant d'un ami, j'ai suivi de très près cette affaire et je serai donc en mesure de répondre à des questions même si je n'ai pas géré le dossier dès le début. La seconde étape, que j'ai gérée directement, allait de septembre 2000 à février 2001.

La première partie concernait la gestion de la relation école/famille, et la seconde celle de la relation école/administration/tribunal administratif. Nous ne faisons pas de militantisme et ne nous présentons pas comme des cas exemplaires, mais nous avons refusé d'appliquer la décision du tribunal administratif, de façon à amener nos autorités de tutelle et politiques à prendre des décisions claires pour que les enseignants du primaire ne soient pas amenés à gérer ce type de situation au cas par cas, en fonction des interlocuteurs qu'ils ont en face d'eux ou de la position des partenaires.

Le maire d'Antony était à l'époque M. Devedjian qui avait apporté son soutien moral à mon collègue M. Morvan. Notre position n'a pas été une position d'intégrisme mais plutôt de jusqu'au-boutisme, ce qui est différent, dans le but d'amener nos institutions à prendre leurs responsabilités. L'enfant a été scolarisée après bien des épisodes dans une autre école de la commune.

Pour simplifier, notre point de vue était que le port du voile pour une enfant aussi jeune - avec un discours très militant et très argumenté de la part de la famille et portant un voile pour toutes les activités qui étaient proposées - constitue en soi un acte de prosélytisme.

Bien évidemment, le tribunal administratif a cassé la décision prise par l'inspecteur d'académie d'exclure l'enfant aux motifs qu'elle ne pouvait pas participer aux activités de gymnastique ou d'atelier, ce qui n'a jamais été notre façon d'analyser ce cas. Nous ne voulions pas utiliser des arguties pour arriver au résultat, mais nous étions intéressés par les moyens et le discours utilisés - soit les signes religieux sont autorisés, soit ils ne le sont pas. Arriver à l'exclusion d'un enfant par l'intermédiaire de la non fréquentation des cours de gymnastique ou d'autres pratiques ne nous semblait pas satisfaisant.

Le tribunal administratif a cassé la décision de l'inspecteur d'académie sur la forme et non pas sur le fond. C'est pour cela que, s'agissant de questions juridiques pour lesquelles nous ne sommes pas des spécialistes et sachant que les spécialistes pourraient toujours retourner notre position, nous nous sommes dit que, quitte à se mettre en contradiction avec la loi, autant avoir une position claire, pratique et argumentée qui amènerait les autorités à se positionner tout aussi clairement. Nous devons dire que le résultat mis en place par l'administration nous a épargnés - mais ce n'était pas le but de l'opération - en déplaçant le problème auprès d'une équipe qui a eu une position moins intégriste et a accepté l'enfant.

Je ne sais pas quels sont les dégâts causés dans les équipes de collège et de lycée par ce type de problème, mais il faut savoir que, dans les écoles, les équipes pédagogiques sont constituées de collègues, ayant des liens affectifs peut-être différents de ceux qui existent chez les professeurs car les équipes sont plus petites et plus proches. A l'école, ces situations créent de grands ravages dans les équipes car elles font appel non seulement à notre pratique, mais aussi à notre position de citoyen. Si, dans notre école, nous avons réussi à obtenir une position d'école, une position commune - plutôt radicale - cela ne signifie pas que tout le monde, au départ, avait une position identique sur ce sujet, certaines étaient même assez éloignées. Dans d'autres écoles, dont celle où cette petite-fille a été ultérieurement scolarisée, il n'y a pas eu de position commune. En accord avec une partie de l'équipe, la directrice et l'inspection, l'enfant a été scolarisée et cela a généré de grands dégâts. Ainsi, ces questions créent des dérèglements dans le fonctionnement de l'école et nous pensons qu'il n'est pas opportun qu'il revienne à la base de régler ce type de problème.

M. Hervé MARITON : Je voudrais savoir comment, en tant que chefs d'établissement, vous êtes confrontés et comment vous comparez la question que je vais vous poser à celle que vous venez de présenter. On évoque les signes religieux, la laïcité et donc aussi la neutralité de l'école. Dès lors, la question de la neutralité politique se pose également. Or, une insistance plus grande depuis ces dernières années sur le thème de la citoyenneté a manifestement amené un certain nombre d'enseignants, dans des conditions rarement mises en cause, mais qui pourraient peut-être l'être, à développer des discours autour d'un certain nombre de thèmes de société. Ce n'est pas récent. J'ai vu des professeurs d'histoire qui ne juraient que par Sobourle. Aujourd'hui, des discours ouvertement engagés se sont beaucoup développés sur des questions d'actualité comme les organismes génétiquement modifiés (OGM).

Considérez-vous - ma question est périphérique mais connexe au sujet - que ces pratiques sont des pratiques de prosélytisme, attentatoires à la neutralité de l'école, d'une certaine manière, du même ordre que celle que nous évoquons au titre principal de notre mission ?

Mme Thérèse DUPLAIX : Je répondrai sur deux plans : l'école n'est pas neutre. L'école est un lieu d'apprentissage et aucun apprentissage n'est neutre. La neutralité - dont la définition est donnée dans les bons dictionnaires - est un élément plat. La mission de l'école n'est pas plate. Une école est la conséquence, le produit de ce que la société dans laquelle elle se situe lui demande de faire. Notre société nous demande de fabriquer des citoyens. C'est clairement inscrit. Le fait est que des thèmes d'actualité sont dispensés dans les différents types d'enseignement et pas seulement par les historiens. Les professeurs d'économie, dès la classe de seconde, enseignent aussi les faits de société, les faits économiques et parcourent l'ensemble des problèmes actuels.

Il est bon qu'il en soit ainsi, à partir du moment où chacun des thèmes est explicité, renvoyé aux élèves par l'enseignant en fonction de ce qu'il est - parce que vous savez que nous enseignons avec ce que nous sommes et ce que nous avons appris - et disons que les élèves ont en face d'eux des professeurs cohérents avec eux-mêmes qui disent clairement ce qu'ils ont à dire.

Mais il y a des difficultés, et si vous m'aviez demandé il y a 4 ans si l'on devait enseigner le fait religieux à l'école, j'aurais été farouchement contre. Après cet épisode récent, j'ai eu d'autres problèmes liés au voile, que j'ai parfois dû régler par le louvoiement, comme tout le monde. Ce n'est pas satisfaisant. Quand on veut faire acquérir quelque chose, il faut montrer de soi une personnalité cohérente, sinon on produit chez celui qui se construit des comportements qui seront semblables. Nous avons à rappeler la rigueur et la droiture.

J'ai rapporté en propos liminaire le cas de ce garçon qui, ayant réfléchi après l'explication claire et franche que nous avions eue, est venu me dire : « Madame, je dis aux élèves comment prier pour avoir de bonnes notes mais je ne fais pas de « proxénétisme » ». Quand je suis allée en classe et que je me suis rendu compte que parmi les 33 élèves, garçons et filles de toutes origines et confessions, aucun pratiquement ne savait ce que voulait dire « prosélytisme, laïcité, religion, sphère privée », je me suis posé des questions.

Pour faire réfléchir, il faut savoir. Rien n'est pire que l'ignorance. Les adolescents que nous avons au lycée ne savent plus certaines choses auxquelles nous adhérions ou pas, mais dont nous avions tous, peu ou prou, entendu parler, que ce soit au catéchisme ou chez le pasteur. Maintenant, nous avons en face de nous des adolescents qui ne savent pas ce qu'il y a derrière ces mots, et qui sont prêts à accepter n'importe quelle secte qui leur en propose un sens, quelque chose qui les rassure. Enfin, quelqu'un va leur parler d'assurance même si c'est une assurance dans une vie meilleure dans l'au-delà ! Quelqu'un leur dira autre chose que : « Si tu n'as pas ton bac, tu seras à la rue et au chômage ». Quelqu'un va leur dire : « Viens chez moi, tu pries et tu as une communauté autour de toi ».

Mme Micheline RICHARD : Quand le fameux keffieh s'est porté dans les années 70/72 autour du cou de certains lycéens, voire de certains professeurs, personne ne trouvait à redire. Maintenant, ce sont de jeunes musulmans et tout le monde trouve cela anormal. Qu'avons-nous perdu qui fait que nous ne sommes plus congruents ? J'ai organisé un conseil éducatif mais certains de mes enseignants m'ont dit : « Nous ne serons pas présents. Nous voulons que l'Administration - dont je fais partie - (avec un grand A) prenne ses Responsabilités » (avec un grand R, je pense également). Il existe un problème de congruence de l'école face à ces valeurs et quand une petite me dit : « Vous n'êtes pas logique parce que Mme Unetelle ne dit rien », je me suis demandé pourquoi nous avions une polymorphie dans nos attitudes ? Quelque part, n'avons-nous pas laissé aller certaines choses ?

M. Hervé MARITON : En toute logique, un élève peut-il porter un insigne de SOS Racisme ?

Mme Micheline RICHARD : D'après l'avocat, cela est réglé par la loi. Je n'ai pas été au-delà de cette affaire sur le plan du droit, si ce n'est que je me suis souvenu d'une loi que j'ai apprise quand j'étais au lycée : les articles 1 382, 1 383 et 1 384 du Code Civil qui disposent que nous sommes responsables des personnes et des biens qui sont sous notre garde. Les élèves sont sous notre garde quand nous les avons sous notre responsabilité. On parle de refaire une loi. Je trouve que la loi Evin est parfaite mais j'ai le plus grand mal à la faire respecter chez moi, y compris par les professeurs. Les lois, c'est bien, à condition toutefois de pouvoir les faire respecter !

Mme Thérèse DUPLAIX : Chez moi, pas d'insigne de SOS Racisme. C'est un ensemble. J'ai écouté les filles musulmanes qui se plaignaient de ne pas pouvoir parler aux garçons israélites de leur classe, qui se revoilaient avant de sortir car elles ne voulaient pas traverser la cité sans voile au risque de faire l'objet de quolibets et même se retrouver dans un fond de cave dans des situations difficiles.

J'ai entendu des filles qui parlaient - c'est un terme galvaudé - d'une double aliénation parce qu'elles sont doublement persécutées de par leur position de fille. Ce ne sont pas les garçons qui portent le voile, ce sont les filles. Cela les renvoie à leur position de femme à l'intérieur de la cité puisqu'elles viennent de cités ou de petites rues derrière le lycée qui ne sont pas forcément faciles à traverser quand il est 1 heure du matin, même en plein centre de Paris. Cela m'a renvoyée à mon passé de militante féministe quand on me disait il y a 40 ans : « Vous vous plaignez de ne pas pouvoir sortir le soir, d'avoir peur d'être agressée et que ce soit inadmissible mais vous n'avez qu'à pas sortir la nuit toute seule ». Cela n'est pas admissible.

M. Jacques MYARD : Avez-vous le sentiment que derrière, qu'on le veuille ou non, un certain nombre d'adultes mènent le jeu ?

Mme Thérèse DUPLAIX : Oui.

M. Jacques MYARD : Et que dans le cas des adolescents, il existe à la fois une manipulation, une provocation, une crise d'adolescence ?

Je voudrais avoir des précisions, surtout sur le cas de la jeune fille de l'école primaire âgée de 9 années lunaires dont il a été question.

Avez-vous le sentiment qu'en manquant de fermeté immédiate par la réaffirmation des principes, il n'y aurait pas dérive ?

Par ailleurs, ne pensez-vous pas qu'il serait utile de rappeler, dans la loi, que le règlement intérieur est de la compétence du chef d'établissement et de son conseil et qu'il ne saurait y avoir éruption des avocats dans ce domaine ?

Mme Thérèse DUPLAIX : Ce n'est pas à nous de le dire, mais à vous.

M. Olivier MINNE : A la question : « Avez-vous le sentiment qu'il y a des adultes derrière ? » Il faut répondre très sagement : « Oui, mais pas toujours ». Parfois, il est évident que les jeunes sont entraînés par des adultes convaincus, organisés et qui savent très pertinemment ce qu'ils font, mais ce n'est pas toujours le cas. Des jeunes filles souhaitent porter le voile, simplement par opposition à leurs parents ou par souci de se protéger, sans être nécessairement dans une mouvance aussi construite.

Il n'existe pas sur ce point de réponse générale. Il est certain que les problèmes se posent d'autant plus vivement qu'il y a risque, avec l'intervention d'avocats et autres intermédiaires, que la question soit préparée, organisée et concertée ; parfois tellement préparée que les médias sont en deuxième ligne derrière l'avocat pour faire bonne mesure et même parfois en première ligne, avant l'avocat.

Je crois, comme vous l'avez dit, à la fermeté immédiate comme meilleure garantie de la dérive. Plus on indique clairement les limites et plus elles sont respectées. Plus on est ferme, cohérent et congruent, plus on garantit et prévient les dérives. Mais on ne trouve pas toujours des situations aussi nettes et il faut reconstruire pas à pas, en reconquérant le territoire perdu - le fameux territoire perdu de la République - ce qui n'est pas possible en n'apportant que du strict. Il faut baliser, limiter et je crois à la fermeté, mais aussi au dialogue, à l'esprit de conviction et de tolérance.

La question du port de l'insigne de SOS Racisme me laisse perplexe, ne serait-ce que parce que j'ai été l'un de ces proviseurs qui, à l'appel de leur ministre, a organisé des journées d'engagement, j'ai invité SOS Racisme, le Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), les Etudiants juifs de France, Handicap International et toutes sortes d'associations. Nous avons débattu, organisé le 1er décembre, à plusieurs reprises, des manifestations de solidarité autour du problème du sida avec des élèves qui arboraient des insignes rouges en cocarde. Où cela commence-t-il, où cela s'arrête-t-il et qui connaît la limite ? Pas plus que la hauteur des mini jupes ; je ne suis capable de répondre.

M. Jean-Pierre BRARD : Il existe une obligation pour les enseignants que nous avons précisée dans la loi sur les sectes : éveiller l'esprit critique, alimenter la réflexion des enfants et leur livrer en même temps l'outillage conceptuel leur permettant d'appréhender la contradiction, sinon l'Education nationale est défaillante.

Je suis très frappé que nos invités - et cela confirme le sentiment que nous pouvions avoir à la suite de précédentes auditions - qui « ont les mains dans le cambouis » concluent tous de la même manière, même si c'est avec des nuances : « Ne nous laissez pas seuls, ne vous défaussez pas sur nous»...

M. Hervé MARITON : Il n'y a pas d'appel systématique à la loi.

M. Jean-Pierre BRARD : ... tandis que les hauts fonctionnaires ont plus une vue « d'esthète » : « Armez-vous, fuyons ». Il y a, me semble-t-il, un petit problème.

J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt tout ce qui a été dit et, en particulier, les propos de Mme Thérèse Duplaix sur l'enseignement du fait religieux. Le problème est réel quand les enseignants, eux-mêmes, sont complètement ignorants du problème qu'ils ont devant eux. Mme Thérèse Duplaix, vous avez une forte communauté juive. Avez-vous été confrontée au port de la kippa ? Par ailleurs, quelqu'un évoquait Force ouvrière (FO). Pour que ce soit lisible, il faut préciser qu'il s'agit plus du parti des travailleurs que de FO qui sert, en fait, d'habit...

Mme Micheline RICHARD : C'est cela.

M. Jean-Pierre BRARD : M. Pierre Coisne a évoqué le port du foulard « dans des conditions discrètes ». Je souhaiterais qu'il nous précise ce que signifient ces termes.

Toujours en référence aux propos de M. Pierre Coisne sur les enfants qui disparaissent à l'étranger. Dans ma ville, j'ai le même problème en particulier - mais pas uniquement - avec de très jeunes filles d'origine malienne qui disparaissent de nos établissements scolaires, semble-t-il pour des mariages arrangés et prématurés. D'un entretien avec le procureur de la République, j'ai retiré l'information suivante que j'ignorais : le procureur de la République a qualité pour s'opposer à la sortie du territoire national d'un enfant mineur.

L'identification du cas est très difficile car la plupart du temps nous sommes informés trop tard. Mais ce sont des enfants français au regard de notre droit, même si, du fait de la double nationalité, nous n'avons plus de moyens d'appréhension dans le pays où ils partent. J'attire l'attention de nos collègues : il faut réfléchir à quelque chose pour mieux protéger les enfants auxquels nous devons protection parce que nous ne savons plus ce qu'ils deviennent. En apparence le problème est réglé, mais en réalité ce sont des enfants sacrifiés définitivement.

M. Pierre COISNE : J'ai convoqué des familles de jeunes filles pour expliquer les règles contenues dans le règlement intérieur concernant le port du voile. J'ai interdit les voiles noirs, fermés et voyants. J'ai demandé aux jeunes filles de porter des bandanas ou des voiles de couleur beaucoup plus discrets et, en général, cela s'est bien passé avec les familles. J'ai deux cas sur 850 élèves.

J'ai fait enlever ses voiles à une jeune fille qui venait, en début d'année, avec un voile noir et un voile blanc, comme une religieuse, car j'estimais que c'était trop ostentatoire. Il me semblait être dans l'application de la loi.

M. Régis AUTIÉ : Je peux répondre à la question concernant cette jeune enfant du primaire. Dans ce cas, la famille était derrière la demande avec toute une activité de militantisme. Le papa a d'ailleurs expressément souhaité faire de cette affaire une affaire-test au niveau de l'école primaire.

La position de l'école a été à la fois ferme et tolérante. Nous avons discuté mais là où l'on se heurte à une forme d'activisme c'est quand, justement, on n'arrive pas à trouver des accords acceptables par les différentes parties, ce qui conduit les positions à se radicaliser.

Il existe un activisme religieux, en l'occurrence il s'agit de l'islam, qui est une réalité à laquelle nous sommes confrontés parce que nous voyons les agissements des uns et des autres dans la cité où nous travaillons. Des actions de prosélytisme sont menées et chaque jour je passe, pour aller et venir de mon travail, devant le local qui sert de mosquée à Antony - un pavillon de banlieue. Il y a 2 ou 3 jours, en passant devant ce pavillon, à 18 h 30, j'ai vu sortir une jeune femme d'environ une trentaine d'années, entièrement couverte des orteils jusqu'à la racine des cheveux, alors qu'il faisait 35°. Il arrive assez rarement de se trouver en présence de jeunes femmes aussi couvertes. Est sortie ensuite de la mosquée - c'est la première fois que je suis confronté à cette situation de même que mes collègues et les personnes du quartier à qui j'en ai parlé - une petite fille de 3 ans et demi - je peux être précis sur l'âge parce que j'ai travaillé en maternelle - qui était la poupée russe conforme à la maman et qui, par 35° de chaleur, était couverte avec la même chasuble et le même foulard, des orteils jusqu'aux oreilles. Nous pouvons penser que la famille de cette petite-fille, quand elle l'inscrira à l'école, si elle le fait, n'acceptera vraisemblablement pas d'elle-même de « déshabiller » cette enfant pour la mettre en petit short rose avec des petites baskets et un tee-shirt.

Je ne fais pas de militantisme, mais je veux vous alerter sur le fait qu'il existe dans certains quartiers un réel activisme et que celui-ci ne s'arrête pas aux jeunes filles de lycée, de collège, voire d'écoles élémentaires, mais peut concerner d'ici quelque temps des enfants encore beaucoup plus jeunes, comme en école maternelle.

J'ajouterai que j'ai reçu dans mon bureau, il y a quelques semaines, une famille, mandatée par l'association qui a créé la fameuse mosquée de Choisy-le-Roi et dont l'action est d'essayer de monter une école islamique - je dis bien islamique - car dans l'esprit du monsieur que je recevais, ce n'était ni islamiste ni coranique à Massy ou à Antony. Il existe donc des projets très précis, intellectualisés et fondés. On sent qu'il y a des conseils et de l'argent. C'est une réalité.

C'est pourquoi j'utilise, moi aussi, l'expression employée par M. Jean-Pierre Brard de « mains dans le cambouis ». Sur le terrain, en ZEP, mais pas uniquement là, c'est effectivement nous qui avons les bras et les doigts dans le cambouis et il nous est demandé de prendre et d'assumer des positions qui seraient sensées engager l'Ecole (avec un grand E) publique, alors que nous ne sommes nullement mandatés pour le faire et que nous tentons déjà, tant bien que mal, de faire fonctionner nos établissements avec tous les problèmes que nous rencontrons. Dans une ZEP, il n'y a pas que le problème du foulard, et nous sommes parfois dépassés par la quantité de réponses que nous devons apporter. De plus, certains éléments dépassent largement notre compétence.

Mme Micheline RICHARD : C'est exact, et même quand ils sont dans notre champ de compétence. L'affaire dont je vous ai parlé m'a conduite au tribunal administratif, en référé, sur les libertés publiques. J'ai gagné, car je n'ai pas failli dans mon action à l'égard des libertés publiques mais, sur le fond, je n'avais pas à prendre certaines décisions, que j'ai prises pourtant parce qu'il le fallait, sinon j'étais dans l'impossibilité de faire travailler mes élèves et professeurs dans la sérénité. J'ai empêché ces jeunes filles d'aller en classe puisqu'elles refusaient de faire le minimum que nous avions exigé d'elles dans le cadre d'un compromis établi avec la déléguée ministérielle, mais avec lequel mes professeurs n'étaient pas d'accord parce qu'il n'avait pas été élaboré avec eux. De ce point de vue, j'ai perdu. Je n'étais pas compétente pour le faire. Je n'étais compétente que pour organiser un conseil de discipline qui, de toutes façons, aurait mis le feu aux poudres : les collègues seraient « montés au créneau ».

Faut-il une loi ? Je l'ignore. A dire vrai, cela me servirait car je ne serais pas poursuivie, comme l'a dit l'avocat, même en pénal pour avoir empêché ces jeunes filles d'avoir un enseignement auquel elles avaient droit. Ce n'est donc pas seulement un problème de compétence. Je suis défendue par mon autorité hiérarchique, puisque la loi de 1937 le permet, mais il y a une réflexion à avoir car nous savons que certains jeunes sont pris à partie par des fondamentalismes forts et puissants. Je suis d'ailleurs surprise d'avoir été confrontée à ce problème à Ermont, qui était plutôt l'endroit où je m'y attendais le moins. J'étais plus alertée à Garges-lès-gonesse où je savais que cela pouvait survenir et où des pères me disaient : « Madame le proviseur, l'iman a parlé jusqu'à 6 heures du matin aux enfants. Ils ne devraient pas faire des bêtises à l'école ». J'ai répondu qu'à 6 heures du matin les enfants auraient dû être couchés. C'est le type de dialogue que nous avons avec les familles, au quotidien, dans les collèges que nous dirigeons.

Mme Thérèse DUPLAIX : M. Jean-Pierre Brard a posé une question à propos de la kippa. La règle s'applique à tous : il n'y a pas de kippa au lycée de Turgot, quelles que soient les envies. Il y a un an et demi, lors d'un épisode important du Moyen-Orient - car nous vivons au rythme des événements du Moyen-Orient -, à 7 heures du matin nous avions trouvé à l'intérieur du lycée des affiches concernant un appel aux étudiants juifs de Turgot. Nous les avons enlevées immédiatement.

A Turgot, il n'existe pas de petits arrangements parce que la situation consensuelle dont je parlais, qui est à l'intérieur des établissements et non pas sur la République, existe. Si elle n'avait pas existé, je me serais retrouvée en porte-à-faux, comme certains. Pourtant une partie des enseignants de Turgot est de confession juive et une autre de confession musulmane.

Vous avez évoqué ces jeunes filles qui disparaissent. A Turgot, il y a très exactement un mois et demi, nous avons eu connaissance, par l'intermédiaire de quelques-unes de ses camarades, d'une jeune fille qui n'était pas revenue après les vacances de printemps. Nous avons appris qu'elle était séquestrée dans sa famille parce qu'on devait la conduire au Pakistan pour la marier. Grâce à ses camarades j'ai trouvé un subterfuge pour que la mère l'accompagne dans mon bureau. J'ai demandé à la mère de s'éloigner quelques instants parce que je voulais poser une question précise à la jeune fille. Je lui ai demandé ce qu'elle voulait et elle a répondu qu'elle ne voulait plus retourner chez elle. Nous l'avons fait partir par une autre porte et ensuite le procureur a été saisi. Ce sont les camarades qui sont intervenus : la petite est maintenant dans un foyer - une association a été activée de même que le procureur - et la famille est repartie au Pakistan sans elle, mais c'est parce que, autour, des personnes ont été vigilantes.

Au lycée Colbert, une histoire similaire s'est déroulée avec une jeune sénégalaise.

M. Jean-Pierre BRARD : Qu'en est-il des bijoux ? Les croix, les noms d'Allah et autres ?

Mme Thérèse DUPLAIX : Au lycée Turgot, l'affaire est entendue : il n'y a rien. Plusieurs personnes se trouvent à l'entrée. Parfois, je pointe le doigt sur une croix que je remets dans le corsage. C'est entendu et la vie est ainsi. Cela ne signifie pas que l'année prochaine je ne me trouverai pas face à quelqu'un de plus intransigeant. J'ai parlé d'un consensus ; quand il existe un consensus dans la communauté éducative et parmi les parents, cela fonctionne, quand le consensus est fragile ou en cas de forte opposition - je pense à ce que décrivais M. Régis Autié -, nous ne pouvons plus gérer et c'est pour cette raison que j'appartiens à un syndicat qui revendique très fortement que vous, parlementaires, preniez vos responsabilités, comme nous prenons les nôtres.

M. Christian BATAILLE : Je formulerai une question qui a déjà été abordée et qui, de mon point de vue, n'a pas reçu de réponse satisfaisante. Tous les intervenants ont indiqué qu'il leur paraît souhaitable que les enseignements, dans leur contenu, soient une réponse de la République laïque.

Je crois que nous avons peut-être un peu mélangé les notions. Quand Mme Thérèse Duplaix évoque le « prosélytisme » et le « proxénétisme », c'est un problème de vocabulaire témoignant de lacunes culturelles chez des élèves de seconde, de première et de terminale, âgés de 14 à 20 ans, qui peuvent être normales à cet âge mais seraient plus inquiétantes chez des élèves poursuivant des études au-delà du bac.

En revanche, il existe des notions plus approfondies comme celle de « République laïque » et pourquoi pas son contraire d'« Etat théocratique » qui figurent au programme des enseignements d'histoire, de littérature et de philosophie. Je sais que le pouvoir du chef d'établissement est limité par l'inspection générale, mais peut-il demander à ses enseignants de mettre l'accent sur ces notions, voire d'en parler s'ils n'en ont pas l'intention ? A quoi bon, au fond, ériger une sorte de nouvelle doctrine qui serait d'enseigner le fait religieux, donc d'ajouter une nouvelle matière dans les emplois du temps ? Cela me paraît contraire à la loi de 1905, alors que les programmes d'enseignement, eux-mêmes, ont des réponses mais que peut-être les professeurs les ignorent dans leur enseignement.

M. Olivier MINNE : C'est une question immense, difficile et complexe. Par tradition, on pardonnait volontiers à un chef d'établissement d'être un piètre pédagogue, mais pas d'être un mauvais gestionnaire. Nous sommes donc souvent davantage en position d'administrateur, bien que nous ne reconnaissions pas, dans le vocable, que l'administration prenne ses responsabilités. Nous sommes dans notre culture française du lycée français, confrontés à une très forte revendication de liberté pédagogique des enseignants.

Sachant que le cadrage de leur action est fait par les programmes, sous l'autorité supérieure de l'inspection générale des disciplines, il est certain que le rôle des chefs d'établissement, en matière de définition ou d'infléchissement d'application des programmes, est tout à fait limité. Cela dit nous sommes nombreux à nous retrouver dans l'idée que nous sommes, avant tout, des animateurs pédagogiques et nous tentons de jouer ce rôle, dans les limites qui sont celles de nos attributions. Je crois que nous avons un outil particulièrement efficace pour essayer de le faire : le projet d'établissement qui permet, par un travail de concertation avec les enseignants et les équipes pédagogiques, de réfléchir à la réalité du besoin de l'établissement, adapté à son terrain particulier, pour définir des projets d'action spécifique.

Pour prendre un exemple concret, je souhaiterais que dans mon établissement des enseignants réfléchissent avec nous et, pourquoi pas, avec les parents et les élèves, à la manière de répondre à cette carence de connaissance non seulement du vocabulaire mais des concepts fondateurs de la République et de l'école publique. Comment, à travers l'intervention pédagogique dans les différentes disciplines mais aussi de façon trans-disciplinaire ou interdisciplinaire, tenter de mettre en œuvre une formule qui soit propre à l'établissement, sans être en contradiction avec les programmes, mais qui aille le cas échéant plus loin ou en s'appuyant sur eux.

Cela restera forcément quelque chose de modeste car nous sommes indiscutablement confrontés à une forte exigence de respect de leur liberté pédagogique par les enseignants.

M. Jean-Yves HUGON : Je remercie Mesdames et Messieurs les chefs d'établissement pour leur témoignage, qui nous est précieux. Une remarque rapide : je rejoins notre collègue M. Jean-Pierre Brard, et je m'en étais ouvert au directeur de l'enseignement scolaire que nous avons entendu la semaine dernière : plus nous avançons dans le travail de cette mission, plus nous constatons une différence entre les personnes qui vivent et apprécient le problème au quotidien et ceux qui y réfléchissent de loin.

Une question : il semblerait que la majorité d'entre vous souhaite que nous prenions nos responsabilités et que nous légiférions sur ce problème. Mais j'ai noté également que schématiquement, il existait deux façons d'aborder le problème : la fermeté ou le dialogue. Il semblerait que très souvent vous agissiez au cas par cas, par le biais du dialogue. Ne pensez-vous pas que s'il y avait une loi - que vous réclamez - elle ne vous permette plus d'agir par le dialogue ?

M. Olivier MINNE : Je sens bien qu'il existe un risque. Si l'on fixait de manière rigide, par la loi, un certain nombre de points - et nous avons vu précédemment qu'il faudrait alors être précis et ne pas se contenter de généralités parfaitement interprétables par la jurisprudence - et si l'on définissait ainsi un point d'affrontement, l'on risquerait tout à fait de favoriser la confrontation, l'antagonisme et de le cristalliser sur le point que nous avons soulevé. Nous sommes plusieurs à avoir laissé entendre que nous étions dans l'attente de dispositions législatives qui nous rendraient la situation plus facile mais nous en voyons bien les dangers.

Mme Micheline RICHARD : Je suis entièrement d'accord avec cette approche. J'ai bien réfléchi aux conséquences d'une loi. La loi risque de cristalliser le problème alors que nous effectuons un travail pédagogique avec ces jeunes gens. Il y a également des garçons dont nous sentons, à un certain moment, qu'ils sont en inappétence scolaire, comme celui dont je vous parlais précédemment et que j'ai récupéré grâce au conseil de discipline organisé parce qu'il ne venait plus à l'école. Grâce à sa famille, nous avons réussi à travailler avec lui et à le sortir d'affaire car la famille ne voulait pas qu'il se retrouve dans des mouvances islamiques. Mais quand les parents emmènent des enfants à la mosquée, dès l'âge de 3 ans, et les endoctrinent dès leur plus jeune âge, soit ils se rebellent à l'adolescence, soit ils entrent complètement dans le moule. C'est un problème extrêmement délicat et je comprends que le législateur aura du mal à faire une loi. Pour le moment nous réussissons encore par le dialogue.

Une de mes jeunes filles portait un voile noir en début d'année. J'ai demandé conseil à une de mes collègues. Elle m'a répondu : « Chez moi, elles mettent un foulard avec des fleurs. Je ne veux ni du noir, ni du blanc ». Pourquoi du noir, du blanc ou des fleurs ? La réponse est trop compliquée. Nous agissons dans le dialogue avec ces jeunes filles. J'en avais une qui a porté le voile pendant 3 ans, renforcée par la bataille des avocats. Aujourd'hui cette jeune fille porte des frisettes. Je suppose qu'elle a rencontré un garçon qui lui a demandé d'enlever tout cela. De plus elle était en opposition avec son père. Maintenant, elle a 18 ans, elle est en bac professionnel et elle est sortie d'affaire. Elle a fait sa révolution avec sa famille.

Mme Thérèse DUPLAIX : Nous sommes dans une société régie par des lois. Que je sache, cela ne nous empêche pas de vivre le dialogue. Si une loi est mise en place, comme nous le souhaitons, rien n'empêchera les chefs d'établissement de réfléchir et de continuer à dialoguer. La loi est un cadre. Actuellement nous n'avons pas ce cadre, ce qui autorise tous les petits arrangements et fait que nous naviguons entre le noir, les fleurs et autres compromis. Pour cette raison nous souhaitons une loi, en sachant parfaitement que nous sommes tout à fait capables, c'est notre métier, de continuer le dialogue.

L'éducation n'est pas un champ de marguerites tranquille. L'éducation au quotidien, dans une classe, passe bien souvent par le conflit et la confrontation. C'est ainsi que se construisent les adolescents. Si c'est par peur de la confrontation et du conflit que l'on ne fait pas de loi, dans ce cas il est inutile de mettre en place un système éducatif.

M. Régis AUTIÉ : D'après moi le problème de la confrontation par rapport à la loi ne se pose pas. Je suis très attaché, et mes collègues également, à cette notion d'école de la République régie par des lois. En tant que citoyens, nous nous y soumettons, de bonne volonté ou pas. Il existe une règle et un cadre. J'en veux pour preuve une intervention du papa de la petite fille concernée avec qui discutait une de mes collègues qui est allée à plusieurs occasions en Iran parce que son mari y avait des missions. Elle expliquait à ce papa que quand elle arrivait sur le sol iranien, elle devait se voiler et s'habiller d'une certaine façon. Elle lui disait : « Quand je vais en Iran, je me voile et je respecte les lois de votre pays », et le papa a eu cette réponse parfaitement valable : « Moi aussi je respecte les lois de votre pays. Or, dans votre pays ma fille a le droit de venir à l'école avec un signe distinctif religieux. Si dans votre pays on nous disait que les signes distinctifs religieux sont interdits à l'école, en tant que citoyen, je le respecterais ». On est dans l'école de la République. Je n'ai pas à dire dans quel sens doit aller la loi mais il y a l'école de la République, les lois de la République et les citoyens qui respectent les lois de la République. Cela me semble une position carrée.

M. Jean GLAVANY : Deux remarques d'abord. Je voudrais dire que le sempiternel discours sur la baisse tendancielle du niveau de connaissance des élèves me laisse perplexe. Dire qu'il y a des difficultés liées au fait que les élèves ne savent plus ce qu'est le prosélytisme... Vous savez, si l'on avait demandé à la plupart d'entre nous, en seconde, ce que veut dire « prosélytisme » ...

J'ai entendu plusieurs d'entre vous nous dire : « Il faut que les choses soient blanches ou noires, dire si c'est interdit ou autorisé, sinon il n'y a pas de repères ni d'éducation possible ». Mais, en même temps, vous dites que c'est par la confrontation que se forment les caractères et que l'éducation c'est également refuser les amalgames, les simplifications et qu'il existe une pédagogie du contrat et du compromis qu'il faut suivre dans la mission éducative. Donc, on est face à des contradictions.

J'en arrive à ma question. J'entends cette adresse aux parlementaires : « Prenez vos responsabilités ». Formidable ! « Il faut faire une loi ». Pourquoi pas ? Ici, vous flattez l'ego des parlementaires car faire les lois, c'est leur fonction. Ils en font matin, midi et soir. On en fait trop et certains parlementaires qui ont un peu de distance, qui sont passés au Conseil constitutionnel, et ne sont pas de mon parti, disent : « Trop de lois tue la loi ».

Si cette loi consiste à ouvrir un concours de parlementaires sur : « Plus laïque que moi, tu meurs », ce sera formidable. Mais j'ai une question de citoyen à poser, y compris à M. Régis Autié qui dit : « Ce n'est pas à moi de le dire : que mettre dans la loi pour qu'elle soit applicable ? » D'abord, il faut qu'elle soit constitutionnelle et compatible avec la convention européenne des droits de l'homme. Si nous faisons une loi pour qu'elle soit cassée par le Conseil constitutionnel ou par la Cour européenne des droits de l'homme, comment la présenterons-nous aux élèves qui portent des foulards ? De même si nous faisons une loi qui n'est pas applicable.

Ce qui m'intéresse c'est que l'on dise ce que l'on veut mettre dans cette loi pour qu'elle soit compatible avec les équilibres. On ne va pas faire une loi sur le foulard, mais sur les signes religieux. Des jeunes posent problème parce qu'ils viennent avec les kippas passer le bac, mais il y a autant de problèmes avec ceux qui le passent dans les centres d'examen où des crucifix sont au mur. La liberté religieuse est très protégée en France et en Europe. De citoyen à citoyen, ce qui m'intéresse est de savoir que mettre dans cette loi pour qu'elle soit compatible avec les grands principes constitutionnels, les droits de l'homme et des citoyens, pour qu'elle soit applicable dans les établissements et compatible avec vos revendications d'autonomie, dont il a été peu question mais que j'entends chez les chefs d'établissement en général qui ne veulent pas qu'on leur impose tout parce que la vie éducative est très diverse et n'est pas la même en centre-ville, dans les banlieues et en milieu rural.

J'entends la demande : il faut une loi. Mais personne ne me dit ce qu'il faut y mettre, et toutes celles qui circulent sont anti-constitutionnelles.

M. Jacques MYARD : Ce n'est pas vrai. C'est l'opinion de M. Jean Glavany. Ce sont des affirmations gratuites.

M. Régis AUTIÉ : Je me sens dans l'incapacité de répondre. Je veux bien réfléchir au problème et revenir dans quelques mois vous rencontrer de nouveau, mais je suis dans l'incapacité de répondre à votre question, surtout concernant l'aspect juridique. Je pense que vous êtes mieux placé que moi pour porter un jugement.

Ma demande de citoyen et de professionnel est que la situation soit clarifiée et ne laisse plus place, non pas à la négociation ou à la discussion, mais à l'interprétation. J'entends mes collègues parler de foulard à fleurs, blanc ou noir ou de bandana. Pour moi, il s'agit de savoir pour quelle raison le foulard est porté. Si le foulard à fleurs est porté pour des raisons religieuses et qu'il est revendiqué comme tel, qu'il soit noir ou à fleurs, pour moi le problème est le même.

Mme Martine DAVID : C'est ostentatoire dans ce cas.

M. Régis AUTIÉ : Quelle est la revendication du port de tel ou tel signe ? Notre souci est d'être dans la négociation et la discussion. Je ne suis pas un grand fervent du consensus mais je le suis de l'accord qui a été débattu sur la base d'éléments qui ne prêtent pas au louvoiement.

Dans notre établissement situé en ZEP, nous faisons vivre l'école de la République à notre façon avec nos objectifs de citoyens et nos options politiques. Bien sûr, nous ne tenons pas de discours politique dans l'école mais si nous travaillons en ZEP et avons les mains dans le cambouis, cela correspond à un engagement personnel. Mais un collègue de centre ville tiendra un autre discours qui sera tout aussi défendable, intéressant et humaniste que le mien. Nous n'avons pas la prétention de dire que telle ou telle école a le flambeau de la vérité. Nous devons arriver à une situation où, que l'on soit en ZEP, en centre-ville ou en milieu rural, il y ait un élément de référence qui ne prête pas à interprétation sur le terrain.

Mme Elisabeth BORDY : Le problème du foulard ne se pose pas qu'à l'école mais également sur les lieux de travail. Peut-être pourrait-on s'inspirer pour l'école d'une loi comme celle sur les intrusions. A un moment, il a été dit que l'école était spécifique et une loi contre les intrusions dans les écoles s'est révélée être un outil.

Mme Micheline RICHARD : Qu'y mettre ?

M. Robert PANDRAUD : Je souhaiterais que dans les travaux de cette mission et avec notamment les pédagogues qui sont avec nous, nous définissions de façon commune ce qu'est l'école de la République. Pourquoi « école républicaine » - que cela signifie-t-il - et non « école nationale » ? Qu'est-ce que la République et avons-nous tous la même définition du mot « République » ? Comment tout cela fonctionne-t-il entre l'autorité des parents et celle des enseignants, entre le principe de la liberté religieuse, qui me paraît fondamental dans les textes européens, et celui de l'impartialité de l'Etat ?

Enfin, nous ne sommes pas là pour aboutir à une pensée unique. On entend qu'il faut interdire le foulard. Si les parents veulent donner à leurs enfants une éducation musulmane, c'est plus le problème des parents que celui de la société française. Je ne suis pas pro-musulman, je suis laïque depuis des générations et athée, et je rappelle que l'école républicaine s'est construite contre l'imprégnation catholique du pays. C'est comme cela que l'école républicaine se définissait. On a mis tout le monde dans un moule. Vive la pensée unique ! « Comment, ces musulmans arrivant en France, ne s'imprègnent pas nos valeurs françaises, ne portent pas les minijupes et certaines d'entre elles veulent garder leur foulard ? » Il vaut mieux qu'elles gardent leur foulard plutôt que de traîner dans les caves à la tombée de la nuit.

Mme Micheline RICHARD : Un mot me choque qui figure dans tous les bulletins officiels, c'est le mot de « communauté » Qu'est-ce que cela veut dire ? Il existerait un lieu où l'on vivrait dans une communauté dont le proviseur serait le « gourou » ? Nous sommes dans une institution et quand les parents nous confient leurs enfants, ils nous disent : « De par la loi, je vous confie mon enfant vous en devenez responsables ». A partir de cela, je dis aux jeunes filles : « Je comprends que dans la cour vous veuillez vous couvrir la tête, car la cour est un endroit particulier où l'on ne connaît pas tout le monde mais, dans la classe, vous êtes sous la responsabilité du professeur. Savez-vous que votre professeur est responsable de vous et que s'il vous arrive un accident, il pourrait en répondre devant un tribunal ? ».

Je demande que l'on m'explique le mot communauté et personne n'en est capable.

M. Georges MOTHRON : L'éducation, il y a encore peu de temps, c'était les parents et l'Education nationale ; depuis, le monde associatif s'y est greffé pour l'aide aux devoirs et je suis confronté à de l'intégrisme qui passe par certaines de ces associations. En tant que maire de la troisième ville d'Ile-de-France - une ville importante avec un taux d'immigration de même importance que chez mon collègue M. Jean-Pierre Brard à Montreuil - je voulais vous demander si certains d'entre vous avez été confrontés à ce type de problèmes dans l'élémentaire, le collège, voire les lycées.

M. Olivier MINNE : Confrontés directement et de manière avérée, la réponse est non. Mais ceci dit, quand l'on voit aujourd'hui se multiplier les associations qui cherchent d'une façon ou d'une autre à pénétrer le monde de l'école, on peut légitimement craindre que certaines soit vecteur de discours religieux ou pire. Certaines associations s'avancent masquées et peuvent essayer d'entraîner nos élèves dans des dérives que l'on a d'autant plus de mal à cerner que tout cela est souterrain. Mais je dois reconnaître que je n'ai aucun élément objectif pour en attester. En revanche, j'ai des réflexions d'enfants qui sont très intéressantes : à plusieurs reprises en parlant avec des jeunes enfants des répercussions dans leur vie sociale du conflit du Moyen-Orient, certains nous ont dit : « On voit bien que vous ne regardez pas la télévision arabe ».

Ainsi, aux trois éléments parents, éducation et associations que vous avez énumérés, il faudrait ajouter les médias, y compris les médias câblés ou satellites qui correspondent à des sources qui ne sont pas celles du service public de l'audiovisuel.

M. Régis AUTIÉ : Je ne pense pas que l'inquiétude par rapport aux associations qui sont les partenaires habituels ou identifiés des écoles soit fondée. Dans des quartiers comme le nôtre, le maillage du secteur associatif est très dense. Le problème est davantage celui du rythme de la vie familiale, dans la mesure où beaucoup d'enfants sont dehors excessivement tard.

Nous sommes dans une très grande cité, une sorte de microcosme où des enfants de 6 ou 7 ans peuvent encore être dehors à 23 heures, 23 h 30, voire plus tard. Dans ce cas, il n'existe aucun contrôle, ni par l'Education nationale, ni par les familles. Quant à ceux qui ont 14 ou 15 ans, ils font, pour certains d'entre eux, ce qu'ils veulent et deviennent des proies faciles, des viviers d'enfants à la merci d'interventions. Dans notre secteur, les personnes sont identifiées. Face à ces jeunes qui font du prosélytisme, expliquent la religion et tentent de récupérer des brebis égarées, la politique de la ville tente d'envoyer des éducateurs de rue et des éducateurs sociaux.

Il y avait donc au niveau de l'encadrement un no man's land. Les associations - qu'elles soient légales ou de fait - l'ont bien compris et se sont implantées progressivement sur le terrain. Elles n'ont pas besoin de passer par l'intermédiaire de la scolarité puisque nous gardons les enfants le plus tard possible de façon à savoir où ils se trouvent. Dans notre école, élémentaire par exemple, nous pouvons accueillir les enfants de 7 h 30 du matin à 19 heures. Après, il y a un vide. Ce n'est plus l'école et ce n'est pas encore la famille - ou cela ne peut pas l'être, car les parents rentrent tard ou ont des vies complexes - et les enfants sont dans la rue. Qui veut faire, fait. Il n'y a aucun contrôle et c'est une réalité dans notre secteur.

Mme Thérèse DUPLAIX : C'est le même constat dans le centre de Paris.

M. Jacques MYARD : Avez-vous le sentiment que, en réalité, derrière le voile, il y a l'irruption d'une conception du monde qui n'est pas la nôtre. Le voile n'est-il qu'un épiphénomène derrière lequel il y a un phénomène allant bien plus loin ?

Mme Thérèse DUPLAIX : Je ne peux pas répondre autrement que de la façon dont a répondu mon collègue M. Olivier Minne. Sa réponse me paraissait excellente. Il n'y a pas de généralisation possible. Derrière quelques jeunes filles qui portent le voile par provocation ou pour s'élever contre leur mère, laquelle, au contraire, est en minijupe et très décolletée, il y a le jeune homme dont je parlais qui, quand il sort du lycée, devient imam dans la mosquée qu'il fréquente et donne des rendez-vous à des jeunes pour leur apprendre la prière et derrière lequel se trouve l'imam arrivé du Moyen-Orient. Autant, me semble-t-il, de cas et de positions différentes. Dans un cas je pourrais vous répondre : « Oui manifestement, il y a quelque chose derrière » - et j'en ai eu la preuve - et, dans d'autres cas : « Non, c'est de la provocation, de l'adolescence, de la contradiction avec la famille, c'est pour faire comme la copine ». Il existe quantités de raisons valables.

Mme Micheline RICHARD : S'il y a quelque chose derrière, c'est dans la cité. Dans ce cas c'est l'affaire de tous, de la sécurité publique et non pas seulement des proviseurs. Si c'est à l'intérieur, il y a confrontation, on cherche, on gratte, on voit ce qui se passe. Si nous sommes alertés par des intrusions, immédiatement nous déposons plainte et faisons notre devoir.

Je ne vois pas pourquoi les choses seraient mélangées. Je fais partie d'une institution républicaine que je défends. Quand j'ai des élèves qui se comportent comme des élèves je les traite comme tels. S'ils se comportent comme des délinquants je leur dis : « Tu as changé de statut, je ne peux plus te traiter de la même manière et c'est la loi qui joue ». Faut-il une loi sur cette question ? Cela m'arrangerait parce que je risque d'être poursuivie !

M. Olivier MINNE : Mme Thérèse Duplaix disait - en me citant - que l'on ne pouvait pas généraliser. Pourtant je nuancerai ce que j'ai pu dire. Le contexte international, et particulièrement celui qui a surgi avec les attentats du 11 septembre, puis avec le durcissement du conflit au Moyen-Orient, et avec l'irruption de la menace de guerre, puis de la guerre en Irak, a bien évidemment des incidences, complètement impalpables, impossibles à analyser de manière dialectique, mais certaine chez nos élèves et nos enfants.

Ils sont traversés par cela comme toute notre société l'est et comme ils sont beaucoup plus sensibles, beaucoup moins armés et cultivés, ils se servent de tout ce qui passe pour tenter de se repérer. Les incidents auxquels nous sommes confrontés, que ce soit ceux dont nous parlons aujourd'hui, à savoir le port de signes religieux, ou d'autres - j'ai travaillé depuis quelques mois avec le cabinet du ministre sur des problèmes de prévention des communautarismes, essentiellement par rapport à la multiplication des incidents antisémites parce que nous avons été confrontés à cette réalité dans l'établissement -, sont de petits signes d'alerte de quelque chose qui dépasse singulièrement la question de savoir s'il faut ou non tolérer le voile, je suis d'accord avec vous.

Je ne me retrouve pas dans le discours : « Messieurs les parlementaires prenez vos responsabilités ». Ce n'est pas ce que je veux dire. Mais notre tâche est difficile. J'aime l'image du démineur. Nous désamorçons sans arrêt des petites crises, des petites bombes, dans lesquelles les adultes jouent le rôle de boutefeu ou de manipulateurs quand cela les arrangent, dans lesquelles les enfants sont bien souvent plus manipulés que fondamentalement convaincus et notre travail est d'essayer de faire en sorte de continuer à travailler dans l'école, à apprendre et développer l'esprit critique des élèves, sans avoir à nous torturer l'esprit pour savoir si nous sommes dans le droit au pas, si notre décision est juridiquement attaquable ou pas. C'est là - pour une raison de confort - que j'apprécierais d'avoir un cadre législatif précis qui m'épaulerait. Cela dit, nous avons également appris à composer avec l'ambiguïté et les interprétations, et nous y arrivons. Mais cela devient de plus en plus difficile car tout tend à devenir de plus en plus binaire. Tout suscite l'antagonisme et la vie politique en est un exemple. Quelque part autour des affrontements communautaristes - même si ma collègue n'aime pas le mot « communauté » -, on cherche à simplifier la donne.

M. Régis AUTIÉ : Par rapport à l'activisme religieux dans le secteur, je dirai qu'effectivement c'est une réalité qui est revendiquée et affichée et les personnes ne s'en cachent pas.

M. Eric RAOULT, Président : Je me fais le porte-parole de mes collègues en disant que cette audition était l'une des plus intéressantes, des plus vécues et des plus concrètes et qu'elle nous a permis d'avoir tout à la fois des témoignages et des réactions.

Je vous remercie.

Audition de M. Abdallah-Thomas MILCENT,
médecin, auteur de l'ouvrage
« Le foulard islamique et la République française, mode d'emploi »


(extrait du procès-verbal de la séance du 1er juillet 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : M. Milcent, je vous propose de vous présenter puis de nous exposer votre point de vue sur la question des signes religieux à l'école. Je vous demanderais d'être assez synthétique afin que nous puissions réserver suffisamment de temps à un jeu de questions-réponses, de façon que cette audition soit la plus vivante possible. Pour votre information, je vous indique que le document, très complet, que vous nous aviez transmis pour cette audition a été remis en copie à l'ensemble de mes collègues.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie vivement d'avoir accepté de me recevoir dans le cadre de votre mission. Cette mission d'information représente à mes yeux l'une des traditions républicaines qui veut que l'on écoute tout le monde, y compris les avis les plus tranchés, afin de débattre au plan national et de trouver les meilleures solutions.

Je suis médecin généraliste, d'origine normande. Je me suis spécialisé dans les domaines de l'immigration et de l'exclusion sous toutes ses formes, exclusion sociale, exclusion liée à la toxicomanie ou à la prostitution... Je travaille dans un cabinet libéral dans la banlieue de Strasbourg.

J'ai voulu témoigner devant vous pour vous faire part de mon expérience en tant que défenseur, depuis 1989, du port du foulard islamique à l'école. En 1989, j'étais membre du bureau de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF). Nous avons été très douloureusement surpris quand la première affaire de Creil a éclaté. Nous étions franchement désemparés et ne savions pas du tout comment réagir.

Certains proposaient des réactions de type : « troubles à l'ordre public ». Issu d'une famille laïque, jacobine et républicaine, et conscient que nous vivons dans un Etat de droit qui protège les droits fondamentaux et les libertés individuelles - la France n'est pas une « bananocratie »-, j'ai refusé cette approche et j'ai proposé que nous réagissions sur le plan juridique.

Tout naturellement, on m'a donc chargé de rédiger la lettre des membres de la FNMF au Conseil d'Etat avant qu'il ne rende son avis du 27 novembre 1989. Depuis, j'ai été le coordinateur de toutes les actions en faveur du port du foulard islamique. Les associations musulmanes ne disposant pas des moyens d'expertise juridique pour défendre les jeunes filles impliquées dans ces affaires, j'ai décidé d'aller sur le terrain soit pour leur apporter mon soutien devant les conseils de discipline, soit pour discuter avec elles ou leurs avocats.

Mon ouvrage, « Le foulard islamique et la République française : mode d'emploi », est le résumé de cette expérience. Je me considère comme un militant des droits de l'homme. Je vous le dis tout de suite : je n'accepte jamais de défendre une jeune fille qui me donne l'impression de porter le voile de manière forcée. Je demande toujours à discuter avec elle, je l'interroge sur le caractère personnel de ses motivations et je lui précise que je continuerai à être derrière elle quand bien même elle changerait d'avis, puisque tel est son droit le plus strict.

Je profite également de ces affaires-là - et mon livre en est l'illustration - pour expliquer aux communautés musulmanes qui, parce qu'elles sont des communautés immigrées récentes, ne connaissent pas le fonctionnement de notre société sur le plan juridique et notamment celui de la défense des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

A la lecture des déclarations de certains de vos collègues dans la presse, on peut se demander quel est le véritable problème pour lequel vous souhaitez trouver des solutions. S'agit-il de lutter contre l'intégrisme ? Il faut alors déterminer ce qu'est l'intégrisme et se poser la question suivante : la loi est-elle un outil adéquat pour lutter contre ce phénomène ? Ou bien, ce qui est différent, s'agit-il de lutter contre le communautarisme ? D'où vient alors ce communautarisme et doit-on considérer que les communautés musulmanes de France - car elles sont multiples - sont sinon les plus communautaristes, du moins constituent un ferment de communautarisme ? D'après mon expérience, à cette dernière question, je répondrai non, mais on peut en discuter. Enfin, s'agit-il d'imposer une forme de laïcité plutôt qu'une autre, à savoir confiner la pratique religieuse uniquement dans le domaine privé et imposer à tout le monde la neutralité dans le domaine public. Une telle approche serait contraire aux textes régissant la protection des droits de l'homme que vous connaissez aussi bien que moi.

Toutes ces questions se posent et sont très importantes tant il est vrai que lorsque la presse s'est fait l'écho de votre mission, tout le monde, et les musulmans en particulier, a dit que la pratique religieuse était visée. Je vous le dis franchement : la valeur d'un corps social se mesure au traitement qu'il apporte aux plus défavorisés et aux exclus. Les jeunes filles qui portent le foulard sont issues de l'immigration récente et sont extrêmement faibles du point de vue social. Elles commencent seulement à comprendre le fonctionnement de notre société. A chaque fois que j'ai été confronté à des affaires de foulards, je les ai vécues douloureusement parce que ces filles souffrent et leur communauté avec elles.

Je vous remercie de votre attention et je suis à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. Jean-Yves HUGON : Monsieur, que répondez-vous à l'affirmation suivante ? Dans une école de la République, un professeur ne doit pas pouvoir distinguer l'appartenance religieuse de ses élèves dans la classe.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Sur quel texte de la République vous basez-vous pour affirmer cela ?

M. Jean-Yves HUGON : Qu'il y ait un texte ou pas, je pense que cette question est au coeur du problème de la laïcité.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Absolument. Et je suis heureux que vous posiez cette question.

D'après moi, et c'est ce qui ressort de mon expérience dans ce domaine, il y a une énorme différence entre la laïcité républicaine telle qu'elle est définie dans les textes - qui est la laïcité que tout le monde accepte et qui fonde notre République - et la laïcité telle qu'elle est vécue par une grande partie de la population française, une laïcité un peu fantasmagorique, qui voudrait qu'un professeur ne connaisse pas les opinions de ses élèves ou que les élèves soient soumis à une certaine neutralité dans le service public. Je suis désolé, mais les textes de la République montrent clairement que la neutralité du service public, aussi bien de La Poste que du service public de l'éducation, s'impose aux organisateurs de ce service et non pas à leurs utilisateurs. Ce n'est pas du tout la même chose.

M. Jean-Pierre BRARD : Monsieur, l'objectif du postier n'est pas de rendre la lettre intelligente.

Je souhaitais vous poser la même question que mon collègue mais je vais la formuler autrement. Le fait qu'un député de droite ait la même question qu'un député de gauche ou inversement est significatif.

La religion ne relève pas du domaine de la raison, mais de celui de la croyance, de l'irrationnel et du subjectif. Au contraire, le champ de l'éducation est celui de la formation de l'esprit critique. Vous disiez qu'il n'est écrit nulle part - si je ne trahis pas votre pensée - que l'espace de l'école doive être neutre. Mais le professeur, lui, au moins, est soumis à la neutralité. Imaginez-vous qu'un professeur qui, à mon avis et par vocation, doit ignorer la croyance de ses élèves, puisse être complètement neutre, déconnecté d'une situation internationale donnée ? Et je termine en faisant référence à la définition que donne Régis Debray de la laïcité : « La laïcité n'est ni une croyance ni une valeur parmi d'autres. C'est une valeur essentielle qui permet aux croyances de cohabiter ensemble ». A partir du moment où les croyances interviennent dans l'espace éducatif et que l'on accepte qu'elles y soient identifiées, ne pensez-vous pas qu'il existe un danger majeur de guerres de religions dans l'espace scolaire ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je crois très important de dire, qu'à titre personnel, je me considère comme un fervent défenseur de la laïcité. Pour moi, la laïcité est fondamentale. Nous ne sommes pas dans un débat où s'opposent pro-laïcité et anti-laïcité. Je suis issu d'une famille laïque et républicaine et, je vous le dis très clairement, je me considère comme un laïc et un républicain.

La laïcité signifie qu'en effet l'école doit être à l'abri des prosélytismes. Ceci est très clair également. Je ne pense pas que, parmi les musulmans de France, il y ait des gens sérieux, dotés de responsabilités associatives - je ne parle pas des « allumés » que l'on rencontre parfois -, qui demandent à faire du prosélytisme au sein de l'école. Cela n'existe pas.

L'école a pour vocation d'apprendre aux jeunes à raisonner et à faire leur choix, mais cet apprentissage est progressif. On ne peut pas demander à tout le monde d'entrer neutre dans le système pour en sortir neutre ou formé au raisonnement. Ce serait, d'après moi, plus qu'illusoire et plus qu'utopiste. Chacun entre à l'école avec sa part de croyance et de raisonnement. L'école permet à l'enfant de comprendre la société dans laquelle il vit, elle lui montre qu'il n'est pas seul, qu'existent d'autres croyances, d'autres raisonnements et d'autres philosophies que les siennes. L'école est une institution vivante, en connexion avec le monde.

M. Jean-Pierre BRARD : Quelle différence faites-vous entre l'enseignement de la religion et l'enseignement du fait religieux ? Par ailleurs, je voulais vous faire remarquer que la laïcité ne se prouve pas par des affirmations mais par des actes.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Il est tout à fait clair que l'enseignement du fait religieux a sa place à l'école parce que c'est un fait historique. Les civilisations chrétiennes, israélites, bouddhistes, musulmanes correspondent à des faits historiques. A ce titre, il est bon qu'elles soient enseignées. Il est clair, aussi, que lorsque je veux enseigner la religion à mes enfants, je le fais en tant que croyant. A ce moment-là, je dis : « Nous croyons que... ». C'est très différent.

Concernant votre remarque complémentaire : « la laïcité se prouve par des actes », je crains de mal vous comprendre. Qu'attendez-vous comme actes ?

M. Jean-Pierre BRARD : C'est nous qui vous avons peut-être mal compris. Vous affirmez : « Je suis laïc, ma famille l'était déjà. ». La laïcité n'est pas dans les gênes.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Nous sommes bien d'accord.

M. René DOSIERE : Je vous ai entendu dire que vous considériez presque comme attentatoire à la laïcité - vous avez employé un autre mot - le fait que la religion soit cantonnée dans le domaine privé et ne puisse pas s'exprimer dans le domaine public. Pourtant, la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat et la laïcité « à la française » ont justement eu pour vocation de rejeter sinon totalement, en tout cas fortement, la religion du domaine public pour la cantonner dans le domaine privé, ceci de manière à permettre aux diverses croyances de pouvoir coexister sans tomber dans les travers passés.

Je souhaiterais donc que vous précisiez votre conception de la laïcité. Partagez-vous cette définition de la laïcité à la française ?

Par ailleurs, vous êtes installé en Alsace, c'est-à-dire dans une région soumise au régime concordataire où, pour des raisons historiques, la laïcité n'a pas la même signification qu'à « l'intérieur ». Votre lieu d'habitation n'induit-il pas dans votre comportement l'idée que la religion doive nécessairement avoir une expression publique ?

Enfin, estimez-vous que le foulard est un signe d'expression religieuse et êtes-vous favorable à la création d'écoles musulmanes ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Vos questions sont extrêmement riches. J'espère avoir tout compris et pouvoir y répondre pour le mieux.

Vous parlez de la laïcité à la française, telle qu'elle définie dans les textes - et non telle que certaines associations laïques la prônent mais qui n'est pas dans les textes - et notamment dans la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat.

J'attire votre attention sur le fait qu'il n'existe pas d'Eglise musulmane, au sens institutionnel du terme, excepté le clergé chiite qui est ultra minoritaire en France.

La loi de 1905 qui pose la question des religions en termes d'Eglises a donc une petite difficulté avec la religion musulmane. Cette situation est normale dans la mesure où les musulmans étaient très peu nombreux en France au début du siècle et je la comprends très bien. La présence massive des musulmans dans notre pays est un phénomène récent. Le compromis historique de 1905, entre le clergé catholique d'un côté, et les organisations très militantes de la laïcité de l'autre, peut être remis en question par le comportement des musulmans et des musulmanes qui arrivent en France. Il est vrai que ce comportement peut choquer au regard du compromis qui existait auparavant. Je comprends très bien qu'il interpelle.

Cependant, les textes sont très clairs. La déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 prévoit que la pratique religieuse peut se faire tant en public qu'en privé. L'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme retient la même formulation. Vous savez à quel point la séparation des Eglises et de l'Etat a été douloureuse. Vous savez à quel point la question des processions et des sonneries de cloches a posé problème. Et il n'y a pas si longtemps de cela...

Je ne pense pas que la laïcité, telle qu'elle existe dans les textes, pose problème pour les musulmans. De plus, je ne pense pas que l'on puisse affirmer que la loi française, que le pacte républicain, impose aux convictions de ne pas s'exprimer dans l'espace public. Ceci constitue le fond du débat.

La question de la laïcité s'est en premier lieu posée pour les convictions politiques et syndicales. Si vous souhaitez - mais, à ce moment-là, il faut le dire clairement - que les convictions, et en particulier les convictions religieuses, ne puissent plus s'exprimer en public, alors vous reviendrez sur les interprétations du principe de la laïcité à la française qui en ont été faites au cours de son histoire. Vous avez ce pouvoir mais j'estime que cela constituerait un retour en arrière.

M. Jean-Pierre BRARD : Vous êtes opposé à la révision de la loi de 1905 ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Oui, j'y suis opposé.

Si vous le permettez, je souhaiterais répondre à la deuxième question de M. Dosière : le fait d'habiter en Alsace où perdure le régime du concordat influe-t-il sur la conception que je me fais du principe de laïcité ? J'attire votre attention sur le fait que l'islam n'est pas une religion concordataire.

M. René DOSIERE : Je le sais. La religion musulmane n'existait pas en Alsace en 1806.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Elle existait mais elle était extrêmement minoritaire. En Alsace, l'islam ne bénéficie pas des mesures prises en faveur des religions concordataires. J'ajoute qu'à titre personnel, je suis opposé à l'enseignement religieux dans les écoles.

M. René DOSIERE : Je parlais de la création d'écoles musulmanes.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je ne suis pas favorable à la création de telles écoles. Je préférerais que la République française se charge de l'éducation de nos enfants. Je suis issu de l'école publique - qui dispense un enseignement de très bonne qualité - et j'en suis très fier. Je ne suis pas du tout favorable à la création d'écoles communautaristes. Il faut l'éviter dans la mesure du possible.

Mais qu'allons-nous faire des jeunes filles voilées si vous les excluez et qu'elles persistent dans leur choix ? Va-t-on devoir les condamner à être mère à 16 ans ? Personnellement, je n'y suis pas favorable. Il faudra donc trouver un moyen de les éduquer.

M. René DOSIERE : Pour vous, le foulard est un signe religieux ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : C'est de la sémantique. Pour moi, le foulard est l'expression d'une liberté. Une jeune fille qui choisit de porter le voile, puis de l'enlever ou de le remettre, exprime sa liberté. Je n'ai pas à juger ses choix. J'ai vu des centaines de filles qui portaient le foulard. Je n'en ai pas vu une seule qui le portait ni de la même manière, ni pour les mêmes raisons que celle qui était à côté d'elle. Il faut se garder de faire des amalgames et de trop grands raccourcis. Les jeunes filles qui portent le voile expérimentent leur liberté. Ce sont des adolescentes, de 14 à 19 ans, qui se découvrent à elles-mêmes. C'est comme cela que l'on se fait une opinion. Souvenons-nous de nos errances de jeunesse. Nous avons tous fait des expériences que nous avons regrettées par la suite. C'est normal.

Mme Martine DAVID : Je vais essayer, puisque, apparemment, c'est le travers dans lequel vous voulez nous entraîner, de ne pas me positionner sur le terrain de la loi mais sur celui de la conception de la laïcité. Visiblement, la conception que nous en avons est totalement différente de la vôtre.

Vous annoncez - c'est dans le titre de votre ouvrage - que vous êtes favorable au port du voile islamique considérant qu'il est toujours librement consenti. Je suis tout de même très étonnée que vous puissiez penser que nous allons croire cela. Soit vous êtes très naïf, soit vous nous prenez pour des naïfs.

La mission travaille depuis plus de trois semaines. Nous avons auditionné beaucoup de responsables, notamment des chefs d'établissement, qui ont un vécu très important, et nous ont fait part de leur expérience. Nous avons également auditionné Mme Hanifa Chérifi, la médiatrice de l'Education nationale sur la question du voile, que vous connaissez sûrement.

Tous nous ont dit que, dans un certain nombre de cas, il était évident que le port du foulard n'était pas librement consenti. Nous-mêmes, élus, dans certaines communes, dans certaines cités réputées difficiles, nous savons aussi qu'il existe des associations, des réseaux fondamentalistes, qui obligent, d'une façon ou d'une autre, les jeunes filles musulmanes à porter le voile. On nous a même signalé, au cours de l'audition précédente - et nous n'avons aucune raison de mettre en doute ce témoignage d'un instituteur -, le cas d'une petite fille de 3 ans entourée d'un voile noir de la tête aux pieds. Je ne sais pas si l'on se rend bien compte de quoi on parle. Pour moi, cette situation est incompatible avec la conception que j'ai du principe de laïcité et je crois que mon avis est partagé par mes collègues de cette mission. Dans ces conditions, je ne comprends pas comment on puisse être favorable au port du voile islamique. Ou alors il y a entre nous une vraie opposition, ce qui est sans doute le cas.

Vous nous avez dit vous porter aux côtés des jeunes filles voilées pour les défendre dans les établissements scolaires. Or, nous savons bien qu'il existe des fillettes de 11 ou 12 ans qui sont très fortement influencées par leurs frères, leurs oncles... pour porter le foulard. Comment pouvez-vous être assuré, dans chacun des cas, que la jeune fille consente librement de porter ou non le voile ? Nous n'avons pas cette naïveté.

Par ailleurs, vous nous avez dit - et je n'ai pas de raison de mettre cela en doute - que vous étiez issu d'une famille laïque et que vous vous considériez vous-même comme un laïc. Au nom de ce principe, estimez-vous normal qu'une fillette doive subir la proximité d'une de ses petites camarades de classe portant le voile islamique ?

Nous considérons que la sphère de l'école est fragile parce que l'enfant lui-même est quelqu'un de fragile. C'est la raison pour laquelle nous pensons qu'à l'école, l'enfant, et notamment l'enfant dans sa première éducation, doit être protégé de toute atteinte à son état d'esprit.

Par conséquent, on ne doit pas permettre le port du voile islamique ou de tout autre signe religieux - on a trop parlé dans ce début d'audition du voile islamique - dans l'enceinte de l'école. Le port, par un élève, d'un signe religieux porte atteinte à la liberté de penser de l'enfant qui est à proximité de lui. Pour moi la laïcité c'est d'abord la liberté de chacun mais surtout la liberté de l'autre.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je vous remercie pour votre intervention. Elle est très riche. J'espère avoir tout compris et pouvoir y répondre. Comme je vous le disais, je suis, à titre personnel, favorable au port du foulard islamique, bien que je comprenne que certaines jeunes filles de confession musulmane préfèrent ne pas le porter. Avant tout, je suis favorable à ce qu'elles soient libres.

Vous me dites : « Vous ne pouvez pas ignorer que certaines parmi les jeunes filles voilées sont forcées ». Mettons-nous bien d'accord. Si vous connaissez des jeunes filles dans ce cas, je viendrai personnellement, avec vous, sur le terrain, leur dire qu'elles n'ont pas à porter le foulard islamique dans de telles conditions.

Je vous le rappelle, mon expérience en ce domaine est assez riche. Un chef d'établissement est confronté à « x » filles. Mon expérience repose sur l'ensemble de la France. Cela fait beaucoup de jeunes filles rencontrées. Et, mon expérience me montre, qu'en effet, dans moins de 10 % des cas, les jeunes filles étaient sous influence. Je vous rappelle également que je suis médecin et, qu'à ce titre, je sais détecter ce genre de choses.

Voici comment je procède. Je suis d'abord contacté par téléphone. Je demande toujours à parler à la jeune fille. Ensuite, une fois sur place, je demande à voir la jeune fille, seule, pour discuter avec elle de ses motivations. Je ne dis pas que je ne suis pas passé à côté de cas de filles forcées. Mais, je cherche réellement à les détecter. Et, quand je l'ai détecté, j'explique clairement à la jeune fille que ce n'est pas mon travail de participer au fait qu'elles soient forcées.

En ce qui concerne l'autre aspect de votre question, oui, nous subissons tous la pression de notre entourage, et les enfants en tout premier lieu. L'école leur enseigne justement - et vous l'avez souligné - qu'ils ont le choix et leur apprend à le faire. La famille aussi, en général, contribue à orienter leurs choix de vie. C'est pour cela que des jeunes filles changent d'avis. C'est normal. Devons-nous protéger les enfants de leur milieu familial, de son influence ? Je dis que si vous aviez cette mission...

Mme Martine DAVID : J'ai parlé de l'école...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : ... Vous parliez de la pression des frères, de la famille. Faut-il protéger les enfants de la pression des choix de leur milieu familial ? Si vous vous engagez sur cette piste, vous faites fausse route. C'est mon opinion. C'est le droit des parents d'éduquer leurs enfants dans les philosophies qu'ils choisissent. Ce principe est inscrit dans la déclaration universelle des droits de l'enfant. Je vous invite à la relire car sa rédaction est très précise. Le milieu familial existe et les influences du milieu familial également.

L'école de la République apprend aux enfants, petit à petit - et c'est ainsi que l'on devient adulte -, à remettre en question les choix de leurs parents, pour qu'ils fassent les mêmes ou s'orientent vers d'autres. On a tous agi de même.

M. Eric RAOULT, Président : Il existe donc une pression au moins de la part des parents, si ce n'est de l'entourage.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Non, pas forcément. Je suis né dans un milieu laïc et républicain. Dès le départ, les choix laïcs et républicains m'étaient donc davantage présentés. Petit à petit, j'ai choisi d'être musulman. Je me suis écarté de cette tradition laïque et républicaine « bouffeuse » de curés dont je suis issu.

Mme Martine DAVID : Ce n'est pas parce qu'on est laïc que l'on est « bouffeur » de curés...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : ...Oui, mais ma famille l'était !

M. Eric RAOULT, Président : D'où peut-être un effet en réaction.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : C'est possible. Toujours est-il que l'école n'est pas là pour protéger les enfants contre leur milieu familial mais pour leur apprendre à choisir et à remettre en question les options de leurs parents. Ce n'est pas du tout la même chose. C'est très important. On pourrait imaginer que l'école de la République est une bulle qui placerait les enfants dans une neutralité totale. Mais, le jour où ils sortent de la bulle, ils découvrent des choses bizarres.

Vous parliez des signes religieux. Je vous rappelle, Mme David, qu'à l'école, la question de la neutralité s'est d'abord posée pour les signes politiques et syndicaux : « Avait-on le droit de venir avec une écharpe rouge ? ».

Mme Martine DAVID : J'insiste beaucoup sur ce que j'ai dit à la fin de mon intervention. Je considère, compte tenu de la conception que j'ai de la laïcité - qui pour moi est d'abord une liberté et non pas un interdit - que le port d'un signe religieux à l'école, quel qu'il soit, ou d'un signe politique, est attentatoire à la liberté du jeune enfant. Je le dis parce que je le pense profondément.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je comprends mieux votre réflexion.

Mme Martine DAVID : Quelle est votre appréciation sur ce sujet ? Visiblement, vous pensez le contraire. Cela signifie que nous avons une conception totalement différente de la laïcité.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je considère, mais je ne suis pas le seul - vos aînés, les députés, les sénateurs qui vous ont précédée, ont choisi d'aller dans le même sens -, que l'école doit être le lieu de l'apprentissage progressif de liberté de pensée, celui de l'autorisation progressive. La question s'est posée en 1968 et la réponse qui y a été apportée n'a pas changé depuis.

M. Eric RAOULT, Président : En 1905, l'hégémonie de l'église catholique dans notre pays conduit à un mouvement de liberté, qui fait suite à 1901, à la montée du radicalisme, à la possibilité de s'organiser, de faire des banquets... Le mouvement de mai 1968 n'est pas en rapport avec un interdit.

En vous écoutant, j'ai un peu l'impression de réentendre les professeurs qui me parlaient de la libération sexuelle ou de la possibilité de fumer dans l'aumônerie.

Vous avez été parfois un peu provocateur. Nous le sommes aussi. Nous ne traitons pas du problème du voile dans la société française mais de situations qui peuvent, aujourd'hui, poser des difficultés au regard de la laïcité. La question du respect du principe de laïcité ne se pose pas uniquement relativement au culte musulman mais aussi aux autres cultes, dans un contexte international qui peut conduire à des affrontements. Nous avons entendu des chefs d'établissement nous parler des problèmes auxquels ils étaient confrontés. Comme Mme David l'a souligné, nous avons tous connu, dans nos circonscriptions, des situations où, manifestement, la jeune fille voilée de 13, 14 ou 15 ans ne disposait pas de la liberté de jugement - au regard de son éveil à la sexualité, de par son entourage familial et de par sa situation d'exclusion. Dans ce cas, le voile ne se perçoit plus dans les termes que vous soulignez. Il devient un moyen de se protéger contre les garçons, de ne pas affirmer les mêmes sensibilités dans le cadre d'un établissement scolaire...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Certaines utilisent le voile comme un moyen de provocation, je les ai vues, mais elles ne sont pas majoritaires.

M. Eric RAOULT, Président : Et certaines portent le voile sans être musulmanes ou expliquent, par un raccourci, ce qu'est dieu, le prophète... C'est plutôt une version de supermarché du culte musulman.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Nous sommes d'accord sur le fait qu'il faut laisser aux jeunes filles la liberté de leurs choix et qu'elles puissent l'exprimer le mieux possible.

Mme Martine DAVID : Les fillettes ont-elles une vraie liberté de choix ? Je ne le crois pas !

M. Abdallah-Thomas MILCENT : J'ai rencontré des fillettes, mais la tranche d'âge des filles concernées s'étale jusqu'à 19 ans.

M. Eric RAOULT, Président : Ici, nous traitons la question des signes religieux à l'école. Ce qui pose problème, c'est également lorsqu'une jeune fille demande à être dispensée de telle ou telle discipline, obligatoire dans le cadre du programme, qu'elle ne va pas au cours de sciences naturelles, en cours d'éducation physique et sportive. Dans mon académie il y a eu, depuis le début des épreuves du baccalauréat, une dizaine de cas de jeunes filles refusant d'être interrogées par des examinateurs hommes. Cela existe.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je n'ai, pour ma part, jamais rencontré de jeunes filles qui refusaient d'assister à certains cours.

M. Eric RAOULT, Président : Mais cela existe.

Mme Martine AURILLAC : M. le Président, j'interviendrai dans le sens de ma collègue Mme David. Je vais essayer d'être peu véhémente.

M. Milcent vous nous avez dit n'accepter de défendre que les jeunes filles qui arboraient librement le voile contre des écoles qui refuseraient qu'elles le portent. Tous ensemble, nous sommes convenus que le voile n'était pas toujours un signe religieux. Il symbolise également une forme de provocation, de réaction contre les parents... parce que l'on veut faire de la même façon que la petite amie. Une jeune fille voilée m'a même dit : « C'est tellement joli ! ». Mais beaucoup, et vous le savez, sont forcées par leur milieu, par de l'endoctrinement souterrain, à le porter. Je vous pose la question : n'est-ce pas celles-là qui mériteraient davantage d'être défendues ? Certes, c'est un peu provocateur...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Non, pas du tout. Je prends l'engagement, devant vous, de venir et de discuter avec ces filles « soumises », forcées à porter le foulard islamique, afin qu'elles l'enlèvent.

Mme Martine DAVID : Il y en a partout.

Mme Martine AURILLAC : Nous ne devons pas voir les mêmes écoles.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je suis à votre disposition. Je vous le dis clairement.

Mme Martine AURILLAC : Par ailleurs, il ne vous aura pas échappé que le voile est porté par les jeunes filles et jamais par un garçon. Ainsi, le voile ne met pas uniquement en question des problèmes religieux ou de laïcité ou des questions scolaires, mais également le principe de l'égalité entre l'homme et la femme. Vous dites que c'est un signe de liberté. Véritablement, pour nous, il ne l'est en aucune façon, surtout lorsqu'il est porté par des jeunes qui sont en voie de se construire.

Dernier point. Je ne voudrais ne pas être trop indiscrète. Vous me répondrez si vous le souhaitez. Par rapport aux auditions que nous avons eues, la votre constitue une exception. En dehors de la réflexion qui vous a conduit à une sorte de doctrine, à un corps de pensées que vous nous avez exposé, y a t-il eu un événement, dans votre itinéraire personnel, qui vous a marqué au point de décider de l'évolution de cette doctrine ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : En toute sincérité, si des filles sont forcées à porter le voile, je suis tout à fait d'accord pour intervenir. Cela ne pose aucun problème.

Mme Martine DAVID : Pourquoi dites-vous : « Si des filles... ? »

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Il m'est arrivé d'en rencontrer et de ne pas être d'accord pour les défendre.

Mme Martine DAVID : Il y en a partout.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Franchement, non. Ce n'est pas la majorité de celles que j'ai rencontrées. Il est normal que nous ayons des vécus différents. Je suis contacté par ces filles et me présente à elles en tant que musulman. Il est vrai que je ne vois pas ces jeunes filles de la même manière que vous les voyez vous, que les perçoivent les chefs d'établissement ou les professeurs.

Votre deuxième question est très importante parce qu'elle souligne les enjeux de l'interprétation. Le problème du port d'un foulard islamique par les jeunes filles musulmanes, et notamment celui qu'il pose dans la société française, est très souvent un problème d'interprétation. La société française, dans sa majorité, considère qu'il s'agit là d'un signe de régression des droits de la femme, qu'il contrevient au principe de l'égalité des sexes... Je vous assure que la grande majorité des jeunes filles que je connais personnellement et qui le porte ou ne le porte pas, ne considère pas cela comme un signe d'infériorité ou de régression de leurs droits par rapport à ceux des hommes. C'est très important de le souligner.

M. Eric RAOULT, Président : Nous avons connu des exemples dans d'autres pays qui ont malheureusement abouti à des situations terribles et qui nous conduisent à nous interroger. Quand Mme Badinter dit : « Le voile aujourd'hui, la burka demain » cela signifie que, s'il est possible de réclamer une liberté dans un Etat démocratique, dans d'autres pays la liberté peut devenir une obligation.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Nous sommes entièrement d'accord. Personnellement, je suis très opposé au régime des talibans tel qu'il était en Afghanistan. Nous y reviendrons car je connais très bien ce pays.

Mme Martine DAVID : Il n'y a pas que ce pays.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Mais je connais ce pays-là en particulier. Ceci dit, la burka des Afghanes est plus ancienne que les talibans. Qu'il y ait tel ou tel régime à Kaboul ne change pas grand chose dans le port de la burka en Afghanistan. Le régime des talibans était un régime kafkaïen comme celui des Khmers rouges. Ils ont les mêmes références. C'était un régime délirant dans tous les domaines en ce qui concerne le port du voile, mais aussi dans le port de la barbe, de tel vêtement plutôt que tel autre, tel turban plutôt que tel autre... Ces délires réels ont eu lieu en Afghanistan, sous les talibans, et tout le monde le sait.

Vous me posiez une question sur mon itinéraire, le voici dans ses grandes lignes. Après mon bac, j'ai pris un an de congé sabbatique pour partir sur la route des Indes et j'ai passé pratiquement un an en Afghanistan. C'était l'Afghanistan du temps de Daoud Khan, avant le coup d'Etat communiste. Je suis tombé amoureux de ce pays et de ses habitants. J'y ai noué de très grandes amitiés. Puis, il y a eu le coup d'Etat communiste prosoviétique et l'invasion russe. J'étais étudiant en médecine. Les médecins ne pouvant pas travailler, avec des amis nous avons commencé à collecter des médicaments et du matériel médical. Nous les avons acheminés là-bas et nous avons vérifié que, sur place, les médecins les utilisaient. J'ai ainsi fait 14 ans d'aide humanitaire pendant mes études. Un jour, en 1980, alors que je convoyais du matériel médical, j'ai été pris sous un feu très nourri. C'étaient des rideaux d'artillerie qui se rapprochaient et il était impossible de fuir. Vous pensez alors : « Dans cinq minutes, c'est pour moi ». C'est comme cela que la foi m'est venue pensant qu'il valait mieux mourir musulman que mourir athée. Je suis devenu musulman.

Mme Martine DAVID : Pourquoi musulman ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je suis d'une famille athée, mais j'avais étudié les trois grandes religions monothéistes. Pour moi, ces trois religions forment une même religion, le monothéisme. Elles correspondent à une évolution logique, chronologique, dans les prophètes. Je me considère comme de la religion d'Abraham et de Moïse. Considérer tel prophète ou tel autre comme étant ou non un prophète n'est pas la question. Cela permet seulement de dire que l'on est musulman, chrétien ou juif. Telle est ma vision des choses, mais je comprends tout à fait que l'on puisse voir les choses différemment.

M. Lionnel LUCA : Nous avons eu cette discussion pendant une demi-heure, tout à l'heure, avant l'audition. Je voudrais, par petites touches, revenir sur tout ce qui a été dit d'essentiel en vous posant des questions précises. Pour vous, le voile est-il une obligation pour toutes les jeunes filles musulmanes ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Non, du moins pas d'une manière absolue. Tout d'abord, je ne suis pas un savant de l'islam. Je ne suis pas habilité à vous répondre du point de vue officiel musulman, si tant est qu'il existe, ce qui n'est pas certain. Personnellement, je considère qu'il y a une recommandation très forte mais pas une obligation.

M. Lionnel LUCA : Est-ce un signe ostentatoire d'affichage de sa foi ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Si vous appelez ostentatoire le fait que cela se voit, oui, c'est ostentatoire. On ne peut pas dire que cela ne se voit pas. Si mes souvenirs sont exacts, il y a un peu de provocation dans le terme « ostentatoire ». Mais, dans la très grande majorité des cas, je ne pense pas que les filles portent le voile dans un but de provocation.

M. Lionnel LUCA : Au-delà de la question du voile, de l'affirmation de sa foi, avec les nuances que vous nous indiquez, faut-il accepter d'aller plus loin et remettre en cause la mixité des cours de piscine et l'obligation de suivre les cours de sciences naturelles ? Vous disiez que lorsqu'on est voilé on n'a pas de sentiment d'infériorité par rapport à l'homme.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Les filles que j'ai rencontrées ne donnaient pas ce sentiment.

M. Lionnel LUCA : Apparemment, vous rencontrez des filles tout à fait épatantes.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : C'est vrai !

M. Lionnel LUCA : C'est rassurant. Ou bien il faut 10 000 docteurs comme vous dans tous nos quartiers ou bien il faut faire un recensement. Ce qui est gênant, c'est qu'à chaque fois, vous dites « si, si... » Personnellement, et par rapport à l'entretien que nous avons eu tout à l'heure, l'expression « si des filles y sont forcées » me dérange un peu.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Dans le cas où les filles sont forcées, je viens avec vous.

M. Lionnel LUCA : Vous nous donnez l'impression que, là où vous êtes, il n'y en aurait pas. C'est apparemment quelque chose qui vous est inconnu.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : J'ai rencontré des filles dans cette situation.

M. Lionnel LUCA : Ce n'est pas l'impression que vous nous donnez. Faut-il remettre en cause l'égalité de la fille et du garçon à l'école publique ? Le cours de natation doit-il être mixte ? Les filles doivent-elle suivre les cours de sciences naturelles avec les garçons ? J'aimerais avoir des réponses précises.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : J'ai peur de vous décevoir un petit peu dans la mesure où l'éducation est une chose très complexe et pour laquelle je ne suis pas très compétent.

Mme Martine DAVID : C'est l'école avec ses obligations.

M. Lionnel LUCA : Il n'est pas compliqué de savoir si garçons et filles doivent aller ensemble à la piscine ou assister à un cours de sciences naturelles. C'est ce qui m'intéresse. Oui ou non ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : J'allais plus loin... Je n'ai jamais été confronté à ce genre de questions concernant les sciences naturelles. Je suis plus spécialisé dans le foulard. On ne m'appelle que pour le foulard.

M. Lionnel LUCA : Vous êtes musulman.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Oui.

M. Lionnel LUCA : Ce n'est pas incompatible avec la question que je pose.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je ne cherche pas du tout à éviter de répondre à votre question... Un conseil français du culte musulman vient d'être mis en place. C'est une instance de dialogue dont le but est de réfléchir à ce type de question. Personnellement, je suis élu au conseil régional du culte musulman d'Alsace et au conseil d'administration du Conseil français du culte musulman. Mais ce n'est pas à ce titre que je suis venu devant vous. Il y a vraiment un travail à faire.

M. Lionnel LUCA : Je n'ai donc pas la réponse à ma question.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je ne peux pas vous répondre.

Mme Martine DAVID : Trouvez-vous normal que des jeunes filles de confession musulmane ne respectent pas les contraintes liées à l'école publique qui rendent tous les cours obligatoires ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Non, mais...

Mme Martine DAVID : Non, mais... ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Oui, non, mais... D'un autre côté, il est normal que, jusqu'à présent, l'école publique se soit construite dans l'ignorance d'un particularisme musulman, d'une identité musulmane, puisque l'immigration musulmane est très récente. Il est probable qu'il y ait matière à discuter sur certains points. Je ne me juge pas compétent dans ces discussions.

Mme Martine AURILLAC : Sans être compétent. Imaginez que vous ayez une fille de 14 ans...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : ... J'ai une fille de 15 ans.

Mme Martine AURILLAC : Suit-elle des cours ? Trouvez-vous normal...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Elle suit tous les cours et, si vous voulez tout savoir, elle ne porte pas le foulard.

M. Lionnel LUCA : Je poursuis mon interrogation. L'acceptation du port du voile islamique à l'école entraînerait normalement l'acceptation du port de la kippa.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Oui, bien sûr.

M. Lionnel LUCA : Cela ne vous pose aucun problème de voir, dans une école publique, certains élèves arborer les uns le voile, les autres la kippa... Ne serait-ce qu'au regard des événements internationaux qui peuvent être transposés et au regard des autres élèves qui, bêtement, n'arboreront aucun signe ostentatoire, sinon ceux de marques de vêtements, telles que « Chevignon » ou « Nike », ne pensez-vous pas que cette situation est source de conflits ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Cela ne pose aucun problème. Dans mon quartier, les jeunes de toutes les religions coexistent sans heurts.

M. Lionnel LUCA : Cette situation ne me paraît pas compatible avec la définition de la laïcité...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Avec votre conception de la laïcité...

M. Lionnel LUCA : Celle communément établie...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Qui n'est pas celle de la loi...

M. Lionnel LUCA : ... et qui s'oppose à l'affichage de signes communautaires ou religieux à l'intérieur de l'école.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : La laïcité autorise la manifestation des identités et non pas celle des communautés. C'est très différent et vous l'avez souligné dans votre propos...

M. Lionnel LUCA : Cela revient au même.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Non, c'est très différent.

M. Lionnel LUCA : Si l'école publique, comme dans le passé, obligeait de nouveau les élèves à porter une tenue identique, trouveriez-vous alors normal et naturel que le port du foulard islamique soit interdit ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Si tous les élèves portent la blouse, alors, oui, l'interdiction du voile me paraîtrait justifiée.

M. Eric RAOULT, Président : Cela vous paraîtrait-il normal ou simplement vous l'accepteriez ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je l'accepterais. Je préfère le système actuel, à savoir celui où les jeunes ont la liberté de se choisir une identité et d'en changer. Je considère que le système actuel est bon.

M. Eric RAOULT, Président : Dans nos départements et nos territoires d'outre-mer, les élèves de bon nombre d'établissements scolaires portent une tenue identique qui peut se résumer à un jeu de couleurs. Ainsi, on respecte l'unicité de l'élève sans pour autant distinguer les classes sociales et les couleurs de peau.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : La question des classes sociales est pour moi la plus importante. Notre système est un bon système. Bannir les signes de classes sociales est plus importants que bannir les signes religieux. J'ai été personnellement confronté au problème et j'ai été choqué de devoir acheter telle marque de vêtement plutôt que telle autre. Si vous choisissez de bannir tous les signes, il est vrai que le port d'un uniforme ou d'une tenue réglementaire permettrait de réduire certaines inégalités. Ce serait alors une situation logique. Si votre but est d'interdire tout signe politique ou religieux, la conclusion logique est cette solution. Je ne l'estime pas bonne mais elle est la moins injuste.

M. Eric RAOULT, Président : A ce moment-là, vous retiriez votre livre d'internet.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Si vous légiférez, mon livre sera obsolète et je serai obligé de le corriger et de le réécrire !

M. Jean-Yves HUGON : Je souhaite revenir sur deux points sur lesquels vous avez déjà été interrogés mais pour lesquels vous n'avez pas donné de réponse précise. Vous semblez représenter un islam modéré et ouvert. Ne pensez-vous pas que votre position sur le port du voile à l'école fait le lit d'un islam plus intégriste ? Deuxième question, très terre à terre. Le port du voile peut parfois, notamment en cours de chimie, représenter un danger physique pour l'élève. Faut-il alors l'interdire ? J'aimerais avoir votre position.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Le fait d'accepter ou de favoriser le port du foulard à l'école ne fait-il pas le lit de l'intégrisme ?... Au contraire. J'ai profité de mon livre pour expliquer à quantité de gens qui n'auraient jamais approché la lecture de la Constitution ou la lecture de la convention européenne des droits de l'homme ce qu'était la République française. C'est important. Je regrette profondément que l'on ait abandonné les cours d'instruction civique à l'école. Il faudrait rétablir l'instruction civique afin que nos enfants comprennent comment fonctionne le système. C'est ainsi qu'on lutte contre l'intégrisme. Je me suis penché sur le problème de l'intégrisme après l'affaire Khaled Khelkal. Avant 1995, je considérais qu'il n'y avait pas d'intégristes en France, du moins, je n'en connaissais pas. Cette affaire m'a si fortement interpellé que je suis allé sur place afin de rencontrer l'entourage de Khelkal. J'ai rencontré sa famille. J'ai voulu comprendre.

Qu'en est-il ressorti ? Khaled Khelkal ne connaissait rien de l'islam. Il avait été endoctriné par des services plus ou moins parallèles, par des groupuscules, eux-mêmes manipulés par des Etats. Au contraire, c'est en laissant les musulmans sincères, qui travaillent sur le terrain, expliquer ce qu'est l'islam que l'on désamorcera des caricatures de Khelkal. J'en suis convaincu. C'est pour cette raison que j'ai écrit mon livre. Afin d'expliquer que l'islam ne fonctionne pas comme vous l'imaginez. Nous ne sommes pas tous contre vous.

M. Eric RAOULT, Président : Savez-vous qui a écrit : « L'action politique a plus de chance d'aboutir si elle joue sur la crainte qu'ont les pouvoirs publics de voir la communauté musulmane s'organiser politiquement autour d'axes de revendications spécifiques » ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : C'est moi !

M. Eric RAOULT, Président : Depuis le début de notre entretien, j'ai l'impression qu'il y a deux M. Milcent. Le premier, sympathique, souriant, jovial - avec lequel on a envie d'aller prendre un verre... Mais il existe un autre M. Milcent qui refuse de voir la réalité d'un certain nombre de lycées, de collèges, cette réalité qui rend les choses complexes.

Dans mon département de la Seine-Saint-Denis, et dans ma ville plus particulièrement, quand un évènement intervient au Proche-Orient, les relations entre les communautés qui existent se tendent. Le port de la kippa ou du voile déstructure alors complètement l'école qui doit ressembler, au minimum, à un sanctuaire. Nous ne nous prononçons pas sur le culte musulman, sur le port du voile des dames de 40 ans. Le problème du voile à l'école existe depuis une quinzaine d'années - vous en avez été l'un des acteurs à Creil - et le problème n'a toujours pas été solutionné. Des chefs d'établissement nous disent qu'ils sont complètement démunis. Ils ne souhaitent pas forcément des textes de répression mais ils aspirent à une clarification de la réglementation. Il appartient à la République, non pas d'imposer, mais de proposer une protection à tous.

M. Jean-Yves HUGON : Vous n'avez pas répondu à ma deuxième question concernant les situations très concrètes où porter le voile peut devenir dangereux...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Tout à fait... Le Conseil d'Etat a répondu à ma place. Je me conforme à sa décision. Contrairement à ce que vous disiez, M. Raoult, j'estime la position du Conseil d'Etat extrêmement claire. Le problème est que les professeurs et les chefs d'établissement l'ont refusé dès le départ. Le Conseil d'Etat dit que le port du foulard est autorisé. Vous n'avez pas le droit de l'interdire, sauf en cas de troubles à l'ordre public, de prosélytisme... toutes limites imposées par le Conseil d'Etat et cela depuis le début. Seulement, la population française, et en particulier les professeurs et les chefs d'établissement, ne sont pas prêts à entendre un tel discours. Il y a un abîme entre, d'un côté la conception qu'ont ces personnes du principe de laïcité, et, de l'autre, les textes du Conseil d'Etat qui sont fondés sur une jurisprudence administrative extrêmement classique.

Vous êtes des spécialistes du droit, vous savez mieux que moi sur quels critères s'est fondé le Conseil d'Etat pour prendre sa position. Simplement, ce choix n'est pas compris des chefs d'établissement et des professeurs qui se croient autorisés à s'arroger le rôle d'arbitres de la laïcité, ce qu'ils ne sont pas. Les chefs d'établissement ne sont pas des arbitres de la laïcité. Vous l'avez dit, il n'y en a que deux arbitres de la laïcité en France : le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel. Et il n'y en a pas d'autres.

Mme Martine DAVID : Comment pouvez vous accuser les chefs d'établissement d'avoir une interprétation qui serait la leur ? Ils se réfèrent comme vous à l'avis du Conseil d'Etat qui parle de signes « ostentatoires ». C'est sur ce point que notre conception de la laïcité diffère. Vous ne pouvez dire que les chefs d'établissement font une lecture déformante de l'avis du Conseil d'Etat. Nous pensons que, dans la plupart des cas, le port du voile islamique est un signe religieux ostentatoire.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je vous l'ai dit, je considère que le foulard islamique est indiscutablement un signe religieux ostentatoire. Cependant, le texte auquel vous faites référence n'est pas l'avis du Conseil d'Etat, mais la circulaire du ministre de l'éducation nationale qui, je vous le rappelle, ne fait pas opposition au port du voile. La circulaire ne dit pas que les signes ostentatoires sont prohibés, elle dit : «...les signes ostentatoires qui constituent en eux-mêmes des éléments de prosélytisme ou de discrimination - ce qui est très différent - sont prohibés ». Le Conseil d'Etat a jugé, dans l'affaire Saglamer, que le foulard islamique n'entrait pas dans cette définition. La question a été posée au Conseil d'Etat en 1994 et en 1995. Il a maintenu constante sa jurisprudence : non, le foulard islamique ne constitue pas, par lui-même, un élément de prosélytisme ou de discrimination, tant qu'il est porté « en bon père de famille »... Cela est extrêmement simple et extrêmement clair.

Mme Martine DAVID : Qu'est-ce que cela veut dire ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Sans faire de prosélytisme, sans distribuer de tracts, de pétitions, sans organiser de manifestations à l'extérieur de l'établissement.

M. Eric RAOULT, Président : Le problème qui se pose n'est pas celui du port du voile au foyer, dans la cité... mais à l'intérieur de l'école. Nous avons débattu ici de la question : la cour de récréation, la salle de classe ne doivent-elles pas être considérées comme un sanctuaire, un lieu que l'on « respecte » ? Lorsque j'entre dans les mosquées de ma circonscription, je retire mes chaussures.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Vous soulevez une question fondamentale.

M. Eric RAOULT : C'est votre méthode dialectique. Dès qu'une question est gênante, elle est fondamentale.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : L'école n'est pas le sanctuaire de la religion laïque.

Mme Martine DAVID : De la laïcité, si.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Alors vous considérez la laïcité comme une religion qui s'impose à l'exclusion des autres. La mosquée est le sanctuaire de la religion musulmane comme l'église est le sanctuaire de la religion chrétienne.

M. Lionnel LUCA : C'est le sanctuaire du respect des consciences.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Là, je suis d'accord. Mais, il n'y a pas de positions particulières à avoir pour pénétrer dans l'école. Vous allez exclure des générations de jeunes filles qui, les unes après les autres, vont devoir choisir entre l'école et leurs convictions et qui vont se retrouver mères de famille à seize ans devant les fourneaux parce vous aurez fait de l'école un sanctuaire.

M. Eric RAOULT, Président : C'est un peu réducteur.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je connais certains pères qui me disent : « Je la marie dans un an ! ».

Mme Martine DAVID : Ce n'est pas sérieux ! Il y a beaucoup de jeunes filles qui, suite à la médiation faite par Mme Hanifa Chérifi au niveau national, ont tout bonnement accepté de retirer leur voile à l'école. Elles le portent en sortant de l'établissement, dans leur vie privée, si elles le souhaitent. Beaucoup de cas se sont réglés ainsi. Il n'y a donc pas un empêchement absolu à cette règle et à celle de la laïcité à l'intérieur de l'école.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je vous signale qu'à plusieurs reprises j'ai proposé des débats à Mme Chérifi. Je l'ai rencontrée deux fois. A chaque fois, je lui ai demandé que nous débattions ensemble. Elle a toujours refusé.

M. Eric RAOULT, Président : Les missions sont différentes. Vous donnez des informations...

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Mais pourquoi refuser de débattre, si on se base sur les lois de la République... ?

Mme Martine DAVID : Vous écrivez. Elle vous connaît. Elle sait que ce vous pensez.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Elle n'écrit pas.

M. Eric RAOULT, Président : Elle agit. Vous donnez des informations militantes qui conduisent à avoir un jugement, non pas sur vous, mais sur la méthode. Elle a une mission de médiatrice. Vous-même, vous considérez-vous comme un médiateur ou un propagateur ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je me considère comme un médiateur, ou plutôt un militant des droits de l'homme.

M. Eric RAOULT, Président : Vous qui avez beaucoup voyagé, quel regard portez-vous sur des pays musulmans qui ont légiféré sur le port du voile comme la Turquie ou la Tunisie ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Dans ces pays, je regarde surtout le niveau de protection des droits de l'homme et des libertés individuelles, et j'en suis triste.

M. Eric RAOULT, Président : Donnez-moi une réponse plus précise. Je vous ai posé une question sur la Tunisie. Vous considérez donc que la Tunisie n'est pas un pays démocratique.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Notamment, mais pas seulement. La Tunisie me paraît être - je connais des cas concrets - un pays dans lequel les libertés individuelles font plus partie des voeux pieux que des réalités concrètes du terrain. La Turquie est en train d'évoluer, peu à peu.

M. Eric RAOULT, Président : Dans le bon ou le mauvais sens ? Ils vont bientôt faire partie de l'Europe.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Justement... J'habite à Strasbourg et je vais régulièrement assister aux séances de la Cour européenne des droits de l'homme. Celle-ci cite très abondamment la jurisprudence du Conseil d'Etat français en exemple, notamment dans les affaires turques. Dans deux affaires auxquelles j'ai assisté récemment, la Cour européenne des droits de l'homme semble s'orienter très nettement vers la sagesse du Conseil d'Etat français.

Mme Martine DAVID : Une question subsidiaire à notre débat. J'ai bien compris votre position. Il n'empêche que beaucoup de nos interlocuteurs, aussi bien dans cette mission, que des amis de confession musulmane, prétendent que rien, dans la lecture du Coran n'indique, que le port du voile est un signe religieux. Quelle est votre position ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Il y a plusieurs lectures de l'islam et toutes sont valables. Personnellement, je considère le voile comme un signe religieux mais je comprends qu'on puisse interpréter les textes différemment. Ceci dit, la République laïque n'a pas à entrer dans les consciences religieuses. Elle n'a pas à dire que telle interprétation prévaut sur telle autre...

M. Eric RAOULT, Président : Nous traitons de l'école. C'est ce qui est important.

M. Lionnel LUCA : Et réciproquement, pour nous, dans l'idée que nous avons de l'école.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Nous n'avons pas du tout la même conception de la laïcité. De mon côté, elle est uniquement fondée sur les textes, et uniquement les textes. Vous avez une conception de la laïcité qui est fondée sur une tradition militante.

M. Eric RAOULT, Président : Non, on veut éviter qu'il y ait une trentaine de journalistes devant un collège ou un lycée quand il y a des problèmes.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Bien sûr. Je n'ai jamais fait d'autres déclarations à la presse que celle-ci : « Je me félicite du bon fonctionnement des institutions ».

M. Eric RAOULT, Président : Dans la diversité des auditions que nous avons eues, M. Milcent, je pense que mes collègues et moi-même pourront dire à ceux qui n'ont pu assister à celle-ci qu'ils ont raté un débat intéressant et même édifiant sur un certain nombre de points. Notre mission va se prolonger durant plusieurs mois... Tout de même, un point important : nous avons parlé de l'affaire de Creil, d'autres affaires plus récentes, qui ont abouti à l'exclusion de jeunes filles. Que pensez-vous de cette situation ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : C'est dramatique et très douloureux.

M. Eric RAOULT, Président : Si vous deviez écrire un deuxième livre, seriez-vous prêt à faire un « mode d'emploi » sur le sujet suivant : « Il vaut mieux rester dans l'éducation, avoir un diplôme, plutôt que de devenir maman au foyer à 16 ans » ? Dans votre mission, vous pouvez donner un avis militant, mais aussi un conseil humain.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Les situations que j'approche sont d'abord et avant tout des drames humains. Ce que vivent les filles est très douloureux et très « moche ». Nous essayons de trouver des solutions, ensuite.

M. Eric RAOULT, Président : Vous trouvez des solutions avec les services sociaux ou avec les associations musulmanes ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : J'essaie d'abord de convaincre le père que sa fille doit continuer sa scolarité malgré tout. Ce sont des ouvriers de base qui ne sont ni très lettrés ni très éduqués. Ils disent : « Ils l'ont exclue ! Tant pis. » En général, les filles que je rencontre ne sont pas des cancres. Souvent, elles travaillent bien et sont intelligentes. Nous essayons de convaincre le père, la famille, qu'il est nécessaire de la laisser continuer sa scolarité. Mais cela ne fonctionne pas toujours.

M. Eric RAOULT, Président : Vous ne m'avez pas répondu. Vous dites : « On accompagne, on conseille ». Avec les services sociaux de la ville ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Non, malheureusement... Jusqu'à présent nous discutons avec les associations locales.

M. Eric RAOULT, Président : Lesquelles ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : ... musulmanes. Malheureusement, il est vrai que, jusqu'à présent, les discussions avec les institutions étaient très peu nombreuses, voire quasi inexistantes. Je me réjouis de la création des conseils régionaux du culte musulman. Ils pourront constituer une interface entre les musulmans, les associations musulmanes, et les pouvoirs publics. Le but étant de permettre cette interface. Parce que, jusqu'à présent, à part moi qui travaille localement en tant que travailleur social et médecin, sur le terrain, il y a peu de personnes ou d'organismes pour faire le lien entre les musulmans d'un côté et les institutions de l'autre. Chacun se considère comme étant en opposition avec l'autre. D'un côté, il y a la mairie qui croit lutter contre les intégrismes, de l'autre, les associations musulmanes qui ont l'impression que tout le monde est contre eux.

M. Eric RAOULT, Président : Vous vous définissez comme coordinateur des associations islamiques pour le foulard. Qui vous a nommé ?

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Ma position est très informelle. A la suite de la première affaire du foulard, j'ai dit aux musulmans : « Nous ne sommes pas dans un Etat régi par le fait du prince. » Cela n'existe pas en France où nous avons des droits. Nous pouvons les défendre, même si nous sommes minoritaires, même si nous sommes très faibles et que nous ne représentons rien socialement, nous pouvons avoir un raisonnement juridique et l'exposer. Ils m'ont dit que, puisque c'était mon idée, je devais la défendre.

Mon principal travail de fin de mandat, jusqu'en 1992, à la fédération des musulmans de France, a été de parcourir la France pour suivre ces affaires. Ensuite, j'ai été le coordinateur de la plupart des associations musulmanes. J'ai voulu que mon action déborde du cadre de la fédération nationale des musulmans de France pour agir auprès de l'ensemble des associations et même au-delà lorsque n'existait aucune association. Il n'existait alors aucune cellule d'expertise juridique pour discuter des textes. On a donc fait appel à moi. C'est comme cela qu'en 1995, lorsqu'il a été question d'une première loi déposée au Sénat, on m'a nommé coordinateur et demandé de rédiger une lettre adressée aux sénateurs. Toutes les associations ont signé cette lettre que vous avez en annexe du document que je vous ai remis.

M. Eric RAOULT, Président : M. Milcent, merci. Je ne résumerai pas ce que mes collègues et moi-même avons trouvé d'intéressant dans votre démarche, dans votre maniement du verbe, de la rhétorique, sur un certain nombre de points.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Vous êtes les professionnels, je ne suis qu'un amateur.

M. Eric RAOULT, Président : Merci beaucoup, ce dialogue n'a pas été inutile.

M. Abdallah-Thomas MILCENT : Je sais que l'on peut me voir de manière caricaturale. Je vous remercie de m'avoir écouté, d'avoir fait l'effort intellectuel d'accepter que quelqu'un vienne exposer devant vous des idées souvent très opposées aux vôtres. Je suis fier de vous qui êtes les représentants du peuple français, mes représentants.

Table ronde regroupant
MM. André LESPAGNOL, recteur de l'académie de Créteil,
Daniel BANCEL, recteur de l'académie de Versailles,
Paul DESNEUF, recteur de l'académie de Lille,
Alain MORVAN, recteur de l'académie de Lyon,
Gérald CHAIX, recteur de l'académie de Strasbourg,
et Mme Sylvie SMANIOTTO, représentant M. Maurice Quenet, recteur de l'académie de Paris, chef de cabinet du recteur, magistrate, chargée des problèmes de communautarisme à l'école

(extrait du procès-verbal de la séance du 8 juillet 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Mes chers collègues, je précise que M. Maurice Quenet, recteur de l'académie de Paris, que représente Mme Sylvie Smaniotto, fait aujourd'hui partie de la commission instituée par le Président de la République sur la question de la laïcité.

Messieurs les recteurs, Mme Smaniotto, nous avons constitué une mission d'information sur la question des signes religieux à l'école, et nous essayons, par un certain nombre d'auditions, de trouver une vérité. Notre recherche consiste à savoir si, pour un tel sujet, il convient de se contenter d'un statu quo, ou si nous devons être à l'origine d'une modification législative ou d'une loi particulière.

Nous avons, madame et messieurs, un certain nombre de questions à vous poser.

Pensez-vous que le droit actuel est satisfaisant en la matière ? Etes-vous capables, aujourd'hui, avec les instruments juridiques qui sont les nôtres, de faire respecter la laïcité à l'école ? Etes-vous favorables ou non à une modification législative ? Si oui, dans quelle direction souhaiteriez-vous que nous légiférions, afin de renforcer le principe de la laïcité à l'école ? Enfin, comment éviter en défendant la laïcité de heurter les différentes religions, car il ne s'agit pas de légiférer contre une religion ?

M. André LESPAGNOL : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, l'académie de Créteil est une académie importante, le territoire regroupe près de 4 millions d'habitants, 750 000 élèves dans les établissements publics, plus 80 000 étudiants. Il s'agit d'une académie qui se caractérise par la diversité de sa population, avec des phénomènes migratoires importants, ce qui fait que nous avons dans nos écoles des élèves venant de familles d'origine très diverse - parfois 40 à 50 nationalités - et appartenant à des communautés religieuses différentes - musulmane, israélite, asiatique, chrétienne, etc.

C'est la raison pour laquelle nous sommes très sensibles au phénomène religieux ; le problème du communautarisme se pose de manière importante, à travers un phénomène de ghettoïsation dans les quartiers ainsi que dans les établissements scolaires.

Quant au fait même de la présence de signes religieux dans les établissements, je dirais que le problème qui se pose est le port de signes religieux, notamment de la part d'élèves musulmanes. Dans l'académie de Créteil se trouvent par ailleurs des établissements privés sous contrat chrétiens et israélites, où le port de signes religieux est autorisé. L'académie procède à des inspections dans ces établissements, qui mériteraient peut-être d'être plus systématiques.

Le problème qui nous interpelle est donc celui du voile mais je tiens cependant à dire que les affaires de voiles se posent à une échelle qui doit être pondérée. Nous comptons 511 établissements du second degré, dont 168 lycées, qui accueillent, en 2002-2003, 320 000 élèves, sur un total de 748 000 élèves dans l'enseignement scolaire public, si l'on intègre l'enseignement primaire où la question ne se pose pas pour l'instant.

Depuis trois ans que je suis recteur de l'académie, chaque année une dizaine d'affaires « de voile », concernant 30 à 40 jeunes filles, remontent au niveau du rectorat.

M. le Président : Ce qui veut dire qu'il y en a d'autres qui ne remontent pas jusqu'à vous ?

M. André LESPAGNOL : Effectivement, nous pouvons nous poser la question du signalement. Il se peut qu'un certain nombre d'affaires soient gérées au niveau des établissements. Mais celles qui remontent au rectorat se comptent sur les doigts des deux mains.

M. le Président : Avez-vous une estimation du nombre d'affaires qui sont gérées localement ?

M. André LESPAGNOL : Non, pas précisément. Nous sommes dans une logique d'autonomie des établissements ; le chef d'établissement traite en amont le problème, donne des instructions et gère avec les familles pour que l'on puisse éviter que la question du voile se pose dans les établissements scolaires.

Il existe là une zone grise, mais je ne crois pas qu'il s'agisse, de la part des chefs d'établissement, d'une volonté de masquer les affaires ; ils tentent de les gérer. Parmi les dix affaires qui remontent chaque année au rectorat, deux ou trois ont vraiment de l'importance, c'est-à-dire qu'il existe une réelle résistance attestant d'une volonté de transgression de la loi républicaine.

Cette année, les affaires les plus sérieuses ont été gérées par notre équipe d'intervention : le proviseur en charge de la vie scolaire dans l'académie a une compétence très pointue sur cette question, il peut intervenir avec l'inspecteur pédagogique régional qui est également compétent. Dans la grande majorité des affaires, nous avons réussi à régler la question dans le cadre du respect de la législation et de la jurisprudence du Conseil d'Etat.

La seule affaire un peu compliquée que j'ai eue à gérer est celle de l'année dernière, à Tremblay-en-France. Le conflit est né de la volonté d'affirmation de son identité musulmane par une jeune fille, soutenue par sa famille - et certainement par un réseau - et de la contre-volonté de l'équipe enseignante de défendre une conception de la laïcité pure et dure, allant au-delà de l'interprétation de la jurisprudence du Conseil d'Etat.

C'est dans ce type d'affaire que le proviseur vie-scolaire et l'inspecteur pédagogique régional interviennent pour expliquer aux élèves, aux familles, mais également aux enseignants - qui n'ont pas tous des compétences juridiques -, quel est l'état de la loi et de la jurisprudence. C'est ce qui s'est passé à Tremblay-en-France, où le conflit était violent, à partir de la décision du conseil de discipline d'exclure l'élève. La commission d'appel du rectorat a été obligée de constater que la preuve de la transgression de la jurisprudence du Conseil d'Etat sur le prosélytisme n'était pas établie.

Pour ces quelques affaires plus délicates, notre position est la tolérance minimum d'un « fichu », et non pas d'un voile, avec des conditions précises. Nous refusons le port du voile au sens strict du terme, dans la mesure où il affiche une volonté de prosélytisme.

M. le Président : Ainsi, vous nous dites que les cas sont peu nombreux et que la jurisprudence du Conseil d'Etat, ainsi que le savoir-faire d'un certain nombre de responsables de l'Education nationale, permettent de régler ces problèmes sans trop de difficultés. L'état du droit vous convient, donc ?

M. André LESPAGNOL : Je n'irai pas jusque-là. La jurisprudence existe et est applicable, mais elle pose des difficultés d'interprétation à un certain nombre de chefs d'établissement et à une partie importante du corps enseignant, particulièrement marquée par des opinions laïques. Il existe également un problème de compréhension de cette jurisprudence et de rapport au droit en général. Cela étant dit, pour l'instant, nous arrivons à gérer ces questions, en l'état de la législation, à travers l'intervention de collaborateurs compétents et par l'effort que nous livrons pour dédramatiser ces affaires.

Notre logique est qu'un maximum d'élèves issus de l'immigration puisse intégrer le système scolaire public - et en général, il ne s'agit pas de mauvais élèves. C'est d'ailleurs un des points sensibles du dossier.

En tant que recteur chancelier, je suis responsable du système scolaire, mais également des établissements supérieurs. Je souhaiterais donc vous signaler que le flou, me semble-t-il, est plus important dans les universités. Je fais régulièrement le tour des universités de mon académie, et j'ai pu constater que la présence d'étudiantes voilées est très fréquente. La question est donc de savoir si la législation qui a été adoptée pour les établissements scolaires s'applique aux universités ? Des présidents d'université, notamment de Seine-Saint-Denis, m'ont rapporté que des étudiants revendiquaient des lieux de prière au sein de ces établissements. J'ai également noté qu'aux élections universitaires diverses, des candidats se présentent sur des bases ethnico-confessionnelles.

M. le Président : Restons centrés sur l'école, M. Lespagnol. L'université est laïque également, mais il s'agit d'une autre législation, d'une autre approche. Mais il est vrai que le port de signes religieux au sein des universités doit donner des idées aux petits frères ou aux petites s œurs qui sont à l'école.

M. Paul DESNEUF : M. le Président, l'académie de Lille correspond exactement à la région Nord-Pas-de-Calais, qui est caractérisée par une très forte immigration d'origine maghrébine. Par conséquent, nous rencontrons effectivement des problèmes importants de signes religieux, ostentatoires ou non.

Vous nous avez posé deux questions fortes, M. le Président : d'une part, la situation actuelle est-elle satisfaisante, et, d'autre part, sommes-nous capables de faire respecter la laïcité ?

J'aurai une vision moins optimiste que celle de mon collègue, M. Lespagnol. Il me semble que nous assistons, à l'heure actuelle, à une volonté assez forte de la part de certains milieux musulmans d'affirmer leur identité, avec une absence totale de complexe dans le langage des jeunes filles - que ce langage soit intégré par elles ou qu'il leur soit dicté, est un objet de discussion. J'ai entendu parler de « petits voiles discrets ». Le problème n'est pas d'ordre vestimentaire. Il s'agit d'un signe religieux fort et d'un signe de statut pour la femme ou la jeune fille.

Dans certaines zones, je pense notamment à des communes de l'agglomération lilloise, qui sont des zones très problématiques, il se pose un certain nombre de difficultés que les chefs d'établissements et les professeurs tentent de gérer. Ainsi, dans une de ces communes, il y a un établissement qui compte 70 % d'élèves d'origine maghrébine, bien que ce ne soit pas l'établissement où il y a le plus de voiles. Mais il convient de savoir ce que cela recouvre.

Cela recouvre, dans un certain nombre de situations, un abandon du principe de laïcité. Dans de nombreux cas, les chefs d'établissement ont la tentation « d'acheter la paix sociale », et font donc des concessions. Je suis en train d'enquêter dans des établissements, et ces concessions peuvent aller, me dit-on, jusqu'à la non-participation à certains enseignements. Les professeurs sont troublés, les chefs d'établissement gèrent sur le terrain.

Ce qui caractérise la période actuelle - par rapport à ce qui existait voilà encore cinq ans -, c'est qu'il y a peu de situations de crise, mais des avancées importantes sur le plan des signes religieux. Nous ne sommes pas dans le drame, mais dans un comportement plus profond et qui s'enracine.

M. le Président : De manière insidieuse, ce comportement gagne du terrain ?

M. Paul DESNEUF : Exactement. On s'appuie sur la jurisprudence du Conseil d'Etat, et je me permets de dire aux magistrats, M. le Président, avec tout le respect que je leur dois, que celle-ci ne nous aide pas. En renvoyant la responsabilité aux personnes du terrain, elle empêche l'institution de donner un signe fort en matière de laïcité ; or cela est un handicap - je réponds là à la question importante que vous nous avez posée : faut-il légiférer ? A tout le moins, il conviendrait de réaffirmer des principes, peut-être serait-ce même insuffisant. Il existe, véritablement, une situation qui me semble en évolution actuellement, avec des marges de man œuvres pour les extrémistes.

Récemment - mais je ne peux ni le confirmer ni l'infirmer -, il m'a été signalé, pendant une journée, le port de burka, dans un établissement - je vais enquêter sur ce sujet.

M. le Président : Combien comptez-vous d'élèves et d'établissements dans votre académie ?

M. Paul DESNEUF : 500 000 élèves répartis dans 520 établissements.

M. le Président : Et le problème du port du voile - ou de signes religieux - a quelle importance ?

M. Paul DESNEUF : Sur l'ensemble de l'académie, a minima, je dirais que 200 cas remontent au rectorat ; mais sans incident. Le problème se pose de manière forte dans un lycée de la banlieue lilloise, où 50 jeunes filles portent le voile.

M. le Président : Mais si 50 cas ne posent pas de problème, cela se fait tout de même au détriment de la laïcité.

M. Paul DESNEUF : Bien entendu ! Mais c'est le problème que pose la jurisprudence du Conseil d'Etat : qu'est-ce qu'un signe ostentatoire ? Doit-il y avoir des démarches positives de prosélytisme en plus du port du voile pour considérer que c'est ostentatoire, ou le simple port est-il en soi ostentatoire ? Pour ma part, c'est ce que j'aurais tendance à penser. Mais la jurisprudence du Conseil d'Etat ne nous aide pas en la matière.

M. Alain MORVAN : M. le Président, l'académie de Lyon compte 552 établissements scolaires - publics et privés sous contrat -, 580 000 élèves et 135 000 étudiants.

M. le Président : Combien de cas de port de signes religieux à l'école ont été signalés au rectorat ?

M. Alain MORVAN : Mon collègue Lespagnol disait que dans son académie les cas se comptaient sur les deux mains, je dirais que dans la mienne ils se comptent sur les doigts d'une main - pas tout à fait - avec trois cas depuis le début de l'année.

Il convient d'avoir une extrême précision méthodologique. Il me semble que dans cette affaire, nous employons des termes globalisants - le voile, le foulard - alors que lorsqu'on regarde les choses de près, et notamment lorsqu'on se fonde sur les réflexions de spécialistes tels que Mme Chérifi, la médiatrice de l'Education nationale, on se rend compte que si les voiles sont extrêmement rares - et dans ce cas le chef d'établissement doit nous saisir -, en revanche, quantité d'établissements - y compris les plus paisibles - vivent sur des situations de compromis - je ne dis pas de « compromissions ».

Ainsi, la situation la plus fréquente que nous rencontrons, c'est celle d'une élève qui arrive devant le lycée - parfois le collège - revêtue d'un voile au sens propre du terme, qui l'enlève et qui roule autour de sa tête un petit bandeau - un journal du soir a parlé de « bandana » ce qui rend bien compte de l'aspect symbolique de la démarche.

Parmi les affaires dont il a été le plus question dans l'académie de Lyon - il y en a eu trois -, une seule a duré au-delà de quelques jours, celle du lycée La Martinière Duchère. La situation était la suivante : tous les matins, une élève, qui arrivait voilée, enlevait son voile, mettait son bandana, se heurtait à un groupe d'une vingtaine d'enseignants très engagés - du côté de l'ultra gauche, voire au-delà - qui n'étaient pas fâchés de mettre l'institution en difficulté sur ce sujet.

Ce qui m'a préoccupé dans cette façon de faire, et qui m'a finalement fait découvrir a contrario certaines vertus dans la jurisprudence du Conseil d'Etat, c'est de voir qu'elle permettait de construire un socle de compromis - et non pas de « compromissions » - en laissant un grand nombre d'élèves porter un signe religieux ; et il s'agit bien d'un signe religieux, car si on leur pose la question - encore faut-il la leur poser - ils affirment qu'ils le portent par conviction religieuse.

Cette situation est assez répandue. J'ai mené une enquête dans les lycées de Lyon et je ne vous parle pas de ceux de la périphérie - dont certains comptent un nombre non négligeable de cas de cette espèce.

Je souhaitais donc vous signaler la nécessité qu'il y avait à distinguer le voile de ce qui n'est pas le voile, et l'opportunité, pour les équipes, de travailler non pas dans la précipitation, mais dans le temps. Le problème est le mieux géré lorsqu'on a affaire à des équipes qui prennent le temps de la concertation.

Dans l'affaire qui m'a opposé à une poignée de professeurs - et qui est virtuellement terminée - la convocation du conseil de discipline a été lancée le soir même du passage - fructueux au demeurant - de la médiatrice. Le ministère m'avait bien appelé pour dire qu'il n'était pas logique de demander une médiation et de faire passer l'élève, tout de suite après, en conseil de discipline aux fins d'exclusion. J'ai donc demandé au proviseur, non pas de renoncer à la convocation du conseil de discipline, mais que l'on y sursoie. D'où la polémique qui a duré quelques mois et qui m'a permis de réaffirmer une conception de la laïcité qui m'apparaissait mise à mal.

Le courrier que j'ai reçu a fait apparaître que si certains de mes interlocuteurs étaient sincèrement attachés à la laïcité - pure et dure - d'autres en revanche obéissaient davantage à des pulsions ethnocentristes, sinon racistes - encore que l'on ne fût pas toujours très loin du racisme. Par ailleurs, est remontée à la surface une résurgence d'un vieil anticléricalisme, avec une quinzaine de professeurs qui menaient un combat dirigé non pas contre le voile en tant que tel, mais contre le principe spirituel. Cela m'a amené à déclarer, avec l'appui d'un certain nombre d'autorités - dont les communautés juive, maghrébine et chrétienne, voire de certains milieux maçonniques - que la laïcité ne devait pas être l'acte consistant à passer à l'herbicide tout ce qui ressemblait de près ou de loin à la spiritualité.

J'ai constaté aussi que les établissements où les crises apparaissaient comportaient tous un élément de contexte fort ; en l'occurrence, dans un établissement du centre-ville, une vieille crise latente entre une phalange de professeurs et un chef d'établissement un peu rude. De telle sorte que l'on pouvait penser que cette crise aurait pu surgir à propos de n'importe quel sujet. A l'analyse, les arguments ne tenaient pas et, en fait, à aucun moment la laïcité n'avait été mise en danger.

Je terminerai mon propos en vous disant que j'ai vu, à ce moment-là, un certain nombre de jeunes, qui n'avaient aucun rapport avec la jeune fille en question, exprimer une sorte de solidarité de génération. Cela m'a conforté dans l'idée que la coercition ne réussit pas en matière de conviction. Je me suis permis, en prévision de cette audition, de relire Tacite, hier soir, et j'ai trouvé une très belle formule que l'on pourrait traduire par « les idées que l'on réprime prennent d'autant plus d'impact et de force ». Il convient donc d'être très prudent.

Sans être parfaite, la jurisprudence du Conseil d'Etat offre un espace de concertation aux équipes et nous permet de gérer de manière relativement cohérente l'ensemble des dossiers. Si les textes étaient plus contraignants, il me semble que les chefs d'établissement auraient moins recours à l'autorité académique, au ministère, et contrairement à ce que l'on pourrait imaginer, ce serait peut-être davantage du chacun pour soi.

Je suis tombé dans la laïcité lorsque j'étais petit, M. le Président, ce n'est donc pas par intégrisme que je m'exprime devant vous - j'ai bien conscience de m'exprimer devant la représentation nationale -, mais je crains qu'avec une modification législative nous ouvrions la boîte de Pandore et que quantité d'autres religions se sentent menacées, tant il est vrai que les signes d'appartenance religieuse sont très fréquents, parfois même insoupçonnés par ceux qui les portent.

M. Gérald CHAIX : M. le Président, vous souhaitiez des chiffres précis, j'en ai quelques-uns à vous livrer. L'académie de Strasbourg compte 81 553 élèves en collège et 55 787 en lycée, et le sondage que je viens de vous remettre a été réalisé il y a plus d'un mois dans la moitié des établissements : il fait état de 193 voiles dans les lycées consultés, soit 1 % des élèves, et de 230 voiles dans les collèges consultés. Ce sondage n'a aucune valeur scientifique dans la mesure où il s'est focalisé sur les établissements les plus sensibles ; les chiffres qu'il donne sont donc surévalués par rapport à la totalité des établissements.

M. Jean GLAVANY : M. le Président, soyons précis dans les chiffres. On nous parle de 500 voiles, puis de 10, ici 193... Il convient de déterminer quel voile pose problème. Si 500 jeunes filles se présentent voilées à l'entrée de l'établissement mais que 499 cas sont réglés par le proviseur ou le principal, cela veut tout dire et rien dire ! Si ces 500 jeunes filles rentrent dans l'établissement avec leur voile et le retirent avant d'entrer en classe, c'est encore un cas différent. Le chiffre en lui-même n'a pas de sens.

M. Gérald CHAIX : Je parle de jeunes filles qui portent le voile toute la journée.

M. le Président : Cela ne veut pas dire qu'il y a problème ou pas, mais qu'il y a agression à l'égard du principe de la laïcité ; et le règlement de cette agression se fait de façon différente. Mais les chiffres de M. Chaix sont clairs : sur 26 000 élèves de lycées, 193 ont porté un voile.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce qui fait 2 %, car seules les filles portent un voile - là on parle de 26 000 garçons et filles.

M. Gérald CHAIX : Un quart de ces affaires est remonté au rectorat en 2002/2003, toutes les autres sont réglées sur place, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas réglées : on les tolère. Cela est perçu non pas comme une agression de la laïcité mais comme l'expression d'une conviction religieuse qui n'est pas contraire à l'esprit de la laïcité.

Je souhaiterais revenir sur les conditions un peu particulières de l'académie de Strasbourg. D'abord, notre académie possède un régime institutionnel particulier qu'elle partage avec la Moselle, et c'est dans ce cadre spécial que l'expérience de la laïcité est vécue depuis 1918, le retour de l'Alsace à la France.

Ensuite, il existe une forte présence publique des composantes religieuses des quatre cultes reconnus - catholique, protestant, avec ses deux variantes, et juif - et le paradoxe est que nous avons une forte minorité musulmane qui n'est pas reconnue comme culte. J'ajouterai que dans cette présence musulmane, il s'agit fortement d'une présence turque, même si elle n'est pas majoritaire, mais dans la représentation du conseil musulman national, cette branche détient la majorité.

Enfin, l'académie de Strasbourg a été dans l' œil du cyclone du combat autour du voile dans les années 90. Treize jugements ont été rendus par le tribunal administratif de Strasbourg en 1993 ; ils ont tous désavoué le recteur et les exclusions prononcées par les conseils de discipline. Cela explique l'attitude de prudence, aujourd'hui, des chefs d'établissement qui ont tous en mémoire cette jurisprudence, confirmée en appel par la cour de Nancy.

Ces trois éléments rappelés, je dirais que la situation de l'académie de Strasbourg est assez comparable aux académies voisines, mais il conviendrait de ne pas se limiter au seul port du voile. Il existe un phénomène d'affirmation identitaire dont le port du voile pour les jeunes filles n'est qu'un des éléments. On constate une augmentation de l'absence des élèves au moment des fêtes musulmanes, des revendications par rapport aux interdits alimentaires et, au moment du ramadan, de la rupture du jeûne pendant les cours. Il m'a même été signalé, dans certains établissements, une véritable territorialisation de la cour de récréation.

Sachez également qu'il est arrivé dans un lycée, en cours de philosophie ou en sciences et vie de la terre, que les stylos se lèvent lorsque le professeur aborde un élément qui est jugé sensible et objet de contestation par un certain nombre d'élèves.

M. le Président : Savez-vous si, dans les établissements de votre académie, beaucoup de garçons portent la kippa ?

M. Gérald CHAIX : Il y en a, oui. Beaucoup, je ne sais pas, je ne suis pas en mesure de vous donner un chiffre précis.

Le cas de Strasbourg est là encore exemplaire, car il s'agit d'une ville d'Europe centrale où la présence de la communauté juive est extrêmement forte, avec des composantes traditionnelles très fortes aussi. Le port de la kippa n'est pas généralisé dans la mesure où la communauté juive dispose de ses propres établissements où le port de la kippa est autorisé - un établissement hors contrat et un autre sous contrat. Dans les établissements publics, le port de la kippa reste extrêmement minoritaire, et je n'ai pas eu de remontée à ce sujet.

L'unique affaire que j'ai eue à régler - j'avais été saisi par le grand rabbin - concernait un élève qui ne souhaitait pas passer des examens de contrôle continu le samedi matin - demande qui avait été refusée par le chef d'établissement.

Telle est la situation de l'académie de Strasbourg, qui dépasse, me semble-t-il, très largement le problème du voile. Et qui dépasse aussi le seul problème de l'identité religieuse, qui est manifeste, mais qui est aussi une affirmation d'identité ethnique et de rapports aux structures familiales, et notamment à la place du père dans la société familiale turque. La question du port du voile par les jeunes filles peut entraîner un risque d'affrontement entre l'autorité de l'Etat - du chef d'établissement - et l'autorité du père.

Je reviendrai maintenant sur les trois questions que vous nous avez posées, M. le Président. La situation actuelle du droit est-elle satisfaisante pour faire respecter la laïcité ? Il convient avant tout de déterminer ce que l'on entend par « faire respecter la laïcité ». Si on l'entend au sens de la jurisprudence du Conseil d'Etat depuis 1989, je répondrai que oui, la situation actuelle est satisfaisante en ce sens qu'il n'y a pas de conflit dans les établissements. Les chefs d'établissement parviennent à gérer, depuis une dizaine d'années, la situation, dans le cadre de la jurisprudence du Conseil d'Etat, à savoir celle qui admet le port de signes d'identité religieuse, dès lors qu'ils ne sont pas des actes de prosélytisme.

Deuxièmement, « êtes-vous favorable à une nouvelle législation, et si oui, dans quel sens ? ». Je serais tenté de répondre en m'appuyant sur le sondage - sans aucune valeur statistique - qui a été réalisé il y a une semaine avec des chefs d'établissement - 7 principaux de collèges et 2 proviseurs de lycées. L'immense majorité était favorable à une législation - 7 sur 9 -, les deux autres estimant qu'elle ruinerait leurs efforts d'intégration entrepris depuis une dizaine d'années. Pour ma part, il me semble qu'il convient d'être extrêmement prudent et je m'alignerai volontiers sur les propos de mon collègue M. Morvan. Notre volonté est de réussir l'intégration de ces enfants, or si l'on devait appliquer une loi stricte sur ce sujet, je crains qu'un certain nombre de jeunes filles quittent nos établissements. Or je préfère qu'elles soient dans l'établissement de la République de 8 h 30 à 17 h 30, plutôt que dans une école coranique que je ne contrôlerais pas.

M. Sylvie SMANIOTTO : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, je ne suis au rectorat que depuis deux mois, mais dans le cadre de précédentes fonctions, j'ai eu à connaître ce type de problème.

L'académie de Paris regroupe 113 lycées et 107 collèges. Il s'agit d'une académie qui souhaite se situer au niveau du droit. Il convient de comprendre qu'actuellement nous sommes en phase de manifestation de plus de plus judiciarisée ; tout se judiciarise. Les parents, les associations, se rendent maintenant au conseil de discipline avec des avocats, les jeunes filles qui portent le voile et qui estiment être en droit de le porter font très souvent référence à l'avis du Conseil d'Etat, elles vont en commission d'appel sur ce fondement et estiment que leur droit est fondé et que le chef d'établissement, voire le ministre, ne respectent par la loi.

En face de ce type de comportements, les chefs d'établissement n'ont pas toujours suffisamment de moyens pour répondre. Vous avez entendu, il y a quelque temps, Mme Marie-Ange Henry qui connaît parfaitement bien le problème et qui est membre du Syndicat national des personnels de direction de l'éducation nationale (SNPDEN). Les chefs d'établissement de l'académie de Paris sont très demandeurs de moyens juridiques, afin de ne plus avoir recours uniquement à ce qu'ils appellent le « droit local ».

Actuellement, cet avis du Conseil d'Etat les limite dans leur action, et ne leur laisse, d'après eux, que leurs règlements intérieurs comme marge de manoeuvre.

Certains règlements intérieurs se contentent de préciser simplement « Seules les absences pour fêtes religieuses dont la liste est publiée annuellement au Bulletin officiel de l'éducation nationale sont acceptées » ou « Tout élève a droit au respect de son intégrité physique et de sa liberté de conscience ».

D'autres vont beaucoup plus loin - alors qu'a priori, d'après l'avis du Conseil d'Etat, ils n'en ont pas le droit - et font référence à l'exercice de la liberté d'expression et de croyance religieuse qui « ne saurait permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse ou politique ». Tout en indiquant par ailleurs que « le port d'un couvre-chef est interdit dans l'établissement ».

Certains des établissements qui ont indiqué clairement cela dans leur règlement intérieur ont été par la suite traduits devant les tribunaux, au motif qu'ils n'avaient pas le droit d'inscrire ce type de règle dans leur règlement. La question est là, aujourd'hui. Le chef d'établissement, sur le terrain, doit se fonder sur l'avis du Conseil d'Etat, il doit, seul, juger si le port du voile est un acte de prosélytisme ou non, si l'on est dans le cadre de la laïcité lorsqu'on accepte qu'une jeune fille vienne voilée en cours, refuse de faire du sport ou refuse d'être examinée par un médecin homme.

Par ailleurs, un certain nombre de professeurs sont en désaccord avec leur chef d'établissement estimant qu'il s'agit d'un signe de liberté et que la jeune fille a le droit, au sein de l'école, même si l'on est dans le cadre de la laïcité, de porter un voile.

Voilà ce qu'un chef d'établissement vit actuellement au quotidien : la recherche d'un équilibre entre l'avis du Conseil d'Etat, son règlement intérieur et parfois l'opposition des enseignants.

Mais il convient d'avoir à l'esprit que ce ne sont pas simplement les signes religieux extérieurs qui sont en cause, mais ce que cela a pour conséquences, à savoir les tensions qui en découlent : en cour de récréation, des altercations sur le thème : « qui tu es, toi », des insultes raciales, des violences, des conseils de discipline.

Nous avons des remontées de signalements par l'intermédiaire du logiciel Sygna, mais les chefs d'établissement n'utilisent pas toujours volontiers ce dispositif. De ce fait, nous ne disposons pas réellement de chiffres précis, ni sur le port du voile ni sur les incidents ; les chefs d'établissement préfèrent régler les problèmes au cas par cas et faire du sur-mesure. Cela étant dit, lorsque nous les écoutons, nous nous apercevons qu'ils sont très demandeurs d'outils juridiques. Je pense donc qu'il appartient au Parlement de leur donner une réponse, car ils se trouvent fort démunis. A nous sans doute de poser la règle, à eux d'agir avec discernement.

M. le Président : Quelle est la fonction du chargé des problèmes de communautarisme à l'école ?

Mme Sylvie SMANIOTTO : Je suis avant tout directeur de cabinet du recteur. Toutefois, en ma qualité de magistrat, ayant eu à traiter, auprès de M. Borloo, ministre de la ville, et en juridiction, des problèmes de prévention de la délinquance, et plus particulièrement de ce type de problème, le recteur m'a demandé de travailler sur cette question avec lui - il fait partie de la commission Stasi.

Convient-il de légiférer ou non ? Pour le moment, nous n'avons pas la réponse. Faut-il aider les chefs d'établissement ? Oui !

M. le Président : Comment les aider si on ne légifère pas ?

Mme Sylvie SMANIOTTO : C'est une question à laquelle votre mission et la commission Stasi vont devoir nous apporter les éléments de réponse.

M. le Président : Madame et messieurs, je vous remercie. Nous allons passer maintenant aux questions.

M. Hervé MARITON : D'après M. le recteur Lespagnol, la difficulté apparaît plus particulièrement lorsque l'enfant ou les enseignants adoptent des attitudes dures. Pouvez-vous nous préciser, M. le recteur, les raisons d'une telle attitude de la part des enseignants ?

Vous avez, à plusieurs reprises, souligné les difficultés d'application de la jurisprudence et, à la suite des auditions que notre mission a réalisées, je souhaiterais savoir si elles pouvaient s'analyser au regard de l'autorité, de l'ascendant, en un mot, de la « qualité » des chefs d'établissement. En effet, il apparaît lorsqu'on vous écoute que le cadre posé par le Conseil d'Etat peut avoir une certaine portée opérationnelle, alors que les représentants syndicaux des chefs d'établissement ou les chefs d'établissement que nous avons auditionnés ont une approche très différente.

Par ailleurs, à propos des remontées de certains cas au rectorat, vous avez fait allusion aux signes politiques. Les mêmes causes sont-elles susceptibles de produire les mêmes effets ? En d'autres termes, notre débat, peut-il s'étendre dans des conditions comparables au port de signes politiques et ceux qui dénoncent, aujourd'hui, le port de signes religieux auraient-ils ou non une analyse identique s'il s'agissait du port de signes politiques ? Je précise que cette question s'adresse également à Mme Smaniotto qui citait un règlement intérieur faisant état de cette question des signes d'appartenance politique.

Vous me permettrez, avec l'autorisation du Président, ce petit commentaire : certains chefs d'établissement, très demandeurs d'une clarification du droit concernant le port de signes religieux, se sont trouvés manifestement gênés lorsque je les ai interrogés, ici, sur les signes politiques arguant qu'ils ne pouvaient à la fois prêcher l'engagement comme on le leur demande et interdire les manifestations d'appartenance politique.

M. André LESPAGNOL : Je crois effectivement que l'application de la jurisprudence du Conseil d'Etat dépend beaucoup de la capacité des chefs d'établissement à gérer des situations fines. La crise que nous avons traversée, l'an dernier, dans un établissement de la Seine-Saint-Denis, tenait à l'insuffisante capacité du chef d'établissement à gérer la situation en dépit de l'aide qui lui était apportée. C'est donc un facteur important !

Nombre de chefs d'établissement gèrent ces situations sans qu'elles remontent au niveau de l'inspection académique ou du rectorat, avec un certain doigté. C'est la raison pour laquelle, je m'interrogeais par rapport au terme « voile ». En effet, dans les compromis que nous essayons d'imposer, nous recommandons pour les jeunes filles un type de couvre-chefs qui ne soit pas un voile, mais qui s'apparenterait plutôt aux « bandanas » dont faisait état M. le recteur de Lyon.

Il est également vrai que les situations se cristallisent et tournent au conflit lorsque, dans un établissement, un noyau important d'enseignants campe sur une position laïque très ferme, mais quelque peu ignorante du droit, et qui contestent sur le fond l'interprétation faite par le Conseil d'Etat ...

M. le Président : Ils le font par ignorance ?

M. André LESPAGNOL : Par conviction et par ignorance. Si les chefs d'établissement ont reçu une formation en droit, la plupart des enseignants n'ont pas de culture juridique. L'expérience des recteurs leur assure une certaine compétence en droit, mais les enseignants ont du mal à entrer dans la logique du Conseil d'Etat. Ils restent sur une position de principe, que l'on peut trouver estimable et que je ne condamne pas, et ils ont du mal à mettre en rapport leurs convictions laïques et les règles juridiques édictées par une instance comme le Conseil d'Etat. C'est une attitude qui, dans certains contextes, peut aboutir au conflit.

Ne soyons pas naïfs, non plus : le conflit dur peut souvent venir aussi du fait que certains élèves portant le voile sont soutenus par une famille, par un réseau, par un milieu, par des avocats, etc. De tels cas peuvent générer des affrontements entre des équipes enseignantes très armées pour défendre des positions de principe et des personnes subissant la pression de certains courants islamistes. Ce sont alors deux camps qui s'affrontent dans une bataille de principe qui devient plus difficile à gérer, mais les situations de ce type restent, de mon point de vue, assez limitées.

M. Alain MORVAN : Je souhaiterais répondre à M. Mariton qui m'interrogeait sur la question de savoir si le débat pouvait s'étendre au port de signes politiques.

Je pense que c'est une question fondamentale, ne serait-ce que parce que, a contrario, elle permet d'établir les difficultés qu'il y a à fixer des règles générales dans cette affaire.

Bien sûr, au sens strict, les signes politiques à l'école sont tout à fait intolérables, mais le sens politique a la capacité de se disséminer et de se fixer sur l'extra-politique.

Vous me permettrez de donner un exemple très concret. Il y a trois ou quatre mois, au moment de la crise irakienne et où j'avais à gérer le cas difficile que j'évoquais précédemment, je n'avais qu'une crainte : que des élèves, pour une raison ou pour une autre, mettent en cause le port par certains jeunes du drapeau américain qui revêtait, à l'époque, une signification politique considérable. Je pensais qu'une telle situation serait inextricable. Quel est le jeune qui, soit sur une casquette, soit sur une basket, un tee-shirt ou un jean, n'arbore pas ce signe qui, si on l'analyse, est véritablement une manifestation, sinon d'engagement, du moins d'acquiescement politique ?

Heureusement, M. le Président, la question ne s'est pas posée. Cette présence du drapeau américain a, en quelque sorte, fait l'objet d'une certaine tolérance implicite dont finalement nous nous sommes bien portés, les uns et les autres !

M. Eric RAOULT : Ma question s'adresse à M. le recteur Chaix et porte sur le nombre de cas de port de voile constatés dans son académie. J'aimerais savoir s'il a tenu compte d'un facteur qui s'est vérifié, notamment en région parisienne, à savoir que, pour la communauté turque, le port du voile, notamment pour les jeunes filles, n'a pas tout à fait la même signification que pour la population maghrébine. Il est une référence à la ruralité d'Anatolie et, en ce sens, il extériorise plus l'appartenance à une origine, la revendication de racines géographique, que des préoccupations religieuses.

Nous avons eu à connaître de tels cas dans ma circonscription, notamment dans les communes de Clichy et Montfermeil, et je peux dire que les problèmes peuvent se résoudre beaucoup plus rapidement lorsque les parents, tenus informés, reconnaissent eux-mêmes qu'il ne s'agit pas d'une revendication religieuse, mais d'un souci de s'habiller comme la grand-mère d'Anatolie qui n'était pas forcément musulmane...

D'après mes informations, on ne peut donc pas considérer de façon identique les cas qui relèvent d'une question religieuse et ceux qui relèvent d'une identification au pays d'origine.

M. Gérald CHAIX : Je répondrai en précisant mes propos antérieurs qui n'ont sans doute pas été assez clairs et qui portaient sur la distinction qu'il convient d'établir entre l'affirmation d'une identité religieuse, d'un côté, et de structures familiales, de l'autre.

Bien évidemment, je vous donne tout à fait raison : dans le cas de la communauté turque, le port du voile est sans doute beaucoup plus lié aux structures familiales qu'à une identité religieuse. En Alsace, ce phénomène se redouble du fait que, si les populations se sont largement installées en ville, notamment dans les trois métropoles alsaciennes que sont Strasbourg, Mulhouse et Colmar, la communauté turque a également une forte implantation rurale. On retrouve donc dans cette région ce mode de fonctionnement que vous décriviez à juste raison.

M. Pierre-André PERISSOL : Ma question s'inspire des propos qui viennent d'être tenus, mais également des auditions des personnels d'encadrement. Nous avons en effet reçu les représentants du SNPDEN qui nous a dit que les proviseurs souhaitaient qu'une loi clarifie le dispositif. Toutefois, lorsque nous leur avons fait remarquer qu'à côté du port du voile, d'autres comportements, comme l'absentéisme, le refus d'assister à tel ou tel cours certains jours, pouvaient clairement conduire à une procédure d'exclusion, ils nous ont déclaré qu'une telle procédure était rarement engagée. Ils ont avancé plusieurs raisons dont la première était la présentation de certificats médicaux de complaisance, la deuxième le bien-fondé de l'exclusion d'un élève qui ne se présentait pas en cours pour des motifs religieux etc... Ils ont également ajouté qu'ils ne recouraient pas à l'exclusion parce que les procédures étaient trop lourdes.

En conséquence je me permets de vous poser deux questions.

Premièrement, s'il est bien de légiférer car cela permettra d'opposer une interdiction claire au port du voile, comment ferez-vous appliquer un dispositif qui n'est pas actuellement mis en œuvre pour les absences irrégulières, aux dires mêmes des chefs d'établissement ?

Deuxièmement que répondez-vous aux chefs d'établissement selon lesquels le flou entretenu par la hiérarchie de l'Education nationale sur les sanctions en cas de non-respect de telle ou telle disposition rend beaucoup trop complexe leur mise en œuvre ?

M. Daniel BANCEL : Il me semble que cette question fait référence à l'équilibre actuel au niveau de l'Education nationale. Aujourd'hui, le système, dans le cadre du caractère national de l'action éducatrice, repose sur les capacités des établissements à construire des projets, à profiter de leur environnement et à mettre à disposition des élèves, au-delà des règles qui fixent ce caractère national, des ressources pour leur réussite.

Les chefs d'établissement sont donc effectivement en droit d'attendre un minimum de règles précises qui leur permettent de résoudre les problèmes, sans qu'elles aient, pour autant, un caractère exhaustif de nature à régler toutes les difficultés.

Ce qui me frappe dans les événements évoqués précédemment, c'est qu'ils sont de deux types. Soit il s'agit d'une communauté scolaire qui, confrontée à des difficultés, cherche des repères, donne un sens à une initiative prise par des enseignants ou par des élèves, respecte les principes de laïcité et, à travers le dialogue, finit par trouver une formule tout à fait satisfaisante. Soit il s'agit de difficultés qui sont manifestement orchestrées de l'extérieur.

Les situations les plus difficiles naissent de la confrontation à des mouvements intégristes. J'ai eu, par exemple, à connaître du cas de Nantua qui est le seul à être remonté sans difficulté jusqu'au Conseil d'Etat. Il était lié à la présence autour de l'établissement d'une communauté musulmane qui avait clairement d'autres visées que celle de l'équilibre au sein de la communauté éducative.

J'ai connu d'autres événements plus récents dont un sur lequel je passerai rapidement : dans un établissement, un groupe d'enseignants appartenant à une organisation syndicale bien précise voulait donner à un événement local une audience beaucoup plus large, sans être très attentif à la recherche du sens que pouvait se fixer la communauté éducative.

Par conséquent, je pense qu'il ne faut ni se priver d'une plus grande précision dans les règles ni se fixer une ambition qui, à mon avis, serait démesurée si elle prétendait apporter une réponse générale, quels que soient la situation locale et le contexte. En effet, le système éducatif repose bien aujourd'hui sur la capacité des établissements à être une véritable communauté éducative et à donner un sens à ce qui est leur activité

M. le Président : Faut-il légiférer ? La jurisprudence du Conseil d'Etat est-elle suffisante pour régler les problèmes ?

M. Daniel BANCEL : Si je me fie à mon expérience, je n'ai pas - mais peut-être est-ce un hasard - rencontré d'obstacles avec la législation actuelle.

M. le Président : Donc, elle vous convient ?

M. Daniel BANCEL : Non ! Elle comporte un point faible, lorsque c'est au sein de la communauté éducative que se présentent des difficultés. En revanche, quand la communauté est soudée, elle parvient à fournir des réponses.

M. le Président : Mais, ces réponses, elles les donnent au détriment de la laïcité ou pas ?

M. Daniel BANCEL : Pour ma part, je ne connais pas de réponses qui soient des réponses de compromission.

M. Hervé MARITON : Ces réponses sont valables pour des situations ponctuelles, mais peut-être pas lorsque l'on est à Villeneuve-d'Ascq ou dans des cas de volonté ostentatoire d'établir un rapport de forces ?

M. Daniel BANCEL : Le seul cas de ce type que j'ai connu est celui de Nantua ! Il est né de la confusion faite par mes interlocuteurs sur la durée de l'exclusion en cause. Alors que j'avais demandé au chef d'établissement de prononcer une exclusion temporaire de quatre jours pour calmer le jeu, mes interlocuteurs se sont trompés sur le sens de ma demande et ont engagé une procédure correspondant à une exclusion définitive, ce qui a généré des manifestations à caractère ostentatoire avec distribution de tracts et intervention de personnalités, le tout de façon un peu artificielle...

M. Christian BATAILLE : Mon propos va faire le lien avec celui de M. le recteur Bancel. Quand j'ai reçu ma convocation pour cette réunion, j'ai un peu sursauté en me disant : « A quoi bon auditionner cinq recteurs puisque, a priori, ils vont tous nous raconter à peu près la même chose ? »

M. le Président : Eh bien, ce n'est pas le cas et ce qui est intéressant c'est de les avoir réunis !

M. Christian BATAILLE : Et je m'aperçois que vous avez eu effectivement raison de varier les auditions car, cet après-midi, je suis frappé de constater la diversité des propos qu'ils ont tenus. Chacun a réagi de façon assez personnelle et selon ses idées face à une situation. On voit bien que, derrière l'homme de responsabilité, se cache aussi l'homme dans sa simplicité, une conscience individuelle et que chacun, selon ce qu'il a de plus profond en lui, a tendance à réagir différemment.

Pour ce qui me concerne, je ne peux pas croire qu'il y ait dans l'académie de Créteil dix cas de port de voile et plusieurs centaines dans l'académie de Lille. Les sociologies des deux académies sont sans doute différentes, mais il paraît peu croyable qu'elles le soient à ce point.

Chaque recteur a son rapport à la spiritualité et applique les règles au quotidien à sa manière et j'allais dire que je suis encore plus inquiet quand j'entends, de la part de Mme Smaniotto, que les choses diffèrent encore en fonction des établissements. Cela revient à dire qu'il y a des juxtapositions de droits locaux - vous m'excuserez de le dire en ces termes qui me rappellent l'Ancien régime - de droits d'académie et, au sein des académies, des droits d'établissement.

Cela ne va pas sans poser question, car on s'aperçoit que derrière la règle apparente se cache une foule d'exceptions à travers lesquelles je m'efforce de rechercher la règle générale.

Nous avons donc, finalement, la position du Conseil d'Etat qui permet les adaptations que vous avez trouvées, les uns et les autres, et la possibilité, évoquée par plusieurs d'entre nous, de fixer, à travers une loi, un comportement uniforme.

Je voudrais bien savoir où va votre préférence : pensez-vous qu'il faut s'en tenir à l'adaptation un peu flottante d'une décision du Conseil d'Etat ou souhaitez-vous obtenir plus de rigueur et disposer d'un texte qui fixe une règle, non pas universelle, mais valable sur tout le territoire national et qui en finisse avec les droits locaux que vous avez créés malgré vous dans la pratique ?

M Paul DESNEUF : Je voudrais revenir un instant, M. le Président, si vous le permettez, sur la question de M. Périssol, qui pose le problème du compromis et de la compromission. Ce que je constate dans l'académie de Lille, c'est que nous ne sommes pas loin, dans un certain nombre de circonstances, de la compromission, mais que nous avons effectivement une responsabilité, en tant qu'institution, en tant qu'Etat, dans cette situation.

Le chef d'établissement se sent parfois abandonné quand il est aux prises à des situations extrêmement difficiles. Il est, lui aussi, représentant de l'Etat et il se situe dans une chaîne hiérarchique. Or, la hiérarchie ne lui a pas livré un message clair. Elle lui dit : « vous gérez sur le terrain ! ». Il est évident que cette mission ressort de sa responsabilité, nous en sommes d'accord, mais il est des domaines où la gestion des cas devient extraordinairement délicate, où des recherches d'équilibres, qui ne sont pas toujours heureux, s'opèrent au sein des établissements. C'est précisément là que l'on passe du compromis à la compromission ! Si les chefs d'établissement sont inactifs face à l'absentéisme, c'est bien parce que le fait d'avoir accepté un certain nombre de concessions à un moment donné les conduit parfois à franchir la « ligne jaune ».

Sur le second point de votre intervention, très sincèrement, on ne peut pas dire que, dans les établissements, les procédures disciplinaires soient nécessairement lourdes. Il faut savoir qu'avant la procédure disciplinaire au sens strict, nous avons mis en place des procédures d'accompagnement que tout le monde connaît. Il est extrêmement révélateur que les chefs d'établissement parlent de la lourdeur des procédures disciplinaires : cela montre qu'ils ne veulent surtout pas y avoir recours par rapport à ce type de phénomènes ce qui renvoie à la réponse que j'ai apportée, monsieur le ministre, à votre première question.

M. le Président : Mme Smaniotto, que répondez-vous à l'interpellation de M. Bataille sur le droit local ?

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Je n'ai fait que décrire la situation que j'ai pu constater en arrivant avec un regard neuf à l'Education nationale. J'ai été très surprise de voir que les règles appliquées variaient selon les établissements. C'est une évidence quand on lit les règlements intérieurs !

Tout dépend de ce que l'on entend par « laïcité ». Selon moi, il faut revenir sur le concept même de laïcité avant de savoir s'il convient, ou non, de légiférer et si la laïcité est respectée en cas de manifestation d'appartenance religieuse. C'est précisément la question qui nous est régulièrement posée par les chefs d'établissement.

Si, effectivement, le principe de laïcité suppose qu'il n'y ait pas de signes d'appartenance religieuse, l'avis du Conseil d'Etat, sur le terrain, n'est alors pas suffisant pour les chefs d'établissement.

Faut-il légiférer ou pas ? C'est la grande question à laquelle il est très difficile d'apporter réponse et sur laquelle il appartient aux commissions qui sont actuellement mises en place de réfléchir.

Faut-il, ou non, toucher à la loi de 1905 ? Pour ma part, je ne le pense pas.

Après avoir été sur le terrain pendant deux mois et avoir entendu enseignants et chefs d'établissement, je pense que la jurisprudence du Conseil d'Etat ne leur suffit pas, qu'ils attendent autre chose et qu'ils font, selon leur propre expression « du droit local », variable d'un établissement à l'autre, ce qui n'est pas satisfaisant.

M. Jean GLAVANY : Je souhaiterais, M. le Président, revenir sur cette affaire de chiffres parce que, nous n'allons pas pouvoir travailler six mois sans lever cette ambiguïté qui permet aux uns de parler, si je puis dire de carottes, et aux autres de choux-fleurs...

Si Christian Bataille avait du mal à croire qu'il y avait tant de cas de port de voile à Créteil et si peu à Lille, j'ai, moi, quelque peine à comprendre que la médiatrice de l'Education nationale avance un chiffre sur le plan national qui est déjà inférieur à celui d'une seule académie. L'unique explication possible, c'est que nous ne parlons pas de la même chose. Ne serait-ce que méthodologiquement, il faudrait qu'une fois pour toutes nous nous mettions d'accord sur l'objet du débat. S'agit-il des ports de voile constatés au sein des établissements, des cas qui sont réglés, de ceux qui ne le sont pas, de ceux qui font conflit, de ceux qui demandent arbitrage, de ceux dont le port se poursuit dans les classes ou autres... ? Aussi longtemps que nous n'éclaircirons pas ce point entre nous, il nous sera difficile d'apprécier et d'évaluer le problème à sa juste mesure.

Cela étant dit, je souhaiterais demander aux recteurs comment ils imaginent de concilier la solution unique imposée par la loi avec la revendication sans cesse croissante d'autonomie des établissements. C'est une question qui me semble importante.

J'aimerais également savoir comment ils entendent concilier cette solution unique avec la diversité des situations, car, si je me réfère aux propos tenus précédemment par Eric Raoult, il y a aussi des jeunes filles qui portent un foulard sur la tête parce que leur grand-mère polonaise en portait un. Ce sont des cas qui existent et la diversité dont faisait état M. le recteur Bancel est une réalité objective !

On ne peut pas, aujourd'hui, essayer de nous faire croire que le port du voile représente systématiquement une provocation religieuse alors que toutes les enquêtes montrent que s'il existe bien de telles provocations, y compris manipulées de l'extérieur des établissements par certaines communautés intégristes, il y a aussi une multitude de motivations qui n'ont rien à voir avec la religion. Quelle solution unique peut répondre à une telle diversité locale ? Je vois là une contradiction !

Enfin, sans vouloir répéter un numéro que j'ai déjà fait, je note que certains d'entre vous réclament une loi. C'est une revendication très à la mode qui flatte notre incommensurable ego de parlementaires, car les lois, c'est ce que nous savons, ici, le mieux faire : on en fait chaque jour, on en fait trop - n'est-ce pas, M. le Président ? - et trop de lois tue la loi. Seulement, comme vous êtes des recteurs, c'est-à-dire des fonctionnaires de haut niveau, dotés d'une formation juridique, certes variable comme cela a été souligné, mais assez solide, j'ai envie de vous demander : vous réclamez une loi, mais quelle loi ?

Puisque vous demandez une loi aux parlementaires de la République, dites-leur ce que vous voulez y inscrire, car vous savez sans doute que la liberté d'expression, et singulièrement la liberté d'expression religieuse, est extrêmement protégée par notre Constitution et plus encore par la convention européenne des droits de l'homme. Si, pour répondre à une revendication nous votons une loi, aussi complexe que l'avis du Conseil d'Etat pour être acceptée par le Conseil constitutionnel, nous serons bien avancés. Aidez-nous à rédiger une loi, si vous la désirez !

M. André LESPAGNOL : Je ne suis pas persuadé qu'il faille une loi. En revanche, je pense qu'il faut - et tel sera peut-être l'objet de la commission que le Président de la République a mise sur pied - réaffirmer les principes de la laïcité dans la République. Il faut que ce message descende dans le système éducatif et que l'on fasse preuve de vigilance - et je réponds là à l'observation formulée par M. Bataille - pour normaliser les règlements intérieurs des établissements, pour qu'il y ait moins de flottement et de variété dans les règlements intérieurs des lycées par rapport à l'interprétation du Conseil d'Etat.

La balle est dans notre camp, si je puis dire, puisque c'est au sein de l'éducation nationale que le travail doit être accompli en ce sens ! Une fois réaffirmés un certain nombre de principes sur la laïcité par les instances compétentes et la commission créée par le Président de la République, il me semble que le fait de lancer des messages très forts en direction de tous les acteurs du système serait, en revanche, de nature à faire avancer les choses.

Je ne suis pas certain que le malaise ressenti à la fois par les chefs d'établissement et par une partie des enseignants sur la question appelle une réponse législative. Cette réponse passera plus par la normalisation d'une forme de droit interne à l'Education nationale, et par la vigilance que nous pourrons exercer quant à l'application de ce qui est clairement défini par rapport, par exemple, à la jurisprudence du Conseil d'Etat.

Pour le reste, nous travaillons dans les établissements à armer les chefs d'établissement afin qu'ils soient en mesure de gérer ces situations. Cette démarche renvoie à la question de la formation des chefs d'établissement, voire des enseignants : est-ce que, durant leur formation, on donne à tous les personnels de l'Education nationale, et en premier lieu aux cadres et aux chefs d'établissement, les outils suffisants pour gérer ces problèmes de laïcité ?

Pour répondre à M. Glavany, je précise que j'ai cité des chiffres qui correspondent aux crises qui remontent jusqu'à moi et que je ne peux que constater que, sur trois ans, leur nombre est très restreint. Je ne dis pas qu'il n'y ait pas quelques fichus sur les têtes en nombre beaucoup plus important, ici ou là, dans mon académie, mais je ne peux que confirmer que les situations sont gérées et qu'il n'y a pas de débordements, même s'il y a effectivement lieu de résister à certaines pressions.

Vous me permettrez de revenir sur un dernier point qui a été évoqué par l'un de mes collègues : nous devons être très attentifs aux situations dans lesquelles des réseaux intégristes instrumentalisent des élèves mais aussi des surveillants, des éducateurs, des assistants d'éducation, voire certains personnels enseignants.

Cela peut devenir dangereux quand il y a des conjonctions entre certaines familles d'élèves et une fraction du personnel enseignant. Dans ce cas, il n'est pas besoin de légiférer : les textes existent et sont très clairs, il s'agit simplement de les appliquer comme nous le faisons d'ailleurs dès que nous avons des signalements. Ce sont des situations qu'il faut observer parce que, plus que la question religieuse, c'est celle des communautarismes, qui a été évoquée par certains de mes collègues, qui, moi, m'inquiète dans certains secteurs : c'est un peu la cas du « Grand Lille », voire de l'Alsace ou de la banlieue lyonnaise.

Sur ce sujet, oui, nous avons lieu d'être vigilants ! Ce problème, toutefois, n'est pas, avant tout religieux ; il peut passer par des signes religieux, mais il est plus profond que cela !

M. le Président : L'intervention de Mme Smaniotto pose quand même un problème. Elle nous a lu deux règlements intérieurs d'établissement dont l'un était manifestement en contradiction avec, et la loi et la jurisprudence du Conseil d'Etat. Il y a bien là quelque chose qui nous interpelle, car il pourrait aussi se trouver des règlements allant dans un autre sens et qui seraient encore plus laxistes... A partir du moment où l'on tolère que des établissements aient des interprétations contradictoires du principe fixé par le Conseil d'Etat - je ne parle pas d'une loi - cela signifie que l'on part dans tous les sens !

Mme Sylvie SMANIOTTO : Il faut en tirer les conséquences : pourquoi les chefs d'établissement ont-ils ressenti le besoin d'aller jusqu'à élaborer un règlement intérieur interdisant le port d'un couvre-chef ? C'est justement pour éviter les incidents liés aux communautarismes. Et ceci met vraiment l'accent sur le fait qu'ils sont démunis : à nous de trouver la réponse à leur problème !

M. le Président : On leur laisse la possibilité d'une interprétation qui peut, à bien des égards, présenter un danger.

M. Alain MORVAN : Face à ce problème de l'existence possible de droits locaux, il convient de rappeler qu'il existe déjà une instance de régulation de ces règlements intérieurs. C'est, par exemple, la commission d'appel des conseils de discipline, présidée par le recteur et qui permet d'annuler un certain nombre de décisions qui ont pu être prises en contradiction, par exemple, avec la jurisprudence du Conseil d'Etat.

A mon sens, la solution du problème passe par une sorte d'autonomie tempérée. Les chefs d'établissement, avons-nous entendu, se plaignent d'être abandonnés. C'est une vieille plainte, M. le Président ! C'est un phénomène assez mécanique qui, en fait, s'apparente beaucoup à une illusion.

Personnellement, je suis, au contraire, frappé par le fait que les chefs d'établissement qui assurent la remontée d'un cas de cette nature, sont immédiatement suivis, encouragés et épaulés. J'occupe la fonction de recteur depuis dix ans, je suis passé par trois académies successives et je puis affirmer qu'il n'est pas d'exemple d'une remontée d'information touchant à un problème de communautarisme qui ne se soit immédiatement soldée, de la part du recteur, par l'envoi de l'un de ses plus proches collaborateurs pour faire le point et pour, éventuellement, tenir la main du chef d'établissement. C'est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit de prendre une décision impopulaire comme, par exemple, celle de différer un conseil de discipline qui viserait à exclure un élève dans des conditions un peu hâtives. Je vous prie de croire que, dans ces cas-là, le recteur qui « mouille sa chemise » prend un grand risque d'impopularité, mais que néanmoins il le prend : nous le prenons tous !

Je souhaiterais revenir brièvement sur un problème qui a été évoqué précédemment et qui est très intéressant, bien que d'apparence secondaire : je veux parler de l'absentéisme. S'il ne fait pas l'objet de sanctions de la part des chefs d'établissement, je ne me l'explique pas parce qu'il n'est, en vérité, pas de décision plus simple à confirmer par une commission d'appel de conseil de discipline que ce type de sanction. Je n'ai encore pas d'exemple, dans mes dix années d'exercice, d'une exclusion temporaire ou définitive prise par un conseil de discipline en établissement qui n'ait été, sur ce motif de l'absentéisme, confirmée par le recteur.

On peut toutefois se demander pourquoi le port du voile, à la différence de l'absentéisme, suscite autant d'émotions. N'est-ce pas tout simplement parce que le voile qui est de l'ordre de l'habillement est la représentation la plus forte, psychologiquement la plus traumatisante de l'altérité ? Je pense que l'altérité vestimentaire est probablement la plus dérangeante pour nous tous, et qu'elle constitue pour le commun des mortels, et partant pour les fonctionnaires, la situation la plus difficile à gérer. C'est en ces termes, me semble-t-il, que l'on peut comprendre ces phénomènes !

M. Jean-Pierre BRARD : Ce débat, fort, intéressant, n'est pas de nature à nous rassurer ! Il est bon de réaffirmer les principes de la laïcité, comme le proposait M. le recteur Lespagnol, mais encore faut-il qu'un tribunal administratif ne passe pas par derrière...

A ce propos, j'ai été très intéressé par l'intervention de M. le recteur de Strasbourg, qui citait un exemple où la juridiction administrative avait annulé toutes les décisions, car c'est dans cette partie du territoire que les témoins de Jéhovah ont porté les premiers l'offensive pour se faire reconnaître par les tribunaux administratifs comme religion, en violation de nos lois ! Comparaison n'est pas raison, mais les deux sujets ne sont pas totalement éloignés...

Trouvez-vous légitime que l'on puisse identifier la conviction religieuse d'un élève d'après sa tenue vestimentaire ? Est-ce compatible avec la laïcité ?

Eu égard au faible nombre des cas qui remontent au rectorat, ne pourrait-on pas parler d'accoutumance ? Et, par rapport au souci d'éviter des drames, ne pourrait-on pas parler d'une « conquête rampante de l'espace public au détriment de la laïcité » ?

Par ailleurs, j'aimerais que l'on m'explique la différence entre le port d'un voile et celui d'un bandeau, à partir du moment où la volonté est d'affirmer la différence pour exprimer l'appartenance religieuse, la question ne renvoie pas au marché du textile ! Je pense que le vrai problème tient donc précisément à la présence de signes symboliques religieux, indépendamment de leur taille et de leur aspect.

La dialectique compromis-compromission est une dialectique qui m'intéresse beaucoup historiquement et qui a largement été pratiquée par Lénine. Ce dernier ne m'ayant pas vraiment convaincu sur le fait de savoir où passait la ligne de partage entre le compromis et la compromission, je souhaiterais que vous m'expliquiez où s'arrête le compromis acceptable et où commence la compromission.

Enfin, vous avez manifesté le souci de réussir l'intégration et, s'agissant de ces jeunes filles voilées, vous avez précisé que vous préfériez les voir dans un établissement scolaire public de 8 heures à 17 heures 30 plutôt que dans une école coranique. Trouvez-vous légitime, d'avoir, de 8 heures à 17 heures 30, dans un établissement scolaire public, des signes extérieurs qui font pression sur les autres élèves ?

M. Gérald CHAIX : M. le député, je vous répondrai, pour citer des auteurs que vous évoquez, que « en faisant un pas en avant, on risque de faire deux pas en arrière ! ». Je veux dire par là que je ne suis pas sûr qu'il faille faire le « grand bond » pour tomber, ensuite, face contre terre.

Concernant la législation, M. Glavany, je ne crois pas que nous ayons, unanimement, réclamé une nouvelle loi ! Je considère qu'il y a effectivement danger à légiférer sur ce domaine spécifique, mais que, en revanche, s'il y avait une loi organique sur l'école, c'est dans son cadre qu'il faudrait rappeler ce que nous entendons par « laïcité », c'est-à-dire, précisément le refus que, dans un espace public, se manifestent de façon communautaire des appartenances, qu'elles soient confessionnelles, politiques ou idéologiques.

Au sein de l'école, il n'y a que des individus qui ont leurs convictions, qu'elles soient politiques ou confessionnelles, qui peuvent, le cas échéant, s'exprimer par le vêtement ou par des pratiques alimentaires. Enfant j'ai mangé du poisson tous les vendredi au lycée, ce qui se faisait encore jusqu'à une date récente : c'était une forme d'affirmation confessionnelle majoritaire et c'est pourquoi elle ne posait pas problème... Les lycées et les écoles sont fermés le dimanche : c'est une forme d'affirmation implicitement confessionnelle ! Il faut faire preuve de prudence en la matière...

M. le Président : On peut en dire autant des vacances de Noël et des vacances de Pâques !

M. Gérald CHAIX : Mais, M. le Président, vous avez totalement raison : pour la première fois, cette année, les arbres de Noël ont été contestés, en Alsace, par un certain nombre de familles. Je ne juge pas, je constate simplement un fait et « les faits sont têtus » !

A l'intention de M. Périssol qui m'a demandé si nous faisions respecter la règle, je préciserai qu'il y a deux règles à faire respecter : premièrement, une circulaire de M. Jospin, de 1989 et une circulaire de M. Bayrou, de 1994 ; deuxièmement, une jurisprudence du Conseil d'Etat. Elles sont respectées et les unes, et les autres !

M. Pierre-André PERISSOL : Et elles sont compatibles ?

M. Gérald CHAIX : Elles sont compatibles. Puisque j'ai les textes sous les yeux, je peux vous citer la circulaire de M. Bayrou, étant précisé que celle de M. Jospin est globalement identique : « Le port par les élèves, de signes discrets manifestant leur attachement personnel à des convictions religieuses est admis dans l'établissement. » Tel est le texte de la circulaire Bayrou de 1994, celui de la circulaire Jospin est le suivant : « Aucune atteinte ne doit être portée aux activités d'enseignement et au contenu des programmes (...) Le caractère démonstratif des vêtements ou des signes portés peut notamment s'apprécier en fonction de l'attitude et des propos des élèves et des parents. »

Ces circulaires sont appliquées et la jurisprudence est appliquée. Je dirai avec d'autant plus de force que nous avons, en Alsace, un droit local, qu'il n'y a qu'un seul droit en matière de laïcité, mais que, dès lors qu'il est appliqué de façon jurisprudentielle, il l'est effectivement en fonction de la situation dans chaque établissement, sans pour autant devenir un droit local !

M. Paul DESNEUF : Je voudrais revenir sur la distinction qui a été faite entre les petits et les grands voiles. Le problème essentiel, c'est que ce qui se cache derrière ce vêtement, c'est le statut de la femme : c'est précisément pourquoi nous ne pouvons pas l'accepter dans l'école laïque. L'importance de ce signe tient beaucoup moins au fait qu'il fasse référence à une religion particulière qu'au fait qu'il soit la marque d'un statut social que nous récusons dans la République française. Pour ce qui me concerne, que le voile soit grand ou qu'il soit petit ne change rien parce que l'affirmation qu'il représente demeure exactement la même.

M. Hervé MARTON : Que faites-vous alors de la kippa qui pose le même problème ?

M. Paul DESNEUF : Pour moi, elle n'a, bien entendu, jamais été acceptable dans les établissements publics !

M. Hervé MARITON : Vous ciblez le statut et l'infériorisation de la femme, or la kippa, par définition, ne répond pas à cet objectif. Quel est donc votre argument suprême ?

M. Paul DESNEUF : Le refus de l'intégration : celui de la femme qui porte le voile ou de l'homme qui porte la kippa.

M. Hervé MARITON : Ce que vous récusez dans le port du voile, c'est pourtant bien le statut de la femme ?

M. Paul DESNEUF : C'est la charge sociale que ce signe induit dans l'islam.

M. Hervé MARITON : Mais tout symbole religieux n'induit-il pas une charge sociale ?

M. Paul DESNEUF : Mais celui-là en est tout particulièrement porteur et mon intervention, M. le député, portait sur ce point !

Quand nous acceptons, nous, représentants de l'Etat, le port du voile, même s'il n'y a pas de conflit, même si les choses se passent de façon soft, il y a, à mon sens, un problème ! Faudra-t-il, dans certains établissements, prévoir des heures d'éducation physique différentes pour les garçons et pour les filles, comme on le fait pour les heures de piscine ?

M. Jacques MYARD : Très bien !

M. Paul DESNEUF : Par ailleurs, n'oublions pas que les jeunes filles qui viennent avec leur voile dans nos établissements publics seront, demain, pour certaines d'entre elles, des fonctionnaires, voire de hauts fonctionnaires. Est-ce que cela signifie qu'à l'avenir les professeurs pourront porter le voile ? Est-ce que cela signifie que les magistrats ou les recteurs pourront porter le voile ? Je suis désolé, mais ce sont toutes ces questions qui doivent se lire en filigrane...

M. Jean GLAVANY : On mélange tout !

M. Paul DESNEUF : Si l'on dit que cela n'a pas d'importance à l'intérieur de l'école de la République, cela n'en aura pas, non plus, pour ceux qui y enseigneront...

Enfin, M. le Président, je serais, par nature, partisan de ne pas légiférer, car ce que l'on appelle « le rappel de la loi » me semble souvent suffisant. Toutefois, je crains, aujourd'hui, s'il n'y a pas de modification, que la jurisprudence du Conseil d'Etat, soit toujours invoquée et que cela constitue un frein à l'exécution du rappel de la loi.

M. Jacques MYARD : En propos liminaire et sans vouloir polémiquer, je rappellerai qu'au fil de l'histoire, on a toujours vu au sein de la République, des députés qui ne veulent pas légiférer, des ministres qui ne veulent pas gouverner ou des recteurs qui ne veulent pas appliquer la loi. Si tel est le cas, il appartiendra alors au ministre de changer les recteurs, comme Napoléon changeait les préfets quand ils refusaient de s'occuper des incendiaires du Var...

Je voudrais, pour ma part, revenir sur les propos que tenait M. Morvan, au début de cette réunion. J'ai cru comprendre qu'il craignait qu'une affirmation assez forte d'un certain nombre de principes, voire une loi, ne provoque une crise.

Ma question est donc simple : ne jugez-vous pas préférable d'avoir une « mini-crise » aujourd'hui que de très sérieux affrontements, demain ? En d'autres termes, est-ce que le port du voile dont on peut admettre qu'il marque dans certain cas un rapport identitaire à la grand-mère, mais dont on sait parfaitement qu'il porte une charge plus lourde, ne va pas bien au-delà de la mode vestimentaire ? Ne traduit-il pas l'affirmation d'un dogmatisme religieux dans le domaine des services publics, qui risque de conduire à des affrontements innombrables ? Ne sommes nous pas face à une montée du communautarisme à laquelle il convient de mettre un frein de façon à rétablir l'égalité face aux services publics et au sein de la sphère publique ? A-t-on affaire à la question du port du voile ou à une dérive communautaire ?

M. le Président : Il me semble que M. Desneuf a déjà répondu très clairement à cette question : le voile n'est pas simplement l'affirmation d'une appartenance religieuse : il marque le refus des règles de la République et de l'intégration !

M. Jean GLAVANY : Pas forcément !

M. le Président : Pas forcément, sauf que le cas cité par Eric Raoult peut également être interprété comme un refus de s'intégrer...

M. Alain MORVAN : Je souhaiterais apporter un petit élément de réponse à M. le député Myard, en l'assurant que tous les recteurs ont conscience que, du jour au lendemain, le ministre peut les démettre de leurs fonctions et indépendamment de la question du voile !

Je souhaitais surtout dire que cette question de la subordination de la femme est, à mes yeux, loin d'être prouvée

Dans les cas qu'il m'a été donné d'étudier de près - et je me suis efforcé d'aborder un certain nombre d'entre eux précisément comme des études de cas - il m'est apparu que, durant la crise d'adolescence - vous me pardonnerez de réduire les choses à un niveau d'apparence un peu vulgaire - le désir de se poser en s'opposant à l'autorité paternelle ou scolaire est peut-être aussi déterminant que la réponse à des pressions extérieures.

J'ai, ici, le dossier du cas qui s'est posé au lycée La Martinière-Duchère, à Lyon, en février, et qui a fait couler beaucoup d'encre. Il est clair que, dans cette affaire, les parents de la jeune fille concernée étaient hostiles au port du voile. Ils s'inscrivaient dans une logique de transaction avec l'établissement, qui avait d'ailleurs porté ses fruits. L'élève était, en effet, passée du voile proprement dit au bandeau et lorsqu'elle disait qu'elle portait le voile pour des raisons religieuses, il est évident qu'elle agissait, aussi, de son propre chef pour s'affirmer comme une élève de seconde qu'elle était.

S'agissant de l'évolution marquée vers le communautarisme, je ne l'ai pas, personnellement, ressentie. Je répète que je suis recteur depuis dix ans. J'ai fait un certain nombre d'expériences à Clermont-Ferrand qui est sans doute l'endroit où j'ai confirmé le plus de décisions d'exclusion prononcées par des conseils de discipline dont je m'empresse d'ajouter que toutes, ou presque, ont été cassées par le tribunal administratif, voire le Conseil d'Etat.

J'ai aussi été, jusqu'à l'an dernier, en charge d'une académie qui n'est pas tout à fait neutre, monsieur le député, puisqu'il s'agit de l'académie d'Amiens qui comprend le département de l'Oise, la ville de Creil, le collège Gabriel Havez, où est née, en 1989, l'affaire du voile, et je peux vous garantir que, d'un bout à l'autre de mon mandat qui a duré presque sept ans, je n'ai pas vu monter en puissance cette crise du communautarisme !

En revanche, je tiens à dire que les seules vraies difficultés et les seules vraies atteintes - spectaculaires, celles-là - que j'ai connues à la laïcité se situaient plutôt du côté des résidences du CROUS ou des bâtiments universitaires.

Je crois que nous ne pouvons pas être totalement être insensibles à ce dossier, même si nous parlons aujourd'hui de l'école. En effet, dans l'espèce de confusion des genres qui, j'en conviens, subsiste sur cette affaire, considérer qu'il est licite pour des jeunes filles, à partir de dix-sept ans et demi, âge qui correspond généralement au passage du baccalauréat et à l'entrée en DEUG, de porter le voile, alors que c'est, sinon complètement proscrit, du moins déconseillé jusqu'au baccalauréat inclus, induit une rupture violente et radicale. Outre qu'elle est très difficilement lisible, cette dernière complique singulièrement la tâche de ceux qui expliquent aux jeunes filles pourquoi il est préférable de ne pas porter le voile.

Si, un jour, le législateur se penche sur ce dossier, il serait important qu'il passe au-dessus de ce que l'on appelle « les franchises universitaires » pour travailler sur cet espace complètement ouvert qu'est l'université où tout est tolérable. Il est vrai que je vois passer, sous mes fenêtres du rectorat de Lyon, des jeunes filles se rendant à Lyon II, dont certaines portent de vrais voiles, or, là, nous ne pouvons rien faire ! Ce paradoxe brouille fortement les cartes et devrait, à un moment ou à un autre, être clarifié.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai entendu M. le recteur Lespagnol dire qu'il ne fallait pas forcément légiférer, mais qu'il était nécessaire de normaliser les règlements intérieurs des établissements.

Je lui pose donc une première question à laquelle pourra sans doute également répondre Mme Smaniotto : puisque l'on sait très bien qu'en cas de situation de crise, les jeunes filles sont souvent manipulées par des groupes intégristes qui bénéficient d'une assistance juridique très pointue, quelle est la limite juridique du règlement intérieur d'un établissement scolaire ?

Ma seconde question s'adresse à l'ensemble des recteurs ici présents : avez-vous, messieurs, été informés, dans vos académies respectives, du port d'un signe religieux par un membre de l'équipe éducative ou par un membre du personnel de surveillance ?

M. André LESPAGNOL : Pour ce qui est de votre première question, j'y répondrai en confirmant qu'il y a besoin - et c'est notre tâche - de veiller à ce qu'intervienne une normalisation des règlements intérieurs pour qu'ils se conforment, sur ce terrain-là, à l'état actuel du droit.

C'est une tâche que nous prenons en main, mais qui pose le problème du contrôle de légalité par rapport à l'ensemble des règlements intérieurs. Il faut bien voir que mon académie compte 520 établissements, que les règlements intérieurs ont été remis en chantier depuis les circulaires ministérielles de juillet 2000, et que le processus n'est pas achevé. Si les règlements intérieurs sont conformes à l'état du droit actuel, en cas de conflit porté devant le tribunal administratif, les chefs d'établissement qui les auront appliqués seront inattaquables.

C'est là une première tâche qui n'est pas hors de portée mais qui représente simplement un effort important.

S'agissant de votre seconde question, j'avais précédemment évoqué, M. le Président, le positionnement, face à la laïcité, d'un certain nombre de personnels.

Il se trouve que, lorsque j'étais recteur à Reims, j'ai eu à traiter le cas d'une maîtresse d'internat qui, elle aussi, portait un bandana. Bien évidemment, d'emblée, une procédure disciplinaire avait été engagée, qui a abouti à son licenciement puisque les textes sur la fonction publique précisent que, dès que vous occupez un emploi de la fonction publique, même en qualité de non-titulaire, vous êtes soumis à l'obligation d'un respect stricte et ferme des règles en vigueur et, là, il ne s'agit pas de la jurisprudence du Conseil d'Etat.

Je crois, d'ailleurs que ce cas qu'il m'a été donné de traiter, en 1998 ou 1999, a fait plus ou moins école ! Il nous faut donc faire preuve de vigilance sur le sujet.

M. le Président : Peut-on dire que, justement, il n'y a plus de problèmes en ce domaine parce que les règles juridiques sont extrêmement précises ?

M. André LESPAGNOL : Tout à fait ! Simplement, la question qui est posée à un niveau supérieur est de savoir si ces règles valent pour les élèves comme pour les personnels de la fonction publique : il ne m'appartient pas de trancher !

M. le Président : Dans le cas des personnels, il n'y pas d'exception, ni d'interprétation possible ?

M. André LESPAGNOL : Non ! Les règles sont claires et nous les appliquons dès que nous avons des cas signalés de « flottement » : pour ce qui me concerne, je l'ai fait à deux ou trois reprises ! Est-ce que nous connaissons tout ? Non, mais dès que nous avons des cas patents - et je pense que tous mes collègues peuvent le confirmer - nous appliquons les règles sans état d'âme et sans problème juridique !

M. Jacques MYARD : Et ça marche ?

M. André LESPAGNOL : Oui, mais, M. le député, peut-on traiter un élève comme un personnel de la fonction publique ? C'est au législateur qu'il appartient de se prononcer  sur ce point !

M. Jean-Yves HUGON : J'aimerais obtenir une réponse plus précise à ma première question que je formulerai en d'autres termes : le règlement intérieur d'un établissement a-t-il force de loi ? Si dans le règlement intérieur d'un établissement, vous proscrivez le port de signes religieux à l'école alors qu'aucune loi ne l'interdit, le règlement intérieur a-t-il force de loi ?

Mme Sylvie SMANIOTTO : Non, il n'a pas force de loi !

M. Jean-Yves HUGON : Alors à quoi sert-il ?

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Il précise des règles qui doivent normalement être conformes à la loi, à l'avis du Conseil d'Etat, à la jurisprudence, mais nous nous rendons compte que libre cours est actuellement donné à l'interprétation de l'avis du Conseil d'Etat.

M. Jean-Yves HUGON : Même si vous harmonisez les règlements intérieurs, un vide juridique subsistera ?

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Qu'est-ce qu'un signe discret ? Toute la question est là ! Le voile est-il un signe discret ou pas ?

Personnellement je souscris tout à fait aux propos de M. le recteur Desneuf : il faut aller plus loin et lorsque vous vous rendez dans les quartiers pour entendre toutes ces jeunes filles expliquer comment les choses se passent, pourquoi certaines se voient imposer le port du voile, vous mesurez que le problème est très grave, et que les courants fondamentalistes font actuellement du prosélytisme. Elles mettent le voile, car si tel n'est pas le cas elles ne sont pas considérées comme de bonnes croyantes ! Vous connaissez la marche «   Ni putes, ni soumises » : je crois que l'on ne peut pas passer outre ce phénomène !

M. Hervé MARITON : Ni on ne veut, ni on ne peut, répondre à la seule question du voile islamique qui est bien pourtant celle qui se pose principalement...

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Tout à fait !

M. Hervé MARITON : Pour dire les choses vulgairement, mais c'est une partie du problème, nous nous sommes « embarqués » dans une approche générale qui nous conduit à statuer sur bon nombre d'autres questions plus délicates.

M. le Président : Nous ne pouvons pas statuer uniquement contre le voile, car cela apparaîtrait comme une attaque frontale !

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Il faut trouver une formule plus globale car la question du voile se pose ailleurs qu'à l'école.

M. Hervé MARITON : Il n'empêche que le port du voile est la seule question qui se pose !

Mme. Sylvie SMANIOTTO : Cela étant, vous pourriez avoir au sein d'un établissement dix, vingt, cent voiles que le chef d'établissement n'aurait pas les moyens de les faire retirer : il faut aussi savoir ce que l'on veut pour les années qui viennent et ce que l'on entend par laïcité !

M. Paul DESNEUF : Je suis totalement d'accord ! Le problème des statistiques, c'est qu'elles font état des incidents qui remontent, mais qu'elles ignorent les cas qui sont gérés sur le terrain. Or, je suis intimement persuadé que le chiffre que j'ai avancé se situe encore en dessous de la vérité ! Le problème est que certaines de ces jeunes filles subissent des pressions : il y a devant certains lycées de vieilles « mammas » qui surveillent comment elles arrivent au lycée et si elles retirent, ou non, le voile. Une véritable pression s'exerce, car si elles l'ôtent en pénétrant dans le lycée, le soir on s'expliquera dans le quartier ! D'autres jeunes filles, bien entendu, agissent par conviction, mais ce n'est pas plus acceptable puisqu'elles veulent afficher leur religion dans un établissement public.

Je suis, pour ma part, fondamentalement convaincu que le problème posé est celui du statut de la femme et que, dans un pays comme le nôtre, nous ne pouvons pas, au sein de l'école laïque, acquiescer à l'affichage d'un statut de la femme qui est, pour nous, profondément rétrograde et dévalorisant !

M. Jacques MYARD : Au-delà du voile, puisque le cas a été signalé récemment dans un centre d'examen, avez-vous eu à connaître de prières récitées durant les cours et, si la situation se présente, allez-vous, M. le recteur Morvan, l'accepter ?

M. Alain MORVAN : Ce que je voulais vous faire comprendre, c'est que, dans ce type de circonstances, il faut beaucoup plus de courage pour accepter que pour faire exécuter. L'une des circonstances où, au cours de mes dix années d'exercice, je me suis trouvé le plus attaqué, le plus vilipendé, c'est, précisément, lorsque j'ai décidé de surseoir à ce conseil de discipline : j'ai été traité de vichyste, de munichois parce que j'essayais de faire prévaloir les règles de compréhension, de dialogue et de respect de soi que, le 10 mars 2003, à vingt heures, le Président de la République avait rappelées, précisément dans le contexte du voile !

M. le Président : Madame, Messieurs les recteurs, je vous remercie.

Audition de M. Yves BERTRAND,
directeur central des Renseignements généraux


(extrait du procès-verbal de la séance du 9 juillet 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : M. Bertrand, il a paru nécessaire de vous entendre parce qu'en tant que directeur central des Renseignements généraux (RG) depuis 1995, vous avez été confronté aux problèmes qui nous intéressent.

Ma première question est la suivante : voyez-vous un lien entre les lieux où se sont posés des problèmes touchant au port du voile islamique dans les écoles et la présence de mouvements fondamentalistes dans le quartier ou dans la ville ?

Ma deuxième question sera de savoir si vous avez eu connaissance de difficultés, en France, liées au port de signes religieux autres que musulman.

Pouvez-vous par ailleurs nous donner le nombre approximatif des écoles où, en France, vous avez pu observer qu'il a fallu faire intervenir un médiateur, un professeur ou une procédure quelconque, en raison de difficultés concernant une jeune fille portant un voile ?

Enfin, que pensez-vous de l'activité de personnes comme le docteur Thomas Abdallah Milcent qui a diffusé un mode d'emploi du voile sur internet et qui intervient régulièrement dans les conflits liés au port du voile ?

M. Yves BERTRAND : J'ai ici ce document et pourrai vous le communiquer.

Je commencerai, si vous le permettez, par un peu d'histoire sur la communauté musulmane en France et les idéologies qui la sous-tendent - et je dis bien « idéologies » en n'utilisant pas à dessein le terme de « cultes » - car, à partir de cette histoire, on comprend ce qui se passe actuellement, notamment ces affaires de voile périodiquement agitées par les médias.

Nous connaissons des périodes où des cas plus nombreux nous sont signalés dont on parle beaucoup, suivis de périodes de régression, de stagnation.

Cette affaire dure depuis 1989, le premier cas signalé s'étant déroulé à Creil dans l'Oise. C'est une question à laquelle il est assez difficile de répondre car la jurisprudence administrative n'est pas unifiée. Des décisions contradictoires ont été rendues par le Conseil d'Etat ou les tribunaux administratifs.

Je parle de 1989 puisqu'il faut bien faire remonter l'affaire à une date, mais nous pourrions aussi bien partir d'avant. Sur le problème de l'islam fondamentaliste, le Conseil d'Etat avait pris une décision réservée. Par la suite, les décisions, que ce soit celles des tribunaux administratifs ou du Conseil d'Etat, n'ont pas suivi cette jurisprudence initiale, ce qui pose un problème de jurisprudence.

La date de 1994 est également importante. C'est celle de la circulaire Bayrou qui, elle, disait clairement que tout port de signe distinctif, voile ou autre, est prohibé et que le règlement du problème est laissé à l'initiative des chefs d'établissement. C'est le seul texte vraiment cohérent car, pour ce qui est des décisions des tribunaux, on a assisté à tout et son contraire.

A mon avis, cette question du voile n'est qu'un épiphénomène. Ce n'est qu'une affaire symbolique recouvrant une question et des problèmes bien plus lourds, au sens cultuel et idéologique.

Sur la communauté musulmane de France, tout d'abord, se pose un problème de chiffre : 4,5 millions, 5 millions, davantage ? On n'en sait trop rien, parce qu'il y a les musulmans de nationalité française, ceux de la deuxième, voire troisième génération. Nous avons une idée approximative du chiffre, mais il s'agit d'une fourchette.

On peut toutefois dire que cette communauté a énormément évolué en vingt ans. Avant, dominait le courant maghrébin et, en son sein, l'Algérie. Or, dans les années 80, la religiosité de la communauté algérienne, malgré une fréquentation des mosquées, était quasiment nulle. La communauté algérienne était alors très mal encadrée par les associations qui étaient censées la contrôler. Celles-ci - l'amicale des Algériens en France et l'amicale des Algériens en Europe -, étaient des associations laïques contrôlées par le gouvernement algérien. Il n'y était pas question de religion. La religion, c'était la Mosquée de Paris, dont la fréquentation était celle de personnes déjà d'un certain âge. Le taux de pratique était infime, vraiment très faible.

A partir des années 85, on a pu observer une évolution très rapide caractérisée par l'affaiblissement de la communauté algérienne et de la Mosquée de Paris, et la montée en puissance d'associations inspirées surtout par la confrérie des Frères musulmans.

C'est cette montée en puissance que nous, Renseignements généraux, avons observée dans ces années-là. Il se trouve qu'à l'époque, j'étais directeur adjoint des RG. Le directeur en était Jacques Fournet et il m'avait confié les rapports avec la confrérie des Frères musulmans. J'avais donc pu observer - et je l'avais écrit dès cette époque, c'est-à-dire il y a quinze/vingt ans - la montée en puissance associative des Frères par l'intermédiaire d'une organisation dont on parle beaucoup aujourd'hui, l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), faisant partie d'un ensemble européen, voire mondial... Quand je dis « mondial », c'est en raison du lien existant avec l'Egypte et l'Arabie Saoudite par l'intermédiaire de l'Union des organisations islamiques européennes et d'un mouvement appelé le BOLIM (Bureau de la ligue islamique mondiale), qui était l'exécutif de l'UOIF. Nous avons vu cette UOIF tisser une véritable toile sur l'ensemble du territoire.

Nous avons également observé que ces personnes avaient souvent une formation intellectuelle de haut niveau et - cela m'avait frappé - on notait l'influence du corps professionnel des neurochirurgiens. Ces derniers étaient le noyau intellectuel dominant de cette UOIF.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Yves BERTRAND : Ces personnes avaient choisi la branche médicale de neurochirurgien, avaient été formés en Arabie Saoudite, en Egypte, voire dans d'autres pays du Proche ou du Moyen-Orient, mais je n'ai jamais connu de façon certaine la raison de cet état de fait. Ce qu'il faut en retenir, c'est qu'il s'agissait de gens de haut niveau.

Cette association a donc pris pratiquement et majoritairement le contrôle du tissu associatif de la communauté, affaiblissant d'autant plus la Mosquée de Paris.

Une seconde fédération d'associations s'est également constituée, moins idéologique : la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF). Pour schématiser, cette dernière était plutôt contrôlée par le Maroc, l'UOIF l'étant par l'Egypte et l'Arabie Saoudite.

Ce qui se passe aujourd'hui n'est que la suite logique de cette gestation progressive et de l'affaiblissement de la Mosquée de Paris ; affaiblissement que l'on a pu mesurer lors des élections au Conseil français du culte musulman (CFCM) puisque UOIF et FNMF contrôlent quasiment les 9/10ème des directions régionales du CFCM, c'est-à-dire les conseils régionaux du culte musulman, la Mosquée ne contrôlant qu'un seule mosquée, celle de Lyon, dont l'imam n'est même pas d'accord avec le recteur de la Mosquée de Paris.

Cela explique que, dans ces affaires de port du voile, la Mosquée de Paris n'ait pratiquement qu'une position « fantomatique », dirai-je. Elle ne s'exprime pas, ou très peu, sur ce sujet. Quand se posent des problèmes sur la question du voile, ce sont l'UOIF et la FNMF qui parlent.

Telle est la synthèse que je voulais faire pour vous expliquer ce à quoi nous assistons aujourd'hui.

Vous avez parlé de ce Français converti, le docteur Abdallah Milcent. J'ai ici sa « Bible ». Je la laisserai à votre mission et vous pourrez constater qu'il fait partie des promoteurs idéologiques de ce courant fondamentaliste de l'UOIF. On peut le qualifier aujourd'hui de maître à penser de ce courant. Il était ancien professeur à la faculté de la loi coranique de l'université du Koweit.

Pour rester sur un plan assez général avant d'aborder des points plus précis, il y a un autre élément auquel il faut faire très attention : les membres de l'UOIF sont des personnes qui ont accepté d'être au Conseil français du culte musulman ; qui, donc, institutionnellement, jouent le jeu. Dans leurs propos, il n'y a aucun dérapage verbal, qu'il s'agisse des prêches du vendredi, puisqu'ils contrôlent un certain nombre de mosquées, ou des discours que leurs responsables prononcent de façon institutionnelle. Vous remarquerez qu'au Bourget, ce sont les assistants, les participants qui ont pris à parti le ministre, pas les responsables.

Ce sont des personnes qui contrôlent très bien leur vocabulaire - en tout cas, publiquement car, en privé, c'est autre chose. Il y a souvent deux langages : celui destiné aux institutions françaises, sans aucun dérapage, et celui à l'adresse de leurs jeunes adhérents ou militants, légèrement différent.

Ils se réclament de la doctrine des Frères musulmans. Jusque-là, rien à dire. Mais nous assistons actuellement à l'émergence d'un courant bien plus dangereux, qui est le courant dit « salafite ». Le courant salafite vient des Algériens qui ont fait des stages en Afghanistan, voire au Pakistan et qui, pour certains, ont participé à des combats en Bosnie ou sur d'autres champs où les musulmans ont eu à se battre militairement. Ils ont donc acquis une formation militaire et idéologique. Ils ne se réclament plus de la doctrine des Frères, mais d'un courant bien plus radical venu, lui aussi, d'Arabie Saoudite.

On peut dire sur le fondamentalisme en Arabie Saoudite - là encore, je résume à l'extrême - qu'il y a deux courants, l'un salafite proaméricain, l'autre salafite antiaméricain qui nourrit le fameux mouvement Al-Qaida. Le « mouvement Al-Qaida » est presque une appellation de référence car, en fait, on ne sait pas trop ce que recouvre ce mouvement Al-Qaida. Ce sont les Américains qui l'ont inventé... il existe certes, mais on aurait pu l'appeler différemment.

Ces personnes se sont donc ralliées à la doctrine du mouvement Al-Qaida, c'est-à-dire qu'elles professent un antiaméricanisme virulent et un antisionisme encore plus virulent. Ils ne disent pas « antisémitisme » mais antisionisme. De toute façon, ce sont des discours d'une radicalité extrême.

Le travail des Renseignements généraux est de suivre l'évolution de tous ces courants.

Comment procède-t-on ? On revient toujours aux méthodes de la vieille police : nous allons écouter les prêches du vendredi et nous essayons d'écouter ce qui se dit après le prêche. Les prêches se déroulent généralement bien, ils sont corrects. Ils savent que les RG sont là. A part deux ou trois imams radicaux, dans le Nord de la France, dont nous connaissons le discours violent depuis longtemps, pour ce qui est des autres, institutionnellement, il n'y a rien à dire.

Par contre, c'est ensuite, comme à la fin de la messe de notre enfance, que les gens parlent, notamment les jeunes. On découvre alors des discours qui n'ont rien à voir avec le prêche de l'imam.

Nous avons donc tenté de recenser quantitativement le nombre de mosquées salafites. Nous le faisons également pour les autres courants et recherchons celles qui restent contrôlées par la Mosquée de Paris, par l'UOIF, par la FNMF ainsi que celles contrôlées par l'islam turc, courant dont je n'ai pas encore parlé mais qui, pour une part, se révèle aujourd'hui parmi les plus radicaux de tous.

L'islam turc a un discours modéré à travers le Milligorus, qui est le courant qui se rattache au gouvernement actuel turc pro-occidental et pro-américain, et un discours aussi dur que celui des Salafites pour ce qui est de son courant ultra-radical, le courant Kaplan, du nom de son fondateur aujourd'hui décédé.

Nous travaillons donc à recenser l'implantation et la montée de ces courants au sein de la communauté. Aujourd'hui, nous dénombrons entre 10 et 20 mosquées que nous qualifions de « salafites ». C'est beaucoup, car il y a trois ou quatre ans, il n'en existait aucune. Il y a donc là une évolution.

L'UOIF, pour sa part, contrôle entre 190 et 200 mosquées. La Mosquée de Paris, même si elle reste majoritaire sur le plan numérique, subit un déclin permanent. La FNMF, contrôlée par les Marocains, doit compter légèrement plus d'une centaine de mosquées. Il en va de même de l'islam contrôlé par les Turcs.

Tout cela pour revenir à l'affaire du voile - mais j'ai, au fond, l'impression d'avoir déjà répondu à cette question - qui n'est qu'une petite facette de l'affaire et cache un problème plus vaste et plus dangereux. Ces affaires de port du voile ne sont que des symboles, de petites affaires mais très médiatisées parce que l'UOIF ou les autres mouvements souhaitent qu'elles le soient.

Cette affaire du voile peut devenir dangereuse. Ce n'est pas le cas aujourd'hui. Nous sommes plutôt dans une phase de stagnation. Nous avons connu des pics. Ce fut le cas notamment en 1994. Puis, 1995 a marqué une diminution...

M. le Président : Avez-vous quelques chiffres concrets à nous donner ?

M. Yves BERTRAND : En 1994, nous recensions 1 123 cas de problèmes ou de difficultés concernant le port du voile...

M. le Président : A l'école ?

M. Yves BERTRAND : Oui, je parle de l'école.

M. le Président : Il s'agit du recensement de problèmes ayant surgi entre une élève et des élèves ou une élève et un enseignant à propos du port du voile ?

M. Yves BERTRAND : Oui. En 1995, ce chiffre tombait à 446 cas.

M. le Président : Qu'en est-il aujourd'hui ?

M. Yves BERTRAND : Aujourd'hui, il est de l'ordre de quelques centaines, plus faible qu'il ne l'a jamais été. Nous sommes dans une phase de régression quantitative - en tout cas, quantitativement portée à notre connaissance, car il faut savoir qu'il n'y a jamais eu de cas spontanés. Tous les cas recensés ont toujours été contrôlés par les mouvements. Quand je parle de mouvements, je parle toujours des mêmes, c'est-à-dire UOIF ou FNMF, en fonction de l'appartenance de la famille à tel ou tel courant. Il n'existe pratiquement pas de cas où c'est la Mosquée de Paris qui a agité le problème. Je n'en connais pas, mais peut-être cela a-t-il été le cas une ou deux fois.

Aujourd'hui, c'est un point que je voulais souligner en conclusion provisoire de cet exposé liminaire, le risque déborde le cadre de l'école et est en train de toucher le monde du travail.

De ce point de vue, l'affaire Auchan a été révélatrice. Une employée était à la caisse et portait le voile alors qu'elle rendait la monnaie. Nous avons le sentiment très net que les organisations sont en train d'essayer de déborder du seul cadre de l'école pour toucher le monde du travail qui leur paraît, sur le plan du prosélytisme, plus prometteur. C'est extrêmement important.

Cela touche souvent des catégories sociales appartenant à un milieu assez défavorisé. Très souvent, le plus souvent, ce sont des femmes. Dans les grandes surfaces, ce sont elles qui sont à la caisse. Dans leur esprit, il s'agit d'une espèce de néo-prolétariat, qui leur semble assez fragile. Pour le phénomène de la conversion, cela leur prend un jour ou deux. Ils essaient donc de sortir des écoles pour entrer dans le monde du travail. C'est en tout cas, ce qu'ils risquent de faire dans les semaines et les mois à venir.

Si une décision, une loi ou des mesures devaient être prises aujourd'hui, il conviendrait de ne pas les cantonner aux écoles mais de les étendre au monde du travail. C'est un des points les plus importants que je voulais signaler aujourd'hui.

L'UOIF a un discours assez ambigu. Il consiste à dire que, pour résoudre la question du port du voile, il suffit de créer des écoles confessionnelles réservées à la communauté. Ils ne demandent même pas - mais cela viendra - qu'elles soient placées sous contrat, comme le sont les écoles confessionnelles juives ou autres. Ils disent, pour l'instant, qu'ils s'en tiendraient à des établissements hors contrat, ce qui leur laisserait une certaine liberté d'action. Dans une seconde phase, je pense que l'on arriverait à la demande d'établissements sous contrat.

C'est la doctrine, le discours qu'ils tiennent en tout cas entre eux et qu'ils s'apprêtent à tenir dans les semaines et les mois qui viennent.

Telles sont, résumées, M. le Président, mesdames et messieurs les députés, les questions qui me paraissent agiter la communauté musulmane aujourd'hui dans notre pays. J'ai souhaité faire ressortir que cette question du voile n'est qu'un des aspects d'une problématique bien plus vaste.

M. le Président : Ce problème ne se pose-t-il pas avec d'autres religions ?

M. Yves BERTRAND : Non, pour l'instant, ce n'est pas le cas.

Il s'est posé un temps avec les catholiques dits « intégristes », qui l'ont résolu en créant des établissements hors contrat sous l'égide de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X et de l'Université Saint-Pie X.

C'est de ce modèle des catholiques intégristes - je dis bien « intégristes » et ne parle pas des « traditionalistes » car il y a là une distinction - que l'UOIF et la FNMF cherchent à s'inspirer pour faire des propositions.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais reprendre la dernière partie de votre exposé pour être sûr d'avoir bien compris. Vous dites que, d'après vos observations, après le pic de 1994, on a assisté à un reflux et que nous serions plutôt actuellement en bas de l'échelle...

M. Yves BERTRAND : En stagnation.

M. Jean GLAVANY : Si j'ai bien compris, et c'est ce que je voudrais vous faire préciser, ce mouvement de stagnation s'expliquerait par le fait que l'UOIF changerait de stratégie, d'une part en s'orientant, vers le monde du travail qu'elle juge aujourd'hui plus important que l'école et d'autre part, en estimant, qu'en ce qui concerne l'école, l'objectif doit être d'avoir des établissements religieux. Est-ce bien cela ?

M. Yves BERTRAND : Cela réglerait, selon eux, le problème, étant entendu que cela conduit droit au communautarisme. Il faut effectivement bien comprendre que, d'après eux, le modèle communautariste est la solution. Jusqu'à présent, nous n'étions pas dans une approche communautariste.

M. Jean GLAVANY : Je vous laisse l'entière responsabilité de ce propos car il existe des établissements religieux catholiques en nombre et ce n'est pas pour autant que l'on peut parler de communautarisme.

M. Yves BERTRAND : La majorité des établissements religieux catholiques sont sous contrat. Un certain nombre d'entre eux sont hors contrat et j'ai bien précisé qu'il s'agissait notamment d'établissements se rattachant au courant dit « intégriste » car il faut bien employer ces termes. On dit « intégriste » ou « fondamentaliste » aussi pour les chrétiens.

Mais les établissements catholiques sous contrat respectent un « cahier des charges », qui leur est imposé. A ma connaissance, ils n'arborent pas de signes distinctifs. Je pense qu'il faut vraiment distinguer entre établissements sous et hors contrat.

M. le Président : Oui, parce que, sous contrat, ils sont dans l'obligation de recevoir tous les élèves. Hors contrat,...

M. Yves BERTRAND : Ils font ce qu'ils veulent.

M. Jean GLAVANY : A votre connaissance, des établissements confessionnels musulmans hors contrat sont-ils en cours de constitution ?

M. Yves BERTRAND : Ils veulent créer un lycée à Lille.

M. le Président : Il est question de créer deux établissements, me semble-t-il et il serait intéressant d'en entendre les responsables.

M. Yves BERTRAND : Je lis dans mes notes que la rentrée 2003-2004 verra l'ouverture du premier lycée musulman privé à Lille dans les locaux de la mosquée tenue par Lasfar Amar.

M. le Président : Qui est cet Lasfar Amar ?

M. Yves BERTRAND : Il s'agit d'un imam.

M. le Président : D'où vient-il ?

M. Yves BERTRAND : Il est plutôt proche de l'UOIF.

M. Jacques MYARD : J'apporterai un témoignage et poserai une question.

Tout d'abord, nous savons la façon dont cela commence, puis dérive. Nous en avons pour témoignage le cas de l'Algérie, qui a fonctionné de la même manière en terme de montée en puissance, avec notamment l'erreur commise par Boumediene de laisser s'installer sur le territoire algérien 4 000 coopérants wahhabites issus de l'université d'Al-Azhar en Egypte qui ont systématiquement remplacé les instituteurs et coopérants français dans les écoles.

Puis, vous l'avez dit à propos de l'UOIF, il existe un double langage. Vous avez été tout à fait prudent. Il faut savoir que, dans cette école du wahhabisme, surtout chez les chiites, il existe la démarche de la taqia. Taqia en arabe signifie « visière », c'est-à-dire que l'on avance masqué. La taqia pour ces personnes consiste à faire le gros dos quand la situation est fermée, d'avancer ses pions et de tenir le langage de celui que l'on a en face pendant un temps, pour remonter à l'arrière.

J'ai reçu des représentants de l'UOIF dans cette maison en 1995. Certains portaient leur montre à l'heure de La Mecque. Vous parliez des neurochirurgiens, mais ce ne sont pas les seuls ; il y a aussi notamment les informaticiens parce que c'est la certitude scientifique dogmatique que l'on applique.

On sait très bien la manière dont cela fonctionne. On connaît très bien leur dialectique. Et vous avez mille fois raison : si ce n'était que l'histoire du voile, on imposerait simplement qu'il soit Coco Chanel, et l'on aurait la paix !

Mais le problème, ce n'est pas le voile, c'est ce qu'il y a derrière, la démarche, la volonté de transposer tout un pan de société sur un modèle religieux dogmatique, en suivant des us et coutumes qui ne sont pas ceux de la République.

Ma question est la suivante : vous dites que le discours officiel est correct, mais que pouvez-vous nous dire du contenu de l'après-prêche, qui est plus radical ? Car la question se posera. Il ne faut pas se leurrer. Si on laisse s'établir des medressa sur le territoire national, elles seront systématiquement contraires aux lois de la République. L'enseignement qui y sera dispensé sera contraire aux lois de la République, et nous serons alors confrontés non pas à un problème d'interdiction des signes religieux mais, carrément, à celui de la dissolution d'associations factieuses par rapport aux lois de la République car, à mon avis, cela relèvera plutôt du décret de loi de 1936.

Quel est le contenu de ces prêches secondaires ? Que pouvez-vous nous dire sur ce qui vous apparaît comme éminemment contraire aux lois de la République ?

M. le Président : Avant que M. Bertrand ne réponde, je souhaiterais apporter des précisions à M. Jean Glavany.

Le premier collège confessionnel musulman composé de classes de onze élèves a ouvert ses portes à Aubervilliers en 2001. Deux autres projets sont en cours à Villepinte et à La Courneuve. Il existe, par ailleurs, une école musulmane sous contrat à La Réunion.

Trente mosquées seraient en projet ou en construction en France, selon la Mosquée de Paris.

Pour être complet sur les chiffres dont nous disposons : sur 1 535 mosquées recensées en France, seule une dizaine a été construite pour cet usage de mosquée.

Près de trois musulmans sur quatre sont originaires du Maghreb : Algérie, 37 % ; Maroc, 25 % ; Tunisie, 9 %.

La source est le Festival international de géographie de Saint-Dié, et le ministère de l'intérieur1.

M. Yves BERTRAND : J'ai parlé des après-prêches. Il ne s'agit pas de prêches, mais de discours à bâtons rompus que nous nous efforçons de contrôler. Tous les vendredis, il y a des prêches dans les mosquées et, le lundi, nous arrivons à savoir qu'il y a eu un ou deux dérapages dans telle ou telle mosquée - dans trois ou quatre, en fait, toujours les mêmes, d'ailleurs ! Il n'y pas là d'augmentation. J'ai voulu vous dire que sur le plan institutionnel, apparent, il y a très peu de dérapages.

Nous avons, par exemple, été particulièrement vigilants après les attentats du 11 septembre 2001. Nombre d'observateurs s'attendaient à des dérapages nombreux, voire à une multiplication de réseaux salafites, qui auraient préparés des attentats contre les intérêts américains, britanniques, etc.

Puis, il y a eu la guerre d'Irak et, curieusement, les responsables des mosquées et des associations ont très bien contrôlé leurs troupes ; ce qui, d'ailleurs, n'est pas pour nous rassurer. Cela signifie que le tissu associatif, qui est très dense, fonctionne à merveille. On ne sent pas d'anarchie dans les mouvements contrôlés par ces organisations. Le fait qu'il n'y ait pas eu de dérapages institutionnels après ces événements gravissimes montre que la communauté est très bien contrôlée par ces associations.

La dangerosité, puisque je crois comprendre que c'est ce que vous voulez savoir, se traduit d'une autre façon. Là, nous sommes dans l'institutionnel et l'apparent. La dangerosité, c'est le contraire, c'est le clandestin. Le clandestin, ce sont les réseaux.

Je rappelle que la France a été le premier pays touché par les attentats terroristes au milieu des années 90. Nous avons découvert à cette occasion - M. le ministre le sait très bien, puisque j'avais l'honneur de travailler sous son autorité dans ces périodes très difficiles - le phénomène des convertis, dont M. Milcent est l'un des plus représentatifs, et leur importance au sein de ces réseaux. Les convertis jouaient et jouent toujours le rôle que jouaient les Français qui étaient dans le Front de libération nationale (FLN) ; les « porteurs de valise », comme on les appelait. En fait, ils étaient bien plus importants que de simples porteurs de valise. J'établis cette comparaison non pas sur un plan idéologique mais pour montrer comment cela fonctionne.

A l'occasion d'une affaire qui s'est déroulée dans le nord, à Roubaix, nous avons également découvert - et cela répond tout à fait à votre question - parmi les critères de dangerosité, les liens entre la délinquance et l'islam. Nous ne savions pas auparavant que la délinquance pouvait servir de support logistique au réseau.

M. le Président : Je précise qu'il s'agit d'un attentat qui avait eu lieu à Roubaix en 1996.

M. Yves BERTRAND : L'affaire avait commencé à être traitée par le parquet local et le Service régional de la police judiciaire (SRPJ). Pour eux, il s'agissait d'une affaire de droit commun. Heureusement, l'affaire a été évoquée à Paris et l'on s'est vite aperçu que cela n'avait rien à voir avec le droit commun, que l'on était dans l'islamisme pur.

A partir de cet exemple de Roubaix, nous avons découvert que la France était devenue le support logistique après que les réseaux de poseurs y aient été neutralisés. Etant les premiers touchés, nous avons été les premiers à réagir - il faut le dire, dans l'indifférence générale de la communauté internationale.

M. le Président : C'est le moins que l'on puisse dire.

M. Yves BERTRAND : Les Américains, tant que cela ne les frappait pas...

A l'époque, lors de réunions avec la CIA, on passait à d'autres affaires et ils ne voyaient pas qu'un jour ou l'autre, le danger les toucherait. Ils l'ont compris très récemment.

M. le Président : Il en allait de même avec les Anglais.

M. Yves BERTRAND : En effet.

M. Jean-Pierre BRARD : Et les Allemands.

M. Yves BERTRAND : Oui, il faut le dire.

Les poseurs ont donc quitté la France et la France a conservé le rôle de support logistique.

M. le Président : Pour les Anglais, nous savions très bien qu'un certain nombre de personnages venaient de Londres, de la mosquée de Baker Street. Lorsque nous avons demandé aux services de renseignements anglais de nous aider, sans avoir jamais essuyé de refus, je dois dire que nous n'avons jamais pu avoir une collaboration très précise.

Je me souviens même que, lorsque nous avons essayé de suivre un individu qui partait de Londres pour venir en France et dont on pensait qu'il pouvait être un poseur de bombes, il a presque fallu violer la loi pour agir sur le territoire anglais tant les services de renseignements anglais ne se sentaient pas concernés. Or nous savions que cette mosquée et son environnement étaient à la source de nos problèmes.

M. Yves BERTRAND : Tout à fait.

Cette découverte nous a permis de prouver qu'il y avait une redistribution des rôles au sein des réseaux, la France devenant le support logistique, avec trafic de faux papiers et financements. Les poseurs sont partis ailleurs parce que, chez nous, l'insécurité était devenue trop grande pour eux.

Il ne s'agit pas de dire que nous sommes meilleurs que les Anglais qui, on le voit bien aujourd'hui, ont compris ce qu'était le travail efficace. Mais nous avons été les premiers à réagir. En conséquence, les réseaux se sont redéployés et ceux que nous traquons actuellement sur notre territoire sont souvent des réseaux logistiques.

J'établirai une comparaison avec l'ETA2. Au sein de l'ETA militaire, la France conserve le rôle de support logistique, ce qui permet à l'organisation de continuer à faire semblant de respecter ce sacro-saint principe de sanctuarisation. Les attentats ont lieu en Espagne et, jusqu'ici, la France est relativement épargnée - du moins, pour ce qui est des attentats très meurtriers. Mais la France garde un rôle de support logistique. La preuve en est que nous démantelons à peu près un réseau logistique d'ETA militaire par an, parfois plus.

Cela se passe un peu de la même façon pour les islamistes.

Pour répondre à votre question, il nous a donc fallu sensibiliser nos amis anglais, belges et allemands qui ne l'étaient pas, mais aussi espagnols car chaque fois que nous tenions des réunions avec ces derniers, le seul et unique sujet était l'ETA. Dès que nous essayions d'aborder le problème de l'islamisme, ils ne répondaient pas.

La situation a évolué. Depuis un an, dans les réunions franco-espagnoles, qu'elles se déroulent à Paris ou à Madrid, les deux sujets sont évoqués même si, bien évidemment, l'ETA militaire reste le sujet principal. Nous y faisons même assister maintenant la Direction de la surveillance du territoire (DST) pour bien montrer que, pour nous, l'aspect renseignement sur d'autres sujets est aussi important que les affaires concernant l'ETA militaire. Les Espagnols l'ont compris et, je dois le dire, jouent très bien le jeu, d'autant mieux que dans ce pays où ni les Marocains ni les Algériens ne séjournaient, des communautés se forment maintenant et créent aussi, comme l'UOIF, des communautés islamistes fondamentalistes.

La situation n'est donc plus seulement française. Elle est devenue européenne. Ai-je répondu à votre question ?

M. Jacques MYARD : Avec la permission du Président, pas tout à fait. Vous êtes entré carrément dans le délictueux. De ce point de vue, la situation est claire et ne pose pas problème.

Mais, en réalité, je sais qu'il existe un discours sur la position de la femme, par exemple, sur un certain nombre de préceptes concernant la vision qu'ils ont de la société et qu'ils veulent imposer. Pouvez-vous nous donner des éléments qui montrent qu'ils souhaitent, par exemple, qu'à partir d'un certain âge, les femmes aillent dans des écoles séparées, voire n'aillent plus à l'école, que soit mis fin à la mixité ou que les piscines soient réservées aux femmes d'un côté et aux hommes de l'autre... ?

Ce genre de règles ou de revendications se font-elles jour ?

M. Yves BERTRAND : Sur le plan officiel, non.

M. Jacques MYARD : Lors de l'après-prêche... ?

M. Yves BERTRAND : Dans les discours privés, oui. Entre eux, oui.

M. Jacques MYARD : Exigent-ils une certaine conception de la société qui est la leur mais pas la nôtre ?

M. Yves BERTRAND : Absolument. Mais, je le répète, ce sont des propos qui sont tenus dans des cercles restreints et pas lors de prêches officiels. Pas un imam ne se hasarderait à dire cela.

M. Jacques MYARD : Pour l'instant.

Vis-à-vis de citoyens français qui ne sont pas de leur religion, constatez-vous un discours agressif, que ce soit à l'égard des roumis que nous sommes ou des juifs ?

M. Yves BERTRAND : Le discours est agressif : ce sont les « chiens de chrétiens » et les « chiens de juifs », mais il s'agit de propos tenus en privé. Je ne veux pas trop entrer dans les détails opérationnels, mais sans des musulmans qui nous renseignent, nous ne le saurions pas. Cela n'apparaît pas publiquement. C'est important : publiquement, nous n'avons pratiquement aucun dérapage. Nous en avons même eu moins après le 11 septembre et au moment de la guerre de l'Irak que nous n'en avons habituellement.

Je dis la réalité telle qu'elle est.

Il est évident que ce discours antisioniste, antichrétien, haineux, anti-américain qui dépasse les bornes n'apparaît pas publiquement mais est tenu en permanence entre eux.

M. Robert PANDRAUD : Premièrement, ce discours antichrétien et antisémite est-il anti-américain ou, plus globalement, antichrétien ? Le discours est-il antisémite ou antisioniste ? Vous reconnaîtrez que ce sont deux choses totalement différentes.

La politique étrangère française étant, par définition, équilibrée, pas à la solde des Américains, bien sûr, pas antisémite et sûrement pas sioniste, cela ne nous préserve-t-il pas, à l'heure actuelle, de certains mouvements terroristes ? Car vous le savez bien, les premiers mouvements terroristes durs que nous avons connus dans les années 1984-1986 étaient la conséquence directe de l'appui de la France à l'Irak lors de la guerre Irak-Iran. Donc, peut-être faut-il remercier M. Bush d'avoir détourné sur lui la vigueur anti-américaine.

Par ailleurs, au-delà du problème du port du voile, il existe des mouvements de plus en plus forts en faveur de l'absentéisme scolaire pendant les fêtes religieuses, la contestation de certains professeurs juifs ; bref, tout un mouvement d'ensemble qui désorganise bien plus profondément la vie scolaire que le port éventuel d'un voile.

M. le Président : Je vous rappelle, mon cher collègue, que notre mission d'information porte sur la question du signe religieux en milieu scolaire.

M. Robert PANDRAUD : Il y a les signes et il y a le comportement religieux. J'en arrivais aux signes.

D'après vous, M. le directeur, existe-t-il encore beaucoup d'écoles publiques où le crucifix est apposé ? Il y en a eu très longtemps en Bretagne ainsi qu'en Aveyron, en Vendée...

M.Jean-Pierre BRARD : En Alsace.

M. Robert PANDRAUD : Oui, mais l'Alsace est concordataire, c'est tout à fait obligatoire, la question ne se pose pas ; on est là dans une société communautarisée sur le plan religieux. Mais, dans les pays de droit commun, cela a aussi existé, dans le Massif-Central, en Bretagne, en Vendée... et cela n'a pas choqué grand monde.

M. Yves BERTRAND : Il doit en rester très peu. Je ne saurais vous citer un chiffre mais c'est infime actuellement, à l'exception de l'Alsace concordataire. Cela ne choque pratiquement personne, c'est exact.

M. le Président : On ne peut pas dire que cela ne choque personne, mais cela ne donne pas lieu à des conflits ou à des difficultés.

M. Jean GLAVANY : Oui, parce que c'est choquant.

M. Jean-Pierre BRARD : En effet !

M. Yves BERTRAND : Je voudrais, si vous permettez, répondre à la première partie de votre question sur les années 1984-1985. C'était une affaire très différente car c'était l'Egypte qui posait problème.

Le fait est aussi que nous comptons aujourd'hui en France 97 % de sunnites. Le chiisme est un phénomène très minoritaire et, actuellement, les chiites ne posent plus de problème ni sur le plan politique ni, à ma connaissance, sur le plan de réseaux terroristes. La plupart des réseaux que nous avons démantelés ou que nous tentons actuellement d'identifier sont des réseaux sunnites à 97 %, je pourrais même dire 100 %.

Donc, autre aspect de votre question, il est bien certain que s'il faut classer, les « grands Satans » - j'emploie ce terme parce qu'ils l'employaient eux-mêmes - à l'égard des mouvements salafites ou wahhabites, la France est épargnée. Le conflit de l'Irak l'a bien montré. Aujourd'hui, le premier pays menacé est les Etats-Unis, le second étant Israël.

Eux ne se disent pas antisémites. Jamais. Ils se disent antisionistes. C'est un discours, je dois le rappeler, que nous avons entendu en France quand l'extrême gauche type Action directe commettait des attentats. Elle ne parlait pas d'antisémitisme non plus. L'antisionisme était le discours véhiculé chez nous par l'extrême gauche, l'extrême gauche radicale. Certains mouvements d'extrême gauche altermondialiste aujourd'hui ne font pas mystère de leur antisionisme, mais n'emploient jamais le terme d'antisémitisme.

M. Robert PANDRAUD : D'autant qu'une certaine gauche en France est d'origine juive et plutôt pro-sioniste.

M. Yves BERTRAND : Une partie de la gauche en France est pro-sioniste. Mais on ne trouve pas d'extrême gauche, d'ultra-gauche pro-sioniste. Ils sont antisionistes.

M. Jean-Pierre BRARD : En vous entendant, M. le directeur central, plusieurs questions me viennent à l'esprit.

Les chiffres que vous donnez sont, à l'évidence, démentis par certaines de nos auditions. Compte tenu du fait que vous travaillez sur des renseignements qui vous remontent, le décalage entre les chiffres que vous avez et ceux que l'on entend - si je ne me trompe pas, hier pour la seule académie de Lille, on nous a parlé de 400 ou 500 cas - ne résulte-t-il pas de l'accoutumance ? En fin de compte, il n'y a pas plus de remontée du renseignement, ce qui n'est pas rassurant.

En ce qui concerne le port du voile dans le monde du travail, je vous ai écouté avec grand intérêt et j'avoue que, dans vos propos, je retrouve certaines des intuitions que nous avons.

Il y a deux ans, dans ma ville, une animatrice pour les centres de loisirs est arrivée un jour voilée. Nos cadres n'ont pas réagi. Trois semaines après, en arrivait une deuxième... Nous avons discuté avec les deux. Elles n'ont pas voulu enlever le voile. Nous les avons licenciées. Depuis, je n'en ai plus eu.

L'année dernière pour les élections, dans un bureau de vote, une femme assesseur était voilée. Je l'ai expulsée. A peine sortie, elle a donné un coup de téléphone... la réaction a été immédiate.

Je suis donc assez prêt d'adhérer à votre explication selon laquelle tout cela est très organisé. C'est comme si l'on testait les défenses de la République. Sans vouloir fantasmer, en vous écoutant, je me demandais s'il ne s'agissait pas d'un véritable complot des milieux les plus extrémistes dans ce domaine, qui utilisent la religion à d'autres fins, pour empiéter sur les territoires de la République. Quel est votre sentiment sur le sujet ?

A l'évidence, en parlant de la contamination du monde du travail, nous restons dans notre sujet car nous voyons bien que cela n'est pas parti de rien et que c'est toujours la même démarche.

Dernière question, sans entrer dans l'opérationnel, comme vous le disiez délicatement, quelle est votre capacité à infiltrer tous ces milieux et quelle est la fiabilité de vos « honorables correspondants » ?

M. Yves BERTRAND : Plusieurs questions se posent. Tout d'abord, en ce qui concerne les chiffres, je suis d'accord avec vous pour dire que la banalisation fait que la remontée ne se fait plus.

Ensuite, il est vrai que l'on peut faire dire aux chiffres ce que l'on veut. Par exemple, on dit qu'il existe 1 534 lieux de culte recensés officiellement. Mais encore faut-il savoir que ce que cela signifie : entre un lieu de prière, c'est-à-dire un baraquement de bois sur un terrain vague dans lequel trois ou quatre musulmans se réunissent et une mosquée, on finit par arriver à 1 534 ou 1 535 selon nos chiffres. En réalité, de vraies mosquées, on en dénombre à peu près un millier, peut-être même pas.

M. le Président : La différence entre les deux existe tout de même. Il y a la présence d'un minaret...

M. Yves BERTRAND : Oui, dans une mosquée, il y a un imam.

M. le Président : Un imam attitré.

M. Yves BERTRAND : Or bien des lieux de prières - près de la moitié des 1 534 - n'ont aucun imam attitré.

Mais parce que nous sommes cartésiens et qu'il faut bien l'être dans ce domaine, nous essayons de les rattacher à tel ou tel courant. On peut toujours polémiquer sur les chiffres, bien sûr.

Je suis d'accord avec vous sur la mauvaise remontée des informations. Mais, on peut constater ce problème dans bien d'autres domaines : une affaire n'existe que lorsqu'elle est médiatisée.

M. le Président : Sur ces 1 534 mosquées recensées en France, seules une dizaine auraient été construites pour être des mosquées.

M. Yves BERTRAND : Je vais vous donner les chiffres dont je dispose. Sur les 1 534 mosquées, 1 147 accueillent moins de cent fidèles ; 12 seulement dépassent le seuil des mille pratiquants. On voit la distorsion qu'il peut y avoir. C'est pour cela qu'il faut faire attention aux termes employés.

C'est un peu comme pour les sectes. Le terme de secte couvre aussi bien trois personnes avec un gourou que de véritables multinationales. Je change un peu de sujet mais qu'y a-t-il de commun entre l'église de scientologie et une secte avec un gourou qui est un père de famille et dont les seuls adhérents sont les enfants et l'épouse ?

On a un peu le même phénomène avec les lieux de prière. Tout cela est à relativiser. De même, certains des lieux de prière n'accueillent pas plus de quatre ou cinq fidèles. Il n'y a pas d'imam. Ils se réunissent et une personne fait fonction d'imam.

Vous m'avez posé également une question sur les techniques d'investigation.

M. Jean-Pierre BRARD : Oui, sur vos abonnés : sont-ils fiables ? On sait, par exemple, que vous avez du mal à infiltrer les milieux chinois. Est-ce plus facile pour les milieux musulmans ?

M. Yves BERTRAND : Je ne vais pas faire d'autosatisfaction. Il y a deux techniques : l'une en milieu ouvert : la mosquée. C'est assez facile, mais il faut malgré tout avoir un fonctionnaire ayant une certaine culture...

L'autre en milieu fermé. Nous appliquons, notamment sur des milieux très radicaux, les techniques dites de milieu fermé qui nous permettent de déboucher sur des réseaux. Je n'en dirai pas plus.

Mme Martine DAVID : Je voulais poser une question sur un thème qui ne relève pas de votre responsabilité puisqu'elle est nôtre, mais je souhaiterais toutefois connaître votre avis sur le fait de savoir s'il faut ou non légiférer. Vous me donnez l'impression, mais peut-être est-elle fausse, que si nous devions légiférer nous ne devrions pas nous en tenir à l'école. Pouvez-vous préciser votre propos ?

A propos des cas recensés aujourd'hui, vous avez parlé de stagnation. Ce n'est pas tout à fait ce que nous pouvons constater sur le terrain, où cela devient tellement banal que cela en est dangereux. Vous en déduisez qu'il ne faut pas s'en tenir à l'école et qu'il faut aller au-delà,...

M. Yves BERTRAND : C'est cela.

Mme Martine DAVID : Votre idée est-elle bien que s'il doit y avoir une législation nouvelle, il faut qu'elle s'étende au-delà de l'école, notamment au monde du travail ? En avez-vous mesuré les contours et les conséquences, y compris au plan européen, puisque nous nous heurterions certainement à des difficultés institutionnelles ?

Cette question n'est pas, je le sais, de votre responsabilité directe, mais vous avez suffisamment d'expérience et de vécu pour nous donner votre avis.

M. Yves BERTRAND : La réponse que vous me demandez de formuler dépasse largement le cadre de ma fonction, qui est une activité d'observateur, de policier.

Je suis là et vous donne quelques chiffres. Je suis tout à fait d'accord sur le fait que les chiffres ne font que refléter à un moment donné une situation donnée, qu'ils ne sont que le reflet d'une remontée et qu'en conséquence, la statistique doit être prise avec prudence. Il peut y avoir une flambée brutale qui retombera huit jours après et qui ne signifie pas forcément qu'il y ait une aggravation du phénomène souterrain. Je partage tout à fait ce que vous dites.

Par contre, je suis très clair sur le fait que cette affaire ne concerne pas seulement l'école. Vous m'avez parfaitement compris. Elle déborde largement ce cadre et atteint aujourd'hui le monde du travail. C'est un test qu'ils ont fait à l'égard du monde du travail. M. Brard nous le confirmait. On sent bien qu'ils essaient de sortir du simple cadre scolaire et d'aller au-delà.

Dire si la loi doit prendre en considération cet aspect du problème ou rester cantonnée à la seule école, je ne peux pas le faire. A mon avis, il faudrait élargir. Mais c'est un simple avis personnel. Je n'engage pas le ministère de l'intérieur...

Mme Martine DAVID : C'était un avis personnel que je vous demandais.

M. Yves BERTRAND : Je vous livre un constat, une situation que nous avons observée, qui est confirmée par M. le député. A mon avis, ils testent nos capacités à réagir et cherchent d'autres domaines. Le monde du travail est entendu comme un monde de précarité - un terme à la mode - je dirai presque d'intermittence, composé de ce que l'on appelle sympathiquement les « beurettes » qui sont à la caisse dans les grands magasins. Ils considèrent celles-ci comme une cible.

M. le Président : Pensez-vous qu'un organisme ait décidé cela ? Qui a décidé ?

M. Yves BERTRAND : Je vous ai dit que le tissu associatif était particulièrement bien organisé.

M. le Président : Y a-t-il une structure, une hiérarchie qui émerge ?

M. Yves BERTRAND : Il existe un bureau de l'UOIF, un bureau de la FNMF, deux bureaux de l'islam turc puisqu'il existe un courant modéré et un courant radical... Tous sont organisés.

M. le Président : Vous pensez qu'ils ont pris des décisions à ce niveau ?...

M. Yves BERTRAND : Oui, je pense que des orientations sont données et, qu'au delà de l'école, le monde du travail pris au sens large est maintenant visé, avec, comme cibles, certaines catégories de personnel. Ils ne vont pas s'en prendre, bien évidemment, aux ingénieurs. Pour l'instant, ils s'en prennent à des catégories de personnel plus modeste. Je pense, par exemple, aux manutentionnaires.

M. le Président : A votre avis, vont-ils s'en prendre au corps enseignant ?

M. Yves BERTRAND : Ils n'en sont pas encore là. Je ne le pense pas.

M. Jean-Pierre BRARD : L'école des imams de la Nièvre joue-t-elle un rôle là-dedans ?

M. Yves BERTRAND : Vous parlez du site de Saint-Léger ?

M. Jean-Pierre BRARD : Oui.

M. Yves BERTRAND : Bien sûr ! Il joue un rôle.

M. le Président : Avez-vous des préoccupations à ce sujet ?

M. Yves BERTRAND : Oui, nous écrivons beaucoup sur ce site. Il fait l'objet d'une surveillance constante. Nous observons les va-et-vient ; les étudiants qui viennent étudier pour repartir comme imam, parfois à l'étranger. C'est une affaire connue et surveillée.

M. le Président : Ils sont cinq ou six, assez peu nombreux.

M. Yves BERTRAND : C'est variable.

Pour en revenir au monde du travail, tout ce qui est personnel précaire leur apparaît comme une cible fragile et, surtout, qui peut être captée.

C'est le message que je voulais délivrer : sorti de l'école, il existe d'autres cibles possibles.

M. le Président : Avez-vous entendu parler de surveillants d'école, d'emplois jeunes d'origine maghrébine ?

M. Yves BERTRAND : D'origine, oui. C'est possible. Mais les cas restent rares : d'origine algérienne ou marocaine, de nationalité française, bien sûr.

Mme Patricia ADAM : Vous évoquez toute une stratégie qui se met en place et parlez de provocation vis-à-vis de la République et d'un certain nombre de règles, écrites ou non, en tout cas, consenties.

Pour revenir à la question de savoir s'il faut légiférer, est-ce cela qu'ils attendent de nous ? Je suppose que leur stratégie a imaginé deux options : soit, nous ne légiférons pas, et ils continueront à faire de l'entrisme, soit nous légiférons et, dans ce cas, ils ont sans doute prévu une réaction. Laquelle selon vous ?

M. Yves BERTRAND : L'UOIF serait plutôt favorable au fait que vous ne légifériez pas et mainteniez le statu quo. Leur idée est d'essayer de créer ici ou là des établissements confessionnels, sans contrat au départ, puis, de voir comment les choses tournent.

C'est une stratégie qui ne vient pas d'être mise en place, elle l'est déjà depuis des années.

Mme Patricia ADAM : Je pousse le raisonnement jusqu'au bout. Si nous légiférons, il sera encore plus « légitimé » pour ces penseurs, si je puis dire, d'organiser très rapidement ces écoles et obliger les parents à retirer, en particulier, les filles de l'école publique.

M. Yves BERTRAND : L'idée actuelle, c'est de préférer qu'il n'y ait pas de loi et de continuer à appliquer la tactique du contournement administratif, que j'ai déjà décrite : quand on sent une résistance, on recule, quitte à vérifier les points faibles pour reprendre l'attaque en essayant de toucher des catégories de population considérées comme pouvant être fragilisées et susceptible d'être plus facilement converties.

Je ne peux répondre à leur place, mais d'après ce que nous en savons, ils seraient plus favorables au statu quo et à la poursuite des méthodes de contournement administratif, en continuant à nous tester sur tel ou tel sujet. Je ne suis pas sûr qu'ils soient favorables à une loi.

M. le Président : Pour prolonger la question de Mme Adam, si l'on élaborait une loi, mettrait-elle fin à cette stratégie de « l'édredon », qui est actuellement possible du fait de la situation juridique résultant de la seule jurisprudence sur le port du voile à l'école ? Le fait de légiférer marquerait-il un coup d'arrêt ou mettraient-ils en place une autre stratégie ?

M. Yves BERTRAND : J'ai quelque difficulté à vous donner une réponse. A mon avis, ils trouveraient une parade. Face à une loi, ils peuvent aussi se radicaliser.

M. le Président : La loi pourrait effectivement radicaliser le combat. Il y aurait donc un adversaire, une loi à transgresser, et ce pourrait être l'occasion pour eux de se donner plus de publicité. Jusqu'à présent, ils ne transgressent que des principes. Une loi est-elle ou non une bonne chose ? Est-ce que ce ne sera une bonne occasion pour eux de partir en combat contre la République ?

M. Jean-Pierre BRARD : Si je puis me permettre de compléter cette question, M. le Président, la masse des gens qui se reconnaissent dans une filiation culturello-religieuse suivrait-elle les plus radicaux ou se détacherait-elle, restant fidèle à la République ?

M. Yves BERTRAND : J'ai un début de réponse. Le taux de pratique est très bas...

M. Jacques MYARD : Il augmente.

M. Yves BERTRAND : On l'estime à 3 à 4 % de l'ensemble de la communauté. Il est très bas parce que la tradition française que je vous ai exposée tout à l'heure, qui vient de l'Algérie, en fait, était la laïcité.

Il y avait la grande Mosquée de Paris, mais tout le tissu associatif algérien était plus ou moins contrôlé par le FLN. L'amicale des Algériens en France ou en Europe était d'essence et d'obédience laïque. Maintenant, les associations cultuelles ont pris le dessus. Il y a un risque de radicalisation. Pour l'instant, ils font du contournement administratif. Avec une loi, ils feront du contournement législatif ou bien il y aura des noyaux qui se radicaliseront. Il est difficile de répondre par avance à une question de ce type. Le fait que l'on hésite à légiférer montre que ce n'est pas la solution miracle.

M. Jean-Pierre BRARD : N'avez-vous pas le sentiment - c'est celui que j'ai dans ma ville dont près de 20 % de la population est concernée - que la masse respecte la République et qu'en cas de conflit, elle restera fidèle à la République ?

M. Jacques MYARD : En d'autres termes, faut-il agir aujourd'hui pour avoir trop de problèmes demain ?

M. Yves BERTRAND : Vous avez raison. La masse reste fidèle à la République. Le danger ne vient pas des première ou deuxième générations, mais de la troisième génération. C'est là que se situe le vrai n œud du problème. Le recrutement se fait à ce niveau. S'ils ont décidé de s'en prendre aux jeunes filles caissières dans les supermarchés, c'est parce qu'elles ont entre dix-huit et vingt-quatre ans. Elles appartiennent à la troisième génération.

Le respect des lois de la République chez les plus anciens est certain. Je ne fais pas d'amalgame entre la communauté de 4,5 millions, voire 5 millions de musulmans et ce noyau dur très minoritaire. Et d'ailleurs, parmi les 3 ou 4 % de pratiquants, la grande majorité respecte le dogme et reste aussi fidèle aux lois de la République. Il s'agit vraiment d'un petit noyau dur de jeunes convertis et ce sont surtout les vrais convertis, c'est-à-dire les convertis européens, du type de l'auteur de cette brochure, qui sont les plus dangereux.

M. Jacques MYARD : Je ne pense pas que le cas français soit isolé de ce qui se passe sur la scène internationale, notamment en Méditerranée. C'est cela qui m'inquiète. On voit très bien comment ils fonctionnent et comment ils avancent. C'est la raison pour laquelle, je dis à certains qui s'interrogent que si on laisse faire ces écoles medressa, hors contrat, qui sont manifestement contraires aux lois de la République, je n'aurai aucun scrupule à dire qu'il faut les fermer.

Le problème aujourd'hui, et cela ressort très bien de ce que vous dites, M. le directeur, est que leur préférence pour le statu quo d'une sorte d'ultra-tolérance aboutit à ce qu'ils avancent leurs pions.

M. le Président : Donc, selon vous, il faudrait légiférer ?

M. Jacques MYARD : Oui, avec énergie de manière à casser le système de dérive et pas seulement à l'école. Je suis d'accord.

M. le Président : Mais le fait de légiférer peut conduire à une crise dans la mesure où cela apparaîtra comme dirigé contre une religion, contre les musulmans...

M. Jacques MYARD : Je ne suis pas d'accord. Nous avons aussi des problèmes avec des intégristes catholiques....

M. le Président : Je reprends ma question : vous a-t-on signalé des problèmes en France, outre les catholiques, avec les juifs ou autres confessions ? Il existe des écoles où les élèves de confession juive portent la kippa. Cela pose-t-il des problèmes ? Il y a des intégristes juifs.

M. Yves BERTRAND : Il y a des incidents avec les ultra-sionistes. Mais, quand on a dit que la résurgence d'antisémitisme, après l'Intifada, avec les problèmes de la guerre en Irak, avait beaucoup inquiété les autorités religieuses juives, qui sont d'ailleurs venues au ministère de l'intérieur, ce n'était pas une vraie résurgence d'antisémitisme. C'étaient des actions, des graffitis, voire des violences...

M. le Président : Vos services vous ont-ils signalé des établissements scolaires où des élèves, filles ou garçons de confession juive, seraient venus avec des signes religieux, créant ainsi des incidents avec la communauté enseignante ou avec d'autres élèves ?

M. Yves BERTRAND : Nous avons des cas avec d'autres élèves, mais ils ne sont pas significatifs.

M. le Président : Ils sont significatifs, mais n'ont pas donné lieu à une médiatisation ?

M. Yves BERTRAND : C'est cela, il y a bien eu quelques articles dans la presse. Je vous transmettrai la liste des cas que nous avons recensés depuis deux ans.

M. le Président : Effectivement, il serait intéressant que nous les ayons. Que dit ce recensement ?

M. Yves BERTRAND : Selon les chiffres dont je dispose ici, le 25 février cinq jeunes juifs de l'école d'horticulture de Montreuil ont été agressés dans la rue alors qu'ils revenaient du sport par une trentaine de jeunes maghrébins : un blessé, une jambe cassée. Le 31 mars, deux autres ont été à nouveau entourés et injuriés par une quinzaine de jeunes maghrébins également. Le 7 mars, au collège Marie-Curie du 18ème arrondissement de Paris, un élève juif a été molesté par sept camarades...

M. le Président : Comment savez-vous qu'il s'agit d'un élève juif ?

M. Yves BERTRAND : Cela a été constaté.

M. le Président : Portait-il un signe ?

M. Yves BERTRAND : Non, mais il le revendique lui-même. C'était incontestable. Ils ont prononcé à son égard des insultes antisémites.

Le 21 mars également, deux jeunes juifs de l'école de la rue Pierre Doise à Marseille ont fait l'objet de jets d' œufs et d'injures.

Le 24 mars, au lycée Turgot, un jeune juif ayant menacé des maghrébins de les faire passer à tabac par le Betar, ceux-ci ont entrepris de lui faire subir le même sort sans plus attendre. Le lendemain, la mère de la victime a provoqué une bagarre générale devant les grilles du lycée pour venger son fils.

M. Jean-Pierre BRARD : L'affaire de Montreuil que vous évoquez est la cinquième intervenue en deux ans, avec des degrés de gravité divers. D'un côté, vous avez de grands « baraqués », les élèves de l'école d'horticulture, et, de l'autre, des collégiens du quartier d'origine maghrébine. Tout cela sur fond d'Intifada, à laquelle ils n'ont rien compris, et deux chefs d'établissement qui ont essayé de bien gérer le problème. Mais il est clair que les jeunes juifs qui sortent de l'école d'horticulture avec la kippa sont immédiatement identifiables et servent un peu d'aimant.

On voit là que le manque d'échange dans la société fait que tous les fantasmes se développent et conduisent à des confrontations violentes.

M. Jacques MYARD : Pour parler des relations internationales, quels sont les liens, les môles cultuels auxquels s'alimente l'UOIF ? Est-ce que c'est toujours Al-Akhar ? L'Arabie Saoudite ?

M. Yves BERTRAND : Il existe deux matrices : la matrice doctrinale - la doctrine des Frères - et la matrice géographique - qui reste l'Arabie Saoudite. Les liens internationaux se font par l'intermédiaire de l'UOIE, l'Union des organisations islamiques européennes. L'exécutif est le BOLIM, le Bureau de la ligue islamique mondiale.

Voilà comment ils sont organisés. Cela prouve qu'ils le sont bien et qu'ils fonctionnent à travers un réseau qui n'est pas seulement français.

L'UOIE est en train de s'implanter dans tous les pays que nous citions, c'est-à-dire les pays d'Europe, même en Europe du Nord. Il existe un véritable tissu associatif.

Je ne voudrais pas que l'on retienne dans le procès-verbal l'idée qu'il puisse y avoir un complot. Je n'en ai pas parlé. Complot, cela fait penser à la Cagoule, etc. Je parle d'associations organisées qui poursuivent une stratégie.

M. le Président : Vous dites bien qu'il y a une stratégie.

M. Yves BERTRAND : Une stratégie, mais qui est ancienne, qui date de la fin des années 80.

M. le Président : S'il n'y a pas d'autre question, M. Bertrand, il me reste à vous remercier.

Voir la suite des auditions

N° 1275 - Rapport sur la question du port des signes religieux à l'école (Tome II) (M. Jean-Louis Debré)

1 « Dieu, la valeur qui monte » - Enjeux Les Echos - Le mensuel de l'économie - Juillet/août 2003

2 Sigle basque « Euskadi Ta Askatasuna », pouvant se traduire en français par « Pays basque et liberté »

3ème partie du tome II

- Audition de M. Roland JOUVE, chargé des questions cultuelles au cabinet de M. Xavier Darcos, ministre délégué à l'enseignement scolaire (séance du 15 juillet 2003) 230

- Table ronde regroupant M. Farid ABDELKRIM, membre de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), accompagné de M. Charafeddine MOUSLIM, M. Yamin MAKRI, membre du Collectif des musulmans de France, accompagné de M. Fouad IMARRAINE, Mme Malika AMAOUCHE, militante féministe, Mme Malika DIF, écrivain, M. Bruno ETIENNE, directeur de l'observatoire du religieux à l'IEP d'Aix-en-Provence, Mme Françoise GASPARD, universitaire, Mme Dounia BOUZAR, chargée de mission à la protection judiciaire de la jeunesse (séance du 16 septembre 2003) 244

- Table ronde regroupant M. Mohamed ARKOUN, professeur émérite d'histoire de la pensée islamique de la Sorbonne Paris III, Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH, essayiste, co-auteur de l'ouvrage « La République et l'islam », Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE, personnalité qualifiée membre du Comité de conservation du patrimoine cultuel, M. Abdelwahab MEDDEB, professeur de littérature comparée à Paris X, auteur de l'ouvrage « Les maladies de l'Islam », Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN, ethnologue spécialisée dans l'Afrique du Nord, auteur de l'ouvrage « Les filles contre les mères », M. Antoine SFEIR, directeur de la rédaction des « Cahiers de l'Orient », auteur de l'ouvrage « L'argent des islamistes », Mme Wassila TAMZALI, avocate, présidente du forum des femmes de la Méditerranée-Algérie et M. Slimane ZEGHIDOUR, journaliste à « La Vie », auteur de l'ouvrage « Le voile et la bannière » (séance du 17 septembre 2003) 275

- Table ronde regroupant M. Michel MORINEAU, créateur de la commission « laïcité et islam », Mme Fadela AMARA, présidente de la Fédération des maisons des potes, Mme Aline SYLLA et M. Khakid HAMDANI, membres du Haut conseil à l'intégration, MM. Michel TUBIANA et Driss EL-YAZAMI, président et vice-président de la Ligue des droits de l'homme, Jean-Michel DUCOMTE, président de la Ligue de l'enseignement, M. Richard SERERO, représentant de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), M. Mouloud AOUNIT, secrétaire général et Mme Monique LELOUCHE, responsable du secteur éducation du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié des peuples (MRAP), et MM. Dominique SOPO et Mamadou GAYE, président et secrétaire général de SOS Racisme (séance du 24 septembre 2003) 302

- Table ronde regroupant M. Georges DUPON-LAHITTE, président et M. Faride HAMANA, secrétaire général de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), Mme Lucille RABILLER, secrétaire générale de l'association des Parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP), M. Bernard TEPER, président de l'Union des familles laïques (UFAL), Mme Véronique GASS, vice-présidente et M. Philippe de VAUJUAS, membre du bureau national de l'Union nationale des associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL) (séance du 24 septembre 2003) 335

- Table ronde regroupant les syndicats d'enseignants, MM. Daniel ROBIN et Gérard ASCHIERI, Fédération syndicale unitaire (FSU), Mme Françoise RAFFINI, membre du bureau fédéral et M. Thomas JANIER, membre de la direction fédérale de la Fédération de l'éducation de la recherche et de la culture-CGT (FERC-CGT), M. Hubert RAGUIN, secrétaire fédéral de Force Ouvrière enseignement (FO-Enseignement), M. Jean-Louis BIOT, secrétaire national du Syndicat des enseignants-membre de l'Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA), M. Hubert DUCHSCHER, secrétaire national du Syndicat national unitaire des professeurs d'école (SNUIPP), Mme Stéphanie PARQUET-GOGOS, secrétaire générale du Syndicat Sud-Education du Cher, M. Hubert TISON, secrétaire général de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG), M. Patrick GONTHIER, secrétaire général de l'UNSA-Education (séance du 30 septembre 2003) 359

Voir la suite des auditions

Audition de M. Roland JOUVE, chargé des questions cultuelles au cabinet de
M. Xavier Darcos, ministre délégué à l'enseignement scolaire

(extrait du procès-verbal de la séance du 15 juillet 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Vous êtes secrétaire général de l'administration scolaire, membre du cabinet du ministre délégué à l'enseignement scolaire, chargé des établissements privés, des langues régionales et de la relation école et religion.

Il s'agit pour nous de déterminer s'il faut légiférer sur le problème du port de signes religieux à l'école et je me suis laissé dire - mais vous nous direz si cela est vrai - que vous n'êtes pas hostile à la présence, dans un établissement scolaire, de jeunes femmes voilées. Est-ce exact ?

Si vous êtes pour, si cela ne vous choque pas, dites-nous pourquoi. Si cela vous choque, dites-nous également pourquoi. Par ailleurs, la réglementation et la jurisprudence du Conseil d'Etat vous paraissent-elles être suffisantes ? Pensez-vous au contraire qu'il faut une loi et si oui, quelle loi ?

Vous pourrez nous préciser, à titre d'information, si beaucoup d'établissements religieux se constituent en France, puisque j'ai vu récemment qu'un lycée musulman allait ouvrir ses portes très prochainement dans le Nord de la France, mais peut-être y a-t-il d'autres établissements ?

M. Roland JOUVE : J'avais prévu un exposé liminaire plus général sur la question dont j'ai la charge.

M. le Président : Vous pouvez nous le faire parvenir par écrit, mais il serait intéressant de répondre à nos questions et surtout à la question essentielle que nous nous posons.

M. Roland JOUVE : Je ne crois pas pouvoir personnellement répondre à la question de savoir s'il faut interdire ou non le port d'un signe religieux dans les établissements scolaires. Je crois qu'il faut partir de la signification du port d'un signe religieux dans un établissement scolaire.

Traditionnellement, nous avons une vieille pratique de liberté en matière de port de signes religieux, que ce soit la croix, la kippa ou autres signes quels qu'ils soient. Il est vrai que port du foulard islamique a donné une actualité tout à fait particulière à la question du port d'un signe religieux.

Est-on pour ou contre le port du foulard islamique ? Le Conseil d'Etat essaie d'éviter une interdiction générale et absolue de tout port de signe religieux, car il est vrai que l'on a une multiplicité de ports de signes religieux, éventuellement de ports d'insignes philosophiques ou d'ordre politique qu'il est extrêmement complexe de détailler, de cataloguer et sur lesquels il est très difficile de se prononcer.

Le port d'un signe religieux en lui-même illustre une appartenance personnelle, l'expression d'une liberté individuelle. Personnellement, je trouve qu'il est important de souligner cet élément. En quoi pourrait-on être choqué et en quoi pourrait-on penser que le port d'un signe religieux tel que le voile islamique pourrait être de nature à perturber la relation normale d'enseignement qui doit s'établir dans une classe, la relation normale de l'élève au professeur, la relation normale de l'élève à l'élève ? En quoi le port du voile islamique ou d'un signe religieux pourrait-il perturber cette relation ?

Il faut savoir pourquoi cela a posé problème.

Dans l'avis du conseil d'Etat, la jurisprudence et la pratique administrative qui en ont résulté, ce qui a été mal perçu par les personnels sur le terrain, c'est l'impression qu'on les laissait se débrouiller tout seuls en leur disant d'appliquer un avis qui est ce qu'il est, sans interdiction générale et absolue, avec une interdiction lorsque le port d'un signe religieux - en particulier le voile - s'accompagne d'atteintes à laïcité, lorsque le port du voile s'accompagne de comportements délictueux, en infraction avec les règles de la laïcité.

Ce sentiment d'abandon a posé problème depuis l'origine. Il a entraîné parfois des réactions dont on peut s'étonner car certaines ont abouti à demander le retrait pur et simple de tout signe religieux, qu'il soit ostentatoire ou pas. C'est finalement par rapport à cela qu'il faudrait peut-être se prononcer.

Y a-t-il une possibilité d'appliquer actuellement l'avis du Conseil d'Etat, la jurisprudence qui en est résultée, dans un sens permettant le respect de la laïcité ? La vraie question est là.

Faut-il légiférer ou non? C'est une question à laquelle il est difficile de répondre. Quels problèmes avons-nous pu constater dans ce nouveau contexte ? Premièrement un sentiment d'isolement, d'absence de soutien des chefs d'établissement et des enseignants, deuxièmement une méconnaissance, souvent, ou une difficulté de connaissance des principes de laïcité, des procédures à appliquer et des grands principes et, troisièmement, nous avons très souvent pu remarquer une perte de sens des valeurs laïques.

Ces trois phénomènes nous paraissent fondamentaux pour avoir une véritable réponse laïque à la question du port d'un signe religieux à l'école. Et c'est sur ces trois aspects que nous avons souhaité commencer à travailler.

Tout d'abord, la crainte était d'instaurer une différence des droits, en se réclamant du droit à la différence. Le risque était de rompre un des grands principes de la laïcité selon lequel les individus ont tous les mêmes droits et les mêmes devoirs.

Par rapport à ces questions, nous avons tout d'abord essayé, en l'absence de texte législatif nouveau - et dans le cadre de la réglementation et de la législation en vigueur -, d'améliorer le soutien des personnels qui, sur le terrain, nous paraît tout à fait essentiel.

Il y a, en effet, des difficultés liées à la rupture de la laïcité, lorsque certaines pratiques se développent, non seulement celle du port du voile mais aussi la remise en question de certains principes laïques comme le principe de non-discrimination, le principe d'assiduité (refus de participer à certains cours) le principe de neutralité par rapport aux religions, par exemple la demande dans les cantines scolaires de la mise en place de certaines nourritures ou la prise en compte de temps de prière au moment de certaines fêtes religieuses. Par rapport à tout cela, il est vrai que les acteurs du terrain, enseignants et chefs d'établissement, nous ont paru tout à fait dépourvus et isolés.

Nous avons donc souhaité structurer l'action du ministère pour entourer ces personnes, en créant une cellule nationale - une cellule de veille - qui, mise en place auprès de la direction de l'enseignement scolaire, permet d'apporter une expertise, de mutualiser les pratiques et de développer les formations.

M. le Président : Votre raisonnement consistant à dire : « Le port du foulard à l'école ne pose pas de problème et ne devrait pas en poser » ne correspond donc pas à la réalité. Il y a bien un problème.

Le milieu enseignant considère bien que le fait d'avoir dans une classe une élève qui porte un foulard, ne facilite pas la relation enseignant/élève, contrairement à ce que vous dites.

M. Roland JOUVE : Je n'ai pas dit que cela facilitait la relation enseignant/élève. Si j'ai pu le laisser penser, loin de moi cette idée. Par rapport au port habituel d'un signe religieux, le port du foulard islamique pose effectivement des problèmes nouveaux.

M. le Président : Pour vous - sans prendre position sur la nature du signe - le fait d'avoir dans une classe de 20 ou 25 élèves, 1 ou 2 jeunes femmes voilées, est-il de même nature que d'avoir un enfant avec une croix de David ou une autre croix sous sa chemise ? Par ailleurs, pour vous, le port d'un voile à l'école est-il forcément l'expression d'un signe religieux ?

M. Roland JOUVE : Quand on est dans une classe, d'un point de vue ne serait-ce que culturel, le fait d'avoir un voile est une rupture par rapport...

M. le Président : Pédagogique ?

M. Roland JOUVE : Je ne sais pas si c'est pédagogique. Le port du voile en lui-même, lorsqu'il se limite au port du voile et que l'ensemble de l'intégration de l'élève dans la classe est bonne, c'est-à-dire quand l'élève suit correctement les cours et n'exige aucun droit particulier pour sa pratique religieuse, ne constitue pas en soi une rupture. C'est bien le sens de la jurisprudence du Conseil d'Etat. Mais, il est vrai que le fait d'avoir un voile par rapport à d'autres signes religieux moins visibles, pose problème par rapport à la pratique que l'on a en classe.

M. le Président : Dans une classe, les enseignements sont différents. On peut passer de l'enseignement du français, du calcul, à l'enseignement physique. Le fait que tous les jeunes soient en short et en polo ou tee-shirt, et qu'il y ait au milieu de ces jeunes qui font de la course à pied ou montent à la corde, une jeune femme voilée, ne pose-t-il pas un problème vis-à-vis de la communauté de classe et l'intégration de cette jeune fille à l'école ?

M. Roland JOUVE : Il est évident que dans ce contexte, le fait d'avoir une jeune fille voilée, avec tous les problèmes que cela peut poser, notamment en termes de sécurité, n'est pas un facteur favorable à l'émergence d'une communauté...

M. le Président : A tout le moins ! Permettez-moi de dire que je suis extrêmement choqué personnellement que l'on puisse dire dans un établissement laïque d'Etat que le fait d'avoir au cours d'une séance de gymnastique, une jeune fille voilée, ne rend pas impossible toute pédagogie collective. Cela rend impossible toute pédagogie collective car le port du voile n'est pas une expression forcément religieuse mais celle d'une volonté de ne pas s'intégrer. Or, une classe est une communauté. Jamais je ne parle de ma position dans ce domaine, mais je suis frappé que quelqu'un appartenant au ministère de l'éducation nationale ose dire - mais vous avez raison de le dire si c'est votre conviction - que le fait d'avoir dans une classe des jeunes filles voilées n'empêche pas la pédagogie.

M. Roland JOUVE : Il serait plus simple de dire : Non, la solution est qu'il n'y ait plus de voile ».

Bien sûr, on ne voit pas comment une jeune fille voilée pourrait participer à un cours d'éducation physique. Dans un tel cas, il existe des préceptes et des règles qui nous permettent tout à fait d'imposer que cette jeune fille soit vêtue de la même façon que les autres élèves. Mais on peut également imaginer que, parfois, les situations peuvent être complexes. Est-il possible d'endiguer le phénomène du voile autrement que par le recours à une loi  ?

M. Hervé MARITON : Comme l'indiquait M. Jouve, pendant de nombreuses années, sur la base d'une tradition assez bien établie, certains signes partiellement attentatoires à la neutralité et à la laïcité étaient portés et tolérés, sans que cela crée de difficultés majeures, et il me semble qu'il y a là une finesse dont nous ne pouvons pas nous dispenser. Nous sommes passés d'une tolérance - qui allait sans doute au-delà d'une interprétation stricte de la laïcité mais dont personne ne s'offusquait - à une situation d'une autre nature sur des faits précis.

M. le Président : Pour un jeune enfant, une jeune fille ou un jeune garçon, porter une croix ou une croix de David pouvait être l'affirmation d'une appartenance religieuse. Mais on est dans une situation différente. De plus en plus, ces jeunes filles qui viennent en classe voilées ne le font pas pour affirmer une option religieuse mais pour exprimer un refus d'intégration. Je crois que nous avons tort de prendre cela sous l'aspect uniquement religieux. Si ce n'était que l'affirmation d'un signe religieux, on pourrait se dire : c'est un signe plus voyant qu'un autre, mais l'Etat laïque et l'école laïque autorisent tous les signes religieux ou aucun. Là, c'est différent. A cet égard, un certain nombre de nos auditions sont intéressantes ; elles nous disent : « Attention, il y a une confusion. Ces jeunes femmes qui viennent voilées viennent pour exprimer ce qu'un groupe veut qu'elles expriment, c'est-à-dire le refus de l'intégration et de notre système politique, économique et social ». C'est l'affirmation du communautarisme. Or, vous ne le prenez que sous l'angle religieux.

M. Roland JOUVE : Non ! Il existe plusieurs aspects : l'aspect du voile qui peut être considéré comme un signe religieux qui existait dans le passé, et, par ailleurs effectivement, l'aspect d'affirmation communautariste, et nous voyons très bien que le port du voile aujourd'hui, quand il est l'expression d'une affirmation communautariste, est complété par une série d'autres comportements. Ce refus d'intégration, qui est très réel pour un certain nombre de jeunes filles s'accompagne également d'un refus, par exemple, de participer à certains cours ou d'entendre certains éléments de cours dans des classes. Nous sommes alors dans un contexte global de refus d'intégration : la citoyenneté proposée dans le cadre de la République est rejetée et refusée. Nous sommes confrontés à un comportement d'affirmation identitaire.

Le fait de porter simplement un voile pourrait être un comportement d'expression religieuse. Bien souvent - et le plus souvent aujourd'hui - nous nous rendons compte que le port du voile s'accompagne d'un certain nombre d'autres revendications assez précises qui, mises bout à bout, font que nous sommes confrontés à un véritable rejet d'intégration.

M. Jacques DESALLANGRE : Le fait de porter le voile n'est-il pas la reconnaissance du fait que la femme est exclue de la sphère publique ?

M. Roland JOUVE : C'est effectivement ce qu'aujourd'hui nous avons tous tendance à penser. C'est l'expression d'un élément d'inégalité, notamment entre les sexes, par la soumission claire et précise de la femme à l'homme.

M. Jacques DESALLANGRE : Est-ce compatible avec l'école laïque, qui refuse cette discrimination, cette inégalité ?

M. Roland JOUVE : Exprimé ainsi, c'est évidemment inconciliable. Le problème est de savoir comment lutter contre ce phénomène.

Il est certes possible d'envisager de légiférer. Mais nous nous sommes rendu compte, en regardant comment nos établissements réagissent face au problème du voile et face à des comportements de type communautariste - car le voile n'est qu'un des éléments de comportements communautaristes, il y en a hélas bien d'autres - que le dialogue préalable et l'attitude de fermeté des chefs d'établissement et de communautés scolaires permettent bien souvent - mais pas toujours - de régler le problème. Dans un premier temps, nous avons un voile, parfois assez léger et, très souvent, nous parvenons à faire retirer le voile lui-même par une attitude de dialogue d'une part et de fermeté d'autre part, en expliquant, notamment aux parents d'élèves, pourquoi nous souhaitons ne pas avoir ce type d'expression dans l'établissement.

Bien souvent, nous parvenons à des résultats assez intéressants et à limiter, voire supprimer complètement, le port du voile.

M. le Président : Vous avez eu conscience, dans certains des cas, de ne pas y être parvenu. Comment faut-il alors régler cette situation ?

M. Roland JOUVE : Il existe des cas, notamment dans un certain nombre d'établissements, où nous sommes confrontés à des problèmes globaux, généraux - nous les avons estimés à une centaine et peut-être un peu plus -, à une montée globale et collective d'un certain nombre de communautarismes qui sont proches d'atteintes à l'ordre public. En constatant la persistance, malgré les efforts réalisés, d'un nombre important de jeunes filles voilées qui portent atteinte à la relation naturelle d'enseignement, à la qualité de la relation entre les élèves à l'intérieur de la communauté scolaire, on peut être conduit à une interdiction pure et simple générale.

M. le Président : Si elles veulent passer outre ces interdictions ?

M. Roland JOUVE : Le problème serait le même avec une loi.

M. le Président : Que proposez-vous ?

M. Roland JOUVE : Dans la réglementation scolaire, si l'on passe outre une interdiction, on recourt à la sanction disciplinaire qu'est l'exclusion.

M. Lionnel LUCA : Vous êtes chargé des questions cultuelles au ministère de l'éducation nationale et comme j'ai un peu de mal à me repérer dans tout ce qui a été dit depuis le début, quelle note feriez-vous au ministre sur cette question ? Comment voyez-vous les choses ? Je n'arrive pas à saisir la clarté de votre position compte tenu de vos connaissances.

M. Roland JOUVE : Il est important de pouvoir lutter contre un certain nombre de phénomènes communautaristes. Nous disposons au moins de deux voies possibles : soit la voie législative, mais en réfléchissant sur ce que peuvent être les conséquences, soit un travail, qui n'est d'ailleurs pas incompatible, de réaffirmation de la laïcité. Il est très important aujourd'hui de trouver les voies et les moyens de permettre une réaffirmation claire des principes de la laïcité et de leurs modalités d'organisation sur le terrain.

Pour cette raison, nous avons d'ores et déjà pris un certain nombre d'initiatives visant à rappeler et clarifier ces principes de laïcité : principes de l'obligation scolaire, de la continuité du service public, d'assiduité et de non-discrimination. Nous sommes confrontés à un vrai problème de terrain et il faut que, sur le terrain, tout le monde puisse disposer des instruments nécessaires pour lutter contre ce type de communautarisme.

M. le Président : Pour prolonger ce que vous avez répondu à M. Luca, pour vous, le voile à l'école ne peut être considéré comme une manifestation ostentatoire susceptible de troubler le bon fonctionnement de l'établissement scolaire ?

M. Roland JOUVE : Il peut l'être dans certains cas.

M. le Président : Donc, il ne l'est pas toujours. Ma question est précise et reprend celle que M. Luca voulait vous poser : en tant que tel, le port du voile à l'école n'est pas pour vous un signe ostentatoire susceptible de troubler le bon fonctionnement des classes ?

M. Roland JOUVE : Quand on regarde...

M. le Président : Ma question est précise et ne suppose pas de longs développements : le voile, pour vous, est-il ou non un signe ostentatoire, susceptible de troubler le bon fonctionnement d'un établissement ou d'une classe ?

M. Roland JOUVE : Il peut l'être.

M. le Président : La laïcité de l'école n'est pas mise en cause par une jeune femme qui porterait un voile ?

M. Roland JOUVE : Il me semble vraiment - ce n'est pas pour avoir une réponse dilatoire - que le problème du voile s'accompagne de bien d'autres éléments.

M. le Président : Sûrement, il est l'expression de bien d'autres choses mais, pour en revenir à une question précise, le fait, dans un établissement scolaire, d'avoir des jeunes filles voilées, n'est pas une atteinte, pour vous, aux principes mêmes de la laïcité ?

M. Roland JOUVE : Tel que c'est vécu aujourd'hui, oui.

M. Jacques DESALLANGRE : Je voudrais lire un passage de la circulaire du ministre de l'éducation nationale du 20 septembre 1994 : « A la porte de l'école doivent s'arrêter toutes les discriminations, qu'elles soient de sexe, de culture ou de religion ».

A partir de la lecture de cette phrase, peut-on accepter le port du voile en disant qu'il est compatible avec la circulaire du ministre de l'éducation nationale de 1994 ?

M. Roland JOUVE : Dans le droit positif actuel, on ne peut pas oublier qu'il y a un avis et une jurisprudence du Conseil d'Etat selon lesquelles, il serait illégal d'interdire - même si cela peut choquer - tout port d'un signe religieux.

M. Jacques DESALLANGRE : Cela veut dire qu'il faut d'après moi légiférer pour que la circulaire du ministre de l'éducation nationale ne risque pas les foudres du Conseil d'Etat.

M. Roland JOUVE : Nous avons tenté et nous continuons à travailler sur la laïcité et il nous paraît pour l'instant utile de mettre en place des dispositifs permettant, dans le cadre de la loi - qu'elle soit changée ou pas -, de rendre effectifs ces principes de la laïcité.

M. René DOSIERE : La cellule de veille dont vous nous avez parlé est-elle celle à laquelle appartient Mme Chérifi ou, si c'est quelque chose d'autre, en quoi consiste-t-elle ? Quel type de soutien apporte-t-elle aux chefs d'établissement ? Quand nous les avons auditionnés, je n'ai pas le souvenir qu'ils nous aient parlé d'un quelconque soutien.

M. Roland JOUVE : Mme Chérifi est médiatrice et a une mission nationale depuis novembre 1994. La cellule de veille a été mise en place à la suite de décisions prises par les ministres de l'éducation nationale et elle commence à être opérationnelle depuis le mois de mai 2003. C'est un élément tout à fait nouveau.

M. le Président : La cellule de veille dont vous parlez n'est donc pas de la médiation scolaire ?

M. Roland JOUVE : Mme Chérifi est médiatrice nationale. Elle est chargée de la médiation sur le voile et dans les établissements scolaires plus particulièrement.

A partir de là, nous avons développé une cellule de conseil, implantée au niveau national, visant à rassembler les textes, à mutualiser les pratiques et à mettre en place un ensemble concernant les textes sur la laïcité. C'est une cellule de ressources.

Cette cellule se décline dans chaque académie avec un correspondant académique et, dans un certain nombre d'entre elles, un médiateur qui joue, au niveau académique, le rôle de Mme Chérifi au niveau national, concernant les problèmes de voile et, plus généralement, de communautarisme.

M. le Président : Mais, à chaque fois qu'un problème se pose dans une académie, on appelle Mme Chérifi. A quoi sert cette cellule ? N'est-on pas en train de multiplier les échelons ?

M. Roland JOUVE : Oui, mais cette cellule nationale a été mise en place en mai ainsi que les correspondants et les médiateurs.

Il ne s'agit pas de contester ce que fait Mme Chérifi et qu'elle fait d'ailleurs très bien. L'idée est de faire en sorte que les chefs d'établissement puissent avoir un contact et un appui au niveau académique, sans attendre d'en arriver à des situations de tension extrême parce que Mme Chérifi, hélas, ne peut se multiplier au niveau local.

M. le Président : C'est donc parce qu'elle a trop de travail que vous avez mis ces structures en place ?

M. Roland JOUVE : L'idée est de parvenir à une gestion de proximité.

M. le Président : Parce que le problème se pose partout ?

M. Roland JOUVE : Dans un certain nombre d'académies.

M. le Président : Si cette cellule a été mise en place, c'est que les problèmes commencent à augmenter ?

M. Roland JOUVE : Les statistiques dont nous disposons qui sont le relevé des incidents, sont numériquement plutôt en tassement.

On pourrait donc en déduire que l'on a « baissé le drapeau » et que l'on tolère de plus en plus des sentiments d'appartenance communautaire un peu partout. Mais nous considérons qu'a priori des reculs ont eu lieu par rapport à certaines pratiques du port du voile.

Mme Martine DAVID : Nous venons d'évoquer Mme Chérifi et je voudrais savoir quelles sont vos relations de travail avec elle. Vous nous avez dépeint la situation d'une façon plutôt assez naïve. Si nous n'avions auditionné personne avant vous, je n'aurais pas une appréciation correcte de la situation. Nous avons l'impression, en vous entendant, qu'il existe quelques problèmes par-ci par-là, que le voile peut en poser mais que ce n'est pas si important.

Je suis très étonnée de l'interprétation que vous livrez à cette mission d'information et ce d'autant plus que vous êtes membre du cabinet d'un ministre - et n'y voyez aucune connotation politique. Je suis assez inquiète.

Je voudrais vous interroger et avoir une réponse précise sur la nature de vos relations de travail avec Mme Chérifi. Compte tenu de l'audition que nous avons eue avec elle, qui a été extrêmement dense et qui, je le crois, nous a apporté une vision du vécu, de ce qu'elle a pu constater elle-même depuis plus de 10 ans, comment faites-vous, au ministère de l'éducation nationale, pour travailler avec elle, pour organiser des réunions de bilan d'étape, sur l'expérience du vécu, sur des décisions et autres questions ?

M. Roland JOUVE : Mme Chérifi fait partie des personnes aux ressources importantes qui ont été mobilisées. Elle participe à un certain nombre de travaux très importants. Elle est étroitement associée à tout ce que nous faisons, et s'il y a eu prise de conscience, si un certain nombre de démarches ont été réalisées par le ministère, je crois qu'elle y a contribué assez largement, notamment pour l'élaboration d'un certain nombre de documents d'orientation et pour la réflexion sur la mise en place des cellules de proximité au niveau des rectorats. Il est apparu important d'avoir, vis-à-vis des enseignants, des ressources de proximité et non pas simplement un dispositif d'ordre national.

Je ne nie pas la difficulté à laquelle nous sommes confrontés. Le problème du communautariste est un vrai problème. Mais en tant que membre du cabinet ministériel, je n'ai pas de solution simple. Peut-être y a-t-il des choses que l'on peut faire sur le terrain et peut-être faut-il travailler à ce niveau ?

Mme Martine DAVID : Vous ne répondez pas ma question. Nous avons besoin de savoir l'état actuel du travail mené par le ministère en soutien aux chefs d'établissement ; visiblement, sur cette question, il est compliqué d'avoir des réponses.

J'ajoute que Mme Chérifi nous a transmis un sentiment d'inquiétude - pour ne pas dire plus - fondé sur une réalité qu'elle vit effectivement au niveau national, ce qui peut encore renforcer notre inquiétude car nous avons l'impression que cela se multiplie partout. Elle insiste sur le fait que ce n'est pas tellement la quantité qui l'inquiète mais la nature même des problèmes rencontrés.

Vous parliez des parents d'élèves. Mme Chérifi nous fait part d'une réalité qui est la suivante : ce n'est même plus à des parents d'élèves qu'on a affaire, mais à des membres de réseaux fondamentalistes qui viennent représenter la famille aux côtés des élèves. Sommes-nous dans cette réalité ou dans la vôtre car ce ne sont pas les mêmes ?

M. Roland JOUVE : Je suis désolé si vous avez pu penser que ce n'était pas les mêmes. C'est un problème de nature et non pas quantitatif. Nous n'avons pas un développement sur toute la France de problèmes de voile, mais une structuration de comportements communautaristes dans certains endroits.

M. le Président : Il y a une contradiction entre d'une part votre approche de départ selon laquelle tout cela n'est pas très grave et n'empêchera pas la relation pédagogique et, d'autre part, la mise en place de cellules de veille dont nous nous demandons - c'est peut-être mon esprit un peu malveillant - si elles ne sont pas mises en place pour dire au législateur que nous sommes, ou à ceux qui se préoccupent de la laïcité de l'enseignement public : « Passez votre chemin, il n'y a pas de difficultés, il y a pas de problèmes. Certes, il y a d'autres problèmes dans les cités mais pas à l'école et surtout ne légiférez pas ».

Mme David a dit mieux que moi qu'il existe un décalage entre ce que nous entendons, qui est l'expression d'une vérité que nous ne remettons pas en cause, selon laquelle le problème se pose de manière très précise et qui conduit à la vraie question, que vous posez d'ailleurs et qu'il faut se poser, de savoir si oui ou non il faut légiférer, car nous constatons un développement extrêmement préoccupant de ces phénomènes de port de voile à l'école, et les propos lénifiants que vous nous servez : « Il n'y a pas de problème, ne vous inquiétez pas, le ministère s'en occupe, on met des cellules de veille ». Nous savons que ces cellules consistent à faire en sorte qu'il n'y ait aucune statistique.

M. Roland JOUVE : Nous n'avons pas statistiquement de progression sur toute la France de la question du voile mais, très clairement, une structuration d'un certain nombre de revendications communautaristes, dont le port du voile n'est qu'un des éléments parmi d'autres. Certains éléments, en allant au-delà, nous paraissent beaucoup plus graves que le port du voile qui au début pouvait être combattu sans trop de difficulté. Nous sommes confrontés dans un certain nombre d'établissements scolaires et de zones à une approche globale que l'on appelle communautariste.

Mme Martine DAVID : Signes et comportements ?

M. Roland JOUVE : Surtout des comportements. Tout d'abord, le refus d'un certain nombre d'enseignements. Nous le voyons très nettement. Refus par exemple des sciences de la vie mais pas seulement. Refus dans des cours d'histoire d'un certain nombre d'enseignements. Nous avons l'exemple typique de l'enseignement de la Shoah avec le développement des thèses négationnistes et surtout la contestation d'un certain nombre d'enseignements du fait religieux. Des tensions peuvent ainsi naître à l'occasion d'un enseignement sur les croisades ou sur l'islam au VIIIème siècle. C'est alors l'autorité même de l'enseignant qui est remise en cause.

C'est un premier fait qui nous paraît important.

M. Lionnel LUCA : C'est très grave.

M. Roland JOUVE : Effectivement et nous comprenons que ce soit mal vécu par nos enseignants, c'est évident.

On observe également, un certain nombre de comportements liés au refus de la mixité : non seulement de la part des jeunes filles, mais parfois de la part des garçons, qui se traduisent par des exemptions des cours d'éducation physique. Là, nous sommes désarmés car, bien souvent, nous recevons des certificats médicaux que nous ne pouvons pas contrôler.

Il y a aussi tous les types de communautarisme liés aux comportements : l'attitude dans la cour avec la définition de territoires ; lors du jeûne du ramadan, des garçons viennent parfois contrôler l'accès du self pour éviter que de supposés coreligionnaires viennent se restaurer. Nous pourrions multiplier les exemples.

M. Yvan LACHAUD : M. le Président, une remarque et une question :

Je veux bien que l'on parle d'un phénomène peu important, mais j'ai été choqué et troublé d'apprendre d'un des recteurs que nous avons entendus qu'il y avait 59 voiles dans un lycée de Villeneuve-d'Ascq. Cela me paraît justifier une intervention assez rapide, car cela signifie que des chefs d'établissement, des principaux et des proviseurs peuvent être amenés à réagir de façon différente et que la laïcité est en danger dans notre République.

Par ailleurs, si l'on devait légiférer dans ce domaine, comment pensez-vous qu'il faudrait traiter de l'enseignement privé sous contrat ? Je pense à un article de presse paru sur ce lycée musulman privé, hors contrat pour l'instant, et qui titre: « Classe mixte, voile autorisé, mais non obligatoire ». N'y aurait-il pas lieu quand ce lycée demandera sa mise sous contrat au bout de 5 ans, ce qui me paraît inévitable et normal, de prendre également des dispositions vis-à-vis de l'enseignement privé sous contrat qui a mission de service public et doit respecter un certain nombre d'éléments ?

M. Roland JOUVE : C'est une question de fond. Accepterons-nous d'avoir des établissements privés sous contrat d'association, qui auront des classes non mixtes avec des jeunes filles - même si le voile n'est pas obligatoire - qui seront toutes voilées - car il ne faut pas se leurrer, c'est ce qui se passera - avec des enseignements dont nous ne serons pas sûrs que nous pourrons, au quotidien, vérifier qu'ils sont conformes au contrat ? Quand l'inspection se déroulera, naturellement, tout sera conforme, mais ensuite, au quotidien, nous l'ignorerons.

C'est une question extrêmement difficile étant donné la réglementation applicable aux établissements d'enseignement privé sous contrat d'association selon laquelle ces établissements doivent fonctionner suivant les règles du service public : mêmes programmes, mêmes règles et accueil de tous les élèves, sans discrimination.

Tout le monde tient à ce que les établissements privés sous contrat d'association fonctionnent de cette façon puisqu'ils sont un des éléments particuliers du service public. Le problème est de savoir si nous sommes prêts à accepter des établissements de ce type.

C'est une vraie question. Il faut être très attentif aux établissements privés, car un certain nombre d'entre eux sont parfois confrontés aux mêmes problèmes que les établissements publics. Nous ne le disons pas assez, mais des établissements catholiques ont été confrontés au problème du voile, avec parfois des difficultés assez similaires à celles que nous rencontrons dans le public. Si une loi intervenait sur l'enseignement public, elle devrait en toute logique s'appliquer également aux établissements privés.

M. Yvan LACHAUD : Par rapport à la loi Debré, la notion de « caractère propre » est-elle assez précise ou pas pour donner des arguments réglementaires à cette question ?

M. Robert PANDRAUD : Ma question était pratiquement du même ordre. Si nous légiférons, cette loi sera applicable de plein droit - sous réserve de quelques détails d'ajustements - aux établissements privés sous contrat d'association. L'histoire nous prouve qu'on ne la fait pas appliquer et qu'elle ne s'applique pas. Nombre d'établissements, gérés par une confession, n'appliquent aucune réglementation en dehors de la loi originelle. Pourquoi le ferait-on pour d'autres établissements qui viendraient de se créer ?

Pour les manuels, un problème se pose : quelles sont les garanties d'objectivité - vieux problème - que présentent les livres scolaires ? Il existe des bibliothèques entières sur les croisades et l'on sait que les interprétations ne sont pas les mêmes : était-ce une entreprise de défense de la chrétienté ? Etait-ce la première manifestation du colonialisme ? Le refoulement de seigneurs ou de peuples, qui s'ennuyaient dans des terres pauvres et allaient chercher de l'or là-bas ?

Mon vrai problème est de savoir, dans le cas où une loi serait votée, si elle s'appliquerait aux collèges ou lycées musulmans sous contrat qui se créeront et aux établissements privés existants qui ne respectent pas la loi actuellement.

M. Bruno BOURG-BROC : Nous vous avons posé la question et je n'ai pas vu la réponse très clairement : pensez-vous qu'il faille légiférer ou pas ?

Si on légifère, l'interdiction de port des signes s'étendra-t-elle aux établissements privés sous contrat ? Je voudrais insister sur la question de M. Lachaud : le « caractère propre » n'est pas défini par la loi mais figure dans la loi de 1959. Pensez-vous qu'il faille définir à nouveau le « caractère propre » ou bien faut-il faire une croix sur le caractère propre ?

M. Hervé MARITON : Je citerai le témoignage d'une école privée sous contrat d'association de ma circonscription dans laquelle un conseiller municipal, membre du parti des Travailleurs, s'est rendu récemment et a demandé le retrait des crucifix.

M. Bruno BOURG-BROC : Gouverner, c'est prévoir. Dans l'état actuel des choses, prévoyez-vous d'autres demandes du même type que celles que vous venez d'avoir pour le lycée de Lille ? A terme, avez-vous des prévisions dans ce domaine ?

M. Roland JOUVE : Le « caractère propre » des établissements privés ne doit pas faire obstacle - et c'est toute la difficulté - au respect de la réglementation concernant l'application des programmes et des règles de l'enseignement public.

Le « caractère propre » intervient principalement - cela été discuté - dans l'ordre éducatif et dans celui de la vie scolaire ; il n'intervient pas dans l'enseignement des disciplines.

C'est un consensus assez général. La vraie question est celle du contrôle qu'il est possible d'assurer sur les établissements privés pour faire respecter le caractère laïque, la mission de service public, dans les établissements privés sous contrat d'association. C'est un droit et une obligation de l'Etat. Actuellement, ce contrôle s'effectue par des inspecteurs pédagogiques, soit inspecteur de l'Education nationale (IEN), soit inspecteur pédagogique régional (IPR).

Quant à légiférer, le « caractère propre » ne devrait pas faire l'objet d'une modification. Il est assez bien compris globalement dans l'immense majorité des cas et ne pose pas de difficulté particulière. Il me paraîtrait difficile de revenir sur l'idée du « caractère propre » qui fait l'originalité des établissements sous contrat d'association. Je crois qu'il faut conserver ce caractère propre.

M. Robert PANDRAUD : Vous faites donc du communautarisme.

M. Roland JOUVE : Je ne fais que citer la loi. Celle-ci, dans sa rédaction actuelle, distingue le « caractère propre » et le contrat. Il y aurait communautarisme si les règles du contrat étaient tournées, c'est-à-dire si dans le cadre de l'enseignement sous contrat, on appliquait des règles tout à fait dérogatoires du droit commun mais, dans la mesure où il y a application normale du contrat, je crois que nous ne nous situons pas dans du communautarisme.

M. le Président : Merci beaucoup de ces précisions.

Pour vous, le port du voile est-il un signe d'identité culturel ou religieux ?

M. Roland JOUVE : Quand on regarde le Coran, je trouve qu'il y a bien d'autres signes d'appartenance religieuse.

M. le Président : Je ne parle pas par rapport au Coran. Pour vous, le fait d'avoir dans une école quelqu'un qui porte un voile, est-il l'expression d'un signe religieux ou d'un signe culturel 

M. Roland JOUVE : C'est plutôt l'expression d'un signe culturel ou communautaire, que religieux.

M. le Président : Merci.

M. Roland JOUVE : Nous commençons à mettre en place un document face aux dérives communautaristes. Je peux vous le communiquer. Il est intéressant, car il tente d'apporter, sinon des réponses, tout au moins des procédures à des questions posées dans les établissements.

Table ronde regroupant
M. Farid ABDELKRIM, membre de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), accompagné de M. Charafeddine MOUSLIM,
M. Yamin MAKRI
(, membre du Collectif des musulmans de France,
accompagné de M. Fouad IMARRAINE_,
Mme Malika AMAOUCHE, militante féministe,
Mme Malika DIF, écrivain,
M. Bruno ETIENNE_, directeur de l'observatoire du religieux à l'IEP d'Aix-en-Provence,
Mme Françoise GASPARD, universitaire,
Mme Dounia BOUZAR, chargée de mission à la protection judiciaire de la jeunesse

(extrait du procès-verbal de la séance du 16 septembre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Mesdames et messieurs, chers collègues, je voudrais tout d'abord vous demander de bien vouloir excuser le Président, M. Jean-Louis Debré, qui est, pour 48 heures, en visite officielle en Tunisie. A sa demande, deux tables rondes ont été organisées relatives à la problématique du port du voile à l'école ; pour schématiser, et j'insiste sur ce point, je dirais que nous recevons, aujourd'hui, des personnes favorables à la liberté du port du voile à l'école, alors que demain, les personnes que nous auditionnerons sont plutôt défavorables au port du voile.

Mes chers collègues, nous recevons donc aujourd'hui différents responsables d'association et auteurs d'ouvrages relatifs au port du voile. M. Farid Abdelkrim, membre du conseil d'administration de l'UOIF, accompagné de M. Charafeddine Mouslim, M. Yamin Makri, porte-parole du Collectif des musulmans de France accompagné de M. Fouad Imarraine. Sont également présents plusieurs auteurs d'ouvrages sur le voile, intellectuels et autres signataires de l'appel du 20 mai dernier, paru dans le journal Libération, en faveur du port du voile : Mme Malika Amaouche, militante féministe et signataire de l'appel, Mme Malika Dif, écrivain, conférencière et auteur d'« Etre musulmane aujourd'hui » ; M. Bruno Etienne, membre de l'institut universitaire de France, directeur de l'observatoire du religieux à l'IEP d'Aix-en-Provence, Mme Françoise Gaspard, ancienne parlementaire, universitaire, diplômée de l'IEP de Paris, agrégée d'histoire, ancienne élève de l'ENA, maître de conférence à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, militante féministe, signataire de l'appel et auteur des « Foulards de la République » et Mme Dounia Bouzar, coauteur de l'ouvrage « L'une voilée, l'autre pas ».

Je vous propose, mesdames et messieurs, de commencer par un premier tour de table afin que vous vous présentiez, puis nous passerons au jeu des questions-réponses.

Mme Dounia BOUZAR : M. le Président, je vous remercie de nous recevoir. Je voudrais tout d'abord remarquer que mes titres universitaires n'ont pas été cités ! Sachez donc qu'au-delà de l'ouvrage « L'une voilée, l'autre pas », je suis également doctorante en anthropologie, chargée d'études et de recherches à la protection judiciaire de la jeunesse, au ministère de la justice. Je suis notamment chargée d'une mission nationale, « islam et action sociale », qui a pour objectif de valoriser les valeurs communes entre l'islam et l'occident auprès de tous les professionnels, afin de leur fournir des outils pour travailler sur le thème de la mise en avant de la référence musulmane par les jeunes. Je suis également la personnalité dite qualifiée du Conseil français du culte musulman (CFCM), depuis peu.

Jusqu'à présent, j'ai davantage travaillé sur le plan psychologique ; mes travaux ont consisté à tenter de comprendre - par des enquêtes de psychologie sociale - ce qui poussait les jeunes à vivre leur islam de cette façon.

Vous avez auditionné d'éminents sociologues, je ne vais donc pas redire des évidences. Je dirai simplement que ma position a consisté à travailler, non seulement sur le paramètre d'interactions - comment la société peut aussi injecter le contraire de ce qu'elle veut - mais également sur la question du croisement des mythes - comment la société française voit grandir sa première génération de Français de confession musulmane, la première vraie génération de jeunes complètement socialisés à l'école de la République et qui ont appris à dire « je ». Une rencontre, donc, avec les jeunes dans une nouvelle recomposition du fait religieux.

J'ai voulu montrer comment un certain nombre de jeunes filles revendiquent des valeurs universelles mais les détachent de l'unique histoire de France ; elles souhaitent rejoindre les autres Françaises sur un certain nombre de valeurs communes tout en revendiquant la lecture de ces valeurs dans la référence musulmane. C'est-à-dire une réappropriation des textes musulmans au prisme de la culture française.

Il me semble que l'histoire de France se rigidifie et souhaite être la seule à avoir produit certaines valeurs. Mais on assiste également, d'un autre côté, à un retour au mythe d'or de l'âge musulman qui se rigidifie aussi. Pour construire un avenir commun, il faudrait commencer par travailler sur les histoires et les mémoires.

Je ne développerai pas plus mon propos nous serons certainement amenés à y revenir lors du débat. Merci.

Mme Malika DIF : M. le Président, madame, messieurs les députés, je vous remercie de votre invitation ; nous y sommes si peu habitués que nous en sommes tout étonnés.

Je suis Française, convertie à l'islam depuis 30 ans, j'ai 66 ans. Je suis juriste de formation, j'ai travaillé pendant 44 ans, et je suis aujourd'hui retraitée. Je consacre mon temps - depuis déjà une vingtaine d'années - à l'éducation islamique, ou plutôt musulmane, car le mot islamique à une connotation particulière.

En tant que musulmane, je me suis d'abord préoccupée de la situation de la femme ; tant de choses ont été dites à son propos, tout et son contraire, qu'il m'a semblé indispensable d'intervenir. Je l'ai fait en écrivant un ouvrage, « Etre musulmane aujourd'hui », qui recense ce que sont les droits de la femme - je cite les textes et les commente, étant entendu que d'autres peuvent avoir une vision différente, selon les écoles. Pour ma part, je me suis fondée sur le contexte le plus généralement accepté par l'ensemble des savants musulmans.

En ce qui concerne cette communauté, je travaille essentiellement avec des jeunes - certains sont devenus des adultes et ont aujourd'hui 40, 45 ans - qui sont scolarisés. J'essaie de démontrer, depuis vingt ans, que l'on peut être musulman ou musulmane et citoyen français, c'est-à-dire engagé dans la vie de cette société. Si tous les musulmans ne le sont pas, c'est peut-être que, sous prétexte qu'une femme se présente avec un voile ou un homme avec une barbe, ils sont qualifiés d'islamistes et que les portes leur restent fermées. Certaines associations musulmanes, par exemple, dans différentes villes de province, ont voulu participer à la journée de la femme ; les femmes qui portaient le voile se sont vues refuser. C'est une réaction que j'ai du mal à comprendre, à accepter, car si ces femmes viennent avec leur voile, elles viennent pour témoigner de leur appartenance à la société française.

Je connais des femmes qui ont passé le cap du voile à l'école, qui ont suivi des études supérieures, mais qui sont condamnées à rester à la maison pour élever leurs enfants ou à donner ici et là des cours d'arabe ou d'enseignement religieux.

D'ailleurs, nous donnons également des cours d'instruction civique. Au moment des élections, je me souviens avoir expliqué aux jeunes comment et pourquoi il fallait voter - s'inscrire sur les listes électorales, et voter, blanc, si aucun candidat ne leur convenait -, car l'école ne l'avait pas fait. Alors on parle aujourd'hui du problème du voile à l'école, mais on oublie le civisme, l'éducation citoyenne à l'école, ce dont nous avons le plus besoin. J'ai donc le sentiment, depuis vingt ans, de faire un travail qui n'est pas fait à l'école.

Mme Françoise GASPARD : M. le Président, Mme Bouzar a fait remarquer que ses titres universitaires n'avaient pas été cités, personnellement, je me serais passée des miens !

Je rappelle toutefois que je suis une ancienne parlementaire et que j'ai été maire de Dreux, ville qui connaît de nombreuses nationalités et une importante population de culture musulmane.

Par ailleurs, je travaille dans un laboratoire de sociologie, fondé par Alain Touraine, qui est dirigé aujourd'hui par Michel Wieviorka. Nous travaillons sur les questions d'exclusion dans la ville, de l'école, et j'ai travaillé avec Farhad Fhosrokhavas notamment, sur les relations des garçons et des filles - question centrale dans notre discussion.

Je suis par ailleurs experte dans l'un des six comités conventionnels de l'ONU, le comité chargé de surveiller l'application du respect de la convention sur la non discrimination à l'égard des femmes, convention que la France a ratifiée en 1983.

Je regrette, M. le Président, à cet égard, que le parlement ne se soit pas saisi du rapport qui a été présenté à New-York par la France au mois de juillet, et je souhaiterais que votre commission se saisisse, elle, du jugement qui a été prononcé sur ce rapport. En effet, pour que la France remplisse ses engagements internationaux, un certain nombre de mesures, nécessaires, ne sont pas encore prises, notamment en ce qui concerne le respect de l'article 5 de cette convention, sur la lutte à l'école contre les stéréotypes de sexe - il s'agit d'une question à laquelle nous devons réfléchir.

Ma première affaire du foulard, je l'ai connue en 1978, à Dreux. Un directeur d'une école primaire me demande d'intervenir auprès de deux familles qui refusent d'envoyer leur fille en classe de neige. En allant rencontrer ces deux petites filles dans leur classe, en CM2, je découvre que l'une d'elle porte un foulard ; je sursaute et demande au directeur comment il peut tolérer cela. Il me répond, en accord avec les enseignants, que leur rôle est de faire tomber le foulard, du moins de permettre à cette petite fille, si elle le désire un jour, de ne plus le porter. J'ai découvert à cette époque une confiance - que je n'ai pas toujours retrouvée plus tard - des enseignants dans leur mission.

Une des petites filles était donc d'origine marocaine, l'autre Portugaise catholique. Je me suis rendue dans les deux familles afin de convaincre les parents de les laisser partir, arguant que cela était essentiel à leur intégration dans la communauté scolaire. Or, alors qu'une famille était catholique et l'autre musulmane, les mêmes mots ont été prononcés : pudeur et crainte de ne pas avoir l' œil sur leur petite fille, le soir, dans le chalet.

Je suis parvenue à convaincre les familles de laisser partir les deux petites filles. Je suis toujours en relation avec Malika, qui est aujourd'hui chirurgienne à l'hôpital de la Salpêtrière et qui a choisi de ne plus porter le foulard. Dans cette affaire, l'école a montré qu'elle pouvait absorber la différence et surtout faire en sorte que les petites filles résistent.

En 1994, j'ai été chargée, avec mon collègue Farhad Fhosrokhavas, par le ministère de l'équipement, d'une enquête sur les relations entre les garçons et les filles dans les quartiers difficiles - c'était la première enquête de ce type. Et je dois dire, moi qui n'avais pas remis les pieds dans un établissement scolaire du second degré depuis longtemps, que j'ai été ahurie, étonnée, choquée de ce que j'ai entendu, à la fois de la part des élèves et des professeurs sur la montée de la violence des garçons.

Cette violence m'a conduite à réfléchir sur le fait que l'on a imposé la mixité scolaire à la fin des années 60, pour des raisons plus économiques que philosophiques. Aucune réflexion n'a été menée en termes de pédagogie, de coéducation. Il y a donc là une réflexion à mener, car aujourd'hui, parmi les foulards, il en existe un que j'ai vu dans les quartiers récemment, qui est un foulard de protection : un foulard contraint. Or il est de notre responsabilité, et de celle de l'école laïque, d'enseigner la laïcité qui est, en fait, posée comme une donnée sans être enseignée, sans que soit rappelé les valeurs des fondateurs de la République. Jules Ferry n'a jamais dit que les élèves ne devaient pas porter de signes religieux, il a déclaré qu'il convenait de respecter l'absolue conscience de l'enfant et la neutralité des locaux et des enseignants. Il serait intolérable que des enseignants manifestent par quelque signe que ce soit leur appartenance, afin qu'ils puissent respecter les enfants.

Dans l'article paru dans le journal « Libération », que j'ai signé, nous disons que nous ne sommes pas favorables au foulard, mais que nous respectons celles qui le portent ; encore faut-il que chacune sache ce qu'il signifie. Pour moi, le foulard représente trois choses : un symbole religieux, une marque d'oppression des femmes et une pièce de vêtement. Ma grand-mère ne serait jamais sortie en cheveux dans la rue. Je respecte donc celles qui souhaitent, par pudeur, porter un foulard. Mais encore une fois, l'école doit enseigner aux élèves un certain nombre de principes, dont celui du respect entre les garçons et les filles.

Mme Malika AMAOUCHE : M. le Président, je suis une militante, signataire de la pétition « Oui à la laïcité, non aux lois d'exception » parue dans le journal « Libération » le 20 mai 2003, sous le titre fallacieux « Oui au foulard dans l'école laïque ». Or il s'agit en fait d'un appel laïque, contre l'interdiction du voile et contre une loi d'exception qui viserait le foulard islamique.

Cet appel a été signé par la Ligue des droits de l'homme, la Fédération des conseils de parents d'élèves des écoles publiques (FCPE), l'association des travailleurs maghrébins de France, des représentants politiques, des syndicats, des formateurs de l'éducation spécialisée, des enseignants, des éducateurs de l'Education nationale, des chercheurs, des universitaires et des militants d'associations telles qu'Amnesty International, Défense des enfants International, Mouvements de l'immigration et des banlieues ou le Comité des femmes arabes.

Cet appel vient s'inscrire dans le débat public pour faire entendre une voix laïque à un moment où le foulard avait formé deux camps : les laïques, prônant l'interdiction, et les religieux prenant parti pour le voile à l'école.

Il s'agissait, au-delà de ce que représente le voile, de faire entendre les conséquences d'une exclusion de l'école pour ces jeunes filles. Que le voile soit porté par libre choix ou imposé, il n'en demeure pas moins que l'interdire à l'école revient à créer une double contrainte pour les jeunes filles qui devront choisir entre l'autorité de leurs parents, ou ce que leur conscience leur impose, et l'autorité de l'Etat français. Il s'agit d'un fardeau lourd à porter quand on n'a pas l'âge de s'émanciper réellement pour avoir de la distance avec quelque référent ou autorité que ce soit.

Par ailleurs, l'exclusion de l'école est la plus lourde punition qui soit. Car si ces jeunes filles sont contraintes de porter le voile et, de fait, forcées à quitter l'école, cela revient à leur fermer la porte de l'école mais également d'un espace social, mixte et laïque, à les priver d'outils indispensables et à les renvoyer à l'autarcie du foyer familial.

Si le voile est certes un signe religieux, il s'agit également d'un moyen pour les jeunes filles d'accéder à l'espace public, mixte. Or il ne faudrait pas, aujourd'hui, faire le jeu des amalgames en renvoyant ces jeunes filles dans une école non mixte, probablement religieuse, et créer ainsi des champs communautaires, fermés, dans la société française.

En outre, si le rôle de l'école est d'affranchir les consciences de toute tutelle, on n'affranchit pas par la contrainte. L'autonomie est un long apprentissage que l'on fait en pleine connaissance de cause et dont on mesure parfois l'héritage à un âge plus avancé de la vie, mais qui nécessite toujours une certaine maturation et de l'expérience.

Il convient de ne pas oublier que l'école n'est obligatoire que jusqu'à 16 ans. Dans ce laps de temps, trop court, il convient de donner aux élèves voilées une place à l'école laïque. Il serait absurde d'exclure ces jeunes filles au nom d'un quelconque idéal de laïcité, ou pour émanciper les femmes.

En revanche, des contraintes sont formatrices, telles que l'obligation d'assiduité ou la diversité des matières à enseigner - les sciences naturelles ou le sport. L'idée étant que ce n'est qu'en offrant un éventail le plus large possible que l'on forme un esprit critique.

Rejeter le voile de l'école, ce serait donner aux intégristes des arguments pour obtenir des écoles musulmanes, non mixtes, ce qui alimenterait un sentiment de rejet envers la France. Dans un premier temps, les élèves pourront soit arrêter l'école, soit recourir aux cours par correspondance. Sachant les inégalités déjà existantes devant l'enseignement, si le milieu de l'enfant ne complète ni n'encourage l'apprentissage, le résultat pour la très grande majorité de ces jeunes filles va être de les déscolariser. Ce qui serait plus que dommage si l'on considère que les filles, dans leur grande majorité, réussissent mieux à l'école que les garçons.

Accepter le voile ne serait pas céder à un chantage des intégristes, mais donner une place à ce symbole, ostentatoire peut-être, mais uniquement par la taille et d'une autre confession religieuse, pour permettre à certaines jeunes filles l'accès à notre école laïque. Il serait même dangereux pour la cohésion sociale de créer une loi qui aboutirait à leur exclusion. Ce serait soumettre à la peur et alimenter les fantasmes qui amalgament attentats terroristes, islamisme et intégrisme, viols collectifs et port du voile, alors que celui-ci est parfois un moyen, pour certaines jeunes filles, de faire un compromis entre deux cultures, de sortir dans la rue, de poursuivre des études, de différer un mariage ou de s'engager dans des activités militantes.

On constate d'ailleurs que la polémique ne vient pas de ces jeunes filles. Selon l'étude de la médiatrice Hanifa Chérifi, le nombre de cas problématiques est passé en dix ans de 300 à 150.

En revanche, il est du rôle de l'école laïque de donner une image valorisante de la culture islamique, de créer des repères pour comprendre l'histoire religieuse et laïque, de prendre connaissance de l'histoire coloniale et de s'approprier l'histoire des luttes pour l'émancipation et l'indépendance.

Il convient également de rappeler que la République laïque n'a pas amélioré immédiatement le sort des femmes, puisqu'il a fallu attendre 1938 pour que les femmes aient le droit de s'inscrire à l'université sans l'autorisation de leur mari, et qu'elle s'est accommodée jusqu'aux années 60 de la séparation des sexes. Et ce n'est qu'en 1946 que les femmes ont pu devenir électrices et éligibles, au même titre que les hommes. Enfin, il faudra attendre la loi de 1970 pour que soit supprimée la notion de chef de famille du code civil.

Bien que l'enjeu, au début du siècle, ait été de remplacer l'autorité de l'église catholique par des instances représentatives et élues démocratiquement, la question de la représentativité des femmes a été le résultat de ligues militantes. Jules Ferry disait : « Il faut choisir citoyen, il faut que la femme appartienne à la science - entendue la laïcité - ou à l'église ». Faisons un autre pari, celui que la femme ne s'appartient qu'à elle-même et qu'il est de son libre arbitre de choisir des moyens pour paraître et pour participer dans l'espace public à la citoyenneté. On s'émancipe en se réappropriant sa culture, et à partir d'elle en se créant une identité recomposée.

M. Farid ABDELKRIM : M. le Président, je souhaiterais tout d'abord préciser que je ne suis pas là en tant que représentant de mon organisation, ayant été contacté à titre personnel ; je donnerai donc, sur cette question, mon point de vue et non celui de mon organisation.

Je suis donc membre du Conseil d'administration de l'UOIF, je suis également ex-président du Mouvement des jeunes musulmans de France. Je suis par ailleurs membre du CFCM, et si j'ai accepté votre invitation, c'est parce que je suis en contact avec une certaine partie de la communauté musulmane, et plus particulièrement des jeunes que je rencontre à travers les conférences que je dispense dans toute la France. Or, la question du voile est souvent abordée lors de ces rencontres, car elle entraîne beaucoup d'incompréhension, d'interrogations - de la part des garçons comme des filles.

C'est donc à ce titre que j'ai accepté de venir devant votre mission d'information, pour vous faire part de ce qui se dit ici et là, mais peut-être aussi pour faire tomber les fantasmes, les psychoses qui accompagnent cette affaire, à laquelle on a donné plus d'importance qu'elle ne le mérite.

Je ne suis ni pour ni contre le port du voile, je suis pour que les personnes aient le droit de choisir leur vie. En effet, j'ai appris, par l'éducation que j'ai reçue de mes parents et à l'école, que les gens ont le droit de faire ce qu'ils veulent ; c'est ce principe que je dispense lors de mes conférences, lorsque je rencontre une jeune fille qui est tiraillée entre l'envie de continuer ses études et celle de porter le voile. Je la renvoie à sa propre conscience, je ne puis que l'accompagner dans ses prières, si j'en ai le temps et le courage.

Nous en discuterons certainement tout à l'heure, mais je pense vraiment que l'on a fait trop de bruit autour de cette affaire et qu'il serait intéressant de cesser de l'envenimer, non seulement au plan médiatique mais également politique.

M. Yamin MAKRI : Je suis porte-parole du Collectif des musulmans de France, éditeur et père de quatre enfants.

Je pourrais, aujourd'hui vous faire part de mon expérience - de 15 ans - sur le terrain, à travers le mouvement associatif. Par exemple, le collectif est composé de personnes attachées à leurs convictions religieuses mais également très actives sur le terrain ; elles souhaitent participer à la vie de ce pays. Or, souvent, ces personnes posent des problèmes. C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de réfléchir sur les valeurs musulmanes : quels sont les points qui posent problèmes, et ne devrions-nous pas nous adapter ? Nous avons pris conscience que nous devions travailler aussi sur nous-mêmes et que pour vivre dans ce pays, nous avions besoin d'effectuer un dépoussiérage. On nous a beaucoup parlé de laïcité, de République, de démocratie, mais nous voulions apprendre ces valeurs par nous-mêmes.

Après 15 ans de travail, de conférences, de débats, je constate que, si l'on met de côté notre esprit de revanche, nos ranc œurs, pour certains leurs idées racistes et pour d'autres la peur de s'intégrer réellement au pays, il n'y a pas de problème. Notre religion est plus facile d'accès qu'on ne l'imagine et la laïcité n'est pas ce que l'on en dit. Il existe une manipulation idéologique de la laïcité, et il nous appartient de faire la part des choses.

Le collectif estime que la position du Conseil d'Etat est la plus sage : le foulard ne devrait pas poser de problème si l'on se réfère vraiment aux valeurs laïques. En revanche, si le comportement de la jeune fille qui porte le foulard n'est pas en accord avec les règles de l'école, il doit être sanctionné.

Je suis d'origine algérienne - je suis né en France -, et je dois avouer que ma peur est liée à l'expérience algérienne. Je n'oublierai jamais que, de 1905 à 1962, la laïcité n'a pas été appliquée dans tous les départements français ; en effet, la laïcité n'a pas été appliquée aux « indigènes » musulmans d'Algérie, afin qu'ils ne s'émancipent pas.

Actuellement, je crains qu'il y ait une volonté de mettre en place des lois d'exception destinées à une population particulière qui pourraient poser des problèmes. Si l'on commence à considérer une partie de la population française d'une manière différente, on aboutira à des catastrophes, telles que celles que l'on a connues l'an passé.

Vous êtes des représentants politiques, des élus du peuple, je vous demande donc de faire attention à ce que vous faites. Le principe du « vivre ensemble » est réglementé, il ne faut pas revenir dessus, sinon nous courons vers la catastrophe.

M. Bruno ETIENNE : M. le Président, je ne suis ni femme, ni musulman, mais j'ai un doctorat relatif à la médiation religieuse et 45 ans d'expérience du monde arabe.

Je souhaiterais dire aux élus de la nation que s'ils ont le devoir de légiférer, ils doivent le faire en connaissance de cause. Afin de respecter le principe de la laïcité, il conviendrait que ce principe et cette laïcité soient clairs. Or la laïcité est un concept « valise », qui ne fait l'objet d'aucun consensus pour des raisons historiques, politiques, voire psychopathologiques.

M. Makri vient de rappeler que la loi de 1905 ne s'appliquait pas à l'Algérie, c'est tout à fait exact. J'ajouterai même que le culte musulman était rémunéré par l'Etat français. Il y a donc une contradiction, aujourd'hui, à vouloir en faire une distinction.

De même l'islam ne fait l'objet d'aucune connaissance publique sérieuse en France - elle a même régressé au XXème siècle. Elle ne fait que l'objet de fantasmes perdurants, voire essentialismes, ce qui est assez impressionnant pour le chercheur relativiste que je suis. La question du foulard n'est effectivement que le haut de l'iceberg, à savoir un épiphénomène qui se donne à voir et qui est agité comme un drapeau.

Il conviendrait donc de commencer notre réflexion plus en amont : la laïcité est-elle une idéologie comme les autres ou est-elle une valeur universelle ? En ce sens, la visibilité de l'islam - la décolonisation et la venue de populations de religions diverses - nous oblige à repenser un certain nombre de concepts qui ont nomadisé depuis Jules Ferry jusqu'à 1905 ; la laïcité ne se réduit pas à la loi de 1905.

Aujourd'hui, la laïcité est largement bafouée, y compris dans l'entretien des édifices du culte ; mais je sais que la France se glorifie de ne pas avoir de patrimoine religieux !

Nous devons donc, tout d'abord, nous mettre d'accord sur ce qu'est la laïcité aujourd'hui, dans une société française plurielle, pluriculturelle, pluriethnique, plurireligieuse, dans le contexte d'une Europe qui ne gère absolument pas le cultuel et le culturel comme nous. Je voudrais à ce propos vous rappeler les articles 9, 14 et 16 de la Charte fondamentale sur la liberté religieuse. Ces articles posent problème, non seulement avec l'islam, mais également avec les sectes, par exemple. La France est le pays le plus condamné par l'Europe en matière de discrimination religieuse !

L'islam, c'est 14 siècles d'histoire complexe, un milliard d'individus. Or, à longueur de journée, je lis dans les journaux que l'islam est un, que tous les musulmans sont des terroristes potentiels ou en puissance, parce que l'islam est ontologiquement violent. Il y a donc tout un travail à mener, non seulement par nous, les professionnels, mais également par les musulmans.

Mais j'en viens à l'affaire du voile. Et je poserai trois questions. D'abord, les enquêtes sociologiques démontrent toutes qu'une loi interdisant le voile à l'école empêcherait un certain nombre de jeunes femmes de recevoir une éducation et les priverait d'un espace de liberté. Assez curieusement, le voile, pour certaines, élargit leur espace de liberté publique.

Comment pouvons-nous travailler sur la production de ces textes, avec ou sans les musulmans ? Que représente le voile réellement ? Je puis, sur ce point, vous éclairer. Que dit le Coran ? Le Prophète Mahomet avait, bien avant Habermas, définit l'espace privé et l'espace public de l'existence ; cela devrait ravir ceux qui estiment que la laïcité est la distinction entre la sphère du religieux dans le privé et la sphère publique de sa représentation.

Si je dois vous donner un seul conseil, ce serait celui-ci : nous devons travailler sur les conditions objectives de production des textes, qu'ils soient la loi française ou les textes religieux. Certaines choses sont négociables, d'autres non. Or je prétends que l'affaire du voile n'est que la partie visible de l'iceberg de toute une série de problèmes que la France plurielle pose aujourd'hui à la loi monisme et générale. Une loi qui ne concernerait qu'une seule catégorie de citoyens ne pourrait qu'être contraire à la philosophie de la République française.

M. Yvan LACHAUD : M. le Président, après huit auditions, je constate que nous avons entendu différentes analyses. Je souhaiterais donc connaître l'opinion de nos invités : le voile est-il un signe religieux ou un phénomène culturel ? Par ailleurs, pouvez-vous nous dire pourquoi il est réapparu, voilà quelques années ?

Mme Malika DIF : Le voile est-il un phénomène religieux ou culturel ? Sans hésitation : il s'agit d'un phénomène religieux. Les femmes musulmanes qui portent le voile se réfèrent au Coran, et notamment à trois versets. Je vous en fais la lecture.

« Sourate 33, verset 59: « Oh Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, et aux épouses des croyants, de ramener sur elles un pan de leur voile. Cela est plus à même de les faire reconnaître et leur éviter d'être importunées ».

Sourate 24, versets 30 et 31 : « Invite les croyants à baisser pudiquement les yeux et à se préserver de toutes souillures charnelles. Cela contribuera à les rendre plus purs. Et invite également les croyantes à baisser décemment leur regard et à préserver leur vertu, et à ne laisser paraître de leur charme que ce qui ne peut en être caché ». »

S'il était besoin de confirmer cette obligation, je citerai un autre verset qui fait référence aux personnes âgées ; sourate 24, verset 60 : « Quant aux femmes atteintes par l'âge de la ménopause, et qui n'espèrent donc plus se marier, elles peuvent porter une tenue plus légère, sans toutefois dépasser les limites de la décence. Mais il est tout de même préférable qu'elles évitent cela ».

Nous savons également que le Prophète a donné une précision en disant que les femmes pouvaient laisser à la vue des autres leur visage et leurs mains.

Le voile est donc une obligation. Mais l'islam propose plusieurs catégories d'obligations : tout d'abord, celles qui sont fondamentales, sans lesquelles un musulman n'est pas considéré comme ayant accompli son devoir de musulman. Il s'agit des cinq piliers de l'islam : la profession de foi, la prière, le jeun, l'aumône légale et le pèlerinage pour celui ou celle qui en a les moyens matériels ou physiques.

Ensuite, il y a les obligations d'un second degré, telles que la bonne relation avec les parents, quelle que soit leur attitude à l'égard de leurs enfants ; les enfants doivent soutenir leurs parents, comme les parents doivent éduquer leurs enfants.

Autre obligation de second degré : l'acquisition du savoir - extrêmement important dans l'islam. Vous connaissez tous ce dicton disant : « allez chercher le savoir jusqu'en Chine s'il le faut ».

Nous trouvons également dans la catégorie des obligations de second degré, l'obligation pour la femme de se couvrir, c'est-à-dire de porter un voile, de revêtir une tenue pudique.

La personne qui ne se soumet pas aux obligations de cette catégorie est certes musulmane, mais considérée comme désobéissante. Or les musulmanes n'ont pas envie de désobéir.

Je reviens donc à votre question, M. le député : signe religieux ou signe culturel ? Signe religieux, sans ambiguïté.

Je répondrai maintenant à votre seconde question relative à la réapparition du foulard. Lorsque je suis devenue musulmane, voilà 30 ans, il est vrai qu'il y avait assez peu de foulards. Je suis mariée depuis 44 ans avec un Algérien qui n'a pas pu faire les études qu'il aurait dû pouvoir faire, dans son pays comme en France - l'enseignement était interdit, les écoles coraniques avaient été fermées -, et c'est une chance que cet homme soit parfaitement intégré dans cette société.

Les jeunes gens d'aujourd'hui sont les enfants de ces émigrés qui, lorsqu'ils sont arrivés en France, n'avaient donc pas de culture religieuse. Les hommes arrivaient seuls en France, et ils nous accueillaient - nous leur remplissions, par exemple, leurs feuilles de sécurité sociale - avec quelque chose à manger, et écoutaient des chants arabes. En fait, ils ont retrouvé leur culture avec leurs enfants qui, en grandissant, ont revendiqué leur appartenance à la religion musulmane. J'ai enseigné pendant dix ans à la mosquée de Paris, et j'ai souvent rencontré des jeunes qui ne savaient plus qui ils étaient.

Tous ces jeunes se sont donc interrogés sur eux-mêmes, ont recherché leur identité, puis l'ont intégrée en ayant conscience d'avoir - les parents et les enfants - un certain retard à rattraper. C'est la raison pour laquelle nous avons assisté à quelques excès : de nombreuses personnes avaient un grand retard à rattraper envers Dieu.

Je me bats pour que la femme musulmane trouve sa place dans la société française - peut-être, un jour, verrons-nous une femme députée voilée.

Mme Françoise GASPARD : M. le député, ma réponse sera différente de celle de Mme Dif, s'agissant de votre première question. Je constate, à la fois sur le plan historique, mais également à travers les études sociologiques que j'ai menées avec mon équipe, que le voile est polysémique.

En effet, il n'y a pas un seul voile mais plusieurs : le voile de l'émigrée, qui ne gêne personne ; le voile contraint de certaines petites filles qui le portent ne serait-ce que pour aller jusqu'à l'entrée de l'école ; le voile revendiqué ; le voile de protection, qui protège de la violence des garçons.

S'agissant de ce dernier, j'ai rencontré des jeunes filles, à Dreux, qui portent le foulard. Je leur ai demandé pourquoi elles le portaient. Leur réponse a été la suivante : « Madame, ne vous inquiétez pas, nous ne le portons pas à l'école ! »

Par ailleurs, dans la société française, on le constate, il y a des foulards qui vont et viennent, correspondant à des périodes de tension politique, nationale ou internationale ; les foulards avancent, puis dès que le climat se détend, ils reculent - par exemple, les femmes portent plus le foulard pendant le ramadan qu'à d'autres périodes.

Il convient donc d'analyser le foulard, dans le contexte français, comme un principe qui peut être religieux, mais également culturel, voire politique. J'ai rencontré des jeunes filles qui portaient le foulard - mais qui ne connaissaient pas les cinq piliers de l'islam - pour être considérées à la fois comme Françaises et musulmanes.

S'agissant de votre seconde question, je rappellerai que dans de nombreux pays musulmans, le foulard est un enjeu entre les modernistes et les conservateurs. Certains pays musulmans interdisent le foulard dans les administrations et à l'école, je pense notamment à la Tunisie.

En Iran, le père du shah, avait interdit le port du foulard dans l'espace public - cette démarche a également été menée en Turquie.

En 1979, en tant que députée, je me suis rendue - avec d'autres femmes, dont certaines étaient musulmanes - en mission en Iran, lorsque Khomeiny a obligé les femmes à porter le foulard ; nous lui avons demandé de retirer cette fatwa, cette obligation.

J'ai alors eu des discussions avec des femmes qui étaient, pour certaines communistes, pour d'autres féministes, ou communistes et féministes, progressistes... et qui avant même cette obligation, avaient remis le foulard en signe de protestation politique au régime du shah. Il s'agissait non pas d'un foulard religieux, mais politique.

La façon dont les femmes étaient manipulées avec ce foulard m'avait inquiétée et montré quels étaient les effets que pouvait avoir l'interdiction. J'affirme aujourd'hui que les pays qui interdisent le foulard ne sont pas démocratiques.

M. Bruno ETIENNE : Je ne pense pas que le voile soit une obligation canonique ; il s'agit là de l'ambiguïté du terme religieux : qu'est-ce qui ressort de la religion, de la tradition, etc. ? Les commentateurs sont assez clairs sur ce point, ce n'est pas une obligation canonique.

Je vous rappellerai, pour avoir fait quelques séjours au Caire, que la jurisprudence musulmane représente environ 10 millions de volumes - c'est donc très compliqué - et les situations sont différenciées. Par exemple, je récuse le terme de « tchador », qui n'existe pas. Je mets au défi quiconque de trouver dans un texte orthodoxe la définition de la burka et du tchador - même dans les écrits chiites.

A mon sens, le port du foulard est donc négociable, parce qu'il ne s'agit pas d'une obligation canonique. Mais il est vrai qu'il est lié aussi à la conception de la pudeur, de la protection, etc. Et nos enquêtes mettent surtout en valeur la dimension identitaire : la reconnaissance.

Par ailleurs, le foulard est incontestablement un enjeu politique. Il existe un jeu de banderilles, dans la France pluraliste, de certains groupes qui veulent savoir jusqu'où l'Etat peut aller. Je prends un autre exemple : le shabbat n'est pas négociable. Certaines choses sont négociables, d'autres non. Et dans les commissions de bioéthique, on s'en rend bien compte.

Mais revenons au problème du port du foulard à l'école. D'abord, une législation qui ne concernerait qu'une catégorie particulière de la population me paraît incompatible avec la philosophie de notre République laïque.

Ensuite, légiférer sur les signes religieux à l'école ouvrirait une boîte de Pandore dont vous ne pourrez vous sortir.

Le foulard est-il un signe religieux ? Je serais prudent : ce n'est pas une obligation canonique.

M. Fouad IMARRAINE : Nous devons faire attention au débat qui consisterait à subordonner la liberté de conscience à la légitimité à une référence scripturaire. Que le voile soit religieux ou culturel, tant qu'il ne remet pas en cause la liberté des autres, nous n'avons pas la légitimité de lui interdire de s'exprimer. Il est donc difficile de remettre en cause cette question sensible, pour nous, les musulmans, qui avons usé nos pantalons sur les bancs de l'école républicaine où l'on nous parle de liberté de conscience, de choix individuel, pour nous qui avons choisi d'être musulmans pratiquants.

Le débat de fond qui doit être mené, en France et en Europe, doit être le suivant : quelle est la place de la spiritualité ? Il n'existe pas une seule spiritualité. Nous vivons une laïcité catholique et l'islam est venu pour parfaire cette laïcité, qu'on le veuille ou non.

Pourquoi ne pas accepter une femme qui désire porter le voile, comme un individu qui est en pleine évolution ? Si, au nom de la dignité, cette liberté est respectée, cette femme ne sera plus obligée de la revendiquer. Le principe de l'évolution est donc en opposition totale avec les analyses de transition, et souvent, on nous lie avec ce qui se passe dans le monde musulman. De grâce ! Ce qui s'y passe ne sont pas des références de démocratie ! Ce n'est pas parce que, dans certains pays, le voile et la barbe sont l'expression d'une organisation politique que nous risquons d'avoir la même chose en France !

Ceux qui pensent cela ont oublié une donné fondamentale : vous, vous êtes moi, et moi, je suis vous. Je suis autant jaloux que vous de ma liberté, je suis autant jaloux que vous de mon pays, et je suis autant jaloux que vous du pouvoir du citoyen dont je dispose. Et c'est un Français qui vous parle !

M. Pierre-André PERISSOL : Je voudrais tout d'abord réagir aux réponses que je viens d'entendre, notamment sur la question de savoir si le foulard est une référence religieuse ou culturelle. De nombreux intervenants ont souligné que ce voile pouvait également être, dans certains, cas une référence politique.

Or je vous rappelle que dans l'école de la République, le principe de la laïcité a été posé par rapport aux religions, mais d'abord et avant tout il s'agit d'une laïcité en référence aux opinions politiques - et davantage aujourd'hui qu'en 1905 ! Il est impératif de protéger l'école de toute opinion affichée sur un plan politique. Vous l'avez très bien expliqué, Mme Gaspard, le port du voile varie selon les tensions nationales, internationales. Nous devons être sensibles à cette troisième référence, car le devoir du législateur est de protéger l'école de toute intervention politique.

Mais j'en viens à ma question, qui est liée à ce que nous avons entendu lors de l'audition de chefs d'établissement. Ils nous ont expliqué qu'ils pouvaient être confrontés à des problèmes liés au port du voile, à la pratique de telle ou telle discipline, au respect de certains jours, le vendredi par exemple, pendant lesquels aucune activité n'est permise, ou encore au sexe d'un examinateur.

J'ai écouté avec beaucoup d'attention votre argumentaire, monsieur, sur le respect de la conscience. Mais que se passe-t-il lorsqu'une jeune fille refuse de passer un examen parce que le professeur est un homme ? Elle est dans l'obligation de passer cet examen. Que diriez-vous à cette jeune fille ? Et si votre réponse est différente de celle que vous donnez à cette jeune fille concernant le port du voile, comment pouvez-vous argumenter sur la liberté de conscience ? Car on passe insidieusement d'un problème limité - celui du port du voile - à un problème qui remet en cause l'organisation et la stabilité de l'école de la République.

Mme Dounia BOUZAR : Le mot essentialisme a été prononcé tout à l'heure. Je pense que nous sommes à un passage historique, un peu difficile. En effet, on continue à lier la référence musulmane à une référence de pays étrangers, et automatiquement aux interprétations des pays étrangers. Or cela pose plusieurs problèmes. Notamment, on fait fi des années d'installation des musulmans qui ont grandi en France, qui ont côtoyé l'école de la République depuis 2 ou 3 générations.

Le résultat d'une religion est toujours culturel ; il y a toujours un dialogue entre les hommes, le contexte dans lequel il se trouve, l'interaction qui en découle, le moment historique et la lecture qu'ils font de leurs textes religieux. Il s'agit d'un pari sur la force de la culture française chez les jeunes qui grandissent dans notre école et qui retournent à leurs textes. Il s'agit d'une réappropriation du passé que font notamment les jeunes, et qui passe, parfois, c'est vrai, par une sublimation des textes et par moins de rationalité dans l'examen des exégètes. Cependant, il convient de bien distinguer les intentions et les processus identitaires des jeunes et les résultats que cela peut produire.

Mais je reviens à la question du foulard. Renvoyer les jeunes à des définitions toutes faites d'islamisme international ou à des interprétations étrangères...

M. Pierre-André PERISSOL : Ce n'est pas la question que j'ai posée. J'aurais eu la même démarche s'il s'était agi du samedi ou du shabbat !

Mme Dounia BOUZAR : Il a été dit tout à l'heure qu'il y avait non pas un mais plusieurs foulards. Effectivement, certaines jeunes filles portent le foulard pour incarner un certain nombre de valeurs. La difficulté est de ne pas faire du foulard le symbolisme de l'islam ; il ne faut pas, en légiférant, amener les jeunes, qui sont dans un tel processus, à faire du foulard le seul signe de l'islam. Une loi pousserait la personne qui veut affirmer sa religion musulmane à choisir entre le foulard et l'école.

Des jeunes filles voilées vous diront qu'elles se cachent les cheveux pour pouvoir côtoyer les garçons, pour être parties prenantes dans le débat contradictoire. En revanche, si elles mettent le foulard pour dire qu'elles ne peuvent pas fréquenter les garçons, ni faire des choses qui iront contre la parole de Dieu, je suis tout à fait d'accord, comme le spécifie la décision du Conseil d'Etat, pour dire qu'il s'agit d'un comportement qui va contre la laïcité. Il me semble donc dangereux de donner au foulard une définition rigide, qui pourrait amener les jeunes à intérioriser cette seule façon d'être musulmans.

M. Farid ABDELKRIM : Pour ma part, je tiens à remettre l'accent sur la complexité du débat, dès que l'on aborde la question du port du voile.

J'ai signalé dans mon propos liminaire que les jeunes filles que je suis amené à rencontrer disent qu'elles doivent choisir entre le port du voile ou la poursuite de leurs études. J'aimerais donc que vous sachiez qu'un travail est réalisé sur le terrain. Loin d'être médiatisé, il est parfois occulté, aussi me permettrez-vous d'en parler quelques minutes pour en dresser les contours.

A titre purement bénévole, des gens se sont formés et s'inscrivent aujourd'hui dans un processus de maturation de leur perception au niveau tant de leurs valeurs religieuses que du pays où ils vivent.

Je suis moi-même l'auteur d'un ouvrage au titre provocateur, « Na'al bou la France » qui peut se traduire par « maudite soit la France » ou « maudits soient les pères fondateurs de la France », où j'ai mis en avant les difficultés que j'ai pu rencontrer, moi qui suis né dans ce pays et qui me suis trouvé complètement coupé de mes racines, de ma culture et de ce que je considère être aujourd'hui ma religion, à l'instar des jeunes filles qui portent aujourd'hui le voile.

M'étant inscrit dans le processus de maturation auquel j'ai fait allusion, la façon dont je parle aujourd'hui n'est certainement pas celle que j'aurais adoptée, il y a dix ans, cinq ans, voire un an

C'est une donnée à prendre en considération. En effet, dans la mesure où personne, pas même vous, n'a trouvé de solution aux problèmes soulevés par le port du voile, vous devez comprendre qu'ils se posent également à ceux qui considèrent que le voile s'inscrit dans le cadre de leur spiritualité

Plutôt que de verser dans le débat passionnel, admettons donc que nous sommes là pour discuter et essayons de parler dans le calme.

Certaines jeunes filles qui se présentent à nous ont des problèmes par rapport au port du voile en classe et également durant les heures de natation. Il fut un temps où l'on me demandait, dans le cadre de mes conférences, comment faire pour se marier, pour avoir des enfants, pour manger, pour dormir et je répondais à toutes ces interrogations. J'ai appris avec l'expérience que cette attitude n'était pas la bonne et, aujourd'hui, je m'efforce plutôt de susciter l'esprit critique de mes interlocuteurs en faisant valoir que, compte tenu de l'importance du savoir, il est fondamental pour eux de poursuivre leurs études et d'acquérir des diplômes.

Pour autant, je n'entends pas m'immiscer dans leur conscience, ni leur dire qu'ils doivent mettre de côté ce qu'ils considèrent comme des obligations religieuses. C'est quelque chose que je ne peux pas me permettre, ayant pris l'engagement solennel de ne pas « squatter » l'esprit des autres pour éviter d'adopter la position de celui qui penserait avoir mieux compris, ce qui est un travers très répandu.

Ma position par rapport au problème de la piscine, du sport et de tout ce qui va avec, s'inscrit dans la même logique. Notre société est confrontée à un problème qui n'est ni le problème des musulmans, ni le problème des politiques, mais le problème de tout le pays : aujourd'hui c'est une réalité !

Je suis musulman. C'est une réalité que je ne claironne pas sur tous les toits si l'on ne me pose pas la question, car ma foi ne concerne que moi. Cela étant, faisons en sorte que cette question soit mûrement réfléchie, prenons le temps d'en discuter et admettons que rien n'est simple.

Je vous incite vivement à adopter une attitude différente de celle de certains députés qui n'avaient qu'un slogan à la bouche : « invitez-moi et je vous dirai ce que je pense ! ». Quand on prend le temps de s'asseoir, de discuter, comme cela s'est fait avec certains parlementaires et d'autres interlocuteurs, les choses se passent très bien car chacun mesure alors que, malheureusement, ou heureusement - pour ma part, je dirais plus volontiers heureusement -, la réalité est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît !

M. Yamin MAKRI : La réponse qui vient d'être apportée à M. le député semble le satisfaire, mais si je l'ai bien compris, sa préoccupation était la suivante : si l'on accepte le foulard, on acceptera tout et il n'y aura plus de limites !

M. Pierre-André PERISSOL : J'ai posé une question : je n'ai pas apporté de réponse !

M. Yamin MAKRI : Je caricature, mais ma réponse sera plus fine...

Selon lui, certains intervenants ayant déclaré que le port du foulard était un signe politique, le foulard ne devait pas être admis dans le cadre scolaire qui proscrit l'expression d'idées politiques. C'est un raisonnement très politicien qui repose sur des bases tronquées, puisque la personne qui voyait dans le foulard un signe politique lui accordait une valeur de reconnaissance identitaire et, par là, politique au sens très large du terme.

Si nous nous tenons à de telles interprétations, le « piercing » qui est également une demande de reconnaissance, qui répond à une volonté de se différencier des autres devrait, lui aussi, être interdit à l'école ! Il faut faire attention car nous n'allons plus nous en sortir et si nous étendons la reconnaissance identitaire dont nous parlions dans un cadre franco-français, à un cadre beaucoup plus large, non dénué d'arrière-pensées, bien des préjugés risquent d'émerger.

Par ailleurs, nous avons entendu parler du vendredi et du jour du shabbat comme si, dans le cadre scolaire, il n'y avait pas de règlements, comme s'il n'y avait pas, dans ce pays, des tribunaux administratifs, un Conseil d'Etat et des lois. Si toutes ces questions n'ont jamais posé problème, c'est parce qu'elles sont directement résolues dans le cadre scolaire. Si un élève décide de ne pas fréquenter l'école le vendredi, la question sera réglée car personne ne lui en accordera le droit : nous sommes tous d'accord là-dessus !

Pourquoi la question du port du voile pose-t-elle problème ? Parce qu'elle est beaucoup plus compliquée ! Les tribunaux administratifs eux-mêmes ne sont pas parvenus à la résoudre et il a fallu faire intervenir le Conseil d'Etat. Cessons donc de dire que si l'on admet le port du foulard, il n'y aura plus de droit dans ce pays ! Arrêtons de présenter les choses sous cet angle, d'abord parce que c'est très dangereux, ensuite parce que ce n'est pas là que se situe la difficulté !

Je comprends la question qui a été posée de savoir si le foulard est religieux, coranique ou culturel, mais c'est une interrogation à caractère documentaire. J'approuve le souhait de Bruno Etienne de mieux faire connaître l'islam. Mais, soit dit entre nous, tout cela est secondaire, car ce n'est pas la loi islamique qui va fonder l'autorisation ou l'interdiction du foulard, mais le cadre à partir duquel il nous faut raisonner. Si les motivations sont religieuses, culturelles ou autres, il est bon de le savoir, mais ce n'est pas ce qui va emporter la décision. La décision va dépendre du cadre commun et non pas d'un cadre islamiste, catholique, ou militant, qui doit permettre à un athée, à un agnostique, à un catholique, à un juif, à un musulman de vivre ensemble. Ce cadre a été défini : il s'agit maintenant de savoir si le foulard y pose problème et peut saper ses fondements.

Mme Malika DIF : Pour répondre de façon carrée à la question, je tiens à préciser que l'étude de toutes les disciplines est autorisée par l'islam, y compris celle des sciences naturelles : il n'existe aucune discipline qui ne puisse être étudiée par les musulmans et par les musulmanes. C'est une chose qui doit être très clairement affirmée ! A ce propos, n'oublions pas que la plupart des sciences aujourd'hui enseignées à l'école ont pour origine le monde arabo-musulman !

M. Pierre-André PERISSOL : Exactement !

Mme Malika DIF : Vous et moi, comme l'ensemble de l'humanité, nous lui sommes redevables, car, sans les efforts qu'il a consentis dans le passé, nous ignorerions probablement encore beaucoup de choses et nous ne pourrions pas profiter, comme nous le faisons, de la modernité !

Toutes les disciplines doivent être enseignées et les jours fériés n'ont jamais donné lieu à la moindre revendication. Lors des fêtes religieuses musulmanes, notamment les deux Aïd, la plupart du temps, interviennent au sein de l'école des aménagements qui ne posent aucun problème : les dirigeants de l'école, les enseignants sont parfaitement au courant que, le jour de l'Aïd, certains enfants seront peut-être absents, mais jamais personne n'a revendiqué un jour de congé. Il est évident que, en cas d'examen blanc ou de composition, les parents de notre communauté choisissent d'envoyer les enfants à l'école, même s'ils doivent être privés de fête et assumer, le c œur gros, leurs obligations scolaires. Il m'a fallu souvent aller travailler le jour de l'Aïd pour respecter mes engagements, mais des aménagements peuvent être trouvés et l'affaire ne revêt pas la même importance que le shabbat !

En revanche, je suis heurtée par le fait qu'une élève puisse refuser de répondre à un examinateur : à moins que ce dernier n'adopte une attitude offensante, rien dans le cadre normal de l'Education nationale ne le justifie.

Pour ce qui est du sport, toutes les disciplines sportives sont autorisées, mais les jeunes filles doivent pouvoir les pratiquer en survêtement. S'agissant de la natation, vous savez tous ce qu'il en est, et je suis un peu triste qu'aujourd'hui d'aucuns s'insurgent de voir certaines femmes demander à bénéficier de quelques heures réservées, d'autant que cet avantage a été accordé depuis fort longtemps aux femmes juives et que personne n'en a jamais parlé. Le jour où les femmes, qu'elles soient juives, musulmanes ou athées, auront leurs piscines, elles seront peut-être très contentes de s'y retrouver et j'applaudirai à cette initiative. Il faut en effet savoir que de nombreuses femmes souffrant de complexes apprécieraient d'aller de temps en temps nager dans un cadre plus serein où elles se sentiraient plus protégées.

M. Jean-Pierre BRARD : Dans quelle ville y a-t-il des heures de piscine réservées aux femme juives ?

Mme Malika DIF : Je crois que c'est en banlieue parisienne.

M. Yamin MAKRI : A Sarcelles !

Mme Malika DIF : A Sarcelles, par exemple, mais c'est également vrai ailleurs depuis des années et ce n'est pas un drame : personne n'y a rien vu à redire jusqu'à ce que la question se pose pour les musulmanes. Il est vrai que les musulmanes qui se sont exprimées à la télévision étaient entièrement voilées de noir ce qui a allumé la mèche...

Mme. François GASPARD : Les hammams ne sont pas mixtes !

Mme Malika DIF : C'est vrai aussi ! En général, dans un hammam les gens n'ont pas grand-chose sur le dos, mais, à mes yeux, cela est secondaire car je suis beaucoup plus préoccupée par l'éducation des filles. Personnellement, je n'ai pas été à la piscine depuis 30 ans et je vis très bien sans cela !

M. Pierre-André PERISSOL : Oui, mais notre discussion a trait au cadre scolaire ! `

Je tiens à préciser qu'il n'y a absolument aucune passion de notre côté. Je rappelle aux invités qu'il est tout à fait normal que nous posions un certain nombre de questions et qu'elles n'induisent ni attitudes, ni convictions. Nous nous efforçons de faire la clarté sur un sujet à propos duquel je souligne, puisque vous avez demandé à ce qu'il soit traité comme complexe, que, s'il y a une mission parlementaire, c'est bien parce que nous le considérons comme tel et que, si nous posons des questions et écoutons les réponses qui y sont apportées, c'est bien parce que nous manifestons le souci d'établir un dialogue. Je mets l'accent sur ce point de méthode pour que l'ensemble des personnes présentes sache bien quelle est la règle du jeu d'une audition parlementaire.

M. Hervé MARITON : Ma première question s'adresse à Malika Amaouche qui, s'agissant du port du voile, a évoqué le rapport aux parents et le rapport à l'autorité de l'Etat. Nous nous sommes interrogés sur la signification du voile qui est un point important : il s'agit de savoir si l'on peut considérer qu'elle correspond, parfois, à une remise en cause de l'autorité de l'Etat.

Ma deuxième question sera pour M. Makri. Je souhaiterais, monsieur, que vous reveniez sur la notion de manipulation idéologique de la laïcité. Au demeurant, un autre intervenant nous a dit qu'indépendamment de sa signification, qu'elle soit religieuse, culturelle ou politique, le port du voile relevait de la liberté de conscience. Or, la laïcité ne définissant pas l'ensemble des catégories d'expression, il y a probablement dans la notion de laïcité ce que l'on reconnaît comme pouvant s'exprimer dans le lieu dont on parle et ce que l'on considère comme ne pouvant pas s'exprimer dans le lieu dont on parle. Vous avez, par ailleurs, M. Makri, évoqué l'expression d'un engagement citoyen que vous liez à l'expression de valeurs spirituelles fortes et je souhaiterais que vous précisiez ce point.

M. Etienne, vous avez posé par rapport au voile la question de la sphère publique et de la sphère privée. C'est une bonne question sur laquelle je me permets de revenir car vous l'avez, à mon sens, assez bien introduite. Ne peut-on pas considérer que le voile préserve ce qui doit rester privé, mais que, dès lors que l'on se trouve dans la sphère publique, il n'a plus de raison d'être ? En d'autres termes, dans le cadre des relations interpersonnelles que l'on souhaite codifier, si dans un contexte privé, le voile peut constituer une protection privée, conserverait-il son sens dans la sphère publique et du fait de sa définition même, ne devrait-il pas tomber ?

Je souhaiterais maintenant interroger l'ensemble des intervenants sur un point qui renvoie à ma question première sur la relation à l'autorité de l'Etat : certains pourraient vous demander s'il y a dans le voile une intention de « tester », en quelque sorte, l'Etat pour savoir jusqu'où il peut aller et à partir d'où il recule.

Enfin, vous me permettrez de demander deux éclaircissements.

Premièrement, M. Imarraine a expliqué que la laïcité reposait sur un modèle de relations entre l'Etat et la religion et il a ajouté que l'islam était venu pour la parfaire. J'aimerais savoir ce qu'il entend par là car la relation entre l'Etat et les religions était complexe avant même le débat de nombre qui nous concerne aujourd'hui ...

Deuxièmement, lorsque le principe de l'évolution est évoqué, il convient de préciser de quelle évolution il est question : s'agit-il de l'évolution de la laïcité ou de celle de l'Etat ?

Mme Malika AMAOUCHE : Lorsque, dans mon intervention, j'ai fait allusion à l'autorité des parents ou à l'autorité de l'Etat, je m'exprimais par rapport à l'interdiction du voile et je me référais à ce que la loi permet ou ne permet pas. Légiférer en la matière et interdire le port du voile reviendrait à mettre les jeunes filles musulmanes devant l'alternative suivante : soit adopter un comportement imposé par les parents ou par une conscience religieuse et personnelle, soit se conformer à la loi.

Je souhaitais simplement que l'on prenne en compte les conséquences d'une loi qui interdirait d'afficher sa conscience religieuse. Il me semble, en effet, qu'apparaître voilée dans un espace public n'obéit pas à une volonté de « tester » l'Etat ou de le provoquer par des stratégies, y compris de caractère politique, mais au souci de figurer dans l'espace public, d'y participer et d'y évoluer.

M. Yamin MAKRI : Il est bon d'aborder la question des préjugés et de la volonté de « tester » l'autre car dans notre communauté, elle se pose également. Certains pensent que l'interdiction du foulard sert uniquement à « tester » les musulmans à savoir jusqu'où pourraient aller leurs concessions, pour mieux leur faire perdre leurs références religieuses et les assimiler totalement. Les préjugés sont répandus de part et d'autre et nous devons les combattre !

S'agissant de la manipulation idéologique de la laïcité, je pense qu'elle est claire et je vous dis franchement que j'ai eu quelque appréhension à venir m'exprimer ici, car un débat comme celui qui nous réunit aujourd'hui est, selon moi, un débat de fond, un débat de société. A plusieurs reprises, j'ai même déclaré, au sein de l'association, qu'il était inutile de l'engager avec des représentants politiques, sachant que la plupart de ceux que nous avons rencontrés se situaient dans une démarche électoraliste, politicienne ou carriériste et se montraient trop soucieux, lorsque nous parvenions à les convaincre, de renouveler leur mandat pour que nous puissions espérer en retirer quelque chose.

M. Eric RAOULT, Président : Nous vous aurons peut-être démontré le contraire...

M. Yamin MAKRI : J'espère bien et si je suis là c'est parce que j'y crois encore un peu !

En fin de compte, nous pensons souvent que les élus, même si nous pouvons les convaincre, doivent, pour renouveler leur mandat, se situer dans le courant majoritaire, et qu'ils n'iront jamais dans notre sens. Nous en avons fait l'expérience, car nous avons eu des discussions avec des élus dont je ne préciserai pas l'appartenance et nous nous sommes expliqués devant des commissions au cours de débats dont je ne vous dirai même pas comment ils se sont terminés...

Certains députés ont bâti leur carrière politique sur la question du foulard ! Voilà où est la manipulation : c'est l'exemple le plus mesquin, mais j'en connais de plus importants et je vous dis, moi, qu'il y a, ici, en France, des hommes politiques et des intellectuels qui, sous couvert de promotion de la laïcité, font du racisme anti-musulman au relent néo-colonial. Finalement, la laïcité n'est, pour eux, qu'un outil. Connaissant les positions qu'ils ont eues dans le passé, je peux vous dire qu'ils se fichent radicalement de la laïcité qui n'est qu'un moyen pour taper sur une catégorie de la population : c'est de la manipulation idéologique, c'est un discours politicien. Certains voient là un moyen de faire une carrière, quand ils n'ont pas, ce qui est pire, des arrière-pensées politiques encore plus graves ! Personnellement, de tels interlocuteurs ne m'intéressent pas. Je préfère débattre sur le fond et voir s'il y a réellement un problème et des achoppements entre la laïcité et la présence de l'islam dans ce pays !

Pour ce qui est de l'origine du port du foulard, je ne nie pas qu'il puisse recouvrir un projet politique telle que la création d'une internationale islamiste ou la destruction de l'école de la République, mais vous ne pouvez juger les personnes que sur leur comportement. Il est impossible d'entrer dans leurs intentions. Vous pouvez affirmer que le foulard est politique et je peux, moi, prétendre le contraire, mais à quoi aboutirons-nous ? Vous ne pouvez pas m'attribuer une intention car vous ne pouvez entrer ni dans mon c œur, ni dans mon cerveau. La seule chose qui peut prêter à discussion, c'est le comportement et c'est d'ailleurs la position adoptée par le Conseil d'Etat qui nous dit clairement que le foulard en lui-même ne pose pas problème, mais que le comportement des lycéennes par rapport à cette question pourrait appeler des sanctions.

La question relative à la citoyenneté et à la spiritualité ne faisant pas partie du sujet qui nous préoccupe aujourd'hui, j'ignore si je dois y répondre ...

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez toute liberté de parole, étant précisé que notre temps est limité.

M. Yamin AKRIM : Je serai donc bref. Quand nous parlions des valeurs de l'islam, nous avons rappelé que nous obéissions aussi à des principes qui nous dépassent nous-mêmes et qu'il nous faut appliquer, y compris parfois aux dépens de notre communauté. Je citerai, par exemple, le principe de justice : nous devons être justes, quitte à en souffrir nous-mêmes. Ce sont des principes qui se situent au-dessus de tout et que nous exerçons dans le cadre citoyen, dans notre collectif ou de façon individuelle. Nous participons à des mouvements politiques dans le souci de défendre ces valeurs qui, pour nous, sont essentielles et qui sont la justice, la solidarité, l'équité, la liberté etc. Si nos motivations sont spirituelles, cela nous regarde !

M. Bruno ETIENNE : Tout à l'heure, je me suis réjoui d'entendre plusieurs personnes évoquer la complexité du sujet, mais cette complexité peut encore atteindre des degrés supérieurs. Le port du foulard à l'école touche, en amont et en aval, à des problèmes relatifs à la sphère privée et à la sphère publique. Je pose des questions encore à mon âge, même en fin de carrière, parce que je n'y trouve pas de réponse. L'école est-elle un espace privé ou un espace public ? A l'intérieur de l'école y a-t-il des espaces privés de l'espace public et des espaces publics de l'espace privé ? C'est là un vrai problème qui a d'ailleurs été soulevé par le Conseil d'Etat !

Pourquoi ai-je parlé d'Habermas et du prophète Mohammed ? Parce que votre interrogation renvoie à une question fondamentale de notre société. Nous parlions, il y a un instant, des principes et des valeurs de l'islam et je suis d'accord pour reconnaître que le pluralisme religieux peut enrichir la société française, mais, puisque votre texte fait très précisément référence au principe de la laïcité, il convient de savoir si ce dernier impose de toujours cantonner le champ du religieux à la sphère privée de l'existence. Nous savons par les commissions de bioéthique que la réalité est différente et que les curés, les imams, les rabbins se mêlent de tout ! Dans le cas contraire, il faudrait interdire aux catholiques de ne pas appliquer la loi sur l'avortement. Je prends un exemple qui est terrifiant comme aporie, étant précisé que je suis contre la peine de mort : aux Etats-Unis, on vient d'exécuter l'assassin d'une personne qui pratiquait des interruptions volontaires de grossesse...

Comment cette contradiction se manifeste-t-elle ? Le prophète dit qu'à l'intérieur de la domesticité, les femmes n'ont pas à cacher leurs atours, sauf aux hommes hiérarchiquement désignés. Donc le velum sert à protéger dans l'espace public. Or, si nous réfléchissons sur l'espace public, est-ce que, seul, le voile islamique porte atteinte, comme un défi, à l'Etat, alors qu'il reste encore quelques petites s œurs voilées - même si elles ne portent plus la cornette - et des hassidims et des zélotes qui portent, non pas la kippa qui, elle aussi, est négociable, mais des papillotes et autres choses du même ordre ? Est-ce à dire que nous allons interdire les uniformes militaires ?

M. Robert PANDRAUD : Ce n'est quand même pas comparable !

M. Bruno ETIENNE : J'exagère volontairement, mais qu'est-ce qui, dans l'espace public, marque une inégalité ? Je prendrai pour exemple un insigne qui n'existe plus : celui de la faucille et du marteau qu'arboraient dans ma jeunesse des copains de mon âge et qui est un insigne idéologique...

M. Pierre-André PERISSOL : Mais il n'avait pas sa place à l'école !

M. Bruno ETIENNE : Mais vous êtes d'accord pour admettre que c'est un insigne qu'on a porté longtemps ?

M. Pierre-André PERISSOL : Non, pas à l'école !

M. Bruno ETIENNE : Ne soyez pas naïf !

Mme François GASPARD : Il a été interdit par le Front populaire.

M. Pierre-André PERISSOL : Tout insigne politique est interdit à l'école, voyons !

M. Bruno ETIENNE : Je prenais juste un exemple de la non-neutralité de l'école sur le plan politique. Ne vous mettez pas en colère !

M. Pierre-André PERISSOL : Je ne mets pas en colère, je vous dis simplement - et je ne suis pas sûr que ce soit servir la cause du foulard que de l'assimiler à la faucille et au marteau - qu'à l'intérieur de l'école la faucille et le marteau sont interdits comme le serait d'ailleurs le port de la francisque ou de n'importe quel autre insigne !

M. Bruno ETIENNE : Laissez-moi terminer. Est-ce que la sphère privée de l'existence, dans laquelle se trouve cantonné le champ religieux, peut-être limitée à l'espace public dans sa définition actuelle ? Je sais parfaitement qu'avant de défiler dans la rue, la congrégation du Sacré-C œur doit soumettre une déclaration à la préfecture : nous sommes tous d'accord sur ce point ! Quelle est la question posée dans cette affaire ? Celle du statut de sphère publique ou privée de la cour de l'école et de la classe de cours.

Quant à la neutralité de la laïcité, je n'en donnerai qu'un seul exemple : puisque ces jeunes gens ont évoqué la mémoire de leur passé, je dois dire que j'ai dirigé la thèse de l'un de mes étudiants sur le Mallet-Isaac et sur la légitimation de la colonisation dans le Mallet-Isaac. Bien sûr, vous levez les bras au ciel, mais vous savez ce que Jules Ferry, père de la laïcité, disait clairement ? « Le devoir des races supérieures est d'apporter la civilisation aux peuples que l'histoire a confiés au destin de la France éternelle... »

M. Pierre-André PERISSOL : Nous ne sommes pas en 1880 !

M. Bruno ETIENNE : Nous ne sommes pas en 1880, mais j'ai fait, moi, un travail sur la représentation de l'islam dans les manuels scolaires actuellement en usage et je peux vous dire que la laïcité n'y est absolument pas respectée. Comme je suis l'une des rares personnes à enseigner la sociologie des religions comparée, je suis partisan de réintroduire l'histoire des religions dans l'enseignement secondaire, et de le confier, non pas à des religieux, mais à des gens comme moi. Cela suscite des débats, ce qui montre que le respect du principe de la laïcité implique que les députés déterminent clairement ce que sont la sphère privée et la sphère publique de l'existence. Je ne crois pas que l'on puisse, dans la société française, notamment, et surtout du fait de l'Europe, maintenir indéfiniment la religion dans la sphère privée de l'existence : c'est tout ce que je veux dire !

M. Fouad IMARRAINE : Quand je parlais d'évolution, je me référais à l'évolution des individus dans leur cheminement spirituel. A certains moments, il peut se trouver des personnes qui, en réaction au rejet de la société, éprouvent à leur tour un rejet qu'ils manifestent aussi bien à travers une expression religieuse que politique. En se concentrant parfois sur une étape de la vie et sur une catégorie sociale - jeunes, vieux ou autres -, on émet des théories d'orientation qui ne sont pas sans conséquence par la suite.

Par ailleurs, quand j'ai employé la formule « parfaire la laïcité », je voulais signifier que la présence du foulard et donc de l'islam, a permis de remettre sur la table la discussion sur la laïcité. Quand je fréquentais l'école, le collège et même le lycée, alors qu'il y avait des lycéens de confession juive qui n'apparaissaient pas le samedi matin, je ne me posais même pas de question. Dans mon lycée, où le principal s'appelait Mme Komheyni sans avoir rien à voir avec l'ayatollah du même nom, les enseignants ne se posaient pas la question de savoir si cela était, ou non, conforme au principe de laïcité.

C'est avec l'islam que le débat sur la laïcité revient sur le devant de la scène et je ne fais là que reprendre la théorie de Jean Boberot, qui revendique son appartenance à la religion protestante et qui a accompli, de même que les membres de la commission Jaurès, un énorme travail sur la question de la laïcité. Ceux qui ont le plus poussé la réflexion et conduit les travaux les plus importants en la matière sont les juifs et les protestants. La France, qu'on le veuille ou non, reste marquée par l'appartenance catholique, ne serait-ce que par le respect du dimanche et la répartition des jours fériés. Elle se trouve aujourd'hui confrontée à ce que j'appelle « l'islam de l'intérieur » qui, à la différence de « l'islam indigène » qui ne la dérangeait guère, lui pose problème.

M. Robert PANDRAUD : J'ai connu une période où il y avait des signes distinctifs à l'école et dans le lycée où j'étudiais, le proviseur les interdisait : je veux parler de l'étoile jaune pendant la guerre !

M. Farid ABDELKRIM : Je ne ferai que quelques courtes observations.

Premièrement, on a peut-être omis de préciser ce matin que si certains foulards peuvent être perçus comme une forme de contrainte, je connais autant, sinon plus, de jeunes filles qui ont été contraintes d'enlever leur voile sous la pression de la société et de parents qui ne voulaient pas y faire face. Il est important de signaler cette situation dont on ne parle pas assez où des jeunes filles, y compris au niveau du doctorat, ont été obligées par leurs directeurs de travaux de choisir entre leurs études et le port du voile. C'est une question qu'il convient de soulever et qui s'inscrit, selon moi, dans l'enceinte de l'école, mais à un niveau où l'on devrait considérer que les intéressées sont suffisamment « majeures et vaccinées » pour savoir quelle conduite suivre. L'affaire ne s'arrête pas là et se poursuit d'ailleurs dans les milieux professionnels où chacun est censé être totalement émancipé.

Deuxièmement, la façon dont M. Mariton pose la question de la volonté de tester l'autre me trouble dans la mesure où elle me donne l'impression, qu'aujourd'hui, on parle des défenseurs de l'islam ou des valeurs liées à l'islam, comme d'un corps étranger, comme si les fidèles de l'islam n'étaient pas des Français. Je me trouve trop souvent, malheureusement, dans la position de celui qui est censé se justifier. Il va de soi que je vais tester la République. Je vais le faire en qualité de citoyen et je vais voir ce qu'elle permet, non pas à partir de l'idéologie dont je serais porteur, mais, tout au contraire, à partir du problème qui est soulevé aujourd'hui. Par rapport au problème du voile, il faut savoir ce que dit la République à laquelle j'adhère et qui est la mienne tout autant que la vôtre, il faut définir jusqu'où l'on peut aller. Il nous faut en discuter sereinement, et non violemment, comme cela s'est fait il n'y a pas très longtemps, lors d'un débat organisé, ici, qui s'est terminé en pugilat, et au cours duquel un invité, réputé pour son ouverture d'esprit, M. Tarek Obrou, a dû interrompre son intervention... Ce n'est pas ainsi que l'on pourra faire avancer le débat ! Il faut surtout cesser de considérer ces interlocuteurs qui sont nés et qui ont grandi en France comme des étrangers, mais savoir que l'on s'adresse à des citoyens. C'est là une dimension extrêmement importante !

Troisièmement, j'aimerais aborder avec vous la question de l'école et de l'espace qu'elle représente. Il existe un problème plus important que celui du port du voile. Il a été précisé tout à l'heure par Mme Dif qu'il y a des obligations religieuses dont le non-respect pourrait presque conduire à une excommunication de l'islam. La règle du quatrième pilier de l'islam, qui est un des piliers de cette religion, est observée par l'ensemble des élèves qui fréquentent l'espace public, laïque de l'école, depuis des années : l'observation du jeûne du ramadan. Cette pratique qui, peut-être parce qu'elle n'est pas visible, ne pose pas problème, devrait être interdite puisqu'il s'agit de la pratique du culte à proprement parler. Comment des élèves peuvent-ils pratiquer le culte à l'intérieur de l'enceinte publique ? Ce sont des questions qui sont, pour moi, autrement importantes que la simple question du voile.

Enfin, je voudrais apporter une dernière précision. Là où j'habite, près de Nantes, très précisément à Saint-Herblain, des créneaux horaires de piscine sont réservés, non pas, cette fois, aux femmes, mais à la « communauté » des nudistes, puisque c'est ainsi qu'elle se définit. Deux ou trois fois par semaine, les nudistes peuvent aller se baigner entre eux, et je me vois mal me présenter en maillot de bain, prétendre participer à de telles séances ou déclarer que je suis contre le communautarisme et qu'il faut mettre un terme à tout ce « bataclan ». Il n'empêche que ce sont des réalités : c'est dans notre pays que de tels faits se déroulent, ce qui ne va pas sans poser un certain nombre de questions...

M. Jacques MYARD : J'ai moi-même organisé ce débat sur la laïcité où j'ai effectivement invité le représentant de l'UOIF et je m'inscris en faux sur la manière dont viennent d'être rapportés ces débats : il n'y a pas eu de pugilat. Le représentant de l'UOIF s'est exprimé. Il y a eu des échanges quand certains participants n'étaient pas d'accord, mails il n'y a jamais eu de pugilat !

M. Farid ABDELKRIM : Je m'inscris également en faux à mon tour !

M. Jacques MYARD : Je suis bien placé pour le savoir : j'étais président de cette réunion ! Il ne faut tout de même pas exagérer ! Et cet invité a été jusqu'au bout de son propos : le verbatim du colloque le prouve !

Mme Françoise GASPARD : Je souhaiterais revenir sur un problème qui a été soulevé et qui est très compliqué : la séparation de la sphère publique et de la sphère privée. Cette question est complexe car, comme on le voit, les limites entre les deux sphères sont mobiles et varient au cours de l'histoire.

Je n'en prendrai pour exemple que notre histoire nationale depuis la révolution française au cours de laquelle cette étanchéité a été mise en place pour séparer les femmes des hommes. Il est très intéressant, à la lecture des récits de Georges Sand, de Flora Tristan, et d'un certain nombre d'autres auteurs du XIXème siècle, qui ont notamment été cités par l'historienne Michelle Perrot, de constater que, dès 1794, les femmes disparaissent de l'espace public. Quand j'étais enfant, on ne voyait pas de femmes fréquenter les bistrots, par exemple. Je me souviens que j'ai eu le sentiment en allant pour la première fois boire un café avec des amis, à Dreux, de me livrer à une transgression extraordinaire ! Ces lieux restaient encore dans les années 70, des espaces masculins.

Si je m'en tiens à ce qui incarne aujourd'hui l'espace public, c'est-à-dire nos assemblées parlementaires, je ne peux que constater qu'elles restent très masculines. Le problème se pose donc de la place et de l'évolution des femmes dans l'espace public et c'est une question très compliquée. Les femmes sont aujourd'hui partout : il y a, depuis 1971, plus de bachelières que de bacheliers, mais le problème demeure d'un espace public marqué comme masculin et d'un espace privé marqué comme féminin.

A cet égard, je voudrais ajouter qu'il m'est arrivé, en 1994, lors de la deuxième affaire du foulard, de me rendre discrètement, à la demande de Mme Simone Veil, dans un certain nombre d'établissements scolaires pour discuter avec les enseignants et avec les élèves. J'arrivais avec trois textes : un texte de Saint Paul qui disait que seules les prostituées pouvaient sortir tête nue ; un texte de la Torah qui expliquait qu'il était bien pour les femmes de confession juive, quand elles se mariaient, de se tondre les cheveux ; quelques versets du Coran sous différentes traductions. Le fait de montrer aux élèves que ce n'était pas seulement l'islam qui était en question, mais que toutes les religions révélées, représentées sur notre territoire, avaient eu des problèmes avec la chevelure féminine, suffisait à faire réfléchir, à percevoir les problèmes autrement que comme une attaque frontale de l'islam, et à détendre l'atmosphère.

J'ai enseigné dans des instituts de formation des maîtres et je dois dire que lorsque j'expliquais, sur la base de ces textes, comment il était possible de faire tomber les foulards, les enseignants étaient très intéressés car c'est une question qu'ils n'avaient jamais apprise dans leurs études antérieures.

Depuis le printemps dernier, on a vu émerger ce souhait nouveau de faire voter contre le foulard une loi élargie à tous les signes religieux. J'ai, personnellement, téléphoné à un certain nombre de mes anciens étudiants qui sont aujourd'hui chefs d'établissement ou professeurs et je leur ai demandé s'ils se trouvaient confrontés à des problèmes liés au port du foulard et pratiquement tous m'ont répondu : « Non, mais qu'est-ce que nous avons comme problèmes de casquettes ! ». Un certain nombre d'entre eux ajoutaient que, finalement, en cas de problème, ils traitaient à l'identique le foulard et la casquette dont ils admettent le port en cour de récréation, mais pas en classe. Pour autant, ils présentaient l'affaire - c'est en quoi je suis un peu choquée et c'est la raison pour laquelle je pense qu'un travail doit être conduit avec les enseignants - non pas comme une question de respect de la laïcité ou de l'égalité entre garçons et filles, ce qui me plairait encore plus, mais comme une question de politesse. A mon sens, il nous faut introduire dans notre enseignement un certain nombre de valeurs qui, aujourd'hui, en sont absentes et qui seraient de nature à permettre de faire tomber, et non pas d'arracher, le foulard et de décrisper la situation. Pour y parvenir, encore faudrait-il qu'il y ait une forte conscience du fait que la laïcité s'est construite grâce à des compromis : n'oublions pas que l'on a notamment laissé le jeudi libre à ceux qui voulaient recevoir un enseignement religieux.

Je souhaiterais signaler qu'il est un certain nombre de situations que nous n'avons pas encore évoquées et qui pourraient aussi poser un problème au niveau légal : la situation de l'Alsace et de la Moselle ; la situation de Mayotte où aujourd'hui encore, comme dans l'Algérie d'avant 1962, deux justices cohabitent en matière de statut privé. A cet égard, je rappelle que votre assemblée vient de voter, en juillet dernier, la suppression, à compter de 2005 pour les hommes qui auront dix-huit ans à cette date, de la polygamie et de la répudiation à Mayotte où nous conservons, en matière de droit privé, à la fois une justice de première instance qui applique le code civil et des cadis qui appliquent de droit musulman aux citoyens de la République. Aujourd'hui, on leur reconnaît le statut de citoyen de la République, alors qu'à l'époque de l'Algérie française, ceux qui ne voulaient pas se convertir et abandonner la religion musulmane n'étaient que des sujets !

Par ailleurs, je souhaiterais savoir si votre mission s'est penchée sur la question des enseignants de langue et culture d'origine (ELCO) qui m'a posé un grave problème au regard de la laïcité. Conformément aux conventions bilatérales ratifiées par la France, les consulats d'un certain nombre de pays, dont le Maroc, peuvent envoyer dans les écoles françaises ces fameux enseignants. J'ai signalé au ministère de l'éducation nationale et au ministère des affaires étrangères, quand j'étais encore maire et députée, les plaintes qui m'étaient parvenues émanant de parents, turcs et marocains notamment. Ils déploraient que ces ELCO, censés dispenser dans notre école publique l'enseignement de la langue, y professaient également, pour beaucoup d'entre eux, la religion et ils se plaignaient, au nom de la laïcité, de la présence d'enseignants de ce type dont j'ai pu constater sur le terrain qu'ils ont été les noyaux de la création de structures fondamentalistes radicales dans certains quartiers.

Nous devons aussi, si nous voulons évoluer par rapport à cette question, balayer devant notre porte et voir quelques-uns des dégâts que nous avons causés et qui, malheureusement, perdurent.

M. Eric RAOULT, Président : Nous n'avons pas le droit de vous applaudir, mais nous souscrivons à vos propos, madame !

M. Jean-Pierre BRARD : Le Président a rappelé antérieurement que nos auditions ne portaient pas sur le foulard islamique, et les autres auditions auxquelles il nous a été donné de participer ont témoigné de la diversité de nos préoccupations.

Pour ce qui me concerne, je suis, comme mes collègues, député de la nation et, au risque de troubler les repères, si je n'appartiens à aucune formation politique, je me situe bien à gauche et je suis arrivé à la conscience politique dans le cadre de la lutte en faveur de la paix en Algérie. Je tenais à le préciser : chacun a droit à sa biographie personnelle et nous n'avons pas forcément tous eu le même parcours !

Mes questions seront brèves.

Premièrement, nos invités trouvent-ils pertinent ou légitime qu'un enfant ait connaissance et tienne compte de l'appartenance religieuse de ceux qui travaillent à dispenser l'éducation ?

Deuxièmement, puisque Mme Bouzar a évoqué « l'âge d'or de l'islam », je souhaiterais qu'elle puisse me dire dans quelle période de l'histoire elle le situe et ce qu'elle entend par exactement par cette formule. Je vous informe très clairement que j'ai mon opinion sur la question et je que suis évidemment très intéressé par la réponse qui pourra m'être apportée.

Troisièmement, j'ai écouté avec un grand intérêt les propos de Mme Dif et du professeur Etienne. J'ai suivi avec attention la lecture qui nous a été faite des versets du Coran qui est l'un de mes « livres de chevet » et la formule n'est en rien ironique car j'estime que le Coran fait partie de l'histoire spirituelle de l'humanité, avec le Talmud, le Nouveau Testament et quelques autres textes...

M. Jacques MYARD : Le capital de Karl Marx ?...

M. Jean-Pierre BRARD : Evidemment, étant précisé que Karl Marx qui avait lui aussi lu ces grands textes était à même d'en déchiffrer certains dans leur langue originale, ce que l'on oublie un peu vite !

La lecture des textes de Mme Dif m'a semblé très littérale, à la différence de celle du professeur Etienne qui me semblait plus historique, mais peut-être suis-je un peu caricatural d'où cette question : ne fait-on pas une lecture trop intemporelle ? Pour ce qui vous concerne, madame, vous avez fait référence au savoir, mais comme dans mon esprit, la « science sans conscience n'est que ruine de l'âme », j'aimerais que vous me précisiez si, pour vous, le savoir se conjugue avec l'esprit critique et comment.

J'aimerais aussi connaître l'opinion de nos invités sur cette déclaration du président de la fédération des associations musulmanes de Montreuil : « Lorsque l'islam est arrivé au Sud du Sahara, il a trouvé nos femmes en pagne - elles le sont toujours - mais dieu n'est pas dans le foulard, il est dans les c œurs. »

Enfin, ne pensez-vous pas que l'une des solutions pour sortir de la difficulté dans laquelle nous nous trouvons, passe, d'une part par la lutte contre l'analphabétisme en ayant recours, non pas à des religieux, mais à des scientifiques qui dispenseraient l'enseignement des religions dans nos écoles, et d'autre part par l'instauration de l'égalité dans la pratique des cultes ? Je sors un peu de notre sujet, mais il est un moment où, comme l'on dit « tout est dans tout et réciproquement » ! Moyennant la réalisation de lieux de culte, selon des modalités qui ne seraient d'ailleurs pas très compliquées à arrêter pour peu que l'on en ait la volonté politique, ne pensez-vous pas qu'avec d'un côté, une reconnaissance concrète d'une égale liberté de pratiquer le culte, et de l'autre, la lutte contre l'analphabétisme religieux, nous pourrions trouver une issue ?

Je suis favorable, M. le Président, à la poursuite de la discussion sur la sphère privée et la sphère publique : c'est un débat très important. Comme je vois mal comment tracer des lignes dans les écoles pour définir où s'arrête la première et où commence la seconde, je dirais que, s'agissant des questions qui nous intéressent, la sphère publique englobe tous les lieux des services publics et j'ajouterais que cette définition qui concerne, non pas les usagers desdits services, mais ceux qui les dispensent, vaut pour toute personne présente dans l'espace de l'école publique.

M. René DOSIERE : Je souhaiterais simplement demander à nos interlocuteurs, à l'exception de M. Etienne et Mme Gaspard qui défendent le port du foulard pour des raisons un peu différentes, s'ils donnent fondamentalement raison à l'enseignante qui demande à porter le foulard.

M. Jean-Yves HUGON : Ma question a également trait aux enseignants. Je souhaiterais, pour ma part, recentrer le débat sur le titre de notre mission qui est une mission d'information sur la question des signes religieux à l'école. Nous avons, naturellement, beaucoup parlé du voile, au niveau des élèves mais il faut aussi nous intéresser aux enseignants et c'est pourquoi je vous soumets l'interrogation suivante qu'il ne faut nullement prendre comme une provocation, mais comme une question sérieuse : pensez-vous que les membres de la communauté musulmane accepteraient que leurs enfants assistent à des cours dispensés par un enseignant portant la kippa ?

Mme Dounia BOUZAR : Je vais profiter de cette dernière prise de parole pour faire un peu le point. Comme je l'ai dit à maintes reprises dans mes interventions publiques, je ne défends pas le foulard, mais j'entends défendre toutes les femmes qui réclament l'égalité, quel que soit le moyen qu'elles utilisent pour l'obtenir. Cela étant, je ne défends pas du tout le foulard en tant que tel, sans quoi j'en porterai un sur la tête : je m'oppose simplement au modèle unique et je tente de permettre aux gens de se réapproprier leur façon de se construire, dès lors qu'elle s'inscrit dans une dynamique de respect des valeurs de la laïcité et de l'égalité entre les hommes et les femmes.

Vous avez parlé, M. le député de « l'âge d'or ». Je n'ai pas parlé de « l'âge d'or », mais du « mythe de l'âge d'or » ce qui est totalement différent. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait pas eu un âge d'or musulman, mais ce n'était pas là mon propos. Mon propos consistait à souligner que l'on assiste à un croisement entre, d'une part, une histoire de France dont Suzanne Citron a largement montré qu'elle s'est appliquée, depuis la révolution, à remplacer le pouvoir absolu de dieu par le pouvoir de la nation et à construire une relation au temps et à l'espace qui a été mythifié à travers la mise en relief de la pureté de la race des Gaulois et, d'autre part, une pression sur une génération de jeunes à qui l'on répète qu'il n'y a qu'une seule façon d'accéder à telle ou telle valeur. J'ai, moi, l'impression que ces jeunes ont de plus en plus tendance à penser que l'islam a été précurseur, ce qui entraîne une sublimation des textes et renforce une vision apologétique qui conduit certains à dire que le prophète était féministe avant l'heure et à chercher qui, le premier, a défendu telle ou telle valeur.

Les jeunes filles qui portent actuellement le foulard, se sont souvent trouvées prises dans ce n œud et, quand elles passent par l'islam, c'est souvent pour combattre des traditions archaïques, ancestrales de leur pays d'origine. Bonne quantité de jeunes filles mettent à profit l'islam pour reprocher à leur mère de s'être fait berner par une mauvaise interprétation des textes et pour défendre une nouvelle lecture du Coran. Ce passage par l'islam leur permet finalement de se sortir d'une sorte « d'ethnicisation » qui ne laisserait pas d'autre choix que d'être soit Français moderne, soit Marocain ou Algérien musulman et forcément archaïque. Je vois, chez ces jeunes filles, une volonté de sortir de ces critères ethniques et culturels pour accéder à une formule qui transcenderait cette vision et permettrait à la fois d'être sujet de son histoire et d'adhérer aux valeurs prônées par les autres Françaises.

Si j'ai mentionné le mythe de l'âge d'or, c'était pour dire que, selon moi, le problème essentiel est l'ignorance de la référence musulmane, ce qui ne signifie absolument pas qu'il faille tenir compte de la croyance musulmane d'un élève. Pour moi, il est absolument hors de question de prendre en considération les convictions religieuses de qui que ce soit dans l'espace scolaire. En revanche, je demande à ce que cette référence musulmane soit comprise dans le patrimoine français et soit normalisée - j'allais dire « banalisée » -, au même titre que toutes les autres références, ce qui suppose que les adultes porteurs de l'histoire aient intégré, dans leur enseignement, l'apport transversal, l'interaction de toutes les références. En cela, le projet de l'enseignement des faits religieux est très positif puisqu'il est convenu, non pas de faire une matière de cet enseignement, mais de l'introduire transversalement dans toutes les matières, pour bien montrer l'apport des références et leur interaction. Il est important d'intégrer cette référence, parmi les autres, dans le patrimoine culturel français pour le normaliser et le laïciser, et faire en sorte que cette référence, perçue comme celle des musulmans, ne les incite pas à créer un espace, à l'extérieur du patrimoine français.

On remarque aussi l'absence d'étayage culturel des musulmans puisque, si dans les pays d'origine, il va de soi d'être musulman, ici, tout reste à redéfinir, ce qui se fait parfois dans un rituel excessif. Selon moi, le foulard est à prendre comme un symptôme, non pas de maladie, mais d'un processus de pensée. C'est plus sur ce processus qu'il convient de se pencher que sur son symptôme. Je répète que nous n'avons pas à tenir compte d'une appartenance religieuse mais qu'il nous faut, en revanche, faire en sorte que la référence à l'islam, soit, comme les autres références, totalement intégrée au sein de la culture française ce qui désamorcerait, d'un côté comme de l'autre, l'action de ceux qui souhaitent scinder le monde en deux !

M. Jean-Yves HUGON : Comment faites-vous pour ne pas tenir compte de la référence religieuse lorsque vous faites face à un élève porte une kippa ?

Mme. Dounia BOUZAR : J'ai parlé d'une surenchère des mythes et il est clair que, face à une telle situation, l'enseignant se trouve en difficulté et qu'il ne pourra régler tout seul le problème. C'est précisément pourquoi une loi qui ne porterait peut-être pas sur le foulard, mais qui serait de nature à travailler les histoires, les mémoires communes pour faire de nous tous les sujets d'une histoire commune, serait la bienvenue. Pour moi, tout le reste n'est que symptômes.

M. Bruno ETIENNE : Je considère, moi qui suis un professionnel dont c'est « le fromage », même si je suis éthiquement honnête, que toutes ces questions sont d'un ordre complètement différent des propos tenus par ces jeunes gens sur leurs pratiques et les défis auxquels ils se trouvent confrontés.

Premièrement, je ferai remarquer que les enseignants savent que les élèves, y compris lorsqu'ils ne sont pas « intégristes », pour reprendre le langage des journalistes, ont une appartenance religieuse, ne serait-ce que parce, que vous le vouliez ou pas, les noms existent. On sait que le fait d'avoir demandé aux juifs, au début du siècle, lorsqu'ils étaient complètement intégrationnistes, de changer de nom, a eu des effets pathologiques d'autant plus catastrophiques d'ailleurs, que l'on a déclaré, par la suite, qu'un changement de nom ne modifiait en rien ce que pensaient les Français. On ne va pas demander aux gens qui s'appellent Mohamed de s'appeler Marcel ! Or quand vous avez une liste d'élèves, les noms sont là.

Deuxièmement, on ne peut pas nier l'existence de certaines réactions. Je suis chargé d'enseigner au niveau du doctorat et du diplôme d'études supérieures spécialisées (DESS) et je me suis trouvé confronté à des conflits de trois types. Je prendrai volontairement l'exemple juif et musulman, pour vous apprendre que certains étudiants, au niveau du doctorat, refusent d'inscrire le mot « dieu » dans leur mémoire. Ils déclarent qu'ils ne sont pas capables de le faire et je ne vais pas discuter avec eux des limites de leur orthopraxie.

Plus important encore : lorsque nous discutons sur l'origine des textes, si je dis, par exemple, que les Septante sont en grec, j'aurai immédiatement un étudiant qui va m'avertir qu'il va demander à son rabbin si ce propos est casher. Nous travaillons sur des textes arabes, hébreux, araméens, grecs, français ou autres, et l'un des problèmes auxquels je suis confronté est qu'une partie de musulmans, surtout les plus cultivés, déclarent que les juifs et les musulmans ont falsifié les écritures. Comment, dans ces conditions, faire de l'interprétation ?

Troisièmement, certains étudiants contestent notre droit à dispenser ce type d'enseignement. Certains prétendent que je n'ai pas le droit de commenter le Coran. C'est un débat : est-ce que nous, les non musulmans, nous pouvons travailler sur ce texte ? Certains ne nous reconnaissent pas ce droit, y compris dans d'autres religions.

A titre d'exercice pratique, je fais visiter à tous mes étudiants, une fois par an, la cathédrale d'Aix-en-Provence, qui, si elle est laide, présente l'avantage d'avoir sédimenté bien des cultures depuis l'empire romain. Chaque année, un étudiant juif ou musulman refuse d'y pénétrer. Or que se passe-t-il à la fin de l'année avec ces jeunes, juifs musulmans ou laïques, car les laïques ne nous épargnent pas non plus les critiques ? Ils se déclarent contents d'avoir appris quelque chose de nouveau ce qui prouve que nous avons tous progressé. Ce que je veux dire par là, c'est que toute progression dans la connaissance mutuelle marque une avancée dans la paix sociale.

La question va plus loin : certains enseignants peuvent-ils porter des signes religieux ? Je compte dans mon équipe de doctorat un diacre catholique, un orthodoxe et le plus grand talmudiste de France Raphaël Draï. Ce dernier, qui peut être critiqué par un certain nombre de nos amis musulmans, ne porte pas la kippa. Le problème ne tient pas tant au fait de porter ou non la kippa qu'au fait de savoir si l'on peut avoir un dialogue intrareligieux et interreligieux qui soit dialogique, c'est-à-dire qui oppose dans la verse et la controverse des arguments dialectiques. Mon expérience démontre que c'est possible !

Savez-vous que, dans la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur, 17 % des enfants musulmans sont scolarisés par l'enseignement catholique ? Pour quelle raison ? Je vais vous le dire et ma réponse va nous ramener à l'école : parce que l'école ne remplit plus un certain nombre de fonctions ce qui pose un vrai problème. Il ressort d'une enquête sur laquelle je travaille actuellement que ce sont les catholiques pratiquants qui sont aujourd'hui les plus ouverts à l'altérité religieuse dans ce pays et que c'est la gauche laïque qui est la plus bloquée. Je suis, comme tout le monde le sait, protestant et franc-maçon - même si le député du Gard est parti, je peux dire que, samedi dernier, je me suis rendu au temple de Nîmes - et j'estime qu'il nous faudra bien réfléchir à ce type de problèmes !

Mme. Françoise GASPARD : Il y a quelques minoritaires dans la gauche laïque.

M. Bruno ETIENNE : Certes, mais tout ce que je tente de dire c'est que ce problème épiphénoménal, cette partie haute de l'iceberg que constitue le port du voile, pose à la société française des problèmes fondamentaux qu'elle n'a pas envie de voir. Prenons garde à ce qu'une stigmatisation trop inconsidérée ne pousse les groupes à la réclusion et à ce que vous redoutez, c'est-à-dire le pseudo communautarisme !

Je vais prendre une fois de plus, et vous m'en excuserez, un exemple juif - si j'étais antisémite je le dirais, mais ce n'est pas le cas et je rappelle que mon père a été fusillé par les Allemands. Nous rencontrons actuellement un problème avec un groupe de Juifs qui fait des procès aux prioritaires d'immeubles qui installent des digicodes, au motif qu'ils ne peuvent pas s'en servir durant le shabbat. Nous devons prêter attention car nous nous trouvons devant des problèmes considérables qui posent la question de savoir comment la France entend gérer le pluralisme sur tous les plans. Vous allez comprendre pourquoi j'ai pris cet exemple : si nous nous raidissons sur des positions drastiques par rapport aux revendications du droit à la différence - et contrairement à ce que certains ont dit, je ne suis ni pour, ni contre le port du voile -, nous allons pousser les gens à habiter tous dans les mêmes immeubles, sans digicode. Tout cela revient à dire que la situation évoluera en fonction de la flexibilité dont vous allez faire preuve.

Inversement, il faut que les musulmans, les juifs, les catholiques et les autres fassent un travail en montrant jusqu'où on peut, ou on ne peut pas, aller. Sans vouloir faire de la démagogie, je peux dire qu'actuellement, dans la mouvance musulmane, des débats extraordinaires s'instaurent sur tous ces sujets. Quelqu'un a précédemment fait très opportunément référence à M. Obrou et je ne peux que vous recommander la lecture du livre de Leïla Babès et des actes du débat qu'elle a organisé avec l'imam de Bordeaux. Vous mesurerez ainsi la qualité du travail actuellement réalisé sur tous ces problèmes : les musulmans sont taraudés par toutes ces questions ! Que veulent les gens ? A hauteur de 90 %, ils réclament la paix sociale ! Or, l'école est considérée comme un lieu dangereux par un certain nombre de personnes en raison de la violence qui y règne et de toute une série de problèmes qui s'y pose.

Je renvoie la balle dans le camp des vieux « réac-gauchos » dont je fais partie : qu'avons-nous laissé passer dans le dialogue pour qu'un certain nombre de minorités nous posent, aujourd'hui, des questions qui mettent en branle nos valeurs centrales de cohésion universelle ? Je ne peux rien ajouter si ce n'est que la réflexion que vous devez conduire, que nous devons conduire, dépasse largement le seul problème du voile.

M. Eric RAOULT, Président : Avant de donner la parole à Mme Dif, je voudrais rappeler, monsieur le professeur, que nous avons eu huit auditions successives au cours desquelles nous avons reçu un appel à l'aide émanant, non pas des députés dans leur soif de légiférer, mais d'enseignants et de chefs d'établissement qui nous ont dit : « ne nous laissez pas seuls ; nous ne savons pas quoi faire, nous n'en pouvons plus ! ». Un certain nombre d'entre eux nous ont confié qu'ils avaient pu solutionner les problèmes avec intelligence, grâce aux parents ou autres, mais que la communauté éducative avait été profondément divisée et qu'ils ne savaient plus comment gérer leur établissement scolaire.

M. Bruno ETIENNE : J'ai bien compris !

Mme Françoise GASPARD : J'ai pu constater que les tensions et les problèmes naissent souvent dans les établissements situés dans des quartiers socialement difficiles, où il y a une très forte rotation des enseignants et où ces derniers arrivaient le matin pour repartir le soir. Ils n'ont, par conséquent, aucun lien avec le quartier, ils ne rencontrent pas les familles comme c'était le cas de mon temps quand le professeur de mathématiques s'inquiétait auprès de ma mère, sur le marché, de l'évolution de mes études.

Là encore le problème dépasse la question du foulard et renvoie à celui du fonctionnement actuel de l'école, à la façon dont sont gérées les nominations, au contenu de l'enseignement, et aux missions des enseignants. On ne peut pas réduire tout cela à un problème de foulard et stigmatiser à travers ce type de difficultés une communauté particulière.

M. Jean-Pierre BRARD : On ne parle pas que du foulard !

Mme Françoise GASPARD : Nous n'avons parlé que de cela ! Il suffit de lire les titres des journaux pour constater que c'est le foulard qui est mis en avant ce qui symbolise le risque de voir une communauté se replier sur elle-même.

Vous me permettez d'ajouter quelques mots par rapport au travail que j'ai réalisé sur ce sujet.

Je voudrais vous rendre sensibles au fait qu'au départ, j'étais favorable à l'interdiction du foulard à l'école parce que je suis féministe et qu'il représentait à mes yeux un signe de domination masculine. C'est en parlant avec les acteurs, les actrices de terrain et les enseignants que ma position a évolué.

Premièrement, est-ce que l'interdiction du foulard renforcera la laïcité ? Non, sauf à penser que quelques centaines de foulards troublent la laïcité. Je crois donc que c'est la laïcité qui doit être globalement repensée et remise à jour.

Deuxièmement, est-ce que l'interdiction du foulard à l'école fera reculer l'islamisme radical et l'islamisme politique ? Non. Je pense au contraire qu'elle risque de susciter des réactions qui conforteront auprès des familles l'idée qu'elles sont stigmatisées.

Troisièmement - c'est là une question qui, à mes yeux, est fondamentale et insuffisamment abordée par les parlementaires dans les débats et dans les textes que j'ai pu lire sur le sujet - est-ce que l'interdiction du foulard fera reculer le sexisme et le machisme ? Si j'en étais convaincue, je plaiderai immédiatement pour cette interdiction, mais je considère qu'il y a bien d'autres choses à faire et que le risque de marginalisation et d'exclusion des petites et des jeunes filles qu'elle sous-tend est plus grave que tout.

Cela invite à une réflexion, ce qui ne veut pas dire que la question est résolue, mais que, pour moi, qui ne suis pas, non plus, favorable aux foulards, il m'apparaît fondamental, de pouvoir les faire tomber, et de pouvoir, dans une démocratie, donner le choix aux filles et aux futures femmes de le porter ou non.

Mme Malika DIF : Vous m'avez demandé si une lecture très littérale permettait de conserver un esprit critique. Bien sûr ! D'ailleurs le Coran exige de nous cet esprit critique. Puisque vous le lisez, vous y trouverez de très nombreux appels à la réflexion, à l'observation et à l'analyse des événements : le musulman ne doit pas prendre le texte à la lettre, bêtement sans le comprendre. Je milite contre quelque chose qui me fait hurler : l'existence d'écoles coraniques où l'on apprend aux enfants le Coran par c œur sans jamais leur en expliquer le contenu. Le plus souvent, cet enseignement s'adresse à des enfants qui ne sont pas arabophones et qui mémorisent des sons, sans jamais comprendre ce qu'ils récitent, ce qui est contraire au principe de base de l'islam.

L'islam n'est pas dans les foulards mais dans les c œurs. Il est aussi fréquemment « dans les chaussettes » comme l'on dit familièrement, car les musulmans ont souvent le moral à zéro a force d'entendre systématiquement opposer le foulard à la laïcité. C'est une attitude qui a un impact tout à fait négatif sur la communauté musulmane. Je n'ose pas vous dire, le nombre de coups de fils que j'ai reçus, depuis la rentrée des classes, de jeunes filles, voire de petites filles de 12 ans, pour me dire qu'elles s'étaient présentées à l'école et qu'on les avait refusées, qu'elles avaient troqué le foulard pour un bandana, qu'elles avaient également été refusées et qu'elles étaient menacées de passer devant le conseil de discipline et d'être expulsées. Que pouvais-je dire à ces enfants ? Je leur ai dit qu'elles devaient choisir entre deux obligations, celle du savoir et celle du foulard, et qu'à ce stade, la première était probablement la plus importante. A titre personnel, c'est ce que je pense, mais si ces jeunes ont pris dans leur c œur la décision de porter le foulard, je ne peux pas aller contre et leur demander de le retirer.

Qu'est-ce que tout cela signifie ? Que ces jeunes filles vont porter leur foulard, et qu'elles vont être exclues avec toutes les péripéties qui nous ont été rapportées par les médias : vous n'imaginez pas leur souffrance, mais je peux, moi, vous en parler pour avoir vécu une exclusion de cette sorte parce que j'étais catholique.

Cela peut vous surprendre, mais quand j'étais petite fille, j'ai fréquenté l'école des religieuses avant d'intégrer l'école laïque, à l'âge de 12 ans. Pour montrer mon niveau scolaire, j'ai dû présenter mes livres et les cahiers de ma classe précédente et ma nouvelle directrice qui était plus laïque que laïque et, pour le moins, fortement anticléricale, m'a prise en grippe à un point tel que je n'osais pas même m'en ouvrir à quiconque. Ainsi, pendant deux ans, je lui ai servi de souffre-douleur et j'ai été quotidiennement punie, tant à l'école qu'à la maison, mes parents pensant que je traînais en chemin.

C'était une époque où on luttait contre les poux et, régulièrement, elle m'enduisait la tête de poudre insecticide, et m'obligeait à traverser le bourg avec un chiffon sur la tête pour regagner mon domicile qui se trouvait à plus d'un kilomètre de l'école. Je suis donc bien placée pour savoir quelle est la souffrance de ces petites musulmanes quand elles me téléphonent et je crains, non seulement la souffrance qu'elles ressentent sur le moment, mais aussi celles qu'elles endureront par la suite. Elles vont, en effet, intégrer un circuit d'enseignement par correspondance dont je sais qu'il n'a offert aucun débouché aux élèves précédemment exclues qui sont toutes, aujourd'hui, soit déjà mariées, soit recluses, enfermées à la maison où elles apprennent à faire le pain !

C'est une situation dramatique et il faut permettre à ces filles de vivre, de s'émanciper, de s'instruire pour trouver leur vraie place, de choisir, ensuite, si elles veulent ou non porter le voile, en fonction, comme l'a dit Mme Gaspard, des milieux professionnels auxquels elles auront accès à 18 ou 20 ans. Je connais des jeunes femmes musulmanes qui, dotées d'une formation, ont choisi d'abandonner le foulard pour trouver un travail.

Avec l'interdiction du foulard, on risque d'isoler ces jeunes élèves, ce qui pourra avoir de graves conséquences. Ces femmes sont appelées à avoir des enfants et que vont-elles leur enseigner ? Comme elles n'auront pas d'autre savoir à transmettre, elles vont leur donner une image négative de la France et de la citoyenneté dans notre pays.

Enfin, puisque vous évoquez la nécessité de combattre l'analphabétisme religieux et de réaliser des lieux de culte, sachez que certains d'entre nous font partie du conseil français pour le culte musulman qui prévoit d'aborder ces sujets. J'espère donc, si dieu veut, que nous aboutirons à un résultat positif.

Pour ce qui est de la sphère privée je serai brève.

Cette distinction entre sphère publique et sphère privée, pour la musulmane que je suis est relativement simple : la sphère privée correspond à la maison où je ne porte pas le foulard et où je bronze, même bras nus, dans le jardin. La sphère publique comprend tous les espaces hors de la maison. Pour moi, ces choses-là sont claires et l'école est une sphère publique puisque s'y trouvent présentes des personnes étrangères à ma famille !

M. Eric RAOULT, Président : C'est vous, madame, qui avez eu à conclure cette rencontre. Il me semble que durant ces trois heures d'échange, les différents invités qui étaient partisans, non pas de promouvoir le voile, mais de laisser la liberté de le porter, ont pu s'exprimer.

Vous me permettrez d'ajouter, par rapport à la liberté de porter le voile à l'école, que nous devons tenir compte de la supplique de chefs d'établissement et élargir le débat sur la laïcité qui est le thème de la mission que le Président de la République a confiée à Bernard Stasi, même si nous avons souhaité polariser notre attention sur le problème du voile, surgi il y a quelques années à Creil, qui est intervenu, plus récemment, à Lyon, au lycée La Martinière-Duchère et sur lequel les chefs d'établissement et les enseignants ont bien souvent adopté des positions très divergentes de celle du Conseil d'Etat et du ministère de l'éducation nationale.

En réponse à certains propos, je tiens à souligner que nous avons, dans le cadre de cette mission, toute liberté de parole et d'expression. Je précise d'ailleurs que Jean-Louis Debré souhaite que, lorsque nos travaux toucheront à leur fin, nous ayons auditionné dans la liberté et le respect de chacun, l'ensemble de ceux qui, comme vous, ont, sans avoir à gérer le problème au sein d'un établissement scolaire, pris position à travers leurs écrits et leurs associations.

Pour terminer par un trait d'humour, je reprendrai des propos qui ont été tenus au cours de cette matinée en rappelant que le voile de Mme Dif, qui est élégant et n'effraie pas la population, n'est pas tout à fait celui que l'on peut voir dans un collège de ma circonscription de Clichy-sous-Bois. C'est d'autant plus vrai que Mme Dif a une grande capacité à « argumenter », mais que le regard de la population, des maîtres, des élus est évidemment différent lorsque c'est une petite fille de 9 ans qui arrive voilée à l'école. Cela confirme qu'il y a plusieurs voiles et que le problème ne se pose pas dans les mêmes termes quand la personne directement concernée n'est ni une femme, ni une jeune fille, mais une enfant.

Au nom de notre Président Jean-Louis Debré, je vous adresse à tous mes remerciements pour votre participation

Table ronde regroupant
M. Mohamed ARKOUN, professeur émérite d'histoire de la pensée islamique de la Sorbonne Paris III,
Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH, essayiste, co-auteur de l'ouvrage « La République et l'islam »,
Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE, personnalité qualifiée membre du Comité de conservation du patrimoine cultuel,
M. Abdelwahab MEDDEB, professeur de littérature comparée à Paris X, auteur de l'ouvrage « Les maladies de l'Islam »,
Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN, ethnologue spécialisée dans l'Afrique du Nord, auteur de l'ouvrage « Les filles contre les mères »,
M. Antoine SFEIR, directeur de la rédaction des « Cahiers de l'Orient », auteur de l'ouvrage « L'argent des islamistes »,
Mme Wassila TAMZALI, avocate, présidente du forum des femmes de la Méditerranée-Algérie
et M. Slimane ZEGHIDOUR, journaliste à « La Vie », auteur de l'ouvrage « Le voile et la bannière »

(extrait du procès-verbal de la séance du 17 septembre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Au nom de M. Jean-Louis Debré, Président de notre mission d'information sur la question des signes religieux à l'école, nous sommes très heureux de vous accueillir pour cette table ronde consacrée à la problématique spécifique du port du voile à l'école.

Afin que l'éclairage soit total, le Président Jean-Louis Debré a souhaité entendre aujourd'hui des personnalités globalement plutôt hostiles au port du voile, après avoir entendu, hier, des personnalités favorables à la liberté du port du voile.

Je vous prie de bien vouloir vous présenter avant que nous ouvrions le débat.

M. Mohamed ARKOUN : Je suis professeur émérite d'histoire de la pensée islamique à la Sorbonne Paris III.

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : J'ai été inspectrice de l'Education nationale en France et directrice d'école normale en Algérie. J'ai été ensuite fonctionnaire internationale et j'ai terminé ma carrière en qualité de conseiller du président Senghor ; à ce titre, j'ai eu à traiter de la relation des populations musulmanes ayant à leur tête un chef d'Etat chrétien. Je suis ancien membre du Conseil français du culte musulman, dont j'ai démissionné le 5 février dernier.

M. Abdelwahab MEDDEB : Je suis écrivain, professeur de littérature comparée Europe-islam à l'université Paris X Nanterre.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Je suis journaliste à l'hebdomadaire « La vie » et à « Télérama ». Je travaille particulièrement sur les minorités musulmanes en Europe, de la Russie jusqu'à l'Espagne et particulièrement en France. J'ai publié quelques livres, dont « Le voile et la bannière », publié en 1990 chez Hachette et consacré à la question du voile et au statut de la femme dans l'islam.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Je suis micropaléontologue, spécialiste des ostracodes à l'holocène en zone Aquitaine. Je me suis intéressée à l'islam, car mon mari a fait partie de la commission Marceau Long. A cette occasion, j'ai eu l'honneur de connaître Salem Kacet, adjoint au maire de Roubaix ; j'ai été invitée à un mariage chez Mme Bétoule Fekkar-Lambiotte à Saïda, qui m'a poussée à écrire un livre avec mon mari, intitulé « La France, une chance pour l'islam ». Je suis arrivée sur ce sujet par l'extérieur.

De grands sociologues français m'ont beaucoup reproché de ne pas parler arabe, de n'y rien connaître et de traiter de ce que je ne connaissais pas. Or l'Académie française - pardonnez-moi cette vanité - vient de nous récompenser, Mme Tribalat et moi-même pour notre ouvrage « La République et l'islam ». J'ai découvert à cette occasion que j'étais sociologue et philosophe !

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : Je suis ethnologue, directrice de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste du Maghreb, des femmes et de la Kabylie.

J'ai été présidente de la commission des langues et civilisations orientales du comité national du CNRS et présidente de l'association pour l'étude du monde arabe et musulman et directrice d'études cumulantes à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHSS). J'ai écrit des ouvrages sur les femmes au Maghreb et sur la Kabylie, à laquelle je m'intéresse tout particulièrement. Chacun sait qu'il y a beaucoup de Kabyles en France.

M. Antoine SFEIR : Je suis directeur de la rédaction des « Cahiers de l'Orient », revue d'études et de réflexions sur le monde arabe et musulman.

Je suis Libanais de naissance et Français par choix. J'ai commis quelques ouvrages dont une enquête sur les filières islamistes en France et en Europe, essentiellement sur les filières économiques et financières. Le champ de mes recherches porte sur l'évolution de la famille et de la communauté musulmane en France dans ses diversités et spécificités. J'enseigne au Centre d'études littéraires des sciences appliquées (Celsa) de Paris IV.

Mme Wassila TAMZALI : Je suis algérienne, avocate de métier. J'ai assuré pendant vingt ans une mission à l'UNESCO sur l'élimination de toutes les discriminations à l'égard des femmes. J'ai ensuite été chargée d'un programme sur les femmes sur le pourtour méditerranéen et j'ai beaucoup travaillé sur la question de l'égalité dans l'islam, qui est l'une de mes préoccupations. C'est un combat que je mène toujours en Algérie avec des groupes de femmes et des associations, à la création desquelles j'ai participé. Nous menons ce combat depuis vingt ans pour faire reconnaître l'égalité des femmes en essayant de montrer la différence qui sépare religion et loi civile. C'est un grand travail que nous conduisons avec beaucoup d'hommes. J'en vois ici, notamment M. Mohamed Arkoun, qui a accompagné le combat des femmes. A ce titre, je vous remercie de m'avoir invitée, car la question que nous allons aborder ici dépasse le cadre de la religion et s'intéresse d'abord aux femmes et à la liberté des femmes.

M. Eric RAOULT : J'ouvre le débat.


M. Antoine SFEIR :
Je me suis présenté en précisant que j'étais Français par choix. Je me souviens d'un débat en 1984 avec une personnalité d'extrême droite qui affichait clairement ses positions ; au terme de vingt minutes de débat, je lui avais déclaré que j'étais grosso modo d'accord avec ses points de vue, avec toutefois deux différences : je suis Français et chrétien. Il me répondit « moi aussi », ce que je lui contestais : « Non vous êtes Français par hasard, vous êtes né par hasard à la Trinité-sur-Mer et vous n'êtes pas chrétien parce qu'un chrétien n'exclut pas. » Je crois que c'est la base.

J'ai fait mes études dans un établissement catholique de Beyrouth où l'on nous interdisait d'afficher tout signe de religiosité à l'école. C'était peut-être le début, le balbutiement, de mon initiation à la citoyenneté.

La question du voile à l'école doit être appréhendée sur un plan religieux et un plan civil.

Sur le plan civil, je rejoins totalement le propos de Mme Tamzali qu'elle développera mieux que moi. Je crois qu'il s'agit d'un combat des femmes pour leur égalité. Le voile est une façon de marginaliser les femmes, même si on les persuade que c'est un choix, une démarche, qui émane d'elles-mêmes.

La question posée est de savoir s'il s'agit ou non d'un signe religieux. Si j'ai bien entendu, c'en est un. A partir du moment où c'est un signe religieux, la question ne se pose pas, il ne s'agit même plus de légiférer ni de se défausser en renvoyant la question devant le Conseil d'Etat. A partir du moment où c'est un signe religieux, il relève de ce qui est admis : l'absence de tout signe de religiosité extérieure à l'école.

Si ce n'était pas un signe religieux, ce serait un simple signe culturel. A partir de là, il pourrait y avoir débat, mais j'écoute et j'entends ce que l'on me dit et je me réfère surtout au livre saint, le Coran, qui précise que c'est un signe religieux. En choisissant d'être Français, j'ai choisi d'être citoyen, c'est-à-dire une citoyenneté qui transcende l'appartenance à la fois régionale, communautaire, identitaire, ethnique. Ma citoyenneté me rend responsable de la cité et des membres qui la composent et donc me rend solidaire de ses membres. A partir de l'instant où je choisis d'être solidaire, je ne puis accepter de différenciation entre citoyens.

Les déclarations qui voudraient que l'interdiction du voile à l'école corresponde à une vue un peu obtuse de la « laïcité à la française » - cette dernière expression, inventée depuis peu, laisse à croire que la laïcité serait un saucisson que l'on pourrait découper - ouvrent des brèches dans le concept de laïcité. Or, celui-ci reste le meilleur rempart contre les tiraillements exogènes des forces centrifuges de l'ethnocentrisme et du communautarisme. C'est un croyant qui vous parle, mais je me définis également comme intégriste de la laïcité.

Je pense en effet qu'à nos portes pointent les communautarismes, ce qui me rend intégriste, même si l'intégrisme est une maladie et que je rejoins totalement M. Meddeb dans sa définition de l'intégrisme, quel qu'il soit.

Face à la déliquescence du concept de citoyenneté, il est clair que la volonté des corporatismes religieux, notamment ceux qui plongent dans un certain intégrisme, est de tirer la couverture à eux. En 1989, quand la question du voile s'est posée pour la première fois, il s'agissait de trois jeunes filles uniquement. Un communiqué de la mosquée de Paris a demandé la liberté pour les jeunes filles. Le lendemain, deux autres communiqués ont appuyé cette position : l'un émanait de l'archevêché de Paris, l'autre du rabbinat de France. Cela signifie aussi, dans une certaine mesure, que les combats de nos grands-pères ne sont pas terminés. Un corporatisme demeure qui s'est dressé immédiatement pour appuyer le port du voile. En ce sens, le combat de la laïcité n'est pas achevé et il commence certainement à l'école.

M. Mohamed ARKOUN : Mes positions sont connues de longue date. En qualité d'historien de la pensée islamique, il est de mon métier, non de me prononcer de façon autoritaire sur le sujet, mais d'indiquer la politique qu'il conviendrait d'engager en France et en Europe à l'égard du fait islamique. J'utilise l'expression « fait islamique » et non « islam ». Tout le monde emploie le mot « islam » et l'on ne sait pas de quoi l'on parle. C'est un fait nouveau en France et en Europe, que l'on ne connaît pas en tant que religion d'abord et en tant que forte tradition de pensée ensuite. Mais cette tradition de pensée a une histoire telle, qu'à partir du XIIIème siècle, cette pensée est oubliée, elle ne fonctionne plus intellectuellement, théologiquement, exégétiquement, juridiquement, sans parler du champ philosophique qui a joué un rôle d'importance dans la formation de cette pensée islamique. Tout cela a disparu ; on ne l'étudie plus, on ne l'enseigne plus depuis le XIIIème siècle.

Ce qui se passe aujourd'hui ne peut pas être compris dans ses dangers - il en existe d'évidents que nul ne peut nier - mais aussi dans ses faiblesses qui font qu'une politique urgente doit prendre en charge cette situation pour y remédier par les moyens de la recherche - à cet égard, nous sommes extrêmement en retard - et par le moyen de la formation et de l'éducation à l'école.

Une de mes positions les plus fortes a été, depuis la première manifestation en 1989 de la question du voile, d'appeler l'attention du Président Mitterrand sur le sujet - c'était aussi l'époque de l'affaire Rushdie - et sur la nécessité d'engager une politique qui donnerait aux musulmans en France - de nationalité française ou étrangère, mais résidant sur notre territoire - un « espace d'expression intellectuelle et scientifique de leur religion » selon les termes publiés dans « Le Monde ». Il n'est pas suffisant de leur donner des espaces de culte, et même si on leur offre ces espaces de cultes, ceux-ci contribuent à compliquer la situation au lieu de la faciliter. Car dans les mosquées, comme dans les églises, les autorités religieuses font des sermons chaque semaine. Ces sermons vont davantage dans le sens du combat idéologique - nécessité historique - de tous les musulmans dans le monde et non pas d'une formation théologique qui ouvrirait les croyants à une compréhension ouverte et cohérente de ce qu'est la croyance religieuse dans une société moderne et laïque.

Le Président Mitterrand a accueilli et compris le sens politique de ma demande. Il a donné instruction à M. Jean-Louis Bianco de mettre à l'étude la création d'une école nationale d'études islamiques qui prendrait en charge cette politique. Nous avons préparé un projet en ce sens avec Mme Georgina Dufoix et M. Pierre Mutin, qui tous deux travaillaient à l'Elysée. Malheureusement, pour diverses raisons, ce projet qui était prêt n'a pas été pris en charge par le ministre de l'éducation de l'époque, M. Jospin. Ces raisons sont à la fois connues et difficiles à déterminer de façon précise. Le fait est que cette création n'a pas eu lieu. Nous avons perdu douze ans. La République a perdu douze années, car c'est seulement en mai 2002 que M. Jack Lang a accepté de créer un institut d'étude du fait religieux en France. Il y a une résistance à une compréhension de la laïcité en France qui ne veut pas entendre parler de quelque projet que ce soit ayant une relation avec la religion. Ce qui est absolument contraire à la laïcité bien comprise, car la laïcité est une attitude fondamentalement intellectuelle devant le problème de la connaissance. D'abord connaître, tout connaître et comment connaître et ensuite comment enseigner ce que l'on connaît sans conditionner qui que ce soit : c'est cela la laïcité, ce n'est pas un combat contre quelque chose. Ce fut, certes, un combat politique, c'est connu. Il convenait de se débarrasser du magistère et du dogmatisme de l'église, mais nous n'en sommes plus là.

La question commence à être résolue et j'ai le plaisir de retrouver ici mon ami Jean-Pierre Brard qui est le seul maire de France jusqu'à présent à avoir pris l'initiative, l'an dernier avec moi, de créer un centre civique d'étude du fait religieux qui affiche - voyez l'appellation - une compréhension et une mise en application de la laïcité.

Je ne sais s'il vous en a parlé. L'échelle est modeste, mais ce fut un succès, ce qui prouve que le public français est ouvert et demandeur. Cela pour vous dire que si, bien sûr, je suis contre le port du voile, je suis pour une éducation des jeunes à l'école pour leur expliquer ce qu'est la laïcité d'un côté et le fait religieux de l'autre. Ici, je rapporterai un élément très important. J'ai l'honneur de participer à la commission de la laïcité qui travaille à l'heure actuelle sur ce sujet et entend des choses terribles sur ce qui se passe dans les écoles.

Qu'est-ce que la laïcité ? J'ai déjà apporté une réponse pour l'enseignant que je suis, mais il existe aussi une définition de portée philosophique : la laïcité précise, selon une sorte de profession de loi, que la législation dans la société relève de la responsabilité des hommes. Cela signifie que cette position s'inscrit philosophiquement contre et radicalement contre une position que l'on nomme le « théologico-politique » selon lequel le contrôle de l'espace législatif dans la chrétienté, comme dans l'islam ou le judaïsme, est lié à la théologie. Avec la laïcité, l'attitude philosophique a remplacé l'attitude théologique, c'est un fait d'histoire. Mais nous n'avons pas fait grand-chose pour introduire à l'école l'histoire des systèmes théologiques de pensée. Or, la théologie est aussi une activité intellectuelle, pas seulement un magistère dogmatique instrumentalisé par des autorités religieuses pour faire ce qu'elles ont fait pour le christianisme et ce qu'elles font encore pour l'islam.

Nous retrouvons une fois de plus une carence intellectuelle dans la vision du système éducatif qui sépare radicalement cette activité intellectuelle nommée « théologie » et cette autre activité que l'on nomme « philosophie ». La République laïque a créé dans toutes universités des départements pour enseigner la philosophie, mais nous n'avons pas de départements de théologie comme il y en a en Allemagne, en Norvège, et pratiquement tous les pays d'Europe.

Cela ne signifie pas que ces pays d'Europe qui ont de tels départements ont résolu l'ensemble des problèmes que je pose. En effet, pour les avoir fréquentés dans toute l'Europe et aux Etats-Unis, ces départements ne posent pas le problème pédagogique que je soulève devant vous, à savoir s'occuper de cette fraction de la population qui est encore éduquée dans l'idée de la croyance religieuse, laquelle est nécessairement en relation avec une théologie. Il faut s'occuper de cette partie de la population qui a grandi démesurément et brutalement dans les lycées et collèges français, sans avoir été prise en considération.

Je considère que la démocratie doit procéder par la formation et par l'éducation et que, bien entendu, elle doit être stricte s'agissant de questions comme le port du voile à l'école, et ce pour défendre effectivement l'espace de la laïcité et sa compréhension. Mais il y a aussi l'obligation démocratique pour l'Etat de prendre en charge une politique de la raison. Cette prise en charge de la politique de la raison n'a pas été faite. Elle s'est heurtée à un refus, dont nous payons les conséquences. Avec Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'intérieur, je suis revenu à la charge pour créer cette école. Il a pris en charge le projet, comme François Mitterrand l'avait fait, mais pas Lionel Jospin. Claude Allègre n'a pas tenu compte du rapport d'une commission nommée par lui-même sur les nécessités de créer cette école, qui a vu le jour sous forme d'un institut qui fonctionne à l'Ecole pratique des hautes études en sciences sociales. Ce n'est pas là où nous en avions besoin, parce que des maîtres y enseignent déjà. Au surplus, il ne fut absolument pas créé dans l'objectif de l'école que je voulais voir créée.

Sur la question de légiférer ou non, nous y réfléchissons au sein de la commission de la laïcité et je vous assure que ce n'est pas facile !

M. Eric RAOULT : Ce n'est pas facile ici non plus !

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : Les exposés des deux intervenants ont abondamment démontré l'importance de la formation. Je vais donc me placer à l'école et assister à une rentrée scolaire à laquelle se présentent deux petites filles voilées portant atteinte, par là même, au principe de la laïcité en vertu duquel j'avais, sortant de Normale-sup, juré de veiller à l'intégrité de l'école. Or, c'est là une première atteinte à l'intégrité du message pédagogique.

Après réflexion, j'en conclus que le voile dont on parle tant n'est que le symptôme d'une maladie beaucoup plus grave ; c'est elle qui m'a conduite par désespoir à quitter le Conseil français du culte musulman au sein duquel j'espérais un débat. Ce débat n'ayant pu avoir lieu pour des raisons multiples, j'ai démissionné.

Le voile est le symptôme d'une maladie de l'islam qui est le piège dans lequel le chef de l'Etat a refusé de tomber en créant la commission Stasi - piège tendu par les islamistes mettant en scène le voile. Mais il faut s'occuper aussi de l'absentéisme aux cours de biologie, s'intéresser à l'absentéisme aux cours de gymnastique. La mixité est un bien trop précieux pour que l'on puisse le traiter par-dessus la jambe. Je considère que l'initiative prise à Lille de ménager des horaires spéciaux pour les femmes dans une piscine est tout à fait regrettable.

Quelle est cette maladie ? Nous sommes devant un problème : ou bien l'islam garde son authenticité et, au nom de « la pureté des commencements », il ne faudrait surtout pas toucher au message coranique et, par là même il conviendrait d'appliquer ses recommandations au nom de la pureté du message. En fait, seules trois sourates recommandent la pudeur dans le comportement sur les six mille sourates écrites. D'où la question : pourquoi le voile et pourquoi en ce moment ? Ce qui est en jeu, c'est la poussée du communautarisme qui veut imposer une épreuve de force. J'appartiens à ceux qui souhaitent une réforme de l'islam, à savoir une nouvelle lecture et une nouvelle interprétation des textes afin qu'ils soient en harmonie avec les exigences de la République française.

M. Abdelwahab MEDDEB : Je veux être le plus bref possible et le plus frontal. Je me trouve « biographiquement impliqué » par cette question majeure à mes yeux, sur laquelle j'ai beaucoup parlé et écrit. Simplement, je voudrais rappeler quelques points.

On a dit que le voile serait un insigne religieux. Même pas ! Il s'insère dans une tradition interprétative. Les mêmes textes, les mêmes références scripturaires, peuvent très clairement être interprétés autrement, comme le fit notamment un Egyptien très célèbre, militant pour l'égalité des sexes à la fin du XIXème siècle. Ce rappel donne une dimension de la régression que nous vivons ! Ses deux livres écrits en langue arabe parus en 1899 et 1900 ont suscité un immense débat à l'intérieur d'une métropole majeure de l'islam, le Caire, et, au-delà, parmi un très grand nombre de partisans. Dans ces textes, il est démontré que les fameux versets, sur lesquels on s'appuie pour faire du voile une nécessité, peuvent être interprétés autrement. Plus près de nous, mon compatriote l'historien Mohamed Talbi, un humaniste et un croyant tout à fait ouvert, a lui aussi apporté la démonstration d'autres interprétations possibles. L'on peut donc, dans une situation culturelle comme celle de la France, diffuser l'idée qu'il ne s'agit pas d'un signe religieux.

On nous parle d'un signe culturel. Il n'en est pas un non plus. Le voile comme signe culturel, qui a existé tout au long de l'histoire, a été très rarement porté en France. La djellaba marocaine est un voile qui correspond à un signe culturel. La diversité spectaculaire du voile doit être soulignée. Un grand islamologue d'origine autrichienne, devenu américain, Von Grunebaum, démontre un fait évident en parlant d'un « islam bi-structuré ». Il est composé d'une structure globale, unitaire, qui correspond à l'étude de l'historien et qui permettait de s'entendre de New-Delhi à Grenade, et d'un islam vernaculaire, celui qu'aura approché l'ethnologue. C'est dans cette seconde structure que l'on peut repérer le « voile culturel », très varié, alors que nous assistons à l'émergence d'un « voile idéologique » qui uniformise le voile culturel. Le voile devient le même de Djakarta à Paris en passant par New-York et Londres. Le voile devient un signe idéologique et de propagande politique. C'est ainsi qu'il faut l'envisager.

Je rappelle aussi que le voile est véritablement le signe d'une inégalité sexuelle. Le laxisme face au port du voile facilite un processus qui aiderait ceux qui œuvrent pour qu'il devienne une norme. Quand il deviendra une norme, il engendrera probablement une pression sociale à l'égard des parents libéraux et des jeunes filles qui ne veulent pas en entendre parler.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Je voudrais dire d'abord d'où je parle. Comme Antoine Sfeir, je suis Français par choix, mais je suis né dans un endroit très particulier par rapport à cette question : l'Algérie qui, depuis 1848, était un triple département français et où cette question de l'islam, qui nous paraît récente, inédite et exotique, connaît une très ancienne histoire.

Dans le « Télérama » de cette semaine, j'ai commis un article qui montre que ce débat du voile n'est que le révélateur de la compatibilité ou l'incompatibilité entre l'islam et la République depuis 150 ans. Ce débat est né avec la République, c'est le plus ancien débat de la République. Nous ne pouvons nous abstraire de tout ce passé, de ce grand débat, du fait qu'à partir des années 20, tous ceux qui étaient hostiles à l'égalité des droits entre indigènes et Français ont porté la question de l'islam sur le devant de la scène. Moi-même j'ai grandi dans un camp de regroupement où j'ai pu découvrir l'autre aspect de la République, c'est-à-dire l'école. J'ai eu comme premiers instituteurs des « bidasses », dont je garde un souvenir absolument merveilleux. Même si des gens de mon village et de ma famille étaient dans le maquis en train de se battre contre des soldats français, j'étais moi-même dans une école avec des petits Français. Je n'ai jamais senti la moindre différence de traitement et j'en garde un souvenir impérissable.

S'agissant des signes religieux à l'école, j'ai publié un essai en 1990 intitulé « Le voile et la bannière » où je dénonçais l'aspect aliénant du voile, non pas symbole de l'infériorité mais, pour le moins, l'une des expressions de l'infériorité juridique de la femme, qui se trouve dans les textes coraniques comme dans les textes du talmud.

J'ai dit tout le mal que je pensais du voile, du statut de la femme, de la charia. C'est un essai assez véhément, que j'ai fait rééditer en édition de poche avec une préface où j'assume mes propos. Mais, douze ans après, j'éprouve un petit malaise dans ce débat. Il faudrait que la réflexion soit efficace et que la démarche vise à faire entrer l'islam définitivement sous l'empire de la loi commune pour banaliser complètement cette affaire.

Pour être efficace, il faut être lucide et nommer les choses. D'abord, supprimons un pluriel qui me semble bien singulier ! Il ne s'agit pas des signes religieux à l'école, mais d'un signe religieux. Arrêtons de noyer le poisson dans de fausses généralités ! Quand on parle des communautarismes, l'on en cite qu'un seul : le communautarisme musulman. C'est là où le problème se pose.

En qualité d'essayiste, je suis contre le voile. Je ne suis pas religieux et je suis contre le port du voile dans la rue, dans la maison, partout. Je trouve qu'esthétiquement, c'est sinistre. Mais le journaliste est quelqu'un de politiquement irresponsable. Si j'étais un homme politique, le problème se poserait différemment, dans la mesure où un Etat se trouve confronté à une alternative : soit signifier l'interdiction du port d'un insigne religieux à l'école - l'Etat pourrait se permettre de s'en tenir là et rappeler la loi générale ; soit, et c'est le piège qui guette notre Etat, entrer dans un débat théologique. L'Etat peut dire qu'il veut que ses écoles soient libres de tout symbole religieux apparent et manifeste, c'est là une attitude incontestable, mais refuser le voile parce qu'il symbolise une oppression l'obligerait à sortir de sa neutralité. La neutralité et la laïcité sont en effet le respect de tous les cultes, y compris les plus farfelus, à condition qu'ils n'empiètent pas sur l'espace public.

Voilà pourquoi j'estime erroné d'entrer dans un débat théologique avec les partisans du voile, qu'ils soient des islamistes patentés et organisés ou qu'ils soient de simples gens qui, par piété ou conformisme familial, portent ce symbole.

Il faudrait que nous sachions également si nous sommes en Europe ou dans notre petit hexagone. Si nous sommes en Europe, souvenons-nous que la plupart des lois sont votées par le Parlement européen et que la moitié des quinze Etats européens est composée de monarchies non laïques. Ainsi la prestation de serment d'un ministre espagnol se déroule-t-elle face à une Bible et à un crucifix haut de 50 centimètres ; dans tous les tribunaux italiens, il y a un crucifix. Si l'on établit une loi interdisant le voile à l'école, que se passera-t-il avec les autres pays européens où le port des insignes religieux est organisé ou toléré ? N'y aura-t-il pas une contradiction entre les législations française et européenne ?

Ce sont là des questions techniques.

Celle à partir de laquelle je voudrais appeler l'attention en tant que citoyen se pose à partir d'un énoncé simple : les musulmans aujourd'hui sont perçus comme tels. Je le déplore, car nous sommes dans un pays laïque où l'on ne devrait pas considérer les gens selon leur religion. Or, je regrette que les 5 ou 6 millions de personnes perçues comme musulmanes, parfois à leur corps défendant, ne soient plus considérés comme des Africains, des Berbères, des Arabes, des Turcs, comme des Algériens, des Tunisiens, des Tchadiens ou des Albanais, mais seulement comme des musulmans. C'est déjà là une démarche non laïque. Mais puisqu'il en est ainsi, travaillons sur cette base.

Ceux que nous appelons « musulmans » représentent 10 % de notre population nationale. C'est le taux des noirs ou des hispaniques aux Etats-Unis. Autrement dit, quand nous sommes animés de l'intention louable de digérer le fait sociologique islamique dans le corps de la nation, il ne faut pas viser ou stigmatiser l'islam au risque de commettre une erreur et d'aboutir au résultat contraire. J'ai travaillé sur les intégristes islamiques et j'ai rencontré la plupart de leurs chefs en Algérie et ailleurs. Je puis affirmer qu'une démarche très précise chez certains groupes islamistes vise à provoquer, voire à susciter de l'islamophobie, car la tolérance de nos sociétés démocratiques est précisément ce qui leur fait peur. Cette tolérance, en effet, engendre la dilution, par le mariage mixte ou autre élément d'intégration. Ils souhaiteraient susciter des réflexes islamophobes.

Un autre constat symétrique est à préciser : beaucoup de laïques convertis subitement, sous prétexte de défense de la laïcité, manifestent indéniablement un rejet viscéral de l'islam en tant que tel.

Le chantier est ouvert, mais il est truffé de chausse-trapes et de non-dits culturels et historiques.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Mesdames et messieurs les députés, je vais vous raconter ma vie, ce qui va vous donner une idée de ce que pensent vos électeurs. Ce n'est pas tout à fait négligeable et, ce faisant, j'insisterai sur quelques remarques de M. Slimane Zéghidour, dont j'adore l'écriture, mais qui se trompe sur les chiffres et sur l'Europe !

Mon histoire est celle des Français moyens de mon âge. Mon arrière-grand-père était métayer du duc de Talleyrand, mais il lisait le latin et il racontait que la bonne s œur à l'école le mettait au piquet sous ses jupes. En fait, la loi Gobelet de 1886 imposait que, dans les écoles publiques de tous ordres, l'enseignement soit exclusivement confié à un personnel laïque. Comme on n'avait pas eu le temps, entre les lois Ferry en 1881 et Gobelet en 1886, de former les institutrices, mon arrière-grand-père a été caché sous les jupes d'une ursuline qui fit l'affaire pendant quelque temps.

Ma première remarque est donc la suivante : qu'est-ce qu'un personnel laïque ? Qu'est-ce qu'un clerc en droit positif ? Qu'est-ce qu'un clerc dans une religion sans clergé et où tout musulman peut avoir des fonctions rituelles ? Est-il normal que l'abbé Bouteyre ait été interdit en 1912 de passer l'agrégation de philosophie et que M. Hassan Iquioussen - et combien d'autres ! - soient professeurs dans des établissements publics où ils distillent des messages qui parfois ne sont pas d'une affection totale pour ce pays. On ne parle pas de personnel laïque quand on ne sait pas ce que l'on dit !

Mes quatre grands-parents étaient maîtres d'école. Ma grand-mère, directrice d'école, racontait comment elle avait dû, sur ordre, ramasser les morceaux du petit Jésus en plâtre « malheureusement décroché par le vent ». Il s'agissait, je suppose, de la fameuse circulaire ministérielle de 1903 qui interdisait tout emblème religieux dans les établissements publics.


A l'école laïque Sainte-Thérèse à Metz, à cause du concordat, chaque matin je restais avec l'institutrice à la porte pendant que les autres élèves récitaient « Je vous salue Marie ». Comme disent les sociologues chagrins, j'ai donc souffert d'une double assignation identitaire à la culture dominante : celle des filles, qui me menaçaient de l'enfer à la récréation, et celle de mes parents qui n'appréciaient guère l'ombre des soutanes ! J'ai survécu, car on ne meurt pas de telles assignations.

Je me suis révoltée contre l'histoire du voile. En 1990, j'ai écrit avec mon mari un livre où je n'abordais pratiquement pas cette question que je prenais pour une péripétie. Je m'intéressais bien davantage aux codes de statut personnel qui, eux, revêtent une très grande importance et je crois que cette question de droit international privé aura des retombées. Mais je me suis indignée car, au cours de mes six années au Haut conseil à l'intégration, sous les présidences de Marceau Long, Simone Veil et Roger Fauroux, j'ai été sérieuse, j'ai travaillé et j'ai lu tous les arrêts du Conseil d'Etat, notamment le fameux arrêt Kherouaa de 1992, dont la famille a défrayé la chronique judiciaire six ans durant, suscitant des problèmes dans deux lycées, dont un dirigé par un proviseur musulman.

Je me rappelle les propos de M. Glavany : « Nous sommes tous contre le voile, mais il faut être tolérants. » Si l'on m'avait interrogée, j'aurais répondu en rappelant l'expression de « tolérance illégale » utilisée par Guy Mollet au lendemain de la guerre, qui voulait interdire les aumôneries rétablies par Vichy et qui a vu sa mesure condamnée par le Conseil d'Etat. Et quelle ne fut pas ma stupeur en lisant dans le rapport de l'arrêt Kherouaa de novembre 1992, rédigé par un « gamin » de trente ans : « Le monde enseignant a, à son sujet (la laïcité), des idées fort nobles mais erronées ». La première conception de la laïcité, celle de Jules Ferry, suppose l'absence de toute manifestation d'appartenance religieuse dans les établissements. Dorénavant, l'enseignement est laïque « non parce qu'il interdit l'expression des différentes fois, mais parce qu'il les tolère toutes ».


De cette citation, je tire deux remarques : qui a décidé de cela ? Qui a fait virer à 180 degrés d'un seul coup le socle sur lequel nous avions vécu à peu près en paix, y compris avec l'église catholique, depuis presque un siècle ? C'est une décision de 1992, l'arrêt Kherouaa du Conseil d'Etat qui a fait jurisprudence.

La question se pose au niveau européen. On a dit que rien ne se passait en Europe comme en France et que la laïcité française était unique en son genre. C'est vrai ! Quelle différence dans cette optique avec la Grande-Bretagne où la prière est obligatoire et où la reine prête serment devant Dieu, avec la Belgique ou l'Allemagne où le journal « Spiegel » s'indigne à juste titre en titrant : « Quelle différence entre la croix sur le mur et le foulard sur la tête ? » ? L'éducation religieuse est dispensée dans ces pays et cela n'a rien à voir avec la France où la protestante que je suis rappelle que nous avons purement et simplement éradiqué l'église catholique des établissements. Autrement dit : soit l'école admet tout le monde, soit elle n'admet personne ! Voilà pourquoi il est indigne de dire que la laïcité est devenue la tolérance de toutes les fois.

Je mobilise ma culture RPR, religion prétendue réformée, pour vous dire : « bonne chance, chers députés ! » Je fais partie d'une collectivité qui se délite à plaisir en cas de désaccords. Nous ne voyons pas les baptistes, les mennonites, les adventistes, les évangélistes, les pentecôtistes, les évangélistes tsiganes qui comptent plus de 1 000 desservants, contrairement aux islamistes dont le mot fétiche est « visibilité ». En revanche, si nous laissons entrer les religions à l'école, vous commencerez à avoir des ennuis. J'en ai une illustration à Bobigny où le maire a voulu installer une association musulmane dans un immeuble et où le pasteur, voyant cela, a réagi, décrétant que, puisqu'il en était ainsi, il revenait le lendemain avec un dossier !

Il ne faut pas être trop narcissiques dans l'existence. Nous ne sommes pas seuls au monde, mais nous avons ici des milliers de représentants de petites éclésioles, jusque et y compris celles qui sont considérées comme des sectes tels les Témoins de Jéhovah. Ces derniers, qui servaient de repoussoir à tout le monde, ont été reconnus par le Conseil d'Etat en tant qu'association de la loi de 1905. Vous aurez demain des aumôneries de témoins de Jéhovah dans les lycées. Bon courage !

Je veux répondre maintenant aux propos de Slimane Zéghidour sur le problème de l'Europe. Je regrette l'absence de Soheid Bencheikh qui déclarait : « Le voile n'est pas un signe religieux comme l'ont prétendu les commentateurs lors de cette affaire pour pouvoir ainsi l'opposer à l'école » Il avait là totalement tort ! L'article 9 de la déclaration européenne des droits de l'homme fait de la dimension religieuse un des éléments les plus essentiels, les plus vitaux, et ces superlatifs lui confèrent une place incomparable et aux convictions une place seconde. Cela signifie encore aujourd'hui que le religieux, d'une certaine façon, n'est plus sacré. Qui dit que demain il en sera de même ? Puisque le Conseil d'Etat dans son arrêt Kherouaa ne voit pas d'inconvénient au port d'insignes politiques, là encore, je dis bon courage ! Relisez l'article 9 de la convention. Il reconnaît très clairement que les libertés garanties peuvent être limitées par chaque Etat au nom de la morale publique. Dans les conclusions préalables au dernier jugement, qui a donné tort à Melle Kherouaa, le commissaire du gouvernement Bouleau termine en précisant que « la liberté de manifester sa religion ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires à la protection de la morale publique ou de la protection des libertés d'autrui. » Au nom de l'ordre public français, l'on repousse la polygamie, la répudiation, le refus de recherche de paternité ... Je ne vois pas pourquoi, avec un peu de courage politique, on ne considérerait pas que le port de tout insigne religieux ou politique, dès lors qu'il est susceptible d'engendrer la « guéguerre » à l'école - qui n'en a vraiment pas besoin - serait contraire à l'ordre public.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : Je vous parlerai en tant qu'ethnologue du hidjab, le fichu islamiste à l'école de la République. Ces fichus islamistes relèvent d'une stratégie d'anti-intégration et ce n'est pas un hasard si ces coiffures et tenues sont apparues au moment même où les jeunes filles de l'immigration maghrébine en France remportaient de plus grands succès que leurs frères dans leur scolarité et que, grâce à cette même école, elles s'intégraient réellement, sans grands problèmes. C'est en effet précisément dans ce contexte de rentrée scolaire qu'en 1989 « l'affaire de Creil » a ouvert la polémique et déclenché le trouble dans l'opinion française.

Plusieurs points me paraissent mériter d'être soulignés.

Tout d'abord, l'ambiguïté du terme même « foulard » qui est employé, inexact en français, car un foulard peut être placé n'importe où sur le corps. Ce terme devrait être remplacé par celui de « fichu », spécifique pour recouvrir la tête.

Ensuite, je voudrais souligner ce que ce « fichu » particulier n'est pas. D'abord, il n'est pas l'un des nombreux et divers voiles traditionnels - il n'a rien avoir avec la tradition du monde musulman. Il est d'ailleurs à noter l'absence même de voile des femmes berbères, entre autres kabyles. Celles que je connais sont fières de ne pas voiler leurs femmes. Les Kabyles constituent la majorité des immigrés maghrébins et tout particulièrement algériens en France, les Berbères en général, les Kabyles en particulier.

Ce n'est pas non plus un voile, car dans l'Arabie du VIIème siècle, celle du Coran, ce voile était, sous le nom de djilbab, un vêtement distinctif, porté par les premières musulmanes dans l'intention de les faire reconnaître comme femmes libres et de les distinguer des esclaves.

En fait, ce fichu est un uniforme politico-religieux moderne, apparu à la suite de la révolution iranienne, donc depuis 1980, sous un nouveau nom « hidjab », celui qui cache. Dans le Coran, ce terme représente une tenture. Il est répandu dans le monde musulman. Il est prescrit aux femmes qui adhèrent aux valeurs de l'idéologie islamiste. Il est un signe d'adhésion à ces mêmes valeurs politico-religieuses.

Ainsi défini, quelles sont les fonctions du hidjab actuel ?

Il est certes fait pour distinguer, mais il prend des sens différents selon le contexte où il est porté, selon que l'on se trouve dans un pays à majorité ou à minorité musulmane. En effet, dans les sociétés majoritairement musulmanes actuelles où l'islam est religion d'Etat et où la société est encore patriarcale, homogène, le sens et l'usage du voile porté par nombre de femmes peuvent être multiples. Il peut être porté par conviction, mais aussi par commodité, concession tactique ou comme cache-misère.

En revanche, dans les pays européens où l'islam est minoritaire comme en France, il n'en est pas de même, car cet uniforme, porté par quelques femmes, est donné à voir à toutes les autres diverses personnes composant une société complexe et hétérogène, non familière avec les voiles féminins.

Certes, pour les jeunes femmes qui portent le fichu, celui-ci serait, disent-elles, une obligation. Toutefois, non seulement rien n'est moins sûr, mais surtout il a pour but de distinguer les femmes adhérant aux valeurs des mouvements communautaires islamistes en les incluant dans ces mouvements. Or, en conséquence de cette inclusion communautaire, il exclut toutes les autres femmes qui ne le portent pas. C'est donc ainsi manifester « un différentialisme » qui introduit une fracture entre les femmes en affichant cette différence qui, en revanche, enferme les porteuses de fichus dans leur altérité, si bien que ce fichu peut même arriver à constituer une sorte d'auto-exclusion.

Par ailleurs, pour tous ceux à qui il est donné à voir, il a encore d'autres significations.

D'abord, pour toutes les autres jeunes filles de parents musulmans, leurs compagnes de classe par exemple, il y a grand danger que cette exposition politico-religieuse ne réactive le remord qu'ont la plupart de ces jeunes filles de ne pas être assez fidèles à la religion de leurs parents, car les filles à fichu prétendent leur donner des leçons.

La plupart des Français y voient la marque d'une opposition, puisque le fichu est l'emblème d'une allégeance prioritaire à des prescriptions politico-religieuses qui peuvent être poussées jusqu'au refus des obligations légales et républicaines, ce qu'attestent les réponses apportés par des jeunes filles porteuses de hidjab à leurs interlocuteurs. Au surplus, beaucoup de Français y voient le signe d'une oppression sexiste, le refus de l'égalité entre les hommes et les femmes.

Le port du fichu me paraît donc constituer une manifestation de contre culturation, dans une perspective d'apartheid communautaire.

Dans l'école, le fichu moderne est ainsi contraire tant à la déclaration des droits de l'homme qui bannit toute distinction entre les hommes et les femmes qu'au principe de la laïcité, car le fichu se définit comme une distinction d'appartenance à une communauté partisane, ce qui est le contraire de l'égalité. Il est avant tout une expression politique et ce n'est sans doute pas un hasard si les jeunes filles de l'immigration maghrébine sont précisément celles pour lesquelles, en général, l'intégration est en meilleure voie, alors même que leurs mères et grands-mères n'étaient souvent, elles-mêmes, pas voilées.

Mme Wassila TAMZALI : J'appartiens à une famille qui a voilé ses femmes jusqu'à la génération de ma mère. Si ma grand-mère avait pu être là, elle serait voilée aujourd'hui. J'en serais d'ailleurs fière. Elle portait un voile de soie blanche, un haïk cachant son visage, parce que c'était une citadine. Dans la mesure où elle jouissait d'une certaine liberté, puisque les citadines pouvaient circuler et rendre visite à leurs familles, elle était donc voilée contrairement aux paysannes qui ne jouissaient d'aucune liberté si ce n'est celle d'aller aux champs et de travailler. Dans les montagnes, dès qu'un étranger arrivait, on faisait rentrer les femmes dans les maisons. Voilà pourquoi les femmes étaient voilées en ville et non à la campagne.

A la génération de ma mère, les femmes se sont dévoilées. Ce fut pour elles une grande conquête, obtenue avec difficultés. Je pense que des réticences se sont manifestées de la même façon qu'à Rome ou dans les villes de Sicile quand les femmes ont voulu aller à l'école et qu'elles se sont battues à cette fin.

Je ne fais pas de grandes différences jusqu'il y a une cinquantaine d'années entre le fait d'être née dans une famille algérienne musulmane et être née à Rome ou à Madrid, par exemple. Le combat des femmes pour enlever le voile est un combat contre la culture des pays méditerranéens, en particulier méditerranéens du sud. Je ne cacherai pas, je ne jouerai pas avec les mots : les sociétés du sud méditerranéen sont restées figées sur une attitude fondée sur l'apartheid des femmes, c'est-à-dire l'empêchement de circuler des femmes. Je ne joue pas avec les mots. Il s'agit bien de la culture de mon pays que nous sommes en train d'essayer de vaincre.

Je ne jouerai pas non plus avec les mots sur la question de la religion. En vous entendant tous parler, j'ai envie de dire, mais j'ai l'impression que ce sera mal interprété : « restons en France ! » J'ai le sentiment que nous menons ce débat dans le cadre de la Constitution algérienne ou marocaine, non pas saoudienne, parce que nous avons accompli ici quelques progrès, mais je dirai que nous ne sommes pas en France. J'ai envie de vous déclarer : messieurs les députés, restez français et posez-vous la question de l'échec de la politique française sur les problèmes de l'égalité des femmes et de la parité, car le problème est bien celui-là ; il n'est pas autre.

Quand M. Bayrou a signé une circulaire pour interdire le voile au nom de la laïcité, j'avoue que nous avons nous, femmes féministes, subit cela comme une grande défaite, car que signifie la laïcité aujourd'hui quand précisément le monde est en train de se bâtir sur la multiplicité ? C'est dire que le débat que nous essayons d'évoquer ici autour du voile est impossible, parce qu'il existe à l'heure actuelle un mouvement dans le monde qui remet en cause tous ces grands principes abstraits qui n'ont pu gérer des situations concrètes. La jeune femme qui se voile - et je suis contre son voile - n'est qu'un symptôme. Ne posons donc pas ici des problèmes insolubles.

Pourquoi allez-vous, en tant que députés français, vous poser la question de savoir si l'islam est bien ou mal interprété quand l'islam est défendu par 1,2 milliard de croyants ? Je suis quelque peu ébahie par ce que j'entends.

Vous dites que c'est un signe religieux à l'école, mais il y a d'autres signes. Je suis athée ; or, je porte une médaille religieuse, parce que c'est ma mère qui me l'a donnée quand j'étais très malade à l'hôpital. Cela pour vous demander ce que signifient les signes religieux, alors que dans le même temps, l'égalité des sexes est, elle, une norme sur laquelle nous pouvons nous fonder et qui n'a rien de subjectif.

L'interprétation de la religion et de la laïcité n'est pas le sujet d'une mission législative. Vous avez un principe à faire respecter. La France a signé la convention sur l'élimination de toutes les formes de discriminations à l'égard des femmes qui l'oblige à faire respecter cette égalité sur son territoire. Qu'une jeune fille musulmane porte le voile en dehors de l'école, peu m'importe, ma grand-mère l'a porté, même si ce n'est pas le même, puisque, aujourd'hui, il s'agit d'un voile politique. Je suis par ailleurs inscrite dans un parti politique qui milite pour la laïcité ; c'est un autre débat qui intéresse les Algériens sur leur terrain et que nous devons mener à bien.

En tant que députés français, vous n'avez qu'une chose à faire : faire respecter la loi sur l'égalité et les engagements internationaux de la France. Le voile est une discrimination à l'égard des femmes. Pourquoi ? Parce que la discrimination est fondée sur le corps des femmes. Je vous épargnerai un discours féministe, mais je puis vous dire que le corps est la base de la discrimination. Voiler une femme c'est déjà l'enfermer dans un cadre où elle aura un rôle prédéterminé.

Sur le plan politique, je vous demande d'être très attentifs : aujourd'hui, à des fins politiques douteuses en France et dangereuses dans mon pays, on est en train d'instrumentaliser le voile. Car si le voile est le signe de la modestie et de la pudeur, comment expliquez-vous que, largement maquillées, ces jeunes filles aient fait « la une » de tous les journaux et qu'elles s'affichent à la télévision ? Pour les puristes de l'islam, cet exhibitionnisme est contraire à la modestie et à la pudeur.

Pour être très proche de la communauté immigrée et pour avoir vécu le racisme, l'ostracisme et le rejet, je sais ce que ces mots signifient. Quand le problème du voile a surgi et quand nous avons appris que la jeune fille avait enlevé son voile parce que le palais du roi du Maroc avait téléphoné au père pour lui demander de le retirer, je me suis dit que c'était là une question de politique et de pouvoir. Aujourd'hui, dans mon pays, les jeunes filles vivent dans les provinces des situations dramatiques de frustration sexuelle, de frustration quant à l'avenir, des frustrations de toutes sortes. Elles se passent en boucle les émissions de M. Tariq Ramadan parce qu'il est beau, qu'il a les yeux doux et qu'il leur dit qu'elles ont le droit de ne pas porter le voile. Voilà où nous en sommes. Excusez mon ton furieux. Je suis Algérienne. J'ai comme chacun ici la double nationalité. Je suis française d'origine - je n'ai pas opté, je suis née française d'une mère espagnole - mais en tant que Française, quand j'entends cette hésitation, je me rappelle que les droits de l'homme ou le statut de la femme française ont été conquis contre la culture française, contre la religion catholique. Je me demande ce qui vous ennuie dans le fait qu'enlever son voile se fasse contre la culture algérienne, contre la culture arabe. N'est-ce pas là du racisme à rebours ?

Sur la question de l'avortement ou de l'espacement des naissances, vous avez autant de questions à vous poser pour appliquer la loi française, alors même que l'avortement est une atteinte plus profonde aux dogmes chrétiens que le voile, mais sur ce sujet on n'entend personne s'exprimer. La France a une loi sur l'espacement des naissances et on la défend ! Et quand un groupe pro-vie fait un casse quelque part, il est jugé par les tribunaux français ! Messieurs, je vous demande d'être aussi exigeants avec les Français d'origine musulmane qu'avec les Français d'origine chrétienne et de considérer qu'ici le débat n'est pas de savoir s'il s'agit d'une atteinte religieuse ou culturelle, c'est la loi française qui s'applique, la France et la loi française s'étant engagées à faire respecter la loi sur l'égalité entre les hommes et les femmes.

M. Jean GLAVANY : En premier lieu, je dirai, par principe à Mme Kaltenbach qui a été un peu provocatrice qu'il ne faut pas avoir une telle approche des députés. Nous sommes là dans notre diversité avec nos divergences sur ces sujets dans un débat très démocratique, très riche et très transparent. Je vous le dis à titre amical, l'approche sur le thème « cela vous ferait du bien d'entendre ce que disent vos électeurs » relève d'une idéologie anti-parlementariste très dure, qui fabrique beaucoup d'extrémismes. Nous voyons nos électeurs tous les jours et nous savons ce qu'ils pensent, même si nous avons aussi beaucoup de plaisir à vous entendre.

La laïcité en France ne se résume pas à la loi de 1905, même si la loi de 1905 de séparation de l'église et de l'Etat est un élément fondamental de la laïcité. D'autres éléments composent la laïcité. La loi de 1905 doit être lue dans sa bivalence : elle interdit aux religieux d'avoir une influence ou un pouvoir politique, ce que tout le monde accepte. On oublie en revanche souvent l'autre volet : elle interdit aux politiques d'avoir une influence et un pouvoir religieux. Ne demandez donc pas aux représentants du peuple de se mêler de l'islamisme, en particulier de régler son compte au voile en ce qu'il serait ou non un signe religieux. Il est important de le préciser, car j'ai perçu à diverses reprises poindre cette tentation, dont je reconnais la légitimité et la pertinence, mais qui ne peut pas être notre action au nom de la loi de 1905.

Je reviens aux faits. Notre mission d'information a un objet précis, ce que l'on peut déplorer, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit de la question des signes religieux à l'école. Le thème à l'étude n'est pas la laïcité, une commission y travaille actuellement, dont certains d'entre vous sont membres, qui vous auditionnera peut-être. Quant au sujet de notre mission, ce n'est ni la laïcité, ni l'islam, ni l'islam dans la République, mais les signes religieux à l'école. Les autres débats sont passionnants. Je solliciterai beaucoup d'entre vous pour y revenir ensemble à titre privé, mais ce sont les signes religieux à l'école et c'est sur ce thème que je vous questionnerai, en partant de deux préceptes.

D'une part, acceptez-vous l'idée que, même à l'école, le port de signes religieux, notamment le voile, relève d'une diversité de motivations et donc d'une diversité de situations ? Est-ce simplement l'expression d'un intégrisme ou d'autre chose ? Sur le terrain, nous constatons qu'il peut s'agir simplement d'un vêtement, voire d'un effet de mode. Je l'ai ressenti ainsi. Parfois, nous percevons qu'il s'agit d'un signe religieux, à d'autres d'un signe d'aliénation de la femme... Nous sommes confrontés à une diversité de significations face à laquelle nous avons à traiter une diversité d'instruments.

Acceptez-vous cette idée, étant entendu que le problème des signes religieux et du port du voile à l'école est le plus difficile à traiter quand il y a des phénomènes d'intégrisme ? Pour reprendre l'expression de Mme Tamzali « Restons en France », et j'ajoute : en France et à l'école et limitons-nous aux signes religieux. Certes, nous avons signé une convention sur la non-discrimination, mais d'autres normes nous encadrent : la laïcité, qui figure dans la Constitution, la liberté d'expression, notamment religieuse, qui est à la fois dans la Constitution et dans la convention européenne. Sentez-vous que nous sommes au c œur d'un triangle juridique, difficile, ambigu et contraignant ?

Que pensez-vous des compromis passés de manière très différenciée dans les écoles de la République en France face à ces problèmes ? Selon vous, des distinguo sont-ils possibles entre la classe elle-même, qui serait très préservée, et les cours d'écoles qui pourraient faire l'objet d'une approche en termes d'espace public au même titre que la rue ?

Pour vous, une loi serait-elle une loi d'exception ou une nécessité et que pourrait-elle exprimer ?

Mme Wassila TAMZALI : Je comprends que la question est difficile, que vous allez « passer à l'acte » et que vous engagez votre responsabilité. Mais, aujourd'hui, on ne peut considérer le voile comme un signe vestimentaire, un phénomène de mode. Le signe vestimentaire, le signe de mode forment la pointe de l'iceberg. Ce qui est beaucoup plus profond c'est le sens qu'il revêt aujourd'hui. Je ne veux pas dramatiser et puis après tout pourquoi pas ! C'est comme porter une chemise brune en Italie sous Mussolini. Cela avait un sens. Le noir n'est qu'un signe, une couleur comme une autre, mais cela peut prendre sens et devenir un symbole très fort. Comme je le disais, il y a une instrumentalisation dangereuse. En Algérie, nous avons vécu ces dérives dans le sang. Cela dit, faire une loi qui interdirait le voile pourrait le stigmatiser et aboutir à l'effet contraire. Comme vous le dites si bien, il y aurait atteinte à la liberté d'expression.

Cela étant, dans la hiérarchie des lois, la convention internationale a un statut supérieur aux autres lois. L'engagement français de faire respecter l'égalité des sexes devrait être placé au centre de la réflexion. Au lieu de porter la réflexion sur la religion, qui risque de faire de ce symptôme un symptôme encore plus grand et encore plus traumatisé, il faudrait la déplacer, pas seulement par un tour de passe-passe, mais politiquement. Lorsque j'ai répondu au journaliste du « Nouvel Observateur », c'est sur ce point que j'ai porté l'accent. Nous ne sommes pas là en train de résoudre un problème intellectuel, philosophique. Je suis d'accord avec M. Arkoun sur la nécessité absolue d'offrir une chance à l'islam pour créer ce centre de réflexion, comme il en existe d'ailleurs à Londres et dans beaucoup d'autres pays. Il s'agit de replacer le problème dans un cadre politique, celui de l'égalité des sexes, de l'égalité des chances donnée aux petites filles à l'école, considérant que le voile est un obstacle à cette égalité des chances.

Je travaille sur la question des femmes. Dans tout le monde musulman, un seul pays a accordé l'égalité à la femme : il s'agit de la Tunisie grâce au président Bourguiba. Aujourd'hui, quand nous ouvrons des débats en Tunisie, nous constatons que le débat s'est déplacé ; il est posé sur la question de l'égalité et plus sur celle de la religion. Alors qu'il reste posé sur celui de la religion en Algérie : est-ce religieux, pas religieux, est-ce contre la religion, pas contre la religion ?

Avant de répondre à votre question, M. Glavany, il convient de recentrer le problème à sa juste place. C'est un problème politique, d'application de l'égalité des sexes, ce n'est pas le problème de la religion islamique ! Nous pourrions tous vous en parler des heures pour vous dire que ce n'est pas religieux. Avant de répondre bille en tête à la question « faut-il légiférer ? », il faut avant tout redéfinir le cadre politique. C'est là le travail d'un député qui travaille comme vous sur le terrain. Il faut par ailleurs ouvrir un institut de recherche de la pensée islamique, j'en suis convaincue, mais surtout, sur le terrain, remettre politiquement les pendules à l'heure. Nous sommes en France dans le cadre de la Constitution française qui ne contient pas d'article rédigé ainsi : « Toutes les lois de l'égalité contraires à l'islam sont contraires à la Constitution » Cet article figure dans nombre de constitutions maghrébines. Si on ne se souvenait pas de notre constitution, le problème posé resterait sans réponse.

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : Je me réjouis du débat qui nous réunit aujourd'hui, car la laïcité qui datait de 1905 a besoin d'être dépoussiérée. Je me réjouis tout autant qu'il soit public. Bien sûr, je regrette que ce soit à l'occasion de l'implantation ancienne de la présence de l'islam en France. Voter une loi interdisant le port du voile serait déclencher un processus de victimisation que nous ne pourrions plus maîtriser. Nous donnerions vraiment le rôle de martyrs à ces jeunes filles. Le problème est beaucoup plus vaste. A mon idée, il faut banaliser l'histoire du voile et s'intéresser au problème de fond.

Parce que je suis trop pleine de ce problème de l'islam, je regrette de ne pouvoir développer.

Deuxièmement, à court terme, il ne faut pas légiférer, parce qu'il ne faut pas créer de victimes. Nous connaîtrions alors une révolte d'une fraction de la population française, car on peut être tout à la fois islamiste et français. Je détiens des chiffres qui montrent que tous les grands penseurs islamistes sont français, en tout cas européens. Le problème auquel vous allez être confrontés, messieurs les députés, est le fractionnement. Il faut donner du temps et ne pas faire comme M. Sarkozy, ministre de l'intérieur, qui a commis une petite erreur en se dépêchant de se rendre au Bourget comme si l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) avait besoin d'être confortée et qui a reçu une manifestation d'antipathie.

Nous continuerons à parler de la laïcité, car c'est un thème trop important pour voir les limites de la laïcité, car la laïcité se vit. Il est un terme que je déteste, celui de « tolérance ». Si on est tolérant, on vit la laïcité, c'est tout.

M. Jean-Yves HUGON : Je veux remercier nos intervenants pour leur contribution très riche au débat.

Nous avons auditionné hier des personnalités qui avaient un point de vue totalement différent du vôtre. J'aimerais avoir votre réaction sur un argument opposé par l'une d'entre elles : si l'on refuse à une jeune fille alors qu'elle est voilée l'accès à un établissement scolaire, cela signifie qu'on lui interdit le savoir, autrement dit qu'on lui interdit la possibilité de s'intégrer dans notre société.

Par ailleurs, nous avons entendu Mme Fekkar-Lambiotte déclarer : « Ne légiférez pas tout de suite. » Mais nous avons une demande pressante des chefs d'établissement et des professeurs, c'est-à-dire des personnes qui vivent les problèmes de façon quotidienne et concrète. Ils sont venus nous voir, nous les avons écoutés et entendus. Ils nous ont réaffirmé leur volonté de faire appliquer la loi, mais ils nous ont demandé de les aider en leur donnant un cadre juridique.

M. Jean-Pierre BRARD : Nous sommes ici au moins trois députés de Seine-Saint-Denis et nous sommes confrontés à une réalité particulière ; en effet, dans certaines de nos villes apparaissent des quartiers ethnico-religieux étrangers à notre tradition du « vivre ensemble » à laquelle se substitue peu à peu la réalité du « vivre côte à côte ». Tel n'est pas le modèle républicain, c'est le modèle anglo-saxon, dont je ne veux à aucun prix ni pour mes enfants ni pour mes électeurs, qui nous ont élus pour les représenter à l'Assemblée nationale. Et s'ils nous ont envoyés ici, nous devons les écouter de temps en temps !

L'intérêt de notre travail réside dans la variété des régions de France que nous représentons et en ce que nous ne sommes pas tous confrontés aux mêmes réalités. Pour la réalité que je connais, je sens le dérapage, la menace à l'ordre public et, quand je suis témoin de heurts, au nom de la religion ou de l'appartenance ethnique, entre jeunes juifs et jeunes qui se prétendent musulmans sans évidemment avoir jamais lu un verset du Coran, cela me pose problème.

Comme le rappelait M. Glavany, le sujet qui nous occupe est celui des signes religieux à l'école. Nous ne pouvons toutefois nous y limiter tant le sujet est beaucoup plus vaste. D'ailleurs, derrière les quartiers ethnico-religieux, il y a des politiques du logement. C'est dire qu'il n'y a pas de solutions simples à un problème aussi complexe que celui dont nous débattons.

Légiférer serait extrêmement difficile, mais si les parlementaires ne sont pas capables de faire une loi c'est dommage, car ils sont là pour cela ! Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille faire des lois sur tout et n'importe quoi et sans que, pour ce qui me concerne, je me sois forgé définitivement une religion, si je puis dire.

Il a été question de « compromis » à propos de l'arrêt du Conseil d'Etat. J'aimerais connaître votre sentiment sur cet arrêt. Je ne connaissais pas le texte de l'arrêt que vous évoquiez, qui fait froid dans le dos.

Personnellement, je suis assez favorable à la neutralité absolue de l'espace des services publics, et pas seulement de l'école.

Le point de vue de Mme Tamzali est convaincant et séduisant. Mais, dans la « real politique », champ où nous nous plaçons, on voit bien que cette position a pour conséquence la disparition du voile. Pour autant, on ne peut nier qu'il revêt aussi une connotation religieuse. Si, au nom de l'égalité, de la parité, on avance la suppression du port du voile pour répondre à l'idée de non-discrimination des femmes, on vous opposera les personnes qui portent la kippa. Que doit-il en advenir ? Je suis d'accord, ce n'est pas pareil, mais nous nous adressons au peuple français dans son ensemble. Nous avons un vrai problème de maîtrise politique.

Ne pensez-vous pas que la législation devrait être beaucoup plus large et surtout ne pas traiter la question du voile, car, selon moi, tout signe distinctif est condamnable, en ce sens qu'il altère la neutralité absolue et qu'il permet d'identifier des enfants, des jeunes, d'après leurs convictions, les leurs ou celles de leurs parents, contrairement à notre tradition où l'enseignant n'a pas à connaître l'appartenance de l'élève ? Je trouve cela extrêmement choquant. Une des façons de s'en sortir ne serait-elle pas de lutter contre l'analphabétisme religieux ? En effet, pour des raisons historiques, propres à ses conditions d'émergence, la loi de 1905, et alors que s'exprimait une résistance de l'église catholique du Vatican, a connu une lecture anticléricale alors qu'il s'agit tout au contraire d'une loi d'ouverture et de tolérance ?

Ne pensez-vous pas nécessaire de régler dans le même mouvement le problème de l'égalité dans la liberté de pratique des cultes et donc de régler la question des lieux de culte musulman ? Après, c'est de la bouillie institutionnelle, à nous de la régler, y compris avec des moyens de financement assurant l'émergence d'une sorte d'islam de France sur un plan très pratique. A Montreuil, nous avons tout d'abord obligé les associations musulmanes à se déclarer selon la loi de 1905. Dans l'accord passé avec elles, nous avons interdit l'argent issu de l'étranger et nous avons plafonné les dons destinés à financer la mosquée.

Il s'agit d'initiatives dépourvues de toutes bases légales.

M. Jacques MYARD : C'est totalement illégal !

M. Jean-Pierre BRARD : C'est la législation montreuilloise !

M. Jean-Pierre BRARD : C'est l'égalité. Du reste, nous réglons dans le cadre du prochain conseil municipal, dans le même mouvement, le bail emphytéotique pour la synagogue et pour la mosquée !

M. Jacques MYARD : Cela aussi c'est totalement illégal !

M. Jean-Pierre BRARD : L'essentiel n'est-il pas d'être fidèle à l'esprit des lois comme disait Montesquieu ? Nous sommes là pour changer la loi, pour tenir compte de la réalité.

M. Jacques MYARD : C'est ici qu'il faut changer la loi, non à Montreuil !

M. Jean-Pierre BRARD : Il faut anticiper. Le fait peut parfois précéder le droit. Nous sommes face à une situation concrète. Si nous voulons nous en sortir dans la fidélité à l'héritage de la Révolution française et de la loi de 1905, il nous faut trouver des solutions. Si tel n'est pas le cas, je suis persuadé que l'espace laïque sera mité de l'intérieur. Telle est ma conviction profonde et ce que je vis dans le cadre des confrontations que j'ai à gérer dans ma ville.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Je reviens sur le propos de M. Glavany relatif à la neutralité de l'Etat. La laïcité, c'est aussi la neutralité de l'Etat. C'est pourquoi si l'Etat s'engageait dans des joutes théologiques sur tel ou tel verset du Coran, il cesserait lui-même d'être laïque. Cette première considération me semble importante, car on remarque, notamment dans beaucoup d'émissions de télévision, où certains d'entre vous sont invités, l'émergence d'une érudition profane qui s'impose. N'importe qui vient parler de charia, tout le monde s'improvise théologien, exégète...

L'exercice est délicat, car, comme l'a dit Spinoza, si Dieu lui-même se mettait à argumenter pour prouver son existence, il deviendrait faillible ! Si l'Etat donc débattait avec des religieux pour savoir si le voile est un symbole obligatoire, contraignant ou non, on n'en sortirait pas. Il lui suffit d'affirmer ce qu'il est, c'est-à-dire d'avoir une loi commune et générale. Voilà pour la première considération.

La seconde sera pour répondre à M. Brard. Etablir une loi simple d'interdiction de tous les symboles religieux aurait peut-être pu être possible sans trop de dommages dans la foulée de l'affaire de 1989. Pour autant, cela aurait-il réglé les problèmes ? Le faire aujourd'hui ? Je parle en termes de « real politique » ; il faut que je précise d'où je parle pour supprimer toutes ambiguïtés. Je suis contre ce symbole que je ne peux supporter, même visuellement, mais en termes de « real politique », établir une loi interdisant le port des signes religieux - entre nous, le voile - serait un aveu d'impuissance de la part de l'Etat et un refus de regarder la réalité en face, car la politique c'est, d'abord, le fait de travailler sur un matériau sociologique qui est celui de notre société.

Quant aux motivations des jeunes filles qui portent le voile, j'aimerais savoir combien le portent. J'ai lu un chiffre qui reste à vérifier : il y aurait quelque 200 000 jeunes filles mineures d'origine musulmane, dont un millier ou deux mille qui le porteraient. Qui donc représente l'islam ? Les jeunes filles qui portent le foulard ou celles qui ne le portent pas ?

Notre but, moi en tant que citoyen, vous en tant que politiques, est de reconnaître l'égalité des droits, l'égalité des sexes, la liberté de conscience des individus, c'est-à-dire la liberté de vivre sa religion, mais aussi de changer de religion ou d'affirmer que l'on n'en a plus.

Le fait de voter une loi abruptement, après des mois de polémiques où l'islamophobie s'est parfois dissimulée derrière la défense de la laïcité est un risque très préoccupant.

Une courte anecdote. J'étais au Qatar pendant la guerre contre l'Irak. J'étais au centre de presse internationale. Tous les soirs, j'avais devant moi six écrans de télévision, dont les télévisions allemande, britannique, américaine et TV5. Les Britanniques, nos amis et voisins, qui avaient des soldats sur place en Irak, organisaient des émissions et débats purement géopolitiques sur cette guerre. Sur notre chère télévision nationale, un jour sur deux, on pouvait assister à un débat sur les thèmes : Les musulmans de France peuvent-ils être contaminés par l'islam ? Peuvent-ils être une « cinquième colonne » ? Peuvent-ils dériver de la communauté nationale vers une sorte d'intégrisme violent ? Nous avons une exception française, nous sommes le pays qui compte la plus grande minorité musulmane du monde après la Russie, nous sommes le pays où les musulmans sont, y compris matrimonialement, les plus intégrés dans la société française. J'ajoute à votre intention, messieurs les députés, que nous sommes le seul pays où il n'y a pas un seul député musulman. Je ne dis pas qu'il faut des quotas. Je suis totalement contre. Mais sociologiquement le fait n'est pas insignifiant. Les seules dernières entités dans notre pays qui ne comptent pas de personnes sociologiquement d'origine musulmane sont les médias et la classe politique, les seules entités qui parlent en permanence d'intégration.

M. Eric RAOULT : Il y a un député musulman : M. Mansour Kamardine, député de Mayotte.

M. Slimane ZEGHIDOUR : En Angleterre et en Allemagne, c'est autre chose ! Je ne demande pas de quotas. Entendons-nous bien : nous sommes entre personnes d'accord sur l'essentiel.

La constitution de quartiers à caractère ethnique homogène, dont parle M. Brard, n'est pas du tout dans notre tradition nationale. J'habite à côté de la place d'Italie. Moi-même je ne peux plus me rendre à Barbès ni avenue de Choisy, parce que dans des quartiers homogènes chinois ou maghrébins, je me sens étouffer. Mais c'est un matériau sociologique qui existe dans notre pays. On dépasse le simple problème du voile et des signes religieux pour aborder un problème de « vouloir vivre collectif ». La question est : comment garantir des conditions pour que ceux qui veulent vivre leur religion, y compris la plus farfelue, puisse la pratiquer et comment sauvegarder la neutralité de tous les espaces publics et de tous les services publics ? Tel est, je crois, le défi que nous devons relever.

Il faudrait aussi que nos hommes politiques cessent, d'une certaine manière, d'alimenter le communautarisme. Lorsque des hommes politiques participent à des conventions musulmanes - ils sont peu nombreux -, ou à « Douze heures pour Israël », ou à une soirée organisée par l'association pour le bien-être du soldat israélien alors qu'ils connaissent l'hypersensibilité qui entoure ces problèmes, nos hommes politiques deviennent eux-mêmes partie prenante du processus de communautarisation en cours de prolifération dans notre pays.

M. Robert PANDRAUD : Vous qui étiez au Qatar, comment expliquez-vous que ce qui avait été annoncé - libération, démocratisation, émancipation des femmes - n'a pas eu lieu et que six mois après on s'aperçoit que jamais les femmes n'ont été dans un état d'aussi grande soumission et que la liberté apportée est celle de la mitraillette ?

En Afghanistan, là aussi, nous sommes partis pour « dévoiler » les femmes. Or, si l'on en juge par les médias, les femmes sont tout aussi voilées qu'avant. Avant, elles paraissaient contraintes ; aujourd'hui, elles semblent volontaires. Il y a un problème dans tout cela. Surtout après deux guerres qui ont coûté des vies.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Les promesses des Américains n'engagent que ceux qui veulent bien les croire. Depuis la deuxième guerre mondiale, depuis que les Américains sont entrés avec leurs gros sabots dans la vieille Europe, tous les régimes musulmans qu'ils ont soutenus sont des régimes anti-laïcs, parfois anti-chrétiens et misogynes : l'Arabie saoudite, le Pakistan, le Qatar... Qu'ils aient promis de distribuer de la démocratie comme du café à diluer dans un verre d'eau, les gens n'y ont guère cru. Les Américains ont effectué 110 interventions militaires au cours du XXème siècle. Aucune n'a visé à rétablir ou à établir la démocratie !

M. le Président : On peut aller aux « Douze heures pour Israël » tout en étant vice-président du groupe d'amitié France-Algérie !

Mme Bétoule FEKKAR-LAMBIOTTE : Je recentrerai le problème sur l'école. Je me suis beaucoup réjouie que des députés s'intéressent à ce problème. Au nom de la République française, il faut maintenir le caractère laïque de l'école. Libre aux chefs d'établissement de conseiller des écoles confessionnelles, puisqu'il y a autorisation de créer des écoles musulmanes où les personnes sont autorisées à diffuser les discours qu'elles veulent.

Lorsque j'étais inspectrice, nous n'avions pas le droit d'intervenir sur le contenu des enseignements. Je pense qu'il en est toujours ainsi. C'est une disposition qu'il faut que vous gardiez présente à l'esprit ; un inspecteur de l'Education nationale ne peut et ne doit qu'inspecter les installations et vérifier la sécurité des établissements. Libre à la famille de diriger son enfant vers l'école confessionnelle.

A propos des demandes des chefs d'établissement, je pense que c'est un aveu de faiblesse. Il faut leur conseiller de compléter l'heure quotidienne d'instruction civique, qui apprend à être citoyen, qui apprend les lois, par l'histoire des religions. Il y a là un créneau horaire qui fait que nous aurions des citoyens beaucoup plus conscients de leur rôle, de leurs devoirs de citoyens et de leurs droits. Mais aussi nous pourrions avoir là une école qui serait exemplaire, car elle allierait le caractère laïque de l'enseignement et l'enseignement de l'histoire des religions, et non pas de la théologie.

M. Jean-Yves HUGON : Un des participants à la table ronde d'hier me disait que de plus en plus de parents musulmans inscrivaient leurs enfants dans des écoles catholiques où les jeunes filles avaient le droit de porter le voile.

M. Mohamed ARKOUN : M. Glavany a raison de souligner que, même si nous nous cantonnons à l'affaire du voile, la question reste extrêmement complexe. On ne peut la simplifier car elle a des objectifs politiques, qui ne sont pas limités à la France. Il s'agit d'une force internationale, d'un réseau international, d'une stratégie d'intervention internationale. Il ne faut pas perdre de vue cette dimension.

A Montreuil, nous avons créé un centre culturel franco-musulman. Les musulmans n'y viennent pas, parce qu'il y a eu intervention directe leur demandant de ne pas s'y rendre. De même, le fait d'assister aux cours ou de ne pas y assister, répond à une stratégie. Cela ne naît pas ainsi dans la tête des petites filles. Ce problème doit donc être traité par l'Etat, avec les pays d'origine de l'immigration. Il faut une négociation entre Etats pour tarir la source même du problème. Voilà pourquoi tant que ce travail ne sera pas fait, je considère qu'agir directement serait une grosse faute politique pour l'Etat français qui s'enliserait dans des difficultés terribles, avec toute la confusion qui s'attache à ce type de situation. Les petites filles disent au lycée : « J'obéis à un commandement de Dieu ! » Vous pouvez faire autant de sermons laïques que vous voudrez, face à une telle réponse, vous n'arriverez à rien ! Nous prononçons toutes sortes de discours sur la laïcité pour conjurer quoi ? Ce sont des incantations inutiles !

Pour essayer de débloquer la situation, il faut, premièrement, annoncer solennellement une politique globale, générale, s'inscrivant dans une perspective de long terme, qui serait déclarée par le gouvernement français et l'Assemblée nationale, tous partis confondus - c'est une affaire nationale - annonçant un choix politique de la France, placée devant le problème général de l'immigration, car ainsi que cela fut dit, il ne faut pas se cristalliser sur la question de l'islam. Il y a d'autres flux migratoires. Il convient de poser le problème des cultures et de la présence des immigrations et lui donner une solution politique. C'est dans cette vision globale d'un choix politique, d'une direction politique générale, solennellement annoncée par l'Assemblée nationale, par la voix du Président, par la voix du gouvernement, que vous pourrez faire émerger dans la société un large débat qui sera fructueux.

Deuxièmement, il faut que l'Etat français, l'Assemblée nationale et le Sénat engagent des concertations rapides et systématiques avec tous les partenaires européens, en particulier au sujet de la loi, car si vous légiférez, vous pouvez vous faire condamner par le droit européen. Il y a des situations où le droit européen pourrait aller à l'encontre d'une législation nationale. Au-delà de cet obstacle juridique, il faudrait déterminer une politique commune européenne qui serait également solennellement annoncée à Bruxelles pour fixer les limites, dire ce que l'Europe veut en toute souveraineté, aussi bien les souverainetés nationales que la souveraineté de l'Union européenne, en tant qu'entité.

Troisièmement, il faut engager des négociations, des pourparlers, en particulier avec les Etats maghrébins travaillés par ce problème. La France qui entretient des liens historiques privilégiés avec ces Etats et ces peuples doit se concerter avec les Etats du Maghreb sur la question afin d'annoncer ensemble une politique pour faire face à ce danger qui menace aussi les Etats maghrébins. Nous le constatons avec la guerre civile en Algérie et le Maroc qui est dans la cible. Ces pays sont intéressés à une concertation sur un problème qu'il ne faut absolument pas réduire au voile. C'est misérable ! Il faut affirmer par un effet d'annonce solennelle que nous avons une politique et que nous nous y tiendrons absolument ! La question du voile se dissoudra alors pour disparaître complètement. Dans les conditions actuelles de la géopolitique du monde et du terrorisme international, il ne faut surtout pas faire une loi sur le voile, ce serait inconcevable et ridicule.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : M. Arkoun a répondu en partie à Mme Tamzali. Dans un seul arrêt, le Conseil d'Etat a accepté l'éviction de deux filles à Nantua. Pourquoi a-t-il pris cette décision, en contradiction avec la jurisprudence évoquée ? Parce que la jeune fille proclamait urbi et orbi que la loi de Dieu passait avant la loi des hommes. C'est en ce sens que nous sommes dans un embrouillamini épouvantable.

Je vais vous en livrer un autre exemple qui donne raison à M. Arkoun. Il s'agit des obsèques. L'an dernier, un Marocain, devenu Français, est décédé. Il avait demandé à être incinéré. Sa femme était française depuis 1931. Le consulat du Maroc est venu interrompre la crémation en présence de l'épouse.

M. Mohamed ARKOUN : Il faut que la souveraineté s'affirme !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : On ne peut s'attacher qu'au seul problème du voile. Il y a tout le reste : les filles qui refusent de serrer la main des professeurs masculins, la gamine qui fait un drame parce qu'il y a des anges dans le sapin de Noël, oubliant que Djibril est celui qui a porté le Coran. C'est une femme, mariée par la fatwa, qui arrive accompagnée de son époux pour passer un examen et qui exige une examinatrice et la présence de son mari à l'examen.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Nul besoin d'une loi, il faut dire non.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : La Suisse, contrairement à la France, est extrêmement hostile à l'abattage rituel. Les Suisses se sont prononcés par un vote à deux reprises. Ils ont dit non. Je me demande quel mouton mange M. Ramadan, mais en Suisse c'est non ! Il en va de même pour la célébration des mariages civils avant le mariage religieux. Les Suisses ont expliqué que s'il en allait différemment, l'imam prendrait ses valises et s'en irait.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Il n'y a pas besoin d'une loi, il suffit de rappeler la norme.

M. Jacques MYARD : Il existe une loi !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : A un moment précis, il y a une épreuve de force.

Je réponds maintenant à la question posée par M. Hugon : comment ces petites filles feront-elles des études ?

Des milliers de malades font leurs études par correspondance, qui sont ni plus riches ni moins riches que les autres. Il y a un moment où il faut savoir s'arrêter. M. Tariq Ramadan met en avant la pédagogie des étapes. Nous avons calé sur un point, et puis ce sera sur un autre; aujourd'hui, c'est sur la prière, demain ce sera sur un autre sujet. Voyez ce qui s'est passé dans le 20ème arrondissement de Paris, au lycée Martin Nadaud : la prière a été demandée pendant un examen. La secrétaire du directeur, musulmane, s'est fait traiter de « p... » en arabe et le proviseur de « gros porc ». Le garçon mis en cause a répondu qu'il ne parlait que cette langue. J'ignore, M. Myard, si nous allons régler la question par une loi.

M. Slimane ZEGHIDOUR : Vous tombez dans une vision sécuritaire

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Ce n'est pas une vision sécuritaire !

M. Slimane ZEGHIDOUR : Il suffit de dire non !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Oui, mais sous quelle forme ?

M. Slimane ZEGHIDOUR : Si une personne demande un examinateur femme, on répond non !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Je suis angoissée par la façon dont cela arrive de toutes parts. Je ne sais si vous considérez que je fais partie des nouveaux islamophobes. Loin de moi cette idée ! Mon passé même me l'interdit, mais on ne peut plus accepter les salles de prières dans les lycées, l'exigence de...

M. Slimane ZEGHIDOUR : Il ne faut pas faire leur jeu et les diaboliser.

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Quant au nombre de jeunes filles portant le voile, personne ne le connaît. A Champigny, je connais un lycée d'enseignement professionnel où sept personnes le portent. Le proviseur ne le signale pas, parce qu'il ne veut pas créer d'agitation. Les proviseurs sont accablés, ne disent plus rien, se contentent de signaler les incidents majeurs.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : Ne pourrait-on pas tout simplement reconnaître que le voile n'est pas seulement un signe religieux, mais également politique, la politique étant interdite à l'école ?

M. Mohamed ARKOUN : C'est un décret. Vous ne pouvez pas le faire.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : En ce cas, ne pourrait-on expliciter la loi, quelque chose qui l'entoure, et qui, devant des faits nouveaux, une situation nouvelle, explique davantage, à la rigueur en recourant à des exemples ?

M. Eric RAOULT : Qui relèverait du domaine intérieur au sein de l'école.

Mme Camille LACOSTE-DUJARDIN : C'est cela même.

M. Slimane ZEGHIDOUR : La circulaire Jean Zay de 1936 sur les signes politiques à l'école ne règle-t-elle pas cette question ?

M. Eric RAOULT : Cela avait été fait contre les ligues.

Mme Wassila TAMZALI : J'ai entendu que vous aviez reçu hier un groupe aux positions différentes. Vous devez être frappés par leur unité de langage en comparaison à la nôtre qui doit vous sembler hésitante. Que cela signifie-t-il ? Les démocraties sont un ventre mou pour ce type de poussée. M. Glavany a évoqué la liberté d'expression. Dieu sait à quel point j'y suis attachée, mais prenons garde qu'au nom de cette liberté d'expression on n'enterre pas plusieurs libertés en même temps et surtout celle de l'expression !

Pour répondre à la remarque selon laquelle les petites filles sont privées de savoir, rappelons que l'école est obligatoire en France jusqu'à 16 ans et que si les parents ne se plient pas à cette obligation, ils sont passibles d'un procès comme le père qui fait exciser sa petite fille. Des lois existent. Une petite fille inscrite dans une école religieuse est, elle aussi, soumise aux règles de la République. Il n'existe pas en France deux Etats. Il y a un Etat français qui tient la liberté de l'école comme une liberté fondamentale de sa Constitution, ce que je pense être une bonne chose. Comment procéder ?

Elaborer une loi qui introduirait tous les signes religieux serait du « bluff », car tout le monde saurait que c'est la religion musulmane qui serait visée, ce qui serait vécu par les musulmans comme une expression institutionnalisée de l'islamophobie. Certains musulmans, voire certains Arabes laïques, athées, vous diront que cela leur donne envie de se voiler. Cela sera dit.

Mme Kaltenbach, vous m'avez dit que je suis un peu utopique, car en avançant l'idée de l'égalité des femmes, on comprend immédiatement qu'il s'agit de religion. Mais nous sommes en politique, or la politique c'est la médiatisation par excellence. Nous devons médiatiser, c'est-à-dire servir de médiateurs à une réalité politique et ne pas, par une loi, ajouter à un conflit. Si nous faisons une loi sur les religions, nous allons enrichir le débat sur la religion. Je répète que, dans le débat sur la religion, en tant que démocrates nous sommes grandement fragilisés par rapport à un discours fondamentaliste, mieux structuré. Ne nous lançons donc pas dans ce débat sur la religion, car nous serions perdants.

Quand M. Arkoun aura planté ses graines, nous aurons une vision différente, mais tant que M. Arkoun ne les aura pas plantées, ce qu'il essaye de faire depuis longtemps, il n'y aura pas de débat sur la question susceptible d'être réglé par un vrai dialogue. D'un côté, nous avons des personnes bétonnées dans une religion, de l'autre des démocrates, à l'instar de qui s'est passé en Allemagne où nous avons mis face à face un fasciste et des démocrates. Le fasciste a pris le pouvoir, parce que, en démocratie, les fascistes prennent le pouvoir et que les islamistes sont des fascistes. Il n'est pas utile de savoir ce qu'est l'islam pour savoir ce qu'est le fascisme. L'islamisme c'est du fascisme.

Ce qui est en danger dans la question du voile, puisque c'est le voile qui nous réunit, c'est la possibilité pour les filles d'avoir une chance à l'école. Nous devons nous faire corps avec cette idée, la défendre. Même si elle est utopique, même si elle paraît un peu traficotée, tordue, il faut que nous la défendions politiquement. Il faut que nous défendions l'idée politique qu'en France la société est une société d'égalité de droits et des chances. Point ! Chaque chose en son temps. Mais surtout si vous interdisez le voile, faites-le au nom de l'égalité, non de la religion, ni de la laïcité.

M. Jacques MYARD : Je commencerai par quelques remarques.

Ce qui se passe ailleurs en Europe, c'est très bien, mais il ne faut pas être pusillanimes en anticipant les décisions des juges. Jusqu'à présent, la France est un pays souverain, le roi de France est empereur en son royaume et si jamais d'autres venaient nous dicter la structure à adopter sur le plan national, l'Europe en pâtirait, parce que nous jetterions le bébé avec l'eau du bain. Il y aurait rejet de cette idée européenne intégriste. Cela d'ailleurs s'amorce. Sur ce point précis, je ne vous suis donc pas. Il y a d'ailleurs suffisamment de décisions de la Cour européenne qui montrent clairement les limites de l'exercice et c'est un faux-fuyant que d'aller chercher les ukases du juge européen pour s'autocensurer et ensuite donner raison à ceux qui avancent sur les voies de l'intégrisme. Cela pour les remarques générales.

Ce qui est certain, c'est que si ce n'était qu'une affaire du voile, moi le premier, je hausserais les épaules. M. Arkoun a raison de dire que nous sommes face à un réseau international, à des personnes qui avancent et qui ne s'arrêtent que confrontées à une fermeté et une clarté très nettes. Je vais illustrer mon propos par quelques exemples récents.

Il y a quinze ans, alors que j'étais maire, nous avons été confrontés, parce qu'il y avait une affaire commerciale derrière, à des abattages de 4 000 à 5 000 moutons sur une île de Maisons-Laffitte, Mesnil le Roi. Nous sommes montés au créneau. Les pouvoirs publics manifestaient une frilosité à nulle autre pareille, laissant faire, le préfet se voilant la face, ne voulant pas savoir, faisant preuve de « tolérance » ! En l'occurrence, il y avait des abattages dans un abattoir clandestin. Et que constate-t-on depuis quelques années ? Les pouvoirs publics disent « stop ! » pour des raisons sanitaires. Les autorités remontent en puissance et les abattages clandestins ont quasiment disparu dans les Yvelines. A un moment donné, il faut avoir le courage de dire « On arrête ! » Je m'adresse à vous M. Zéghidour, car vous avez mis en garde contre le rejet islamophobe. Bien sûr, il y aura crise. La République s'est faite à coups de crise, voire à coups d'épée et parce qu'elle connaissait un bonheur démographique ! Il est manifeste que l'on a fait preuve de laxisme et qu'il faut se reprendre, il est manifeste que c'est une atteinte à l'égalité des femmes, mais que ce n'est pas que cela. Il est manifeste que ces personnes avancent masquées derrière la taquia, car je vous le dis tout net s'il ne s'agissait que du voile, ce ne serait pas un souci. Mais cela va plus loin, cela heurte directement l'égalité des sexes, la tolérance, car c'est du prosélytisme violent, d'où la nécessité d'assurer la sécurité. Cela heurte la transmission des connaissances ; c'est un archaïsme phénoménal. Donc, oui, il y aura crise et je suis prêt à l'assumer, car si nous n'assumons pas la crise aujourd'hui au regard de ce qui s'est passé dans un certain nombre de pays, je sais que ce sera pire demain. Il faut donc arrêter le communautarisme ! La République c'est l'égalité des sexes, l'égalité des hommes, la citoyenneté, rien d'autre ! Et je me moque du rabbin, du curé et du mollah !

Mme Jeanne-Hélène KALTENBACH : Et le pasteur ?

M. Jacques MYARD: Il n'y en a plus ! C'est à la République de dire ce qui doit être. Je me fiche de la théologie, cela ne m'inspire pas, je ne veux pas entrer là dedans, car nous y serons encore dans vingt siècles comme nous y sommes depuis vingt siècles ! C'est la loi des hommes qui dit que c'est ainsi et pas autrement.

M. Georges MOTHRON : Je voudrais apporter un témoignage et poser quelques questions.

Je suis député du Val d'Oise, élu d'une banlieue qui a connu beaucoup d'immigrations depuis des siècles, notamment ces dernières décennies, et où régnait depuis une quinzaine d'années un « islamisme de cave ». On a voulu le réguler, d'ailleurs de manière tout à fait générale, opposition comme majorité, et puis majorité devenue opposition. On a donc voulu le réguler en laissant se monter deux centres cultuels de l'islam, l'un qui s'est trouvé être à plus forte majorité marocaine, l'autre à plus forte majorité algérienne. En fait, nous avons réglé un certain nombre de problèmes, mais l'islamisme de cap, non seulement existe toujours, mais continue de se multiplier dans ses effets. On parle de voile ici, mais c'est un ensemble de signes distinctifs d'habillement et de comportements. Je ne pense pas que l'on ait réglé l'ensemble des problèmes en donnant des facilités à la population musulmane d'exercer sa religion.

J'ai bien entendu ce que disait M. Zéghidour, qui faisait remarquer le nombre infime de femmes qui portaient le voile par rapport à celles qui ne le portaient pas. Peut-être le nombre est-il infime. Nous pouvons témoigner car nous avons entendu d'autres personnes - et je le dis aussi en tant que maire : dans la rue ou devant les écoles, que ce soit les grands-mères, les mères ou les filles qui tentent de rentrer à l'école -, le nombre de femmes portant le voile est en pleine augmentation.

Par volonté de comprendre et pour voir quelle participation en tant que maire je pouvais apporter pour tenter de régler ce problème, j'ai assisté à une réunion dans un des centres cultuels. Beaucoup de jeunes gens comme de jeunes filles y assistaient. Une femme, qui connaissait beaucoup mieux que moi le Coran, et qui est manifestement une figure reconnue au moins régionalement de la religion musulmane, a conclu son discours en disant aux jeunes filles qu'elles avaient le choix et que si elles ne voulaient pas porter le voile, elles pouvaient ne pas le porter. Le choix ne consiste pas à porter le voile, mais à ne pas le porter à l'extérieur, dès lors qu'elles sortent de chez elles, arrivent dans la rue, rentrent à l'école, dans tous lieux publics, voire ne pas le porter dans le privé. Voilà le message qui est passé.

On a beau dire qu'il faut se battre uniquement sur le fait politique, je pense qu'il faut aussi convaincre par des messages religieux. Si je ne veux pas m'immiscer dans les messages des lieux de culte, je voudrais toutefois essayer de mieux les contrôler. Un des imams est Irakien, un autre n'est pas non plus français ni ne parle un mot de français. C'est une situation que nous avons du mal à maîtriser. J'espère que les dernières propositions faites au ministère de l'intérieur iront dans un bon sens. Je n'en suis pas encore totalement convaincu.

J'ai bien entendu vos propos à tous et je veux vous dire que ce n'est pas gagné pour demain. Dans ma commune, les messages que vous avez portés ici sont minoritaires. Ce n'est pas le tout de savoir faire ce que vous dites ; encore faut-il le faire savoir. Il faut être un maximum à vous aider à multiplier ce message à l'extérieur. C'est ainsi que l'on gagnera mieux que par la loi, je suis d'accord, que l'on ne tombera pas dans un piège de victimisation.

Mme Fekkar-Lambiotte a déclaré que le voile était un symptôme d'une maladie beaucoup plus grave.

Voilà le témoignage d'un maire de la région parisienne.

M. Eric RAOULT : Mesdames, messieurs, merci de votre participation.

La teneur des différents propos a montré à ceux d'entre nous qui ont assisté à la réunion d'hier que la confrontation à peu de temps d'intervalle de ces deux tables rondes permet de mieux comprendre et de mieux saisir l'enjeu et l'ampleur du débat sur le port du voile dans les écoles. Comme je l'ai rappelé hier, il ne s'agit pas d'une frénésie législative de la part du Parlement, mais bien plus d'un appel au secours des chefs d'établissement, des enseignants, qui, auditionnés dès le début de nos travaux, nous ont indiqué, qu'ils n'avaient pas les moyens d'intervenir et de régler le dossier.

Je vous remercie beaucoup.

Table ronde regroupant
M. Michel MORINEAU, créateur de la commission « laïcité et islam »,
Mme Fadela AMARA, présidente de la Fédération des maisons des potes,
Mme Aline SYLLA
_ et M. Khakid HAMDANI, membres du Haut conseil à l'intégration,
MM. Michel TUBIANA et Driss EL-YAZAMI(, président et vice-président de la Ligue des droits de l'homme,
Jean-Michel DUCOMTE, président de la Ligue de l'enseignement,
M. Richard SERERO, représentant de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA),
M. Mouloud AOUNIT_, secrétaire général et Mme Monique LELOUCHE, responsable du secteur éducation du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié des peuples (MRAP),
et MM. Dominique SOPO et Mamadou GAYE_, président et secrétaire général de SOS Racisme

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 septembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Mesdames et messieurs, nous vous avons conviés pour vous écouter et dialoguer avec vous sur la question des signes religieux à l'école. Je vous propose de donner rapidement votre point de vue sur la question, puis nous passerons au jeu des questions réponses.

Mme Aline SYLLA : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, Khalid Hamdani et moi-même vous remercions de votre invitation. Je précise que le Haut conseil à l'intégration ne s'est pas encore saisi de cette question. Nous avons, au cours des débats qui ont eu lieu avant la rédaction des différents avis que nous avons remis au Premier ministre avant l'été, abordé la question de la laïcité, et par voie de conséquence des signes religieux, mais nous l'avons écartée dans un premier temps car nous étions saisis d'autres questions, notamment de celle du droit civil des femmes issues de l'immigration. C'est la raison pour laquelle nous nous exprimerons à titre individuel.

Pour ma part, il me semble nécessaire de légiférer sur cette question. Les chefs d'établissement et les enseignants rencontrant de sérieuses difficultés, il serait bon de mettre à leur disposition une règle claire sur laquelle ils pourront se fonder. Cela ne veut pas dire qu'il convient d'exclure le dialogue, mais l'on ne peut pas nier que celui-ci, quelquefois - comme l'affaire d'Aubervilliers le montre - n'aboutit pas. Il convient donc que les représentants de la nation légifèrent afin de permettre, aux uns et aux autres, de se positionner sur la question.

Mme Fadela AMARA : M. le Président, mesdames, messieurs, pour être honnête, de nombreuses discussions ont eu lieu sur ce sujet au sein de notre mouvement mais nous n'avons pas encore pris une position claire. Notre université se tiendra les 3, 4 et 5 octobre, et je pense que nous trancherons la question à ce moment-là. Personnellement, je suis contre les signes ostentatoires et le prosélytisme au sein des établissements scolaires et du service public.

Alors faut-il légiférer ? Nous ne savons pas encore. Nous craignons en effet qu'une loi déclenche une réaction, notamment dans les cités, qui entraînerait l'apparition de plus de barbes et de burkas. Nous fondons nos craintes sur les discussions que nous avons avec ces jeunes des cités qui peuvent vivre cette loi comme une stigmatisation, une injustice. Un jeune m'a dit clairement : « La discrimination et la loi sur le port du voile feront de nous des victimes, des boucs émissaires. Mais cette fois-ci nous nous ne pourrons pas laisser passer, car ils vont toucher à quelque chose de sacré, la religion. »

M. Dominique SOPO : S'agissant de la question du port du voile à l'école, nous sommes évidemment défavorables au port de signes religieux dans les établissements scolaires, dans la mesure où un enfant qui va à l'école est avant tout un enfant de la République - et non pas un catholique, un juif ou un musulman.

Nous ne devons pas être naïfs face aux revendications des jeunes filles souhaitant porter le voile : il s'agit d'une épreuve de force, d'un test, et la République doit rester ferme sur ses principes et éviter toute concession.

Mais doit-on pour cela légiférer ? Une loi pourrait être prise pour un élément de stigmatisation. Il convient donc avant tout de réfléchir, d'un point de vue juridique, aux autres possibilités qui pourraient permettre de définir un cadre réglementaire clair pour les chefs d'établissements. La loi a un caractère solennel et, même si elle interdit l'ensemble des signes religieux, elle sera vécue comme une loi anti-musulmans.

Je me permets également d'attirer votre attention sur le fait que cette loi pourrait être instrumentalisée, non pas par des intégristes, mais par les politiques. J'ai entendu un élu de la République expliquer qu'il était favorable à la laïcité et contre le port du voile à l'école, mais qu'il se battait, en même temps aux côtés de Jean-Paul II, pour que la Constitution européenne comporte des références religieuses. La question de la laïcité peut donc être à géométrie variable, ce qui est extrêmement problématique.

Mme Monique LELOUCHE : La question qui nous est soumise ce matin a été largement débattue, et en partie tranchée, au Mouvement contre le racisme et pour l'amitié des peuples (MRAP). Je laisse la parole à Mouloud Aounit, notre secrétaire général.

M. Mouloud AOUNIT : Il convient de ne pas être hypocrites. On nous parle de signes religieux, mais je pense que la question principale est celle du port du foulard à l'école.

Notre position est claire et se borne à un certain nombre de principes fondamentaux. D'abord, il convient de rappeler que le rôle des enseignants est d'enseigner ; et le droit à l'éducation doit être un droit sacré - un avocat, par exemple, est là pour défendre mais il n'est pas obligé de partager l'ensemble des opinions de ses clients.

Ensuite, nous ne ferons rien qui favoriserait l'idée que nous pourrions nous transformer en sorte de « VRP » des écoles coraniques. Toute attitude qui pourrait favoriser le développement et la promotion des écoles coraniques serait un échec de la République.

En ce moment, il y a une sorte de fièvre autour du foulard que l'on peut retrouver, à la fois dans les prises de positions publiques, dans les écrits, les journaux... « Le foulard contre la République », « L'islam contre la France », etc. Or les études révèlent que si, en 1994, nous comptions 300 incidents dans l'ensemble des établissements scolaires, en 2002, il n'y en a eu que 150. Nous débattons, nous voulons légiférer sur un problème, alors que rien ne le justifie.

Par ailleurs, et c'est la raison pour laquelle nous ne sommes pas favorables à une loi, il existe, sur cette question, des situations extrêmement différentes - qui ont toutes une réalité très complexe. Je suis actuellement impliqué dans l'affaire d'Aubervilliers : deux jeunes filles - en construction identitaire - désirent porter le foulard à l'école, alors que leur père est un juif, athée, défenseur de la République, et leur mère une kabyle qui ne porte pas le foulard. Ces jeunes filles ne veulent pas aller dans une école coranique et participent à tous les cours, ne refusent pas le cours d'éducation physique et de physique-chimie.

Contrairement aux idées reçues, ces jeunes filles ne sont manipulées ni par les parents, ni par les grands frères, ni par les barbus : le port du foulard s'explique par le respect de leur dignité. Et en aucun cas, elles n'ont conscience que leur action peut être considérée comme du prosélytisme.

Par ailleurs, il s'agit d'une affaire dans laquelle tous les ingrédients sont réunis pour que nous puissions trouver une solution : les jeunes filles ne refusent pas les cours, et les parents comme l'inspecteur d'académie acceptent le dialogue. Or hier, plusieurs centaines d'élèves ont refusé de se rendre en cours, et ce matin, j'apprends qu'un certain nombre de manifestations ont lieu autour de l'établissement. Nous avions trouvé un compromis avec les chefs d'établissements et le père des élèves, que certains enseignants ont refusé, et un professeur s'est même permis de dire à l'une de ces jeunes filles : « Mais pourquoi ne vas-tu pas dans une école coranique ? » C'est très grave !

Le MRAP n'est donc pas favorable à une loi, qui ne permettrait pas de régler la complexité des situations. Une réponse individualisée est à chaque fois nécessaire, afin de trouver une solution honorable qui respecte à la fois le droit à l'éducation et le droit des jeunes filles de se construire, avec une identité religieuse.

M. le Président : C'est peut-être justement parce que la loi n'est pas très claire et laisse place à une interprétation qu'il y a des cas particuliers ; de ce fait, on laisse le soin à certaines personnes de l'interpréter. N'êtes-vous pas en train de justifier une loi là où vous n'en voulez pas ? En effet, dans ce cas précis, c'est justement parce que la loi permet des interprétations que l'on débouche sur des situations tendues.

M. Jean-Michel DUCOMTE : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, la Ligue de l'enseignement dispose, me semble-t-il, compte tenu des combats qu'elle a conduits et accompagnés, d'une légitimité historique et politique, que personne ne lui conteste, à débattre sur la question de la laïcité en général, et sur le problème qui est au c œur des préoccupations de votre mission d'information.

Je me réjouis tout d'abord qu'aujourd'hui tout le monde redécouvre, dans l'espace républicain, les vertus de la laïcité. Nous eussions débattu du problème il y a quelques années, je pense que la difficulté à débattre de la vertu pacificatrice de la laïcité n'aurait concerné que certaines personnes ; aujourd'hui, l'ensemble du champ républicain est concerné par cette question. Certaines voix se font également entendre, dont la conversion à la laïcité me semble plus suspecte.

Je suis étonné par le fait que ce soit à l'occasion du port du voile islamique que la question plus générale du port de signes d'appartenance religieuse soit posée. Je n'ai pas souvenance qu'il ait été question, avant 1989, du port de la croix, au sein des établissements scolaires, ou du port d'autres signe d'appartenance...

M. le Président : Cela a été l'occasion de grands débats sous la IIIème République !

M. Jean-Michel DUCOMTE : Evidemment, et l'on pourrait reprendre le débat sur le terrain historique, car il y a des éléments extrêmement intéressants, notamment dans la loi de 1905 qui évoque le problème des signes d'appartenance.

Etonnement, donc, mais comme tous les étonnements, il permet de réfléchir et de discuter.

Ensuite, je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que sur le terrain politique, le port du voile pose question, interpelle, scandalise parce qu'il renvoie à un statut de la femme, parce qu'il révèle une capacité de pression sur l'immense majorité de la communauté musulmane. Parce que, par ailleurs, il induit une démarche stigmatisante. Sur le terrain politique, la Ligue de l'enseignement est prête à engager un débat et à condamner le port de ce voile, dès lors qu'il exprimerait ce type d'attitude. Nous ne voudrions pas que la focalisation du débat sur l'univers scolaire nous prive de la capacité de manifester notre appréciation sur la symbolique qui réside dans ce signe d'appartenance.

S'agissant du problème de la loi - la Ligue a adopté une motion sur ce sujet -, nous pensons, tout d'abord, que le danger à éviter est celui de la stigmatisation. Il ne faut pas, à travers une démarche législative qui serait principalement déterminée par la question du port du voile islamique, que nous aggravions la stigmatisation d'une communauté au sein de la République. A cet égard, la solution retenue serait pire que le mal que nous souhaitons prévenir. Par ailleurs, des textes existent qu'il importe de faire appliquer.

Ensuite, nous faisons confiance en la capacité de l'école républicaine à affranchir les futurs citoyens des contraintes assignatrices qui entravent leur liberté. Et là, M. le Président, l'histoire est porteuse de quantité de textes ; Condorcet a dit sur ce sujet des choses impérissables, et je pense que la « Lettre aux instituteurs » de Jules Ferry doit être lue et relue parce qu'elle comporte nombre d'indications importantes. Je pense également que la plupart des textes qui ont construit l'école publique républicaine sont fondateurs de ce socle juridique qui existe déjà.

Il serait paradoxal que vous considériez que le travail du législateur doit être l'un des éléments que l'on pose en préalable à l'engagement du débat que l'école peut mettre en œuvre et que le corps social doit avoir le courage de conduire.

Le premier paragraphe de notre motion, qui ne comporte aucun élément de secret, résume assez bien la position de la Ligue de l'enseignement : « La Ligue de l'enseignement, dont toute l'histoire est marquée par une action constante en faveur de la laïcité, considère que légiférer sur le port de signes d'appartenance religieuse est inopportun. Toute loi serait soit inutile, soit impossible. »

D'abord, loi impossible. Je suis un peu juriste - en tant qu'universitaire et avocat - et je connais assez précisément la difficulté qu'il y a à légiférer lorsqu'on est en présence d'une question qui relève du champ des libertés publiques.

M. le Président : C'est souvent la loi qui a permis aux libertés publiques de s'exprimer.

M. Jean-Michel DUCOMTE : Il existe une excellente thèse, qui date d'une vingtaine d'années, de Jean-Pierre Machelon qui s'intitule « La République contre les libertés ». Il explique que la plupart des lois de la IIIème République, qui sont à l'origine de l'ensemble législatif républicain et qui concernent ces libertés, ont été, au départ, des lois d'interdiction, qui ont ensuite favorisé l'émergence des libertés.

Sous une réserve ! Que la loi ne soit pas une loi d'interdiction générale et absolue. Peut-on, par ailleurs, demander à une loi de définir des notions aussi subtiles que celles du prosélytisme et de l'ostentation. Je souhaite bien du plaisir au juriste qui devra, un jour, définir ce que recouvrent ces deux mots.

M. le Président : La loi peut être adoptée pour un lieu.

M. Jean-Michel DUCOMTE : Cela ressemblera à un inventaire à la Prévert...

M. le Président : Nous réfléchissons sur le port des signes religieux à l'école. Je ne vois donc pas pourquoi - je suis également un peu juriste - on ne pourrait pas définir une interdiction par rapport à un lieu déterminé.

M. Jean-Michel DUCOMTE : Par ailleurs, au regard de la convention européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence du Conseil d'Etat, j'ai quelques doutes sur la faisabilité juridique d'une telle loi.

Ensuite, loi inutile. Vous évoquez, M. le Président, le problème de l'incertitude législative qui déterminerait une exigence d'interprétation et, presque par rebond, amènerait à réfléchir sur la nécessité de sortir de cette logique d'interprétation. A titre personnel, cela ne me pose aucun problème. Je pense que l'avis du Conseil d'Etat de 1989 est remarquablement rédigé.

Par ailleurs, le Conseil d'Etat, à partir de 1992, a été amené à statuer sur des cas particuliers. Que dit-il ? Il rappelle des principes inscrits dans la loi et la Constitution. Et au regard de ces principes, il dit de quelle façon, au cas d'espèce, on doit traiter tel ou tel problème. Je ne pense pas que l'on puisse sortir d'une logique d'interprétation.

Il y a quelque temps, avec des collègues de la Ligue de l'enseignement, nous nous sommes penchés sur la question de la loi de 1905. En lisant ce qui reste du texte, soumis à diverses modifications liées principalement au refus de l'Eglise catholique d'en faire une application sereine, nous nous sommes rendu compte que la question des signes d'appartenance était mentionnée dans le texte. Un modeste effort interprétatif reste à conduire mais l'essentiel est dit.

La loi existe ! Pouvons-nous ajouter quelque chose de plus alors que la faculté interprétative s'est développée, alors que, me semble-t-il, ce qui manque le plus aujourd'hui, c'est notre capacité militante à développer les vertus pacificatrices de la laïcité ?

J'ai entendu parler de l'hypothèse de la rédaction d'une charte de la laïcité, qui serait davantage un texte de principe dont la portée normatrice ne serait pas nécessairement inscrite dans une loi, mais qui aurait l'immense avantage de permettre, en permanence, l'engagement d'un débat démocratique sur les exigences de la laïcité républicaine. Cela me semble plus pertinent qu'une loi, que ceux qui en seront les destinataires verront comme l'expression d'une logique stigmatisatrice.

M. le Président : Que répondez-vous aux enseignants qui nous disent que, compte tenu de la législation, de la jurisprudence, ils n'ont pas les moyens d'interdire le port du voile à l'école.

M. Jean-Michel DUCOMTE : Je ne suis pas certain qu'ils disent réellement cela ; je pense qu'ils se plaignent de ne pas être soutenus.

M. le Président : Vous interprétez ! Nous les avons auditionnés, et je voudrais tenter de répondre à leur demande : celle de légiférer, avec tous les risques que cela comporte, car ils n'ont plus les moyens d'imposer la laïcité.

M. Pierre-André PERISSOL : Nous avons auditionné des chefs d'établissement, et ils nous réclament cette loi. D'abord, ils parlent du voile. Ensuite, avec le même raisonnement, ils nous parlent de l'assiduité à certains cours, du refus de passer un examen si l'examinateur est un homme, etc. Or toutes ces attitudes font exploser l'école républicaine. Ils nous demandent donc de légiférer pour interdire le voile, qui est la porte d'entrée à des revendications beaucoup plus explosives.

La semaine dernière, nous avons auditionné des personnes qui étaient favorables au port du voile dans les écoles. Elles étaient bien obligées de reconnaître qu'il y avait une augmentation du port du voile au lendemain de tensions politiques nationales ou internationales. Il ne s'agit donc pas là d'un signe religieux, mais politique.

Vous connaissez sans doute bien le milieu enseignant, mais c'est bien les professeurs qui réclament cette loi.

M. Jean-Michel DUCOMTE : Il convient de sortir d'une certaine hypocrisie dans les demandes formulées et dans les réponses faites. Prenons donc l'hypothèse selon laquelle les enseignants réclament une loi : le Parlement vote un texte qui interdit le port de signes d'appartenance religieuse au sein de l'école. Cela n'empêchera pas les jeunes filles de fournir au professeur d'éducation physique un certificat médical justifiant une interdiction de la pratique du sport - c'est déjà parfois le cas, cette loi ne changera donc rien.

Autre conséquence : ces jeunes filles iront dans une autre école, qui ne sera pas républicaine. C'est cela qui me pose problème. Et la loi pourrait apparaître comme un aveu de faiblesse, comme l'expression d'une incapacité à traiter le problème de manière politique.

Il nous faut du temps, de la conviction et il convient que nous nous armions tous afin de reprendre le combat laïque là où il doit être conduit. Je ne pense pas qu'une loi puisse, malheureusement, changer l'ordre des choses ; elle aurait pour conséquence de considérer que le débat est clos - or, il commence. Par ailleurs, je ne suis pas sûr qu'elle répondrait exactement à ce que nous voulons éviter.

M. Khalid HAMDANI : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, comme vous l'a déjà dit ma collègue Mme Sylla, je m'exprimerai aujourd'hui non pas au nom du Haut conseil à l'intégration, mais en mon nom propre.

J'ai vécu et passé mon baccalauréat - j'étais scolarisé dans des écoles françaises - à Rabat, au Maroc, et j'ai une expérience des années 60, de la question de la religion et du respect par la République de la religion des uns et des autres. Je voudrais vous faire part d'une anecdote, qui vient de se passer, ici, en arrivant à l'Assemblée nationale : l'agent qui m'a reçu m'a dit : « La commission pour le foulard islamique, c'est là ! » Or il me semble que votre mission d'information est relative à la question des signes religieux à l'école. Cette réflexion est tout à fait normale et représentative de la mentalité de la grande majorité de nos concitoyens.

Je dirige un cabinet de conseil en gestion des ressources humaines, spécialisé, depuis 1997, sur la question des discriminations, dans le cadre de l'article 13 du traité d'Amsterdam. Je parle de cela car certains pensent que cette affaire est contre une population et la discrimine.

M. le Président : Nous essayons de le faire pour l'école et pour la République.

M. Khalid HAMDANI : Justement, nous rencontrons le même problème dans les entreprises : quand un chef d'entreprise peut-il - ou pas - user de son autorité pour interdire certains comportements ?

L'école est un lieu de transmission des savoirs et des valeurs : les valeurs universelles, les droits de l'homme, et les valeurs républicaines. Le risque de stigmatisation est présent, mais il convient de savoir que des débats ont lieu, y compris dans les pays musulmans. Au Maroc, par exemple, nous avons débattu du hidjab, mais à aucun moment les contenus scolaires n'ont été remis en cause.

Légiférer ou non, il est vrai qu'il s'agit d'une question complexe. Rappelons que le concept de laïcité s'est développé en France à l'ombre des baïonnettes. Cependant, une loi me semble nécessaire. En revanche, elle ne doit pas être élaborée dans la précipitation. Il convient tout d'abord de clarifier les règles, car je me suis aperçu, en fréquentant de nombreuses entreprises, que cette question n'est pas claire dans la tête de nos compatriotes. La laïcité n'a pas beaucoup de sens et de signification, y compris pour une personne possédant un bac + 5. C'est la raison pour laquelle une charte de la laïcité semble être une nécessité.

Il convient ensuite de clarifier les règlements intérieurs, de les préciser, tout comme les moyens d'information, et d'adopter des sanctions proportionnées. En résumé, il convient de faire de la pédagogie, de dialoguer, de vérifier, de manière expérimentale, ce qui pourrait se faire ici ou là. Ce temps citoyen permettrait peut-être de sortir de certains clivages, pour arriver à un consensus, un diagnostic partagé, des expériences capitalisables. Enfin, après tout cela, la loi sera incontournable. Mais une loi plus globale, qui inclurait les signes religieux, mais qui serait adossée au débat et à la charte.

M. Michel MORINEAU : M. le Président, nous réfléchissons, au sein de la commission « laïcité et islam », depuis cinq ou six ans, à la question de l'intégration de l'islam dans la société française, ou plus exactement aux problèmes de l'intégration de l'islam, au regard de la laïcité.

La tendance de notre commission est de penser que la loi est inopportune, qu'elle ne servirait pas à grand-chose. Le constat que nous faisons, au regard des travaux que nous avons menés, est celui-ci : si nous devons améliorer quelque chose, c'est bien la connaissance de la laïcité.

M. le Président : Vous ne croyez pas à la valeur pédagogique de la loi ?

M. Michel MORINEAU : Il y a, dans ce domaine, un problème de mentalité. Chacun a sa petite idée sur la question. Le mot laïcité est souvent invoqué, mais chacun met derrière ce mot sa propre conception, qui est parfois très éloignée de la philosophie politique ou des dispositifs juridiques qui la constituent. C'est la raison pour laquelle, il me semble, que le premier travail qui doit être mené, et d'abord en direction des enseignants - c'est ce que nous faisons auprès de la communauté musulmane - est d'expliquer les fondements de la philosophie politique et ce qui fait la laïcité - qui organise en France les rapports entre l'Etat et l'Eglise.

C'est à partir de cette connaissance que l'on peut alors essayer d'examiner les cas particuliers ou les problèmes précis qui se posent, et notamment autour de l'affaire du voile. Bien entendu, ce travail ne pourra se faire sans un certain examen de ce qu'est le fait religieux dans la société. C'est la raison pour laquelle je rejoins les conclusions du rapport de Régis Debray : il y a à la fois la nécessité de donner à connaître et à comprendre la laïcité tout en essayant de faire un effort pour mieux faire comprendre le fait religieux dans sa dimension anthropologique, historique, etc.

Ces deux conditions sont nécessaires à l'évolution des mentalités qui permettront sans doute d'examiner la question du voile sous un autre regard. En l'état actuel des choses, la loi et la jurisprudence permettent, au sein de l'école, de régler les questions du port du voile, quand celui-ci pose problème.

Un enseignant, qui est investi d'une mission par l'Etat, dans l'exercice de son métier, n'a pas à juger, à interpréter le signe religieux. C'est le fondement de la laïcité, et c'est ce qu'a souvent rappelé le Conseil d'Etat. La République a à juger non pas de la métaphysique, mais des problèmes concrets qui peuvent se poser : un trouble à l'ordre public, l'assiduité au cours... Nous pensons qu'en l'état actuel du droit, nous disposons de suffisamment d'éléments qui permettent, éventuellement, de prononcer une sanction et d'agir.

En conclusion, je dirai qu'il y a un travail pédagogique à mener, et qu'une loi risquerait de stigmatiser. La question est aussi une question sociale, il convient donc de prendre de la distance et d'acquérir de la sagesse pour trouver d'autres voies susceptibles d'intégrer dans la République des personnes qui ne savent pas grand-chose de la laïcité. Je rappelle que celle-ci n'a jamais été appliquée dans les départements français colonisés. Il y a tout un travail d'acculturation à mener.

Enfin, nous avions fait une proposition pour répondre à la solitude et à la difficulté des enseignants : disposer, dans les rectorats, d'une cellule constituée de représentants des renseignements généraux, de personnes qui ont une bonne connaissance de l'islam et de personnes qui ont une bonne connaissance de la laïcité afin d'aider les chefs d'établissement et les enseignants à apporter une solution aux problèmes qu'ils rencontrent, au cas par cas.

M. Driss EL-YAZAMI : M. le Président, je souhaiterais faire deux observations. La première - je suis historien et sociologue, et je travaille sur le problème de l'immigration - concerne la situation des jeunes filles d'origine maghrébine, aujourd'hui.

Malgré tout le bruit qui est fait autour du foulard et d'évidents problèmes, il convient de rappeler que les jeunes filles maghrébines ont bénéficié de la démocratisation de l'enseignement, qu'elles font une entrée massive sur le marché du travail, et qu'il existe une chute importante du taux de fécondité.

Cela veut dire, quoi qu'on en pense, que le phénomène principal aujourd'hui en France est celui de la sécularisation et de l'intégration de ces jeunes filles - y compris dans l'école - même si, en raison des problèmes de discrimination à l'embauche et des problèmes réels de l'école, il y a une véritable déperdition. Même si ce phénomène d'intégration se fait avec des problèmes identitaires - dont ce foulard peut témoigner à certains moments -, adopter une loi sur une question marginale me semble contre-productif.

Second élément, j'ai entendu un député dire que le problème se pose depuis quinze ans. Justement, il convient de prendre en compte la dimension du temps. La laïcité ne s'est pas faite du jour au lendemain ! A partir de la constitution civile du clergé, jusqu'à la loi de 1905, la laïcité s'est imposée de manière progressive - laïcisation des cimetières, les lois scolaires de 1880. La République s'est montrée, à l'égard de l'Eglise catholique et des chrétiens, très ouverte. Il a fallu la Première Guerre mondiale, la canonisation de Jeanne d'Arc, pour qu'une partie des chrétiens de France, et l'Eglise catholique en particulier, se convertisse à la laïcité.

Il est donc normal que les musulmans ne viennent que doucement à la laïcité, il faut leur laisser le temps. Nous pensons d'ailleurs que l'action du ministre de l'intérieur à l'égard du Conseil du culte musulman est positive. Il convient d'avoir un esprit d'ouverture dans la présentation de la laïcité française. Les préconisations du rapport de Régis Debray sont, de ce fait, essentielles.

M. le Président, alors que nous nous apprêtons à fêter le centenaire de la loi de 1905, il convient de retrouver l'inspiration de ces pères fondateurs, Jean Jaurès et Aristide Briand, qui étaient animés par la volonté de pacifier le débat et par la question de l'intégration sociale.

Si la loi de 1905 a été adoptée, c'est parce que les républicains de l'époque étaient hantés par l'idée d'intégrer dans la République la classe ouvrière française. Aujourd'hui, nous devons relever ce même défi qui se pose à l'égard des émigrés : défi d'égalité de droits et d'intégration sociale.

M. Michel TUBIANA : M. le président, beaucoup de choses ont été dites, je vais donc aller à l'essentiel : la jurisprudence du Conseil d'Etat nous convient - ainsi que la législation actuelle.

Je note que l'on assiste à un certain nombre de faux débats. J'ai entendu tout à l'heure que certaines jeunes filles ne souhaitaient pas avoir un examinateur homme. Mais cela tombe sous le coup du règlement intérieur du lycée, nous n'avons pas besoin d'une nouvelle loi qui répéterait les principes qui se trouvent dans les règlements : si une élève ne veut pas suivre tous les cours, elle est exclue du lycée.

Vous nous avez dit, M. le Président, que des enseignants vous réclamaient une loi pour interdire le voile.

M. le Président : Non, je n'ai pas dit cela. Ils nous disent qu'ils n'ont pas les moyens, avec la législation actuelle et la jurisprudence du Conseil d'Etat, de s'opposer au port du voile.

M. Michel TUBIANA : Certes, mais tout à l'heure, un député a parlé du voile, de l'examinateur... Or ces deux questions ne sont pas au même niveau. Si la question du fonctionnement de l'école pose, aujourd'hui, un certain nombre de problèmes, elle est différente de la question du port du voile - et de l'absence de moyens, selon les enseignants, de résoudre ce problème. J'ai envie de répondre que la question du voile me paraît annexe à la question du suivi des enseignements, du respect des enseignants.

Que l'école connaisse des problèmes aujourd'hui, nous en sommes tous d'accord. Mais il convient de ne pas renverser le débat, de prendre les choses par le petit bout de la lorgnette.

Autre point que je souhaitais évoquer, étant moi aussi avocat de profession, je suis plus que quiconque attaché à la loi, notamment dans les pays latins. Cependant, je ne pense pas que la loi puisse tout régler. En effet, le pacte républicain dépasse largement la question de l'école.

La question de la laïcité est une question de pacte civique, de pacte social, qui va de la vie quotidienne aux institutions de la République. Et l'on ne peut pas régler la vie quotidienne des gens ni leur esprit d'une manière législative.

Je voudrais attirer votre attention sur un exemple précis. Un député a dit tout à l'heure que la politique n'avait pas sa place au sein de l'école. Bien entendu, l'école doit être un lieu d'inaccessibilité d'un certain nombre de débats extérieurs et d'affrontements. Il n'empêche que l'école, c'est aussi le corps social. Les enfants se rendent à l'école avec les conditions socioprofessionnelles de leurs parents - et il appartient à l'école de la République de rétablir l'égalité des chances ; cela n'est plus vrai aujourd'hui.

Cela étant dit, vous ne pourrez légiférer sur le port de signes religieux dans les établissements scolaires sans durcir les rapports dans l'ensemble du corps social. Car demain, si une loi de cette nature était votée, vous justifieriez une lettre d'un membre du Sénat, s'offusquant qu'un procureur de la République ait été filmé en Corse, chemise ouverte, avec, autour du cou la croix que sa mère lui avait donnée, et demandant au Garde des Sceaux d'exercer des poursuites.

Si l'on met le doigt dans ce type d'engrenage, vous n'arrêterez plus la machine. Car demain, si une telle loi est votée, on vous demandera « mais pourquoi vous ne les empêchez pas de porter la croix, ou l'étoile de David »!

M. le Président : Donc, laissons faire ?

M. Michel TUBIANA : Non, je n'ai pas dit cela ! Vous faites du manichéisme, M. le Président !

Je terminerai sur ce point : je pense que la vraie question n'est pas celle du port des signes religieux à l'école. Le vrai débat, c'est celui de l'intégration. M. Driss El-Yazami a parlé du temps, je voudrais pour ma part parler des discriminations.

On peut enseigner toutes les valeurs que l'on souhaite à l'école, mais lorsqu'à sa sortie, l'on est systématiquement refusé dans les entreprises parce que votre nom n'est pas de consonance berrichonne ou autre, que cette mésaventure se reproduit au quotidien, pour trouver un appartement ou dans les rapports aux autorités publiques, vous pouvez enseigner toutes les valeurs que vous voulez à l'école, vous n'avez aucune légitimité à les enseigner, tout simplement parce qu'elles sont violées chaque jour à l'extérieur.

La vraie question est donc celle de l'intégration. Et aujourd'hui, légiférer sur la question du voile, c'est une manière de ne pas vouloir intervenir sur la question de l'intégration. Si vous souhaitez connaître l'avis de la Ligue des droits de l'homme, sachez que l'on considère comme beaucoup plus pertinente et beaucoup plus urgente la mise en place d'une haute autorité contre les discriminations qu'une législation sur le port du voile à l'école.

M. le Président : Nous souhaitons légiférer non pas sur le voile, mais sur le port des signes religieux à l'école.

M. Michel TUBIANA : Mais comme le dit votre appariteur, M. le Président, il n'empêche que l'on vient assister à la commission « sur le voile » !

M. le Président : Je suis responsable de beaucoup de choses mais pas de ce que disent les appariteurs !

M. Richard SERERO : M. le Président, M. Tubiana vient, en fait, de résumer la position de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA).

La vraie question n'est pas de légiférer sur le port de signes religieux, mais celle de l'intégration, et de la législation contre les discriminations. Il est d'ailleurs symptomatique que le Président de la République ait nommé M. Stasi à la tête, à la fois de la commission sur les discriminations et de celle sur la laïcité.

De nombreux enseignants adhérents de la LICRA réclament effectivement une loi, car ils se sentent, sur le terrain, totalement désarmés. Mais ils se sentent désarmés parce qu'ils ne reçoivent pas la formation nécessaire et l'enseignement sur la juste explication - s'il y en a une - de l'esprit et de la lettre de la laïcité, de la réciprocité ou non du principe de neutralité à l'école, etc.

En revanche, nos juristes, qui ont planché sur la question, estiment qu'une loi ne devrait être que l'ultime recours. Selon nous - et nous savons tous que ce ne sont pas les signes religieux mais le voile qui est visé -, cette loi serait immanquablement exploitée par les intégristes comme une loi discriminante, une loi d'exception destinée à stigmatiser une partie de la population musulmane de ce pays.

Tous les mois, nous organisons à la LICRA des débats, réunissant des associations musulmanes qui se réclament des valeurs républicaines, de la démocratie. Elles fulminent contre l'importance qui est donnée uniquement aux instances représentatives religieuses et non pas aux musulmans « intégrés » qui ne souhaitent qu'une chose : trouver du travail et une place dans la société, à égalité de chances, être des citoyens français comme les autres, avec une liberté d'expression, une liberté de pratiquer ou non la religion qu'ils ont choisie.

La LICRA se prononce donc contre le vote d'une loi sur ce sujet. Il convient de remettre à l'ordre du jour l'enseignement des principes de la laïcité ; un long travail pédagogique est à mener.

M. El-Yazami a justement rappelé que la laïcité ne s'est pas inscrite d'un coup de baguette magique dans le paysage politique français. Nous avons cru, à un moment donné, que cela allait de soi. Aujourd'hui, certains de nos concitoyens réclament leur juste place ; nous devons réfléchir à l'élargissement ou à l'interprétation des textes de loi déjà existants, en particulier de la loi de 1905 pour l'élargir à la religion musulmane afin de la séculariser et que nos concitoyens musulmans se sentent chez eux dans ce pays.

M. le Président : La laïcité s'est imposée progressivement, mais à un moment, le législateur a cru bon de concrétiser cette évolution par une loi.

Mesdames et messieurs, je vous remercie. Nous allons maintenant passer aux questions des députés.

M. Pierre-André PERISSOL : Nous sommes tous d'accord sur le fait qu'il s'agit d'une question particulièrement complexe. Et je souhaiterais qu'on l'aborde sur trois plans : d'abord, sur le plan général, à partir des principes sur lesquels vous vous êtes tous exprimés ; ensuite, sur l'impact qu'aurait d'une telle loi sur une communauté - et je suis particulièrement attentif à ce qu'il n'y ait aucune stigmatisation -, enfin, sur ce qu'il se passe dans l'école.

Vous m'avez évoqué, M. Tubiana, lorsque vous avez repris mes propos s'agissant des examinateurs hommes. Je n'ai pas inventé cela, j'ai traduit ce que vivent concrètement les enseignants et les chefs d'établissement. Ils estiment que la question du voile est la porte d'entrée à d'autres problèmes, pour lesquels, dites-vous, la solution est d'exclure l'élève qui ne respecte pas le règlement. Le certificat médical qui est présenté ne concerne pas le voile ! Il interdit la piscine ou d'autres cours, mais n'est pas un certificat qui autorise le port du voile ! Le chef d'établissement est donc démuni ; le port du voile est donc bien la porte d'entrée à d'autres problèmes.

Nous ne sommes pas à l'époque de Jules Ferry et de sa lettre aux enseignants : à cette époque, il suffisait d'avoir un avis pour être entendu, aujourd'hui, les enseignants sont traînés devant les tribunaux !

Par ailleurs, la solution de l'exclusion n'est pas bonne, puisque vous les poussez, dans ce cas, à aller dans une école coranique, ce que vous souhaitez éviter ! C'est la raison pour laquelle les enseignants, compte tenu du flou qui existe autour du port du voile, sont démunis.

Ma question est donc la suivante : comment réagissez-vous par rapport aux difficultés que rencontrent les enseignants et les chefs d'établissement ?

M. Michel TUBIANA : Je ferai deux observations, et je vous prie de m'excuser de remettre en cause radicalement vos prémices.

Même sans aucun problème de port de voile dans un collège, l'on peut rencontrer des difficultés à enseigner la Shoah ; ces deux problèmes ne sont pas liés. Ce que vous ont dit un certain nombre d'enseignants à ce sujet est parfaitement inexact : il existe un grand nombre de problèmes qui sont totalement indépendants du port du voile.

Lorsque je parlais d'exclusion, j'y faisais bien évidemment référence comme sanction ultime. Avant, il y aura des dialogues à mener, des mesures à prendre. Mais voter une loi générale qui sera perçue comme étant contre ceux qui se réclament de l'islam sera totalement contre-productif.

Vous m'avez renvoyé l'argument qu'en les excluant, ces élèves iront dans une école coranique ; je vous le renvoie à nouveau : c'est exactement ce qui se passera si cette loi est votée.

Outre le fait que je ne vois pas en quoi, dès lors que tous les élèves assistent à tous les cours, le port de signes religieux peut avoir de gênant, il n'en demeure pas moins vrai que j'ai suffisamment confiance dans l'école publique pour considérer que ces gamines sont mieux dans notre école que chez elles.

Mme Aline SYLLA : Je réagirai en vous parlant de mon expérience personnelle. Mon père était musulman pratiquant et ne m'a pas découragée de faire des études - bien au contraire, il était très fier que je sois major de ma promotion à l'ENA -; nous ne sommes donc pas tous systématiquement des victimes ! Et le Haut conseil à l'intégration est sensible à ce discours sur la victimisation.

Second point, il me semble que ce qui est commun entre la notion d'école et de loi, c'est la notion du collectif. Les enfants vont à l'école pour apprendre des règles et à vivre ensemble avec leurs différences. Je ne suis pas, a priori, favorable à ce que le Parlement légifère sur ce point, mais l'idée selon laquelle il convient d'individualiser les situations n'est pas non plus idéale : si une affaire de voile se passe au lycée Fénelon, très bien, l'on trouvera certainement une solution intelligente pour traiter ce cas avec l'unique musulman pratiquant du lycée ! En revanche, si le problème se pose à Aubervilliers, dans une classe composée à 80 % de musulmans pratiquants, l'individualisation deviendra vite la règle collective et elle ne sera pas la même !

Nous vivons dans une République qui n'est pas encore un Etat fédéral et religieux où chaque communauté prend le pas sur l'autre ; il est important qu'il y ait des règles générales et la loi est ce qui va s'imposer à tous. Bien évidemment, il y aura des interprétations et du contentieux, mais si l'on part d'un socle qui vaut pour tous, cela permettra d'éviter ce type de situations - qui, ne nous le cachons pas, sont localisées dans certaines villes et banlieues où la communauté musulmane est plus importante.

M. le Président : Vous nous dites que légiférer est une solution, que la loi a une valeur pédagogique et qu'elle doit imposer au sein de la République l'apprentissage de la tolérance, à savoir vivre ensemble ?

Mme Aline SYLLA : Tout à fait. Et l'islam peut aussi laisser la place à ce type d'interprétation. Mon père - et les autorités religieuses auxquelles il se référait - m'expliquait qu'en France nous n'étions pas sur la terre de l'islam et qu'il convenait de se comporter comme les personnes avec qui nous vivons - et cela est inscrit dans les texte religieux de l'islam sunnite. Je ne comprends donc pas pourquoi cette règle, qui était appliquée par toutes les personnes que j'ai fréquentées, ne s'applique pas partout.

Je comprends que la mission des enseignants est très difficile dans certains établissements scolaires mais, comme vient de le dire M. Périssol, il convient d'éviter de rentrer dans ce type de conflit. Je reprends mon exemple, mais même dans mon lycée de Versailles, extrêmement favorisé, certains souhaitaient ne pas faire de contrôle le samedi matin, le shabbat commençant le vendredi soir. Alors si l'on ne peut plus faire de contrôle les jours de fêtes musulmanes ou de fêtes juives, on ne s'en sort pas ! Souhaitons-nous vraiment rentrer dans ce genre de polémique ? Car selon la majorité religieuse qu'il y aura dans un lycée, les règles seront différentes ; et bientôt la question va se poser pour le baccalauréat que l'on ne pourra plus organiser à telle date... Cela me parait dangereux.

Mme Fadela AMARA : J'ai été un peu étonnée par les arguments qui ont été présentés contre l'élaboration d'une loi sur ce sujet, notamment par celui qui prétend que si une jeune fille est exclue d'un établissement scolaire public, elle se retrouvera obligatoirement dans une école coranique. Cela existe déjà ! Des jeunes filles fréquentent des écoles catholiques depuis longtemps et elles portent le voile !

Je ne suis pas avocate, mais je suis musulmane pratiquante et l'on m'a transmis certaines règles, notamment à l'école. En effet, mes parents sont d'origine algérienne et, du fait de l'existence de la loi de 1905, ils n'ont pas pu me transmettre certains principes. C'est donc l'école qui m'a transmis ces valeurs. Je suis née dans une cité, mais en aucune manière je n'ai été influencée - ni par mes parents, ni par des personnes extérieures.

Aujourd'hui, la situation est différente : des mouvements intégristes contribuent fortement à ce que les jeunes filles des cités portent le voile - ce n'est pas les parents qui l'imposent. Il ne faut pas oublier non plus le rôle du grand frère qui, depuis les années 90, se substitue au père et impose son autorité.

Mon inquiétude, s'agissant de la loi, c'est l'impact qu'elle peut avoir par rapport à la population musulmane ; elle sera mal vécue et il y aura des conséquences - renforcées par la situation internationale - dans notre pays. Lorsque j'interviens sur cette question, je préviens les jeunes que des soldats du fascisme vert travaillent dans nos cités pour installer un Etat islamique dans notre pays. Ces personnes sont en contact avec nos jeunes. Et les jeunes filles qui portent le voile n'ont pas toutes la volonté de le porter comme étendard politique pour un projet de société qui n'a rien à voir avec notre République ; beaucoup d'entre elles sont entraînées dans ce fameux travail de communication.

Je suis scandalisée lorsqu'on soutient des personnes, connues sur la place publique et que je combats sur le terrain, qui, ouvertement, déclarent que la femme doit porter le voile.

Il est clair, pour moi, que les affaires de voile à l'école vont se multiplier. Il convient de gagner du temps, de réaliser un véritable travail de dialogue et de communication afin de changer les mentalités. Je ne suis pas favorable à une loi aujourd'hui, mais je suis convaincue que l'on ne pourra pas l'éviter.

M. le Président : Je me demande si le fait de réaffirmer un principe, en interdisant de façon claire et précise le port de tout signe religieux à l'école, ne serait pas une façon d'aider ces femmes qui s'efforcent de résister aux extrémistes religieux. C'est peut-être aussi l'un des aspects de notre mission.

Mme Monique LELOUCHE : Je souhaiterais parler de façon pratique et concrète, ayant une solide connaissance du terrain scolaire pour avoir enseigné longtemps. Je souscris à nombre de propos qui ont été tenus sur l'école, mais il est une dimension de l'école qui a été totalement occultée : sa fonction éducative. Bien entendu, je crois à la vertu de la loi qu'il n'est pas question de remettre en question, mais il n'empêche que le rapport pédagogique avec les jeunes reste fondé sur le dialogue. Il n'y a pas, dans ce domaine, de confiance sans dialogue et je doute fort qu'une loi ait une vertu pédagogique, son aspect répressif risquant, ce que l'on peut déplorer, de prendre aux yeux des jeunes, le pas sur son aspect éducatif.

En revanche, un dialogue instauré au sein des établissements scolaires entre toutes les parties prenantes, non seulement les jeunes, mais aussi les conseillers d'éducation, les enseignants, sans oublier les parents, pourrait aboutir à une forme de médiation qui me paraît être la solution d'avenir pour régler les questions cuisantes qui se posent dans le système scolaire et par rapport auxquelles le voile n'a qu'une importance mineure.

Le plus simple, selon moi, consisterait d'une part à rédiger une charte, d'autre part, sachant qu'il est actuellement très long et très compliqué de faire appel aux médiateurs, à développer des instances de médiation à l'échelon du rectorat.

Par ailleurs, cette démarche doit s'accompagner d'un enseignement du fait religieux, ce qui suppose de former les enseignants à traiter, au sein de l'école laïque, les questions ayant trait à la religion. Il est fondamental qu'une telle formation figure au programme des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Il ne suffit pas que les enseignants prennent position par rapport au foulard, il faut aussi qu'ils soient rompus à l'analyse des questions qu'il sous-tend. Nous devons donc élargir le cadre de notre débat et ne pas nous focaliser sur l'opportunité de légiférer.

Dire aux jeunes que tout le monde doit obéir à la loi ne suffira pas à les convaincre. Il serait plus intéressant, du point de vue éducatif, de les persuader de l'intérêt de la discussion et de la médiation, pour qu'ils s'y sentent parties prenantes et qu'ils adhèrent aux valeurs de la République. Une telle démarche ne peut être entreprise que dans un climat de confiance en l'éducation scolaire !

M. Khalid HAMDANI : Je rejoins la position qui vient d'être développée. Pour ce qui me concerne, je suis favorable à l'élaboration d'une charte, à la clarification des règles et des règlements intérieurs, à une graduation du système des sanctions, à l'amélioration de la formation, au débat, à la pédagogie et, à terme, à l'élaboration d'une loi.

Il m'apparaît indispensable de légiférer et cela pour plusieurs raisons.

Premièrement, parce que, sur le terrain, nous nous trouvons dans une situation de lutte, pour ne pas dire de quasi-guerre, entre deux systèmes de valeurs, deux visions du monde dont l'une est démocratique - la nôtre - et l'autre, totalitaire : nous devons être clairs sur cette question ! Par exemple, lorsqu'un imam me dit explicitement, à moi qui ai eu la chance d'apprendre, même si c'est sur le tard, l'arabe classique à l'Institut des langues orientales, que le cerveau d'une femme est inférieur, et qu'il étaye cette affirmation, j'affirme que nous n'avons pas la même vision du monde.

Deuxièmement, le multiculturalisme, dont l'apologie fait des ravages, a trouvé de bons défenseurs, notamment parmi les intellectuels et dans la quasi-totalité du monde médiatique. J'ai, par exemple, suivi des débats hallucinants, en Hollande, au nom de la discrimination, sur la question de l'excision ! S'il remet en cause un certain nombre de valeurs universelles, autant tout arrêter ! De tels discours ont un impact sur la « communauté », ou plus exactement sur les personnes relevant peu ou prou de l'islam, culturel, cultuel, imaginaire ou fantasmatique. Mais au nom de qui parlent leurs auteurs et qui le leur a demandé ? Je suis désolé, mais quand je rencontre, sur le terrain, des pères de famille - ils exercent généralement des professions ayant trait au commerce - je constate qu'ils s'en tiennent à la position « gagnant-gagnant », très libérale. Leur attente peut se résumer de la façon suivante : l'école en face dispense à mes enfants l'enseignement fondamental, si, en plus, elle met en place un système drastique contre les discriminations, je ne vois pas pourquoi je ne ferais pas une petite concession... Cela a toujours fonctionné comme cela et dans l'imaginaire maghrébin, il est gravé dans le marbre qu'au terme de 130 ans de colonisation pour l'Algérie, de 54 ans pour le Maroc - pour ne pas même parler de la Tunisie -, on n'a pas dénombré plus de 120 bacheliers ce qui fait bien peu !

Il faut donc dire clairement que les parents, au nom de qui beaucoup s'expriment, sont favorables à un système scolaire qui assure la réussite à leurs enfants et qui mène une lutte très drastique contre les discriminations. L'intégration est une affaire à part. Elle relève des engagements européens de la France dans un contexte très anglo-saxon, où l'on établit une différence entre le fait et le droit, entre le droit réel et le droit formel et où l'article 13 du traité d'Amsterdam et les directives communautaires, dont la directive 2000-42 CE du 25 juin 2000 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement sans distinction de race ou d'origine, imposent à la France un certain nombre de règles. A cet égard, il convient de préciser que la directive 2002-73-CE du 23 septembre 2002 relative à la mise en œuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelle et les conditions de travail, crée une autorité indépendante, comme le candidat Chirac avait proposé de le faire dans son programme, et que le Président de la République poursuit les objectifs arrêtés et respecte les engagements communautaires pris en la matière. Il convient d'éviter d'amalgamer les choses car cela n'aurait pas d'autre effet que d'offrir aux adversaires de tous ceux qui, comme nous, défendent le modèle républicain et les valeurs démocratiques, des arguments pour noyer le poisson !

M. le Président : Je retiens donc que vous êtes partisan de voter une loi.

M. Jean-Michel DUCOMTE : J'ai entendu un certain nombre de propos intéressants, mais, sur la base de constats et de préoccupations similaires, on peut aboutir à des conclusions un peu différentes. En effet, il me semble que ce qui doit guider notre réflexion, c'est essentiellement une exigence d'efficacité. Il ne s'agit pas de débattre pour débattre, mais de mesurer la pertinence des solutions envisagées.

Que l'islam en France ait aujourd'hui une dimension politique est une évidence pour tout le monde, d'où cette question paradoxale : pourquoi, dans ce cas, limiter à l'école l'interdiction du port du voile ? Pourquoi ne pas aller au-delà et pourquoi réduire le problème au champ de l'école où les cas sont moins nombreux et où ils peuvent, en grande partie, être traités par le schéma éducatif ?

Si j'énonce ce paradoxe, c'est parce que j'ai eu l'occasion d'en débattre avec un parlementaire de l'Assemblée nationale qui souhaitait étendre l'interdiction, non pas du port de signes d'appartenance religieuse, mais du voile islamique, à l'ensemble de l'espace public ce qui est une façon un peu étonnante d'aborder le problème.

Aujourd'hui, le dispositif existant est-il insuffisant et une loi serait-elle de nature à le renforcer ? A partir du moment où un certain nombre de cas existent, le dispositif est évidemment insuffisant, mais je n'ai pas connaissance d'un système juridique dont la perfection soit absolue et, en l'état actuel des choses, je qualifierai la jurisprudence dégagée par le Conseil d'Etat, au travers de l'appréciation des mesures prises par les chefs d'établissement, de « rassurante ». En effet, sur la base de principes clairs pour tout le monde, elle indique que les comportements adoptés au sein d'un lieu comme l'école méritent une appréciation individuelle. C'est un principe général du droit dans un espace républicain. Cela ne veut évidemment pas dire que l'on admet une logique communautariste : il ne s'agit pas de savoir si les communautés seraient, dans leurs comportements, inadmissibles, mais si les attitudes et les comportements individuels peuvent, ou non, être considérés comme respectueux de la loi républicaine, susceptibles de sanctions et, éventuellement, si les sanctions à prononcer sont proportionnées aux attitudes adoptées.

Qu'ajouterait la loi ? Pas grand-chose dès lors qu'elle courrait, par ailleurs, le risque d'être considérée comme inconstitutionnelle ou non conforme aux principes de la Convention européenne des droits de l'homme Elle ajouterait l'idée selon laquelle ce qui est aujourd'hui présenté par tout le monde comme une attitude méritant débat est interdit par principe, alors même que devraient être interdits les comportements portant atteinte au contenu du message éducatif, portant atteinte à l'assiduité, portant atteinte à ce qui est la fonction principale de l'école.

Si l'on doit interdire le voile et laisser subsister les certificats médicaux, je préfèrerais qu'une solution soit trouvée pour faire disparaître les certificats médicaux et créer les conditions pour réduire et faire disparaître les hypothèses de port du voile tout en faisant principalement attention au respect des exigences de l'obligation scolaire.

M. le Président : Rien dans la charia n'impose le port du voile. Le port du voile ne fait pas partie des cinq piliers de l'islam. Or, porter le voile, c'est vouloir partir en guerre contre autre chose, c'est-à-dire partir en guerre contre les valeurs d'intégration de la République.

M. Jean-Michel DUCOMTE : A partir de là, toute religion est aliénante dans son message !

M. Dominique SOPO : Je voudrais revenir sur la question de savoir où il faut interdire le voile et sur la proposition d'étendre l'interdiction au-delà de l'école.

Je commencerai par rappeler que l'espace privé existe et que nous n'allons pas légiférer sur la vie quotidienne des gens, ne serait-ce que parce que nous n'allons pas aller chez eux pour voir s'ils portent, ou ne portent pas le voile. Le problème ne se pose donc pas !

En revanche, il est tout de même normal que l'école qui est le creuset de la République soit régie par des règles claires et offre un cadre d'éducation sans prosélytisme, ni promotion d'une vision communautaire. En effet, la question du voile, contrairement à ce que j'ai pu entendre, n'est pas une question mineure. Ce n'est pas parce qu'il n'y a que 150, voire 400 jeunes filles à porter aujourd'hui le voile qu'il faut minimiser son importance : il faut différencier l'aspect numérique de l'aspect symbolique que peut, aujourd'hui, revêtir ce problème en France.

Il est bon de souligner qu'il existe une différence par rapport à la première affaire de voile que la France a connue, il y a dix ou quinze ans, dans la mesure où, aujourd'hui, le port du voile répond à une vision politique beaucoup plus affirmée. Cette dernière recouvre des tendances communautaristes assises sur des réseaux intégristes et, même si je suis d'accord pour admettre que certaines jeunes filles voilées ne subissent aucune pression et font le choix du foulard pour affirmer une volonté identitaire, je considère que nous ne devons pas, non plus, faire preuve de naïveté !

D'ailleurs, au-delà même du combat communautariste, l'enjeu n'est pas mince, car, si l'école qui est le cadre même de la laïcité transige sur le voile, elle devra ensuite céder sur tout et c'est en quoi le combat est extrêmement symbolique.

En outre, comme l'a rappelé Mme Amara, il en va quand même du statut des femmes : nous ne pouvons pas faire comme si le port du voile n'était pas contraire à leur dignité. De ce point de vue, la République doit jouer un rôle de protection.

Pour conclure, comme il a été souligné à plusieurs reprises qu'il convenait de trouver des solutions individuelles, je tiens à rappeler que certaines règles valent pour tout le monde : on s'arrête au feu rouge et on ne négocie pas avec la voiture qui vient en face ou avec le piéton qui traverse ! Néanmoins, une discussion peut être engagée par les enseignants, s'ils ont reçu la formation nécessaire et s'ils disposent d'un cadre juridique clair par rapport au port du voile ou des signes religieux. Je suis persuadé qu'ils auront à c œur de dialoguer et de convaincre, car ce sont des professionnels de la pédagogie et je les vois mal arriver avec la volonté affirmée de prononcer une exclusion. Pour autant, je rejette le terme de « médiation » que j'interprète comme une maladresse de langage. Dans la mesure où il sous-entend la nécessité d'arriver à un compromis, il ne peut pas s'appliquer à une situation qui exige de ne pas transiger : au terme du dialogue, il faut que la règle soit comprise et acceptée !

M. Mouloud AOUNIT : A ce stade du débat, je souhaiterais appeler votre attention sur un point qui me perturbe : la façon que vous avez, les uns et les autres, de relier la question du foulard à la problématique des musulmans ce qui ne donne du problème qu'une lisibilité extrêmement étroite qui s'inspire et s'appuie sur des peurs. La France compte cinq millions de musulmans et je ne pense que ces cinq millions de musulmans, dont certains ne se sont pas convertis hier à l'islam, soient tous en train d'ourdir un complot contre la République.

Il est donc très important de ne pas occulter une réalité que je retrouve, que cela plaise ou non, dans un certain nombre d'interventions : malheureusement, ce débat est pollué par un contexte environnemental où, hélas, l'islamophobie n'est pas absente. Certains propos qui ont été tenus aujourd'hui montrent que, non seulement il a pu affecter certains, mais aussi qu'il faut prendre garde à ce que certains discours ne viennent pas le nourrir.

L'intervenant précédent vient de poser la question de savoir si l'affaire était, ou non, mineure. Si l'on veut prendre un bulldozer pour écraser une mouche, alors, oui, il faut avancer sur le terrain de la logique qu'il vient de développer

A ce propos, je souhaiterais rappeler de quoi nous parlons et pourquoi nous parlons. N'oublions jamais que nous parlons d'une sphère qui est l'éducation et que nous faisons le pari que le système éducatif qui m'a formé sera capable de tenir compte des apports de l'école sans s'arrêter à des considérations liées à ce que les gamines peuvent porter sur leur tête !

Par ailleurs, j'aimerais vous rapporter les propos de deux jeunes, l'un de 15 ans, l'autre de 17 ans, que j'ai interrogés à la sortie de la mosquée de La Courneuve. Quand je leur ai demandé pourquoi ils allaient à la mosquée, le plus grand m'a déclaré en me regardant dans les yeux : « Je vais à la mosquée parce que j'existe ! » Cette réponse illustre la nécessité de prendre en compte ce qui la justifie et toute mesure qui consisterait à s'attaquer très concrètement à un symptôme, y compris par le biais d'une loi, en occultant tout ce qui a été dit par rapport à l'exclusion, présenterait le risque de passer à côté du sujet.

Je développerai encore un argument. D'ici à quelques jours, nous allons fêter le vingtième anniversaire de la marche des « Beurs » qui correspond à mes premiers pas dans l'action militante. Ces gens qui ont manifesté, traversé toute la France et qui ont été accueillis par 100 000 personnes, scandaient deux slogans « Contre le racisme » et « Pour l'égalité ». Ils ont frappé à la porte de la République, mais, malheureusement ou heureusement pour eux - et je parle en tant que laïque - les organisateurs de cette marche se sont, pour la plupart, convertis à l'islam. Cela signifie, que nous le voulions ou pas, qu'il serait vain de limiter notre sujet au port du voile ou à l'opportunité de légiférer, car nous ne pourrons pas faire l'économie de véritables mesures pour permettre aux gens de trouver une identification.

Enfin, il faut dire nettement, bien que notre débat soit, à mon avis, trop passionné pour traiter aujourd'hui le sujet, que la loi peut répondre à certaines attentes. Avez-vous, cependant, pensé, en proposant de l'élaborer, à ce que sera la France d'ici à dix ans, sachant que des gamines auront été contraintes à ne fréquenter que des écoles coraniques ? Pensez-y, alors même que l'on nous dit qu'il faut lutter contre les vecteurs du communautarisme ! En rédigeant une loi, on fait le pari que les gens l'appliqueront ou s'en iront : dans le cas qui nous intéresse, on peut engager des paris sur le départ de certains, mais aussi sur l'état de notre société d'ici à dix ans.

Je reste, pour ma part, persuadé qu'un chemin peut s'offrir à nous. Il passe par le dialogue qui peut conduire les gens à évoluer sans concessions, et par ce droit sacré à se construire de l'individu dont il ne faut pas oublier, lorsqu'il s'agit d'un mineur, qu'il est en quête d'identité : de grâce, ne considérons pas des gamines de 16 ans comme des adultes et ne portons pas sur elles seulement un regard d'adulte !

Mme Patricia ADAM : J'ai l'impression que, plus nous avançons, plus les choses se compliquent et que nous menons deux débats. Contrairement à certains qui prétendent qu'il n'y a pas besoin d'une loi, je crois en la loi, j'estime qu'elle établit des règles. Or, s'il y a bien une demande réitérée de la part des jeunes que nous rencontrons, qu'ils soient ou non issus de l'immigration, c'est que la loi fixe des repères que nombre d'entre eux ont perdus. En tant que députée et citoyenne, je crois aux vertus pédagogiques de la loi. Nous savons d'ailleurs, puisque nous sommes aussi parents, que, si l'on discute avec un jeune enfant, en invoquant la loi, l'enfant comprend le propos et s'y réfère. C'est un point important !

Il est vrai que nous débattons du port de signes religieux dans le cadre de l'école, mais vous me permettrez d'ajouter que ma circonscription du Finistère, même si les problèmes n'y sont pas aussi aigus qu'ils peuvent l'être en région parisienne ou dans les banlieues des grandes villes, connaît également des difficultés. Des mouvements intégristes religieux, présents dans certains quartiers de Brest, génèrent des situations difficilement compréhensibles, y compris dans une terre de religion comme la Bretagne où le débat sur la laïcité reste encore très prégnant pour une société très catholique et c'est à dessein que j'établis le rapport ...

Personnellement, je crois à la vertu de l'affirmation de la laïcité, mais je pense que l'action des mouvements intégristes s'étend au-delà de la sphère scolaire : dans ma circonscription, c'est d'ailleurs l'espace public qui est le plus touché. Ce constat renvoie, certes, à un autre débat, mais cela me pose question et j'en viens à penser que la promulgation d'une loi sur l'école, qui s'appliquerait dans l'enceinte de l'école, affirmerait un certain nombre de principes et de règles en matière de laïcité et préciserait les valeurs qui doivent être celles de l'école laïque.

Quand nous écoutons les enseignants, mais aussi les travailleurs sociaux qui travaillent dans les quartiers, nous sentons qu'ils sont aujourd'hui totalement déstabilisés et dans l'incapacité d'intervenir. Ils se posent des questions, notamment par rapport au statut de la femme : je ne reprendrai pas les déclarations des deux jeunes femmes ici présentes, car elles se sont exprimées, sur ce point, bien mieux que je ne pourrais le faire moi-même ! Je suis particulièrement sensible à leurs propos - excusez-moi, messieurs - parce que je suis aussi une féministe, parce que j'ai défendu un certain nombre de principes et parce que j'estime que l'on ne peut pas séparer ce qui se passe aujourd'hui dans le cadre de l'école du statut de la femme et de lois antérieures qui ont également eu le mérite d'imposer un certain nombre de principes. Je pense notamment à la loi sur l'interruption volontaire de grossesse ou à celle, plus récente, sur la parité. Sans elles, nous les femmes, ne serions pas arrivées là où nous sommes aujourd'hui.

J'ai conscience que mon propos dépasse le cadre de la mission, mais le statut de la femme et ces questions du voile à l'école sont indissociables.

M. Jean-Pierre BRARD : M. le Président, il est clair, depuis le début de nos auditions qu'il n'y pas, dans ce débat, de place pour le clivage gauche-droite.

M. le Président : C'est bien pourquoi j'ai présenté les députés sans préciser leur appartenance politique !

M. Jean-Pierre BRARD : C'était tout à fait pertinent puisque nous cherchons, ensemble, des façons de répondre à des problèmes nouveaux qui se posent dans notre société : pour nous, il s'agit de défendre les « bijoux de famille » qui fondent notre état républicain et laïque, ce qui, à mes yeux, est très important !

On parle beaucoup de la loi sur le port du voile. Même si les médias reprennent largement cette formule, je regrette de devoir dire que le port du voile n'est pas seul en cause : le développement du port de la kippa constitue un vrai problème même s'il est perçu différemment, la communauté juive, pour des motifs théologiques, ne faisant pas preuve d'un prosélytisme dévorant. Bien que les problèmes ne relèvent pas du même registre, leurs manifestations extérieures sont pourtant tout à fait comparables et je pense que ce serait biaiser le débat que de parler de façon unilatérale du voile. De ce point de vue, la peur n'évite pas le danger. Il existe une situation de fait et nous devons réfléchir avec sérénité aux solutions à y apporter.

Pour en revenir aux statistiques, je précise à l'adresse de M. Aounit que, lorsque, à deux jours d'intervalle, nous auditionnons d'une part un recteur qui nous dit qu'il ne recense quasiment pas de cas et, d'autre part, l'un de ses principaux de collège qui, lui, les compte par dizaines, cela signifie que les affaires ne remontent plus. Pourquoi ne remontent-elles plus ? Parce que les tribunaux administratifs désavouent les enseignants. Comme à la Samaritaine, on trouve de tout dans la jurisprudence du Conseil d'Etat ! Selon moi, l'arrêt Kherouaa est excellent, à ceci près que d'autres arrêts disent exactement le contraire !

Vous parlez de la nécessité de débattre : je crois au débat - si ce n'est pas le cas dans cette maison, autant faire autre chose ! - et je considère, comme probablement nous tous ici, qu'il n'est possible d'avoir recours à la coercition pour faire respecter la règle commune qu'après avoir épuisé le dialogue. Seuls les raccourcis dans l'expression peuvent laisser penser autre chose ! Toutefois, j'ai entendu, ce matin à la radio, le cas suivant : une jeune fille se présente voilée à l'école, un professeur discute en vain avec elle. Comment croyez-vous que s'est soldée l'affaire ? Par un pugilat au sein de l'équipe pédagogique de l'établissement. Dans ce cas particulier, on me demande d'intervenir : pensez si le moment est bien choisi...Ce n'est plus tenable, toutes nos auditions sont très convaincantes sur ce point !

Puisque l'on parle beaucoup de respect de la dignité, je rappellerai que la dignité n'est pas qu'une affaire personnelle. Cette notion sous-tend aussi le respect que l'on doit à la dignité des autres qui ne veulent pas être identifiés en fonction de leurs convictions religieuses et je ne vois pas au nom de quoi un enseignant devrait connaître celles d'un élève. Moi qui suis enseignant de formation, je trouve cela horriblement choquant ! Quand, par exemple, mon enseignement porte sur la Shoah, je n'ai pas à tenir compte de la confession de l'élève qui me fait face et cela qu'il soit juif, musulman, chrétien ou athée !

J'en arrive à ma question : ne pensez-vous pas qu'en ne traitant que le problème des signes religieux, nous faisons, en quelque sorte, fausse route ? Dans la mesure où il faut trouver un socle commun gauche-droite, un socle républicain qui dépasse les clivages, je me demande en fin de compte s'il ne faudrait pas rédiger un énoncé de principes, qu'il réponde au nom de charte ou autre, qui pourrait, par la suite, être décliné avec des dispositions législatives et réglementaires selon les situations. Dans ma ville, nous essayons de développer des expériences en la matière ce qui est très compliqué, mais je reste très attaché à trois points.

Premièrement, ce texte devrait comporter une disposition sur tous les insignes, dont je serais partisan qu'elle soit étendue à l'ensemble des services publics puisque l'on a même vu un syndicat qui ne prône pourtant pas la religion, défendre, dans les conditions que vous connaissez, une personne employée à l'inspection du travail.

Deuxièmement, s'agissant du libre exercice des cultes, le texte devrait permettre de régler le problème de la discrimination qui s'exerce à l'égard de l'islam pour des raisons historiques dont le colonialisme - j'ignore d'ailleurs s'il faut en parler au passé, mais cela pourrait faire l'objet d'un autre débat - et le fait que l'islam est arrivé dans notre pays après le catholicisme. A mon sens, il n'y aura de droit à une libre pratique des cultes que si l'on règle équitablement le problème du financement des lieux de culte, en interdisant évidemment les financements de l'étranger. Il existe des solutions simples, dont j'ai discuté avec le directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, qui consistent à financer de tels lieux par le biais de prêts à long terme, comme cela se fait pour le logement social. En la matière, il est vrai que la communauté catholique a quelques longueurs d'avance pour des raisons historiques.

M. Mouloud AOUNIT : De nombreuses églises appartiennent aux municipalités.

M. Jean-Pierre BRARD : Hélas, précisément à cause de la résistance opposée par l'église qui s'est refusée à appliquer la loi de 1905 et qui s'est retrouvée expropriée de fait. J'ignore quels étaient les conseillers du Monseigneur Lustiger de l'époque, mais l'idée était brillante !

En outre, il est fondamental de financer les lieux de culte, car, en raison du contexte de l'affrontement avec l'église catholique, même s'il a été suivi d'un apaisement dans les années 1923 et 1924, la loi de 1905, loi d'ouverture et de tolérance, a été perçue historiquement comme une loi anticléricale, ce qui a généré une attitude destructrice par rapport à l'histoire du fait religieux.

Troisièmement, j'estime, même si nous entrons là dans l'ordre réglementaire, voire dans les programmes de l'Education nationale, qu'il faut également prendre des dispositions pour assurer à tous les enseignants une formation sur le fait religieux et le droit des femmes, de façon à ce que chacun soit en mesure de régler les problèmes. La question dont nous traitons touche à des registres très différents et c'est pourquoi j'aimerais avoir votre avis sur cette proposition de texte déclinable sur le plan et législatif et réglementaire.

M. le Président : Pour prolonger le propos de M. Brard, je me demande, si en l'état actuel des choses, le fait de ne pas légiférer ne sera pas interprété comme une faiblesse ou un renoncement.

Mme Martine DAVID : Je voudrais simplement souligner qu'à aucun moment, je n'ai entendu, dans les interventions de nos invités de ce matin, évoquer le respect de l'individu, le respect de l'élève : cela me choque profondément ! J'ai beaucoup entendu parler du droit à porter le voile, du droit à exprimer ses croyances religieuses, droit que je reconnais, moi qui suis laïque, mais jamais du droit, de la liberté de l'élève qui, au sein de l'école, côtoie quotidiennement celui qui porte le voile. Comment interprétez-vous et résolvez-vous cette situation ? C'est une simple question que je n'entends pas développer davantage, mais qui est quand même au c œur de notre débat.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je viens de rejoindre cette mission où je succède à Arnaud Montebourg et je serai par conséquent très modeste.

Je voulais tout d'abord m'adresser à M. Ducomte, qui a dit que, s'agissant des signes religieux, tout était prévu dans la loi de 1905, et qu'il n'y avait donc pas besoin de légiférer, notamment en ce qui concerne l'école. Or, je viens de parcourir de nouveau la loi de 1905, et, sauf erreur de ma part, hormis l'article 28 qui précise qu'il est interdit d'élever ou d'imposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices religieux, je n'ai pas vu de disposition concernant l'école. En conséquence, l'argument qui consisterait à dire qu'il n'y a pas lieu de légiférer sur le port de signes religieux à l'école car la loi de 1905 y pourvoit, ne me semble pas pertinent, mais le sujet mériterait sans doute une expertise plus approfondie...

Nous sommes probablement tous d'accord, ici, pour admettre que le problème majeur est sans doute celui de l'intégration et force est de reconnaître que, ni les uns, ni les autres - et le parti socialiste auquel j'appartiens a eu des responsabilités gouvernementales au cours des vingt dernières années - n'avons totalement réussi dans ce domaine. En même temps, nous n'avons pas, non plus, complètement échoué, puisque, sur la durée, par rapport à la sécularisation des jeunes filles d'origine maghrébines qu'évoquait précédemment l'un de nos invités, les choses évoluent dans le bon sens.

Par ailleurs, il ne faut pas faire une confusion entre les religions et les églises en tant qu'institutions. Nos ancêtres républicains, lorsqu'ils ont légiféré en 1905, dans le contexte historique que l'on sait, voulaient, non pas mettre à mal le fait religieux catholique, mais l'église dans la mesure où la hiérarchie catholique française était plutôt antirépublicaine. Sans refaire l'histoire - on la connaît ! - on peut dire qu'il y avait là, déjà, à l'époque, même si le terme est plus récent, une forme « d'intégrisme » que l'on retrouve aujourd'hui dans les courants intégristes contemporains et notamment, car il ne faut pas se le cacher, dans ceux qui se réclament de l'islam. A partir de là, il est possible de bien cerner le problème, même s'il faut éviter les amalgames et surtout ne pas penser de la question que nous tentons de résoudre tous ensemble qu'elle pourrait se résumer au seul port du voile.

Enfin, je voudrais faire appel à l'étymologie, pour signaler que mot « laïcité » est dérivé du grec laîkos qui désigne ce qui appartient au peuple. La laïcité, au XXIème siècle pourrait donc consister - et c'est pourquoi j'estime qu'il faut une loi - à considérer que l'important est de vivre ensemble et que, de ce point de vue, l'école a un rôle essentiel à jouer. Dans une société dont les membres ont du mal à vivre ensemble et qui traverse une crise profonde, l'école sert un peu de rempart. Si ce rempart venait à s'écrouler, ce serait, pour la République, pour notre démocratie et pour la société, une véritable catastrophe !

Comme cela a été souligné, l'éducation s'inscrit aussi dans le rôle de l'école et tout particulièrement l'apprentissage de la citoyenneté. Il s'agit donc de permettre à tous nos enfants, quelles que soient leurs origines cultuelles et culturelles, de cohabiter demain, d'être citoyens et de vivre la République. C'est pourquoi je considère qu'il faut légiférer, étant entendu que ce sera nécessaire, mais pas suffisant.

Le problème de l'intégration reste posé, d'où une question qui s'adresse à M. Aounit qui est partisan, non pas d'élaborer une loi, mais de développer la médiation. Il a évoqué le cas d'Aubervilliers et précisé que la négociation avait échoué : quel était le compromis proposé ? Puisque cette affaire est d'actualité, j'aimerais qu'il nous précise et qu'il nous explique comment il aurait réglé le cas.

Mme Martine AURILLAC : Plus nous avançons dans nos travaux et plus les choses deviennent complexes et j'aurais un peu tendance à penser, comme mon collègue Jean-Pierre Brard, que le voile n'est finalement que la partie visible de l'iceberg et que la question dépasse très largement le problème de l'école.

J'observe, au fur et à mesure de nos auditions, que tout le monde tombe finalement d'accord sur un certain nombre de réalités : les difficultés tant quantitatives que qualitatives, rencontrées par les enseignants et que l'on connaît pour les vivre dans nos quartiers, y compris dans les quartiers privilégiés ; la nécessité de défendre l'enseignement, l'éducation et l'école qui doit être un exemple de laïcité et de tolérance ; l'importance de lutter contre les dérives islamiques, car l'islam qui est une religion, tend aussi à devenir un mode d'organisation de la société ce qui n'est pas tolérable en France ; l'impérieuse obligation de défendre le statut et la liberté de la femme

Ce constat appelle deux remarques de ma part.

Premièrement, je suis très sensible aux propos tenus par certains d'entre vous sur l'importance de la dimension temporelle. Ils confortent l'idée que nous partageons à peu près tous, selon laquelle l'intégration est l'essentiel, ce vers quoi nous devons tendre. Il est clair que, pour y parvenir, il faudra du temps, de même qu'il faut du temps pour expliquer tout ce que nous venons de dire au sujet de l'islam ou des valeurs républicaines. Les Français ont parcouru tout un chemin sur lequel d'autres, et notamment les musulmans, doivent peut-être encore avancer.

Il reste à choisir entre une charte et une loi. Une charte est sans doute aussi difficile à élaborer qu'une loi. Quoi qu'il en soit, il est nécessaire de marquer des repères et s'il nous faut élaborer une loi, je crois qu'elle ne doit pas être promulguée immédiatement. Pour ma part, je propose qu'elle soit intégrée dans la loi d'orientation plus générale pour qu'elle apparaisse sous forme de prescriptions dans un ensemble plus vaste.

M. René DOSIERE : N'ayant pu assister aux interventions liminaires de nos invités, mon propos s'inscrira dans le prolongement des interventions que je viens d'entendre. Je comprends tout l'intérêt de la notion de temps qu'a évoquée Mme Aurillac et c'est le point sur lequel je souhaiterais entendre la réaction de nos interlocuteurs.

Bien entendu, il convient de prendre un certain nombre de dispositions. C'est compliqué et je ne rentrerai donc pas dans cette discussion.

Je me demande, en revanche, après avoir entendu tout ce qui a été dit sur le statut de la femme, si le problème du port du voile ne se règlera pas définitivement avec le temps. Je ne prétends naturellement pas qu'il faille laisser faire les choses et attendre, mais je tiens à rappeler que la religion catholique n'a pas toujours accordé à la femme une grande place dans la société. On peut dire mutatis mutandis qu'au début du siècle, le catholicisme, par rapport à la place sociale de la femme, adoptait une position aussi rigide que l'islam. Il est donc permis de se poser la question de savoir si nous pouvons espérer voir s'épanouir sous l'action du temps, naturellement conjuguée avec certaines dispositions, une véritable intégration ou si nous sommes face à un système religieux dont l'évolution ne peut être du même type que celle du catholicisme.

Mme Aline SYLLA : Pour répondre à cette dernière question, je ferai observer qu'à la fin du siècle dernier, la France était une nation majoritairement catholique où toutes les femmes étaient logées à la même enseigne. Aujourd'hui, la situation est fort différente et les jeunes issus de l'immigration, qui ont une chance de mener une vie normale, de jouir d'une liberté normale, d'un statut normal et d'avoir accès à une profession, sont uniquement ceux qui ont eu la chance d'avoir des parents et des enseignants qui les ont aidés à s'intégrer. Les autres, qui ont « un petit métro de retard », devront encore attendre pour prétendre y parvenir !

Nous vivons au sein d'une société où, les femmes ayant acquis un certain nombre de droits et d'obligations, il est plus difficile que lorsque les droits des femmes évoluaient pour chacune à peu près au même rythme, d'admettre que celles qui ont pris du retard doivent attendre bien patiemment qu'il se comble.

Vous me permettrez, par ailleurs, de revenir sur la question du service public. J'exerce mes responsabilités dans un établissement public de 1 900 personnes et je vous avoue nourrir quelques inquiétudes. Tout le monde sait, en effet, qu'un jour une candidate au poste d'agent de surveillance au musée du Louvre va porter un voile. Sachant que nous sommes désormais responsables du recrutement direct des agents de cette catégorie et que nous avons la responsabilité d'un service public qui doit être neutre, qu'allons-nous faire ?

M. Jean-Pierre BLAZY : Les textes sont clairs concernant le service public !

Mme Aline SYLLA : Si les textes sont clairs, la position de nos syndicats l'est moins et nous allons tous nous trouver confrontés à ce type de difficultés. C'est aussi la raison pour laquelle je pense qu'intervenir à l'école est décisif. J'ai, en effet, tendance à penser que la probabilité qu'une femme porte le voile au moment d'entrer dans la vie professionnelle sera moindre si elle n'a pas été contrainte de le faire de 4 à 25 ans et si le port du voile n'a pas été toléré à l'école, au terme de compromis qui sont appelés à différer d'une ville à l'autre, d'un lycée à l'autre et d'un enseignant à l'autre.

Quand un certain nombre de comportements sont tolérés, c'est lorsque l'on se heurte soit au monde « difficile de l'entreprise », pour reprendre l'excellente formule de Khalid Hamdani, soit au service public où il y a pléthore de candidats pour un nombre de places extrêmement limité, que l'on se prend la discrimination en pleine face ! Quand on vit dans un système, c'est seulement le jour où l'on est conduit à sortir de sa communauté que l'on découvre que le monde fonctionne différemment et que l'on peut ne pas être accepté par les autres. Or, plus ce choc est tardif, plus il est mal ressenti : on le voit avec les jeunes diplômés qui, au prix de grands efforts, sont parvenus à entrer dans le système et qui se heurtent à la discrimination quand ils se mettent à chercher du travail ! L'école est l'élément clé pour éviter précisément que le problème ne se pose dans le service public et dans les entreprises.

Mme Fadela AMARA : Je voudrais juste revenir sur un point : le problème du port du foulard, contrairement à ce qui a été dit, n'est pas lié à celui de l'intégration. Je suis née en 1964, en France, et je fais partie de ces filles que l'on a appelées « les beurettes ». Mon père a immigré en 1955. Les enfants de ma génération, comme Mouloud, se sont engagés dans le mouvement « beur » pour obtenir l'égalité des droits.

Cela signifie que ce que nous avons vécu par rapport au processus d'émancipation n'a strictement rien à voir avec ce qui se passe aujourd'hui où des éléments nouveaux amènent certaines filles à porter le voile, qu'elles soient, ou non, soumises à des pressions, car il est vrai que certaines le font en accord avec des convictions qui sont tout à fait respectables aussi longtemps qu'elles s'expriment dans le domaine privé. La situation est donc très différente.

Actuellement, les dérives des ghettos, par exemple, sont un véritable terreau qui nourrit toutes les formes d'intégrisme, qui renforce ce sentiment d'injustice et d'exclusion perçu dans les cités et qui empêche une partie de la jeunesse de s'inscrire notamment dans ce que l'on appelle « le sentiment d'appartenance à la nation ».

C'est à ces jeunes que je recommande de faire extrêmement attention à ne pas tomber dans les mouvements intégristes. Pourtant, certains n'y échappent pas - on en a l'exemple de Zacarias Moussaoui qui vivait à Narbonne et qui est accusé d'avoir participé aux attentats du 11 septembre -, j'ajoute qu'il s'agit souvent de gamins qui ne sont nullement en déshérence, qui sont structurés mentalement et qui ont des bac + 5, voire + 10.

Je veux cependant bien admettre que se pose un problème de discrimination : c'est une réalité qui provoque un vrai sentiment d'injustice chez les jeunes de nos cités. Quand je parle de discrimination, j'entends aussi la discrimination sociale, car même si ce sont le plus souvent les jeunes issus de l'immigration qui souffrent de ce phénomène, d'autres en pâtissent tout autant du seul fait d'habiter dans un quartier qui a mauvaise réputation.

Si je conseille de gagner du temps, c'est parce que, vivant encore dans la cité, je sais qu'il est préférable de légiférer un peu plus tard, après avoir, étape par étape, instauré le dialogue et la discussion. J'ignore sous quelle forme les textes doivent être élaborés, mais je pense, de toute façon, que leur rédaction doit être repoussée pour une raison bien claire : les militants républicains laïcs ne sont pas majoritaires dans les cités. Contrairement à ce qui a pu être dit ici, des mouvances intégristes y sont implantées et font un véritable travail de sape. Elles ne sont pas uniquement d'obédience musulmane, mais aussi d'obédience juive, catholique pour ne pas parler de certains groupes politiques qui en sont devenus les alliés objectifs...

M. Jean-Pierre BLAZY : A qui faites-vous allusion ?

Mme Fadela AMARA : Aux membres de l'extrême droite. Ils sont devenus, dans la cité, les alliés objectifs des mouvances intégristes contre lesquelles nous sommes en train de nous battre et nous les retrouvons face à nous, sur le terrain. C'est un problème, car nous savons quel statut ils réservent aux femmes dans leur programme politique. Ce sont là des forces qui convergent presque « naturellement ».

Ce qui, moi, m'inquiète, c'est l'impact de cette situation sur le statut de la femme C'est par réaction à la violence qui sévit dans nos quartiers que certaines filles portent le voile qui devient un voile que je qualifierai « de protection ». D'autres portent le voile dans la sphère privée, par conviction religieuse, ce qui est respectable. En revanche, les femmes soldats du « fascisme vert », ainsi désigné par référence à la couleur de l'islam, qui sont minoritaires mais qui existent, suivent des stages de communication, sont prises en charge par de véritables organisations, et se livrent à un sérieux travail de sape.

La situation des filles qui, comme nous, descendent dans les cités pour engager le débat sur ces questions, devient de plus en plus difficile ! Je vous pose donc la question : si la République n'est pas capable de me protéger, qui va-t-elle protéger ?

Il faut faire très attention. Je rappelle, pour éviter d'être accusée de stigmatiser les choses que je m'appelle Fadela, que je suis musulmane pratiquante, et je dis nettement que ces gens-là « ont tout faux »! Il faut parvenir à gagner du temps avant de légiférer pour donner la possibilité à des gens comme nous d'instaurer le dialogue en vue de faire admettre qu'à un moment donné, la règle commune, notamment dans les établissements scolaires et les services publics, s'applique à tous. Je ne vois pas pourquoi on réserverait un traitement différent à certaines religions et notamment à l'islam !

Pour conclure, je soulignerai, car il faut que les choses soient très claires, que la question du port du voile n'a jamais été tranchée, non plus, au sein de la communauté musulmane, depuis la mort du prophète. C'est d'ailleurs pourquoi cela me fait un peu sourire d'entendre discuter du voile comme d'un signe religieux. Même s'il peut avoir pour certains une connotation religieuse, il représente avant tout, pour moi, un outil d'oppression qui s'exerce, comme par hasard, sur les femmes. Cette histoire de recommandation, d'incitation à porter, ou non, le voile n'a jamais été tranchée dans la communauté musulmane. Elle fait d'ailleurs l'objet de grandes luttes qui sont menées à l'extérieur par toutes les femmes dans les pays arabes et en particulier dans les pays musulmans.

Selon moi, il va donc falloir, le moment venu, légiférer pour que la règle commune s'applique à tous dans les établissements scolaires et le service public : sur ce point, nous devons être très clairs !

M. Jean-Pierre BLAZY : Oui, mais quand, puisque vous dites qu'il est trop tôt ?

Mme Fadela AMARA : Pardonnez-moi, mais ce n'est pas, monsieur, ma faute si les politiques, de gauche comme de droite, ont fait n'importe quoi avec les cités quand ils étaient au pouvoir ! Je suis très attachée à la République. J'accepte donc de faire un gros travail d'équipe, mais il ne faudrait quand même pas qu'il se retourne contre ses auteurs et contre la République.

Si l'on parle du voile, c'est dans le cadre des cités - on ne va pas se pencher sur le cas de la Saoudienne qui porte le voile dans un hôtel du 16ème arrondissement - et il est très difficile de n'agir que sur un paramètre. Il est vrai que la question du voile fait naître un sentiment d'injustice et traduit un repli communautaire. Je suis née dans la cité et je ne crois pas aux discours de victimisation et de misérabilisme. Tout cela, y compris le terme « intégration », m'ennuie. Je suis profondément républicaine et laïque et je refuse que l'on stigmatise une catégorie de la population. Cela étant, je refuse également que, sous le prétexte de ne pas stigmatiser tel ou tel, pour des raisons x ou y, nous en arrivions à une situation extrêmement délicate, où nous nous retrouverions, comme par hasard, enfermés en priorité ! Quand on aborde la question du voile, il faut aussi évoquer celle des ghettos, de la violence dans les cités et donc intervenir sur différents paramètres.

Je trouve aussi extrêmement inquiétant que des hommes et des femmes politiques qui exercent des responsabilités, se situent dans l'acceptation, ce qui conforte l'action de ceux qui ne cherchent qu'à tester la République. Plus nous céderons, plus nous reculerons et plus nous perdrons sur le front de la bataille en faveur de la République. J'en veux pour exemple la question des horaires de piscine qui, aujourd'hui, sont aménagés. En l'occurrence, il ne s'agit pas de gamines qui fréquentent l'école, mais je rappelle qu'en additionnant un point, un autre point, et encore un point, on obtient vite une ligne droite ! Dans ces conditions, il ne faudra pas s'étonner si, à un moment donné, nous nous retrouvons dans une situation extrêmement difficile et délicate.

M. Michel MORINEAU : Au fil des interventions, je me suis posé deux questions que je vais vous soumettre en y ajoutant une remarque.

La première question est relative à la difficulté de légiférer. La loi de 1905 relève du registre des lois de liberté publique et, à travers elle, c'est finalement la liberté de conscience qui est assurée et la liberté de culte qui est garantie. Comment une loi peut-elle interdire ou sanctionner le port du signe religieux à l'école sans porter atteinte à la liberté de conscience dans la mesure où cette dernière suppose la possibilité d'exprimer publiquement son appartenance ? Je vois là un danger : en voulant légiférer, n'allons-nous pas nous trouver en contradiction avec ce qui constitue l'un des fondements de la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat ? Comment allons-nous articuler l'interdiction du signe religieux avec le respect de la liberté de conscience ?

Ma seconde question a trait à l'article 2 de la loi de 1905 qui énonce très clairement dans son deuxième alinéa qu'il existe la possibilité d'organiser, avec l'aide de la puissance publique, des aumôneries. Nous n'avons pas encore trop de cas d'aumôneries musulmanes au sein de l'école publique, mais si cette loi interdisant le port de signes religieux devait voir le jour, comment contourner la difficulté pour qu'elle n'engage pas également l'interdiction des aumôneries ?

J'en arrive à ma remarque. On a, ici, beaucoup parlé des mouvements intégristes, fascisme vert ou autres, qui existent, mais dont j'ignore l'importance en pourcentage. Cependant, il faut également prendre en considération le fait que, dans la communauté musulmane, au travers de la commission laïcité-islam, de très nombreux musulmans sont aujourd'hui en train de travailler - je peux en témoigner - sur la façon d'introduire l'islam dans la modernité démocratique occidentale. Il faut donc aussi faire confiance à ce mouvement profond qui n'est pas encore médiatisé, mais qui existe, car la question se pose pour beaucoup de musulmans de savoir comment ils peuvent être à l'aise et dans leur foi et dans les institutions de la République.

Mme Fadela AMARA : Je serais curieuse de connaître la liste des participants !

M. Michel MORINEAU : Je peux personnellement témoigner que ce travail s'accomplit. D'ailleurs une publication récente a fait référence à ces réformateurs de l'islam. Il faudrait peut-être tenter de s'appuyer sur ces travaux qui pourraient contrebalancer les emprises des intégristes, mais, en la matière, le temps joue un rôle essentiel. Je rappelle qu'il a fallu, pour que l'église catholique reconnaisse la laïcité comme étant la condition juridique de la liberté de l'acte de foi, attendre 1947, elle a mis soixante-dix ans, entre la loi de 1905 et le rapport Dagens, en passant par les étapes de 1924 et de 1947, pour clore le débat.

Je pense qu'il faudra moins de temps aux musulmans pour y parvenir, pour la simple raison que la sécularisation progresse dans la société. En conséquence, faisons en sorte d'aider ceux qui sont favorables à cette sécularisation de l'islam, de faire avancer plus rapidement l'islam, sachant que cela prendra quand même un certain temps et c'est en quoi la réflexion de M. Brard me semble intéressante à creuser. Je considère, en effet, que partir d'un cadre susceptible d'être décliné par voie plutôt réglementaire que législative peut constituer une réponse aux problèmes posés, notamment par les enseignants qui se sentent désarmés, ce qui renvoie à cette question : pourquoi se sentent-ils désarmés, est-ce en raison de l'imprécision du système juridique actuellement en vigueur ou en raison de la méconnaissance qu'ils en ont ?

M. Driss EL YAZAMI : Je trouve que Mme Aurillac et M. Brard ont bien résumé le débat. Quel que soit notre point de vue sur l'opportunité de légiférer, nous voyons bien que le débat sur le port du voile à l'école pose un problème plus global et à étages multiples : la question des droits des femmes et de l'égalité des sexes, la place de l'islam en France, la diversité de cet islam, la capacité qui est la nôtre à vivre ensemble un pluralisme religieux qui va toujours croissant.

Face à cette situation, soit nous légiférons dans l'urgence, soit nous prenons le temps de réfléchir. Je pense que le centenaire de la loi de 1905, nous offre une occasion en or d'ouvrir le plus largement possible, dans ce pays, un débat sur la laïcité et sur la capacité de la laïcité française, en l'état ou modifiée, à gérer un pluralisme religieux qui devient de plus en plus évident, non seulement en France, mais dans tous les autres pays européens.

Vous me permettrez, de ce point de vue, de formuler deux petites observations.

Premièrement, je viens d'entendre qu'un certain nombre de discours d'imams poussent à la haine et contribuent à la dévalorisation de la femme. La loi de 1905 permet, en l'état, de punir de tels discours et des condamnations ont d'ailleurs été prononcées. Je veux dire par là qu'aujourd'hui, la République a des possibilités d'intervention : il s'agit simplement d'avoir la volonté politique d'agir.

Deuxièmement, même si nous ne disposons pas du temps suffisant, nous venons de discuter du terme « intégrisme ». Quand on parle d'intégrisme, s'agit-il de menées subversives éventuelles, auquel cas il faut les sanctionner, de recherches conduites par certains courants musulmans comme les a décrites à l'instant Michel Morineau, auquel cas, il faut les encourager, ou d'une action légitime démocratique à partir d'un référentiel religieux, auquel cas, la démocratie chrétienne ayant finalement bien existé dans ce pays, nous n'y sommes pas opposés ?

Je veux dire par là que nous devons porter un regard sur notre histoire, qui nous permette d'appréhender les réalités nouvelles. Nous sommes dans un pays qui a accordé le droit de vote aux femmes en 1946, ce à quoi s'opposaient même des républicains aussi convaincus que nous le sommes aujourd'hui, considérant que les femmes étaient les suppôts de l'église catholique.

En conséquence, ou nous pensons qu'il y a une essence musulmane définitivement réfractaire à la réforme, et il faut sévir, ou nous pensons que l'islam est, à l'instar de toute autre religion, capable de subir l'influence de l'histoire, de l'environnement, des rapports de force, et il faut alors, comme je le propose, élargir le débat et y inclure, bien évidemment, les enseignants.

M. Mouloud AOUNIT : Je me réjouis de l'épaisseur que prend cette discussion, mais il est vrai que le problème que vous avez posé, recouvre cette question fondamentale, qui, un jour ou l'autre, devra être réglée : la place de l'islam, deuxième religion de France, dans un pays laïc, marqué par une tradition judéo-chrétienne. C'est un défi !

Je constate, par ailleurs, que c'est au moment où l'on voit de plus en plus d'immigrés, mais surtout de Français, se convertir à l'islam, qu'une sorte de crispation surgit à leur endroit. C'est cette image d'une appartenance à la France et à l'islam qui suscite un certain nombre de réactions.

Je m'inscris en faux contre certains propos car je ne supporte décidément pas que l'on parle du « fascisme vert ». Le fascisme, c'est du fascisme ! Pourquoi serait-il vert, rouge ou brun ? Le fascisme doit être combattu en tant que tel. Pourquoi cette association de termes ? Je vous renvoie à mes précédents propos quand je faisais allusion à certaines dérives sémantiques dont je déclarais qu'elles étaient révélatrices de quelque chose. Selon moi, ce « quelque chose » est une idée qui se distille sournoisement dans notre société qui la véhicule dans une partie non négligeable de l'opinion publique, selon laquelle l'islam comploterait contre la République et ses institutions.

Il y a donc un débat de fond et ce n'est pas un hasard si nous nous efforçons, même si c'est compliqué, de conduire une réflexion sur cette question de l'islamophobie. Il est clair que ne sommes pas là pour défendre l'islam, mais nous estimons qu'il y a un problème de rupture du principe d'égalité et qu'il n'appartient pas aux musulmans de se battre là-dessus.

Je voudrais, maintenant, pour lever une ambiguïté, établir une distinction entre les adultes et les mineurs. En ce qui concerne la question de l'école, nous avons à faire à des mineurs qui, nous en sommes d'accord, ont besoin d'être protégés et face auxquels nous pouvons user d'une arme supplémentaire : la pédagogie et la force de l'éducation. En revanche, tout comme vous, je refuse d'être jugé par quelqu'un portant une kippa ou un foulard : je ne le supporterais pas ! J'établis donc une distinction entre, d'une part, la gestion d'une problématique mettant en cause des adultes dans un espace particulier et, d'autre part, la nécessaire protection que l'on doit à une personne mineure et donc en phase de construction identitaire.

Je voudrais ajouter que la pire des choses serait de ne pas faire preuve d'intelligence dans l'appréhension de sujets aussi complexes. Il est vrai que je ne suis pas dupe. Je sais parfaitement que certaines personnes se livrent à des manipulations, mais mon expérience de terrain - j'habite et je travaille en Seine-Saint-Denis et je connais les jeunes dont nous parlons - me permet d'affirmer que les raisons de porter le foulard sont multiples. Certaines jeunes filles sont en quête d'identité, d'autres sont manipulées, d'autres encore recherchent une protection contre l'environnement extérieur ou se couvrent par pudeur. Cette multitude de motivations explique que la jeune fille mineure soit prise dans la logique du foulard et la réponse apportée au problème doit donc être appropriée et adaptée aux différentes situations.

Je terminerai en répondant à la question qui m'a été posée sur l'affaire d'Aubervilliers qui illustre bien la complexité du problème. Voilà une affaire où les parents des intéressées sont laïcs, où il n'y a apparemment pas de manipulations, et où n'entrent en jeu ni barbus, ni forces obscures. J'ai eu l'occasion de discuter avec les élèves concernées et la discussion progressait quand sont intervenus les médias à l'appel d'un certain nombre d'enseignants qui refusaient l'accord conclu entre le père et le proviseur. Les différents acteurs étaient, certes, crispés, mais en trouvant un espace pour le dialogue où chacun doit faire un pas, la tenue vestimentaire de ces filles pouvait faire l'objet d'une négociation par rapport aux exigences liées à un certain nombre de règles en vigueur dans le cadre de l'établissement scolaire. L'accord était acquis !

M. Jean-Pierre BLAZY : Lequel ?

M. Mouloud AOUNIT : Celui qui consistait à se mettre autour d'une table pour débattre, par exemple, des conditions dans lesquelles les jeunes filles accepteraient d'assister aux cours de gymnastique.

Il faut savoir que nous sommes partis d'une situation où personne ne voulait parler et où chacun était crispé sur sa position : le père qui entendait porter plainte, les enseignants qui ne voulaient rien céder sur la laïcité et le pauvre proviseur qui recevait des coups de partout. Face à cette situation, les gamines, qui sont profondément engagées dans la lutte contre l'intolérance, se sont senties victimes d'une discrimination et se sont fermées à leur tour. Du coup, la meilleure des choses était d'éviter d'en rester à ce statu quo. Le fait de réussir, au terme d'un long débat, à trouver les conditions pour que chacun se sente prêt à s'asseoir autour d'une table et à faire un effort, représentait déjà une avancée. Il y a quarante-huit heures, j'étais encore avec le recteur, le père et le responsable de l'établissement. Nous sommes sortis de cette rencontre, qui a duré deux heures, avec cette volonté d'aboutir, moyennant un effort de la part des gamines, dans le cadre du respect d'un certain nombre de règles d'éducation. J'ai été stupéfait en apprenant ce qui s'était passé entre cette rencontre du soir et la décision prise le lendemain matin.

Il est toujours facile de casser une négociation : il suffit de mettre la barre tellement haute qu'on en vient à la rupture. Ce qui s'est produit ne correspond pas à l'accord qui avait été trouvé et j'ai, personnellement, l'impression que l'on a, suite à une intervention extérieure, fait en sorte que le cas d'Aubervilliers soit perçu comme un signal.

M. Jean-Pierre BRARD : Mais quelles étaient les modalités de l'accord ?

M. Mouloud AOUNIT : Les filles réclamaient d'avoir le cou, les oreilles et la tête cachés. La négociation portait sur le fait de savoir jusqu'où nous acceptions d'aller, si elles ne pouvaient pas porter un foulard plus discret, mais toujours dans la perspective que certaines obligations ne pouvaient pas donner lieu à discussion : l'assiduité aux cours, le choix des enseignants, le respect de certaines règles relatives à la sécurité ou autres. Ces points étaient acquis et c'est au moment où nous allions nous retrouver autour de la table que la barre a été mise trop haut et que tout a explosé.

M. Jean-Pierre BLAZY : Qu'entendez-vous quand vous dites que « la barre a été mise trop haut » ?

M. Mouloud AOUNIT : Quand on veut dialoguer avec quelqu'un, des pas doivent être faits mais tout dépend où l'on met la barre. Quand on se borne à dire : « Vous m'enlevez tout cela ! », il n'y a plus de dialogue possible !`

M. le Président : C'est là où tout le problème se pose et je ne cache pas que ce que je viens d'entendre m'inquiète beaucoup !

M. Mouloud AOUNIT : Il faut faire le pari de la durée.

M. le Président : N'y a-t-il pas aussi un peu de lâcheté à engager un tel pari ?

M. Mouloud AOUNIT : Cela peut être une étape.

M. le Président : Chacun est, ici, libre de s'exprimer, mais permettez-moi de vous dire que ce que je viens d'entendre à propos de cette affaire me renverse. Je suis, non seulement effaré, mais extrêmement inquiet !

M. Mouloud AOUNIT : Ce qui a mis le feu dans cette affaire, c'est l'appel d'enseignants irresponsables à la presse !

M. le Président : C'est là un autre sujet !

M. Jean-Pierre BLAZY : Pourquoi qualifiez-vous ces enseignants d'irresponsables ?

Mme Monique LELOUCHE : Pour clarifier les choses, je rappelle que nous défendons la négociation, ce que beaucoup d'entre vous n'approuvent pas. A partir de là, il faut savoir ce que l'on appelle une négociation. Une négociation ne peut pas se limiter à donner le choix entre l'exclusion et le retrait immédiat du foulard. Dans une négociation, chacun doit faire un effort pour débloquer la situation.

M. le Président : Et nous allons négocier dans tous les cas particuliers ?

Mme Monique LELOUCHE : Il n'y en pas tellement !

M. le Président : Je n'ai pas votre expérience, mais j'écoute ce que l'on me dit et je ne peux que constater l'énorme décalage qui existe entre les informations qui remontent à l'inspecteur d'académie et la réalité du terrain que vivent les professeurs.

M. Michel TUBIANA : La vraie question qui se pose derrière tout cela, et qu'il faudra bien que, les uns et les autres, vous exprimiez très clairement, est celle du refus de tout signe et particulièrement du voile à l'école. Assumez cette interdiction en disant que vous ne voulez voir qu'une tête puisque c'est votre souhait et cessez de tourner autour du pot !

M. le Président : Pour ce qui me concerne, je l'assume totalement. Cela étant, il y a la loi et sans anticiper sur les conclusions de nos travaux, je pense que nous sommes arrivés à un moment où ne pas légiférer relèverait d'une certaine lâcheté. La différence entre un député et le juge d'instruction que j'ai été, c'est que le second pose les questions et que le premier y répond : c'est beaucoup plus facile d'être juge d'instruction !

M. Driss EL YAZAMI : A supposer que toutes les femmes qui portent le foulard veuillent subvertir la République, comment allez-vous régler la question des hommes, celle des barbus, par exemple ?

M. le Président : Je considère que l'école est un lieu qui doit être préservé de toute interférence religieuse ou politique.

M. Khalid HAMDANI : Pour avoir fait, dans les années 80, un peu d'anthropologie, je dirai qu'il ne faut surtout pas construire des interlocuteurs imaginaires. C'est avec beaucoup d'amitié que je vous précise qu'il est écrit dans un verset du Coran - sourate 33, n°59 - excellemment traduit par Jacques Berque : « Ô prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes de croyants de rabattre sur elles leurs grands voiles. Elles en seront plus vite reconnues et éviteront d'être offensées. »

Mme Fadela AMARA : Mais il y a deux versets !

M. Khalid HAMDANI : Laissez-moi terminer ! On construit des interlocuteurs en considérant les gens qui portent le voile, en France, comme des puristes de l'interprétation de l'exégèse du Coran. Or, le caractère obligatoire ou facultatif du voile a donné lieu à un débat historique dont les termes sont très simples : dans l'islam la question du port du voile...

M. le Président : Il ne nous appartient pas, monsieur, d'entrer dans l'interprétation du Coran !

M. Michel TUBIANA : Vous avez raison !

M. Jean-Pierre BRARD : Pas plus que dans celles de l'Ancien et du Nouveau testament !

M. le Président : Absolument !

M. Khalid HAMDANI : Je voulais juste dire que même les musulmans n'ont pas tranché cette question du voile. Le problème qui nous intéresse est celui du libre choix d'une citoyenne et de la protection de l'enfance. Autrement dit, comment assurer la liberté de choix d'une adolescente ou d'une enfant, y compris et surtout face à l'endoctrinement qui inculque des valeurs antidémocratiques ou totalitaires ? La question du voile va se décliner, en France, sur des registres qui relèvent pour le coup d'un catalogue à la Prévert et qui vont de la protection contre le désir nécessairement brutal et animal des hommes, jusqu'à la pudeur uniquement réservée aux femmes, en passant par la quête d'identité, les symboles de rébellion, le retour aux sources, la protection de l'honneur de la tribu, l'intériorisation de l'image négative du corps féminin, sans oublier le combat politique ou la mode. Ce qui est important, pour nous, c'est de ne pas transiger avec la question de l'égalité de l'homme et de la femme !

M. le Président : C'est pourquoi l'intervention de M. Aounit m'a profondément troublé !

M. Khalid HAMDANI : En revanche, je suis favorable, comme de nombreux intervenants, à ce que l'on gère la période de transition par le dialogue le plus large possible en marquant clairement que nous avons pour objectif de légiférer, faute de quoi nous reviendrons sur l'égalité des hommes et des femmes.

M. le Président : Mais qui va déterminer quand doit prendre fin la période de transition ? Tout cela revient à remettre à plus tard l'affirmation d'un certain nombre de principes et c'est en quoi je trouve l'attitude un peu lâche.

M. Jean-Pierre BLAZY : Nous pourrions, en effet, considérer que nous sommes entrés dans une période de transition depuis déjà quinze ans. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous nous trouvons dans cette situation et qu'il nous faudrait en sortir.

Pour ma part, je souhaiterais revenir sur le cas d'Aubervilliers. Puisque vous privilégiez, M. Aounit, la négociation au cas par cas et puisque vous estimez que l'arrêt du Conseil d'Etat est la meilleure des choses, je vous renvoie à la décision du Conseil d'Etat du 10 mars 1995, décision dite « Aoukili », par laquelle il confirme l'exclusion de deux élèves d'un lycée ayant refusé d'enlever leur voile en cours de gymnastique. Puisqu'il y a déjà une décision du Conseil d'Etat sur un cas précis, n'encouragez donc pas, dans celui d'Aubervilliers où l'on pourrait se référer à la jurisprudence, des négociations ou des compromis qui ne font qu'enflammer les esprits ! L'affaire est en train, en effet, de prendre des proportions qui deviennent difficiles à maîtriser, surtout dans le contexte actuel et au moment où se déroulent les travaux de la Commission Stasi et de notre mission d'information.

M. Michel TUBIANA : Je voudrais juste ajouter deux remarques un peu crues, mais également un peu fermes.

Premièrement, je souhaiterais que les itinéraires individuels des uns et des autres ne rentrent pas en ligne de compte dans ces débats pour la raison simple que Rockefeller ne résume ni l'Amérique, ni le rêve américain.

En dehors de la question de la charte qui me paraît poser le problème de la hiérarchie des normes, dans la mesure où le fait de tirer une loi à partir d'une charte revient à dire que la charte a une valeur constitutionnelle, vous pouvez effectivement légiférer sur le sujet. Vous pouvez lancer comme message à ces populations que la question qui se pose est celle des signes religieux, à l'école, aujourd'hui, mais, en tant que législateurs, vous ne ferez que réduire un peu plus la crédibilité du politique auprès de populations qui ont de grandes attentes. C'est tout que vous obtiendrez en répondant de la sorte à ceux qui sont en situation de désinsertion sociale, et de déshérence à l'égard du politique.

A ce propos, je soulignerai un petit point qui en dit long : à Toulouse, les « motivés », qui présentaient pourtant des listes directement issues des quartiers, n'ont pas attiré un électeur de plus, ni suscité une inscription supplémentaire sur les listes électorales.

Posez-vous la question de savoir quelle est la signification du signe que vous lancez. Si, effectivement, à ceux qui disent : « transports publics, travail, missions de l'école, non-discrimination », vous répondez : « voile », vous accroîtrez considérablement le discrédit des hommes politiques : j'en suis intimement convaincu !

M. Dominique SOPO : S'agissant de la position de M. Aounit, je dirai que l'on en voit vite les limites. On peut, en effet, dialoguer et discuter, et je répète que les enseignants auront à c œur de le faire, mais il arrive un moment où il faut une règle. On ne peut pas engager une discussion sans se réserver, pour la fin, un filet de rattrapage en cas d'échec.

Pour être caricatural, si quelqu'un souhaite porter le voile et que l'on s'inscrit dans une logique de négociation, la négociation ne peut se solder que par une acceptation. A l'instar de la tactique des syndicats quand ils négocient avec le gouvernement, il suffit de pousser la surenchère pour parvenir à ses fins ! Les négociations, dans la mesure où elles conduisent à transiger sur certains points, ne constituent pas, selon moi, une solution.

Selon M. Tubiana, nous devons dire clairement que nous sommes opposés au port de signes religieux et particulièrement au port du voile. Oui, nous avons dit assez clairement que nous étions contre le port de signes religieux à l'école et nous disons, sans aller jusqu'à manifester une hostilité particulière au voile, qu'il pose, en tout cas, une question que nous ne pouvons pas ignorer, qui est celle de la protection de la femme et de son statut. A cet égard, je vois dans l'interdiction du voile, à la différence de M. Tubiana qui n'y voyait qu'un signe négatif, un signe politique adressé à des femmes qui, dans un certain climat, subissent une pression, d'ailleurs pas forcément matérialisée par l'obligation de porter le voile, mais qui ne leur laisse, en fait, pas d'autre choix.

Par ailleurs, et je rejoins là la position de M. Tubiana, nous ne pouvons pas nous limiter, s'agissant des populations immigrées, à la question du voile et de la coercition. Si j'ai montré quelques réticences à élaborer une loi, c'est parce je pense qu'elle pourrait être interprétée comme une stigmatisation de la population musulmane.

Pour l'éviter, la République doit tenir un discours plus global par rapport aux discriminations. De ce point de vue, je dois dire, puisque le terme d'intégration a donné lieu à débats, qu'il ne faudrait pas que les représentants de la République donnent l'impression de créer eux-mêmes une distance là où il n'y en a pas.

Je suis peut-être noir, mais je suis intégré, je me sens aussi Français que n'importe qui et je pense qu'il en est de même pour Aline, Fadela ou Mouloud. Il ne faut pas poser le problème de l'intégration dans les mêmes termes que si les gens n'étaient pas intégrés.

Il y a six millions de musulmans en France, dont l'immense majorité sont français et se sentent français. Au-delà, se pose un problème d'intégration économique du fait de la discrimination qui est faite au niveau du travail et de l'emploi, mais, dans leur immense majorité, les musulmans, non seulement vivent dans le cadre de la laïcité, mais se sentent avant tout français. C'est cette caractéristique qu'il faut mettre en avant et conforter pour que, si l'on envoie un message concernant le port des signes religieux, il ne puisse pas être interprété comme un acte de défiance par rapport à une communauté.

M. le Président : Vous avez raison de poser le problème du point de vue de la façon dont peut être interprété le fait de légiférer.

En réalité, nous sommes tous d'accord sur le fait que nous pouvons parfaitement légiférer. Sur le fond, sur la laïcité, ou sur le rôle de l'école, nos sensibilités sont les mêmes. Là où les opinions divergent c'est sur l'opportunité de légiférer, les uns pensant qu'il faut le faire et envoyer un signe très fort, les autres conseillant de ne pas le faire au motif que la loi pourrait être mal perçue.

Mme Fadela AMARA : Je ne reprendrai pas les propos de Dominique Sopo qui correspondent exactement à ce que je souhaitais dire, mais je confirme, tout en sachant que cela peut choquer, qu'il faut faire extrêmement attention. Je ne vous cache pas que j'en veux terriblement à certaines femmes et à certains hommes politiques dont les décisions accompagnent les formes de communautarisme, l'installation des mouvances intégristes ou autres, et contribuent à faire reculer le statut des femmes. Les revendications concernant les horaires de piscine ne sont pas anodines, car les habitants des cités ont parfaitement compris que la religion doit rester du domaine privé. Cela me semble d'autant plus évident que c'est un des sujets dont nous discutons tous les jours, y compris avec les parents qui d'ailleurs ne doivent pas être mis en cause car ils ne sont pas à l'origine du problème...

Il faut, le moment venu, pouvoir intervenir sur l'ensemble des paramètres pour gagner la bataille de la République. Le fort taux d'abstention aux élections ne touche pas, contrairement à ce qui a été dit, particulièrement les musulmans, mais l'ensemble de la jeunesse. Une grande vigilance s'impose car je suis persuadée que ce n'est que dans le cadre de notre République laïque que nous parviendrons à cohabiter dans le respect mutuel. Si notre vigilance baisse notamment par rapport aux différentes façons dont peut s'implanter le communautarisme avec toutes ses dérives, nous courrons un grand risque. Des tentatives existent, il faut y faire très attention, comme il faut faire très attention aux décisions qui peuvent être prises par les uns et les autres, y compris par les membres de certains groupes politiques. Pour ce qui me concerne, je tirerai la sonnette d'alarme chaque fois que cela m'apparaîtra nécessaire !

M. le Président : Mesdames, messieurs, je vous remercie de votre participation.

Table ronde regroupant
M. Georges DUPON-LAHITTE, président et M. Faride HAMANA, secrétaire général de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE),
Mme Lucille RABILLER, secrétaire générale de l'association des Parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP),
M. Bernard TEPER, président de l'Union des familles laïques (UFAL),
Mme Véronique GASS, vice-présidente et M. Philippe de VAUJUAS, membre du bureau national de l'Union nationale des associations de parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL)

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 septembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Mesdames, messieurs, notre interrogation porte sur la nécessité ou non de légiférer aujourd'hui pour tenter de régler la question du port des signes religieux à l'école. Je propose à chacun d'entre vous de se présenter et de présenter brièvement sa position. Ensuite, nous ouvrirons un dialogue.

Mme Véronique GASS : Je suis la vice-présidente de l'Union nationale des parents de l'enseignement libre (UNAPEL). Notre position de principe est contenue dans un communiqué de presse publié en juillet. Nous ne souhaitons pas de loi sur le port de signes religieux à l'école d'une façon générale.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Philippe de VAUJUAS : Je suis membre du bureau de l'UNAPEL. Il nous semble difficile de dissocier le port d'insignes religieux au sein des établissements scolaires du port des signes religieux dans les espaces publics. La crainte d'un débordement nous laisse à penser que la loi est dangereuse, car elle toucherait à la liberté d'expression religieuse qui, elle-même, représente une dimension essentielle de la liberté de conscience.

M. le Président : Estimez-vous la législation actuelle suffisante ?

M. Philippe de VAUJAS : La législation actuelle est sans doute suffisante, ce qui ne l'est pas, ce sont les outils donnés aux enseignants et aux chefs d'établissement pour gérer les tensions existantes entre les convictions personnelles et religieuses d'un certain nombre d'élèves et la nécessité de faire appliquer la loi commune. De telles tensions sont parfois difficiles à gérer. Il faut donc doter les chefs d'établissement d'outils dont ils sont dépourvus. Force est de reconnaître qu'ils ne sont pas préparés.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Je suis président de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE). Je rejoindrai les propos tenus : nous considérons qu'une loi nouvelle n'est pas utile pour deux raisons : d'abord, le principe de laïcité concerne l'Etat et pas les individus. L'élève n'est pas laïque, aucun d'entre-nous n'est laïque, c'est l'institution qui est laïque. Nous sommes tous pétris de nos convictions religieuses, philosophiques ou politiques.

L'école est laïque en tant qu'institution. Cela concerne les bâtiments, les programmes, les serviteurs que sont les personnels de l'Education nationale qui, eux, sont soumis à la règle de la laïcité. L'usager qu'est l'élève, le parent, n'est pas un laïque par essence ; il est accueilli à l'école publique dans sa diversité. Se pose donc, dans l'école publique, le problème du respect par les usagers de la neutralité imposée. Nous arrivons avec nos croyances ; dans le même temps, nous devons respect à l'autre, puisque tel est le fondement de la laïcité. Dès lors, la vraie question est celle du prosélytisme, de toutes formes de sélection dans les programmes ou d'atteinte à l'obligation scolaire, ce qui n'est pas tolérable. Partant de là, les données juridiques permettent d'interdire le prosélytisme ou la sélection de tel ou tel enseignement, quelle que soit d'ailleurs la religion. Nous pensons que se polariser sur le foulard dit islamique...

M. le Président : Nous n'avons pas parlé du foulard.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Pour l'instant !

Ce qui provoque l'émoi, c'est bien le foulard. La législation actuelle, rappelée par l'avis du Conseil d'Etat, permet aujourd'hui de lutter contre le prosélytisme et de garantir le respect des obligations scolaires - assiduité à tous les cours, respect des programmes dans leur intégralité. Nous avons les moyens, alors que toute tentative d'interdiction peut aboutir à des abus. Je ne prendrai qu'un exemple, celui d'un chef d'établissement qui crée un conflit à cause d'un élève arborant une coupe de cheveux en forme de crête. Sur quelle base interdira-t-il l'accès de son établissement à cet élève ? Au prétexte que la coiffure ne lui convient pas ? Par extension et au-delà des insignes, se pose le problème du respect des obligations fondamentales posées par la loi en termes de contenu de l'enseignement. Est-ce que la question d'une coiffure a plus de conséquences que le port d'un fichu ?

M. le Président : Le port d'un fichu ne serait-il que l'expression d'une manifestation religieuse ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Aboutir à une vision simple, c'est tomber dans le risque d'une simplification d'un phénomène complexe. On ne peut pas définir quel type de tenue vestimentaire est obligatoirement la marque d'une volonté de prosélytisme ou un signe religieux. Nous avons souvent vu que des jeunes, en réaction à l'interdiction de la présence d'élèves portant un voile, avaient décidé d'en porter un. Là se pose un difficile équilibre qui nous conduit à dire que la loi est suffisante et que toute interdiction porte en elle le risque d'un engrenage.

M. Faride HAMANA : Je suis secrétaire général de la FCPE. Vous comprendrez aisément que les propos que je vais tenir sont à peu près identiques à ceux de mon président.

M. le Président : C'est rassurant, mais très différent de ce qui se passe à l'Assemblée nationale !

M. Faride HAMANA : Je souhaite ajouter que, si depuis 20 ans, on parle de signes religieux, ce n'est ni au sujet des croix ni des mains de Fatima, mais du voile. Une certaine hypocrisie essaie de se cacher dans un terme générique, alors que le débat ne porte que sur la question du voile.

Il ne faudrait pas oublier dans le débat les droits de l'enfant, notamment le droit absolu de l'enfant à la liberté de conscience et d'expression religieuse. C'est là un travail qui dépasse un peu la France ...

M. le Président : C'est un peu contradictoire avec les propos tenus.

M. Faride HAMANA : Pas du tout. Les enfants ont le droit d'exprimer leurs convictions religieuses.

M. le Président : Ils ont le droit de ne pas être choqués par d'autres qui manifesteraient les leurs.

M. Faride HAMANA : Certes, mais il faut poser comme postulat le droit absolu de l'enfant à jouir de sa liberté de conscience et le droit d'être accepté en tant que tel. A partir de là, se pose la question de la laïcité et du rapport de l'enfant aux autres adultes. Ce qui me paraît choquant c'est l'oubli, notamment dans les médias, d'un fait important : le problème se pose à partir de la réaction d'un adulte enseignant face à une jeune fille qui porte un foulard. Il y a là matière à rappeler le principe de la neutralité de l'agent public, du fonctionnaire par rapport à un certain nombre de principes. En quoi un adulte fonctionnaire de l'Etat a-t-il à exprimer un avis sur la religion ou la liberté de conscience d'un usager ? La question se pose ainsi.

Se pose également la question de la formation des enseignants aux principes fondamentaux des lois de la République et de leur esprit. C'est en effet souvent une lacune. Il ne s'agit pas de reproduire des « hussards de la République », mais tout simplement des fonctionnaires avec des convictions et des valeurs bien intégrées, en particulier le concept de neutralité.

Aujourd'hui, face à la religion et à son expression, il n'y a pas égalité des cultes. Un statut archaïque demeure, celui de l'Alsace et de la Moselle. Peut-être faudra-t-il le remettre à plat d'une façon réelle et sérieuse. Nous sommes quand même au XXIème siècle. Dans le même temps, il faudra revoir la question des aumôneries. Si nous acceptons et tolérons l'existence de ce type « d'église » dans l'établissement, il faudra accepter d'autres cultes. Si l'on souhaite garantir la laïcité de l'école, toute manifestation de quelque culte que ce soit doit être bannie des établissements scolaires.

M. le Président : Si je comprends bien, Mme Gass, M. Hamana, M. de Vaujuas et M. Dupon-Lahitte, le port de la kippa ou le port d'un foulard par un élève ne constitue pas un signe ostentatoire d'appartenance religieuse ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Comme le rappelle l'avis du Conseil d'Etat, le port du voile comme celui de la kippa ne constitue pas en soi un acte de prosélytisme.

M. le Président : Cela ne vous gêne-t-il pas que l'on enseigne à un jeune qui porte un foulard ou une kippa ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Le port de la croix gêne-t-il beaucoup d'enseignants ?

M. le Président : Selon vous, il en va de même des croix ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : On s'émeut de certains signes et l'on considère par héritage culturel qu'il est naturel de porter des croix !

M. le Président : Je m'émeus de tous les signes.

Le fait que des élèves de l'enseignement public portent une kippa, un foulard ou une croix ne vous choque-t-il pas ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Non.

M. le Président : Et vous pensez que cela ne choque pas les autres élèves ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Pourquoi voulez-vous que cela choque ?

Est-il plus choquant de porter un piercing ou des tenues vestimentaires qui marquent la volonté de se distinguer ? La question est plutôt liée à la façon dont l'élève suit l'enseignement, l'accepte dans sa globalité et intègre cet enseignement comme élément lui permettant, par la suite, d'opérer des choix raisonnés.

M. Faride HAMANA : On mesure mal aujourd'hui la diversité des styles culturels et des modes d'identification et donc des identités collectives auxquelles peuvent se référer les jeunes. Seule une infime minorité de jeunes choisit la religion comme référence identitaire. L'immense majorité des jeunes lycéens se fonde sur d'autres gammes identitaires beaucoup plus complexes. En d'autres termes, quand on fait référence au voile, il faut souligner le détournement de sens lié au port du bandana, foulard court porté indistinctement par les garçons et les filles et qui fait référence aux codes vestimentaires des gangs de jeunes américains. Quand il est porté par une jeune fille blonde aux yeux bleus, c'est un joli accessoire de mode ; quand il est porté par une jeune fille maghrébine qui revendique, à partir de là, sa religion musulmane, cela devient un bandana islamique. Soyons extrêmement vigilants à ce que l'on place sous les signes. Un foulard court cela n'existe pas. Au lycée La Martinière l'an dernier, c'est ce type de vêtements qui était porté. Par extension, nous pouvons imaginer tout et n'importe quoi sur n'importe quel attribut vestimentaire qui peut être porté comme le signe de sa religion. Les jeunes sont dotés d'une capacité extraordinaire d'invention en matière de signes.

Mme Lucile RABILLER : Je suis secrétaire générale de l'association des Parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP).

Pour nous, la laïcité serait le respect et l'acceptation des différences dans le cadre des valeurs communes de la République.

L'école ne doit pas différencier les élèves en fonction d'appartenances religieuses, politiques ou idéologiques, elle ne doit pas les enfermer dans des catégories. L'identité ne se limite pas à un seul critère, qu'il soit d'ordre ethnique, religieux ou culturel.

A l'intérieur des établissements scolaires, l'obligation de neutralité doit s'appliquer à tous : personnels du service public bien sûr, mais aussi élèves ; elle doit concerner la laïcité dans tous ses aspects religieux et politiques. Pour la PEEP, le port de signes visibles politiques ou religieux ne doit plus être admis. A notre sens, cela n'entrave pas la liberté de conscience.

Faut-il une loi ou une circulaire ? La question est posée. Les équipes éducatives doivent pouvoir s'appuyer sur des dispositions précises et très claires pour faire appliquer les règles connues de tous.

M. le Président : Jugez-vous claires les règles actuelles ? Doivent-elles être amendées ou corrigées ?

Mme Lucile RABILLER : Nous pensons que les règles de la laïcité ont besoin d'être réaffirmées et ré-expliquées. Les fondements de la laïcité ne sont plus très clairs.

M. le Président : Les professeurs disposent-ils à l'heure actuelle des outils juridiques pour faire respecter les principes que vous avez énoncés ?

Mme Lucile RABILLER : Il semblerait que non, ils disent que non.

Le foulard islamique nous apparaît comme une double discrimination. La jeune fille est classée dans sa religion, mais surtout elle est distinguée par rapport aux garçons par un signe inégalitaire. Pour ces deux raisons, nous pensons qu'il ne faut pas accepter le foulard à l'école.

M. Bernard TEPER : Je suis président de l'Union des familles laïques (UFAL).

Notre position est claire et a été publiée dans la presse. Nous sommes favorables à une loi contre les signes religieux à l'école publique. Notre position n'est pas fondée contre une quelconque religion, pour une raison simple : vis-à-vis de l'islam, nous avons publié un texte paru dans le journal de la Ligue de l'enseignement. Il était intitulé : « Non au voile islamique dans l'école publique, oui à la construction de mosquées dans la société civile ». De ce point de vue, nous pensons que l'école n'est pas de même nature que la rue ou que la sphère privée.

La définition historique de la laïcité, même si certains ne sont plus d'accord avec cette définition, réside dans la séparation de la sphère publique et de la sphère privée. Rien de moins, rien de plus. L'école fait partie de la sphère publique. Je voudrais marquer mon désaccord avec l'un des propos entendus. L'élève n'est pas un usager, car l'école n'est pas un service public. L'école n'a pas le même statut que la poste. L'école est une institution de la République, la poste n'est qu'un service public. Ce n'est pas la même chose. L'école est une institution de la République, elle n'a pas à subir les mêmes règles que les services publics de l'Etat et elle n'a pas, a fortiori, à suivre les mêmes règles que la sphère privée.

Que se passe-t-il aujourd'hui ? Une multiplication d'incidents dans les écoles. Certains chiffres donnés ne sont pas justes. Des incidents émaillent la vie d'une série d'écoles et les cours ne peuvent pas toujours se tenir. L'UFAL a lancé une action visant à rassembler tous les appels et toutes les initiatives en faveur d'une loi contre les signes religieux à l'école.

Qui signe ? Nous allons bientôt être capables de montrer aux pouvoirs publics que les enseignants, et surtout les personnes d'origine maghrébine vivant sur le territoire national, signent massivement. J'avance la conviction que nous serons en mesure de prouver, dans les mois à venir, que la majorité des personnes d'origine maghrébine habitant sur le territoire national est favorable à une loi contre les signes religieux à l'école, à la condition, bien sûr, que la loi concerne tous les signes et que l'on évite toute mansuétude pour la croix ou la kippa face au voile. Il s'agit dans nos propos d'être aussi durs sur la croix, la kippa ou le voile islamique.

A l'heure actuelle, notre position s'appuie sur les éléments suivants : l'appel des enseignants de La Martinière a fusionné avec le nôtre. Nous avons gagné à La Martinière grâce à la fermeté de l'équipe enseignante et du chef d'établissement, malgré une position plus nuancée du recteur. Le fait que plus personne ne porte le voile dans ce lycée est consécutif à l'expression d'une fermeté. Il n'y a plus de signes religieux. A partir du moment où l'on autorise un ou plusieurs signes religieux, l'on incite, sous pression des intégristes des différentes religions, davantage encore de signes. Un tel phénomène se remarque aujourd'hui à Aubervilliers, Montreuil et dans d'autres villes encore.

Qu'en est-il des élèves qui arrivent avec un voile ? Je fais une différence entre l'école jusqu'à 18 ans et l'université. Je suis un citoyen républicain et, à mes yeux, la majorité signifie quelque chose. A l'école, les élèves ne sont pas des citoyens ; ils sont des citoyens en devenir, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. A l'université, les étudiants sont des citoyens. Il faut différencier ce qui se passe à l'université de ce qui se passe au collège et au lycée.

La République française doit protéger l'ensemble des ressortissants sur le territoire national contre l'ensemble des intégristes. Pourquoi avons-nous tranché pour prendre position pour une loi contre les signes religieux à l'école ? Parce que nous demandons à la République française de protéger les milliers de jeunes filles qui ne veulent pas porter le voile et qui subissent des pressions intolérables. Le problème fondamental est le suivant : la République doit être capable de protéger les jeunes filles qui ne veulent pas porter le voile. Si j'ai à choisir entre une fille qui veut porter le voile et 10 000 qui ne le veulent pas, je souhaite que la loi protège les 10 000 qui ne le souhaitent pas. Si l'on cède, elles seront contraintes de le porter.

Nous faisons partie de la France d'en bas... Nous allons débattre avec toutes les catégories présentes sur le territoire national. La majorité des personnes d'origine maghrébine qui signe notre pétition souhaite la publication de la liste des signataires, mais les jeunes femmes nous ont demandé de ne pas la publier. Pour rencontrer ces jeunes filles, nous sommes obligés de tenir des réunions fermées pour qu'elles osent venir. Nous avons tenu, avant-hier soir, une réunion des signataires de notre appel. Les jeunes filles et jeunes femmes qui ont signé ont précisé qu'elles ne viendraient pas, car elles ne voulaient pas participer à une réunion où elles pouvaient être vues, dénoncées et conduites ensuite à subir des pressions dans les quartiers.

Je suis attaché autant que vous tous à la liberté sur le territoire national - je suis un « beur » des pays de l'Est -, et donc je souhaite que les « beurs » d'Afrique du Nord aient le même droit que moi de faire des études. Alors que mes parents ne parlaient pas le français, j'ai pu faire ce que j'ai fait grâce à une école qui a tenu son rôle pour maintenir l'égalité des chances.

Quand je vois des milliers de jeunes filles et femmes qui n'osent pas dire publiquement qu'elles sont hostiles au port du voile, qui n'osent pas venir à nos réunions et que nous sommes obligés de tenir des réunions fermées, comme celle que nous allons tenir dans quelques mois avec ces jeunes filles et des journalistes... A l'occasion de ces réunions, les jeunes filles nous disent : « Tenez bon, car si vous ne tenez pas bon, nous subirons des pressions qui nous obligeront à porter le voile ». Il paraît trivial et étrange de tenir de tels propos dans la République française, attachée aux droits de l'homme et à la laïcité. Mais je ne suis pas seul à les tenir. Soheib Bencheikh, le grand mufti de la mosquée de Marseille, les tient aussi, mais il est moins écouté que certains imams salafistes, comme ceux de La Duchère à Lyon.

Face à une telle situation, et au regard des traditions de la République française depuis la Révolution, nous n'avons pas d'autres choix que de faire une loi contre tous les signes religieux et de traiter avec autant de détermination la croix, la kippa et le voile islamique, afin que nul ne se sente lésé. A ce titre, je veux rappeler les paroles d'une jeune fille de 17 ans signataire de notre appel : « Un non-musulman comme un musulman enlève ses chaussures par respect quand il entre à la mosquée. Il n'est pas anormal que ceux qui entrent à l'école enlèvent leurs signes religieux par respect pour l'école de la République qui est l'école de tous les enfants de la République. »

M. Jean-Pierre BLAZY : Ma question s'adresse au représentant de l'UNAPEL : vous nous dites qu'il ne faut pas légiférer ; dès lors, accepter le port d'insignes religieux, n'est-ce pas faire le postulat de la priorité des impératifs religieux sur ceux de la citoyenneté ? Nous sommes sans doute un certain nombre à penser que l'école de la République, l'école publique a un rôle d'éducation et d'apprentissage de la citoyenneté. Ce rôle est le principe premier, si l'on se réfère à la loi de 1905, de séparation de l'Eglise et de l'Etat, avant donc la question du religieux.

Certes, la loi de 1905 ne condamnait pas la religion catholique alors prédominante, mais elle proposait la séparation de l'Eglise et de l'Etat pour remettre en question le rôle de l'Eglise, tout en reconnaissant la liberté de conscience et le libre choix de sa religion.

A la FCPE, dont je suis surpris des positions selon lesquelles il conviendrait d'en rester à l'avis du Conseil d'Etat de 1989 qui aurait permis de calmer les tensions, je ferai remarquer que tel n'est pas le cas. L'actualité le démontre clairement. Pour régler le problème d'Aubervilliers, il aurait pu être fait référence à un arrêt du Conseil d'Etat sur la question des cours de gymnastique, mais cela n'a pas été le cas et l'on note que la situation s'enflamme à nouveau. En fait, un profond malaise gagne les enseignants. On ne peut dire à la suite de M. Hamana que ce serait la faute des enseignants qui ne seraient pas neutres.

Aujourd'hui, nous remarquons une perte de repères, non seulement chez les enseignants, mais aussi chez les jeunes concernés. Ne pensez-vous pas, quinze ans après, que l'avis du Conseil d'Etat, non seulement n'a pas permis de calmer les tensions, mais les a peut-être, d'une certaine manière, entretenues ?

Vous éludez un peu trop rapidement la question de la nécessité de la loi. S'il devait y avoir une loi, dans quelles conditions devrait-elle être élaborée ? Pouvez-vous approfondir votre point de vue, certes très clair, mais très définitif ?

M. Jean-Pierre BRARD : Les représentants de la FCPE ne semblent pas choqués par le fait que les enseignants aient à connaître de l'appartenance religieuse de leurs élèves.

J'avais cru comprendre, jusqu'à présent, que le modèle français depuis la Révolution était le « vivre ensemble ». Ne pensez-vous pas que votre position conduit à un modèle différentialiste, où l'on substitue au « vivre ensemble » le « vivre côte à côte », dans la mesure où votre position permet un regroupement à partir de signes d'appartenance ?

Enfin, ai-je cru comprendre, le foulard ne serait pas seulement signe d'appartenance religieuse, mais il pourrait indiquer autre chose. Raisonnons par analogie : quand vous voyez dans votre ascenseur une croix gammée, vous demandez-vous s'il s'agit de la croix gammée ou de la svastika ? La laissez-vous, bien qu'elle puisse être une expression culturelle et non pas un signe d'adhésion au nazisme ?

M. Jacques MYARD : Je voudrais également m'adresser au représentant de la FCPE. Vous avez parlé des droits de l'enfant à avoir sa propre conscience ; d'accord, mais la conscience relève du domaine du c œur et n'est pas seulement un affichage ostensible. Je suis quelque peu gêné, car si chacun peut avoir sa religion, lorsqu'elle s'affiche dans un endroit à la fois neutre et institutionnel comme l'école de la République, n'y a-t-il pas risque d'engrenage, de surenchère ? D'où la question suivante : le voile peut-il être analysé comme un signe religieux ou comme un signe d'appartenance ? Il peut marquer une révolte adolescente, mais il recouvre aussi une démarche politique de la part d'intégristes religieux, ne l'oublions pas. Dès lors, votre attitude gêne par son acceptation ; n'avez-vous pas le sentiment que le voile est un épiphénomène et qu'il cache derrière lui beaucoup de choses ? Êtes-vous prêt, au nom de la liberté de conscience de l'enfant, à tolérer qu'il fasse sa prière en classe?

Si ce n'était qu'un voile, tout le monde se moquerait de cette affaire, mais l'on sait très bien que, derrière, se dessine une démarche prosélyte forte. Le voile n'est que la face visible de l'iceberg. Jusqu'où êtes-vous prêt à accepter l'irruption de signes religieux forts dans l'école laïque ?

M. Lionnel LUCA : En tant qu'enseignant, je veux dire au représentant de la FCPE que cela me dérange de voir un élève avec une crête rouge sur la tête, un piercing ou un signe religieux. L'idée que je me fais d'un établissement scolaire avec des règles et un mode de fonctionnement est effectivement celle d'une certaine tenue. Sinon, l'on pourrait tout aussi bien venir en short ou tout nu ! J'ai été assez choqué d'apprendre que, pour vous, il était dérangeant d'exiger dans un établissement quelques règles de bonne conduite. Que vous soyez choqué, en tant que parent d'élève, que l'on parle de bonne conduite m'interpelle encore davantage !

Par rapport à vos affirmations sur un certain souci de neutralité, les droits de l'enfant vous conduisent à tout accepter. J'ai été choqué d'apprendre, qu'à vos yeux, l'affirmation du port du voile et la représentativité qui y est liée n'étaient pas un problème. Poursuivez votre raisonnement à son terme pour nous expliquer votre conception.

Ma question s'adresse aussi au représentant de l'association des parents pour la laïcité dont le propos porte une cohérence inverse que je nommerai « intégrisme de la laïcité ». Vous dénonciez les intégrismes, mais je considère que vos propos en décèlent un en procédant par amalgame facile : quand on met sur le même plan le port discret d'un insigne comme la croix et un signe extérieur plus visible très marqué, on complique les choses. Jusqu'à preuve du contraire, jusqu'à ces dernières années, nul n'était dérangé par des identifications relativement discrètes. On se rappelle ces jeunes qui, dans les années soixante-dix, se réclamant du mouvement « peace and love », portaient une petite croix, sans pour autant entraîner de retentissements particuliers, mais il est vrai que la kippa ou le voile sont des signes plus marqués d'une appartenance, d'une identification. Ils sont à placer sur un plan différent. J'ai l'impression que c'est pour vous l'occasion ou jamais d'extirper les derniers vestiges de ce que la loi de 1905 a posé, c'est-à-dire le respect des convictions religieuses de chacun pourvu qu'elles restent discrètes. Je voudrais que vous me confirmiez l'idée que vous souhaitez profiter du voile pour extirper tout ce qui pourrait rester, jusqu'aux aumôneries de collèges.

M. Bernard TEPER : C'est en effet cela.

M. Lionnel LUCA : C'est donc clair, ce qui nous permettra de juger de la difficulté de l'affirmation de la loi.

Enfin, les représentants des parents de l'enseignement libre craignent une loi qui précisément pourrait remettre en cause la marque de l'enseignement confessionnel.

Mme Patricia ADAM : J'aimerais revenir sur la liberté de conscience. Croyez-vous qu'un enfant de dix ans jouisse véritablement d'une liberté de conscience ? Est-il en capacité, a-t-il tous les éléments pour fonder un jugement alors qu'il n'est qu'en réalisation de son identité ? Ne faut-il pas, à la suite de M. Teper, procéder à une différence entre majorité et minorité ?

Chacun a aussi parlé du respect de l'autre. Je me pose la question suivante : si l'on vient en affirmant fortement son identité religieuse, le débat peut-il être serein ?

M. Jean-Yves HUGON : M. Teper, vous avez fait procéder à une différence entre lycée et université, fondée sur les notions de minorité et de majorité civiles ; or, il faut bien savoir que, dans la plupart des lycées, nombreux sont les élèves majeurs.

M. de Vaujuas, vous avez parlé d'outils qu'il faudrait donner aux chefs d'établissement et aux enseignants. Pouvez-vous préciser votre pensée ?

M. René DOSIERE : Deux questions au représentant de l'UNAPEL. Dans votre texte « Pour une laïcité vivante », vous dites que la concertation et la discussion doivent suffire à régler les problèmes liés au voile. Avez-vous l'expérience dans vos établissements de jeunes filles voilées ?

A supposer qu'une loi réglemente les signes religieux, elle concernerait la totalité des signes religieux et ne s'appliquerait pas à un seul. Dans cette hypothèse, la loi aurait-elle des conséquences pratiques sur le fonctionnement de vos établissements ? Quel est l'ensemble des signes religieux qui pourrait être concerné dans l'enseignement catholique ?

Une observation à M. Teper : quand vous souhaitez la remise en cause du statut actuel de l'Alsace-Moselle, avez-vous conscience que cela revient à soulever des problèmes dont l'ampleur est considérable ?

M. Robert PANDRAUD : Je souhaiterais savoir si l'association des parents d'élèves de l'enseignement libre regroupe des parents d'élèves d'école libre appartenant à toutes les confessions ?

Les écoles juives adhèrent-elles à l'UNAPEL ? Savez-vous s'il est possible dans une école juive de ne pas porter de kippa ?

Si nous devions suivre la position de la FCPE, nous ne serions plus là aujourd'hui, car il n'y aurait plus d'école laïque, car l'école laïque et l'enseignement public, obéissent à une norme commune qui s'impose à tous. Je ne pense pas que l'enseignement laïque ait toujours privilégié les droits des enfants, d'autant que, selon moi, les droits des enfants, cela peut mener très loin.

Les enseignants ont une mission d'intérêt général à accomplir. Dans le dialogue qui les unissait aux parents, ils l'imposaient autrefois aux parents. Ils ne se laissaient pas déborder par telle secte, religion, confession ou autre. L'école laïque est née, avant d'être institutionnalisée, à la suite de tensions avec certaines religions plus dominantes à l'époque que maintenant. Si nous vous suivons, nous allons nous laisser dominer par des religions, certes, importantes, mais minoritaires.

M. Teper, vous allez loin ! Je suis d'accord avec vous sur la mise au point sur le foulard. Mais je ne vois pas - cela me paraît d'ailleurs l'équilibre nécessaire - que vous remettiez en cause les aumôneries. Je ne parle pas du statut de l'Alsace-Moselle qui est un problème particulier. De toute manière, Herriot en 1924 a tenté de faire rentrer l'Alsace-Moselle dans la loi commune de la République ; en 1936, ce fut une revendication du Front populaire. Personne n'y est parvenu. J'aime autant vous le dire : vous n'y arriverez pas ! Ce serait très dommageable pour l'unité nationale et pour la tradition française.

Mais pourquoi s'attaquer aux aumôneries ? A l'inverse, selon ma conception neutre de l'enseignement public, l'équilibre réside dans la possibilité d'avoir des enseignements privés. Cela ne me gêne nullement que s'ouvre une école coranique à Lille. Un contrôle s'y applique. Mais conservons à l'enseignement laïque, dans le respect des parents et des convictions républicaines, une certaine homogénéité. L'aumônerie relève d'une autre question. On ne peut ouvrir des écoles privées partout, dans toutes les communes. On n'oblige personne à se rendre dans les aumôneries, c'est d'une grande discrétion et il est normal qu'il puisse y avoir des aumôneries d'enseignement public comme cela s'est toujours fait et ce qui ne choque personne. Préservons à la fois le maintien des principes républicains et l'assurance que les convictions religieuses peuvent être reconnues, affirmées, à l'intérieur même de l'enseignement public, à la condition toutefois que les aumôniers, à l'instar des enseignants, appliquent à l'extérieur de leurs locaux une stricte neutralité.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Même si le propos ne s'adressait pas directement à la FCPE, je répondrai en premier lieu à M. Pandraud sur l'Alsace-Moselle. Sur ce point, je rejoins tout à fait M. Teper. Nous remettons en cause la situation en Alsace-Moselle et en Guyane, où l'enseignement religieux est obligatoire dans les écoles publiques.

M. Robert PANDRAUD : C'est la déclaration des parents d'élèves !

M. Georges DUPON-LAHITTE : En Alsace-Moselle, un enseignement religieux fait obligatoirement partie des obligations scolaires. Où est la laïcité ? Il faut que les parents refusent expressément l'enseignement religieux pour que l'enfant ne le suive pas et éventuellement suive, quand cela existe, un enseignement de morale républicaine. En tant que laïque, permettez-moi de dire que tout le monde a droit à l'enseignement de la morale républicaine, l'enseignement religieux étant une affaire privée. Imaginez dans un village d'Alsace-Moselle ce que cela représente pour une famille de refuser que son enfant suive un enseignement religieux : elle est obligatoirement mise à l'index.

C'est pourquoi, oui, nous osons dire à la FCPE, comme M. Teper et l'UFAL, que le statut de l'Alsace-Moselle est un vrai problème dans une République laïque. Je me contente de poser la question de l'école en Alsace-Moselle, non celle des droits sociaux ou autres. S'il y a égalité républicaine, débat sur la laïcité, penchons-nous sur cette anomalie, qui a des raisons historiques, et qui considère avant tout un élève comme une personne appartenant à une confession religieuse et qui est mise à l'index si elle déroge à cela. Il est très difficile et se déclarer laïque, voire non religieux, dans les villages d'Alsace-Moselle. C'est un vrai problème, plus que celui du foulard, quitte à choquer ! Car il n'y a pas égalité de traitement de tous les jeunes dans le pays. Penchons-nous sur cette réalité.

S'agissant des aumôneries, pardonnez-moi, mais elles ne sont pas discrètes. En début d'année, vous avez la possibilité d'accéder à un certain nombre d'aumôneries, mais ce n'est pas vrai pour toutes les religions. C'est dire qu'au nom de la laïcité, certaines sont exclues. Partant de là, si la religion est une affaire privée, nous ne l'interdisons pas, mais il convient qu'elle soit hors de l'école. Par exemple, comment peut-on accepter que dans des établissements publics, pour des raisons d'héritage historique, subsistent des bâtiments religieux consacrés, autorisant ainsi une religion à exiger que s'y déroule une fois par an une cérémonie religieuse, cela dans le non-respect des autres croyances des élèves ? C'est une réalité qui existe à Paris. Il s'agit d'un lycée qui a une chapelle consacrée, l'Eglise et des anciens y revendiquant la tenue tous les ans d'une cérémonie. Cette question a fait l'objet d'un débat l'an passé au sein de la FCPE. Je vous fournirai le nom du lycée si vous le souhaitez.

M. Robert PANDRAUD : Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je n'ai pas défendu que les seules aumôneries catholiques ! Qu'elles soient protestantes, juives ou musulmanes...

M. Georges DUPON-LAHITTE : Et pourquoi pas bouddhistes ?

M. Robert PANDRAUD : Et oui !

M. Georges DUPON-LAHITTE : On va aller très loin. Et pourquoi pas les Témoins de Jéhovah ?

M. Jean-Pierre BRARD : Et pourquoi pas les sectes !

M. Robert PANDRAUD : Dans un même local, il y a des gens différents.

Certains instituteurs d'Alsace-Moselle ont été un important facteur de déchristianisation tellement ils enseignaient mal ce qu'ils connaissaient peu !

M. Georges DUPON-LAHITTE : Je ne répondrai pas sur ce point.

M. Brard, je vous entends bien quand vous parlez de sectes. Il y a des sectes, hormis que le phénomène religieux n'est plus simplement reconnu dans les églises quelles qu'elles soient, notamment celles du monothéisme. Oui, il y a une influence boudhiste-tibétaine ! Les sectes sont un phénomène de religiosité qui me paraît bien plus dangereux que les églises... Partant de là, l'aumônerie pose problème en soulevant, entre autres, la question des limites que l'on fixe.

Cela pour dire que nous sommes attachés à une véritable laïcité, loin d'être acquise partout. Des questions de fond se posent sur le fonctionnement actuel de la laïcité.

M. Luca a indiqué que nous acceptions tout. Certainement pas ! Nous n'acceptons pas tout. Il existe des règles de fonctionnement à l'école dont l'obligation scolaire : on ne choisit pas l'enseignement, on n'est pas dans un supermarché. Un élève qui, au nom de croyances religieuses, philosophiques, politiques, dirait qu'il récuse tel enseignement tombe sous le coup de la règle et peut être sanctionné. Nous avons largement les moyens de la faire respecter.

M. Jacques MYARD : Lorsqu'un élève vous dira qu'il ne peut obéir, parce que c'est contraire à sa conscience, comment ferez-vous, dès lors que vous aurez préalablement mis en avant la conscience de l'enfant ?

M. Faride HAMANA : Cela relève de l'autorité de l'enseignant. Un enseignant doit savoir ce qu'il a à enseigner, ce qu'est le programme et qui détermine la règle ; il doit avoir la capacité de gérer ces éléments dans une classe. C'est la force de son autorité.

M. le Président : Ce que vient de dire M. Myard est important. Que se passe-t-il si un élève décrète ne pouvoir suivre l'enseignement des sciences de la vie ou les cours de gymnastique, parce que cela bouscule sa liberté de conscience ?

M. Faride HAMANA : La réponse est claire. Si l'élève n'est pas présent aux cours obligatoires sans motif légitime, il est signalé et sanctionné.

M. Jean-Pierre BRARD : Et la prière pendant la récréation ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Voyez la difficulté du débat : on parle de la gymnastique, des sciences de la vie et de la terre...

M. le Président : On parle de la laïcité à l'école.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Vous parlez d'exemples concrets. J'attends le jour où l'on demandera aux écoles de gérer les fondamentalistes chrétiens qui déclareront, comme aux Etats-Unis, qu'ils refusent de suivre un enseignement évolutionniste, parce qu'ils croient au créationnisme ! Nous pouvons parfaitement connaître une telle situation demain !

M. le Président : Raison de plus d'avoir des règles très précises.

M. Georges DUPON-LAHITTE : C'est bien pourquoi nous disons que l'obligation scolaire et le contenu des programmes fixé par l'Etat dans les règles de la neutralité doivent être suivis.

M. le Président : A partir du moment où vous avez considéré, ce qui m'a un peu choqué, que les élèves étaient des usagers...

M. Georges DUPON-LAHITTE : Ce terme n'est pas de nous. J'ai bien précisé que j'employais le terme « usagers », même s'il nous gênait.

M. le Président : Acceptez-vous qu'en tant qu'usager je n'aille pas à l'école le vendredi, parce que cela heurte ma liberté de conscience ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Non. Le terme d'usager est le terme officiel utilisé dans les circulaires. Je ne suis pas l'inventeur du terme. J'ai posé de prime abord que ce terme me gênait.

M. le Président : Vous avez posé la liberté de conscience.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Qu'est-ce la liberté de conscience si ce n'est la liberté pour un individu de se construire sa conscience, de disposer de la base de données sur lesquelles il se construit ? C'est pourquoi dans le débat majeur/mineur, il faut faire attention, car une partie des élèves est mineure et sous le joug d'une autorité sociale qui est la famille. C'est en cela que nous croyons à l'école et que nous osons dire que l'école doit accueillir tout le monde, avec les difficultés que cela représente, car nous croyons en la capacité de l'école d'apporter les éléments de la liberté grâce au savoir, grâce à la découverte d'autre chose, voire de la différence, pour demain forger sa liberté par rapport à son milieu d'origine. Si, au prétexte de non-respect et de port d'insigne, on décrète que tel enfant n'a pas sa place, on renforce l'emprise du milieu.

M. le Président : Qu'un enfant porte un signe n'est-il pas choquant pour les autres enfants ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Pourquoi donc ?

Mme Lucille RABILLER : J'ai été un peu surprise que soient opposés les termes famille et joug, école et liberté. Je ne pensais pas que les familles étaient un joug !

Vous m'avez interrogée sur les outils dont pourraient disposer les chefs d'établissement pour faire respecter la règle. Nous pensons en particulier que le terme « ostentatoire » peut revêtir des interprétations très diverses et pose vraiment problème. C'est pourquoi nous croyons que remplacer le terme « ostentatoire » par celui de « visible » réglerait en grande partie le problème. Si les enseignants, les chefs d'établissement disposaient d'un texte très précis sur lequel s'appuyer, le terme « visible » ne pouvant pas être interprété, nous pensons que cela pourrait réduirait le problème.

M. Faride HAMANA : Il faut mesurer les effets pervers des termes. Un vêtement peut être interprété de diverses manières. Il convient de noter que, depuis le début, la question centrale est celle du foulard islamique, auquel on revient systématiquement ! L'hypocrisie serait d'occulter le fait. Il convient d'en parler franchement. Il y a une capacité des jeunes à trouver des signes, à se regrouper de différentes manières. Si l'on n'est pas en mesure de le comprendre, on passe à côté des choses.

Pour ce qui est du hidjab, le foulard traditionnel, qui peut être remplacé par un bandana, qui est porté dans tous les collèges, tous les lycées et sera interprété différemment selon qu'il sera porté par une jeune fille blonde aux yeux bleus ou brune-châtain au caractère maghrébin marqué. On arrivera à des discriminations, car des revendications identitaires seront perçues à tort à des moments où l'intention des jeunes ne sera pas celle-là. Il faut aussi cesser de fantasmer et de dramatiser sur et à propos de cette situation. Aujourd'hui, il y a moins de cas déclarés de foulards islamiques posant problème qu'il y a dix ans. C'est dire que tous les autres cas sont gérés localement et la plupart du temps par un dialogue. Il est préférable que ces jeunes filles soient à l'école avec, pour elles, la contrainte de suivre tous les cours et le risque d'être sanctionnées si elles ne les suivent pas. Il est en tout cas préférable qu'elles soient scolarisées plutôt qu'enfermées chez elles ou sous l'emprise d'un quelconque intégrisme. L'intérêt politique est là. Peut-on imaginer une loi dont l'objet est de sanctionner une jeune fille entre 15 et 17 ans, qui appartient à une minorité ethnique déterminée socialement et cela pour l'expression de ses convictions religieuses ? Cela fait beaucoup en même temps ! Il faut en mesurer les conséquences et avoir pleinement conscience de ce que l'on fait.

M. Georges DUPON-LAHITTE : On identifie « intégrisme » au port du voile et aux jeunes filles. On les exclut alors que l'on ne fait rien supporter aux jeunes barbus, car il faut savoir que beaucoup plus dangereux sont ceux qui « fliquent » ce qui se passe, à savoir les jeunes hommes intégristes, les « barbus ». Pourquoi les jeunes filles qui portent le voile seraient-elles jugées plus intégristes que des garçons de la même communauté ?

M. le Président : Si ces barbus existent, ne serait-il pas alors très opportun pour sauver ces jeunes filles d'être d'une interdiction absolue sur le port du voile ? Si nous acceptons le port d'un signe, nous entrons dans une mécanique.

Mme Véronique GASS : Merci de vos questions, qui vont permettre de développer le préambule rapidement exposé.

Nous sommes là pour évoquer ce que nous vivons. Les établissements libres catholiques n'accueillent que 20 % des enfants scolarisés et sans doute ne connaissons nous pas les mêmes problèmes que l'enseignement public.

Nous parlons de laïcité active. La laïcité n'est pas « aucune religion », c'est « toutes les religions possibles ». Le fait religion étant réel, il est pour nous une dimension positive pour tout être humain. Cependant, nous sommes absolument contre tout prosélytisme. Dans nos établissements, nous avons la chance de pouvoir dialoguer avec les familles et de faire appliquer un projet éducatif clair, compris, entre les familles qui viennent volontairement inscrire les enfants dans les établissements et les chefs d'établissement qui les reçoivent les uns après les autres. C'est ce qui nous permet d'obtenir une finalité positive au dialogue. Des jeunes filles arrivent voilées dans les établissements, mais, en aucun cas, elles ne refusent de suivre les cours. C'est l'aspect fondamental.

Autant nous sommes favorables au port des signes de religion selon sa conviction, autant nous sommes attachés au respect des lois communes de l'Etat, notamment pour tout ce qui est concerne l'enseignement.

Je voudrais établir un lien. Vous avez parlé du « vivre ensemble » qui devenait « vivre côte à côte ». La connaissance du fait religieux permet de vivre ensemble. Je pourrais également vous répondre sur l'Alsace-Moselle, puisque j'habite Strasbourg. Les termes que vous avez utilisés sont quelque peu exagérés. Je vais essayer de redéfinir ce qui se passe dans le privé ainsi que dans le public qui vous intéresse. En Alsace-Moselle, est dispensé l'enseignement de la culture religieuse. Pour nous, c'est un élément positif qui permet la connaissance des autres religions.

Evoquant les outils pédagogiques et le problème des enseignants, parfois démunis, sans doute conviendrait-il de trouver dans le cursus des enseignants une meilleure connaissance des religions des autres. Le respect, la connaissance et la possibilité de vivre ensemble commencent par cela.

M. Jean-Pierre BRARD : Madame, ne confondez-vous pas l'enseignement des religions et l'enseignement du fait religieux et de l'histoire des religions qui, me semble-t-il, est d'une nature essentiellement différente ?

Mme Véronique GASS : Dans les établissements, on enseigne l'histoire des religions et des grands fondamentaux. Les enfants ont ensuite la possibilité, parce que les cours sont proposés, y compris dans le public, d'aller en pastorale catholique, protestante, israélite ou musulmane. Les parents ont la possibilité de refuser. Mais ce que vous nommez « histoire des religions » n'est dispensé que dans très peu d'établissements. C'est une perte pour la connaissance et la compréhension, au moins au sein des communautés d'élèves.

M. Pandraud a posé la question de la kippa et a demandé si en tant qu'association de parents d'élèves nous représentions les autres établissements. Effectivement, au sein des structures, plus spécifiquement les commissions d'appel qui se réunissent, par exemple, quand des parents contestent une décision d'orientation, de redoublement, il y a une commission paritaire qui est créée afin que les dossiers des enfants soient étudiés. Dans ce cadre très précis, nous représentons en Alsace, où il existe deux établissements protestants et trois établissements israélites à Strasbourg, les parents d'élèves de ces autres établissements.

M. le Président : Si dans une école catholique, les élèves arrivent avec la kippa, considérez-vous cela comme un signe ostentatoire ?

Connaissez-vous des établissements libres ou privés où des élèves sont tolérés alors qu'ils portent la kippa ?

Mme Véronique GASS: L'intervention tout à l'heure était justifiée par rapport au port ostentatoire de signes religieux et par rapport au voile. En Alsace...

M. le Président : Je parle en général.

Mme Véronique GASS : Dans des établissements, des élèves juifs arrivent avec la kippa sur la tête. Toutefois, il est à noter que de plus en plus de règlements intérieurs précisent que tout couvre-chef est interdit dans l'établissement. Cela va jusqu'à la casquette « Nike ».

M. le Président : Pourquoi cela a-t-il été fait ?

Mme Véronique GASS : Je parle d'établissements que je connais. Cela fut fait dans le respect de la personne en général, plutôt qu'orienté contre un signe religieux ostentatoire.

M. le Président : Vous indiquez que des établissements catholiques acceptent aujourd'hui que des enfants portent la kippa.

Mme Véronique GASS : Oui. Je vous transmettrai les noms des établissements.

A Marseille notamment, des établissements reçoivent 90 % de jeunes filles musulmanes, dont certaines viennent en voile.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Dans les quartiers au nord de Marseille.

M. Philippe de VAUJUAS : Je réponds plus précisément à M. Dosière qui nous a interrogés sur notre expérience de gestion du port du voile dans les établissements catholiques.

Il y a des enfants issus de familles musulmanes scolarisés dans l'enseignement catholique. Pour être très honnête, nous n'en connaissons pas le nombre exact, mais le secrétariat épiscopal pour les relations avec l'islam estime qu'environ 10 % des enfants scolarisés dans les établissements catholiques sont d'origine musulmane. Toujours est-il qu'un certain nombre d'établissements scolarisent une forte minorité et certains autres une forte majorité d'enfants musulmans ou d'origine musulmane, parmi lesquels des jeunes filles qui ont la tentation ou la volonté de porter le voile.

Il faut dire que la position des chefs d'établissement n'est pas strictement homogène. Il peut y avoir des différences de comportement dues aux circonstances locales et aussi au tempérament du chef d'établissement.

Les interdictions brutales sont toujours évitées. Il est de très loin et toujours préféré un dialogue avec l'enfant et avec la famille, afin, avant tout, de déterminer les raisons du port du voile : sont-elles strictement religieuses ? Plus politiques et par conséquent vraisemblablement d'origine fondamentaliste ? Ou est-ce un signe de pudeur de la jeune fille compte tenu de l'environnement familial ? C'est la première des questions.

Il est habituellement souhaité une cohérence entre le comportement de la jeune fille, éventuellement porteuse du voile, et le projet éducatif de l'établissement.

Le refus d'assister à des cours touchant aux sciences de la vie, aux cours de chimie ou de gymnastique est un motif immédiat d'exclusion. En revanche, s'il n'y a pas de refus de jouer la règle commune à tous les élèves, le dialogue se poursuit afin que l'enfant et les familles soient convaincus que le comportement de l'enfant est cohérent avec le projet éducatif. De ce point de vue, nous profitons d'un avantage, en ce sens que l'école catholique est choisie par l'enfant, sur la base d'un projet d'établissement, d'un projet éducatif, les parents étant reçus.

Le fait d'avoir un outil, sorte de contrat sous la forme du projet éducatif, favorise grandement le dialogue grâce à une volonté de proximité forte entre enseignants et parents et, souvent, dans les établissements de petite taille, entre le chef d'établissement lui-même et les parents. Cela favorise, en règle générale, le dialogue.

Il résulte de tout cela que les tensions existent entre la volonté d'exprimer une conscience religieuse et la nécessité de faire appliquer la loi. Cette tension existe dans les établissements catholiques comme dans les autres. En règle générale, cela se passe plutôt bien du fait de l'effort de dialogue, appuyé sur un projet éducatif. Neuf fois sur dix, les voiles sont retirés volontairement après un temps plus ou moins long. Cela dit, il faut dire que certains établissements tolèrent le port du voile de façon un peu plus longue, si par ailleurs les autres conditions sont remplies. C'est notamment le cas à Saint-Mauront, collège du troisième arrondissement de Marseille, qui scolarise une population d'enfants d'origine musulmane à 85 ou 90 %. C'est un début de restitution de ce que nous essayons de faire pour que cela se passe le moins mal possible.

Cela me permet de rebondir sur la question des outils, car, au bout du compte, c'est cela qui est en jeu. Quels outils permettraient aux chefs d'établissement et aux enseignants de gérer le problème sans l'intervention d'une loi dont on peut craindre l'effet destructeur pour des libertés fondamentales ? Le premier outil serait sans doute la mise au point d'un texte qui pourrait être une charte et qui serait dépourvu de la force coercitive d'une loi, mais qui traduirait en termes contemporains ce que la Nation entend par laïcité. Ce serait un cadrage assez général et il n'est pas certain que ce serait l'outil le plus efficace. Tant s'en faut. Les outils plus efficaces sur le plan du terrain tiendraient dans une formation ad hoc des enseignants et chefs d'établissements.

M. le Président : Vous voyez cette charte comme dépourvue de toute valeur juridique ?

M. Philippe de VAUJUAS : Je la vois comme n'ayant pas valeur juridique, mais comme élément de référence.

M. le Président : Une loi peut fixer des principes généraux ?

M. Philippe de VAUJUAS : Certes, mais l'on perçoit mal comment une loi pourrait interdire le port de signes religieux au sein de l'école, sans aborder la question des signes religieux dans l'espace public avec les risques majeurs d'un appauvrissement terrible de la tolérance dans notre vie en société.

M. le Président : Qu'appelez-vous « espace public » ?

M. Philippe de VAUJUAS : C'est effectivement un terme à définir. L'espace public peut être restreint aux établissements scolaires publics, aux administrations publiques d'Etat...

M. le Président : Ce peut être la rue.

M. Philippe de VAUJUAS : En effet.

M. le Président : Dans la rue, transmettons-nous des valeurs ?

M. Philippe de VAUJUAS : Bien entendu ! Pourquoi les gens portent-ils des signes religieux sur eux ?...

M. le Président : L'école de la République a aussi comme mission de transmettre un certain nombre de valeurs. Mais le métro, par exemple, est là pour vous transporter, non pour vous transmettre des valeurs.

M. Philippe de VAUJUAS : Ce n'est pas sa finalité de vous transmettre des valeurs. N'empêche qu'il le fait comme tout espace public ne peut s'empêcher d'en véhiculer.

M. le Président : Dans de telles conditions, il n'y a plus de sphère privée.

M. Philippe de VAUJUAS: Par définition, dans l'espace public, la sphère privée n'est pas première, elle est seconde.

L'autre outil consisterait, dans la mesure du possible, en des projets éducatifs suffisamment clairs, servant de chartes internes auxquelles se référer dans l'établissement. Même si elles n'ont pas une valeur extrême juridiquement, elles revêtent une grande valeur en tant que document de référence.

Enfin, il faut favoriser de plus en plus l'enseignement du fait religieux dans les établissements car connaître la religion d'autrui aide à respecter la personne qui la pratique.

M. le Président : M. Teper, je vous sens quelque peu ... nerveux. Nous sommes ici dans une sphère publique ; je ressens donc les choses !

M. Bernard TEPER : Vous avez raison, M. le Président. J'ai été choqué par les propositions de M. Luca. Me considérer comme intégriste en me plaçant dans le même camp que Khomeini et Ben Laden, je trouve cela choquant !

M. le Président : M. Luca n'a pas dit cela !

M. Bernard TEPER : Le mot « intégriste » a un sens. C'est pourquoi j'ai été choqué par son propos, car le nôtre est de défendre la liberté, l'égalité et la fraternité. Même si l'on est en désaccord sur ces principes, personne n'a le droit de nous considérer comme intégristes.

Sur ces points, qui ne sont pas à l'ordre du jour comme l'Alsace-Moselle et les aumôneries, je rejoins M. Dupon-Lahitte de la FCPE. Si certains voulaient démontrer que sur le sujet des aumôneries et de l'Alsace-Moselle, l'UFAL était d'accord avec la FCPE, c'est réussi !

Je veux montrer la cohérence qui préside à notre position sur l'Alsace-Moselle et sur une loi contre les signes religieux à l'école. Nous estimons qu'une même loi doit s'appliquer à toutes les écoles de la République française. Que le port du voile soit autorisé dans une école et pas dans une autre, que les règles appliquées en Alsace-Moselle soient différentes de celles qui s'appliquent aux 97 autres départements de notre République entraînent notre désaccord. J'accepte que d'aucuns disent que je suis ringard, mais le principe d'une République une et indivisible ne me semble pas un principe désuet. En tout état de cause, nous sommes pour la même loi pour tous.

Je crois qu'une confusion philosophique a caractérisé certains propos. Il ne faut pas confondre « sphère » et « espace ». La rue c'est l'espace public, mais la sphère est privée. La définition de la laïcité réside dans la séparation de la sphère publique d'avec la sphère privée. Mais la sphère n'est ni le domaine ni l'espace. L'école est entièrement dans la sphère publique, car ce n'est pas un service public, c'est une institution de la République. Lorsque nous sommes à la poste, la sphère publique est représentée par les fonctionnaires de l'Etat. En revanche, ceux qui sont de l'autre côté du guichet, les usagers, mot que je préfère à celui de clients, ne font pas partie de la sphère publique, car il s'agit d'un service public où ceux qui sont assujettis à la règle publique sont les personnels. Par contre, à l'école qui est une institution de la République, une règle s'applique aux élèves et aux enseignants.

M. le Président : Et l'université ?

M. Bernard TEPER : La différence que je vois entre l'université, le collège et le lycée, c'est la majorité acquise entre-temps par les étudiants.

M. le Président : A l'école, il y a des élèves majeurs.

M. Bernard TEPER : Effectivement. Toutefois, il faut une règle pour tous dans une enceinte. Dans un lycée, de la seconde à la terminale, la plupart des élèves sont mineurs. De ce point de vue, la règle doit s'appliquer, car on ne peut établir des règles différentes dans une instance, institution de la République. En revanche, à l'université, où la grande majorité des élèves est majeure, un autre règlement doit s'appliquer.

Notre position est ancienne. Or, déjà, nous sommes rejoints dans notre combat par l'association des maghrébins laïques de France, par l'association des musulmans laïques de France. Il faudra bien un jour que la République française tienne compte de ces organisations, dont les idées sont majoritairement partagées par la communauté d'origine maghrébine. Avant-hier soir, le syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale, le SNPDEN, par la voix de son secrétaire général, M. Guittet, est venu à notre réunion déclarer que le SNPDEN, qui syndique la majorité des chefs d'établissement et des adjoints de l'enseignement public, nous rejoignait.

Dès lors que nous sommes en train de rassembler le syndicat majoritaire des chefs d'établissement et des adjoints, comme de plus en plus d'associations maghrébines et musulmanes, nous faisons œuvre du respect des principes de liberté, d'égalité et de fraternité.

M. le Président : M. Teper, vous êtes rejoint sur la nécessité d'une loi.

M. Bernard TEPER : D'une loi contre les signes religieux à l'école publique.

M. le Président : Nous avons des points de vue différents. Je me tourne vers ceux qui souhaitent une loi. Qu'allez-vous introduire dans la loi ?

M. Bernard TEPER : Il faut une loi, en raison de l'article 10 de la loi d'orientation de 1989. Les membres du Conseil d'Etat, membres de notre association, nous ont dit très clairement que le Conseil d'Etat, lorsqu'il a émis son avis du 27 novembre 1989, avait fait son travail. Nous ne participons pas, quant à nous, à la critique du Conseil d'Etat dans l'avis de 1989. En revanche, les membres du Conseil d'Etat ont indiqué que, sans l'article 10 de la loi de 1989, l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 n'eût pas été identique. C'est pourquoi nous pensons qu'il faut une loi qui précise que tous les signes religieux sont interdits dans l'enceinte de l'école publique.

M. le Président : Article premier : « L'ensemble des signes religieux visibles est interdit dans tout établissement public scolaire. » ?

M. Bernard TEPER : Collèges et lycées !

M. le Président : Selon vous, quelle est la zone géographique de l'établissement public ? S'agit-il de l'ensemble de l'établissement, de la cour, du réfectoire, du gymnase, s'il n'est pas dans le périmètre de l'école... ?

M. Bernard TEPER : Il s'agit de l'ensemble de l'école. Je vais vous dire pourquoi, car c'est là un vrai sujet de débat. Tous les collectifs d'enseignants, les syndicats locaux et les fédérations départementales des différents syndicats d'enseignants qui nous rejoignent estiment que si on limite cela à la classe, il y aura des difficultés d'interprétation à l'intérieur de l'établissement. Or, les enseignants demandent une règle simple.

M. Jean-Yves HUGON: M. Teper, pour vous un sapin de Noël est-il un signe religieux ?

M. Bernard TEPER : Je parle des signes religieux portés par les personnels et les élèves. Cela touche donc la croix, la kippa, le voile : des signes visibles sur les personnels et les élèves. On ne peut, par une loi, régler tous les problèmes de la République. En l'occurrence, il convient de rester dans son objet, à savoir les signes religieux visibles sur les personnels et les élèves.

Mme Lucille RABILLER : Cela concerne-t-il tous les signes religieux présents dans l'enceinte des établissements scolaires, ce qui signifierait que les livres d'histoire seraient exempts d'images ?

M. le Président : M. Teper a précisé : les signes visibles portés par l'individu.

M. Bernard TEPER : Une œuvre d'art dans un livre d'histoire a été réalisée par des êtres humains. Cette œuvre d'art fait partie des humanités, de l'encyclopédie et a sa place dans les livres d'histoire.

M. le Président : On ne va pas réécrire l'histoire.

M. Bernard TEPER : Exactement !

M. le Président : Jeanne d'Arc est Jeanne d'Arc.

M. Bernard TEPER : Jeanne d'Arc fait partie du patrimoine français, de même que Jésus sur la croix. Un tableau est peint par un homme et fait partie du patrimoine culturel.

M. le Président : On ne va pas enlever de la croix le Christ de Dali !

M. Bernard TEPER : Tout à fait !

M. VAUJUAS : L'hiver, les jeunes filles pourront facilement cacher les croix qu'elles portent. Mais l'été ?

M. Bernard TEPER : Elles feront exactement la même chose que moi quand j'entre dans une mosquée : j'enlève mes chaussures, elles enlèveront leur croix si elles ont un décolleté !

Mme Véronique GASS : M. Luca m'a demandé pourquoi l'UNAPEL était pour le maintien des signes religieux et quelles étaient pour nous les implications éventuelles d'une loi.

L'implication d'une loi est pour nous très claire : dès lors que l'on aura supprimé tous signes visibles ou ostentatoires de religion, pourquoi pas, dans un deuxième temps, remettre en cause, l'existence même des établissements catholiques ?

A l'heure actuelle, de nombreuses familles musulmanes viennent dans nos établissements. Même si elles savent que notre confession est différente, elles disent que c'est un endroit où l'on entend parler de Dieu, ce qu'elles estiment important. Pourquoi à un moment donné s'arrêter ? Les établissements catholiques étant sous contrat d'association avec l'Etat, à quelles frontières s'arrêterait la législation ?

M. Jacques MYARD : Vous venez de conforter, madame, ce que j'ai entendu tout à l'heure dans la bouche de M. de Vaujuas. Je suis profondément choqué par vos propos. Pensez-vous qu'un législateur, quel qu'il soit, quelle que soit d'ailleurs sa majorité, puisse engager la chasse aux sorcières que vous êtes en train de décrire ? Vous êtes vous posé la question de savoir quelle pourrait être la République demain matin ? Nous assistons à une montée des communautarismes. S'il ne s'agissait que du voile, mais le problème est que d'aucuns avancent selon une salami-tactique, voire une taquia, chère aux shiites, afin de demander toujours plus pour faire irruption du religieux, et ce, en violation de la neutralité dont vous seriez, en l'occurrence, les premières victimes. La grande force de l'enseignement et de l'église aujourd'hui a été l'affirmation de la laïcité, c'est-à-dire la césure entre ce qui relève de César et de Dieu le Père !

Vous mettez en avant que la loi pourrait être une possibilité d'atteinte à vos convictions religieuses. En tant que fervent républicain, je suis profondément choqué, car nous avons prouvé par la loi - relisez les textes de Jules Ferry - que le législateur fit preuve d'une prudence extrême dans les circulaires qu'il a adressées aux professeurs en leur demandant d'être prudents et respectueux de la conscience de chacun dès lors qu'ils abordent des points touchant à la religion. Lorsque j'entends votre discours, j'ai l'impression que l'on vit sur une autre planète !

M. le Président : Nous vous avons entendus, vous êtes pour une loi dont le contenu serait d'interdire tout signe religieux visible, porté, dans le périmètre de l'école.

Légiférer implique de prendre en compte les risques que cette loi peut entraîner. Il y a la loi et la façon dont les gens la ressentiront. Je n'ai pas évoqué jusqu'à présent le problème du voile. Ne craignez-vous pas qu'une loi, dont on comprend parfaitement la finalité, aura pour conséquence de désigner « à la vindicte publique » une religion ? C'est ma première question.

Seconde question : puisque vous voulez une loi, considérez-vous aujourd'hui que les professeurs, les principaux de collèges n'ont pas les moyens d'assurer la laïcité de l'école ?

M. Georges DUPON-LAHITTE : Avant de répondre, j'indique à Mme Rabiller que je ne considère pas la famille comme un « joug » ; je le mettais en rapport avec cette idée que des familles imposaient un certain type de tenue à leurs enfants et que si on les excluait de l'école, on les faisait tomber sous le joug de ces familles, dont nous considérons qu'elles ne les libèrent pas, puisqu'elles les enferment. C'est un risque fort au regard de la liberté et de la volonté que j'exprimais lorsque j'indiquais que l'école est porteuse de la liberté de l'individu. Et en tant que républicain, je crois à l'école de la République !

Pour répondre à l'argument de M. Teper, oui, l'école est une institution de la République ; ce n'est pas qu'un service public tout en étant un service public à la manière de la poste. Ce n'est pas la seule institution. Vous me permettrez, M. le Président, de faire appel à vos origines professionnelles. La justice me semble bien être une institution de la République. Si l'on suit la logique de l'interdiction des signes, demain, les magistrats n'accepteront plus de juger des femmes voilées ou des personnes entrant dans l'enceinte du tribunal au prétexte qu'elles portent un signe religieux alors qu'elles sont là pour être jugées en fonction de la loi.

M. le Président : Il y a quelques années, on a enlevé tous les crucifix des prétoires. Ceux qui rendent la justice la rendent au nom du peuple et non au nom d'une religion.

M. Georges DUPON-LAHITTE : C'est bien là la laïcité de l'institution - justice comme école - qui a supprimé les insignes parce que la République est laïque, mais quand on juge un prévenu qu'importe qu'il vienne avec un signe religieux ou pas...

M. le Président : Le passage au prétoire n'est pas obligatoire !

M. Georges DUPON-LAHITTE : J'entends bien ! Vous me permettrez de simplifier pour illustrer mon propos et pour montrer que ce n'est pas la notion d'institution qui entraîne l'interdiction pour le justiciable de porter un signe religieux. En revanche, c'est bien l'institution qui ne doit pas porter de crucifix.

Nous vous rejoignons totalement, M. le Président, sur le risque de mise à l'index.

M. le Président : Je n'ai pas pris position, j'ai posé des questions.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Pour répondre à votre question, c'est un des éléments qui nous fait dire que l'on ne peut légiférer à chaud dans un climat parfois monté inutilement en épingle. Cela pourra paraître surprenant, mais, pour l'essentiel, sur les propos tenus par l'UNAPEL, nous nous retrouvons.

M. Jacques MYARD : C'est ce qui nous manquait !

M. Georges DUPON-LAHITTE : Au moins sommes-nous des parents qui avons des projets éducatifs pour nos jeunes, quelles que soient nos opinions, ce qui amène à cette convergence.

M. Jean-Pierre BRARD : Vous ne parlez pas du même point de vue !

M. Faride HAMANA : Avec l'UNAPEL, nous avons comme point de convergence un projet qui tourne autour de l'enfant et du respect de la personne. A partir de là, les mots de « dialogue avec l'enfant », « d'éducabilité » de l'enfant reviennent en force. Sur ces bases, nous commençons à construire véritablement un rapport avec l'enfant. La pire des choses serait que les enfants, quelles que soient leurs convictions religieuses, n'aillent plus à l'école républicaine, ne soient plus en mesure d'entendre un autre type de discours, un autre type de vérité. C'est l'enfermement et c'est destructeur pour notre République. Voilà pourquoi nous ne souhaitons pas de loi, car nous le savons bien, qu'on l'habille de la façon dont on voudra, c'est une loi qui stigmatisera systématiquement une seule catégorie d'individus. Il est inutile d'ajouter des tensions là où elles n'existent pas, où elles sont gérées car, dans des centaines d'établissements, des jeunes filles sont voilées sans que cela pose de problème.

M. le Président : M. Hamana, vous êtes comme nous tous républicains. N'êtes-vous pas choqué que l'on puisse interpréter différemment la République suivant que l'on habite Marseille, Lyon, Tours ou Evreux ?

Je m'adresse maintenant à vous tous : des extrémistes veulent aujourd'hui profiter de la situation pour avancer contre la République et contre la laïcité. Je pose la question inverse à celle que je vous ai adressée : le fait de ne pas légiférer ne risque-t-il pas d'être interprété comme une faiblesse de la République qui considérera que le législateur s'autocensure, en ne voulant pas voir la réalité ; il dirait ainsi : que chacun fasse comme il l'entend ! Ce serait une laïcité à la carte. Je ne vois pas pourquoi - c'est une interrogation qui m'habite - nous aurions une République différente à Evreux, à Paris, à Marseille ou à Lyon.

M. Faride HAMANA : Des règles existent déjà, énoncées par l'avis du Conseil d'Etat et par la jurisprudence. Au-delà de la question qui nous inquiète, se pose le problème de la formation et de la connaissance juridique des enseignants, qui est totalement absente. On le voit dans les interprétations des textes relatifs aux conseils de discipline par exemple. Il existe une surinterprétation, parfois personnelle, des textes existants. Nous estimons donc nécessaire, dans un premier temps, de réaffirmer des principes, car il ne revient pas forcément à l'enseignant de décider de la situation, mais aux responsables des établissements, proviseurs ou principaux. Nous sommes d'accord avec nos amis de l'UNAPEL sur l'idée d'une charte rappelant des principes formant engagement. Les élèves et les enseignants ont besoin aujourd'hui de savoir ce qu'est la laïcité et de se rappeler dans quel contexte le débat a été mené. Ce n'est pas un débat qui détruisait la liberté de conscience, mais qui l'organisait pour vivre ensemble. La force de la loi est d'avoir eu la sagesse de ne pas en faire une.

M. Jacques MYARD : Quelle serait la sanction si vous tombiez sur des parents véritablement déterminés à refuser tout cela ?

M. Faride HAMANA : Des sanctions existent.

M. Jacques MYARD : Elles n'existent pas. Le Conseil d'Etat va réintégrer les jeunes filles !

M. Faride HAMANA : Je vous l'assure, dans chaque établissement, il y a un règlement intérieur. Un élève qui commet une faute, qui ne va pas en cours, qui est en retard injustifié, qui fume, qui téléphone avec son portable au moment où il ne le doit pas, est sanctionné. Je ne vois pas l'utilité d'en rajouter.

M. le Président : Des professeurs et des chefs d'établissement que nous avons auditionnés ne partagent pas exactement le même point de vue que vous.

Je vous admire tous, car vous avez vos vérités et vous n'en changez pas. Depuis que je préside cette mission, je change tous les jours de vérité. C'est dire toute la difficulté de la question. Anatole France disait : « Heureux ceux qui n'ont qu'une vérité. Plus heureux et plus grands ceux qui ont fait le tour des choses, ont assez approché la réalité pour savoir que l'on n'atteindra jamais la vérité et que chacun a sa vérité. ».

Nous sommes en pleine interrogation et plus nous entrons dans ce sujet avec facilité et humour, plus nous nous rendons compte de la difficulté. Il est très délicat d'avoir une seule position. C'est pourquoi je vous admire.

M. Bernard TEPER : Si nous établissons une charte, il est clair que les islamistes gagneront devant les tribunaux, parce que la loi est supérieure à la charte, comme la loi est supérieure à la circulaire Bayrou, comme elle est supérieure au décret de 1937. Dès lors que les conseillers d'Etat estiment qu'ils ont appliqué la loi, seule la loi peut être changée. Si vous élaborez un autre texte, vous aboutirez au statu quo.

Dans l'enceinte de l'école, je le répète, nous sommes en présence, non d'enfants, mais d'élèves. Ils redeviennent enfants lorsqu'ils sortent de l'école. Fondamentalement, c'est une différence de statut.

Je rappelle un troisième élément : il n'y a pas un seul cas de jeune fille portant le voile islamique qui accepte d'aller à la piscine. Je vais vous livrer des exemples rapportés par les enseignants. Des enfants demandent pourquoi une petite fille portant fichu est exemptée de piscine alors qu'eux-mêmes n'ont pas envie de s'y rendre. On leur répond qu'elle est musulmane, qu'elle porte le voile, et qu'eux-mêmes sont obligés d'y aller, même s'ils n'en ont pas envie. Dans une enceinte scolaire, il faut que tout le monde soit soumis à la même règle.

Je réponds maintenant à votre question, M. le Président. Vous demandez si une loi réglera tous les problèmes. Ma réponse est non. On nous demande si nous sommes pour une loi contre les signes religieux. Ma réponse est oui. En revanche, j'estime que si cette loi ne s'accompagne pas d'autre chose, on passera à côté de ce que la République française doit faire pour respecter les principes de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité et de solidarité. Nous estimons que le législateur doit faire la loi. Mais il faut que le pouvoir exécutif, avec l'accord du législateur, fasse un « plan Marshall » pour les banlieues. Permettez-moi de citer une phrase de Jean Jaurès qui disait : « On ne règle aucun problème laïque sans régler en même temps les problèmes sociaux ». Dans les régions, les inégalités sont invivables entre certaines banlieues et certains centres villes.

Deuxièmement, il faut régler le problème des mosquées et être très clairs. Nous sommes pour la construction de mosquées dans la société civile ; cela veut dire que les mosquées sont dans la sphère privée. Il faut permettre aux musulmans d'aller à la mosquée comme les juifs vont prier à la synagogue et les catholiques à l'église. Nous avons avancé des propositions, qui figurent dans les publications de la Ligue de l'enseignement. Nous avons proposé la création d'une fondation d'utilité publique pour des fonds privés comptant trois membres désignés par les ministères pour assurer la transparence de ces fonds privés et destinée à la construction des mosquées.

Le dernier point que vous avez souligné a trait à l'intégrisme. Bien évidemment, si la règle dans l'école ne peut être que la règle pour tous, en mettant sur le même plan la kippa, la croix ou le voile islamique, nous sommes, malgré tout, confrontés au problème de l'islamisme radical dans l'ensemble des pays européens. A ce titre, la République doit protéger ceux qui ne souhaitent pas subir les pressions de cet intégrisme radical. La République, selon moi, a protégé les femmes contre ce que j'appelle « l'intégrisme catholique » sur le droit à l'avortement et le droit à la contraception. A un moment donné, le législateur a tranché contre l'avis de l'intégrisme catholique. Pourquoi aujourd'hui la République ne trancherait-elle pas face à l'intégrisme musulman ? Rien ne s'y oppose. La République doit protéger la possibilité pour chacun de pratiquer, dans sa sphère privée, la religion de son choix. En revanche, elle doit empêcher les intégrismes de dicter la loi à la République française.

M. Jean-Yves HUGON : Je partage les interrogations du Président Jean-Louis Debré, tant il est vrai qu'au fur et à mesure des auditions, nous ne savons que penser et je suis un peu étonné qu'un grand quotidien titre : « La commission Stasi et la mission Debré : l'acheminement vers l'interdiction du voile. » Il faudrait, de temps en temps, nous demander notre avis !

Sur la charte, je partage l'opinion de M. Teper. Il faudra bien, à un moment ou à un autre, dans la charte ou dans le règlement intérieur d'un établissement scolaire, que l'on dise concrètement si l'on autorise ou si l'on interdit le port d'un signe religieux. Mais il risque d'y avoir une faiblesse : une charte ou un règlement intérieur n'a aucune valeur juridique. Si vous interdisez les téléphones portables, personne ne viendra attaquer le règlement intérieur ou la charte. En revanche, si vous interdisez le port des signes religieux ou si vous l'autorisez, vous risquez d'être attaqués et de perdre devant la justice.

M. Jean-Pierre BRARD : J'ai bien compris l'intervention de Mme Gass. Vous vous demandez si légiférer n'engendrerait pas un enchaînement pervers. Avec mon collègue, M. Myard, nous sommes très frappés. Nous avons été confrontés au même débat lorsque nous avons travaillé sur les sectes. Certaines religions constatant que l'Assemblée légiférait sur les sectes se sont demandé quand leur tour allait venir. Or, vous avez pu le remarquer, nous avons tenu une ligne et nous ne nous sommes pas trompés de sujet.

Vous savez quel fut le destin du projet de loi Savary comme celui de la loi Falloux-Bayrou. Aujourd'hui, un équilibre s'est instauré dans notre pays auquel les uns et les autres nous sommes attachés. On en pense ce que l'on veut. Il existe une vraie liberté de choix et la discrimination ne se fera pas par des textes, mais par le libre choix à partir de la qualité des enseignements. Mme Gass, je vous le dis du fond de ma conviction, vous n'avez pas de crainte à avoir. Toutes opinions confondues, nous sommes d'accord pour ne pas nous attaquer aux religions. Nous reconnaissons tous l'importance du fait religieux dans la formation de nos civilisations. Nous partageons la conviction qu'il faut transmettre un héritage sur le plan des connaissances et non des croyances comme nous ne l'avons pas fait depuis 1905. Pour le coup, n'y voyez pas un côté facétieux. La sainte église catholique a été responsable de l'absence de cette transmission, compte tenu des conditions historiques de la loi de 1905. Je ne porte pas de jugement, mais un siècle après, on peut dépasser le conflit. La laïcité est une chance pour les religions, à condition qu'elles ne confondent pas spiritualité et conquête du pouvoir.

M. le Président: La République peut tenir compte du fait religieux ou des écoles religieuses, puisque la loi de 1959 a été faite contre l'enseignement catholique, contre la hiérarchie catholique qui ne voulait pas de cette loi et qui la craignait fortement - pas uniquement dans le confessionnal ! Il a fallu que la République impose la loi.

M. VAUJUAS : Qu'il faut parachever.

M. le Président : C'est là un autre sujet.

Il ne faut donc pas aborder notre sujet avec crainte. Notre problème n'est pas de supprimer le fait religieux, ni de faire disparaître les églises et les religions. Confrontés à un problème, nous voulons que notre conviction, à savoir la nécessité d'une école laïque, obligatoire et pour tous, prenne forme, que la laïcité soit une réalité et que les professeurs, les enseignants, les maîtres, les principaux de collège soient à même de faire respecter ce principe de laïcité. De la même façon, nous sommes tout aussi attachés à la notion de Nation et d'entité du territoire national : il ne convient pas d'appliquer la loi différemment ici ou là.

M. Georges DUPON-LAHITTE : Il ne faut pas oublier que la loi a tendance à tuer la loi. Depuis Rome, la multiplication des lois est souvent le signe d'une plus grande faiblesse dans la capacité à appliquer des règles, car il faut toujours en ajouter.

Je crains que nous nous engagions demain dans une voie en oubliant que les signes religieux n'étaient pas si absents que cela de l'école il y a trente ans. On ne se préoccupait pas tant du petit catholique qui annonçait dans l'enceinte de l'école publique qu'il avait fait sa communion solennelle, ce dont il se disait très fier, d'autant qu'on lui avait offert une mobylette à cette occasion.

M. le Président : Vous avez raison, mais vous oubliez un phénomène nouveau, que l'on ne peut écarter : il s'agit de la médiatisation, qui rend les problèmes plus difficiles à régler.

M. Philippe de VAUJUAS : En réalité, on dénombre entre 100 et 150 jeunes filles, qui, non seulement portent le voile, mais qui ont l'intention d'aller jusqu'à un contentieux.

M. le Président : Toutes les informations ne remontent pas, les incidents sont réglés au cas par cas.

Merci de cet intéressant débat et de votre collaboration à ce travail difficile.

Table ronde regroupant les syndicats d'enseignants,
MM. Daniel ROBIN et Gérard ASCHIERI, Fédération syndicale unitaire (FSU),
Mme Françoise RAFFINI, membre du bureau fédéral et M. Thomas JANIER
_, membre de la direction fédérale de la Fédération de l'éducation de la recherche et de la culture-CGT (FERC-CGT),
M. Hubert RAGUIN, secrétaire fédéral de Force Ouvrière enseignement (FO-Enseignement),
M. Jean-Louis BIOT, secrétaire national du Syndicat des enseignants-membre de l'Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA),
M. Hubert DUCHSCHER(, secrétaire national du Syndicat national unitaire des professeurs d'école (SNUIPP),
Mme Stéphanie PARQUET-GOGOS, secrétaire générale du Syndicat Sud-Education du Cher,
M. Hubert TISON, secrétaire général de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie (APHG),
M. Patrick GONTHIER, secrétaire général de l'UNSA-Education

(extrait du procès-verbal de la séance du 30 septembre 2003)

Présidence de Mme Martine DAVID, membre du Bureau

Mme Martine DAVID, Présidente : Je vous demanderai de bien vouloir excuser Jean-Louis Debré, Président de l'Assemblée nationale dont les obligations l'ont empêché de présider cette réunion, comme il le fait très régulièrement depuis le début de nos travaux.

Je propose, après un exposé liminaire de chacun d'entre vous, d'ouvrir le débat car les signes religieux et la laïcité sont des sujets dont la sensibilité se prête tout particulièrement aux échanges.

M. Gérard ASCHIERI : Notre fédération est la première de l'Education nationale et je vous remercie de me donner la parole en premier. Je suis secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire (FSU) et je suis accompagné par Daniel Robin, secrétaire national du Syndicat national des enseignants du second degré (SNES), premier syndicat de la FSU, et qui suit toutes ces questions avec Hubert Duchscher, secrétaire national du Syndicat national unitaire des professeurs d'école (SNUIPP), qui est le second syndicat en nombre de la FSU.

La question du port des signes religieux peut-elle être mise en relation avec celle de la laïcité ? C'est une question sur laquelle je souhaiterais m'arrêter, car elle me paraît déterminante. Tous les débats, toutes les réflexions, toutes les commissions ayant trait au sujet, mise à part peut-être la commission Stasi, installée par le Président de la République, sont centrés sur la question du port des signes religieux dans les établissements scolaires ou universitaires. C'est une entrée réductrice, parce que s'il y a problème, et il y a effectivement problème, il demande à être traité dans le cadre de la laïcité. Si tel n'était pas le cas, ce serait dangereux par rapport à l'objectif même de ces réflexions.

Ce problème de la laïcité renvoie, aujourd'hui, à des questions traditionnelles et à des questions nouvelles. Je citerai quelques exemples, sur lesquels nous pourrons revenir au cours du débat. Pour ce que j'appellerais les « questions traditionnelles », il y a : le projet de Constitution européenne et les débats qui l'ont entouré sur la place des religions et des églises, de même que l'article 51 dudit projet ; le maintien du statut particulier d'Alsace-Moselle ; les « dérapages » dans la mise en place de la formation des personnels dans le cadre de l'enseignement du « fait religieux » ; les tentatives de restauration des services religieux, notamment catholiques, dans certains établissements du second degré ; les tentatives de développement du poids et de la place de l'enseignement privé sous contrat, voire de remise en cause, une nouvelle fois, de la loi Falloux.

Il existe, par ailleurs, une dimension nouvelle de la problématique de la laïcité à travers, notamment, le rapport qu'entretient l'école à « la marchandisation ». Je veux parler de la place des marques, du commerce et de tout ce qui peut se traduire par l'introduction d'intérêts privés dans le système éducatif et mettre en cause la laïcité en tant que formation de l'esprit critique et en tant qu'élément central de la neutralité.

Il nous paraît essentiel que toutes ces questions soient traitées. Ne pas le faire réduirait la portée et l'efficacité de la réflexion sur le port de signes religieux et poserait de graves problèmes vis-à-vis des notions de laïcité et de République, cela pour plusieurs raisons.

En premier lieu, parce que chacun sait qu'à travers les signes religieux c'est essentiellement le voile ou le foulard dit « islamique » qui est ciblé. C'est lui qui, aujourd'hui, génère des incidents, alors que le port des croix, des kippas, ou d'autres signes susceptibles de mettre en cause la laïcité ne pose pas problème, ou du moins, n'est pas l'objet de la même médiatisation.

En second lieu, parce que la religion musulmane apparaît la seule visée, ce qui laisse entendre que les autres religions auraient accepté un pacte laïc républicain, ce qui paraît contestable. L'attitude des églises sur le statut d'Alsace-Moselle, sur le contenu du projet de Constitution européenne, l'offensive pour faire inscrire l'idée d'une Europe « fille de l'Eglise », les tentatives auxquelles j'ai fait allusion pour rétablir les services religieux catholiques dans certains lycées, sont autant de preuves que la question n'est pas réglée.

En troisième lieu, parce que cela donne à la question du port du voile un caractère prioritaire et décisif au regard du respect des principes de laïcité. Peut-on légitimer une telle appréciation lorsque l'on est confronté aux questions que j'ai évoquées et qui portent sur la laïcité ?

La FSU, dans ses mandats et dans ses pratiques, s'est clairement prononcée contre le port de signes religieux, donc du « foulard » dans les établissements scolaires. La question est de savoir comment mieux concrétiser, si nécessaire, cette exigence. Faut-il une loi ou des réglementations nouvelles ? De fait lorsque l'on évoque la loi, on évoque la recherche d'un instrument permettant l'exclusion, sans contestation, de ceux qui contreviendraient aux règles. Or, l'expérience de nombreux collègues dans différents établissements concernés montre que l'exclusion définitive, immédiate, ne peut être la seule solution et qu'il importe de laisser aux équipes pédagogiques la possibilité d'explorer, au préalable, d'autres voies, en particulier celle du dialogue, pour obtenir de l'élève qu'elle accepte de retirer le voile.

C'est ce type de pratique qui a permis de limiter progressivement les incidents - sans parvenir à les faire disparaître, comme en témoigne l'actualité. Ces incidents, lorsqu'ils sont montés en épingle, favorisent les positionnements, voire la propagande, intégristes. C'est pourquoi nous sommes, avant tout, favorables à ce que soit menée, en ce domaine, une politique active, fondée sur l'intervention et la formation des équipes, sur un dialogue incluant le respect des règles et, si nécessaire, sur la sanction et la formation de jeunes aux valeurs de la République.

Dans ce cadre, nous ne sommes pas a priori favorables à une loi qui traiterait de la seule question du port des insignes religieux. S'il y a nécessité d'améliorer le dispositif législatif, c'est sur tous les domaines que nous avons évoqués qu'il convient d'agir de façon à marquer clairement - et c'est la condition de tout progrès en ce domaine - que l'application du principe de laïcité dans la République s'applique à tous et partout.

Mme Françoise RAFFINI : Tout d'abord, je tiens à rappeler que nous avions exprimé dans un court communiqué de presse, en septembre 1994, la position de notre fédération concernant le respect de la laïcité dans les établissements scolaires, après les mouvements survenus dans plusieurs lycées, autour du port d'un foulard, dit « islamique ». Selon nous, la circulaire ministérielle du 26 octobre 1993 n'apportait pas, à notre sens, d'éléments constructifs pour une solution satisfaisante au regard à la fois des obligations du service public d'enseignement et des droits des élèves.

Je cite l'essentiel de ce communiqué qui continue d'exprimer, dix ans après, notre conviction en ce qui concerne le port de signes religieux dans les établissements scolaires : « Le cycle exclusion, provocation, répression, accompagné du tapage médiatique inévitable, crée une situation inextricable d'où chacun sortira meurtri, mais la laïcité, pas plus que l'image de l'école publique, n'y auront gagné. La FERC-CGT demande que le ministre retire sa circulaire, s'en tienne à l'avis et aux arrêts du Conseil d'Etat. Elle invite les personnels de direction et les personnels d'enseignement et d'éducation à négocier les situations par le dialogue, l'échange, la compréhension réciproque, en aucun cas par l'exclusion ou l'isolement des jeunes filles concernées, quand il s'agit de foulard. Aucun texte ne peut valablement légiférer sur des situations aussi complexes ».

Nous ne pouvons aborder le thème de cette réunion de travail sans le situer dans le cadre plus large du principe de laïcité, tel que l'ont institué et posé successivement la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, puis la loi de séparation des Eglises et de l'Etat de 1905, puis les constitutions de 1946 et de 1958.

Nous entendons réaffirmer ici même notre attachement indéfectible à ce qui caractérise notre République en ce domaine, c'est-à-dire que la France est une république laïque, démocratique et sociale ; que son principe est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ; qu'aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s'en attribuer l'exercice ; et que, si l'article 2 de la loi de 1905 pose que la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte, c'est après avoir déclaré, dans son article premier qu'elle assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées dans l'intérêt de l'ordre public.

Nous tenons à souligner combien nous estimons indissociables les trois caractéristiques de la République française : laïque, démocratique et sociale. Nous sommes inquiets des risques encourus par la démocratie quand « le politique » apparaît comme discrédité à trop de nos concitoyens, quand l'abstention aux élections, politiques et professionnelles, va croissant, quand la protection sociale dans son acception la plus large et le droit à l'emploi régressent au point de rejeter dans l'exclusion une part toujours plus importante de la population.

Dans ces conditions, la laïcité aussi est en cause, dans la mesure où le gouvernement du peuple par le peuple tend à ne devenir le fait que d'une seule « section de celui-ci ».

Elle est menacée par les discriminations racistes dont sont victimes dans leur vie quotidienne tant d'enfants de familles récemment ou anciennement immigrées, quelle que soit la nationalité de ces enfants, souvent française de surcroît. Elle est encore menacée par les humiliations des enfants de familles réduites à une extrême pauvreté. Ce n'est pas le communautarisme qui fait des émules, mais ces pathologies de notre société, évoquées à l'instant, qui provoquent sa fragmentation en groupes d'identités diverses - la bande, le quartier, la religion, le groupe ethnique - engendrant un déchaînement de violence. C'est bien parce que nous sommes attachés au principe de laïcité qu'il nous apparaît indispensable, d'une part, de ne pas ériger en dogme une laïcité de forme plus que de fond, qui serait réduite à n'être qu'une icône sans effet social dynamique, d'autre part, de refuser les fureurs du tapage médiatique, de ne pas entacher d'anachronisme la réflexion sur la laïcité et de prendre en compte les évolutions de la société, des idées, du droit et, tout particulièrement, la déclaration universelle des droits de l'homme et la convention des Nations unies, relatives aux droits de l'enfant.

Nous ne pouvons pas plus feindre d'ignorer que les élèves ont acquis des droits dans l'institution scolaire, qui ne sont pas de l'ordre du supplément amovible selon les circonstances, enfin que le droit de la famille a été profondément modifié. J'ajoute que parler des droits ne signifie pas nier, ou seulement occulter, les devoirs et les obligations des élèves dans l'école.

De même, nous ne sous-estimons nullement les réelles difficultés rencontrées par nos collègues - personnels de direction, enseignants, éducateurs, surveillants, personnels ATOSS1. Nous respectons leur demande d'aide pour y faire face, mais nous pensons que poser, en soi, le problème du port des signes religieux comme une menace prioritaire contre la laïcité, voire la République, est une erreur : c'est se réfugier derrière un écran pour éviter de regarder en face d'autres réalités dérangeantes.

Puisqu'il faut être bref, je vais donc rappeler nos positions et propositions.

Premièrement, nous récusons l'exclusion comme réponse aux problèmes posés par le port de signes religieux dans l'école, exclusion qui ne peut être vécue que comme un échec. Une des missions de l'école est d'instituer l'élève en citoyen au cours d'un long apprentissage, ce qui exige la confrontation à autrui, à d'autres modes de vie ou de comportement que les siens. En ce sens, l'enseignement du fait religieux participerait à l'instauration de ce « vivre ensemble ». Nous sommes convaincus de la nécessité du dialogue entre les représentants de l'institution, les élèves et leur famille.

Deuxièmement, nous estimons qu'une loi sur le port des signes religieux à l'école serait inopportune, voire plus propice à aggraver les difficultés qu'à les dépasser.

Troisièmement, nous jugeons hors de question de négocier le contenu des enseignements avec les enseignés ou l'assiduité aux cours.

Quatrièmement, nous souscrivons aux positions du Conseil d'Etat, selon lesquelles le port de signes religieux à l'école n'est pas, en soi, de nature à contrevenir au principe de laïcité s'il n'est ni ostentatoire, ni occasion de prosélytisme.

Cinquièmement, nous demandons un débat approfondi à l'échelle de la nation sur le concept de laïcité et l'actualité de sa mise en œuvre dans notre société et un dispositif permanent et renforcé d'accompagnement et d'aide à la décision pour les personnels de l'école et des services publics qui sont confrontés à des difficultés.

Sixièmement, nous jugeons qu'il faut poursuivre la réflexion et l'actualisation des règlements intérieurs des collèges et des lycées, dont certains sont encore loin d'être conformes au droit.

M. Hubert RAGUIN : Je commencerai par rappeler que, pour FO-Enseignement, la laïcité de l'école n'est pas une question d'opinion, mais un principe fondamental de la République, principe défini par les lois organiques de 1882 et 1886 et la loi de séparation des Eglises et de l'Etat de 1905. Ce principe est devenu constitutionnel en 1946.

Au-delà de cette question d'actualité des signes religieux, nous voulons faire état d'une préoccupation plus générale à propos de la loi constitutionnelle de mars 2003 et de ses suites législatives. Le droit à l'expérimentation, reconnu aux collectivités territoriales par la loi organique de juillet 2003, ne risque-t-il pas d'entraîner d'inquiétantes dérives, en particulier en matière de laïcité ?

L'actualité récente en Allemagne ne préfigure-t-elle pas ce que deviendrait une laïcité régionalisée ? Le projet de loi relatif à la décentralisation est, à notre avis, lourd de menaces : que resterait-il de l'école laïque dans une Education nationale définie comme « un service public national dont le fonctionnement est assuré par l'Etat, sous réserve des compétences attribuées aux collectivités territoriales » ?

Si un débat public est ouvert aujourd'hui, c'est parce que la laïcité de l'école est mise à mal. Dès lors, les missions de l'école publique se retrouvent, en maintes circonstances, remises en cause et les conditions d'un enseignement serein ne sont plus toujours réunies.

Les règles traditionnelles de la laïcité ont prévalu pendant des dizaines d'années. Elles étaient simples : aucun clerc à l'école publique, aucun enseignement religieux à l'école publique, aucun signe religieux a l'école publique, stricte neutralité religieuse.

Il faut rétablir ces règles traditionnelles et restaurer les principes. Le respect de la stricte neutralité religieuse de l'enseignement public est d'ailleurs, par nature, incompatible avec la permanence de multiples tentatives pour lui substituer la coexistence, forcément précaire, des communautés.

Nous voulons souligner que ces tentatives se développent depuis la loi d'orientation du 10 juillet 1989. L'article 10 de cette loi d'orientation précise que « Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression ».

Le 27 novembre 1989, un avis du Conseil d'Etat interprète cet article, à la demande du gouvernement d'alors. L'avis du Conseil d'Etat considère que cet article 10 renverse le principe même de laïcité : « Dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas, par lui-même, incompatible avec le principe de laïcité dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses ».

Le même avis du Conseil d'Etat renvoie, par ailleurs, aux conseils d'école et aux conseils d'administration des collèges et lycées la responsabilité de déterminer les modalités d'application du respect des principes de laïcité et de pluralisme, et notamment les conditions dans lesquelles pourrait être restreint ou interdit le port par les élèves de signes d'appartenance à une religion.

Pour Force Ouvrière, la laïcité ne peut pas être à géométrie variable, d'un établissement ou d'une école à l'autre. Il n'appartient pas à chaque établissement, ni a fortiori à chacun des professeurs, d'interpréter ce qui est conforme, ou non, au respect de la laïcité.

Force est de constater qu'aucune circulaire n'a pu, ensuite, modifier ou infléchir la jurisprudence initiée par l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989. Force est de constater que les juridictions administratives saisies de cas d'expulsion d'élèves manifestant leur appartenance à une religion ont, sauf exceptions tirées de la sécurité ou de l'assistance à certains cours, notamment ceux d'éducation physique, en permanence jugé selon cette jurisprudence et annulé les exclusions d'élèves.

Force Ouvrière ne demande pourtant aucune nouvelle loi, ni charte. Elle demande le retour aux principes de la République et leur strict respect, ce qui nécessite l'abrogation de la loi d'orientation de 1989 qui leur est contradictoire. Contradictoire par son article 10 qui a ouvert la voie aux mesures administratives imposant aux enseignants d'accepter les signes religieux ostentatoires dans leurs classes. Contradictoire aussi par le renvoi explicite à chaque établissement de la responsabilité d'interpréter les principes de la laïcité.

Pour conclure, nous nous devons de faire état de la grande inquiétude de nos collègues dans tous les établissements, et en particulier dans ceux, de plus en plus nombreux, où ils sont confrontés à ce problème.

Les autorités administratives leur imposent le plus souvent d'accepter en classe des élèves qui portent des signes religieux. Comme enseignants, comme fonctionnaires d'Etat, ce n'est pas au nom d'opinions ou d'appartenances religieuses, politiques ou philosophiques qu'ils expriment leur détermination collective. Ils veulent enseigner à des élèves et non à des adeptes. Leurs opinions sont aussi divergentes que celles des familles des élèves que la nation leur confie. Ils sont au service de l'école laïque qui ne reconnaît aucun culte.

Ils refusent de se faire « instrumentaliser » dans un débat politique. Ils sont convaincus que leur conception de la laïcité scolaire peut, seule, permettre à leurs élèves d'être protégés pour le temps de leurs études et dans l'intérêt de celles-ci. Ils refusent de prendre en considération des jugements de valeur sur la façon d'interpréter telle ou telle religion. Ils veulent, sur ce plan comme sur d'autres, que la sérénité préside aux missions qui leur sont confiées et demandent à leurs supérieurs hiérarchiques de prendre leurs responsabilités.

C'est pourquoi Force Ouvrière ne demande aucune nouvelle loi qui affaiblirait nécessairement les principes de la laïcité et revendique l'abrogation de la loi d'orientation de 1989 qui a profondément déstabilisé l'institution scolaire.

M. Jean-Louis BIOT : Le Syndicat des enseignants, membre de l'Union nationale des syndicats autonomes (SE-UNSA) rassemble des enseignants publics, de l'école maternelle au lycée. Il est une des cinq organisations constitutives du Comité national d'action laïque (CNAL) et depuis toujours attaché au combat en faveur la laïcité.

Il prend acte avec satisfaction du regain d'intérêt manifesté par les forces politiques démocratiques de ce pays pour la question de la laïcité dont il considère, comme d'autres, qu'elle dépasse le système éducatif et qu'elle concerne toute la société.

Je vais, dans mon propos, tenter de m'en tenir au cadre de votre mission qui est celui de la question des signes religieux à l'école en commençant par formuler trois observations.

Premièrement, le port des signes religieux à l'école n'est pas un phénomène récent. En revanche, il devient un réel problème lorsqu'il se traduit par du prosélytisme, par la remise en cause du caractère obligatoire d'un certain nombre d'enseignements ou par la perturbation du fonctionnement des établissements scolaires.

Deuxièmement, il convient d'apprécier à sa juste proportion l'ampleur de ce problème. On l'évalue à plusieurs centaines de cas par an, répertoriés ou non. Cette estimation est à rapprocher des 70 000 écoles et établissements scolaires implantés sur notre territoire et fréquentés par plus de 12 millions d'élèves. On en viendrait à oublier cette réalité tant est fort l'impact médiatique donné à certaines affaires.

Troisièmement, le problème du port des signes à l'école ne doit pas, selon nous, se limiter au seul caractère religieux. D'autres signes, d'appartenance politique, philosophique, par exemple, sont également susceptibles de véhiculer des comportements de prosélytisme et doivent donc, eux aussi, être pris en compte.

Venons-en maintenant au constat. Le dispositif législatif et réglementaire, en particulier l'avis rendu par le Conseil d'Etat, le 27 novembre 1989, peut paraître insuffisant. En effet, il ne permet pas toujours de résoudre certaines situations conflictuelles. Les chefs d'établissement et les enseignants se retrouvent alors confrontés à des cas très complexes à gérer. Dès lors, la question d'un texte supplémentaire, apte à préciser la réglementation en vigueur, se pose légitimement.

Le SE-UNSA ne rejette pas cette hypothèse, mais il s'interroge. En effet, la jurisprudence actuelle lui paraît équilibrée. Elle respecte le principe de laïcité figurant dans la Constitution et, s'agissant des écoles publiques, dans les lois de 1882 et 1886 ; le principe de liberté de conscience, relatif à la loi de séparation de 1905 ; les droits des élèves à la liberté d'information et d'expression dans les établissements scolaires mentionnés dans la loi d'orientation du 10 juillet 1989.

Cette jurisprudence nous semble définir assez clairement la frontière entre ce qui est permis et ce qui peut être interdit. L'état du droit en la matière n'est pas flou. Toutefois, de réelles difficultés existent.

Pour le SE-UNSA, elles ont pour origine, d'une part, la méconnaissance qu'ont de très nombreux enseignants, de l'avis du Conseil d'Etat et des circulaires Jospin, puis Bayrou, qui l'ont complété en 1989, 1993 et 1994, d'autre part, le traitement sur mesure, au cas par cas, des situations conflictuelles, traitement qui sollicite beaucoup d'investissement et d'énergie de la part des chefs d'établissement et des enseignants, sans, bien sûr, aucune garantie de succès. On rentre là, comme cela a déjà été signalé, dans le domaine de l'interprétation qui passe par la prise en compte, selon nous inévitable, d'un contexte variable d'un établissement à l'autre.

Le SE-UNSA n'est pas favorable à un texte clarificateur, à plus forte raison à une loi qui ne concernerait qu'un seul signe religieux, en l'occurrence le foulard islamique, comme certains le suggèrent depuis quelque temps dans notre pays. Si tel était le cas, notre syndicat s'opposerait à une telle orientation.

Il estime, en revanche, qu'une réglementation, qu'il s'agisse d'un décret ou d'une loi, portant sur tous les signes religieux peut avoir théoriquement un effet dissuasif, notamment par la force de sa portée symbolique. Toutefois, au risque de me répéter, je souligne que le SE-UNSA s'interroge sur « l'opérationnalité » et l'application d'un tel dispositif.

Ces interrogations sont les suivantes. Pourra-t-on définir juridiquement le signe religieux, et, à plus forte raison, la notion « d'ostentatoire » ? Parviendra-t-on à dresser une liste complète, précise et incontestable de ces signes ? Cette réglementation sera-t-elle compatible avec le respect de la liberté de conscience, mais aussi avec les textes internationaux - convention européenne des droits de l'homme, convention internationale des droits de l'enfant - ratifiés par la France ? Dans l'hypothèse d'une condamnation par la Cour européenne, ne court-on pas le risque d'avoir un effet boomerang, contraire à l'objectif recherché ?

Enfin, l'école étant un lieu d'enseignement, d'éducation et de formation, en particulier à la citoyenneté donc à l'apprentissage des droits et devoirs, nous estimons que la question du port des signes religieux doit pouvoir y être abordée avec les élèves.

Notre interrogation porte aussi sur les effets induits par d'éventuels textes plus spécifiques. Dans un passé récent, notre syndicat a été amené à dénoncer, avec d'autres décideurs publics, une tendance préoccupante de notre société à « judiciariser » les rapports sociaux. Nous l'avions fait en particulier lorsque nombre de nos collègues s'étaient retrouvés devant les tribunaux pour des affaires de responsabilité. Nous nous étions alors inquiétés que le recours au tribunal devienne un a priori, en lieu et place du dialogue et de la conciliation. En rendant la réglementation plus sévère, notamment sous la forme d'une éventuelle loi, ne renforcera-t-on pas cette « judiciarisation » des rapports sociaux au sein même de l'école, lieu jusqu'alors privilégié pour l'apprentissage « du vivre ensemble » et pour la cohésion de notre société ?

Enfin, nous ne sommes pas convaincus que les difficultés relevées jusqu'à présent quant à l'interprétation des textes sur le terrain ne se retrouveraient pas à l'identique avec une loi. Certes, une loi fixerait un cadre et des interdits, mais elle continuerait à s'appliquer dans des circonstances et un contexte à apprécier localement.

Qui établira, et sur quelles bases, qu'il y a infraction à la législation sur le port éventuel de signes dans l'établissement scolaire ? Même si la loi oriente ces affaires scolaires vers la justice, la question de la marge d'appréciation qui conduit à décider de la saisir, ou non, restera entière.

Le SE-UNSA soumet trois propositions.

Premièrement, il plaide pour qu'un travail de fond soit conduit dans la durée à l'égard de tous les enseignants et, plus généralement, l'ensemble des personnels d'éducation, en formation initiale et continue, concernant l'histoire et la philosophie de la laïcité, les principes législatifs et juridiques auxquels elle se réfère, le fonctionnement du service public d'éducation, les droits et devoirs des enseignants. Il considère qu'il y a une véritable urgence à engager cet effort tant cette dimension a été, depuis longtemps, délaissée ce dont nous payons probablement les frais

Deuxièmement, il propose la mise en œuvre d'un dispositif d'aide, voire de prévention, pour assister les chefs d'établissement et enseignants dans le cas de situations conflictuelles. Il s'agit de leur apporter immédiatement les informations susceptibles de les éclairer sur des manipulations ou des « instrumentalisations ». Un tel dispositif impliquerait, naturellement, une étroite collaboration sur le terrain entre les représentants des ministères de l'éducation nationale et de l'intérieur, notamment.

Troisièmement, au fil du temps, la référence à la laïcité de la société française s'est estompée, devenant plus discrète, voire complètement ignorée. Inconsciemment, sans doute, nous avons pensé collectivement qu'elle imprégnait naturellement tous les citoyens de notre pays. C'est une erreur et les débats actuels le démontrent. C'est ce défi qui paraît à notre syndicat devoir être relevé. La classe politique doit prendre ses responsabilités et s'engager, sans arrière-pensées, dans cette reconquête collective qui exigera beaucoup de temps.

Le SE-UNSA estime qu'il faut effectivement réaffirmer la pertinence du concept de laïcité et le faire vivre. Dans ce domaine, l'école ne peut pas tout, même si elle a un rôle pivot à jouer. Elle doit être soutenue, appuyée et relayée, en particulier par les paroles, mais aussi par les actes de tous les élus et représentants des partis politiques démocratiques de notre pays. A ce sujet, au moment où certains revendiquent que leur caractère propre soit mieux considéré, le SE-UNSA tient à souligner que, selon la Constitution, l'organisation de l'enseignement public, gratuit et laïque à tous les degrés reste un devoir de l'Etat.

M. Hubert DUCHSCHER : Je vous prie de bien vouloir excuser Nicole Geneix, secrétaire générale du Syndicat national unitaire des professeurs d'école (SNUIPP), retenue par un engagement prévu antérieurement. Permettez-moi, aussi, de vous remercier d'avoir organisé cette table ronde car il me semble utile, sur une question aussi délicate, de prendre le temps de la réflexion, du dialogue et de la consultation la plus large, pour éviter d'arrêter des décisions dont les conséquences seraient mal évaluées.

Je ne reviendrai pas sur les propos de Gérard Aschieri puisque nous appartenons à la même fédération. Je me bornerai à les compléter par la vision de notre syndicat qui est représentatif des enseignants de l'école élémentaire et maternelle.

Le premier constat que nous pouvons dresser est que très peu de problèmes sont répertoriés à l'école maternelle ou élémentaire, à quelques exceptions près, notamment à Nanterre où nous avons eu à connaître d'une affaire un peu délicate, pour laquelle nous avons bénéficié, il faut le dire, d'un très bon soutien des représentants de notre ministère, venus sur place pour dialoguer et tenter de calmer le jeu.

Même si le sujet est très pointu, je pense qu'il convient de réaffirmer notre attachement à cette laïcité qui existe aujourd'hui en France et dont on dit souvent qu'elle fait figure d'exception au sein de l'Europe. En effet, en dépit de ses lacunes et de son incapacité à résoudre toutes les difficultés, elle a apporté la preuve de son efficacité.

Il faut rappeler qu'elle garantit la liberté de culte comme celle de n'en pratiquer aucun, tout en instaurant dans la sphère publique un espace garantissant l'exercice des droits et des libertés individuels, en dehors de toute appartenance ethnique ou religieuse. Ce concept de laïcité, appliqué à l'école publique, permet - ou a permis jusqu'à présent et nous souhaitons qu'il en aille de même à l'avenir - d'assurer l'éducation et la formation, en dehors des religions ou de tout autre groupe de pression. C'est une qualité qui ne se vérifie pas toujours dans d'autres pays européens aux yeux desquels il est parfois difficile de faire valoir notre spécificité en la matière.

Il est également important de rappeler que ces principes fondamentaux sont loin d'être admis et partagés à travers notre monde où abondent les exemples de conflits meurtriers, liés à l'exacerbation des identités religieuses ou ethniques, que notre législation nous a épargnés.

Le débat récent sur la place du « religieux » dans la future Constitution européenne montre bien que ce qui est évident, en France, l'est beaucoup moins dans nombre de pays voisins, pourtant culturellement très proches. Notre fonctionnement reste pour eux, comme souvent le leur pour nous, impénétrable tant il est vrai qu'en ce domaine, rien n'est définitivement acquis.

A ce propos, le Mosellan que je suis ne peut pas ne pas rappeler qu'il existe en France des exceptions, puisque le régime en vigueur dans les trois départements d'Alsace-Moselle institutionnalise l'enseignement et la présence d'objets religieux au sein même des établissements scolaires. Ainsi, dans les écoles de Moselle, le crucifix au mur est de rigueur et l'enseignement religieux est obligatoire, sauf à demander une dispense, étant précisé que, si seulement trois élèves sur dix-huit sont de religion catholique, il appartiendra aux quinze autres d'obtenir cette dérogation qui n'est octroyée qu'à certains moments de l'année. En la matière, les textes en vigueur demanderaient, peut-être, eux aussi, un certain toilettage.

Dans le principe, il faut très clairement réaffirmer que les établissements scolaires ne peuvent, en aucun cas, devenir des lieux dérogatoires aux principes de laïcité. En même temps, il faut considérer que l'école est source d'émancipation, de tolérance, d'éducation ouverte à la citoyenneté pour tous les jeunes. En ce sens, si les enseignants se voient contraints de procéder à l'exclusion d'un élève, c'est qu'ils ont échoué dans leur mission, ce qui est un constat toujours très douloureux et très mal vécu.

Le débat actuel autour d'une redéfinition plus stricte de la laïcité en milieu scolaire est étroitement lié, comme l'ont déjà dit plusieurs de mes collègues, aux conflits liés au port du foulard islamique, au sein même de nos établissements scolaires. Je vois, pour ma part, un danger à vouloir stigmatiser, cibler certaines populations, déjà très fragilisées.

Quand surgit un tel conflit, l'école ne peut pas rester seule face à la loi. Ses personnels qui, en ces circonstances, se sentent souvent abandonnés et impuissants, ont surtout besoin de médiation, de formation, et du soutien de leur ministère. Une formation initiale et continue des enseignants les aiderait à gérer ce type de conflits, en leur rappelant l'historique et un certain nombre de principes de la laïcité.

On oublie trop souvent de dire que la question du foulard ne touche pas seulement l'école, mais qu'elle s'étend à tout le champ social. Le sujet est grave et appelle un débat public. Par le biais du voile, en effet, certains groupes de pression entendent faire de la femme une citoyenne de seconde zone.

A cet égard, si des difficultés subsistent, ce qui est inévitable au sein d'une institution comme l'Education nationale, j'estime que l'on ne rend pas suffisamment hommage au travail accompli par la médiatrice, Hanifa Chérifi ! Puisqu'il ressort des statistiques que le nombre de filles voilées à l'école décroît par rapport aux années antérieures, on peut dire que le travail de médiation a porté ses fruits. S'il y a des solutions à chercher, c'est donc peut-être dans cette voie qu'il convient de s'engager, même s'il est souvent beaucoup plus difficile de privilégier la médiation et le dialogue que de légiférer.

Sans revenir sur les avantages de la formation et du rappel du concept de laïcité, je pense que l'on ne peut pas, pour protéger l'école, se résoudre à l'exclusion des jeunes filles. Outre que l'exclusion signe un constat d'échec, elle équivaut à rejeter les élèves concernées dans les bras des fondamentalistes.

A la télévision, Malek Bouthi avait déclaré : « faites une loi et, demain, vous aurez cent cas de foulard ! ». Une loi ne ferait, selon lui, qu'aider les intégristes à se faire passer pour des victimes. Elle leur donnerait toutes les raisons d'ouvrir des écoles coraniques, qui, actuellement, encore assez rares, sont, appelées à se multiplier et n'aurait pas d'autre effet que de favoriser le repli communautariste.

En conclusion, vous me permettrez de citer cette phrase d'Hanifa Chérifi : « Prendre les élèves pour cible en croyant que l'on va faire reculer les fondamentalistes est illusoire, on s'attaque aux symptômes sans s'attaquer à la cause ».

Mme Stéphanie PARQUET-GOGOS : Je suis ici à double titre : en tant que secrétaire générale de Sud Education du Cher, et en tant que membre de la commission exécutive de la fédération des syndicats Sud Education. Sud Education est une fédération de syndicats, intercatégoriels, autonomes, car elle est attachée à ce que l'instance décisionnelle soit l'assemblée générale des adhérents. La question de la pertinence d'une nouvelle législation sur le port des signes religieux à l'école n'ayant pas été débattue dans l'ensemble des structures Sud Education, la position que je présenterai ici n'est pas une position fédérale, mais celle de Sud Education du Cher dont je suis la secrétaire générale.

La commissaire fédérale que je suis également entend dénoncer les violations récurrentes des règles qui fondent le principe de laïcité de l'école publique.

Les membres de Sud Education du Cher pensent qu'il n'appartient pas à l'école de définir les signes religieux tolérables. Refuser que des élèves portent un foulard, une kippa, une croix, c'est seulement dire que le port d'un signe religieux, quel qu'il soit, ou, pire, l'un d'entre eux, empêche d'apprendre. C'est dire uniquement cela, puisqu'il n'empêche pas de respecter la dignité et la liberté d'opinion d'autrui. Ces signes, en effet, ne sont pas interdits dans l'espace public : chacun est libre de se promener dans la rue en les arborant... L'école publique n'a pas à déroger au droit commun !

Pour Sud Education du Cher, ce qui empêche l'apprentissage des savoirs que la République garantit à tous les enfants, c'est de prétendre se dispenser de tout ou partie des activités et programmes d'enseignement. Or, tel n'est pas le cas : on ne peut pas dire que le foulard, la kippa, la croix empêchent d'étudier quand, tous les jours, se forment, y compris dans l'enseignement supérieur, des jeunes engagés dans une pratique cultuelle que la République n'a pas à juger.

Tout signe est ostentatoire dans l' œil de celui qui le désapprouve. Comment fonder des règles de droit qui contrediraient, aujourd'hui, l'arrêt du Conseil d'Etat sur cette question, sans s'interroger, non sur les intentions que l'on prête aux élèves porteurs de ces signes, mais sur les faits ? Faut-il rappeler l'article premier du préambule de la Constitution française : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » ?

Aujourd'hui, il semble que les violations des principes fondamentaux de l'école publique, laïque, sont plus massives, prégnantes, bien qu'insidieuses et rarement dénoncées, du côté de l'invasion marchande. Les marques proposent des mallettes pédagogiques qui sont autant de supports publicitaires. Les entreprises s'immiscent dans les contenus d'enseignement et cogèrent l'offre de formation. Notre fédération dénonce cette situation et s'efforce de lutter contre cette « marchandisation » de l'école.

On oublie, en effet, que l'école ne saurait défendre des intérêts immédiats, privés, y compris ceux des grandes entreprises, au détriment de l'intérêt général qui veut, conformément aux principes du service public, que chaque jeune ait également accès à la formation de son choix, en vue d'obtenir un diplôme lui garantissant des droits individuels et collectifs sur l'ensemble du territoire national, et plus, le cas échéant.

M. Patrick GONTHIER : Il me faut préciser que nous intervenons, nous aussi, à titre fédéral, avec le syndicat des enseignants de la fédération et que nous aurions certainement beaucoup à dire sur l'ensemble des problèmes de la laïcité. Nous allons cependant, dans le temps qui nous est imparti, nous efforcer de nous concentrer sur le sujet précis qui est celui de votre mission.

L'UNSA-Education se félicite de la mise en place de cette mission sur la question des signes religieux à l'école avec tous les partenaires directement concernés. Depuis plus de quatorze années, cette question de société n'a pu trouver de réponses satisfaisantes et durables pour les usagers et les agents du service public de l'Education.

Notre fédération, souhaite rappeler, ici, devant les membres de cette mission qu'elle revendique la laïcité comme valeur fondamentale inscrite dans les préambules et l'article premier de notre Constitution.

Au nom de la laïcité, l'UNSA-Education exige que soit préservée, pour tous les usagers et agents du service public et celui d'Education en particulier, l'inaliénable et intangible liberté de conscience, telle qu'affirmée dans l'article premier de la loi de séparation des Eglises et de l'Etat.

Notre acception de la laïcité, au sens de la loi du 9 décembre 1905, hiérarchise les libertés. Dans son article premier, l'assurance de la « liberté de conscience », garantit le « libre exercice des cultes ». L'article 2 dispose que la « République ne reconnaît... aucun culte ». Les principes énoncés dans cette loi fondamentale permettent la coexistence, à égalité de droit, de tous les citoyens et proclame le respect des convictions de chacune et chacun, y compris, pour nous, la liberté de ne pas croire.

Notre fédération juge cette liberté fondamentale indissociable du principe d'égalité, pierre angulaire de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

Dès l'origine de ce débat, nous soulignions que le Conseil d'Etat ne pouvait que « dire le droit » la mission de faire le droit incombant, selon nous, au pouvoir législatif. Dans l'avis du 27 novembre 1989 qu'il a rendu, nous approuvions, bien évidemment, le rappel des principes constitutionnels sur la laïcité.

Notre fédération, après cet avis du Conseil d'Etat, revendiquait, le 5 décembre 1989, dans une lettre au ministre de l'éducation nationale, Lionel Jospin, la mise en place d'un dispositif réglementaire parce « qu'aucune circulaire, quelle qu'en soit la précision, ne pourra jamais prétendre éviter des applications divergentes entre les établissements, pour une longue période, des contentieux naîtront et se multiplieront ». Ainsi exprimions nous notre souci de protéger et d'encadrer une liberté fondamentale par un dispositif juridique complet et précis comme c'est, par exemple, le cas aujourd'hui pour les photographies sur les cartes d'identité - dispositif entériné par le Conseil d'Etat.

Nous souhaitions, dans ce courrier adressé au ministre, des dispositions réglementaires, s'appuyant, entre autres, sur l'article 10 de la loi d'orientation du 10 juillet 1989 qui précise : « Dans les collèges et lycées, les élèves disposent dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d'information et de la liberté d'expression. L'exercice de cette liberté ne peut porter atteinte aux activités d'enseignement ». La question est posée de savoir si ce texte peut, aujourd'hui, servir de support à un dispositif réglementaire relatif au port de signes religieux, en clair, à un décret d'application visant cet article.

Nous évoquions aussi, dans ce même courrier, l'article 5 de la convention internationale des droits de la femme, signée par la France en 1984, qui dispose que les Etats signataires s'engagent à « modifier les schémas et modèles de comportements socioculturels de l'homme et de la femme en vue de parvenir à l'élimination des préjugés et des pratiques coutumières ou de tout autre type, qui sont fondés sur l'idée de l'infériorité ou de la supériorité de l'un ou de l'autre sexe ou d'un rôle stéréotypé des hommes et des femmes ».

Une circulaire ministérielle fut publiée, le 12 décembre 1989, afin de fournir des instructions claires pour mettre fin aux controverses engendrées par le port de signes religieux. Au conseil supérieur de l'éducation, nous avions approuvé cette circulaire en demandant que des décrets, annoncés par ailleurs, puissent constituer une réglementation qui conforte ce premier texte.

La circulaire du 12 décembre 1989 s'était bien assigné, à terme, l'objectif du retrait de port de signes religieux : « afin que dans l'intérêt de l'élève et le souci du bon fonctionnement de l'école, il soit renoncé au port de ces signes ». Le phénomène, à l'époque, était considéré comme marginal ; il ne l'est plus. Il devait se fondre dans la capacité d'intégration de l'école : ce n'est pas le cas, et votre mission est là pour nous le rappeler.

Malheureusement, quatorze années après, les faits ont confirmé nos inquiétudes. La gestion purement disciplinaire, inscrite dans les règlements des établissements, montre ses limites. Le vide juridique perdure, les contentieux pourraient se multiplier. Une solution politique est devenue nécessaire.

On oppose souvent les textes internationaux ou européens qui interdiraient d'interdire en matière de liberté religieuse. Or, il n'est dans nos intentions ni de porter atteinte à cette liberté fondamentale garantie par la « liberté de conscience » inscrite dans la loi du 9 décembre 1905, ni de revendiquer de loi d'exception ou de circonstance pour répondre à un seul signe religieux, de façon à le stigmatiser.

En effet, si l'on se réfère à l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui. »

Cette convention distingue et hiérarchise : les droits fondamentaux et intangibles de « liberté de pensée, de conscience et de religion » ; la manifestation de « sa religion ou ses convictions » qui peuvent faire l'objet de restrictions « prévues par la loi » ; enfin, la « protection des droits et libertés d'autrui ». Cela justifie pleinement que l'on s'oppose à l'affichage ostentatoire d'une conviction religieuse dans un lieu d'éducation, dont l'une des missions fondamentales est de permettre, en conscience, à tout jeune, d'effectuer librement, hors de tout prosélytisme, ses choix d'individu et de citoyen.

D'ailleurs, sans qu'elles soient explicitement inscrites dans la loi, des restrictions à la manifestation de convictions ont déjà été retenues par le juge administratif et le Conseil d'Etat. Personne ne considère que ces décisions portent atteinte à la liberté de conscience.

Les interdictions peuvent être soit permanentes - elles portent sur les agents chargés, ou non, d'une mission d'enseignement, ainsi que sur les programmes d'enseignement -, soit occasionnelles. Pour les élèves, le Conseil d'Etat, dans une décision du 12 décembre 1989, a reconnu la liberté « d'exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l'intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui et sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité ».

Le Conseil d'Etat fonde toutes ses décisions sur son avis de 1989, car aucun texte législatif ne réglemente explicitement le port de signes d'appartenance religieuse à l'école.

Jusqu'à ce jour, aucune interdiction de port de signe religieux décidée en France par le Conseil d'Etat n'a fait l'objet d'appel devant la Cour européenne des droits de l'homme. L'absence de restrictions inscrites dans la loi serait-elle susceptible d'entraîner, au niveau européen, l'annulation de décisions de notre haute juridiction administrative ?

Je ne voudrais pas m'attarder sur les décisions de la Cour européenne des droits de l'homme, mais certaines d'entre elles vont dans le sens que nous nous avons indiqué. C'est notamment la cas des jugements rendus contre la Turquie dans lesquels la Cour européenne a tranché parce qu'elle estimait que : « en choisissant de faire ses études supérieures dans une université laïque, un étudiant se soumet à cette réglementation universitaire ». En conséquence, à ceux qui prétendent que la Cour européenne n'a pas dit le droit, nous répondons qu'à notre sens, elle s'est suffisamment prononcée sur le sujet, un certain nombre d'autres textes allant dans le même sens.

La juridiction européenne indique clairement qu'un signe peut être ostentatoire : « Le port d'un attribut vestimentaire distinctif trahit et traduit bien souvent une volonté de prosélytisme » alors que le Conseil d'Etat, en France, ne semble s'attacher qu'au « port ostentatoire » et non au signe qui, selon lui, ne l'est pas par principe. Aujourd'hui, certains mouvements religieux extrémistes qui se qualifient, eux-mêmes, de « fondamentalistes », revendiquent clairement le caractère indissociable de ces signes avec la conviction qui s'y rattache.

Le Conseil d'Etat interdit que l'on puisse imposer à l'école, à tout instant, pour toutes les disciplines, des règles conformes à ses convictions. Il considère ainsi que des restrictions permanentes ou temporaires pour certains cours, dans certaines circonstances, ne constituent pas une atteinte à la liberté religieuse.

Dans tous les contentieux portés devant le Conseil d'Etat, ce n'est pas intrinsèquement la liberté religieuse qui est en cause, mais sa manifestation ou son expression. La liberté supposée des uns par la manifestation de port de signes religieux, ne peut constituer de contrainte ou pression pour d'autres. La neutralité qui préserve toutes les consciences au regard de la manifestation et de l'expression religieuse, ne constitue-t-elle pas une garantie pour toutes et tous, sauf à admettre le primat de la croyance sur la possibilité de ne pas croire ou celle de changer de religion ?

Aujourd'hui, l'institution scolaire se doit de rester neutre et laïque, la manifestation des convictions religieuses de quelques-uns pouvant aussi porter atteinte aux droits et libertés d'autres. Ainsi, certaines jeunes filles disent ne plus pouvoir supporter d'être considérées, dans l'école, comme l'antithèse de celles qui portent le foulard. La liberté des uns ne peut ni porter atteinte à celle d'autres, ni à la mixité et à l'égalité de tous.

Une pression particulièrement forte s'exerce sur les membres de certaines communautés d'origine, soumises à des religions ultra-majoritaires, quand elles ne sont pas issues de pays dont c'est la religion d'Etat. Cela peut, aujourd'hui, selon nous, constituer une nouvelle ségrégation.

Dans ces conditions l'école ne doit-elle pas privilégier la neutralité et la laïcité ? La laïcité de l'école publique impose de ne pas intervenir dans la conviction de chacun pour garantir l'égalité de tous, croyants ou non. La manifestation d'expression des convictions ne peut être fondée sur une différence de droits, laissée à l'appréciation des établissements.

Les questions qui touchent à des libertés fondamentales et des droits intangibles ne peuvent, sans dispositions réglementaires précises que revendique l'UNSA-Education, être abandonnées, comme c'est actuellement le cas, à l'appréciation des seuls agents du service public d'éducation.

C'est pour quoi un dispositif législatif ou réglementaire devient indispensable pour éviter que des interprétations subjectives des faits puissent, en droit, contrevenir au principe fondamental de « liberté de conscience ».

M. Hubert TISON : Notre association se réjouit de pouvoir s'exprimer devant la mission d'information de l'Assemblée nationale, étant précisé que ses membres assurent de leur mieux l'enseignement des faits religieux.

Au cours des dernières années, l'enseignement de l'histoire et de la géographie a été marqué, dans certains établissements, collèges lycées, voire universités, par des incidents plus ou moins graves, survenus dans les classes ou lors d'activités périscolaires, le plus souvent sans avoir été portés à la connaissance des médias. Nous sommes, d'ailleurs, en train de procéder à une enquête qui porte sur 2 200 établissements, pour mesurer l'ampleur de ces incidents qui, bien que minoritaires, sont inquiétants.

Ces contestations plus ou moins violentes sont liées à l'enseignement des faits religieux : en sixième, l'enseignement des Hébreux et du christianisme ; en cinquième, de l'islam ; en seconde, du christianisme ou de l'islam.

Il y a plus dangereux encore : des tentatives d'ingérence soit d'organisations, soit de personnalités religieuses ou politiques, se font jour dans les contenus d'enseignement ou dans la formation des maîtres Beaucoup de professeurs font face à ces incidents, d'autres craquent ou passent vite sur les faits controversés pour ne pas susciter de conflits internes.

L'association des professeurs d'histoire et de géographie, très attachée à la défense de la tolérance, de la démocratie et de la laïcité, s'est inquiétée de ces faits, les a dénoncés et a demandé aux autorités de faire respecter les principes sur lesquels se fonde l'école. Elle entend aider ainsi les élèves à mieux comprendre les enjeux du monde actuel et à devenir des citoyens et des esprits libres.

Quelle est notre conception de l'enseignement du fait religieux et de l'éducation civique et quelles solutions proposons-nous pour faire respecter les principes fondateurs de l'enseignement public ?

En ce qui concerne l'enseignement du fait religieux à l'école, il faut savoir que les programmes d'histoire des collèges et des lycées prévoient un enseignement des faits religieux en classe de sixième, cinquième, quatrième, seconde et première et que, pour nous, cet enseignement s'inscrit dans l'histoire. Il n'est pas question d'enseigner la foi ou de faire de la théologie, d'où le malentendu qui surgit parfois avec des élèves de cinquième. L'histoire du fait religieux s'inscrit dans une histoire globale.

L'étude des conflits religieux comme les croisades, les guerres de religion, qui s'est trouvée restreinte dans les programmes, ne doit pas, non plus, être négligée pour établir des comparaisons avec des conflits de notre temps : celui de Bosnie-Herzégovine, par exemple. La Méditerranée au XIIème siècle, question inscrite au programme de seconde, qui mêle l'étude des civilisations byzantines, chrétiennes et musulmanes, apporte des connaissances, suscite des réflexions et des regards croisés sur les uns et les autres.

Les méthodes d'approche de cet enseignement doivent être scientifiques. La pédagogie doit être vivante, fondée sur des documents patrimoniaux : Bible, Coran et autres. Le choix des traductions du vocabulaire doit être rigoureux et précis et ne doit pas laisser place à la contestation, d'où la nécessité d'assurer une formation rigoureuse aux futurs enseignants. Le professeur doit connaître l'environnement scolaire, les itinéraires de ses élèves, leur famille. Au total, l'enseignement de l'histoire ne doit pas être un moment d'endoctrinement, ou de catéchèse.

Pour ce qui est de l'éducation à la citoyenneté dans le cadre laïque, notre association milite depuis longtemps en sa faveur mais demande qu'elle soit mieux enracinée dans l'espace et dans le temps. Si, en classes de collège, cet enseignement repensé pour être plus actif, fondé sur la connaissance des principes et des valeurs républicaines, nous paraît solide, ce qui a été baptisé dans les lycées du sigle un peu barbare d'ECJS - éducation civique, juridique et sociale - a trop souvent été déconnecté de l'enseignement de l'histoire et devrait être repensé.

Au contraire, le programme de sixième suit une démarche progressive qui part de la personne pour aller au citoyen et tient compte de l'âge des élèves. Ces derniers acquièrent des notions clés et un vocabulaire spécifique, découvrent les grands textes comme la Déclaration des droits de l'homme ou la Constitution de la Vème République. Je serais d'accord avec certains orateurs qui m'ont précédé pour mettre davantage l'accent sur la laïcité dont on pensait qu'elle était un fait acquis.

Dès la sixième, la laïcité, qui occupe une place de choix dans les programmes, est située dans une dimension historique, à la fois en termes de valeur et de pratique. Elle est illustrée par des dispositions du règlement intérieur de l'établissement.

En troisième, on la retrouve dans l'étude des principes et des symboles de la Vème République, une République indivisible, laïque, démocratique et sociale, comme cela a été rappelé.

Il nous semble qu'au lycée, soit en histoire, soit en éducation civique, l'étude des grandes lois de la République, des lois scolaires, de la grande loi de 1905 de séparation de l'Eglise et de l'Etat, très précisément de la sphère publique et de la sphère privée, permet aux élèves de mieux mesurer les conquêtes démocratiques de la République. Parmi les thèmes d'ECJS, on peut retenir, en classe de première, l'exercice de la citoyenneté, la séparation de l'ordre politique et religieux qui se manifeste en France à travers les lois de laïcité Il est également intéressant d'établir des comparaisons avec des pays de l'Union européenne et de constater les grandes différences qui existent dans les programmes scolaires. Ainsi, il faut savoir qu'en Grèce, on n'enseigne pas l'histoire !

Il serait bien ambitieux de ma part de penser détenir des solutions, aussi, je me contenterai de formuler quelques suggestions. Je vois trois conditions à un examen serein et humain des faits religieux dans l'enseignement de l'histoire.

Premièrement, les enseignants attendent un soutien sans faille de l'administration de l'établissement et du ministère, à toute remise en cause des valeurs et des principes républicains, ainsi que des contenus du programme national qui sont parfois contestés par des élèves ou des groupes communautaristes de l'extérieur.

Deuxièmement, il convient de rétablir des horaires plus équilibrés. La diminution des heures d'histoire et de géographie depuis les années 90, au collège et au lycée, en classes scientifiques, notamment en première et terminale, a privé les élèves de pans entiers de connaissances solides, étant entendu qu'à côté de la pédagogie, il y a le savoir. Il est nécessaire de disposer de temps pour enseigner à des classes de plus en plus hétérogènes, notamment aux élèves des classes de sixième, cinquième et quatrième. C'est une condition essentielle pour ne pas tomber dans la caricature et le schématisme qui pourraient, ensuite, être reprochés au professeur qui aurait mal parlé de Mahomet, du christianisme ou des Hébreux.

Troisièmement, il s'agit de prévoir une formation des maîtres, initiale et continue, active et renouvelée tout au long des carrières.

En résumé, notre association est contre les signes religieux ostentatoires, notamment le voile, étant entendu que, pour parvenir à obtenir des élèves qu'ils y renoncent, il faut aussi, au sein des établissements, avoir recours à la médiation et au dialogue

En dehors des incidents qui peuvent émailler les cours d'histoire, le boycott ou la perturbation du cours de philosophie ou d'histoire des sciences de la vie et de la terre sont aussi très inquiétants. L'association demande donc aux hommes politiques des signes forts pour réaffirmer les principes laïques, pour garantir le déroulement normal des cours et pour ne pas laisser les enseignants et les administrateurs résoudre seuls des problèmes extrêmement complexes.

Le collège et le lycée ne sont pas des lieux d'enfermement, de haine et de prosélytisme religieux, mais, au contraire, des lieux d'apprentissage de la vie en commun et de la démocratie.

Mme Martine DAVID, Présidente : Avant de donner la parole à mes collègues, je souhaiterais souligner un point : vous avez tous essentiellement parlé du port de signes religieux et particulièrement du port du voile, mais, si j'excepte M. Tison, qui a déploré que des élèves refusent certains enseignements, peu d'entre vous ont fait état d'autres manifestations d'appartenance religieuse que nombre d'enseignants ont pourtant évoquées au cours de nos auditions. Qu'en est-il exactement ?

M. Jean GLAVANY : Les interventions de nos invités appellent de ma part deux réflexions et deux questions.

Ma première réflexion fait écho aux propos liminaires de notre Présidente et souligne, mesdames et messieurs, que vos questions sur la portée de notre mission sont également les nôtres. Le cadre de notre mission d'information, qui est celui du port de signes religieux à l'école, pose question dans la mesure où la laïcité dans la République ne se limite pas à l'école, où la laïcité à l'école ne se limite pas aux signes religieux et où, si j'ose dire, les signes religieux ne se limitent pas au voile.

Ma seconde réflexion s'adresse à M. Raguin. La confusion, qui existe dans les raisonnements juridiques, existe aussi au sein de notre mission : ce n'est pas la loi de 1989, et l'avis du Conseil d'Etat qui ont créé une jurisprudence, mais une réalité du droit français, qui existe depuis des décennies, et qui porte au même niveau de normes juridiques deux notions qui sont, d'une part la laïcité, d'autre part, la liberté d'expression.

Ces deux valeurs sont tout autant protégées par la Constitution que par la Convention européenne des droits de l'homme et du citoyen, laquelle n'est pas l'invention d'un bureaucrate de Bruxelles, contrairement à ce que certains se plaisent actuellement à dire, mais l' œuvre d'un éminent juriste français, René Cassin. La loi de 1989 et l'avis du Conseil d'Etat n'ont donc fait que s'inscrire dans une vieille tradition de protection juridique de ces deux valeurs qui nous complique d'ailleurs la tâche et qui rend extrêmement complexe toute entreprise législative en matière de laïcité.

J'en viens à ma première question. Constatez-vous dans nos collèges et nos lycées une diversité de situations - je vais droit au but sur le port du voile puisque vous dites, à juste titre qu'il est dans tous les esprits - tenant au fait que le voile peut être à la fois un vêtement, parfois un accessoire de mode, mais également un signe religieux, un symbole d'aliénation des femmes, ou un instrument d'intégrisme et, s'il y a diversité de situations, considérez-vous que l'on puisse y apporter une réponse unique ?

Ma seconde question est la suivante : sentez-vous, chez les chefs d'établissement et dans les équipes pédagogiques des établissements, monter un vrai refus d'assumer une responsabilité dans cette diversité, comme certaines organisations de chefs d'établissement le laissaient entendre ici ? C'est une attitude d'autant plus curieuse que, d'une part, ces chefs d'établissement assument bien leurs responsabilités en toute autonomie en d'autres domaines - je pense aux exclusions temporaires d'élèves - et que, d'autre part, ce refus paraît contradictoire avec la revendication d'autonomie des établissements, qui est constamment mise en avant dans les mêmes sphères.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je souhaiterais rebondir sur l'intervention de Jean Glavany, car je reste un peu surpris des propos que j'ai entendus. J'ai, en effet, plutôt le sentiment que les enseignants de ma circonscription et de ma commune expriment, sur cette question, un certain malaise, un profond désarroi et qu'ils attendent des politiques qu'ils cadrent, par une loi ou non, la situation. Je suis donc très étonné que les porte-parole des syndicats, ici présents, qui représentent toute la diversité syndicale, n'aient pas exprimé aussi clairement cette attente.

Par ailleurs, quinze ans après l'avis du Conseil d'Etat, je constate que, parmi vous, les uns disent qu'il faut légiférer - certains sous réserve de le faire sous certaines conditions auxquelles il faudrait réfléchir - et que les autres, dont Mme Raffini, s'y opposent et privilégient la médiation et l'enseignement du fait religieux. Je suis donc très heureux, en tant qu'ancien professeur d'histoire et de géographie, d'avoir entendu M. Tison rappeler que l'enseignement du fait religieux se fait déjà, bien que difficilement comme il l'a très bien expliqué, à travers les programmes d'histoire.

Dans ces conditions, j'aimerais savoir quelle est votre conception de l'enseignement du fait religieux. Il me semble un peu court de dire qu'il constitue la solution, sans préciser comment il sera dispensé, alors qu'il est semé d'embûches.

M. Pierre-André PERISSOL : Après mon collègue Jean Glavany, je tiens à dire à nos invités qu'ils doivent savoir que, les parlementaires, toutes tendances confondues, ont bien conscience de la complexité du problème, qu'ils ne détiennent pas de solutions en noir ou blanc et que leurs interrogations sont les mêmes que celles qui viennent d'être exprimées.

Aujourd'hui, nous recevons des enseignants et leurs représentants, qui ont évidemment des convictions par rapport aux grands principes, mais dont la caractéristique est de se trouver « au front », de faire directement face au problème, à l'intérieur de l'école. Nous avons reçu des chefs d'établissement qui nous demandaient de clarifier la situation, donc de légiférer, tout en reconnaissant la difficulté de la chose et les effets qu'elle pourrait induire.

Pourquoi l'ont-ils fait ? Non pas pour mieux exclure - je rassure d'emblée M. Aschieri - mais pour leur permettre, dans une phase de dialogue, de s'adosser à une base solide, l'interdiction de porter le voile, et non plus à une base floue qui ne leur permet pas d'engager le dialogue en situation claire, pour la bonne raison que, in fine, la situation n'est pas claire. Si j'ajoute, pour vous tranquilliser, que nous aurions la même position face à des établissements où des chaldéens arboreraient une croix qui serait un signe ostentatoire, il n'en demeure pas moins vrai que si, aujourd'hui, le problème du port du voile est évoqué c'est que, derrière, on retrouve un certain nombre de comportements qui, eux sont totalement déstabilisateurs pour l'école : le refus de participer à certains cours, le refus d'un examinateur masculin, et j'en passe car les exemples sont multiples.

Si nous ne sommes pas capables de mettre un terme à certaines situations et d'arrêter une position claire par rapport au voile, nous ne serons pas en mesure d'apaiser les esprits.

Par ailleurs, nous avons reçu des femmes musulmanes qui nous ont déclaré que le problème n'était pas un problème de croyance religieuse et qu'il y avait derrière le port du voile une signification que l'on ne retrouve pas derrière d'autres signes religieux dans la mesure où, de fait, il conduit à une certaine soumission de la femme. S'il est légitime de se demander si l'exclusion de jeunes filles ne revient pas à les renvoyer dans des écoles coraniques, nos interlocutrices musulmanes nous ont invités à réfléchir également à la situation de toutes les élèves qui, elles, ne portent pas le voile et qui, si on laisse celui-ci proliférer, vont subir des pressions de plus en plus fortes pour l'accepter.

La laïcité renvoie, certes, à la non-distinction d'une croyance religieuse, mais elle prend aussi en compte l'égalité de traitement des jeunes filles et des jeunes garçons. En conséquence, on ne peut pas laisser entrer à l'école un signe qui est le symbole de la position inférieure de la femme.

De plus, tous les chefs d'établissement que nous avons auditionnés ici et ailleurs, nous ont dit qu'il ne s'agit pas seulement d'un signe religieux mais qu'il a une signification politique. La corrélation entre la fréquence de l'ostentation dans le port du voile et l'actualité politique internationale illustre le fait que, par ce biais, certains jeunes entendent afficher leur soutien à une cause. C'est une attitude tout à fait compréhensible, mais qui, elle non plus, n'a pas sa place dans l'enceinte de l'école où la laïcité impose, comme vous l'avez tous dit, la neutralité des opinions politiques.

Après ces observations qui renvoient à des problèmes concrets, j'en arrive à ma question. Quelle est votre position sur l'opportunité de légiférer, sachant que, dans leur quasi-totalité, les grands acteurs de l'Education ont été unanimes pour nous demander de les aider, de les sortir de cette situation floue qui affaiblit leur position, qui fragilise les établissements les plus exposés et qui empêche de régler une situation qui a des effets, non seulement sur la laïcité, mais aussi sur l'autorité et le pouvoir de l'école républicaine ?

M. Lionnel LUCA : Je suis assez surpris par la réaction des représentants syndicaux du monde enseignant. J'imaginais que j'allais écouter des propos plus vigoureux que tous ceux que je viens d'entendre prononcer sur un ton convenu et assez « émasculé ». Je dois avouer que je m'attendais, de la part de syndicalistes attachés à la laïcité, à plus d'intransigeance sur cette question

Cette façon de mettre tous les signes religieux - kippa, croix, voile - sur le même plan, en feignant de croire, car on ne peut pas imaginer qu'on le pense un seul instant sérieusement, que tout serait identique, me pose véritablement question.

En effet, le débat qui nous rassemble aujourd'hui, en dépit de l'appellation de la mission, n'a pas pour objet les signes religieux en général : nous savons très bien qu'il existe un problème de fond que certains de mes collègues ont évoqué et qui est celui du voile ! C'est si vrai que cette mission n'aurait jamais vu le jour, s'il s'était agi de ne parler que de la kippa, le problème la concernant ne s'étant jamais posé dans les mêmes termes. Je demande donc que l'on fasse preuve d'un peu moins, sinon d'hypocrisie, du moins de conformisme.

Le port du voile est un signe bien particulier dans les écoles, qui pose des problèmes que nous ne connaissions pas, il y a dix ou quinze ans et qui génère des situations de conflit. D'ailleurs, si la presse s'en est fait l'écho et si nous sommes là aujourd'hui, ce n'est pas le fruit du hasard. En conséquence, feindre de croire que le port du voile est comparable à une croix portée autour du cou me paraît une attitude assez spécieuse, d'autant que personne ne trouverait rien à redire contre une étoile de David ou une main de Fatma pourvu qu'elles soient portées avec discrétion. La laïcité sait, en effet reconnaître toutes les religions, mais ne peut accepter qu'elles soient affichées de manière ostentatoire.

Je m'étonne donc que certains d'entre vous, qui ont déclaré être les héritiers d'une laïcité de combat, adoptent une logique qui conduit, finalement, par le biais du voile, à permettre à une certaine forme d'intégrisme religieux d'entrer à l'école. Au-delà du discours un peu convenu d'un bon nombre d'entre vous, nous avons besoin d'être éclairés.

Comme nous enregistrons, mesdames et messieurs, un véritable décalage entre vos interventions et celles de ceux que vous représentez, notamment celles des chefs d'établissement qu'évoquait Pierre-André Périssol, j'aimerais que puissiez nous expliquer les raisons de cette tiédeur, de cette prudence.

M. Christian BATAILLE : Je suis député et militant socialiste, mais, dans ma prime jeunesse, avant d'être militant socialiste, j'ai été, si j'ose dire, « militant laïque », membre des amicales laïques, au contact, non pas des intellectuels, mais de gens du peuple, d'enfants de l'école laïque qui estimaient devoir continuer à militer pour défendre cette école.

Je dois dire que, comme mon collègue - et pourtant nous n'avons pas, loin s'en faut, la même philosophie - je suis un peu surpris de l'absence de « vibration militante » dans les propos que j'ai entendus, et dont la platitude dénotait une certaine résignation.

Evidemment, je ne reviendrai pas sur l'intervention de la représentante Sud-Education de la fédération du Cher qui se situe aux antipodes de ce que je pense et de ce que je ressens puisqu'elle nous dit que, dans la mesure où le problème posé est celui de savoir s'il faut tolérer les signes religieux à l'école, la meilleure façon de le résoudre est, non pas de n'en tolérer aucun, mais de les tolérer tous. Un tel raisonnement relève d'une philosophie qui existe historiquement, mais qui me paraît totalement opposée à ce qui constitue le fondement de la tradition laïque française.

Je ne voudrais pas développer ce qui serait une anticipation de nos conclusions, nombre d'entre nous n'ayant pas forcément forgé définitivement leur jugement, aussi je me bornerai à vous interroger sur deux points.

Ma première interrogation faite suite à l'intervention du représentant de l'association des professeurs d'histoire et de géographie, qui avait trait à l'enseignement du fait religieux. Je n'ai entendu personne s'opposer à un tel enseignement, mais il reste à déterminer la forme qu'il doit prendre. La IIIème République, elle-même, avait bien posé le problème, qui avait voulu substituer à ce qu'était l'enseignement des écoles religieuses une forme de morale laïque, de telle façon que, dans les années 50, l'instituteur consacrait chaque matin un quart d'heure à cet enseignement qui était, en quelque sorte, la réflexion de la République laïque sur toute une série d'événements.

J'estime que M. Tison a fort bien pointé du doigt le fait que, tout en posant le problème de l'enseignement du fait religieux, on observait le silence sur l'énorme lacune que constitue l'atonie de la laïcité dans les programmes d'enseignement et dans la formation des maîtres. Il y a un fossé entre la place qu'occupe la laïcité dans la formation dispensée par les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) et celle qu'elle occupait autrefois dans les programmes des écoles normales.

Puisque vous avez mis l'accent, ce qui est normal, sur la matière que vous enseignez, je vous poserai quelques questions précises. Les horaires d'enseignement de l'histoire ont-ils été restreints ? L'éducation civique a-t-elle disparu des programmes à tel point que vous ne l'avez pas évoquée ? Quelle est la part de l'enseignement du fait religieux dans l'enseignement des lettres et de la philosophie ?

A chacun d'entre vous, je demande s'il convient d'ajouter aux programmes une nouvelle matière, l'enseignement du fait religieux avec, à la clé - et je me tourne vers le représentant du SNES - un CAPES de religion qui ne me semble pas avoir lieu d'être, mais qui existe dans certains départements français - j'ai entendu des parlementaires indignés interpeller le ministre à ce sujet - ou si, au contraire, le fait religieux doit être enseigné de manière diffuse dans les divers enseignements.

Par ailleurs, je n'ai pas entendu dans les différentes interventions, de remarques relatives à l'âge ou à la majorité des élèves. J'ai le sentiment que les intervenants ont fait référence à une forme de citoyenneté scolaire qui serait un état de fait, y compris chez les jeunes enfants, et qui, en quelque sorte, anticiperait sur la citoyenneté de celui qui a atteint sa majorité. C'est une notion essentielle et c'est peut-être la raison pour laquelle l'université, qui est plutôt peuplée d'étudiants adultes disposant de tous les pouvoirs citoyens pour faire un libre choix, a si peu été évoquée au cours de nos travaux.

Sans vouloir être provocateur, est-ce que, comme cela a été le cas au Moyen Age, l'enfant est désormais considéré à l'école comme un modèle réduit de l'adulte avec son autonomie de jugement et sa citoyenneté, ou est-ce qu'il continue à être considéré comme quelqu'un qui, au contraire, est sous la responsabilité des adultes ? Autrement dit, considérez-vous que les élèves de 12 à 18 ans sont des citoyens jouissant de droits, ou pensez-vous, au contraire, que les adultes doivent réaffirmer la mission d'éducation qui leur est confiée dans les établissements scolaires ?

Mme Martine DAVID, Présidente : Je compléterai ces diverses questions en y ajoutant une suggestion : puisque quelques-uns d'entre vous ont évoqué le nombre de cas dont ils avaient éventuellement connaissance, je souhaiterais que, au fur et à mesure des réponses qui seront apportées, chacun donne son estimation de l'ampleur du problème. Les chiffres qui nous ont été fournis sont assez contradictoires et il est, pour nous, très difficile de procéder à une évaluation fiable.

M. Daniel ROBIN : Il est très difficile d'évaluer précisément la quantité de jeunes filles qui portent aujourd'hui le voile dans les collèges et dans les lycées. Certaines d'entre elles fréquentent des établissements dont je ne soupçonnais pas, moi-même, qu'ils puissent être confrontés au problème. Cette situation tient à des raisons diverses et variées : certains collègues ont accepté de transiger, par exemple, sur la taille du foulard ou savent pertinemment que toute publicité autour de cette question risque, pour des motifs passionnels, de déclencher une crise là où ils sont parvenus, peu ou prou, à l'éviter.

S'agissant de l'assiduité au cours, il faut bien considérer que le problème est très distinct de celui que pose le foulard et cela pour deux raisons.

Premièrement, elle ne touche pas les seules jeunes filles voilées : nous avons, en fonction des jours de la semaine et des contenus d'enseignement, des problèmes avec tantôt, les adventistes du septième jour, tantôt les témoins de Jéhovah ou autres. Bref, le problème de l'assiduité ne relève pas d'une religion, mais de bon nombre de religions et je ne parle pas des difficultés que pose dans certaines écoles primaires, le mercredi matin, jour de catéchisme... Je veux dire par là que le problème de l'assiduité, des horaires de classe et de leur compatibilité avec les exigences d'un certain nombre de religions, voire de toutes, reste d'actualité.

Deuxièmement, vous savez sans doute qu'à partir du moment où il y a défaut d'assiduité, la question de l'éventuelle sanction ne se pose pas. L'exclusion devant un conseil de discipline pour défaut d'assiduité n'a jamais été remise en cause par une juridiction administrative. Les établissements qui ont choisi d'exclure des élèves portant le voile y sont d'ailleurs parvenus par ce biais.

Ayant bien entendu les interventions de plusieurs députés nous reprochant d'utiliser un langage « convenu » et de ne pas suffisamment « vibrer ». Je vous invite donc à « vibrer » ensemble !

Le foulard n'est pas la kippa, ne serait-ce probablement qu'en raison de la surface du tissu utilisé, mais si nous commençons à nous engager sur cette voie, les choses vont devenir compliquées. Pour moi le foulard et la kippa c'est pareil et je suis obligé de constater, avec une objectivité que vous ne me contesterez pas, que l'indignation que suscite le port du foulard ne s'est jamais manifestée dans les lycées parisiens où, depuis de très nombreuses années, certains élèves portent la kippa.

C'est une différence qui doit nous interroger collectivement et individuellement !

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas le cas en province !

M. Daniel ROBIN : Vous avez, par ailleurs, dénoncé un décalage entre nos propos et ceux des personnes que nous représentons.

Depuis dix jours, je suis en contact avec trois établissements qui connaissent effectivement de gros problèmes et je suis obligé de vous dire que les personnels sont très partagés, non pas sur l'objectif à poursuivre car ils sont tous pour la suppression du voile, mais sur la façon de l'atteindre et sur l'opportunité d'exclure immédiatement, ou non. Ce débat-là sera-t-il réglé par la loi ? Probablement pas ! Evidemment, l'arme de l'exclusion pourra tomber comme un couperet, mais, en tout état de cause, puisque je pense que ni les uns ni les autres, nous ne sommes favorables à une sanction immédiate, il faudra bien en passer par le dialogue. Or c'est précisément cette phase qui, aujourd'hui, fait l'objet de débats entre les personnels au sein des établissements.

Même si la possibilité d'exclure existait, on ne ferait pas l'économie des débats. C'est une donnée que vous ne devez pas perdre de vue car une partie du personnel d'éducation pense que jeter à la rue une élève pose des problèmes et en constitue pas forcément le meilleur choix pour l'inciter, le moment venu, à retirer son foulard.

Puisqu'il s'agit de « vibrer » ensemble, « vibrons » ensemble ! Personnellement, je comprends l'indignation que suscite le port du foulard, mais pourquoi ne pas faire preuve de la même indignation lorsqu'on rend l'enseignement religieux obligatoire en Alsace-Moselle ? Quelle image donnerions-nous de la République et de la laïcité si, demain matin, nous interdisions le port du foulard tout en acceptant parallèlement que, dans certains départements, on continue à tolérer que des crucifix ornent les murs des établissements publics, à rémunérer le clergé, et à obliger tous les élèves, à l'exception de ceux qui disposeraient d'une dérogation accordée dans des conditions compliquées, à suivre un enseignement religieux?

Y compris en termes de priorité, il y a sur la laïcité des questions à se poser ! « Vibrons » donc ensemble, mais sur tous ces sujets !

Mme Françoise RAFFINI : Vous nous reprochez de ne pas aborder le sujet des enseignements : peut-être, mais le problème n'étant pas posé en ces termes, nous nous sommes efforcés, de nous limiter au seul cadre qui nous était fixé !

Cela étant, comme cela vient d'être indiqué, bien des questions mériteraient d'être soulevées, qui ne relèvent pas de la laïcité. Je pense notamment au respect des règles de l'école qui veut que les enseignés ne choisissent pas les enseignements. Il s'agit alors de problèmes de discipline « ordinaire ».

Le port d'un signe religieux est de toute autre nature et nous récusons tout à fait l'idée d'introduire une hiérarchie entre ces différents signes en fonction de l'endroit où ils se porteraient ou d'autres considérations qui ne nous semblent pas devoir être retenues.

Sans doute me suis-je mal expliquée sur le fait religieux, ce qui m'a valu d'être interpellée à titre personnel

Aussi, je vais m'efforcer de préciser mon point de vue. J'avais précisé que « Une des missions de l'école est d'instituer l'élève en citoyen au cours d'un long apprentissage, ce qui suppose la confrontation à autrui, à d'autres modes de vie ou de comportement que les siens ». En ce sens, j'estimais que l'apprentissage du fait religieux participerait à l'instauration de ce « vivre ensemble » et j'ai avancé six propositions. Il n'était donc pas dans mon propos, et je tiens à le souligner, de faire de l'enseignement du fait religieux la solution.

Le type de problèmes que nous rencontrons aujourd'hui ne relève pas d'une seule solution : il est suffisamment complexe pour ne pouvoir, précisément, recevoir de solutions que dans un cadre beaucoup plus vaste.

S'agissant de l'appel à l'aide de certains de nos collègues, que nous entendons, nous aussi, et que nous comprenons fort bien, il sous-tend une demande quasiment désespérée d'une ligne de conduite à suivre. C'est une revendication qui nous paraît bien compréhensible, mais parfaitement utopique dans la mesure où il n'y aura jamais de réponse automatique au genre de problèmes que nous examinons. La libre interprétation existera toujours, car l'application de la loi, elle-même, n'appelle pas une réponse de type binaire. Sauf à imaginer une République d'ordinateurs et non plus de citoyens, il nous faudra bien examiner les conditions d'application et d'interprétation des cas particuliers auxquels nous nous trouverons confrontés.

Concernant les « vibrations » pour la bataille en faveur de la laïcité, j'avais attiré l'attention sur le fait qu'il ne nous semblait pas nécessaire de l'entacher d'anachronisme. Nous ne pouvons pas, en effet, vouloir nous inscrire très étroitement dans les modalités de nos ancêtres du XIXème siècle et du début du XXème siècle, car, depuis lors, beaucoup de choses ont changé dans la société.

Je rappellerai, aussi, que cette bataille pour la laïcité, qui a été une bataille réelle, qui a demandé beaucoup de courage à certains de nos prédécesseurs, n'a pas été aussi fanatique que l'imaginaire collectif veut bien, maintenant, se le représenter. J'ai lu récemment dans des ouvrages tout à fait fiables que, finalement, l'enseignement des devoirs envers dieu dans les programmes des écoles primaires n'avait été supprimé qu'en 1923. Vous voyez donc qu'il y a eu, de tout temps, des transactions concernant la laïcité, et la prise en compte du fait qu'elle devait rassembler, unir les citoyens et non pas contribuer à l'instauration de guerres civiles permanentes.

Doit-on défendre les jeunes filles qui portent le voile ou celles qui ne le portent pas ? Ma fédération refuse d'entrer dans ce genre de dilemme. Nous devons répondre à la défense des droits et satisfaire à celui de recevoir une éducation dans un milieu scolaire en acceptant toutes les élèves, qu'elles soient, ou non, voilées.

Entendons-nous bien : nous ne sommes pas favorables au port du voile en soi, mais il nous paraît déterminant de ne pas stigmatiser et d'éviter de devoir interdire ou imposer. A ceux qui nous accusent de faire le jeu de certains pays intégristes où les femmes sont contraintes de porter le voile, nous répondons qu'en France, compte tenu des spécificités nationales, le port du voile ne recueille nullement notre agrément. Pour autant, nous nous refusons aussi bien à l'imposer qu'à nous y opposer. Nous constatons seulement qu'il y a bien des façons de porter le voile...

M. Jean-Pierre BLAZY : Ce n'est pas très clair !

Mme Françoise RAFFINI : Vous êtes, naturellement, libre de le penser, mais on ne peut pas simplifier à l'extrême un problème qui est complexe sans courir le danger de tomber dans le simplisme !

S'agissant de l'ampleur du problème, nous avons, pour ce qui nous concerne, la faiblesse de penser que Mme Chérifi, médiateur au ministère de l'éducation nationale, est particulièrement bien placée et informée pour en faire l'estimation. Cela étant, on confond souvent deux cas de figure : les élèves voilées qui posent problème - Mme Chérifi parle de 120 cas par an - et les élèves qui ont admis un compromis acceptable et qui ne posent pas problème. Le cas des élèves appartenant à la seconde catégorie sont-ils recensés ? Je l'ignore et il est donc très difficile d'apporter une réponse à votre question.

M. Patrick GONTHIER : Tout d'abord, je tiens à dire que je ne me reconnais pas dans certaines remarques qui ont été formulées. Je croyais que nos attentes avaient été assez clairement exprimées. J'avais le sentiment d'avoir montré une attitude qui n'était ni résignée, ni plate, ni convenue, pour ne pas mentionner l'autre adjectif que la décence m'interdit de prononcer.

Toutes les organisations, tous les partis et syndicats sont traversés par des questions très fortes sur le sujet et les approches sont souvent contradictoires avant d'arriver à un consensus et d'émettre un avis définitif. Dès 1989, notre organisation qui s'appelait alors la Fédération de l'éducation nationale (FEN) plaidait pour un cadre réglementaire précis, estimant que l'avis du Conseil d'Etat ne permettait pas de régler les questions. Le vide juridique, selon nous, perdure et il revient aux politiques de le combler. Il ne nous appartient de définir, ni la forme, ni le contenu, ni le périmètre du texte à élaborer !

Quand nous disons que tous les signes doivent être visés, ce n'est pas pour les mettre sur un pied d'égalité, ni pour esquiver le problème, mais pour réaffirmer que la laïcité est l'affaire de tous. En effet, ce qui est en cause au sein de l'établissement, c'est la mise sous influence de publics qui peuvent être d'origine religieuse différente, c'est la soustraction de zones républicaines au droit républicain et à d'autres influences, et c'est l'acceptation de voir s'imposer des logiques communautaristes, quelle que soit la religion en cause. Nous pensons qu'en transigeant et en établissant une hiérarchie, on se dérobe au droit républicain.

La laïcité est l'affaire de tous. C'est un sujet grave et c'est pourquoi nous en parlons avec retenue. Il n'empêche que nous nous sommes exprimés très précisément sur la nécessité d'un texte, y compris si cette nécessité se trouve assortie d'un souci « d'opérationnalité », comme l'a souhaité l'un des intervenants.

Pour ce qui est du chiffrage des cas, vous avez reçu l'un des syndicats de la fédération, le Syndicat national des personnels de direction de l'Education nationale (SNPDEN) qui est le syndicat des chefs d'établissement. Nous avons discuté avec ses responsables, mais le chiffrage est extrêmement difficile à apprécier car, si l'on met à part les deux cents cas critiques qui posent problème, qui sont l'objet de contentieux locaux ou nationaux et où intervient la médiatrice, les cas sont estimés à plusieurs milliers. Cette situation tient, d'une part au fait que les cas ne sont pas tous révélés, que beaucoup sont réglés au sein des établissements, d'autre part - on peut le dire entre nous - au fait que de ne nombreux recteurs préfèrent éviter la surenchère médiatique qui présente le risque de voir le cas s'échapper ou être monté en épingle.

Aujourd'hui, il doit y avoir moyen, auprès du ministère de l'éducation, des inspections générales, et non pas seulement auprès de la médiatrice, dont je respecte beaucoup le travail, d'obtenir des chiffrages relativement précis.

Mme Martine DAVID, Présidente : Si nous vous posons la question c'est précisément parce que c'est impossible !

M. Patrick GONTHIER : La médiatrice qui s'intéresse aux cas critiques, estime les cas à deux ou trois cents, alors que les chefs d'établissement en recensent plusieurs milliers !

Avec la question de la référence à l'âge des élèves, nous abordons le terrain des principes et des libertés fondamentales. Les établissements scolaires doivent préserver l'élève et sa formation de citoyen de tout groupe de pression. On peut, dès lors, estimer que l'âge de référence est celui de la scolarité obligatoire, et qu'il peut être étendu à celui des élèves de lycée.

Concernant le cadre réglementaire, je crois que nous avons été relativement précis. Quand les sujets sont aussi pointus, ils suscitent des réflexions fortes qui traversent toutes les organisations. Il est effectivement plus simple de s'en sortir en esquivant les problèmes qu'en les affrontant !

M. Hubert RAGUIN : Les chiffres qui viennent d'être donnés sont justes, mais ils demandent encore à être relativisés selon que l'on regarde une situation à froid ou à chaud. Je vais vous donner un exemple.

La ville d'Angers, qui a connu fort peu de cas durant des années, a été le cadre, à la rentrée, d'un cas qui a suscité l'émotion. L'inspecteur d'académie a jugé utile de faire une déclaration à la presse pour faire savoir qu'il refusait aux enseignants d'interdire à une élève d'entrer avec le voile, conformément à leur demande, faisant valoir qu'il préférait des musulmans intégrés à des musulmans intégristes. Une semaine plus tard, on dénombrait cinq nouveaux cas dans cinq établissements de la ville ! Il faut donc relativiser les situations et faire preuve d'une extrême prudence !

Pour ce qui me concerne, je souscris tout à fait aux propos de mon collègue du SNES sur le statut concordataire d'Alsace-Moselle. En réalité, sa position nous ramène au c œur du débat puisqu'il s'agit, en fait de définir un cadre institutionnel. Il est impossible de définir un cadre variable d'une région à l'autre, d'un établissement à l'autre, traitant d'un voile ou d'un autre signe religieux, car le principe même de la laïcité impose d'apporter une réponse institutionnelle qui convienne à une très grande diversité de situations, en fonction, bien entendu, de toute une série de paramètres. Il n'empêche que, historiquement, la laïcité s'est définie comme une laïcité institutionnelle dans la mesure où elle apportait une réponse unique, avec, bien entendu, des aspects réglementaires qui n'épuiseront, de toute façon, pas la discussion, à une multiplicité de situations.

J'ai été interpellé par M. Glavany à propos de l'interprétation que je faisais de la loi Jospin et de l'avis du Conseil d'Etat de 1989. J'ai parfaitement entendu ce qu'il m'a dit et je pense d'ailleurs que nous pourrions nous rejoindre sur cette appréciation, mais un problème demeure, qui renvoie au cadre institutionnel de la laïcité : l'article 10 de la loi Jospin inclut parmi les libertés reconnues dans les collèges et les lycées, le droit des élèves à disposer de la liberté d'information et de la liberté d'expression. Je ne peux, cependant, que constater que le Conseil d'Etat a défini ce droit comme un droit à disposer de la liberté d'opinion religieuse, politique et philosophique. C'est contraire au principe de laïcité !

M. Jean GLAVANY : Ce n'est pas nouveau : il serait temps de le découvrir !

M. Hubert RAGUIN : C'est contraire au principe de laïcité et cela renvoie au problème soulevé par ma collègue de Sud. Sous prétexte d'éviter un problème, faudrait-il tout autoriser ?

La laïcité institutionnelle se fixait précisément pour objectif de protéger les enfants. L'école, de ce point de vue, ne relève pas du domaine public, du droit commun, d'une réglementation ordinaire : la laïcité de l'école lui impose des règles pour protéger les jeunes générations de tout prosélytisme, de toute propagande et elle se décline dans la stricte neutralité religieuse quant au contenu des enseignements, quant à l'attitude des enseignants et quant au port d'insignes religieux. Si nous sortons de cette problématique, nous irons au-devant de problèmes de toutes sortes.

Je ne me prononcerai pas sur l'enseignement du fait religieux sur lequel il y aurait beaucoup à dire, mais qui ne rentrait pas dans le champ de votre mission. En revanche, j'enregistre et je soutiens vivement, même si elle ne résoudra pas le problème, la proposition de notre collègue de l'association des professeurs d'histoire et de géographie. Le fait qu'il n'existe strictement aucune formation des enseignants au cadre réglementaire de la laïcité, n'est pas rien ! On peut me répondre que, jadis, les amicales laïques et les syndicats se substituaient à cette lacune de l'administration, mais cette dernière, jadis également, se préoccupait, dans les écoles normales, de ce volet de la formation qui a complètement disparu des programmes des IUFM. Ce serait quand même un comble que l'enseignement de la laïcité reste définitivement écarté de la formation des enseignants alors que l'on y inclurait l'enseignement du fait religieux !

Mme Martine DAVID : On peut tous tomber d'accord sur ce point et il faudra faire des propositions en ce sens!

Mme Stéphanie PARQUET-GOGOS : Je suis un peu surprise d'entendre tout ce que j'entends et j'ai décelé dans les différents propos beaucoup de préjugés et relevé très peu de faits établis.

Vous demandiez, Mme la Présidente, quelle était l'ampleur du problème. Pour avoir travaillé durant seize ans en établissement scolaire et pour avoir, je pense, une bonne connaissance des élèves, puisque j'en ai formé 20 000, je vous livrerai un scoop : très peu de jeunes élèves pratiquent actuellement une religion.

J'ai travaillé dans un lycée où trois jeunes élèves portaient le foulard et elles n'ont pas posé le moindre problème d'assiduité. En revanche, comme je suis conseillère principale d'éducation, je peux vous dire que ce problème, qui n'a strictement rien à voir avec la religion, est très répandu dans les collèges français. Les manques d'assiduité relèvent de questions de confort et sont liés soit aux multiples activités des élèves à l'extérieur de l'école, soit à un désintérêt pour la formation.

Je n'ai pas, non plus, rencontré d'élèves ayant refusé un examinateur masculin ou ayant mis en cause la mixité en classe pour des raisons religieuses. Des cas peuvent certainement se produire, mais ils restent extrêmement minoritaires.

Puisque nous ne pouvons effectivement pas déroger au règlement intérieur qui veut que tout élève soit assidu en classe, le cas où une élève prétendrait se dispenser du cours d'éducation physique ou autre, pourrait se régler par ce biais.

M. Jean-Louis BIOT : S'agissant de l'appréciation du nombre de cas, nous nous heurtons à la même difficulté que nos collègues qui se sont exprimés précédemment. Au niveau de notre organisation syndicale, nous évaluons les cas à plusieurs centaines. Notre estimation est donc supérieure à celle de Mme Hanifa Chérifi, mais il nous est impossible d'aller au-delà.

Nous tenons, nous aussi, à souligner que le fait de monter en épingle des affaires face aux médias influe sur la tournure des événements car le règlement de situations de ce type demande du temps, des explications et un compromis. Le compromis suppose que chacun accepte de faire un pas et il est rare d'y parvenir, dès lors que les médias s'en mêlent.

Puisque la question de l'enseignement du fait religieux a été posée, notre organisation syndicale estime que cet enseignement ne peut pas devenir une matière spécifique et que le fait religieux peut être enseigné dans le cadre des programmes actuels. Un éclairage peut être donné notamment à travers la philosophie, l'histoire, la musique, la peinture et les arts. Il ne faut pas ajouter des matières aux programmes, alors que l'on constate qu'ils sont déjà trop volumineux et que le gouvernement, quand il s'y essaye, à le plus grand mal à les alléger. En tout cas, si nous sommes d'accord sur le principe d'un tel enseignement, nous pensons qu'il ne peut pas, dans la formation des enseignants, constituer une réponse aux questions liées à la laïcité.

Une question de M. Blazy concernait les réactions des chefs d'établissement et des enseignants confrontés au problème du foulard. J'ai envie de répondre que leur sentiment dépend beaucoup de la façon dont ils vivent leur fonction au sein de l'établissement où ils exercent. Très majoritairement, vraisemblablement dans une proportion de 95 %, les enseignants ne se trouvent pas confrontés au problème. Le problème du foulard, qui, vu à travers les médias, peut paraître important parce que monté en épingle, reste marginal.

Pour ce qui est de la solution à proposer, je me retrouve assez dans les propos qui viennent d'être tenus : si l'objectif est bien le respect du principe de la laïcité, les enseignants sont assez partagés sur les moyens de l'atteindre ce qui prouve de façon évidente que le débat, mené ici ou en commission, doit être poursuivi. Il faut souligner que l'instruction, d'abord, l'enseignement ensuite, la pédagogie enfin, ont toujours été un facteur de la mission d'éducation et d'émancipation à laquelle de nombreux enseignants demeurent attachés ce qui écarte l'exclusion des solutions envisageables. Il semble, de notre point de vue, que c'est la voie de la négociation, de l'explication et de l'argumentation qui doit être privilégiée.

Après d'autres, j'ajouterai que, pour nous, il ne saurait y avoir de hiérarchie entre les différents signes religieux. Au fil du temps, la société française, car cette attitude n'est pas propre aux seuls enseignants, a montré moins de vigilance pour faire respecter les principes de la laïcité. Combien avons-nous vu de représentants de l'Etat et de ministres se rendre dans des lieux de culte à l'occasion, par exemple, de funérailles ?

Nous avons observé, petit à petit, des élèves arriver avec des croix ou autres signes sans y prêter attention et nous constatons, aujourd'hui avec le foulard, que le phénomène prend des dimensions inquiétantes.

En outre, le terme même de laïcité a été mis de côté depuis bien longtemps dans ce pays. On a parlé de laïcité dans le cadre des conflits survenus entre l'école privée et l'école publique, en 1994, mais collectivement, politiquement, socialement, il était peu utilisé en France. Il est revenu en force depuis trois ans à l'occasion de trois événements : les attentats du 11 septembre, aux Etats-Unis ; la présence du candidat du Front national au second tour des élections présidentielles, quelques affaires de foulard survenues plus récemment. Je répète que, s'il y a un point sur lequel la carence est totale depuis des années, c'est celui de la formation des enseignants et des personnels de l'éducation. Il y a vraiment un travail de fond à entreprendre d'urgence, même s'il ne suffira pas, concernant la connaissance, les principes, le fonctionnement de la laïcité, vis-à-vis des droits et devoirs des fonctionnaires et du fonctionnement du service public. En matière de formation des enseignants, des choix s'imposent et, si l'on veut restaurer le principe de laïcité dans notre société, il faut mettre l'accent sur toutes ces dimensions.

Si certains contenus d'enseignement en matière de formation initiale peuvent, aujourd'hui, être portés par internet ou des moyens plus opérationnels encore, la philosophie, la pratique de la laïcité, la définition de la déontologie et de l'éthique laïque devraient être largement incorporées à la formation, aussi bien des enseignants actuels que de ceux qui vont être recrutés par milliers dans les années à venir.

Je terminerai en répondant à la question de savoir si le port du foulard peut avoir des significations multiples : oui, il peut, c'est évident, être la marque d'un combat ou d'un engagement politique. Il est également évident que l'islam, dans notre pays, suscite de la peur chez un certain nombre de citoyens dans la mesure où il évoque pour eux l'Iran de Khomeyni, le Front islamique de salut algérien et les attentats des Etats-Unis. Sur la signification politique, je persiste cependant à dire que, si l'école peut avoir une certaine influence, elle ne peut pas agir seule. C'est à la classe politique démocratique qu'incombe la responsabilité de savoir ce qu'elle veut dans ce domaine, de fixer un cadre et c'est à la société, donc à tous les citoyens qu'incombe, ensuite, la responsabilité de prendre à bras-le-corps ce problème.

Mme Martine DAVID : C'est bien la raison de notre présence et de l'attention que nous prêtons à vos propos !

M. Thomas JANIER : Je suis surpris de constater qu'il y a presque autant d'appréciations de la laïcité que de personnes présentes.

Je m'étonne également, en dépit de la pertinence de la question, que l'on s'interroge sur le nombre de cas. Le port du voile ne se pose pas en termes de nombre, mais de principe !

Quand il a été question de l'enseignement du fait religieux, notre méconnaissance de l'islam est apparue de façon évidente. En effet, si peu de problèmes surviennent dans l'enseignement primaire, comme certains se sont plu à le souligner, il faut probablement en chercher la raison dans le fait que les très jeunes filles, dans les pays musulmans, ne portent pas le voile !

Nous avons débattu sur le port du foulard, mais je considère que nos propos doivent pouvoir s'appliquer à toutes les religions. Notre organisation refuse que l'on stigmatise l'islam. En revanche, si la question de la laïcité est relancée avec le foulard, ce n'est peut-être pas un hasard puisque nous avons souligné cette particularité de l'islam de déterminer une attitude à la fois religieuse et politique. Pour autant, il ne faudrait pas tomber dans le travers qui consisterait à apporter une réponse politique à la question politique qui nous est posée. Nous avons un principe auquel il faut revenir : celui de la laïcité.

Lorsque nous avons pensé la laïcité, l'islam n'était probablement pas aussi présent, en tout cas le problème de son affichage à travers des signes vestimentaires ne se posait pas. Il conviendrait, sans doute, aujourd'hui, d'en tenir compte.

Il a été fait allusion précédemment au caractère ostentatoire et prosélyte du voile ou de tout autre signe religieux. Cette vision, qui est très subjective tant il est difficile de déterminer quand commence le prosélytisme, ne fait que renforcer l'idée, émise de part et d'autre, du retour au dialogue et de la négociation au cas par cas.

Puisque vous nous avez demandé ce que nous pensions, je me permets de vous renvoyer la question : si vous entendez légiférer, dans quel sens comptez-vous le faire ? Quels signes souhaiteriez-vous condamner et à partir de quelle taille qualifieriez-vous un signe de prosélyte ? J'ai entendu établir entre la kippa et le voile une distinction qui m'est apparue tout à fait déplacée ! Toutes ces observations nous renvoient à la nécessité de former les enseignants et les personnels au fait religieux.

Mme Martine DAVID : Encore une fois, je vais m'efforcer de répondre à la question que vous venez de poser et que d'autres ont posée de façon sous-jacente.

Il est clair que nous ne serions pas membres de cette mission parlementaire, au nom de tous nos autres collègues de l'Assemblée nationale, si nous n'étions pas, comme vous, témoins, observateurs ou acteurs d'une série de problèmes liés à cette question des signes religieux à l'école. Si, par ailleurs, le Président de la République a mis en place la mission Stasi sur la laïcité, c'est bien parce que nous ressentons une série de difficultés importantes.

Certes, je rejoins un peu le constat de M. Biot qui souligne que notre société, à tous les niveaux de responsabilité, a sans doute un peu abandonné le terrain de la laïcité, mais M. Janier, il ne faudrait pas anticiper nos décisions, car nous n'en sommes pas encore au stade de la conclusion de nos travaux.

Nous avons tenté de diversifier les personnalités que nous entendons parce qu'il nous faut, avant de nous prononcer, disposer d'un ensemble de témoignages professionnels, juridiques, philosophiques. Nous avons fait en sorte d'élargir cette diversité parce que nous en avons besoin et parce qu'elle nous aidera, le moment venu, à tirer des conclusions, comme elle nous aide déjà à débattre entre nous puisque nous n'avons pas exactement les mêmes positions, y compris sur l'opportunité de légiférer.

Contrairement à ce que vous pourriez peut-être penser, je n'ai aucun a priori sur ce point. Nous nous efforçons d'avoir une approche pragmatique et surtout de prêter l'oreille à tout ce que nous disent les interlocuteurs que nous avons entendus, que nous entendons et que nous allons encore entendre durant quelques semaines.

M. Hubert TISON : Il est en effet très difficile de quantifier le nombre de jeunes filles voilées. D'après nos estimations, les chiffres tourneraient autour de plusieurs centaines, mais il est vrai que de nombreux cas sont réglés par la médiation.

Nous nous sommes intéressés à des événements sur lesquels nous avons diligenté une enquête qui n'est pas encore totalement dépouillée : les incidents qui sont survenus en cours d'histoire. Ils concernent d'ailleurs, non seulement les faits religieux, mais également l'enseignement portant sur des sujets tels que la seconde guerre mondiale, le front populaire, les Etats-Unis qui donnent parfois lieu à des manifestations plus ou moins violentes, parfois extrêmement graves, d'antisémitisme, de racisme, d'intégrisme, qui peuvent se traduire par le boycott de films présentés en terminale ou par un refus, lors d'excursions, d'entrer dans une église, une synagogue, un temple protestant ou une mosquée.

Nos collègues font aussi souvent état de parents qui écrivent directement au principal pour se plaindre que l'on enseigne trop, ou pas assez, l'islam ou le christianisme dans l'établissement.

Il ne faudrait pas perdre de vue, non plus, que si l'on enseigne le fait religieux, on délaisse aussi les non religieux, les athées. A cet égard, il faut d'ailleurs songer que c'est précisément la laïcité qui nous permet de respecter toutes les composantes.

Pour ma part, je suis très hostile à l'instauration d'un CAPES des religions. En effet, ainsi que l'a rappelé l'un de nos collègues syndicalistes, le fait religieux est inscrit dans les programmes d'histoire dont il faut d'ailleurs souligner qu'ils ont été rééquilibrés et repensés. Plusieurs colloques - dont un très important, l'année dernière, qui a réuni, sous la présidence de Régis Debray, des professeurs, des inspecteurs, des formateurs - ont été consacrés au fait religieux qui est enseigné à travers d'autres disciplines : la philosophie, dieu ayant été de tout temps un objet philosophique, mais aussi le français, les langues sans oublier naturellement les arts et la musique...

Instaurer un CAPES des religions serait extrêmement dangereux dans la mesure où cela reviendrait à réaliser le rêve de nombreux communautaristes qui n'aspirent qu'à venir enseigner la religion. On aurait ainsi un rabbin, un prêtre catholique, un imam etc...

Puisque nous nous intéressons à la formation des professeurs, en ce qui concerne la religion et la laïcité, nous pourrions aussi nous poser des questions s'agissant des imams dont beaucoup ne connaissent pas grand-chose au Coran. Ils viennent généralement de pays extérieurs et ne sont pas même enracinés dans la tradition française qu'ils connaissent très mal, ce qui ne va pas sans poser problème, d'autant que quelques-uns font pression dans certains collèges de la banlieue nord, par exemple, sur l'enseignement de l'histoire : je pense à des cas extrêmement précis. Ils critiquent telle ou telle façon d'enseigner, ce qui a pour effet de gravement désorienter un certain nombre de nos collègues qui se sentent abandonnés par la République.

C'est un point très important. Si j'attire votre attention sur de tels comportements qui sont actuellement minoritaires - nous dénombrons des incidents dans 17 % des établissements français - c'est parce qu'ils peuvent être appelés à se multiplier.

Sans entrer dans la « cuisine » des programmes, je confirme que les heures d'enseignement de l'histoire ont été réduites au collège et au lycée. Les enseignements d'histoire qui, en section scientifique ont diminué d'une heure et demie, se limitent à une heure au collège où les classes sont très hétérogènes et demandent beaucoup d'explications.

Sur la formation des enseignants, je serai un peu plus nuancé concernant les IUFM où les situations sont très variées. Je crois d'ailleurs qu'il y a maintenant, dans les IUFM, une volonté de répondre à la gestion des conflits dans les établissements et d'adapter la formation des enseignants à la laïcité. Il y a bien un institut d'histoire des religions de l'Europe qui vient de se créer, mais je pense qu'il faudrait aussi prévoir, à l'université, des chaires consacrées à la laïcité d'autant que c'est une spécificité française que certains pays nous envient, y compris dans l'Union européenne.

Les incidents auxquels j'ai fait allusion sont liés aux cours et pas seulement au foulard et, en tant qu'enseignant « de terrain », je peux témoigner que 99 % des jeunes maghrébines ne sont pas voilées, souhaitent s'intégrer dans la société française et sont des éléments extrêmement vivants et dynamiques dans leur classe. Il ne faudrait donc pas se focaliser sur une minorité, souvent manipulée de l'extérieur par des groupes communautaristes extrêmement dangereux, qui veulent renverser les idéaux de la République et dont les agissements sont précisément ceux qu'il convient de dénoncer.

M. Gérard ASCHIERI : Si je reprends la parole, j'ai parce que j'ai cru percevoir quelques malentendus que je souhaiterais tenter de les lever.

Le premier malentendu qui me semble emblématique a trait au CAPES de religion. En effet, s'il existe aujourd'hui un CAPES de religion, ce n'est pas pour enseigner le fait religieux, mais la catéchèse. Il a été créé pour titulariser, en Alsace-Moselle, des auxiliaires qui ont la responsabilité d'enseigner la religion, essentiellement catholique d'ailleurs. Donc ne mélangeons pas tout !

Il y a un problème d'enseignement du fait religieux. Le rapport Debray me semble pertinent en proposant de ne surtout pas en faire une discipline à part entière et de ne pas le séparer d'un enseignement culturel global. Si j'ai parlé de « dérapages » dans mon intervention liminaire, c'est parce qu'il y en a un qui consiste à isoler l'enseignement du fait religieux.

Le second malentendu tient à la surprise manifestée par les parlementaires, toutes tendances confondues, devant les positions des organisations syndicales. J'ai le sentiment qu'un certain nombre d'entre eux attendaient que nous leur parlions du malaise et des difficultés des enseignants. Certes, il y a malaise et difficultés, mais l'objectif pour une organisation syndicale, comme, il me semble, pour des parlementaires, n'est pas de se coller au malaise, mais d'essayer de voir comment s'en sortir.

En la matière, au nom de la FSU - la position des autres organisations me semble d'ailleurs assez convergente - je tiens à souligner deux points.

Premièrement, la situation est beaucoup plus complexe que peut le laisser penser l'écume médiatique entourant un certain nombre d'affaires. Cette complexité se retrouve jusque dans les réactions de nos collègues et dans leur façon de traiter les problèmes.

Deuxièmement, nous pensons qu'il n'y a pas de solution législative qui isolerait le seul problème du port des signes religieux.

Telle est la teneur du message que nous souhaitions vous faire passer. Si elle peut être une contribution à votre réflexion, je m'en réjouirai !`

Mme Martine DAVID : Je vous rassure : votre participation, au même titre que toutes les autres, contribuera à notre réflexion. Nous en tiendrons compte, aussi bien dans le cadre de notre mission, que dans celui de nos différents travaux parlementaires.

Merci à tous pour cette participation !

Voir la suite des auditions

N° 1275 - Rapport sur la question du port des signes religieux à l'école (Tome II) (M. Jean-Louis Debré)

( Ces témoins n'ont pas retourné le compte rendu de leur audition pour observations.

( Ces témoins n'ont pas retourné le compte rendu de leur audition pour observations.

( Ces témoins n'ont pas retourné le compte rendu de leur audition pour observations.

1 Personnels administratif, technique, ouvrier, de service et de santé

 

 

Audition de M. Michel BOULEAU,
magistrat près du tribunal administratif de Paris
(commissaire du gouvernement dans l'arrêt Kherouaa)

(extrait du procès-verbal de la séance du 1er octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Vous connaissez l'objet de notre mission : nous nous interrogeons sur le fait de savoir s'il est possible de légiférer sur la question des signes religieux à l'école.

Ce matin, prenons l'hypothèse selon laquelle il nous semble nécessaire d'élaborer une loi. Pouvez-vous nous dire, d'une part, si le dispositif juridique actuel - l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, les circulaires ministérielles et la jurisprudence administrative - est satisfaisant, et, d'autre part, quels articles de loi nous pourrions proposer pour le rendre le plus efficace possible - en restant, bien entendu, en harmonie avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la convention européenne des droits de l'homme.

M. Bouleau, je vous donne la parole, puis nous vous poserons d'autres questions.

M. Michel BOULEAU : M. le Président, je vous remercie de votre invitation, mais je crains ne pas pouvoir vous apporter de réponses totalement affirmatives.

En 1996, dans une affaire relative au port du voile islamique, j'ai pris le contre-pied de la position du Conseil d'Etat exprimée par l'arrêt Kherouaa. Ce qui m'avait proprement exaspéré, dans la motivation de cet arrêt, c'était l'idée selon laquelle il existait un fait juridique nouveau qui obligeait à modifier la conception traditionnelle de la laïcité, telle qu'elle était entendue en France.

Ce fait juridique nouveau avait été l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, auquel on se heurtait nécessairement après la ratification de la convention et l'ouverture du recours individuel auprès des organes de la commission.

Je considérais pour ma part, qu'il n'y avait de fait juridique nouveau. Les organes d'application de la convention avaient toujours été, en matière de liberté religieuse et de manifestation des signes extérieurs d'appartenance à une religion, d'une extrême prudence. Et ce notamment, selon moi, à cause du problème de la laïcité en Turquie - où dans les années 70/80 le port du voile et de la barbe était interdit. A l'époque, donc, les organes d'application de la convention n'avaient pas pris de position sous l'influence de laquelle on aurait dû se déterminer.

L'arrêt Kherouaa de 1989, et la jurisprudence qui a suivi, relevaient d'un choix qui n'était pas juridiquement dicté par la nécessité de ne pas se trouver en porte-à-faux par rapport à la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.

Aujourd'hui, les choses n'ont pas évolué, même si la Cour, en matière de laïcité, a été amenée à prendre des positions qui pourraient se révéler gênantes ; je pense, par exemple, à un arrêt Dahlab contre Suisse de février 1981, relatif au port d'un signe religieux par un enseignant.

La position du Conseil d'Etat repose aujourd'hui sur une claire dichotomie entre la situation de l'usager du service public - pour lequel la laïcité doit être ouverte, pluraliste - et la réaffirmation d'une neutralité stricte en matière religieuse pour les agents du service public - comme l'indique l'avis Demoiselle Marteaux de 2000.

La Cour de Strasbourg se place dans une perspective totalement différente. Dans l'arrêt Dahlab, ce qui est en cause, c'est, non pas le port d'un signe religieux par l'enseignante suisse, mais le port d'un signe islamique. La Cour affirme que ce voile a un caractère d'acte de prosélytisme par le seul fait qu'il répond à une prescription religieuse ; elle dit de manière très claire que l'islam est incompatible avec les valeurs fondamentales qui sous-tendent la convention européenne, c'est-à-dire les droits de l'homme.

Personnellement, je préférerais que l'on ne soit pas obligé d'en arriver là, et que l'on en reste en amont, à une prohibition des signes religieux, quels qu'ils soient.

Du côté de la Cour de Strasbourg, il est donc impossible de donner quelque assurance que ce soit ; sa jurisprudence est écrite dans un langage difficile à décrypter et est erratique. En fait, la Cour hésite entre deux positions : soit elle concède aux Etats une marge assez large d'appréciation en matière de protection des droits, soit elle prétend définir elle-même les moyens de parvenir à cette protection.

Si elle adopte la première position dans cette affaire, la défense d'une laïcité à la française conçue comme une neutralité absolue en matière confessionnelle et s'appliquant, le cas échéant aux collégiens et lycéens, est tout à fait défendable. Si elle se range à une autre position, compte tenu de la pluralité des cultures juridiques et des approches du problème religieux dans l'ensemble des pays, pays dont des magistrats vont siéger à la Cour, tout est possible. Il y a un risque.

1989, c'est l'année de l'arrêt Kherouaa, mais c'est aussi celui de l'arrêt Nicolo.

M. le Président : Est-il possible de donner une définition juridique de la laïcité à l'école ?

Par ailleurs, est-il possible de définir juridiquement un signe ostentatoire, ou du moins de distinguer un signe ostentatoire d'une religion d'un signe qui ne le serait pas ?

M. Michel BOULEAU : Il convient de partir d'une définition générale de la laïcité. C'est le principe d'égalité entre les citoyens, qui se décline en un principe de neutralité des services publics. La laïcité, c'est la neutralité en matière confessionnelle.

Quelle doit être la portée de ce principe à l'école ? Ce principe n'a pas de contenu différent, à mon sens, quand il s'applique au milieu scolaire. C'est sa portée qui est en cause. La position actuelle du Conseil d'Etat repose sur cette division, avec d'un côté l'usager, et de l'autre, les agents du service public. Personnellement, je trouve cette division trop simple, voire trop grossière, car elle oublie une autre catégorie : les collégiens et les lycéens. En effet, les élèves ne sont pas dans le même rapport avec le service public que les usagers de la Poste, par exemple. On attend des usagers dans un bureau de la Poste de respecter un certain silence, l'ordre d'arrivée et de ne pas fumer.

Le terme de communauté est galvaudé, mais s'agissant de l'école, il a encore un sens : l'école, les classes sont des communautés organiques. L'école est une institution dans laquelle on peut définir un ordre qui est quelque chose de plus précis que l'ordre public en général. C'est la raison pour laquelle, l'élève est dans un autre rapport avec l'instituteur qu'un simple usager.

Par ailleurs, l'école n'est pas un espace public neutre comme peut l'être un bureau de poste. Elle s'inscrit dans un ordre public qui est celui de la République, et dans lequel certaines valeurs ont un caractère plus prégnant que dans la plupart des services publics. Cela peut justifier, à mon sens, que l'on donne, y compris s'agissant des élèves, une portée beaucoup plus contraignante au principe de laïcité, allant jusqu'à lui donner la signification d'une obligation absolue de cacher son appartenance religieuse, et pour les enseignants de faire l'effort de méconnaître l'appartenance religieuse des élèves. C'est cette approche qui suppose que l'appartenance religieuse des élèves ne soit pas immédiatement apparente.

Je pense que la sagesse aurait été de prohiber les signes « ostentatoires ». Mais le Conseil d'Etat, avec l'arrêt Kherouaa, ferme la porte à l'emploi d'un tel qualificatif, puisqu'il dit que le port du voile, pourtant si visible, ne présente pas en lui-même un caractère ostentatoire. Dès lors, si l'on veut légiférer, ce serait pour briser la ligne jurisprudentielle ; et l'on doit trouver un autre qualificatif que le terme ostentatoire.

M. le Président : Manifeste ?

M. Michel BOULEAU : Manifeste, visible. L'idée étant que l'on doive tolérer des signes discrets ou des signes qui ne soient pas projetés à la face des autres élèves et des enseignants. Il est évident que la médaille portée autour du cou, de préférence sous les vêtements, ne pose pas le même problème qu'un voile ou qu'une kippa.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Michel BOULEAU : C'est la différence qui existe entre un signe discret que l'on ne projette pas pour affirmer son appartenance et un signe que l'on ne peut pas manquer de voir. Cela étant, si l'on veut faire simple, la solution est de prohiber aussi ce signe.

M. Jean-Pierre BRARD : Est-ce qu'employer l'adjectif « visible » ne permettrait pas précisément de laisser aux enseignants la liberté de voir ou de ne pas voir ? J'ai le sentiment que les décisions du Conseil d'Etat ont mis les chefs d'établissement et les enseignants dans une situation épouvantable.

Je crois comprendre dans vos propos que vous êtes favorable à une loi. Vous avez dit, par ailleurs, que la Cour européenne pouvait se substituer, éventuellement, aux Etats. Que devons-nous inscrire dans cette loi qui permettrait d'avoir une position claire réaffirmant le principe de la laïcité dans les conditions que vous avez définies ?

Ou bien ne pensez-vous pas que l'on pourrait disposer d'un texte de principe, qui pourrait être décliné ensuite par une série de mesures législatives et réglementaires s'appliquant à tel texte ; je pense aux services publics qui ne sont pas de même nature que cette institution qu'est l'Education nationale. Il faut bien reconnaître que le problème auquel nous sommes confrontés participe d'un débat plus large, tels le droit égal de pratiquer son culte ou l'enseignement des religions à l'école.

M. Michel BOULEAU : Au-delà des problèmes de principe que peut poser la position du Conseil d'Etat, je suis très sensible à l'incertitude qui en résulte pour les enseignants et les chefs d'établissement. Il me semble toujours préférable qu'une règle soit claire et simple.

Aujourd'hui, vous pouvez faire beaucoup, mais vous ne savez pas exactement ce que vous pouvez faire, si vous devez croiser l'ensemble des critères définis par l'arrêt Kherouaa, qui peuvent permettre, le cas échéant, d'interdire le port d'un signe religieux. Il conviendra de délibérer dans chaque cas d'espèce, car un chef d'établissement ne peut jamais, en l'état actuel du droit, être sûr, juridiquement, de sa position - même s'il considère que le voile a été porté dans des conditions qui permettraient de prendre des mesures disciplinaires.

C'est la raison pour laquelle, il convient de fixer une règle claire, qui doit être la plus simple et la plus neutre possible. Il convient d'éviter d'interdire certains signes et d'en admettre ou d'en tolérer d'autres - comme c'est le cas dans une décision de la Cour de Strasbourg -, ce qui revient à considérer que tous les signes religieux n'ont pas la même signification. Il serait préférable que l'Etat n'ait pas à entrer dans une telle interprétation. Dans ce cas là, je ne vois pas d'autre qualificatif que « visible ».

M. le Président : La rédaction pourrait-elle alors être la suivante : « Le port visible de tout signe religieux est interdit dans l'enceinte des établissements scolaires de l'enseignement public ou privé sous contrat ». Car on ne peut faire de distinction ni entre les signes religieux, ni entre la cour, le réfectoire, les classes, etc. Cela n'interdit pas des régimes alimentaires différents, ni de porter des signes religieux sous ses vêtements. Cela interdit le port de la kippa, du voile ou d'un crucifix sur sa chemise.

Mme Martine DAVID : Cette rédaction ne prend pas en compte d'autres comportements qui ont lieu à l'intérieur des établissements scolaires, telle la prière dans les couloirs.

Nous ne pourrons pas, compte tenu de ce que nous avons entendu depuis plusieurs mois, faire la sourde oreille et ne pas interdire un certain nombre de comportements liés à telle ou telle religion. En ce qui concerne l'assiduité au cours, par exemple, on a bien compris qu'elle a un caractère obligatoire - inscrit dans le règlement intérieur - et que les enseignants ont la possibilité d'exclure un élève pour manquement au règlement. Mais quid des comportements liés à une religion ?

M. le Président : Il me semble que les comportements religieux sont déjà interdits.

Mme Martine DAVID : Mais ils existent tout de même !

M. le Président : Qu'ils existent, d'accord - il y a toujours des personnes qui enfreignent la loi -, mais il est interdit, dans une école laïque, de faire des prières en classe. Il s'agit donc plutôt d'un problème d'application de la loi.

Par ailleurs, notre mission s'intéresse non pas aux manifestations, mais aux signes religieux ostentatoires. Si j'ai bien compris les propos de M. Bouleau, il convient de trouver une définition très simple, qui ne soit pas sujette à interprétation.

Dans la définition que je propose, je parle de tous les signes religieux, afin de ne pas désigner une religion particulière - ce qui serait détestable -, de l'enceinte des établissements scolaires - qui est clairement définie - et de l'enseignement public et privé sous contrat.

A contrario, cette définition n'interdit pas à l'établissement public de prendre en compte l'appartenance religieuse de ceux qui mangent casher ou halal.

M. Michel BOULEAU : Le problème des comportements peut être réglé simplement, parce qu'ils constituent un manquement à la discipline ; une prière pratiquée pendant un cours - et même dans les couloirs, sauf si elle coïncide avec l'interclasse - trouble incontestablement le cours.

Si vous voulez être plus large, ce n'est plus une question juridique, mais un problème d'opportunité législative ; en voulant être trop général, nous risquons d'enliser le débat. Et nous serions obliger de rajouter, au code de l'Education, une demi-douzaine d'articles !

Votre projet de définition s'agissant des signes visibles, M. le Président, me convient tout à fait, mais je m'aperçois que vous envisagez de l'étendre aux établissements privés sous contrat. Cela me paraît logique, dans la mesure où vous éviterez ainsi une fuite des élèves vers des établissements sous contrat. Cependant, cela peut poser d'autres problèmes juridiques. S'agissant de la prohibition des signes religieux, je ne pense pas qu'il y ait de problème constitutionnel. Mais en ce qui concerne une extension de cette prohibition aux établissements sous contrat, il conviendrait d'explorer la portée du « caractère propre ».

Le Conseil constitutionnel a donné une définition constructive de la liberté d'enseignement, impliquant que cette liberté, pour devenir une liberté réelle, bénéficie d'une aide publique. Une aide publique que l'on ne peut pas conditionner, de telle façon que l'on remettrait en cause le « caractère propre » des établissements. Cette notion peut constituer un obstacle.

M. Bruno BOURG-BROC : C'est exactement le problème que je voulais soulever. La proposition du Président est séduisante, mais, d'une part, elle ne règle pas les problèmes soulevés par Mme David, et, d'autre part, c'est la négation du « caractère propre » reconnu par la loi. Il est vrai que le « caractère propre » n'a jamais été juridiquement défini. Mais il est régulièrement invoqué par les autorités catholiques.

Par ailleurs, la visibilité - qui est appliquée de façons diverses, certes -, est demandée aux prêtres de l'église catholique ; or il reste des prêtres de l'église catholique dans l'enseignement privé catholique sous contrat.

M. le Président : Mme David, vous évoquez le problème des comportements, or ce n'est pas ce que nous visons ; nous nous intéressons au port de signes religieux. Le comportement relève de la loi, du règlement. Essayer d'interdire à un élève de faire son signe de croix dans la cour, cela devient périlleux !

Notre mission est beaucoup plus restreinte : nous devons nous demander comment interdire le port visible d'un signe religieux - qui peut être une agression, dans un établissement public.

En ce qui concerne les établissements sous contrat, si nous ne les englobons pas dans cette définition, nous allons assister à une fuite des élèves vers les établissements privés. Ce n'est pas notre but.

M. Jean-Pierre BRARD : Malheureusement, je pense qu'il n'existe pas de solution idéale qui permette de tout régler. Regarder ces jeunes qui, lorsqu'ils nous disent bonjour, mettent la main sur le cœur ! Je veux bien que l'on interdise ce genre de comportement, mais cela me paraît impossible !

Il me semble que notre objectif est de réaffirmer les principes républicains de base, et d'aider les chefs d'établissement. Et si l'enseignement catholique est concerné, il n'est pas spécifiquement visé. J'ai à l'esprit ce que me disait mon évêque : « La laïcité est une chance pour l'église de France ». Et si j'étais Monseigneur Lustiger et consorts, je m'intéresserais plus aux propos de M. de Clermont qui sont davantage une menace pour la laïcité - mais il s'agit là d'une opinion personnelle.

Je suis donc convaincu que l'on ne peut pas, en réalité, ne s'intéresser qu'aux signes religieux ; nous devrons conclure qu'un problème plus large se pose. M. Bouleau, vous disiez tout à l'heure que si nous devions tenir compte des comportements, il conviendrait de rajouter une demi-douzaine d'articles au code de l'Education ; mais pourquoi pas ? Cela permettrait peut-être d'échapper à la critique infondée et injuste que nous ne nous intéressons qu'au voile.

M. le Président : Notre problème est également de savoir comment nous allons donner aux enseignants les moyens de faire respecter la laïcité. Nous avons auditionné des enseignants qui nous ont dit qu'aujourd'hui les textes et la jurisprudence ne leur donnent pas les moyens de s'opposer à l'arrivée de signes extérieurs - sans oublier qu'il existe des différences énormes entre les religions.

Cette définition, un peu sommaire, a l'avantage d'être compréhensible par tout le monde, et de donner peut-être les moyens - mais il appartient aux juristes de nous le confirmer - aux chefs d'établissement de faire respecter la neutralité de l'enseignement.

M. Jean-Yves HUGON : Je poserai deux questions. Premièrement, qu'en est-il du port de la barbe ?

Deuxièmement, il existe dans tous les établissements scolaires des règlements intérieurs : quelle est leur portée ? Si l'interdiction du port de signe religieux visible est inscrite dans le règlement intérieur, jusqu'à quel point ce règlement peut-il être appliqué ?

M. Bruno BOURG-BROC : Et j'ajoute au port de la barbe, la tonsure !

M. Michel BOULEAU : Nous ne devons pas en arriver à en imposer plus aux élèves qu'aux enseignants !

En ce qui concerne les agents publics de l'enseignement, la règle est celle d'une stricte laïcité : les vêtements ecclésiastiques et les marques d'une appartenance religieuse sont interdits. Ce qui n'est pas le cas pour les établissements privés sous contrat. Il serait donc paradoxal que les élèves des établissements sous contrat soient soumis à des règles plus étroites que leurs enseignants !

S'agissant du port de la barbe, il est difficile de le qualifier : le port de la barbe n'est pas forcément lié à une appartenance religieuse.

En ce qui concerne les règlements intérieurs, le cadre est aujourd'hui défini par la circulaire de 1989, dite Jospin, qui a été complétée en 1994. Les règlements intérieurs doivent se caler sur la jurisprudence, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas interdire le port d'un signe religieux qui, par lui-même, dit le Conseil d'Etat, n'a pas un caractère ostentatoire.

Sans légiférer, il serait possible d'aller un peu plus loin que ces circulaires ministérielles. Je ne pense pas que le Conseil d'Etat, trop impliqué en tant qu'institution dans la position qu'il a adoptée en 1989, et sur laquelle il n'a pas bougé depuis, revienne sur sa position en la matière. Le Conseil d'Etat est très content de sa jurisprudence et considère qu'elle a assuré la paix civile pendant dix ans. Cependant, des infléchissements sont possibles - y compris au Conseil d'Etat - si l'on ne devait pas légiférer, notamment s'agissant de la qualification des signes.

M. le Président : C'est-à-dire ?

M. Michel BOULEAU : Certains signes qui ne l'étaient pas pourraient devenir ostentatoires.

M. le Président : Il y aurait une liste de ces signes ?

M. Michel BOULEAU : Non, bien entendu, mais il ne serait pas inenvisageable qu'un ministre de l'éducation nationale durcisse le dispositif des circulaires actuelles pour essayer d'être plus incitatif dans la prohibition de certains signes religieux.

M. le Président : Le renforcer, serait, par exemple, de remplacer le terme « ostentatoire » - qui peut donner lieu à une interprétation - par celui de « visible ».

M. Michel BOULEAU : Il n'est pas envisageable que cela se fasse par circulaire, en courant le risque de contentieux, dans lesquels, au cas d'espèce, les décisions pourraient être différentes.

M. le Président : « Est ostentatoire tout ce qui est visible » ?

M. Michel BOULEAU : Ostentatoire veut dire porter avec ostentation. Le voile est porté avec ostentation, c'est l'évidence même, il n'y a que le Conseil d'Etat pour ne pas le voir !

M. Jean GLAVANY : Je suis très étonné qu'un juriste dise cela du Conseil d'Etat ! Nous pouvons considérer le Conseil d'Etat comme pusillanime, on a considéré Lionel Jospin, en 1989, comme un lâche... On peut dire tout ce que l'on veut, mais ce ne sont que des procès d'intention. Le Conseil d'Etat a dit le droit, et rien d'autre. Vous êtes juriste, vous savez donc bien qu'en France il existe deux valeurs fondamentales et contradictoires : la laïcité et la liberté d'expression. Ce n'est pas le Conseil d'Etat qui a inventé cela en 1989 ! Ni Jospin, ni Bayrou en 1994 ! Ces deux valeurs sont parallèlement et contradictoirement protégées par nos normes supérieures !

Personnellement, je préférerais un peu moins de liberté d'expression et un peu plus de laïcité ! Mais il ne s'agit pas de moi, ni de vous, c'est le droit qui est comme cela : ces deux valeurs sont inscrites de manière concomitantes et contradictoires dans nos normes juridiques supérieures.

Dire que le Conseil d'Etat pourrait bouger ou ne bougera pas... me paraît être une vue des choses qui n'est ni distante ni juridique, mais plutôt journalistique, dans l'air du temps ! Mais ce n'est pas la réalité.

On pourrait se faire plaisir et voter le texte que nous propose le Président ! Nous allons voter un texte disposant que « est ostentatoire tout ce qui est visible » ! Et si le Conseil constitutionnel nous censure ? Nous aurons fait comme ceux qui ont voulu, en 1994, faire bouger la loi Falloux dans un autre sens ! A quoi ça rime, des politiques qui veulent se faire plaisir en remplaçant le terme « ostentatoire » par « visible » et qui se font sanctionner par le Conseil constitutionnel ou par la Cour européenne de justice ?

La bonne question n'est pas celle que vous posez, mais la suivante : est-il possible de faire bouger l'équilibre entre « liberté d'expression » et « laïcité » dans nos normes supérieures ? Et selon moi, la réponse est oui, mais uniquement si l'on touche à l'ensemble et non pas à un petit point. Il convient de redéfinir un équilibre global, ce qui veut dire toucher à la loi de 1905, ce qui est une autre cathédrale.

Je suis très étonné qu'un juriste tel que vous, M. Bouleau, ne s'inscrive pas dans cette logique, comme si cette réalité des normes juridiques supérieures n'existait pas, comme si elle ne s'imposait pas à nous comme une évidence.

M. Michel BOULEAU : C'est un problème très vaste que celui de la conception que l'on doit avoir du droit. Je ne conçois pas le droit en dehors de ceux qui ont la légitimité de le faire.

En 1989, la question de la composition entre le principe de la laïcité et la liberté de conscience ne dictait pas une seule solution ; le champ était ouvert et plusieurs solutions étaient possibles.

En 1989, le Conseil d'Etat a non pas « dit » le droit, mais « fait » le droit en prenant une position - il pouvait en prendre d'autres. Le droit ne préexistait pas en la matière. Les normes que vous dites supérieures n'imposaient rien, et il n'y a toujours pas de jurisprudence du Conseil constitutionnel qui puisse encadrer l'action législative en cette matière.

S'agissant de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, les organes chargés de veiller à l'application de cette convention n'avaient pas, en 1989, pris de position dictant celle qui a été adoptée par le Conseil d'Etat. De même, il ne me semble pas que la loi de 1989, qui ouvrait des possibilités d'expression et qui posait le principe d'une liberté d'expression politique, notamment, aux élèves dans les établissements, avait pour conséquence de les autoriser à exprimer leurs convictions politico-religieuses dans le cadre de l'enseignement.

En 1989, parce que la question lui a été posée, le Conseil d'Etat a répondu. Mais il n'a pas répondu dans un sens qui est à tout jamais le droit.

Il existe un risque à légiférer ; risque qui vient non pas du Conseil constitutionnel - sauf si l'on touche au caractère propre des établissements sous contrat - mais de Strasbourg.

Cela étant dit, la position de la Cour de Strasbourg est imprévisible. Si l'on doit attendre, pour prendre position, qu'elle définisse une position claire, on se condamne à l'inaction. Par ailleurs, un débat contentieux devant une juridiction internationale, c'est aussi un rapport de forces. Si l'Etat français réaffirme des principes dans une loi, les magistrats de la Cour de Strasbourg ne peuvent pas ne pas en tenir compte.

M. Bruno BOURG-BROC : Le « caractère propre » a-t-il une valeur légale, une valeur constitutionnelle, reconnue dans la jurisprudence ?

M. Michel BOULEAU : Le problème est que ce « caractère propre » a une valeur constitutionnelle ; et ce, sans qu'il ait été défini. On se doit de respecter le « caractère propre » des établissements sous contrat, mais ce que signifie cette notion pour le Conseil constitutionnel, on ne le sait pas.

Mme Patricia ADAM : Je voudrais revenir aux propos de Mme David, s'agissant des comportements de certains élèves dans les établissements. Cela rejoint ce que l'on a entendu sur l'aumônerie et sur la possibilité de pratiquer sa religion à l'intérieur des établissements. Il est vrai qu'il ne s'agit pas de signes religieux, mais cette question se pose dans les établissements.

M. Bruno BOURG-BROC : Et l'aumônerie peut supposer la présence de personnes, d'enseignants qui portent une croix.

M. Michel BOULEAU : La présence d'une aumônerie dans les établissements scolaires, les casernes et les prisons se justifiait par la situation d'enfermement des intéressés.

M. Bruno BOURG-BROC : Un jugement récent concerne la présence de religieuses dans une prison de l'Essonne. Le problème a donc été de nouveau posé, et en termes nouveaux.

M. Michel BOULEAU : Le problème est régulièrement posé, en ce qui concerne les congrégations qui interviennent dans les prisons. Jusqu'à présent, le Conseil d'Etat a très habilement rusé pour éviter que la question soit clairement posée.

Il existe une série d'arrêts, pas très anciens, relatifs à un système de primes mis en place pour ces auxiliaires qui s'était heurté à une contestation de certains syndicats ; les contestations ont été rejetées par des décisions très habiles.

Mais il est vrai que la question peut se poser, de même qu'elle peut être posée pour les religieuses qui assurent un soutien aux prévenus, au sein du palais de justice de Paris.

M. le Président : Elles sont habillées en civil, elles ne portent donc pas de signes ostentatoires.

Mme Martine DAVID : Si l'on doit s'en tenir aux stricts contenus de la mission - ce qui est notre rôle -, il me semble que nous devrons débattre du qualificatif « ostentatoire ». Car le problème est là.

Au mois de juillet dernier, nous avons évoqué la possibilité de requalifier l'objectif de notre mission ; c'est la raison pour laquelle je vous disais tout à l'heure que nous ne pouvions pas ignorer un certain nombre de témoignages concernant d'autres problèmes que le port de signes religieux. Mais si nous nous en tenons au cadre de notre mission - le port de signes religieux dans les établissements scolaires - nous serons obligés de débattre du qualificatif « ostentatoire ».

Enfin, je voudrais dire à ceux qui n'étaient pas là hier pour assister à la table ronde qui regroupait les syndicats des enseignants, que nous avons été surpris du décalage qui peut exister entre les propos des syndicalistes et ceux des chefs d'établissement. Nous avons eu l'impression qu'étaient passés par là, le temps, la pression politique, la pression journalistique, les interviews des uns et des autres, certains livres récents... Cela ne va pas rendre ni nos conclusions ni le débat faciles.

M. Jean GLAVANY : La question est de savoir dans quel cadre nous agissons. Nous avons tous eu envie, à un moment donné, de nous faire plaisir par rapport à des valeurs ou des principes que nous souhaitons incarner ; et nous avons reculé devant le fait que si l'on prend cette décision comme élu local, on risque d'être sanctionné par le tribunal administratif. Le droit est contraignant.

C'est un peu la même chose, ici, avec l'objet de notre mission. Et je suis d'accord avec Mme David, nous pouvons nous poser des questions sur le sens de cette mission ; il s'agissait peut-être d'une fausse bonne idée !

En ce qui concerne le cadre juridique dans lequel nous évoluons, la Cour de justice européenne n'est pas une cour internationale comme les autres ; c'est également notre cour ! Cette convention est due à un célèbre Français qui a beaucoup apporté au droit européen. Elle impose des contraintes, protège particulièrement la liberté d'expression religieuse, c'est vrai, sans doute plus que le bloc de constitutionnalité français. Mais il s'agit d'une réalité.

Je n'ai pas envie de me faire plaisir en élaborant une loi qui sera peut-être, dans quelques mois, cassée par la Cour européenne. Nous aurons l'air malin ! Y compris devant les jeunes filles qui portent le voile et les intégristes...

M. le Président : Nous cherchons pour l'instant.

M. Jean GLAVANY :... les intégristes qui les manipulent sauront très bien utiliser, contre la République, une éventuelle sanction de la Cour européenne de justice. C'est la raison pour laquelle nous devons prendre conscience de cette contrainte.

Par ailleurs, je considère que la question posée par Martine David est loin d'être neutre. Et la seule solution, me semble-t-il, est la recherche d'un nouvel équilibre - puisque celui-ci n'est pas satisfaisant - avec un peu moins de liberté d'expression pour un peu plus de laïcité - bien qu'il faille se méfier des restrictions à la liberté d'expression. L'idée serait, par exemple, d'être un peu plus strict sur le port de signes religieux dans les établissements scolaires, mais d'y ouvrir une aumônerie musulmane. Cela s'inscrirait dans une logique d'équité mais contribuerait à mettre le doigt dans l'engrenage. Ouvrir la boîte de Pandore est passionnant mais dangereux.

M. Michel BOULEAU : Je n'ai pas grand-chose à rajouter comme juriste, mais je voudrais vous répondre en tant que citoyen.

Je suis de ceux qui regrettent que certaines propositions de loi constitutionnelle ne soient jamais venues en discussion après l'arrêt Nicolo. Je regrette aussi que pèse constamment sur le législateur français cette menace d'une censure, dont il ne faut pas exagérer la portée, par la Cour de Strasbourg, une Cour qui a une grande autorité mais dont le comportement est erratique.

En effet, l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme prévoit la possibilité de restriction aux libertés. Que le législateur français affirme une laïcité à la française allant jusqu'à la prohibition de signes religieux dans les établissements publics est quelque chose de parfaitement défendable à Strasbourg.

Je serai plus réservé sur la possibilité à la fois juridique et politique d'étendre la prohibition de tout signe religieux dans les établissements sous contrat ; cela voudrait dire que les élèves des établissements juifs sous contrat avec l'Etat ne pourraient plus porter la kippa.

Pour conclure, je dirai que vous n'êtes pas en situation d'élu local aux compétences limitées ; vous êtes le législateur. Le débat est posé, ne laissez pas le droit au juge.

M. Bruno BOURG-BROC : Existe-t-il une définition juridique précise d'une secte et d'une religion ?

M. Michel BOULEAU : Non.

M. le Président : Selon vous, la notion d'ordre public scolaire peut-elle servir de fondement à l'intervention du législateur pour interdire le port de signes religieux à l'école ?

M. Michel BOULEAU : J'ai plus ou moins défendu cette idée, mais cet ordre juridique scolaire n'a pas de véritable contenu aujourd'hui. J'ai défendu l'idée suivante : que d'une part, dans une institution fermée, l'ordre public avait un autre sens qui pouvait être plus étroit que l'ordre public au sens matériel, qui est l'objet de la police administrative dans un cadre général ; et, d'autre part, que les établissements d'enseignement public étaient à ce point intégrés dans la sphère publique, un élément de la République tel que d'autres règles pouvaient s'appliquer. Ce qui pouvait conduire à définir, pour les établissements publics, dans leur enceinte et compte tenu de leur caractère public, des règles particulières. Bien sûr, la notion reste à définir.

M. le Président : On pourrait écrire : « Le port visible de signes religieux est interdit dans l'enceinte des établissements scolaires publics et ne doit pas remettre en cause l'ordre public scolaire dans les établissements sous contrat ». Je n'ai pas de vérité, je cherche ! Je livre cela à votre réflexion.

Monsieur Bouleau, je vous remercie.

Audition conjointe de
M. Claude DURAND-PRINBORGNE, juriste de droit public, ancien responsable de l'enseignement scolaire et ancien recteur, spécialiste des aspects juridiques de la laïcité et de
M. Michele DE SALVIA, jurisconsulte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme

(extrait du procès-verbal de la séance du 7 octobre 2003 )

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Mes chers collègues, je suis heureux de recevoir, ce matin, M. Claude Durand-Prinborgne, juriste de droit public, ancien responsable de l'enseignement scolaire et ancien recteur, spécialiste des aspects juridiques de la laïcité et M. Michele de Salvia, jurisconsulte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme.

Vous savez, messieurs, que nous essayons de répondre à la question de savoir s'il faut, ou non, compléter, modifier les textes relatifs à la question du port de signes religieux à l'école. Au point où nous en sommes de notre réflexion, il s'agit de décider s'il est opportun de légiférer et, si tel est le cas, quel texte précis doit être proposé.

Vous connaissez, l'un et l'autre, l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, les circulaires ministérielles et la jurisprudence administrative. Pensez-vous qu'une loi doit venir compléter ce dispositif ? En d'autres termes, le dispositif juridique relatif au port des signes religieux à l'école est-il satisfaisant, peut-il être complété et, s'il peut l'être, comment ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : M. le Président, votre question est extrêmement directe !

M. le Président : Oui, c'est plutôt mon genre !

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Je n'en doutais pas instant !

Avant de vous apporter une réponse, je souhaiterais formuler une observation. Parmi les raisons d'opportunité qui me paraissent conduire à envisager l'intervention du législateur, il en est une, l'incommodité de la situation actuelle pour les chefs d'établissement, qui me semble peser lourd. Or je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce que je lis et entends.

Je dois même dire avoir été choqué d'entendre un ancien Premier ministre parler « d'ambiguïté du droit ». Le droit ne m'apparaît pas ambigu. C'est la mise en œuvre de ses règles qui est délicate et qui pose une réelle difficulté.

C'était un premier élément de réponse à votre question, M. le Président, mais il en est un second. Que le législateur ait compétence pour préciser les modalités d'exercice d'une liberté d'expression, corollaire d'une liberté de conscience, ne me paraît absolument pas douteux : c'est au cœur même de la compétence du Parlement français. Mais, que peut faire la loi, en l'espèce ?

A mes yeux, elle ne peut pas, matériellement - je ne parle pas en termes de capacité juridique - venir préciser deux concepts que l'on retrouve constamment depuis l'arrêt du Conseil d'Etat de 1992, que l'on trouvait sous-jacents, dans la circulaire Jospin de décembre 1989 et dans la deuxième circulaire de François Bayrou, de 1994. Ce sont les notions « de signe ostentatoire » et de « port ostentatoire du signe » sur lequel le Conseil d'Etat s'est d'ailleurs prononcé clairement.

Je vois mal comment un dispositif législatif peut préciser la notion de signe au-delà d'une formule très générale opposant le discret au non discret, et définir le comportement de quelqu'un ! Il n'existe, à mon sens, que trois possibilités : la permissivité totale, l'interdiction partielle ou l'interdiction totale.

M. le Président : Vous n'établissez pas de distinction entre signe ostentatoire et signe non ostentatoire ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : M. le Président, l'actuel vice-président du Conseil d'Etat, au moment de l'intervention de la circulaire Bayrou, en 1994, en a livré, au journal « La Croix », une critique assez sévère. Il y voyait une tentative pour glisser de la notion de « port ostentatoire » à celle de « signe ostentatoire ».

Si le Conseil d'Etat n'a pas annulé, dans son arrêt suivant, cette circulaire c'est qu'il l'a considérée comme purement interprétative, comme non-créatrice de droit et donc comme non illégale. Mais il ne l'en a pas moins écartée de sa jurisprudence postérieure ! Le Conseil d'Etat reste attaché à la notion de comportement. Toute sa jurisprudence postérieure consiste, et les derniers arrêts de 1999 sont là pour le confirmer, à demander aux chefs d'établissement d'analyser concrètement le comportement de l'élève et l'ensemble des attitudes qui le constituent sans s'attacher uniquement à ce signe dit « ostentatoire ». Cette notion a été critiquée dès les premières affaires, en 1989, compte tenu de la difficulté de définir ce qui est discret ou non, tout le monde tombant d'accord sur le fait que la petite croix en or, l'étoile à six branches, ou tout autre signe porté autour du cou ne gênait personne.

Etant originaire de l'Ouest et ayant été au cours de ma carrière successivement recteur de l'académie de Rennes et recteur de l'académie de Nantes...

M. Robert PANDRAUD : Et brillant professeur débutant à Nancy !

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Merci, M. le député. .... j'ajouterai que, sans cette tolérance, la répartition des élèves entre le public et le privé ne serait pas celle qu'elle est. J'irai plus loin : presque immédiatement après la loi Ferry de 1882 et la loi Goblet de 1886, il existait dans l'enseignement public primaire, dans ce qui était, à l'époque, la très grande académie de Rennes, une tolérance sur le port de signes religieux discrets au profit du catholicisme. S'il en avait été autrement, il n'y aurait pas eu d'accueil de filles de confession catholique dans les écoles publiques bretonnes !

Tout le problème est de savoir à quel moment l'on passe du discret à l'ostentatoire : est-ce uniquement une question de dimension qui réglerait le problème pour le foulard, mais le poserait pour la kippa ?

M. Michele DE SALVIA : Mon propos s'inscrira plutôt dans le cadre de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg.

Je me référerai tout particulièrement au texte de l'article 9 de la convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qui protège la liberté de pensée, de conscience et de religion. Le système est le même pour bon nombre de dispositions de la convention : la liberté est la règle, l'ingérence est l'exception.

Pour que cette ingérence soit autorisée par la convention, il faut qu'elle ait une base légale. Je plaiderais donc plutôt en faveur de cette base, si le système devait s'inscrire, bien évidemment, dans le cadre de l'interdiction. S'il s'inscrit dans le cadre de la tolérance, il n'est naturellement pas nécessaire de prévoir de limites, chacun pouvant faire ce qu'il veut.

J'ajouterai un mot sur cette base légale car la jurisprudence est un peu technique. La base légale, selon la jurisprudence, n'est pas seulement la loi mais toute disposition ayant une valeur législative.

Il faut savoir que la convention régit 45 systèmes juridiques différents, de l'Irlande jusqu'à la fédération de Russie, et que le droit est autonome, de même que les concepts. La loi inclut également le droit non écrit des pays de common law qui est évidemment la loi prévue par la convention.

La jurisprudence pose cependant d'autres conditions. Il faut que la loi soit accessible et prévisible, c'est-à-dire que le comportement soit prévisible et qu'elle ait une certaine qualité. Cette notion de qualité de la loi a été développée par la Cour dans des affaires concernant la France, notamment lorsque cette dernière a été condamnée dans le dossier des écoutes téléphoniques, en 1990. La Cour a estimé dans ses arrêts - arrêts Kruslin et Huvig - que la base légale en droit français, n'était, à l'époque, pas suffisante. Le code de procédure pénale prévoyait une disposition qui était tout à fait abstraite. La Cour a considéré que, lorsque la loi restreint l'exercice d'un droit ou d'une liberté garantis par la convention, elle doit avoir une certaine qualité et prévoir, par exemple, quelques modalités notamment les personnes concernées et la durée de la restriction. Il faut donc que le comportement répréhensible soit prévisible pour la personne qui souhaite exercer ce droit.

En ce qui concerne la jurisprudence de la Cour sur le port des signes religieux, il faut dire clairement que le problème s'est posé lorsque la Turquie a adhéré à la convention. La première affaire a donc été une affaire turque, classique, remontant à une douzaine d'années : deux étudiantes qui refusaient d'ôter leur foulard pour se faire photographier ont été exclues de l'université. A l'époque, la Commission, qui aujourd'hui n'existe plus puisqu'il n'y a qu'une Cour, avait estimé que l'exclusion était conforme au principe de laïcité - c'est la première fois qu'est apparu ce « principe de laïcité » dans la jurisprudence - et qu'elle n'était pas disproportionnée, puisqu'il faut savoir que les ingérences doivent, non seulement être légales, et nécessaires pour obéir au principe de proportionnalité, mais également poursuivre un but légitime pour répondre à la condition de finalité.

La Cour a eu, ensuite, à connaître d'autres affaires qui posent le problème du port des signes religieux à l'école par des enseignants. En l'occurrence, elle a estimé qu'il y avait une différence. A cet égard, la décision Dahlab qui concerne la Suisse est très intéressante. Dans cette affaire, la Cour a examiné la question du port du foulard par une enseignante, catholique convertie à l'islam, dans une école publique du canton de Genève qui est très attaché au concept de laïcité. Les autorités scolaires l'ont exclue de l'enseignement et le tribunal fédéral suisse a confirmé l'exclusion. L'enseignante s'est alors adressée à la Cour européenne des droits de l'homme, laquelle, dans une décision abondamment citée, estimant que l'exclusion était proportionnée, a rejeté la requête comme irrecevable.

Il convient de préciser, car ce n'est pas dénué d'importance, que ladite enseignante exerçait son métier dans une école primaire, pour des élèves entre quatre et huit ans.

Vous trouvez là une affirmation très nette et sans la moindre ambiguïté de la part de la Cour européenne. L'avis qu'elle a rendu me semble très révélateur de son approche. La Cour européenne admet qu'il est bien difficile d'apprécier l'impact qu'un signe extérieur fort, tel que le port du foulard, peut avoir sur la liberté de conscience et de religion d'enfants en bas âge. Elle rappelle que la requérante a enseigné dans une classe d'enfants entre 4 et 8 ans, donc d'élèves plus facilement influençables que d'autres élèves plus âgés. Elle pose la question de savoir comment on pourrait, dans ces circonstances, dénier de prime abord l'effet prosélytique que peut avoir le port du foulard, dès lors qu'il semble être imposé aux femmes par une prescription coranique, comme le constate le tribunal fédéral, et elle estime qu'il est « difficilement conciliable avec le message de tolérance, de respect d'autrui, d'égalité et de non-discrimination que, dans une démocratie, tout enseignant doit transmettre à ses élèves. »

Je dois ajouter que sont actuellement pendantes deux autres affaires qui concernent la Turquie pour l'exclusion de deux étudiantes ayant refusé d'ôter le foulard islamique : il s'agit des affaires Tekin et Sahin. Ces affaires posent le problème de la base légale et c'est pourquoi il est important, pour que toute personne puisse savoir si le port du foulard comporte des conséquences, et si oui, lesquelles, de disposer d'une base légale.

Je terminerai mon exposé en citant un arrêt fort important de la cour constitutionnelle fédérale allemande. Le juge constitutionnel fédéral allemand s'est livré aux mêmes contrôles que la Cour européenne des droits de l'homme. En fait, il n'a pas décidé, mais il a renvoyé au législateur. Il a reconnu que la liberté et l'interdiction étaient possibles, comme en témoigne la traduction française du communiqué de presse que je me suis procurée, hier : « Il n'incombe pas à l'exécutif de donner une réponse à des phénomènes de société en pleine mutation, c'est au législateur qui jouit de la légitimité démocratique de fournir la réglementation nécessaire. » Comme l'éducation est du ressort des länder, c'est aux législateurs des länder qu'il appartient de décider si oui, ou non, il faut interdire le port du foulard.

En résumé, la Cour n'indique pas une voie à suivre et ne tranche pas sur l'interdiction. Elle examine si la mesure adoptée dans les différents systèmes juridiques cadre, ou ne cadre pas, avec la convention, et si les conséquences légales, prévues par la loi, sont, ou ne sont pas, disproportionnées.

Voilà ce que je souhaitais dire pour brosser un tableau sommaire de la jurisprudence de la Cour.

M. Jean-Pierre BRARD : M. le Président, ce que viennent de nous expliquer nos deux invités éclaire singulièrement notre débat, mais, pour être sûr que j'ai bien compris et pour contribuer à éclairer notre mission, je poserai une question : Ces propos traduisent-ils l'idée qu'il est temps de clarifier la situation et de laisser le législateur faire son travail ?

Par ailleurs, j'aimerais savoir si le fait de remplacer l'adjectif « ostentatoire » par « visible », serait de nature à lever les ambiguïtés.

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Je commencerai, si vous le voulez bien, par répondre à la seconde question. La modification proposée ne me paraît pas satisfaisante dans la mesure où le mot « visible » pose également un problème d'interprétation sur lequel nous allons buter.

Je n'aurais pas osé le faire, mais en venant ici, ce matin, j'imaginais que je pourrais me présenter dans une école, vêtu d'un tee-shirt sur lequel serait reproduit ce tableau de Salvador Dali représentant une crucifixion vue d'en haut. Quelles conclusions aurait tirées le chef d'établissement me voyant arriver dans cette tenue ? Soit que j'étais un amateur de peinture, soit que j'appréciais particulièrement Salvador Dali, soit que j'affichais mes convictions catholiques ou chrétiennes. Si j'avais ajouté, sous cette représentation, que les juifs étaient déicides, cette tenue aurait pris un sens, mais sinon, qu'aurait-elle signifié ?

M. le Président : Quand un signe devient-il ostentatoire ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Si je me réfère à la jurisprudence du Conseil d'Etat, je constate qu'au fil des ans, elle gomme la référence à la laïcité, qui était présente dans son avis de novembre 1989, mais qui s'est effacée par la suite. Peut-être en va-t-il ainsi parce que les chefs d'établissement ne se situent plus sur ce terrain, mais sur le terrain du défaut d'assiduité consécutif au refus d'assister aux cours d'éducation physique et sportive. Depuis 1989, c'est la position la plus commode, puisqu'elle ne demande qu'à constater l'absence, sans besoin de porter une quelconque appréciation. Il fut, pourtant, incontestablement un temps où les chefs d'établissement se battaient pour porter l'appréciation dans une espèce de combat laïque. Voilà ce qu'il en est pour ce qui est de la visibilité !

Maintenant, par conviction personnelle, et en dehors de toute appréciation d'opportunité - je le précise bien sachant à quel point il serait difficile d'imaginer que l'on séparât les religions entre elles - je vois dans les affaires de foulard, même s'il s'agit d'une interprétation ethnocentriste et dénoncée comme telle par des sociologues, une spécificité qui a été relevée par la Cour européenne et par le tribunal fédéral de Karlsruhe : leur corrélation avec la condition féminine.

Autrement dit, et je ne voudrais pas me prononcer sur la censure du législateur français par Strasbourg, si la loi intervenait sur ces questions, elle aurait, à mes yeux, des fondements juridiques beaucoup moins contestables qu'en d'autres domaines, y compris à l'intérieur même du système éducatif.

M. le Président : Si on légiférait uniquement sur le foulard ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Oui, mais je précise bien, M. le Président, « en dehors de toute question d'opportunité » parce que je mesure bien les problèmes. Je veux dire par là que l'on peut s'appuyer, d'abord, sur l'atteinte à la liberté de conscience des autres élèves qui est, quand même, plus évidente que lorsqu'il s'agissait de l'étoile de david ou de la croix, ensuite, sur les troubles à l'ordre public qui ont été incontestables, la jurisprudence administrative prenant en compte, non seulement l'attitude de l'élève concerné, mais également celle des parents ou des groupes qui viennent manifester à la porte des établissements, enfin, sur l'atteinte aux droits de la femme, en application de l'article 5 de la convention sur les droits de la femme qui a fréquemment été évoqué, ici même d'ailleurs si j'en crois les comptes rendus de presse de vos auditions.

C'est sans doute de l'ethnocentrisme, mais pour avoir travaillé sur le droit de l'éducation, je relève que le comportement d'élèves, dans le cadre de la liberté d'expression qui leur est reconnue à l'article 10 de la loi d'orientation du 10 juillet 1989, est en contradiction avec les finalités assignées à l'éducation nationale par l'article premier de la même loi qui dispose que : « l'Education nationale contribue à l'égalité des sexes ».

Autrement dit, pour moi, dans ce cas particulier, il y aurait abondance de motifs justifiant une intervention.

M. le Président : Quelle est votre définition de la laïcité appliquée à l'école ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : M. le Président, la lettre que j'avais reçue me demandait de commencer par là et je vais donc vous répondre !

La laïcité, s'agissant de l'école, est consacrée par le préambule de la constitution du 27 octobre 1946, repris par le Préambule de la Constitution de 1958, fondée, c'est extrêmement clair, sur une réaction à la législation de Vichy. L'adjectif qualificatif « laïque » est appliqué à la République et à l'enseignement, mais il n'y a pas de définition constitutionnelle de la laïcité.

Cette notion entre en conflit, ou peut entrer en conflit, avec la liberté de l'enseignement comme cela a été le cas pour la loi Guermeur. L'arbitrage ayant été, cette fois, du Conseil constitutionnel, il détermine un contenu de la notion de laïcité. A contrario, tel n'a pas été le cas, lorsque le Conseil a connu du recours contre la modification de la loi Falloux de 1850, puisqu'il y a, dans l'expression même de l'arbitrage donné par le Conseil constitutionnel, un recours à la notion d'égalité et non pas de laïcité.

La définition est donc législative et l'on retrouve toutes les lois en question dans l'avis du Conseil d'Etat de 1989 : il y accord des juristes sur ce point. Le professeur Rivero écrivait, en 1949 : « la laïcité, ce mot qui sent la poudre ». Et d'ajouter : « lorsque les juristes en parlent entre eux, il n'y a, en revanche, pas de problème ».

Pourquoi ? Parce que c'est une définition qui n'est pas finaliste, mais qui est de contenu et qui se trouve dans toute une série de lois : la loi Ferry de 1882, qui sort l'enseignement religieux de l'enseignement, la loi Goblet de 1886 que l'on attribue à Ferry et qui laïcise le personnel enseignant du primaire, la loi de séparation du 9 décembre 1905, la loi Debré du 31 décembre 1959, la loi Haby de 1975, la loi Savary de février 1984, la loi Jospin du 10 juillet 1989. C'est l'ensemble de ces textes qui détermine ce qu'est la laïcité dans le domaine de l'enseignement.

Les juristes en donnent une définition synthétique : la neutralité. Le principe d'égalité veut la neutralité de tous les services. On distingue le volet neutralité politique et le volet neutralité religieuse. La laïcité c'est la neutralité et la liberté de conscience.

M. le Président : Le port d'un signe peut-il mettre en cause cette neutralité ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : La réflexion que je poursuis à partir de tout ce que je peux lire, me conduit à penser qu'au-delà de l'expression de leurs convictions par certaines jeunes filles de confession musulmane, notre société est agitée par un autre débat qui est une aspiration à remettre en cause les fondements de la loi de 1905 sur la notion de sphère publique et de sphère privée, dans une sorte « d'œcuménisme », le terme n'étant pas à prendre à la lettre. Je veux dire par là qu'il y a une forme de rencontre des grandes religions, au moins des grandes religions du Livre, pour souhaiter qu'il y ait des possibilités d'expression, actuellement refusées, des appartenances religieuses.

Au niveau scolaire, cette démarche s'oppose à l'idée, parfois exprimée, qu'à la fin du XIXème, la neutralité dans la conception Ferry de l'instruction publique est une neutralité d'abstention ou, plus exactement de non-affichage, à la fois pour les élèves et pour les enseignants.

On sent indirectement, poindre, sous l'influence, non pas de l'Europe, des institutions européennes ou du droit européen, mais plutôt des comparaisons avec ce qui se passe dans les pays anglo-saxons, une espèce d'aspiration à pouvoir pratiquer un tel affichage, mais il appartient au système éducatif d'apprendre aux élèves à accepter l'idée qu'ils sont différents et qu'ils peuvent afficher leurs différences dans le cadre que les Anglo-Saxons qualifient de non sectarian.

Tels sont les termes dans lesquels la question va, selon moi, se poser et elle sera très compliquée dès l'instant où l'on parle, ce qui ne paraît pas soulever beaucoup d'objections, sauf dans le milieu du combat laïque, non pas d'un enseignement religieux, mais d'un enseignement des religions, tant il est certain que l'introduction d'un enseignement des religions pourrait avoir comme corollaire l'apparition d'un affichage des appartenances. Nous en sommes arrivés là, ce qui donne au débat une dimension encore plus considérable que la perception première que l'on peut en avoir.

Je répète que je suis frappé de constater que, progressivement, le Conseil d'Etat dépouille ses arrêts de tous les premiers considérants qui soulignaient la dimension laïque, pour arriver à une formulation de plus en plus ramassée nous laissant face à deux interprétations.

S'agissant de la première interprétation, j'ai eu des échanges sur ce point avec certains des membres éminents du Conseil d'Etat pour qui la situation actuelle des signes religieux à l'école est en tout point comparable à celle vécue dans certaines communes de France, au lendemain de la loi de 1905, lorsque des maires s'acharnaient à interdire le port du costume ecclésiastique, ainsi que les processions dans les rues au nom de l'ordre public et les sonneries de cloches. Le Conseil d'Etat a mis une dizaine d'années, par une jurisprudence constante, répétée martelant qu'il y avait atteinte à la liberté, pour les faire céder. Deux de ces membres les plus éminents du Conseil d'Etat ayant établi cette comparaison ont déclaré que les chefs d'établissement devront, eux aussi, progressivement céder !

Il est une seconde interprétation de la formulation des arrêts au sujet de laquelle vous m'autoriserez à faire une unique petite citation. J'ai, en effet, relu, en prévision de notre rencontre, tous les documents concernant, notamment, la renonciation du Conseil d'Etat à évoquer la laïcité. L'explication de cette attitude se trouve peut-être, dès 1992, dans les conclusions du commissaire du gouvernement David Kessler et notamment dans ce passage : « S'agissant du principe de laïcité à l'école, l'avis - il fait référence à l'avis de novembre 1989 - s'est attaché, nous semble-t-il, à renverser l'approche qu'avaient certains de ses défenseurs les plus ardents. La laïcité n'apparaît plus comme un principe qui justifie l'interdiction de toute manifestation religieuse. L'enseignement est laïque, non parce qu'il interdit l'expression des différentes fois, mais au contraire parce qu'il les tolère toutes. Ce renversement de perspective, qui fait de la liberté le principe et de l'interdit l'exception, nous paraît également particulièrement important. »

C'est là le passage du considérant qui précède le fameux arrêt mettant en cause cinq élèves et faisant suite à la requête présentée par MM. Kherouaa et Balo et Mmes Kachou et Kisic, dans lequel le Conseil d'Etat ne se prononce pas au fond. Il confirme une décision du tribunal administratif qui refuse d'annuler des sanctions d'exclusion parce que l'établissement avait formulé une interdiction générale et absolue et avait entendu se dispenser de l'examen au cas par cas, ce que n'a jamais admis le Conseil d'Etat et ce qu'il ne veut pas admettre.

J'avais intitulé ma dernière chronique, et je m'en tiendrai là, M. le Président « Une jurisprudence affirmée, une jurisprudence contestée ». Il y a, en effet, une opposition incontestable entre, d'une part, un juge, le juge administratif, avec une jurisprudence très uniforme et très cohérente, et, d'autre part, des personnels de l'Education nationale qui refusent d'accepter les solutions qui ont été celles du juge et qui mènent un combat pour que le législateur intervienne.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais, tout d'abord, bien comprendre, car l'histoire est souvent éclairante, cette comparaison entre la jurisprudence et l'attitude du Conseil d'Etat, après la loi de 1905. Vous confirmez qu'après 1905, le Conseil d'Etat a fait plier ceux qui voulaient aller au bout de la logique de séparation, en interdisant le port du costume religieux aux enseignants ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Non ! Il y avait, comme c'est le cas à l'heure actuelle, un conflit entre différentes formes de liberté : entre la laïcité, d'une part, et, d'autre part, la liberté d'aller et venir s'agissant des processions, de la liberté personnelle et autres. Le Conseil d'Etat a donc interdit les interprétations rigoristes de la loi de 1905 en défendant certaines libertés.

Or, actuellement, la jurisprudence du Conseil d'Etat peut être analysée comme étant essentiellement, et de plus en plus, une jurisprudence qui défend la liberté d'expression comme corollaire de la liberté de conscience, un peu - mais je ne voudrais pas forcer le trait - comme si l'on disait que ces deux libertés sont consubstantielles dans la démocratie.

On peut en limiter l'exercice puisque, conformément à la formule classique des juristes selon laquelle « toute liberté comporte des limites », la limitation par l'ordre public et dans le souci de respecter la liberté des autres est prévue, dès les articles 10 et 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, relatifs aux libertés d'ordre public.

Tout y est déjà en germe et il n'y a pas, sur ce point, de différence entre notre législation révolutionnaire et les interprétations de l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme et de sauvegarde des libertés fondamentales. Les constructions obéissent au même schéma, à ceci près qu'à la longue, on a fait céder les maires.

Par rapport à ce que vient de dire M. De Salvia, il me paraît important de souligner que l'un des problèmes de notre système est que dès que nous parlons de jurisprudence administrative, nous sortons un petit peu du modèle classique du droit français, appliqué au droit privé. Nous sommes presque dans un droit de jurisprudence, un droit de common law. Vous évoquez les obligations des personnels, sur lesquelles je ne reviendrai pas, si ce n'est pour dire qu'elles sont déterminées depuis longtemps puisqu'il existe un arrêt du Conseil d'Etat remontant à 1908 et un autre à 1948 sur le sujet. C'est en 1912 que le Conseil d'Etat, dans l'arrêt Bouteyre, en dehors de toute loi, mais s'appuyant sur la solution du législateur pour le primaire, a jugé qu'un prêtre ne pouvait pas passer l'agrégation d'histoire au motif qu'il était religieux.

Autrement dit, sur toutes les questions que vous évoquez, il y a une jurisprudence administrative et c'est elle qui a déterminé et qui adapte le corpus de règles à appliquer. L'avantage de ce système c'est sa souplesse, son inconvénient, c'est qu'il n'est pas l'œuvre du législateur.

M. Jean GLAVANY : J'aimerais bien creuser ce point car je pense qu'il est au cœur du problème juridique qui nous est posé.

J'aimerais comprendre. Est-ce que, comme certains l'ont dit, cette jurisprudence du Conseil d'Etat était, si j'ose dire, « d'opportunité » - nous avons entendu un conseiller d'Etat nous dire que le Conseil d'Etat aurait très bien pu faire autre chose et qu'il n'y a aucune raison de se croire contraints par son avis de 1989 - ou est-ce que, comme vous semblez l'indiquer, toute action législative, toute action de jurisprudence et tout jugement dans cette affaire sont très contraints par ces deux principes du droit français et européen, supérieurement protégés par la Constitution et la convention européenne : le principe de laïcité d'une part, et le principe de liberté, et notamment de liberté d'expression religieuse, d'autre part ?

L'équilibre entre ces deux principes, qu'il faut bien dire contradictoires, ne crée-t-il pas une contrainte pour les législateurs ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Le législateur peut parfaitement - et s'il le faisait sur cette question, ce ne serait pas l'un des cas les plus critiquables car il en est d'autres qui le furent davantage dans le passé -, revenir sur une jurisprudence aussi ferme soit-elle. C'est tout à fait normal, pour ne pas dire souhaitable, dans un certain nombre de cas. Sur ce point, je n'ai pas de doute !

Votre question appelle trois observations.

Premièrement, le Conseil d'Etat est consulté pour avis par le gouvernement.

Deuxièmement, il donne son avis, alors que nous savons très bien qu'il s'articule de différentes manières, dans la formation la plus solennelle à laquelle il a recours : l'assemblée générale plénière. Cet avis est rendu public, alors que, récemment encore, le Conseil d'Etat rappelait qu'en règle générale ses avis ne sont pas rendus publics ce qui dénote une volonté d'en projeter, vis-à-vis des tiers, le contenu.

Troisièmement, lorsque le Conseil d'Etat statue, en 1992, il adopte exactement la position du même Conseil d'Etat dans sa fonction consultative et va jusqu'à reprendre, dans les premiers considérants de son arrêt, la totalité de l'argumentaire de l'avis de novembre 1989, ce qui n'est pas, non plus, une obligation : les juristes savent parfaitement qu'il arrive que le Conseil d'Etat, au contentieux, ne suive pas du tout le Conseil d'Etat dans sa fonction consultative.

Ensuite, toute la jurisprudence s'aligne sans jamais dévier.

Il est vrai que le Conseil d'Etat aurait peut-être pu arbitrer différemment, mais, pour moi, la porte ne peut absolument pas être fermée au législateur. Il est tout à fait normal qu'il intervienne, mais cela nous ramène à cette question grave que j'ai formulée au début de mon propos : pour quoi faire ?

Je serais enclin - suis-je autorisé à le dire librement ? - à penser que par certains côtés, l'importance des définitions jurisprudentielles pour le secteur de l'Education place un peu notre droit dans la situation où le législateur s'est trouvé lorsque, en 1946, il a élaboré le premier statut général de la fonction publique. La masse de solutions jurisprudentielles existantes et d'arrêts du Conseil d'Etat ont été repris et formalisés dans un dispositif législatif et, au fond, je n'aurais pas de mal à imaginer que l'on reprenne le problème de la laïcité à l'école, mais pas uniquement concernant l'affaire du foulard.

M. le Président : C'est un peu contradictoire avec vos propos antérieurs...

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : S'agissant des questions d'assiduité, le Consistoire central des israélites de France a tout de même contesté devant le Conseil d'Etat le décret de 1991 faisant obligation d'assiduité aux élèves, au motif qu'il empêchait la pratique du shabbat le samedi.

Concernant les obligations des personnels auxquelles il a été fait allusion, nous restons avec de la jurisprudence et un avis du Conseil d'Etat, ce dernier ayant donné, à la demande d'un tribunal administratif, un avis non pas un arrêt, précisant que l'obligation de respect de la laïcité s'imposait aux personnels d'éducation et pas seulement aux enseignants.

Je ne serais en rien opposé à ce que le législateur réaffirme pour le primaire la solution de la loi Gobelet de 1886, à ce qu'il confirme législativement la solution de 1912 pour le secondaire, et, laissant de côté l'enseignement supérieur, à ce qu'il précise les obligations des fonctionnaires dans leur comportement. En effet, je ne peux pas envisager que l'on revienne sur les fondements des obligations de comportement de nos enseignants. J'entends parfois proposer d'aligner les élèves sur les enseignants ou le contraire : eh bien, non !

Pour ce qui a trait aux enseignants, les choses ont été dites clairement dans la lettre de Jules Ferry, en 1883. Elles ont été reprises en excellents termes, dans la circulaire de 1989 : les enseignants doivent respecter les convictions des familles et ne doivent pas exercer une influence qui tient à leur statut et à leur situation dans un système scolaire, pour exercer sur les élèves une pression de quelque ordre qu'elle soit ! En conséquence, je crois que les obligations des enseignants, même si cela devait constituer une dérogation par rapport à tout le reste de la fonction publique, sont des obligations de respect strict du non-engagement religieux. Sur ce point, le juge administratif a admis la révocation d'une enseignante portant le foulard et le Conseil d'Etat a donné un avis disant que l'on pouvait effectivement étendre l'interdiction à d'autres personnels que les personnels enseignants.

J'ajoute qu'il a précisé, dès le début de ce siècle, les obligations des agents, y compris dans la vie privée et dans la vie publique, pour bien marquer que leur service comporte, avant tout, une obligation scrupuleuse de respect des convictions des enfants qui leur sont confiés. Pour ce qui me concerne, je suis en la matière, farouchement hostile à toute idée d'évolution.

Le ministère est maintenant mis en présence de situations plus complexes : celles des enseignants devenus religieux ou prenant des engagements religieux, après leur recrutement et en cours d'activité. Il y a quelques lettres ministérielles sur la question du diaconat et la possibilité de maintien avec un petit avis du Conseil d'Etat de 1971, qui a été oublié parce qu'il allait dans le sens de la non-incompatibilité.

S'agissant des élèves, je suis tout à fait d'accord pour séparer leur situation de celles des enseignants. Les concernant, il est un point qui me semble être évoqué de façon sous-jacente dans certaines jurisprudences : l'article 10 de la loi de 1989 qui leur accorde la liberté d'expression n'est pas une création ex nihilo française, mais la traduction dans notre droit - je sais bien que tous les autres états ne l'ont pas fait - de la déclaration universelle sur les droits de l'enfant, sur la liberté d'expression et c'est ce à quoi le Conseil d'Etat fait produire plein effet. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il ne peut pas y avoir de limites si le recours à cette liberté d'expression est attentatoire à la liberté de conscience des autres élèves ou créateur de troubles.

Autrement dit, oui, d'une certaine manière, cette jurisprudence nuancée a pu nous mettre à l'abri de censures strasbourgeoises...

L'avis du Conseil d'Etat a fait l'objet de quatre commentaires, et l'un de leurs auteurs, avait relevé que le Conseil d'Etat assortissait l'affirmation du principe de liberté d'expression des élèves, de toute une série de réserves en demandant d'en faire une lecture attentive : on trouve la réserve d'ordre public, la réserve de fonctionnement du service, la réserve de non-atteinte au fonctionnement des autres, la réserve du prosélytisme. Autrement dit, il y a déjà là des balises qui déterminent les limites que ne doit pas franchir celui qui revendique sa liberté d'expression.

Que ces balises soient propres au milieu scolaire ne me choque nullement. Je dirai plus : j'y souscris totalement car il y a une spécificité du milieu et j'y souscris d'autant plus que, dès 1912 le commissaire du gouvernement près du Conseil d'Etat avait parfaitement marqué la différence, en ce domaine, entre le primaire et le secondaire, d'une part et, d'autre part, l'enseignement supérieur pour lequel rien de tout cela n'existe. Il y a eu, dans l'enseignement supérieur, des enseignants qui étaient des prêtres et il y a, dans l'enseignement supérieur, une liberté d'expression qui impose la quête de l'objectivité scientifique, mais qui n'interdit pas d'aborder les sujets religieux. Le seul arrêt concernant le port du foulard dans l'enseignement supérieur, non sans un brin de perfidie, est une annulation, pour contentieux, d'une décision de la doyenne d'une faculté de droit, à Lille, utilisant le motif du risque de troubles à l'ordre public pour refuser l'accès de l'établissement aux jeunes filles voilées.

M. Robert PANDRAUD : La comparaison que vous avez établie entre la situation actuelle et l'évolution jurisprudentielle de la loi de 1905 est très intéressante. Il est vrai que cette loi a évolué dans un sens beaucoup plus libéral que ne le souhaitaient probablement les auteurs du projet de loi encore qu'ils ont toujours été très encouragés par Aristide Briand, par opposition à Clemenceau dont la pensée pouvait se résumer en ces termes : puisque nous sommes dans le désordre, restons-y !

Les tribunaux administratifs et le Conseil d'Etat ont effectivement une attitude équivalente à celles des défenseurs de la loi de 1905 par rapport aux messes, réunions publiques, processions et sonneries de cloches. Je me rappelle qu'il y avait même eu annulation d'un arrêté municipal interdisant la voie publique aux curés en soutane, au motif que c'était un uniforme étranger... Compte tenu des problèmes existant à l'époque avec Rome, le port de la soutane a d'ailleurs sans doute été la question la plus discutée, mais c'est un autre problème.

La situation n'est évidemment plus la même, mais la jurisprudence, qui s'attachait alors à répondre à la question de savoir si l'église catholique était une secte peut être reprise mot à mot pour s'appliquer aux sectes actuelles. Par conséquent, si nous faisons, demain, un pas dans le sens de la multireligiosité, qu'en sera-t-il des sectes ? C'est là un problème dont on ne parle jamais pour la bonne raison - soyons francs - qu'il a surgi avec l'arrivée de l'islam et le durcissement de la religion juive, parallèlement à la neutralité de l'enseignement catholique. On ne peut pourtant pas aller trop loin dans le libéralisme, sauf à risquer d'introduire des sectes à l'école.

Il est un problème peut-être encore plus délicat. L'enseignement public, depuis son origine, et plus encore au cours des trente dernières années, a été particulièrement ouvert. On interdit aux élèves voilées de ne pas assister aux cours d'éducation physique mais quand le curé avait besoin d'enfants de chœur, le curé autorisait systématiquement les enfants à servir les messes des différentes cérémonies. Il est également vrai qu'il a eu de multiples jurisprudences sur le fait de savoir si l'institutrice pouvait aller nettoyer l'église avant la messe ou d'autres situations qui ont fini par se régler avec le temps...

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Je souscris à cette intervention. En relisant tous les textes dont je dispose, j'ai été frappé par le fait que l'un des commentateurs de l'avis estimait qu'au fond, le problème est simple. Selon lui, dans la mesure où il y a liberté de l'enseignement, laquelle a été conciliée avec la laïcité, il suffirait d'utiliser la liberté de l'enseignement et de dire aux élèves qui ne se sentiraient pas bien dans les établissements publics d'aller dans des établissements privés, ce qui permettrait d'y maintenir le corpus d'exigences de la laïcité d'aller dans les établissements publics. On peut en discuter car cette solution ne me paraît pas régler tout à fait le problème !

J'ai retrouvé sous la plume de l'un des commissaires du gouvernement, une autre proposition, de 1999, cette fois, et qui est très curieuse. Elle consiste à dire que le problème peut être réglé par le recours à l'article de la loi de 1905 qui autorise la création des aumôneries. Si vous faisiez en sorte que le régime des aumôneries soit encore un peu plus libéral qu'il n'est et qu'il y ait des aumôneries pour les différents types de confession, à l'intérieur même des établissements publics, vous seriez autorisés à ne rien admettre en dehors des structures de formation religieuse.

Sur la première solution, je suis un peu réservé. Il est certain que, après 1992, le Conseil d'Etat a confirmé un certain nombre de décisions d'exclusion : on trouvait toujours, derrière les parents, des associations islamistes. Je précise, à ce propos, qu'il existe un guide de procédure d'un certain docteur Abdallah, préfacé par un professeur de droit d'une université de théologie musulmane du Caire, qui édicte la conduite à tenir dans telle ou telle situation. Or, à partir du moment où le Conseil d'Etat a confirmé les décisions d'exclusion, une partie des jeunes filles affectées par cette décision se sont inscrites dans des établissements catholiques sous contrat.

On a donc eu ce spectacle un peu curieux d'une laïcité d'abstention totale défendue dans le public et d'une laïcité d'ouverture représentée par le privé. Je suis assez réservé par rapport à cette idée qui voudrait que le privé règle le problème car elle présente un inconvénient qui me trouble : le fait d'utiliser, alors qu'elle n'a pas été faite pour cela et qu'elle n'a, jusqu'à présent, pas joué ce rôle, la mise sous contrat, que je distingue de l'autorisation d'ouverture, d'établissements privés dont chacun sait qu'ils seront intégristes. L'argent de l'Etat n'a pas à financer cela !

Je suis quand même frappé de lire, selon des informations récentes, qu'il y a 25 000 élèves qui fréquentent des écoles juives...

M. Robert PANDRAUD : Dont certaines très intégristes !

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Et dans lesquelles, sauf à faire du testing, comme cela se pratique à l'entrée des clubs ou des bars, ne sera jamais inscrit un enfant catholique, protestant, calviniste, musulman, athée ou agnostique. Or, l'Etat finance ce type d'établissements. Qu'ils existent, je n'y vois rien à redire puisque nous sommes dans un régime de liberté de l'enseignement, mais qu'ils puissent bénéficier du soutien de l'Etat, c'est une tout autre affaire !

Au fond, si le rectorat de Lille - que j'ai bien connu - a manifesté quelques réticences à l'ouverture d'un lycée musulman - qui est l'unique lycée musulman et qui n'accueille qu'une poignée d'élèves que je compte sur les doigts de mes deux mains - ce n'est pas tant par rapport à son ouverture, que par rapport à la perspective d'une mise sous contrat susceptible d'intervenir dans cinq ans, alors qu'il y avait deux écoles musulmanes : l'une à la Réunion, et l'autre sur le territoire métropolitain. De ce point de vue, je pense que l'on ne peut prôner la rigueur, le maintien de la laïcité dans l'enseignement public et renvoyer les élèves qui la refusent ailleurs que si cet ailleurs n'est pas financé sur des fonds publics, ou pour le moins pas dans les conditions actuelles. C'est une position personnelle fondée sur des textes !

M. Jean-Pierre BLAZY : Vous abordez là une question tout à fait intéressante qui pourrait faire l'objet d'un autre débat, mais qui ne nous éloigne cependant pas trop de notre sujet.

Vous avez commencé votre intervention en évoquant « l'incommodité » de la situation des chefs d'établissement sans en dire beaucoup plus. J'aimerais connaître votre analyse de la situation, d'ailleurs difficile à évaluer, les chiffres de la médiatrice ne correspondant qu'à la partie émergée de l'iceberg.

Vous avez ensuite déclaré que le droit n'était pas ambigu, mais que sa mise en œuvre était délicate et tous vos propos, au demeurant fort intéressants, tendent à démontrer qu'au bout du compte, le législateur aurait peut-être à légiférer sur cette question. Il est vrai que la jurisprudence est parfois contradictoire entre le Conseil d'Etat et le tribunal administratif : nous en avons, au moins, un exemple.

Vous avez, par ailleurs, constaté une sorte d'affaissement de la laïcité à travers les attendus du Conseil d'Etat et je souscris à votre observation. S'agissant des enseignants, les choses sont claires, mais s'agissant des élèves, les choses sont floues et je suis, quant à moi, de ceux qui pensent que, face à la situation que nous connaissons et à cette jurisprudence contradictoire, il convient sans doute que le législateur propose une loi dont, bien entendu, le contenu et la forme pourront être discutés.

On nous oppose souvent que la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme nous empêcherait de légiférer. Or les propos de M. De Salvia m'ont semblé assez clairs : si la jurisprudence française se refuse à voir dans le port du foulard du prosélytisme, la Cour européenne voit, quant à elle, dans l'interdiction du port du voile par une enseignante, un moyen de garantir la neutralité de l'enseignement primaire public.

Dans ces conditions, quelles sont les incompatibilités avec le droit européen ? Sont-elles réelles par rapport à une loi éventuelle qui interdirait le port de tout signe religieux au sein des établissements scolaires français ?

Ma seconde question s'adresse à M. Durand-Prinborgne : puisque vous évoquez dans une récente étude le cas de l'Alsace-Moselle, quel est votre point de vue sur le sujet ? Si j'ai bien compris, vous seriez partisan de revenir sur ce statut particulier ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Devant mon voisin qui vient de Strasbourg, je m'abstiendrai de prendre une quelconque position.

Je constate que la question a été posée en 1920, si ma mémoire ne me trahit pas, que ce sont les Alsaciens et Lorrains eux-mêmes qui se sont opposés à ce que l'on vienne modifier la situation en 1924 et que personne n'a osé y toucher. J'entends bien que les syndicats enseignants manifestent, de façon d'ailleurs constante, une orientation commune en disant qu'il faut revenir sur ce statut, qu'ils ont trouvé, à l'occasion du problème posé par les signes religieux, un argument supplémentaire qui est l'atteinte à la liberté de conscience des familles à qui l'ont fait obligation de demander la dispense de l'enseignement religieux. Pour le reste, je me suis gardé de toute appréciation sur la nécessité d'en finir avec ce régime, dans la mesure où il ne me paraissait pas poser de problèmes fondamentaux.

Pour ce qui est de votre première question, il y a eu, et je crois que tout le problème juridique est là, dès l'avis du Conseil d'Etat et, a fortiori dès les premiers arrêts, une attitude de refus. J'ai été si longtemps recteur que je connais bien les enseignants et que je pèse mes mots. Cette attitude de refus procède de deux constats qui se trouvent pourtant au cœur du dispositif juridique conçu par le Conseil d'Etat.

Le premier constat est qu'il va y avoir, sur le territoire national, des différences de comportement des chefs d'établissement aboutissant à tolérer ici ce qui ne sera pas toléré ailleurs. Je conçois très bien que la question soit ainsi formulée : elle traduit un attachement aux conditions d'égalité sur l'ensemble du territoire. Je précise simplement que le dispositif que le Conseil d'Etat a voulu et sur lequel il a été suivi par l'administration était, au contraire, d'admettre qu'il était possible d'imaginer des solutions différentes, parce qu'étroitement liées aux conditions de temps et de lieu. Je ne vais pas citer toute la jurisprudence, mais l'affaire Yilmaz, qui a été jugée par le tribunal administratif de Nantes et jugée par le Conseil d'Etat, concerne une élève du lycée Du Bellay à Angers. L'affaire du lycée Faidherbe à Lille concernait, elle, 17 élèves du même établissement !

Je me suis amusé à étudier les localisations des contentieux. Lorsque, en septembre 1996, le Conseil d'Etat, en une seule séance, s'est prononcé vingt fois, alors qu'il est intervenu chronologiquement à huit reprises, il faut savoir que, sur les vingt arrêts, treize concernaient, n'en déplaise à mon voisin, quatre collèges de Strasbourg.

J'ai trouvé une plaque de contentieux à Lille, une plaque à Strasbourg et une plaque à Nantua. Pour ce qui a trait à l'affaire des élèves turques de Vendôme, nous étions bien loin d'imaginer qu'un problème de cette ampleur puisse se poser dans le département du Loir-et-Cher. Dans tout cela, ce qui me frappe, c'est que la localisation des affaires ne correspond pas aux zones de forte implantation d'une population d'origine maghrébine, immigrée et de nationalité française : dans ce type d'affaires, on trouve des Turcs, je dirais même des Kurdes, quelques Iraniens, des Marocains du Sud, pratiquement pas d'Algériens. Il est d'ailleurs pour le moins surprenant qu'il n'y ait pas de contentieux dans le département des Bouches-du-Rhône et qu'il n'y en ait pas plus sur le pôle Lille-Roubaix-Tourcoing.

La cartographie des affaires montre que ces démarches sont liées à des appartenances identitaires, communautaires, auxquelles vient s'ajouter l'aspect religieux.

On se heurte, au départ, à un refus d'admettre qu'il peut y avoir des différences, alors que, pour l'administration, il n'est pas illogique qu'il y en ait. J'ai été appelé, il y a quelques années, par le recteur de l'académie de Versailles pour faire une conférence devant les chefs d'établissement. A la fin de la conférence, l'un d'entre eux est venu me trouver et m'a dit : « M. le recteur, je n'en ai pas parlé à mon recteur, mais j'arrange les choses tout seul ! ». Ils sont un certain nombre à procéder de la sorte.

Le Syndicat national des personnels de direction de l'enseignement secondaire (SNPDES) a joué un rôle déterminant quand il a refusé que le chef d'établissement soit contraint de se livrer à une appréciation. Sur ce point, le Conseil d'Etat n'entend pas céder et les juristes ne comprennent pas l'opposition syndicale parce qu'il est de l'essence même de l'exercice d'un pouvoir, en dehors ce que les juristes appellent « la compétence liée », de se livrer à une appréciation avant de prendre une décision : c'est ce que fait le maire qui a à décider d'une interdiction ou d'une mesure de sécurité, c'est ce que fait aussi régulièrement le préfet. Je vais dire les choses comme elles me viennent à l'esprit : il n'y a pas de consignes nationales pour interdire les conférences de Jean-Marie Le Pen lorsqu'il fait une tournée en France : il appartient à chaque maire ou préfet d'analyser la situation en fonction des forces de police dont il dispose, des risques d'incidents qui peuvent exister et ainsi de suite. On a, là, intrinsèquement une démarche juridique qui est l'appréciation itinérante du pouvoir de décision.

En la matière, même si je vois mal comment la satisfaire, je comprends très bien l'aspiration un peu enfantine des chefs d'établissement d'avoir une règle simple et claire, et cela pour plusieurs raisons.

Premièrement, parce qu'ils savent que, dès qu'ils sont confrontés à une affaire de ce type, ils ont à la porte de leur établissement TF1, France 2, France 3 et j'en passe, sans parler des chroniqueurs de la presse écrite.

Deuxièmement, parce qu'ils comptent, au sein de leur établissement, des enseignants qui se font les défenseurs d'une conception de la laïcité, ce qui est, humainement et intellectuellement, très compréhensible, reposant sur des analyses beaucoup plus historico-philosophiques que juridiques. Dans l'affaire de Lyon qui, pour l'instant n'a pas donné lieu à du contentieux, on ne peut pas considérer que le recteur n'a pas joué son rôle vis-à-vis du lycée en cause : il a, au contraire, été constamment sur la brèche. Simplement, il y avait une professeur de philosophie qui défendait, comme c'est son droit le plus strict, une certaine conception de la laïcité. Or, il est vrai que vivre une telle situation avec un enseignant pose toujours un problème à un chef d'établissement.

Troisièmement, parce que, je dois bien l'avouer, mais je ne suis plus aux affaires depuis longtemps, on ne peut pas dire que le ministère ait fait beaucoup d'efforts d'information et de formation sur ce dossier. Le minimum aurait quand même été d'expliquer largement que nous sommes en présence d'un conflit entre la liberté de conscience et la laïcité, et qu'il ne se traite pas « à la va vite » ! En matière de formation, je pense qu'à peu près rien n'est prévu dans les programmes des Instituts de formation des maîtres (IUFM).

Le ministère dispose-t-il des ressources suffisantes pour assurer une telle formation ? C'est un autre problème, mais je crois qu'on commence à s'en soucier.

J'ajoute, et ce sera ma dernière observation que, lorsque les chefs d'établissement se disent abandonnés par leurs autorités hiérarchiques les plus proches, c'est à la fois vrai et faux. La première intervention du Conseil d'Etat, en 1992, a été pour dire qu'ils ne pouvaient pas saisir directement le juge, mais qu'ils devaient, assistés du conseil de discipline, faire appel devant le recteur qui connaît en appel du recours contre la décision du conseil de discipline de l'établissement. Le juge, lui, a laissé entendre que l'intervention du recteur ne sert à rien, car il confirme systématiquement toute décision des chefs d'établissement. Il n'y a donc pas, en dehors de la médiation, de niveau de contrôle intermédiaire qui offre à la fois une possibilité d'explication et un moyen d'agir.

Pour ce qui est de l'évaluation du nombre de cas, je sais qu'elle pose des difficultés, même si les renseignements sont plus précis s'agissant des interventions de la médiatrice. Pour ce qui est du Conseil d'Etat, je vous ai fourni les réponses : la première intervention en contentieux est survenue en 1992 ; la deuxième en 1994 ; la troisième qui s'est traduite par deux arrêts, en 1995. Deux arrêts ont été rendus en mai, et vingt en septembre, en 1996, puis, il a fallu attendre 1999 pour avoir deux nouveaux arrêts. Par conséquent, le Conseil d'Etat, juge suprême, ce qu'il ne faut pas oublier en établissant une comparaison avec 1905 quand le Conseil d'Etat était un juge administratif unique puisqu'il n'y avait pas les tribunaux administratifs, est intervenu à huit ou neuf occasions, dont une fois pour rendre vingt arrêts.

Pour ce qui est de l'attitude des tribunaux administratifs, je dirai qu'il y a un peu de fronde vis-à-vis de la haute juridiction administrative de la part du tribunal administratif de Paris. A ce sujet, il faut retenir la tentative, dès le début, d'un commissaire du gouvernement à Amiens pour s'appuyer, ce qui n'a été retenu par aucun arrêt postérieur, sur l'article 5 de la convention relative aux droits de la femme. Il s'agit du commissaire du gouvernement, M. Bédier, dont les conclusions ont été publiées dans la revue « Savoir ».

M. Michele DE SALVIA : Je répondrai à la question qui m'a été posée sur l'impact de l'Europe. C'est une dimension nécessaire, car, s'il est un texte fondateur de l'esprit européen, c'est bien la convention européenne des droits de l'homme ! C'est la vraie constitution de l'Europe, du point de vue des droits fondamentaux. En conséquence, on ne légifère pas, en Europe, sans tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme et des études de doits comparés.

Si vous vous penchez sur les expériences conduites par d'autres parlements nationaux, vous constaterez que tous - et c'est aussi le cas de la Cour européenne des droits de l'homme, quand elle examine si une mesure cadre ou ne cadre pas avec la convention et approche la notion de marge d'appréciation, pouvoir discrétionnaire reconnu aux autorités nationales -s'appuient sur un dénominateur, qu'il soit commun ou non. Ainsi, en matière de recherche des origines biologiques, par exemple, dans l'affaire Odièvre contre la France, la Cour européenne s'est fondée sur les législations européennes. Par conséquent, on ne légifère pas sans égard pour Strasbourg.

En ce qui concerne, la nécessité de légiférer, je confirme mes propos précédents. Si l'on s'inscrit dans une logique d'interdiction, il est, à mon avis, nécessaire de légiférer, faute de quoi, on encourra la sanction de Strasbourg. Il faut que la loi soit prévisible, c'est-à-dire que chacun puisse savoir quelles sont ses conséquences. Or, laisser aux chefs d'établissement le soin de trancher la question de l'exclusion peut paraître un peu léger, car la décision relève de la responsabilité du législateur.

Je confirme aussi qu'il y aura, en Europe, une multiplicité de situations juridiques, non seulement entre les Etats, mais également à l'intérieur des Etats. Tous les länder allemands ne vont pas adopter une législation interdisant, éventuellement, le port du foulard : le land Berlin va peut-être légiférer alors que le land Bade-Wurtemberg ne le fera pas. Le Royaume-Uni nous a déjà habitués à une telle variété puisque, en certains domaines, il existe là-bas trois ou quatre législations : celle de l'Angleterre-Pays de Galles, celle de l'Ecosse et celle de l'Irlande du Nord.

Si on légifère, je ne peux que dire qu'un Etat qui s'appuie sur le principe de laïcité - puisque, en filigrane, c'est lui qui est en cause -, n'encourrait, je pense, aucune sanction de la part de la Cour européenne des droits de l'homme. C'est, en effet, un principe sur lequel la Cour elle-même s'est déjà appuyée à plusieurs reprises.

A cet égard, je rappellerai une affaire française qui ne concerne ni le port de signes religieux, ni l'enseignement : l'affaire Cha'are Shalom Ve Tsedek qui concernait un groupe religieux israélite minoritaire orthodoxe, dont les membres se plaignaient de n'être pas autorisés à désigner des sacrificateurs pour l'abattage rituel, ce droit revenant au seul Consistoire israélite de Paris. Le gouvernement français et la Cour, pour valider ce choix, se sont appuyés sur le principe de neutralité.

Quelle est la jurisprudence de la Cour ? La Cour estime que l'Etat doit être « l'organisateur neutre et impartial de l'exercice des diverses religions, cultes et croyances ». La jurisprudence obéit, en quelque sorte, à ce principe qui a été réaffirmé dans plusieurs affaires concernant des pays un peu éloignés de la France, Moldova ou autres, où, s'agissant des problèmes de coexistence entre différentes mouvances religieuses s'inscrivant dans la même catégorie, par exemple, des églises orthodoxes rivales, l'Etat doit observer une stricte neutralité.

Il est une affaire extrêmement importante dont on peut dire, en quelque sorte, qu'elle consacre ce principe de laïcité : l'affaire du parti de l'ancien Premier ministre de Turquie, le Refah qui a été jugé contraire à la Constitution par la Cour constitutionnelle turque. Ledit parti s'est adressé à la Cour en soutenant que cette interdiction violait à la fois la liberté d'association et la liberté de religion. La Cour, a rendu cet arrêt de grande chambre qui est la formation la plus large de la Cour : « Les organes de la convention ont estimé que le principe de laïcité était assurément l'un des principes fondateurs de l'Etat, qui cadre avec la prééminence du droit et le respect des droits de l'homme et de la démocratie. Une attitude ne respectant pas ce principe ne sera pas nécessairement acceptée comme faisant partie de la liberté de manifester sa religion et ne bénéficiera pas de la protection qu'assure l'article 9 de la convention. »

Je crois que l'on ne peut pas être plus clair et, puisqu'on a parlé de « crise identitaire » à propos du foulard, je rappelle que l'un des projets du parti Refah était d'instituer une société multijuridique en Turquie, ce qui aurait eu pour conséquence d'imposer aux membres d'une religion un système différent du régime applicable à d'autres croyants. Sur ce point qui renvoie aux problèmes de l'identité, du communautarisme et autres, la Cour a porté ce jugement : « Un tel système enfreindrait indéniablement le principe de non-discrimination des individus dans leur jouissance des libertés publiques, qui constitue l'un des principes fondamentaux de la démocratie. En effet, une différence de traitement entre les justiciables dans tous les domaines du droit public et privé, selon leur religion ou leurs convictions, n'a manifestement aucune justification au regard de la convention. Pareille différence de traitement ne peut ménager un juste équilibre entre, d'une part, les revendications de certains groupes religieux qui souhaitent être régis par leurs propres règles, et, d'autre part, l'intérêt de la société tout entière qui doit se fonder sur la paix et sur la tolérance entre les diverses religions ou convictions. »

En résumé, la doctrine de la Cour est la suivante : être l'organisateur neutre et impartial des différentes croyances qui se manifestent au sein d'une société.

M. Bruno BOURG-BROC : Je ne formulerai que deux brèves questions qui s'adressent à M. Durand-Prinborgne.

Premièrement, j'ai cru comprendre que l'une des pistes que vous avez évoquées pour régler le problème, si problème il y a, de l'enseignement sous contrat, était l'éventuelle libéralisation des aumôneries scolaires. Sous quelle forme l'envisagez-vous ?

Deuxièmement, en votre qualité, non seulement de juriste, mais également de praticien et de penseur de l'Education, comment concevez-vous l'enseignement du fait religieux ? Est-ce une nécessité et, si oui, comment doit-il être organisé ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : A votre première question concernant les aumôneries, je répondrai qu'en l'état actuel des choses, le problème, dans la mesure où il est étroitement lié à la façon dont les différentes religions organisent la catéchèse, ne s'est guère posé que pour le catholicisme. Je vais m'expliquer : lorsque, à propos de l'aménagement de la semaine scolaire, certains évêques de France ont attaqué des décisions d'inspecteurs d'académie faisant disparaître le mercredi qui correspond à l'ancien jeudi des lois Ferry, c'était parce qu'elles posaient un problème d'organisation de la catéchèse dont la loi dit qu'elle se déroule hors de l'établissement et hors du programme et des temps scolaires.

En revanche, on s'est aperçu, à cette occasion, que le problème ne se posait ni pour la confession juive, ni pour l'islam, ni même pour les églises réformées qui n'ont pas le même concept de la catéchèse.

Cela explique pourquoi la loi de 1905, allant dans le sens de la liberté du culte, avait prévu des aumôneries pour permettre aux internes d'avoir une pratique religieuse, au même titre que les détenus dans les prisons ou les militaires. Finalement, il n'y a pas besoin de modifier le texte, mais d'accentuer l'incitation. J'ignore, en revanche, quel accueil les autres religions que le catholicisme réserveraient à la proposition qui leur serait faite d'organiser ce type d'enseignement qui pourrait être ouvert aux élèves externes etc.

Actuellement, la procédure consiste à répondre aux demandes des familles, ou d'élèves majeurs depuis qu'ils le sont à partir de dix-huit ans, et à faire désigner par l'église en cause, celui qui aura en charge cette catéchèse, étant précisé que ce sont de plus en plus rarement des clercs.

Concernant votre seconde question, je répondrai par une autre question : que donnait-on, antérieurement, aux élèves en matière religieuse ? On ne prenait le fait religieux qu'en tant que composante d'un fait d'histoire avéré : la bataille de Poitiers et l'arrêt de la progression des musulmans en France, la révocation de l'Edit de Nantes, la reconnaissance du statut des juifs avec l'abbé Grégoire, la loi de 1905 etc.

On a dépassé un peu ce stade à partir du moment où l'on a évoqué la religion comme « fait de société » ce qui, paradoxalement d'ailleurs, s'est produit beaucoup plus tôt pour les religions grecque et romaine, mais il est vrai que le temps avait fait son œuvre. Enfin, il y a une quinzaine d'années, on s'est aperçu que l'ignorance totale du fait religieux fermait la porte d'accès à bon nombre d'œuvres littéraires, d'œuvres musicales, de créations picturales et entraînait une forme d'inculture.

J'ignore si l'anecdote est vraie, mais l'une de nos responsables du CNRS assure que certains élèves du second degré, lors de la présentation d'ouvrages sur le fait religieux à l'école, avaient vu dans l'image d'un Saint Sébastien transpercé de flèches, un cow-boy attaqué par les indiens dans l'Ouest américain. C'est dire à quel point on touche à l'inculture !

L'expérience qui avait été conduite dans un lycée parisien consistait à donner le même nombre d'heures aux représentants des différentes religions - catholicisme, calvinisme, luthéranisme et autres - ce qui, si l'on veut garantir la qualité des intervenants, n'est possible que dans certaines de nos villes. La ville de Paris, mise à part, je vois mal où appliquer un tel système...

En conséquence, il conviendrait de s'orienter vers un enseignement fondé sur des programmes. Le ministre vient de déclarer, il y a trois ou quatre jours, qu'à cet égard nous sommes totalement démunis d'instruments, ce qui me paraît poser toute une série de questions.

Je crois qu'il y a aura une opposition forte, d'une part, si l'on n'inclut pas - et on rejoint le débat sur le préambule de la Constitution européenne - dans l'héritage culturel qui est le nôtre, une présentation des encyclopédistes français, anglais ou allemands du siècle des Lumières et, d'autre part, si l'on ne parle pas de ce qui serait un courant de pensée philosophique de spiritualités non religieuses. Voilà qui pose un premier problème !

Il en est un second : je crains que cela ne conduise à des affrontements.

Il est, en effet, inadmissible d'avoir toléré dans nos lycées que des garçons inscrivent sur les murs « L'islam vaincra ! La France sera une République islamique » ou qu'ils se dressent dans une classe pour dire au professeur d'histoire en utilisant le tutoiement brutal : « tu dis quelque chose qui est un mensonge ! » ou « tu n'as pas le droit de parler du Coran parce que tu n'es pas musulman ! ». Quand on songe qu'il n'y a jamais eu la moindre sanction à l'encontre de tels comportements pourtant avérés, puisqu'ils sont signalés par Céline Wiener, ex-inspectrice générale de l'Education nationale, dans l'ouvrage « Les foulards noirs et la République », écrit en hommage à Guy Braibant, ancien membre du Conseil d'Etat, et qu'ils m'ont été confirmés à l'occasion des quelques cessions de formation que j'assure, je redoute de telles réactions ! Une discipline contraignante sera nécessaire si l'on introduit l'histoire des religions pour obtenir que les élèves écoutent et prennent des notes même si ce qu'ils entendent leur déplaît.

En effet, s'il est vrai qu'à l'Ecole pratique des hautes études, ou à l'Institut national des langues et civilisations orientales - ancien institut des langues orientales -, on interdit aux professeurs de parler du Coran quand ils ne sont pas musulmans, il est inutile d'introduire un enseignement religieux, car il va se traduire par des situations conflictuelles. Cela étant, je n'y vois aucun obstacle, bien au contraire, sur le plan culturel.

M. Christian BATAILLE : Vous évoquiez, M. le recteur, la faiblesse de la formation dispensée par les IUFM en matière de laïcité. Il appartiendra aux historiens de l'Education de dire plus tard si la baisse du sentiment laïque dans le corps enseignant a coïncidé avec la disparition des écoles normales, mais ce problème relatif aux IUFM, selon moi, ne se posait pas quand les enseignants du primaire étaient formés dans les écoles normales où la laïcité constituait un volet important de l'enseignement.

Sur l'opportunité de légiférer, vous avez spécifié qu'il suffirait de reprendre et de formaliser le dispositif législatif existant sur la laïcité à l'école. Vous nous suggériez, en quelque sorte, de réfléchir à un code de la laïcité. Si nous retenons cette formule, il pourra nous être reproché d'emprunter une démarche d'opportunité politique et, pour reprendre les propos que nous entendons parfois, d'élaborer un texte peu normatif en nous contentant de rappeler les textes en vigueur.

Vous avez détaillé la législation existante qui est très riche et très impressionnante : avez-vous, néanmoins, le sentiment que des zones d'ombre, des angles morts subsistent dans ce dispositif législatif, ou estimez-vous, ce qui serait un paradoxe, qu'il peut répondre à toutes les questions que nous nous posons ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Je souscris à votre première observation, même si ce n'est ni le temps, ni le lieu pour formuler des regrets. Non seulement les écoles normales dispensaient une formation à laïcité, mais je dirai plus : les seuls petits ouvrages de « législation scolaire », pour en reprendre l'intitulé précis, que l'on peut parfois trouver chez les bouquinistes, ont été rédigés à l'intention des élèves des écoles normales ou des candidats au concours d'inspecteur primaire.

Pour ce qui est de votre question, si le juriste que je suis peut se satisfaire de réponses jurisprudentielles, il ne peut pas ne pas mesurer que ces réponses sont sujettes à de nouvelles interrogations, à des différences d'interprétation, à des débats, etc.

S'il y avait eu, dans le statut général de la fonction publique, et pas nécessairement pour la seule Education, un texte réglant les problèmes d'accès à la fonction publique, qui prenne en compte les comportements religieux, et autres, dans l'exercice d'une fonction, nous n'aurions pas eu à interroger le Conseil d'Etat sur la possibilité de porter le foulard islamique pour une femme enseignante et pour une femme contrôleur du travail comme cela s'est fait à Lyon. Autrement dit, il manque actuellement dans le droit français de la fonction publique, quitte à en marquer les spécificités, une interdiction de porter le foulard dans l'exercice d'une fonction.

On pourrait au moins se poser la question de savoir si l'on interdit à un fonctionnaire de porter le foulard, le turban ou la kippa, lorsqu'il est en présence du public - guichetier d'un bureau de poste, contrôleur ou inspecteur des impôts, etc. - mais qu'on l'y autorise s'il n'est pas au contact du public : c'est une question qui va devoir être posée et qui n'est pas tranchée. Ce n'est, en effet, qu'un avis du Conseil d'Etat qui veut que l'interdiction s'applique aux conseillers d'éducation, aux nouveaux personnels de surveillance, ce qui est logique, et ce dont et je me réjouis puisque cela va dans le sens que je préconisais.

Sans être totalement normative, cette captation par le législateur d'une série de solutions précédentes qui ont été déterminées par le juge, présenterait peut-être l'avantage de faire apparaître le texte comme moins contingent, puisque vous reprendriez alors la matière pour poser la question de savoir quelles sont les conséquences de la laïcité dans la société française contemporaine au titre du comportement du service public et de ses agents et parfois au titre de ceux que l'on appelle « les usagers du service public ». Ce serait aussi l'occasion d'introduire éventuellement le dispositif législatif relatif à l'enseignement du fait religieux, de remettre l'accent sur les aumôneries et de tirer toutes les choses au clair, sans se situer uniquement dans un contexte d'interdits dont on sait très bien qu'il conduit à toucher aux libertés publiques ce qui, de tout temps, a été pour le législateur un problème politique majeur.

M. Jean GLAVANY : La dernière proposition du recteur Durand-Prinborgne revient finalement à dire qu'il faudrait une belle loi laïque !

Une fois de plus, M. le Président, nous dépassons le cadre de notre mission puisque nous étions censés travailler sur une éventuelle interdiction du port des signes religieux à l'école, mais nous comprenons bien que tout est lié et qu'à partir du moment où l'on touche à l'équilibre du système, il y a toujours la tentation de le rétablir.

Avant d'en venir à ma question, je souhaiterais faire une petite remarque. A propos de l'enseignement du fait religieux, je suis très heureux de vous entendre dire, monsieur, qu'il faut aussi penser à l'enseignement des philosophies non religieuses. En effet, ayant vu une récente évaluation des élèves sortant du système éducatif, je confirme que près de 70 % d'entre eux n'ont pas connaissance de ce qu'est la laïcité et qu'il n'y a plus d'enseignement de « la morale laïque », au sens où l'entendaient nos grands anciens. Cela me paraît très grave car il s'agit d'une morale qui touche au civisme, à la citoyenneté et à tout ce qui se rapporte à la République.

Ma question est simple et s'appuie sur la décision d'exclusion prise dans le cadre de l'affaire d'Aubervilliers, qui, d'une certaine manière, prouve qu'on peut exclure des élèves sans qu'il y ait besoin d'une loi. Pourquoi et comment ? Précisément, parce que, en s'appuyant sur l'évolution de la jurisprudence du Conseil d'Etat, des chefs d'établissement, mieux informés ou mieux formés - et cela met le doigt sur l'incapacité du ministère, que vous évoquiez précédemment, de former ses chefs d'établissement à traiter d'un problème difficile - sont désormais capables de prendre, ça et là, des décisions fermes inattaquables. Tout cela parce qu'ils détiennent le mode d'emploi pour contrer le mode d'emploi du docteur Abdallah.

N'est-ce pas la preuve qu'avec une bonne formation des chefs d'établissement, avec une bonne méthode, on peut prendre, au regard de la laïcité, des décisions fermes qui soient inattaquables et de nature à donner à ces chefs d'établissement ce qu'une jurisprudence peut-être moins évoluée et vieille d'une quinzaine d'années ne permettait pas ?

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Je dirai, en pesant mes mots, qu'il y a eu une acquisition de sagesse ou une acquisition procédurale. Dans les premières années qui ont suivi la circulaire de 1989, la bataille menée par des enseignants et certains chefs d'établissement visait à défendre un idéal laïque dans lequel ils avaient baigné. Cela fait partie de ce que j'appelle « la culture Education nationale » et il faut rappeler cette formule du professeur Rivero, en 1949 : « la laïcité s'est introduite dans notre droit par la petite porte », ce qui signifie que la laïcité s'est élevée au niveau de la République en sortant de l'école, car c'est l'école qui l'a introduite dans notre dispositif juridique. C'est elle qui en est la matrice.

En conséquence, je ne trouve pas anormal, d'autant qu'ils avaient peut-être reçu une formation pour le faire que, pendant un certain temps, des chefs d'établissement et des enseignants se soient battus en faveur de la laïcité et se soient situés sur ce terrain. Or ce terrain, ils n'ont pas su le gérer - et c'est là où, effectivement, nous en revenons au manque de formation - hésitants qu'ils étaient entre le port ostentatoire du voile, du signe etc.

Pourquoi les exclusions sont-elles désormais possibles ? Parce qu'ils ont quitté ce terrain-là. Ils discutent sans doute en conseil d'administration et de discipline, mais ils se situent sur un terrain beaucoup plus simple et sur lequel le juge leur a donné raison : le refus d'abandonner le port du foulard, à plus forte raison lorsque, dans certains cas, il s'apparente presque à la burka, est incompatible avec l'éducation physique et sportive. L'éducation physique et sportive étant une matière obligatoire, la loi du 10 juillet 1989 rappelant l'obligation d'assiduité, les élèves qui ne viennent pas aux cours d'éducation physique et sportive sont exclues.

Je répète que l'on ignore combien il y a d'affaires dans les établissements, mais je me suis amusé à établir des statistiques au niveau du Conseil d'Etat. Il y a, contrairement à ce que l'on dit, autant de décisions de confirmation d'exclusion que de refus qui sont souvent de procédure. Les chefs d'établissement peuvent sans aucun doute continuer à appliquer cette formule et en tirer la possibilité d'exclure ses élèves ! Ce qui me faisait un peu sourire, dans le cas d'Aubervilliers que vous évoquez, c'est de songer que les deux jeunes filles s'appellent Lévy, que leur père s'affiche comme juif athée, que leur mère est berbère et n'a donc jamais porté le foulard. Leur comportement est typiquement l'illustration du cas de certaines jeunes filles pour qui le port du foulard a, au moins, six significations différentes, lesquelles ont été relevées dans un ouvrage de l'ancien maire de la ville de Dreux, Mme Gaspard. Elles vont de la contrainte du grand frère ou du père, au désir de se protéger des agressions des petits loubards de banlieue, en passant par une expression de convictions vraies, une manifestation post-pubertaire d'autonomie, voire une provocation volontaire. Le plus gênant, c'est la multiplicité de sens que peut prendre le foulard.

Le Conseil d'Etat demande finalement aux chefs d'établissement, de rapprocher toute une série de petits faits comportementaux pour démontrer qu'ils sont constitutifs de prosélytisme : telle élève porte le foulard, se fait accompagner par l'imam à la porte du lycée, a refusé d'assister aux cours d'éducation physique et sportive, a protesté contre le cours d'éducation sexuelle, a critiqué l'enseignement du professeur d'histoire.

A la lumière de ce faisceau d'incidents, ils peuvent d'autant mieux se faire un jugement qu'un chef d'établissement passe son temps à porter des appréciations. S'il décide d'accorder, ou de ne pas accorder, la responsabilité de professeur principal à un enseignant, il porte bien une appréciation...

M. Jean GLAVANY : Ce n'est pas la même chose !

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Ce sont des décisions qui sont parfois lourdes de conséquences et dont certaines ont été devant le juge, lequel s'en est débarrassé en déclarant qu'il s'agissait de mesures d'ordre intérieur... Il n'en reste pas moins que le chef d'établissement, lorsqu'il prend des décisions d'exclusions temporaires dans d'autres domaines, prend des décisions. Lorsqu'il traduit des élèves devant le conseil de discipline, il prend des décisions. Pourquoi ne le ferait-il pas pour le sujet qui nous intéresse ?

M. Christian BATAILLE : C'est tout de même un sujet plus compliqué !

M. Claude DURAND-PRINBORGNE : Je vous l'accorde très volontiers et je n'ai pas cessé de le dire. Les sujets que j'ai cités sont moins délicats et ont une moindre résonance sociale.

M. Jean-Pierre BLAZY : Ils n'attirent surtout pas les caméras de télévision.

M. Jean GLAVANY : Elles sont chaque jour moins présentes et on ne fait pas du droit en fonction des caméras de télévision !

M. le Président : Je remercie nos invités de leurs interventions, ainsi que ceux de mes collègues qui ont pu rester présents jusqu'au terme de cette réunion.

Voir la suite des auditions

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école

 

 

Audition de M. Dalil BOUBAKEUR,
président du Conseil français du culte musulman (CFCM)
et recteur de la Grande Mosquée de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Merci de consacrer un peu de votre temps à une question qui nous préoccupe et vous préoccupe également. Nous souhaitons vous poser un certain nombre de questions sur l'objet de notre mission. Je renvoie parallèlement mes collègues à tous vos ouvrages édifiants, intéressants et très précis.

M. Dalil BOUBAKEUR : Merci de me recevoir. La question qui nous réunit agite effectivement depuis plusieurs années la société française et nous avons eu le temps de nous forger une opinion sur le rôle du port du voile dans la communauté et dans la société française.

M. le Président : Selon vous, le port du voile relève-t-il pour les femmes d'une obligation du Coran ?

M. Dalil BOUBAKEUR : La communauté est divisée sur l'interprétation à donner aux textes ; les théologiens ne sont pas tous d'accord. Il y a du Coran deux lectures : une lecture littérale dénommée « dhahirite » et une lecture symbolique appelée « bâatinite ». Les tenants de la lecture littérale - les radicaux, les personnes des deux écoles, le hanbalisme et le wahhabisme - tiennent à cette lecture qui repose sur deux versets, lesquels indiquent textuellement : le premier « Dis aux croyants de baisser leur regard et de rester chastes, etc. ». Le second « Ô prophète : dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de se couvrir de leur voile ». Le Coran est donc indiscutable sur cette question. Toutefois...

M. le Président : Il faut donc porter le voile ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Cette recommandation se termine par la formule suivante : « Dieu est pardonneur et miséricordieux ». Cela ne fait donc pas partie des obligations habituelles du Coran qui précise : « Dieu est terrible dans les châtiments » ou « Dieu est rapide dans ses châtiments ».

M. le Président : Si je vous entends bien, ce n'est pas une obligation absolue.

M. Dalil BOUBAKEUR : Non. Parmi, les 70 péchés de l'islam aucun ne concerne le non-port du foulard.

M. le Président : Dans ces conditions, une musulmane peut se dispenser de porter le voile sans pour autant renoncer à la foi ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Elle n'ira pas en enfer, c'est clair ! De nombreuses musulmanes ne portent pas le voile de par le monde. Depuis l'ère des Tanzimat au XIXème siècle, époque des réformes ottomanes induites par l'empire turc et concernant les vêtements masculins et féminins, avant Atatürk, l'islam s'était préoccupé de l'émancipation de la femme qui passait déjà par l'européanisation de son costume. Cela valait dans les pays musulmans, Turquie et Egypte. En Tunisie, il était interdit et au Maghreb, il se portait d'une façon atténuée ou pas du tout.

A l'étranger, il m'a été donné l'occasion d'expliquer l'interdiction française qui, loin d'être générale, ne recouvre que l'école laïque, lieu particulier où, en cas d'interdiction, par exemple par un règlement intérieur, l'élève musulmane sera déchargée de son obligation religieuse, puisque le fait ne pas porter le voile ne sera pas imputée à sa volonté et que le Coran (Sourate IV, verset152) dit bien que le Dieu « n'impose rien à une âme qui soit au dessous de sa volonté ».

M. le Président : Pour un musulman, le port du voile par une jeune fille peut-il recevoir une signification autre que religieuse ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Bien sûr ! Je l'ai écrit, je me suis plaint de cette forme de vêtement ostentatoire. Après la révolution iranienne de 1980, le tchador est apparu et des écoles fondamentalistes l'ont repris pour des raisons politico-religieuses. C'est très clair.

Mais il n'y a pas que cela. Le fondamentalisme recouvre deux aspects : le fondamentalisme piétiste, celui du Tabligh, à l'origine de ce problème, et le fondamentalisme politique. Il est vrai que le passage est aisé de l'un à l'autre.

Est-ce un signe ou un rite ? Je m'étais posé la question, car, d'un point de vue religieux, c'est très différent. S'il s'agissait d'un rite comme la prière ou le ramadan, le non-port serait grave. Pour autant non, car le verset précise « qu'elles se couvrent le visage de leur voile, c'est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître ». C'est donc bien un signe et la question est moins grave que s'il s'était agi d'un rite, du point de vue sacral évidemment.

M. le Président : Vous êtes attaché en tant que musulman à l'égalité entre hommes et femmes...

M. Dalil BOUBAKEUR : Oui, M. le Président.

M. le Président : Le port du voile est-il compatible avec ce principe d'égalité ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Nous nous plaçons dans le monde sémitique où, que l'on soit chrétien, juif ou musulman, l'on rencontre toujours cette société ségréguée entre hommes d'un côté, femmes de l'autre, notamment sur le plan religieux. Le caractère sémitique des trois religions monothéistes fait que la place de la femme depuis Eve a toujours été « un peu moins égale », selon la formule, que celle de l'homme, notamment dans les actes de la liturgie, dans la prêtrise ; dans le domaine religieux les femmes étaient réduites au rôle de servantes du culte. Depuis les Égyptiens - qui entrent dans ce quadrilatère sémitique -, la religion fait de l'homme un frère supérieur, injustement d'ailleurs. Depuis un siècle, toute la lutte de l'émancipation des femmes de l'islam tend à leur donner leur égalité par rapport aux hommes, notamment dans le domaine social, économique et de l'instruction. Cette période a permis aux jeunes filles de s'instruire dans les écoles. Le mouvement a commencé en Turquie et en Iran, avant de se généraliser. Aujourd'hui, à l'université égyptienne de Al-Azhar, la proportion des femmes professeurs ne cesse d'augmenter pour atteindre parfois 40 %, selon les matières enseignées. C'est la modernité de l'islam qui est à l'œuvre aujourd'hui et beaucoup d'hommes et de femmes entrent dans cette modernité en laissant à part ces archaïsmes et ces traditions aussi frustrantes pour la femme que totalement injustes.

M. le Président : Aujourd'hui, la modernité de l'islam, sans trahir l'islam d'origine, est donc ce combat vers une égalité des hommes et des femmes et la reconnaissance du principe constitutionnel d'égalité entre hommes et femmes ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Même dans le Coran qui s'adresse également : « aux croyants et aux croyantes, aux musulmans et aux musulmanes ». Le prophète de l'islam a très vite prêché la libération totale de la société de la Mecque, d'abord de l'esclavage, ensuite de ses inégalités qui poussaient à enterrer les filles à la naissance, comme monstruosité de l'Arabie païenne.

M. le Président : Le port du voile peut-il être considéré comme une sorte d'esclavage ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Le port du voile marque une réserve, c'est un signe d'enfermement. La raison majeure tient au comportement familial qui fait de l'adultère le péché le plus grave dans les religions sémitiques. Dans le judaïsme, le christianisme et l'islam, il n'y a rien de plus terrible que l'adultère qui est puni par la lapidation à mort. Le voile est en quelque sorte la préservation de tout « danger » du risque d'adultère.

M. Robert PANDRAUD : Pas dans le christianisme !

M. Dalil BOUBAKEUR : Depuis que Jésus a répondu « Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre », il n'y a plus de problème de lapidation dans le christianisme ! L'islam a maintenu cette règle, en vertu de quoi, la fille doit être tenue enfermée, la femme mariée ré-enfermée ; dans la rue, on ré-enferme avec le voile. Pour moi, c'est totalement psychanalytique et lié à une crainte forte de l'adultère.

M. le Président : Seriez-vous favorable ou non à une loi interdisant le port du voile à l'école, puisque celle-ci traite de façon identique les garçons et les filles ? Les textes actuels vous paraissent-ils suffisants ou ne faudrait-il pas, pour éviter certaines dérives, une loi précisant que le port visible de tout signe religieux, donc le voile, mais pas uniquement le voile, est interdit à l'école ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Une proposition de loi de M. Ernest Chenière et de M. François Grosdidier, dès 1996, proposait l'interdit des signes ostentatoires, exprimant manifestement une appartenance religieuse ou politique.

Cette loi n'est pas passée, alors même qu'à l'époque nous connaissions de gros problèmes. Oui, j'aurais souhaité que mes sœurs en islam entrent vivement et de tout cœur dans cet islam tolérant, libéral, moderne que j'essaie de prôner. C'est avec beaucoup de tristesse qu'il me semble qu'interdire le foulard entrerait dans le cadre d'une politique beaucoup plus vaste. Ce ne serait qu'un élément d'une attitude nationale beaucoup plus large, contre toutes les formes de fondamentalisme. Y sommes-nous prêts ? Hélas non !

Il y a dix, voire quinze ans, il aurait fallu prendre les premières mesures et ne pas attendre. Le Conseil d'Etat est resté ambigu dès 1989 ; la loi de M. Jospin s'est contentée de réglementer les conditions de l'enseignement. Périodiquement, nous assistons au retour de cette espèce d'exaspération, de lassitude, à un énervement du corps enseignant sur ce problème qui ne se présente que comme la part émergée d'un iceberg.

Faire une loi, comme l'a indiqué M. le ministre Sarkozy, ce serait victimiser, montrer du doigt, créer des réactions des personnes intéressées, compliquer le problème par des troubles à l'ordre public et donc accroître le sentiment d'appartenance communautariste et, par là même, le nombre des écoles confessionnelles. Aujourd'hui, il faut remarquer que les écoles catholiques recueillent très facilement les filles au foulard.

Je suis médecin et je crois la contagion bien avancée. Nous n'aurions pas les moyens de faire face à cette réalité que dans la communauté musulmane, le problème a fait son chemin. Hélas ! Nos fondamentalistes ont réussi à convaincre beaucoup de monde, non pas d'une lecture du coran comme celle que je vous ai faite, mais qu'il s'agit là d'un acte rituel important de l'islam. Le rapport de forces ne me serait pas favorable si je vous disais que, de tout cœur, je le souhaite.

M. le Président : Que représentent les fondamentalistes en France ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Peu de personnes, mais le mouvement est en progrès et ses idées passent et pas seulement chez les jeunes « beurs » de banlieue ; on a vu aussi des jeunes d'origine chrétienne se laisser séduire par une forme de fondamentaliste, celui du Tabligh, c'est-à-dire celui des piétistes, ceux qui, par l'exemple, par une espèce de ritualisme sincère et misérabiliste, essaient d'attirer et de séduire les jeunes en déserrance, en désarroi ou en situation psychologique fragile.

M. le Président : Cela vous inquiète-t-il ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Cela m'inquiète considérablement.

M. le Président : Faut-il les laisser gagner du terrain, s'insérer dans les écoles et y faire du prosélytisme ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Que non ! Il faut reprendre le problème d'une façon beaucoup plus vaste, affirmer la laïcité et ses valeurs. Où est-elle enseignée ? Pendant que nos instructeurs de banlieue ont tout le champ d'agir du fait du laxisme à l'œuvre en France comme dans tout l'Occident, où enseignons-nous les vertus de la laïcité ? C'est pourtant à mes yeux un impératif catégorique, car la laïcité est le fruit d'une exigence de rationalité moderne dans l'organisation de la société et, à l'évidence, elle reste un modèle de valeur universelle, alors que le foulard ne l'est pas.

M. Jean-Pierre BRARD : Chacun ici aura apprécié le courage de vos propos.

Nous avons intérêt à protéger le recteur en gardant pour nous ses propos. Il nous sera plus utile en menant sa bataille à sa façon que si nous l'utilisions comme un étendard. Je m'exprime sous ma seule responsabilité.

Un propos toutefois m'étonne ; vous nous dites, M. le recteur, qu'une loi aurait été possible voilà dix ans, mais qu'elle ne le serait plus aujourd'hui au regard du terrain gagné par les fondamentalistes. Pourtant, l'expérience montre que quand on ne cède pas, que l'on va au combat, l'on tient. Si nous rédigeons une loi, vous serez interrogé. Que direz-vous ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Je ne serais pas le seul. L'ensemble des organisations qui a rédigé le protocole de mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM) a signé, sans exception, un préambule qui précise qu'elles s'engagent à respecter les valeurs de la République et à les faire respecter en tout lieu. S'il y a une loi, elle s'imposera à moi comme aux autres et comme aux filles au foulard. C'est là l'engagement de toutes les organisations. Certes, il s'agit d'un engagement théorique et formel. Au fond, certains ne sont pas favorables à une loi, mais ils ont dit qu'ils laisseraient la société française prendre ses responsabilités, sans la dénigrer. Ils ont travaillé leur dialectique.

M. Jean-Pierre BRARD : Hélas !

M. Dalil BOUBAKEUR : Oui, hélas ! Ils disent toutefois qu'ils accepteront cette loi. Comment ? Je ne crois pas qu'ils le feront avec le sourire.

M. Jacques MYARD : M. le recteur, ce qui m'étonne un peu, c'est que vous considériez le mal trop profond et notre réaction trop tardive. C'est inacceptable, nous ne pouvons laisser se poursuivre cette dérive et cette montée politico-communautariste, ethno-religieuse qui est contraire aux lois de la République et qui entre en flagrante contradiction avec l'esprit de tolérance de l'islam. Dans ces conditions, une loi sur la laïcité, pas seulement à l'école et sans montrer du doigt le foulard qui n'est que la partie visible de l'iceberg, alors que derrière se profile une montée plus radicale des situations, une telle loi donc, réaffirmant les principes forts de la laïcité pour tous les lieux publics et tous les services publics de la République, a-t-elle une chance d'opposer un arrêt net à l'hypocrisie d'un certain nombre de fondamentalistes ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Bien entendu, elle est non seulement utile, mais aussi nécessaire. Notre problème aujourd'hui est d'affirmer la laïcité, convaincre plutôt que contraindre. Nous évoluons dans un système qui n'est pas celui des intégristes qui légifèrent à tout bout de champ et qui, passant du permis à l'interdit, font tomber des têtes et couper des mains.

Dans notre système de rationalité, oui, il faut convaincre, très tôt, de l'exigence de neutralité religieuse dans l'école et des avantages de la laïcité prise, non pas comme un simple système d'organisation de l'école et de la société, mais comme l'aboutissement d'une évolution de l'humanité et comme le devenir de l'humanité qui tourne le dos aux archaïsmes, aux partis pris religieux et philosophiques pour laisser la liberté de penser et faire pour tout individu. C'est cela le système français d'avant-garde. Il faut en être fier, le défendre bec et ongles ; même si c'est trop tard, rien n'empêche d'affirmer la laïcité. C'est important. Essayer de convaincre les filles qu'elles font fausse route me paraît être un moindre mal.

Il convient de trouver les moyens de défendre la laïcité qui offre trois lectures. La première est pluraliste : l'Etat est neutre, il laisse faire la liberté et veille à l'équilibre. La deuxième est stricte : on n'accepte que ce qui est commun à tous. Le troisième concept est celui d'une laïcité ouverte. Dans cette dernière vision de la laïcité, l'affirmation identitaire devient une requête du statut personnel. Or, le statut personnel, à l'évidence, est une négation du statut général de l'identité nationale et immanquablement une ouverture au communautarisme. Nous ne pouvons pas accepter de dérogation à l'identité nationale. Nous sommes Français, quelles que soient nos convictions sur la mort ou la pré-vie.

Au surplus, une petite fille de 5 ou 6 ans conduite à l'école avec un foulard revient à complètement dénaturer le sens que le Coran assigne, lui-même, au foulard qui est un simple objet de pudeur et de protection de la femme, mais à partir de la puberté seulement !

Remettre les choses en place me paraît urgent, et nécessite une grande fermeté. Il n'y a pas, comme je le dis souvent, de petit ou de grand fondamentalisme. Il y a une vision de la société qui se fonde sur la raison ; une autre sur la religion et la politique. Tous mes travaux et toutes les lectures sur la pensée actuelle de l'islam me montrent qu'il suffirait de rompre le lien entre politique et religion. Tous les penseurs de l'islam moderne du Maroc à l'Indonésie, de l'Egypte à l'Algérie, tous ceux qui ont souffert de cette politisation de l'islam, réclament une rupture « à la hache » entre la religion et la politique. L'islam n'est pas malade de la laïcité, il meurt de la politisation de la religion. En France, le foulard entre en plein comme un étendard de ce combat qui se portera ensuite sur les piscines et sur les consultations hospitalières, sur l'enseignement ségrégué. Il faut donc affirmer la laïcité, sinon c'est le dérapage.

M. le Président : Il faut donc être très ferme et éviter que le foulard se développe à l'école.

M. Dalil BOUBAKEUR : Il est certain que le foulard n'est pas acceptable à l'école ; mais comment le contenir ? C'est toute la question.

J'ai reçu le ministre des cultes, des religions et de l'enseignement du Luxembourg qui me disait avoir rencontré le problème d'une organisation musulmane venue lui proposer un contrat, à condition que l'Etat Luxembourgeois accepte le port du foulard. Au Luxembourg, l'école est chrétienne, religieuse ; ils sont donc ennuyés. Nous avons la chance d'avoir une école laïque, neutre du point de vue religieux. Théoriquement, la neutralité s'impose aux enseignants, non aux usagers. Peut-être conviendrait-il de spécifier que les usagers y sont aussi assujettis car, à l'école, ils doivent acquérir les valeurs de la laïcité. On ne peut acquérir les valeurs de la laïcité si l'on se place à côté de celles-ci.

M. le Président : N'y a-t-il pas là un élément paradoxal ? Nous vous suivons sur la laïcité de l'école, à laquelle vous êtes pleinement favorable, mais vous nous demandez aussi de ne pas la défendre par une loi qui risquerait de poser des problèmes. Si ceux qui défendent la laïcité de l'école renonçaient, ne serait-ce pas une lâcheté ou une faiblesse ?

M. Dalil BOUBAKEUR : J'ai réfléchi à cette interrogation. Pour moi, la loi reste l'arme absolue. Dans un premier temps, nous allons nous faire plaisir à légiférer, mais quelles en seront les conséquences ? Notre intérêt, à mes yeux, est de traiter et non de choisir l'arme à utiliser. Comment éradiquer le problème ? Il est préférable d'agir par l'intelligence que par la force. Si l'on sort de cette impasse, ce qui n'est pas certain, la laïcité s'en trouvera renforcée car, si elle s'en sort, ce sera par sa force de conviction, par sa vérité. La laïcité est l'avenir, c'est une donnée universelle.

M. le Président : Avez-vous le sentiment de former les imams en ce sens ?

M. Dalil BOUBAKEUR : J'y veille.

M. le Président : Partagent-ils tous votre point de vue ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Totalement en ce qui concerne ceux qui sont sous ma responsabilité - une centaine. Au niveau politique, j'ai exigé d'eux la réserve et je leur ai demandé de former les jeunes à l'esprit civique.

M. le Président : Le font-ils ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Ils le font mais n'oublions pas qu'il y a 1 400 lieux de culte musulman en France.

M. le Président : Ils forment à la laïcité.

M. Dalil BOUBAKEUR : Oui, intervenant sur la pointe des pieds, avec réserve, dans le domaine public.

M. le Président : Partagent-ils tous votre point de vue sur le port du foulard ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Sur le port du foulard, ils disent tout au plus qu'il s'agit d'un engagement religieux, mais personnel. Que les femmes portent le foulard dans la rue, personne ne les en empêche. Mais les religieux doivent être formés à la compréhension de l'école laïque pour bien comprendre la différence entre la voie publique et l'école laïque qui, à mes yeux, est sacrée. Je suis un enfant de l'école laïque, je sais de quoi je parle. Il faut donc former. L'école, un temps, enseigna l'éducation civique. On apprenait aux enfants à respecter les valeurs de la Nation et à la laïcité. A cette époque, la révolution française composait le principal chapitre de nos études d'histoire. Avec Combes, nous comprenions ce qui avait pu faire de l'école de Jules Ferry l'école du peuple : obligatoire, gratuite, mais laïque !

Mme Martine DAVID : Je rends hommage à votre très grand état d'esprit laïque. Nous aimerions entendre plus souvent dans notre société le discours que vous tenez ici. Nous serions moins en butte au problème qui nous rassemble aujourd'hui.

J'ai l'impression que nous n'avons pas cerné les vrais chiffres relatifs de port d'insignes religieux à l'école et plus particulièrement du port du voile. Je continue à penser qu'à ce titre nous sommes dans le brouillard. On nous a dit tout et n'importe quoi ! Je continue à être dans l'incertitude. J'ai lu le compte rendu de l'audition du ministre de l'intérieur devant la commission Stasi, précisant que les cas sont peu nombreux au contraire d'autres qui disent qu'il y en a beaucoup.

Deux questions. Vous semblez croire que si nous légiférions sur le port de signes religieux à l'école, cela entraînerait la radicalisation d'un certain nombre de jeunes filles et les tourneraient vers des réseaux fondamentalistes. J'estime que depuis quinze ans les faits prouvent le contraire. Dans la plupart des cas, la médiation, le dialogue ont permis, à partir des circulaires évoquées, que les jeunes filles ne portent plus du tout le voile, soit le transforment, mais il n'y a pas eu radicalisation. Peut-être une loi durcirait-elle les positions. Toutefois, il semblerait que la voie du dialogue et de la médiation ait permis d'éviter beaucoup de cas d'exclusion de ces jeunes filles.

A partir du moment où vous dites qu'il est trop tard pour légiférer de cette façon, convient-il, selon vous, de remettre à plat la loi de 1905 ? Faut-il toucher à cette « cathédrale » avec le risque d'ouvrir la boîte de Pandore ? Vous donnez l'impression de penser que la laïcité pose un problème en France et qu'il conviendrait donc de légiférer sur ce grand dossier, mais par quelle voie, si ce n'est par une révision de la loi de 1905 ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Merci madame, vous abordez le cœur du problème. Je n'ai pas dit que j'étais contre une loi, j'aurais préféré une loi intelligente...

M. Pierre-André PERISSOL : Ce n'est pas impossible !

M. Dalil BOUBAKEUR : Un traitement qui ne soit pas une contrainte, qui aille au fond du problème, qui atteindrait le but que nous désirons. Tel est l'objectif à mes yeux essentiel. Dans un premier temps, des réactions de rejet et des manifestations interviendront certainement ; dans un deuxième temps, peut-être une déprime ; enfin, viendra le temps d'une acclimatation sociale des deux côtés.

Je pensais sincèrement qu'après le 11 septembre 2001, l'ensemble de l'intégrisme musulman violent, qui s'attaque à beaucoup plus fort que lui, connaîtrait un changement radical, les musulmans se rendant compte que l'on ne peut aller jusqu'au choc des cultures au nom du fondamentalisme. Je pensais aussi que les sociétés occidentales se réveilleraient et extirperaient les racines de l'intégrisme dont les réseaux fonctionnent, y compris en territoire occidental.

J'ai été déçu des deux côtés. En effet, les musulmans furent peu réactifs. Ils souffrent de régimes tellement anti-démocratiques qu'il n'y a pas de réactions rationnelles à attendre de ces pays. Parallèlement, l'Occident est restée aussi inerte. En réalité, rien n'a été fait et le fondamentalisme continue tranquillement de progresser avec plus ou moins de visibilité. Je doute de notre capacité à être efficaces dans ce domaine.

Pour exemple, je vous parlerai du Conseil français du culte musulman, que j'ai l'honneur de présider. Très vite, je me suis rendu compte que les élections allaient donner en France la part belle aux associations plus ou moins teintées de radicalisme - je ne nomme personne. J'ai même constaté que le gouvernement acceptait cette perspective car le constat est tel de l'état de la France, qu'il convient de le prendre ainsi. Je ne comprends pas la permissivité qui sévit en France comme en Angleterre ou en Allemagne.

Dès lors, comment défendre une loi strictement française ? Devant les institutions européennes, nous risquons d'êtres contrariés et comment faire pour s'opposer à ceux qui voudront imposer le foulard dans les institutions ?

Cela dit, si loi il y a, je la soutiendrai. Je l'ai dit, écrit et je risque gros tous les jours pour le répéter. Bien entendu, je ne suis pas favorable au port du foulard qui me rappelle trop les tchadors iraniens. Le foulard sera présenté autrement. On vous expliquera que c'est un vêtement religieux. Dès lors, votre loi apparaîtra anti-religieuse. C'est un peu gênant de faire en France une loi ad religionem. Nous n'avons pas la tradition de légiférer en matière de religion. Toute action qui aboutirait au même effet emporterait aussi mon soutien. Votez une loi qui réaffirme la laïcité et rappelons que la laïcité scolaire n'a nul besoin d'une loi calquée sur celle de 1905, mais au contraire d'une loi qui la renforcerait.

M. Pierre-André PERISSOL : Je rends hommage à votre combat. Croyez bien que je suis conscient de la difficulté de défendre un islam tolérant et ouvert comme vous le faites.

Vous soulignez deux dangers : celui de faire une loi qui risque de stigmatiser et donc de provoquer des réactions pro-fondamentalistes ; celui de constater que, même sans loi, le fondamentalisme progresse.

Dès lors, je me permets une suggestion. S'il y a une loi, elle ne sera pas ad religionem, contre le port du voile, mais évoquera tout signe religieux comme ces croix chaldéennes portées ostensiblement en signe de provocation. La loi pourrait réaffirmer la laïcité, laquelle interdirait de mettre en avant une appartenance religieuse, mais également d'introduire une différence entre garçons et filles ou toute action prosélyte à caractère politique. Le voile répond à ces trois critères : un critère religieux, même si les interprétations peuvent varier. C'est aussi un signe qui introduit une différence entre garçons et filles. C'est enfin un signe utilisé à des vues politiques. Tous les intervenants qui vous ont précédé ici soulignent une relation entre la courbe du port du voile et l'actualité politique plus ou moins tendue. La loi pourrait rappeler les différents principes de la laïcité, dont la religion est un élément, mais non le seul. Par ailleurs, cette loi pourrait intégrer la nécessité de l'enseignement des valeurs laïques, dont la Nation charge l'école de transmettre à ses enfants. Un tel dispositif vous paraîtrait-il répondra à ces deux volets ?

Nous sommes, comme vous, très attentifs à ne pas stigmatiser les jeunes filles qui portent le voile et à ne pas les condamner à se retrouver dans un établissement plus contraignant pour elle. Mais nous sommes également attentifs aux jeunes filles qui ne portent pas le foulard, qui sont soumises à des pressions et que nous devons protéger pour qu'elles conservent leur un libre arbitre. Si nous ne faisons rien, nous les exposerons également.

M. Dalil BOUBAKEUR : Effectivement, il faut mener une œuvre pédagogique, y compris dans le domaine de l'islam. J'ai reçu des jeunes filles de Mantes-la-Jolie qui voulaient savoir pourquoi je n'étais pas très favorable au port du foulard. Je leur ai demandé ce qu'était le foulard ; elles m'ont répondu que c'était un pilier de l'islam ! Il a fallu que je leur enseigne qu'il y en avait cinq, que le foulard n'en faisait pas partie. Elles ont réagi en avançant que ce devait être le sixième pilier !

J'ai poursuivi, en leur demandant en quelle année de l'Hégire nous étions. Elles croyaient être au XVIIIème siècle de l'islam. Je leur ai recommandé de commencer par faire leurs ablutions et leurs prières. J'ai poursuivi en indiquant que s'il y avait des Sainte-Thérèse d'Avila parmi elles, je les défendrais, mais que, si tel était le cas, l'école laïque n'était pas leur place et encore moins l'école mixte avec leurs blue-jeans. Elles ignorent trop souvent leur propre religion et encore plus les valeurs de leur école : la laïcité entre autres.

M. le Président : Vous voulez dire que ces jeunes filles sont des otages et qu'il convient de les protéger ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Bien sûr. Elles se font les adeptes plus ou moins conscientes d'un militantisme islamique.

M. Jean-Pierre BRARD : Qui leur avait dit de venir vous voir ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Je m'étais rendu à une réunion de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) où j'avais tenu des propos sur la faible importance du port ou du non port du voile dans la religion musulmane où seule compte l'intention (niyah) du « bien-faire » (ihsan) devant Dieu compatissant et miséricordieux. Le Coran (Sourate II, verset 256) dit « point de contrainte en religion ».

Les aventures du voile n'ont pas fini de faire parler d'elles en France. Il faut convaincre les jeunes filles, et l'ensemble de la société, que nous sommes dans le vrai, que la laïcité est une valeur du présent pour la société française, mais aussi pour l'islam. Les défis de l'islam ont trois noms : laïcité, modernité, fondamentalisme. Si nous voulons un islam fondamentaliste, laissons faire ; si nous voulons un islam moderne qui accepte la laïcité et se départisse du problème politique, alors il nous faut lutter à visage découvert avec le fondamentalisme et ne pas faire semblant de l'accepter d'un côté et de le combattre de l'autre.

M. le Président : Vous nous incitez donc à faire une loi.

M. Dalil BOUBAKEUR : Je la souhaite de tout mon cœur. Je suis trop passionné de la France et de la société française pour ne pas examiner toutes les conséquences mais quand je choisis un médicament, j'en mesure tous les avantages et inconvénients.

M. le Président : Vous avez peur des effets secondaires.

M. Dalil BOUBAKEUR : C'est cela.

M. Jacques MYARD : Si nous tardons trop, les effets secondaires ne seront-ils pas pires après-demain ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Certainement. Si l'on s'oriente vers une loi, il vaut mieux aujourd'hui que dans cinq ans. Le facteur temps peut jouer pour ou contre nous. Nous pouvons l'utiliser à former de nouvelles générations. Le foulard recèle des risques. Que faire contre un tel mal sinon des traitements psychologiques ? C'est une véritable obsession, une véritable paranoïa, une fixation. Il n'y a pas à discuter avec des personnes aussi obsédées et formées au fanatisme, au rejet de toute rationalité. Nous avons pour nous la rationalité ; essayons de l'utiliser au maximum pour convaincre, pour former de nouvelles générations et introduire progressivement la fermeté dans l'interdit.

Une loi, oui, pour l'affirmation de la laïcité, au surplus revenons à la loi de 1912-1913 relative aux vêtements scolaires.

M. le Président : Nous la rechercherons.

Vous m'incitez à être plus ferme que je ne le pensais. Vous avez tenu un propos terrible : « Aujourd'hui plutôt que dans cinq ans ». C'est dire que plus nous attendons, plus nous devenons les complices de ce que nous voulons empêcher. La grande faiblesse est d'avoir jusqu'à présent attendu. Dans la mesure où la jurisprudence laisse une interprétation à des personnes qui l'utilisent pour progresser, les défendeurs de la laïcité ne doivent-ils pas, aujourd'hui, juger qu'il est temps de prendre leurs responsabilités et de rester fermes ? Il est peut-être difficile de légiférer ; nous serons sans doute confrontés à des effets secondaires, mais si nous attendons cinq ans, ces effets secondaires risquent de devenir des effets primaires.

M. Robert PANDRAUD : Je me fais l'avocat du diable. Vous voulez protéger les jeunes filles, mais elles font dire par leurs représentants qu'elles ne prennent le voile dans les cités que pour se protéger du harcèlement sexuel, des tournantes et autres. Il est difficile d'avoir une réponse nette sur un problème complexe. Certaines indiquent que quand elles auront vingt ans, elles l'enlèveront, mais qu'elles souhaitent le garder avant leur mariage pour se protéger.

Si nous légiférions, ne donnerions-nous pas l'impression - fausse bien entendu - que nous interférerions dans les problèmes internationaux ? A votre sens, y aura-t-il des interférences internationales qui n'iraient pas dans le sens que nous souhaitons donner à la politique mondiale ?

M. Dalil BOUBAKEUR : C'est très important, M. le ministre.

Dans les cités, je vous répondrai que nul n'interdira quiconque de porter un sari, un voile. Le problème posé est celui de l'école.

M. Robert PANDRAUD : L'école est mixte.

M. Dalil BOUBAKEUR : Nous ne demandons aux filles d'enlever leur foulard qu'à l'école, pas dans la rue.

M. le Président : Bien sûr.

M. Dalil BOUBAKEUR : Nous ne demandons d'enlever le voile qu'à l'entrée de l'école ou, au minimum, à l'entrée en classe. C'est un minimum qui n'est pas ségrégatif. Il faut éviter ce que les Allemands appellent une « démarcation culturelle » à l'intérieur de la classe.

M. Robert PANDRAUD : Etes-vous pour la mixité dans les écoles ? Ce n'est pas là un principe laïque.

M. Dalil BOUBAKEUR : De mon temps, la mixité n'était en vigueur qu'à l'université.

M. le Président : Nous n'allons pas remettre en cause la mixité de l'école publique !

M. Dalil BOUBAKEUR : Le malheur de l'islam est de trop féminiser la femme, de ne voir dans la femme qu'un être faible. Je m'excuse, mais la femme est surtout un être humain au sens fort, si j'ose dire ! Lui attribuer tous les péchés du monde, non ! Les principes d'évolution ont commencé avec le Tanzimat au XIXème siècle et la nahda du XXème siècle. Dans les pays musulmans, ils ont permis aux femmes de prendre de plus en plus part à la vie sociale, scientifique, etc.

M. Jean-Yves HUGON : A la suite du Président et de M. Périssol, j'avais perçu dans vos propos une sorte de contradiction qui s'est estompée au fil de vos déclarations. Je comprends mieux maintenant.

Pensez-vous qu'il y ait aujourd'hui chez les fondamentalistes une volonté de tester la République ?

Que répondez-vous à ceux qui prétendent qu'en interdisant le port du voile, on interdirait l'accès au savoir à ces jeunes filles ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Ce serait faux. La demande de scolarisation des filles musulmanes a été l'une des toutes premières revendications du mouvement féministe de l'islam, illustré par les combats de Houda Sharawi, de Qasim Amine et tant d'autres, comme Tahtaoui en Tunisie. La scolarité est obligatoire. Nous sommes confrontés à deux problèmes : une conviction et l'obligation de scolarisation qui trouverait une solution dans les écoles privées en cas de refus de l'école publique ; or, il n'est pas souhaitable d'augmenter le nombre d'écoles musulmanes ou confessionnelles.

Qu'on le veuille ou non, le foulard est un signe de communautarisme et l'accepter c'est accepter une différence, c'est favoriser les regroupements, c'est favoriser le communautarisme comme en Angleterre. Cela violerait un deuxième principe, celui de la République. Notre République vit sur un principe d'intégration des individus et de non-reconnaissance des communautés, bref du « vivre ensemble ».

J'ai défendu cette vision de la France quand M. Debré était ministre. Je m'étais alors rendu en Malaisie avec l'autorisation et l'appui des Affaires étrangères où les produits français étaient boycottés au prétexte que la France interdisait le foulard et qu'elle était, de ce fait, suspectée d'être anti-musulmane. J'ai expliqué et répété que la France est le pays des droits de l'homme, des libertés et de la non-ségrégation, que tout le monde peut porter le foulard en France, sauf à l'école qui présente un cas particulier. L'histoire de notre pays est ainsi faite. Au surplus, la majorité des musulmans est de sensibilité laïque et reste indifférente au problème du voile. L'écrasante majorité de nos filles n'est pas concernée.

La solution passerait donc par la loi. A mon avis, c'est le dernier recours quand on a utilisé tous les autres. Nous sommes face à une opinion publique française qui, sur ce sujet, risque de se déchaîner. N'avons-nous pas encore un petit peu de marge de manœuvre avant d'utiliser cette arme absolue ?

M. le Président : Nous avons des marges de manœuvre, mais vous le précisiez vous-même : mieux vaut aujourd'hui que dans cinq ans. Cette phrase sonne dans ma tête comme un gong.

Mme Martine DAVID : Il eût été préférable d'intervenir en 1989 !

Mme Martine AURILLAC : Je ne suis pas tout à fait de l'avis de M. Hugon. La relative contradiction qui émaillait le début de vos propos ne s'est pas totalement estompée. Nous sommes tous d'accord sur le diagnostic, mais je ne vois guère la thérapie que vous souhaitez, ou plutôt, je vois la marque d'une très grande tolérance mais aussi le souci de ne pas compliquer la situation.

Le facteur temps présente un caractère ambigu, vous prônez la pédagogie mais celle-ci prend du temps et vous dites aussi qu'il est trop tard. Etes-vous alors très favorable à une loi immédiate ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Comment vous dire non, chère madame ! Mais réfrénons nos envies. Il convient de parler en termes de responsabilité plus qu'en termes de velléités ou de volontarisme. Où en sommes-nous ? Depuis des années, je suis aux prises avec les problèmes de l'islam en France. L'introduction insidieuse des fondamentalistes est ancienne ; j'ai vu le premier bureau de la Ligue islamique se constituer dans les années 75-76 avec l'aval des autorités. La ligue islamique mondiale s'est installée en France avec le soutien de l'Arabie ; or l'Arabie est un Etat considérable du point de vue politique, financier, pétrolier, militaire, etc. Que peuvent faire les libéraux qui hurlent contre le wahhabisme, forme anachronique, rétrograde et inacceptable ? On tue des gens, on décapite ou coupe des mains, on pratique l'esclavage, on épouse des petites filles de huit ans ! Moyennant quoi, ces gens ont pignon sur rue et signent des traités internationaux et de beaux livres sur les droits de l'homme, ils financent des congrès sur la tolérance et finiront par être dépassés par d'autres plus extrémistes qu'eux !

La réalité est telle que je crains pour la France une stigmatisation, une désignation du doigt. Car ces gens sont puissants et sont partout : en Europe, en Amérique, en Angleterre, pour ne parler que des pays occidentaux. Mon souci est de préserver un pays que j'aime, ses lois, sa structure, sa laïcité contre un tollé. Nous avons à faire face à un rapport de forces qu'il faut évaluer. Sommes-nous sûrs que notre opinion est pour une loi ferme ? Nous aurons la presse contre nous.

M. le Président : Je vous entends. Toutefois, les grandes lois n'ont-elles pas été faites par des législateurs courageux ? Nous avons tous conscience des difficultés mais il y a un moment où il faut réagir, sinon nous nous faisons complices d'une désagrégation de l'Etat.

Mme Michèle TABAROT : Ne pensez-vous pas que c'est là un premier signe fort vis-à-vis des fondamentalistes ? Après le 11 septembre, vous espériez une réaction et une prise de conscience. A partir de ce premier texte, nous pourrions déjà émettre un signe fort sur la volonté de la République.

M. Dalil BOUBAKEUR : Je serai le premier à le défendre. En filigrane, mon vœu est que nous arrêtions cette mascarade religieuse qui s'étend artificiellement sur le monde de l'islam et qu'enfin une réflexion en France rejoigne le rationalisme.

M. Éric RAOULT : Nous avons de la chance d'avoir quelqu'un comme M. Dalil Boubakeur à la tête du CFCM. Il nous faut l'aider pour que les musulmans s'aident eux-mêmes.

L'opinion française croit qu'avec une loi, il y aura moins de voiles à l'école et dans la rue. L'ambiguïté est là. N'est-il pas possible de faire porter le message selon lequel on peut porter le voile dans la rue et pas à l'école ? Il faut aider le recteur, mais il faut aussi que les musulmans fassent passer ce message à l'intérieur du comité.

Pour reprendre votre thème, M. le recteur, pouvons-nous convaincre plutôt que contraindre et, à côté de la loi, peut-il y avoir une information dans la communauté en train de se construire ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Le CFCM s'est réuni à partir d'un problème de voile posé à Lyon. L'ensemble du comité est monté au créneau et seules deux voix sur une trentaine ont considéré que le voile n'était guère important.

Un problème ainsi posé risque de faire éclater le conseil. Voilà pourquoi, parce que nous avons voulu maintenir le conseil dans sa forme actuelle, nous n'avons pas voulu avec le ministre aborder le fond du problème. Mais je connais la position des principales organisations du conseil, à savoir le FNMF et l'UOIF. M. le ministre Sarkozy est simplement venu rappeler qu'il fallait enlever le voile pour la photo sur la carte d'identité, et ce faisant il a soulevé un tollé ! De là, le problème du voile s'est à nouveau posé - et avec quelle virulence ! -, parce que l'on assiste à la notoriété, à la « notabilisation » d'organisations, qui ne savaient pas jusqu'alors ce qu'elles représentaient. Elles représentent un terrain majoritaire de par les critères que l'on a mis en place. Je me lamente terriblement d'une évolution dont je suis la première victime.

M. le Président : Si jamais nous interdisions le port de signes religieux à l'école publique, faudrait-il étendre cette interdiction aux écoles privées sous contrat ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Si elles reçoivent de l'argent de l'Etat, ce dernier est tout à fait en droit de le demander.

M. le Président : Monsieur le recteur, je vous remercie.

Audition conjointe de
M. Fouad ALAOUI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), secrétaire général de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF)
et de M. Okacha Ben Ahmed Daho, secrétaire général adjoint de l'UOIF


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,

Puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Messieurs, merci de nous consacrer quelque temps ; nous y sommes très sensibles.

Nous nous interrogeons sur tous les signes religieux à l'école et, sur ce point, nous aimerions vous poser un certain nombre de questions. La première est la suivante : le port du voile est-il une obligation du coran pour les femmes ?

M. Fouad ALAOUI : C'est une prescription religieuse.

M. le Président : Cela fait-il partie des cinq piliers de l'islam ?

M. Fouad ALAOUI : Non, le port du foulard n'est pas un pilier de l'islam.

M. le Président : Ce n'est donc pas un péché.

M. Fouad ALAOUI : Ne pas se conformer à cette prescription fait partie des péchés, mais il y a le fait de pécher et la liberté personnelle. Il revient à la personne elle-même, librement, de se conformer à la prescription religieuse.

M. le Président : Une musulmane peut donc se dispenser de porter un voile.

M. Fouad ALAOUI : C'est son libre choix.

M. le Président : Dans votre pratique de l'islam, êtes-vous favorable ou non à l'égalité entre l'homme et la femme ?

M. Fouad ALAOUI : Pour nous, musulmans, l'égalité est un principe religieux, un principe acquis : il n'existe nulle différence entre l'homme et la femme.

M. le Président : Toutefois, à partir du moment où une femme porte un voile, elle marque sa différence.

M. Fouad ALAOUI : C'est une particularité concernant la tenue vestimentaire des femmes, comme il existe des particularités concernant la tenue vestimentaire des hommes.

M. le Président : Vous considérez le voile comme un élément vestimentaire.

M. Fouad ALAOUI : De même qu'il existe pour l'homme des obligations vestimentaires.

M. le Président : Il ne s'agit donc pas d'un instrument religieux.

M. Fouad ALAOUI : Ce n'est pas pour moi un signe religieux. Les signes religieux concourent à un certain prosélytisme. A travers ces signes, on veut montrer que l'on est pratiquant, alors que dans la théologie musulmane, lorsque l'on pratique une prescription religieuse musulmane avec une volonté de prosélytisme, la prescription religieuse perd de son sens théologique.

M. le Président : Vous n'êtes donc pas favorable au port du voile ?

M. Fouad ALAOUI : Je suis pour le port du voile, à titre de liberté individuelle. La personne décide elle-même, en libre conscience, choisit ou non de le porter. Personne n'a le droit de stigmatiser les femmes, en l'occurrence musulmanes, qui décident librement de ne pas le porter. En effet, elles ne sont pas moins musulmanes que les autres.

M. le Président : Etes-vous favorable à l'école laïque ?

M. Fouad ALAOUI : Je suis un fervent défenseur de l'école laïque.

M. le Président : Par conséquent, vous n'êtes pas choqué si l'on interdit le port du voile dans une école publique ?

M. Fouad ALAOUI : Cela dépend de quelle laïcité on parle. La laïcité c'est la liberté de conscience, la liberté personnelle et religieuse. La laïcité garantit ces libertés.

M. le Président : Porter un signe religieux de manière visible ou ostentatoire, n'est-ce pas provoquer la personne qui ne pratique pas la même religion ?

M. Fouad ALAOUI : Tout signe, s'il est ostentatoire, provoque l'autre s'il n'est pas d'accord - tout signe, pas seulement religieux.

M. le Président : La laïcité est de faire en sorte que chacun puisse choisir et pratiquer la religion de son choix et ne pas provoquer l'autre en la pratiquant.

M. Fouad ALAOUI : J'en suis d'accord.

M. le Président : Donc, à l'école, au sein de l'établissement public où se mêlent des garçons et des filles juifs, musulmans, catholiques, protestants, il est préférable d'interdire tout port de signes visibles si l'on veut éviter les provocations comme les affrontements et si l'on veut faire respecter l'égalité entre garçons et filles.

M. Fouad ALAOUI : Si le postulat de départ est valable, la conclusion ne constitue pas, selon moi, la solution. Pour ce qui est de la tenue vestimentaire, y compris si elle a une portée religieuse, l'absence de prosélytisme doit être garantie et la tenue portée ne pas présenter un caractère ostentatoire.

Revenant aux prescriptions musulmanes sur la tenue vestimentaire, il appartient aux musulmans d'adapter leur tenue vestimentaire pour éviter ce caractère ostentatoire.

M. le Président : Ne considérez-vous pas que le voile porté par une jeune fille dans une classe de vingt-cinq enfants est ostentatoire ?

M. Fouad ALAOUI : Non.

M. le Président : Le fait ne peut-il générer des réactions ?

M. Fouad ALAOUI : Bien sûr, mais parle-t-on dans l'absolu ou de tel signe et de tel vêtement susceptibles de générer une réaction négative ? On ne peut jamais garantir totalement l'absence de réaction. Les réactions naissent d'une éducation. Au sein de la société, nous devons nous accepter, mutuellement, tel que nous sommes.

M. le Président : Le fait pour une jeune fille musulmane de porter le voile n'est-il pas ostentatoire vis-à-vis d'une autre jeune fille musulmane qui, elle, ne le porte pas ?

M. Fouad ALAOUI : Je ne le pense pas. C'est au comportement que le fait doit être jugé.

M. le Président : Que des garçons dans une classe portent la kippa vous gêne-t-il ?

M. Fouad ALAOUI : Absolument pas.

Mme Martine DAVID : Si le voile n'est pas un signe religieux, qu'est-ce donc ?

M. Fouad ALAOUI : C'est une prescription religieuse.

Mme Martine DAVID : Nous ne nous comprenons pas bien. Si le voile n'est pas un signe religieux, pourquoi les jeunes filles le portent-elles et que signifie-t-il ?

M. Fouad ALAOUI : C'est pourquoi la précision des termes est importante. Lorsque l'on parle de « signes religieux », cela signifie qu'on porte un signe pour montrer que l'on est de confession musulmane, catholique, athée ou d'une autre orientation philosophique.

Dans la question qui nous occupe, que l'on appelle « le foulard islamique »...

M. le Président : Nous ne traitons pas du seul foulard islamique, mais de tous les signes religieux.

M. Fouad ALAOUI : Il faut faire la différence entre une personne qui porte un signe religieux dans le but de faire du prosélytisme, c'est-à-dire pour montrer qu'elle appartient à telle confession religieuse...

M. le Président : La religion est une donnée personnelle, relève d'une démarche intérieure personnelle.

M. Fouad ALAOUI : Rien n'empêche qu'elle ait une visibilité.

M. le Président : La religion est une démarche intérieure ; on est croyant, on a la foi. Nous la portons en nous.

Dès lors que dans une classe, untel marque un signe à l'égard des autres, n'est-ce pas du prosélytisme ?

M. Fouad ALAOUI : Il ne s'agit pas de marquer son appartenance, mais de pratiquer sa religion.

M. le Président : Vous avez expliqué à Mme David que le port d'un voile n'était pas un signe religieux. Le fait de le porter c'est montrer que l'on veut provoquer l'autre.

M. Fouad ALAOUI : M. le Président, vous sollicitez notre avis.

M. le Président : J'essaye de comprendre.

M. Fouad ALAOUI : C'est un débat public. De ces questions, on entend parler jour et nuit.

Lorsque les musulmanes décident de pratiquer leur religion, de leur point de vue, elles ne se placent pas dans une démarche d'ostentation ni de prosélytisme, simplement de liberté religieuse. Il faut le comprendre ainsi.

Mme Martine DAVID : Admettez-vous que des enfants à l'école aient le droit de ne pas croire en une religion ?

M. Fouad ALAOUI : Bien sûr.

Mme Martine DAVID : Ces enfants ont-ils droit à leur liberté individuelle et à leur liberté de conscience, à ne pas être exposés à une cohabitation avec des personnes portant des signes religieux ? Il faut aussi inverser les choses et ne pas se situer sur le seul terrain d'une croyance, car la non-croyance aussi existe. Et la laïcité c'est d'abord cela ! Nous n'avons pas sur ce point la même interprétation des principes et surtout pas de la laïcité.

M. Fouad ALAOUI : Je vous retourne votre propos : comprendre la démarche de l'autre.

Mme Martine DAVID : Des règles existent à l'école !

M. Fouad ALAOUI : Si elles étaient tranchées, nous ne serions pas là en train d'en discuter et cette mission ne serait pas réunie pour entendre le point de vue des uns et des autres !

Mme Martine DAVID : Je veux me situer de tous les points de vue. Je ne vous entends pas dans cette démarche intellectuelle.

M. Fouad ALAOUI : Je respecte la liberté des autres ; je demande en conséquence que les autres respectent ma liberté. Avoir une visibilité religieuse ne signifie pas que j'interfère dans votre champ personnel. Sur ce point, je ne suis pas d'accord.

M. Jean-Pierre BRARD : Les règles n'ont-elles pas été tranchées ou bien sont-elles remises en cause ?

Vous semblez penser que pour interpréter la notion de liberté religieuse, chaque fidèle a qualité pour définir les modalités d'application. Telle n'est pas la loi de la République.

Pouvez-vous nous confirmer qu'en cas de prescription légale, les fidèles sont déliés de l'obligation de pratiquer, y compris de porter le voile dans le cas particulier, dans la mesure où, si je suis bien informé, le non-port du voile ne fait pas partie des 70 péchés ?

Si une loi est votée, quelle sera votre expression publique ? Serez-vous fidèle aux engagements que vous avez pris, c'est-à-dire soutiendrez-vous la décision du législateur et respecterez-vous l'usage républicain ou vous exprimerez-vous contre ?

M. Fouad ALAOUI : Vous posez la question de savoir si les règles sont tranchées ou en cours d'élaboration.

M. Jean-Pierre BRARD : Remises en cause.

M. Fouad ALAOUI : Le débat s'est installé au sein de la République. Il s'agit d'apporter des réponses, non de trancher dans tel ou tel sens. Il est de notre rôle à tous, hommes politiques, acteurs sociaux, organisations actives de la société civile, de nourrir ce débat et d'être attentifs aux propos de chacun. J'ai été très attentif à ceux de Mme David. Il faut l'écouter et y réfléchir sérieusement.

Si une loi devait au final trancher dans tel ou tel sens, chacun d'entre nous serait tenu de s'y conformer. La question pour moi ne se pose pas. Je n'ai pas de problème relatif à la loi, mais nous nous situons en cours d'élaboration de la loi. C'est un temps où je puis m'exprimer, où je dis ce que je pense.

M. le Président : Vous intervenez dans le processus d'élaboration de la loi pour livrer votre point de vue - et c'est tout à fait normal. Mai si une loi interdisait dans les établissements publics tout port visible de signes religieux, comme tout bon républicain ou tout bon laïc, vous respecteriez cette loi et vous n'appelleriez pas à s'opposer à cette loi ?

M. Fouad ALAOUI : Ma démarche républicaine s'inscrit dans le sens que vous indiquez, M. le Président, mais si une loi est adoptée, rien ne m'empêche de dire qu'elle est injuste avec moi. C'est une liberté.

M. le Président : En France, nous pratiquons une très grande liberté. La limite c'est d'aller à la désobéissance de la loi.

M. Fouad ALAOUI : Nous nous inscrivons dans le cadre d'un débat républicain démocratique. En attendant la législation éventuelle, je l'ai dit au cours de notre congrès du Parc des expositions du Bourget, je considère qu'il est obligatoire pour les musulmans de se conformer à la loi. C'est une obligation religieuse. Dans le même temps, il est du rôle du citoyen de confession musulmane de dire ce qu'il pense. Si une disposition législative ou juridique lui est défavorable, il est de son droit de dire aux hommes politiques, aux décideurs, au législateur, à la société civile que telle disposition est perçue par lui comme défavorable. Il utilise ainsi toutes les voies légales, sans pour autant recourir à la désobéissance civile.

M. Eric RAOULT : M. le secrétaire général, que pensez-vous de ce qui se passe actuellement à Aubervilliers, où deux jeunes filles ont souhaité porter le voile dans une configuration religieuse peu précise ? Quelle est la position de l'UOIF sur ce dossier ?

M. Fouad ALAOUI : Depuis 1989, nous considérons qu'il est de notre rôle de défendre ces jeunes filles après nous être assurés de trois garde-fous.

Premièrement, l'absence d'ostentation. Les jeunes filles ne doivent pas se proclamer musulmanes au sein des établissements scolaires pour ensuite essayer d'influer ouvertement sur les autres car cela relève de l'entrave à la liberté de conscience du voisin.

Deuxièmement, nous vérifions que ces jeunes filles ne font l'objet d'aucune contrainte, que ce soit de la part des parents, d'associations, de « frères » ou de « sœurs ». Elles doivent agir de leur libre initiative, en toute liberté.

Enfin, troisième garde-fou, il ne doit pas y avoir de troubles à l'ordre public, d'appel à manifestation dans les établissements scolaires ou autres lieux.

Dès lors que nous avons la garantie qu'il s'agit d'une démarche individuelle, désintéressée, nous intervenons pour défendre cette liberté que nous considérons comme personnelle et religieuse de la jeune fille.

M. le Président : Pensez-vous qu'une petite fille de 12 ans puisse avoir une démarche religieuse personnelle, libre, déconnectée de la pression de sa famille ou de l'environnement ?

M. Fouad ALAOUI : En général, les jeunes filles de 12 ans n'entrent pas dans le cadre de cette prescription religieuse.

M. le Président : A partir de quand est-on libre ?

M. Fouad ALAOUI : De la puberté.

Nous avons été très étonnés d'entendre parler de jeunes filles de 10, 11 ou 12 ans, portant le voile.

M. le Président : Etes-vous contre ?

M. Fouad ALAOUI : Cela fait partie des traditions, ce n'est pas un acte religieux.

Obliger une jeune fille à porter le voile n'est pas conforme à la religion musulmane, car il ne s'agit pas d'obliger. Par ailleurs, que ce soit à l'école primaire ou au cours des premières années du collège, les jeunes ne sont généralement pas concernés par la prescription religieuse.

M. le Président : Selon vous, avant la puberté, le port d'un voile ne peut en aucun cas être considéré comme l'expression d'un signe religieux ou d'une prescription religieuse.

M. Fouad ALAOUI : Je signe avec les deux mains !

Mme Patricia ADAM : Vous dites, M. Alaoui, que le voile est une prescription religieuse vestimentaire. J'aurais souhaité que vous en disiez plus. Que cela signifie-t-il ?

M. Fouad ALAOUI : Parmi les prescriptions religieuses de la religion musulmane, il en est une qui demande à la jeune femme pubère de couvrir ses cheveux par n'importe quel moyen, le foulard n'étant pas le seul. Une fois cela décrété, nous ne pouvons l'obliger à le faire. En tant que religieux, je ne peux pas parler au nom de la religion musulmane, je peux simplement donner l'avis de l'islam si elles le souhaitent.

Nous sommes convaincus que cette tenue vestimentaire ne peut en aucune manière empêcher l'émancipation de la femme, ni son action sociale, ni son intervention dans le champ social, politique ou autre.

M. le Président : Arrêtons l'hypocrisie ! Pensez-vous qu'inciter, favoriser, voire accepter, qu'une jeune fille porte le voile à l'école revient à favoriser son émancipation ?

M. Fouad ALAOUI : J'en suis convaincu.

M. le Président : Pensez-vous que c'est rendre service à une jeune fille de 15 ou 16 ans que de l'accepter dans un collège entièrement voilée parmi d'autres jeunes adolescents, que cela permette son épanouissement et son intégration ? N'est-ce pas un repli communautaire inacceptable ?

M. Fouad ALAOUI : Qu'entendez-vous par « entièrement voilée » ?

M. le Président : Etre différente des autres, porter un foulard alors que personne d'autre n'en porte, être identifiée par sa religion. Lorsqu'on regarde les garçons et les filles d'une classe, on ne peut déterminer, et je ne le souhaite pas, s'il ou elle est juif, catholique, protestant, athée, alors qu'en l'occurrence, on dit : « Tiens, elle est musulmane. » A partir du moment où certains ont cette démarche, ce n'est pas un service rendu à cette jeune fille.

M. Fouad ALAOUI : Je précise que les obligations dans la religion musulmane ne sont pas de même nature ni du même degré. Je ne peux mettre l'obligation de la tenue vestimentaire qu'est le voile sur le même pied que l'obligation de la prière. C'est entre le ciel et la terre !

Contrairement aux cinq piliers de l'islam, la tenue vestimentaire n'est pas un critère déterminant si la femme est ou non une bonne musulmane. Nous ne sommes pas dans la configuration des 70 péchés évoquée par M. Brard. D'ailleurs, j'aimerais que l'on me dise ce que sont les 70 péchés dans la théologie musulmane

Il est nécessaire de faire comprendre à tous, y compris à l'ensemble de la communauté musulmane en tant que communauté de foi, que ce n'est pas le fait de porter ou non cette tenue vestimentaire qui fait de la femme une bonne ou une mauvaise musulmane. Se pose toute la question du comportement, de l'attitude à avoir et de l'investissement social, qui est beaucoup plus important. Je voudrais que l'on respecte la liberté d'une jeune fille au moment où elle décide de s'appliquer une injonction religieuse. Sinon, cela reviendrait à remettre en cause le principe de la liberté religieuse institutionnellement reconnue.

M. Jean-Pierre BRARD : La liberté religieuse prime sur les autres libertés ?

M. Fouad ALAOUI : Non, elle ne prime pas, mais c'est une liberté.

Nous parlons de l'école, mais il est des dossiers qui s'appliquent à la fonction publique. Si on retire la liberté religieuse à une femme ou à un homme - car certaines prescriptions s'appliquent à l'homme -, ils demanderont pourquoi on leur parle de liberté religieuse au sein de la République.

M. Jean-Pierre BRARD : Il existe des lieux de culte.

M. Fouad ALAOUI : La liberté serait alors cantonnée à la sphère privée ? C'est une lecture, mais ce n'est pas « la » lecture.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas la vôtre.

M. Jacques MYARD : M. Alaoui, je n'ai pas compris la différence que vous faisiez entre « prescription religieuse » et « signe religieux ». Vous devez être très fort en casuistique jésuitique ! En effet, je ne saisis pas la différence entre « ce n'est pas un signe religieux » et « c'est une prescription religieuse ».

Qu'est-ce que pour vous un signe religieux ostentatoire ? Vous êtes d'accord sur le fait qu'il ne doit pas y en avoir. Vous avez lié cela aux troubles à l'ordre public.

Dans une société comme la société française, riche de son histoire, comme d'autres d'ailleurs, la loi religieuse doit-elle faire plier la loi civile ? C'est une interrogation fondamentale.

La question du voile se pose, mais d'autres questions nous interpellent dans l'école. Donnez-vous raison à un musulman qui n'a pas voulu que sa femme soit interrogée par un homme à une épreuve du baccalauréat ?

M. Fouad ALAOUI : Je comprends très bien que les députés se posent ce type d'interrogation car elles se posent dans la société et suscitent l'inquiétude. Elles font suite à des comportements que l'on tend à lier à la religion musulmane. A cela je réponds que beaucoup de comportements sont sans rapport avec la religion musulmane, mais finissent par se greffer à elle. Vous citez le cas d'une femme qui ne veut pas être interrogée par un homme. J'aimerais que l'on me dise sur quelles prescriptions religieuses se fonde un tel propos. Je ne trouve pas. Je pose la question à ceux qui disent « il faut ». Lorsque nous avons été sollicités sur ce point, nous avons répondu que l'on était en plein délire ! Nous n'avancerons jamais qu'une femme doit refuser d'être interrogée par un homme, sauf à décréter la non-mixité partout ! Aucune prescription religieuse dans l'islam n'interdit la mixité. Sur cette question, il ne subsiste aucune ambiguïté dans mon esprit.

Le signe religieux n'a pas un caractère obligatoire ; il traduit le souhait de se sentir plus musulman, plus catholique, plus juif. La croix, la main de fatma sont des signes, mais n'ont pas de consonance religieuse en terme de prescription. La prescription religieuse se réfère à des textes - en l'absence de texte évoquant la prescription religieuse, on ne peut décréter que c'est une prescription - alors qu'un signe religieux relève de la tradition, de l'histoire.

On a parlé des signes « ostentatoires », à l'instar du foulard mais les formes que peut revêtir l'ostentation sont diverses.

Il y a le nikab, qui cache totalement le visage. C'est là une interprétation des textes religieux à laquelle nous n'adhérons pas au sein de l'UOIF. Nous ne considérons pas comme nôtre cette lecture du texte sacré musulman, c'est-à-dire le coran et la tradition prophétique : le fait pour une femme de cacher son visage n'est pas une prescription religieuse. C'est une pratique en liaison avec le bagage culturel et l'histoire, qui, s'il peut être valable dans un autre contexte, ne l'est pas dans le nôtre.

La loi religieuse doit-elle faire plier la loi civile ? Cela ne me vient même pas à l'esprit, sinon je ne serais pas favorable à la laïcité. La laïcité, c'est la non-intervention du politique dans le religieux et la non-intervention du religieux dans le politique et ce n'est pas le religieux qui dicte la loi. Il n'en demeure pas moins que des débats s'instaurent dans la société.

M. Pierre-André PERISSOL : M. Alaoui, vous avez développé tous les arguments en faveur de la liberté de porter le voile si une jeune fille le souhaite. Allons un peu plus loin. L'école dispense des cours de gymnastique qui réclament une tenue spécifique, des cours de natation mixtes qui impliquent le port du maillot de bain ; enfin, l'école dispense des cours de sciences et vie de la terre. Des jeunes filles refusent d'assister à certains de ces cours. Face aux réactions manifestées à l'encontre de ces cours, que préconisez-vous ? De se mettre en maillot de bain, de se rendre à la piscine avec les garçons et d'assister à tous les cours de sciences et vie de la terre (SVT) ? Ou, au contraire, développez-vous les mêmes raisonnements sur le respect de la liberté et de son usage ? Vous indiquez que le port du voile n'est pas une prescription religieuse. Malgré tout, il y a un respect de la personne. Quelles réponses donnez-vous ?

M. Fouad ALAOUI : S'agissant des cours de gymnastique, les mesures de sécurité sont obligatoires pour tous. Je reste dans ma démarche intellectuelle de respect de la liberté religieuse au sein de l'école. Ce principe peut être adapté aux cours de gymnastique afin d'empêcher tout danger pour la fille ou le garçon qui exerce une liberté en termes vestimentaires. Je pense que c'est très possible.

M. Pierre-André PERISSOL : Comment cela se traduit-il concrètement ?

M. Fouad ALAOUI : Par une adaptation de l'habit. Le problème est celui de se couvrir les cheveux : il y a mille et une façons pour la femme de le faire sans que cela n'entrave son cours de gymnastique. Aucun autre problème ne se pose.

Pour les cours de piscine, je reste dans ma logique. Le problème d'ailleurs se pose aussi bien pour la jeune femme que pour le jeune homme musulman pratiquant. La jeune fille peut avancer ses convictions religieuses, sa liberté personnelle lui interdisant de montrer son corps. Etre obligée de se rendre à la piscine en maillot lui pose problème du point de vue de la pudeur, de sa liberté personnelle. Elle demande donc que l'on soit à l'écoute de son problème.

Mme Patricia DAVID : Ce n'est pas cela la laïcité !

M. Pierre-André PERISSOL : Quelle réponse faites-vous à une jeune fille qui vous dit qu'elle ne peut se mettre en maillot, car cela atteint à sa pudeur, à sa religion, à sa liberté ?

M. Fouad ALAOUI : Je lui dis d'exprimer son désarroi, son problème au corps enseignant et à l'institution scolaire.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous ne l'enjoignez donc pas à assister à son cours de natation ?

M. Fouad ALAOUI : Je ne peux pas lui dire de ne pas y aller, car cela serait susceptible de porter préjudice à toute sa scolarité. Je ne peux pas remettre en cause sa scolarité pour un cours de piscine, mais je peux lui conseiller de faire part de son problème à l'institution scolaire.

Mme Patricia DAVID : Quelle est la solution ?

M. Fouad ALAOUI : Rien n'empêche que les cours de piscine soient optionnels.

M. Jean-Pierre BRARD : Les cours de SVT également ? Le darwinisme aussi est à option ?

M. Fouad ALAOUI : Ce n'est pas la même chose. J'ai suivi un cursus universitaire ; je connais les cours, cela ne nous a jamais posé problème. Je pense que les cours de SVT ne posent aucun problème aux musulmans de France. Ceux qui refusent d'assister à tel ou tel cours se fondent sur une interprétation personnelle qui n'a aucun fondement religieux. Il suffit de se référer à ce qui se passe dans les pays musulmans. Les cours de SVT y sont enseignés et jamais il n'y a eu de contestation sur cette question. Je le dis en toute clarté : s'agissant des programmes scolaires, aucun problème ne se pose du point de vue religieux, musulman.

Mme Patricia DAVID : Sauf la piscine.

M. Fouad ALAOUI : Je pense qu'il n'y a pas de mal à ce que les cours de piscine soient optionnels pour ceux qui le demandent.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas à vous de décider !

M. Fouad ALAOUI : Ai-je dit « je décide » ? Non, j'ai dit « je pense ».

M. Lionnel LUCA : Vous avez indiqué qu'il y avait des prescriptions pour les garçons. Quelles sont-elles ?

M. Fouad ALAOUI : Il leur est demandé de ne pas montrer l'espace qui sépare le nombril du genou.

M. Lionnel LUCA : Je reviens sur le terme d'identification. Vous avez indiqué que le voile était une prescription religieuse, non un signe religieux, que ce n'était pas ostentatoire, que ce n'était pas du prosélytisme. Mais, que vous le vouliez ou non, le voile est aujourd'hui identifié à la religion musulmane. C'est dire que celle qui porte le voile est clairement affichée dans ses convictions religieuses. Le fait de l'affichage n'est peut-être pas un élément de prosélytisme actif, mais à tout le moins passif, dans la mesure où on peut le voir, donc compter ceux qui adhèrent par rapport à ceux qui refusent le port d'un signe ou par rapport à d'autres personnes de diverses croyances. Dans la pratique, il y aura donc identification du fait de l'affichage. S'il n'est pas actif, il peut être passif. Comment considérez-vous cet aspect « actif-passif » ?

Enfin, séparez-vous la sphère privée de la sphère publique ? Rien n'interdit à une personne de pratiquer sa religion, d'avoir sa prescription religieuse dans sa sphère privée. Dès lors où nous sommes dans un lieu public, il n'appartient pas de s'afficher dans sa pratique vis-à-vis de ceux qui ne pratiquent pas ou qui sont d'une autre confession.

M. Fouad ALAOUI : Le voile est identifié à la religion musulmane, je n'y puis rien, comme toute prescription religieuse et pas seulement musulmane qui a une certaine visibilité. La croix, la kippa sont visibles.

M. Lionnel LUCA : Il est plus facile de camoufler une croix. J'en porte une aujourd'hui, mais personne ne la voit.

M. Fouad ALAOUI : Cela pour vous dire que je n'y puis rien.

Nous sommes placés devant un phénomène nouveau dans notre société qui est celle de la visibilité de la pratique religieuse musulmane. Il faudrait pouvoir réfléchir à cette visibilité, la travailler en commun afin d'aboutir à des adaptations nécessaires où le bon vivre ensemble prédomine.

J'en viens à la question du prosélytisme passif, en précisant une nouvelle fois que le prosélytisme est une démarche volontaire : « je fais pour... ». La prescription religieuse musulmane, si elle devait revêtir cet aspect volontaire, perdrait de son sens, puisqu'il s'agit d'une relation entre l'homme et Dieu.

Sur la notion du passif et de l'actif, je prendrai un exemple : le jeûne du mois de ramadan est une pratique religieuse, elle est personnelle. Dans le cadre social, elle a une visibilité. Pourtant, c'est passif. Il ne s'agit pas d'un appel. Les enfants, lorsqu'ils se côtoient à l'école, savent que les enfants musulmans font le jeûne du mois de ramadan. Dans la question du prosélytisme passif, ce qui compte c'est son impact sur le champ social. Nous devons y travailler et y réfléchir.

Au sujet de la sphère privée/sphère publique, il existe une différence d'appréciation sur la notion de sphère privée. D'aucuns considèrent que la sphère privée est un « chez soi », relève de l'intime. Je ne me place pas dans cette interprétation.

M. Jacques MYARD : Cela va-t-il jusqu'à dire qu'au milieu d'un cours d'anglais des enfants musulmans feront la prière, car il s'agit d'un pilier de l'islam ?

M. Fouad ALAOUI : Non.

M. Jacques MYARD : Vous voyez bien qu'il y a des limites.

M. Fouad ALAOUI : Notre temps étant limité, je vous remettrai un texte, dans lequel j'explique la notion de « l'islam de France ». Nous prévoyons une adaptation des pratiques dans le contexte non musulman. Il nous appartient de décider jusqu'à quel degré l'adaptation est possible.

M. Martine DAVID : C'est aux femmes de décider.

M. Fouad ALAOUI : Par « nous », j'entends les musulmans, hommes et femmes.

Des adaptations sont prévues qui facilitent aux musulmans leur pratique religieuse afin qu'ils ne soient pas confrontés à une situation de contrainte permanente au sein de la société. Je puis faire une dissertation sur le nombre d'adaptations que nous avons prévues. La plus importante, et non des moindres, est celle de la prière collective du vendredi, qui est obligatoire, comme l'est la messe du samedi ou celle du dimanche. Lorsque l'horaire d'été intervient, à partir de la fin du mois de mars jusqu'à la fin du mois d'octobre, la prière tombe vers 14 ou 15 heures, alors que les gens sont au travail. Nous avons adopté un avis théologique qui s'applique dans toutes les mosquées affiliées à l'UOIF sur l'ensemble du territoire français, aux termes duquel on peut avancer l'heure de la prière du vendredi, qui est obligatoire, à 13 heures, sur une plage horaire où l'on ne travaille pas. Cet avis a permis à l'ensemble des musulmans d'être en paix avec eux-mêmes. Notre souci est de permettre aux musulmans de pratiquer dignement leur religion en harmonie avec la société et de prévoir les aménagements possibles qui favorisent leur pleine insertion. C'est un travail qui ne se décrète pas ; on ne peut le faire du jour au lendemain. Nous essayons de l'entreprendre.

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, nous vous remercions.

Audition de M. Mohamed BECHARI,
vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM),
président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF)


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Monsieur Bechari, merci de votre présence. M. le Président Debré, rappelé en séance, m'a demandé de vous saluer.

Je propose, en introduction à notre débat, que vous nous disiez si le port du voile est une obligation du Coran pour la femme ?

M. Mohamed BECHARI : Je suis très honoré de me trouver parmi vous sur un sujet qui se révèle plus une question de société qu'une question purement religieuse.

Pour répondre à votre question, tout un lexique est véhiculé par les médias qui utilisent des termes sur lesquels on a encore du mal à mettre des définitions : le voile, le foulard, le hidjab, le nikab. Il y a trois semaines, j'ai été à l'origine d'une proposition visant à la constitution d'une commission théologique spéciale au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM) pour aborder cette question car des débats contradictoires ont été ouverts au sein de la communauté musulmane, sur la question de savoir si le foulard est ou non inscrit dans le Coran.

Selon les lectures connues jusqu'à maintenant, le hidjab entre dans le dogme musulman. La question posée au sein du CFCM porte sur une éventuelle opposition entre une pratique religieuse et les lois de la République. Une orientation apparaît à l'heure actuelle : aucune organisation ne s'affiche comme opposée aux lois de la République. Si donc une loi anti-foulard devait être votée par l'Assemblée nationale, quelle position le CFCM prendrait-il demain ?

Je suis un peu étonné que les divers courants du CFCM soient auditionnés par votre mission, alors qu'une position commune, réfléchie, débattue au sein de la communauté musulmane et par le CFCM, élu, représentant en quelque sorte l'autorité religieuse de la communauté musulmane, doit être décidée prochainement. En effet, ce week-end, se tiendra le conseil d'administration avec la mise en place de toutes les commissions qui fonctionneront au sein du CFCM, en l'occurrence la commission qui abordera la question du foulard sur le plan religieux et qui envisagera l'opposition qui pourrait naître entre une pratique religieuse et une loi de la République.

M. Eric RAOULT, Président : Si je comprends bien, vous préférez, soit que nous nous revoyions, soit que nous recevions la position concertée du CFCM.

M. Mohamed BECHARI : Oui, car, sinon, chacun donnera sa propre lecture suivant sa formation, « sa chapelle », sa fédération, son organisation, alors que ce type de question, purement religieuse, ne doit pas être otage des diverses interprétations.

J'ai été à l'origine de la proposition visant à provoquer cette commission ; elle sera constituée le samedi 11 octobre par les différents courants de pensée, puisque la communauté est formée de musulmans originaires d'une soixantaine de pays et traversée par une multitude de courants de pensée. C'est une richesse, mais les débats sont très vifs aujourd'hui. Je préférerais que la commission chargée d'étudier le dossier livre la vision finale et définitive du CFCM sur la question du voile.

M. Eric RAOULT, Président : Ne voyez pas malice au fait que l'Assemblée nationale ait voulu entendre l'ensemble des listes qui ont concouru à l'élection au CFCM. Si nous n'avions entendu qu'une sensibilité, nous aurions pu prêter le flanc aux remarques.

M. Martine DAVID : J'entends votre propos, M. Bechari : vous souhaitez attendre de fournir une expression univoque avant de nous revoir.

Le CFCM n'a pas fondu en une seule association toutes celles qui existent aujourd'hui. Elles conservent donc une autonomie, une part de réflexion personnelle. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité toutes les entendre au titre de la liberté qui revient à chaque association.

Dans l'esprit où vous avez proposé la constitution de la commission spéciale, êtes-vous persuadé qu'elle aboutira à une position unique sur le sujet sur lequel nous travaillons ? Je ne serai personnellement pas choquée que le résultat ne soit pas unique et que des associations qui composent le CFCM conservent une expression qui leur soit propre, qui ne soit pas obligatoirement celle qui sera décidée in fine. Le CFCM n'est pas non plus un organe contraignant, un cadre unique. Il est bon que chaque association qui le compose conserve sa spécificité de pensée. C'est la raison pour laquelle j'insiste et je reviens à la première question qui vous a été posée : pour vous, Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), le port du voile est-il un signe obligatoire que prescrit le Coran ?

M. Mohamed BECHARI : A l'instar des autres communautés religieuses en France, la communauté musulmane vient de se doter d'un organisme. Il est vrai que les 5 millions de musulmans en France n'y sont pas inscrits, dans la mesure où nous ne représentons pas les musulmans : les citoyens sont représentés par les partis politiques. Nous représentons plutôt un culte. L'histoire du culte musulman est traversée par des écoles de pensée. L'islam est en France principalement maghrébin, turc ensuite. Les Maghrébins sont de l'école malékite, les Turcs de l'école hanafite. Nous sommes loin de la pensée des hambalites, des wahhabistes, des Saoudiens et autres tendances.

Selon l'école malékite, le port du voile dit « islamique » ou du foulard est une obligation religieuse inscrite dans le Coran. Ne souhaitant pas rester dans cette école et être l'otage des traditions, je voulais que nous provoquions le débat pour aller plus loin. Si vous voulez entendre « oui » ou « non » à la question posée, je vous répondrai « oui », je vous saluerai et je partirai. Mais la question posée est plus profonde et ne peut se limiter à demander aux autorités religieuses ou aux fédérations si c'est blanc ou noir. Aujourd'hui, la communauté vient de se doter d'un organisme élu, qui, sur ce type de questions, sera l'interlocuteur des pouvoirs publics. Elle sera abordée autrement que sous l'angle : le port du voile est-il ou non une obligation religieuse ?

Je voudrais que le débat aille plus loin : en cas de contrainte ou d'opposition entre une pratique religieuse et les lois de la République, quel chemin et quelles orientations le CFCM empruntera-t-il ?

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez posé la question que vous souhaiteriez que l'on vous pose.

M. Mohamed BECHARI : Je vous en prie !

M. Eric RAOULT, Président : Un texte de loi, pas de texte de loi ?

M. Mohamed BECHARI : Pas de texte de loi. C'est l'avis de la FNMF, mais je crois que c'est un avis qui a été véhiculé par toutes les tendances, y compris par le ministre de l'intérieur. Une loi aujourd'hui ne réglera pas cette question.

Il existe déjà des lois de la République. Elles règlent et régularisent la question. Les décisions du Conseil d'Etat et des tribunaux administratifs n'ont pas toujours donné raison aux jeunes filles portant le voile ; elles ont parfois sanctionné le port du voile, parfois l'administration.

Avant même l'avis du Conseil d'Etat, nous avions des lois, des orientations sur l'Education nationale. La loi de 1905 envisageait l'aumônerie au sein de l'école publique. Il y a une certaine reconnaissance du rôle religieux dans la sphère publique ou privée. La FNMF estime qu'une loi anti-foulard engendrera des conséquences très négatives. Nous ne nous inscrivons pas dans un courant de pensée plus contestataire existant dans certaines banlieues. Une loi donnera raison à ceux qui veulent la multiplication des écoles privées confessionnelles, contrairement à l'orientation de la FNMF, plutôt favorable à l'éducation au sein de l'école publique.

M. Jean-Pierre BLAZY : Nous réfléchissons dans le cadre de la mission d'information à tous les signes religieux à l'école, même si, avec vous, nous parlons du foulard.

Vous indiquez que le voile est dans le dogme musulman. Très bien. Mais, en l'occurrence, nous parlons de l'école. Comment expliquez-vous que les voiles soient apparus à l'école il y a un peu plus de quinze ans, nécessitant l'avis du Conseil d'Etat et la jurisprudence qui en a découlé ? Légiférer n'a pas été la voie retenue. Comment se fait-il que ce phénomène qui n'existait pas dans les années 60, alors que déjà plusieurs millions de musulmans vivaient en France, soit apparu ? Il s'est manifesté bien après. Quelle explication, quelle signification lui donnez-vous ?

Quinze ans après l'arrêt du Conseil d'Etat, on relève la persistance des difficultés, des incidents, connus ou non, mais réels. D'où l'interrogation de l'Assemblée nationale sur la nécessité de légiférer.

Pourquoi avancer d'emblée qu'une révision de la loi ne serait pas utile pour définir précisément les choses, dès lors que nous serions d'accord sur les modalités et que nous aurions pris le temps de réfléchir ? Il ne s'agit pas de stigmatiser le foulard par rapport aux autres signes religieux - telle n'est pas notre démarche.

M. Mohamed BECHARI : Actuellement, un choc se produit entre deux islams, un islam familial, traditionnel, et un islam des jeunes. L'islam familial est celui de nos parents, que l'on a appelé « les musulmans tranquilles », « l'islam tranquille », qui était lié à l'immigration et qui ne posait aucun problème.

Après la marche des « beurs » en 1983, beaucoup d'événements se sont produits : après l'échec du projet intégrationniste véhiculé dans les années 80, de nombreux jeunes se sont « réfugiés » dans la religion.

Il ne faut pas oublier que nous sommes « otages » de multiples événements qui se produisent au-delà des frontières et il est normal que nous en connaissions des répercussions. La révolution islamique iranienne dans les années 80, la guerre en Bosnie, le Front islamique de salut (FIS) en Algérie, l'affaire Salman Rushdie, tous ces événements ont contribué, à tort ou à raison - je ne porte pas de jugement - à l'émergence de ce que l'on appelle « un islam des jeunes », éloigné - je l'ai vérifié - de la pression des parents. Peut-être des jeunes filles la subissent-elles s'agissant du port du foulard, mais j'ai rencontré nombre de jeunes filles qui déclarent le porter, sans même l'accord de leurs parents. En la circonstance, ce n'est pas tant un signe religieux qu'un signe de contestation, parfois d'appartenance et de revendication culturelle. Il y a trois semaines, une jeune fille m'a informé que si l'Assemblée nationale légiférait contre les signes religieux, elle porterait un foulard « Chanel » qui ne revêt aucun caractère religieux pour elle. Elle m'a demandé sur quels fondements on allait juger son foulard, dans la mesure où il n'était pas écrit « made in islamique », mais « Chanel » ! Elle ne le porte pas comme un signe d'appartenance religieuse, mais en tant que revendication culturelle.

Peut-être une loi interdira-t-elle le port des signes religieux, mais tout le monde sait que le foulard est au centre, dans la mesure où sa visibilité est plus grande.

Vous êtes députés, au contact de l'opinion publique, qui est très réticente à l'égard du port du foulard, en même temps que se développe une opposition de l'opinion publique - en général - sur la question de l'islam. La visibilité se focalise aujourd'hui sur le foulard. Demain, ne seront-ce pas les prénoms de Mohamed ou de Fatima que l'on considérera comme ostentatoires ? J'étais à la Cour de Douai lorsque le juge a demandé son nom à un jeune. Celui-ci a répondu : « Abdelkrim ». Le juge lui a rétorqué : « Vous avez un nom prédestiné ! »

Nous craignons une suite à la loi « antifoulard ». Le pays où l'islamophobie fut le plus aigu après le 11 septembre est la Grande-Bretagne. Le rapport de l'Observatoire européen des droits de l'homme de Vienne 2001-2002 constate une très grande islamophobie en Grande-Bretagne. Malgré tout, la Grande-Bretagne n'a pas traité la question par une loi. Il m'est arrivé d'éprouver des réticences aux propositions de M. Eric Raoult, alors ministre de la ville, quand il nous a proposé des quotas ethniques en 1995.

M. Eric RAOULT, Président : Il ne s'agissait pas d'établir des quotas ethniques mais de faire en sorte que les listes municipales puissent s'ouvrir à un très grand nombre de jeunes issus de l'immigration.

M. Mohamed BECHARI : J'éprouvais des réserves, alors que depuis 1995 nous ne comptons ni maire, ni député... On se demande aujourd'hui si vous n'aviez pas raison. Nous croyions au système français de l'intégration, nous y adhérions complètement, mais, calculs faits, nous constatons l'échec du processus démocratique.

M. Jacques MYARD : Ce n'est pas vrai, il n'y a pas échec !

Dans la société française, prévaut l'égalité des hommes et des femmes. Vous parlez du foulard comme signe contestataire, signe identitaire. Mais la pression sur la nécessité de porter le voile - cela s'analyse aussi sociologiquement - n'est-elle pas une atteinte directe à la non égalité ?

M. Mohamed BECHARI : C'est effectivement une atteinte et je l'ai bien précisé. J'ai parlé de la liberté des femmes, en conscience, de porter ou non le voile, loin des pressions de la famille et des groupes de pression. Des personnes au sein de la FNMF réfléchissent et sont conscientes de la complexité du problème. Elles savent que seul un fou peut aujourd'hui défendre le foulard car l'opinion publique n'est pas acquise. Il n'empêche que chacun doit rester dans son rôle. Je suis président d'une fédération musulmane représentant une autorité religieuse, aujourd'hui majoritaire dans le processus du CFCM. Dans deux ans, nous verrons ce qu'il en sera ; aujourd'hui, nous sommes majoritaires : nous avons notre vision de l'islam de France, nous l'avons publiée, nous militons pour une vraie gestion franco-française de l'islam de France. Malgré cela, à la question « doit-on légiférer ? », nous optons pour le non.

M. Jean-Pierre BLAZY : M. Bechari, vous avez précisé qu'interdire par la loi le port des signes religieux, et par conséquent le foulard, reviendrait à renforcer les écoles coraniques ou musulmanes, en renvoyant les jeunes filles dans ces écoles, hors de l'école de la République. Le pensez-vous vraiment, alors qu'il n'y a encore que très peu d'écoles musulmanes ? Après tout, comme pour les catholiques, les protestants, les juifs, il y a, d'un côté, l'école de la République qui est aussi l'école de la tolérance et de l'apprentissage, qui respecte la liberté de conscience de chacun, y compris des non-croyants. De l'autre, il y a les familles qui font le choix d'envoyer leurs enfants dans les écoles privées, religieuses ou non. Depuis la loi de 1905 sur la séparation de l'église et de l'Etat, ce clivage revêt une certaine importance en France. D'où vient la crainte que vous manifestez ? Opposer l'argument que la loi renverra les jeunes filles vers les écoles islamiques est quelque peu fallacieux.

M. Mohamed BECHARI : Par l'acte de légiférer, vous rendez service aux citoyens, à la République. En tant que président d'une fédération musulmane, je vous dis qu'une école privée musulmane n'est pas la solution, car je sais que notre communauté « religieuse » traversée par une multitude de courants de pensée n'est pas encore arrivée à l'âge d'assumer pleinement sa responsabilité.

Il existe en France deux écoles privées musulmanes : leur financement n'est pas franco-français ; il vient de l'extérieur. On verra alors s'installer en France des écoles privées comme nous avons vu s'ériger des mosquées d'obédience saoudienne ou du pays du golfe. La première victime du terrorisme ou de l'intégrisme musulman c'est la communauté musulmane. Je ne veux pas aujourd'hui voir fleurir des écoles privées musulmanes sans contrôle. Il en existe une à Aubervilliers, l'autre à Lille. Leur financement est douteux. Elle ouvre une vraie discussion sur le programme comme sur le contenu. Si vous voulez l'intégration des jeunes filles dans des écoles privées musulmanes, l'intégration ne sera réalisera pas, voire nous assisterons à un communautarisme plus aigu. La seule chance pour nos filles et nos jeunes, c'est l'école de la République.

En 1999, nous enregistrions 1 450 cas de port du voile contre 134 cas aujourd'hui posant problème. Après 15 ans, on note que les décisions du Conseil d'Etat et des tribunaux administratifs n'ont pas toutes directement porté sur le voile. On peut en tirer une conclusion : chaque fois que le voile se transforme en outil de propagande, ostentatoire, un outil empêchant une jeune fille de se développer et qui, en outre, gêne sa voisine ou est un instrument qui l'empêche d'assister aux autres cours, le tribunal tranche en faveur de la neutralité et en faveur de l'école.

M. Eric RAOULT, Président : Au sein du CFCM, vous vous placez dans une logique de représentation pour peser d'un poids de plus en plus important. Ne pensez-vous pas qu'une attitude trop figée de votre fédération remettra en question l'image que le CFCM essaye de construire de l'islam de France ? Une grande aventure est en train de se jouer au sein de ce conseil.

Je rebondis sur ce que vous indiquiez sur le travail interne du CFCM : le voile dans la rue, oui, le voile dans l'école, non. On peut porter le voile, dès lors que l'on a acquis une liberté de jugement après la puberté, mais voir des petites jeunes filles s'en revêtir comme des automates, plus au titre de la provocation que de la liberté religieuse, cela crispe plutôt que cela ne fait avancer le dossier ! Je pense au cas d'Aubervilliers.

M. Mohamed BECHARI : Je suis tout à fait d'accord avec vous, M. le Président.

Cette question a été l'occasion pour la première fois d'une autocritique au sein de la communauté musulmane sur la nature de certains foulards, qui relèvent de la provocation. Nous avons discuté de la longueur, de la couleur, de l'origine iranienne... Des débats ont donc déjà eu lieu entre nous. C'est pourquoi j'avance l'idée qu'il existe une chance aujourd'hui d'engager un vrai débat au sein du CFCM sur la question des différents foulards.

Vous parlez de petites filles n'ayant pas atteint l'âge de la puberté. Je puis vous citer d'autres cas, où il s'agissait d'étudiantes à l'université, comme lors de l'affaire de l'université de Lille II. L'âge ou la pression de la famille n'est pas la question centrale. Jusqu'à quel degré les institutions de la République peuvent-elles « accepter » l'intégration de l'islam qui est une religion jeune, qui vient de se doter d'un conseil encore boiteux, et qui doit régler pour première question un véritable poison : le foulard ?

Nous sommes conscients de la difficulté du sujet comme nous savons que nous ne pouvons le régler. Nous aimerions pouvoir le régler, mais des contraintes subsistent. D'un côté, la base, qui ne forme pas une communauté sortant de l'université de Harvard ou de la Sorbonne ; il s'agit d'un islam familial, plus traditionnel. De l'autre, il y a la tentation d'un islam plus populiste, très actif dans certaines banlieues. Or, nous ne nous reconnaissons ni dans cette logique ni dans le discours qu'il véhicule. Et puis, il y a nous qui voulons absolument essayer de marier les fondements de la religion et le contexte, autrement que fais-je au sein du CFCM si je ne suis pas musulman, si je ne défends pas la dignité de la pratique cultuelle ? Nous voulons donc marier les fondements de la religion, en même temps que nous disons non à la tentation d'un intégrisme. Nous sommes de plus en plus français, nous sommes la deuxième, troisième, quatrième génération. De vraies occasions se présentent. Je crois que nous nous acheminons vers une véritable intégration de l'islam de France.

Un travail fort intéressant a été réalisé par le Sénat en 1997 sur la question du port du voile dans les pays européens. Il fait apparaître la singularité franco-française. Le dernier cas jugé le fut en Allemagne. Dans les autres pays d'Europe, la liberté donnée aux jeunes filles musulmanes de porter ou non le voile est plus grande. La France sera mal jugée. Je me suis rendu en Bosnie la semaine dernière pour assister à une réunion du Conseil européen des leaders des religions. Lorsque les protestants, les catholiques, les orthodoxes ont entendu qu'une problématique sur le port du voile islamique était ouverte en France, ils se sont tous étonnés. Je ne veux pas que mon pays soit accusé de voter des lois « anti-musulmans » car c'est ainsi que cela sera perçu. Nos adversaires et ceux qui veulent donner une image négative de la France sont nombreux. Nous avons toujours été du côté de la politique pro-musulmane, pro-arabe, multipliant les contacts, les relations entre la France et les pays arabes. Je ne veux pas que demain mon pays soit considéré, à tort ou à raison, comme un pays où les musulmans n'ont pas le droit d'exercer leur culte.

M. Eric RAOULT : M. le Président, imaginez-vous lycéen coiffé d'une casquette retournée. Si le professeur vous demande de l'enlever, la gardez-vous ou la retirez-vous ?

M. Mohamed BECHARI : Je la retire.

M. Eric RAOULT : Oui, parce qu'il y a un endroit où la règle, au-delà de la religion ou de toute autre considération, consiste à retirer sa casquette en entrant dans une classe.

M. Mohamed BECHARI : Je pense qu'il convient de considérer les choses différemment, car la question du voile n'est pas de même nature que le port d'une casquette. Le port du foulard est vécu comme une obligation religieuse chez beaucoup.

M. Jean-Pierre BLAZY : Ce n'était pas le cas il y a 30 ans.

M. Mohamed BECHARI : Oui, je l'ai souligné, l'islam d'aujourd'hui n'est plus l'islam familial. Il a changé. Accompagnera-t-on ce changement par des lois ou avec plus de médiation - que nous avons toujours pratiquée ? Souvenez-vous, c'est ce que nous avons fait à Mantes-la-Jolie, comme en bien d'autres lieux.

M. Eric RAOULT : C'est pourquoi je vous pose la question. Je sais ce que vous savez faire. La particularité c'est que vous ne le faites plus aujourd'hui, parce que - pardonnez-moi et ne vous méprenez pas sur ce que je vais dire - tout le monde a plutôt tendance à s'aligner sur ceux qui affirment que c'est une identification à l'islam. Or, cela peut ne pas être une identification. Dans le cadre de la réglementation d'une classe d'école, tout le monde retire son couvre-chef. Ce qui est ennuyeux, c'est que, dans un certain nombre de pays, le port du voile revêt une signification qui désormais n'est plus religieuse, mais politique.

M. Mohamed BECHARI : Je ne veux pas qu'une loi anti-foulard soit vécue comme un combat car cela engendrera une réaction très négative. Il ne faut pas s'attendre à ce que tout le monde applaudisse. Ce n'est pas un combat.

J'ai des enfants. En tant que père, j'interdis à ma fille de 9 ans de porter un voile, parce qu'elle n'a pas l'âge. Lorsqu'elle aura grandi, elle sera libre de choisir de le porter ou non. Lorsque nous avons été confrontés au cas d'une petite-fille de 8 ans, j'ai été le premier à dire en public que nous ne la soutiendrions pas, car il est impossible qu'une fille de 8 ans déclare qu'elle porte le voile par conviction religieuse.

Je viens de provoquer la création d'une commission. Pour la première fois, un débat contradictoire se tiendra au sein de la communauté musulmane. Je voudrais que nous soyons conscients aujourd'hui de cette nouvelle situation. C'est la première fois dans son histoire que l'islam vit une situation de religion minoritaire. Cela lui pose beaucoup de problèmes, lui impose beaucoup de défis, qu'il doit relever. Pour ce faire, deux options se présentent au musulman : soit il reste chez lui dans la famille musulmane, en retrait de la société. Je ne crois nullement que ce soit le modèle franco-français ni ce que nous voulons en tant que leaders de la communauté musulmane. Soit, il a la volonté de marier le texte et le contexte. C'est un chemin difficile, qui nécessite un travail intellectuel, en cours au sein de la communauté musulmane. En même temps, c'est un travail qui nécessite davantage de médiation, de dialogue, de contacts, avec l'ensemble de la société civile, que ce soit les politiques, les religions, les autres institutions de la République.

M. Jean-Pierre BLAZY : Marier le texte et le contexte : je crois que les catholiques, les juifs, les protestants acceptent l'école laïque, qui est l'école de la République. En revanche, nous avons échoué en matière d'intégration, de lutte contre les discriminations. Même si l'islam des jeunes s'appuie sur des aspects géopolitiques, extérieurs à la France, il est aussi le fruit d'une contestation, d'un réflexe identitaire, car sans doute n'avons-nous pas su, nous tous, régler certains problèmes d'intégration, favoriser la réussite de tous les jeunes, notamment de la communauté musulmane. Il ne s'agit pas de voter une loi anti-foulard, mais de faire en sorte que la laïcité, au début du XXIème siècle, revête encore une signification en France. Je ne pense que ce soit une exception française. Dans un sens peut-être, mais pour revenir à la décision de la cour de Karlsruhe, il nous a été expliqué hier qu'il s'agissait d'un refus de légiférer car, en Allemagne, il appartient aux Länder de légiférer en matière d'éducation. Telle est la signification de la décision de la cour de Karlsruhe. Il ne faut pas lui en donner une autre.

M. Mohamed BECHARI : On peut avoir plusieurs lectures. Il y a 16 Länder. Le problème de l'Allemagne est compliqué.

M. Jean-Pierre BLAZY : C'est un Etat fédéral.

M. Mohamed BECHARI : S'il faut une loi, il en faut 16.

M. Jean-Pierre BLAZY : C'est vrai. Il en va différemment pour la France. Selon moi, il y a autre chose à faire. S'il devait y avoir une loi, ce ne serait pas une loi anti-foulard, mais je pense que nous n'avons pas tout à fait réussi sur le thème de l'intégration. L'attente des jeunes et de leurs familles porte sans doute aussi sur ce sujet.

M. Mohamed BECHARI : La FNMF comprend le souci de la mission d'information, mais elle pose une réserve sur une loi « anti-foulard » - on peut l'appeler comme on veut. Cette loi aura des conséquences néfastes. Une loi nous placerait demain dans une situation très difficile, dans la mesure où il conviendrait d'en gérer les conséquences.

La FNMF est pour l'ouverture, le dialogue et la médiation. Nous reconnaissons que nous avons peut-être échoué dans cette mission de médiation, par absence de ce travail en commun.

Au moment de la constitution européenne, il faudra se pencher sur le plan européen et ne pas nous placer dans l'exception européenne. A l'heure où je vous parle, nous sommes dans l'exception.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition conjointe de
M. Mohsen ISMAÏL, théologien et sociologue de l'islam,
et M. Haydar DEMIRYUREK, secrétaire général du Conseil français du culte musulman (CFCM) et responsable du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF)


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, merci d'avoir répondu à notre invitation et d'accepter d'être auditionnés ensemble.

Dans le cadre de notre mission qui porte sur la question des signes religieux à l'école, je vous pose d'emblée la question de savoir si le port du voile est une obligation du Coran. Par ailleurs, le port du voile à l'école doit-il, selon vous, être interdit en France par un texte de loi ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je me présenterai avant de brosser un rapide tableau de la situation, à partir de quoi j'essayerai de répondre à vos questions.

Docteur en sciences islamiques, j'ai procédé à une approche historique de l'islam et je suis actuellement enseignant de langue et civilisation arabes à Rennes II.

Je m'attacherai plus particulièrement à quatre points. D'abord, le foulard et les qualificatifs qui s'y rapportent. D'aucuns parlent du foulard islamique ; d'autres du costume légal, le charai. Dans les deux connotations, islamique ou légale, prévaut une démarche, soit défensive, soit offensive. A mon sens, l'islam est une religion sans signe, elle ne reconnaît pas les signes, ni le croissant, ni l'étoile à cinq branches, ni le foulard...

Que veut donc dire une jeune fille « voilée » ?

Selon moi, on ne doit pas toujours renvoyer au religieux pour donner des avis religieux. Si l'on étudie une question en se fondant sur les textes coraniques, lesquels, comme tous textes religieux peuvent être interprétés, on peut conclure à une chose et à son contraire. Si l'on ouvre la porte de l'interprétation des textes pour savoir si le port du voile est une obligation religieuse, certains répondent « oui » en se référant à des versets coraniques qui appellent les musulmanes à se couvrir la tête. D'autres lectures suivent le mouvement du texte dans l'histoire. S'il en ressort que c'est une obligation, celle-ci n'a toutefois pas la même force que l'obligation de la prière et du jeûne du mois du ramadan. Je suis plutôt favorable à la seconde thèse : il s'agit d'une obligation, soit ! Mais ce n'est pas une obligation aussi forte que celle du jeûne ou de la prière.

M. Eric RAOULT, Président : Les personnes auditionnées auparavant ont parlé à ce titre de « prescription ». Etes-vous d'accord avec l'idée qu'il s'agit non pas d'une obligation, mais d'une prescription ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je vous répondrai en abordant le deuxième point de mon exposé : doit-on toujours faire appel à des explications religieuses pour éclairer des faits de société ?

Pour moi, prescription ou obligation revêtent le même sens : c'est un jeu de mots, relevant du conceptuel. Si on laisse la porte ouverte et si l'on demande aux imams, aux religieux, aux théologiens de se prononcer, la liste s'allonge. On pourra ainsi, un jour, nous imposer la polygamie en s'appuyant sur des textes. Je viens de Tunisie qui est un pays monogame. J'ai découvert la polygamie en France. Les polygames sont couverts par la loi française qui n'interdit pas d'avoir des enfants tout en étant célibataires, c'est le concubinage. De grands imams, de renommée, voire progressistes, contractent avec une femme, puis par une ruse juridique, récitent la première sourate du Coran et la deuxième femme devient légitime ! Si l'on fait appel à des explications religieuses pour des décisions politiques ou pour des faits sociaux, on ne s'en sort pas car, alors, on portera la polygamie ou le mois du ramadan au rang de la normalité, en cherchant des solutions fondées sur le Coran. Cela nourrira l'idée actuellement en vogue de la « charia des minorités ».

Des personnes théorisent sur le sujet. On défend la charia des minorités : puisque les musulmans sont minoritaires, il leur faut une législation. Cette idée, selon moi, est plus grave que les idées de ceux qui appellent à un Etat islamique. Tout d'abord, parce qu'une ambiguïté porte sur le terme de « minorité ». Par ailleurs, le hidjab ou le voile feront l'objet de dérogations données à ceux qui appellent pour la charia des minorités. L'interprétation est toujours présente. Ces mêmes partisans de la charia des minorités avancent l'idée que c'est prescrit, obligatoire. Ils ne se placent pas dans l'idée d'une lecture ouverte du Coran. C'est le danger de tout inscrire dans le cadre religieux.

L'un des plus zélé pour l'élaboration d'une la charia des minorités écrit dans son livre « Loi d'Allah, loi des hommes » que si une loi venait à être votée, il faudrait s'incliner. Mais c'est un piège car on ne peut entrer dans le cœur des gens. Que prescrit l'islam au sujet du foulard dit « islamique » ou « légal » ? Pour ma part, je n'emploie pas ces termes pour le qualifier, c'est un foulard, c'est tout. Que prescrit donc l'islam ? La pudeur. Sur le plan vestimentaire, les habits ne doivent être ni moulants ni transparents. Le reste relève d'un travail de l'homme. On parle du tchador ou de cet uniforme. Dans les pays de tradition musulmane, les femmes portent d'autres vêtements qui y ressemblent ; l'essentiel, c'est qu'elles suivent ce qui est prescrit. Pour autant, les filles non voilées ne sont pas moins pudiques que les filles voilées.

Oui ou non à une législation interdisant le port du voile ? Une loi présente des dangers. Des personnes se sentiront victimes et martyrisées. Cela s'accompagnera d'un attachement viscéral, parce que tout interdit est voulu. Enfin, on créera et consolidera l'idée de la femme au foyer. Certaines, trop zélées, accepteront de rester à la maison au lieu de travailler ou d'étudier. D'où ma proposition de ne pas juger le signe en tant que tel, par exemple, à l'école, mais de juger le comportement. Une fille qui refuse de passer un oral avec un professeur en l'absence d'une tierce personne a un comportement d'insolence qui n'est pas motivé par la pudeur. Elle sera jugée, selon le règlement intérieur de l'établissement, sur le fait qu'elle a refusé de passer une matière. L'islam n'interdit l'étude d'aucune discipline par les femmes. Refuser d'assister aux cours de sciences naturelles ou à d'autres cours ne relève pas de l'islam mais d'un excès de zèle religieux.

Je n'ai pas de solutions, si ce n'est quelques propositions. Je proposerai de légiférer en faveur d'un uniforme scolaire. Je suis pour le tablier pour les garçons, comme pour les filles. Lorsque je reçois des élèves qui portent des piercings un peu partout et les pantalons en vogue à l'heure actuelle, honnêtement, je me dis qu'ils n'ont nullement l'apparence d'élèves, pas plus que les jeunes filles qui portent le foulard. Nous sommes dans les extrêmes. Pour moi, le tablier donne à l'école son image la plus sobre, solennelle et sacrée.

M. Eric RAOULT, Président : M. Demiryurek, vous avez la parole, pour nous préciser la position des musulmans turcs de France sur ce dossier. Je rappelle que l'objet de notre mission ne porte pas sur toutes les facettes de la laïcité, mais sur les signes religieux à l'école.

M. Haydar DEMIRYUREK : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) représente 10 % de l'assemblée générale du Comité français du culte musulman (CFCM), où nous sommes représentés par 20 personnes.

La communauté turque, largement répartie sur l'ensemble du territoire, revêt une spécificité : son immigration est historiquement récente par rapport à celle des autres communautés.

Les enfants français d'origine turque ou les enfants turcs sont 73 000 à fréquenter autant les écoles publiques que privées. L'école républicaine est un facteur déterminant pour permettre l'intégration sociale de ces derniers. Par ailleurs, certains d'entre eux peuvent redécouvrir leur culture d'origine dans les centres culturels et cultuels.

Avant tout, je tiens à signaler mon profond attachement au principe de la laïcité à l'école qui permet à chaque élève de recevoir une éducation universelle, sans discrimination. Tout en conservant la culture d'origine, elle transmet les connaissances fondamentales et permet aux enfants musulmans de parfaire leur culture et surtout d'acquérir un esprit critique. Malheureusement, le contexte actuel ne permet pas de débattre sereinement de la question des signes religieux à l'école. Nous sommes pris dans un engrenage d'interprétations radicales et de dérives communautaristes du foulard à l'école, alors que celui-ci ne me semble pas incompatible avec la laïcité tant qu'il n'y a pas de troubles à l'ordre public ni à l'assiduité des cours. Ce sujet devrait continuer d'être analysé au cas par cas, ce qui ne peut être uniquement jugé par le chef d'établissement et l'équipe enseignante, conformément à l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 et à la jurisprudence qui en a découlé. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de légiférer sur la question, même si l'on peut croire que les jeunes filles vont faire l'objet de pressions de la part de leurs parents qui voudront qu'elles prennent exemple sur celles qui ont décidé de se couvrir. Tel n'est pas mon point de vue, en partant du principe musulman « nulle contrainte en religion ». 

Le foulard n'exprime aucune revendication et ne cherche pas à faire passer un message. Il est l'aboutissement d'un cheminement personnel. Si l'on devait légiférer sans tenir compte de la position de ces jeunes filles, un certain nombre abandonnera l'école et s'exclura de la société. Cela aura pour conséquence de couper la communauté en deux : d'un côté, les musulmans laïques, de l'autre les réactionnaires. Dans ce cadre, notre instance, le CFCM se trouverait dans une situation très difficile. Je pense que c'est l'image de l'islam dans notre société et, plus particulièrement celle du foulard, qui doit être améliorée. Cette question figure parmi les points essentiels que devra examiner le CFCM, mais ce n'est pas la seule, car l'islam de France, qui vient tout juste de se doter d'une structure représentative depuis le mois de mai 2003, doit travailler pour répondre aux demandes les plus pressantes du culte musulman en France.

M. Eric RAOULT, Président : M. Ismaïl, vous avez évoqué la problématique de la loi. Un texte rappelant, dans ses différents points ou articles, le caractère sacré de la classe d'école serait-il ressenti différemment par les musulmans de France qu'un texte ad religionem ou ad nominem sur le voile ? En un mot, il s'agit pour le législateur, non de montrer du doigt ou de stigmatiser, mais de traiter de toutes formes de religion ou de mode. Vous aviez raison de souligner que de se trouver dans une classe avec une dizaine de jeunes affichant des piercings peut être ressenti comme une agression à l'égard de ceux qui ne les portent pas. Religion, mode, habitudes, l'interrogation sur ces signes religieux se pose. Nous en avons eu la démonstration ces dernières semaines à Aubervilliers, où des jeunes filles ont pris position en faveur du voile islamique, dans un contexte provocateur et pour affirmer un choix religieux.

Quelle est votre position ? Il ne s'agirait pas d'un texte contre les musulmans. Il s'agirait de considérer que dans la classe d'école, personne ne se distingue, tout comme le permettent les blouses dont on parlait tout à l'heure qui font que le fils de riche ou le fils de pauvre sont habillés de la même façon, et non les accoutrements de marque qu'il est aujourd'hui à la mode de porter.

Le texte ne porterait pas sur le voile à l'école, mais, à la suite du grand débat sur l'école, sur un certain nombre de points de réforme de l'Education nationale, parmi lesquels le problème spécifique de la classe d'école serait posé. C'est une des orientations du gouvernement.

M. Mohsen ISMAÏL : J'évoque un autre problème : la blouse ou le tablier peut nous mettre à l'aise face à des situations pareilles. Certaines élèves viennent en plein été voilées avec des gants noirs. Ce qui est rejeté, c'est l'excès. L'excès pourra être résolu par le tablier. Selon moi, si une circulaire devait être prise demandant aux élèves de venir la tête nue, les musulmans considéreraient cela comme une loi déguisée, ce qui accentuerait le malaise. En 1989, les deux jeunes filles présentées par les médias se sont perçues comme des héroïnes. D'autres adolescentes les suivront, résisteront, arguant du fait que certaines jeunes filles ont gagné leur cause devant les tribunaux. Je préconise la blouse et, s'agissant du couvre-chef, j'espère que l'on ne confondra pas celles qui portent le voile avec une arrière-pensée idéologique et celles qui le portent par tradition : le nœud, la couleur, ...

M. Jacques DESALLANGRE : Comment faites-vous la différence entre une jeune fille qui porte le voile de façon ostentatoire et une autre qui ne le porte pas de façon ostentatoire ? On ne voit toujours qu'un voile sur une tête.

M. Mohsen ISMAÏL : C'est pourquoi j'ai évoqué le comportement de l'élève à l'école. Un élève qui perturbe le cours ou qui refuse d'y assister, qui veut sortir de la classe pour prier ou une élève qui refuse d'être interrogée par un professeur masculin, tout cela relève de l'idéologie.

M. Jacques DESALLANGRE : Et pour les cours de natation ?

M. Mohsen ISMAÏL : Chaque discipline est une matière à enseigner. Chaque matière doit être suivie. C'est le professeur de la matière qui décide et de manière pédagogique. Un élève absent à un cours mérite zéro. Il passe devant le conseil de discipline. Pour moi, toute matière doit être respectée par les deux sexes. Il n'y a pas une matière obligatoire pour l'un et pas pour les autres.

M. Eric RAOULT, Président : M. Demiryurek, le recteur de Strasbourg nous a indiqué qu'il recensait environ 400 cas dans la limite de son rectorat qui compte une importante communauté turque. Nous avons été quelque peu surpris car les chiffres oscillent entre 130 et 200 cas à travers la France.

Par ailleurs, pour les jeunes femmes turques ou d'origine turque, n'y a-t-il pas une signification autre que religieuse qui est celle de la référence à la ruralité de leur pays, au respect des traditions ? Les familles turques n'ont-elles pas une représentation différente du voile, lequel est d'ailleurs davantage un fichu qu'un voile religieux ?

M. Haydar DEMIRYUREK : On peut aborder le voile autrement que sous la forme d'une prescription religieuse. Les instances religieuses en Turquie ont clairement indiqué qu'il s'agissait d'une prescription religieuse, mais de là à l'imposer au pouvoir politique, ils n'ont fait qu'émettre un avis.

Le foulard qui n'est pas un signe religieux, vous avez raison, fait partie, entre autre, de la tradition ; il a été porté par la grand-mère, l'arrière-grand-mère, depuis des générations et des générations. Il est devenu un élément de la tradition, de la culture même de ces femmes. Ne portant pas le voile, elles peuvent ne pas se sentir véritablement dans leur culture d'origine, pour certaines, pas pour toutes. Je ne suis pas sociologue et n'ai pas étudié le cheminement historique. Mais, incontestablement, il y a une continuité dans le respect des traditions et le foulard peut en constituer un exemple.

M. Eric RAOULT, Président : Quelle est aujourd'hui la situation en Turquie sur le port du voile dans les établissements scolaires ?

M. Haydar DEMIRYUREK : En Turquie, le voile est interdit par des circulaires dans les établissements scolaires, primaires, secondaires, y compris dans les facultés, même si aucune loi ne l'interdit. Dans les facultés, la décision d'autoriser ou non le port du voile appartient au recteur de l'établissement.

M. Jacques DESALLANGRE : Mais qui interdit le voile dans le primaire et le secondaire ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Une circulaire qu'appliquent tous les chefs d'établissement, sans exception. Tous les Turcs savent que c'est interdit, mais il n'y a pas de loi.

M. Eric RAOULT, Président : Cette circulaire est-elle récente ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Je ne connais pas la date exacte, mais elle est très ancienne. J'ai en ma possession une circulaire qui date de 1981, mais elle ne fait que confirmer ce qui se pratiquait auparavant.

Je ne connais pas très bien le système de fonctionnement de l'éducation en Turquie.

M. Eric RAOULT, Président : La question sera abordée au sein du CFCM avec des positions, semble-t-il, assez différenciées.

Votre organisation se place-t-elle en opposition complète à un texte de loi ou à une modification ou concevez-vous que, le problème se posant, le pays d'accueil d'un certain nombre de communautés musulmanes puisse être amené à légiférer sur ce point ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous nous devons de respecter les règles et les lois des pays dans lesquels nous vivons.

Le CFCM a tenu de très longs débats sur le sujet. Cela dit, en tant que secrétaire général, je pense que le problème du voile ne doit pas prendre toute la place dans nos travaux. Ce problème est, certes, important mais, pour une instance qui se crée, se focaliser sur la question et en débattre pendant des heures et des heures, sans aboutir, est stérile ; nous devons dépasser cela. L'islam de France attend beaucoup du CFCM. Onze commissions seront créées par le conseil d'administration ; elles devront étudier des sujets qui touchent directement à la pratique du culte musulman en France et qui doivent trouver une solution.

Selon nous, il ne faudrait pas légiférer pour ne pas créer un débat supplémentaire et pour éviter que le CFCM ne se divise. A ma connaissance, d'après les débats auxquels j'ai assisté, je pense qu'un accord est trouvé pour demander de ne pas légiférer.

M. Eric RAOULT, Président : A quelle période les travaux du CFCM devraient-ils conclure sur ce dossier du voile ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Il n'y a pas de commission qui s'occupera du voile.

M. Eric RAOULT, Président : M. Bechari a indiqué qu'il avait demandé qu'au sein du CFCM, un groupe de travail se penche et réfléchisse à ce dossier - sauf à avoir mal compris.

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous ne sommes pas une instance de théologie. J'ignore les déclarations des personnes auditionnées, mais j'avais cru comprendre qu'il y avait une unanimité pour s'opposer à une législation interdisant le voile à l'école.

Il est vrai que nous devons en débattre et rechercher une issue susceptible de satisfaire également les pouvoirs publics.

Mme Patricia ADAM : Nous ne sommes pas saisis du port du « voile » à l'école, mais du port de « signes religieux » à l'école.

M. Haydar DEMIRYUREK : Je me plaçais du point de vue du CFCM et de ce qui l'intéresse plus particulièrement, c'est-à-dire le voile à l'école.

Jusqu'à présent, personne n'a été désigné, aucune commission n'est chargée d'en débattre. Le CFCM n'est pas compétent pour définir le degré de prescription. Dans cette optique, je me vois mal débattre de la question au sein du CFCM. Des débats très longs ont, certes, eu lieu, les avis sont relativement convergents, mais aucun groupe de travail n'est désigné à ce sujet.

M. Eric RAOULT, Président : Les cas de jeunes filles arborant le voile, le fichu, le foulard, sont bien souvent identifiés comme provenant de certains pays, dont la Turquie fait partie. Il n'y en a quasiment pas d'origine africaine. Ainsi que M. Jean-Pierre Brard a eu l'occasion de le rappeler, voyez-vous une incidence liée à des pressions ou y a-t-il une relation de cause à effet ?

Dans le cadre du CFCM, des représentants sont issus de pays d'Afrique noire et représentent ces différentes communautés musulmanes. Le problème s'est-il posé dans les pays d'origine ? On vient d'évoquer la Turquie où le voile est interdit. En est-il de même au Mali, en Côte-d'Ivoire, dans les pays où l'islam, progressivement, a pris une importance qu'elle ne revêtait pas au cours de la période coloniale ou post-coloniale ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je suis très mal informé sur ce qui se passe en Afrique noire. Je puis citer l'exemple de la Tunisie dont la situation se rapproche de celle que connaît la Turquie. Cela remonte à une histoire lointaine, y compris sur la perception de la laïcité : les réflexions du Président Bourguiba et de Kemal Atatürk étaient parallèles. Le non-port du voile fut décrété par circulaire dans les lycées. Néanmoins, on rencontre parfois des jeunes filles portant le voile. Au lieu de porter l'uniforme blanc ou de couleur unie, elles portent un foulard, juste comme cela, les oreilles nues. Autre point : il est obligatoire pour tous d'avoir la tête nue sur les photos d'identité, y compris pour les hommes. Car la pièce d'identité, comme son nom l'indique, a pour fonction d'identifier une personne.

M. Jacques DESALLANGRE : Et pourquoi cela semble-t-il si difficilement transposable en France alors qu'en évoquant la Turquie et la Tunisie, vous avancez une référence similaire ? Dès que l'on parle de prendre la même disposition en France, vous semblez dire qu'il s'agit d'une difficulté insurmontable.

M. Mohsen ISMAÏL : Je ne parle pas de ma réaction personnelle, mais de celles qui portent le voile ou de ceux qui soutiennent le port du voile. Ils ramènent la question au champ de la liberté personnelle, à une certaine lecture de la laïcité.

M. Jacques DESSALANGRE : Ils retournent la laïcité contre elle-même.

M. Mohsen ISMAÏL : De même que pour les textes religieux : tout dépend de la lecture que l'on en fait. Un chercheur à l'Institut des hautes études scientifiques, qui a écrit un livre très important sur les oulima de Lazar, les gardiens de l'islam, montre bien comment les mêmes oulima ont prouvé que l'islam était socialiste à l'époque de Nasser et qu'il était pour la propriété privée sous Sadate. Les mêmes encore étaient pour la guerre contre Israël. Ils ont cité des versets coupés de leur contexte. Quand Sadate s'est rendu à Camp David pour conclure la paix avec Beghin, les mêmes oulima ont prononcé le verset : « et s'ils s'inclinent vers la paix, inclinez-vous vers la paix ». Il en va de même pour la lecture de la laïcité. Ils parlent de la neutralité de l'Etat. Ils essayent d'occulter. Je parle d'un constat, non de ma position personnelle, car je ne représente ni l'islam, ni une institution donnée...

M. Jacques DESALLANGRE : C'est assez inquiétant, parce que, avec l'exégèse, on fait tout ce que l'on veut ; quelle que soit la décision que l'on prendra, l'exégèse pourra faire avancer telle ou telle position.

M. Mohsen ISMAÏL : C'est pourquoi j'ai indiqué que l'on ne devait pas toujours chercher des réponses dans la religion, car on ne s'en sortirait pas. Une fois, une journaliste m'a appelé. Elle a commencé son propos en disant « Puisque vous avez étudié la théologie, est-ce que les musulmans doivent égorger cette année le mouton alors que sévit la fièvre aphteuse ? » Je lui ai répondu que ce n'était pas le théologien qui devait en décider, mais le vétérinaire, car le sujet relevait de la santé publique.

C'est pour cela que j'ai dit qu'il était grave et dangereux d'essayer de trouver des assises religieuses à telle ou telle question et de faire appel à un imam progressiste, à un imam orthodoxe... J'ai cité quelques exemples comme la polygamie, le ramadan ; dans les pays de tradition musulmane, on ne travaille que le matin en période de ramadan. Un jour peut-être en sera-t-il ainsi, puisque certains légifèrent pour une charia des minorités... Tout commence par de petites avancées. Un grand incendie débute par un mégot de cigarette. Je me place en tant que chercheur et c'est ma conscience citoyenne qui me fait dire ce que je dis.

M. Eric RAOULT, Président : La charia des minorités revient au fait que les musulmans de France revendiqueraient un droit qui ne serait pas celui des autres citoyens ?

M. Mohsen ISMAÏL : C'est ce que j'ai cru comprendre parmi les arguments des uns et des autres, pour ceux qui soutiennent la charia.

Je viens de publier un article sur la définition des concepts : il n'y a pas un droit qui s'appelle « le droit musulman ». Des réflexions juridiques se fondent sur les coutumes locales, là où l'islam s'est implanté. L'auteur qui appelle à la charia des minorités déclare que les musulmans ont toujours légiféré lorsqu'ils étaient majoritaires. L'histoire le dément : ils étaient toujours minoritaires du point de vue quantitatif. Je comprends les termes de « majorité » et « minorité », mais il y a un monde entre celui qui détient le pouvoir et les musulmans.

L'Afrique du nord a entrepris sept expéditions ; or l'islamisation des Berbères et l'arabisation ne sont intervenues qu'après des siècles. La législation est intervenue lorsque le pouvoir des kalifs a eu la mainmise sur certaines régions. Et les musulmans, du point de vue numérique, étaient minoritaires avant la conversion des autres. Là on part du principe que les musulmans étant minoritaires, certains points doivent être traités à part, en appelle au communautarisme, soit à une getthoïsation, et à un droit de protection. Ce que l'on appelle le « droit » - je ne dis pas le droit musulman ni la jurisprudence, mais la réflexion juridique - relève d'un travail humain et contextualisé, un ytihad humain. Ce n'est donc pas au théologien, uniquement à celui qui a fait des études religieuses, qu'il revient de décider. Les ytihad collectifs doivent fournir un effort collectif. Au sociologue, au médecin, au politicien, il appartient de trancher sur un sujet, parce qu'il n'y a plus d'érudit. Autrefois, il existait des gens comme Averroès, théologien, philosophe, médecin. Pour essayer de faire passer l'idéologie de la charia des minorités, certains acceptent des concessions, organisent des chantages. En qualité de chercheur, je mène un débat d'idées. J'ai écrit un article sur la coutume locale comme source de législation par excellence, qui va paraître au CNRS de Strasbourg dont je vous enverrai copie.

M. Eric RAOULT, Président : Nous parlons beaucoup des signes religieux à l'école. Ceux qui ne connaissent pas l'islam en parlent encore plus ! Les médias ne cessent d'évoquer la question dès que, à Aubervilliers ou au lycée de la Martinière-Duchère, des télévisions sont présentes à la sortie des écoles. N'avez-vous pas l'impression, connaissant bien tous les deux la communauté musulmane de France, que c'est vraiment le dernier des soucis d'un bon nombre de musulmans de France ? Ne sont-ils pas capables de dire à leur fille qu'il ne faut pas porter le voile à l'école ? La réponse donnée par la famille est tout aussi importante que celle des médias ou de l'hémicycle de l'Assemblée nationale. Les cas de jeunes femmes voilées semblent limités, selon les chiffres disponibles. Sur une communauté musulmane très nombreuse, ceux qui nous disent de prendre garde aux conséquences d'une loi qui embraserait la communauté musulmane de France ne forment qu'un petit groupe de spécialistes ou de personnes particulièrement investies. Mais n'est-ce pas le dernier souci de beaucoup de musulmans plus concernés par les problèmes d'emploi, de violence, de santé, etc. ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous pensons qu'une éventuelle loi provoquerait autant de tensions, parce que nous tolérons la situation depuis 14 ans. On s'est fondé sur des libertés individuelles. Légiférer aujourd'hui reviendrait à susciter de lourdes tensions.

Quant à votre question, M. le Président, un énorme travail est à faire, non seulement au niveau de l'emploi, mais tel n'est pas notre but, ce n'est pas la raison pour laquelle nous nous sommes réunis et que cette instance a été créée ; elle a été constituée pour faire face au vide actuel en France relatif au culte musulman. Je vous ai parlé de la constitution des 11 commissions. Pour nous, le voile, dans la mesure où il n'est pas contraint et forcé auprès des filles, ne constitue pas l'élément essentiel de notre travail. Ainsi que vous l'avez souligné, les débats très passionnés, l'omniprésence des déclarations dans la presse sont des facteurs qui passionnent davantage encore les parents musulmans qui n'y comprennent plus rien. Pour eux, que leur fille soit voilée ou non ne pose pas un véritable problème dans leur âme et conscience, dans la mesure où personne ne le leur a imposé catégoriquement. Il n'y a pas de discours de mobilisation, de propagande. Il ne devrait pas y en avoir, puisqu'il s'agit d'un cheminement personnel.

C'est le fait de vouloir légiférer, de porter cela en première page des journaux qui crée un malaise au sein de la communauté, particulièrement au sein du CFCM, puisque cela empêche toute évolution et tout travail serein.

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, merci beaucoup. Si vous êtes les derniers ce jour à être auditionnés, vous n'en êtes pas moins parmi les premiers qui avez éclairés la mission sur un aspect non négligeable de la diversité des points de vue, M. Demiryurek pour la communauté turque de France et M. Ismaïl sur les différents aspects liés à la symbolique du port du voile.

Lorsque le CFCM se sera penché sur la question, nous aurons l'occasion - c'est une proposition que nous soumettrons à M. Debré - de nous revoir pour aborder le problème à la fin des travaux de la mission.

Audition de M. Mohamed BENELMIHOUB,
président de la confrérie musulmane Tidjania


(extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je commencerai cette audition par une question : que représente la communauté de la confrérie Tidjania dont vous êtes le président ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : La confrérie Tidjania représente l'orthodoxie islamique. Elle pourrait même représenter l'islam maghrébin, étant implantée majoritairement en Afrique du Nord et en Afrique de l'Ouest.

M. le Président : Que représente-t-elle en France en termes d'adhérents ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je ne peux pas avancer un chiffre exact. Dans le passé, la confrérie était présente en France. Son siège central a longtemps été la mosquée de Paris. A l'avènement de M. Hamza Boubakeur, en 1956, la confrérie a été chassée de la mosquée. Depuis, ses membres sont éparpillés un peu à travers l'hexagone. L'association n'a pas de siège central.

M. le Président : Comment avez-vous été désigné président de cette confrérie ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je crois utile de rappeler d'abord que l'Algérie, dont je suis originaire, est la métropole du tidjanisme. Par ailleurs, mes qualités anciennes, avant mon installation définitive en France, de conseiller auprès du Khalife général (guide suprême) et de porte-parole de la confrérie dans le monde, et le prestige dont j'ai quelque peu hérité de mon père, ancien mufti de Paris, en tout début des années 50 et l'une des grandes figures de l'islam malékite, m'ont conduit tout naturellement à la présidence de la confrérie en France, souhaitée et entérinée par des personnalités politico-religieuses d'obédience tidjani dans l'Ile-de-France.

M. le Président : C'est donc un titre héréditaire.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Pas tout à fait. Mais ma famille a toujours été dans la confrérie.

M. le Président : Où vous réunissez-vous ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : A Nanterre, chez moi. Cette association, qui a été créée tout récemment, est encore à l'état embryonnaire.

M. le Président : Mais puisque vous étiez l'héritier de votre père, elle n'a pas été créée récemment.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je parle de son implantation en France.

M. le Président : Y a-t-il des régions particulières en France où la confrérie est implantée ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. La confrérie est active essentiellement à Paris.

M. le Président : Vous êtes donc musulman.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui.

M. le Président : Pour vous, le port du voile est-il une obligation religieuse imposée par le Coran ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. C'est justement l'objet du texte que je vous ai remis au début de mon audition.

M. le Président : Le port du voile ne fait donc pas partie des piliers de l'islam.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non.

M. le Président : Est-ce une prescription religieuse imposée par le Coran ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Nous le percevons comme une tradition vestimentaire. Si le port du voile devenait une contrainte, ce serait contraire aux principes de l'islam.

M. le Président : Etes-vous favorable à la laïcité de l'école ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Totalement.

M. le Président : Par conséquent, vous n'êtes pas opposé à ce que l'on interdise le port du voile à l'école...

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non, mais c'est la façon d'imposer cette interdiction, son approche dont il reste à débattre. Si vous l'interdisez brutalement, cela entraînera une réaction tout à fait négative de la part des populations musulmanes qui percevront cela comme un geste autoritariste. Cela provoquera une réaction de la part des autres jeunes filles et femmes musulmanes qui prendraient alors le voile, mais sans conviction. Celles qui vont être marginalisées, sanctionnées vont apparaître comme des victimes. C'est ce qu'il faut éviter.

M. le Président : Il ne faut donc rien faire ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Ce n'est pas ce que je veux dire. Il y a une pédagogie adaptée pour cela. Des textes existent déjà en la matière pour traiter les cas litigieux, telles que la circulaire Bayrou, la loi de 1905, la jurisprudence du conseil d'Etat.

M. le Président : Pensez-vous qu'il y a un grand nombre de cas litigieux ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. A mon sens, le nombre est infime.

M. le Président : Quels sont les éléments qui vous font dire cela ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je suis au fait de ce qui se passe en France, c'est d'actualité.

M. le Président : Nous avons un sentiment différent. En effet, les proviseurs que nous avons entendus nous ont fait état d'un nombre de cas important mais qui ne sont pas rendus publics.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Je suis formel en disant que ce sont des cas minimes.

M. Bruno BOURG-BROC : En avez-vous une comptabilité approximative ou est-ce une impression ? Avez-vous des outils qui vous permettent d'estimer le nombre de cas litigieux ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je ne peux pas avancer un chiffre précis. Nous avons des contacts à travers l'hexagone qui nous permettent de situer l'importance des cas. Je me permets d'insister sur cette espèce d'acharnement, sur cette surmédiatisation de ce problème du voile qui n'a pas sa raison d'être.

M. le Président : Certes, mais les choses étant ce qu'elles sont, il y a effectivement une surmédiatisation.

M. Mohamed BENELMIHOUB : C'est négatif et contraire à la vocation de la France, tant à l'intérieur de l'hexagone qu'à l'extérieur.

M. le Président : Que répondez-vous aux enseignants qui disent ne pas avoir les moyens juridiques d'empêcher un certain nombre de jeunes filles de porter le voile et que la loi et la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont pas suffisantes ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : En quoi une jeune fille portant ce foulard gêne-t-elle l'enseignement ?

M. le Président : C'est un signe de différence.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je ne le vois pas ainsi.

M. le Président : Etes-vous pour l'égalité entre les hommes et les femmes ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Totalement.

M. le Président : Entre les femmes, il n'y a donc pas de différence, elles sont toutes soeurs.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Absolument.

M. le Président : Le fait pour une jeune fille de porter un voile dans une classe n'est-ce pas une façon de la marginaliser ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Pas du tout. Ce que l'on essaie exagérément de démontrer ici, existe dans des pays musulmans et ne pose aucun problème. En Algérie, d'où je suis originaire, la question du port du voile se pose, mais dans l'enseignement, elle ne donne pas lieu à des problèmes.

M. le Président : Monsieur, nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde puisque pour vous, le voile n'est en aucun cas l'expression d'un signe imposé par le Coran ou d'un signe religieux. Vous y voyez un ornement vestimentaire, comme certains portent des cravates.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Tout à fait.

M. le Président : Par conséquent, il ne peut pas y avoir de débat.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je préconise qu'il n'y ait pas de débat.

M. le Président : Que dites-vous alors si les femmes arrivent entièrement voilées ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Dans ce cas-là, il ne s'agit plus du foulard, mais de la burka. Nous sortons totalement du sujet.

M. le Président : Même si vous considérez que le port du voile n'est un principe ni religieux ni imposé par le Coran, si une jeune fille vient en classe portant ce foulard parce qu'elle veut montrer qu'elle est musulmane, pensez-vous qu'il faut la laisser faire ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Ces jeunes filles ne le font pas par conviction religieuse. Bien souvent, elles ne connaissent pas l'islam. Elles le font par dépit, par réaction.

M. Bruno BOURG-BROC : Si ces élèves refusent d'enlever le voile pour des travaux pratiques de physique ou des exercices de sport, comment faut-il réagir ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je suis d'avis d'être le plus ferme possible. Il ne s'agit pas de laisser une jeune fille imposer sa façon de voir quand il s'agit de sécurité dans des travaux pratiques ou d'exercices de sport.

M. Bruno BOURG-BROC : Par conséquent, elle peut venir à l'école avec un foulard, qui est une tradition et non pas une obligation. Toutefois, dès lors qu'il s'agit de respecter des règles de sécurité, c'est bien la règle de l'éducation qui doit s'imposer avec autorité ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Tout à fait.

M. le Président : Pour vous résumer, vous n'êtes pas favorable à ce que, dans l'école, les élèves portent des signes religieux.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non.

M. le Président : S'agissant de jeunes garçons qui portent la kippa en classe, cela vous gêne-t-il ou pas ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, cela me gênerait. Si vous appliquez une quelconque interdiction au port du foulard, vous ne pouvez pas ne pas l'imposer pour la kippa.

M. le Président : Nous avons entendu un grand nombre de musulmans, parmi lesquels certains ayant une connaissance approfondie du Coran. Si tous se sont accordés pour souligner que le voile n'était pas imposé par le Coran, il est néanmoins apparu, pour les jeunes filles après la puberté, que le port du voile était l'expression d'un signe religieux.

Comment expliquez-vous que, parmi les très nombreux musulmans que nous avons entendus au cours de ces derniers mois, vous soyez le seul à être aussi catégorique lorsque vous affirmez que le voile n'est en aucun cas l'expression d'une manifestation d'ordre religieux ? Sur quels versets du Coran vous fondez-vous ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Il n'y a aucun verset du Coran bien explicite sur ce point.

M. Bruno BOURG-BROC : Quand vous dites « bien explicite », cela suppose-t-il qu'il y a un verset qui n'est pas explicite ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : C'est une question d'interprétation.

M. Bruno BOURG-BROC : Quel est le verset du Coran qui pourrait être interprété dans ce sens-là ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Les textes qui pourraient être évoqués ont trait à la morale, à la pudeur féminine, mais ce ne sont pas des règles rigides.

M. le Président : Certes, ce ne sont pas des règles rigides, mais ce n'est pas à la jeune fille d'estimer ou de juger où s'arrête sa pudeur. Dès lors qu'elle est dans une classe et qu'il y a une règle pour tous, la règle est la même pour tous. Or dans l'enseignement public en France, il n'est pas admis dans les classes que des élèves portent un signe ostentatoire montrant qu'ils appartiennent à telle religion. De même que dans les règlements des écoles, chaque élève doit porter une tenue correcte. Ce n'est pas à l'élève d'estimer quelle doit être sa tenue, mais au professeur.

Par conséquent, on peut dire qu'il est tout à fait normal que les responsables des écoles en France interdisent le port du voile car cette tenue n'est pas compatible avec celle des autres élèves. Cela vous choque-t-il ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Mais ce débat sur le foulard a dépassé le cadre de l'école.

M. le Président : Certes, mais en France, l'école est laïque. Le problème est le contenu de la laïcité. Dans notre entretien, nous ne pouvons pas nous entendre, nous ne parlons pas le même langage car, pour vous, le voile n'est pas l'expression d'une appartenance religieuse ou la manifestation de la religion musulmane. En fait, vous considérez que le voile est un ornement vestimentaire, comme la cravate pour les garçons.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Absolument.

M. le Président : Par conséquent, pour vous, la laïcité n'est pas concernée.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Elle n'est pas en jeu.

M. le Président : De la même manière qu'un professeur peut interdire dans sa classe à ses élèves de porter des cravates rouges, de la même manière il peut interdire à une jeune fille de porter un voile.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, mais il y a la manière de le faire, il faut user d'une pédagogie adaptée. C'est à cela que je faisais allusion. C'est un problème à traiter.

M. le Président : Vous rendez-vous compte que vous êtes très marginal ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Comment cela ?

M. le Président : Dans la réflexion qui est la nôtre, vous êtes le seul, parmi les musulmans que nous avons auditionnés, à nous dire que le port du voile n'est en aucun cas l'expression de près ou de loin d'une manifestation religieuse. Peut-être est-ce pour cela que vous êtes marginal.

M. Mohamed BENELMIHOUB : J'ai 50 ans de pratique dans les affaires de l'islam, tant ici qu'au Moyen-Orient qu'en Afrique du Nord. Quand j'affirme quelque chose, je sais ce que je dis. J'ai eu à connaître les plus grands théologiens en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Cette déviation de l'islam s'inscrit dans le laxisme que nous avons toléré ici en France, comme en Afrique du Nord d'ailleurs, et que nous sommes en train de payer.

Dans les années 50, je suis venu d'Egypte m'installer en France. Pour appuyer mes propos, je prends pour exemple ma propre famille, car j'appartiens à une famille maraboutique qui vivait ici en France. Mon père, qui était un grand « enturbanné » ne badinait pas avec l'islam. Ma soeur préparait alors son championnat de sport. Tous les matins, les cuisses dénudées, elle faisait ses exercices. Aucun des « enturbannés »n'a jamais rien trouvé à y redire.

M. le Président : J'entends bien, mais dans le Coran, il y a des versets qui font état du port du voile pour la femme.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Mais cela s'inscrit dans le respect de la pudeur féminine.

M. le Président : Connaissez-vous les versets du Coran qui parlent de la femme ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui.

M. le Président : (Lecture des versets du Coran.) « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine. » « Nul reproche à faire aux femmes du Prophète si elles paraissent dévoilées devant leur père, leurs fils, leurs frères, les fils de leurs frères, les fils de leurs soeurs et devant leurs femmes et leurs propres esclaves. Qu'elles craignent Dieu. Dieu est en vérité témoin de tout. » « Il n'y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne peuvent plus enfanter et qui ne peuvent plus se marier de déposer leur voile à condition de ne pas se montrer dans tous leurs atours, mais il est préférable pour elles de s'en abstenir. Dieu est celui qui entend et qui sait. »

Ces versets sont clairs.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, mais nous restons toujours dans le domaine de la pudeur.

M. Bruno BOURG-BROC : Il vient de s'ouvrir à Lille un lycée musulman. Pensez-vous que de tels lycées sont nécessaires sur le territoire français ? Par ailleurs, l'année dernière, au sein de l'Education nationale, a eu lieu un débat sur l'enseignement du fait religieux. Cela vous parait-il être une bonne chose et par qui doit être enseigné ce fait religieux dans les établissements scolaires français ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Cet enseignement doit être fait par des gens avisés.

M. Bruno BOURG-BROC : C'est-à-dire ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : J'ai une petite réputation d'être quelque peu dérangeant. J'ai toujours dénoncé tous ces « tartuffes » qui infectent l'hexagone. J'ai toujours été contre la venue de ces imams qui viennent de l'étranger. C'est la raison pour laquelle on a trouvé que j'étais dérangeant depuis longtemps. Il faut enseigner le fait religieux.

M. le Président : Avouez que vous êtes marginal ! Vous ne pouvez pas nous dire ce que vous représentez en nombre d'adhérents et vous ne pouvez pas nous préciser comment vous avez été désigné président de cette confrérie. Etes-vous plus ou moins important que le recteur de la mosquée de Paris ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je m'interdis de faire un parallèle. Le recteur de la mosquée de Paris répond à des obligations politiques, à des tractations entre l'Algérie et la France.

M. le Président : Combien avez-vous de membres dans votre organisation ? Vous dites que vous vous réunissez dans votre appartement à Nanterre. Combien fait-il de mètres carrés ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : 75 mètres carrés. Mais cela ne signifie rien. Je vous ai dit que l'association était à l'état embryonnaire. Parmi ceux qui ont créé cet embryon d'association, il y a entre autres Abdelkader Barakrok, ancien secrétaire d'Etat à l'Algérie, que vous connaissez bien. Ce sont des gens de qualité qui sont à l'origine du renouvellement de la confrérie en France.

M. le Président : S'il n'y a pas la quantité, il y a la qualité.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Tout à fait. Par ailleurs, vous m'avez posé une question quelque peu délicate, mais d'actualité, concernant le problème du recteur de la mosquée de Paris.

J'ai été de ceux qui ont dit aux autorités françaises que Dalil Boubakeur ne pouvait représenter l'islam, n'ayant jamais pu satisfaire aux prescriptions islamiques d'une part, ne pouvant répondre aux sentiments de nos populations musulmanes de France, ni aux intérêts de la France et de l'Algérie, d'autre part. J'avais même préconisé un retrait « honorable » de M. Boubakeur, mais on l'a maintenu, grand bien lui fasse ! Pour ma part, il ne me dérange pas. Mais le choix de vos interlocuteurs n'est pas toujours à bon escient.

M. le Président : On essaie de choisir des gens qui représentent quelque chose. Le recteur de la mosquée de Paris a été désigné par ses pairs.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non, pas du tout, il a été désigné par le ministère de l'Intérieur après tractations avec Alger.

M. le Président : Faites-vous partie du Conseil français du culte musulman ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je n'ai pas été consulté.

M. le Président : Peut-être est-ce parce que vous n'êtes pas représentatif ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non, ce n'est pas le cas.

M. le Président : Peut-être est-ce parce que vous êtes dérangeant ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, parce que mes idées ne plaisent pas. Mes idées dérangent tant ici que de l'autre côté de la Méditerranée.

M. le Président : Vos idées sont dérangeantes parce qu'elles sont exactement à l'opposé de celles de toutes les personnes, même les plus modérées. Vous avez une lecture personnelle du Coran, mais qui est à l'opposé de tout ce que nous avons entendu. Peut-être est-ce pour cela que vous êtes tout seul ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je m'en félicite !

M. Bruno BOURG-BROC : Quelles sont les personnes « avisées » qui devraient enseigner le fait religieux musulman dans nos établissements scolaires ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Ce doit être des personnes suffisamment formées au plan théologique, d'une part, et d'autre part, des personnes de moralité et de conviction. Ce n'est pas le cas actuellement.

M. Bruno BOURG-BROC : Qui devrait les choisir ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Le ministère de l'intérieur puisque c'est lui qui mène la conduite de l'islam. Pourquoi se cacher la vérité ?

M. Bruno BOURG-BROC : Ce fait religieux musulman pourrait-il être enseigné par des professeurs d'histoire ou de philosophie ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Pourquoi pas.

M. Bruno BOURG-BROC : Pensez-vous que la création de lycées musulmans comme celui de Lille doit se développer ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je suis contre la création d'établissements confessionnels car cela nous mènerait à des déboires.

M. Bruno BOURG-BROC : Par conséquent, vous récusez le lycée qui a été ouvert à Lille cette rentrée ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui. Mais d'un autre côté, je le comprends, c'est une solution de désespoir car ils ne savaient pas comment parer à ce qui arrivait.

M. le Président : Savez-vous pourquoi, en Turquie, pourtant un pays musulman, on a interdit le port du voile à l'école ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Actuellement, ce n'est pas interdit. Les jeunes filles fréquentent les établissements scolaires avec le voile.

M. le Président : Ce ne sont pas les informations que nous avons, mais nous les vérifierons.

Je vous remercie.

Audition conjointe de
Mlle Kaïna BENZIANE,
de Mme Annie SUGIER, présidente de la Ligue internationale des droits de la femme et de Me Linda WEIL-CURIEL, avocate de la Ligue


(extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003)

Présidence de M. DEBRÉ, Président

M. le Président : L'objet de notre mission d'information est d'essayer de mieux appréhender le délicat problème du port de signes religieux à l'école. La finalité de votre organisation est de promouvoir les droits de la femme. Pensez-vous que le port du voile à l'école par certaines jeunes filles porte atteinte aux droits de la femme ?

Mme Annie SUGIER : En premier lieu, il est important de rappeler les objectifs de la Ligue internationale des droits de la femme qui sont de lutter contre un certain relativisme à l'égard du droit des femmes. En effet, on constate que les droits des femmes varient au gré des cultures et des zones géographiques, ce qui est tout à fait contraire à la notion de droit universel de la personne.

C'est la raison pour laquelle, en 1983, nous avons décidé, avec Simone de Beauvoir, de créer cette association pour lutter, d'une part, contre les violences faites aux femmes dans les pays du tiers-monde, d'autre part, contre ce que nous appelons les régressions en droit sur notre propre territoire. On pourrait parler d'une forme de « mondialisation ». En effet, nous devons non seulement nous battre contre les aspects les plus négatifs de certaines cultures que l'on voit apparaître dans notre pays, mais également continuer de nous battre contre ce qui se passe ailleurs, car il y a un lien entre les deux.

M. le Président : Je vous rappelle que, dans le cadre de notre mission, nous nous préoccupons essentiellement de l'application à l'école du principe de la laïcité sur le territoire français.

Vous n'êtes pas sans savoir que l'on voit apparaître, depuis un certain temps, des jeunes filles qui portent des signes religieux à l'école. Est-ce une question qui vous préoccupe ? Faut-il s'opposer à ce port de signes religieux distinctifs par les jeunes filles ?

Mme Annie SUGIER : Le port du voile est à la fois un signe religieux et un signe de ségrégation envers les femmes. Par conséquent, il y a deux fondements à l'opposition que nous avons à l'égard de ce signe. Il s'agit d'un signe religieux ostentatoire et donc, en ce sens, contraire au principe de laïcité. A ce titre, il faut l'interdire à l'école. Nous considérons que le Conseil d'Etat n'a pas été suffisamment loin dans son analyse de ce que représentait ce signe religieux.

En second lieu, par rapport aux droits des femmes, le voile donne une place à la femme qui est à l'intérieur de la maison. En effet, pour que la femme puisse sortir, une condition est posée, à savoir son invisibilité par le biais du voile. C'est ce que signifie le voile. La femme étant, par sa sexualité, source de désordre social, si elle va à l'extérieur, elle doit être couverte.

Le voile entraîne d'autres comportements, tels que les phénomènes de non mixité dans les piscines, etc. Certaines jeunes filles à l'école ne veulent pas suivre les cours de gymnastique.

M. Jean-François Lamour, ministre des sports, interrogé par Ruth Elkrief, a indiqué que, dans les banlieues, on commençait à voir des jeunes filles déserter les clubs sportifs. Le voile représente donc très fortement la notion de ségrégation. Allons-nous accepter un tel signe à l'école ?

M. le Président : Vous considérez donc que le voile est un signe très important.

Mme Annie SUGIER : Absolument.

M. le Président : Si je résume votre position, vous considérerez qu'il convient d'interdire le port de signes religieux à l'école. La loi et la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont pas suffisantes pour assurer cette interdiction.

Je m'adresse à Me Weil-Curiel, qui est l'avocate de votre organisation. Compte tenu de ce que vient de nous indiquer la présidente sur l'interdiction de tous signes religieux à l'école, avez-vous mené une réflexion quant aux modifications juridiques que le législateur pourrait introduire dans la loi actuelle, afin d'assurer le respect de la laïcité et l'interdiction du port de signes religieux ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Non, nous n'avons pas réfléchi à un texte en particulier, parce que ce n'est qu'à l'issue de toutes les auditions que nous pourrons comprendre les arguments des uns et des autres. Pour le moment, je n'ai pas une vision globale de la question, si ce n'est en faisant un parallèle avec l'excision qui a été le motif de la création de notre association en 1983. En effet, à l'époque, nous avions pu constater qu'il existait suffisamment de textes permettant de réprimer la pratique de l'excision en France. Il suffisait de les appliquer. C'est ce que j'ai obtenu après une bataille judiciaire, tout en mettant en place, en parallèle des programmes de prévention, la répression n'allant pas sans la prévention. Mais la répression reste nécessaire.

De même, dans le cadre de l'affaire des voiles et du port de tous signes religieux, nous disposons des instruments juridiques, mais nous avons négligé de les appliquer avec suffisamment de fermeté depuis trop longtemps.

M. le Président : La jurisprudence du Conseil d'Etat vous paraît-elle suffisante ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Les textes sont suffisants, notamment la loi de 1937 qui interdit les signes religieux. Il suffisait de l'appliquer avec fermeté.

Si l'interprétation de la loi de juillet 1989 a induit en erreur, c'est surtout en raison d'une attitude intellectuelle qui, ne voyant pas la réalité des choses, a cru de façon généreuse - comme la France sait l'être, mais à tort en l'occurrence parce que cela a conduit à léser les jeunes filles - qu'il fallait une certaine tolérance, sans comprendre ce à quoi menait cette tolérance. Nous sommes maintenant en faveur d'un texte édictant une interdiction. Ce texte est nécessaire pour que les choses soient claires.

M. le Président : Si je résume vos propos, on disposait jadis de textes qui, malheureusement, n'ont pas été appliqués et la jurisprudence du Conseil d'Etat a laissé une brèche. C'est pourquoi il faut un texte d'interdiction absolue. Est-ce bien votre position ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Oui, l'interdiction est contre ma philosophie, mais c'est maintenant ma position.

Mme Annie SUGIER : Cela est devenu nécessaire récemment, car on a eu l'imprudence d'introduire l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) comme interlocuteur privilégié et qui s'est imposé comme tel. M. Brezet a souligné que s'il y avait une loi, ils la respecteraient. Cela veut bien dire qu'aujourd'hui, ils ne sont pas du tout prêts à respecter quelque directive que ce que soit.

M. le Président : Je précise que personne n'a imposé l'UOIF ; il y a eu des élections.

Puisque vous considérez qu'un texte est maintenant nécessaire, avez-vous réfléchi à son architecture ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Si votre mission mène ses travaux encore un certain temps, je préférerais revenir sur la proposition pour nous laisser le temps de la réflexion, après lecture des différentes opinions.

M. le Président : Ce qui nous intéresse, c'est votre opinion.

Me Linda WEIL-CURIEL : Notre position va au-delà du cadre de votre mission. Nous sommes pour une interdiction radicale. Nous sentons que notre société est agressée par la multiplication du port de cette tenue qui est une provocation. On se sent provoqué, agressé, mal à l'aise dans tous les lieux où se fait cette rencontre avec le voile.

A l'école, l'interdiction paraît couler de source, même si les décisions ne sont pas prises d'imposer l'absence de signes religieux, que ce soit la calotte, la djellaba, le costume bouddhiste ou autre.

M. le Président : Et la croix ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Bien évidemment, si elle est ostentatoire.

M. le Président : Qu'appelez-vous une croix ostentatoire ?

Me Linda WEIL-CURIEL : C'est une croix qui se voit à l'extérieur ou qui est agressive. Si le foulard pose problème, c'est qu'il est perçu comme une agression. On n'imaginerait pas d'accepter à l'école des élèves portant des costumes tels que le costume bouddhiste, la djellaba. Pourquoi ne pas se poser la question si des élèves venaient à l'école vêtus du costume rayé que les déportés portaient dans les camps de concentration ? On ne tolérerait pas cela car c'est le signe de l'indignité de la personne. Pour nous, le voile c'est la même chose. C'est la marque de l'indignité de la femme, c'est une atteinte à cette dignité.

Mme Annie SUGIER : C'est clairement le signe d'une ségrégation. On ne peut pas s'être battu contre la ségrégation en Afrique du Sud et accepter en France le voile qui est, pour les femmes, le signe de la ségrégation.

Je rajoute un deuxième point pour faire la liaison avec Kaïna Benziane. Ne pas lutter contre le port du voile, notamment à l'école, comme on le voit dans les banlieues, c'est accepter que les jeunes filles qui ne le portent pas soient considérées comme des « putes » - souvenez-vous du mouvement « Ni putes ni soumises » -, et en l'occurrence inciter de plus en plus de jeunes filles à le porter. Ne rien faire, c'est voir ce phénomène continuer à se développer.

Selon un ouvrage qui évoque le phénomène au-delà de la France, une des raisons premières du port du voile est d'échapper aux agressions des hommes. Toutefois le problème de la relation homme/femme ne se résoudra pas par le port du voile par des jeunes filles de plus en plus nombreuses.

M. le Président : Melle Benziane, voyez-vous se développer, dans les cités, le port du voile ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Cela fait pratiquement une année que j'ai quitté Vitry-sur-Seine pour poursuivre des études et sortir de la cité. Mais effectivement, j'ai pu constater que de plus en plus de jeunes filles avec qui j'ai grandi se retournent vers le voile, non pas par conviction religieuse, mais pour se protéger ou montrer qu'elles sont les « vraies femmes musulmanes ». En effet, pour bon nombre de garçons, une femme est avant tout une femme religieuse et musulmane. Pour eux, quels que soient leur pays, leur civilisation ou leur culture, les femmes doivent porter le voile.

Quand les jeunes filles se retrouvent persécutées de plusieurs façons, il est évident que celles qui n'ont pas suffisamment de courage ou les moyens de partir finissent par porter le voile à l'intérieur de la cité ou de la ville. Mais quand elles s'évadent de la cité et de la ville, elles enlèvent ce voile. Je le ressens plus comme une protection, une espèce de passeport pour être bien considérées par certains garçons.

M. le Président : A l'école, faut-il avoir ce passeport ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Non, je ne pense pas. Je comprends certaines jeunes filles qui le portent pour se protéger parce que c'est très dur pour elles, mais ce n'est pas ainsi que l'on résoudra le problème. C'est vraiment accepter leurs règles.

Mme Martine AURILLAC : Nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt car il est indéniable qu'il y a une dimension très importante relative aux droits de la femme dans le port du foulard ou du voile.

Vous avez dit, Mme la présidente, que le foulard est toujours pour vous une agression. Or le foulard peut aussi parfois être bien autre chose. Au-delà d'être une forme de protection, une simple coquetterie, c'est aussi un phénomène qui s'est développé dans un contexte international qui a contribué à ce développement. Pour ma part, j'estime que ce n'est pas toujours une agression.

Au-delà de ce problème de l'égalité entre les hommes et les femmes, ne pensez-vous pas qu'une loi d'interdiction, que vous souhaitez radicale et donc assez brutale, ne résoudra pas tout car le voile n'est que la partie immergée d'un iceberg ? Au-delà des droits de la femme, il y a aussi la montée du fondamentalisme. Ne pensez-vous pas que cela risque de provoquer des réactions brutales, y compris une sorte de victimisation qui serait l'inverse de ce que nous recherchons ? Avez-vous bien mesuré les conséquences d'une loi radicale ?

Mme Annie SUGIER : Le rôle de la loi est de montrer ce qui est permis et ce qui est interdit. Quand un signe représente de manière indéniable, même dans le cadre religieux, une certaine place assignée aux femmes et signifie la ségrégation, la loi doit affirmer que ce signe n'est pas plus accepté que la croix gammée ou l'étoile jaune dans une République démocratique, égalitaire et mixte. C'est aussi simple que cela.

Une société est construite sur des symboles, à commencer le nom, les titres. Tous ces symboles font la cohésion sociale. Or on ne peut pas accepter de garder des symboles négatifs, qui le resteront toujours lorsqu'il s'agit d'un opprimé. Je vous réponds de manière très claire : une société humaine est construite sur des symboles. Notre société démocratique doit savoir quels sont les symboles qui sont dangereux pour sa cohésion. Dans le mélange culturel, on trouve des aspects positifs - la musique, la cuisine -, mais les symboles dont nous parlons sont négatifs.

M. le Président : Pensez-vous que le port du voile est l'expression d'une manifestation religieuse ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Oui. Je suis musulmane et fière de l'être. Mais j'ai ce recul qui fait que, pour moi, être musulmane n'est pas ma seule personnalité. Cela ne fait pas ce que je suis en tant qu'individu.

Or nombre de musulmans, principalement des hommes, estiment qu'être musulman, c'est ce qui fait essentiellement l'individu. C'est ce qui me fait très peur et fait très peur aux autres jeunes filles. Des filles, dont certaines sont complètement perdues, et des garçons estiment que pour être une vraie femme musulmane, il faut porter le voile. Pour ma part, je me sens complètement musulmane et pourtant, je ne le porte pas. C'est cela qu'ils ne veulent pas accepter.

M. le Président : Y a-t-il des versets dans le Coran qui imposent le port du voile ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Non, à aucun moment dans le Coran, il n'est stipulé que la femme est dans l'obligation de porter le voile. A l'origine, le voile a été conseillé pour protéger les femmes d'une certaine tribu dont le nom m'échappe. Mais à l'heure actuelle le port du voile n'a plus de sens. Il peut se comprendre dans certains pays musulmans où la loi islamique prend toute son importance, mais dans une démocratie aussi avancée que la nôtre, porter le voile doit se faire dans la sphère privée et individuelle.

Je comprends que la présidente parle d'agression. Pour ceux qui vivent dans ces cités, il est difficile de voir une jeune fille musulmane porter le voile car chacun sait très bien qu'elle ne le porte pas par conviction.

M. le Président : Pourtant, un verset du Coran dit la chose suivante : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chaste, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine ». Un autre dit : « Il n'y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne peuvent plus enfanter et qui ne peuvent plus se marier de déposer leur voile. »

Mme Annie SUGIER : Sommes-nous dans une république islamique ? Les religions ne doivent-elles pas, elles aussi, évoluer ? La démocratie ne peut-elle pas pénétrer la religion ?

M. le Président : Certes, mais il ne faut par dire que le port du voile n'est pas mentionné dans le Coran !

Je voudrais que vous me précisiez la façon dont il faudrait concevoir cette interdiction, dès lors que vous avez mené une réflexion sur ce sujet. En effet, il est facile de dire qu'il faut interdire le voile. Encore faut-il dire comment.

Me Linda WEIL-CURIEL : Je ne suis pas élue pour écrire des lois, mais désignée pour les défendre.

M. le Président : Si vous prenez le temps d'écrire un texte avec différents articles, vous verrez qu'il est plus facile d'affirmer un principe général que de l'écrire. Aujourd'hui, tout notre problème est de faire en sorte que cette interdiction soit respectée et pour ce faire, la loi doit être énoncée très clairement.

Il serait intéressant que vous vous livriez à ce petit exercice d'écriture : s'il faut interdire le port de tous signes religieux visibles, faut-il aussi interdire le port du bandana à la jeune fille qui le porte pour marquer sa différence ? Faut-il étendre l'interdiction à l'ensemble des locaux de l'école, la cour de récréation et à tous les établissements scolaires, y compris les établissements privés sous contrat ?

Nous sommes législateurs et nous prenons nos responsabilités. Mais puisque nous sommes d'accord sur l'interdiction, il serait intéressant pour nous d'avoir de votre part l'esquisse d'un texte. Vous verrez que c'est un très bon exercice !

Me Linda WEIL-CURIEL : Je suis contre les lois spéciales. Une énumération ne suffira jamais à interdire tout ce que l'on veut interdire. C'est le même cas de figure que pour l'excision : on ne va pas décrire par le menu le détail du sexe car, si jamais on oublie un détail et que c'est justement ce détail qui fait la différence...

M. le Président : Dans le cas présent, il s'agit des signes religieux à l'école.

Me Linda WEIL-CURIEL : Puisque le voile, le foulard, la calotte, la barbe des musulmans ou les bouclettes des juifs orthodoxes expriment une appartenance religieuse qui n'échappe pas aux regards, il est nécessaire de les interdire indistinctement à l'école. Je peux certes continuer la liste, mais elle serait sans fin. Toutefois, je me livrerai avec plaisir à cet exercice de rédaction.

M. Bruno BOURG-BROC : Melle Benziane, vous avez indiqué vous vous sentiez culturellement musulmane. Pour vous, le Coran est-il un texte important auquel vous vous référez ? Comporte-t-il des versets que vous jugez interprétables ou qui doivent être respectés à la lettre ? Dans le domaine qui nous occupe, votre religion a-t-elle des commandements ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Je fais partie d'une grande majorité de personnes qui se revendiquent comme étant musulmanes mais par symbole, parce qu'il faut le dire ou avoir une autre étiquette. Je fais partie de cette masse qui se dit musulmane mais qui ne pratique pas, même si je respecte le ramadan. D'ailleurs, pour tout vous avouer, je n'ai jamais lu le Coran. Je connais un certain nombre de choses sur le Coran, mais je ne le lis pas. Je fais partie de cette masse silencieuse qui est majoritaire.

M. Bruno BOURG-BROC : Pratiquez-vous le ramadan par symbole ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Je crois en Dieu. Après ce qui m'est arrivé, j'ai eu besoin de croire en quelque chose de plus fort que l'être humain. Et puis la religion à la mode, dans les cités et les quartiers populaires, c'est la religion musulmane.

M. Bruno BOURG-BROC : Pour vous, est-ce un effet de mode ?

Mlle Kaïna BENZIANE : La religion à la mode dans les cités, c'est la religion musulmane, que l'on soit modéré ou extrémiste. D'ailleurs, bon nombre de Français de pure souche, des Africains, des Antillais qui vivent dans ces cités, se sont convertis. Ce n'est pas pour autant que l'on est extrémiste et que l'on va porter le voile ou la barbe.

J'ai envie de dire que c'est la religion des pauvres et du désespoir. Après la mort de ma soeur, il m'a semblé évident que je me lance dans la religion et que je me consacre à Dieu. Bon nombre de personnes qui peuplent ces cités pensent comme moi. C'est vrai que l'Etat a en quelque sorte délaissé ces cités. C'est à la République et non à Dieu de protéger ces jeunes filles qui le font en portant le voile. Je suis désolée, mais la République n'a pas protégé ma soeur.

Je ne veux plus entendre ce que me disent certains garçons à chaque fois que je les rencontre, à savoir que si ma soeur avait choisi son statut de jeune fille musulmane et avait porté le voile, elle ne serait pas morte. Je regrette, ma soeur était une femme universelle, elle n'était pas une femme musulmane.

Nous devons être solidaires de toutes ces femmes algériennes. Certaines de mes tantes se sont battues contre le port du voile. Je trouve dramatique que, dans un pays comme le nôtre où la laïcité et l'égalité sont des principes qui permettent d'être libres, de s'exprimer et de vivre ensemble, on tolère le port du voile, notamment dans des institutions où c'est le « vivre ensemble » qui fait que l'on existe.

En effet, les jeunes filles qui portent le voile dans les collèges ne se mélangent pas plus avec les garçons qu'elles ne communiquent avec les filles qui ne portent pas le voile. Si on en arrive à des relations aussi catastrophiques entre les garçons et les filles, c'est bien parce que les filles ne côtoient plus les garçons, et vice versa. C'est un élément qui joue. Cela reflète un malaise pour ces jeunes filles qui portent le voile.

M. le Président : Sont-elles libres parfois de le porter ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Il faut savoir ce que l'on entend par « libre » quand une jeune fille décide de porter le voile. Je me réfère toujours à mon cas qui n'est certainement pas représentatif. A certains moments, je me dis que si je porte le voile, on me laissera tranquille et je pourrai me consacrer à Dieu. La réalité est que je ne crois plus en l'être humain.

Plusieurs facteurs indirects peuvent entrer en ligne de compte dans la décision de ces jeunes filles. Même si personne ne les a obligé directement à le porter, elles l'ont fait pour être tranquilles, pour éviter les regards de telle ou telle personne, en raison de la religion qui domine dans la cité, car il est extrêmement bien vu pour une jeune fille de porter le voile dans les cités, tant par la famille que par le « tribunal social ».

Toutefois, certaines jeunes filles comme moi ne veulent pas porter le voile. Celles qui sont voilées, mais pas toutes, nous narguent et nous font comprendre que, parce qu'elles portent le voile, elles sont de bonnes musulmanes, qu'elles iront au paradis alors que les autres sont des mécréantes. Pour moi, c'est une agression.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous avez évoqué la République et ses devoirs. Pour vous, la notion de Nation a-t-elle un sens ? Vous sentez-vous appartenir à une Nation et laquelle ?

Mlle Kaïna BENZIANE : J'appartiens à la Nation française et j'en suis fière. Mais comme je le disais tout à l'heure, je fais partie de cette masse populaire qui a plusieurs identités. Je suis avant tout une femme, symboliquement de religion musulmane. Je suis une étudiante, Française d'origine algérienne. L'identité d'une femme peut être multiple. C'est pourquoi il est dommage que certaines jeunes filles ou garçons ne prennent en compte que la religion.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous sentez-vous plus Française que musulmane ou vice versa ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Je crois que l'on peut combiner les deux. Après le décès de ma soeur, beaucoup de sentiments se sont mélangés. Tout au début, je ne croyais plus du tout en Dieu. C'est difficile. Mais en même temps, je me sens profondément française. D'ailleurs, si j'ai choisi de m'engager dans ce combat, c'est parce que je me sens française.

M. le Président : Dans quel combat vous êtes-vous engagée ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Le premier combat, c'est ma soeur, afin que ce qui s'est passé ne se reproduise jamais. Ensuite, c'est un combat pour toutes les jeunes filles parce que je ne veux pas que ma soeur soit morte pour rien. Je veux que tout le monde prenne conscience qu'on a brûlé une jeune fille. On n'a plus le droit d'évoluer ainsi, d'avoir des rapports aussi malsains, aussi barbares à certains moments. C'est pourquoi je me suis engagée dans ce combat.

J'aurais très bien pu me renfermer, abandonner mes études, aller en Algérie où on ne porte même pas le voile. J'aurais pu abandonner, mais c'est l'extrême.

Mme Annie SUGIER : Les propos de Kaïna vous montrent bien que l'élément central est cette relation entre les garçons et les filles qui commence à se construire à l'école. Quand une jeune fille porte le voile, cela implique que, d'un côté, il y a les filles, de l'autre, les garçons, lesquels ne respecteront les filles que si elles portent le voile.

M. le Président : Nous en sommes convaincus. Notre souhait, alors que la commission n'a pas encore rendu ses conclusions, est de faire respecter le principe de la laïcité à l'école, lequel suppose l'interdiction de tous signes religieux ostentatoires.

Toutefois, le problème ne se pose pas tout à fait en ces termes. En effet, certains musulmans nous disent que, au regard des principes contenus dans le Coran, si nous édictons une interdiction générale et absolue, sans nous contenter de la jurisprudence du Conseil d'Etat qui laisse une certaine souplesse, nous dresserons tous les musulmans contre la République et contre la laïcité.

Mme Linda WEIL-CURIEL : Est-ce mieux...

M. le Président : Le but n'est pas de savoir si c'est mieux, mais de recueillir tous les avis. Certains musulmans que nous avons rencontrés - qui ne sont pas forcément les plus extrémistes - nous recommandent d'être très prudents en la matière, car le principe du port du voile est contenu dans le Coran. Par conséquent, à un moment où les gens s'interrogent sur le sens de la vie, où l'on constate un retour au phénomène religieux, cette interdiction pourrait être considérée comme une agression envers leur religion et pousser, notamment dans les cités, un certain nombre de jeunes filles à se voiler, alors qu'elles n'avaient pas l'intention de le faire.

Mme Annie SUGIER : Avons-nous un système de valeurs ? Dans le papier que nous vous avons remis, vous trouverez une analyse faite par Michel Bouleau à propos de l'arrêt Kherouaa.

M. le Président : Nous avons entendu M. Bouleau.

Mme Annie SUGIER : Selon lui, le Conseil d'Etat a refusé d'analyser un signe, qui n'est pas seulement un signe religieux. Je comprends que vous vous interrogiez sur les conséquences si, effectivement, ce principe est contenu dans le Coran. Mais vous savez bien que tous les musulmans ne sont pas d'accord sur le fait que le Coran impose le port du voile. Il y a débat à l'intérieur même du camp musulman. Nous n'allons pas chercher à devenir des spécialistes du Coran pour savoir ce qu'il convient de faire par rapport à ce signe religieux.

Reste un deuxième point sur lequel, en tant que femmes et responsables d'association, nous nous sentons spécialistes, c'est celui du droit des femmes et de la signification de ce symbole.

Ce symbole contient un message profondément négatif à l'égard des femmes. Or toutes les religions, qui ont porté un tel message, ont dû évoluer, c'est-à-dire que la démocratie a pénétré la religion. Or, dans ce cas précis, c'est le phénomène inverse qui se produit. Une religion, sur un point pourtant contesté par les musulmans eux-mêmes, vient pénétrer notre système de valeurs. Dans votre rapport, vous devez aller au-delà du signe religieux.

M. le Président : Dans notre rapport, si nous décidons que la jurisprudence et les textes ne sont pas suffisants pour interdire le port de tout signe religieux, nous proposerons une modification législative. En tant que juriste et responsable politique, je trouve très facile de se battre avec des principes généraux. Toutefois, je le répète, cela devient beaucoup plus difficile lorsqu'il s'agit de mettre par écrit ces mêmes principes, en tenant compte à la fois de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui ne facilite pas les choses, du talent des avocats qui peuvent interpréter les lois, etc. Le but est d'arriver à une loi très précise qui interdise tout port visible de signes religieux. A titre d'exemple, peut-on considérer que la croix que porte une jeune fille en boucle d'oreille est un signe visible ?

Mme Annie SUGIER : Nous avons bien réussi à venir à bout des croix gammées !

M. le Président : Si cela ne tenait qu'à moi, j'interdirais tout. Selon une loi de 1913 que l'on n'applique plus, tous les élèves devraient porter une blouse, ce qui aurait pour effet de gommer toutes les différences religieuses, politiques, sociales...

Mme Linda WEIL-CURIEL : C'est le principe de la robe d'avocat.

M. le Président : Mais maintenant, vous savez très bien qu'il n'est plus possible, même si vous pouvez vous fonder sur la loi de 1913, d'imposer le port de la blouse à tous dans les écoles. Si vous le faites, je vous conseille de sortir discrètement par la porte de derrière !

Quand nous évoquons une interdiction absolue de tout port distinctif d'un signe religieux, la réaction immédiate des uns et des autres est de nous conseiller d'être très prudent car cela entraînera une réaction contraire à celle que nous recherchons. En effet, il y a un risque, dans les cités, qu'un certain nombre de jeunes filles, pour réagir, portent le voile en considérant cette interdiction comme une agression.

En réalité, le problème ne se pose pas dans la rue, mais dans l'école de la République qui est laïque. Par exemple, peut-on considérer la main de Fatma comme un signe religieux visible ? Certains nous disent de ne pas aller jusque-là. Mais si nous ne proposons pas une interdiction absolue de port de tout signe visible, cela laisse la porte entrouverte.

Mme Annie SUGIER : Il y a dix ans, une erreur a été commise que nous payions chèrement aujourd'hui.

M. le Président : Je suis de votre avis.

Mme Annie SUGIER : Nous n'aurions pas été amenés à interpréter le signe si la laïcité avait été clairement appliquée. Tout ce débat qui perturbe notre société vient de là. Maintenant, les uns et les autres, nous devons faire face à nos responsabilités.

Il y a un message important à faire passer : une interdiction du port du voile serait le contraire de l'exclusion. C'est ce qui est reproché au voile. Je vous cite un exemple que nous utiliserons lors des prochains Jeux olympiques. La preuve que le voile exclut, c'est que l'apartheid se manifeste par l'absence des femmes des pays où le port du voile est obligatoire. Qui exclut ? Ce sont bien ceux qui imposent le voile. Qui exclut des cours de gymnastique ? Ce sont bien ceux qui imposent le voile. Par conséquent, en interdisant le voile, nous irons, au contraire, vers le droit, sans discrimination, des femmes à accéder au domaine public.

M. le Président : Le voile n'est qu'un signe religieux parmi d'autres. Dès lors que, dans une classe ou une école, on accepte qu'un élève porte un signe distinctif, c'est déjà ouvrir la voie de la marginalisation pour cet enfant. Notre problème n'est pas d'interdire le seul voile, mais tous les signes religieux.

Mme Annie SUGIER : Nous sommes tout à fait d'accord avec vous. Toutefois, en tant que Ligue internationale des droits de la femme, nous considérons que ce signe a quelque chose de particulier par rapport aux autres, donc qu'il est pire que les autres.

M. le Président : Il n'y a pas de signes pire que les autres, tous les signes distinctifs sont à exclure. Mais j'attends avec impatience de lire le projet de loi de votre avocat.

M. Bruno BOURG-BROC : Pour poursuivre la réflexion de notre président, il existe en France un enseignement sous contrat, dont la majorité est catholique. Il est évident que, dans le cadre d'une interdiction générale et absolue, la loi s'appliquerait également aux élèves de l'enseignement catholique. Pensez-vous que le port d'un habit par les religieuses enseignant dans une école catholique, qui est une obligation canonique pour certaines d'entre elles, soit un obstacle ?

Mme Linda WEIL-CURIEL : Sommes-nous une République laïque ou pas ? Je suis persuadée qu'il faut imposer la disparition, hors de la sphère privée ou des lieux de culte, des signes religieux qui tendent à imposer un point de vue.

M. le Président : Même dans la rue ?

Mme Linda WEIL-CURIEL : Oui. Si je n'ai rien rédigé, c'est parce que je mène actuellement des travaux de réflexion. On édicte tous les jours des lois qui restreignent la liberté individuelle : on ne peut plus fumer où l'on veut, les mineurs ne peuvent plus circuler à partir de telle heure, les mendiants ne peuvent plus être à tel endroit avec leurs chiens, les prostituées ne peuvent plus avoir telle attitude. Alors ne doit-on pas aller jusqu'à l'interdiction du voile parce que justement nous sommes, d'une certaine manière, agressés par ce voile ?

M. le Président : Votre combat, mesdames, concerne plus particulièrement le voile. Si je vous suis, le port du voile, y compris pour les religieuses, doit être interdit partout, y compris dans la rue, les cages d'escalier.

Mme Linda WEIL-CURIEL : Je ne méconnais pas la difficulté de mise en oeuvre d'une telle loi. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas écrit ce projet. Toutefois, une telle interdiction va de soi dans le cadre de l'école.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de Monseigneur Jean-Paul JAEGER,
évêque d'Arras, président de la commission « éducation, vie et foi des jeunes » de la Conférence des évêques de France


(extrait du procès-verbal de la séance du 14 octobre 2003)

Présidence de M. Jacques DESALLANGRE, membre du Bureau

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Monseigneur, je vous remercie d'avoir accepté cette rencontre, qui doit être précieuse pour nous.

Je vous pose une première question pour introduire le débat : quelle analyse faites-vous de l'émergence à la fin des années 80 de problèmes liés au port de signes religieux et, bien sûr, du voile ? Je précise que l'objet de notre mission est le port de signes religieux dans les établissements scolaires.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Merci de me recevoir.

De longues heures seraient sans doute nécessaires pour analyser les raisons qui ont conduit à un recours plus important aux signes religieux dans les établissements scolaires depuis les années 80.

Je me limiterai à quelques rapides remarques. La première est globale et concerne l'ensemble de la société française, particulièrement la place de la jeunesse dans la société française. Le moins que l'on puisse dire c'est que les sociologues constatent depuis les années 80 que nous évoluons dans une société qui a vu se déstructurer ses repères fondamentaux. On peut prendre le repère de la famille, de la société en général, de la religion, de la citoyenneté. Nous avons vu s'étioler une série de repères qui fondaient jusque-là un consensus social.

Le rôle traditionnel du maire, de l'instituteur et du curé a été battu en brèche par notre société contemporaine. Et donc les jeunes cherchent aujourd'hui à se situer, à se construire dans la société. C'est assez difficile pour eux. Devant la disparition des repères traditionnels sur laquelle nous ne porterons pas de jugement, nous avons assisté à l'émergence de nouveaux signes. Les marques de vêtements, par exemple, constituent autant de repères pour les enfants. Pour un certain nombre d'entre eux, les signes religieux peuvent apparaître comme un mode d'identification, de reconnaissance et l'attachement à un repère. Vous avez fait une distinction entre la question du voile et celle des signes religieux.

On peut dire que l'apparition du voile dans les écoles a posé des questions spécifiques. Je ne pense pas que les jeunes chrétiens, les jeunes catholiques en particulier, soient très friands de signes religieux, qui se manifestent de façon ostentatoire. Il y a là une forme de besoin qui correspond à un certain désarroi de notre jeunesse. J'ajouterai que le voile est apparu, pas uniquement, mais en grande partie dans les zones les plus pauvres de notre société. Je ne crois pas que l'on voie beaucoup de voiles islamiques dans le 16ème arrondissement de Paris. Il est plus présent dans la banlieue de Roubaix. Le phénomène est donc lié pour partie à la difficulté des jeunes des quartiers défavorisés à s'intégrer dans notre société, telle qu'elle s'est construite au fil des siècles et dans le système scolaire, tel qu'il est aujourd'hui.

Le port de signes religieux peut être une authentique manifestation d'appartenance religieuse, mais il reflète aussi un problème d'identification, de situation dans la société actuelle, surtout dans ce lieu un peu mythique de l'insertion sociale que constitue l'école. On pourrait peut-être aussi ajouter, mais il faut y regarder de près, que ces jeunes en déshérence, parfois en situation d'échec scolaire, en difficulté d'insertion, en manque de travail, sont une proie plus facile et plus fragile pour des groupes ou des personnes disposés à leur offrir leurs services en invoquant toutes sortes d'intention.

A travers cette question du signe religieux, du voile en particulier, se pose très fortement la question de l'insertion des jeunes, et peut-être de moins jeunes, dans la société d'aujourd'hui. Par capillarité, la question du voile ne se pose pas uniquement dans les milieux les plus défavorisés. Nous avons eu à connaître le cas de tel ou tel enseignant ou enseignante qui revendiquait le port du voile.

Voilà tracés à gros traits quelques éléments qui expliquent en partie cette émergence.

M. Jean-Pierre BRARD : Votre confrère, Monseigneur Jean-Pierre Ricard s'est exprimé dans « Le Monde » du 8 octobre. A la question : « Etes-vous favorable à une loi contre les signes religieux à l'école ? », il a répondu : « Non l'expérience a toujours montré que l'on ne règle pas les questions religieuses par la répression. ». Il ajoutait : « L'accompagnement des cultes par la République tout au long du XXème siècle a fait davantage que des lois répressives pour l'insertion de l'Eglise dans la société française. » Pourtant, il y a eu la loi de 1905. Je ne rappelle pas le contexte un peu chaotique, mais, aujourd'hui, je suis d'accord avec votre confrère sequano-dyonisien, Olivier de Béranger, quand il déclare que « la laïcité est une chance pour l'Eglise de France. »

Sauf à accepter des empiétements de plus en plus importants, ne pensez-vous pas nécessaire de légiférer ? Si nous légiférions contre votre avis, quelle serait alors votre position ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je souscris volontiers aux propos de Monseigneur Ricard. Légiférer à l'heure actuelle serait dangereux à plusieurs égards. Tout d'abord, il ne me semble pas judicieux de légiférer pour résoudre des problèmes qui restent particuliers. Je ne pense pas que l'on assiste à un envahissement des signes religieux aujourd'hui dans les écoles, même si, en certains endroits particuliers, cela peut poser des questions légitimes et graves. Il est dangereux de punir une classe entière, si tant est qu'une loi punisse, parce qu'un élève chahute. Je me demande si, à vouloir légiférer, on ne risque pas de faire pire que mieux. Peut-être la loi prend-elle acte d'une situation, mais, dans le même temps, elle crée un phénomène, c'est-à-dire qu'on lui donne place dans l'opinion, dans la société. On risque de l'amplifier. Les législateurs que vous êtes savent que s'il suffisait de légiférer pour résoudre tous les problèmes en France, nous serions sans doute le plus vertueux et le plus heureux de tous les peuples. Je ne suis pas sûr qu'une loi puisse résoudre le problème, d'autant qu'il existe des textes en vigueur, qui permettent d'appréhender la question.

Un deuxième point rendra difficile l'élaboration d'une loi : qu'est-ce qu'un signe religieux et qui nous le dira ? Ne serait-ce que dans l'église catholique que je connais un peu, nous avons de multiples signes religieux, lesquels peuvent revêtir une autre signification. Vous me répondrez que la croix est un signe identifiable. Bien sûr, mais le poisson, l'ictus, est aussi un signe religieux. La croix de Jérusalem, la croix de Saint-André sont des croix. Qui nous dira ce qu'est un signe religieux et à partir de quand peut-on affirmer qu'il en est ainsi ?

Il me semble dangereux de ne légiférer que sur les signes religieux. L'école doit-elle affirmer, d'une certaine manière, qu'elle accueille beaucoup de signes mais pas les signes religieux ? Permettez-moi deux exemples : interdira-t-on la pomme dans les restaurants scolaires au prétexte que M. Chirac a fondé sa campagne électorale sur la pomme ou interdira-t-on à une enseignante de mettre un bouquet de roses rouges dans une classe ?

Il me semble très difficile de légiférer sur le fait même du signe religieux, de définir à partir de quand un signe devient un signe religieux.

Si l'on veut éviter le communautarisme, il ne faut surtout pas prendre des mesures qui risquent de l'éveiller ou de le susciter. Il ne faudrait pas éveiller, susciter, des réflexes communautaristes, notamment chez les catholiques de France, par une législation qui donnerait le sentiment que l'on pose des barrières, que l'on encadre, finalement que l'on étouffe un peu la vie.

M. Jean-Pierre BRARD : Si nous légiférons, que dirait l'église catholique ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Evidemment, cela dépend du contenu du texte. Ce ne serait pas la première loi qui ne recevrait pas l'assentiment de l'Eglise pour des raisons diverses. Les évêques de France et les catholiques de France n'ont pas pris le maquis à chaque fois qu'une loi semblait les heurter dans leurs convictions.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : A contrario, pensez-vous que la tolérance vis-à-vis du port de signes religieux à l'école est de nature à exacerber les manifestations de communautarisme, et même à être reçue comme un signe d'encouragement ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je me retrouve dans le travail qui a été demandé au Conseil d'Etat par un précédent ministre de l'éducation nationale. Il me semble, pour répondre à cette question, qu'il faut apprécier la situation dans les établissements. A tel endroit, l'émergence de signes religieux est peut-être forte et peut apparaître comme un facteur, sinon d'agression, en tout cas de prosélytisme ou bien une forme d'opposition à un système, à une société, à une école. Mais, pour ce que je peux en savoir, on est loin d'en être là sur l'ensemble du territoire français.

Si des signes religieux, comme d'autres signes, sont assumés par l'institution scolaire et que les jeunes ont l'occasion d'expliquer les raisons pour lesquelles ils le portent, ce peut être une occasion de dialogue et d'échanges, d'enrichissements mutuels.

Je partage l'avis du Conseil d'Etat, bien que l'on puisse discuter des termes. L'avis préconise l'absence de signes ostentatoires. Evidemment, je ne vois pas l'opportunité pour un jeune ou un enseignant de porter une croix de 85 centimètres sur la poitrine, même s'il veut manifester son appartenance religieuse ! Mais je n'ai pas le sentiment que des jeunes entre eux - c'est important de se situer de leur point de vue - ressentent comme une agression le port d'un signe religieux par un camarade. Au contraire, ce peut être une occasion d'échanges, d'approfondissement, de partage. Si cette forme d'expression est bien cadrée, cela ne me semble pas poser problème. Jusqu'à présent, je n'ai pas entendu dire, en tous cas dans les lieux que je fréquente, que le port de signes religieux ait été perçu par les jeunes, entre eux, comme un signe d'agression ou de division.

M. Bruno BOURG-BROC : Depuis que nous travaillons, certains d'entre nous évoluent dans leur façon d'aborder le problème. Face à de nombreux témoignages, souvent contradictoires, beaucoup d'entre nous sont de plus en plus perplexes. Certains veulent qu'on légifère, d'autres ne le veulent pas. Ce n'étaient pas forcément les mêmes au début et ce ne seront pas forcément les mêmes à l'arrivée ! Sans doute en êtes-vous conscient.

Monseigneur, vous avez été mandaté par la conférence épiscopale pour nous parler ce matin. Peut-on considérer que vous vous exprimez au nom de l'église catholique de France ? Y a-t-il sur ce point du port de signes religieux une appréciation différente entre l'Eglise de France et l'Eglise tout court ?

A plusieurs reprises, nous avons été amenés à aborder la notion de « caractère propre » de l'enseignement catholique privé. Le caractère propre est inscrit dans la Constitution, mais n'a pas de définition légale, juridique. Quelle est votre approche du caractère propre, en ayant conscience que si nous devions légiférer, il semblerait inévitable que la loi s'applique aussi à l'enseignement privé sous contrat ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Les évêques de France n'ont pas tenu d'assemblée depuis novembre dernier. L'assemblée de tous les évêques se retrouvera en novembre prochain. Nous aurons peut-être l'occasion d'examiner comment l'ensemble des évêques réagit à l'éventualité d'une loi en la matière.

Ce que vous avez pu lire et entendre des principaux responsables de l'Eglise de France est assez unanime. J'ai consulté quelques confrères. Nous sommes assez unanimes pour dire qu'il n'est pas opportun de légiférer en la matière.

Quant à ce que pense l'Eglise de France en particulier, ses évêques s'accommodent du cadre de la laïcité. Ils l'ont déclaré publiquement dans la « Lettre des Evêques » aux catholiques de France parue en 1996. Il en ressort l'affirmation très nette que le cadre dans lequel nous vivons à l'heure actuelle nous convient.

Par ailleurs, les évêques sont assez unanimes : personne parmi nous, du moins dans son expression globale, ne souhaite remettre en cause la loi de 1905. C'est aussi un cadre qui nous convient. La laïcité à la française nous a donné un art de vivre. Des consensus permettent à l'église catholique de vivre et de remplir sa mission à l'intérieur du cadre législatif français et en collaboration étroite avec ceux qui ne partagent pas la foi catholique, ce qui est tout à fait légitime. Un équilibre s'est établi au fil de l'Histoire, qu'il ne faut pas rompre, ni remettre en cause par de nouvelles lois.

Pour répondre à votre première question, je vérifierai cela lors de notre assemblée des évêques de France à Lourdes en novembre prochain, mais je pense qu'une ligne très nette se dégage.

Le caractère propre a été reconnu, il est inscrit dans la loi Debré de 1959 qui fait de l'enseignement privé en général, de l'enseignement catholique en particulier - lequel représente en France 95 % de l'enseignement privé sous contrat - un associé au service public de l'éducation.

En quoi consiste le caractère propre ? C'est, selon moi, la possibilité de faire reposer la démarche pédagogique, éducative et d'enseignement sur des convictions religieuses dans le respect du contrat. J'ai été moi-même professeur sous contrat ; j'ai dirigé un établissement dans le respect total des règles de programme, d'enseignement, de formation des maîtres. Dans tout ce qui peut constituer la démarche d'enseignement et d'éducation, nous respectons les directives du ministère de l'éducation nationale comme des autres ministères concernés. Dans le même temps, nous unifions cette démarche par un certain sens de l'être humain qui nous est apporté par notre foi et nous posons la question du sens de l'éducation et celle du sens de l'être humain qui est formé et du citoyen que, nous aussi nous contribuons, nous l'espérons, à construire.

Voilà un socle spirituel qui donne la lumière, la direction de ce qui est fait et de ce qui contribue à la formation de petits ou de grands Français et Françaises.

Cette inspiration a la possibilité, dans le cadre du caractère propre, de s'exprimer, de se dire, de se manifester. Voilà comment je définirais le caractère propre d'une façon générale. Pour l'église catholique, c'est la référence à l'enseignement évangélique, à la doctrine sociale de l'église, à la conception de l'homme véhiculée par la foi catholique.

Mme Martine AURILLAC : Vous nous avez affirmé que vous n'étiez pas favorable au fait de légiférer, à cause des dangers que cela peut présenter, notamment de stigmatisation d'une religion par rapport à une autre et parce que, dans votre esprit, différents textes ou jurisprudences sont clairs et suffisants. En effet, l'arrêt du Conseil d'Etat quand on le lit attentivement est très circonstancié. En outre, la circulaire Bayrou, en 1994, est venue apporter des éléments.

A l'instar d'autres personnes auditionnées, diriez-vous que c'est peut-être simplement un manque de courage des familles et des enseignants, ce qui est assez grave en soi ?

Ne pensez-vous pas qu'à l'école, on devrait enseigner davantage, non pas la religion, mais l'histoire des religions et le fait religieux lui-même ?

M. Bruno BOURG-BROC : Et dans ce cas, qui doit enseigner l'histoire des religions à l'école ?

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Les enseignants jugent que leur tâche est difficile en matière d'interprétation de la jurisprudence. Ils sont obligés de faire, selon leur expression, « du droit local ».

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je ne sombrerai pas dans le travers qui consiste à dire que, finalement, l'école et les enseignants sont responsables de tous les maux de la terre et de notre société. La mission des enseignants aujourd'hui - je l'ai moi-même été à une période - est très difficile. En dehors de sa mission spécifique, l'école constitue toujours la caisse de résonance de tout ce qui se passe dans la société, parce que toutes les difficultés convergent en même temps que toutes les espérances. Il faudrait que nous portions l'accent sur les espérances qui peuvent aujourd'hui émerger grâce à l'école.

Je ne pense pas que les enseignants manquent de courage. Ils sont dans les rouages d'un système éducatif qui ne me semble plus tout à fait adapté à la jeunesse. Mais c'est là un autre problème. Les enseignants ne manquent pas de courage, mais ils sont souvent démunis face à une situation qui a considérablement évolué.

Si l'on pense à légiférer, ne nous leurrons pas, ce n'est pas tant sur la croix ou la kippa que sur la question du voile islamique, posant la question de l'émergence, dans notre société française, d'une culture qui ne nous est pas familière - c'est le moins que l'on puisse dire ! On voit bien comment la France a construit son histoire ; il a fallu des siècles. Or l'émergence de l'islam est toute récente. Un travail s'impose, qui nécessite une mobilisation d'énergie considérable. Il ne me semblerait pas même juste de se focaliser sur cette toute petite question du voile. Il y a quelque chose de bien plus important dans notre société. On parle souvent d'intégration. Comment la société française va-t-elle réagir et se faire à cette réalité nouvelle et très soudaine de compter entre quatre et cinq millions de Français musulmans ? C'est un fait dont nous n'avons pas encore mesuré toute l'importance.

Très honnêtement, pour moi, la question de légiférer sur le port de l'insigne religieux, le port du voile, serait une goutte d'eau dans un océan. On ne peut faire porter cette question à l'institution scolaire. C'est vraiment la France et toute la société qui sont concernées.

L'école doit aider la société à affronter le problème et non pas à l'ignorer car que peut faire une loi ? Elle peut mettre de côté un problème. A la limite, si la loi est bien respectée - nous savons ce qu'il en est du respect de la loi dans notre pays - que fera-t-on ? Sans mauvais jeu de mots, on voilera le problème, sans le toucher, sans le résoudre. Il me semble bien plus important de le faire émerger et de l'affronter comme tel.

On ne peut dire que les enseignants et les familles manquent de courage. Nous sommes là devant une question qu'il faut aborder ensemble. Il nous appartient de trouver les moyens d'un authentique dialogue, d'une authentique insertion avec du temps et du travail.

Nous ne pouvons ignorer que la démarche de l'islam n'est pas analogue à celle du christianisme qui nous est plus familier. Nous ne pouvons ignorer que le rapprochement entre la vie sociale et la vie religieuse prend une autre forme dans l'islam que dans le catholicisme ou dans le christianisme en général. On ne peut décréter simplement : « Vous êtes en France, c'est ainsi que cela se passe. » Point final ! Nous ne procédons ainsi dans aucun domaine. Si nous voulons résoudre par la force le problème de l'intégration, cela ne fera que des étincelles et des dégâts humains considérables. L'enseignement des religions est un premier pas. Il ne s'agit nullement d'endoctriner, ni de faire de nos écoles des lieux d'évangélisation en tant que tels, mais de prendre en compte une dimension de l'être humain. La petite limite de notre laïcité à la française c'est, en tout cas dans le domaine public, dans le champ du scolaire en particulier, d'avoir déclaré que l'on ne parlerait pas des choses qui fâchent. Nous les laissons de côté, nous les plaçons dans une autre sphère. Le christianisme ayant des capacités d'adaptation en ce domaine, cela n'a pas posé de problèmes considérables ; cela en posera sans doute davantage avec l'islam. Faire émerger dans la sphère publique la particularité religieuse des personnes sans imposer quoi que ce soit à qui que ce soit me semble plutôt une bonne chose : que l'on puisse parler, débattre, expliquer. On sait que la parole libère toujours. Créer des espaces de parole me semble toujours positif.

L'enseignement du fait religieux, me semble une bonne chose. L'être humain peut avoir une dimension religieuse et il existe des formes religieuses différentes. On peut l'expliquer historiquement. Cela permet aussi à des jeunes de tradition européenne de conserver un contact avec leur histoire. Nous savons comment nous avons été structurés, comment l'esprit français, si j'ose dire, a été construit, où il a puisé ses racines. Il est important de le redire. Il est presque banal de réaffirmer que des enseignants qui étudient des textes, des pièces de théâtre, des œuvres d'art, se trouvent en grande difficulté pour expliquer cela à des jeunes dépourvus de culture chrétienne. Nous devrons aussi expliquer aux jeunes musulmans cette littérature, ces pièces de théâtre, qui feront également partie de leur patrimoine. Il faut qu'ils comprennent Polyeucte ou qu'ils soient capables d'analyser un tableau.

La prise en compte du fait religieux est intéressante. Nous posons parfois un petit bémol et je le pose à titre personnel : il y a plusieurs façons d'expliquer le phénomène religieux. A la façon d'Auguste Comte : il y a des phases ; on explique le phénomène religieux, mais c'est quelque chose qui appartient au passé. Nous serions à une autre ère ou à l'interreligieux. Vous devinez que, confrontée à cette manière de proposer les choses, l'église catholique éprouve quelques réserves. Au contraire, les enseignants formés à cela devraient faire preuve d'une certaine droiture, d'honnêteté par rapport à l'enseignement lui-même et ne pas simplement le présenter comme un vestige du passé. C'est un point important.

Cet enseignement ne me semble pas devoir être assuré par un personnel ecclésiastique ou religieux en général, mais, là aussi, nous pourrions avoir un consensus sur la façon loyale et honnête de présenter aujourd'hui le phénomène religieux. Je me permets une digression : évêques de France, nous nourrissons parfois des inquiétudes à l'égard des responsables du patrimoine religieux. Nous percevons parfois une tendance qui s'inscrit dans le sens ce que j'évoquais à propos de l'enseignement du fait religieux, laquelle consiste à faire du patrimoine religieux un témoin de l'histoire - ce qui est une réalité - et de parfois le transformer en musée. Par exemple, en cas de rénovation, nos prêtres nous disent qu'ils ont très bien refait l'église, qu'elle est superbe, mais qu'il est très difficile d'y dire la messe, car, si l'on a bien éclairé les voûtes, on n'a pas prêté attention au fait qu'un autel est un lieu de célébration à éclairer ! Cela pour vous montrer dans quel état d'esprit il serait intéressant d'avancer.

M. Robert PANDRAUD : Je suis plutôt défavorable à l'enseignement de la religion. Vous avez fait allusion à quelques-unes de mes réserves. Je ne suis pas entêté car je ne crois pas que cela puisse se produire. J'attends encore le manuel qui fera l'unanimité de toutes les religions. Lorsque le manuel aura recueilli tous les accords, on pourra en rediscuter !

La religion chrétienne reste celle de la majorité des Français. Comment équilibrera-t-on cet enseignement entre les diverses religions ? On risquera d'augmenter l'agnosticisme, en disant que tout cela se vaut. Je suis donc très réservé.

Comment se fait-il que l'Eglise de France rate ses propagandes ? Tout le monde parle du ramadan : les radios, les télévisions... Pour le carême, entend-on quelque chose ? Extrêmement rarement ! On arrive à ce paradoxe que, si vous procédiez à un petit sondage, vous constateriez que les gens savent mieux ce qu'est le ramadan que le carême ! Il est pourtant un peu de votre rôle, monseigneur, d'essayer d'équilibrer la situation !

Bien sûr, nous sommes perplexes au sujet du voile. Je le suis aussi s'agissant de l'interdiction par voie législative du voile à l'école car, en définitive, l'on s'aperçoit, à la lumière de ce qui se passe à l'Inspection du travail du Rhône ou à la mairie de Paris, que le voile dans les administrations d'Etat locales ou hospitalières est un phénomène beaucoup plus dangereux. Si nous légiférions, il faudrait prôner l'interdiction du voile, non seulement à l'école, mais dans les administrations car, en l'occurrence, il s'agit d'adultes, dans les hôpitaux, de personnes affaiblies. Après tout, le problème ne serait pas aussi grave si seule l'école, qui est un milieu fermé, était en cause.

S'il devait y avoir interdiction légale du port du voile dans les écoles publiques, la mesure devrait s'appliquer dans toutes les écoles privées sous contrat. Je dis bien « toutes » afin de ne pas donner l'impression de privilégier telle religion par rapport à telle autre.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Sur la question de l'enseignement, la formule est ambiguë. Il ne s'agit pas de demander à l'institution scolaire, l'institution publique, de se substituer aux différentes églises, confessions ou religions en enseignant les religions.

La formation d'un petit catholique appartient d'abord et en priorité à l'église catholique. Il ne s'agira pas de demander à l'enseignement public de « fabriquer », pardonnez-moi cette expression un peu rapide, des petits catholiques ou des petits musulmans, mais d'expliquer, dans le cadre de l'enseignement, que le fait religieux existe. Il a pu revêtir et il revêt des formes différentes dans l'histoire et dans l'actualité. Quel est ce fait religieux ? De quoi parle-t-on ? De qui ? Quelle évolution ? Il ne s'agit pas de prendre la place de qui que ce soit ni de considérer que l'enseignement en général prendra désormais en charge la formation religieuse des enfants. Cela revient à la communauté, catholique, musulmane ou israélite. Les domaines de compétences, si je puis utiliser cette expression, me semblent devoir être respectés. Mais cela me semble un premier pas positif que l'Education prenne en compte le fait religieux qui marque et structure un être humain, qui suscite des réactions. Cela devrait permettre de désamorcer quelques bombes.

Le ramadan est très médiatisé. Cette question devrait être posée aux puissances médiatiques de notre pays. Pourquoi parle-t-on davantage du ramadan ? Cela devient un phénomène de société contrairement à l'entrée en carême. Cela dit, nous enregistrons quelques petits progrès ! On entend dire parfois que c'est le mercredi des cendres !

Vous connaissez le fonctionnement des médias. Ils obéissent à l'attrait de la nouveauté et des phénomènes émergeants. Si tous les Français égaient musulmans, on ne parlerait probablement pas du ramadan à la télévision !

Un second phénomène distingue l'islam de l'église catholique. L'église catholique, à tort ou à raison, a privilégié au cours des dernières décennies l'approfondissement plutôt que l'indication. Si vous avez une formation chrétienne ou catholique, vous connaissez sans doute des indications, celles des commandements de Dieu, celle des commandements de l'Eglise : « Tu communieras une fois par an, tu te confesseras une fois par an, tu ne mangeras pas de viande le vendredi. » C'était là des indications très précises avec évidemment toutes les déviations possibles. Une fois remplies ces quelques obligations, on peut penser que l'on a fait ce qu'il fallait faire. Ce n'est pas le sens dans lequel a travaillé l'église catholique au cours des dernières décennies. Elle s'est ingéniée à inscrire la foi chrétienne dans la totalité de la vie. Or, selon les textes musulmans, un bon musulman doit faire cinq choses très précises, dont le ramadan, plus facilement repérables et identifiables, que la doctrine catholique.

Il y a aussi le phénomène du « je t'aime, moi non plus ». Dans notre pays, la majorité des petits et grands Français sont baptisés dans l'église catholique, même si, bien sûr, beaucoup ne pratiquent plus. Parfois, on dit que le catholicisme est minoritaire dans notre pays. Ce n'est pas vrai du tout si l'on prend le baptême et les enterrements comme repères.

Nous avons connu un phénomène de libération que nous pourrions analyser philosophiquement et sociologiquement de façon très précise. Je reviens à mon exposé de départ. Notre société a connu un très profond bouleversement des valeurs. Même si nous sommes partisans du principe de laïcité, nous nous accorderons pour reconnaître qu'il s'agit d'un héritage chrétien. Or, le bouleversement, le « chahut » des valeurs - mai 68 est un point de repère commode - fut un bouleversement et un chahut du christianisme qui nous avait fait hériter de ses valeurs et qui nous a nourris.

J'ai moi-même été élève de l'école laïque. J'écrivais tous les matins une belle phrase sur mon cahier du jour, que le curé de la paroisse n'aurait nullement reniée. On sentait bien où étaient les racines. En bouleversant un certain mode d'équilibre, de pensée, de vivre, on a fatalement chahuté le christianisme dans notre pays. D'où cette relation très ambivalente : on se reconnaît chrétien, on sait que l'on est chrétien et l'on n'hésite pas à critiquer notre propre religion. Je ne voulais pas accabler les enseignants tout à l'heure, je ne vais pas accabler les journalistes maintenant. Si vous regardez de temps à autre la télévision, vous constaterez que pour voir un bon reportage sur l'église catholique, il faut vraiment se coucher très tard le soir ! C'est plus un phénomène de société qu'un phénomène religieux.

L'église catholique continue-t-elle d'annoncer l'évangile ? Oui, je le crois, mais dans une optique nouvelle. Les chrétiens ont assumé un héritage, mais une rupture dans la chaîne de transmission se produit et il faut, quasiment à frais nouveaux, annoncer l'évangile. C'est un changement d'optique considérable. Pendant des générations, nous avons entretenu la foi chrétienne. Aujourd'hui, il faut l'annoncer, la partager, ce qui est plus difficile et qui nécessite de notre part une forme de savoir-faire nouveau.

Dans l'hypothèse d'une loi, faudrait-il l'appliquer aux établissements d'enseignement privé sous contrat ? Personnellement, je ne le crois pas. Je ne pense pas que le texte même de la loi Debré nous y conduise. Il est des domaines qui entrent dans le champ du contrat, mais il y a aussi une autonomie et une liberté qui sont données à l'enseignement privé en général, catholique en particulier, notamment en ce qui concerne le caractère propre. Je ne crois pas que le texte lui-même implique cette conséquence.

M. Robert PANDRAUD : Je ne pense pas que vous puissiez utiliser cet argument, tout du moins devant des législateurs. La loi Debré n'est jamais qu'une loi ; une autre loi peut toujours la modifier. Elle n'a pas de valeur constitutionnelle. Je ne préjuge pas la réponse, mais la question se posera.

Il y a des écoles d'une religion donnée où les signes religieux sont ostentatoires et rendus obligatoires.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai compris que, selon vous, il n'est pas nécessaire de légiférer, que l'on ne peut résoudre le problème de l'intégration par une loi. Mais tel n'est pas l'objet de notre mission. Nous ne voulons pas légiférer sur le problème de l'intégration. Notre objet porte sur la question des signes religieux à l'école et je recentrerai mon propos sur ce sujet.

J'aimerais entendre votre position, soit en tant qu'évêque, soit à titre personnel, sur le port de signes religieux ou la présence de signes religieux dans un établissement scolaire. J'entends bien : les établissements privés sous contrat ne seraient pas concernés. Mais dans un établissement public, pensez-vous que l'on peut tolérer les signes religieux ? Je prends un exemple qui n'est pas celui du voile : un élève se présente avec une croix visible. On lui refuse l'entrée dans l'établissement scolaire. Quelle est votre position ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je m'en tiendrai au texte de 1989 élaboré par le Conseil d'Etat : dès l'instant où un signe peut être perçu comme agressif, comme une volonté de prosélytisme, quand il est accompagné aussi d'un certain type discours et de comportements - il faut appréhender le signe dans son ensemble -je ne vois nul inconvénient à ce que l'on demande à un élève de s'adapter. En revanche, nous risquons, ne serait-ce que par le biais d'un texte loi, de nous offrir des lendemains difficiles pour apprécier ce qu'est un signe religieux. Quelques-uns sont « typés », d'autres le sont moins. A partir de quel moment, un signe devient-il un signe religieux, à partir de quel moment ne l'est-il pas ou ne l'est-il plus ?

Je ne me dérobe pas à la question, mais la réponse ne peut être donnée que localement dans le cadre d'un établissement et au regard d'une façon et d'un art de vivre entre les personnes. Si, dans un lycée public, 400 élèves arrivent avec une croix de cinquante centimètres, je comprends que cela puisse poser problème et que la question soit posée dans l'établissement, mais, de grâce, ne soulevons pas des questions quand elles ne sont pas posées. Si des jeunes vivant les uns avec les autres s'accommodent d'autres jeunes portant la kippa, d'un autre qui porte une petite croix et d'une jeune fille voilée, je ne vois pas ce que cela peut bouleverser.

M. Jean-Yves HUGON : Les personnes qui vivent la situation quotidiennement, c'est-à-dire les chefs d'établissement et les enseignants que nous avons auditionnés - nous demandent de légiférer.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Au nom de qui le demandent-ils ?

M. Jean-Pierre BLAZY : De la laïcité.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Un concept de laïcité est-il plus important que les personnes ?

M. Jean-Pierre BRARD : La laïcité n'est-elle pas ce qui permet aux personnes de vivre ensemble ?

M. Christian BATAILLE : Je fais observer en préalable que l'enseignement du fait religieux n'est pas absent de notre enseignement, nous ne partons pas de rien, cet enseignement est largement présent dans bien des disciplines : les lettres, la philosophie, l'histoire. Peut-être peut-on réfléchir à une manière d'aménager ou d'améliorer le contenu des programmes. Pour le reste, il s'agit de l'enseignement religieux, propre, particulier à une religion, qui est dispensée dans les établissements publics à la demande des élèves. Il existe des aumôneries dans quasiment tous nos établissements. Pour ce qui est de l'école élémentaire, la liberté religieuse est entière. S'il s'agit d'enseigner le fait religieux dans nos programmes, sans doute faudrait-il en débattre le contenu, voire le perfectionner, mais on ne peut considérer que cet enseignement du fait religieux n'existe pas à l'heure actuelle. La manière dont certains enseignants interprètent les programmes est peut-être à revoir.

Je reviens à l'intitulé de notre mission d'information, celui des signes religieux, l'adjectif « ostentatoire » ne figurant pas dans l'intitulé.

Le comportement condamné est le comportement prosélyte, propagandiste, que pourraient avoir des élèves, y compris par leur tenue. Quels sont les moyens d'empêcher ce type de comportement ? Nous sommes nombreux à pencher en faveur d'une loi. Cela dit, on peut imaginer d'autres moyens d'atteindre ce but. La fermeté et la clarté des débats d'un conseil de discipline dans un établissement en est un. Je serais pleinement rassuré si j'obtenais la garantie que les conseils de discipline fonctionneront de façon satisfaisante dans tous les établissements et de la même façon. Au fond, lorsque vous répondez à ces questions, c'est un peu en ce sens que vous vous inscrivez : il faut laisser à chacun la liberté d'interpréter les comportements, éventuellement de prendre des décisions, voire des sanctions.

Je crains une grande disparité et une grande inégalité de décisions. Le conseil de discipline du lycée d'Aubervilliers s'est réuni un soir de la semaine dernière jusqu'au milieu de la nuit. Les débats furent ardus. Le fait était exceptionnel, très médiatisé. Tous les conseils de discipline des établissements n'auront pas la faculté de se réunir des heures durant ou alors cela se terminera en présence de deux ou trois personnes. Par conséquent, une loi serait une garantie d'égalité de traitement par tous les établissements.

Au fond, je crains que ce qui est condamnable dans tel établissement de la région parisienne ne le soit plus dans tel autre, parce que les journaux n'en auraient pas parlé, parce que ce serait moins remarqué. D'où, j'y reviens, une certaine iniquité. C'est pourquoi je reste plutôt favorable à un texte de loi.

En l'absence de texte de loi, quelles solutions préconiseriez-vous pour assurer l'équité entre les établissements ? Quels garde-fous, quelles garanties imaginez-vous pour que les comportements des élèves soient jugés autant que faire ce peut de la même façon, partout en France ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je comprends bien que dans l'esprit du législateur la loi a davantage de force que les textes qui ont pu paraître jusqu'à présent, mais les difficultés ne s'estomperont pas parce que nous disposerons d'un texte de loi. La distinction entre loi et réglementation échappe aux établissements, aux jeunes, à leurs familles. Cette émergence d'une volonté pour certains de porter des signes religieux est un fait qui débordera largement tous les textes. La question ne sera pas plus aisée à résoudre, parce que vous disposerez d'une loi. Il faudra aussi un conseil de discipline, une intervention dans la mesure où la loi est enfreinte, ce qui, dans certains cas, est la réalité. On ne changera pas grand-chose au principe.

M. Robert PANDRAUD : Dans les établissements scolaires, le personnel enseignant a peur des parents ou des « grands frères » : ils ont peur pour leur personne, pour leur famille, pour leur logement, pour leur téléphone, pour leur voiture. Une loi offre davantage de garanties. Une autre peur sévit : le corps enseignant a une peur judiciaire. Jeune, je suis passé devant le conseil de discipline. L'idée ne me serait pas venue de m'entourer des conseils d'un avocat. Mes parents auraient plutôt soutenu le conseil de discipline que de me payer un avocat ! Il est scandaleux de trouver aujourd'hui des avocats partout. Le corps enseignant pense qu'il serait un jour possible d'être attaqué pour atteinte à la liberté individuelle. Une loi conforterait leur situation juridique.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Vous avez évoqué un point extrêmement important qui est la définition du signe religieux. La question qui se pose aujourd'hui, que ce soit aux enseignants ou aux chefs d'établissement, est de savoir si le voile n'est qu'un signe religieux. Si nous devions légiférer, il faudrait inclure dans le texte de loi la définition du signe religieux. Or, le voile, me semble-t-il, n'est pas qu'un signe religieux.

Avant d'être parlementaire, j'ai été enseignante en histoire-géographie. Ne peut-on imaginer, dans le cadre d'un cours d'histoire, dans certaines classes, que soit dispensé l'enseignement de l'histoire des religions, c'est-à-dire les racines ? Pourquoi le problème se pose-t-il aujourd'hui si ce n'est, comme vous l'avez souligné à plusieurs reprises, que la civilisation occidentale s'est coupée de ses racines et la civilisation musulmane, qui a pour ciment l'islam, a besoin, lorsqu'elle se trouve dans un pays qui n'est pas le sien, où elle n'a pas ses racines, de retrouver un signe qui rassemble ? Dès lors, on aborde la question des programmes. Ne peut-on envisager d'enseigner, en cours d'histoire, les racines de nos civilisations : occidentale, musulmane, juive. Cela dépassionnerait peut-être tout simplement le débat sur les signes religieux. Un travail en commun serait à réaliser, entre les autorités religieuses de ces trois religions et l'Education nationale, sans entrer sur le terrain de la foi. C'est là, je crois, que se situe le débat.

A aucun moment, l'enseignement de l'histoire des religions n'est abordé.

M. Jean-Pierre BLAZY : C'est faux ! Je le sais pour avoir été comme vous professeur d'histoire.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : A aucun moment, on apprend les racines des différentes religions.

M. Bruno BOURC-BROC : Qui doit enseigner le fait religieux ? Je pose la question, car un représentant de l'islam a indiqué que seul un musulman pouvait enseigner l'islam.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Il convient de distinguer entre la foi religieuse et les racines d'une civilisation, dont la religion fait partie.

M. Bruno BOURC-BROC : Par boutade, certains disent que l'école privée catholique est sans doute l'endroit où l'on trouve le plus de jeunes filles voilées. Que vous inspire cette réflexion ou ce début de vérité ?

Monseigneur, vous êtes le premier à avoir déclaré, mais vous êtes le premier à être auditionné en tant que représentant de l'église catholique, que s'il fallait légiférer, l'école privée catholique devrait être exclue de l'application de la législation, probablement en raison du caractère propre. C'est extrêmement important. Pourriez-vous apporter des éclaircissements ?

M. Jean-Pierre BLAZY : Mme Zimmerman a fait état de sa fonction d'enseignante en histoire-géographie. Je voudrais lui dire, puisque, moi aussi, j'ai enseigné l'histoire-géographie, que j'ai le sentiment d'avoir enseigné le fait religieux sous l'angle de l'histoire des religions - cela dans plusieurs classes, à la fois au collège et au lycée.

On peut, certes, se poser toutes les questions que l'on veut et se demander si le fait religieux est bien ou mal enseigné. En tout cas, je crois que beaucoup de professeurs d'histoire-géographie éprouvent à l'heure actuelle des difficultés, précisément en raison de comportements, de réactions dans certaines classes, dans certains quartiers, dans certaines villes, lorsque le professeur d'histoire parle de l'islam. C'est surtout sur ce sujet que des réactions assez vives ont été enregistrées à l'encontre des enseignants. Sans doute, des questions doivent-elles être reposées, mais l'on ne peut pas dire que l'histoire des religions sous l'angle scientifique ne soit pas abordée dans les programmes d'histoire.

Vous avez posé la question de savoir si entre la laïcité et les hommes, le plus important n'était pas les hommes. Disant cela, j'ai eu le sentiment que vous opposiez la laïcité aux hommes. Précisément, si notre école est laïque, si la République est laïque, c'est que justement on a voulu, avant tout à travers la laïcité, régler des problèmes qui se posaient depuis longtemps, notamment à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, de non-respect de la tolérance. La laïcité c'est précisément, avant tout, la tolérance. C'est la liberté de conscience, la liberté de conscience religieuse, donc la tolérance entre les différentes religions.

J'ai lu avec attention l'interview de Monseigneur Jean-Pierre Ricard dans Le Monde daté du 8 octobre. Il répond, comme vous, qu'il ne faut pas légiférer. Un point dans sa réponse a retenu mon attention. Il déclare : « Les mesures anticléricales de la fin du XIXème siècle comme l'expulsion des congrégations ont contribué à radicaliser les positions et ont rendu plus difficile l'adhésion des catholiques à la République. L'accompagnement des cultes par la République tout au long du XXème siècle a fait davantage que des lois répressives. » Si les républicains d'alors ont dû légiférer et voter différentes lois, dont celles de 1905, n'est-ce pas d'abord parce que l'église catholique était hostile à la République et au principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat - et non pas l'inverse ? N'est-ce pas à partir du vote de cette loi que l'on a apaisé les esprits et que l'on a pu, au contraire, respecter les croyances, notamment la religion catholique, et surtout permettre la tolérance et la paix ? Aujourd'hui, au début du XXIème siècle, une nouvelle loi m'apparaît nécessaire, mais non suffisante. On ne peut retourner l'argument selon lequel une loi apporterait plus d'inconvénients que d'avantages. Une loi ne serait pas suffisante, mais n'est-elle pas nécessaire ? Nous sommes de plus en plus nombreux à le penser.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : A ce titre, je voudrais citer M. Paul Thibaud, président des amitiés judéo-chrétiennes de France, qui déclare : « Les politiques sont moins affaiblis par une censure des juges que par leur propre silence qui laisse à ceux-ci le dernier mot. »

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je reviens à la question : qui doit enseigner ?

Je n'ai pas suffisamment étudié les programmes actuels pour savoir si ce qui est enseigné est suffisant ou s'il faut revoir la question. Il est important que l'enseignement du fait religieux soit présent. Il est clair que cet enseignement revient à des enseignants et non à des religieux. Je ne revendiquerai jamais l'idée que l'enseignement religieux soit dispensé par des représentants patentés du culte catholique, ce qui n'empêche pas que l'on puisse réfléchir ensemble à un éventuel contenu et que l'on en débatte.

M. Bruno BOURG-BROC : Avec un professeur spécialisé en la matière ou un professeur d'histoire comme il en va à l'heure actuelle ?

M. Christian BATAILLE : Ou de lettres, ou de philosophie.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Cela signifierait que dans le processus de formation, on intégrerait cette donnée. Ainsi, si l'on demande aux professeurs d'enseigner l'histoire des religions, il leur faudra recevoir une formation adéquate.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN :Il faut examiner le contenu avec l'église catholique.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Simplement en discuter, je ne dis pas l'imposer.

M. Christian BATAILLE : Le professeur de philosophie qui aborde Spinoza ou Nietzsche participe de cet enseignement.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Ce n'est pas direct.

M. Christian BATAILLE : Oui, ce n'est pas historique.

M. Jean-Pierre BLAZY : Vos propos sont très ambigus Mme Zimmerman. Que signifie : « Ce n'est pas direct. » ? J'aimerais que vous nous disiez comment y parvenir, selon quelles modalités, par qui serait enseignée l'histoire des religions ? Comment sera formé le professeur d'histoire ou de philosophie et par qui ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Il convient en effet d'approfondir cette question.

M. Christian BATAILLE : Il ne serait pas mauvais non plus que l'on enseigne la laïcité dans les instituts de formation des maîtres comme autrefois dans les écoles normales.

Plusieurs députés : Tout à fait.

M. Jean-Pierre BLAZY : La laïcité ne s'inscrit pas contre les religions. J'ai parfois l'impression que l'on fait ce procès implicite à la laïcité. Jules Ferry et Emile Combes n'étaient pas des antireligieux. Ils étaient anticléricaux à l'instar de Gambetta qui parlait du « carcan du clergé ». Celui-ci était anticlérical - « Voilà l'ennemi ! » disait-il -, mais il n'était pas antireligieux. Il faut que l'on soit bien clair.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je disais que la laïcité est au service de l'homme et pas l'homme au service de la laïcité. Je reprendrai volontiers votre expression de tolérance. Mais pour être tolérant, encore faut-il connaître. On ne peut être tolérant à l'égard de choses dont on ignore tout ou dont on a une connaissance déformée. La tolérance exige la rencontre et la découverte de l'autre.

Le législateur peut modifier les textes, mais en l'état actuel de la loi Debré, la mesure ne serait pas applicable à l'école privée, car cela n'entre pas dans le champ du contrat. Mais si vous estimez qu'il faut faire évoluer la loi Debré, c'est un autre problème.

Pour l'heure, le champ du contrat est bien défini. Un établissement a contractualisé pour tel, tel et tel domaines.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Peut-on se permettre de légiférer et d'indiquer que l'enseignement privé n'est pas concerné par la loi ? Cela ne fera-t-il pas renaître d'autres combats ? Ainsi que l'a très bien souligné Bruno Bourg-Broc, c'est la première fois qu'une personne propose d'exclure l'enseignement privé. Mais est-ce possible ? Je ne le pense pas.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Une série de réalités particulières à l'enseignement public ne s'appliquent pas à l'enseignement privé sous contrat.

J'ignore s'il y a beaucoup de jeunes filles voilées dans l'enseignement privé. Lorsque j'étais moi-même chef d'établissement, la question du voile ne se posait pas, mais des élèves musulmans étaient présents, puisque j'étais chef d'établissement à Roubaix, où la présence musulmane est assez importante, y compris au sein des établissements d'enseignement catholique.

Je pense que l'accueil de ces jeunes n'a jamais posé problème. D'une certaine manière, nous avons vécu une forme de laïcité : ces jeunes ont trouvé place dans nos établissements. Il n'était nullement question de les endoctriner ; aucun d'eux n'a été baptisé après sa scolarité ! Il n'empêche qu'ils ont trouvé dans l'établissement l'accueil qu'ils en espéraient, la formation qu'ils souhaitaient, le contexte qu'ils attendaient. Selon moi, c'est une bonne expérience de laïcité, précisément marquée par la tolérance. Je n'ai jamais perçu la laïcité comme antireligieuse, mais ce qui me semble important, c'est de ne pas occulter la réalité. Il n'y a rien de pire que le non-dit et le non exprimé.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Laïcité n'est pas neutralité.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : C'est cela même.

Je me retrouve très bien dans la définition de la laïcité reprise par le Conseil d'Etat. Ce n'est nullement une forme d'exclusion. Il est essentiel que l'on puisse dialoguer. Sans doute ai-je pris un exemple poussé à l'extrême. Je ne sais s'il faut que les jeunes juifs portent la kippa, que les jeunes catholiques portent une grande croix et que toutes les filles soient voilées. Tel n'est pas le problème. Je posais la question de la laïcité au service de l'homme en demandant : « Comment des jeunes vivent-ils cela et comment le vivront-ils demain à l'intérieur d'une même société, d'une même Nation ? » tant il est vrai que nous serions tentés de projeter nos schémas et nos analyses.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Monseigneur, merci de votre précieuse participation.

Audition de M. Pierre CRÉPON
président de l'Union bouddhiste de France (UBF)


(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de notre mission dont l'objet est de savoir s'il faut interdire, par la loi, le port de signes religieux à l'école. Je sais, puisque vous êtes président de l'Union bouddhiste de France (UBF), que vous n'avez pas d'école confessionnelle, mais avez-vous une idée sur cette question ? Etes-vous un défenseur, un partisan ou un adversaire de la laïcité à l'école ?

M. Pierre CRÉPON : J'en suis un partisan convaincu.

M. le Président : A l'école, il ne doit donc pas y avoir de signe distinctif d'appartenance à une quelconque religion ?

M. Pierre CRÉPON : Absolument.

M. le Président : Cependant, tolérez-vous que, dans les écoles publiques, les enfants portent des signes distinctifs de leur appartenance à une religion ?

M. Pierre CRÉPON : Nous avons tenu il y a une dizaine de jours une réunion du conseil d'administration de l'Union bouddhiste. J'ai ma propre opinion sur le sujet et il y a celles du conseil d'administration et de plusieurs personnes que je connais qui sont des bouddhistes de longue date.

M. le Président : Ces opinions concordent-elles ?

M. Pierre CRÉPON : Elles concordent pour une très large part. Pour le conseil d'administration, le port de signes religieux, qui ne sont pas seulement ostentatoires mais « visibles, explicites ou ostentatoires », est néfaste à l'harmonie des établissements publics et, donc, ne doit pas être autorisé.

M. le Président : Vous dites bien « visibles » ?

M. Pierre CRÉPON : Oui, même visibles parce que quand on dit ostentatoires, il y a toujours une marge d'appréciation.

M. le Président : « Visible », c'est-à-dire visible par d'autres ?

M. Pierre CRÉPON : C'est cela. Une croix cachée sous un vêtement est un signe qui ne gêne personne.

L'école étant un lieu d'apprentissage ouvert à tous les enfants, où l'on dispense une culture commune, on ne doit pas y mettre en avant ce qui distingue culturellement. Cela étant, je pense que cette position est liée à la montée actuelle des communautarismes. Qu'il ne doive pas y avoir de signes religieux à l'école n'est pas, pour nous, une vérité révélée, mais au vu de la situation, il serait souhaitable qu'il n'y en ait point.

M. le Président : Vous le savez, il existe des textes, notamment un avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989. Cet avis et la jurisprudence qui s'en est suivie ne sont-ils pas suffisants pour garantir la laïcité de l'école ?

M. Pierre CRÉPON : Ce qui est clair, c'est qu'en dépit de ces textes la situation est confuse. Nombre de débats ont lieu sur ce thème, alors qu'il me semble que d'autres problèmes de société sont sans doute plus urgents et plus importants à traiter. Cette affaire mobilise beaucoup d'énergie. Sans doute l'avis du Conseil d'Etat n'est-il pas suffisamment clair.

M. Bruno BOURG-BROC : Je voulais vous interroger sur ce que les bouddhistes représentent en France. Comment êtes-vous structurés ? Y a-t-il des secteurs géographiques où vous êtes plus particulièrement implantés ?

M. Pierre CRÉPON : J'avais préparé un texte pour présenter notre position. Il est très court, je ne vous en lirai que certains passages.

M. le Président : Pourriez-vous nous le remettre ?

M. Pierre CRÉPON : Oui. Il explique ce que représente le bouddhisme. Ayant déjà été interrogé à ce sujet par la commission présidée par M. Bernard Stasi, j'avais développé assez longuement cette question. Il ne s'agit là que d'un résumé.

On estime à 600 000 le nombre des adeptes du bouddhisme en France, à la fois issus des communautés du Sud-est asiatique et Français de souche. Ce chiffre est celui donné depuis plusieurs années, il est assez difficile à vérifier car le recensement des communautés du Sud-est asiatique n'est pas facile et qu'en ce qui concerne les Français de souche, les évaluations varient, d'autant que l'on peut être bouddhiste et chrétien, bouddhiste et athée... Comme vous le voyez, il y a une marge.

M. Bruno BOURG-BROC : Comment peut-on être bouddhiste et chrétien ?

M. Pierre CRÉPON : Le bouddhisme est très ouvert. Il y a des gens qui se sentent chrétiens et qui adhèrent au bouddhisme.

M. le Président : Le bouddhisme est bien une religion ?

M. Pierre CRÉPON : Le bouddhisme est une religion, une philosophie, un art de vivre... C'est beaucoup de choses.

M. le Président : Est-ce que l'on peut appartenir à deux religions ?

M. Pierre CRÉPON : De nombreux chrétiens pratiquent le bouddhisme et, à la limite, la doctrine bouddhique ne se prononce pas sur ce point. Il n'y a pas de dieu révélé dans le bouddhisme ; mais il n'y a pas d'interdit non plus. Il existe des personnes qui vivent les deux religions.

Personnellement, ce n'est pas mon cas. De culture non religieuse, je suis devenu pratiquant du bouddhisme il y a une trentaine d'années. Mais je connais beaucoup de personnes, y compris des moines chrétiens, qui pratiquent le bouddhisme.

Mme Martine DAVID : Si c'est une religion, on ne peut pas être bouddhiste et athée.

M. Pierre CRÉPON : Je fais un peu de provocation en parlant d'athée. Mais il n'y a pas de dieu dans le bouddhisme.

Mme Martine DAVID : Mais c'est bien une religion ?

M. Pierre CRÉPON : C'est une religion.

M. le Président : Vous reconnaissez le Christ ?

M. Pierre CRÉPON : Dans quel sens ?

M. le Président : Le personnage existe-t-il ?

M. Pierre CRÉPON : Oui, mais je ne l'ai pas rencontré !

M. le Président : Puisque vous définissez le bouddhisme comme une religion, vous acceptez que quelqu'un pratique deux religions ?

M. Pierre CRÉPON : Cela ne me gêne pas. Dans le bouddhisme au Japon, par exemple - je suis de l'école japonaise - les gens sont shintoïstes et bouddhistes sans aucun problème.

M. Bruno BOURG-BROC : En quoi consiste la pratique bouddhiste ? Quel est son culte, si culte il y a ?

M. Pierre CRÉPON : Le bouddhisme, comme vous le savez, est né il y a 2 500 ans. C'est une tradition très ancienne qui s'est développée en Chine, au Japon, au Tibet, en Inde, en Asie du Sud Est, etc. sans qu'il y ait un organisme central, une sorte de Vatican du bouddhisme. Au cours de son évolution, des bouddhismes très différents se sont développés. Il existe une doctrine bouddhiste de base que je ne vais pas vous exposer, qui repose sur les quatre nobles vérités, mais qui a connu des développements différents. Certaines écoles bouddhistes sont tournées vers la pratique méditative, d'autres sont plus cultuelles. Dans certaines écoles, les Bouddha sont devenus des semi divinités. Il existe des formes très diverses. En France, ce qui est pratiqué par les Français « convertis » est davantage le bouddhisme méditatif, d'école soit japonaise soit tibétaine. En revanche, les bouddhistes venus du Sri-Lanka, du Cambodge, du Laos ou du Vietnam peuvent pratiquer un bouddhisme plus populaire - porté sur la piété.

Pour revenir à votre question, quelqu'un qui est chrétien pourra difficilement adopter un bouddhisme de piété populaire, mais pourra prendre cette part du bouddhisme qui est l'aspect méditatif ou philosophique.

M. le Président : Existe-t-il une sorte de catéchisme du bouddhisme ?

M. Pierre CRÉPON : Il y a une doctrine.

M. le Président : Et rien, dans cette doctrine, n'est incompatible avec une autre religion ?

M. Pierre CRÉPON : Cela dépend de quelle religion.

M. le Président : Croyez-vous en la réincarnation ?

M. Pierre CREPON : Dans la branche du bouddhisme que je pratique, le bouddhisme zen japonais, on parle peu de réincarnation.

M. le Président : Et pourtant le Dalaï Lama est une réincarnation.

M. Pierre CRÉPON : Tout à fait, c'est une autre école. Le bouddhisme tibétain, qui est un bouddhisme bien particulier, même d'un point de vue géographique, est très important en France et en Occident. Mais du point de vue de l'histoire du bouddhisme en général, le bouddhisme tibétain est une école parmi d'autres. Il a développé cet aspect des réincarnations, mais ce fut moins le cas au sein d'autres écoles.

M. le Président : Il n'y a donc pas d'écoles du bouddhisme ?

M. Pierre CRÉPON : Si, il y a plusieurs écoles qui se retrouvent sur une doctrine.

M. le Président : Vous l'entendez au sens philosophique, mais je voulais parler d'écoles où l'on apprenne la pratique du bouddhisme à des enfants ?

M. Pierre CRÉPON : Il y en a dans les pays asiatiques, et encore cela doit dépendre des pays... Par exemple, la France compte environ quatre-vingts pagodes des communautés du Sud-est asiatique...

M. le Président : En France, il y a quatre-vingts pagodes bouddhistes ?

M. Pierre CRÉPON : En fait davantage, puisqu'il faut compter les temples et les centres de pratiques méditatives. On peut donc en dénombrer plusieurs centaines. Je parlais des pagodes qui servent de maisons communales des communautés sri-lankaises, cambodgiennes ou laotiennes, dans lesquelles les communautés se retrouvent pour célébrer des cultes bouddhiques mais aussi pour accueillir les enfants, leur apprendre la langue du pays d'origine ainsi que les principes de base du bouddhisme.

M. Bruno BOURG-BROC : Je reconnais parfois un chrétien ou quelqu'un qui se réclame du christianisme dans la rue à la médaille qu'il porte au cou, mais à quoi puis-je reconnaître un bouddhiste ?

M. Pierre CRÉPON : Vous n'allez pas le reconnaître forcément. Dans le bouddhisme, il y a les moines et les laïcs. Les moines - c'est vrai pour tous les pays bouddhiques - vivent différemment et sont vêtus différemment, comme le Dalaï Lama. Les laïcs vivent selon les coutumes de leur pays.

M. le Président : Vous n'avez pas de signes de reconnaissance.

M. Pierre CRÉPON : Sur moi, à cet instant, non, à part le fait que j'ai le crâne rasé, mais ce n'est plus un signe de reconnaissance aujourd'hui ! Si je dois faire un office religieux, je mets une tenue ; quand je viens ici, vous le voyez, je mets un costume. Je m'adapte aux circonstances.

M. Jean-Yves HUGON : Vous êtes contre le port ostentatoire ou visible de signes religieux à l'école, mais faut-il pour autant aller jusqu'à légiférer ? Faut-il aller jusqu'à interdire par la loi ?

M. Pierre CRÉPON : En tant que représentant de l'Union bouddhiste de France qui, comme je le disais, a tenu une réunion à ce sujet, je dirai qu'une unanimité assez claire s'est dégagée en faveur de l'abstention du port des signes religieux à l'école.

Pour ce qui est de la question de savoir s'il faut légiférer et sur la façon dont il conviendrait de mettre cela en pratique, il n'y a pas eu d'avis tranché. Je ne suis donc pas en mesure de répondre.

Cela étant, deux positions se dégageaient, qui représentent deux aspects du bouddhisme, d'ailleurs. Le premier est fondé sur la tolérance, la recherche d'harmonie, la non-violence - ce qu'incarne, par exemple, le Dalaï Lama ; il faut vraiment dialoguer jusqu'au bout. Le second est fondé sur la lucidité, qui est d'essayer de voir les choses telles qu'elles sont et sur le refus des extrêmes. Selon cette seconde vision, il faut parfois prendre des avis fermes. Personnellement, je serais plus favorable à cette seconde position.

Faut-il une loi ou une circulaire du ministère de l'éducation nationale ? C'est encore une autre question. J'avais écrit : « Tous ceux qui sont en charge de ce dossier doivent prendre leurs responsabilités et dire clairement ce qui est permis ou pas. » Je ne pense pas que la situation actuelle - cette agitation, ces multiples articles de journaux, ces sondages - soit saine. Il vaudrait mieux une décision claire, d'autant que, si je prends l'exemple d'une affaire récente, on se rend compte qu'il revient au corps enseignant de trancher. Cela revient à leur imposer une charge supplémentaire, alors qu'ils ont déjà suffisamment à faire. Puisque les avis et les arrêts du Conseil d'Etat peuvent s'interpréter de façon différente et conduire d'autres procédures, il vaudrait mieux être plus clair.

Pour aller au bout de la question « pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes religieux ? », j'ajouterai que cette position est liée au contexte actuel car, dans l'absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans lesquelles les gens s'habillent différemment.

Notre position s'appuie sur trois points. Premier point, la tradition de laïcité en France est, pour nous, une bonne tradition. Elle permet à chacun de pouvoir pratiquer la voie spirituelle qu'il entend ou de ne pas pratiquer, ce qui semble fondamental.

Deuxième point, l'école est un lieu d'apprentissage où l'on se rend pour apprendre et non pour se distinguer. Lors de notre conseil d'administration, une représentante du bouddhisme vietnamien a cité un proverbe vietnamien : « Lorsque l'on est invité dans une famille, on suit la coutume de la famille. » et, à ce que je sache, il n'y a aucun problème avec aucune communauté du Sud-est asiatique. Ils pourraient eux aussi porter des signes religieux. Mais ce n'est pas du tout le cas.

Enfin, troisième point, le plus fondamental, est que le débat actuel est suscité par le développement de doctrines extrémistes qui remettent en cause certains fondements de la modernité, comme l'égalité hommes/femmes, la liberté d'expression ou l'aspiration à l'épanouissement personnel. En tant que bouddhiste du XXIème siècle, il me semble que ces acquis sont précieux. Même si d'autres aspects de la modernité sont plus contestables, ils doivent être protégés avec vigueur au niveau de la société. Il ne faut pas se le dissimuler, tout le problème est là.

Le bouddhisme s'est toujours distingué par un refus des extrêmes. On connaît sa tolérance et son souci d'harmonie. Mais, à son époque, le Bouddha s'était, par exemple, élevé contre les cultes de sacrifices animaux, très répandus alors. La tolérance ne signifie pas rester sans rien faire et dire « amen » à tout.

Or, actuellement, il me semble que des doctrines religieuses intégristes se développent, contre lesquelles il faut poser des garde-fous, d'autant qu'elles peuvent alimenter un autre extrémisme. Il est important pour pouvoir vivre en harmonie de disposer de règles. Dans une mosquée, un temple ou une église, on n'entre pas habillé n'importe comment ; on respecte le lieu. Dans un établissement public, ce doit être la même chose.

M. le Président : Est-il envisageable qu'un jour, une école rassemble les enfants de familles bouddhistes ? Une femme peut-elle officier dans le culte bouddhiste ?

M. Pierre CRÉPON : Sur ce dernier point, oui. Par ailleurs, ces communautés pourraient avoir une école, mais je ne pense pas que ce soit à l'ordre du jour. Les chiffres que je vous ai donnés faisaient état de 600 000 adeptes. Certains sondages font part de 5 à 6 millions de personnes qui se disent proches du bouddhisme, soit une audience bien plus grande. Vous parliez de territoire, les adeptes sont partout, mais il n'y a pas de communauté suffisamment rassemblée pour créer une école.

M. le Président : Vous véhiculez certaines valeurs et règles de conduite. On pourrait très bien considérer que, comme une école chrétienne, une communauté bouddhique crée une école bouddhique. Accepteriez-vous alors que cette école accueille des personnes portant des signes religieux qui ne soient pas ceux du bouddhisme ?

M. Pierre CRÉPON : Cela fait beaucoup de si ! Tout d'abord, cette création d'école bouddhiste n'est pas à l'ordre du jour.

Cela étant, je crois que non. Comme je le disais, dans une école, on vient pour apprendre ; dans un restaurant, on vient pour manger ; dans un temple ou un lieu de culte, on vient pour pratiquer le culte.

De plus, l'école s'adresse à des enfants, à des jeunes. Dans l'affaire d'Aubervilliers, on voit très bien ce qui se passe pour ces deux jeunes filles. Elles sont tombées sur des livres islamiques, elles auraient pu tomber sur des livres bouddhiques. On voit arriver dans les centres des jeunes, un peu excités, comme elles. Elles auraient pu aussi bien entrer dans un parti politique.

M. le Président : Vous voulez dire qu'il faut que l'école protège ces enfants ?

M. Pierre CRÉPON : Oui. Une voie spirituelle, c'est un chemin sur lequel on s'engage avec une certaine maturité. Les enfants doivent apprendre. Mais je pense que l'école laïque devrait intégrer une sorte d'initiation ; on parle de l'enseignement des faits religieux. J'ai un rendez-vous avec une personne du ministère de l'éducation nationale la semaine prochaine à ce sujet. Il serait vraiment important, me semble-t-il, qu'il y ait, d'une façon ou d'une autre, une ouverture sur les religions. L'école laïque ne donne qu'une vision matérialiste du monde. Or cette vision ne peut résumer le monde, on risque de tomber dans les extrêmes de l'autre côté.

Il ne s'agit pas de dispenser des cours de religions, les enfants sont encore trop jeunes, mais en les sensibilisant, l'école remplirait davantage son rôle et pourrait être à la fois un facteur de tolérance et un rempart contre l'extrémisme.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous avez déjà largement débattu autour de l'interrogation que je me posais. Effectivement, le bouddhisme est porteur de cette valeur, fondamentale pour lui, de tolérance. Je pensais qu'en vertu de cela, vous seriez a priori plus ouvert au port de signes religieux à l'école. Mais il y a aussi cette seconde valeur que vous évoquez très bien, qui est le refus des extrêmes, c'est-à-dire la nécessité que l'on puisse vivre dans un climat de tolérance, et pas seulement la pratiquer, qui suppose qu'on ne vous impose rien et qui vous porte plutôt à refuser le port de ces signes à l'école, où ils sont souvent un élément de provocation. C'est d'ailleurs à ce moment-là que cela pose problème avec des connotations politiques en arrière-plan.

Mais je n'ai pas très bien compris - lorsque vous dites que c'est aux responsables de prendre leurs responsabilités - si vous étiez plutôt favorable ou défavorable à une loi. En fait, il existe aujourd'hui une circulaire émanant de l'Education nationale ; le fond du problème est qu'elle laisse subsister un flou et qu'elle place l'enseignant ou le chef d'établissement seul face à l'appréciation d'un risque qui peut le renvoyer devant des tribunaux où il est parfois désavoué.

La question qui est posée est de savoir, si l'on est contre le principe de laisser entrer dans l'école les signes religieux quelle que soit la religion, si l'on va jusqu'à une loi qui dit clairement la règle et qui - ce n'est évidemment pas le cas de votre communauté, mais cela peut l'être dans le cas de l'islam - peut devenir un élément d'agitation en tant que tel. C'est ce qui nous est dit par des communautés autres que la vôtre. Etes-vous plutôt partisan que l'on dise le droit et qu'on le dise par la loi ?

M. Pierre CRÉPON : Il y a un avis unanime pour l'abstention du port des signes religieux. Au niveau de l'UBF, les avis étaient plus variables concernant une loi. Mais tout le monde était d'accord sur le fait que l'on doit « dire ». Si l'on décide qu'il n'y a pas de port de signes religieux, il faut le dire. Sous quelle forme ? Je ne suis pas juriste. Mais il faut que ce soit dit.

Je vais parler en mon nom propre. Une circulaire du ministère de l'éducation nationale n'est-elle pas suffisante ? Faut-il légiférer pour des établissements particuliers ? Une sorte de règlement intérieur, une circulaire de l'Education nationale qui dise qu'au sein des établissements d'enseignement aucun port de signes religieux visibles ou ostentatoires n'est autorisé ne suffit-elle pas ?

En tout état de cause, cela doit être dit et de manière très claire. Je ne peux me mettre à la place des communautés musulmanes, mais je suppose qu'il doit y avoir des avis extrêmement différents en leur sein et que certaines personnes apprécieraient que les choses soient dites clairement. Et si cela choque les représentants des doctrines extrémistes, peut-être faut-il les choquer et leur faire comprendre que la France laïque n'est pas d'accord avec le développement de telles doctrines dans ce pays.

Mme Martine DAVID : Dans le prolongement de ce que vous dites, je vais être un peu tendancieuse, ne le prenez pas mal. Mais le fait que votre religion n'impose pas le port de signes religieux vous facilite la tâche. Vous n'êtes pas au cœur du problème et, donc, en position peut-être plus aisée pour dire que vous êtes laïques, républicains et qu'à l'intérieur de l'école, il ne doit pas y avoir de signes religieux. La différence entre visible et ostentatoire, vous avez évoqué ce sujet dès le début, n'est quand même pas si simple. C'est une première chose.

Vous avez parlé de 600 000 adeptes en France. Avez-vous l'impression d'un bouillonnement à l'intérieur de votre communauté à ce propos ? Entendez-vous des messages qui diraient de façon assez péremptoire qu'il ne faut pas admettre le port des signes ou bien, au contraire, qu'il faut être très tolérant ?

M. Pierre CRÉPON : Des réactions dont je dispose directement ou par le biais d'autres membres du conseil qui se sont informés - parmi les Français qui pratiquent le bouddhisme, on compte beaucoup d'enseignants -, il ressort que, sans parler de « bouillonnement » - le mot est peut-être un peu fort -, on entend dire qu'il y en a assez de cette histoire. Il est vrai que le bouddhisme est très tolérant, mais pas forcément en grande sympathie avec les doctrines islamiques intégristes qui ont dernièrement fait sauter les Bouddha de Banyan. Tout le monde ressent comme un danger le fait que ces doctrines se développent. La civilisation matérialiste donne envie de spirituel ; certains ont encore des racines chrétiennes assez fortes, mais beaucoup n'en n'ont plus. C'est pour cela qu'ils se tournent vers le bouddhisme. Cela répond à une demande et est conforme à la modernité. Mais ils peuvent se tourner aussi bien vers n'importe quoi, que ce soit vers ces doctrines ou vers des sectes plus ou moins farfelues. Cela ne paraît pas sain. Les individus ressentent un vide et se tournent parfois vers n'importe quoi sans se méfier. Il y a toujours l'aspect de tolérance, mais il faut marquer les choses.

M. Christian BATAILLE : Vous avez dit dans une de vos réponses que le choix de la religion bouddhiste devait être un choix de la maturité, un choix mûri et non spontané. Dans la religion bouddhiste, une éducation religieuse est-elle dispensée par les parents aux enfants ? Envisagez-vous, vous-même, pour votre religion, l'équivalent des aumôneries catholiques ? Vous-même, auriez-vous envie d'organiser une telle éducation ou, toujours dans l'optique de ce que vous évoquiez sur la maturité, n'envisagez-vous ce choix religieux que pour des personnes ayant atteint l'âge adulte et qui ne sont plus des adolescents ?

M. Pierre CRÉPON : Au niveau des écoles, si dans les programmes de l'Education nationale, il y avait une initiation aux faits religieux durant laquelle les enfants apprennent que le bouddhisme existe au même titre que d'autres religions, cela me paraîtrait dans un premier temps suffisant.

Je pense que le message bouddhique peut aider beaucoup de populations en grande difficulté. Pendant un temps, par exemple, nous avons eu des visiteurs de prison ou, nous sommes allés dans les hôpitaux pour l'accompagnement des mourants. C'est plus dans des actions sociales de ce type que le bouddhisme peut intervenir que dans un catéchisme bouddhique dispensé aux enfants.

En fait, les valeurs de base du bouddhisme se retrouvent dans la laïcité. La tolérance, la recherche d'harmonie, le respect de la nature, la non-violence sont des valeurs bouddhistes, mais ce sont aussi celles de la laïcité. En revanche, la doctrine bouddhiste est très difficile, très subtile et demande, me semble-t-il, une maturité plus grande.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Arnold de CLERMONT,
représentant de la Fédération protestante de France


(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,

puis de Mme Martine DAVID, membre du Bureau

M. le Président : Nous accueillons le pasteur de Clermont au titre de la Fédération protestante de France, qui rassemble seize églises luthériennes, réformées, évangéliques, pentecôtistes et cinq cents associations.

La mission parlementaire, M. le pasteur, essaie de réfléchir à la question de la laïcité à l'école et cherche à savoir s'il faut interdire ou pas le port de signes ostentatoires à l'école.

Vous nous avez remis un texte - ce dont je vous remercie - qui appelle des questions.

Vous y affirmez tout d'abord votre fort attachement à la laïcité. Vous reconnaissez l'œuvre de Jules Ferry, d'autant plus que vous signalez que l'entourage de ce dernier comptait un certain nombre de protestants. Vous dites très clairement que la République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et vous réaffirmez la nécessité de la neutralité de l'Etat dans le domaine des religions.

Sur la question qui nous préoccupe, vous vous interrogez : faut-il légiférer ? C'est là où ma question devient précise car j'ai été interpellé par votre texte : « s'il est nécessaire de légiférer - écrivez-vous - lorsqu'un danger réel menace la laïcité, la tentation de légiférer nous paraît mettre en danger la laïcité elle-même ». D'une part, avez-vous le sentiment que dans les écoles cette laïcité soit en danger ? D'autre part, pensez-vous vraiment qu'affirmer très clairement le principe de non port de tout signe ostentatoire d'une religion à l'école c'est remettre en cause la laïcité elle-même ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Mesdames et messieurs, permettez-moi tout d'abord de dire combien je suis honoré d'être devant vous. Je vous ai effectivement transmis le texte de l'intervention de la Fédération devant la commission Stasi pour accélérer le débat, si je puis dire. Cela vous amène à me poser cette question très précise. Je suis forcé de partir de la fin de notre intervention devant la commission Stasi pour expliquer les raisons de cette prise de position à l'égard d'un projet de législation sur la question du port ostentatoire des signes religieux à l'école.

Notre analyse de la situation est que nous nous trouvons à l'heure actuelle dans une situation grave, non pas tant à l'égard de la laïcité qu'à l'égard des difficultés d'intégration de populations nombreuses, difficultés d'autant plus graves qu'elles se manifestent à la troisième ou quatrième génération.

Lorsque l'on voit les violences qui se manifestent dans certaines cités, comme à la fin de l'année à Strasbourg, mais elles se manifestent aussi dans d'autres villes sans qu'on le sache toujours, lorsque l'on écoute le mouvement « Ni putes, ni soumises », qui dit avec force ce qu'est la vie des jeunes femmes dans certaines cités de notre pays, lorsque l'on voit qu'un certain nombre de banlieues sont pratiquement devenues des lieux de non droit dans lesquels des efforts considérables doivent être faits pour rétablir un minimum de règles, nous constatons que nous sommes face à un phénomène grave qui n'a, à ma connaissance, pas encore la violence de ce que les Etats-Unis d'Amérique ont connu avec les populations noires, mais qui pourrait l'avoir si nous ne concentrons pas une énergie considérable à régler ces problèmes.

Or c'est sur ce terreau du « mal vivre » tenant souvent à l'absence de cadre éducatif familial, au manque de participation d'un certain nombre de jeunes à la vie scolaire ou tout simplement à l'absence de vision d'avenir que recrutent les mouvements intégristes qui oeuvrent dans notre pays. C'est la raison pour laquelle notre inquiétude à l'égard d'une loi sur le foulard islamique - car, en fait, c'est bien de cela qu'il s'agit - touche à ce que sera le sort de ces jeunes qui, aujourd'hui, bien que voilées, tentent d'entrer ou de rester dans le système scolaire. Avons-nous perdu confiance dans la capacité culturelle du milieu scolaire, en Molière, Voltaire, Rimbaud, Malraux, pour ouvrir ces jeunes filles à une autre vision que celle qu'elles ont dans leur propre cité ?

M. le Président : Vous affirmez que la laïcité n'est pas en péril, que, bien au contraire, le débat engagé sur la place publique est en train de la sauver. Mais, à travers l'exemple que l'on a vu pendant le week-end de ces deux jeunes filles qui ont voulu entrer voilées dans leur école, pensez-vous que leur attitude est l'expression d'un « mal vivre » ou voulaient-elles provoquer la laïcité de l'Etat et de l'école ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : A mon sens, les deux, M. le président.

Je suis tout à fait convaincu, je l'ai dit déjà, que ces phénomènes intégristes, car il faut les appeler par leur nom, trouvent leur enracinement à l'heure actuelle, dans la société française, sur le « mal vivre » que je viens de décrire - et que vous connaissez bien mieux que moi, à vrai dire ! Mais je crois aussi qu'il y a volonté de provocation.

La solution réside-t-elle dans une législation renouvelée et plus rigoureuse ? Ma conviction personnelle, et celle de ceux qui m'entourent, repose sur le bien-fondé de la liberté donnée aux proviseurs et corps enseignant, aux conseils d'établissement, d'apprécier les cas individuels.

Reste qu'il faut que cette liberté puisse s'exercer. Or, s'il est clair que vous avez la possibilité d'exercer cette liberté d'appréciation lorsque vous êtes le proviseur du lycée Hoche à Versailles ou d'un lycée du centre parisien, sans citer d'endroit précis, je connais nombre de lieux où le proviseur et le corps enseignant n'ont pas cette liberté. C'est pourquoi notre conviction est qu'il faut donner à ces lieux des moyens supplémentaires de médiation, les moyens de renvoyer les questions qui se posent à une autre instance, plus indépendante. Je suis étonné de voir parfois la faiblesse d'engagement des rectorats qui laissent les proviseurs et le corps enseignant, se « dépatouiller » au plan local, dans un contexte de médiatisation...

M. le Président : N'est-ce pas justement parce qu'ils ne disposent pas d'instrument juridique pour le faire ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je ne crois pas que ce soit l'instrument juridique qui manque. Je crois que c'est le lieu indépendant, le lieu où le calme est possible. Et le soutien.

Dans cette dernière affaire, il a fallu faire intervenir la justice pour trancher alors qu'il me semble qu'avec un appui ferme de l'Education nationale et du rectorat, alors qu'il y avait ostensiblement volonté de provoquer avec des signes ostentatoires, il était tout à fait clair que la législation, le règlement, l'avis du Conseil d'Etat pouvaient s'appliquer sans aucune difficulté.

M. le Président : Il y a d'autres endroits où se produisent les mêmes exemples, mais cela ne se termine pas par la même interprétation.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Tout à fait.

M. le Président : Et vous trouvez cela normal ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Il ne me semble pas du tout extraordinaire que la liberté d'appréciation dans notre République permette, à un endroit, une possibilité d'ouverture avec cette conviction que l'école permettra une évolution, alors que, dans d'autre lieux, la liberté d'appréciation montrera que l'on est face à une provocation, qu'il n'y a aucune intention de faire de l'école un lieu d'ouverture et que, dès lors, la loi, telle qu'elle existe, peut s'appliquer.

M. Jean-Yves HUGON : Deux choses. M. le pasteur, sur ce que vous venez de dire, pourriez-vous donner quelques précisions ? Vous parlez d'une « instance supérieure » ? Pensez-vous de façon concrète au rectorat ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Oui.

M. Jean-Yves HUGON : Quand vous parlez de neutralité de l'Etat, cela signifie-t-il, pour vous, que l'Etat doit rester neutre sur ces problèmes ou que l'Etat doit être le garant de la neutralité à l'intérieur des établissements scolaires où doit régner la laïcité ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : En ce qui concerne votre première question, M. le député, il ne fait aucun doute que le rectorat semble le bon niveau. Peut-être doit-il être renforcé, peut-être faut-il imaginer d'autres structures plus indépendantes, mais, encore une fois, pour appliquer la loi telle qu'elle est.

M. le Président : Indépendantes de quoi ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Indépendantes de la pression sociale, de la pression du milieu.

A partir du moment où une affaire portant sur le fonctionnement du règlement intérieur d'un lycée est médiatisée comme elle le devient dans le cas particulier que vous évoquez - et, de ce fait, qu'on le veuille ou non politisée, dans le mauvais sens du terme -, il n'y a plus possibilité d'appliquer sereinement la loi. Je pense qu'il faut donc trouver des lieux de véritable médiation. C'est ce que l'Education nationale a fait depuis 1989 avec un service particulier de médiation dans ces cas-là. Il semble que ce ne soit pas suffisant. Il est tout à fait possible d'imaginer autre chose.

Sur la neutralité, c'est une longue question puisqu'il s'agit de la compréhension même de la laïcité ; mais pour essayer d'y répondre très simplement et rapidement : la neutralité n'est pas pour moi la suppression dans un cadre, que ce soit celui du lycée ou celui de l'espace public, des qualités ou des particularismes des individus. Je voudrais vous citer un texte que je trouve tout à fait remarquable, qui est de la plume d'un sociologue de l'IEP de Lyon et a été publié dans la revue « Projet » n°267 en 2001. Il s'agit de M. Lahouari Addi. Ce dernier dit une chose qui me semble tout à fait importante : « L'espace public est l'arène sociale dans laquelle un individu vit sa vie privée sous le regard public des autres individus privés. Il est peuplé de citoyens athées, agnostiques, catholiques, juifs, musulmans, etc. et non d'individus désincarnés qui n'auraient ni histoire ni attaches personnelles ou qui seraient dépouillés de leurs identités sociales et convictions religieuses,... ». C'est cette neutralité-là, me semble-t-il, que l'Etat doit garantir.

Par rapport à la laïcité et à votre question, M. le Président, sur le regard positif ou négatif que nous avons sur la laïcité française, j'ai, à l'heure actuelle, un regard très positif sur ce qui se passe. La manière dont, par exemple, dans l'Education nationale - et c'est en plein dans notre propos -, les enseignants ont le souci d'aborder la question du fait religieux avec d'autres instruments que ceux qui sont les leurs à l'heure actuelle en est la preuve. Ainsi, l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Versailles en relation avec l'Institut d'études religieuses européen - crée pas Régis Debray, pardonnez-moi de ne pas trouver immédiatement son nom exact - organise une formation sur la manière d'aborder le fait religieux à l'école. Je précise que 300 places ont été réservées pour cette année et que l'IUFM de Versailles a dû doubler la capacité de formation parce qu'il y a un intérêt de la part des enseignants. Ils veulent faire de la communauté scolaire un lieu où l'on puisse, dans le cadre de la laïcité, avec la neutralité de l'Etat, aborder ces questions de sorte que ce soit à l'école que se résolvent les principaux problèmes de relation qui peuvent être instrumentalisés à l'extérieur par des mouvements intégristes de tous bords. Toute cela est très positif. C'est un véritable sujet de réjouissance de voir ce qui se passe dans notre pays à l'heure actuelle, et la capacité de l'école à être cette école républicaine dont nous rêvons depuis plus d'un siècle.

M. Yvan LACHAUD : Ma question est la suivante : en tant que président de la fédération protestante, vous avez encore quelques collèges en France, même si vous avez fait le choix historique de la laïcité et donc, d'établissements publics. Avez-vous eu des problèmes de port de voile dans ces établissements ? Ensuite, si tel était le cas, quelle serait votre position ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Nous n'avons pas eu au sein de ces établissements - j'ai enquêté auprès d'eux - de problèmes autres que ceux que tout établissement public peut avoir eu avec telle ou telle famille. Nous n'en avons jamais eu, à ma connaissance, mais il s'agit de quatre établissements en France, ce qui est fort peu...

M. Yvan LACHAUD : Où sont-ils ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Un dans la banlieue parisienne, un à Chambon-sur-Lignon, deux à Strasbourg.

M. Yvan LACHAUD : Il existe aussi une école primaire à Nîmes, me semble-t-il ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : C'est tout à fait autre chose. Je vous parle là des établissements sous contrat d'association avec l'Etat.

M. le Président : Il n'y a pas que le voile. Il pourrait très bien y avoir, notamment à Strasbourg, des jeunes qui viennent avec une kippa,...

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Jusqu'à maintenant, il n'y a pas d'interdiction à porter une kippa à l'école.

M. le Président : Cela peut être un signe ostentatoire pourtant ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : A partir de quand un signe devient-il ostentatoire ?

M. le Président : Il y a deux façons de porter un signe ; une façon où l'on ne voit rien. Et une autre où l'on voit tout.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Justement, nous ne sommes pas favorables à tout voir !

M. Hervé MARITON : J'aurais une définition à vous proposer : « qui s'impose au regard de l'autre de quelque manière que l'autre se situe ».

M. le Président : Sauf quand M. le pasteur répond qu'ils ne veulent pas tout voir.

M. Hervé MARITON : Quand vous regardez quelqu'un avec une kippa, vous pouvez ne pas la voir. Il peut y avoir des signes pour lesquels d'aucune manière, notre regard ne peut y échapper. Il faut que le regard de l'autre conserve un certain degré de liberté.

M. Christian BATAILLE : C'est jésuite.

M. le Président : Un peu, mais ne dites pas de mal des jésuites.

M. Jean GLAVANY : Alors, vous visez le voile et uniquement le voile.

M. le Président : Et la kippa.

M. Jean GLAVANY : Non, car la kippa, on peut ne pas la voir si l'on regarde de face. Et la croix en pendentif non plus, si l'on regarde de dos !

M. Hervé MARITON : Mesurez la force de cet énoncé ! Vous avez le droit de ne pas voir.

M. le Président : C'est très difficile, mais M. le pasteur a répondu. Il préfère ne pas tout voir.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je m'en explique. J'ai déjà donné les raisons de ma position. Je souhaite, personnellement, que dans un lycée qui est sous notre responsabilité mais en contrat d'association avec l'Etat, soit pratiquée la neutralité que je viens de dire, c'est-à-dire que l'un ou l'autre puisse être là comme juif, comme athée, comme agnostique, comme chrétien catholique, chrétien protestant, comme musulman. Si c'est dans cette perspective que se fait la communauté scolaire, je n'ai pas d'inquiétude à voir une jeune fille avec un voile, dès lors que sont respectées les conditions que nous connaissons, à savoir la possibilité de faire du sport, de ne pas avoir le voile au moment de la chimie, etc. Bref, de pouvoir respecter toutes les règles de la vie scolaire, comme les autres élèves.

M. Yvan LACHAUD : Est-ce à dire que vous n'auriez pas d'opposition à ce qu'une jeune fille porte le voile dans un établissement sous contrat à partir du moment où elle respecterait les emplois du temps et pratiquerait tous les cours ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Exactement, c'est là que la faculté d'appréciation du corps enseignant et du proviseur est essentielle : il faut que cela ne s'accompagne pas d'une menace ou d'une volonté identitaire ou communautariste.

Peut-être faut-il dire un mot sur ce communautarisme dont nous parlons constamment. En tant que protestant, affirmant le fait que je suis protestant, suis-je pour autant communautariste ? Non, dans la mesure où le tout de ma définition comme être humain ne tient pas à la communauté à laquelle j'appartiens. J'appartiens aussi à une communauté villageoise, à un immeuble, à un réseau de relations politiques, idéologiques, familiales et autres qui sont bien plus larges que la seule définition que j'ai comme protestant.

Si, effectivement, le port du voile est une volonté d'affirmation identitaire, il y a danger pour la laïcité, mais si cette identité est librement confrontée à la communauté scolaire, alors, je crois qu'elle peut être acceptée.

M. le Président : Oui, mais la frontière est parfois difficile à tracer. On va vous affirmer que ce n'est pas du tout l'expression d'un repli identitaire alors qu'en réalité, c'est cela.

De plus, vous ne prenez pas en compte les autres enfants ou les autres familles qui peuvent être choqués parce qu'il y a des jeunes filles qui portent un voile ou parce qu'il y a des jeunes garçons qui portent des kippas et ainsi se replient sur eux. Tout le monde n'est pas beau et bon !

M. Jean-Arnold de CLERMONT : J'entends bien, M. le Président, la notion de frontière que vous essayez d'établir, et c'est bien toute la difficulté du débat.

Il me semble que nous sommes dans une période où, par certains côtés, pour ne parler que de l'islam religieux - sans confondre avec la grande masse de musulmans qui sont dans notre pays et dont la définition religieuse est très « soft » - l'islam se cherche et cherche sa position dans notre pays, en dépit des efforts des ministres de l'intérieur successifs - dont vous êtes, M. le Président - pour arriver à ce qu'existe un Conseil français du culte musulman qui ne s'occupe que du culte et ne représente pas les musulmans dans leur généralité en France. Il s'agit d'une période donc où nous devons donner la chance à notre pays d'avoir un débat démocratique qui permettra de fixer ces frontières. Et c'est bien l'objet de votre mission.

Mais à trop vite légiférer, à trop se précipiter à fixer les frontières, il me semble que nous risquons de faire plus de mal que de bien, justement parce que ce problème du voile n'est que la partie immergée d'un iceberg plus profond que je crois être celui de l'intégration dans notre pays.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous appartenez à une religion qui a souvent été maltraitée dans ce pays. Historiquement, il est vrai que les protestants n'ont pas, généralement, cherché à afficher leur religion. Nous ne sommes pas dans le même contexte aujourd'hui avec ceux qui portent un voile. Tout d'abord, pour une raison très simple, c'est que ce n'est pas un fait religieux. Cela part d'un fait religieux mais c'est un fait qui est, entre nous, plutôt politique que religieux.

Nous nous interrogeons ici sur la laïcité dans cette dimension d'affirmation, à travers le voile, d'une appartenance, d'une identité, d'une sensibilité politique, d'une dimension qui met la femme en image sur un plan différent de celui de l'homme et qui est, bien souvent, une provocation. Que disent les gens qui sont confrontés à la gestion sur le terrain ? Ce n'est pas seulement une question de motivation, de dialogue, de discussion, de concertation ; il y a une provocation qui va ensuite se prolonger sur le terrain judiciaire et, dès lors que la limite n'est pas clairement établie, la concertation est très difficile parce que l'on est face à des personnes - je ne parle pas des jeunes filles qui portent le voile mais de ceux qui sont derrière ces jeunes filles -, qui jouent sur cette ambiguïté, sur cette absence de frontière clairement établie, pour aller plus loin.

La concertation est biaisée puisque la ligne qu'un chef d'établissement veut tracer n'est pas clairement établie ; il sait parfaitement qu'elle est fragile lorsqu'il dit : « Non, mademoiselle, vous n'allez pas porter le voile pour telle ou telle raison. ». Toute la question est de savoir si, face à cela, il ne convient pas de définir de façon plus claire, plus solennelle une ligne qui n'exclut pas, dans l'application, la concertation, le dialogue, ou la pédagogie mais par rapport à une ligne claire.

Cela renvoie aux modalités plus qu'à la finalité. J'entends bien qu'une modalité, s'il s'agit d'une loi, peut également être interprétée comme une finalité avec les risques de stigmatisation, d'exploitation. Nous en sommes tout à fait conscients, mais nous sommes face à un problème très délicat qui ne se résume pas à dire qu'il faut continuer à expliquer. Il faut continuer à expliquer mais à partir d'une règle claire.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Pour moi, M. le député, la ligne est claire. Ce n'est pas parce qu'on la mettra ou on la définira autrement qu'elle sera plus ou moins claire.

M. Pierre André PERISSOL : Claire, juridiquement.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Claire juridiquement : le signe ostentatoire, c'est quelque chose de tout à fait précis. Si vous en sortez, comment résoudrez-vous la question de la diversité des signes ?

Car qu'est-ce qu'un signe ? La croix huguenote portée par certaines jeunes protestantes et adoptée par certains parce qu'ils trouvent que la forme est jolie sans avoir aucun rapport avec le protestantisme... Une main de Fatma ou une croix catholique, ou appelons-la chrétienne puisque ce symbole-ci est plus large que le seul catholicisme, seront-elles des signes ostentatoires ? La kippa sera-t-elle un signe ostentatoire ?

Hier soir, dans une réunion, on m'a rappelé qu'à la Sorbonne, il y a quelque trente ans, on assistait à des cours avec des sœurs catholiques fortement voilées. Nous n'étions pas choqués à l'époque. Donc, il n'y a pas que le problème de la diversité des signes ; il y a aussi celui du signe par rapport à la religion. Noyer le poisson, si j'ose dire, ne trompera personne. Cela ne fera problème pour aucune petite protestante de rentrer sa croix sous sa chemise ou sous son T-shirt. Aucun problème.

M. Pierre-André PERISSOL : Il n'est pas niable que le signe de cette sœur en Sorbonne était ostentatoire.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Il était tout à fait ostentatoire, c'est tout à fait clair. Mais, en même temps, jamais il n'est venu à la République française l'idée que d'avoir une sœur en cornette à la Sorbonne était une provocation à l'égard de la laïcité.

M. Christian BATAILLE : Mais la Sorbonne est un autre lieu, ce n'est pas pareil.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : C'est l'utilisation du signe qui fait problème, ce n'est pas l'existence du signe.

(Mme Martine DAVID remplace M. Jean-Louis DEBRÉ à la présidence.)

M. Christian BATAILLE : Je veux vous faire observer, M. le pasteur, que nous sommes en train d'évoquer le cas de l'université à travers la Sorbonne qui me semble bien différent du cas de celui de l'école, c'est-à-dire des élèves, des adolescents. L'université est un monde d'adulte, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Nous n'avons pas abordé ce problème. Par conséquent, je crois que l'on ne peut pas opposer la tenue religieuse d'une catholique à l'université au voile islamique dans un collège.

Je veux revenir sur votre propos liminaire. Vous dites faire confiance aux structures de l'établissement pour régler les problèmes qui se poseraient au cas par cas et au plus près du terrain. C'est effectivement un raisonnement tout à fait équilibré qui se défend et que je partage pour partie. Mais j'ai encore en mémoire l'audition des recteurs et les divergences d'appréciation qu'ils portaient selon l'académie où ils se trouvaient : le recteur de Paris ou de Versailles et celui de Lille dont les populations ne sont pas très différentes voyaient plus ou moins de foulards. Celui de Versailles n'en voyait presque pas et celui de Lille en voyait des centaines.

Je pense que l'on peut décliner ces différences d'appréciation dans la façon de voir les choses jusque dans les établissements et que le fonctionnement d'un conseil d'établissement est lié à beaucoup de paramètres. L'exemple d'Aubervilliers de la semaine dernière est probant... et ne l'est pas en même temps : va-t-on dans tous les établissements de France consacrer des heures et des nuits pour débattre ainsi d'un sujet ? Je crois que tout le monde n'a pas les moyens d'organiser cela et nous savons tous, les uns et les autres, pour appartenir à des organisations politiques, que les débats qui se concluent tard dans la nuit ne sont plus des débats qui réunissent toutes les conditions de démocratie.

Puis, il peut y avoir des personnalités différentes dans les conseils de discipline : un avocat à travers un professeur, un parent d'élèves plus ou moins talentueux défenseur d'une cause ou d'une autre. Par conséquent, on peut penser qu'il faut déterminer un cadre plus précis de réflexion. C'est le sens de ma question : êtes-vous sûr qu'en laissant les établissements apprécier sur le terrain, il ne va pas y avoir rupture du principe d'égalité à travers la disparité des attitudes des conseils d'établissement pour finalement déboucher sur la confusion et la cacophonie ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je corrigerai vos propos me concernant sur un point. Je n'ai pas dit qu'il fallait laisser les choses en l'état, car j'ai dit d'emblée que je connaissais un certain nombre de lieux où la liberté d'appréciation d'un conseil d'établissement et d'un proviseur n'était pas acquise.

Je pense que c'est de ce côté-là qu'il faut chercher - et ce n'est pas mon domaine de compétence que de dire comment le chercher. Je dis simplement qu'une loi aurait un tel poids symbolique, dans l'état actuel de populations qui cherchent ou ne cherchent pas leur intégration en France, qui sont ou ne sont pas travaillées par des mouvements intégristes, qu'elle me semblerait dangereuse pour l'avenir de l'intégration de populations entières. Mais je ne dis pas qu'il faut laisser la situation en l'état.

J'entends bien que le proviseur de tel ou tel lieu n'a pas la liberté ou la capacité, sauf à y passer des nuits entières, dans de mauvaises conditions, de répondre à un nombre important de cas semblables.

Mme Martine DAVID, Présidente : Avez-vous une idée de ce qu'il faudrait faire si l'on ne légifère pas ? Quelles seraient, d'après vous, les solutions possibles puisque vous ne niez pas qu'il y ait des situations difficiles ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Permettez que dans le domaine réglementaire, je sois très humble parce que ce n'est vraiment pas mon domaine de compétence. Mais l'hypothèse que je formulais, c'est qu'à côté des rectorats, l'existence de commissions spécialisées, de lieux permettant aux proviseurs et aux conseils d'établissement d'être déchargés d'une prise de responsabilité directe serait la bonne formule. Comment cela doit-il être inventé ? Permettez-moi de ne pas m'avancer dans ce domaine dans lequel je suis vraiment incompétent.

M. Christian BATAILLE : L'argument par lequel vous proposiez une proximité du terrain pour apprécier les situations tombe alors de lui-même, car une commission proche du recteur est très éloignée de la réalité.

Mme Martine DAVID, Présidente : C'est un peu le risque.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Dans le protestantisme français, nous avons eu pendant très longtemps une petite commission ad hoc lorsqu'un pasteur devait décider si oui ou non, il acceptait le remariage de divorcés. Vous le savez, dans le protestantisme, on accepte ce remariage mais à certaines conditions. Lorsque le pasteur se trouvait dans une situation où, familialement, localement, il était trop impliqué dans la connaissance de la famille et ne semblait pas avoir la capacité de pouvoir prendre une décision indépendante, il avait la possibilité de s'appuyer sur une commission ad hoc qui le soutenait dans son travail.

Mme Martine DAVID, Présidente : S'appuyer, ce n'est pas tout à fait pareil que faire appel à quelque chose d'extérieur à l'établissement. Les proviseurs ne nous demandent pas de les décharger de leurs responsabilités mais de les aider à trouver une voie complémentaire à ce que permet le Conseil d'Etat aujourd'hui.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je suis assez d'accord avec vous parce que ce n'est pas de mon côté que vous entendrez parler de décharger les personnes, quelles qu'elles soient, de leurs responsabilités.

M. Jacques MYARD : Je connais vos thèses et reconnais votre humanisme et votre démarche prudente également. J'ai relevé à l'instant que vous disiez que la loi aurait une telle charge symbolique qu'elle risquerait d'exclure. Mais l'argument ne peut-il pas se retourner ?

Si les règles sont claires dans la sphère publique - c'est ce qui nous revient de nombreux milieux, y compris de certains milieux religieux - je pense qu'au contraire, elles permettront l'intégration. Elles permettront de dire que c'est ainsi et pas autrement. Or, vous savez bien que certains phénomènes religieux ou certains intégristes religieux testent la réactivité de la République et cherchent à voir jusqu'où ils peuvent aller pour imposer leur vision dogmatique. Je crains fort qu'en ne légiférant pas, il y ait une très grande diversité, un certain laxisme et, surtout, une montée en puissance de l'intégrisme religieux parce que l'on sait bien que le voile est un épiphénomène et que, derrière, il y a beaucoup d'autres choses. C'est la raison pour laquelle je me demande si l'argument que vous avancez ne doit pas être entièrement retourné et s'il ne faut pas remettre la dialectique sur ses bases.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Dans le domaine dialectique, M. le député, je pense que rien n'est pire que d'opposer à une dogmatique une autre dogmatique. Ce qui me semble important, c'est que, dans le domaine réglementaire, on facilite le travail des proviseurs de lycée, mais je serais très inquiet d'une loi qui se présenterait comme une loi dogmatique s'opposant à un dogmatisme qui m'inquiète.

M. Jean GLAVANY : Admettons que nous soyons sensibles à votre argument selon lequel la portée symbolique d'une loi risquerait de se retourner contre l'objet recherché. Vous sentez bien que, par ailleurs, l'absence d'initiative, l'absence de réponse apparaîtrait aujourd'hui, dans la situation actuelle où la médiatisation d'un certain nombre d'événements crée un trouble politique objectif, comme une faiblesse par rapport à une offensive intégriste et un abandon de ceux qui, dans les établissements, se battent au nom du principe de laïcité.

Ma question est donc la suivante : croyez-vous que créer une commission près des recteurs soit une réponse dont la force symbolique suffirait à ne pas donner cette impression de faiblesse et à ne pas laisser l'équipe pédagogique désemparée dans les établissements ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : J'ai presque envie de vous répondre que je n'en sais rien. A l'heure actuelle, il n'y a pas que vous sur le terrain et je m'en réjouis. Il y a la réflexion conduite sur la laïcité en général par la commission Stasi et j'en attends énormément. Autant il me semble tout à fait inutile d'imaginer une grande loi sur la laïcité, parce que tout est dit déjà dans la loi, autant ce que nous entendons - et nous aurions pu poursuivre le débat sur la neutralité de l'Etat, sur l'indépendance qui doit être garantie à tout pouvoir dans ce pays à l'égard de quelques magistères idéologiques et spirituels et religieux que ce soient - a besoin d'être redit de manière claire à une population française qui parle de la laïcité comme d'une espèce de grande religion nationale, sans savoir ce que cela veut dire concrètement sur le terrain. Je crois que cette réflexion est tout à fait importante et confortera tout ce qui pourra être fait du côté des proviseurs de lycée.

Je vous ai dit les raisons pour lesquelles je pensais qu'à l'heure actuelle, il y a une formidable soif des enseignants d'être mieux capables d'aborder cette résurgence que l'on croyait oubliée des questions religieuses qui se posent à l'école aujourd'hui. Leur volonté d'être à même de faire de l'école ce lieu véritablement républicain où la diversité est reconnue, ouverte, et non un lieu d'affrontement, est réelle. Or il y a dans l'école des choses plus graves que le port du voile aujourd'hui. Je ne fais qu'évoquer ce qui nous a été dit de nombreuses fois sur la manière dont de jeunes musulmans ont agressé de jeunes juifs. Au sein de l'école ! C'est bien plus grave que le port du voile.

Mme Martine DAVID, Présidente : Oui, mais c'est le début. On peut considérer que tout est lié.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : C'est pour cela que je ne minimise absolument pas l'importance du débat qui a lieu ici. Je ne veux surtout pas dire que c'est du vent. Pas du tout, nous sommes là en plein cœur de la réalité de l'école aujourd'hui. Il faut que cette école républicaine soit vraiment le lieu d'intégration dans une culture nationale à laquelle la laïcité donne un cadre.

M. Jacques MYARD : Nous sommes tous favorables à ce que vous dites, moi le premier, qui suis un vrai mécréant, mais il n'en demeure pas moins qu'il faut à un moment définir les règles de jeu et en fixer les limites. Je comprends votre démarche d'humaniste, de très grande tolérance, que je respecte profondément, mais je n'arrive pas à voir comment vous allez vous en sortir. Arrive un moment où il faut trancher.

Mme Martine DAVID, Présidente : D'autant que dans le texte introductif que vous nous avez remis, vous indiquez que légiférer reviendrait à couper court au débat engagé. Ne croyez-vous pas que depuis quinze ans, on a débattu ? Certes, avec des hauts et des bas, des périodes où l'on n'a plus parlé de phénomènes de ce type dans les établissements et d'autres où la question est revenue, mais, tout de même, depuis 1989, le débat est engagé. Il a fait l'objet d'un certain nombre d'écrits et de prises de position. Pensez-vous sérieusement que s'il y avait une loi, il n'y aurait plus de débat possible sur ces questions et, plus globalement, sur la laïcité, sur ce qu'elle représente dans notre pays ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je pense sérieusement, Mme la députée, que le débat n'a pas été sérieusement engagé et que, depuis 1989, on l'a laissé simplement à l'intérieur de l'école. Dans l'opinion publique, ce n'est que depuis six mois que l'on a pris conscience qu'il y avait là quelque chose d'important. Il suffit de voir tous les colloques qui ont eu lieu depuis le printemps dernier sur ce thème.

Mme Martine DAVID, Présidente : Sur la laïcité, c'est exact.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je pense qu'il fallait resituer le débat dans le cadre de la laïcité et j'ajoute que, pendant de nombreuses années, nous a manqué, côté musulman, un interlocuteur représentatif sur la question du culte.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais revenir sur ce que disait M. le pasteur à l'instant qui m'interpelle beaucoup. Mettons en dehors le problème de savoir s'il faut ou pas une loi, sur lequel je partage le doute qu'il exprimait tout à l'heure quant à la symbolique de la loi mais qui reste un débat ouvert sur le point précis qui intéresse notre mission, à savoir celui du port du signe religieux.

J'ai moins de doute, sur ce que vient de dire M. le pasteur à l'instant. Dans ce débat sur la laïcité - dont nous ne pouvons que nous réjouir car il est vrai qu'aujourd'hui, dans nos circonscriptions, nous avons vingt personnes quand nous faisons un débat sur nos comptes-rendus de mandat, alors que sur la laïcité, nous en avons deux cents - débat, dans lequel la commission Stasi a un rôle attendu à jouer, une loi me paraît totalement décalée. Cela me paraît une manière d'aborder la contribution au débat sur la laïcité, pour le moins, par le petit bout de la lorgnette. Si c'est cela que vous vouliez dire, je pense qu'effectivement, dans ce contexte, ce serait décalé. D'ailleurs, je m'interroge souvent car, si j'ai bien compris, nous allons rencontrer la commission Stasi et je dois dire que la coordination ou la percussion des calendriers m'intéressera prodigieusement. Imaginons que notre mission tranche en disant qu'il faut une loi sur les signes religieux et qu'une semaine après, la commission Stasi dise que ce n'est pas du tout le bon moyen d'aborder la question de la laïcité, honnêtement, le tour de piste public ne serait pas du tout glorieux. C'est une simple réflexion.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Mme la Présidente, si je puis me permettre, j'avais écrit il y a quelques jours en prévision de notre rencontre, une petite remarque un peu « inopportune » qui reprenait la remarque de M. Glavany. J'avais du mal à comprendre, moi aussi, pourquoi il y avait la commission Stasi traitant de l'ensemble des questions de la laïcité et une mission parlementaire spécialisée sur la question du port des signes religieux à l'école !

Mme Martine DAVID, Présidente : Notre mission a été créée avant !

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Vous aurez remarqué que, dans mon introduction, je ne me suis pas permis cette remarque.

Mme Martine DAVID, Présidente : M. le pasteur, souhaitez-vous conclure ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je n'ai rien à ajouter pour conclure, si ce n'est que je comprends bien que pour une mission comme la vôtre, ce qui est important, ce sont les personnes qui apportent quelque chose de neuf au débat et, à certains égards, je pense ne rien apporter de véritablement neuf. Je vous dis simplement la manière dont, dans une famille de ce pays, nous réfléchissons à cela. Je soulignerai toutefois deux points.

Premièrement, je veux redire notre préoccupation très profonde sur la question de l'intégration. Je l'ai dit devant la commission Stasi et je le redis ici. J'étais en République centrafricaine dans les années 1965-1970. Je recevais à l'époque des subventions qui venaient en grande partie des Etats-Unis pour l'aide aux réfugiés soudanais, subventions qui, tout d'un coup, furent coupées. Le motif qui nous avait été donné est qu'il y avait aux Etats-Unis, la conviction nationale qu'il fallait consacrer de l'énergie et des finances considérables pour résoudre le problème noir aux Etats-Unis. Je crois que nous sommes - et si nous n'en avons pas conscience, nous allons à la catastrophe - à un moment de l'histoire de notre pays où nous devons consacrer à des populations entières qui ne sont pas intégrées ces moyens financiers, humains, de médiation. Sinon, nous allons au pire.

Le second point que je tiens à souligner en conclusion, est que l'initiative de la création de la commission Stasi, peu importe d'où elle vient, est fondamentale parce qu'elle a permis de libérer un débat. Je crois qu'il nous faudra pérenniser ce lieu de débat dans notre pays. Notre fédération a eu l'outrecuidance de proposer que, sur le même modèle que la commission nationale consultative d'éthique, il puisse y avoir, un jour dans ce pays, pérennisation de la commission Stasi, une commission nationale consultative sur les cultes et la laïcité. Je tenais à vous le dire en conclusion.

Mme Martine DAVID, Présidente : Je vous remercie, M. le pasteur, et si vous vous interrogiez sur l'apport éventuel d'éléments nouveaux, sachez que chaque audition est pour nous une contribution constructive.

Audition de M. le Grand Rabbin Alain SENIOR,
représentant du Grand Rabbinat de France


(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de Mme Martine DAVID, membre du Bureau

Mme Martine DAVID, Présidente : M. le grand rabbin, vous connaissez l'objet des travaux de notre mission, qui concerne essentiellement le port des signes religieux à l'école.

Pouvez-vous nous faire connaître votre opinion sur cette question et nous dire comment vous ressentez les faits que l'actualité a mis en exergue ces dernières semaines ? Le grand Rabbinat a-t-il une position générale sur le sujet, notamment sur l'obligation ou non de légiférer en la matière ?

M. Alain SENIOR : Je suis heureux de pouvoir vous informer du point de vue du grand Rabbinat de France. Cette question a été soulevée lors d'un séminaire, qui s'est tenu cet été à Serre-Chevalier, réunissant une partie importante du Rabbinat français. Le sentiment général qui en ressort est que le Rabbinat ne souhaiterait pas que soit adoptée une loi sur le port des signes religieux.

Nous sommes tous partis du constat - que la communauté juive, semble-t-il, est la première à mettre en relief - qu'il est tout à fait légitime, nécessaire et important que la France conserve son essence, son âme, pour les personnes qu'elle accueille dans son pays, celles-ci répondant à plusieurs critères. L'essence d'un pays, c'est d'abord sa langue. C'est aussi son histoire, l'histoire de ses idées. C'est également son patrimoine culturel et artistique. Il y a là un ensemble de données communes à tous les citoyens de ce pays.

Il est clair que toute nation, pour pouvoir continuer à exister en tant que telle et éclairer de son génie les autres nations, doit pouvoir conserver ce qui lui est propre. L'histoire fait qu'il y a une dimension européenne qu'il ne faut pas occulter dans la réflexion sur la question posée : tout un pays connaît chaque jour un renouvellement de son essence culturelle, qui reste fondamentalement la même tout en s'enrichissant d'apports et en évoluant en fonction des mœurs, des idées et d'un ensemble de phénomènes nouveaux.

Pour parler, plus spécialement, du port du foulard islamique qui reste un des faits récents les plus visibles, le grand Rabbinat français et le grand Rabbin, au vu de leur expérience des comportements et des attitudes humains récents, pensent que légiférer contre le port du foulard islamique risquerait de crisper une attitude au lieu de favoriser l'intégration, risquerait de favoriser la résistance à l'interdit. Elle aurait, en fait, l'effet inverse à celui souhaité en matière d'intégration culturelle des immigrés. L'attitude inverse serait la plus efficace. Celle-ci demandera, il est vrai, du temps et des moyens, mais nous pensons que, dans la durée, c'est elle qui sera la plus payante. En quoi consiste-t-elle ? Il revient aux pouvoirs publics et politiques français de réfléchir à tous les lieux de vie auxquels sont confrontés les nouveaux immigrés et de favoriser leur intégration par les divers moyens existants. Je pense, bien évidemment, à l'école qui est le creuset naturel dans lequel se forment une conscience citoyenne et une appartenance culturelle au pays. Peut-être - je dis bien peut-être - des efforts suffisants n'ont-ils pas été engagés.

Je peux parler de mon expérience personnelle puisque, fils de rabbin, j'ai effectué toute ma scolarité, jusqu'en troisième, à l'école communale. J'ai parfaitement vécu mon judaïsme dans ma sphère privée, tout en étant totalement intégré au sein de l'école communale. Je n'ai jamais, dans toute ma scolarité, rencontré de problèmes particuliers. Je pense donc qu'il faut réfléchir à la façon dont on peut, à partir du creuset de l'école, d'abord inculquer une langue, une histoire, une histoire des idées, un patrimoine culturel et artistique qui soient de nature à resserrer les liens entre ceux qui ont des choses à se dire, qui font des choses communes.

Voilà donc ce qui, en terme de stratégie générale et au vu des comportements, nous semble préférable à une loi qui va dire « non », cristalliser une résistance et ralentir le phénomène d'intégration plutôt que de permettre la fusion douce et harmonieuse dans le tissu socioculturel.

Mme Martine DAVID, Présidente : Vous avez donc l'impression que les outils dont disposent aujourd'hui l'Education nationale et ceux qui en sont les dépositaires - chefs d'établissement, enseignants, etc. - sont suffisants pour permettre le dialogue, la médiation et faire en sorte que les cas soient réglés de cette façon ?

M. Alain SENIOR : Je pense le contraire.

Mme Martine DAVID, Présidente : Je n'ai pas bien saisi votre position...

M. Alain SENIOR : Je suggère de ne pas légiférer pour ne pas cristalliser les comportements de résistance, mais je préconise de profiter de ce lieu de rencontre de tous les enfants qu'est l'école pour que, dès la maternelle, voire la crèche ou le jardin d'enfants, soient mis en œuvre les moyens nécessaires à l'intégration des personnes étrangères à la « culture française ». A mon avis, des moyens n'ont pas été suffisamment développés en ce sens.

Mme Martine DAVID, Présidente : Pouvez-vous préciser votre pensée ?

M. Alain SENIOR : Je pars d'un fait. Je suis moi-même rabbin de communauté. Je vis à Créteil où est installée une communauté juive très importante de près de 20 000 juifs et où se côtoient harmonieusement et paisiblement toutes les religions protestante, catholique et musulmane. Cependant, certains incidents à l'école ou ailleurs mettent en évidence le fait qu'un effort supplémentaire est nécessaire, notamment à l'intérieur des écoles de la République pour mieux intégrer des enfants dont je dirai qu'ils sont, peut-être de manière inconsciente, à la recherche de cette identité nationale, au sens très large, dont je parlais, qui n'est peut-être pas suffisamment marquée et dont ils ne sont pas suffisamment imprégnés, me semble-t-il, si je compare à ce que l'école que j'ai pu connaître avait pu offrir en matière d'identité nationale aux enfants de l'école républicaine que nous étions alors.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai trois questions à vous poser. Deux auxquelles vous pouvez répondre en un mot : combien y a-t-il aujourd'hui de juifs en France ? Lorsque vous étiez à l'école communale, vous est-il arrivé de porter la kippa ? Si non, pour quelles raisons ? Enfin, quelle est votre approche de la laïcité ?

M. Alain SENIOR : D'après les dernières statistiques qui ont été établies, on dénombre environ 600 000 juifs en France.

Je n'ai pas porté la kippa en classe ; j'ai par contre toujours porté la casquette - en dehors des heures de cours. Je n'ai pas porté la kippa parce que, du point de vue religieux, bien que le port de la kippa soit un signe de manifestation de la foi juive, ce n'est pas un absolu. On n'enfreint pas la loi de manière grave si, à un moment donné, pour des raisons déterminées, on n'a pas porté la kippa.

Il y a quelques années, un enfant a voulu porter la kippa à l'école. Cela se passait à Saint-Maur. J'avais pris contact avec le principal du collège et nous avons reçu la famille. Autant demander à un enfant de venir à l'école le jour du shabbat, poserait un problème, car c'est une loi inviolable et il n'y a pas de dérogation possible là-dessus, autant le port de la kippa n'a pas, du point de vue de la priorité religieuse, la même importance.

Quant à ma conception de la laïcité, je dirai, de la façon la plus lapidaire, que le comportement d'un individu, quelles que soient ses convictions philosophiques, personnelles ou religieuses, ne doit pas porter atteinte de manière flagrante à l'équilibre social global. Dès lors que l'on peut avoir des comportements qui portent atteinte au fonctionnement d'une société, on touche la limite de la laïcité.

Cela posé, tout ce qui participe des choix de la vie privée ressort, bien évidemment, des choix de l'individu et je pense que la République se doit de les garantir.

Pour donner un petit exemple, aujourd'hui, un problème se fait jour, peut-être parce qu'il est plus connu de la presse. Il s'agit du problème de l'ouverture des portes les jours du shabbat. Les juifs pratiquants, pour des raisons que je pourrais exposer une autre fois, ne touchent pas à l'électricité ces jours-là. Il existe aujourd'hui des solutions très simples, avec des cahiers de charge qui répondent aux normes de sécurité anti-incendie, anti-infractions, qui utilisent des serrures qui concilient les devoirs du shabbat et ces équipements. Il y a en la matière une bonne compréhension des pouvoirs publics : en terme de laïcité, nous sommes tous des voisins et nous ne portons pas atteinte à la sécurité du bâtiment ; en même temps, on permet ainsi aux voisins juifs de pouvoir respecter la tradition.

M. Bruno BOURG-BROC : Ma question est complémentaire. La culture judaïque et la pratique stricte de la religion vous paraissent-elles compatibles avec la présence d'enfants juifs dans une école laïque française ?

M. Alain SENIOR : J'en ai eu une expérience positive dans mon enfance. Pour m'occuper depuis plusieurs années avec le Grand Rabbin de France des relations avec le ministère de l'éducation nationale, je dirai que l'on arrive à résoudre une bonne partie des problèmes avec de la bonne volonté.

Quels sont les problèmes que peut rencontrer dans une école publique un enfant juif pratiquant ? Le problème de la nourriture casher peut se résoudre. Restera celui du shabbat ; je parle de mon expérience où l'on fait en sorte que le jour du shabbat n'aient pas lieu les contrôles importants. Les devoirs qui ont été faits en classe sont, bien sûr, rattrapés afin de compenser l'absence. A mon avis, globalement, on peut concilier les deux.

M. Jacques MYARD : M. le rabbin, vous n'êtes pas le premier à nous inciter à la prudence en nous disant qu'une loi pourrait cristalliser l'affrontement et conduire à l'exclusion. Mais avouez, sans que nous ayons été élevé par les Jésuites, ni vous ni moi, que l'argument se renverse : à partir du moment où les règles du jeu sont claires, tout le monde les connaît. Cela a été le cas dans ce pays au regard des signes religieux pendant des décennies. La preuve en est que vous nous dites que vous n'avez pas porté la kippa à l'école. Vous venez d'ailleurs de nous indiquer que ce n'était pas une obligation sacramentale de la religion juive.

Ne pensez-vous pas qu'une loi aurait le mérite de dire que c'est comme cela et pas autrement ? C'est la France, vous avez votre liberté de conscience, et, en définitive, vous devez respecter les règles. A un moment, il faut que débat soit tranché. Actuellement, il y a débat, mais il faut qu'il soit tranché.

Cela m'amène à aller un peu plus loin. A vrai dire, celles et ceux qui, comme vous, viennent nous dire ce que vous dites, sont toujours des religieux - curés, pasteurs, etc. C'est une constante. On dirait qu'ils craignent que l'Etat ne les persécute. On sait très bien que nous en sommes à cent lieues dans ce pays où règne une très grande tolérance religieuse.

Je me sens donc un peu mal à l'aise face cette attitude. N'y a-t-il pas autre chose ? Une volonté quelque part des religieux d'imposer les dogmes et un malaise au sein d'une société qui ne reconnaît pas leurs théologies ?

M. Alain SENIOR : Peut-on être franc ?

Mme Martine DAVID, Présidente : Non seulement « on peut », mais « on doit » !

M. Alain SENIOR : Je vous pose la question suivante : dans trente ans, quelle France votera la loi sur le port du voile du foulard islamique si, demain, un nombre grandissant de personnes se convertissent ou se font naturaliser qui tiennent absolument à leurs pratiques ? Qu'en sera-t-il lorsque vous aurez quinze millions de musulmans ?

Quand on parle d'une loi, dans la mesure où la loi est évolutive et où ne sera faite que par dêmos kratos, la gouvernance par le peuple, ce qu'elle sera dépendra du peuple qui la votera alors.

Je dois dire que, vraiment, à aucun moment en tant que juif, je ne me suis senti persécuté par la République. Je rappelle toujours qu'il n'y a pas longtemps, c'était le jour du kippour, dont vous savez que c'est le jour le plus sacré dans la tradition juive. Or, depuis la nuit des temps, les juifs, dans les pays où ils sont accueillis, font une bénédiction pour le chef de l'Etat.

M. Jacques MYARD : Je le sais bien.

M. Alain SENIOR : Je rappelle cela pour vous dire combien - en tout cas, depuis la Révolution française, je ne parle pas de la tranche de l'Histoire d'avant - les juifs ne se sont pas du tout sentis persécutés. Au contraire, ils ont accédé à la citoyenneté, etc. On ne peut donc pas parler d'un sentiment de persécution.

Plus qu'en tant qu'homme religieux, je me pose en tant qu'observateur social. Je veux vous parler de Créteil, du terrain, pas de la théorie. Créteil, cela fait huit ans que j'y habite. Il y a huit ans, je ne voyais jamais de foulard islamique - je prends cet exemple parce qu'il est dans l'actualité, et que c'est l'un des signes les plus notables d'une évolution. Au bout de huit ans, j'en vois de plus en plus, à l'école, dans les grandes surfaces, dans la rue... Donc, cela existe. Si demain, vous avez une multiplication de personnes qui adhèrent, vous n'y pourrez rien puisque ce sera l'expression du groupe.

Je ne veux pas dire qu'il faut céder non plus nécessairement au groupe, mais ce n'est peut-être pas tant le signe d'un malaise ou d'un sentiment de persécution que la volonté d'exister en fonction de mes convictions. Face à votre voisine qui vous dit que, pour elle, c'est l'expression de sa liberté de porter le foulard, pourquoi voulez-vous lui affirmer le contraire ? Vous ne pouvez ni penser ni vouloir pour elle. C'est aussi cela le respect des libertés.

M. Eric RAOULT : M. le rabbin, il existe peut-être un microclimat à Créteil où cela se passe bien. Pourtant, il y a eu des problèmes. Il y a des difficultés à Stains, à Clichy-sous-Bois ; des difficultés qui apparaissent dans le judaïsme de banlieue, qui sont parfois consécutives à l'apparition des foulards et à un renforcement de la fierté judaïque dans les mêmes cités.

Ce que j'ai pu constater, c'est que s'il y a des foulards, les étoiles de David finissent par grossir sur les tee-shirts, les bijoux, les bracelets des petites jeunes filles ou des jeunes garçons de confession juive à l'intérieur des cités. Cela occasionne une sorte de crispation : plus il y a l'apparition de l'islam dans les cours d'école, plus, si l'on est juif, on veut montrer que l'on existe aussi.

Je voudrais savoir, premièrement, si le judaïsme, à travers les rabbins, donne des conseils, des instructions pour ne pas entrer dans cette fuite en avant.

Deuxièmement, est-ce que le problème du voile et l'attitude des communautés par rapport à la situation proche-orientale ne génèrent-ils pas une difficulté particulière ? Nous n'avons pas de vagues d'antisémitisme idéologique en France, mais des réactions peuvent apparaître lorsque l'on voit le petit Mohamed, Palestinien de treize ans, à la télévision dans une situation difficile.

En deux mots, lorsque le voile apparaît, on s'aperçoit que la tension monte et que la volonté d'exister du judaïsme monte également dans les écoles, et n'a-t-on pas, en fait, une crispation plus forte en raison de la situation au Proche-Orient ? Car ces petites jeunes filles que l'on est amené à rencontrer parlent souvent non pas du Coran qu'elles ne connaissent pas, mais de la situation au Proche-Orient qu'elles connaissent particulièrement.

M. Alain SENIOR : Je pense que vous avez effectivement soulevé un problème réel. Que nous le voulions ou pas, on a importé la tension du conflit au Moyen-Orient. On l'a vécu depuis le début de la première Intifada il y a à peu près deux ans. Je dois dire que cela s'est produit juste avant Rosh Hashana, le nouvel an juif, et il y avait une très forte inquiétude de la communauté lors du début de la première Intifada, inquiétude sécuritaire.

En ce qui concerne la réaction de ces jeunesses juives, confrontées à l'émergence du foulard islamique, les consignes des responsables communautaires ont été parfaitement claires, qu'il s'agisse des présidents de communauté qui sont des personnes plus « laïques », des rabbins, qui sont les représentants de la religion, ou des différents cadres communautaires. La consigne était : surtout pas de réaction vive, ni d'incendie d'école coranique ou de mosquée, ce qui d'ailleurs ne s'est absolument pas produit sur le sol français. Fort heureusement, le message de la sagesse a été entendu.

Je pense effectivement que, lorsque l'on se sent agressé, on réagit de manière forte. Maintenant la question - et ce sera intéressant pour les sociologues - est de savoir s'il s'agit d'une vague passagère liée à une actualité ou si c'est un facteur structurel, auquel cas, ce serait plus grave parce que cela voudrait dire que l'actualité n'est qu'un prétexte. Je n'ai pas les moyens techniques ni sociologiques de répondre à votre interrogation.

J'ajouterai que la communauté juive est suffisamment « outillée » pour permettre à tous de s'exprimer. Nous avons des centres communautaires, toutes sortes d'ateliers de danse, de travaux manuels et autres ; nous avons des associations sportives, le Maccabi Club par exemple. Bref, nous disposons de tout un ensemble de lieux où cette pression identitaire peut trouver à s'épancher. Elle ne va pas se répandre dans la rue ni se trouver en situation d'explosion dans une confrontation judéo-arabo-musulmane.

Il me semble que cela peut expliquer qu'il n'y ait pas eu, fort heureusement, de déflagration sociale entre les juifs et la communauté arabo-musulmane.

Mais quant à la question de savoir si cela est passager ou plus profond, je n'ai pas de réponse.

M. Christian BATAILLE : M. le rabbin, je voudrais faire une observation sur ce que vous avez dit précédemment, à savoir que la loi marquerait une rupture, porteuse d'effets néfastes. Beaucoup de lois dans ce pays ont été des ruptures et, même dans le domaine strict qui nous intéresse aujourd'hui. Ainsi la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat a été une rupture douloureusement vécue, dans un premier temps, par l'église catholique, or nous avons entendu hier l'évêque d'Arras nous dire, au nom de la Conférence des évêques de France, combien il était finalement satisfait de cette loi.

Par conséquent, il pourrait peut-être en aller de même. Quand vous dites que dans vingt ou trente ans, nous serons submergés par les voiles dans les écoles, l'effet inverse est possible. Cette pratique aura peut-être été abandonnée et nous serons revenus à la situation qui était celle d'il y a encore une dizaine d'années.

Vous avez dit également qu'il faut encore faire un effort supplémentaire d'intégration, mais vous êtes resté trop vague, à mon goût. Quel contenu donnez-vous au mot « effort » ? Quelle forme concrète envisagez-vous ? Fournissez-nous des exemples précis d'efforts d'intégration qui pourraient être réalisés. Est-ce dans les matières enseignées ? Dans les comportements ? Dans les consignes à donner aux enseignants ?

Mme Martine DAVID, Présidente : J'appuie cette demande parce qu'elle était ma première question et que je n'ai pas l'impression d'avoir obtenu réponse. Elle conditionne votre position sur l'ensemble de ce sujet.

M. Alain SENIOR : Sincèrement, je n'ai pas planché sur la question en termes de solutions techniques. Je peux vous dire, de manière spontanée, pour m'être occupé d'une école primaire et secondaire pendant cinq ans, que l'on constate aujourd'hui un problème général qui ne touche pas seulement l'intégration des personnes immigrées. Il y a un vrai problème dans l'école, dans sa capacité à transmettre le sentiment de ce que j'appellerais la citoyenneté.

Je rencontre pourtant de très nombreuses personnes issues de milieux très divers, tant professionnels que religieux - c'est ma vie de rabbin qui le veut et j'en suis tout à fait heureux - et je n'ai pas le sentiment de retrouver l'école que j'ai connue. Sans en parler avec nostalgie, on se sentait alors Français par la langue, par l'histoire, par la mentalité.

J'ai eu l'occasion, par la suite, de faire des études à l'étranger où j'ai été confronté à toutes sortes de nationalités et j'avais des amis qui venaient de différents points de France. Nous avions quelque chose de tout à fait commun dans la manière de concevoir les choses. On parle de cette conception cartésienne et il est vrai que, quand on est confronté à d'autres nationalités, on se rend compte qu'il existe bien une conception française des choses, qui est très enrichissante.

M. Jacques MYARD : ...qui agace profondément les Américains !

M. Alain SENIOR : C'est tout à fait vrai. Vous touchez un point sensible ! J'ai d'ailleurs un souvenir assez cuisant d'un voyage à New York.

Mais je n'ai pas le sentiment que l'école remplit aujourd'hui cette mission. De la même manière, le Grand Rabbin de France regrette très profondément que la conscription n'existe plus. Des impératifs sociologiques, économiques, que sais-je, stratégiques, ont sans doute présidé à cette décision, mais il reste que l'armée était un lieu de fraternité extraordinaire. C'est dans ce sens que l'on a besoin de réfléchir pour voir comment l'école peut remplir cette mission par rapport à la citoyenneté. Doit-on davantage accompagner les enfants en échec scolaire ? Doit-on créer des lieux d'échange pour parler français ?

Dans ma famille, nous sommes polyglottes, nous parlons l'hébreu, le français, l'arabe et l'anglais, mais à la maison, nous nous exprimons exclusivement en français. Cela fait partie du devoir citoyen d'appartenir à une culture. Y a-t-il un effort à faire de ce point de vue ?

On a parlé des enfants des banlieues qui sont en grand échec scolaire, cela génère la délinquance. Il faut essayer de trouver des moyens pour faire naître un sentiment d'appartenance culturelle. Quels sont les moyens techniques ? J'avoue ne pas avoir réfléchi aux solutions.

M. Christian BATAILLE : Pour vous, l'effort d'intégration dans le contenu des enseignements doit porter sur l'enseignement de la langue, la culture...

M. Alain SENIOR : Tout à fait. Et de l'Histoire.

M. Christian BATAILLE : En tant que spécificité française ?

M. Alain SENIOR : Oui, on a beaucoup insisté là-dessus.

M. Christian BATAILLE : Et vous avez le sentiment que c'est insuffisant ? L'enseignement du français, de l'écriture et de la lecture à l'école, vous paraît-il, par exemple, plus faible qu'avant ?

M. Alain SENIOR : Oui, cela m'apparaît de manière flagrante quand je regarde la manière dont on écrit aujourd'hui. Je parle de lettres que je reçois d'étudiants. Je ne parle pas d'élèves de lycée, qui commettent des fautes incroyables en français. La pauvreté intellectuelle - excusez ma sévérité - au niveau de la connaissance des auteurs de la littérature - je ne parle pas de la philosophie - me choque.

M. Christian BATAILLE : L'affaiblissement du français écrit.

M. Alain SENIOR : Je parle de l'écriture, mais plus largement que cela...

Mme Martine DAVID, Présidente : De la civilisation.

M. Alain SENIOR : Oui, c'est beaucoup plus large.

M. Christian BATAILLE : ... transmise non pas par la télévision, mais par l'écrit.

M. Alain SENIOR : Par l'école. L'école apprend à lire, à écrire, à conceptualiser, à communiquer. Cela touche à l'épanouissement de la personnalité humaine.

Mme Michèle TABAROT : M. le rabbin, vous venez d'évoquer ce problème d'intégration. De ce point de vue, il est tout à fait intéressant, pas seulement pour les étrangers mais aussi pour les Français, de redécouvrir profondément ce besoin de citoyenneté et d'attachement à son pays.

M. Alain SENIOR : Tout à fait.

Mme Michèle TABAROT : Cela m'amène à évoquer un autre élément. Nous avons aujourd'hui des jeunes femmes musulmanes qui se sentent intégrées, qui ont eu l'occasion de le déclarer, et qui nous disent que cette loi serait une protection pour elles vis-à-vis de la famille mais aussi vis-à-vis de l'entourage car nous avons eu l'occasion, lors d'auditions, d'entendre que ce n'était pas forcément la famille, mais le milieu qui fait pression. C'est assez vrai dans les banlieues.

Face à ces jeunes femmes qui, finalement, ont fait ce pas vis-à-vis du pays qui les accueillait, qui se sentent aujourd'hui intégrées et attachées à la France, quelle est la réponse si nous n'avons pas de loi à mettre en avant ? Cette démarche de citoyenneté, elles ont eu l'occasion de la suivre à travers l'école, à travers la société, mais qu'avons-nous comme réponse à leur adresser face à un environnement qui les poussent, pour les reconnaître ou les respecter, à porter le voile ?

M. Alain SENIOR : J'ai envie de donner une réponse très globale à votre question par rapport au phénomène de l'émancipation de l'homme ou de la femme. D'une société qui, au départ, peut être despotique ou totalitaire, on entre dans une société démocratique. Si l'on prenait quelques éléments de l'histoire de l'émancipation des sociétés totalitaires vers la société démocratique, on verrait qu'en général, on a toujours interdit le développement de la connaissance et de l'écriture car, c'est par eux que l'on prend, peu à peu, connaissance de textes subversifs pour le pouvoir totalitaire qui vont donner envie aux gens de faire des révolutions.

Il me semble que, si le creuset de l'école et les autres paramètres sociaux permettent à cette communauté de sortir du communautarisme pour entrer dans une collectivité nationale - c'est un travail qui se fera dans le temps et, je le pense, qu'avec le temps - ces jeunes filles ou jeunes femmes qui sont soumises à un diktat familial ou communautariste en raison de leur appartenance à une religion ou qui sont contraintes à porter le foulard vont apprendre à s'émanciper, à prendre de la distance. Car vous ne pourrez pas, de toute manière, casser des modèles par une loi. Vous comprenez bien que les mentalités demandent du temps pour évoluer et s'émanciper. Cela ne se fera pas en un ou en dix ans. C'est d'abord un premier acte de courage d'une femme qui va casser le diktat, qui aura le courage d'être exclue ; puis, peu à peu, avec le temps, vont s'instaurer des habitudes par la capacité de ces personnes à plus apprendre, à plus connaître et à s'émanciper des diktats communautaristes par la connaissance et l'étude.

Mais je ne crois pas que le vote d'une loi sera, à lui seul, capable de casser une pression sociale qui ne dépend pas seulement d'un vote, mais de ce que l'on vit au fond de soi dans le regard des autres.

Mme Michèle TABAROT : Cette démarche, les femmes l'ont faite. Elles se retrouvent, par contre, confrontées à cet environnement. Ce peut être un élément de force pour la République de pouvoir dire qu'il existe un texte pour les protéger, pour leur permettre de vivre comme elles le souhaitent aujourd'hui, sans être soumises à ces diktats de la famille ou de l'environnement.

M. Alain SENIOR : Il est difficile de faire des statistiques, mais il serait intéressant de savoir combien de femmes portant le foulard sont victimes d'un choix non consenti par rapport à celles qui le portent par conviction religieuse. Je ne connais pas la proportion. Toutes le vivent-elles ainsi ? Je vous pose la question et je m'interroge en même temps.

Mme Michèle TABAROT : Je ne pense pas qu'elles le vivent toutes ainsi mais quand on voit de petites jeunes filles, très jeunes, le porter, il est clair que ce n'est pas leur choix.

Mme Martine DAVID, Présidente : Plus concrètement, pouvez-vous nous indiquer combien d'écoles privées sont gérées par votre confession ? Des élèves qui ne sont pas de confession juive sont-ils accueillis dans ces écoles ? Auquel cas, le port de signes religieux est-il autorisé ?

M. Alain SENIOR : J'aurais de la peine à vous répondre. Je vais lancer un chiffre, une estimation tout à fait fantaisiste qui ne s'appuie sur aucun texte. En France, les écoles juives se trouvent surtout dans les grandes agglomérations comme Paris, Lyon, Marseille, Strasbourg, Toulouse, et il existe une centaine de petites écoles. Je ne sais pas exactement, je pourrais vous le préciser.

Mme Martine DAVID, Présidente : Sont-elles toutes sous contrat d'association ?

M. Alain SENIOR : Pratiquement toutes sont sous contrat ou le demandent. Il faut savoir que le désir des familles juives, un désir unanimement partagé, est que leurs enfants fassent des études. Nous voulons tous savoir écrire, lire et avoir des diplômes. Cela fait partie de la culture juive. Le travail est toujours à l'honneur et les diplômes sont un moyen de bien travailler. Cela fait donc partie de la culture juive que d'être assidu à l'école. De ce point de vue, toutes les écoles tendent à obtenir un contrat d'association, même si certaines ne l'ont pas encore car il y a cinq années probatoires et toutes sortes de conditions pour obtenir des contrats.

A ma connaissance, il n'y a pas d'enfant non juif dans les écoles juives pour une raison très simple liée au mode de vie tellement spécifique. Le matin, on arrive, c'est la prière en hébreu ; nous passons à table, il y a le bénédicité ; on se lave les mains avant le repas et, après le repas, il y a la bénédiction ; l'après-midi, a lieu un petit office. J'avoue que j'y verrais difficilement un enfant non juif. Il serait tout à fait accepté, il ne s'agit pas d'exclusion mais, dans le vécu quotidien, pratiquement, il me semble difficile de pouvoir concilier le vécu d'un enfant non juif dans une école juive.

M. Bruno BOURG-BROC : Le système d'aumôneries de l'enseignement public, tel qu'il est actuellement organisé, vous paraît-il satisfaisant ?

Pensez-vous que le fait religieux doive être enseigné à l'école publique ? Si oui, par qui : des professeurs d'histoire, de philosophie, de français ou par un représentant des religions concernées ?

J'insiste sur le fait que mes deux questions, M. le rabbin, sont bien distinctes.

M. Alain SENIOR : J'ai fait une tentative auprès des écoles de Créteil concernant les aumôneries. On m'a répondu que celles-ci se font à l'extérieur des écoles. J'avais connu un autre fonctionnement à Montpellier où j'étais rabbin il y a quinze ans. Je donnais un cours d'histoire juive entre midi et deux heures pour ne pas empiéter sur l'emploi du temps, auquel venaient des juifs et des non-juifs, même s'il est vrai qu'y assistait une plus forte proportion de juifs. Ce n'est pas satisfaisant. On devrait pouvoir bénéficier d'un lieu et d'une heure, proposer un rendez-vous qui n'empiète pas sur les emplois du temps pour que les juifs ou les non-juifs désireux de connaître puissent le faire.

M. Christian BATAILLE : C'est le mercredi qui est, normalement,...

M. Alain SENIOR : Mais nous n'avons pas, en tout cas à Créteil, accès aux écoles publiques. Cela se fait en dehors. Il faut trouver un local.

Quant à la question des cours, cela a fait l'objet de plusieurs réflexions et demandes. C'est l'Arlésienne. On parlait tout à l'heure de la séparation de l'Eglise et de l'Etat mais on ne peut pas vivre en France sans connaître un tant soit peu d'éléments sur la religion catholique. Ce serait dénaturer la culture française.

Je pense que pas moins que les autres idées, le fait juif fait partie des humanités que tout le monde doit connaître, alors évidemment, il faut savoir que le Fond social juif unifié qui fédère tout l'aspect « culturel » de la communauté a créé un stage de formation pour les professeurs. J'ai participé à ces travaux. Des professeurs qui sont juifs, mais ne sont pas des rabbins, suivent une formation pour enseigner le fait religieux. En raison de mon expérience, je suis souvent invité dans les écoles. Je pense notamment à une école d'infirmières installée près de Créteil qui nous convie régulièrement, tous les ans, pour informer les infirmières qui vont entrer dans la vie active sur le judaïsme.

Il est difficile pour un philosophe ou un historien de parler de la religion juive ou chrétienne car il est des choses qui, quand elles ne sont pas vécues, ne peuvent pas se transmettre de manière authentique. Un bon compromis pour éviter tout embrigadement de la pensée serait que le cours soit fait par « un homme de l'art » en présence du professeur d'histoire ou de philosophie. Et faites confiance à ce dernier, si c'est un anticlérical, pour savoir censurer les débordements d'un discours d'embrigadement !

Que voulez-vous qu'un professeur d'histoire dise du judaïsme ? Il va parler des Hébreux, mais il faut connaître pour en parler. Je vous parle de mon expérience. On dit beaucoup de choses sans bien les connaître, la question me semble difficile. Il me semble que l'on peut inviter un homme de l'art en présence d'un enseignant.

M. Jacques MYARD : Alors, il faut un bouddhiste, un vishnou...

M. Eric RAOULT : M. le rabbin, il existe à Créteil, me semble-t-il, des lieux de rencontre entre les différentes communautés. Cela a été initié par la communauté juive de Marseille, avec « Marseille Espérance ». Je pense que le judaïsme et la République auraient tout intérêt à multiplier ces initiatives, notamment dans les villes où ce problème est apparu. On a pu voir que lorsque le rabbin, l'imam et les représentants des différentes communautés peuvent dialoguer, ils sont écoutés, regardés et suivis. C'est le premier point.

Second point, je voudrais vous interroger sur cette belle phrase de Ben Gourion qui disait : « Juif dans son foyer, citoyen dans sa cité. » On ne pourrait peut-être pas la diffuser auprès de toutes les religions mais, en l'occurrence, elle mérite d'être rappelée parce que, durant la période où elle a été prononcée, il y avait beaucoup de voiles en Palestine devenue Israël et que ce problème a pu, en grande partie, être accepté et toléré.

Cela existe-t-il à Créteil ? Ne pourrait-on pas multiplier ces initiatives dans le plus grand nombre de villes possible ? Je suis persuadé que les élus locaux seraient très intéressés d'être secondés par le judaïsme et aussi par le culte musulman.

M. Alain SENIOR : Je vous rejoins totalement sur ce thème. Quand je suis arrivé à Créteil, j'ai parlé avec le député-maire en lui disant qu'il fallait créer des lieux, des espaces de parole.

Je reviens à la question de savoir qui donnera le cours d'enseignement de religion. Qui prendra la parole et pour dire quoi dans ces lieux d'espace ? C'est toute la difficulté de maîtriser le discours qui doit être un discours de communication et non un discours orienté.

Il reste que ces lieux de rencontres œcuméniques demeurent des endroits très fermés, qui réunissent les représentants des grandes religions et quelques autres personnes, mais je ne suis pas persuadé que les communautés religieuses ont un juste retour de l'écho de ces rencontres. Cela reste encore insuffisamment médiatisé, au sens noble du terme, comme étant le signe de bonne volonté d'un brassage religieux entre les différentes religions. Il faut trouver une solution plus large, plus sociale. Je ne sais pas sous quelle forme. Cela pose un problème délicat.

M. Jacques MYARD : Ce que je vais dire n'est pas vraiment une provocation, même si cela peut le paraître... Mon propos concerne l'attitude que vous avez vis-à-vis de la loi et votre crainte de ce que sera la loi française si, demain, il y a quinze millions de musulmans en France ? Je pense pour ma part que cela posera des problèmes. Ces transitions ne sont pas toujours très faciles. Il y a déjà eu des cas, parfois cela a été violent, au Moyen-Orient notamment.

Cela étant, vous ne pouvez pas ôter au législateur quel qu'il soit, issu du suffrage universel, le soin de rappeler les règles. Nous connaissons aussi d'autres cas, celui d'Atatürk, par exemple, qui, à un moment donné, a dit que c'était comme ça et pas autrement. Je prends à dessein l'exemple de la Turquie car il s'agit d'un pays musulman dans lequel les juifs sont les mieux acceptés, et vous le savez.

M. Eric RAOULT : Les juifs, mais les Arméniens ?

M. Jacques MYARD : Oui, mais je parle des juifs... Avec les Arméniens, il y a eu des problèmes, je le sais bien, mais je rappelle que les juifs, quand ils ont été chassés d'Espagne par Isabelle, se sont réfugiés en Turquie où ils ont été reçus à bras ouverts.

Il y a donc un moment où le pouvoir doit s'affirmer, comme cela s'est passé en France avec l'église catholique. Regardez ce qui s'est passé dans les relations entre le Pape et le roi gallican, qui disait qu'étant empereur, il faisait appliquer les lois du royaume.

Entendons-nous bien, je ne suis ni rabbin, ni curé, ni pasteur. Mais cette pusillanimité à ne pas vouloir édicter des règles claires pour la société civile me semble méconnaître la marche des sociétés. Cela me paraît, je vais être brutal, soit hypocrite, soit laxiste, et, de toute façon, coupable parce que l'on sait qu'avec certains fondamentalistes religieux, demain, ce ne sera plus seulement le voile. Il y a beaucoup d'autres choses derrière.

Je souhaiterai connaître votre réaction sur ces propos un peu iconoclastes, mais qui posent le problème.

M. Alain SENIOR : Si vous pensez que le législateur devait légiférer, pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Et pourquoi ces consultations ?

M. Jacques MYARD : Pour l'éclairer.

M. Alain SENIOR : Non. Nous allons aller au fond des choses car j'apprécie votre jusqu'au-boutisme.

Il me semble que si l'on a réalisé cette consultation, c'est que l'on sentait bien que le problème n'était pas seulement une question de législation, mais de société. Il ne s'agit pas de voter sur l'alcool au volant, il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que c'est une question sensible. Ce n'est pas seulement une question de législation. Cela naît du fait que, dura lex sed lex, certes, mais les lois, je le disais précédemment, par définition, dans la philosophie du droit, sont appelées à évoluer parce que les idées évoluent. Je pense à l'exemple très simple de l'avortement pour lequel il y a cent ou cent cinquante ans, un médecin était condamné à mort pour l'avoir pratiqué.

Quand vous dites qu'il faut légiférer, il est vrai qu'il faut le faire, mais si on a consulté, c'est que l'on sentait bien que le problème était sensible. Si, aujourd'hui, le Rabbinat français déclare qu'il ne faut pas légiférer sur le port du voile islamique, je pense que ce n'est ni de l'hypocrisie ni du laxisme. Faisons confiance aux gens sur leur honnêteté intellectuelle. S'ils vous disent qu'ils pensent qu'il ne faut pas légiférer, c'est qu'ils le pensent. Le but de cette législation serait, pour dire les choses clairement, d'empêcher une dénaturation de la spécificité, de l'essence de ce qu'est la France. On pense que c'est un signe trop ostentatoire qui déteint sur un certain paysage. Je gagerais sur la durée, avec plus de pédagogie et d'investissement dans le temps. Il est bien plus facile de légiférer et d'interdire le voile que de se dire que l'on va mettre en œuvre des moyens dans les lieux de vie, dans ce lieu d'éclosion de la personnalité qu'est l'école, où là nous gagnerons peut-être, avec le temps, le pari consistant à permettre aux gens de s'intégrer harmonieusement et de devenir citoyen tout en restant ce qu'ils veulent être dans leur vie privée.

Mme Martine DAVID, Présidente : La difficulté ne réside pas simplement dans le contenu du sujet qui nous préoccupe. Elle est aussi dans contenu même de la loi. Quand vous dites qu'il est facile de légiférer, ce n'est pas exact, pas simplement par rapport au dossier sensible qui nous préoccupe - et je pense que nous en mesurons la difficulté - mais aussi parce que nous essayons de cerner toutes les contraintes qui s'imposeraient à nous. Nous mesurons justement la difficulté de légiférer à cet égard non seulement à l'intérieur de l'hexagone, mais sur le plan européen notamment. Ce n'est pas si simple.

M. Jean-Yves HUGON : M. le rabbin, à titre personnel, comment considérez-vous le voile islamique : comme un signe religieux ou comme un symbole de la soumission de la femme ?

Par ailleurs, si loi il y avait, pensez-vous que celle-ci devrait aussi s'appliquer aux établissements privés sous contrat ?

M. Alain SENIOR : Pour la première question, j'ai entendu, ce que j'ai lu dans la presse et ce qui court autour de moi, qu'il y avait des femmes qui subissent le voile, des femmes et des enfants, mais pour les enfants, ce n'est pas une référence dans la mesure où chaque parent est libre de donner l'éducation qu'il veut à ses enfants, tant que ce n'est pas une mutilation. Il s'agit d'un choix de vie.

Mais la vision que j'ai du foulard est que c'est quelque chose qui doit être consciemment voulu, en tout cas, de manière lucide et acceptée. C'est l'expression d'une foi, d'une manière de vivre son aspect extérieur, de vivre l'esthétique. C'est la sphère du privé, la sphère du vécu.

Cela doit-il s'appliquer dans les écoles sous contrat ? C'est une question de juriste : l'espace de l'école sous contrat est-il un lieu public ou privé ? Il me semble que cela reste au moins un lieu semi-privé, puisque dans l'école privée sous contrat, on accomplit des offices religieux, on porte la kippa, on mange cascher.

M. Jacques MYARD : Vous savez, beaucoup sont interpellés par ce que vous venez de dire parce que, dans un établissement sous contrat, normalement, il y a des offices religieux, certes, mais bien séparés, mais aussi une nécessaire liberté de conscience. Beaucoup s'interrogent sur ces écoles sous contrat, qui ont connu une certaine dérive. La République doit-elle payer des professeurs de cours de religion ?

M. Eric RAOULT : C'est le cas dans tous les cultes.

M. Jacques MYARD : Justement. C'est plus marqué dans certains cultes que dans d'autres.

M. Alain SENIOR : Je perçois très bien votre question. Ces écoles sont payantes. Et les parents qui mettent leurs enfants dans une école payante, en attendent un service en retour. C'est un choix des familles qui se disent qu'en dehors de l'école publique, elles souhaitent donner à leur enfant une éducation religieuse et qu'elles paient ce service en plus. Heureusement que la République ne paie pas ces professeurs, mais cela reste un choix des familles.

J'ajoute - mais c'est une remarque de citoyen et pas de rabbin - qu'aujourd'hui, face aux difficultés que l'on rencontre dans l'école publique, il faut qu'il y ait un ressaisissement pour redonner confiance aux parents, sinon, il y aura une fuite.

M. Jacques MYARD : C'est déjà ce que l'on constate.

M. Alain SENIOR : Il faut réagir.

Mme Martine DAVID, Présidente : Cette audition a été, comme bien d'autres, extrêmement intéressante et positive. Je vous remercie de votre contribution en notre nom et au nom du Président Debré.

Table ronde regroupant les représentants de la franc-maçonnerie, composée de
M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE, grand maître honoris causa de la Grande Loge de France,
Mme Marie-Françoise BLANCHET
(, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France,
Mme Marie-Danielle THURU, grand maître de la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm,
Mme Marcelle CHAPPERT, présidente de la Grande Loge mixte de France,
Mme Anne-Marie DICKELE, présidente de la Grande Loge mixte universelle,
M. Jean-Pierre PILORGE_, grand secrétaire de la Grande Loge nationale française,
M. Michel FAVIER, grand secrétaire-adjoint de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra,
M. Albert MOSCA, grand maître adjoint du Grand Orient de France,
Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER, président du conseil national de la fédération française de l'Ordre maçonnique mixte international - Le droit humain


(extrait du procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003)

Présidence de M. Jacques DESALLANGRE, membre du Bureau

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Merci à tous pour votre participation à cette table ronde. Je propose que chaque obédience s'exprime. Après quoi, nous entamerons le débat.

M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE : Notre obédience, la Grande Loge de France, a eu l'occasion de s'exprimer, comme les autres obédiences amies, devant la commission Stasi, le 12 septembre 2003. A travers des diversités d'approche, tous les intervenants ont exalté le principe de laïcité, clé de voûte de l'idéal républicain. Chacun retient les lois de 1905 et 1907 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat en tant que régissant, avec la Constitution, sans compromis acceptable, et durablement, les règles applicables dans les écoles publiques.

Sans se singulariser, la Grande Loge de France est sensibilisée depuis les années 1980 aux dérives signalées en 1988, année où surgit l'épiphénomène du foulard islamique. C'est dire que les flambées récentes mobilisant les médias et l'opinion ont conduit nos loges à se remettre au travail. Le Chef de l'Etat a d'ailleurs initié le 3 juillet 2003 ce mouvement dans le pays. Ayons soin de veiller, avant tout, à ce que le droit des femmes ne pâtisse pas d'un mouvement pervers, réduisant une liberté individuelle pour elles encore en pointillée.

Notre société philosophique oeuvrant à la gloire du grand architecte de l'univers poursuit cet examen avec tolérance et ouverture spirituelle. Le principe éminent de laïcité ne visant ni les croyances, ni les religions, à charge pour les églises de respecter les frontières tracées par nos textes. Ce qui signifie, en clair, qu'adogmatiques, nous estimons que les faits religieux doivent être enseignés. Ils contribuent à l'essor des connaissances, lesquelles laissent le champ libre à la foi.

Aujourd'hui, le débat ouvert ressert les données du problème en traitant en urgence du port des signes religieux à l'école, avec un questionnaire nourri, de nature à stimuler nos imaginations. Pour l'essentiel, les réponses individuelles convergent sur un refus de tout changement par voie législative. L'arsenal des textes en vigueur a fait ses preuves. Il suffit de l'utiliser sans réserves. Par conséquent, pas de loi relative aux signes distinctifs, à commencer par le voile. Ne jouons en aucun cas avec le feu qui couve !

Evidemment, les responsabilités qui pèsent sur le corps enseignant sont lourdes. D'où la nécessité de fixer, par voie réglementaire, les sphères ou espaces collectifs et privés en cause dans ce genre de dossier. Au-delà de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des jurisprudences, de la note interne du ministère de l'éducation nationale du 10 mars 2003, seul un décret en la forme appropriée mettrait fin aux hésitations inévitables. Enfin, on pourrait saisir l'opportunité du centenaire qui approche de la loi de 1905 pour célébrer l'attachement civique au socle des droits et devoirs. A l'Etat de concrétiser, à l'heure européenne, en tant qu'arbitre de la neutralité, la valeur d'une laïcité unissant des groupes d'identité différente. Ils partagent, à égalité s'ils le veulent, la notion de bien commun.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : C'est évidemment un honneur pour la Grande Loge féminine de France de répondre à votre invitation. La mission que vous présidez revêt une importance extrême pour notre obédience, profondément attachée à la liberté absolue de conscience, n'acceptant aucune limite à la recherche de la vérité et aucun argument d'autorité, dogme, ni vérité révélée. Obédience féminine, nous sommes particulièrement concernées par la condition des femmes, particulièrement attentives à une parole et à des signes forts sur leur liberté et leur égalité.

En France, la liberté s'est imposée au cours de notre histoire, elle est devenue un principe constitutionnel. C'est un outil de cohésion nationale incontournable qui recueille un large consensus. Le fonctionnement différent des pays voisins ne peut d'aucune manière le remettre en cause. Aujourd'hui, vous vous interrogez sur le port des signes religieux à l'école. Ce point est fondamental, mais laïcité oblige, c'est à l'ensemble des services publics que la question se pose. L'école doit être le lieu de l'émancipation, de l'éducation au libre arbitre, au sens critique, et à la liberté. Elle a un rôle émancipateur des consciences à l'égard des dogmes, à distance de l'emprise du religieux, qui ne doit ressortir que du domaine privé. L'enseignement public doit être indépendant de toute imprégnation confessionnelle. Au devoir de distance des enseignants doit répondre le droit des élèves de ne subir de la part de quiconque aucun prosélytisme, et ceci remet en cause le port des signes religieux à l'école.

A nos yeux, aucun service public ne peut constituer un lieu d'affirmation, voire de revendication d'un culte, et encore moins l'école où ceux et celles qui sont concernés sont des mineurs dont la personnalité est en cours de construction. A l'école, il s'agit d'apprendre à apprendre, à former le libre exercice du jugement, porte ouverte à la culture humaniste ou s'exprime la tolérance, tolérance, certes, mais tolérance réciproque qui a pour limite l'intolérance.

Face à la pusillanimité des politiques et de nombreux intellectuels, et ceci depuis plus de dix ans, les enseignants se trouvent en plein désarroi devant des situations auxquelles ils sont confrontés et auxquels leur cursus ne les a pas préparé. Le port des signes religieux, et plus singulièrement, parce que plus visible et faisant sens, le port du foulard pour les adolescentes et même les pré-adolescentes, et maintenant les très petites filles, est un signe d'aliénation fortement sexuée. Comme le dit Chahdortt Djavann dans son livre « Bas les voiles » : « Ensevelir les femmes sous un voile est un acte semblable à l'excision. » Pour nous c'est une mutilation psychologique, mentale, émotionnelle. C'est le signe d'une soumission imposée aux femmes.

Par ailleurs, le port de signes religieux, quel qu'il soit, s'accompagne de comportements incompatibles avec le bon déroulement de l'enseignement : refus de certains cours, absence du samedi, etc. Les adolescentes qui portent le voile sont-elles vraiment libres, comme certaines dûment chapitrées l'affirment, ou plutôt fortement déterminées par une éducation ou par l'activisme de certains groupements religieux, quand ce n'est pas la pression sociale du lieu où elles vivent.

Il nous semble qu'une loi interdisant le port de signes religieux à l'école donnerait toute sa puissance à la laïcité inscrite dans notre Constitution, et lui permettrait surtout de s'exercer, ce qu'elle ne peut faire hic et nunc. Nous y sommes favorables, et nous l'avons déjà dit à la commission Stasi, ceci concernant l'interdiction du port de tout signe religieux à l'école, quel qu'il soit - ni croix, ni kippa, ni foulard, par exemple - mais aussi de tout signe d'appartenance politique. Ainsi, par voie de conséquence, serait évacué tout prosélytisme, souvent provocateur, et entraînant toute sorte de violence. Le respect de la personne humaine serait ainsi garanti par la voie de l'éducation qui forme des esprits libres mais respectueux de la loi de la République quand on lui donne tout son poids.

Les 11 000 femmes de la Grande Loge féminine de France s'interrogent : qu'est-ce qui l'emporte du droit des femmes à l'égalité proclamée et garantie par la Constitution de la République, ou de la complaisance à la revendication d'autorités religieuses qui, in fine, leur dénient ce droit à l'égalité et à leur complète autonomie. Nous, francs-maçonnes de la Grande Loge féminine de France, nous considérons que ces signes extérieurs dénient aux femmes toute aptitude à devenir des initiées, puisque pour l'être, nous exigeons de celles qui veulent nous rejoindre, une liberté absolue de conscience. C'est la raison pour laquelle nous y sommes fortement et farouchement opposées.

Mme Marie-Danielle THURU : Je représente la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm et nous vous remercions pour votre invitation, car comme obédience féminine, nous sommes pour la liberté de conscience. Notre obédience est laïque, spiritualiste, et nous sommes fondamentalement attachées à la liberté de chaque femme, afin qu'elle puisse trouver son émancipation et agir en véritable citoyenne dans la cité.

Le port de signes religieux est devenu un problème aigu depuis l'affaire du voile, apparue au début des années 80. Le voile n'est peut-être qu'un symbole, mais il traduit la volonté de quelques extrémistes musulmans ainsi que la montée de l'islam en France. C'est un défi que nous devons, comme vous, parlementaires, relever. Nous sommes contre le port du voile qui traduit la volonté d'annihiler totalement la femme. Dans « Bas les voiles », on lit ceci : « Le voile, c'est le dogme islamique le plus barbare qui s'inscrit sur le corps féminin et s'en empare. »

De nombreuses femmes, surtout des mineures, sont manipulées, manipulables. D'autres le souhaitent. Le débat doit s'engager. Pour notre part, nous souhaitons que la République maintienne ses lois, la loi de 1905, la Constitution de 1958. Nous souhaitons un éclaircissement du Conseil d'Etat. Nous sommes pour l'apprentissage du fait religieux au sein des écoles, qui permettrait, au-delà de la peur de l'autre, de permettre une meilleure compréhension de l'autre et de tuer l'intolérance qui est très active.

Nous sommes donc très attentives et attentistes de vos actions, même si une frange de la communauté islamiste est stigmatisée à cette occasion. Nous sommes pour la liberté de conscience. Cela dit, nous ne sommes par pour une loi qui interdise le voile : ce serait la porte ouverte au communautarisme. L'important est de respecter les lois, si besoin en est, de rédiger un nouveau décret pour éclaircir ces faits. J'ai dit.

Mme Marcelle CHAPPERT : La Grande Loge mixte de France que je préside est très honorée de participer à cette table ronde car, aujourd'hui, nous traitons d'une question particulièrement importante. Faut-il, par une loi, interdire le port de signes religieux, et notamment le port du voile, dans les établissements scolaires. Dans un premier temps, nous constaterons que cela revient à nous interroger non seulement sur la laïcité mais, en même temps, sur les difficultés liées à l'intégration de certaines populations dans notre pays. Nous soulignerons ensuite que la question posée s'ouvre tout naturellement sur celle du statut de la femme.

Le voile, en effet, symbolise l'asservissement de la femme et la soumission à une loi que la République ne reconnaît pas. Tolérer le port du voile, c'est accepter l'une des formes les plus odieuses de l'inégalité entre les sexes. Le port du voile constitue, selon nous, une atteinte à deux principes fondamentaux, véritables socles de la République : le principe de laïcité et celui de l'égalité entre les femmes et les hommes. Nos loges, d'ailleurs, ont travaillé cette année sur le sujet suivant : l'intégration commence-t-elle par l'acceptation de la laïcité ? C'est vous dire tout l'intérêt que nous portons à cette question.

Le respect de ces principes implique donc l'interdiction du port du voile islamique dans les établissements publics, et notamment dans les écoles, les collèges et les lycées. La loi du 9 décembre 1905 fut une loi d'équilibre et de compromis. Le pacte laïque qui s'en suivit est devenu indissociable de la République. C'est le véritable patrimoine commun de tous les Français. Faut-il toucher à cette loi ? Il ne faut pas oublier qu'elle imposa la paix religieuse. Alors pourquoi ne pas l'appliquer aujourd'hui à l'islam ?

La jurisprudence du Conseil d'Etat, depuis l'avis du 27 novembre 1989, a eu le mérite de rechercher un équilibre entre liberté d'expression et neutralité du service public. Elle distingue entre les simples signes d'appartenance et les actes à caractères ostentatoires. Mais il y a une faiblesse : c'est de demander aux établissements scolaires de proposer eux-mêmes les règlements internes prévoyant les normes à appliquer et de faire reposer sur les chefs d'établissement le respect de ces principes. Il peut donc y avoir des différences d'appréciation et de traitement d'un même fait sur l'ensemble du territoire national, et il y a surtout une grande solitude, souvent dramatique, des enseignants et des chefs d'établissement.

La clarté est cependant indispensable. Aucune loi nouvelle, nous semble-t-il, n'est nécessaire à l'interdiction du port obligé du voile. Une nouvelle législation pourrait en effet favoriser des stratégies de persécution. Il suffit de réaffirmer, à travers l'arsenal juridique existant, ce qui est et se poser la question de la nature exacte de ce voile qui nous est présenté comme un signe d'appartenance religieuse. Or il nous semble que l'islamisme est la lecture politique d'un texte religieux, la place donnée à la femme découlant d'un artifice théologique qui justifie l'exclusion. L'islam fait d'un voile, qu'il dit pudique, une revendication sexiste qui fait de la femme un être inférieur et réduit à la procréation. Le voile est incompatible avec la laïcité.

La clarté est donc indispensable. L'école est un lieu qui protège et qu'il faut protéger. Les signes religieux, dans la mesure où ils constituent un acte de pression, de provocation et de prosélytisme ou de propagande ne peuvent y être acceptés. La Grande Loge mixte de France pense que le triptyque républicain - liberté, égalité, fraternité - est contenu tout entier dans la laïcité. Je vous remercie.

Mme Anne-Marie DICKELE : Quelles sont les questions posées à la République française, à nos institutions et à nos valeurs par quelques jeunes filles issues de l'immigration pour la plupart et qui, fréquentant l'école publique et laïque, mettent un voile sur leur tête ? L'exploitation médiatique suffit-elle à expliquer cette effervescence, ce souci de débattre, cette envie de trancher, ce besoin de trouver une solution aux difficultés de l'intégration, de la pauvreté, du chômage, de la violence et de la peur d'en être victime ?

Nous étions-nous assoupis ? Aurions-nous baigné dans un âge d'or auquel quelques individus nous auraient brutalement arrachés ? La vie en société nous interroge quotidiennement sur les difficultés de la tolérance, les limites de la démocratie, le caractère âpre de la confrontation où nous aimerions d'autant plus l'autre que sa différence serait moins voyante et plus consensuelle ? Les francs-maçons de la Grande Loge mixte universelle, comme les membres des obédiences qui sont nos amis, savent que la tolérance et la laïcité relèvent d'un pacte social qui est à reconstruire chaque jour, que les mots sont différents des actes, et qu'aucune loi ne dit la réalité du terrain. Nous avons donc tenu à apporter notre contribution, nous dirions en termes maçonniques notre pierre, à cette grande consultation nationale qu'est la question de la loi et des signes religieux à l'école.

Je ne vais pas reprendre ce qui a déjà été dit, pour me centrer sur la question de la loi. En ce qui concerne l'appartenance religieuse, c'est la liberté qui est la règle, et l'exception, c'est la réglementation et la restriction. En matière juridique, les décisions françaises doivent s'accorder aux normes européennes, comme la convention européenne des droits de l'homme, et les conventions internationales signées et ratifiées, comme la convention internationale des droits de l'enfant, par exemple. Une loi portant sur les seuls signes vestimentaires serait censurée par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'homme. La loi est un élément de régulation des conflits sociaux, non un facteur de création de ceux-ci. Elle n'est pas faite pour des minorités, mais pour l'ensemble de la population.

Dans ce contexte, une loi contre les signes religieux en général, qui serait surtout entendue contre une loi contre le foulard islamique en particulier, risque d'apparaître comme discriminatoire à l'égard d'une population qui accumule un certain nombre de handicaps sociaux, économiques et culturels. Aujourd'hui, la cause de tous nos maux serait l'article 10 de la loi de juillet 1989, qui est par ailleurs devenu un alinéa dans l'article premier de cette loi depuis la modification de l'ordonnance en 2002. « Dans les collèges et les lycées - dit ce deuxième alinéa -, les élèves disposent dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, la liberté d'information et la liberté d'expression. » C'est cette liberté d'expression qui fait problème. Suffit-il de la supprimer pour faire taire tout désordre ? Si l'on supprime ce droit, il faudra toiletter un certain nombre de nos articles. Or, n'oublions pas que le droit d'expression est l'aboutissement d'une réelle revendication. Il est inclus dans la convention internationale des droits de l'enfant. On ne peut plus aujourd'hui admettre que l'enfant est dépourvu de ce droit, même si certaines dérives ont été observées.

On pourrait donc préciser les conditions de son application pour en resserrer l'usage, et s'inspirer de l'article 9 de la convention européenne, alinéa 2, qui dit ceci : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles prévues par la loi qui constituent les mesures nécessaires dans une société démocratiques, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé, de la morale publique ou la protection des droits et libertés d'autrui. »

Il serait également pertinent de se placer sur le terrain sociopolitique et des questions d'égalité homme-femme avant tout, et ne pas limiter la question qui se pose à nous au terrain religieux. L'égalité homme-femme a valeur constitutionnelle, et sa mise en cause constitue un trouble de l'ordre public. Nous vous proposons donc d'ajouter à l'article 10 de la loi du 10 juillet 1989, après le premier alinéa, l'alinéa suivant : « En outre, l'exercice de la liberté d'expression ne peut contrevenir à la protection de l'ordre et de la morale publiques, à l'accomplissement de la mission de service public laïque de l'éducation qui vise notamment à préparer l'élève à ses responsabilités d'homme et de femme, de citoyen et de citoyenne, à lui inculquer le respect de l'individu et favoriser l'égalité entre les hommes et les femmes. » Ces mots sont repris de l'article premier de la loi d'orientation.

En conclusion, la loi ne suffira pas cependant à résoudre les difficultés économiques et identitaires. Nos institutions républicaines ne peuvent se désintéresser de cette situation, car il convient de craindre l'exploitation et la légitimisation par les mouvements extrémistes de la peur de l'islam et de la stigmatisation de nos concitoyens originaires de l'immigration. Rien ne se fera sans mesure d'accompagnement, pour les banlieues en particulier. Et permettez-moi d'ajouter, comme participation à ces mesures, le projet que notre obédience défend avec d'autres associations, qui est celui de l'instauration d'une journée annuelle de la laïcité. Cette journée, qui ne coûterait pas très cher, permettrait dans les établissements scolaires comme dans les médias, de diffuser, partager, redire, rappeler que la laïcité est le moyen de vivre en paix dans une société juste, égalitaire et fraternelle.

M. Jean-Pierre PILORGE : Merci de nous avoir convié à cette audition consacrée à la question des signes religieux à l'école. La Grande Loge nationale française a été attentive à votre questionnaire et souhaite y répondre.

Premièrement, s'agissant de l'émergence de problèmes liés au port de signes religieux, depuis la fin des années 80, nous pensons qu'ils sont essentiellement l'expression exacerbée d'attitudes communautaristes refusant toute forme républicaine d'intégration. Ils concernent essentiellement une vision intégriste de l'islam, les autres signes religieux ne posant pas de problème a priori, du fait de l'intégration républicaine des autres communautés religieuses.

Quand la tolérance réciproque laisse faire une distinction vestimentaire à connotation religieuse entre garçons et filles, la notion d'intégration se trouve mise à mal, et la tolérance devient alors du tolérantisme. Le principe de l'égalité de l'homme et de la femme est alors ouvertement bafoué et la République ainsi mise à mal. Le dispositif juridique existant doit être appliqué, et nous ne souhaitons pas une loi spécifique. Cependant, nous proposons que l'on introduise dans la future loi d'orientation sur l'école pour 2004 une disposition réglant le problème des signes religieux ostentatoires dans la vêture, et en interdisant le port de tout signe religieux apparent dans les établissements scolaires, de même que dans les services publics. Nous pensons qu'une loi spécifique serait le meilleur moyen de stigmatiser une communauté et de l'inciter au communautarisme, ce qui serait alors l'échec de la laïcité républicaine et de sa capacité d'intégration. En effet, l'école de la République est un lieu privilégié de cette intégration qui permet l'apprentissage de la vie sociale et de ses règles, et le développement des libertés individuelles. Afin que l'école publique puisse être ce creuset de citoyenneté et d'acceptation des différences, il est indispensable que l'enseignement du fait religieux et des principes de la laïcité républicaine soit au programme des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) et des lycées. Par contre, nous pensons que les écoles privées et confessionnelles, au sens général, sont seules habilitées à définir dans leur règlement intérieur, le niveau d'application de la vêture et des signes religieux ostentatoires dans leurs établissements. Enfin, nous sommes favorables à la création et au développement d'aumôneries de toute confession à l'extérieur des établissements scolaires, comme la loi le prévoit déjà.

En conclusion, nous disons : pas de loi sur le voile islamique, pas de loi sur les signes religieux, ni à l'école ni dans les services publics, mais une disposition dans la future loi d'orientation sur l'école réglant le problème posé par les signes ostentatoires et ostensibles, particulièrement dans la vêture discriminante entre garçons et filles, égaux au sein de la République et devant Dieu, grand architecte de l'univers. J'ai dit.

M. Michel FAVIER : Pour nous, Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, l'école laïque est non seulement le lieu de la transmission d'un savoir, mais aussi le lieu où l'on apprend à devenir citoyen. C'est donc là où l'on enseigne aux hommes et aux femmes à devenir égaux en droit, quelles que soient leurs origines ou leurs convictions religieuses.

Plus que tout autre lieu, elle doit être préservée de toute pénétration économique, confessionnelle ou idéologique. Elle ne doit pas devenir un lieu d'affrontement des différences, mais au contraire celui d'où doivent être exclus tout particularisme, tout prosélytisme, et donc tout signe identitaire, quel qu'il soit. La République laïque doit rester au-dessus des convictions religieuses de chacun, et l'institution scolaire n'a pas à s'adapter à ce qui appartient exclusivement au domaine intime de la liberté de conscience. Aujourd'hui, l'actualité dite du « foulard à l'école » qui, plus que l'expression de convictions religieuses semble être aussi la marque d'une inégalité entre hommes et femmes, et peut-être aussi un élément de test de nos institutions républicaine, demande une plus grande fermeté dans la défense du principe de laïcité. Nous pensons que cette fermeté pourrait être appliquée, non par une nouvelle loi, mais par la stricte application de la loi existante, avec d'éventuelles modifications précisant clairement les limites du caractère ostentatoire des signes religieux, et surtout par des directives claires exprimées par l'Education nationale, à l'usage des enseignants et chefs d'établissement, leur permettant d'appliquer les mêmes mesures aux mêmes problèmes posés, et surtout de ne plus laisser décider au cas par cas, ce qui conduirait inévitablement à une préjudiciable atomisation de l'application de la loi.

M. Albert MOSCA : Je tiens d'abord à excuser notre grand maître, retenu depuis fort longtemps, et vous préciser que mon exposé se veut une synthèse des décisions prises par le Conseil de l'ordre, et votées par le convent du Grand Orient de France.

Historiquement, la franc-maçonnerie a été de tous les engagements pour la République, et souvent à l'occasion des grands textes fondateurs, qu'il s'agisse de la déclaration des droits de l'homme, comme des lois sur les libertés. « La laïcité, une matrice de la République », selon la formule de Marcel Gauchet, s'est construite progressivement par un combat constant, permanent, qui a fini par aboutir à la loi de séparation des églises et de l'Etat, celle-ci en étant en quelle sorte le symbole de l'achèvement, la clé de voûte de l'édifice. Elle est donc, de ce fait, au cœur de l'histoire de notre pays.

La laïcité nous permet de vivre ensemble. C'est un principe d'organisation de l'Etat qui vise à construire un monde commun où chacun peut trouver un sens à sa vie et à réaliser les idéaux républicains de liberté, d'égalité, de fraternité et de solidarité. Elle est donc, de ce fait aussi, un facteur de paix sociale. Elle s'appuie d'abord sur la liberté de conscience définie dans la déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789, puis celle de 1948, ainsi que son corollaire, la liberté d'expression, l'article 10, réaffirmé par l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme de 1950, qui stipule, en outre, la liberté de changer de religion et de conviction. Ce n'est pas neutre : l'Etat a reculé lors de l'établissement de la charte des musulmans de France sur ce point.

C'est donc là le domaine de la sphère privée, celle où s'expriment les convictions philosophiques, métaphysiques, les croyances, les pratiques religieuses et les modes de vie. Cependant, pour vivre ensemble, il convient de créer un espace de rencontres et d'échanges communs, ouvert à tous, sans discrimination. Les règles de cet espace public, de cette sphère publique, où les citoyens évoluent socialement, économiquement et politiquement, sont clairement définies par la loi, devant laquelle tous les citoyens sont égaux en droits, bien sûr, mais aussi en devoirs.

C'est le cadre juridique fixé par la loi du 9 décembre 1905 : il implique de la part de l'Etat et de ses représentants une stricte neutralité par rapport aux options philosophiques où spirituelles. C'est pourquoi, nous souhaiterions que cette loi soit enfin appliquée sur tout le territoire de la République, en Alsace-Moselle, mais aussi en Guyane et en Polynésie. Il est quand même assez scandaleux que pour échapper à une instruction religieuse il faille, dans la République, demander une dérogation.

La laïcisation des institutions de la République, et en particulier de l'école publique, au collège et au lycée, laisse à chacun des citoyens en devenir - ce que semble ignorer le Conseil d'Etat - que sont les élèves, la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou pas sa religion dans la sphère privée. L'école, à notre sens, se doit de rendre la raison populaire, selon le mot de Condorcet. C'est un espace d'émancipation et de libéralisation. Elle est là pour préparer des hommes et des femmes, libres, égaux et responsables, et respectueux des autres. C'est pour cela qu'elle est fondamentalement opposée à toute forme de « prêt à penser » ou de « prêt à croire ». Le principe de laïcité n'est pas la négation des religions. A cet égard, l'enseignement des religions et des courants de pensée, en tant que discipline spécifique, ne répond pas à l'exigence de neutralité que l'on est en droit d'attendre des institutions publiques. A l'inverse, une formation à la connaissance de la laïcité comme socle commun de la citoyenneté et des libertés, et l'enseignement par des laïques des faits religieux, mais remis en perspective historique, permettront, nous le pensons, une meilleure connaissance et compréhension des civilisations et des cultures.

Laïcité et neutralité ne sauraient tolérer à l'école des pratiques dérogatoires visant à l'expression des convictions religieuses sous forme d'attitudes, prières, ou de signes. La question du voile est le symbole des tensions et des crispations que l'on rencontre aujourd'hui à l'école et dans le service public, où l'on voit d'ailleurs les agissements de certains réseaux qui exploitent les revendications identitaires de la part des jeunes musulmanes, quand ils n'interviennent pas directement pour les créer. A cela s'ajoutent des revendications inacceptables, car au nom d'une croyance religieuse, certes respectable, certains élèves récusent telle ou telle partie des programmes, concernant la biologie, la littérature, la philosophie, voire le dessin, ou plus grave encore, l'éducation physique et les activités sportives en piscine.

Plus grave encore : on assiste à la mise en cause de l'égalité entre l'homme et la femme, et le refus, par certains, de la mixité. Accepter ces revendications, les accorder à une communauté en fonction de son identité religieuse, ce serait mettre en place les bases d'un communautarisme, à l'école d'abord, puis dans la sphère publique, et ce, en rupture avec notre modèle qui repose sur l'intégration des individus. Pourrait-on alors parler encore de laïcité ?

En conséquence, les établissements publics doivent être exemptés de tous les signes d'appartenance religieuse, et non du seul voile : ni burka, mais aussi ni kippa, ni crucifix, ni compas, ni marteau, ni équerre, ni publicité commerciale ne doivent avoir droit de cité dans ces espaces communs. Cela paraît possible en appliquant la loi de 1905 qu'il sera peut-être nécessaire de renforcer ultérieurement par voie réglementaire ou par circulaire, et cela sans commettre l'erreur majeure de légiférer contre un seul culte. Si nous voulons réussir l'intégration des hommes et des femmes de confession musulmane, il convient aussi de leur donner toutes les chances de promotion au sein de la société française, des points de vue culturels, sociaux et économiques.

Il revient au gouvernement, enfin, d'assurer pleinement son rôle. Il est temps d'affirmer, face aux crispations identitaires, à la violence, au racisme, au sexisme, à l'antisémitisme et à la xénophobie, ce qu'est le respect d'une loi dont on ne négocierait plus l'application, mais que l'on appliquerait courageusement. Parce que nous accueillons et respectons depuis près de trois siècles des croyants et non croyants dans les loges maçonniques, parce qu'elles ont été crées en Angleterre et en France pour mettre fin à des guerres de religion, nous souhaitons que la loi de 1905 ne soit pas commémorée seulement comme un objet d'histoire et de mémoire, mais comme un outil vivant et indispensable.

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : L'Ordre maçonnique mixte international - le Droit humain affirme depuis 1893 l'égalité entre les hommes et les femmes, et proclame qu'ils doivent bénéficier sur toute la terre, de la justice sociale, dans une humanité organisée en sociétés libres et fraternelles. Notre Constitution énonce le respect de la laïcité, et de toutes les croyances relatives à l'éternité ou de la non éternité de la vie spirituelle. La société républicaine doit, pour nous, être fondée sur des bases juridiques, se référant à des valeurs laïques, pour assurer la coexistence et la cohésion entre toutes les composantes de la société, et pour garantir la liberté religieuse, culturelle et philosophique, dans le cadre de la vie privée.

La Fédération française du droit humain compte aujourd'hui 14 000 membres, tous attachés à ces principes. L'émergence de ce problème en France est dû au fait que la France a eu du mal à régler son passé douloureux avec ses territoires d'Outre-mer, et a construit sa réglementation avec un fort sentiment de culpabilité, entraînant des facilités à des communautés et à des pays ayant été soit des colonies, soit des protectorats. C'est ainsi que l'on voit apparaître dans les années 80 le passage d'une affirmation identitaire à une affirmation politique.

Dans l'absolu, la tolérance devrait nous permettre de vivre tous ensemble. Ce qui est cependant constaté, c'est que les jeunes de religion musulmane sont très sensibles aux discours des imams qui, seuls, leur donnent un projet de vie acceptable, des repères culturels et religieux. De ce fait, il y a une revendication à cette appartenance identitaire, avec une très forte pression des hommes sur les femmes, qui conduit les filles à se soumettre au port du voile.

Aujourd'hui, il est impératif de rappeler le cadre de l'école républicaine, ses valeurs, ses principes fondés sur l'indépendance de la sphère publique, légale, civique, sociale, par rapport au domaine privé et des choix philosophiques et des croyances. Le dispositif juridique actuel n'est pas assez visible, aussi bien dans la loi que dans la jurisprudence. Les règles traditionnelles de la laïcité ont prévalu pendant des dizaines d'années. Elles étaient simples : aucun clerc à l'école publique, aucun enseignement religieux, aucun signe religieux à l'école publique. Il est nécessaire de rétablir ces règles simples, respect de la stricte neutralité religieuse de l'enseignement public, incompatible avec la tentative d'émergence de quelque communauté que ce soit.

La laïcité doit s'entendre comme étant le respect total de la dignité de l'autre dans ses différences, mais aussi comme une dynamique capable de créer, à l'école, des convergences centrées sur des valeurs éducatives fortement reconnues et acceptables par tous. La laïcité scolaire doit permettre aux élèves d'être protégés dans l'intérêt de leurs études. Les enseignants n'ont pas à prendre en considération des jugements de valeur sur la façon d'interpréter telle ou telle religion. Il est nécessaire d'instaurer une sérénité qui permette aux enseignants de pouvoir accomplir la mission qui leur est confiée. Par ailleurs, il faut être attentif à la possibilité de marchandisation de l'école par l'apport de moyens pédagogiques qui, sous ce label, peuvent introduire des manipulations intellectuelles.

Pour nous, aucune loi spécifique n'est nécessaire, mais il faut revenir à des principes stricts de la République. Pour nous, l'école doit être capable de jouer pleinement son rôle d'éducation, de formation et d'insertion professionnelles. Elle doit impérativement proposer aux jeunes un projet d'avenir. L'école doit aussi former des enseignants capables de répondre aux besoins. Ceux-ci doivent acquérir des compétences pour enseigner valablement à des jeunes qui sont très éloignés des valeurs républicaines traditionnelles.

Pour nous, l'enseignement religieux pourrait être une bonne chose. Mais il ne doit pas se faire à l'école. L'étude de l'aspect culturel des religions permettrait aux futurs enseignants d'avoir de meilleures connaissances, serait facteur de compréhension de la réalité que vivent les jeunes. Cette compréhension permettrait d'élaborer, en équipe, dans les établissements, une stratégie éducative plus pertinente. Pour les élèves, l'enseignement du fait religieux devrait leur permettre de vivre ensemble, en comprenant les motivations des autres.

Il faut absolument supprimer, même si c'est délicat, le régime spécifique du concordat appliqué en Alsace-Moselle, mais aussi dans tous les territoires où il est appliqué, et même la suppression de tous ces régimes particuliers. Pour nous, il est évident que tout signe, quel qu'il soit, même si la mesure effective était centrée sur l'école, devrait être supprimé de toute la sphère publique, c'est-à-dire de tous les établissements relevant de l'Etat.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Après ces interventions, je vous propose d'ouvrir le débat.

M. Christian BATAILLE : Les maçons ont joué un rôle très important dans l'élaboration des grandes lois républicaines, notamment celle de 1905, très inspirée par des parlementaires, voire des ministres francs-maçons. A l'époque, ces principes ont été fixés dans le tumulte, parfois la protestation, notamment de l'église catholique. Ils sont peu à peu entrés dans les mœurs et sont aujourd'hui bien acceptés, à telle enseigne que le représentant de la conférence épiscopale, Monseigneur Jaeger que nous avons eu l'occasion d'auditionner, nous a dit que les lois laïques fonctionnaient de façon satisfaisante.

Je souhaite donc vous interroger sur le relâchement dans l'application des principes. On a évoqué certains services publics, et l'on pourrait multiplier les exemples, tant il est vrai qu'on peut s'inquiéter de voir les signes religieux ostentatoires portés par des fonctionnaires. Je pense au voile, mais également au non respect du principe de laïcité par les fonctionnaires de l'Etat au plus haut niveau. Et c'est à la religion catholique que je pense, car je ne compte plus les manifestations où je vois des préfets ou des sous-préfets, en tenue officielle, assister à une cérémonie religieuse, voire la présider. Les textes sont pourtant très rigoureux et indiquent explicitement qu'ils ne doivent en aucun cas y participer dans leur tenue de fonctionnaire, sauf dans des cas très précis, à l'occasion d'une cérémonie funèbre, par exemple.

Vous pensez majoritairement qu'une loi n'est pas nécessaire. Cela dit, ne ressentez-vous pas le besoin d'une piqûre de rappel - non dirigée contre la religion musulmane car il serait préjudiciable de légiférer contre une religion - sous la forme d'un cadre législatif, afin d'appliquer les textes avec moins de désinvolture.

M. Jean-Pierre BRARD : Je n'ai pas pu assister au début de cette audition, la séance publique venant à peine de se terminer. Toutefois j'ai cru comprendre que vous êtes pour la plupart opposés à une loi mais pas à des dispositions complétant la législation existante. Par ailleurs, je crois qu'on ne peut pas dissocier notre sujet d'une réflexion globale sur les lieux de culte, dans la mesure où la religion musulmane est arrivée après les autres, les catholiques, les protestants et les juifs. Quel est votre sentiment sur ce point ?

S'agissant enfin du fait religieux à l'école, quelle est votre position ? Est-ce un facteur d'apaisement ?

M. Robert PAUDRAUD : Que pensez-vous, en effet, de l'enseignement du fait religieux, étant entendu qu'il n'a pas la même portée lorsqu'on le dispense à un enfant de 8 ans ou un élève en classe de philosophie ? Cela dit, j'attends toujours que ceux qui sont partisans de cette introduction nous rédigent un manuel qui fasse consensus. Comme personne ne sera d'accord, on risque d'attendre longtemps... Je suis donc assez sceptique en la matière.

Ceci posé, l'une des préoccupations principales de la mission est de lutter contre le communautarisme que l'on sent monter dans ce pays. En la matière, les enseignants sont totalement démunis, et, du fait de l'absence de directive claire, en sont réduits à des initiatives individuelles, des conseils de discipline, ou à l'action de leurs syndicats. Il faut une mesure d'ordre législatif, étant entendu qu'une loi n'aurait de signification que si elle était étendue aux établissements privés sous contrat. Introduire une interdiction dans l'enseignement public, mais ne pas l'appliquer à l'enseignement privé sous contrat, reviendrait à renforcer le communautarisme et à provoquer une multiplication d'écoles musulmanes ou israélites. N'oublions pas que depuis la loi Debré, le législateur peut toujours imposer, me semble-t-il, une servitude à l'enseignement privé qui reçoit des crédits d'Etat.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : Mes frères et sœurs réunis ici se sont, il est vrai, majoritairement positionnés contre l'élaboration d'une loi. La Grande Loge féminine de France se singularise une fois encore, en étant la seule à demander une loi, au nom de la puissance symbolique de celle-ci, tant il est vrai que tous les textes existants ne nous paraissent pas suffisants pour imposer à tous ceux qui ont rejoint la France le respect des lois de la République. Il nous semble donc absolument indispensable qu'une loi vienne, aujourd'hui, rappeler les principes de la Constitution de 1946, repris dans la Constitution de 1958. Je veux parler de l'égalité entre les hommes et les femmes. Car le port de certains signes religieux, en particulier du foulard, est une remise en cause des lois de la République. Comme l'a dit ma sœur Anne-Marie Dickele, il s'agit d'un trouble à l'ordre public qui ne peut être réglé par une simple pirouette. Nous sommes peut-être les seuls parmi les obédiences ici représentées à le demander, mais nous maintenons notre position haut et fort.

Quant à l'enseignement du fait religieux à l'école, il nous semble indispensable, et dès l'école élémentaire. Parce que nous savons bien que les enfants issus de l'immigration, et singulièrement ceux des banlieues - et pour ma part, je vis dans une de ces banlieues très dures -, n'iront pas jusqu'en terminale et n'aurons jamais accès à l'enseignement de la philosophie. Dès l'âge le plus jeune - tout se joue chez l'enfant avant six ans, on le sait bien -, l'enseignement des faits religieux, mais aussi des courants de pensée, dont la franc-maçonnerie, doit faire partie de leur éducation.

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : Pour nous, les difficultés sont intervenues avec la loi d'orientation du 10 juillet 1989 et l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, qui rendaient les établissements seuls juges des problèmes. Or, on ne peut pas concevoir que la laïcité se fasse à géométrie variable. La difficulté majeure résulte du fait que les enseignants ont été mis devant l'obligation de faire eux-mêmes la part des choses. La situation est rapidement devenue inégale au plan national.

Nous le répétons : nous ne demandons pas une loi spécifique, mais le rappel des principes de laïcité et une loi égale pour tous, donc un texte qui permette à tous les directeurs d'établissement de savoir ce qu'ils ont à faire.

Quant à l'enseignement du fait religieux, il pourra apporter une meilleure connaissance des religions, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un apprentissage des religions. Il doit donc être replacé dans un cadre historique et culturel avec un objectif de compréhension des uns et des autres. Par ailleurs, les aumôneries font partie de la sphère privée et, à ce titre, ne doivent en aucune façon être intégrées à l'école. Chaque religion doit pouvoir enseigner son dogme dans un lieu qui lui appartient. Cela pose le problème de l'intégration de la religion musulmane en France, car étant la dernière à être arrivée, elle ne s'est pas organisée. Le port du voile, à cet égard, est une manifestation de sa non possibilité d'intégration.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Je voudrais faire une remarque. Un orateur a fait état d'un possible blocage par l'Europe. Or M.  Jean-Paul Costa, vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme, a indiqué, lors de son audition par la commission Stasi, qu'un texte prohibant le port du voile, de la kippa ou de la croix pourrait parfaitement être jugé conforme aux principes du droit européen. Le journal, qui fait état de ces propos, indique qu'il a même donné plusieurs pistes permettant à une future loi de ne pas être repoussée par la juridiction européenne.

Mme Marcelle CHAPPERT : L'enseignement du fait religieux est une question extrêmement complexe. Elle peut conduire à des situations difficiles, parce que le fait religieux ne peut pas être dissocié de ce qui fait l'histoire de la culture de notre pays, son passé et son devenir. Nous sommes donc contre une approche qui viserait à le confier à une structure extérieure à l'enseignement public. Bien au contraire, il s'agit de s'appuyer sur les programmes d'histoire, de philosophie et de littérature en y incluant l'histoire de tous les faits religieux, culturels et philosophiques, qui constituent la trame de la civilisation. Si les programmes ne sont pas aussi détaillés à l'école primaire, il existe des livres d'histoire qui, dès le cours préparatoire, permettent d'inscrire dans les premiers éléments de l'histoire ce que sera la naissance de la pensée.

N'oublions pas ensuite un des principes les plus importants posés par la loi de 1905. Je veux parler de la séparation des Eglises et de l'Etat. A mon sens, cela interdit formellement qu'un représentant de l'Etat et de la République soit en service officiel, avec tout l'apparat que lui confère cet office, présent dans l'enceinte d'une église, de quelque obédience qu'elle soit. Il est indispensable de préserver la liberté de conscience et de pensée de toutes les composantes de la population, celles qui croient - en des dieux différents -, et celles qui ne croient pas. Or ceux qui ne croient pas - athées ou agnostiques - ne sont pas pris en considération lorsqu'un représentant de l'Etat assiste, es qualité, à une cérémonie officielle dans une église.

Mme Anne-Marie DICKELE : Faut-il une loi pour appliquer la loi ? Faut-il une « piqûre de rappel de laïcité » ? C'est quand même très paradoxal. André Malraux rappelait, dit-on, que le XXIème siècle serait religieux. Et j'ai l'impression qu'il y a un fantasme de l'universel, comme si une loi pouvait toujours être appliquée, en tout lieu, par tout le monde, de la même façon. Ce fantasme, c'est la négation de la loi. Et nous sommes ne train de dériver vers le dogme, y compris lorsque nous assistons à des grèves de lycéens qui sont en revendication de loi, d'autorité et d'ordre. Cette crise d'autorité à laquelle nous assistons est sans doute légitime. Sans doute avons-nous trop laissé la population en difficulté à l'abandon. Ce besoin d'ordre chez nos lycéens qui font des grèves pour avoir des surveillants s'accompagne, en parallèle, d'une montée de la construction d'une identité musulmane chez des populations exclues, d'abord du système scolaire, ensuite du système professionnel. Tout cela conduit à ce que des associations qui fantasment sur une école sacralisée, lieu d'inviolabilité, parlent d'un besoin absolu de laïcité qui devrait permettre de vivre en paix, de croire ou de ne pas croire, dans un espace qui ferait disparaître les inégalités, comme si rien ne pouvait entamer le projet républicain.

Cette piqûre de rappel, c'est ce que nous faisons en ce moment, c'est ce que la commission Stasi fait, c'est ce que les journaux font. Il faut débattre, rappeler ce qu'est le « vivre ensemble » et la laïcité, sans faire d'une loi universelle la solution à nos problèmes, parce que cela n'a jamais existé et que cela n'existera pas, heureusement !

Mme Marie-Danielle THURU : Lorsqu'on parle de l'enseignement des faits religieux, il faut l'aborder dans un cadre géopolitique, sans oublier de parler de la laïcité. Car aujourd'hui, lorsqu'on parle de laïcité à des institutions ou des professeurs, on s'aperçoit qu'ils n'ont pas la même idée de la notion. C'est un point important.

M. Albert MOSCA : L'extension d'une circulaire à l'enseignement privé, je le rappelle, dépend du contrat que l'établissement a passé. En effet, il existe des contrats qui n'engagent pas l'Etat, des contrats simples et des contrats d'association. Donc, là où il y a financement par le public, la loi doit s'appliquer.

S'agissant de la neutralité des fonctionnaires, vous avez raison, M. le député : il est nécessaire de rappeler le droit de réserve que chaque fonctionnaire doit respecter. Lorsque j'étais fonctionnaire de l'Education nationale, je l'ai toujours appliqué, en particulier lorsqu'il était question des faits religieux. Quant aux élus politiques présents dans des lieux de culte, ils ne devraient pas, d'après nous, célébrer le culte.

S'agissant des aumôneries, l'alinéa 2 de l'article 2 de la loi de 1905 prévoit le financement des aumôneries. Nous n'avons donc pas à les interdire. Mais nous n'avons pas non plus à les multiplier. Je signale qu'il y a un problème avec les aumôneries musulmanes, dans les prisons. Celles-ci, en effet, rencontrent des difficultés pour recruter des aumôniers musulmans, la direction centrale ne s'adressant qu'à la seule mosquée de Paris. D'où la nécessité d'avoir des interlocuteurs pour organiser cet islam de France, et non pas cet islam « en » France.

Sur ce point, il sera nécessaire de trouver les moyens de sortir des cadres et des croyances de cet islam, non en finançant des mosquées, mais en permettant aux croyants de les construire par les dons et non par le biais d'associations culturelles les finançant indirectement, comme ce fût le cas de la cathédrale et de la grande mosquée d'Evry. Il n'y a pas que les mosquées, au demeurant, mais également le problème des cimetières. La loi française interdit les carrés dans les cimetières. Or, les musulmans demandent à être inhumés la face tournée vers l'Est et sans cercueil. Cela pose un problème, et il y a aussi le problème de la circulation de la viande halal. Toutes ces questions ne peuvent se régler que par le dialogue de la puissance publique avec les représentants légitimes de l'islam de France. Il est vrai que la représentativité mise en place semble poser problème... Mais je ne vais pas épiloguer sur la présence de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) et des Tabligh.

S'agissant du fait religieux, nous n'en avons pas encore la définition. Une réunion récente à l'école normale supérieure, avec la présence de l'inspection générale et de MM. Ferry et Darcos, a été l'occasion de débats sur le fait abrahamique dans les religions juives et musulmane. Mais avons-nous des enseignants capables de tenir la discussion ?

Second problème : celui des manuels. On sait qu'un livre récent, préfacé par M. Regis Debray - qui ne l'aurait pas lu - et édité par le centre de documentation pédagogique de Besançon est allé au pilon. On le voit : lorsqu'on ouvre la boîte de Pandore, les problèmes deviennent considérables.

Ceci posé, n'oublions pas que le fait religieux est déjà enseigné. Certains d'entre nous ont appris l'histoire dans le Mallet et Isaac. Nous y avons appris l'histoire de la religion juive, musulmane, etc. Que l'on renforce encore cette présentation, sans en faire un enseignement strict, sauf à reconnaître expressément que c'est pour relativiser des religions par rapport à l'islam.

Quant à la législation européenne, nous nous sommes renseignés. La personne dont vous avez fait état, paraît-il, n'engageait qu'elle-même. Nous restons donc sur nos positions.

M. René DOSIERE : Quand on sort des frontières, notamment européennes, on s'aperçoit que le problème du foulard soulève en France beaucoup plus de difficultés que dans les autres pays européens. Avez-vous une explication ?

M. Bruno BOURG-BROC : Pour ma part, je ne suis absolument pas choqué que le représentant de l'Etat soit en uniforme dans une église catholique, à condition qu'il le soit aussi dans une synagogue ou un temple, à l'occasion d'une manifestation organisée dans des conditions similaires. Personne ici, à mon sens, n'a été choqué de voir depuis le 16 juillet 1996 une manifestation dans toutes les synagogues de France, avec le préfet en uniforme, pour commémorer la rafle de 1942. Le préfet, ne l'oublions pas, est le représentant de tout le monde, des catholiques comme des autres.

J'ai bien entendu que la plupart de nos interlocuteurs ne souhaitaient pas de loi spécifique, à l'exception de la Grande Loge féminine de France. En revanche, certains souhaitent-ils, et dans quelle condition, la révision de la loi de 1905 ?

Mme Champion-Daviller a fait état de la difficulté pour les chefs d'établissement de se confronter à des textes interprétables. Elle a appelé de ses vœux un texte non susceptible d'interprétation. Mais la loi, si bien faite soit-elle, est toujours susceptible d'interprétation. Le contentieux devant la juridiction administrative, qui va croissant, en est la démonstration.

S'agissant de l'enseignement du fait religieux, à partir de quel manuel, de quels outils le développer, et pour quel âge ? D'après moi, le fait religieux mériterait d'être enseigné au plus tôt, en début de cursus scolaire même s'il doit être poursuivi après, tant il est vrai qu'on n'apprend pas la même chose et de la même manière à onze ans et à dix-huit ans. Dans la mesure où cet enseignement serait une école de tolérance, pourquoi ne pas le commencer dès le début ? M. Mosca a parlé du Mallet et Isaac. Mais aujourd'hui, on a besoin d'une actualisation, sans compter que la connaissance de certains fait religieux aide à la compréhension du monde moderne et à l'appréhension culturelle d'autres pays. Cela dit, cet enseignement doit-il faire l'objet d'un enseignement spécifique, ou doit-il être le fait du professeur d'histoire ? Dans la première hypothèse, je constate qu'aucun enseignant n'est formé. Comment donc les former ? N'oublions pas que pour beaucoup de musulmans, l'islam ne peut être enseigné que par des personnes qui connaissent l'islam, ce qui reviendrait à faire enseigner le fait musulman par des imams, le fait catholique par des prêtres ou des religieux. Le problème est donc complexe.

M. Jean GLAVANY : Certains juristes éminents nous disent qu'une loi serait tout à fait compatible avec la convention européenne. D'autres, tout aussi éminents, disent exactement le contraire. Les uns nous disent qu'une loi interdisant le port du voile serait conforme à la Constitution de 1958 et à son article 2, les autres disent le contraire. Le problème n'est donc pas juridique : il est essentiellement politique. Il faut le dire.

L'intervention de Mme Dickele sur l'universalité de la loi m'a particulièrement intéressé. Comme le disait M. Bourg-Broc, le principe d'universalité de la loi n'existe pas. S'il existait, on verrait à travers les tribunaux de France les mêmes règles appliquées partout, dans tous les domaines. Or vous savez bien que, suivant que vous commettez tel ou tel délit, il vaut mieux être jugé par tel ou tel tribunal. Tous les principes de droit donnent lieu à interprétation. J'entends bien que les chefs d'établissement - et nous y sommes tous sensibles - demandent des bases claires pour qu'il n'y ait pas de différence d'application d'un établissement à l'autre, un principe de la République ne pouvant pas être négociable d'un établissement à l'autre, les chefs d'établissement ne voulant pas à avoir à trancher au nom d'une appréciation locale. Mais ils n'arrêtent pourtant pas de trancher des problèmes locaux par une appréciation locale, jour après jour. Lorsqu'ils décident de déférer un jeune devant un conseil de discipline, de l'exclure temporairement ou définitivement, ils portent une appréciation locale et autonome. Au demeurant, un juriste éminent me disait récemment qu'une loi sur les signes religieux aura toujours un degré d'interprétation. Une loi sur les signes visibles ? C'est très bien, mais qui jugera de la visibilité du signe ? Le chef d'établissement... Imaginez deux jeunes filles portant le même pendentif avec un crucifix en or. La première sera exclue parce que son décolleté était ouvert, l'autre ne le sera pas, parce que son décolleté était fermé. Et ce sera le chef d'établissement qui en décidera et qui appréciera le principe de droit que le législateur voulait universel.

Il n'existe donc pas de principes universels qui puissent être appliqués de la même façon partout. Mme Blanchet nous a dit qu'elle était en faveur d'une loi au nom de sa force symbolique. Et en effet, le débat aujourd'hui se réduit à un problème de symboles. On parle de laïcité comme d'un problème majeur pour la société toute entière, posant le problème de l'intégration et de la remise en état du modèle républicain et laïque d'intégration. Et dès qu'on sort de la salle, les médias nous demandent : « faut-il une loi sur le voile ? ». Là n'est pas la question. L'essentiel est de savoir si l'on est capable de faire vivre la laïcité dans la République. Une loi symbole pour réaffirmer un principe constitutionnel ? Croyez-vous vraiment qu'il faut publier des lois pour cela ? N'est-ce pas une manière un peu facile de se débarrasser du problème et de refuser le combat ? Ce sont mes questions, un peu provocatrices.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : Réclamer une loi au nom de la puissance symbolique de la loi est très certainement provocant, et d'ailleurs, nous sommes la seule obédience à revendiquer une loi. Il s'agit d'opposer la puissance symbolique de la loi à celle du refus de l'appliquer, comme d'ailleurs les principes constitutionnels d'égalité entre les hommes et les femmes à travers le port de signes qu'on prétend religieux et qui sont aussi bien autre chose.

Nous pensons que lors des premières apparitions du foulard dans les années 80, les autorités civiles ont manqué d'autorité. Ce qui était un petit voile dans les années 80 est devenu un foulard de type iranien, puis on a vu apparaître les robes qui masquent totalement le corps, puis les gants. A quand l'arrivée des burkas et des masques de cuir émiratis dans les écoles ?... On les a déjà à la sortie des écoles, avec des mamans qui arrivent totalement voilées. Des institutrices en école primaire qui nous disent qu'elles ne savent même plus si elles remettent l'enfant à sa mère ou à quelqu'un d'autre. Dans les centres commerciaux de nos banlieues, nous voyons des femmes en burkas. Je suis bien placée pour le savoir, puisque j'habite Champigny-sur-Marne, à 12 kilomètres seulement de la Tour Eiffel ! Il y a vingt-ans, il n'y avait pas un voile. Aujourd'hui, il y a des burkas.

Nous pensons, à la Grande Loge féminine de France, que l'égalité entre les femmes n'est absolument pas négociable. Vous nous dites que le problème est plus aigu en France qu'ailleurs. Naturellement ! Ne dispose-t-on pas depuis 1905 d'une loi sur la laïcité ? Cette loi n'existe pas dans les pays voisins. En France, la laïcité oblige un préfet, un membre de l'Etat ou un militaire à assister à une cérémonie es qualité, en tant que représentant de l'institution au nom de laquelle il porte un uniforme. Mais le Général de Gaulle, lorsqu'il participait à la messe, s'interdisait de participer au culte, en particulier d'aller à la communion. Car il était là en tant que représentant es qualité, non en tant que croyant d'une religion. Lorsque nous voyons des préfets assister à des cérémonies à la synagogue ou à la mosquée, ils sont tout à fait dans leur rôle. Mais pour la Grande Loge féminine, nous préférons voir un sous-préfet aux champs qu'un Premier ministre au Vatican.

Mme Anne-Marie DICKELE : S'agissant des aumôneries, la loi de 1905 est claire : l'aumônerie n'est légale que s'il y a internat pour permettre aux élèves de suivre le culte s'ils ne peuvent sortir. C'est notamment la raison pour laquelle il y a des aumôneries dans les prisons. Dès lors que les élèves peuvent sortir, et que la République a donné un jour, en plus du dimanche, pour pratiquer le culte, il n'y a pas lieu de faire davantage. Il serait même souhaitable de récuser le laxisme. Je pense notamment à ces circulaires ministérielles qui autorisent les recteurs à ouvrir des aumôneries, même sur demande minoritaire des parents, lorsqu'il n'y a pas d'internat.

S'agissant de l'enseignement du fait religieux pour les petits enfants, si vous avez à négocier cela, j'espère que les parlementaires s'attacheront les services de personnes compétentes en matière de développement psychologique de l'enfant. On sait qu'il faut d'abord apprendre à l'enfant à négocier, à considérer l'autre comme soi-même, à apprendre le jeu de société, le respect, la tolérance, les exigences du pacte social qui ne sont pas innés, avant que cet enfant puisse accéder à la compréhension de cultures autres que la sienne. Je ne pense donc pas que l'on puisse apprendre aux tout petits le fait religieux, hormis lorsqu'il s'agit du choix des parents qui veulent leur donner une éducation religieuse.

Pour avoir encore des enfants en âge scolaire, je peux témoigner que le fait religieux est largement enseigné à travers la culture de l'islam, la Réforme, l'histoire de l'église catholique dans les ouvrages d'histoire. Saint Augustin n'est pas interdit dans l'enseignement de la philosophie. Pourquoi vouloir en faire plus ?

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : Le port du foulard est-il un problème beaucoup plus exacerbé en France ? Nous sommes dans une période d'évolution, et l'on constate de plus en plus que tous les pays d'Europe rencontrent les mêmes difficultés. Hier soir, la télévision diffusait un reportage sur la situation en Grande-Bretagne qui connaît encore plus de difficulté qu'en France. Les manifestations sont donc tout aussi exacerbées dans les autres pays d'Europe.

Faut-il ou non réviser la loi de 1905 ? Je ne suis pas juriste, et je peux que répondre que sur un plan philosophique. Je ne crois pas à la toute puissance d'une éventuelle loi. Par contre, les décrets d'application ont leur importance. Faut-il aménager la loi de 1905 ? Faut-il des décrets d'application ? C'est aux parlementaires d'en décider. L'application au niveau de nos institutions doit cependant tendre le plus possible à l'harmonisation. Certes, les chefs d'établissement doivent faire des choix tous les matins, mais ne leur compliquons pas la tâche en multipliant les choix qu'ils doivent faire ! Les orientations doivent donc être claires, simples et applicables.

M. Albert MOSCA : Au Grand Orient de France, nous ne sommes pas pour une refonte de la loi de 1905. Nous tenons à ce que cette loi soit maintenue, et je rappelle qu'elle a déjà été modifiée neuf fois, la dernière en 2000 pour abroger l'article 30 que voici : « Conformément aux dispositions de l'article 2 de la loi du 28 mars 1905, l'enseignement religieux des écoles ne peut être donné aux enfants âgés de six à treize ans, inscrits dans une école publique, qu'en dehors des heures de classe. »

Que la loi de 1905 soit renforcée dans un sens ou dans un autre ne nous pose pas de problème. Par contre, il faut savoir qu'on assiste de plus en plus à la montée d'un islam totalitaire, d'aucuns disent « fascisant ». C'est le fait de minorités. Deux associations sont particulièrement efficaces. La première, les Frères musulmans, dont vous connaissez le credo : « l'islam est notre Constitution ». La deuxième, tout aussi dangereuse, le Tabligh, travaille de tous côtés à mettre en place des associations. C'est exactement le même modèle que ce qui s'est passé en Algérie. Il faut donc être extrêmement vigilant vis-à-vis de la montée de cet islam, d'autant que les médias donnent à ses représentants toute latitude d'expression. Alors qu'il y a un islam paisible en France, qui veut vivre correctement sa religion, et à qui l'on ne donne pas voix au chapitre. Je pense notamment à l'imam de Marseille, Soheb Bencheikh, qui, dans son livre « Marianne et le prophète », développe des idées très claires sur l'intégration de l'islam en France à travers la laïcité. Compte tenu de toutes les jurisprudences mises en place depuis l'avis du Conseil d'Etat de 1989, il faudrait, à l'occasion de cette réflexion sur la laïcité qui rassemble la commission Stasi et la mission parlementaire, remettre tout à plat et revoir cet avis. Les données ont changé, me semble-t-il, mais je n'engage que moi, non le Grand Orient.

M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE : Il faut effectivement réapproprier la loi. Cela étant, il y a deux risques. Il faut d'abord oser dire que le communautarisme tourne le dos à la laïcité. Ensuite, nous avons commencé depuis deux mois à la commission nationale consultative des droits de l'homme, sous la présidence de Mme Questiaux, une série d'auditions se rapportant à l'islamophobie. MM. Bencheikh et Boubakeur seront entendus ces jours-ci. Mais je me souviens que devant la commission Stasi, un islamiste distingué m'avait demandé ce que je connaissais des spécificités de l'islam. C'est important. On parle de faits religieux, et j'y suis favorable. Mais je n'oublie pas ce qu'a dit un député à propos du foulard : exclure une jeune fille d'une école, n'est-ce pas la laisser aux mains d'une école coranique ? Il s'agit donc d'accroître les savoirs, les connaissances, et de rapprocher les êtres. On parle d'assimilation, d'intégration. Il faut contribuer à rapprocher des points de vue aussi antinomiques, et il est vrai qu'il existe un islam modéré.

M. Bruno BOURG-BROC : S'agissant de la présence dans les manifestations publiques de représentants de l'Etat, on oublie souvent que le maire est non seulement un élu, mais également le représentant de l'Etat. De quel droit, avec ou sans écharpe, refuserais-je, une invitation à participer à une manifestation, quel qu'en soit le lieu. Je suis catholique, mais lorsqu'on m'invite à la synagogue, je mets une kippa, répondant ainsi à l'invitation d'une partie de la population que je représente.

S'agissant du port des signes religieux et du recours à une loi, j'ai peur qu'on évacue trop pudiquement les difficultés d'intégration de la communauté musulmane. Une loi ne risque-t-elle pas de radicaliser cette communauté ? Vendredi dernier, j'ai été invité par des musulmans. J'ai pu constater que le simple fait d'évoquer une loi est considéré comme une manifestation d'exclusion. J'ai donc la conviction que la loi ne peut résoudre le problème.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Vous oubliez de rappeler que le recteur Boubakeur nous signalait il y a quinze jours qu'une loi aurait été possible voilà dix ans, qu'elle lui paraît moins possible aujourd'hui, et que dans dix ans, cela sera encore moins possible.

M. Robert PAUDRAUD : La France ne doit pas devenir un pays multicommunautaire, c'est entendu. Mais il y a un autre aspect dont on ne parle pas beaucoup. Ce week-end, j'ai relu les travaux préparatoires à la loi de 1905. La plupart des partisans, comme des adversaires, d'ailleurs, invoquaient en permanence le pouvoir temporel du Pape, autrement dit l'inféodation aux frais du contribuable d'une partie importante de la population française qui attendait des instructions d'une puissance étrangère. Depuis - et heureusement -, le Pape n'a plus de pouvoir temporel. Mais s'agissant des autres religions, je constate que pour la plupart, ceux qui la pratiquent ont toujours la double nationalité. Non seulement, ils jouent le communautarisme, mais ils essaient, en plus, de peser sur la politique extérieure de la France. Chacun peut d'ailleurs constater que la montée des tensions est due à des problèmes de politique extérieure, au premier chef le conflit israélo-palestinien. Un texte interdisant de tels détournements de religions serait le bienvenu. Car la religion n'a pas grand chose à faire avec les conflits territoriaux. Un tel texte montrerait que la France entend rester indépendante, et qu'elle n'admet pas qu'au sein de son territoire, elle soit l'objet de luttes de factions extérieures au pays. La France est un vieux pays qui a ses traditions, qui a fait du bien, du mal. Elle existe, et nous sommes fiers d'être français, et seulement français.

M. Jean-Pierre BRARD : M. Bourg-Broc a indiqué que le fait de légiférer risquait de radicaliser encore plus les musulmans. Je représente plutôt l'opinion symétrique. J'ai dans ma ville plus de musulmans qu'à Valmy, de 15 000 à 20 000 personnes de « tradition » musulmane. Cela dit, « musulman », c'est comme « catholique » : ce n'est pas parce qu'on est baptisé qu'on est catholique. Je suis donc en faveur de dispositions législatives qui compléteraient l'arsenal législatif existant, et même au-delà de l'école. Ne pas prendre de mesures reviendrait à abandonner nos compatriotes de tradition musulmane à la pression très activiste des ultras qui s'expriment au nom de l'islam. La République doit protéger nos compatriotes face aux pressions. De ce point de vue, prendre des dispositions à partir d'un texte global réaffirmant des principes déclinés sur le plan législatif et réglementaire, selon les sujets concernés, c'est faire notre travail de protection de nos concitoyens, face à des pressions largement inspirées de l'étranger. Sur plusieurs questions, au demeurant, je pense que nous ne sommes pas si éloignés l'un que l'autre, ne serait-ce que grâce aux moulins de Valmy...

M. Jean-Yves HUGON : Ma question s'adresse plus particulièrement à M. Mosca, et complètera celle de M. Brard. Je fais partie des parlementaires qui ont régulièrement assisté aux auditions de la mission, et de ceux qui hésitent encore. Vous ne souhaitez pas une nouvelle législation, M. Mosca, mais vous avez fait allusion à deux groupes islamistes fondamentalistes, et attiré notre attention sur le danger qu'ils représentent. Ne pensez-vous pas que ces groupes veulent provoquer la République ? Ne pas légiférer, n'est-ce pas un signe de faiblesse de la République ?

M. Albert MOSCA : Le Grand Orient de France a toujours été le garant des libertés, en particulier de la liberté d'expression. L'interdiction de ces deux groupes ne résoudrait pas le problème, sans compter qu'une telle décision serait contraire à la longue histoire de notre pays. Quoi qu'il en soit, les problèmes ont débuté lorsque le code de la famille a été établi en Tunisie, date à partir de laquelle nous avons accueilli les opposants au régime, de la même manière que nous avons accueilli les opposants au régime des Généraux.

Il n'est donc pas nécessaire de légiférer sur ce plan. Je ne suis pas juriste, mais le Conseil d'Etat a sans doute trop tendance à assimiler le comportement d'un enfant à celui d'un usager du service public. Un enfant n'est pourtant pas un citoyen : c'est un citoyen en devenir. Par circulaire ou décret, on pourrait préciser ce que les chefs d'établissement doivent faire, ce qui permettrait qu'il n'y ait pas vérité en-deçà et erreur au-delà. D'un côté, on accepte, de l'autre, on négocie sur un bandana. Et lorsque nous aurons l'arrêt Krishna ? Voilà le problème. C'est pourquoi il serait utile qu'une circulaire ou un décret fixe des règles valables pour tous. Les chefs d'établissement pourraient alors s'y appuyer pour négocier. Pour nous, au Grand Orient de France, chaque renvoi est un échec, comme celui des deux petites Lévy. Nous ne sommes donc pas pour une loi interdisant le voile et le seul voile.

M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE : La note interne du 10 mars 2003 du ministre de l'éducation nationale est plus complète et colle mieux à la réalité actuelle que l'arrêt du Conseil d'Etat, car elle définit des critères d'application de la loi ou des textes existants s'agissant du foulard. C'est un texte bien fait et qui retient trois critères pour demander aux chefs d'établissement de sanctionner ou de négocier.

- Mme Marcelle CHAPPERT : Nous ne sommes pas pour légiférer d'une manière précise sur la question posée, mais comme certains intervenants l'ont dit, nous souhaitons que soit donnée aux principes constitutionnels existants et à la loi de 1905 toute la force dont elle est capable.

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- S'agissant de l'exclusion d'élèves qui vont à l'école avec un voile sur la tête, de telles exclusions ne sont jamais des solutions satisfaisantes. N'oublions pas qu'il s'agit d'enfants, d'adolescentes et de jeunes filles qui sont pénalisées alors qu'elles appartiennent souvent à des milieux défavorisés. On a dit que la loi n'était pas la panacée, et qu'il était indispensable de créer un environnement permettant de répondre à des questions précises. Il faut ainsi développer le dialogue en réponse à ce qui se passe dans les cités populaires ou les banlieues les plus défavorisées, où le prosélytisme est extrêmement prégnant pour ces jeunes filles qui craignent bien souvent d'être victimes de représailles lorsqu'elles ne portent pas le voile. La jeunesse française issue de l'immigration a besoin d'être protégée. Encore faut-il lui donner les moyens de répondre aux intégristes. Pour cela, il faut des moyens matériels en locaux, mais aussi en personnels éducatifs qui accompagnent les enseignants, de manière à créer un environnement propice à un art de vivre ensemble, à cette laïcité dont nous débattons depuis ce matin. N'oublions pas que la véritable émancipation est l'accès au savoir. L'ignorance chez les élèves du concept de laïcité rend difficile, pour les enseignants, la défense des valeurs laïques. Peut-être serait-il judicieux, afin de compléter les grands textes juridiques, de rédiger une sorte de guide pratique de la citoyenneté laïque qu'il faudrait inclure dans les programmes des IUFM, afin que les étudiants puisse se familiariser non seulement avec les textes, les faits religieux, mais aussi avec le concept de laïcité.

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M. Jacques DESALLANGRE, Président : Il existe cependant un moment où la négociation trouve ses limites. Peut-on s'exonérer de la sanction ? Sans sanction, les jeunes barbus qui sont aux portes de mon lycée et qui injurient les filles lorsqu'elles ne sont pas voilées auront gagné. Prenons garde, sous couvert de tolérance, à faire de la laïcité un petit accommodement. En ne sanctionnant pas le port du voile, vous donnez raison à tous les jeunes intégristes qui menacent les jeunes filles.

M. Jean GLAVANY : Le débat que vous relancez est essentiel. Qu'il s'agisse des parlementaires ou des intervenants d'aujourd'hui, personne n'est pour le port du voile dans les écoles. Tout le monde est contre. Il s'agit de savoir comment s'y prendre, de savoir si d'entrée de jeu la force de la loi fait qu'une jeune fille qui se présente aux portes d'un établissement avec un voile est exclue du système éducatif, auquel cas l'école de la République ne joue pas son rôle d'intégration. L'exclusion, c'est la porte ouverte aux écoles coraniques. Et je ne parle pas des écoles catholiques qui s'affranchissent totalement de l'obligation de neutralité et qui accueillent à bras ouvert les jeunes filles voilées. Autre solution : laisser la place à la conviction. Voilà le vrai sujet. Bien sûr, l'interdit doit, à un moment ou un autre, devenir l'interdit. Mais lorsque dix jeunes filles se présentent voilées aux portes d'une école, et qu'on arrive à en convaincre neuf de le retirer, une seule sera exclue. Aujourd'hui, des équipes éducatives déploient, avec succès, des trésors d'ingéniosité pour obtenir, par la conviction, le retrait du voile. Même chose à l'université. On voit bien qu'au fur et à mesure que les étudiantes progressent dans la rationalité, la connaissance et l'esprit critique, elles abandonnent le voile. Elles sont des dizaines à le porter en première année, quelques unes en deuxième année, et presque plus en licence ou en maîtrise. Voilà la question qui nous est posée. Le cas de ces jeunes filles d'Aubervilliers est quand même assez incroyable. On les a vues sur le plateau d'Ardisson samedi dernier. Face à la provocation médiatique, il faut être d'une grande fermeté. En même temps, elles ont été exclues, et c'est un échec pour le système éducatif.

M. Goeau-Brissonière a fait état d'une note du ministre de l'éducation nationale qui montre à quel point, alors qu'il en a les moyens, le système éducatif français se met en position de faiblesse face aux agressions extraordinairement sophistiquées dont il est l'objet. Premièrement, deux élèves sur trois sortent du système éducatif sans savoir ce qu'est la laïcité. On n'enseigne plus la laïcité, l'instruction civique, le civisme, le droit et les devoirs de la citoyenneté. Deuxièmement, on n'enseigne plus la laïcité dans les IUFM. J'ai récemment rencontré un étudiant de l'IUFM de Paris qui m'a dit que la laïcité faisait l'objet d'un module de deux fois deux heures facultatives, en fin d'année, au moment où tout le monde prépare les concours, et qu'au bout du compte, les cours sont annulés parce que le nombre d'étudiants était insuffisant. Voilà ce qu'est l'enseignement de la laïcité dans les IUFM.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : De qui est-ce la faute ?

M. Jean GLAVANY : Des politiques, bien entendu !

Troisièmement, chacun sait qu'il existe un guide pratique du docteur Abdallah Milcent, visant à déstabiliser l'Education nationale sur la question du port du voile. Pourquoi celle-ci n'a-t-elle pas le même guide pratique pour déjouer celui d'Abdallah Milcent ? La note juridique de mars 2003 dont vous avez fait état en constitue un. Pourquoi n'est-elle pas diffusée à tous les chefs d'établissement ?

Voilà donc plusieurs mesures concrètes qui pourraient permettre à l'Education nationale de faire face à de telles situations. Cela dit, elle y fait face de mieux en mieux, et les équipes pédagogiques ont appris à rédiger des motivations de décisions d'exclusion d'une manière plus intelligente qu'il y a dix ans. Voilà le fond du problème : que le politique donne à l'Education nationale les moyens concrets de lutter contre les agressions. Par la pratique, l'enseignement, la pédagogie et la conviction, on n'aura plus besoin de faire des lois, fussent-elles symboliques.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : Je suis très contente d'entendre parler de force de conviction : c'est vraiment notre credo. Elle permettrait dans les écoles, même primaires, de convaincre les familles et les enfants de ne pas porter de signes religieux, et les filles de ne pas porter le voile et un costume de plus en plus aliénant. Aujourd'hui, on s'aperçoit que ce sont des jeunes filles elles-mêmes qui agressent violemment d'autres jeunes filles de la même confession qui ne portent pas les signes en question. Si le personnel administratif, les enseignants et les chefs d'établissement n'ont pas les moyens de convaincre les jeunes filles de laisser leur costume à la porte et de convaincre les garçons de laisser les filles en paix qui ne portent pas de tels costumes, on est complètement en dehors de la loi. On n'est plus dans un état de République, mais dans une anomie totale, dans un Far-Ouest.

Pour nous, il est essentiel de ne pas abandonner ces jeunes face aux groupes de pression qui s'exercent au sein des établissements. Il ne faut pas abandonner les enseignants, mais encore moins les enfants. Laisser les enfants exercer des pressions sur les autres enfants, sans que les enseignants, le personnel administratif et les chefs d'établissement puissent intervenir et repousser au-delà des grilles des établissements tous ces signes, c'est abandonner la laïcité et laisser un vide. La nature ayant horreur du vide, ce sont les autres qui occuperont le terrain. Et alors, pourquoi faire des lois et vouloir maintenir la République ?

Mme Marie-Danielle THURU : Nous sommes tous contre le port du voile. Cela dit, soyons utopistes : ne pourrait-on pas imposer à toutes personnes exclues d'une école plusieurs heures de cours sur la laïcité ?

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : Ne rien faire peut en effet être interprété comme un abandon de l'Etat, donc un renforcement du communautarisme. Par ailleurs, je crois que les dispositions législatives doivent permettre à nos compatriotes musulmans non intégristes de pouvoir vivre leur religion, et être de vrais citoyens d'une République. Bien entendu, nous ne pouvons que croire à la force de conviction. Pour autant, ne minimisons pas la conviction de ceux que nous avons en face, qui est éminemment politique. Les manifestations sont religieuses, mais la base est fortement politique : il s'agit de transporter sur notre sol les conflits extérieurs. La conviction seule ne pourra pas suffire. Par contre, nous sommes sûrs que les jeunes sont totalement en dehors d'un projet de vie : l'école ne leur apporte plus l'intégration. Pour réussir l'intégration de cette population, il faut que ces jeunes puissent avoir à la sortie de l'école un métier et puissent gagner leur vie. C'est ainsi que l'intégration se ferra, et non en les laissant dans un no man's land.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Votre remarque vaut pour les jeunes français musulmans, mais pour bien d'autres jeunes.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre participation à nos réflexions.

Voir la fin des auditions

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école

( Ces témoins n'ont pas retourné le compte rendu de leur audition pour observations.

 

 

Table ronde regroupant
M. Sylvain FAILLIE, principal du collège Jean Rostand de Trélazé dans le Maine-et-Loire,
M. Jean-Paul FERRIER, principal du collège Léo Larguier de La Grand'Combe dans le Gard,
M. Eric GEFFROY, principal du collège Jean Monet de Flers en Basse-Normandie,
M. Armand MARTIN, proviseur du lycée Raymond Queneau de Villeneuve-d'Ascq dans le Nord,
M. Roger POLLET, proviseur du lycée Jean Moulin d'Albertville en Savoie,
M. Michel PARCOLLET, proviseur du lycée Faidherbe de Lille dans le Nord,
M. Jean-Paul SAVIGNAC, proviseur du lycée Colbert de Marseille dans les Bouches-du-Rhône
et M. Philippe TIQUET, proviseur du lycée Voltaire d'Orléans dans le Loiret
Mme Stanie LOR SIVRAIS, proviseur du lycée La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône

(extrait du procès-verbal de la séance du 22 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Madame et Messieurs, je vous remercie d'être ici parmi nous pour essayer de réfléchir au problème du port de signes religieux à l'école. Je vais tout de suite vous poser une question.

Pensez-vous que le dispositif juridique relatif au port de signes religieux à l'école, tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat de 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative, vous permet de faire respecter la laïcité dans vos collèges et lycées ? Pensez-vous, au contraire, qu'il soit nécessaire de modifier ces règles ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Tout est susceptible d'interprétation en fonction des convictions et de la bonne ou mauvaise foi de chacun. C'est ce qui nous rend la vie difficile. Manifestement, le dispositif n'est pas satisfaisant pour une partie de la population, puisqu'il y a régulièrement, au mieux discussion, au pire conflit et déchaînement des passions. C'est ce que j'ai connu l'année dernière dans mon établissement. Il serait souhaitable de préciser certains points.

M. le Président : Quels points ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : S'il était facile de répondre, nous ne serions pas là. Sincèrement, je ne sais pas comment les préciser.

M. Sylvain FAILLIE : L'avis du Conseil d'Etat exprime une conception de la laïcité que je partage en terme d'acceptation de la différence. A ce titre, je n'ai pas été ému de voir que les exclusions d'élèves au titre du port de signes religieux n'étaient pas possibles. Personnellement, cela ne me dérangeait pas. J'aurais toutefois souhaité connaître les positions de l'Education nationale, pour éviter les compréhensions et actes isolés, les positionnements individuels. A mon sens, une laïcité d'ouverture peut vraiment être mise en œuvre si tant est qu'elle soit vraiment partagée par le plus grand nombre.

M. le Président : Donc, vous pensez que les textes, les circulaires, la jurisprudence vous assurent la possibilité de faire respecter cette laïcité ?

M. Sylvain FAILLIE : Oui, de faire respecter cette laïcité qui permet de porter des signes d'appartenance à une religion.

M. le Président : Vous pensez qu'à l'école on peut porter des signes d'appartenance ?

M. Sylvain FAILLIE : Je ne suis pas perturbé par l'idée que l'on puisse montrer son appartenance à une philosophie, à une religion. Le prosélytisme peut être gênant mais il est difficile à cerner et à analyser. Cela dit, je ne crois pas que gommer les différences soit le meilleur moyen de fabriquer des esprits plus éclairés. Je pense que l'on peut élever des jeunes dans un sentiment républicain, dans un creuset qui n'a pas gommé les différences.

M. Jean-Pierre BRARD : Un voile ou le turban en cours d'éducation physique ne vous pose pas de problème ?

M. Sylvain FAILLIE : J'entends l'objection. Bien évidemment, si la sécurité des élèves et si l'application des programmes nationaux devaient être perturbées par une manifestation religieuse quelconque, je serais contre. C'est également sur ce point que l'institution doit préciser ses exigences en matière d'application des programmes nationaux, de respect des règles de sécurité et de fonctionnement des établissements. Si cela pose problème, par exemple, en cas de travail sur machine dangereuse dans l'enseignement professionnel, bien évidemment, il faut y remédier.

M. Jacques DESALLANGRE : Vous acceptez le port d'un signe distinctif comme, par exemple, le foulard qui fait partie des signes distinctifs religieux au motif que cela peut éclairer les jeunes esprits. Or, ce jeune esprit qui vient avec un foulard porte un signe distinctif de soumission de la femme. Pensez-vous que vous allez réussir à l'éclairer, alors qu'il continue d'affirmer cette appartenance et cette conviction ?

M. Sylvain FAILLIE : Je n'en suis pas sûr. En revanche, si je lui enlève ce signe sans m'assurer de sa réceptivité à l'éducation, à la tolérance, je n'y arriverai pas plus. Simplement, je ne verrai pas le problème.

M. Jacques DESALLANGRE : Quand je porte le voile, j'affirme mon adhésion à une religion. Demain, je suis élève, je viens avec une inscription « non à toutes les religions », que faites-vous ?

M. Sylvain FAILLIE : Je n'ai pas la prétention de penser que je serais capable de mettre en place un dispositif, mais en tant que chef d'établissement, je souhaiterais pouvoir ne pas réagir.

Mme Martine AURILLAC : Vous prônez le droit à la différence et, si j'ai bien compris, la possibilité pour tout élève de montrer clairement son appartenance soit à une religion, soit à une philosophie... Parallèlement, vous nous dites : « Ce qui me gêne malgré tout, c'est que les situations peuvent être très différentes d'un département à l'autre, d'un collège à un autre, d'un lycée à un autre. » Il y a là une contradiction. Comment expliquez-vous cela ?

M. Sylvain FAILLIE : En effet, il y a sans doute une contradiction mais c'est à cause de la complexité du problème. Pour ce qui est de la disparité entre les établissements, il me semble que, si au plus haut niveau de l'Education nationale, et pourquoi pas au niveau du gouvernement, il était affirmé - mais je conviens que c'est très difficile - que l'on peut montrer son appartenance, simplement montrer, et si c'était admis par l'ensemble de la communauté française, je pense que sans en arriver à uniformiser - car ce n'est pas mon objectif -, on pourrait peut-être parvenir à faire partager ce point de vue.

M. Jean-Yves HUGON : M. le Principal, êtes-vous, vous-même, confronté à ce genre de situation dans votre établissement ?

M. Sylvain FAILLIE : Je ne suis pas confronté au port du tchador dans mon établissement. D'ailleurs, étant principal de collège depuis simplement deux mois, j'arrive dans une situation relativement conflictuelle avec, pour l'instant, un certain recul. Tout de même, je vois sur les aires de sport du collège Jean Rostand de Trélazé, quatre femmes en tchador qui ont le droit de faire leur promenade et de tourner sur les terrains de sport où évoluent les élèves. Pour cette raison je reconnais que le voile est quelquefois un signe avilissant - mais là c'est dans la cité. D'une certaine manière, je suis donc déjà confronté à ce problème.

M. Jean-Yves HUGON : Avec votre équipe éducative, avez-vous l'occasion de parler de ce problème ?

M. Sylvain FAILLIE : L'équipe éducative est assez meurtrie et très tendue. On a beaucoup communiqué puisque les problèmes ne se posent pas que pour le tchador, mais se posent également à cause du refus - et là c'est beaucoup plus compliqué et je suis nettement plus ferme dans les positions que j'adopte - de participer aux activités de piscine, ou aux activités d'endurance pendant le ramadan, etc. Le problème se pose effectivement et, en particulier pour l'équipe de professeurs d'éducation physique et sportive, qui a d'ailleurs fait l'objet d'un article dans « Le Monde » en 2001.

M. René DOSIERE : Je souhaiterais que, dans leurs interventions, les chefs d'établissement puissent nous dire s'ils ont été confrontés ou pas à ce problème et qu'en particulier ils nous disent comment ils ressentent les réactions des élèves vis-à-vis de ce problème. On a peu entendu le point de vue des élèves eux-mêmes. Or il me semble intéressant de le connaître.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je souhaiterais donner ma version des faits qui ont eu lieu au lycée La Martinière-Duchère l'année dernière, car je n'ai pas vécu tout à fait les choses comme mes enseignants. Je voudrais pouvoir donner ma version des faits, parce que j'ai toujours refusé de la communiquer aux médias pour ne pas jeter de l'huile sur le feu.

Depuis 24 ans, je suis proviseur ou adjoint de lycées dans la région Rhône-Alpes et, depuis 1988, je dirige des établissements toujours situés dans des banlieues ou des quartiers difficiles. C'est un choix. J'ai constaté une évolution très importante du comportement des adolescents de ces quartiers au cours des années.

Je dirige actuellement un lycée qui accueille plus de 2 500 élèves, 1 400 en second cycle, c'est-à-dire seconde, première et terminale, et 1 100 en post-baccalauréat, en enseignement technologique, brevet technique et autres dans le domaine tertiaire et scientifique. La population scolaire de ce lycée est fortement féminine puisque 67 % sont des jeunes filles. Elle présente une mixité sociale importante puisque, si l'on se réfère aux catégories socioprofessionnelles des familles, un tiers est issu de milieu très favorisé, un tiers de classe moyenne et un tiers de milieu défavorisé. Le lycée possède un internat mixte de 200 places. Nous accueillons en intégration des jeunes handicapés : une trentaine de sourds et une dizaine d'autres handicapés dont certains en fauteuils roulants. 300 enseignants ou personnels d'éducation et de surveillance encadrent ces jeunes ; 120 autres personnels contribuent à la bonne marche de l'établissement.

C'est un lycée dans lequel les cinq continents sont représentés et, la plupart du temps, tout se passe très bien dans une atmosphère très majoritairement sereine et studieuse. Je dirais même que, jusqu'à l'hiver dernier, ce lycée était une réussite de mixité sociale, de tolérance et d'intégration. Les résultats scolaires sont au-dessus des moyennes académiques dans la majorité des diplômes que nous préparons : 6 baccalauréats et 16 diplômes post-baccalauréat.

L'an dernier, j'ai été confrontée à une situation délicate qui est très rapidement devenue passionnelle, et je tiens à dire qu'elle était passionnelle.

D'un côté une adolescente mineure, portant un foulard enveloppant complètement sa chevelure - comme celles que nous avons vues à la télévision ces jours derniers -, noué derrière sa tête, assorti à ses tenues vestimentaires élégantes et variées, et je tiens à le dire élégantes et variées. Elle refusait de l'enlever, arguant de convictions religieuses, malgré un règlement intérieur interdisant le port de signes religieux ostentatoires et recommandant une tenue correcte. Elle participait activement, poliment et intelligemment à toutes les activités scolaires.

De l'autre côté, une équipe pédagogique très partagée : entre autres, un professeur d'éducation physique et sportive, ayant longtemps vécu au Maroc et qui disait n'être pas du tout gêné par la tenue de cette jeune fille, qui avait toujours sa tenue de sport, et dont les cheveux attachés ne la gênaient pas dans ses activités sportives. En revanche, un professeur de lettres ne pouvait plus enseigner sereinement en face d'une jeune fille voilée qui affirmait ainsi ses convictions au vu et au su de tous dans la classe. Les enseignants de la classe étaient à peu près partagés, mais les positions se sont très rapidement cristallisées, en trois jours, et je n'ai appris l'affaire qu'au bout de ces trois jours.

La très grande majorité des enseignants (70 % de femmes) de l'établissement se sont positionnés contre le port du voile.

La jeune fille, quant à elle, disait se sentir agressée dans ses convictions profondes. Il faut vous dire qu'avec certains professeurs, à chaque cours, devant toute la classe, elle devait se justifier et était exclue. Malgré mes interventions, je n'arrivais pas à obtenir des professeurs qu'on la traite autrement. Malgré mes entretiens multiples avec la famille, une famille très modérée puisque le père, dès la première fois que je l'ai vu, m'a dit que, si cela posait problème, elle retirerait son voile, mais une mère qui la surprotégeait. Une jeune fille qui écoutait peu ses parents, mais qui en revanche, était très soutenue par sa sœur aînée, ancienne élève de l'établissement qui avait un compte à régler avec l'établissement, puisqu'elle était partiellement en échec scolaire. Malgré l'intervention de la médiatrice nationale, il fut impossible de lui faire ôter son foulard.

Après deux mois de conflit et de discussion, tous les enseignants de la classe finirent par l'accepter de nouveau en cours et elle reprit sa scolarité.

Ce qui aurait dû n'être qu'un incident devint passionnel. Les syndicats et groupes d'enseignants prenant parti et médiatisant à outrance l'événement - les médias ont joué un très grand rôle dans cette affaire.

La jeune fille est toujours scolarisée cette année dans le lycée, avec une équipe pédagogique entièrement nouvelle ; elle porte un bandeau accepté par tous. Nous l'avons accueillie cette année, elle est arrivée avec son voile. J'avais demandé qu'on l'accueille avec les autres élèves de la classe sans dire un mot pendant la période d'accueil, que les professeurs la gardent avec eux à l'issue de l'accueil et donnent leur position sans entrer dans la polémique et le conflit, et ensuite la conduisent à mon bureau.

Nous avons rediscuté une nouvelle fois - j'avais déjà passé l'année dernière à peu près une dizaine d'heures avec elle et sa famille. Je lui ai dit que, cette année, il fallait qu'elle signe de nouveau le règlement intérieur dans lequel il était clairement dit qu'à l'entrée dans les locaux elle devrait se découvrir, que j'avais fait attention à lui donner une nouvelle équipe pédagogique dans laquelle il n'y avait que de nouveaux professeurs qu'elle ne connaissait pas, prêts à l'accueillir à condition qu'elle fasse, elle aussi, un pas vers nous. Elle m'a dit : « Qu'exigez-vous de moi ? » Je lui ai dit : « Je souhaiterais que vous portiez un bandeau, que l'on voie vos cheveux, qu'ils dépassent soit devant, soit derrière, mais que cela n'apparaisse pas comme un voile. » Elle m'a donné son accord et, depuis la rentrée, la jeune fille est en classe avec son bandeau.

Mme Patricia ADAM : Quelle a été la réaction des élèves ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Tout au long de l'affaire, les élèves sont restés en dehors, n'ont pas pris parti et ne comprenaient absolument pas la position des enseignants.

Lorsque M. Pena-Ruiz est venu faire une conférence sur la laïcité dans l'établissement, début mai 2002, c'est-à-dire après la médiatisation et après la situation conflictuelle dans le lycée, les élèves ont été extrêmement intéressés par ses explications. Ils ont un peu mieux compris la position des professeurs ; mais, comme nous avons dans cet établissement un grand nombre de jeunes d'origine maghrébine, donc musulmans, ils ont dit clairement que c'était aussi beaucoup de bruit pour pas grand chose. Il s'agit quand même d'une seule jeune fille sur 2 500 élèves.

Une autre élève a tenté de porter le foulard. Nous avons traité le problème dans la plus grande discrétion et le plus grand respect de la jeune fille avec sa famille. Cela n'a pas duré huit jours. A cette rentrée, deux autres jeunes filles sont arrivées avec un foulard sur la tête mais pas voilées. Nous avons également traité le problème dans la plus grande discrétion et le plus grand respect vis-à-vis de ces jeunes filles. Elles m'ont sidéré car elles m'ont dit que ce n'était pas un voile, mais plutôt une affaire de mode et d'esthétique, et que cela ne poserait pas problème.

Pour cette raison, je me demande parfois si, lorsque l'on parle de « voile islamique », on ne se trompe pas un petit peu.

M. le Président : On va demander à nos différents principaux et proviseurs de s'exprimer et après je donnerai la parole à mes collègues pour qu'ils posent leurs questions.

M. Jean-Paul FERRIER : La Grand'Combe est une petite ville, née au milieu du XIXème siècle pour la mine, qui s'est agrandie avec l'exploitation minière et qui a régressé, dès que les mines ont été fermées. Elle comptait 14 000 habitants en 1946 et 5 000 habitants à peu près aujourd'hui avec un collège qui a suivi à peu près la même courbe, puisqu'il comptait 900 élèves dans les années 70 contre 300 aujourd'hui.

Les traces de ce passé se retrouvent notamment dans la population qui s'est enrichie de vagues successives d'immigrations. Aujourd'hui, les élèves du collège sont à plus de 40 % d'origine maghrébine et l'on trouve d'autres origines.

C'est dans ce contexte que s'est trouvé posé le problème du voile islamique en septembre 1997. J'ajoute, car ce n'est pas non plus sans importance, que c'est une région fortement marquée par le protestantisme ; par conséquent, les notions de liberté de conscience et de laïcité prennent un relief particulier dans cette région.

La première remarque est que je n'étais pas en poste dans l'établissement quand le problème s'est posé. Je n'ai assumé que l'épilogue de la situation. Etant déjà présente dans le bassin, j'ai suivi « l'affaire » de près.

La deuxième remarque est que les deux élèves qui ont posé le problème ne sont pas d'origine musulmane, contrairement à ce que l'on pourrait croire, étant donné la population. Ce sont des élèves d'origine franco-italienne, converties par leur frère devenu intégriste à la suite d'un séjour en prison. Elles sont arrivées dans l'établissement successivement, d'abord à la rentrée 1997 pour la première, puis à la rentrée 1998 pour sa sœur.

Toute l'année 1997 a été consacrée à des discussions, des tentatives de conviction de la maman et de la première fille. A la rentrée de 1998, les discussions ont repris. Les enseignants du collège ne voulaient pas, dans un premier temps, exclure les deux jeunes filles pensant que l'on arriverait à résoudre le problème par des explications ou des échanges. Plusieurs tentatives ont été sur le point de réussir, puis ont échoué au dernier moment. La maman a accepté, à un moment donné, que ses filles suivent des cours par le Centre national d'enseignement à distance (CNED) à condition que la commune finance ces cours, ce que la commune a accepté mais, au dernier moment, la maman a refusé les cours par correspondance.

L'impression très nette s'est dégagée chez les enseignants que la maman était manipulée, d'une part, par le réseau intégriste, d'autre part, par les médias qui ont joué un rôle non négligeable dans cette affaire, allant par exemple jusqu'à publier à la dernière rentrée de septembre un article sur ces deux filles - qui ne sont plus au collège -, tout simplement pour dire qu'elles n'y étaient plus, ou pour dire que, l'an dernier, tout se passait bien et qu'elles avaient été réintégrées. Au bout du compte, en 1999, aucune solution n'étant apparue, les jeunes filles ont été exclues par le conseil de discipline en raison de leur non-participation aux cours de technologie et d'éducation physique, puisque le voile ne permettait pas qu'elles y assistent selon les normes de sécurité. Elles ont été réintégrées à la rentrée 2002, après une décision du tribunal administratif statuant non pas sur le fond, mais sur la forme de leur exclusion.

C'est à ce moment-là que j'ai pris mes fonctions, j'ai, donc, réintégré les deux jeunes filles dans l'établissement. L'année scolaire s'est déroulée tranquillement car les enseignants, après avoir fait grève, les parents après avoir occupé l'établissement, les élèves après avoir manifesté, étaient lassés de tout cela, considérant qu'ils avaient été désavoués d'une certaine façon et qu'il était inutile de se battre contre des moulins à vent. Les deux jeunes filles ont simplement accepté de réduire un peu leur voile pour les cours d'éducation physique. Aujourd'hui, l'une est en lycée professionnel, l'autre s'est mariée ou a été mariée. Le problème a disparu du collège.

M. le Président : Vous devez répondre de manière précise à la question posée. Si je comprends bien, après ces trois premières interventions, vous estimez que la jurisprudence du Conseil d'Etat et les circulaires ministérielles vous permettent de gérer les conflits ? Mme Lor Sivrais ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : A condition que les passions ne se déclenchent pas.

M. le Président : Les passions ne sont pas gérables.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Non, justement. C'est bien pour cela que je ne sais pas.

M. le Président : Puisqu'il y a des passions, êtes-vous pour une nouvelle législation ? C'est dur de répondre !

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Très dur !

M. le Président : Donc, vous n'avez pas de réponse ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Non. Je vous l'ai dit tout à l'heure, je n'ai pas de réponse.

M. Sylvain FAILLIE : Je ne suis pas pour une nouvelle législation. Je suis pour que le droit actuel soit commenté, partagé et affirmé par l'institution dans son ensemble.

M. Jean-Paul FERRIER : Sur cette question, notre expérience montre que la nature ostentatoire, prosélyte ou provocante des signes d'appartenance religieuse n'est pas opérationnelle car elle est très difficile à prouver sur le plan juridique, même quand elle est évidente au plan du simple bon sens. Par conséquent, il y a des failles qui permettent à tous les intégristes de se faufiler. Par ailleurs, il y a une certaine ambiguïté dans le fait que la liberté de montrer son appartenance religieuse est laissée aux élèves, alors qu'elle est refusée aux enseignants. Cela pose un problème dans la mesure où la République est censée assurer l'égalité devant la loi de tous les citoyens.

Je pense qu'il faut préciser la législation. Comme on ne peut pas faire de distinguo, sauf à se faire taxer de racisme ou autre attitude discriminatoire.

M. le Président : Donc, vous êtes pour une législation sans ambiguïté dans la mesure où la réglementation actuelle ne vous paraît pas suffisante ou suffisamment précise ?

M. Jean-Paul FERRIER : Tout à fait. Il y a un autre danger qui est que les affaires sont traitées de façon très différente d'un endroit à un autre et que l'unité de la République s'en trouve un peu atteinte.

M. Eric GEFFROY : Je suis principal du collège Jean Monet de Flers, situé en zone d'éducation prioritaire (ZEP).

Je trouve que le dispositif juridique qui nous est proposé est tout à fait satisfaisant, tant que l'on n'est pas confronté au problème. La majorité de nos collègues a inscrit la règle de manière « religieuse » dans leur règlement, l'a fait voter, adopter, la plupart du temps à l'unanimité des conseils d'administration. Donc, on se pensait en quelque sorte prémuni ou protégé.

Du point de vue juridique, puisque telle est votre question, lorsque nous sommes confrontés à ce type de problème - je le sais pour l'avoir été deux fois, à trois années d'intervalle -, les chefs d'établissement que nous sommes, qui n'avons pas toujours forcément reçu ou appris le droit, nous trouvons parfois en face de familles qui bénéficient d'un entourage administratif, juridique, financier de grande importance.

Je ne vais pas raconter l'histoire de Flers, elle a fait la une de beaucoup de médias. Mais, lorsque l'on voit arriver dans une petite ville de province, comme Flers, un avocat en robe dans un conseil de discipline ou le docteur Thomas Milcent, plus connu sous le nom de docteur Abdallah qui vient d'Alsace pour assister à une séance de conseil de discipline dans un petit collège de l'Orne, on pense, en tant que chef d'établissement de base, que l'on ne « joue pas dans la même cour ».

Une autre question concernait l'accompagnement de notre institution. Il est le fait de personnes de bonne volonté qui cherchent à nous aider, mais la plupart du temps, le chef d'établissement et son équipe se retrouvent bien seuls et ont parfois du mal à affronter des personnes qui attendent que se déchaînent les passions, pour donner aux familles des réponses faciles car ils savent qu'en termes juridiques, au niveau des tribunaux administratifs, ils ont toute chance d'être reçus.

Pour répondre à la première question, cet environnement juridique est très utile et parfait, tant que l'on n'est pas confronté au problème.

M. Jean GLAVANY : Il me semble que l'on est au cœur du problème à travers ce témoignage, notamment pour ce qui est du docteur Abdallah, lequel est bien connu de nous tous.

Ma question est simple. Tout principe de droit fera toujours l'objet d'une interprétation différente. Si tous les principes de droit étaient appliqués de manière uniforme dans tous les tribunaux de France, cela se saurait. Même si l'on faisait une loi interdisant tout ce qui est visible, les chefs d'établissement devraient interprétés le mot « visible » au lieu d'un autre mot. C'est une mauvaise manière de poser le problème mais on va continuer à travailler sur le sujet.

La question est de savoir si vous vous sentez bien armés - et d'une certaine manière vous avez répondu à l'instant - pour faire face à ce genre de situation non pas en terme de droit mais en terme d'environnement. Autrement dit, si l'on enseignait la laïcité aux enfants - car deux enfants sur trois sortent du système éducatif en étant incapables de définir la laïcité -, si l'on enseignait la laïcité dans les IUFM car les enseignants n'apprennent plus la laïcité, si l'on vous dotait - car il y a un guide du docteur Abdallah - d'un « contre-guide » du docteur Abdallah et d'un accompagnement par les équipes rectorales académiques, vous sentiriez-vous mieux à même de traiter ces problèmes ? Pensez-vous que vous auriez alors les instruments suffisants pour faire face à ce genre de situation ?

M. Eric GEFFROY : On ne peut qu'être favorable à un enseignement de la laïcité, en particulier dans les IUFM. Mais, pour revenir au fond du problème, lorsque que l'on a affaire véritablement non pas à des enfants, à des jeunes filles, telles que celles dont Madame parlait tout à l'heure, mais à des familles fondamentalistes et intégristes, on a l'impression d'être sur des voies totalement parallèles, où les chemins de la discussion ne peuvent pas se rencontrer. Même si l'on est totalement impliqué dans ce principe de laïcité, il nous est retourné par des personnes qui ont une dialectique qui n'arrivera jamais à croiser la nôtre.

M. Jean GLAVANY : Personne ne conteste cela, mais vous sentez-vous armés face à cela ? Contrairement à ce qu'indiquait l'un d'entre vous tout à l'heure, l'avis du Conseil d'Etat n'empêche pas du tout les exclusions, simplement il impose de les motiver d'une certaine manière. Vous sentez-vous de ce point de vue-là aussi suffisamment formés ? Disposez-vous d'un guide vous permettant d'arriver jusqu'à l'exclusion en la faisant accepter par les tribunaux, grâce à une motivation irréprochable ?

M. Eric GEFFROY : Les seuls éléments dont on dispose sont les arrêts du Conseil d'Etat et les arrêts des tribunaux administratifs.

M. Jean GLAVANY : L'Education nationale ne vous a pas donné de guide pratique ?

M. Eric GEFFROY : Non, pas de guide pratique, ce sont les arrêts du Conseil d'Etat qui peuvent très bien aussi parfois se contredire.

M. Jean-Paul FERRIER : Par rapport à ce que vous venez dire, il y a quand même une certaine hypocrisie à nous demander d'exclure les élèves pour d'autres motifs que la laïcité. Pour arriver à une exclusion valide, il faut en passer par d'autres problèmes, par exemple de sécurité, et pas par le caractère ostentatoire des signes religieux que l'on n'arrive pas à prouver.

M. Armand MARTIN : Je voudrais, avant de répondre à la question, présenter mon établissement.

C'est le quatrième établissement que je dirige. Dans tous les établissements dont j'ai eu la responsabilité depuis 25 ans, je me suis trouvé face au problème du voile et je l'ai résolu de façon différente dans chacun des établissements, sauf dans celui dans lequel je me trouve aujourd'hui. En prenant mon poste au lycée Queneau à Villeneuve d'Ascq il y a trois ans, j'ai trouvé la situation suivante d'abord au niveau de la ville.

Le lycée Queneau est le lycée d'enseignement général et technologique de Villeneuve-d'Ascq, ville universitaire et technopole de 60 000 habitants, créée il y a trente ans, ville où l'on aime vivre, étudier, s'installer après les études et y fonder un foyer. Le lycée compte 1 500 élèves, essentiellement scientifiques. Nous avons sept divisions de série S et des résultats supérieurs à la moyenne de l'académie au baccalauréat.

L'éventail des catégories socioprofessionnelles des parents d'élèves est ouvert avec une prédominance des classes moyennes supérieures (40 %) composées, pour une part importante, de professions intellectuelles, notamment d'enseignants du second degré et du supérieur. Ceci a son importance pour la suite. Le lycée, depuis sa création, accueille des élèves handicapés en fauteuil - 23 cette année. Ceci est très important pour la compréhension du problème.

Ces différents facteurs contribuent à faire du lycée un établissement où les élèves sont d'une très grande tolérance. Les 130 membres du corps enseignant sont pour la plupart dans l'établissement depuis plus de cinq ans, plus du tiers depuis plus de dix ans, quelques-uns ont fait l'ouverture en 1977.

A Villeneuve d'Ascq, la communauté de confession musulmane, de l'ordre de 5 000 électeurs, et j'insiste 5 000 électeurs, est très active dans la vie de la cité. Elle anime de nombreuses associations, certaines fondamentalistes proches des Frères Musulmans, telle Anissa, d'autres modérées. Ainsi en est-il de l'association cultuelle et de celle dont la mission est l'aide aux devoirs, Interface.

Début 2003, la communauté musulmane a obtenu de la ville de Villeneuve-d'Ascq un premier permis de construire pour une mosquée - à 1 km du lycée - qui d'ici trois ans pourra accueillir 1 500 fidèles au rez-de-chaussée, disposera de salles de réunions et de travail au premier étage ; et un second permis de construire pour une « aumônerie musulmane » jouxtant le lycée et dont la mission sera la réinsertion d'ex-détenus de confession musulmane. Ce que je vais vous dire là est très important. Plusieurs professeurs de l'enseignement public de confession musulmane, militant dans ces associations, ont leurs enfants inscrits au lycée.

Depuis le début de l'année scolaire 2002-2003, le nombre des élèves portant le « voile » a très fortement augmenté, passant d'une petite vingtaine à 55 - recensés à la veille de la fête de l'Aïd -, soit 6 % des 998 élèves filles du lycée. Une enquête approfondie a montré que 25 élèves en cours d'éducation physique et sportive portent un foulard très serré autour de la tête, voire une cagoule sportive et 11 en sciences physiques et sciences et vie de la terre.

Les élèves se montrent très tolérants envers cette pratique, il leur paraît inutile d'avoir un débat sur le port du voile. Selon eux, il s'agit d'un débat dépassé ; ces camarades ne créent aucun trouble, elles sont de surcroît sympathiques, bonnes camarades, assidues, studieuses, souvent brillantes et en la circonstance le slogan « enrichissons-nous de nos différences » prend ici tout son sens pour eux. Ceci est clairement exprimé par les élèves membres du conseil de la vie lycéenne qui fonctionne pour la première fois depuis l'année dernière, ainsi que par les instances de la « maison des lycéens » créée en fin d'année scolaire 2001-2002.

Il n'en est pas de même des personnels enseignants, dont une forte minorité agissante souhaite l'abolition du port du foulard, à bref délai. Mais la condamnation par le tribunal administratif du lycée en 1997, au motif que le conseil d'administration avait voté une décision énonçant que tout serait fait pour interdire le port du voile et dont la saisine avait été faite par un parent d'élève de la Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE), membre du conseil d'administration, a généré chez ces personnels un sentiment d'impuissance, de frustration et une certaine rancœur.

Le débat a été rouvert au second trimestre 2002-2003 quand la FCPE du lycée, appuyée par les représentants élus des personnels enseignants, a porté devant le conseil d'administration la question de l'interdiction du port du voile, et je rejoins ce qui a été dit tout à l'heure : le port du voile est signe d'asservissement de la femme. Les prises de positions fermes des élèves élus, certains membres du conseil de la vie lycéenne ou de la « maison des lycéens » en faveur du statu quo n'ont fait que renforcer la détermination des enseignants élus et des représentants de ces parents d'élèves.

Nous sommes dans le Nord et que ce soit les parents d'élèves ou que ce soit les professeurs, ils sont très respectueux de la parole de leurs mandants. Donc, la communauté scolaire, parents d'élèves et professeurs, a estimé que le débat se situait au niveau du conseil d'administration et non pas au niveau de manifestations diverses, telles grèves ou autres manifestations.

La position du proviseur et du proviseur adjoint, soutenus par l'assistante sociale, l'infirmière et implicitement par l'autre association de parents d'élèves est différente. Il s'agit de l'association des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP). Leur opinion est que dans le lycée la paix scolaire est solidement enracinée, qu'elle repose sur la maturité des élèves, leurs engagements dans et hors du lycée, leur tolérance ; et qu'il n'y a à faire ni généralisation ni amalgame. Ils sont persuadés que des espaces de dialogue réglementaires existent : en éducation civique, juridique et sociale (ECJS), avec le débat contradictoire et la possibilité de faire venir des conférenciers ; et avec les travaux personnels encadrés en donnant aux élèves la possibilité de faire des travaux de recherche, ce qui se fait cette année. Ils sont persuadés que ce ne sont pas des sanctions, des exclusions qui feront avancer la réflexion et encore moins pourront redonner aux valeurs de la laïcité et de la République leur légitimité

Au terme de l'année scolaire 2002-2003, un terrain d'entente a été trouvé : le conseil d'administration a voté la demande de l'intervention d'un médiateur auprès du recteur pour la rentrée scolaire 2003.

Aujourd'hui, en octobre 2003, nous comptons 58 voiles au lycée. Les positions des uns et des autres n'ont guère changé, mais le lien n'est pas rompu et le dialogue est toujours ouvert. Pour reprendre un journaliste dans « Le Monde » du 14 octobre : « A la sortie des cours [du Lycée Queneau], en ce début d'automne très doux, le parti des nombrils à l'air l'emporte nettement sur celui des foulards islamiques, mais ce dernier frappe surtout par sa diversité. Certaines jeunes filles sont engoncées dans une superposition de vêtements sombres, tunique, pantalon, parka et bien sûr foulard noué autour du cou, qui renforce l'impression d'écrasement. D'autres allient un turban léger noué en chignon et une robe moulante rouge vif. Certaines sont touchées par la grâce religieuse, d'autres cherchent à se protéger et à se replier, d'autres considèrent le foulard comme un accessoire de mode. » résume le chef d'établissement, qui multiplie les signes de cordialité parce que « il faut maintenir le lien » et pour lequel « les valeurs de la République l'emportent par le dialogue et non par l'exclusion ». »

En conclusion, je dirais aujourd'hui que la question du foulard à l'école est largement dépassée par le problème posé à la société française de celui de la reconnaissance de l'islam de France et de sa place dans le cadre de la loi de 1905. A mon sens, le foulard à l'école est négociable avec les autorités religieuses islamiques, on peut imaginer qu'elles puissent recommander de ne plus l'y porter. J'ai entendu des responsables musulmans me le dire. Le danger provient davantage du courant fondamentaliste islamique qui pourrait s'attaquer directement à notre enseignement, à son contenu et à ses valeurs, ce qu'exprime un professeur dans sa contribution à la réflexion engagée dans le lycée, au sein des personnels.

M. Bruno BOURG-BROC : Ma première question s'adresse à M. Martin. Vous dites avoir réglé le problème de façon différente dans les divers établissements que vous avez dirigés. Vous ne nous avez pas parlé des autres exemples. Précisément, et vous l'indiquez dans votre conclusion, les autorités religieuses musulmanes vous ont aidé, à un moment ou à un autre. Y a-t-il un dialogue possible avec les imams pour régler le problème, sans faire appel à un médiateur extérieur ?

Notre réflexion porte sur le port des signes religieux d'une manière générale. On parle beaucoup du voile, c'est le problème essentiel, il est au cœur du débat, mais vous est-il arrivé dans votre expérience de chefs d'établissement d'avoir d'autres incidents avec des élèves d'un autre culte que ce soit catholique, soit juif et comment se sont passées les choses dans ce cas-là ?

M. Armand MARTIN : En 1993-1994, au lycée Van Der Meersch de Roubaix, à la fin du premier trimestre, quatre élèves se mirent à porter le voile ; dans cette affaire j'ai trouvé face à moi M. Lasfar Amar, recteur de la mosquée de Lille-Sud, appelé comme médiateur par les familles. M. Amar me déclara que si je ne transigeais pas, il se faisait fort d'organiser un sit-in de 400 personnes devant le lycée et bloquer ainsi la circulation de Roubaix. Au cours d'une discussion de trois heures, le Coran à la main, je fis valoir qu'en France le professeur était chez lui dans sa classe, que c'était une tradition héritée de l'université du Moyen Age et qu'à ce titre il avait le droit d'accepter ou de refuser l'entrée de sa classe. M. Amar se rendit à cet argument et il fut décidé que ces jeunes filles pourraient porter le voile dans les parties communes mais pas en classe. Je stoppai net un courant de sympathie en cours de développement en demandant aux élèves qui se présentaient voilées à la porte du lycée et n'étaient pas des quatre d'enlever leur voile, ce qu'elles firent. L'année suivante, il ne restait que deux jeunes filles à le porter et lorsque je quittai le lycée en 1996, il n'y en avait plus. Ces jeunes filles appartenaient au courant intégriste et populaire Jamaat Tabligh, d'origine pakistanaise, en cours de développement à Roubaix.

En poste au lycée-collège Baudelaire, toujours à Roubaix, je fus confronté à une autre situation : en 1998-1999, au troisième trimestre, un garçon tenta d'arborer une tunique blanche avec une calotte de même couleur. Très vite je sus qu'il était chargé de faire du prosélytisme par la mosquée de courant fondamentaliste qu'il fréquentait assidûment et qu'en échange de cours de soutien et d'encadrement de jeunes à cette mosquée, il lui avait été promis, s'il obtenait le baccalauréat, qu'il partirait étudier deux ans en Arabie Saoudite et reviendrait ensuite à Roubaix. Je saisis la Direction de surveillance du territoire (DST), qui mena son enquête, procéda à des interrogatoires ; l'élève nous quitta en fin d'année sans son baccalauréat. Ce cas parut suffisamment sérieux à la DST pour qu'elle rédige une note de portée nationale.

Je réponds à la seconde question. Effectivement, lorsque j'étais principal au collège Marie-Curie de Tourcoing, je me suis trouvé confronté à des témoins de Jéhovah. Dans un domaine très précis, un professeur de français avait donné un sujet qui introduisait l'enfer. La famille m'a écrit : « M. le Principal, nous refusons que notre fille rende le devoir qui a été proposé par le professeur de français car dans notre concept il n'y a pas d'enfer. »

M. le Président : Avec toutes les expériences importantes que vous avez relatées, pensez-vous, aujourd'hui, avoir les moyens juridiques de vous opposer à ces phénomènes ?

M. Armand MARTIN : L'avis du Conseil d'Etat aux yeux de beaucoup d'enseignants - et je me situe dans ce cadre - des établissements que j'ai dirigés et de celui que je dirige est très laxiste ; il en est de même pour de nombreux parents d'élèves. Les circulaires ministérielles avec leurs déclinaisons locales dans les règlements intérieurs ne résistent pas toujours devant les tribunaux administratifs, cela a été dit, et il apparaît que la jurisprudence peut être contradictoire - les personnes que nous avons en face de nous savent fort bien les utiliser - et dans l'ensemble ne donne pas raison aux établissements.

L'avis du Conseil d'Etat est satisfaisant, il permet une très grande liberté d'action sur le terrain en ouvrant la possibilité de créer un espace de dialogue, encore faut-il que de part et d'autre l'on soit ouvert au dialogue. Mais l'avis n'est pas satisfaisant lorsqu'un établissement se trouve en situation de blocage délibéré. C'est alors le tribunal administratif qui tranche. Je pense qu'aujourd'hui il faut modifier l'avis du Conseil d'Etat ou plutôt le réécrire en lui faisant dire la même chose mais certainement de façon plus catégorique.

M. Jean-Yves HUGON : Si nous légiférions, cela signifierait-il que dans votre établissement la paix scolaire qui existe aujourd'hui serait rompue ?

Ma deuxième question est pour Mme Lor Sivrais. Si j'ai bien compris, lors des événements que vous nous avez relatés tout à l'heure, vous n'avez pas alerté la presse et ces événements n'ont pas été médiatisés. Cela signifie donc que les cas qui sont soi-disant répertoriés ne correspondent pas forcément à la réalité.

M. le Président : Pour prolonger la question, l'inspection d'académie a été informée du premier cas, l'avez-vous informée du second ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : J'étais en relation quotidienne avec le cabinet du recteur et l'inspecteur d'académie. Ils ont été au courant des trois autres cas que nous avons eus.

M. Jean-Yves HUGON : Tous les trésors de psychologie que vous avez déployés tout au long de cette affaire représentent du temps, de l'énergie. Trouvez-vous normal de dépenser autant de temps et d'énergie pour une élève sur 2 500 ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Il est évident que, lorsque je suis tant occupée par une élève, je ne m'occupe pas des autres. Un certain nombre de points de gestion, même de l'ensemble de l'établissement, n'ont pas pu avoir lieu. De toute façon, l'établissement était dans un tel état passionnel qu'il n'y avait plus que ce sujet-là qui était abordable, même à côté d'autres points extrêmement importants.

Nous sommes parfois aussi occupés par d'autres problèmes, je veux parler de problèmes de drogue, qui vont nous prendre aussi notre temps pendant une quinzaine de jours ou un mois. C'est notre métier.

M. Armand MARTIN : Je vais prendre un exemple avant de répondre directement à votre question.

Aujourd'hui, il y a la loi Evin anti-tabac. Dans mon établissement, depuis la rentrée scolaire, nous appliquons cette loi, mais il y a des problèmes. Je prends un cas précis. La loi Evin dit que l'on peut infliger une amende de 450 euros à un contrevenant. Voulez-vous me dire qui est habilité à infliger cette amende et à la percevoir ?

C'est la raison pour laquelle je conçois qu'il puisse y avoir une loi, mais, aujourd'hui, il me semble que la nation est pressée, qu'il y a urgence. Aujourd'hui, la focalisation se fait sur le voile islamique, mais demain que fera-t-on lorsqu'à la porte de l'établissement se présenteront des élèves en nombre significatif, donc susceptible de médiatisation - effectivement la médiatisation est une chose que nous supportons très difficilement et qui est terrible à supporter - le crâne rasé et en robe safran, puisque l'on peut être moinillon bouddhiste dès l'âge de 6 ans ? Contre cela une loi aurait peu d'effet et la médiatisation serait garantie.

En revanche, une disposition clairement définie, commune à tous les règlements intérieurs de France, une disposition nationale, codifiant le port visible de tout signe religieux et qui en même temps rappellerait que, de par la Constitution, l'enfant a droit à l'instruction mais que sa famille est libre de sa scolarisation, peut être suffisante. J'insiste, la nation doit l'instruction, mais ne doit pas la scolarisation. On peut avoir un précepteur. On peut être dans l'enseignement privé catholique. On peut être dans l'enseignement libre, l'enseignement sous contrat, hors contrat. En revanche, l'instruction, oui, en France, est obligatoire.

Lorsque j'attendais tout à l'heure de venir dans cette salle, j'ai relu l'article 10 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public ».

M. Bruno BOURG-BROC : Dans les affaires qui ont pu vous opposer à des élèves, voire à des enseignants - puisque j'ai cru comprendre dans un des cas cités que le corps enseignant avait « contribué » au désordre possible dans l'établissement -, avez-vous eu le sentiment d'être vraiment soutenu et de quelle façon par l'inspection académique et par le rectorat ?

M. Armand MARTIN : Je me suis retrouvé dans la position d'un colonel avec son régiment sur la ligne de feu avec une mission qui était : faites au mieux, pas plus.

M. Bruno BOURG-BROC : Pas plus, c'est-à-dire qu'ils ne sont pas venus vous aider sur place ?

M. Armand MARTIN : Non, d'ailleurs cela pose le problème de la cellule de veille. Dans chaque académie, depuis la rentrée scolaire, il devrait y avoir une cellule de veille. Dans notre académie il n'y en a pas, mais je n'incrimine personne car c'est un domaine excessivement sensible qui a des attendus considérables. La difficulté actuelle pour créer ces cellules de veille est de trouver des personnes compétentes.

M. Roger POLLET : Je suis proviseur à la cité scolaire Jean Moulin à Albertville en Savoie, ville tranquille de 20 000 habitants, et pourtant.

Une première réaction : je trouve qu'il n'est pas logique que nous soyons obligés de consacrer beaucoup de temps à très peu d'élèves, de supporter un stress immense et de régler des problèmes que l'on ne sait pas bien régler.

Deuxième réaction : je souhaiterais que nous ayons une feuille de route plus précise, remise à tous les chefs d'établissement pour éviter d'avoir à gérer seuls dans nos établissements des problèmes qui, finalement, sont semblables.

Ensuite, les avis du Conseil d'Etat ne sont pas perçus comme s'appliquant à tous car ils jugent des situations particulières. Les circulaires que nous avons eues de notre hiérarchie sont relativement vagues, elles laissent place à une large interprétation.

Pour répondre à une question qui a également été posée, je suis en relation régulière avec l'inspection académique et le rectorat où l'on me dit « faites au mieux, essayez de ne pas dramatiser la situation ».

J'ai, hélas, une expérience un peu longue, pratique et juridique, dans ce domaine. Le voile islamique - car c'est surtout de cela dont il s'agit - a eu un effet dévastateur auprès des enseignants et a fait exploser l'ambiance de l'établissement, a créé des inimitiés pour lesquelles les plaies ne sont pas encore refermées. Si les enseignants ne repartent pas au combat c'est parce qu'ils n'ont pas envie de revivre une situation qui a été extrêmement dure pour eux. J'ai maintenant une liste des enseignants résolument opposés au voile dans le conseil d'administration. Ce n'est pas fait pour améliorer l'ambiance.

Dans un autre établissement, il m'est arrivé, pour avoir invoqué le règlement intérieur, d'aller devant le tribunal administratif, d'être débouté et condamné à une amende, tout ceci en lien étroit avec la hiérarchie. Mais on se retrouve effectivement à certains moments tout à fait seul.

A l'heure actuelle, les tensions dans la cité scolaire que je dirige, restent vives à certains moments. Il faut savoir aussi que la presse se jette sur nous, dès qu'elle a vent d'une histoire de voile qui pourrait s'amplifier, et qu' elle essaye de nous faire dire ce qu'elle veut dire elle-même.

J'ai failli voir arriver au conseil d'administration une élève voilée et je savais que nous allions au « clash ». On a tellement d'autres questions plus importantes à régler ! Comment l'ai-je résolue ? Comme d'habitude, en trouvant dans l'établissement, ou par moi-même, les ressources nécessaires. Ici j'ai trouvé un vice de forme dans l'élection des délégués élèves, vice de forme inattaquable, vu avec la cellule juridique. J'ai refait des élections. Je suis effectivement intervenu moi-même. Cette élève n'a heureusement pas été élue mais le problème est reporté à plus tard. On est toujours sur le fil et on essaye de gérer le moins mal des situations qui sont difficilement gérables.

Une petite minorité d'élèves - j'ai eu l'occasion de les voir - soutient carrément ces élèves. Certains m'ont même taxé de racisme lorsque j'expliquais qu'une élève voilée, puisqu'elle avait voulu se singulariser, ne pouvait pas prétendre représenter tout l'établissement.

De la part des autres élèves, il y a une certaine tolérance et pas mal d'indifférence. La grande majorité ne dit rien pour ne pas s'attirer d'ennuis. Cela est très net. Je me suis aperçu, à l'occasion d'un débat, que seuls parlaient les quelques élèves qui étaient pour, mais parmi tous ceux qui étaient contre personne n'était intervenu.

Je le redis, pour la tranquillité des établissements, nous avons besoin, sinon d'une loi, au moins de directives beaucoup plus nettes pour que nos interlocuteurs sentent qu'il y a une certaine unanimité dans nos convictions, pour éviter que nous réglions chacun dans notre coin des problèmes qui ne sont vraiment pas simples à régler.

M. Michel PARCOLLET : Je suis chef d'établissement depuis 1972. Ce n'est pas un titre de gloire, mais cela montre que j'ai commencé à une époque bien antérieure au déclenchement de l'affaire du voile que j'ai vécue de près puisque j'étais tout proche de Creil en 1989, lorsqu'il y a eu les événements sur le plateau de Creil.

Il est intéressant de voir que ces événements ont effectivement déchaîné les passions, puisque ce sont les termes mêmes de l'avis du Conseil d'Etat, ou du moins d'un arrêt du Conseil d'Etat. Lorsque l'on parle d'un dispositif, j'ai plutôt l'impression qu'il s'agit de textes pris par le Conseil d'Etat, un avis en novembre 1989 et un arrêt qui est très important, l'arrêt Kherouaa, en 1992, qui force le dispositif, mais qui est en fait une réaction empirique permettant de réagir à des événements face auxquels le ministère de l'éducation nationale s'est trouvé assez dépassé à l'époque.

Concernant le lycée Faidherbe, il compte 2 000 élèves avec 1 000 élèves dans le second cycle et 1 000 élèves en classes préparatoires aux grandes écoles et un internat de presque 500 élèves, exclusivement de classes préparatoires. La spécificité et la difficulté, c'est de trouver et de favoriser l'homogénéité de cet ensemble qui se situe dans un périmètre d'environ 14 hectares.

Concernant le voile, le lycée Faidherbe a vécu des heures chaudes en 1995. Je n'y étais pas puisque je suis arrivé au lycée Faidherbe en septembre 2000. Le conseil de discipline a exclu 24 élèves d'un coup avec la dramatisation que l'on sait, y compris avec l'imam de la mosquée de Lille-Sud qui a été cité tout à l'heure et dont j'ai la fille, non voilée, en classe de première.

Il se trouve qu'après ce traumatisme de 1995, la région a fait des travaux, a clos le lycée qui ne l'était pas, et a aménagé un parking d'entrée qui permet d'appliquer un compromis élaboré à l'époque, les élèves entrant voilées dans ce premier parking, mais ôtant leur voile sur la voie piétonne qui arrive à la véritable entrée des bâtiments, cours comprises.

Ce consensus ou ce compromis, je ne sais pas comment dire, est réel depuis 1995 et actuellement il n'y a aucune jeune fille voilée au lycée Faidherbe dans les cours du lycée et dans les bâtiments, y compris la fille de l'imam de la mosquée de Lille-Sud.

Cet équilibre est extrêmement fragile. On le sent tellement que, tous les matins, avec les proviseurs adjoints nous sommes à la grille, dans les cours, très souvent, pour éviter que certains oublis, plus ou moins volontaires, fassent qu'un voile ou un foulard entre dans l'établissement. Nous essayons de l'éviter au maximum car nous savons qu'une partie non négligeable des professeurs, comme à Villeneuve-d'Ascq, réagirait immédiatement et je suis quasiment sûr que, dans l'heure qui suit, nous aurions un mouvement de l'ensemble du personnel et d'une partie des élèves. Donc, nous sommes extrêmement vigilants. Si nous n'avons pas d'affaire de voile en ce moment, nous sommes quand même toujours un peu sur le fil du rasoir.

Quant au dispositif, il est, à mon avis, assez extensif et va dans le sens de la liberté d'expression des élèves. Il faudrait clarifier la situation au niveau national. Dans les établissements, on essaye de répondre aux différents problèmes qui surgissent et il me semble que cette diversité met en cause l'unicité du service de l'Education nationale.

J'ai tendance à penser que la situation a quand même évolué depuis 1989, mais c'est un avis purement personnel. En 1989, quelques cas isolés d'expression religieuse ont posé problème, en grande partie aussi de par l'attitude de notre collègue principal du collège de Creil, que je connais très bien, et qui a volontairement attaqué de front ce problème, en le médiatisant, d'ailleurs.

Depuis 1989, il me semble que l'on est passé à un autre symbole. De l'expression d'une croyance individuelle qui posait problème et qui continue à poser problème, on est passé à l'expression d'une volonté plus ou moins affichée de changer les bases de la société civile française. C'est tellement vrai à mes yeux que, sans avoir aucun problème avec la fille de l'imam de la mosquée de Lille-Sud, je sais très bien que son objectif et l'objectif de ces milieux est, par l'éducation et par un respect apparent des lois, de les changer au fond pour prendre un pouvoir qui leur permettrait de changer les choses.

Cette interprétation m'est personnelle et me fait dire qu'un dispositif législatif m'apparaît non seulement nécessaire pour clarifier la situation, mais également indispensable pour faire face à ce risque d'évolution. Cela ne veut pas dire forcément dire qu'il faut une loi spécifique. La loi d'orientation du 10 juillet 1989 sera peut-être revue après le débat sur l'école. Peut-être faudrait-il que des dispositions de cette loi permettent de donner une sorte de statut officiel à ce qu'est un établissement scolaire en tant qu'espace d'éducation à la vie civique, civile et sociale sur la base des valeurs démocratiques de la République. Ces dispositions législatives devraient ne pas autoriser le port d'un signe religieux dans les établissements scolaires, mais en même temps, il faut prendre en compte la diversité des situations.

La situation du lycée Faidherbe où nous avons actuellement un équilibre n'est pas la même qu'à Villeneuve-d'Ascq avec ses 58 voiles et n'est pas non plus la même que celle d'autres établissements. Il faudrait qu'il y ait des règles, peut-être sous la forme de contrats d'objectif définis avec l'aide de nos instances hiérarchiques ou d'autres partenaires, pour supprimer le voile dans les établissements. Cela ne m'apparaît pas comme une exclusion, mais, au contraire, comme une manière d'intégrer tous les élèves.

M. le Président : Vous ne parlez que du voile mais, dans vos expériences, avez-vous été confronté à des jeunes qui portaient une kippa ?

M. Michel PARCOLLET : Tout à fait.

M. le Président : Et vous leur avez fait enlever cette kippa ?

M. Michel PARCOLLET : Oui, on a eu des jeunes qui portaient une kippa, des élèves qui ne voulaient pas travailler le samedi à cause du shabbat, on a connu un peu toutes les situations qui se sont réglées en expliquant aux élèves que la règle du lycée n'était pas celle-là. Ils s'y sont conformés parce qu'ils étaient peu nombreux. Au fur et à mesure que la pression augmente, le rapport de force qui s'instaure peut s'inverser. Ce risque existe pour le voile islamique mais il n'y a pas actuellement le même risque pour la kippa. Il y a d'autres exemples. Par exemple, on voit des élèves avec le keffieh palestinien ; actuellement, cela ne pose pas de problème majeur.

M. Jean-Pierre BRARD : Dans les propos qui ont été tenus, ne trouvez-vous pas choquant qu'un enseignant ait à connaître des convictions religieuses des élèves ? Si tel est le cas, le fait d'accepter des signes, quels qu'ils soient, n'est-il pas incompatible avec la laïcité ? Je suis instituteur de formation et je pense ne pas avoir à connaître de la conviction religieuse d'un élève.

Par ailleurs, ne considérez-vous pas, puisque les arrêts du Conseil d'Etat font référence à l'ordre public, que les différentes situations que vous avez décrites, en particulier pour les trois premières, sont des troubles à l'ordre public qui perturbent complètement l'établissement ?

M. Michel PARCOLLET : Je suis absolument d'accord avec ce que vous dites. L'enseignant n'a pas à connaître les croyances intimes des élèves. Nous n'avons même pas à essayer d'établir un compromis avec ceux qui soutiennent ces croyances et surtout ceux qui l'affichent dans un établissement. Je ne crois pas au compromis, au dialogue avec des imams ou d'autres qui pourraient être des partenaires comme parfois on l'a dit, hélas, sur l'interprétation du Coran. Cela fait partie de la sphère privée. Il faut évidemment distinguer cela de l'enseignement du fait religieux qui, lui, doit être intégré à l'enseignement et qui doit peut-être être clarifié sur la manière de le dispenser.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Vous avez parlé d'autres manifestations de convictions religieuses. Ce sont plutôt les garçons qui me posent problème dans l'établissement quand ils arrivent en sarouel et en tarbouche, ce dont on ne dit rien. On leur a fait enlever le tarbouche, mais on ne leur a pas fait enlever le sarouel.

Je suis très gênée parce qu'une loi sur l'interdiction du port de signes religieux à l'école posera le problème de la barbe des jeunes musulmans. La barbe est-elle un signe religieux ? Faudra-t-il demander à ces jeunes gens de se raser ? Mais alors serons-nous obligés de demander à nos professeurs de se raser ? J'ai des professeurs musulmans dans l'établissement dont les femmes sont voilées.

M. le Président : Que proposez-vous alors ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je ne sais pas car, une fois que l'on aura interdit tout port de signes religieux, on sera quand même obligé de supporter dans nos établissements ceux qui portent des dreadlocks ou des piercings tout autour de la figure marquant ainsi des appartenances à des groupes sociaux très clairs et aussi des pratiques illégales. Je ne peux pas interdire les dreadlocks.

M. le Président : Que proposez-vous ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je ne sais pas. C'est bien d'ailleurs là mon souci.

M. le Président : C'est pour cette raison que l'on vous interroge. On est très déçu car on pensait que vous alliez apporter une solution.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je n'apporte pas de solution car, tout en m'interrogeant sur l'efficacité d'une loi, je crains que la tolérance du voile islamique soit une victoire pour certains de ces jeunes gens de conviction musulmane, qui ont parfois des attitudes extrêmement agressives envers les femmes, qui se permettent même d'écrire qu'ils ne liront pas les livres qu'on leur conseille de lire car ils ne lisent que le Coran, et que, dès lors, la situation soit encore plus difficile à gérer pour les enseignantes.

M. le Président : Je vais poser une question provocante. Puisque vous n'avez aucune solution, faut-il imposer l'uniforme ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : J'ai passé 12 ans en uniforme, donc, je ne répondrai pas.

M. Jean-Paul FERRIER : Il y a quand même une différence de nature entre les dreadlocks - même si les rastafaris peuvent constituer une religion d'une certaine façon - et ce que je ressens comme une entreprise concertée de démolition du principe laïque. Car il n'y a pas que le voile, mais aussi la revendication de nourriture halal, de salles à manger séparées pour les musulmans et les non-musulmans. Il y a la revendication de ne pas travailler le samedi pour certains élèves juifs, etc.

Je crois que le voile islamique pose le problème de la place de la femme dans la société. Dans mon établissement, quand le problème s'est posé avec une population, qui est à quasi majorité d'origine maghrébine, les femmes maghrébines sont venues manifester et signer des pétitions en disant qu'elles n'allaient quand même pas revenir au voile. Il faut le savoir.

M. Jean GLAVANY : Beaucoup tient à la manière dont on pose les questions. Pour moi, la question n'est pas de savoir si l'on est pour ou contre le port du voile ou de signes religieux dans les établissements scolaires. On est tous contre. Je n'ai jamais entendu un parlementaire dire qu'il est favorable au port du voile. On est tous contre car on considère que le port des signes religieux est la manifestation, dans l'espace public, d'une différence qui est contraire au principe de laïcité et qui est, au contraire, le ferment du communautarisme.

Le problème est bien plus de savoir comment réagir. C'est pour cette raison que je souhaite que l'on soit concret, dans les questions que l'on pose et dans les réponses que l'on apporte.

Il y a deux grandes options. Ou bien on fixe une règle selon laquelle on ne peut pas entrer dans un établissement scolaire avec un voile, et l'on dit : « ou vous le retirez ou vous êtes exclue », et ce n'est pas négociable. La conséquence est qu'on envoie alors dans les écoles coraniques, ou catholiques d'ailleurs, un certain nombre de jeunes exclues de l'Education nationale. Cela pose problème car le système éducatif n'a pas pour mission d'exclure, mais plutôt d'intégrer.

Ou bien on laisse un espace de discussion, de pédagogie, de conviction. Mais dans ce cas, il ne faut pas pour autant que cet espace soit celui du laxisme : on doit savoir que, faute de convaincre, il y aura refus. Mais il faut permettre cet espace de discussion et de pédagogie pour arriver à convaincre les jeunes de ce que doit être la laïcité.

Pensez-vous qu'une règle claire, non négociable, vous faciliterait la tâche mais avec le risque évoqué ? Auriez-vous alors le sentiment de répondre à la mission de l'Education nationale ? Ou demandez-vous qu'il y ait un espace de discussion et de pédagogie et que la règle que vous demandez soit éclaircie pour que tout le monde sache qu'au bout de la discussion, de toute façon, ce sera non ?

Je voudrais aussi faire une remarque. Je suis très choqué par le communiqué de presse de la mission d'information, sur l'ouverture du forum d'expression qui permet aux Français désormais de dire directement aux députés s'il faut une nouvelle loi sur le port des signes religieux à l'école. Je pense que l'on aurait pu débattre du contenu de ce communiqué.

M. le Président : On n'en a pas débattu certes, mais je vous l'ai fait distribuer avant qu'il ne soit diffusé.

M. Jean GLAVANY : Bien, alors il faudrait leur rajouter : « et si vous voulez une loi, avec quel contenu ? » Cette réduction du débat sur le thème « faut-il une loi ou pas », sans jamais dire quel contenu on donnerait à cette loi, me paraît être un abêtissement collectif ahurissant.

M. le Président : Sur ce point, pour vous rassurer, voilà ce qui est indiqué sur le forum : « Bienvenue sur ce forum. La question du port du signe religieux à l'école fait actuellement l'objet d'une mission d'information de députés qui doit rendre ses travaux à la fin de l'année après avoir auditionné l'ensemble des parties prenantes. Il vous est proposé de participer aux débats en exprimant ici vos réflexions et propositions concernant ce problème et en particulier en nous donnant votre avis sur l'opportunité d'une intervention du législateur dans ce domaine. Si le législateur devait intervenir, comment pensez-vous qu'il devrait le faire ? Si vous pensez qu'il ne doit pas intervenir, pouvez-vous expliquer pourquoi ? »

Cela vous convient-t-il, M. Glavany ?

M. Jean GLAVANY : Ce n'est pas dans le communiqué de presse.

M. le Président : Les communiqués de presse sont toujours un peu réducteurs ! Quand les gens iront sur le forum, ils auront ce message.

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Avant de vous présenter mon établissement, je voudrais vous livrer la synthèse que j'ai préparée avec mes collègues, car c'est un problème que nous avons voulu élargir par rapport à notre cas précis.

Bien que service public, l'école n'est pas un lieu public, elle a pour nom et pour mission l'Education nationale. Elle doit se protéger et être protégée. L'enfant est bien trop précieux pour qu'il soit exposé à des dogmes ou à des contraintes physiques ou morales, dans ce qui demeure un espace protégé de croissance et d'élévation.

Une loi interdisant le port de signes religieux à l'école aurait la maladresse de ne porter que sur les signes religieux à l'école, alors que l'Education publique nationale se situe au-delà des expressions culturelles et religieuses. Espace et sanctuaire de la République, l'école des citoyens doit répondre à des règles de vie et de comportement garantissant neutralité et respect de tous.

Enfin, nous nous sommes permis de proposer que la conception initiale de la laïcité, du rejet des particularismes et du refus de voir et d'admettre les signes d'appartenance identitaires ou culturels - nous le vivons à Marseille de façon très pointue compte tenu de la diversité des occupants de cette ville - soit remplacée par l'ambition de définir un espace commun de cohabitation des différences.

Ainsi, dans notre lycée, il y a un endroit que je veux utiliser comme un sanctuaire. Dans la cour de récréation on est un peu tolérant, devant le lycée on l'est davantage, dans les abords, on dialogue ; mais, dès que l'on rentre dans le sanctuaire où l'on va recevoir le message de l'enseignement, on devient intransigeant. La protection de cet espace de transmission des savoirs mériterait peut-être d'être davantage définie, clarifiée, rendue obligatoire pour les administrateurs que nous sommes car c'est le sanctuaire de la « classe » qu'il faut protéger.

Certes il faut donner aux enfants des espaces de rencontre et il est vrai que les cours de récréation permettent des brassages, des rencontres, des complémentarités, des projets pédagogiques multiculturels. Par exemple, on a fait un projet pédagogique sur « le pain autour de la Méditerranée ». C'est fabuleux ce que les enfants ont apporté d'invention, d'imaginaire. Ils se sont rencontrés, donné des conseils, des recettes. Quand on a partagé les pains de la Méditerranée, ce fut un très joli moment. C'est dans cet espace là que l'on « milite », si j'ose dire, pour la société plurielle qui est la nôtre.

Par contre, au sein de la classe, il faudrait que nous soyons plus armés pour être davantage intransigeants.

Mon établissement est un lycée professionnel situé en centre-ville de Marseille. Il compte 650 élèves, deux tiers d'adolescents, 80 % d'élèves boursiers - la moyenne nationale est en dessous de 20 %, la moyenne des Bouches-du-Rhône au-dessus de 25 %. 93 % des élèves sont français, mais comme on dit pudiquement 77 % d'élèves « non originaires de la communauté européenne ». C'est une façon polie de dire les choses. En cela, Marseille est une ville qui fait la démonstration de la richesse de ces brassages et qui arrive à obtenir un équilibre. Ce n'est pas un équilibre négocié, c'est un équilibre un peu tendu, mais c'est quand même un équilibre, qui permet de jouer sur les diversités.

Je terminerai avec l'exemple qui nous a fait faire un bond en avant très important en terme de tolérance dans cet espace de dialogue et de liberté.

Une association, « Marseille-Espérance », a publié, édité et diffusé très largement dans les établissements un calendrier unique sur lequel dans des colonnes parallèles figure le calendrier de toutes les religions. Il y a le calendrier musulman, orthodoxe, arménien, bouddhiste, juif. Quand nous le mettons dans les classes et que les professeurs l'utilisent dans leurs dialogues, l'on se rend compte que parfois, le même jour, il y a une fête appelée différemment selon les religions. Cela crée des rencontres. Cet espace est plus « laïque » car il permet d'échanger les intimités, les choix culturels privés. Mais en deçà, dans l'espace « enseignement », il faudrait que nous ayons une consigne nous permettant d'être plus intransigeants.

Mme Patricia ADAM : Je suis un peu interpellée quand vous dites que l'on peut partager les différentes cultures religieuses. Comment font les enfants qui n'ont pas de religion ?

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Tout enfant, comme tout adulte, aime les histoires et les religions se fondent sur des histoires et des légendes. Nous avons amenés nos jeunes musulmans à Notre-Dame-de-la-Garde. Les chrétiens ne peuvent pas rentrer dans les mosquées, mais les musulmans peuvent rentrer dans les cathédrales et les églises chrétiennes. Les enfants voyant cet ensemble ont compris, aimé, dialogué, discuté. A Marseille, on fête Noël que l'on soit musulman, arménien, ou autre. Par ailleurs, l'histoire des religions est un devoir que nous devons transmettre. C'est l'histoire des religions avec un petit « h ». Mais, les dogmes qui sont liés aux légendes fondatrices des religions sont du domaine de la sphère privée et sont sujets à interprétation. Précisément, le voile est l'interprétation d'une légende qui a 14 siècles. Il y a 3 000 ans, le port du voile a été suggéré pour les femmes.

L'adolescent a envie de « montrer », c'est un jeu qui le structure d'ailleurs. Il est nécessaire que l'enfant affirme une identité. Il est en recherche soit de religion, soit d'identité. Nous gérons cela, mais il y a un endroit où il faut un peu retenir cette expression. Nous y arrivons.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je voulais revenir sur l'exemple de Lille pour poser une question à M. Parcollet. Il y a depuis 1995 un compromis dont vous pensez qu'il est assez fragile, mais qui fonctionne. Pouvez-vous nous préciser le nombre de jeunes filles voilées qui arrivent sur le parking et qui ensuite enlèvent leur voile ?

Par ailleurs, on a, avec Lille et Villeneuve-d'Ascq, deux exemples tout à fait différents qui illustrent bien le fait que les chefs d'établissement, les communautés enseignantes en général, sont confrontés à un problème difficile. Il y a, me semble-t-il, une réelle demande de clarification et d'appui car on voit bien que la situation, depuis 15 ans, reste très difficile, au-delà de la question du chiffrage du phénomène.

Je suis surpris, M. le proviseur, que vous puissiez nous indiquer qu'il y a 58 jeunes filles voilées dans votre établissement de Villeneuve-d'Ascq sans que cela ne pose trop de problèmes. C'est quelque chose qui me surprend beaucoup.

M. Michel PARCOLLET : Le nombre de voiles n'est pas très facile à estimer puisque, selon le compromis, ils n'entrent pas dans le lycée, mais les jeunes filles qui arrivent voilées sont de l'ordre globalement de 35, 40, mais c'est vraiment une estimation.

M. le Président : Qui arrivent voilées devant l'établissement ?

M. Michel PARCOLLET : Oui, qui entrent dans ce parking intérieur qui est à l'entrée de l'établissement. C'est un parking avec une voie piétonne qui a été installé en 1995 par le conseil régional, en partie, pour permettre ce cheminement vers la cour du lycée et vers les bâtiments.

Cela me donne l'occasion de dire, en toute amitié, que je ne suis pas d'accord avec mon voisin car avec le système de « sanctuarisation de la classe » de l'espace éducatif, court le risque d'être décortiqué en différents secteurs. On le voit d'ailleurs pour l'interdiction de fumer. Pour moi, le parking d'entrée fait partie de l'établissement. La notion de « territoire » chez les élèves est très forte, surtout dans Lille-Sud. Des élèves vous disent de façon extrêmement simple que pour eux, ici, c'est la loi de la rue. On a beaucoup de mal à leur expliquer qu'un établissement public n'est pas tout à fait la même chose qu'un lieu public. Donc, pour moi, le parking doit être compris dans l'ensemble du lycée.

En revanche, je suis d'accord sur l'intérêt de mesures d'accompagnement et d'« espaces de débats », par exemple les débats avec des associations, dans le cadre même de l'éducation civique, juridique et sociale ou autres. Mais il doit plutôt s'agir d'espaces organisés à l'intérieur d'un établissement, lequel doit rester un espace global et unique.

M. Armand MARTIN : Sur les 58 voiles dont j'ai fait état, nous devrions en fait en avoir 60, mais il se trouve que deux jeunes filles n'ont pas rejoint l'établissement. Une a intégré le lycée musulman Averroès qui vient de s'ouvrir à Lille, et l'autre a quitté l'établissement au bout de huit jours pour rejoindre ce même lycée. La deuxième jeune fille est fille d'un professeur de l'enseignement public.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je voudrais demander à M. le proviseur de Lille son appréciation sur le chiffre de 35 qu'il vient de nous indiquer. Le juge-t-il faible ou élevé ? Ce chiffre ne serait-il pas supérieur s'il n'y avait pas eu le compromis de 1995 ?

M. Michel PARCOLLET : Je ne m'engage pas sur le nombre de 35. Ce chiffre est une estimation extrêmement vague. Il est relativement faible compte tenu du quartier de Lille-Sud où l'on voit énormément de femmes, plus ou moins jeunes, voilées. Quand on dit « voilées », c'est même parfois la tenue complète.

On sent une évolution des choses. Au départ, il s'agissait du foulard islamique. Maintenant, on arrive vraiment à un voile et, parfois, des voiles très longs. On a l'impression d'avancer dans le bon sens, lorsque l'on obtient que l'élève enlève le voile et garde un foulard plus réduit, mais cachant l'ensemble des cheveux. C'est un compromis dangereux.

Concernant Lille-Sud, il est vrai qu'il y a beaucoup plus de personnes voilées, donc, pour moi, l'estimation est relativement faible, vraisemblablement parce que les élèves savent qu'il faudra enlever le voile à l'entrée.

Le Lycée Averroès dont il est question, qui a ouvert à la rentrée 2003 - pour l'instant modestement, puisqu'il y a une douzaine d'élèves pour une classe de seconde, ce qui est peu pour un lycée -, n'a pas eu d'impact du tout sur le lycée Faidherbe et son environnement. D'ailleurs, la fille de l'imam de la mosquée de Lille-Sud à laquelle est rattachée, quoi que l'on en dise, ce nouveau lycée, est en classe de première et tous ces enfants sont passés par le lycée Faidherbe, sans problème.

M. Jean-Pierre BRARD : Je suis un peu étonné par ce que vous dites sur la cour de la récréation - je caricature pour me faire comprendre - où l'on est « côte à côte », selon le modèle anglo-saxon, et sur la classe où l'on vit ensemble. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir cohabitation de deux systèmes.

Mais ce que vous avez dit sur les « belles histoires » m'inquiète davantage. Tout le monde aime les histoires, même les adultes. Vous n'êtes pas un spécialiste de la discipline que je vais évoquer, mais je parle sous contrôle de certains de nos collègues. Ne pensez-vous pas que l'enseignement religieux utilise beaucoup la parabole et la métaphore, donc, les « belles histoires » ? N'est-ce pas le début d'un enseignement religieux, ce qui n'est pas du tout la vocation de l'école publique ? L'école n'est-elle pas d'abord le lieu de l'enseignement rationnel et le lieu où l'on dispense la connaissance ?

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Marseille a besoin d'espaces un peu protégés dans lesquels l'échange va pouvoir se faire de façon neutralisée, écrêtée - car la rue est souvent le terrain des violences, des tensions ou l'expression des cultures. Nous débattons beaucoup au niveau de l'inspection académique et du rectorat sur ce point et nous comprenons que nos établissements sont des espaces protégés dans lesquels il y a l'infirmière, l'assistante sociale, des personnels qui écoutent, des surveillants, etc. Ce sont des espaces de dialogue dans lesquels l'échange se fait selon les préoccupations des adolescents. Il est vrai que les cours de récréation sont parfois des agoras. Il s'y passe des choses un peu bizarres, tendues, des débats forts, parfois virils, mais nous protégeons les jeunes et nous les laissons faire. Nous avons la main sur le couvercle de la marmite, si j'ose dire. Ce sont des échanges très riches parce que dans la cité, on ne peut pas discuter avec l'imam, avec les grands frères, avec les vigiles. Les adolescents ont besoin de cet espace d'expression et notre lycée le leur donne.

Un jour, je me suis permis de leur dire que celui qu'ils ont appelé « le Prophète » fut un temps un voleur. L'histoire le dit. L'histoire leur a apporté une lecture neutre des fondamentaux de leur religion dont on leur impose les dogmes et les interprétations. On a ainsi provoqué des discussions, quelques rancœurs, des haines, des contradictions, mais aussi un éclairage nouveau par rapport aux rites, dont ils ne peuvent pas demander les raisons ou l'origine à celui qui les leur impose. Ils ne savent pas très bien pourquoi il y a le ramadan, pourquoi il y a l'aïd-el-fitr. Notre rôle d'éducateur passe également par l'histoire des religions.

M. le Président : Donc, le port du voile n'est pas forcément l'expression d'une appartenance religieuse ?

M. Jean-Paul SAVIGNAC. : Du tout ! C'est une interprétation et une forme de militantisme par rapport à un choix que l'on veut imposer aux autres. Il en est de même de la pétition qui est sur mon bureau me demandant de garantir que la viande de la cantine est halal.

M. Philippe TIQUET : Je rebondis très vite sur la dernière remarque de mon voisin et à votre question. Je pense effectivement que le port du voile n'est pas toujours l'expression d'une conviction religieuse chez certaines de ces jeunes filles. C'est aussi une façon de se construire une identité personnelle. Cela m'a été un certain nombre de fois assez franchement dit par les intéressées.

M. le Président : Ou, pour leur famille, d'éviter l'intégration.

M. Philippe TIQUET : Oui, aussi. Cela étant, je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut vraisemblablement une accentuation, sinon sous forme de loi, en tout cas sous forme de vives recommandations, de l'interdiction - il ne faut pas avoir peur du mot - de signes religieux ostentatoires - et non religieux d'ailleurs parfois - dans les établissements scolaires.

Je dirige un lycée de 1 800 élèves dans la banlieue sud d'Orléans qui s'est construite dans les années 60-70 autour de son campus universitaire, et aujourd'hui autour de son pôle technologique. Cette banlieue a accueilli des générations de travailleurs immigrés dans un quartier qui fait actuellement l'objet d'un « grand projet de ville », puisque telle est sa dénomination.

Dans mon lycée, 26 nationalités (africaines, nord-africaines et autres) cohabitent et la population d'origine étrangère représente 7,7 % de l'effectif total, la moyenne académique étant de près de 4 %.

A la différence d'un certain nombre de collègues, j'ai la chance, alors qu'un certain nombre de jeunes filles arborent le foulard dit « islamique », de ne pas avoir été confronté à des situations conflictuelles, non pas parce que je détiens une recette, mais parce que, bon an mal an, ces jeunes filles enlèvent ce foulard à l'entrée du lycée - et j'insiste -et le remettent à l'extérieur du lycée. Chaque année quelques cas sont à suivre de près, soit parce que de nouvelles élèves essaient de nous tester, arrivant parfois d'un établissement où le port du foulard est autorisé, soit parce que l'actualité internationale - on n'en a pas assez parlé peut-être - crispe certaines situations. Dans ces dialogues, que l'on se doit d'avoir notamment avec ces nouvelles élèves, la discussion n'est pas toujours facile, parce qu'elles nous testent.

La jurisprudence du Conseil d'Etat, dans les situations de crise, est globalement satisfaisante. Je vais peut-être étonner l'assistance en disant que c'est surtout dans les situations de crise qu'elle l'est car elle donne quelques outils, en particulier si l'on entend par « dispositif fondé sur la jurisprudence » tout ce qui nous permet de réagir, y compris les notes comme cette note juridique que j'ai dû demander pour l'obtenir. Et je rejoins la question qui était posée de savoir si l'on est aidé : oui, on est souvent aidé dans mon académie par un service juridique très présent.

M. le Président : C'est la note de mars 2003 ?

M. Philippe TIQUET : Tout à fait ! Précieuse à mon avis.

M. GLAVANY : Est-elle diffusée à tous les établissements ?

M. Philippe TIQUET : Dans mon académie, je l'ai réclamée, et dans le secret de cette assistance, je dois dire que j'ai insisté pour l'obtenir. Mon interlocuteur m'a dit qu'il me la donnait confidentiellement - elle n'était pas utilisable à l'époque. Peut-être a-t-elle eu depuis une diffusion plus large. En tout cas, je ne l'ai pas vue passer officiellement.

M. le Président : D'autres chefs d'établissement ont-ils eu cette note ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je l'ai eue, mais compte tenu des circonstances, ce n'était pas très utile.

M. le Président : L'avez-vous réclamée ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Non.

M. Philippe TIQUET : Je l'ai réclamée car j'ai eu vent de son existence et j'étais en train de vivre une situation non pas de crise, mais où j'avais intérêt à prendre les devants et à dialoguer avec les jeunes filles.

Cette note est d'autant plus intéressante que, sur certains points, elle est beaucoup plus précise que le dispositif qui remonte à plusieurs années.

M. le Président : Pour l'ensemble des députés, je précise qu'il s'agit d'une note expliquant les conditions du port du voile.

M. Jean-Pierre BRARD : Qui n'ont aucune valeur normative.

M. le Président : Qui n'ont effectivement aucune valeur. C'est une note interne du service juridique de l'Education nationale. On va vous la distribuer.

M. Philippe TIQUET : Cela étant, elle est parfois très affirmative. Je cite un exemple : « D'autres tenues peuvent et doivent être interdites au sein des établissements publics d'enseignement, même lorsqu'elles sont l'expression d'une conviction religieuse. » Juste avant, la note explique que, si le voile n'est que le port d'un signe de manifestation religieuse, il n'est pas en soi incompatible avec la laïcité, vous connaissez le contexte. « Il en va ainsi, à l'évidence, des tenues qui couvrent l'intégralité du visage en ne laissant que les yeux apparents. ».

Un peu plus loin, cette note dit : « Doivent être également interdites les tenues qui, tout en laissant l'ovale du visage entièrement découvert, dissimuleraient par exemple l'intégralité du corps sous un habit noir. »

Un peu plus loin : « Il faut souligner que ce raisonnement ne concerne pas spécifiquement ni principalement l'islam. Le port d'une aube de communiante, à supposer qu'il soit ressenti comme une nécessité religieuse par les intéressés, ne saurait davantage être admis dans un établissement public d'enseignement. »

La situation qui prévaut à l'heure actuelle et qui, de mon point de vue, supposerait des indications plus strictes, ne me paraît pas pouvoir durer plus longtemps pour plusieurs raisons.

Premièrement, ce qui me choque - au sens où cela m'embarrasse, et c'est un euphémisme -, c'est que sur un pareil sujet on puisse accepter de laisser coexister des attitudes diverses, voire contradictoires d'un établissement à l'autre, parfois même au sein d'un même établissement car les enseignants sont loin d'être d'accord, y compris dans leurs actes et leur façon de réagir sur un pareil sujet. Par exemple, on a vu des jeunes filles interdites de foulard dans tel établissement public et exclues, alors qu'elles sont autorisées à le porter dans un établissement voisin. Dans le Loiret, après une enquête que j'ai personnellement menée auprès de collègues, le foulard n'est pas toléré dans la cour de tel établissement, par exemple dans le mien, il l'est dans un établissement qui est situé à 50 kilomètres d'Orléans.

Je ne pense pas que cette diversité de réactions puisse se justifier par l'autonomie de gestion des établissements à laquelle il est fait allusion dans le questionnaire. Sur un pareil point, nous touchons à mon avis à des principes fondateurs sur lesquels doit s'exercer toute l'autorité de l'Etat dans son expression la plus nationale.

Deuxième raison de mon malaise, si le port du foulard ne peut pas être interdit par principe, il le devient dans le cas d'un comportement prosélyte. Or, le prosélytisme n'est pas toujours facile à déterminer ni à prouver car il revêt rarement une forme extrême, caricaturale. Or il faut convaincre le juge. Je cite un extrait de la même note de la direction des affaires juridiques diffusée confidentiellement il y a quelques mois dans les académies : « En l'absence de tension ou de trouble à l'ordre public, lorsque le port d'un signe d'appartenance religieuse prend un caractère massif dans un établissement ou dans une classe, une mesure d'interdiction sera justifiée si l'administration est en mesure d'en convaincre le juge et de le convaincre que cette mesure était nécessaire ou que l'augmentation du nombre des élèves portant un signe d'appartenance religieuse révèle un phénomène de prosélytisme rampant. » Très modestement, je ne suis pas sûr de pouvoir prouver le prosélytisme de telle ou telle manifestation religieuse.

Troisième cause de mon malaise. Si l'on met de côté les cas de prosélytisme avérés ou de dysfonctionnement condamnable - c'est-à-dire de l'élève qui ne veut pas aller en cours d'éducation physique et sportive (EPS), qui refuse de retirer son foulard en cours d'EPS, en travaux pratiques de physique/chimie, car ce sont des cas où nous avons le droit de lui interdire très formellement de le porter -, et que l'on prenne le cas d'une élève qui travaille bien, qui assiste à tous les cours, qui va en EPS, qui parfois se fait dispenser officiellement, que fait-on ? Le port de ce foulard n'est pas condamnable dans ce cas.

Si nous sommes dans un établissement comme le mien où manifestement l'autorisation de le porter provoquerait un réel malaise, on doit discuter. Cela signifie que, dans ce cas de figure, tout repose sur la capacité de persuasion du chef d'établissement et de ses représentants. Une telle capacité me paraît, par définition, fragile et aléatoire. Jusqu'ici je n'ai pas vécu de situation de crise. Mais il m'arrivera peut-être de vivre les situations que mes collègues ont décrites précédemment.

Faut-il une loi ? Après avoir beaucoup hésité - car il n'est pas facile de se faire une idée définitive sur le sujet -, j'incline aujourd'hui à penser, même si je n'ignore pas les difficultés philosophiques, morales, législatives que poserait une loi, qu'il faut être plus incisif, plus directif. En tout état de cause, l'alternative me semble être la suivante. Ou bien l'on fait une loi ou un règlement, appelons-le comme on veut, même si la nuance est importante, qui interdit sans ambiguïté le port des signes religieux à l'école.

M. le Président : Le port « visible » de signes religieux.

M. Philippe TIQUET : Ou bien, au nom de la tolérance - et n'en déduisez pas que je suis intolérant par nature -, on laisse les élèves arborer de tels signes et il faudra en assumer les conséquences logiques et inévitables, croix catholique contre kippa, kippa contre foulard, foulard contre croix catholique.

Je me souviens d'une anecdote à propos d'autres signes. J'avais fait une remarque à une jeune fille qui tardait à enlever son foulard en entrant dans le lycée. Je fis également une remarque à un jeune garçon qui arborait une croix catholique d'évêque, très importante, beaucoup plus importante que la petite croix qui peut être sous un chandail ou sous une chemise. Ce garçon me dit : « Mais, monsieur, les jeunes filles à foulard, on ne leur interdit pas toujours ou pas assez vigoureusement de porter le foulard, alors quel est le problème ? Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas porter cette croix ? ».

Il y a des arguments qui militent en faveur de la tolérance. Un très bel article de M. Spitz, philosophe, dans « Le Monde », il y a quelques jours m'a interpellé, a failli un peu lézarder mes fragiles assurances sur le sujet. Si on laisse parler la tolérance, à mon avis, l'établissement public d'enseignement n'aura plus de public que le nom et connaîtra des situations qui, personnellement, me paraissent absolument intenables et inadmissibles.

M. le Président : Les chefs d'établissement veulent-ils à réagir à ce que vient de dire M. Tiquet ?

M. Armand MARTIN : Je reviens sur ce que j'ai dit tout à l'heure et qui va dans le sens de mon collègue. S'il y a une loi, il faut que les décrets d'application sortent très vite. Il ne faut pas attendre des années. Certaines lois n'ont jamais eu de décret d'application. J'en prends une notamment concernant les parents d'élèves et les assurances des parents d'élèves. C'est une loi qui a été prise en 1946 et qui n'a jamais fait l'objet de décret d'application. Je reviens également sur la loi Evin pour laquelle il n'y a pas eu de décret d'application. Si l'Assemblée nationale veut une loi, les décrets doivent sortir tout de suite.

M. le Président : Mme Lor Sivrais, vous qui n'avez pas les mêmes certitudes que M. Tiquet, que vous inspire son évolution personnelle sur la nécessité d'une intervention législative ?

Mme Stanie LOR SIVRAIS : En tant que femme, je suis évidemment contre le port du voile qui pour moi est une forme d'oppression, mais ayant personnellement des convictions religieuses qui ne sont pas islamiques, je suis très mal à l'aise devant l'interdiction de tout port de signes religieux.

Je discutais avec une de mes professeurs de philosophie qui est juive - qui a un nom très juif et qui a subi des remarques dans d'autres lycées de la part de ses élèves -, qui revient d'un temps d'expatriation au Brésil et qui me disait : « Ce qu'il y a de terrible dans nos établissements scolaires, c'est que, lorsque l'on fait de la philosophie, nos élèves ne peuvent même pas dire qu'ils croient en Dieu. » C'était la réaction d'un professeur de philosophie, je vous la donne comme telle. Elle regrettait que l'affirmation de convictions ne puisse pas se faire de manière sereine dans le cadre d'un cours de philosophie.

J'ai été profondément choquée au printemps dernier par des affirmations excessives d'opposition à toute manifestation religieuse. Cela me gêne beaucoup, même dans un établissement laïque. Je repense à une phrase de Malesherbes qui disait : « Est-ce que l'on pouvait penser qu'il y aurait des fanatiques de la tolérance ? » On est un peu dans cette situation. L'idée de l'interdiction de tout signe religieux me met très mal à l'aise.

M. le Président : De tout signe religieux « visible ».

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Oui mais alors, le jour où je viendrai avec ma croix d'Agadez, qui est un cadeau de famille rapporté par un de mes ancêtres, je ne pourrai pas la porter visiblement dans le lycée ?

M. Jean GLAVANY : J'ai consulté un juriste qui m'a dit que, même si vous utilisez le terme « visible », cela donnera lieu à interprétation. Sur deux jeunes filles qui porteront une croix catholique en pendentif, l'une aura un décolleté ouvert, le proviseur jugera que c'est visible et il l'exclura de l'établissement. L'autre aura le col fermé et elle pourra rester dans l'établissement.

Ce n'est pas du jésuitisme. C'est une réalité objective que tout principe de droit fait toujours l'objet d'interprétation. Les chefs d'établissement y seront de toute façon amenés et c'est leur responsabilité. Je suis en désaccord avec ceux d'entre vous qui disent que ce n'est pas leur métier d'avoir à trancher cela. En réalité, vous n'arrêtez pas d'arbitrer. C'est bien votre responsabilité de traduire des élèves devant des conseils de discipline, de les exclure temporairement, définitivement, pour d'autres raisons liées à la discipline. C'est votre fonction, c'est votre mission.

M. le Président : Ils le feront d'autant mieux que les bases seront claires.

M. Jean GLAVANY : Mais il y aura toujours un degré d'interprétation du droit.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je voulais réagir à ce que vient de dire Madame. Je comprends ce que vous dites mais, en même temps, j'ai l'impression que l'on va bientôt dire que c'est le principe de la laïcité qui ne respecte pas la tolérance, alors que dans l'esprit des pères fondateurs de la laïcité, c'est l'inverse. Les pères fondateurs n'étaient pas des anti-religieux, c'étaient des anti-cléricaux. Il y a aujourd'hui une sorte d'affaiblissement idéologique de la notion, y compris dans le milieu enseignant, pourtant très laïque. Je ne voudrais pas que l'on soit contaminé. Je comprends à la fois ce que vous dites mais, en même temps, la laïcité n'est quand même pas l'intolérance, c'est le contraire, attention !

M. Jacques MYARD : Ne pensez-vous pas qu'en réalité l'épiphénomène du voile cache beaucoup d'autres choses derrière ? Tout à l'heure, on l'a vu avec la nourriture halal. Pensez-vous que cela va plus loin ?

M. Michel PARCOLLET : Je sens, au-delà de croyances religieuses individuelles, un véritable mouvement de remise en cause des lois de la République. C'est pour cette raison que je souhaiterais une interdiction claire. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de mesures d'accompagnement et que la responsabilité des chefs d'établissement ne restera entière dans l'interprétation et la mise en œuvre locales. Je sens effectivement un autre mouvement que purement religieux.

M. Sylvain FAILLIE : J'ai exprimé au départ de la discussion un souci de tolérance à l'égard du port des signes religieux. Je continue en rappelant que les pères fondateurs de la laïcité se sont également fondés sur des affirmations comme « si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m'enrichis » ; donc, la laïcité est bien fondée sur l'acceptation de la différence. C'est à ce titre que j'invitais, au départ, à ne pas légiférer dans une trop grande urgence en demandant si, finalement, on n'avait pas intérêt, à l'égard d'une simple manifestation d'appartenance, encadrée et limitée, à ne pas perturber les programmes et à ne pas créer de trouble dans l'établissement. Je ne pense pas que le simple fait de signaler une appartenance puisse présenter un véritable problème.

M. Brard, a dit que lorsque qu'il était instituteur, il estimait qu'il n'avait pas à connaître l'appartenance de ses élèves. J'ai également été instituteur, il y a très longtemps, et je cherchais à savoir qui étaient mes élèves, leur appartenance, leurs problèmes sociaux ou médicaux et autres, d'autant que je travaillais dans l'enseignement spécialisé.

Je ne crois pas que l'on puisse dire qu'une loi résoudrait tous les problèmes. Il y a autre chose derrière le simple port de signes qui ne serait pas résolu par une simple loi interdisant d'afficher des signes et il s'agit du problème du communautarisme dans les cités qui environnent les établissements où ces problèmes se posent.

Par ailleurs, une telle loi devrait nécessairement s'accompagner d'un volet vestimentaire. On a parlé d'uniforme. Moi j'en ai porté un pendant huit ans dans une école militaire. Cela n'a pas forcément que des inconvénients, de même que la blouse de nos anciens écoliers ! Mais les établissements scolaires deviendraient des sanctuaires déconnectés d'une société dans laquelle il faut quand même réémerger la jeunesse. Voilà les précautions.

M. Jean-Paul FERRIER : Je pense également qu'il y a autre chose derrière le port des signes religieux. Par ailleurs, je partage tout à fait l'opinion de mon collègue Tiquet quant à la nécessité de disposer d'une loi claire car, même si l'on peut toujours interpréter le droit, plus celui-ci est clair, moins il est facile à interpréter.

Pour en revenir à la question de M. Bourg-Broc, il est vrai que le fait de manifester son appartenance religieuse peut apparaître comme une condition de la liberté de conscience, mais cela peut être aussi un danger. Le fait que l'on ne connaisse pas la religion des personnes ou qu'elles ne manifestent pas leur appartenance - on a reproché à certains pays de mentionner l'appartenance religieuse sur les passeports - est aussi un facteur de liberté. Dans notre pays, certains ont eu à manifester leur appartenance religieuse par une marque jaune, on devrait s'en souvenir ; la manifestation des signes religieux n'est pas toujours du côté de la liberté.

M. Philippe TIQUET : Ces convictions, ces assurances sont celles d'aujourd'hui. Imaginez bien que je n'en fais pas un code parant à toutes les situations. Je fais une grande différence entre le fait d'arborer des signes religieux - ou politiques, on pourrait aussi en parler - qui ne paraît pas viable dans un établissement scolaire et le fait de pouvoir, dans un cours de philosophie ou dans tout autre cours, reconnaître, à l'occasion d'un débat d'idées, que l'on croit en Dieu ou non.

D'ailleurs, le drame de notre école est que l'on n'ose pas aborder certains sujets avec les élèves et, en particulier, les sujets religieux. L'école souffre peut-être d'un déficit de discussion, de connaissance, de réflexion sur le fait religieux, mais aussi sur le fait culturel et sur l'histoire des pays de ces enfants, nés sur le territoire français mais dont les parents sont originaires du Maghreb ou d'ailleurs. Cette histoire est parfois scandaleusement absente des livres d'histoire.

On pourrait très bien, et cela me paraîtrait même nécessaire, se montrer exigeant sur le port de signes visibles marquant des convictions religieuses ou politiques et moins frileux au sein des cours, en acceptant de parler d'une culture nationale, d'une histoire nationale et d'un fait religieux quel qu'il soit, voire de l'athéisme puisque l'on y a fait allusion, ou même de l'absence de convictions religieuses. Bref, il ne faut pas faire de nos élèves des citoyens décervelés.

Mme Stanie LOR SIVRAIS : Je voulais exprimer une inquiétude. Si on légifère contre le port de tout signe religieux, ne faudra-t-il pas faire des concessions par ailleurs, et ne serons-nous pas amenés à ouvrir des aumôneries pour d'autres religions dans nos établissements ? J'avoue que je n'ai pas très envie d'être obligée de négocier des aumôneries dans nos établissements.

M. Jean-Pierre BRARD : Il y a un problème qui a été évoqué en filigrane par certains d'entre vous. On ne trouvera pas de solution globale si l'on n'évoque que les problèmes de l'école. Il y a aussi le problème de l'égalité de la pratique des cultes. Si notre Etat ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte, il reconnaît la liberté de pratiquer le sien. Cela passe par une garantie d'égalité qui n'existe pas aujourd'hui pour des raisons historiques, l'islam étant la religion du colonisé et étant arrivée après les autres. Ce n'est pas l'objet de notre mission, mais il est clair qu'il faut régler la question du financement, sans qu'il ne coûte un euro à l'Etat républicain, et qu'il faut des lieux de culte libres. Je dis souvent à ceux qui s'émeuvent de l'apparition de lieux de culte musulman que je préfère les savoir dans des lieux de culte dédiés, plutôt que de les savoir dans des caves, lieux de tous les complots, ou dans des appartements. Mais cela dépasse l'objet de notre mission.

Par ailleurs, quand j'entends dire qu'il est difficile de faire une loi, je me demande à quoi sert le législateur ! J'ajoute que c'est notre rôle d'appliquer la loi de 1905, sans la réviser.

M. Roger POLLET : Pour résumer, je pense qu'il y a effectivement, derrière le voile, un mouvement qui est plus large. Il ne faut pas en rester au statu quo actuel et donc il faut un cadre plus précis - peut-être législatif. Je pense que les politiques doivent prendre leurs responsabilités et qu'ils ne doivent pas la transférer au Conseil d'Etat dont les avis ne clarifient pas la situation.

M. Jean-Paul SAVIGNAC : Une remarque sur les pratiques de l'école française, puisque l'Europe donne quelques exemples en la matière. Dans l'école française, plus de la moitié de notre temps est consacré à d'autres fonctions que les fonctions pédagogiques pures pour lesquelles nous étions au départ missionnés. En fait, nous sommes gérants de locaux, gardiens de personnels. On nourrit des élèves, on les lave, on les soigne, on les entretient, on les finance, on distribue des bourses. Nous n'avons toujours pas réussi à obtenir de notre tutelle qu'elle définisse la véritable priorité de notre mission. Je conclus en disant que l'espace d'enseignement pur mériterait d'être reclarifié car cela est très obscur.

M. le Président : Madame, Messieurs, merci beaucoup, vous nous avez fait passer une matinée très intéressante.

Audition de M. Roger ERRERA,
conseiller d'Etat honoraire

(extrait du procès-verbal de la séance du 28 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : M. Errera, je vous remercie de nous consacrer un peu de votre temps. Je rappelle que vous êtes conseiller d'Etat honoraire depuis 2001. Vous avez participé, en tant que membre de la section de l'intérieur du Conseil d'Etat, aux délibérations qui ont conduit à l'avis de 1989. Vous êtes également ancien membre du Haut conseil à l'intégration, membre du conseil d'administration du service social d'aide aux immigrants et professeur à l'université d'Europe centrale à Budapest.

M. Errera, nous serons très attentifs à vos propos, car nous aimerions comprendre les motifs qui ont conduit le Conseil d'Etat à l'avis de 1989.

Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire - en partant du questionnaire que nous vous avons adressé -, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.

M. Roger ERRERA : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, mes premières paroles seront des paroles de remerciement ; c'est un grand honneur pour moi de comparaître aujourd'hui devant cette mission d'information, présidée par le Président de l'Assemblée nationale, sur un sujet aussi grave que le port de signes religieux à l'école.

En effet, j'ai été membre de la section de l'intérieur au Conseil d'Etat et de l'assemblée générale le jour où elles ont délibéré sur l'avis du 27 novembre 1989 ; il s'est agi d'une délibération et d'une décision collégiales. Et je n'ai cessé, depuis, de suivre de très près l'évolution de cette question. Je suis donc particulièrement attentif à ce qui se déroule en ce moment, tant au sein du Parlement que dans d'autres organismes appelés à délibérer de cette question de la laïcité.

J'étais membre du Haut conseil à l'intégration, qui sous la présidence de M. Roger Fauroux, a rédigé un rapport intitulé « L'islam dans la République », publié en 2001 ou 2002.

Je vous présenterai un exposé divisé en plusieurs parties, selon les questions qui m'ont été envoyées.

Premièrement, la définition de la laïcité.

En voulant définir le principe de la laïcité, on pose en réalité deux questions : quelle définition lui donner et de quelle façon parvenir à une telle définition ?

La laïcité figure dans nos principes constitutionnels depuis à peine 60 ans, la loi de 1905 ne la mentionnait pas. Elle avait été précédée de plusieurs lois de laïcisation de services publics, la première étant, en 1792, celle de l'état civil.

La plupart des définitions de la laïcité que l'on trouve dans les ouvrages sont négatives : il s'agit de l'abstention, de la neutralité, de l'incompétence, de l'indifférence de l'Etat en matière religieuse. Je ne pense pas que cela soit entièrement exact ni suffisant. En effet, si tel était le cas, il conviendrait de s'interroger avec inquiétude sur l'état de notre droit et de notre pratique. Nous sommes dans un Etat qui règle la forme obligatoire des associations cultuelles, qui reconnaît par décret en Conseil d'Etat les congrégations, en leur faisant obligation d'être soumises à la « juridiction de l'ordinaire » - terme issu du droit canonique ; un Etat qui assure des aumôneries en prison, à l'armée et à l'hôpital, qui est propriétaire de beaucoup d'édifices de culte construits avant 1905, qui en assure la charge et qui les confie gratuitement aux confessions. Enfin, nous sommes un pays où, en raison de nos convictions religieuses, il était possible de se faire dispenser des obligations militaires.

Il convient donc d'aller plus loin et d'analyser, pour s'approcher d'une définition de la laïcité, ce qui l'entoure dans notre édifice constitutionnel. Je pense que l'on ne peut plus dissocier la laïcité de l'ensemble des autres éléments de ce qu'il est convenu d'appeler notre « bloc de constitutionnalité » ; bloc qui énonce la laïcité de la République, la laïcité de l'enseignement public, l'égalité devant la loi et l'interdiction de toute discrimination, le respect par la République de toutes les croyances - article premier de la Constitution -, la liberté de l'enseignement, la liberté de conscience, la liberté religieuse.

Cette grande loi de 1905 est remarquable, dans son article premier, à la fois par ce qu'elle ne dit pas et ce qu'elle dit. Elle ne dit pas qu'il y a une séparation ; elle commence par dire qu'il existe deux obligations positives pour l'Etat : assurer la liberté de conscience et garantir le libre exercice du culte. Aucune autre liberté publique ne fait l'objet de telles obligations positives.

Lorsqu'en 1989 le Conseil d'Etat a affirmé que le principe de laïcité implique nécessairement le respect de toutes les croyances, il n'a fait que tirer les conséquences de ce bloc constitutionnel ; non seulement de la loi de 1905, mais également de celle de 1882 qui, lors de la proclamation de la laïcité de l'enseignement primaire, disposait : « Les écoles élémentaires publiques vaquent un jour par semaine, en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s'ils le désirent, à leurs enfants l'instruction religieuse en dehors des édifices scolaires. » Cet article de la loi Ferry a été codifié à l'article L.141-3 du code de l'Education. Ce qui montre bien que le législateur, dès les origines, s'est attaché à ne pas dissocier la laïcité du respect des croyances religieuses.

S'agissant de notre édifice juridique et institutionnel, je ferai trois remarques. Tout d'abord, notre pays y est parvenu, au prix d'un cheminement marqué par des tensions, des conflits, des ruptures, mais aussi par des accommodements, des transactions, des compromis qui subsistent. Ensuite, ces normes constitutionnelles sont toutes d'égale valeur. Il convient donc, lorsque le besoin s'en fait sentir, de les concilier. Enfin, en matière de libertés publiques, on s'est longtemps contenté d'édicter un régime de liberté en supprimant les obstacles ou en les cantonnant. On estime de plus en plus que les pouvoirs publics ont aussi pour mission légitime de créer un cadre général permettant l'exercice et le respect effectif des libertés. C'est la raison pour laquelle il y a des aides à la presse, des subventions aux syndicats et aux associations, et c'est pourquoi l'enseignement privé fait l'objet des contrats que l'on sait depuis 1959.

Je pense que c'est dans cet esprit, en se gardant de toute affirmation absolue et inconditionnelle, qu'il convient d'examiner la question de la laïcité à l'école, et notamment celle du port des signes religieux.

En droit positif, la laïcité de l'enseignement public est celle des programmes et des personnels. Je vous rappelle qu'en vertu d'une loi, seuls les personnels de l'enseignement primaire public doivent être des laïques - il n'existe par de loi pour l'enseignement secondaire et supérieur. Et s'agissant de tous les personnels de l'enseignement public, il y a interdiction de porter tout signe religieux en raison du principe de neutralité - qui s'applique à tous les agents publics quels qu'ils soient, où qu'ils soient -, selon l'arrêt Marteaux du Conseil d'Etat du 3 mai 2000.

Deuxième partie de mon exposé, je répondrai aux questions 1 à 4.

M. le Président : Je vais les rappeler, pour la clarté du débat.

Que pensez-vous du dispositif juridique relatif au port des signes religieux à l'école, tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative ?

Le juge administratif sanctionne le port ostentatoire du signe religieux ; pensez-vous que l'on puisse faire une réelle distinction entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ?

Comme nous l'a indiqué un membre du Conseil d'Etat, un juge administratif ne se donne pas le droit, selon les cas, de dire si le signe est religieux ou pas. Pensez-vous que les juridictions puissent se prononcer sur le port d'un signe religieux sans interpréter les raisons de ce comportement, alors même que le port du foulard, par exemple, peut avoir d'autres motivations que religieuses ?

Les chefs d'établissement souhaitent que soit fixé un cadre juridique plus précis leur permettant de gérer avec plus d'efficacité les conflits auxquels ils sont confrontés. Pensez-vous possible d'aller au-delà de la position du juge administratif qui a cherché un équilibre entre le principe de laïcité et le principe de libre expression ?

M. Roger ERRERA : Je résumerai tout d'abord ce qui a été dit par le Conseil d'Etat dans sa réponse à la demande d'avis présentée, alors, par le ministre de l'éducation nationale. Après avoir rappelé le principe de laïcité, le Conseil d'Etat a affirmé qu'il implique nécessairement le respect de toutes les croyances. Citant les textes applicables, le Conseil d'Etat rappelle que le principe de laïcité de l'enseignement public impose que l'enseignement soit dispensé dans le respect de la neutralité de ce service, quant aux enseignants et aux programmes et de la liberté de conscience des élèves. Ce même principe interdit toute discrimination dans l'accès à l'enseignement qui serait fondée sur les convictions ou les croyances religieuses des élèves.

Les élèves ont le droit d'exprimer ou de manifester leurs croyances religieuses dans le respect du pluralisme et de la liberté d'autrui, sans qu'il soit porté atteinte aux activités d'enseignement, au contenu des programmes et à l'obligation d'assiduité.

En conclusion, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l'exercice de la liberté d'expression et de manifestation de croyances religieuses. Mais cette liberté ne pourrait permettre aux élèves d'arborer des signes d'appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés, individuellement ou collectivement, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l'élève ou des autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d'enseignement et le rôle éducatif des enseignants, troubleraient l'ordre dans l'établissement ou le fonctionnement normal du service public. Le port de ces signes peut, en cas de besoin, faire l'objet d'une réglementation, compte tenu de la situation propre aux établissements.

Les cas où l'exclusion de l'élève a été annulée ont été les suivants : soit le règlement intérieur prohibait tout port de signes religieux, soit, dans le silence du règlement intérieur, l'élève avait été exclu du simple fait qu'il portait un signe religieux, indépendamment de tout reproche concernant son comportement ou les conséquences de celui-ci.

En revanche, les exclusions ont été confirmées quand le comportement de l'élève avait conduit à une perturbation du bon fonctionnement de l'établissement, lorsqu'il y avait manquement à l'assiduité ou lorsque, pour certains enseignements, pour des raisons d'hygiène - éducation physique - ou de sécurité - enseignement technologique -, le foulard n'avait pas été enlevé.

En ce qui concerne les circulaires, elles sont indispensables au bon fonctionnement des services, mais je rappelle qu'elles ne peuvent jamais modifier l'état du droit ; elles deviennent alors illégales. En la matière, deux circulaires ont été publiées, en 1989 et 1994. J'ai lu récemment dans la presse un résumé d'une note de la direction des affaires juridiques du ministère de l'éducation nationale qui m'a semblé être un résumé très fidèle et très objectif du droit applicable.

J'en viens maintenant au caractère ostentatoire des signes religieux. On s'est beaucoup attaché à cet adjectif dans la très longue et détaillée liste des motifs légaux possibles, d'une limitation ou d'une restriction de ce droit.

L'avis du Conseil d'Etat - pas plus que la jurisprudence qui en est issue - ne donnait et ne pouvait donner une définition du caractère ostentatoire et encore moins une liste des signes possédant ce caractère, ni une liste des confessions dont les signes posséderaient ce caractère.

Voici ce qu'a dit la jurisprudence - je vous cite un considérant que l'on trouve de manière systématique : « Le foulard par lequel Melle X entendait exprimer ses convictions religieuses ne saurait être regardé comme un signe possédant, par nature, un caractère ostentatoire. »

M. le Président : Quand devient-il ostentatoire ?

M. Roger ERRERA : J'y viens, M. le Président.

Peut-on faire une différence entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire ? Non seulement on le peut, mais on le doit, si l'on veut fonder sur ce caractère une décision disciplinaire prise envers l'élève. Mais il ne s'agit pas d'un exercice facile ; il convient d'expliquer pourquoi tel signe est ostentatoire. Quel critère utiliser ? Celui de la croyance considérée ? En régime de laïcité, je ne pense pas que ce soit possible. Celui des dimensions du signe, celui de la partie du corps sur lequel il est porté ? On se lance dans une casuistique indéfinie.

Ma conclusion, c'est qu'il n'est peut-être pas indispensable de s'appesantir sur ce seul critère permettant de fonder une sanction.

M. le Président : Le fait qu'il soit visible ?

M. Roger ERRERA : J'ai réfléchi à cette question. Mais on retombe devant la même casuistique : qu'est-ce qu'un signe « visible » ? Qui va aller voir ? Jusqu'où ?

M. le Président : Visible, c'est ce que l'on voit ! Je vois, même si je ne veux pas la regarder, que vous avez une cravate rouge et la Légion d'honneur.

M. Roger ERRERA : Je me suis reporté au Littré qui parle du nom et non de l'adjectif : « Excès dans la manière de faire valoir quelque titre, quelque possession, quelque action, ou quelque qualité. » Et bien sûr, pour le mot « ostentation », il cite Bossuet : « Il faut éviter l'ostentation comme la perte des bonnes œuvres. »

J'en reviens à votre question, qui est fondamentale. Ce n'est pas un exercice facile. Ce qui s'oppose à un signe ostentatoire, c'est ce qui ne l'est pas. Est-ce pour autant un signe discret ? Peut-on ne pas être discret sans être ostentatoire ?

M. le Président : Mais visible, n'est-ce pas ce qui peut être vu ?

M. Roger ERRERA : Visible, c'est effectivement ce qui peut être vu, certes. Le début d'un signe peut être visible, comme une chaîne...

M. le Président : Non, ce qui est au bout de la chaîne n'est pas visible et on ne sait pas par quoi se termine cette chaîne !

M. Roger ERRERA : Peut-être, peut-être... Je ne suis pas sûr que cela évitera les discussions, les tensions et les contentieux.

Je ne pense pas que ce mot d'ostentatoire mérite le redoutable privilège qui lui a été accordé depuis une quinzaine d'années ; l'avis du Conseil d'Etat recèle bien d'autres choses : le prosélytisme, la pression, la propagande, la notion d'ordre public, etc.

J'en viens à la question suivante, relative à l'interprétation des raisons du port d'un signe religieux. Le juge peut-il se prononcer sur le port d'un signe religieux sans interpréter les raisons de ce comportement ? Dès l'instant où il n'y a pas de contestation sur l'existence d'un signe religieux, les motifs du port de celui-ci par l'élève échappent à la compétence de l'administration. Va-t-on demander à cet élève pourquoi il ou elle porte ce signe ? S'il n'y a pas d'autres raisons que des raisons religieuses : familiales, politiques, personnelles, affective ? Si il ou elle est vraiment croyant ? Si sa confession le lui commande vraiment ? Va-t-on vérifier son appartenance à cette confession en s'adressant à une autorité religieuse - à supposer qu'il y en ait une ?

En régime de laïcité et de séparation, autant de questions qui appellent une réponse négative. Parce qu'il s'agit d'une liberté individuelle. Et parce que - je cite ici ce que le professeur Rivero écrivait très sagement il y a 54 ans, dans son célèbre article sur la notion de laïcité : « Dès lors que l'Etat abandonne à la liberté de chacun le domaine religieux, il doit accepter le fait religieux tel qu'il se présente à lui, déterminé par les règles des églises - il ne pensait pas, bien sûr, à l'islam - et les impératifs des consciences. ». Juridiquement, je ne vois pas d'autres réponses à votre question, M. le Président.

M. le Président : Si on utilise le terme « visible », et si on le définit par « être vu », cela évite toute discussion sur les raisons, les motivations, l'appartenance ; on s'en remet à un critère simple et objectif : est ostentatoire tout ce qui peut-être vu par d'autres personnes. Et le juge administratif n'a pas à entrer dans une définition sur la liberté de croyance.

M. Roger ERRERA : Si la solution consiste à dire que le port de tout signe religieux est licite, à condition qu'il ne soit pas visible, on peut penser avoir résolu les problèmes. Cependant, je n'en suis pas certain, car si le critère de la visibilité semble simple et objectif, il ne le sera peut-être pas dans l'expérience vécue. Nous sommes en présence de très jeunes gens, de très jeunes filles, le signe pourra être visible, puis invisible, y aura-t-il une observation permanente du caractère visible du signe... Cela est ma réponse provisoire à votre objection, tout à fait pertinente.

J'aborderai maintenant la question relative à la demande des chefs d'établissement qui souhaitent un cadre juridique plus précis. Peut-on aller au-delà de la jurisprudence ?

M. le Président, mesdames, messieurs, la tâche des chefs d'établissement est très lourde. Ils sont responsables de la direction et de la gestion des établissements ; face à eux, ils ont les enseignants, les élèves, leurs familles, le personnel et parfois la presse, à l'occasion d'incidents. Et en cas d'incidents, leur position est parfois très difficile. Je suis sensible, comme chacun, à leur position, à leur désarroi, à leurs inquiétudes et à leurs soucis.

Le devoir des pouvoirs publics, et singulièrement du ministère duquel ils relèvent, est de les éclairer de façon satisfaisante sur le droit en vigueur et de leur apporter le concours nécessaire, de façon à leur permettre de respecter le droit, tout en tenant compte de la diversité des situations.

Aller au-delà de la jurisprudence ? Le droit actuel, tel qu'il est fixé par la jurisprudence, est connu de chacun ; il concilie les droits en présence. Si l'on souhaite changer le fond du droit - c'est la possibilité qui s'offre au législateur -, je ne pense pas que l'on puisse dire qu'il y a actuellement confusion, à moins de dire qu'il faudrait, pour tout le territoire, une réponse uniforme, valable en tout moment et en tout lieu.

Le port d'un signe religieux peut se présenter dans des conditions différentes selon les lieux, les établissements et appeler des réponses différentes.

M. le Président : Vous considérez donc que le droit n'est pas le même pour tous ?

M. Roger ERRERA : Je pense simplement que la même règle peut s'appliquer de façon différente. Et c'est ce qui se passe tous les jours, en matière pénale, par exemple ; les tribunaux correctionnels, les cours d'assises n'ont pas la même politique jurisprudentielle, ne rendent pas les mêmes décisions. Les règles ne sont pas appliquées partout de la même façon - et je ne parle pas de l'Alsace-Moselle, où le droit est différent.

A supposer que l'on puisse édicter une telle règle, ce que je ne méconnais pas, je pense qu'elle risquerait de conduire à de nouveaux conflits. Depuis le 28 mars dernier, l'organisation de la République est décentralisée. Peut-on ici songer à une gestion déconcentrée, décentralisée d'un tel problème ?

Je vous cite un autre exemple, M. le Président, qui ne nous éloigne pas de notre propos : l'assiduité, obligation de base de tous les élèves, et les autorisations d'absence pour des motifs religieux.

En 1989, l'auteur de la circulaire a abordé ce problème. Il écrit : « Des autorisations d'absence pourront être accordées à titre exceptionnel, pour certains jours particuliers, dans la mesure où elles correspondent à des fêtes religieuses s'inscrivant dans un calendrier au plan national, sans qu'il en résulte des perturbations dans le déroulement de la scolarité. »

Nous avons été saisis, au contentieux, en 1995, d'un recours du Consistoire central des israélites de France, qui nous demandait d'annuler le décret de 1991 relatif aux obligations des élèves, non pas pour ce qu'il disait, mais pour ce qu'il ne disait pas. Le Consistoire soutenait que, dès l'instant que ce décret ne prévoyait pas la possibilité d'une dispense d'assiduité pour certains jours de fête religieuse, il était illégal.

Le Conseil d'Etat avait à choisir entre trois positions. Une position extrême : l'assiduité ne se discute pas, et aucune dispense n'est accordée ; une position laxiste consistant à dire qu'il existe un droit à dispense, qu'il suffit de le demander. En se fondant sur l'article 10 de la déclaration de 1789, et sur l'article premier de la loi de 1905, il a décidé que ce décret ne pouvait avoir pour effet d'interdire aux élèves, qui en feraient la demande, de bénéficier, à titre individuel, d'une autorisation de dispense pour motif religieux, liée à l'exercice d'un culte, un jour précis, dans la mesure où cette absence était compatible avec l'accomplissement des tâches scolaires et de l'ordre public dans l'établissement.

Le même jour, pour un cas individuel, le Conseil d'Etat a rejeté la requête d'un élève d'une classe préparatoire qui souhaitait une dispense le samedi, jour des colles - son intérêt était de ne pas être systématiquement absent tous les samedis.

Les chefs d'établissement ont complètement raison de demander à être éclairés. Leur revendication est fondée. Et les bases d'une telle information existent, M. le Président ; elles existent depuis une douzaine d'années. Je relevais la réponse du ministre à une question écrite, dans le Journal officiel, le 13 octobre 2003 : le ministère prévoit la rédaction d'un guide qui pourrait être diffusé avant la fin de l'année. Ce serait faire injure à ce grand ministère de penser qu'il n'a pas, depuis douze ans, les moyens juridiques, humains et administratifs de procéder à la rédaction d'un tel guide et de l'adresser aux chefs d'établissement ! Encore faut-il savoir ce que l'on veut faire et ce que l'on veut dire. Et cela, M. le Président, mesdames, messieurs, est une question politique qui s'adresse aux six ministres qui se sont succédé depuis 1989, et non pas aux juristes ; c'est la raison pour laquelle je n'ai rien à ajouter concernant cette question.

M. le Président : Si les chefs d'établissement demandent à être éclairés, c'est justement parce qu'ils ont le sentiment que la jurisprudence, telle qu'elle est issue des travaux du Conseil d'Etat, ne les éclaire pas !

Nous vivons dans un système où le droit est fixé non pas par la jurisprudence mais par la loi. Ne pensez-vous pas qu'il soit nécessaire, afin de bien fixer les contours de la laïcité à l'école - notamment le port de signes religieux - d'élaborer une loi, puisque vous admettez vous-même que la jurisprudence du Conseil d'Etat ne suffit plus à garantir la laïcité à l'école ?

M. Roger ERRERA : Je ne pense pas avoir dit cela, M. le Président !

Si le législateur veut codifier cette jurisprudence dans une loi, qui pourrait s'y opposer ? Il est libre d'aller en deçà ou au-delà, sous réserve d'appréciation du Conseil constitutionnel.

M. Jean GLAVANY : Encore faut-il que celui-ci soit saisi.

M. Roger ERRERA : Bien entendu.

S'agissant des autorisations d'absence, je me fais un plaisir de citer la circulaire qui, depuis 50 ans, par-delà deux républiques, est adressée aux agents publics par le ministre de la fonction publique à tous les ministres et qui leur permet d'accorder des autorisations d'absence pour motif religieux, pour les fêtes autres que celles de notre calendrier légal - qui est le calendrier catholique. Elle vise les fêtes musulmanes, les fêtes juives, dont on note qu'elles commencent la veille au soir. Quand la République veut être à la fois libérale et raisonnable, elle en a tous les moyens.

Si, comme juriste, je ne pense pas beaucoup de bien en général des circulaires, je note que celle-ci fonctionne, depuis un demi-siècle, sans aucun accroc, et n'a jamais provoqué de litige, de tension ou de conflit.

J'ajoute que pour la communauté arménienne, le terme « communauté » revient régulièrement depuis 50 ans sous la plume du ministre chargé de la fonction publique. On cite Noël pour les Arméniens orthodoxes, on cite « la commémoration des événements marquants l'histoire de la communauté arménienne ». Cette année, cette circulaire parle de la « commémoration du 24 avril ». Je n'ai rien d'autres à rajouter.

Je reviens au questionnaire.

Une loi interdisant le port visible de signes religieux dans l'enceinte de l'école serait-elle compatible avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel relative à l'exercice des libertés publiques ?

Le Conseil possède une jurisprudence en matière de libertés publiques. Lorsqu'il s'agit d'une liberté fondamentale - ici, la liberté d'expression des élèves -, la loi ne peut en réglementer l'exercice qu'en vue de deux objectifs : soit la rendre plus effective, soit la concilier avec d'autres règles ou principes de valeurs constitutionnelles - décision de 1984, relative à la presse.

S'agissant du droit des élèves, je ne résiste pas à la tentation de citer ce qu'était l'article premier de la loi du 31 décembre 1959, qui est une grande loi de paix sociale, réglant définitivement un problème que l'on croyait insoluble.

Que dit cette loi, codifiée à l'article L.141-2 du code de l'Education : « Suivant les principes définis dans la Constitution, l'Etat assure aux enfants dans les établissements publics d'enseignement la possibilité de recevoir un enseignement conforme à leurs habitudes dans un égal respect de toutes les croyances. »

Que ferait le Conseil constitutionnel s'il était saisi, devant une loi qui restreindrait ou qui interdirait le port visible, ou ostentatoire, de signes religieux à l'école publique ? Il appliquerait sa jurisprudence et il lui appartiendrait d'opérer la conciliation entre plusieurs principes constitutionnels : laïcité, neutralité et liberté d'expression.

M. le Président : Vous êtes un membre éminent du Conseil d'Etat, l'étudiant en droit que j'ai été se souvient qu'il existe une hiérarchie des normes juridiques ; or vous souhaitez que nous nous soumettions à la jurisprudence du Conseil d'Etat ?

M. le Président : Effectivement, il existe une hiérarchie des normes juridiques : la Constitution, le traité, la loi, la jurisprudence.

Une telle loi serait-elle compatible avec la convention européenne des droits de l'homme ? Le texte applicable est l'article 9 de cette convention, relatif à la liberté de conscience et à la liberté religieuse. Il y a ici deux problèmes juridiques distincts. Une loi interdisant le port de signes visibles ou ostentatoires serait-elle contrevenante à l'article 9 ? Dans la jurisprudence très étoffée de la Cour de Strasbourg sur la liberté religieuse, on ne trouve rien sur le port de signes religieux à l'école publique par les élèves.

J'ai siégé quatre ans au Conseil supérieur de la magistrature et je suis, en matière d'expression des juges, de l'école puritaine et conservatrice. Il convient d'être prudent si l'on cherche à prévoir ce que sera la décision de toute juridiction - et notamment d'une juridiction internationale. Par ailleurs, un juge quel qu'il soit n'a pas à annoncer à l'avance la décision de la juridiction à laquelle il appartient et où il siège.

La Cour est très respectueuse de la marge d'appréciation des Etats en matière d'aménagement du régime des confessions, tenant compte des traditions, des histoires, des régimes juridiques... La Cour n'a certainement pas l'intention d'assujettir les 45 Etats au même modèle.

Cependant, elle pourrait avoir à statuer un jour, non pas sur une loi qui aurait le contenu que vous évoquez, mais sur une mesure individuelle d'exclusion définitive prononcée en vertu de cette loi. Le juge international sera amener à vérifier que la mesure est proportionnée au but d'intérêt public poursuivi. La Cour vient d'ailleurs de statuer à propos de l'interdiction faite à un professeur, en Suisse, de porter un signe religieux. La requête a été déclarée irrecevable comme manifestement mal fondée. L'interdiction n'a pas méconnu l'article 9. Je ne sais pas comment statuerait la Cour dans un tel cas, et nul ne le sait, puisque la question ne s'est jamais posée.

En 1993, la commission européenne des droits de l'homme s'est prononcée sur une affaire très différente : une étudiante turque, qui venait de terminer ses études dans une université où le port de tout signe religieux est interdit, a demandé que sur son diplôme figure une photo d'elle voilée. La commission a déclaré sa requête irrecevable, au motif que sa liberté religieuse n'avait pas été violée du fait qu'on lui avait demandé une photo tête nue.

J'en viens à la question n°7. La notion d'ordre public peut-elle fonder l'intervention du législateur pour interdire le port des signes religieux à l'école ? La notion d'ordre public est une notion familière, elle peut servir de fondement légal à la restriction d'un droit, seulement si et dans la mesure où le maintien de l'ordre public la rend nécessaire. Il y a un ordre public dans chaque institution publique - scolaire, hospitalier, policier, pénitentiaire, militaire, judiciaire. Ce qui veut dire : « assurer dans le respect des lois fondamentales et des principes applicables l'intégrité du bon fonctionnement de l'institution en cause, et prendre, le moment venu, les mesures qui s'imposent pour protéger l'intégrité du bon fonctionnement de ce service. »

Question 9 : une telle loi aurait-elle une valeur dissuasive ou une valeur pédagogique ? Je suis conscient, comme chacun, de la gravité de l'enjeu pour le pays, pour vous, le législateur, pour l'ensemble des personnels en cause, de la lourdeur des responsabilités des chefs d'établissement, ainsi que du malaise et du désarroi de nombreux enseignants.

Ma position est la suivante : une telle loi de prohibition risque de se heurter à des objections juridiques sur lesquelles je ne reviens pas, et qui peuvent être la source de nouveaux litiges et de contentieux. Par ailleurs, en matière d'enseignement, d'éducation, les lois d'interdiction, fondant des mesures d'exclusion, qui sont des mesures de répression, dirigées contre des personnes - ici de très jeunes personnes - ont des conséquences d'une gravité particulière. Elles ont laissé dans notre histoire politique et juridique le souvenir de mesures de guerre, dont les cicatrices ont été durables, même si l'on est revenu sur elles plus tard. Je ne sais si nous célébrerons le 100e anniversaire de la loi du 7 juillet 1904, interdisant l'enseignement de tout ordre et de toute nature aux congrégations.

Sous couvert de rechercher une solution claire et simple, évitera-t-on les débats et les conflits sur la visibilité du signe, sur le caractère religieux ? Sur ce dernier point, Monseigneur Billé, alors président de la Conférence des évêques écrivait dans « Le Monde », il y a 9 ans : « Quels que soient ceux qui seraient concernés à vouloir légiférer - s'agissant du caractère religieux du signe -, on risquerait d'entrer dans des casuistiques sans fin. »

Autre remarque, la gravité même de l'enjeu interdit ici tout faux semblant : on parle bien de l'islam. Il s'agit du foulard islamique et des jeunes musulmanes qui le portent. En France, il existe un débat public sur l'islam. La présence musulmane en France n'est pas nouvelle, elle est devenue depuis un certain nombre d'années massive en nombre, visible.

Une formulation nécessairement générale de l'interdiction ne saurait tromper personne. Quels que soient les motifs proclamés, la bonne foi acquise, les assurances prodiguées, les principes affirmés, les compensations annoncées, je crains - et je ne suis pas le seul, Monseigneur Ricard l'a dit devant la commission Stasi la semaine dernière - qu'une telle interdiction soit nécessairement perçue par des musulmans comme un acte d'exclusion, de discrimination et de nature à encourager des dérives communautaristes que les pouvoirs publics, à juste titre, déclarent redouter et veulent combattre.

En effet, il s'agira bien d'une loi d'exclusion, puisqu'elle conduira à l'exclusion définitive de l'élève. Cette loi risquerait de contredire directement la politique officielle qui est celle de l'intégration ; et oublier que l'école publique a été historiquement, et est toujours, le principal vecteur de l'intégration. Sa grandeur a été de savoir inclure et non d'exclure. Si aujourd'hui notre enseignement public n'est plus capable de conserver, de former, d'élever quelques centaines de jeunes filles, dans ce cas, peut-on encore parler de politique d'intégration ? Et comment justifier un tel renoncement à une mission de service public ?

Je disais acte de discrimination ; je n'emploie pas légèrement un mot aussi grave. Discrimination religieuse venant s'ajouter, pour les musulmans, au sentiment d'une discrimination en matière d'emploi et de logement. Ce sentiment d'une discrimination interviendrait au moment même où le chef de l'Etat a pris l'initiative louable de créer une autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les discriminations - proposition que le Haut conseil à l'intégration avait faite il y a dix ans et que les pouvoirs publics d'alors avaient rejetée.

Je suis de ceux qui pensent que la question de la discrimination est aujourd'hui une affaire d'ordre public en France. Tout ce qui peut la diminuer, la combattre, l'atténuer est urgent, et tout ce qui peut l'accroître ou la consolider est néfaste.

Si demain une loi interdit à l'école le port des signes religieux visibles était adoptée, verrons-nous un élève portant une croix, visible mais discrète, une kippa, ou autres, faire l'objet de la même mesure d'exclusion définitive ? L'égalité devant la loi y obligerait. La réponse juridique ne souffre d'aucune discussion. Le verra-t-on ? Je pose la question, je n'ai pas la réponse.

Une telle loi interviendrait au moment où le ministre de l'intérieur, prolongeant avec succès et avec force l'action de ses prédécesseurs, a dirigé la création d'une instance représentative de l'islam en France. N'y aurait-il pas un contraste entre une action de reconnaissance par l'Etat laïque de cette confession et un acte d'exclusion ?

Enfin, s'agissant du communautarisme, le gouvernement et les pouvoirs publics s'élèvent avec raison contre les dérives communautaristes. Je pense que les ultimatums risquent de provoquer des replis et de fortifier des communautés fermées.

Les pouvoirs publics, notre société, le Parlement sont de plus en plus attentifs à la présence et aux besoins spécifiques de certains groupes sociaux identifiés ou identifiables, sur fond de principes juridiques inchangés : l'égalité entre hommes et femmes ; le statut particulier de diverses collectivités territoriales - y compris le droit à l'expérimentation ; l'attention donnée aux langues régionales ; l'adoption de lois dirigées contre la discrimination - n'oublions pas que de récentes directives communautaires, déjà en vigueur, prohibent la discrimination ; enfin, la loi du 31 décembre 1959. Nous avons vu, en 1984, comme en 1994, qu'il était périlleux de toucher à l'équilibre ainsi acquis, s'agissant de l'enseignement privé.

La reconnaissance par le Parlement, à l'unanimité, de l'existence du génocide arménien a été une manifestation de cette attention du parlement aux besoins symboliques de certains groupes.

Les pouvoirs publics utilisent souvent, et ils ont raison, le mot communauté. Le ministre de l'éducation nationale lui-même, en 1989, l'utilisait dans sa lettre. Le ministre de l'intérieur, récemment, parlait de la communauté musulmane de France, de la communauté juive. Tout cela porte un nom : la prise de conscience croissante par les pouvoirs publics du caractère pluraliste de notre société.

M. le Président : Vous avez brillamment défendu la jurisprudence du Conseil d'Etat, et nous avons bien saisi que vous étiez attaché au principe de la laïcité de l'Etat.

Compte tenu des interrogations, des débats, des provocations qui traversent aujourd'hui notre société et qui la perturbent, ne craignez-vous pas qu'une absence de loi pourrait être interprétée comme une faiblesse, un recul du principe de la laïcité appliquée à l'école ?

Vous nous avez dit qu'une nouvelle loi ne réglerait pas les problèmes et n'empêcherait pas les débats. Mais la jurisprudence du Conseil d'Etat n'a pas réglé les problèmes puisque, 14 ans après, nous en débattons toujours et des conflits ont lieu !

M. Roger ERRERA : Comment une absence de loi serait-elle interprétée ? Elle pourrait, en effet, être interprétée comme une paralysie des pouvoirs publics, préférant, même si la situation n'est pas satisfaisante, en rester là ; tout en améliorant l'information des chefs d'établissement, des recteurs, en développant le rôle de la médiatrice, etc.

Il est possible qu'une telle abstention soit jugée, par l'opinion publique, par certains chez les musulmans de France, comme une faiblesse, un recul, un refus de prendre ses responsabilités.

Mais c'est déjà penser en termes d'affrontement. Il est vrai qu'il existe des provocations, des personnes qui cherchent le conflit et qui l'obtiennent. Est-ce que tout le monde souhaite la paix ? C'est une autre question.

La jurisprudence, dont j'ai exposé objectivement, me semble-t-il, le contenu, suit l'avis de 1989, et je la trouve équilibrée. Si elle n'a pas réglé les problèmes, c'est que, postérieurement aux premiers arrêts de 1992, elle n'a pas été appliquée par les établissements, au niveau de l'édiction du règlement intérieur, et par les conseils d'administration au niveau des sanctions disciplinaires prises.

M. le Président : On peut donc se poser la question : est-elle applicable ?

M. Roger ERRERA : On ne parle pas des nombreux lycées dans lesquels des élèves portent des signes religieux et où il ne se passe rien.

M. Jean-Pierre BLAZY : Où l'on achète la paix sociale !

M. Roger ERRERA : Je ne sais pas, je cite un fait.

Je souhaiterais revenir sur le communautarisme. Donc un constat, celui des exigences du pluralisme, les pouvoirs publics, le Parlement, le gouvernement, y sont très attentifs.

La préoccupation, très légitime, des pouvoirs publics, que je partage, est celle des dérives : ils craignent de voir notre société devenir une simple juxtaposition de communautés repliées sur leurs différences - religieuses, sexuelles, ethniques -, d'assister à la dissolution du lien civique, à l'effritement de leur identité républicaine, au nom d'un droit exacerbé à la différence, et de mettre en péril la politique d'intégration qui fait l'objet d'un consensus unanime dans notre pays. Sans oublier la situation de certains pays, tels que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou les Pays-Bas.

Cette préoccupation est légitime, encore faut-il veiller à ce qu'elle ne se transforme pas en grande peur ; on ne légifère pas sous le règne de la peur. Cela ne serait dans l'intérêt de personne, sinon de quelques groupements extrémistes qui battraient monnaie de cette peur.

Quelles conclusions en tirer ? Tout d'abord une notion centrale à ne jamais perdre de vue : le pluralisme. Ensuite trois refus : celui de l'abstraction, tirer des conséquences excessives, par exemple, du caractère un et indivisible de la République ; celui de l'absolu, l'intégration envisagée comme une nouvelle forme d'assimilation ; celui des généralisations abusives. On parle de « la » communauté musulmane de France ; or je ne pense pas que l'on soit fondé à le faire.

Passons sur la querelle des chiffres ; personne ne sait combien il y a de musulmans en France, car, d'une part, il est interdit de les compter, et, d'autre part, qu'est-ce qu'un musulman ? Peut-on dire que sur 60 millions d'habitants en France, si l'on soustrait les musulmans, les juifs et les bouddhistes, tous les autres sont catholiques ?

Dire qu'il y a une communauté musulmane en France, c'est oublier qu'entre les musulmans du Maghreb - eux-mêmes très divisés -, ceux d'Afrique noire et ceux de Turquie, il existe les différences linguistiques et culturelles que l'on sait. Par ailleurs, il convient d'être attentif aux situations locales, aux particularités régionales. Il est vain et parfois périlleux de les méconnaître.

Quant aux objectifs, j'en vois trois : il convient de respecter les règles fondamentales de base ; par exemple : pas d'école « à la carte ». Premièrement, aucun compromis sur l'assiduité ou la mixité n'est possible dans l'école de la République. Deuxièmement, la liberté. Troisièmement, la paix sociale, qui n'est pas une catégorie juridique mais qui est une nécessité politique.

Je terminerai pas une question : s'agissant de ces jeunes filles, exclues définitivement - celles d'hier et peut-être celles de demain -, est-il interdit de s'interroger sur leur devenir ? Pouvons-nous nous désintéresser d'elles en nous disant qu'elles vont s'inscrire au centre national d'enseignement à distance ? Vers qui les renvoie-t-on ? Nous sommes-nous interrogés sur les modalités de leur socialisation, leur apprentissage de la vie en société ? Seront-elles intégrées « à distance » ? Nul ne saurait le soutenir.

M. le Président : Accepteriez-vous que, dans une classe, des élèves arborent des signes de groupes politiques ? Le port de ces signes au revers d'une veste ne vous semblerait-il pas ostentatoire, remettant en cause le bon fonctionnement de la classe ? Pensez-vous qu'au Conseil d'Etat, si chacun arrivait en arborant son appartenance politique, ce serait une bonne chose - au nom du pluralisme et du refus du communautarisme ?

M. Roger ERRERA : Le Conseil d'Etat est une grande école d'humilité, M. le Président, mais ce n'est pas une école ! Mais je n'évite pas votre question : ce serait une faute professionnelle.

M. le Président : Et à l'école ? Accepteriez-vous un tel comportement si vous étiez professeur ?

M. Roger ERRERA : Selon l'état actuel de nos textes, les élèves ont droit à la liberté d'expression, sous réserve du respect des principes de laïcité et de l'ordre public. Cette liberté couvre tous les contenus d'expression. Dans l'enseignement public, si un élève porte un signe et qu'il en résulte aucun trouble, le droit actuel l'y autorise.

M. le Président : Un élève qui arbore un signe au revers de sa veste, visible des autres, ne porte-t-il pas atteinte au principe de la liberté en provoquant les autres ?

M. Roger ERRERA : Faire de tout signe une provocation, M. le Président, est une pétition de principe !

M. le Président : Parce qu'il est visible !

M. Roger ERRERA : C'est dire que tout signe, dès l'instant qu'il est visible, devient soit une provocation soit un signe ostentatoire ! C'est répondre à la question par la question : tout signe doit être banni parce qu'il est visible, ostentatoire...

M. le Président : Ma position est en effet la suivante : tout signe visible politique ou religieux, à l'école publique, est ostentatoire.

M. Roger ERRERA : On peut souhaiter le bannir, et dans ce cas-là une loi serait nécessaire, non pas parce qu'il serait ostentatoire, mais parce qu'on pourrait penser qu'il n'a pas sa place à l'école publique. Et dans ce cas, il conviendrait d'évacuer entièrement le caractère ostentatoire !

M. le Président : Il est ostentatoire à partir du moment où cela se passe à l'école publique. L'école publique doit accepter tous les enfants, quelle que soit leur religion... Et les autres enfants, et les maîtres, n'ont pas à connaître de l'opinion politique ou religieuse de ces élèves !

M. Roger ERRERA : Il s'agit d'une position qui peut se comprendre, mais qui limite la liberté d'expression de l'élève.

Mme ADAM : Et la liberté de conscience des autres élèves ?

M. Roger ERRERA : Il est parfaitement légitime d'entrevoir une loi qui, revenant sur le libellé de la loi actuelle, votée en 1989 et codifiée au code de l'Education, donne aux élèves, dans l'enseignement secondaire public, la liberté d'expression. Si l'on souhaite revenir sur cette loi, il convient de préciser que les élèves n'ont pas droit à la liberté d'expression - politique ou religieuse - dans l'enseignement public. Or dans ce cas, il est inutile et superflu de parler de caractère visible du signe ou de son caractère ostentatoire.

Il conviendrait alors d'écrire : « à l'école publique, tout signe religieux, politique, philosophique ou autres n'a pas sa place et doit être prohibé ».

M. le Président : Et donc s'il est visible, il est ostentatoire !

M. Roger ERRERA : Je ne comprends pas ce que vient faire là le terme ostentatoire, puisque tous les signes seraient interdits.

M. le Président : Si l'on a un signe d'appartenance cachée sous une chemise, cela ne gêne personne !

M. Roger ERRERA : Dans ce cas, il convient de parler de « tout signe visible ». Il faut pour cela modifier la loi de 1989 et rayer du texte la phrase prévoyant que les élèves ont droit à la liberté d'expression.

M. le Président : Non, la liberté d'expression peut se manifester partout sauf dans un endroit où l'on se doit de respecter la liberté d'expression des autres ; et la liberté d'expression des autres se manifeste par ceci : personne ne porte de signe visible.

M. Roger ERRERA : J'en conviens, M. le Président, mais il faut, pour cela, modifier le texte de la loi. Car il s'agit d'une restriction à ce que la loi appelle la liberté d'expression.

J'en viens à la dernière question : quid si une telle loi devait s'appliquer à l'enseignement privé sous contrat ? Serait-elle compatible avec le caractère propre qui lui est reconnu et comment définir cette notion ?

L'exposé des motifs de la loi de 1959 contenait ces mots très sages : « L'Etat ne prétend pas altérer la personnalité des établissements privés. ». Le partisan que je suis de la liberté de l'enseignement a toujours pensé que s'il existait des établissements privés, c'était pour ne pas être la copie conforme des établissements publics. C'est la raison pour laquelle la loi de 1959 énonçait : « L'établissement sous contrat, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience... ».

La loi Guermeur de 1977 a précisé que les maîtres étaient tenus de respecter le caractère propre de cet établissement. Depuis la loi Chevènement de 1985, cette mention a disparu. Mais, très sagement, le Conseil constitutionnel a apporté deux précisions. D'une part, en 1977, il a affirmé que la liberté de l'enseignement était un principe constitutionnel. Principe qui résulte de la loi Guizot, de 1833, pour l'enseignement primaire, de la loi Falloux, pour l'enseignement secondaire, de la loi Dupanloup, pour l'enseignement supérieur, et de la loi Astier, pour l'enseignement technique. D'autre part, il a affirmé que le caractère propre de l'établissement privé n'était pas dissociable de la liberté d'enseignement.

La loi Chevènement de 1985 a supprimé l'ajout de la loi Guermeur qui s'appliquait aux maîtres, mais dans son arrêt de 1985, le Conseil constitutionnel a précisé que le respect du caractère propre s'imposait toujours ; les maîtres ne devant pas subir d'atteinte à leur liberté de conscience, mais devant respecter le caractère propre dans leur enseignement.

J'en viens à votre question : quel est ce caractère propre ? Si une restriction était dictée pour l'enseignement public, serait-elle applicable à l'enseignement privé sous contrat ?

La loi ne définit pas le caractère propre, la jurisprudence non plus. On le discerne bien en distinguant ce qui est de l'éducation et ce qui relève de l'enseignement. Le caractère propre, c'est la « valeur différente » de l'enseignement privé, le style de l'éducation, l'encadrement, les activités post-scolaires, les formes de la vie pédagogique, les rapports avec les familles, avec les élèves, la disposition même des locaux, les valeurs au nom desquelles cet établissement a été créé...

Une loi de restriction pourrait-elle s'appliquer aux établissements privés sous contrat ? En 1994, le ministre de l'éducation nationale a déclaré à la radio : « En France, la loi de la République s'applique à tous. Le principe de laïcité est le principe fondateur de l'Education nationale, que ce soit dans sa partie publique ou sa partie sous contrat d'association. »

Quelques heures après cette déclaration, le père Cloupet, secrétaire général de l'enseignement catholique, adressait une lettre aux directeurs diocésains de l'enseignement, précisant que les établissements associés sous contrat avaient des obligations de service public, mais que le port d'un signe religieux manifestant une croyance librement consentie était de droit dans les établissements privés.

Quelques jours après, son successeur, M. Pierre Daniel - premier laïque à exercer ces fonctions -, ancien président de l'Union nationale des parents d'élèves de l'enseignement libre (UNAPEL), donnait une interview remarquable au Figaro, relative au port du voile ; s'il comprenait bien les propos du ministre, il ajoutait que « ce texte ne peut pas être opposable aux établissements sous contrat, dont l'association est, en fait, un lien basé sur l'enseignement et non l'éducation. »

M. le Président : Nous connaissons toutes ces déclarations. Nous souhaiterions connaître votre position de juriste : une loi interdisant le port visible de signes religieux serait-elle applicable aux établissements privés sous contrat ?

M. Roger ERRERA : Ma réponse est non, et cela en raison du caractère propre de ces établissements.

M. le Président : Monsieur Errera, je vous remercie.

Table ronde regroupant
M. Jean CHAMOUX, directeur du collège privé Saint-Mauront et Melle Chantal MARCHAL, directrice de l'école primaire privée Saint-Mauront de Marseille dans les Bouches-du-Rhône,
Mme Barbara LEFEBVRE, enseignante agrégée d'histoire géographie, co-auteur de l'ouvrage des enseignants « Les territoires perdus de la République »,
M. Makhlouf MAMECHE, directeur-ajoint du collège musulman Averroès de Lille dans le Nord, acompagné de M. Lasfar AMAR, recteur de la mosquée Lille-sud,
M. Jean-Claude SANTANA, porte-parole des enseignants du lycée public La Martinière-Duchère de Lyon dans le Rhône, accompagné de M. Roger SANCHEZ,
M. Alain TAVERNE, principal du collège privé épiscopal Saint-Etienne de Strasbourg dans le Bas-Rhin,
M. Shmuel TRIGANO, sociologue et professeur des universités

(extrait du procès-verbal de la séance du 29 octobre 2003)

Présidence de M. Eric Raoult, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Mesdames, messieurs, le Président Debré, retenu par d'autres obligations, vous prie de l'excuser.

Je vous propose de vous présenter, puis de bien vouloir faire une déclaration liminaire, après quoi nous entamerons le débat.

M. Jean CHAMOUX : Je dirige le collège privé Saint-Mauront, à l'entrée des quartiers nord de Marseille qui est sous contrat d'association avec l'Etat. Les élèves du collège sont à l'image de ceux qui vivent dans le quartier, à savoir 80 % de musulmans, 20 % de chrétiens. Parmi eux, 12 à 15 % de filles voilées, que l'on peut classer en deux catégories : une catégorie de « primo-arrivants », en général d'Afrique du Nord, notamment du pays Mzab1, et qui vivent dans un milieu où les femmes sont traditionnellement voilées. La seconde catégorie est constituée de Françaises qui portent le voile pour des raisons multiples. Nous acceptons le voile. Notre but n'est pas qu'elles portent le voile, mais elles ont fait ce choix et nous discutons avec elles et avec leurs parents pour savoir à qui nous avons affaire, ce que ne peuvent pas faire nos collègues de l'enseignement public. A partir de là, nous devons leur transmettre le message républicain et démocratique dans toute sa signification, y compris par rapport à la position de la femme. C'est à l'intéressée, ensuite, de choisir. En général, deux tiers des filles changent de tenue, soit en cours de scolarité, soit en fin de scolarité pour des raisons diverses, notamment d'orientation, car certaines formations ne peuvent être suivies en portant le voile.

Mme Chantal MARCHAL : Je suis directrice de l'école primaire attenante au collège Saint-Mauront. Nous relevons également de l'enseignement privé sous contrat avec l'Etat. L'école est située au pied de la cité du Parc Bellevue, en cours de rénovation. Nous accueillons les enfants du quartier Félix Piat, soit 80 % d'enfants musulmans et 20 % d'élèves catholiques. Le problème du voile ne se pose pas dans mon école mais j'accompagne M. Chamoux pour expliquer le travail que nous menons, car les filles qui passent au collège en venant de mon établissement ne sont pas voilées. Ce travail est important pour la prise de conscience de ces jeunes filles.

M. Makhlouf MAMECHE : Je suis le directeur adjoint du lycée privé Averroès, premier établissement musulman hors contrat situé à Lille. Nous comptons 14 élèves, en classe de seconde générale. C'est une petite structure qui débute. Nous n'avons pas de problèmes avec les signes religieux. Ce n'est pas parce que nous sommes un lycée privé musulman que nous acceptons tout, mais aucun problème de signes religieux ne se pose dans notre établissement, ouvert à tous. La kippa, la croix, le foulard sont les bienvenus.

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez des kippas, des croix ?

M. Makhlouf MAMECHE : Non, pas de croix ; nous avons des voiles. Mais c'est tout à fait normal, c'est une première année.

M. Lasfar AMAR : Je suis le recteur de la mosquée de Lille, à l'origine du projet de ce lycée et président de l'association Averroès qui a créé ce premier établissement privé musulman dont l'ouverture tombe en plein débat sur le voile à l'école. Est-il une solution ou non ? La question est posée. Pour nous, le lycée Averroès ne s'inscrit pas dans une logique d'alternative pour les filles qui désirent porter le voile. Ce lycée est seulement une expérience menée par la communauté musulmane du Nord, à l'issue d'une réflexion d'une dizaine d'années, pour se doter d'une telle institution à l'instar des autres confessions. Nous essayons, au travers de cet établissement et de la mosquée de Lille, de comprendre la présence musulmane dans notre pays et d'accompagner sa mutation, ses transformations vers son intégration et sa sédentarisation dans notre pays.

M. Jean-Claude SANTANA : Je suis professeur d'économie et de gestion au lycée La Martinière-Duchère de Lyon. Cet établissement accueille 2 600 élèves, partagés équitablement entre élèves du secondaire et élèves des classes de BTS. Il se caractérise par une grande mixité sociale. Nous avons du apprendre à gérer le problème du foulard durant l'année 2002-2003. Deux jeunes filles se sont mises, courant décembre, à porter un bandeau, puis l'ont déployé progressivement pour arriver à un niveau que les collègues ont apprécié à sa juste mesure. Selon les déclarations des jeunes filles, ce voile était porté par conviction religieuse. Les professeurs, soutenus par l'équipe de direction, ont mis un terme à un processus évident qui devait aboutir à porter dans la classe leurs convictions religieuses et à les afficher de manière ostentatoire. Les rencontres ont permis à l'une d'elles - majeure - d'accepter un compromis et de porter un bandeau. L'autre élève - mineure - s'y est opposée obstinément et a conservé son foulard. Nous avons fait intervenir Mme Chérifi, la médiatrice nationale, qui a établi un diagnostic de la situation, nous demandant, soit d'accepter l'élève en classe, soit de réunir le conseil de discipline pour évaluer la transgression éventuelle du règlement intérieur. Mme le proviseur a choisi cette seconde voie, des lettres recommandées ont été adressées aux familles et aux membres du conseil de discipline. M. le recteur de l'académie est intervenu pour demander que le conseil de discipline soit suspendu sine die ; dans le même temps, il nous a intimé l'ordre d'accepter l'élève en classe, ce que nous avons fait, mais nous avons continué à travailler pour sortir de l'impasse dans laquelle nous étions.

Manifestement, deux lectures de la laïcité étaient en opposition : une première appuyée sur l'idée de tolérance et une seconde - la nôtre - qui fait de l'école un espace de neutralité dispensateur des savoirs émancipateurs qui permet à l'ensemble des jeunes garçons et filles de s'extraire d'un certain déterminisme social, culturel, sexuel...

Nous avons donc entrepris deux types d'actions en interne et en externe. En interne, nous avons demandé, et obtenu, la tenue d'un conseil d'administration extraordinaire sur le thème de la laïcité et nous avons travaillé à la modification du règlement intérieur pour qu'il intègre une mention permettant d'éviter la discussion sur les signes ostentatoires et imposant que tout membre de la communauté éducative soit tête découverte dans l'enceinte de l'établissement. Ce travail s'est aussi conclu par la tenue d'une journée de la laïcité à laquelle nous avions convié M. Pena-Ruiz et qui fut très enrichissante.

Sur le plan externe, nous étions convenus que les rapports avec l'institution académique ne permettaient plus d'avancer vers la résolution du problème. Nous nous sommes donc résolus à une médiatisation de l'affaire et nous avons demandé une intervention des pouvoirs publics. Evidemment, nous avons contribué à porter cette question sur la place publique mais le problème n'est pas aussi limité qu'on veut bien le dire. En interne, nous avons également rédigé une pétition demandant l'intervention du législateur pour une clarification car nous considérons que la laïcité à géométrie variable, souple, plurielle ou tolérante à l'égard d'enfants considérés comme des usagers ou des consommateurs, n'est pas opérationnelle dans l'école. Cette laïcité, rigoureuse à l'égard des personnels, démontre que nous sommes dans une situation où il nous faut protéger les jeunes filles et les garçons qui trouvent dans l'école un espace de liberté leur procurant la possibilité de s'extraire des pressions communautaristes qu'ils nous disent subir.

M. Roger SANCHEZ : J'enseigne également l'économie et la gestion au lycée La Martinière-Duchère, où je suis élu au conseil d'administration. Je tiens à préciser un certain nombre de points. En premier lieu, je veux souligner l'absence de crispation idéologique de la part des enseignants ; il n'y a pas eu d'entrée de jeu une mobilisation, mais un questionnement et l'engagement d'un travail. Ceux qui ont assisté aux différentes réunions de travail ont pu remarquer qu'intransigeance et intolérance étaient totalement absentes de ces assemblées générales où nous nous en sommes tenus à comprendre.

Le port du voile n'est pas une question simple pour l'école. Pour nous, il ne s'agissait pas d'une question générale, mais d'une question immédiate concernant une jeune fille. Nous sommes, avant tout, des éducateurs, nous n'avons jamais ignoré que derrière ce voile se cachait une adolescente en devenir. Entre décembre et mars, période où la mobilisation fut la plus forte, il y a eu quatre mois de discussions, d'interrogations et de négociations au cours desquels nous nous sommes aperçus que dans le quartier, cette jeune fille n'était pas un cas isolé. J'enseigne à La Martinière-Duchère depuis 1995 et, dans ce quartier difficile le nombre de jeunes filles voilées se multiplie. Nous avons cherché à comprendre et nous avons constaté, dans le quartier, un fort prosélytisme de la part de groupes fondamentalistes.

Un article du Monde du 21 janvier 2002, signé Xavier Ternisien, signale que dans le quartier de La Martinière-Duchère, au début des années 90, la mosquée était tenue par un imam salafiste du nom de Abdelkadher. C'est aussi dans le quartier de La Martinière-Duchère, en juillet 2001, que les jeunes garçons ont refusé de se mettre en maillot de bain à la piscine. C'est encore dans le quartier de La Martinière-Duchère qu'en mars 2002 une synagogue a été défoncée à l'aide d'une voiture bélier. C'est dans ce contexte que s'inscrit le cas de ce grand lycée républicain caractérisé par une forte mixité sociale. Nous nous sommes interrogés et avons fait venir un certain nombre de personnes, notamment Mme Hanifa Chérifi, la médiatrice nationale. La lecture de son livre « Nous sommes tous des immigrés » révèle qu'à chaque fois qu'elle avait affaire à une élève déterminée, elle pressentait des groupes de pression extrêmement forts. Nous constatons à La Martinière-Duchère que la jeune fille de 15 ans connaissait parfaitement la jurisprudence en la matière, notamment l'avis du Conseil d'Etat, ignoré par la plupart des enseignants. Elle a rapidement fait intervenir un avocat. Nous sommes donc confrontés à un acte de nature plutôt militante. Face à ce type de démarche, une réaffirmation du principe de laïcité s'impose de manière politique et donc juridique.

Mon collègue a parlé de la journée de la laïcité que nous avons organisée avec la venue du philosophe Henri Pena-Ruiz. Elle a donné lieu à des débats extrêmement intéressants. J'ai noté l'intervention d'une jeune fille qui s'est adressée aux garçons présents : « Si, demain, les voiles se généralisent et si je n'en porte pas, vous considérerez que je ne suis pas une bonne musulmane et donc une fille facile. Or je suis une bonne musulmane et je n'ai pas envie de porter le voile » a-t-elle déclaré.

La situation n'est pas simple, mais je préfère adopter la position de cette jeune fille. C'est effectivement très douloureux. Peut-être la solution passera-t-elle par l'exclusion de jeunes filles mais l'école et la société française ont tout à gagner à adopter une position réaffirmant un certain nombre de règles et de principes.

Melle Barbara LEFEBVRE : Je suis professeur d'histoire géographie et j'ai participé à un ouvrage collectif « Les territoires perdus de la République », paru il y a un an. J'enseigne depuis maintenant six ans dans le secondaire dans des établissements de banlieue parisienne classés en Zone d'éducation prioritaire (ZEP). Dans les quatre établissements où j'ai exercé, la question de l'intrusion de signes ostentatoires, tel le voile islamique, ne s'est pas posée à l'équipe éducative, dans la mesure où des précautions avaient été prises, notamment par des règlements intérieurs - conformes à la circulaire de M. Bayrou et donc à la jurisprudence du Conseil d'Etat - votés en conseil d'administration par tous les représentants élus, adultes et élèves, et par une attitude ferme de la part de l'administration et d'une majorité d'enseignants quant au port de signes religieux ostentatoires.

De telles mesures ont permis, dans ces établissements, l'instauration d'une paix religieuse, d'autant plus nécessaire qu'existaient par ailleurs des problèmes de violence, en particulier à caractère antisémite et sexiste ainsi que le soulignent les témoignages du livre auquel j'ai participé, et d'affrontements, notamment par l'importation, à l'intérieur des établissements, de conflits extérieurs tels ceux nés des rivalités entre « bandes » adverses. Il est déjà difficile de faire régner la paix civile dans ces « territoires perdus de la République », sans y ajouter des conflits de nature religieuse qui ne font qu'exacerber les tensions.

Depuis bientôt 15 ans, le débat sur la question du voile islamique à l'école a été l'occasion de dérives allant de l'extrême tolérance, au nom de la liberté d'expression, à l'extrême rigidité, au nom d'une laïcité figée. Dans le premier cas, la faiblesse est de ne pas comprendre le réel enjeu du voile islamique à l'école : il s'agit d'un combat de nature politique bien plus que religieuse ; la visibilité dans l'espace public d'un islam radical est l'un des objectifs poursuivis. Une victoire sur le terrain scolaire a toujours valeur de victoire à l'échelle nationale. Elle imposerait de plus aux Français musulmans un type d'islam dans lequel ils ne se reconnaissent majoritairement pas. Cette intrusion d'une visibilité des fois dans l'espace public scolaire ne peut être acceptée, si nous nous définissons comme une République laïque. Quant à la seconde position sur l'extrême rigidité, elle s'affaiblit de par l'imprécision du terme « laïcité ». On en fait une idéologie qu'on agite pour se défendre, un dogme non soumis à réflexion ; la laïcité nous semble plutôt être une idée de nature éthico-philosophique et politique, une réflexion dynamique, un moyen et non une fin. C'est le moyen le plus efficace, trouvé par la République, de favoriser dans l'espace scolaire, un apaisement souvent absent des espaces privés.

Lorsque le politique et le religieux interviennent dans le projet scolaire, dans son projet d'émancipation par les savoirs que les enseignants sont sensés incarner, ils interagissent en opposition puisque nous aboutissons alors à une fusion entre espace public et espace privé. L'élève est par là même maintenu dans une situation intellectuelle et affective, incompatible avec tout apprentissage.

Comme la majorité de mes collègues, j'estime ne pas pouvoir tenir pleinement et sereinement mon rôle lorsque, face à moi, j'ai une élève d'à peine 12 ou 13 ans dont les positions ne tolèrent pas le débat rationnel parce qu'elles sont de nature religieuse ou se prétendant telles. Devant une élève voilée de cinquième qui avance, comme seule argumentation, la dimension révélée de la parole du Prophète lors d'une leçon sur le contexte socio-historique de la naissance de l'islam, quelle position adopter, sans courir le risque d'être taxée d'islamophobe ?

En tant que fonctionnaire de l'Education nationale et au titre du projet d'instruction et d'émancipation des élèves qui m'incombe, je sais que si chaque élève a une particularité - de sexe, d'origine socioculturelle ou religieuse - qui mérite le respect, il est d'abord à mes yeux un sujet rationnel et un sujet de droit. A ce double titre, l'école ne saurait être là pour river un individu à sa réalité empirique, à son origine, à son opinion ; elle est un moyen de faire advenir un être libre de penser et d'exercer sa réflexion critique.

Le port d'un signe religieux discret - croix, étoile de David, main de Fatima, les petites pages du Coran, les petits médaillons, etc. - n'a jamais eu un effet négatif sur l'apprentissage, contrairement au port d'un signe aussi visible et connoté politiquement que le voile islamique. Voilà pourquoi je pense qu'il est du devoir de la République de rappeler les règles régissant la visibilité des fois dans cet espace public singulier qu'est l'école.

M. Alain TAVERNE : Je suis chef d'établissement dans l'enseignement catholique sous contrat depuis 1975. J'ai exercé dans différentes régions : Périgueux, Versailles et, depuis 1990, Strasbourg au collège épiscopal Saint-Etienne. Ce collège comporte une école, un collège, un lycée d'enseignement général et des classes préparatoires. L'établissement compte actuellement 1 800 élèves de toutes confessions et religions. Nous sommes situés en centre ville et recevons une population assez typique du centre ville avec quelques jeunes venant des banlieues difficiles mais, pour l'essentiel, il s'agit d'une population mélangée. Deux professeurs juifs et un professeur musulman enseignent dans l'établissement, tous les trois pratiquant leur religion. Je ne rencontre pas de problèmes particuliers, et je suis très conscient de l'existence de secteurs plus difficiles. Je ne prétends donc pas avoir de recettes catégoriques et définitives à fournir.

La difficulté à laquelle nous sommes fréquemment confrontés tient à la frustration de certains jeunes de ne pouvoir exprimer une appartenance, culturelle d'ailleurs, plus souvent que religieuse. Cette non-reconnaissance peut aboutir à des manifestations ostentatoires et plus fortes, que je n'ai pas à connaître dans mon établissement. Par rapport à cela, j'ai une grande chance depuis que je suis en Alsace où une facilité est accordée aux établissements scolaires et à la citoyenneté ; c'est la reconnaissance publique de l'appartenance religieuse d'une part ; d'autre part, l'enseignement religieux financé par l'Etat et contrôlé à la fois par ce dernier et par les confessions religieuses, quelle que soit leur nature. C'est une grande chance qui permet d'identifier et de reconnaître l'appartenance de chacun à une foi et à une religion et, ainsi, de dialoguer sur ses manifestations. Les fêtes religieuses, évidemment, sont respectées selon l'appartenance de chacun. Nous pouvons aussi mettre en place des enseignements adaptés aux différentes origines. Cela se traduit par des visites de trois jours à Paris qu'effectuent nos élèves de terminale autour du thème « l'art et la foi » en participant à des cultes catholiques, protestant, musulman, orthodoxe, bouddhiste et israélite. Ils rencontrent alors les responsables locaux qui leur expliquent les liens existant entre leurs principes religieux et l'expression artistique qu'ils découvrent sur les lieux.

La situation concordataire est une grande chance. Sur le plan pédagogique, je pense qu'un certain nombre de moyens peuvent faciliter, sinon éviter, les risques de conflit. Le principe central du projet d'établissement est la réussite solidaire. On ne cesse de l'expliciter dès la sixième jusqu'en terminale. La réussite solidaire signifie réussir ensemble, avec les autres, avec leurs identités religieuses connues et identifiables. Les enfants peuvent très bien dialoguer sur leur appartenance religieuse puisqu'elle est déclarée. Nous avons aussi des conseils de collégiens à l'image des conseils de lycéens mais davantage centrés sur la vie quotidienne dans l'établissement et je crois que cela contribue à désamorcer beaucoup de problèmes non seulement de conflits religieux mais aussi de dérives possibles vers des situations de violence. Ce sont là des moyens, mais je ne prétends pas avancer des recettes.

M. Jean-Yves HUGON : Il me semble que nos quatre premiers invités ne se sont pas exprimés aussi longtemps que les quatre derniers. Peut-être pourrions nous leur donner de nouveau la parole pour qu'ils présentent leur point de vue.

M. Jean CHAMOUX : Je dirige un collège catholique qui accueille, et c'est de prime abord surprenant, des enfants musulmans et des filles voilées. Je suis historien des mentalités, des religions. J'ai beaucoup travaillé sur ce thème, en particulier avec le professeur Michel Vovelle, aujourd'hui au Collège de France, spécialiste de l'histoire des mentalités. Quand j'ai pris la direction du collège j'ai, davantage encore, étudié l'islam, car je savais à quoi j'allais être confronté. La différence entre les établissements privés sous contrat et les établissements publics, c'est que dans les premiers, l'on peut discuter avec les élèves et savoir à qui l'on a affaire. Cela me paraît être une base importante.

Pourquoi acceptons-nous ces jeunes filles ? Nous sommes dans une ZEP, reconnue comme telle par l'Etat. Depuis 15 ans, nous sommes confrontés à des difficultés : en particulier, certaines jeunes filles étaient enfermées et scolarisées chez elles. Il nous paraissait important de trouver des solutions. Nous avons été sollicités par d'anciennes élèves et parentes dévoilées qui nous ont demandé de scolariser certaines enfants. Il nous apparaissait important de dire que ces enfants de nationalité française avaient peut-être besoin, plus que d'autres, d'être scolarisés avec d'autres enfants plutôt que d'être enfermées chez elles. Voilà l'un des motifs, il y en a d'autres, pour lesquels nous avons accepté ces jeunes filles. Nous avons considéré qu'il fallait faire quelque chose. Dans l'enseignement public, on n'a pas la possibilité d'avoir la même réaction, je le comprends, mais dans la mesure où nous l'avons, pourquoi ne pas l'utiliser dans le but de les rendre libres de choisir in fine ?

Il s'agit également de faire comprendre à ces jeunes filles que voilées, d'une certaine manière, les regards dans la rue qu'elles attirent n'est peut-être pas le but du voile. Le voile est, d'une certaine façon, utilisé comme un fait de mode, notamment avec le bandana. A Marseille, de nombreux établissements publics, et même privés, interdisent le bandana. Je reçois des parents catastrophés car ils avaient engagé un travail pour que leur enfant aille au collège avec un bandana ; or, leur enfant est rejeté. Le travail de dialogue ne se réalise pas malheureusement partout.

J'ai préparé un dossier sur mon travail de 15 ans. Je pourrai le remettre si vous le souhaitez.

M. Eric RAOULT, Président : Avec plaisir.

Mme Chantal MARCHAL : Les familles qui inscrivent les enfants savent bien que nous sommes un établissement privé catholique sous contrat avec l'Etat. Au moment de l'inscription, j'établis une relation avec les parents et j'explique le projet éducatif de l'établissement : l'accueil de tous dans le respect des religions. Nous affichons l'appartenance du corps enseignant au catholicisme et l'heure hebdomadaire de catéchèse, d'éveil à la foi. Dans la mesure où nous ne sommes pas là pour faire du prosélytisme, cette heure hebdomadaire, réservée au caractère propre, est utilisée par les musulmans à un enseignement de culture religieuse. Cette heure permet de dialoguer sur les différentes religions, dès la grande section de maternelle, de situer les enfants qui mélangent leur origine, leur nationalité, leur religion. Dans ces moments de culture et de religion, nous prenons le temps de leur expliquer leurs racines et leur religion. Dans le cadre de ce dialogue, ils découvrent toutes les religions. Mais c'est seulement avec nos moyens propres. C'est notre malchance par rapport à l'Alsace-Moselle où les enseignants sont formés, suivis et inspectés sur ces thèmes ; quant à nous, si nous sommes formés et suivis pour la religion chrétienne, la catéchèse et l'éveil à la foi, nous ne recevons pas de formation sur le reste. Nous allons d'ailleurs travailler avec l'Institut des sciences et de la théologie des religions à Marseille pour mettre en place, sur la base d'un programme de trois ans, une formation de nos enseignants. Cela nous semble, en effet, primordial.

Les parents d'enfants musulmans et chrétiens connaissent bien notre projet. Au moment où nous organisons nos célébrations chrétiennes, les parents musulmans sont informés, puisque, alors, nous déscolarisons leurs enfants pour nous rendre à l'église avec la communauté chrétienne. C'est la 28ème heure réservée au « caractère propre », 27 heures étant par ailleurs consacrées aux enseignements dans le cadre légal.

Au moment des fêtes religieuses musulmanes, par un accord avec les familles, nous libérons les enfants qui le souhaitent pour une journée, alors que certaines souhaiteraient deux jours pour l'Aïd, comme cela se fête dans leur pays. C'est toujours par le dialogue que nous parvenons à convaincre les familles que ce n'est pas possible car elles vivent en France.

Par rapport au voile, je n'ai pas de souci, si ce n'est, cette année, avec une petite fille de 7 ans qui, de temps en temps, porte un bandana comme un voile, très fermé sur le front, cachant ses cheveux ; elle porte aussi le pantalon et la robe superposée. Sa maman est très voilée. Nous avons un travail à mener, un travail de discussion et de relation avec la famille. Si notre école privée se trouve située dans ce quartier, c'est par la volonté des sœurs de Saint-Vincent de Paul d'intégrer tous ces enfants dans notre société.

M. Makhlouf MAMECHE : Je résume notre point de vue sur le port de signes religieux à l'école. Suite aux événements de 1989, le Conseil d'Etat a été conduit à se prononcer sur le port de signes religieux, quels qu'ils soient, dans les établissements scolaires et, plus particulièrement, sur le port du foulard dit « islamique ». Le Conseil d'Etat a donc tranché pour une conception dite « ouverte » de la laïcité qui rappelle que le port du voile n'est pas, en lui-même, incompatible avec le principe de laïcité, en l'absence de tout prosélytisme, de refus d'assister à certains cours ou de troubles à l'ordre public. Une limite est ainsi tracée.

Si, sur le plan juridique, le problème est réglé, le débat sur le port des signes religieux reste toujours ouvert. D'où l'importance de poser la problématique d'une manière beaucoup plus large. La neutralité en matière scolaire passe par trois axes.

L'enseignement donné ne doit pas être hostile à la religion.

Les conditions de fonctionnement des écoles doivent permettre aux élèves qui le désirent de remplir leurs obligations religieuses.

La neutralité ne doit pas faire obstacle à la liberté de conscience des enfants et, dans une certaine mesure, à son exercice.

Le port de signes religieux ne met donc, en aucun cas, la laïcité en danger, à condition que la notion de neutralité soit respectée. Dans l'affaire du voile, l'on note une certaine crispation de la part de certains chefs d'établissements à admettre que le foulard est une pratique religieuse d'autant plus que le Conseil français du culte musulman (CFCM) a qualifié le foulard de prescription religieuse, et non de « blague », pour reprendre le terme du ministre de l'éducation nationale, M. Luc Ferry.

Le port du foulard ne constitue en rien une pratique religieuse contraire à la laïcité. Il ne constitue en rien un instrument ostentatoire ou de propagande. Il est pour celle qui a choisi de le porter librement, sans pression ni contrainte, la simple expression d'une certaine pudeur.

Aujourd'hui, les élèves de confession musulmane pratiquent le jeûne du ramadan sans aucune difficulté, alors même que ce jeûne est l'un des cinq piliers de l'islam ; dès lors, en quoi le port du voile constitue-t-il une entrave à la laïcité ? Une loi interdisant le port de signes religieux à l'école risquerait d'être perçue comme discriminatoire, parce qu'elle viserait essentiellement les élèves de confession musulmane. Est-ce là la volonté de la République pour ses filles ? Dans notre établissement Averroès, nous n'opérons aucune distinction en matière religieuse, foulards, croix, kippas sont les bienvenus dans un climat de respect mutuel, de tolérance et de reconnaissance. Je ne vois pas en quoi les signes religieux feraient obstacles au bon déroulement des cours et de la vie scolaire en général. Il faut concevoir la différence comme une richesse. Dans notre établissement, j'invite des conférenciers chrétiens pour ouvrir un peu nos élèves au monde extérieur, notamment aux autres religions monothéistes, afin de nouer un dialogue entre communautés.

M. Lasfar AMAR : Dans mon propos liminaire, j'ai mis l'accent sur la motivation qui sous-tend le port du foulard. Il est vrai qu'en 1989, à l'apparition du premier voile à Creil, l'affaire a rapidement été balayée, on n'a pas pris le temps de comprendre le pourquoi de ce voile. Le problème fut traité à travers une célèbre émission de l'époque, « L'heure de vérité », qui invita une autorité - religieuse, certes, mais étrangère à notre pays - pour essayer de lier ce voile au fondamentalisme et à l'extrémisme. On a exerçé, à l'époque, une pression sur ces filles par le biais d'une représentation diplomatique pour qu'elles enlèvent le voile et l'on a cru le problème réglé. Six ans plus tard, en 1995, il s'est posé avec une autre ampleur, non plus dans un collège, mais dans un certain nombre de lycées. A Lille, où j'enseignais alors l'économie, le droit et la gestion, j'ai essayé de jouer la médiation, en qualité de recteur de la mosquée, entre le lycée Faidherbe et une vingtaine d'élèves, pour la plupart en première et terminale S, c'est-à-dire de filles plus âgées que les adolescentes de 1989. Le traitement fut pourtant le même, on ne s'attarda pas sur les causes profondes. Encore une fois, une émission de télévision, « 7/7 », à laquelle était convié le ministre de l'éducation nationale, régla l'affaire. On essaya d'assimiler la présence des musulmanes à un danger potentiel et on affirma que ce voile renfermait un militantisme politique.

Il semble que l'on accepte maintenant de prendre le temps nécessaire pour essayer de comprendre. Votre mission d'enquête en est une preuve, comme la commission Stasi en est une autre, tout comme le sont tous les débats auxquels, personnellement, j'assiste au niveau local. Aujourd'hui, s'ouvre la piste de la compréhension. Essayons de comprendre pourquoi ces filles portent le voile. Est-ce un échec de l'intégration ou, au contraire - et c'est la thèse que je soutiens - une réussite de l'intégration ? Ces filles qui ont opté, à un moment donné, et ont conclu à leur sédentarisation dans leur pays, comme Françaises et musulmanes, doivent pouvoir s'exprimer, notamment sur le plan vestimentaire.

Aujourd'hui, si nous pouvons être d'accord sur un certain nombre d'explications concernant le port du voile, notamment la pression familiale que je dénonce tous les vendredis à la grande mosquée de Lille sud, la pression environnementale, notamment associative, et tout le militantisme qui peut se glisser derrière le port du voile, il reste une raison qui explique le port du voile par ma femme - ancienne élève du lycée Faidherbe - et par nombre de femmes qui ne sont ni des gamines ni des adolescentes, mais parfois des cadres supérieurs dans les ministères ou les mairies. Aujourd'hui, on parle du voile non seulement à l'école, mais aussi sur la place publique d'une façon générale et dans les lieux de travail, encore plus. Ce qui m'interpelle en qualité de responsable d'une structure associative musulmane, c'est que le débat sur le voile à l'école cache une réalité : la présence de musulmans qui essaient de trouver leur place en tant que citoyens d'abord, de musulmans ensuite.

M. Jean-Yves HUGON : Ma première question s'adresse aux représentants des écoles privées sous contrat. Si nous légiférions sur le sujet, la loi devrait-elle concerner les établissements privés sous contrats ?

Ma deuxième question est pour Melle Lefebvre : vous avez achevé votre exposé, dont je partage l'essentiel, en distinguant les signes religieux discrets de ceux qui le seraient moins. Je ne pense pas que la loi puisse procéder à une telle distinction.

A M. Amar et à M. Mameche je précise que nous sommes tous d'accord : la richesse procède de la diversité. En revanche, lorsque vous dites que les jeunes filles portent le voile par conviction religieuse, ne pensez-vous pas aussi que des jeunes filles sont manipulées ? Lorsque M. Sanchez nous informe qu'une fille de 15 ans brandit l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, n'y a-t-il pas manipulation ? J'aimerais connaître votre conception de la laïcité.

M. Jean CHAMOUX : Certaines jeunes filles sont manipulées, c'est évident. Mais je crois qu'il faut tout de même un espace pour résoudre les problèmes qui se posent car il existe une très grande diversité de motivations. La motivation religieuse n'est pas toujours avancée, il existe des motivations d'ordre culturel, de filiation : on fait comme sa mère. Le voile recouvre effectivement une symbolique culturelle. Dans les années 80, l'apparition du voile a suivi immédiatement les demandes des communautés musulmanes pour obtenir de grandes mosquées, des mosquées visibles. C'était là une demande d'intégration qui n'a pas été prise en compte à sa juste mesure. Les demandes d'ouverture de carrés musulmans n'ont pas non plus été reçues à leur juste valeur. Il en fut de même de la demande d'enseignement de l'arabe dans les écoles et dans les collèges. Je me souviens d'avoir demandé au rectorat s'il était possible de créer un cours d'arabe au collège. Il m'a été fait comprendre que ce n'était pas la meilleure voie d'intégration des enfants issus de l'immigration. Ces refus font que le voile est devenu un refuge et un moyen de montrer une fidélité à sa famille, à sa culture, à sa religion aussi. Je suis cependant convaincu de l'existence de manipulations dans certains cas. Et c'est pour cela que légiférer et interdire aux établissements privés catholiques d'accueillir les jeunes portant le voile ou d'autres signes religieux ne me paraît pas une bonne chose. Il est clair que déterminer ensuite ce qu'est ou n'est pas un signe religieux, avec l'apparition de sectes, sera difficile et exigera des formations pour les chefs d'établissement et les maîtres.

M. Alain TAVERNE : Je ne suis pas favorable à une législation qui serait tatillonne et contraignante. Tel est aussi l'avis de mes proches, de mes supérieurs hiérarchiques, de mes collègues. Je pense en effet que cela conduirait à des crispations qui ne feraient que cristalliser des oppositions que nous vivons déjà suffisamment à l'heure actuelle. Je crois que cela serait négatif à la fois pour la reconnaissance de l'appartenance religieuse, qui est un droit pour chacun et pour le fonctionnement de nos communautés éducatives où nous avons d'autres tâches que de départager des combattants.

Maintenant, si une loi était votée, il conviendrait d'examiner sa compatibilité avec le respect du « caractère propre », lui aussi légal. Je n'ai pas approfondi ce sujet qui, je crois, mériterait une étude. A la base, nous sommes défavorables à une loi tatillonne que nous ne saurions appliquer entre le voile, le bandana, le bonnet pour se protéger du froid... Nous arriverions à une situation extrêmement complexe. Je me souviens avoir autorisé un de mes élèves garçon à porter la casquette dans la mesure où un cancer l'avait rendu chauve. Il se faisait toutefois remarquer autant avec une casquette que sans casquette. Jusqu'où aller ? Il faudrait une législation extrêmement précise, ce qui me paraît difficile.

Melle Barbara LEFEBVRE : Mon propos ne visait pas à introduire une distinction juridique entre les signes religieux. Je voulais simplement dire qu'un petit médaillon porté par un garçon comme par une fille peut être caché sous les vêtements, c'est un objet avec lequel on entretient un rapport affectif, non forcément religieux et non obligatoirement politique. Quoi qu'en disent M. Amar et M. Mameche, nous comprenons que les jeunes filles portent le voile, non pas seulement par motivation religieuse, mais également pour la revendication d'une identité plus politique.

Je voudrais modérer les propos de M. Mameche selon lesquels le ramadan ne poserait pas de problèmes dans les établissements publics. En réalité, il en pose ; durant le mois du ramadan des conflits naissent dans certains lycées et collèges où j'ai été témoin de la demande, normale durant ce mois, par des élèves musulmans de bénéficier d'une salle qui, lorsqu'elle leur est accordée, devient une salle de prières dont est exclu tout élève non musulman. Il existe aussi des cantines scolaires d'écoles publiques primaires qui ont décidé de réserver des tables où sont servis des repas halal. Ainsi, les élèves musulmans qui ne souhaitent pas manger halal se trouvent stigmatisés par les autres et les enfants non musulmans qui souhaitent déjeuner avec leurs copains musulmans ne peuvent déjeuner à ces tables. La question posée est celle d'une distinction entre les écoles publiques et privées. Je pense que si une loi était votée, elle ne devrait pas s'appliquer aux écoles privées. Les parents ont opéré un choix, ils estiment donc que la visibilité religieuse n'interfère pas avec l'acte d'émancipation éducative ; c'est leur problème et leur conception. Ils prennent la décision de payer pour l'éducation de leurs enfants, c'est leur choix. S'ils décident de laisser leurs enfants dans le public c'est qu'ils ont une autre conception du savoir émancipateur.

Depuis 15 ans que le problème du voile se pose, il est clair que les autorités musulmanes de tutelle n'ont été ni militantes ni actives pour créer leurs propres écoles sous contrat, à l'instar des autres confessions. Le combat a surtout été mené par des associations militantes pour imposer la visibilité d'une certaine forme d'islam dans l'école publique. Il y a là un problème, au-delà du religieux. Il convient d'avoir l'honnêteté de le reconnaître. Le CFCM devrait s'occuper de la création d'écoles privées musulmanes sous contrat au lieu de dire aux enseignants du public ce qui est « islamiquement correct » ou non.

M. Lasfar AMAR : J'ai parlé de manière indirecte de la question de la manipulation ; certes, elle est flagrante. Je l'ai vécue à Lille en 1995 quand je jouais une médiation entre M. Thomas, le proviseur du lycée Faidherbe, et les 22 élèves. Des tracts circulaient alors à la porte du lycée et appelaient à la guerre sainte, au djihad ! Ils dénonçaient notre action menée en qualité d'autorité musulmane par laquelle nous essayions de trouver un terrain d'entente. Oui, il y a manipulation, oui, il y a acharnement de personnes qui ne sont pas là pour le voile, mais pour déstabiliser cette communauté aujourd'hui de plus en plus visible. Le fait de trop se focaliser sur le voile et d'essayer d'expliquer le port du voile par un paramètre politique unique n'est pas sérieux. J'ai lu les motivations avancées par Mme Françoise Gaspard. Le voile traditionaliste n'a dérangé personne depuis que la France est un empire musulman. Elle a côtoyé le haïk en Algérie, la djellaba au Maroc et le burnous en Tunisie, sans créer d'allergie envers ses signes qui étaient plus que des signes religieux. En France, nous connaissions cette connotation traditionnelle du port du voile. L'expression politique du voile est très récente. Le CFCM peut être l'allié n°1 de la République dans la dénonciation du port du voile comme expression politique - et nous le faisons au sein de nos associations. Enfin, troisième forme, le port n'est rien d'autre qu'une conviction personnelle. L'observateur extérieur à la communauté ne dispose pas de suffisamment d'instruments d'analyse pour identifier tel ou tel port ; quand la manipulation s'arrête, c'est la foi débordante d'une fille qui a découvert un sens à sa pudeur et qui ne comprend pas qu'on la mette dans le même panier que celle qu'on manipule ou celle qui veut fuir ses cours.

J'ai été enseignant à Dunkerque, à Béthune, à Valentine-l'Abbé à Lille. Je suis également recteur et prêcheur à la mosquée. Parfois, lorsqu'un élève évoquait le ramadan, je lui répondais qu'il était là en qualité d'élève et qu'il devait avant tout réussir ses examens. Je lui demandais de faire passer ses considérations religieuses après son travail. C'était un imam qui lui rappelait ses devoirs d'élève, car l'imam et le citoyen ont un rôle à jouer pour accompagner la « sédentarisation ».

M. Shmuel TRIGANO : Je souhaiterais remettre totalement en chantier la question débattue, car il me semble que le débat tourne aujourd'hui autour de leurres et de fausses questions. Je crois que le problème du voile ou des signes religieux à l'école soulève avant tout la question de la définition du domaine public, à la fois dans ses limites et dans ses contenus. Quelle est la vocation de ce domaine public, sinon de maintenir un principe d'unité au sein d'une société civile pluraliste et diversifiée ? Face aux multiples appartenances, il doit se tenir à équidistance des formes de cette diversité tout à fait légitime, en l'occurrence les religions, mais aussi les partis politiques, les syndicats et d'autres formes de regroupements, afin de permettre à leurs membres de se rencontrer dans un espace convivial d'échange et de dialogue. C'est l'existence même d'une société civile à côté et autour de l'Etat qui est ici en jeu.

La consultation des membres de cette société civile, comme dans le cadre de cette mission, est louable, mais une telle responsabilité devrait relever avant tout du privilège de l'Etat, car c'est l'Etat, en tant que facteur du bien public, qui doit assumer la responsabilité exclusive du domaine public. De ce point de vue, la question 5 du questionnaire que j'ai reçu m'inquiète. En démocratie, on ne peut se demander si une loi votée peut être « applicable et dissuasive ». Elle ne peut, en effet, qu'être appliquée.

C'est là justement où le bât blesse, car la frontière du public et du privé est aujourd'hui devenue floue ou poreuse. Qu'est-ce qui a changé ? Autrefois, l'espace public n'était pas une salle des pas perdus de la société civile, sans caractère spécifique : il était plein, adossé à une identité nationale, produit de l'histoire collective. On ne pouvait concevoir la citoyenneté sans l'identité nationale. Depuis les années 90, la citoyenneté semble s'être détachée de cette identité qui paraît désormais sous des traits négatifs et rétrogrades. On l'appréhende comme un supermarché où chacun vient prendre ce qu'il recherche, comme un droit sans devoir.

Cette évolution se complique quand elle devient le cadre d'accueil de populations issues de l'immigration qui n'ont pas connu cette histoire et cette évolution. Elles entrent dans cette citoyenneté sans être passées par une intronisation préalable dans la nation, par une inscription dans l'identité nationale, comme ce fut le cas des parties constitutives de la nation française. Ainsi en fut-il pour les confessions chrétiennes et le judaïsme. Avant d'être inscrites dans le pacte républicain de 1905, ces religions s'étaient inscrites dans le « pacte national », au sortir de la révolution française, avec le concordat et le sanhédrin sous Napoléon. Pour ce faire, elles avaient dû se réformer officiellement pour s'ajuster aux nouveaux cadres de l'Etat, l'Etat-nation. Les Juifs renoncèrent à leurs lois communautaires pour décréter que leur obligation envers le code civil devenait un devoir religieux. Les catholiques renoncèrent à la constitution du clergé et à leurs liens ultramontains avec le Vatican.

Le pacte laïque est précédé et rendu possible par le pacte national. La laïcité est un processus juridique, l'identité nationale est un contenu. C'est justement ce processus en deux paliers qui fait défaut à l'islam du fait de l'histoire et indépendamment de sa volonté. Aujourd'hui, le voile soulève autant, sinon plus, la question de l'identité nationale que celle de la laïcité et il faut avoir le courage de le reconnaître. Son effet immédiat n'est-il pas, par exemple, le marquage identitaire et ethnique du domaine public ? Or, cette dimension de la question est puissamment occultée sans pourtant cesser d'être souterrainement et très dangereusement présente dans l'opinion publique.

Poser la question du voile dans les termes exclusifs de la laïcité, c'est considérer l'arbre aux dépens de la forêt. Cette question ne concerne pas tant le rapport d'une religion à l'Etat que le rapport d'une population, en grande partie récente dans la citoyenneté, à l'identité nationale. C'est sous ce jour que se décide concrètement une bonne part des opinions sur le voile.

L'affaire du voile est ainsi devenue l'objet de fixation d'un débat impossible et refusé. Elle soulève une question à propos d'un substitut du véritable objet : l'inscription de la population issue de l'immigration dans l'identité nationale, question qui se pose à la France, mais aussi, et avant tout, à cette population. C'est d'une réponse sur le plan de la nation que dépend la réponse sur le plan de l'Etat, c'est-à-dire la laïcité. Deux problèmes différents se posent effectivement ici : celui d'une collectivité humaine issue de l'immigration, originaire du monde arabo-musulman et dont tous les membres ne sont, d'ailleurs, pas croyants, et celui d'une religion, l'islam. La confusion de ces deux plans est nuisible à l'élaboration d'une solution, à savoir l'intégration de la population et de la religion en question dans le cadre français, en vertu de la règle selon laquelle ce sont les nouveaux venus qui doivent s'adapter au modèle en place et non l'inverse. Elle complique encore plus les choses en mêlant au débat deux autres religions qui ont franchi depuis deux siècles ces deux étapes et qui se voient paradoxalement remises en question dans l'ordre de la nation en se voyant accusées de communautarisme.

Cette confusion structurelle prête le flanc à toutes sortes de dérives et de manipulations dans la sphère de la politique politicienne. Ainsi l'ultragauche milite paradoxalement pour le voile et apporte son soutien au courant islamiste. Un auteur comme Pierre Tevanian écrit un livre sur « Le racisme républicain ». Mouloud Aounit, secrétaire général du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), avance à la télévision que le refus du port du voile relèverait d'un racisme islamophobe. D'autres courants pratiquent aussi, à ce propos, une dangereuse politique politicienne dans le seul but de gagner un électorat supplémentaire. Quant aux activistes bien connus de l'islamisme, ils y voient la marque d'une politique néo-coloniale appliquée à des populations anciennement colonisées.

Il ne fait pas de doute que, pour ce courant, le voile constitue un ballon d'essai pour évaluer ses chances de progrès dans les années à venir. Dans son inertie même, le port du voile, s'il s'accentue, pourrait augurer d'un embrigadement à venir des femmes musulmanes, croyantes ou non, prélude à un embrigadement qui aurait d'autres objectifs. Objectivement, le voile impulse, par son caractère ostentatoire, un marquage symbolique et identitaire de la société dans son aspect extérieur.

Pour ces raisons, je crois qu'il est nécessaire d'interdire le port de tous les signes religieux dans tous les lieux du domaine public, même si cela n'apporte pas de réponses conséquentes au problème posé.

Cette interdiction doit être formulée dans le texte d'une loi ou de la loi-cadre dont parle le ministre de l'éducation nationale de façon à rendre la disposition obligatoire auprès de l'autorité publique dont on constate le recul dans bien des secteurs face à des problèmes de respect de la loi, de la civilité ou de simple discipline. Cette question se pose avec gravité, non seulement à l'institution, mais aussi à certaines catégories de publics et je pense à des manifestations d'antisémitisme ici ou là. Le domaine public doit rester, non pas neutre, mais identifié à l'identité nationale de la France.

Pour la même raison, j'estime aussi que l'enseignement des religions doit être pris en charge par les familles religieuses. L'école publique se doit, avant tout, de transmettre l'identité nationale sans laquelle le lien de la citoyenneté reste vide. Par contre, il faut développer à l'université une discipline qui n'existe pas, la science des religions dont les retombées et la méthode ne pourront qu'être favorables à la pacification du rapport aux religions.

Dans le même temps, je suis pour l'accès à des aumôneries religieuses offrant des cours facultatifs, mais qui doivent être contrôlées par l'Etat, et fonctionner sur la base d'un programme national.

M. René DOSIERE : M. Chamoux et Mme Marchal, le caractère propre de vos établissements se limite-t-il à une heure de catéchèse ou existe-t-il d'autres caractéristiques, en particulier la présence de crucifix dans l'école ? Si une loi interdisait les signes religieux à l'école, quelles en seraient les conséquences pratiques pour le type d'établissement que vous dirigez ?

Nous avons, à plusieurs reprises, pu nous rendre compte que le port du voile n'était pas qu'un signe religieux ; ce peut être aussi une marque de soumission de la femme. Sous cet aspect, comment réagissez-vous au port du voile à l'école ?

Les cours d'éducation physique posent-ils un problème particulier ?

M. Mameche, pourquoi avez-vous créé une école musulmane ? Au fond, dans votre propos, vous précisez que la pratique du ramadan dans une école publique ne pose pas de problème. En créant une école musulmane, avez-vous le sentiment que vous allez apporter à votre communauté un plus par rapport à la fréquentation de l'enseignement public ? Le fait de fréquenter l'enseignement public pour un enfant de confession musulmane pose-t-il un problème qui justifie la création d'écoles musulmanes ? Je n'ai pas compris, pour l'heure, la finalité de cette école.

Je souhaiterais que les enseignants du lycée La Martinière, dont nous avons rencontré le proviseur, nous disent quelles ont été les réactions des élèves.

Enfin, M. Taverne, j'avoue ne pas avoir saisi, compte tenu de la situation en cause, la finalité d'un enseignement privé en Alsace-Moselle, alors que dans l'enseignement public, l'enseignement religieux est possible, financé, pratiqué. Avec la situation concordataire de l'Alsace-Moselle, où les trois grandes religions n'ont pas de difficultés à s'exprimer, quelle est la place de la religion musulmane ? A-t-elle des difficultés à s'exprimer ?

M. Christian BATAILLE : Pour l'essentiel je voudrais poser mes questions à M. Mameche et au recteur Amar.

En préalable, je demanderai à M. Chamoux et Melle Marchal de nous dire comment, dans leur établissement, se marque le caractère propre. Melle Marchal nous a parlé d'une heure d'enseignement spécialisé, de catéchèse ; existe-t-il d'autres caractéristiques ?

Sur le même sujet, je souhaite interroger M. Mameche et le recteur Amar sur leur établissement. Pour votre lycée, vous avez choisi un nom qui n'est pas celui du prophète, mais celui d'un philosophe éclairé de l'Espagne musulmane. Est-ce un choix politique ou philosophique ? Quelle est la qualification des professeurs qui enseignent dans ce lycée ? Ont-ils des qualifications comparables à celles des professeurs de l'enseignement public ? Combien d'élèves garçons, combien de filles ? Quels horaires et quels éléments constituent le caractère propre de ce lycée musulman ? Quelle est la part de l'enseignement religieux et des célébrations ? Enfin, quel est le financement de votre établissement et de quels locaux disposez-vous ? Bref, quels éléments vous distinguent-ils d'un établissement public ?

Mme Michèle TABAROT : M. Chamoux, vous avez indiqué recevoir 80 % d'enfants musulmans et vous avez parlé de 10 ou 15 % de jeunes filles voilées. Sont-elles toutes issues de l'immigration ?

M. Jean CHAMOUX : Oui.

Mme Michèle TABAROT : Je m'adresse maintenant plutôt à ceux qui ne souhaitent pas de loi. Vous dressez le constat que des jeunes filles veulent vivre leur religion, qu'elles portent le voile parce qu'elles ont rencontré un signe fort et se sentent obligées de le faire. Vous évoquez aussi le sens politique du port du voile, parfois aussi la pression exercée par les parents, comme par l'environnement. Dans ces cas-là, quelle est la réponse ? Ces jeunes filles vivent des situations différentes selon qu'elles subissent des pressions ou qu'elles répondent à une motivation religieuse. Le dialogue au sein de l'établissement est-il suffisant pour résoudre ces différentes situations ? Que proposez-vous ?

M. Jean CHAMOUX : La question était relative au caractère propre. Il s'oriente dans deux sens. D'abord, vers les enfants catholiques, avec la catéchèse, des célébrations et la préparation au sacrement. En fait, le caractère propre, selon moi, ne réside pas seulement dans ces temps, mais irrigue la vie de tous les jours. Quand on vit sa foi, forcément, l'on pose question aux autres. Est-ce ostentatoire ? Je ne le sais pas, mais forcément des personnes vivent différemment. Ainsi allons-nous nous poser des questions et les enfants se demandent pourquoi ce professeur n'est pas comme les autres. Des questions surgissent dans la tête des enfants. Le caractère propre, c'est la vie au quotidien. C'est la rencontre avec l'autre, la discussion avec l'autre, des temps d'échange : pourquoi je fais le ramadan, pourquoi, vous chrétiens, faites le carême ? Que faites-vous pendant le ramadan, pendant le carême ?

Je situe le caractère propre dans la vie de tous les jours, davantage que dans les temps précis réservés aux catholiques. Il est dans le témoignage d'ouverture aux autres.

La deuxième question portait sur le voile comme objet de soumission de la femme. Remarques liminaires : avant de légiférer, appliquons les lois. A Marseille, des femmes entièrement voilées passent trois fois par jour devant le commissariat et personne ne leur dit rien ; elles conduisent ainsi des automobiles et l'on ne leur dit rien ; elles entrent à la Poste et personne ne leur dit rien ! Le plan Vigipirate est en vigueur. Si quelqu'un entre dans un bureau de poste avec le visage couvert, cela ne me semble pas admissible. Je suis personnellement favorable à une action sur ce plan.

Pour ce qui concerne la soumission de la femme, les cas sont vraiment très rares dans le collège que je dirige. Les motivations ne sont pas toujours très claires. Quant à la pression de la famille, il s'agit davantage d'une pression culturelle que d'une pression directe. Nous avons des exemples contraires de familles connotées intégristes, mais où le père essayait de convaincre sa fille d'abandonner son voile pour un bandana, à la surprise du personnel de l'établissement.

Le débat sur la question de la soumission est compliqué et risque de prendre du temps. L'éducation fait que l'on porte le voile comme un jeune chrétien se rend à la messe le dimanche, car c'est vers cela que le porte son éducation. Je n'écarte toutefois pas le cas de pressions directes qui certainement existent. En 1995, nous avons lutté avec les enseignants, dont certains musulmans, contre des personnes qui venaient à la sortie du collège parler de leur interprétation du Coran. Cela s'est terminé par un débat entre les enseignants, moi-même, et ces personnes. Nous avons pu convaincre que le domaine religieux dépend de la famille et non pas de prosélytes dans la rue.

Sur l'éducation physique, nous avons eu un long débat, l'an dernier. Dans l'islam, il existe un élément important que l'on nomme « consensus ». Le consensus rassemble autour de textes sur lesquels existe un désaccord. Ainsi, les musulmans acceptent-ils de discuter d'un problème et de rechercher un terrain d'entente, un consensus. Avec le professeur de sport, nous avons eu nombre de débats avec les enfants et leurs parents pour arriver à un compromis, car je jugeais inadmissible de pratiquer le sport avec un objet autour du cou, que ce soit une médaille assortie d'une chaîne ou un foulard. Pour les familles musulmanes, la pratique du sport est importante. Depuis le Moyen âge, l'activité physique est importante, car l'on doit garder son corps dans son intégrité physique, d'où d'ailleurs les interdits alimentaires. Les jeunes filles avaient pour la plupart la ferme volonté de faire du sport. Nous sommes donc arrivés à un compromis : une coiffe, style bandana ou bonnet, qui leur permettait l'accès au sport.

Sur les conséquences pratiques d'une éventuelle loi dans le cadre du caractère propre, nous serions évidemment obligés d'enlever les croix des murs. A ce sujet, il n'existe aujourd'hui aucun conflit entre chrétiens et musulmans. Nous avons installé un préfabriqué pour des élèves primo-arrivants dont les murs étaient en métal. Pour accrocher une croix, il nous fallait une vis spéciale dont nous étions démunis. Le professeur principal a vu des élèves filles et garçons, dont certains musulmans, venir réclamer le crucifix et la pendule ! Certainement, si nous enlevions le crucifix, nous perdrions une partie du caractère propre, même si celui-ci ne passe pas uniquement par des symboles sur les murs. Il ne passe donc pas non plus par des symboles vestimentaires mais plutôt par une conviction et une manière de vivre au quotidien. Nous arriverions sans doute à faire « passer » le caractère propre, même en l'absence de signes.

M. Makhlouf MAMECHE : Pourquoi une école musulmane ? Il faut admettre que l'évolution de l'islam et des musulmans de France suit un processus. La création de cette école relève de cette évolution naturelle. Dans les années 80, ce sont des associations, puis des associations féminines et des mosquées qui se développèrent ; nous sommes sortis des caves et nous avons aujourd'hui des « mosquées-cathédrales », nous continuons selon le même processus. L'islam est en train de gagner le terrain que lui offre la République.

Nous avons donc mis en place cette structure qui répond parfaitement aux critères du code de l'Education nationale. C'est un établissement privé, pour l'instant hors contrat, mais nous espérons, dans un futur proche, signer un contrat d'association avec l'Etat. Les professeurs sont certifiés, qualifiés ; nous comptons 12 professeurs, dont certains ne sont pas musulmans, pour 14 élèves. Un professeur d'histoire et de géographie est venu me voir à propos d'un cours sur le christianisme. Il voulait montrer la Bible aux élèves, je lui ai demandé de respecter le programme de l'Education nationale et l'ai autorisé à montrer la Bible et à en lire des pages. Notre objectif est bien celui-là : que les élèves s'ouvrent sur d'autres cultures, civilisations et ne restent pas repliés sur eux-mêmes.

Le caractère propre de notre établissement réside dans le cours de religion musulmane, le cours sur la civilisation, le cours de langue arabe. Pendant le temps du ramadan, nous essayons d'aménager l'emploi du temps, sans toucher au volume horaire, ce qui permet aux élèves, à l'administration et aux enseignants de rentrer un peu plus tôt et ainsi de rompre le jeûne en famille, d'autant que ce sont des moments très agréables à vivre en famille.

Quant au financement de l'établissement, pour la première fois, c'est la communauté musulmane, animée de cette volonté, qui a pris en charge le financement de l'ensemble de tout un établissement.

Le budget annuel varie entre 150 000 euros et 200 000 euros au titre du fonctionnement d'une seule classe de seconde générale. Le budget est important. Le nombre d'adhérents de l'association se situe entre 500 et 600 personnes, qui ont pris l'engagement de financer l'établissement pendant cinq ans, le temps de signer le contrat d'association avec l'Etat. Ils cotisent mensuellement au financement de l'établissement.

Le sujet qui nous réunit ici est celui des signes religieux. Je remarque toutefois que jusqu'à maintenant la question tourne autour du foulard islamique. Personnellement, je n'aime pas ajouter le qualificatif « islamique » après le terme « foulard », car le foulard est avant tout un bout de tissu. Des hindouistes, des sicks, les sœurs de la religion catholique... portent le foulard.

M. Jacques MYARD : Jadis !

M. Makhlouf MAMECHE : Oui, jadis. Dans les églises aussi des femmes se couvrent d'un foulard. Lorsque l'on parle du foulard, on dit toujours « le foulard islamique ». Lorsque l'on parle des autres signes, on ne dit rien. Il faut clarifier, selon moi, les termes.

Pourquoi notre établissement ? Pour offrir un choix plus large aux parents d'élèves et aux enfants. J'ai reçu des élèves qui ne voulaient pas s'inscrire au collège Averroès contrairement aux parents qui l'auraient souhaité. Eh bien, le conseil d'administration de l'établissement a refusé leur inscription, car nous voulons que les parents et les élèves soient d'accord pour s'inscrire chez nous.

M. Jean-Yves HUGON : Combien y a-t-il de garçons et combien de filles ?

M. Makhlouf MAMECHE : Sept filles et sept garçons.

M. Jean-Yves HUGON : Les filles sont-elles voilées ?

M. Makhlouf MAMECHE : Oui, elles sont voilées. Garçons et filles suivent les cours d'éducation physique avec le voile.

M. Jacques MYARD : Vont-ils à la piscine ?

M. Makhlouf MAMECHE : Les cours de natation ne sont pas inscrits au programme de seconde générale.

M. Jean-Yves HUGON : Les cours d'éducation physique sont-ils mixtes ?

M. Makhlouf MAMECHE : Oui. Les cours sont assurés par un professeur homme qui assure les cours d'éducation physique et sportive sans rencontrer de problèmes particuliers.

M. Jean-Pierre BRARD : Et pour les cours de physique et sciences de la terre ?

M. Makhlouf MAMECHE : Il n'y a aucun problème.

M. Jean-Pierre BRARD : Avec le bec benzène, en cours de chimie, les filles sont-elles voilées ?

M. Makhlouf MAMECHE : Aucun problème ne s'est posé jusqu'à maintenant pour la sécurité.

M. Lasfar AMAR : J'avais cru comprendre que pour manipuler des produits chimiques, il fallait parfois être couvert, du moins dans certaines structures. Le Coran, qui recommande le port du voile dans deux versets, recommande de le retirer dans un troisième. Par ailleurs, les musulmans sont appelés à explorer cette piste. Cette recommandation s'adresse à des femmes d'un certain âge.

Je voudrais maintenant revenir aux raisons qui ont motivé l'utilisation du nom Averroès.

Premièrement, pour passer un message et pour donner un sens. Averroès est un philosophe éclairé, un esprit critique. Ce fut mon mot d'ouverture : nous voulons faire émerger des esprits critiques au sein du lycée Averroès, nous voulons que ces jeunes qui ont la chance d'évoluer dans une classe de 14 élèves accèdent à une bonne formation en même temps qu'ils soient animés d'un esprit critique. D'ailleurs, pourquoi un lycée et pas un collège ou une école primaire ? Nous avons réfléchi 9 ans à cette question. Nous voulons traiter avec des esprits critiques, des adolescents de 15-16 ans. Mes collègues savent très bien ce qu'est un adolescent en seconde générale auquel on essaye d'inculquer ce que nous voulons. En tant qu'enseignants, nous savons très bien quand l'élève acquiert cet esprit critique.

Deuxièmement, nous voulons faire passer un message fort : il est temps de rompre avec l'importation des symboles. Par exemple, à Lille-sud, vous verrez dans la grande mosquée de Lille dont tout le monde parle, un petit symbole fait de matériaux translucides. Nous refusons, en tout cas à Lille, d'importer ce que nous connaissions dans nos pays d'origine et nous tentons de doter l'islam de France de ses propres structures. Averroès répond à cette logique. Nous disposons en Occident de références spécifiques dont fait précisément partie Averroès. Il faut initier les jeunes musulmans de demain à ces symboles.

M. Alain TAVERNE : M. Dosière m'a interrogé sur la finalité de l'enseignement privé en Alsace.

J'indique de prime abord qu'il existe un enseignement privé catholique, protestant et israélite. Nous entretenons des relations très conviviales avec les établissements publics, comme entre établissements privés.

Alors que l'enseignement religieux est également proposé dans les établissements publics, le projet d'établissement, dans le privé, revêt des caractéristiques spécifiques. J'ai évoqué précédemment la découverte des différents cultes à Paris. Un travail d'interdisciplinarité se réalise, y compris avec la religion, qui le facilite peut-être ; je ne dis pas qu'il est impossible ailleurs. Il me semble capital, par rapport aux différents débats engagés - je me souviens de débats très vifs en 1984 - de pouvoir dire aux familles et aux jeunes « d'où on parle », quelle est ma pensée et, dès lors que j'expose un point de vue, que je puisse dire que c'est mon point de vue « en tant que... », ce qui souligne et facilite le respect des points de vue différents. A ce titre, le dialogue et la communication sont favorisés.

Quant à la question des musulmans en Alsace, on a beaucoup parlé des problèmes de la mosquée à Strasbourg, mais je ne m'y attarderai pas, car il ne s'agit pas d'un problème scolaire. Je pense que prévaut encore souvent un sentiment de rejet, en particulier des deux quartiers périphériques, beaucoup plus tendus. Les parents musulmans qui viennent inscrire leurs enfants dans mon établissement me disent qu'ils y entendront parler de Dieu. Je leur réponds que si c'est pour cette raison qu'ils viennent, mon devoir est de les accueillir. Ils entendront effectivement parler de Dieu. La démarche s'inscrit dans un sens d'ouverture, de dialogue. Elle est constructive.

Nous sommes en effet défavorables à une loi. Nous considérons qu'il existe un règlement intérieur. Certes, il s'agit d'une protection limitée, mais elle n'en reste pas moins une protection. Toute personne entrant dans l'établissement doit pouvoir être clairement identifiée. Précédemment des situations ont été évoquées, où le visage de la jeune fille était caché. Cela me semble une pratique incompatible avec le respect d'un règlement intérieur. Tout élève doit pouvoir à tout moment être identifiable dans l'établissement.

Nous avons interdit la casquette, car une mode s'était instaurée chez les garçons, qui aurait peut-être pu s'étendre chez les filles et qui était assez désagréable dans les classes. Nous n'interdisons pas le couvre-chef dans les cours de récréation. Nous n'avons jamais eu à connaître de difficultés tant avec nos élèves juifs que musulmans.

Le dialogue me semble être le moyen à privilégier. Je ne prétends pas pour autant qu'il puisse toujours suffire. Si on n'a pas épuisé les possibilités de dialogue, on est en défaut, mais je ne prétends pas arriver à des solutions totales et définitives ni que la méthode soit applicable de la même façon partout.

Mme Michèle TABAROT : Vous acceptez donc le port du voile dans l'établissement, dès lors que vous pouvez identifier la personne.

On constate que des personnes sont animées d'une démarche religieuse, que d'autres, en revanche, sont poussées par une démarche politique, parfois forte de l'environnement. En ce cas, la jeune fille sera obligée par la famille ou par l'environnement à porter le voile. Laissez-vous la situation en l'état ? La traitez-vous uniquement par le dialogue ?

M. Alain TAVERNE : Je n'ai pas rencontré ce cas concret, mais je le conçois. Selon moi, il convient d'épuiser le dialogue avant de passer à un autre stade. Toute pression, quelle qu'elle soit, est intolérable. Nous avons connu des situations de pression d'autres genres. A une époque, nous avons procédé au signalement d'une famille catholique intégriste qui obligeait sa fille à prier une partie de la nuit. La pression a alors cessé.

Je ne ferai pas de différence, qu'il s'agisse de catholiques, de musulmans... Une telle pression sur un enfant n'est pas admissible, même si elle vient des parents

M. Jean CHAMOUX : En 15 ans, j'ai été confronté à des problèmes de diverses natures, notamment des mariages forcés. Certaines jeunes filles ont disparu au cours de l'été ; nous avons pu en sauver d'autres, car elles refusaient absolument les pressions qu'elles subissaient. Nous sommes passés par le signalement. Une formation devrait être dispensée aux chefs d'établissement, notamment, et aux personnels d'encadrement pour arriver à apprécier l'existence ou non de pressions : s'agit-il d'une pression religieuse, culturelle, naturelle née d'une pratique ou une pression qui s'inscrit contre la volonté de l'enfant ? La réponse qui vient d'être donnée, évoquant le signalement, me semble être la solution.

M. Jean-Claude SANTANA : Certaines relations ont permis aux élèves de se positionner par rapport à la question du voile. Je voudrais à ce titre souligner une évolution notoire. L'idée de tolérance est une idée concordataire qui fait dépendre la tolérance des autorités qui la consentent. L'idée de tolérance était largement partagée par les élèves et un certain nombre d'idées véhiculées par le mouvement SOS Racisme, comme le droit à la différence, étaient prégnantes dans les discours.

A mesure que le conflit se déroulait dans le temps et du fait du travail accompli, la perception du problème a évolué, à tel point qu'à l'issue de la journée de la laïcité que nous avions organisée, les élèves responsables du journal du lycée ont réalisé une petite enquête, laquelle révéla - cela n'a pas valeur de sondage scientifique, mais tout de même ! - que dans leur très grande majorité les élèves considéraient qu'il était anormal que l'on n'ait pu statuer sur la transgression au règlement intérieur. Des élèves de la classe concernée ont fait valoir leur désapprobation, d'autant que d'autres élèves ont été sanctionnés pour port de casquette ou de bonnet postérieurement à la suspension décidée par le conseil de discipline pour la jeune fille concernée. Je citerai quelques anecdotes.

On nous dit que l'on a du mal à faire référence aux origines de nos élèves. Je vous livre quelques noms : Ahi Dubar Khadidja, Assouli Laacina, Balan Balanda, Beikech Sabrina, Ben Gouzi Didja, Ben Asser Djamila, Ben Torki Djamila, Ben Torki Eve. C'est là une classe.

Durant la journée sur la laïcité, j'ai eu l'occasion de débattre avec les élèves d'une classe de BTS de la question qui nous préoccupait tous, en soumettant un fascicule édité par la mission ministérielle aux droits de la femme « Mesdames, vous avez des droits », qui publiait une étude comparative des droits des jeunes filles et des femmes en pays musulmans. Le statut de la femme les a choqués. Leur émoi, profond, s'est manifesté par l'affirmation selon laquelle « le Coran ne dit pas cela. » Alors que je me référais aux règles de droit prévues dans les différents pays du Maghreb pour leur conseiller les précautions qu'elles devaient prendre pour se rendre en vacances dans ces pays, une jeune fille maghrébine a témoigné que ce qui était écrit correspondait à la légalité. Elle-même avait été proposée au mariage.

Je citerai un autre fait. Je suis également enseignant au lycée Bron-Bâtiment et j'interviens deux heures en économie-gestion dans les classes de bac pro. J'enseigne à des élèves de toutes origines. Je présente les statuts juridiques des entreprises. Pour éclairer la compréhension du statut de l'entreprise publique, je me réfère à plusieurs exemples, dont celui de France Télévision que je mets en parallèle avec les chaînes de télévision privées, TF1, Canal Plus. Un élève intervient dans la classe pour dire : « De toute façon, monsieur, je ne regarde pas la télévision en France. » Je lui demande pourquoi. Il me répond que c'est une télévision aux mains des juifs ! Il est soutenu par d'autres garçons qui considèrent qu'il y a là des télévisions « impies ».

M. Hervé MARITON : Que répondez-vous ?

M. Jean-Claude SANTANA : Je suis professeur de droit par ailleurs. Je lui fais valoir qu'il est en train de tenir des propos antisémites, que je consignerai par écrit dans un rapport ; néanmoins, j'ajoute que j'accepte de débattre et d'expliquer en quoi la télévision, par exemple, est une entreprise publique, en référence à la propriété des capitaux. J'essaye de me référer à des éléments objectifs permettant d'étayer la compréhension du problème. Manifestement, dans la classe, les propos antisémites recevaient un certain écho. Cela pour dire que nous sommes dans une situation où l'école n'est pas la seule à dispenser un savoir, et en tout cas que la réception de ce savoir n'est pas toujours à la hauteur de l'ambition qui est la nôtre. Les jeunes, visiblement, sont sur d'autres voies de communication et de réception des messages. Ils font référence, sans difficultés, aux télévisions Al Jazira et autres, pour épuiser les voies qui leur paraissent être celles de la vérité.

Les jeunes filles, dans l'établissement, ont eu à subir au moment du ramadan des pressions telles, qu'elles ont dû sortir de la salle de réfectoire au motif qu'elles étaient présupposées avoir un faciès de musulmanes. Parmi elles, certaines sont d'origine indienne, de culture hindoue...

La situation de terrain est périlleuse. Il nous faut la gérer. Les difficultés que nous avons à enseigner sont suffisamment importantes pour que l'on n'ait pas, en plus, à gérer au coup par coup un problème qui nous a occupés tout au long de l'année et qui a mobilisé toute l'énergie des équipes éducatives. La question ressortit à la responsabilité des pouvoirs publics et attend une réponse politique, certes, étayée sur le terrain juridique, mais nous n'avons pas à apporter une réponse au coup par coup. Le compromis auquel sont arrivés mes collègues d'Aubervilliers, qui ont sanctionné deux élèves, prouve qu'ils ont accepté ce que nous avons refusé. Nous avons interrompu un processus à un moment où il le fallait. A la rentrée scolaire, trois élèves sont arrivées voilées, dont l'une était celle qui, l'an dernier, avait généré le conflit. Forts du nouveau règlement intérieur, juridiquement fragile, nous avons réussi mais en nous appuyant sur la force collective que nous avions exprimée, notamment lors d'une grève massivement suivie. Les élèves ont accepté de retirer leur foulard et de le replier en bandeau et non en bandana. Tout le problème consiste à apprécier si le bandana devient un bandeau, un hidjab. Avons-nous à nous transformer en autorité théologique pour apprécier la nature du tissu, du « bout de chiffon » comme l'ont qualifié certains ? Non ! Les convictions religieuses sont respectables. Pour nous, le foulard est associé à des prescriptions religieuses qui, aujourd'hui, conduisent une élève médecin interne à l'hôpital de Tahar à refuser d'accueillir des hommes et de les soigner. Cela fait-il partie des prescriptions religieuses ? Que les autorités religieuses s'expriment pour dire que le foulard est prévu par la religion et est une bonne chose, mais qu'il faut aussi penser aux autres prescriptions religieuses qui sont associées au rôle que nous assignons aux femmes. Au-delà de la laïcité, ce sont les droits des femmes que nous voulons protéger. Les jeunes filles nous le demandent.

M. Shmuel TRIGANO : Les écoles juives ont été confrontées à un afflux de demandes d'admission, non seulement d'élèves, mais de professeurs. En fait, les élèves et les professeurs ne font pas un choix positif en allant à l'école juive, mais un choix de sécurité.

Un problème commence également à se poser sur le campus universitaire. J'enseigne à Nanterre. L'an dernier, nous avons vu apparaître une flopée de voiles noirs, couvrant l'ensemble de la personne. Il s'agit ici d'adultes qui auparavant ont été élèves. Le phénomène risque de se déplacer. Certains de mes collègues ont été choqués, d'autres l'admettent. Cela dit, on ne peut exiger d'un étudiant ce que l'on exige d'un mineur ou d'un élève. Malgré tout, la crainte s'exprime que le processus ne finisse par gagner certaines disciplines, certaines cours, certaines personnes. C'est pourquoi je parle de la défense du domaine public. Le voile peut être le début d'un processus qui s'étendra de proche en proche à d'autres domaines.

M. Jean-Pierre BRARD : Je confirme le propos de M. Trigano sur le fait que des enfants juifs, bien que de familles athées, s'inscrivent dans des écoles juives par suite d'agressions antisémites dans la ville de Montreuil. Ces agressions sont rares, mais une agression est toujours une de trop.

Deux d'entre vous avez parlé de crispation. Les dizaines d'heures d'audition que nous tenons depuis plusieurs mois ne témoignent-elles pas de l'existence de crispations dans la société ? Si nous sommes réunis, c'est bien pour apporter des réponses.

Vous avez parlé, Melle Marchal, de 80 % d'enfants musulmans et de 20 % d'enfants chrétiens. Je me demande où sont les incroyants ! Je suis, en outre, frappé par le fait que vous définissiez les enfants par rapport à leur filiation religieuse et non par le fait que ce sont des enfants d'origine immigrée et en situation de marginalisation sociale, avec par conséquent un rapport à la société qui relève de l'exclusion, non caractérisé par l'appartenance religieuse.

Vous avez souligné la malchance de ne pas bénéficier du statut de l'Alsace-Moselle. J'ai été très frappé de votre rapport à la religion. Il me semble qu'il y a une incompréhension : on n'enseigne pas l'histoire des religions, mais les religions. On ne fait pas appel à la rationalité, à la connaissance scientifique, mais à l'histoire religieuse, ce qui est d'une autre nature. Je souhaiterais que vous nous éclairiez sur ce point.

M. Amar et M. Mameche ont évoqué plusieurs questions. Vous disiez : « il a la Bible, il peut lire la Bible ». Ce ne sont pas les termes exacts employés, mais je crois être fidèle à l'esprit. Là encore, nous ne sommes pas dans la distanciation philosophique et critique par rapport à l'histoire des religions, nous sommes directement dans le texte religieux sans distanciation. Cela ne pose-t-il pas un problème ou, au contraire, est-ce votre conception et après tout, dans la mesure où vous êtes une école privée hors contrat, c'est votre droit - encore que je rappelle que la loi prévoit d'autres dispositions, même pour les établissements qui ne sont pas sous contrat ?

Vous avez indiqué que, dans les années 80-90, des mosquées ont été réalisées, ce qui est vrai, j'ajoute légitime - c'est une opinion personnelle. Vous procédez à un parallèle avec les écoles. La communauté musulmane s'étant affirmée par des lieux de culte, il en irait de même pour les lieux scolaires. Ne considérez-vous pas toutefois que l'école publique ne se définit pas par des filiations religieuses et que donc l'école publique a vocation à répondre à la nécessité de formation et que l'on ne peut comparer le développement des mosquées au développement des écoles confessionnelles, dans la mesure où l'Etat pourvoit à ce besoin ?

Vous avez fait référence au Conseil français du culte musulman, lequel n'a aucune vocation légale à prescrire quoi que ce soit. Ce faisant, n'admettez-vous pas implicitement que le religieux entre dans l'espace public et qu'il aurait qualité à définir la place de la religion dans l'espace public, ce que je considère très choquant, car ce serait la remise en cause de la loi de 1905 ? La laïcité est ce qui nous permet de vivre ensemble. Les croyances, par définition, ne sont pas rationnelles - je ne porte pas un jugement de valeur - et débouchent sur le dogme. La croyance est ce qui nous divise, par opposition à ce qui nous permet de vivre ensemble. Et j'ai l'impression, madame, que vous privilégiez ce qui nous différencie, ainsi que vous-mêmes, messieurs, lorsque vous déclarez que le voile montre que les jeunes filles s'intègrent. Ne peut-on procéder au raisonnement inverse : sans le voile, elles étaient intégrées ; le voile les différencie ? Nous sommes en train de substituer au « vivre ensemble » le « vivre côte à côte », qui est le modèle anglo-saxon, mais certainement pas le modèle français, républicain et laïque.

Mon analyse est-elle juste ?

M. Jacques MYARD : Je m'adresse en premier lieu à M. Amar et à M. Mameche. D'abord, quelques remarques.

Au Maghreb, au moment où la France était puissance coloniale, il n'y avait pas de voile dans les écoles laïques. La France savait pourtant ce qu'était le statut personnel. Je le rappelle, car vous avez indiqué que la France s'est déjà frottée à des expériences. La France a toujours été extrêmement respectueuse, depuis Napoléon III, du statut personnel ; on le lui a d'ailleurs reproché.

Quant à Averroès, c'est un échec au regard de ce qu'il avait préconisé. Il voulait que l'islam soit relu à l'aune de la raison. Avec Avicenne, ils se sont cassés les dents ; je ne vous le souhaite pas. Au contraire, il faut que vous fassiez la lecture de la religion à l'aune du monde dans lequel nous vivons.

A ce propos, je voudrais savoir comment vous liez le port du voile à l'attitude d'un certain nombre de gouvernements où la religion musulmane est quasiment religion d'Etat et qui interdisent strictement le voile à l'école. Je voudrais que vous nous expliquiez comment, dans une république laïque, sociale et avec la tradition française, vous pouvez rappeler une prescription religieuse qui ne s'applique plus dans les pays où les musulmans sont majoritaires. Il y a un paradoxe. Finalement, n'êtes-vous pas en train d'en faire une prétention identitaire ? Je rejoins totalement M. Brard : une telle démarche n'est-elle pas d'abord communautariste, ce qui a toujours été voué à l'échec en France et parfois dans des conditions violentes ? Lorsque les protestants ont voulu hisser le drapeau du protestantisme face au pouvoir régalien - il était peut-être royal, mais c'était le bien commun -, cela s'est mal terminé. Quant à vous, Melle Marchal, vous m'avez profondément choqué, car vous avez indiqué que vous commenciez par demander aux enfants qui voulaient s'inscrire dans votre école quelle était leur religion. Vous appartenez à une école privée mais, étant sous contrat, vous devez aussi respecter les lois de la République. Or, votre façon de procéder est contraire à toutes les lois de la République. Pourtant je connais des écoles sous contrat qui ne sont pas sous la même ligne que la vôtre. Y a-t-il au sein du monde catholique des prescriptions nationales ou faites-vous avec les contingences locales ?

M. Hervé MARITON : Quelques observations, formulations et questions à évaluer avec nos invités, sur quatre points.

Premier point : il a été dit que la France s'était frottée, dans l'histoire, à l'expression de signes, le voile en particulier. Au-delà de l'appréciation des faits dans les écoles, elle s'y est frottée dans des territoires dont l'histoire nous a rappelé qu'ils n'étaient pas français. Cela ramène à la formulation évoquée par M. Trigano : c'est bien de la communauté nationale que nous parlons. Que nous nous soyons frottés à l'expression de signes dans des territoires qui ne sont pas la France ne prouve rien, bien au contraire, sur ce que peut être l'expression des signes en France. Nous ne sommes pas là pour évoquer la question des signes ailleurs. Nous sommes là pour évoquer la question des signes dans une communauté qui s'appelle la France.

Deuxième point : la question se pose à l'école, mais elle se pose aussi en dehors de l'école. Si nous devons aboutir à une formulation très forte autour de la laïcité, de la définition de l'espace public et du pacte républicain, il serait curieux de considérer que le pacte républicain s'exprime uniquement à l'école. Il s'exprime évidemment à l'école, et particulièrement fortement, mais la question se posera nécessairement ailleurs qu'à l'école.

Troisième observation : s'agissant de l'enseignement sous contrat, je comprends tout à fait que l'on soit surpris d'apprendre que la question de la religion d'appartenance soit posée à ceux qui s'inscrivent puisque, en général, les écoles disent et soulignent qu'elles sont ouvertes. En revanche, il me paraîtrait curieux que les écoles sous contrat ayant leur histoire et leur logique dans notre pays - et c'est le danger de l'ultra laïcisme - se voient contraintes au retrait des signes, non pas de ceux qu'elles accueillent, mais de ce qu'elles représentent. L'un d'entre vous a accueilli cette idée avec une certaine facilité. L'expression, la présence de signes religieux dans une école sous contrat, quelle qu'en soit la confession, ne me semble pas choquant ; cela me paraît même cohérent avec l'expression même d'un projet. Attention de ne pas trop concéder, sinon plus personne ne comprendra rien !

Quelques lignes sont à tracer entre la définition de la laïcité dans notre pays et ce que serait la tentation ultra laïciste. Nous avons vécu un siècle d'équilibre. Il est peut-être important de ne pas le remettre en cause au moment de régler des questions essentielles qui le menace, mais la menace ne vient pas de cette histoire, elle vient d'expressions plus récentes.

Dernier point : je fais partie de ceux, sans doute nombreux au sein de cette mission, qui ont beaucoup hésité sur l'opportunité ou non de légiférer. C'est le problème de l'arbre et de la forêt. M. Trigano nous dit que le voile est l'arbre qui cache la forêt, la vraie question étant, plus fondamentalement, celle de l'adhésion ou non à l'histoire républicaine. Mais j'en viens à me dire - et votre exposé en quelque sorte le démontrait bien - que la forêt est composée d'arbres et que pour se défaire d'une forêt qui nous encombre il faut abattre certains sujets. A un moment, les membres de la mission se sont interrogés sur la redéfinition de son objet, constatant que l'enjeu ne portait pas sur les signes religieux, mais davantage sur une expression politique. C'est la forêt, mais la forêt est composée d'arbres et l'arbre que nous avons face à nous est, en effet, celui de l'expression de signes religieux. Pour maîtriser la forêt, il est sans doute important de commencer par reconnaître la nécessité d'abattre quelques arbres.

M. Jean-Pierre BLAZY : J'adresserai quelques questions à ceux de nos invités qui disent ne pas être favorables à une loi.

Si, après avoir écouté tout le monde, avoir pris le temps de la réflexion, nous décidions de légiférer - plaçons-nous dans cette hypothèse. M. Taverne a esquissé la réponse à la question que je vais poser puisque, selon lui, il faudrait alors vérifier que la disposition soit compatible avec la liberté de conscience. Au passage, je remarque une étrange inversion des valeurs dans ses propos, car je considère que c'est la laïcité qui garantit la liberté des consciences. Mais peut-être ai-je mal compris. Il a ajouté que cette loi devrait être précise et, sur ce point, nous sommes d'accord. Je souhaiterais que vous précisiez quel devrait être le contenu précis d'une telle loi pour qu'elle soit clairement applicable, étant entendu que nous déciderions d'interdire tous les signes à l'école et pas seulement le foulard. Puisqu'on nous demande une réponse politique, il faut que la réponse soit précise.

M. Eric RAOULT, Président : Mesdames, messieurs, je vous propose de répondre globalement aux questions et en conclusion à une question qui pourrait se formuler ainsi : êtes-vous favorable à une loi interdisant le port visible de tous signes religieux dans l'enceinte des établissements scolaires ?

M. Shmuel TRIGANO : J'y suis favorable, mais peut-être dans le cadre d'une loi beaucoup plus large. L'idée du ministre de l'éducation nationale est excellente. Il ne faut pas faire d'un problème singulier l'objet d'une loi spécifique. En revanche, une loi ne suffit pas. Il faut un engagement du processus institutionnel à la faire respecter. Or, très souvent, nous assistons, que ce soit dans les collèges, les lycées ou à l'université, à une sorte de démission ou de découragement des autorités qui ne se sentent pas soutenues et qui finalement baissent les bras.

Je suis fondamentalement pour la tolérance, le respect d'autrui, mais la tolérance ne peut prêter le flanc à une exploitation, ne doit pas devenir une faiblesse, car alors la tolérance serait remise en question. A travers les évolutions idéologiques relatives à la démocratie, l'invocation des droits de l'homme peut aboutir à une entreprise de déconstruction ou de destruction de l'autorité publique. C'est un problème beaucoup plus vaste qui se pose à la France. Il faut prendre en considération le fait que la démocratie est une règle commune permettant la liberté de chacun et pas seulement le droit de chacun de faire ce qu'il veut. C'est ce qui est véritablement en jeu aujourd'hui, c'est l'arbre qui cache la forêt. C'est devenu un test - malheureusement pour le voile lui-même et pour l'islam. Peut-être est-ce indu, peut-être est-il excessif que la chose ait été montée de cette façon aux yeux de l'opinion publique ; en tout cas, elle est devenue un test politique et national.

M. Jean-Pierre BLAZY : Comment écririez-vous la loi ?

M. Shmuel TRIGANO : L'interdiction de tous les signes religieux ou des signes d'appartenance idéologique ou politique doit être envisagée. L'université forme un cas particulier. A la faveur des événements du Proche-Orient, nous avons vu émerger des mouvements syndicaux que je définirais sur le plan idéologique de mouvements islamo-gauchistes. Je ne peux m'empêcher de constater qu'ils se sont accompagnés d'une multiplication des voiles sur le campus. Il est difficile de régir une telle manifestation, car cela serait alors s'opposer au droit et à la liberté d'expression politique des étudiants. Les adolescents sont très effervescents, très contradictoires, mais, en l'occurrence, les autorités doivent être plus subtiles dans l'application de la loi, car il y a des processus qui apparaissent sous d'autres masques mais dont les effets sont réels. Je reconnais que les autorités publiques sont en proie à des difficultés : comment séparer le grain de l'ivraie ? C'est un grave problème, mais il est politique, idéologique. Je ne sais si cela peut être inscrit dans la loi. C'est la question qui se pose.

M. Alain TAVERNE : Je me sens visé par l'intervention de M. Blazy.

Je suis défavorable à une nouvelle loi, car j'y vois surtout un risque de crispation réciproque et de difficultés plus grandes encore à surmonter. Ce n'est pas du tout que je mets en doute les compétences du législateur, mais je crains les retombées d'une loi.

J'ai évoqué, non pas la liberté de conscience, mais le caractère propre. Le caractère propre c'est l'application de la liberté de conscience en ce qui concerne les établissements confessionnels. La liberté de conscience est fondamentale et appartient à la République, elle doit s'imposer dans tous les établissements confessionnels. Le caractère propre ne s'impose pas dans les établissements publics, puisque le caractère propre est ce qui définit un établissement confessionnel et celui-ci doit dire qui il est.

Ainsi que le soulignait M. Mariton, il ne faudrait pas que nous arrivions à un extrême où l'on n'aurait même plus le droit d'être confessionnel. Que signifierait alors le contrat ?

Je n'ai pas de texte de loi à proposer, puisque étant défavorable à la loi, je suis assez mal placé ! Si le Parlement choisissait de légiférer, il faudrait que la loi admette le caractère propre, qui doit rester soumis au principe de laïcité, c'est-à-dire de reconnaissance de la liberté de conscience pour tous, reconnaissance et ouverture à tous. Aucune contrainte de pratique religieuse ne doit être imposée à l'intérieur des établissements. La seule « contrainte » que nous connaissions consiste à présenter la religion qui caractérise l'établissement, mais cela ne peut se faire raisonnablement sans la présentation d'autres religions. Bien entendu, le Coran a sa place à côté de la Bible au même titre que les autres religions. Il faut une ouverture et que les jeunes et les familles trouvent leur compte dans le choix qu'ils ont fait, celui d'un établissement confessionnel qui affiche clairement ce qu'il est.

A l'intérieur, la tolérance doit être une règle. Selon moi, la laïcité doit aller plus loin que la simple tolérance. C'est ce que nous vivons en Alsace de façon plus prégnante et plus constructive que dans le reste de la France. On peut parler de religion d'emblée. On reconnaît à chacun le droit à une dimension spirituelle, qui n'est pas impérative. Nous accueillons des athées, des agnostiques, des indifférents, qui viennent chez nous parce qu'ils trouvent un projet d'établissement qui les attire. Dans notre établissement, c'est pour l'essentiel une ouverture européenne. Cela doit être compatible avec la reconnaissance de la dimension spirituelle de chacun et je crains qu'une loi n'exclue cet aspect. Cela me semblerait une régression par rapport à la laïcité elle-même, celle-ci devant permettre une reconnaissance, une compréhension de l'autre dans toutes ses dimensions.

Melle Barbara LEFEBVRE : Oui, il s'agit, à l'école publique, de refuser l'identification religieuse des élèves. Ce qui m'intéresse c'est la carte d'identité, non la carte identitaire des élèves. Je respecte leur identité religieuse, mais je ne vois pas en quoi c'est, pour moi, un élément d'adaptation du contenu de mes cours ou de l'attitude que je devrais avoir à l'égard de tel ou tel élève. Je suis totalement indifférente à la religion de mes élèves, ce qui ne veut pas dire que je la méprise. Je ne vois donc pas la nécessité d'avoir à décliner son identité religieuse pour être entendu.

Je vous avoue ma confusion. Aujourd'hui, il me semble que c'est la laïcité dans l'école publique qui est attaquée. Je comprends votre intérêt, mesdames, messieurs, les députés, pour ce qui se passe dans le privé, mais, encore une fois, le choix des parents de mettre leurs enfants dans des écoles confessionnelles induit un certain rapport à l'apprentissage, à l'éducation. Finalement, nous ne sommes pas sur le même projet dans les écoles confessionnelles et dans les écoles publiques. L'école publique, me semble-t-il, est un espace abandonné par l'Etat depuis des années. C'est le constat qui est dressé. Et nous, nous sommes confrontés à des situations d'extrême tension politico-religieuse, lesquelles ont abouti à du harcèlement sexiste à l'encontre des jeunes filles, à des pressions religieuses, mais également politiques, antisémites à l'encontre d'élèves et d'enseignants, car il ne faut pas oublier les fonctionnaires de la République qui, de confession juive, sont contraints de quitter leur établissement, parce qu'ils subissent des agressions et des harcèlements répétés de la part des élèves de confession musulmane.

Je m'interroge sur le débat qui s'est focalisé aujourd'hui sur les écoles privées, alors que nous assistons depuis quinze ans dans le public à une désertion de l'autorité publique. Nous demandons une règle unique pour les établissements scolaires publics qui soit un signe donné à ces « arbres » dont vous parliez, M. Mariton. Je ne sais s'il faut une loi, un texte, une disposition juridique, je ne suis pas juriste. Mais je témoigne au nom de l'école publique où j'ai grandi, où j'enseigne, où je vis et où j'ai envie de continuer à enseigner malgré les pressions que je subis de la part de certains élèves, voire de certains collègues, que je subis du fait de la non-intervention de nos autorités politiques. Je suis abandonnée : abandonnée face à la question du voile ou face aux agressions sexistes et antisémites. Je demande une réponse de l'Etat, de mon autorité de tutelle à la fois comme enseignante et, éventuellement, comme parent d'élève, car un jour mes enfants pourraient subir cela à l'école publique et je ne voudrais pas avoir à les inscrire dans le privé.

La neutralité des enseignants doit être étendue aux élèves qui ne sont pas des usagers comme les autres et qui sont des mineurs. La neutralité exigée des enseignants en matière religieuse, philosophique et politique, dans l'espace public de l'école, doit, à mes yeux, être étendue aux élèves.

Je voudrais maintenant revenir aux propos de M. Amar lorsqu'il a défini la laïcité comme un espace de neutralité et lorsqu'il a insisté sur la liberté de conscience des élèves qui devraient pouvoir s'exprimer. Tolérerait-on que les élèves expriment des opinions racistes, fascistes, fassent l'apologie du nazisme ? Non, nous ne le tolérerions pas et nous estimons, à juste titre, que nous devons sanctionner ! Nous avons réussi depuis 20 ans à établir un cordon sanitaire autour des idéologies fascistes pour les neutraliser mais elles nous reviennent déguisées. Dès lors, pouvons-nous accepter que des élèves expriment, sur des critères religieux, des opinions violemment sexistes ou violemment antisémites ? Non ! Pourtant, sur le terrain scolaire de l'école publique, mesdames, messieurs, c'est ce à quoi nous assistons. C'est-à-dire à un laisser-faire et à un laisser dire. Encore une fois, à une minorité d'arbres qui cachent une forêt de gens qui ont envie de vivre tranquillement en France, il faut donner un signe fort de l'Etat, un signe fort de la République émancipatrice et intégratrice. Si l'on considère que l'école est un organe de l'Etat, lorsque l'on attaque la laïcité de l'école, c'est l'Etat, l'identité nationale et la loi de la République que l'on attaque.

La question me semble posée pour l'école publique. C'est sur ce sujet qu'il me semble nécessaire de focaliser notre attention, car l'abandon est ressenti sur le terrain de l'école publique et, croyez-moi, à un degré dont vous n'avez même pas idée, en particulier par les jeunes professeurs néo-titulaires qui ne s'imaginent pas le désert dans lequel ils vont se trouver au niveau de l'école publique.

M. Roger SANCHEZ : Je partage totalement les propos tenus. C'est pourquoi je me placerai sur un autre terrain.

L'emploi de certains termes m'a surpris : j'ai entendu parler de parents « chrétiens », de professeurs « juifs », d'étudiants « musulmans ». C'est un langage nouveau, qui gagne dangereusement la société. Il est en effet dangereux de qualifier les gens par leur appartenance religieuse. C'est un fait qui n'existait pas il y a quelques années. Or, ce sont les propos qui ont été constamment répétés au cours de la matinée, dans un lieu qui est tout de même l'Assemblée nationale, ce qui est surprenant !

J'ai aussi été surpris par des propos qui renvoient systématiquement les jeunes à leur soi-disant culture d'origine. Quelle culture d'origine ? A des enfants qui doivent avoir entre 6 et 10 ans, on parle de leurs racines, de leur culture d'origine, alors que la plupart sont nés en France, de même que leurs parents, pour certains. De quelle culture d'origine, de quelles racines leur parle-t-on ? Nous avons affaire à des enfants, à des citoyens en devenir. Peut-être discutent-ils avec leurs parents de leurs origines, mais pourquoi construire cette différence au sein de l'école ? J'ai le sentiment que nous sommes face à une différence méthodiquement construite et qui posera à un moment donné des problèmes sociaux importants - qui d'ailleurs commencent déjà à se poser.

Je suis partisan d'un autre type d'école, d'un autre type de savoir, d'un savoir émancipateur qui donne les moyens à tous les enfants et à tous les jeunes de se délivrer de leur déterminisme, d'avoir des positions conscientes, objectives, d'être libres. Je suis contre une école de la différence, qui est surtout la différence des droits. Je préfère donner les moyens aux jeunes d'être différents, y compris au sein de leur soi-disant culture, laquelle leur est souvent proposée comme un horizon indépassable, acquis à la naissance, ce qui n'est pas vrai. Ce n'est pas la mission de l'école française, tel n'est pas le message de la République française, de la laïcité française.

Oui, je suis favorable à une loi. Le moment est venu. Les problèmes restent minoritaires, même s'ils sont de plus en plus importants mais si nous attendons quelques années, ce sera très difficile. Entre 1989 et 1995, nous n'avons connu aucun cas, puis en 1995, 20 étudiantes se mettent à porter le voile. Ce n'est pas une génération spontanée. Des choses se sont passées qui deviendront irréversibles. Je pense que le moment est venu de légiférer, même si ce n'est pas simple.

Cela concerne avant tout l'école publique. Dans les écoles privées, le port des signes religieux ne pose pas de problème, puisqu'il y en a partout.

M. Amar dit à ses étudiants ou au cours de ses prêches : « Soyez d'abord citoyens, ensuite musulmans. » Je suis entièrement d'accord. Dans une école publique, dans l'école de la République, dans la sphère publique, on est d'abord citoyen. On n'a pas à manifester ses convictions religieuses de façon ostentatoire ; dans la sphère privée, on est musulman.

A mon avis, aujourd'hui, il faut une loi, car nous avons affaire à un militantisme politique, beaucoup plus important que celui qui est ciblé.

M. Jean-Claude SANTANA : Une loi pour interdire, oui, mais il faudrait insister sur le caractère libérateur de la loi. La loi peut libérer. Le problème est de savoir si nous favorisons la liberté pour des individus et des citoyens ou si, au contraire, la liberté est donnée aux communautés de circonscrire l'espace de liberté des individus.

Je veux insister sur l'espace de liberté qui est proposé aux enfants dans le cadre du service public éducatif. Je considère que la loi doit fournir un cadre émancipateur à l'ensemble des enfants qui suivent une scolarité dans le service public. Je voudrais mettre en évidence les limites du cadre juridique actuel. Les années 90 ont vu émerger le problème du foulard. On constate que plus de dix ans après que, loin de disparaître, la mission qui était confiée à l'école d'évaluer au cas par cas n'a pas permis de faire reculer l'expression de signes religieux dans l'espace public éducatif.

La gestion au cas par cas risque d'aboutir à des établissements de deux catégories. Une élève, amie de la jeune fille qui l'an dernier a posé problème, m'a dit cette année : « De toute façon, maintenant, au lycée, le problème est réglé. » Elle est en BTS. Je lui ai demandé pourquoi. Elle m'a répondu que dans l'établissement où elle suivait ses cours le port du voile était interdit. Je lui ai demandé si c'était permis ailleurs. Elle m'a répondu affirmativement.

Deux catégories d'établissements seraient susceptibles d'apparaître rapidement : ceux qui tolèrent les signes religieux ; de l'autre, « les laïcistes », « les laïcards » où « les ayatollahs de la laïcité » auraient érigé des barrières qui les protégeraient contre les attaques dont ils seraient éventuellement l'objet.

Nous avons aujourd'hui à apporter une réponse forte. La difficulté pour nos élèves de trouver des stages dans les entreprises est associée à la complexité du problème politique. La majorité des jeunes de toute confession, et éventuellement athées ou agnostiques, aspirent à s'intégrer socialement. La stigmatisation de cette minorité agissante a produit un effet extrêmement néfaste sur l'ensemble de l'opinion publique et notre combat vise à éviter des surprises, telles que nous avons pu en connaître le 21 avril 2002.

M. Lasfar AMAR : Avant de me prononcer sur une loi - du reste ma réponse est déjà connue -, je voudrais dire que suis un peu gêné quand on m'oppose le sort des musulmans dans leur pays d'origine et que l'on me dit : « Dans tel ou tel pays, on a autoritairement prononcé une interdiction du voile », parce qu'il n'y a pas que le voile qui est interdit dans ces pays !

A ces nouveaux citoyens de la religion musulmane auxquels on a inculqué des valeurs comme les droits de l'homme, le droit d'expression, le droit à la liberté et qui commencent à en être imprégnés, on demande de se positionner par rapport à ce qui se passe dans leur pays d'origine. Nous dénonçons tous ce qui se passe dans tel ou tel pays, même si ceux-ci comptent une population à majorité musulmane. Car ces pays n'ont pas organisé de mission d'information, ils n'ont pas engagé de débats avant de se prononcer.

M. Eric RAOULT, Président : M. Amar, avec certains de mes collègues, je me suis rendu dans les territoires sous autorité palestinienne. J'ai rencontré le maire de Bethléem qui est musulman et celui de Ramallah. Ils m'ont fait visiter des écoles où il n'y a aucun voile.

M. Lasfar AMAR : Dans mon pays d'origine, il y a des écoles où les jeunes filles ne portent pas le voile ; il y en a aussi d'autres où les jeunes filles le portent.

M. Jacques MYARD : Je vous parle des autorités, non des écoles.

M. Lasfar AMAR : Dans ces pays-là, les autorités n'ont pas à donner de leçon en matière de démocratie et de droits de l'homme. A l'époque de la France coloniale, je crois savoir qu'il n'y avait pas de voile à l'école ; je peux même dire qu'il n'y avait pas d'école du tout ! Quand la France a quitté le Maroc, moins de 10 % d'élèves aussi bien des garçons que des filles étaient scolarisées. Ce sont des données historiques que je rappelle !

M. Jacques MYARD : Et bien, elles sont fausses !

M. Lasfar AMAR : Si la loi est votée, elle s'imposera. On nous demande souvent si nous, musulmans, la respecterons. Une loi se respecte et le respect d'une loi s'impose à tous les citoyens. Mais nous pensons qu'elle ne réglera pas le problème. Peut-être le déplacera-t-elle, mais elle ne le réglera pas tant que nous n'aurons pas pris le temps de comprendre les évolutions qui sous-tendent le port du voile.

M. Makhlouf MAMECHE : J'ai parlé tout à l'heure d'une certaine crispation. C'est moi qui ai prononcé le terme. Je pensais surtout à une crispation des chefs d'établissement. Depuis 1989, la période traversée est difficile au point que les chefs d'établissement réagissent parfois à toutes formes de couvre-chef : bandana, bandeau, foulard... Ils sont devenus allergiques. Il n'y a pas eu débat. Il y a déjà un préjugé.

Je ne suis pas très favorable à une loi ; en légiférant, on déplacera le problème. Un avis du Conseil d'Etat est disponible depuis 1989. Je pense qu'il faut appuyer le Conseil d'Etat ou l'avis du Conseil d'Etat pour donner une arme aux chefs d'établissement.

L'école publique doit rester neutre mais comment garantir la liberté de conscience des élèves ? C'est tout un travail et il faudrait, pour qu'il y ait une loi, définir à quel moment on considère qu'il y a signe religieux ostentatoire. Un travail est à entreprendre sur les signes.

Melle Chantal MARCHAL : Je reviens sur la catéchèse. Elle est proposée dans le cadre de l'heure hors contrat et permet d'exprimer sa foi. Pour les enfants qui ne sont pas chrétiens, il y a un temps de culture des religions.

L'élève est d'abord considéré comme une personne, non comme un être religieux, chrétien ou musulman. C'est dans la seconde partie de mon entretien, quand je présente le caractère propre de l'établissement et une partie du caractère propre de l'heure spécifique pour les familles, que j'aborde la question des religions.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas ce que vous avez dit, Madame.

Melle Chantal MARCHAL : S'agissant de la présentation, vous avez souligné que j'avais omis de parler de l'origine sociale des enfants. Il s'agit de familles très défavorisées, voire plus que très défavorisées. La plupart des familles touchent le RMI, les parents sont chômeurs, voire sans papiers. Que l'enfant soit socialement défavorisé ou d'une autre religion ne change rien. Des familles choisissent d'inscrire leurs enfants. Nous essayons de faire grandir ces enfants dans l'établissement. La partie qui nous différencie de l'enseignement public permet le « vivre ensemble ». L'effort réalisé porte sur ce « vivre ensemble » car la loi de la cité n'est pas la loi citoyenne, c'est la loi des communautarismes, des particularismes. On a beaucoup parlé du Maghreb mais, dans nos quartiers, nous sommes entourés d'une grande communauté comorienne. S'il y a loi, il faut développer dans nos établissements tout ce qui est le fait religieux à l'école. C'est très important, car c'est la base du « vivre ensemble ».

M. Jacques MYARD : L'enseignement religieux ?

Melle Chantal MARCHAL : Non, le « fait » religieux. Il y a une différence entre la proposition d'une foi et le fait religieux, c'est-à-dire l'enseignement des religions.

M. Jean-Pierre BRARD : L'« histoire » des religions ?

Melle Chantal MARCHAL : Je ne parle pas de la proposition de la foi. La proposition de la foi diffère totalement de l'enseignement des religions.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'était pas clair dans votre propos et si vous n'êtes pas claire dans votre propos, nous pouvons douter que vous le soyez dans votre enseignement.

Melle Barbara LEFEBVRE : L'histoire des religions est inscrite dans les programmes scolaires de l'Education nationale. J'enseigne par exemple aux élèves de cinquième, dans le public, les cinq piliers de l'islam pour qu'ils connaissent a minima ce qu'est l'islam. Je n'ai pas pour autant l'impression de faire de la propagande islamiste. La présence de l'histoire des religions dans les programmes d'histoire est faite pour que les élèves aient des connaissances rationnelles de base sur les religions. Je ne comprends pas pourquoi l'enseignement du fait religieux serait une nécessité ou même une nouveauté. Il existe, il est présent et il est très bien fait par des professeurs laïques, républicains.

Melle Chantal MARCHAL : Vous dites, M. Santana, que vos élèves vous interrompent pendant les cours. Le problème du voile ne supprimera pas ces discours. Il faut arriver à proposer à nos élèves d'autres références. Il faut permettre à nos élèves une autre réflexion.

M. Jacques MYARD : Cela ne suffira pas.

Melle Barbara LEFEBVRE : C'est un signe qui est donné, un signe fort à ceux qui instrumentalisent les élèves. Si l'on n'est pas d'accord sur cette instrumentalisation, on ne se situe pas sur le même terrain.

Melle Chantal MARCHAL : Le problème est complexe. Des personnes instrumentalisent, j'en suis consciente. J'emploie depuis trois ans une personne de vingt-cinq ans, qui est voilée depuis six mois. J'ai discuté avec elle. Elle me dit qu'il ne s'est rien passé. Il est évident qu'il s'est passé quelque chose. Ce n'est pas parce que je tolère dans l'établissement une petite fille de sept ans qui vient en bandana que je ne suppose pas qu'il puisse y avoir pression.

M. Jacques MYARD : C'est laxiste !

M. Jean CHAMOUX : Des historiens extrêmement célèbres ont écrit sur ce thème. Il y a une différence entre l'histoire des religions et le fait religieux Cette différence permet le respect des consciences par rapport à la demande des parents.

Je vais vous citer une anecdote. Un jour, j'ai reçu la famille Ben Mahomed, qui était chrétienne. A l'école publique, les parents signalent que leur enfant doit aller à l'aumônerie. Quant à nous, nous proposons, hors contrat, une formation. Comment savoir si la famille Ben Mohamed est chrétienne ou non si je ne le demande pas ?

M. Jean-Pierre BRARD : Elle n'a qu'à vous le dire !

M. Jean CHAMOUX : Très souvent, cela se passe ainsi !

M. Jacques MYARD : Je comprends bien, mais la différence réside dans la démarche. Lorsque vous entrez à l'hôpital, on vous demande si vous souhaitez la visite d'un religieux. C'est totalement facultatif, vous remplissez le formulaire : c'est oui ou non. Lorsque je suis entré en Arabie saoudite et que les policiers m'ont demandé mon certificat de baptême, j'ai refusé et je suis passé quand même ! Cela pour dire qu'il ne vous revient pas de poser la question, mais aux parents de vous signifier s'ils souhaitent tel enseignement religieux pour leur enfant.

M. Jean CHAMOUX : Nous ne le demandons jamais directement, nous leur demandons pourquoi ils inscrivent leurs enfants dans une école privée catholique.

M. Jacques MYARD : En général, c'est parce qu'ils sont déçus par l'école laïque.

M. Jean CHAMOUX : Loin de là ! Les parents ne sont pas déçus par l'école publique. Très souvent, des familles ont des enfants à l'école privée, d'autres à l'école publique voisine. Mais tel n'est pas l'objet du débat.

Le législateur doit faire attention à deux points.

D'une part, la laïcité pose le problème de la communication verbale et celui de la communication non verbale. Le voile fait partie de la communication non verbale, il ne faut pas oublier la communication verbale. La neutralité réside surtout là, ainsi que le respect, des consciences.

La dimension sociale a été évoquée.

Dans l'hypothèse d'une loi, quelle sera sa nature ? Viendra-t-elle renforcer les textes actuels ? Méfions-nous ! Les établissements publics demandent aussi à être autonomes.

Si chaque fois qu'il y a un problème il faut faire appel à une loi, quelle sera l'autorité des chefs d'établissement et des équipes ? Dans mon établissement, si un enseignant en difficulté fait appel à moi, je lui dis que je vais le conseiller, mais que je n'interviendrai pas dans sa classe devant ses élèves, faute de quoi il perdrait toute autorité.

M. Eric RAOULT, Président : Au nom de M. Jean-Louis Debré nous vous remercions. Nous terminons notre vingt-deuxième matinée d'auditions. Durant les trois heures de dialogue qui viennent de s'écouler, nous avons pu, grâce à vous, percevoir encore mieux un certain nombre de réalités. Cette table ronde, des plus intéressantes, nous a permis de comprendre la diversité des positions et la recherche du bénéfice de l'élève.

Audition de M. Ronny ABRAHAM, conseiller d'Etat, directeur des affaires juridiques du ministère des affaires étrangères

(extrait du procès-verbal de la séance du 5 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Monsieur Abraham, merci d'avoir répondu à notre invitation.

Comme vous le savez, nous nous préoccupons du problème des signes religieux à l'école et je fais appel immédiatement à vos compétences de juriste.

Que pensez-vous du dispositif juridique relatif au port de signes religieux à l'école tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des circulaires ministérielles et de la jurisprudence administrative ?

M. Ronny ABRAHAM : Je suis très honoré d'avoir été convié par votre mission à m'exprimer devant vous. Je le fais en qualité de juriste, d'expert. Je m'abstiendrai de prendre position sur des questions relevant de la pure opportunité politique. Je ne suis pas qualifié pour cela et cela n'entre pas dans mes attributions. Eu égard, à la fois à mon expérience passée de membre du Conseil d'Etat et de mes fonctions présentes au quai d'Orsay qui font de moi l'agent de la République française devant la Cour européenne des droits de l'homme, c'est-à-dire l'avocat de la France devant la juridiction européenne - en cette qualité, je reçois toutes les requêtes dirigées contre notre pays et je suis chargé d'y répondre - à ce double titre, je crois pouvoir être en mesure de vous exposer quelques réflexions personnelles sur les aspects juridiques du dossier que vous examinez.

Vous m'interrogez sur la pertinence et la qualité de la jurisprudence du Conseil d'Etat. Il me semble que cette question peut être mise en rapport avec les exigences même du droit européen. La jurisprudence du Conseil d'Etat, telle que je la comprends, est, dans l'ensemble, plutôt favorable au port de signes religieux dans les établissements scolaires pour ce qui est des élèves et très nettement défavorable pour ce qui est des membres du personnel enseignant - d'une façon générale, les fonctionnaires de l'Education nationale. Voilà comment je pourrais résumer la jurisprudence : interdiction absolue pour les membres du personnel, les fonctionnaires ; assez large tolérance, mais non pas liberté absolue, pour les élèves, le Conseil d'Etat précisant à cet égard que, pour un certain nombre de motifs et dans un certain nombre de cas, il est possible d'interdire le port de signes religieux et, le cas échéant, de sanctionner les élèves qui enfreindraient cette interdiction.

Comment situer la jurisprudence du Conseil d'Etat par rapport aux exigences et aux contraintes du droit européen, principale difficulté ?

Le droit européen, tel qu'interprété et appliqué par la Cour de Strasbourg, est essentiellement, pour ce qui nous intéresse, l'article 9 de la convention européenne des droits de l'homme qui pose, dans son premier paragraphe, le principe de la liberté de pratiquer sa religion, et, qui, dans son deuxième paragraphe, permet à l'Etat d'apporter des restrictions à cette liberté. Il ne s'agit donc pas d'une liberté absolue, mais ces restrictions doivent être prévues par la loi et doivent être nécessaires, dans une société démocratique, à la réalisation de certains objectifs d'intérêt public, notamment la protection de l'ordre, de la morale et des droits et libertés d'autrui.

La Cour de Strasbourg en a déduit ceci : une mesure restreignant la liberté de manifester ou de pratiquer sa religion n'est compatible avec la convention européenne que si trois conditions sont remplies :

. la mesure doit être prévue par la loi ;

. elle doit poursuivre un but légitime ;

. elle doit être proportionnée, nécessaire, donc proportionnée au but poursuivi.

De façon systématique, dans ses arrêts, la Cour recherche si ces trois conditions sont cumulativement remplies.

Il me semble, M. le Président, que votre question touche à la première de ces trois conditions : « prévue par la loi ». Notre dispositif juridique actuel, résultant d'un avis de l'assemblée générale du Conseil d'Etat, d'un certain nombre d'arrêts faisant jurisprudence et rendus dans la ligne de cet avis et de deux circulaires administratives adressées aux chefs d'établissement, répond-il à l'exigence européenne selon laquelle toute restriction doit être prévue par la loi ?

Il faut ici prendre en compte l'interprétation que la Cour de Strasbourg a donné aux termes « prévus par la loi ». Selon la Cour européenne, il ne s'agit pas nécessairement de la loi au sens formel du terme, mais de la loi au sens matériel. Il faut que les restrictions soient prévues par des normes juridiques suffisamment claires, suffisamment connues, accessibles, précises pour éviter l'arbitraire des pouvoirs publics. Voilà la philosophie de la jurisprudence européenne. A cet égard, la Cour de Strasbourg a déclaré : la loi au sens de la convention, ce peut être la loi, au sens formel du terme, votée par le Parlement, ce peut être éventuellement, dans certains pays, les règlements, les décrets ; ce peut être aussi la jurisprudence. Dans une série d'arrêts, la Cour a accepté qu'une jurisprudence, dès lors qu'elle est suffisamment claire, fasse office de loi au sens de la convention européenne des droits de l'homme.

Si l'on veut s'en tenir à une stricte application de la jurisprudence du Conseil d'Etat, c'est-à-dire dans un sens plutôt restrictif à l'égard des pouvoirs de l'autorité administrative et plutôt favorable à la liberté des élèves - pour ce qui est des enseignants, c'est tout à fait différent -, il n'y a pas, juridiquement, nécessité à légiférer. Je dis bien juridiquement, car, en opportunité, on peut avoir une appréciation différente, mais le droit européen accepte qu'une jurisprudence suffisamment connue, publiée, commentée - ce qui, je crois, est largement le cas de la jurisprudence du Conseil d'Etat en la matière -, réponde à l'exigence de prévisions par la loi au sens de la convention européenne. Si, en revanche, on voulait aller au-delà de cette jurisprudence, entendue strictement, soit en en faisant une interprétation extensive, en ce sens que l'on étendrait les cas d'interdiction possibles, soit même en la changeant tout à fait, alors il faudrait passer par la voie législative, parce que la loi est la seule façon de renverser la jurisprudence, mais aussi parce qu'au regard du droit européen, on pourrait nous reprocher de prendre des décisions non clairement fondées sur une base juridique indiscutable. Faute que cette base juridique soit la jurisprudence actuelle du Conseil d'Etat, il faudrait une législation. Des circulaires administratives ne seraient sans doute pas considérées - surtout si elles allaient au-delà de la jurisprudence - comme fournissant une base juridique suffisamment incontestable et permettant à toutes les personnes concernées de régler leur conduite. Comme le précise la Cour, les individus doivent connaître la règle de droit qui s'applique à eux afin qu'ils puissent régler leur conduite sur cette règle de droit.

M. le Président : Le juge administratif français sanctionne le port ostentatoire de signes religieux. Pensez-vous que la distinction entre un signe religieux ostentatoire et un signe religieux non ostentatoire corresponde à une réalité. Faut-il qualifier d'ostentatoire le port d'un signe religieux visible ?

Vous avez indiqué que la loi doit être précise. Une loi qui serait ainsi rédigée : « Est interdit tout port visible - je ne dis plus « ostentatoire » - de signes religieux », serait-elle condamnée par le Conseil constitutionnel et serait-elle compatible avec la convention européenne des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ?

Peut-on vraiment opérer une distinction entre « signes ostentatoires » et « non ostentatoires », dès lors que l'on porte un signe de manière visible ?

Deuxièmement, à partir du moment où nous aurions décidé de proposer un texte de loi indiquant « est interdit tout signe visible », celui-ci serait-il suffisamment précis pour passer tous les filtres des jurisprudences ? En effet, à chaque fois que l'on veut légiférer, on nous répond que l'on ne peut le faire parce qu'il y a la jurisprudence... Entre la jurisprudence du Conseil d'Etat et celle de la Cour européenne de justice, on se demande si nous ne sommes pas revenus aux Parlements de l'Ancien Régime où, précisément, les jurisprudences des parlements s'imposaient. Lorsque j'étais à la faculté, on m'enseignait la hiérarchie des normes juridiques : la loi et la jurisprudence. La jurisprudence n'avait droit de cité que si elle n'était pas contraire à la loi. Aujourd'hui, c'est l'inverse ! Il est fascinant que nous, législateurs, soyons obligés de demander aux juristes si nous pouvons emprunter la voie législative au risque de perturber les juges qui sont à l'origine de la jurisprudence ! J'avais envie de le dire !

M. Robert PANDRAUD : Merci M. le Président ! La hiérarchie des règles de droit est aujourd'hui effectivement inversée : jurisprudence, circulaires, décrets et lois in fine, souvent inappliquées et inapplicables, d'ailleurs !

M. Ronny ABRAHAM : M. le Président, si je voulais encore aggraver votre irritation, je citerai encore la jurisprudence de la Cour de Luxembourg des communautés européennes. Heureusement, dans notre affaire, elle n'est pas compétente, puisque, jusqu'à présent en tout cas, le droit communautaire ne régit pas la matière qui nous occupe !

M. Robert PANDRAUD : C'est encore une chance !

M. Ronny ABRAHAM : Nous n'avons ici qu'à nous préoccuper de la Cour de Strasbourg. Dans la mesure où je plaide à Strasbourg et à Luxembourg, je suis bien placé pour connaître les contraintes que ces jurisprudences, qui ne cessent d'ailleurs de se développer, font peser sur le droit interne, y compris sur le droit législatif.

En réponse à vos deux questions, M. le Président, je dirai ceci.

La notion de signes extérieurement « visibles » est une notion claire, alors que la notion de signes « ostentatoires » me paraît d'un maniement très délicat. J'ai toujours été sceptique quant à cette notion apparue dès le premier avis rendu par le Conseil d'Etat en 1989. La question que l'on pouvait se poser alors était de savoir quel usage la jurisprudence en ferait, c'est-à-dire quel usage en feraient les arrêts par lesquels le Conseil d'Etat serait ensuite appelé à se prononcer. Comment appliquerait-il concrètement cette notion de signes ostentatoires ? A la lecture des arrêts, on constate qu'il n'en fait pas grand usage. En pratique, c'est une restriction qui ne s'applique guère ; en tout cas, il semble que le Conseil d'Etat n'ait jamais estimé, par exemple, qu'une tenue comme le foulard islamique constituait, en lui-même, un signe ostentatoire au sens de sa jurisprudence justifiant, par conséquent, une interdiction de port de ce signe religieux.

Outre le fait qu'il est difficile de distinguer ce qui est ostentatoire de ce qui ne l'est pas, l'inconvénient d'un tel critère réside aussi dans le fait qu'on opère une distinction entre les signes religieux en tolérant les uns et pas les autres, ce qui pose problème, car on est très vite suspecté de procéder à une discrimination entre les différentes confessions, selon qu'elles entraînent le port de signes plus ou moins visibles.

Ainsi, le Conseil d'Etat ne fait pas grand usage dans sa jurisprudence du concept de signes « ostentatoires ». Je crois qu'il ne pouvait guère en être autrement : c'est un concept peu opératoire. En réalité, l'avis de 1989 signifiait que le caractère ostentatoire d'un signe religieux pouvait éventuellement s'ajouter à un ensemble de comportements, aboutissant à une situation de nature à troubler le bon ordre dans l'établissement. C'était davantage un indice, parmi d'autres, d'un comportement général de type provocateur. Il est clair que le Conseil d'Etat veut interdire - ou permet en tout cas à l'administration d'interdire - les comportements provocateurs susceptibles de troubler l'ordre dans le lycée.

A la décharge du Conseil d'Etat, sans pour autant plaider pour l'institution à laquelle j'appartiens, en 1989, on lui demandait de répondre à une question formulée en termes très abstraits, puisqu'elle concernait les signes religieux en général, pas spécialement le foulard islamique. Il fallait donc concevoir une réponse qui puisse théoriquement s'appliquer à toutes sortes de signes religieux, dont on ignore, par définition, la liste. On ne connaît pas tous les signes religieux de nature vestimentaire susceptibles d'être portés par des élèves. La réponse fut très générale, trop générale sans doute, pour être vraiment opérationnelle, mais elle ne pouvait qu'être générale eu égard à la généralité de la question. C'est ensuite la jurisprudence, fondée sur des cas concrets, qui a permis de préciser la portée de la doctrine du Conseil d'Etat.

Votre seconde question portait sur une législation qui interdirait le port visible de signes religieux dans l'enceinte scolaire. Incontestablement, une telle législation répondrait à la première des trois exigences de la convention européenne des droits de l'homme : l'exigence que toute mesure restrictive soit prévue par la loi, car on aurait là une règle législative parfaitement claire, précise, impérative. On ne pourrait certainement pas nous reprocher de rester dans le flou juridique et nous opposer que les élèves ne savent pas à quoi s'en tenir. En revanche, la question qui se poserait alors serait de savoir si une telle législation répondrait à la troisième des conditions : l'exigence de proportionnalité. L'interdiction pure et simple, en quelque sorte générale, du port de signes religieux visibles dans l'ensemble de l'établissement d'enseignement public ne serait-elle pas considérée par la Cour de Strasbourg comme une mesure allant au-delà de ce qui est raisonnablement nécessaire, c'est-à-dire une mesure disproportionnée ?

M. le Président : La proposition de loi contiendrait le terme « visible » et s'appliquerait en un lieu très précis et limité.

M. Ronny ABRAHAM : J'entends bien qu'il ne s'agit pas d'interdire partout et en toutes circonstances ; il s'agit de protéger la neutralité de l'enseignement public. Cependant, même avec cette restriction de localisation, il est très difficile de prévoir - je vais bien sûr vous décevoir - ce que la Cour de Strasbourg jugerait en pareil cas.

Je veux vous rappeler deux ou trois éléments assez simples sur ce contentieux européen qui pèse lourdement, j'en suis parfaitement conscient, sur les autorités nationales.

Premièrement, une personne ne peut se plaindre auprès de la Cour de Strasbourg qu'après avoir épuisé les voies de recours internes. Il faudrait donc que tous les recours aient été faits jusqu'au plus haut degré de juridiction, c'est-à-dire en remontant, au besoin, jusqu'au Conseil d'Etat.

M. Robert PANDRAUD : Pas devant le Conseil constitutionnel s'agissant d'une loi ?

M. le Président : Il y aura éventuellement, mais pas forcément, un recours devant le Conseil constitutionnel. Mais, à la première occasion, fleuriront sans doute des recours internes devant les tribunaux administratifs.

M. Ronny ABRAHAM : Il faudra donc remonter devant le Conseil d'Etat. Le Conseil constitutionnel n'est pas une voie de recours ouverte aux particuliers.

M. Robert PANDRAUD : Il faut s'attendre à des litiges individuels.

M. Ronny ABRAHAM : Oui, des litiges individuels, concrets. Il y en a en permanence et il y en aura sans doute encore davantage avec l'émergence d'une nouvelle législation. Il faudra que les voies de recours internes aient été épuisées et que l'intéressé ait perdu devant les juridictions nationales, car s'il gagne en droit interne, il n'aura pas besoin de se plaindre à Strasbourg ! Cela peut prendre un certain temps.

Deuxième élément : étant donné son degré actuel d'encombrement, il s'écoule un long délai entre le moment où la Cour reçoit une requête et le moment où elle communique cette même requête au gouvernement défendeur pour lui demander de produire un mémoire en défense. Les requêtes que je reçois actuellement de Strasbourg ont souvent été introduites il y a un, voire deux ans, devant la Cour, qui les a gardées en stock, car elle est très encombrée. La Cour ayant besoin de procéder à un premier examen de la requête avant de la communiquer au gouvernement, l'acte de communication est, lui-même, souvent postérieur d'un ou deux ans à la réception de la requête à Strasbourg.

Je ne suis donc pas en mesure de vous dire s'il y a, en stock à Strasbourg, des affaires mettant en cause la France à propos de mesures de sanctions ou d'interdictions du port de signes religieux à l'école, notamment du foulard islamique. Peut-être y en a-t-il, mais elles ne m'ont pas été communiquées et je n'ai dans mes propres stocks aucune affaire portée devant la Cour européenne des droits de l'homme et concernant la France.

En revanche, la Cour a statué et a, pendante devant elle, des affaires concernant d'autres pays. Les décisions qu'elle a rendues, encore plus celles qu'elle est appelée à rendre dans les mois qui viennent, donnent quelques indications sur sa jurisprudence, mais, pour l'heure, les indications sont trop floues pour que l'on puisse en tirer des conclusions vraiment catégoriques et péremptoires. L'affaire qui se rapproche le plus du point qui vous intéresse est une affaire opposant Lucia Dahlab contre la Suisse qui a donné lieu à la décision du 15 février 2001, de rejet de la requête par la Cour.

L'affaire concernait une enseignante - et non une élève - dans une école publique suisse. Il s'agissait d'une enseignante d'école primaire, en charge d'enfants en bas âge. Elle tenait à faire ses cours avec le foulard islamique. Cela lui fut interdit. Comme elle persistait, elle a été sanctionnée. Le tribunal fédéral suisse, la Cour suprême helvétique, a rejeté son recours. Elle s'en est plainte devant la Cour européenne des droits de l'homme qui a rejeté sa requête comme manifestement mal fondée et l'a déclarée irrecevable, mais avec une motivation circonstanciée qui ne permet pas d'en déduire que, d'une façon générale, la Cour considère que l'interdiction d'un signe religieux visible dans un lieu scolaire serait, en soi, nécessairement conforme à la convention. Elle a relevé qu'en l'espèce cette enseignante avait en charge des enfants en bas âge, donc particulièrement influençables - peut-être n'aurait-elle pas statué de la même façon s'il s'était agi de grands élèves. Elle a relevé un ensemble de circonstances, par exemple, le fait qu'au moment où l'enseignante est entrée au service de l'Etat dans la fonction publique, elle n'ignorait pas qu'elle ne pouvait porter ce genre de tenue, car il y avait une jurisprudence bien établie des tribunaux suisses sur ce point. Bref, c'est sur la base d'une motivation assez proche des circonstances de l'espèce que la Cour a statué. On ne peut en déduire a contrario que la Suisse aurait été condamnée si les circonstances avaient été différentes. Certainement pas ! Mais on ne peut non plus en tirer de conclusions définitives.

M. le Président : On peut considérer que pour la Cour, le port d'un signe religieux à l'école est une atteinte portée au principe de la laïcité, principe qu'elle admet. Pour nous, tout le problème est de savoir si une loi interdisant le port visible serait considérée par la Cour comme proportionnelle aux troubles qu'elle veut combattre.

M. Ronny ABRAHAM : A vrai dire, elle n'a jamais vraiment affirmé que le port d'un signe religieux à l'école était une atteinte à la laïcité, car elle ne se réfère pas au concept de laïcité qui ne figure pas dans la convention européenne des droits de l'homme. Elle admet que réglementer, restreindre, voire interdire le port de signes religieux est, en principe, justifié par la recherche du maintien de l'ordre dans l'établissement scolaire et la défense des droits et libertés d'autrui, de ceux qui ne partagent pas cette confession, ou l'ensemble des élèves s'il s'agit d'un professeur. C'est ainsi qu'elle raisonne, plutôt que par référence au principe de laïcité qui n'est pas son principe de référence. On ne peut lui reprocher, car ce n'est pas inscrit dans la convention européenne des droits de l'homme. La vraie question est de savoir si une interdiction ayant cette portée ne serait pas jugée disproportionnée par rapport à l'objectif poursuivi.

Il est clair que l'appréciation de la proportionnalité comporte une large part de subjectivité. C'est la raison pour laquelle, dans des affaires de ce genre, il n'est pas rare que les juges de la Cour de Strasbourg soient divisés. On le sait, car les arrêts font apparaître la majorité et la minorité et, comme à la Cour suprême des Etats-Unis, des opinions dissidentes sont exprimées L'arrêt est souvent suivi de sa propre critique par les juges minoritaires. Bien souvent, les conflits internes à la juridiction transparaissent. Ce n'est pas étonnant lorsqu'il s'agit de trancher des questions aussi subjectives que la proportionnalité d'une ingérence ou d'une restriction de telle ou telle liberté fondamentale. Cela rend encore plus difficile de prévoir la jurisprudence.

M. Bruno BOURG-BROC : Une loi c'est le droit et c'est aussi l'opportunité politique qui s'exprime au moment du vote. D'un strict point de vue juridique, vous semblez nous dire que la loi faciliterait quand même le règlement des problèmes auxquels nous sommes confrontés. Mais si nous votions une loi, nous constituerions, en France, une exception notable, j'allais dire mondiale. D'un point de vue juridique, qu'en pensez-vous ?

Cela faciliterait le règlement des problèmes, non seulement dans nos propres juridictions, mais aussi dans les juridictions internationales, quelles qu'elles soient.

M. Ronny ABRAHAM : Ce que j'ai voulu dire, c'est que si l'on souhaite interdire tout port de signe visible religieux, il faut nécessairement une loi ; autrement, le défaut de base légale suffirait à nous faire condamner à Strasbourg, indépendamment du caractère justifié ou non de l'interdiction.

M. le Président : C'est un élément constitutif.

M. Ronny ABRAHAM : Tout à fait. C'est une condition nécessaire, mais non suffisante. Il faudrait au surplus que la Cour de Strasbourg estime - et c'est là que nous souffrons actuellement d'une incertitude en l'état de la jurisprudence - qu'une telle législation et les mesures individuelles qui seraient prises sur cette base ne seraient pas disproportionnées dans la recherche de l'équilibre entre la liberté religieuse - qui n'est pas discutable, puisqu'elle est inscrite dans la convention - et la protection des droits et liberté de tous les participants à la communauté scolaire. Comment la Cour apprécierait cet équilibre ? Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Sans doute serons-nous mieux fixés dans quelques mois. En effet, deux affaires sont actuellement pendantes devant la Cour, qui ont été déclarées recevables, mais sur lesquelles la Cour n'a pas encore statué au fond.

Il s'agit de deux requêtes dirigées contre la Turquie et concernant des élèves d'une école d'infirmières. Ces élèves musulmanes ont prétendu porter le foulard islamique, y compris pendant les travaux pratiques, en clinique. On leur a expliqué que c'était impossible. Elles ont été renvoyées de l'école d'infirmières. Le Conseil d'Etat turc a rejeté leur recours. Les jeunes filles ont porté leur requête devant la Cour de Strasbourg, qui en a déclaré la recevabilité, au motif qu'elle n'était pas manifestement mal fondée, que cela pouvait se discuter. Aujourd'hui, l'affaire est entre les mains de la Cour pour qu'un arrêt soit rendu sur le fond, mais dans un délai probablement de l'ordre de quelques mois ou d'une année. Il ne faut pas attendre des arrêts dans les semaines qui viennent - peut-être interviendront-ils au milieu de l'année prochaine.

Bien sûr, il s'agit encore une fois d'un cas particulier, celui d'élèves infirmières, de l'enseignement supérieur, de travaux pratiques pour lesquels il existe des motifs spécifiques d'exiger une tenue particulière. Mais il n'est pas exclu que dans la motivation de son arrêt, au-delà du cas d'espèce, la Cour livre des indications qui pourraient être éclairantes en règle générale.

M. le Président : Pour résumer votre propos, la législation et la jurisprudence actuelles ne permettent pas d'empêcher le port de signes religieux à l'école. Au vu de ces considérations, si nous voulons interdire le port, il faut d'abord légiférer, car il n'y aura pas de modification sans loi. Cette loi devra être précise dans ses motivations et géographiquement limitée dans son champ d'application.

Au-delà de ces certitudes, il y a le domaine de l'appréciation des juges, notamment ceux de la Cour européenne de justice. A ce stade, rien n'est sûr ; selon vous, les magistrats étudieront si notre dispositif est proportionnel à ce contre quoi nous voulons lutter et vous ne pouvez nous dire si une disposition qui indiquerait « est interdit tout port visible de signes religieux à l'école » serait considérée ou non comme proportionnelle au but recherché.

M. Ronny ABRAHAM : Exactement.

M. Bruno BOURG-BROC : Comment serait ressentie l'exception culturelle française ?

M. Ronny ABRAHAM : Je ne suis pas sûr que ce serait considéré par la Cour de Strasbourg comme véritablement une exception française. La France n'est sans doute pas, en Europe, isolée dans la défense d'une certaine laïcité. Bien sûr, le concept de laïcité et l'expression elle-même sont typiquement français. Mais on retrouve une idée, en substance identique à la laïcité, dans beaucoup d'Etats, autres que la France. Nous ne sommes pas si isolés, ni si « exceptionnels » que cela. Ce qui est vrai, c'est que l'espace du Conseil de l'Europe se caractérise par une gamme d'attitudes, de comportements, de traditions très différents sur la question des rapports entre l'Etat et les confessions. A cet égard, la tradition anglo-saxonne est profondément différente de la nôtre. Au Royaume-Uni, par exemple, il est considéré comme normal que les fonctionnaires pratiquent leur religion et il serait considéré comme inconvenant d'interdire à un fonctionnaire de pratiquer sa religion au motif qu'elle supposerait le port de tel ou tel élément vestimentaire. Le juge britannique de la Cour de Strasbourg aurait, sans doute, tendance à considérer que nous allons trop loin. En revanche, en Europe continentale, nous aurions sans doute une certaine compréhension de la part de juristes dont les traditions nationales sont plus proches des nôtres. Cela ne répond pas tout à fait à votre question, sans doute, mais je crois qu'il convient de raisonner davantage en termes de diversité qu'en termes d'exception française. Mais cela ne permet toujours pas de répondre à la question : « Que dirait la Cour si la question lui était soumise ? »

M. le Président : Dans aucun autre pays, il n'y a de loi interdisant le port de signes religieux à l'école. Et aucun pays n'a affirmé le principe de laïcité dans sa constitution, comme c'est le cas en France.

M. Ronny ABRAHAM : Sauf peut-être la Turquie.

M.  le Président : Effectivement, en Turquie, la loi interdit le port de signes hors des lieux de culte et des cérémonies religieuses. Elle procède donc par élimination.

M. Ronny ABRAHAM : Elle est encore plus sévère.

M. le Président : En outre, la Turquie a voté une loi en 1965 interdisant le port du voile dans la fonction publique et dans les écoles et une circulaire de 1997 interdit le port du voile dans « l'enceinte des lycées religieux ».

Par ailleurs, toutes les législations et les jurisprudences semblent s'accorder pour interdire le port de signes religieux dans la fonction publique et pour les enseignants.

M. Ronny ABRAHAM : Pas tout le monde. Ainsi que je le soulignais, le Royaume-Uni admet que des fonctionnaires pratiquant des religions supposant le port de certaines coiffes, comme les sicks, portent leur coiffe religieuse pendant le service.

M. le Président : Effectivement, on l'a vu dans la police à Londres.

M. Ronny ABRAHAM : Cela peut nous paraître stupéfiant mais c'est normal pour les Britanniques. Entre le modèle britannique et le modèle turc - paradoxalement le seul grand pays musulman du Conseil de l'Europe, mais celui à avoir adopté les règles les plus sévères en matière de laïcité -, il y a un dégradé, dont d'ailleurs la récente décision de la Cour constitutionnelle allemande sur le port du foulard islamique dans les écoles publiques par les enseignantes donne une assez bonne illustration.

La Cour constitutionnelle a rendu un arrêt qui adopte une solution assez nuancée. Selon cet arrêt, il n'est pas impossible d'interdire aux enseignantes le port du foulard islamique à l'école publique, mais à la condition que ce soit clairement prévu par la législation de chaque Land, l'école publique relevant de la compétence des Länder. La Cour constitutionnelle a renvoyé aux différents Länder le soin de préciser, dans leur législation et de façon suffisamment claire, les règles d'interdiction en la matière. Elle a admis qu'il puisse y avoir une certaine diversité de solutions, d'un Land à l'autre, s'agissant du port de signes religieux par les enseignantes. Mais elle n'a pas traité la question des élèves.

Mme Martine AURILLAC : Au cours de nos auditions, nous avons souvent abordé, sans pour autant le résoudre, le problème de l'enseignement privé. D'un point de vue juridique, dans le cas où nous serions amenés à légiférer, quid de l'enseignement privé, étant donné qu'une loi devrait s'appliquer à tous, notamment aux établissements financés par l'Etat ? Mais l'enseignement privé sous contrat a un régime très particulier, puisqu'il y est admis que l'enseignement repose sur un projet pédagogique spécifique.

M. Bruno BOURG-BROC : A la question de Mme Aurillac, je veux ajouter l'exception de l'Alsace-Moselle.

M. Ronny ABRAHAM : D'un point de vue strictement juridique, il ne serait pas illégitime d'opérer une distinction dans les règles applicables entre l'enseignement public et l'enseignement privé. Il serait tout aussi loisible de ne pas le faire, mais si la législation prohibitive en matière de signes religieux visibles ne s'appliquait qu'aux établissements publics, on pourrait justifier devant le Conseil constitutionnel, ensuite éventuellement devant la Cour européenne, cette différence de traitement par la différence de nature et de situation entre les deux enseignements, des règles différentes pouvant s'appliquer à des situations différentes. Ce ne serait pas impossible. En opportunité, évidemment, toutes les solutions sont possibles ; on peut appliquer les mêmes règles partout, on peut ne les appliquer qu'à l'enseignement public en laissant l'enseignement privé libre de ses comportements ou l'on peut trouver des règles intermédiaires, mais d'un point de vue juridique, le principe d'égalité, de non-discrimination, ne serait pas méconnu par une dualité de régime juridique public/privé.

M. le Président : Comment le définissez-vous la notion de « caractère propre » ?

M. Ronny ABRAHAM : L'enseignement privé par rapport à l'enseignement public revêt certains caractères qui lui sont propres. Cette différence de nature, même s'il ne s'agit pas d'une différence absolue, entre le secteur public et le secteur privé peut justifier une différence de traitement législative.

Pour l'Alsace-Moselle, la Cour de Strasbourg a eu déjà à connaître des contentieux. D'ores et déjà, dans les domaines les plus variés, les règles applicables en Alsace-Moselle sont différentes de celles qui s'appliquent dans le reste de la métropole. Jusqu'à maintenant, la Cour de Strasbourg ne nous a pas contraints à renoncer à la spécificité du droit alsacien-mosellan.

M. Robert PANDRAUD : Je ne suis pas d'accord avec l'assimilation Alsace-Moselle/établissements privés. Le statut de l'Alsace-Moselle résulte d'un traité, d'un concordat qui est toujours en vigueur. Dans la mesure où les lois internationales sont supérieures aux lois internes, je pense qu'il y a une spécificité du régime Alsace-Moselle.

Certes, la loi ne devrait pas s'appliquer aux établissements privés mais à condition que cette exclusion ne concerne pas les établissements privés sous contrat d'association, qui obéissent à un régime mixte entre le public et le privé. Il serait, en effet paradoxal que pour lutter contre le communautarisme, on le favorise en définitive en amenant les adeptes de telle ou telle religion à créer des établissements privés où ils se regrouperaient pour aboutir, de manière ostentatoire, au découpage de la France en plusieurs communautés. Nous avons assisté au début du siècle à des pugilats ; en l'occurrence, ce serait bien pire : si une même commune regroupait trois ou quatre écoles de confession différente, cela constituerait des menaces à l'ordre public.

M. Ronny ABRAHAM : Je comprends parfaitement vos arguments, M. le ministre. Et j'incline à penser que l'on se situe davantage dans le domaine du choix politique que dans le domaine des contraintes juridiques.

M. Jacques DOMERGUE : La question se pose de l'école publique et de l'école privée. Le caractère intransigeant que l'on manifeste vis-à-vis des signes religieux dans l'école publique ne doit pas avoir comme corollaire une sorte d'exécutoire dans les écoles privées. Cela a commencé à Lille où une première école de confession musulmane a été créée.

Je comprends bien que l'on puisse stigmatiser le caractère communautariste ; il faut être extrêmement vigilants. Mais, d'un autre côté, ne pas reconnaître la religion musulmane ou ne pas lui laisser cette possibilité stigmatisera les tensions. On ne voit pas pourquoi on reconnaîtrait la possibilité à une école catholique d'avoir des cours optionnels sur la religion et pourquoi on ne les accorderait pas à une école de confession musulmane.

M. Ronny ABRAHAM : Là encore, je m'exprimerai avec prudence, car la jurisprudence de Strasbourg reste très incertaine, mais un élément n'est sans doute pas négligeable dans la démarche des juges européens. Quand les juges apprécient la proportionnalité d'une mesure par rapport au but poursuivi, ils vérifient la possibilité d'alternatives. Si des solutions alternatives permettent aux personnes concernées d'arriver au même résultat, les juges auront tendance à considérer que la mesure est proportionnée. Au contraire, si elles n'ont pas d'alternative, les juges auront plutôt tendance à juger la mesure disproportionnée.

Revenant à la question du port des signes religieux à l'école, si l'on est à même de démontrer à la Cour que ces jeunes filles, auxquelles on a interdit le port du foulard islamique dans le lycée qu'elles fréquentaient, avaient la possibilité, si elles le voulaient ainsi que leur famille, de fréquenter un établissement non loin de là, pas plus cher, où elles pouvaient pratiquer leur religion, nous disposerions là d'un argument fort pour démontrer devant la Cour que notre mesure n'est pas disproportionnée. Si, au contraire, il apparaît que ces solutions alternatives n'existent pas, notre dossier s'affaiblit.

M.  le Président : On peut dire qu'elles sont possibles, dans la mesure où nous n'interdisons pas le port de signes religieux dans les établissements privés ; c'est donc qu'il est possible de trouver une autre solution.

M. Ronny ABRAHAM : Oui, encore que la Cour est très sensible au caractère concret de la possibilité. Il ne suffit pas de dire que c'est juridiquement possible, la Cour nous demandera si concrètement ce type d'établissement existe. Mais pouvoir dire que c'est juridiquement possible est déjà un argument fort. La législation n'est pas drastique au point de s'appliquer indifféremment à l'ensemble des établissements. C'est l'un des paramètres qui pourrait être pris en compte dans l'appréciation de la proportionnalité. Je n'en déduis pas qu'il est nécessaire et indispensable, obligatoire, d'établir des règles différentes pour le public et pour le privé, car nous nous situons pour l'heure dans un flou jurisprudentiel.

M. le Président : Je résume : si nous voulons faire passer cette loi par les filtres de la jurisprudence de la Cour européenne, il ne faut pas interdire le port de signes religieux dans les établissements privés.

M. Ronny ABRAHAM : Disons qu'en allant aussi loin, on s'exposerait à un risque sérieux devant la Cour, mais je ne puis affirmer qu'il se réaliserait nécessairement, car nous sommes encore dans un certain flou jurisprudentiel.

M. le Président : Et pour les établissements privés sous contrat ?

M. Ronny ABRAHAM : C'est une question d'opportunité politique, aurais-je tendance à dire, mais si les établissements privés sous contrat n'étaient pas soumis à la même règle d'interdiction que les établissements publics, nous aurions un argument favorable à avancer devant la Cour de Strasbourg en termes de proportionnalité.

M. le Président : Nous comprenons que si nous voulons légiférer, il faut éviter le maximum de risques. Or, il y aurait assurément un risque si nous interdisions le port du voile dans tous les établissements, y compris les établissements privés sous contrat. Si nous arrivons à moduler quelque peu en interdisant le port visible de signes religieux dans les établissements publics, mais non dans les établissements privés sous contrat ou dans les établissements hors contrat, la notion de proportionnalité serait appréciée différemment.

M. Ronny ABRAHAM : Plus la législation est modulée, plus il est facile d'en défendre la proportionnalité. Plus elle est étendue, moins elle est proportionnelle.

M. Jacques DOMERGUE : Comment autoriser le port de signes religieux dans les écoles de confession musulmane, sans que cela se traduise par une montée du communautarisme ? Il faut trouver des limites. C'est d'ailleurs dans le contrat avec l'Etat que l'on pourrait définir un cadre juridique évitant la dérive. Je rejoins M. Pandraud : si, d'un côté, ces musulmans ne peuvent exprimer leur religion dans les écoles publiques et se concentrent dans les écoles privées, nous n'aurons fait que déplacer le problème.

M. Ronny ABRAHAM : Certainement.

M. Robert PANDRAUD : On l'aura aggravé.

M. Ronny ABRAHAM : On bute sur des inconvénients qui relèvent de l'appréciation et de l'arbitrage politiques : il faut arbitrer entre des inconvénients contraires.

M. Christian BATAILLE : Au-delà de notre interrogation juridique, nous avons engagé un débat entre nous sur ce point. Un élément plaide en faveur de votre raisonnement, M. le Président : l'école publique est l'école laïque. Ce qui caractérise les écoles privées c'est souvent leurs spécificités religieuses. Par conséquent, il ne me paraît pas incohérent de raisonner de cette façon-là.

M. le Président : Je raisonne ainsi pour bien prendre la mesure des risques que nous signale M. Abraham. La situation actuelle n'est pas satisfaisante. C'est un constat. Premièrement, nous devons l'améliorer et pour cela, il faut une loi - c'est incontournable. Deuxièmement, la loi doit être précise. Le troisième élément fait entrer en ligne de compte la notion de proportionnalité ou de disproportionnalité. Si nous modulons, M. Abraham ne dit pas qu'il n'y a aucun risque, mais qu'il y en a moins, puisque le juge de la Cour européenne constatera que nous n'interdisons pas de manière absolue et générale, mais en un lieu précis. Il constatera, en outre que nous laissons la possibilité juridique dans les établissements autres, notamment sous contrat.

M. Christian BATAILLE : Les familles ont la possibilité de choisir.

M. le Président : C'est ainsi que j'interprète les propos de M. Abraham. La notion de proportionnalité est essentielle pour la jurisprudence de la Cour européenne.

M. Ronny ABRAHAM : Elle peut l'être également pour le droit interne, car, s'il devait être saisi, le Conseil constitutionnel, dans son contrôle, introduirait aussi le principe de proportionnalité.

M. Robert PANDRAUD : Il existe trois systèmes scolaires. Personne ne conteste que l'on puisse porter le voile dans une école privée hors contrat. Il ne faudrait pas que, suite à la loi interdisant le port du voile dans les écoles d'enseignement public, on multiplie les demandes de création et de contrat des écoles coraniques ou autres, aux frais du contribuable. Il existe des écoles privées de certaine confession dans toutes les communes de ma circonscription. C'est obligatoirement un foyer d'intégrisme, de repli, voire de menaces à l'ordre public. Dans la conjoncture actuelle, toutes les écoles, à l'heure de la sortie, sont protégées par plusieurs fonctionnaires de police. Pour moi, la proportionnalité c'est surtout la liberté de l'enseignement. Qu'ils fassent leurs lieux de prière là où ils veulent, j'en suis d'accord, mais à la condition que ce ne soit pas le contribuable qui paie ! En tant que contribuable, je ne suis pas d'accord.

M. le Président : C'est un autre problème ; on sort du domaine strictement juridique qui préoccupe M. Abraham et qui est, pour nous, essentiel.

M. Robert PANDRAUD : Une dernière question : est-il dans la nature des fonctions du juge européen de donner publiquement des appréciations sur l'éventuelle position de la Cour de Strasbourg ?

M. Ronny ABRAHAM : Sur la future jurisprudence de la Cour ? Les juges de la Cour européenne ont l'habitude d'avoir une certaine liberté de langage, y compris d'expression publique, notamment parce qu'ils assortissent les arrêts d'opinions individuelles ou dissidentes. Ils n'ont pas le même culte du secret du délibéré, de la collégialité que les juges nationaux, ce qui peut peut-être expliquer le phénomène auquel vous faites allusion, monsieur le ministre.

M. le Président : Monsieur Abraham, nous vous remercions. Vous nous avez rassurés et inquiétés tout à la fois.

M. Ronny ABRAHAM : Vous décrivez mon propre état d'esprit, M. le Président !

Audition conjointe de
M. Luc FERRY, ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche
et de M. Xavier DARCOS, ministre délégué à l'enseignement scolaire

(extrait du procès-verbal de la séance du 12 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Je remercie M. Luc Ferry et M. Xavier Darcos d'être venus nous éclairer. Vous avez reçu un questionnaire et je voudrais vous poser un certain nombre de questions sur cette base.

Le ministère de l'éducation nationale ou le ministère délégué à l'enseignement scolaire disposent-ils de chiffres concernant le port de signes religieux à l'école ? D'une manière générale, quels sont vos moyens pour faire remonter cette information au niveau de l'administration centrale ?

M. Luc FERRY : Les chiffres, dont nous disposons pour l'année dernière, sont de 10 contentieux et 100 médiations environ. Pour ce qui concerne le port des signes religieux à proprement parler, nous n'avons pas d'informations fiables, non pas faute de capteurs, puisque, contrairement à ce qui a été dit ici ou là, les dispositifs mis en place par François Bayrou, sont toujours présents, et même plus performants que jamais. Il s'agit du logiciel SIGMA. Le problème est que les chefs d'établissement ne souhaitent pas forcément nous informer de tout ce qui se passe dans leurs établissements, car ils n'ont pas envie d'avoir des ennuis et la presse à leur porte.

Par conséquent, quand on a affaire à des petits bandeaux - prenons le cas le plus fréquent - et non pas à des tchador ou des foulards très visibles, suscitant des polémiques, les chefs d'établissement préfèrent ne rien dire. Quelles que soient les demandes qu'on leur adresse, ils ferment un peu les yeux sur la réalité de ces signes religieux. Ainsi, on estime - et c'est une estimation au « doigt mouillé » - qu'il doit y avoir environ 1 500 bandeaux dans les établissements. La plupart du temps, ce sont de petits bandeaux. C'est un chiffre à prendre avec la plus grande précaution car, encore une fois, les remontées par le logiciel Signa ne se font pas très bien.

M. Xavier DARCOS : Je confirme ces chiffres et je rappelle qu'en septembre 1994, quand la circulaire a été prise, on estimait à 1 500 et 2 000 le nombre de cas connus, signalés ou non. On observera donc qu'il existe une certaine continuité dans les chiffres et qu'il n'y a pas une forte poussée du problème, si l'on s'en tient à ce qui est comptabilisé. En revanche, sans aucun doute, sur le plan symbolique, le commentaire est plus vif.

M. le Président : Le Conseil d'Etat, le 27 novembre 1989 a rendu un avis, puis il y a eu des circulaires ministérielles et une jurisprudence administrative. Avez-vous le sentiment que ce cadre juridique suffit ou faut-il le compléter ou l'amender ?

M. Luc FERRY : Politiquement, le cadre juridique a manifestement besoin d'être complété, et je dis bien politiquement, pas juridiquement. Etant donné l'ampleur de la discussion sur le foulard ou sur le voile islamique, on ne peut pas en rester là. En effet, au moins symboliquement, il faut aller plus loin, même si je continue à penser que sur le terrain, lorsqu'on dit qu'on laisse les chefs d'établissement ou les équipes pédagogiques, seuls face à leurs responsabilités, c'est à la fois vrai et faux. C'est vrai en un sens, mais cela fait partie des grandeurs et des servitudes de ce métier.

Si l'on veut aller plus loin, il y a trois hypothèses de travail.

On peut imaginer une loi interdisant les signes ostentatoires. Certains ont fait cette proposition dans le débat public - à droite comme à gauche d'ailleurs. Il faut donc en tenir compte. Mais, ce faisant, on présente comme solution ce qui est le point de départ du problème car personne n'est véritablement capable de définir ce qu'est un signe « ostentatoire ». Si nous allions dans cette direction, nous aurions, après, le même problème qu'avant, c'est-à-dire que ce serait aux chefs d'établissement et aux conseils de discipline que reviendrait la responsabilité de définir localement ce que l'on entend par « ostentatoire », aucun d'entre nous n'étant capable de définir très précisément, dans la loi, à partir de quelle taille, de quelle forme, de quelle couleur, ou que sais-je, un signe devient ostentatoire.

D'où la deuxième tentation, qui est d'interdire purement et simplement tous les signes religieux visibles. Cette deuxième hypothèse a le mérite de la clarté, alors que la première, à mon avis, ne sert à rien. Je le dis comme je le pense. Par contre, cette deuxième solution a, entre autres inconvénients - même si politiquement cela permettrait, en effet, de régler une partie du problème ou, en tout cas, de répondre à une certaine attente - de ne correspondre ni à la tradition de l'idée républicaine à la française, ni aux principes généraux du droit français, tels que le Conseil d'Etat les rappelle très bien dans son avis de 1989.

La tradition française permet de dire que les signes ostentatoires sont interdits, mais pas les signes religieux en général. Autrement dit, l'appartenance à une religion n'est pas indigne. L'expression de cette appartenance, même à l'école, n'est pas indigne, quand elle n'est ni ostentatoire, ni agressive, ni prosélyte. L'arrêt du Conseil d'Etat le rappelle de façon parfaitement claire et tout à fait légitime. On ne peut pas le contester sur ce point.

Par conséquent, si l'on allait vers cette deuxième hypothèse - qui, encore une fois, n'est pas du tout absurde, a le mérite d'être claire et de régler le problème sur le plan juridique, au moins en apparence -, nous nous placerions dans une nouvelle conception de la laïcité. Il faut le dire clairement, on ferait un pas de plus. Evidemment, il y aurait une levée de bouclier des églises.

La troisième hypothèse consiste à refaire une circulaire, en indiquant clairement ce qui est interdit. Qu'est-ce qui est interdit ?

Les signes ostentatoires, c'est clair, même si leur définition relève de l'appréciation locale. De même, le fait de contester le contenu des programmes et des cours et de demander tel ou tel type d'examinateurs. Il faut rappeler ces interdictions et compléter ce travail par une série d'articles sur la laïcité, sur la République et sur la nécessité de lutter contre les communautarismes intégrés dans la loi d'orientation sur l'école. C'est dire que le débat, à mes yeux, n'est pas « pour ou contre » une loi, mais « quelle loi ? »

Si c'est une loi interdisant les signes « ostentatoires », elle ne sert à rien, et on revient au statu quo ante. Si c'est une loi interdisant les signes « visibles », elle a le mérite d'être claire, mais elle n'est pas dans la tradition républicaine ; c'est un pas supplémentaire, et il faut l'assumer comme tel. Troisième solution : on rappelle clairement que les signes ostentatoires sont interdits, qu'on n'a pas le droit de contester les programmes, ni de demander un examinateur homme ou femme et l'on dit qu'un élève qui le contesterait doit être exclu. Enfin, on complète le propos par trois ou quatre articles de loi au sein de la loi d'orientation sur l'école en cours de préparation.

Encore une fois, le débat n'est pas pour ou contre une loi, à mes yeux, c'est : quelle loi et dans quelles circonstances on veut la présenter ?

M. Xavier DARCOS : Je suis d'accord avec ce que vient de dire Luc Ferry. Simplement, je crois que le modèle traditionnel français auquel on se réfère, qui nous renvoie à la déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789, n'est pas figé. Le principe de laïcité s'inscrit dans un contexte historique, qui a changé par rapport à celui des textes qui ont été pris, aussi bien à la fin du XIXème siècle qu'au début de celui-ci, ou même d'ailleurs il y a encore une quinzaine d'années. J'en veux pour preuve, une conversation que j'avais encore tout à l'heure, non pas sur les établissements secondaires, mais sur les universités. Auparavant, on ne trouvait pas à l'entrée de l'université des tables invitant les jeunes à venir s'inscrire à telle ou telle église, et il n'y avait pas non plus de musique religieuse dans les réfectoires. Tout ceci était inimaginable.

Pourtant, je veux être prudent car, si dans mon esprit la question posée ici n'est pas une question concernant exclusivement le voile, et les problèmes islamiques, et si je constate que le contexte a changé, je constate aussi, comme l'a dit Luc Ferry, que, parmi les difficultés, il y a ces problèmes de communautarisme, de tension, de prosélytisme.

En même temps que les conditions qui nous entourent ont changé, on voit apparaître une sorte de droit local. Les chefs d'établissement doivent faire du cas par cas. Ici, ils tolèrent le bandeau, là ils ne disent rien et s'arrangent, aménagent un peu les cours, à l'image de certains maires qui ouvrent les piscines à tel moment pour qu'il n'y ait que les musulmans, à tel moment pour qu'il y ait tel autre groupe. On arrive à une sorte de « bricolage » réglementaire local qui, si l'on n'y prend pas garde, installera une sorte de confusion par rapport au principe que nous voulons affirmer.

Comme l'a dit Luc Ferry, la question n'est pas d'être pour ou contre la loi, mais de trouver le système qui fonctionne utilement. Il me semble que la future loi d'orientation pourrait peut-être comporter une première partie où seraient rappelés les grands principes sur lesquels se fonde le sanctuaire républicain qu'est l'école et dans laquelle serait inscrite l'interdiction, non seulement de tous les signes religieux mais aussi de tous les signes politiques, et même peut-être de tous les signes publicitaires.

En effet, il y a aujourd'hui dans le champ clos de l'école une manifestation permanente, qui n'est pas seulement celle de l'appartenance religieuse, mais aussi celle d'autres formes de prosélytismes, toutes aussi condamnables d'ailleurs, qui sont des prosélytismes publicitaires à connotation, non seulement économique, mais aussi idéologique. Il en est ainsi, par exemple, lorsque des élèves portent des tenues rappelant les rangers, ou lorsqu'ils portent des treillis, ou des foulards palestiniens. Il s'agit peut-être de modes, mais pas seulement. Il y a dans toutes ces manifestations une vision déformée de l'espace sanctuaire qu'est l'école.

Autant je trouve qu'il faut être prudent à l'égard d'une loi qui ciblerait le voile, autant je trouve qu'un grand préambule ou une première partie intégrée à la loi d'orientation attendue pour l'année prochaine, rappelant les fondements de laïcité et l'interdiction de ces divers signes et proposant un nouveau contrat social ou contrat réglementaire à l'intérieur de nos établissements, serait bienvenu. A condition, évidemment, que cela s'accompagne de dispositifs éducatifs, de médiation, de guides, d'un enseignement du fait religieux, de moyens de lutte contre les diverses discriminations ; bref, qu'il y ait un accompagnement pédagogique et éducatif, et que cela ne soit pas simplement une loi sanction.

Il me semble, qu'en s'orientant ainsi, on disposerait d'une nouvelle loi laïque qui, sans aucun doute, serait utile, même s'il est vrai que l'arsenal réglementaire existe déjà et que la loi reprendra beaucoup de ce qui existe.

Il me semble nécessaire de rappeler, dans les principes législatifs d'orientation scolaire, le refus du prosélytisme, le refus de toute confusion entre confession et laïcité, le refus d'accepter que l'école soit le lieu où d'expression de toutes formes de discriminations, non seulement religieuse mais aussi sexiste - car le voile est aussi une discrimination sexiste -, économique, politique, que sais-je. Cela conviendrait assez bien à l'esprit d'une loi d'orientation, qui prétend avoir un regard sur l'horizon à dix ans pour l'école française.

M. Jean-Yves HUGON : Nous avons évoqué très souvent, lors de nos travaux, l'exception de l'Alsace-Moselle, et éventuellement du Territoire de Mayotte. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

Par ailleurs, pensez-vous, s'il y avait loi ou modification législative, qu'elle pourrait s'étendre aux établissements privés sous contrat ?

M. Luc FERRY : Sur l'Alsace-Moselle, il n'y a pas d'incidence particulière. Ces départements auraient le même traitement, si l'on avait une loi interdisant les signes religieux, que les autres établissements. La différence est qu'il y aurait un paradoxe : on interdirait les signes religieux et on laisserait les croix aux murs.

M. Jean-Yves HUGON : Dans le département du Doubs, il y a encore des écoles primaires avec des crucifix !

M. le Président : Et s'agissant de l'extension aux écoles privées sous contrat ?

M. Luc FERRY : Cela paraît contraire à la clause d'exception qui caractérise les écoles privées. On aura de grandes difficultés.

M. le Président : Au caractère propre reconnu par le Conseil constitutionnel ?

M. Luc FERRY : Oui, on aurait du mal. Sur le plan politique, ce serait clairement une déclaration de guerre.

M. Jean-Yves HUGON : Pour celles qui sont sous contrat.

M. le Président : Oui, il n'y a pas de problème pour celles qui ne sont pas sous contrat.

M. Jacques MYARD : Vous vous êtes référé à la tradition française de la laïcité. N'en avez-vous pas une lecture un peu trop récente ? Etant « de la laïque », je n'ai pas souvenance qu'un enfant catholique qui serait venu en aube à l'école aurait été accepté.

M. Luc FERRY : Je ne pense pas avoir une lecture récente de la laïcité à la française. Je me trompe peut-être, mais pour y avoir consacré, depuis une vingtaine d'années, pas mal de livres, je crois avoir un peu étudié la question et ne pas m'être borné à l'avis de 1989, qui rappelle simplement une longue tradition.

La définition de la laïcité à la française est quelque chose de beaucoup plus profond que la question des insignes religieux à l'école, c'est un nouveau rapport à la loi qui s'instaure au moment de la déclaration des droits de l'homme. A cette époque, il se passe deux choses dans l'univers français, qui vont devenir universelles et que l'on va, en quelque sorte, « offrir » au reste de l'Europe et probablement au reste du monde.

Première chose : sans doute pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on pose - c'est la signification de la naissance de l'Assemblée nationale - que la loi est fabriquée par des êtres humains et pour des êtres humains, et qu'elle n'est plus enracinée dans un univers religieux. C'est ce qui nous différencie, par exemple, des républiques islamiques, dans lesquelles on a le droit d'épouser quatre femmes, car c'est inscrit dans le Coran. Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, on entre dans l'« humanisme juridique », c'est-à-dire dans la fondation de la loi sur les êtres humains que sont les représentants du peuple : les députés.

Deuxième chose : la déclaration des droits de l'homme, en même temps et pour les mêmes raisons, affirme qu'un être humain doit être respecté, indépendamment de toute espèce d'enracinement dans une communauté, quelle qu'elle soit, ethnique, linguistique, culturelle, religieuse ou même nationale. L'être humain mérite d'être respecté et c'est ce que l'on a appelé l'« humanisme abstrait » des enracinements communautaires. Voilà les deux sources fondamentales de la laïcité française : la source de la loi est humaine et l'être humain est respectable, indépendamment de ses enracinements communautaires.

Pour autant, la laïcité à la française n'a jamais exclu le droit d'appartenir à des communautés, y compris religieuses, ni même de le dire. Donc, la laïcité à la française, et c'est ce que rappelle le Conseil d'Etat en 1989, interdit les signes ostentatoires, les signes militants, peut-être même les signes publicitaires qu'évoquaient Xavier Darcos. Elle interdit tout ce qui relève du militantisme, de l'ostentation et tout ce qui peut troubler l'ordre public, mais elle n'interdit pas l'expression d'une appartenance religieuse. C'est ce que rappelle le Conseil d'Etat. Sur ce versant-là, il est juridiquement incontestable. Par exemple, dans une dissertation de français, de philosophie ou d'histoire, ou dans un cours d'instruction civique, vous avez, si vous êtes élève, même à 14 ou 15 ans, le droit de dire que vous êtes catholique, juif ou musulman ; ce n'est pas interdit.

Je n'exclus pas la possibilité que l'on se trouve maintenant dans un contexte tellement différent des temps jadis, que l'on invente une nouvelle forme de laïcité. Mais que l'on ne dise pas, dans ce cas, que c'est la tradition française. C'est autre chose, c'est un nouvel apport à la tradition française, telle qu'elle a existé jusqu'à ce jour. Ce n'est pas grave, on a le droit.

M. Jacques MYARD : J'ai le sentiment, même si je suis tout à fait d'accord sur ce que vous venez de dire, que vous n'avez pas répondu à ma remarque. Pensez-vous que, jusque dans les années 60, voire même 70, dans ce pays, un enfant catholique venant de son propre chef dans une école laïque, en aube, aurait été accepté par les maîtres ?

M. le Président : C'est une tenue ostentatoire et, de ce fait, c'est le droit coutumier qui se serait appliqué, sans doute en fonction des endroits et des circonstances. Il y avait un principe et l'application était variable suivant que l'on se trouvait dans telle ou telle région.

M. Robert PANDRAUD : Il ne faut pas se voiler la face. Si nous posons le problème, c'est quand même à cause d'un accroissement du nombre d'adeptes de la religion musulmane et à cause de leurs méthodes. C'est vrai de tous les totalitarismes. Au nom des grands principes généraux de notre droit, de la déclaration des droits de l'homme universelle et européenne, il faudrait, selon eux, être totalement laxiste. Mais s'ils devenaient majoritaires, eux, ne seraient pas laxistes. Il faut trouver un équilibre et cela est très difficile. Faut-il donner la liberté aux ennemis de la liberté ? Vieux problème, que l'on a généralement traité, et heureusement, chirurgicalement !

Autre problème, tout à fait différent, je suis assez favorable à l'utilisation de la loi d'orientation, mais il faudra bien deux ans pour que cette loi, compte tenu des difficultés et du calendrier parlementaire, ne vienne en discussion.

M. Luc FERRY : Un an.

M. Robert PANDRAUD : Plus le temps des décrets d'application !

M. Luc FERRY : C'est pour cela que je vous propose une circulaire. La circulaire de François Bayrou a fonctionné.

M. Robert PANDRAUD : De toutes façons, il faudra du temps. Or, ne croyez-vous pas que les proviseurs - et vous avez dit vous-même qu'ils ont beaucoup de difficultés - attendent une loi beaucoup plus rapide, une déclaration d'intention, pour les aider à appliquer les textes actuels ?

Il n'est pas aussi facile que cela de réagir dans certains endroits. Je livre un exemple, dans un autre domaine : nos maires, dans certains secteurs, ont beaucoup de difficultés, lors des mariages, à faire dévoiler les femmes. Comment voulez-vous que l'on marie quelqu'un si l'on n'est pas capable de voir sa tête, et si la personne correspond bien à la photo ? C'est un problème pratique que la plupart des maires ont à résoudre hebdomadairement. On est arrivé à un stade, où l'opinion publique est telle, qu'il faut que nous réagissions rapidement, si nous ne voulons pas favoriser les extrêmes.

Ce que je dis n'est pas une question, mais une position un peu personnelle, que je vous assène. Tous nos interlocuteurs l'ont dit, même parmi les représentants les plus éminents de la communauté musulmane : « vous n'avez que trop tardé cela aurait été plus facile il y a quelques années ».

Il est temps pour nous d'agir.

M. Luc FERRY : Les mots ont peut-être dépassé votre pensée, à moins qu'ils ne la traduisent, je ne sais pas. Je ne crois pas qu'il faille dire que la religion musulmane est totalitaire. Ne confondons pas la religion musulmane et l'islamisme, il faut un petit taux de précision.

M. Robert PANDRAUD : Je connais l'histoire des religions et comment elle est interprétée. Je sais bien que l'on réécrit l'histoire sans arrêt, mais je constate que, dans les pays musulmans, même si ce n'est pas nécessairement de l'islamisme, ce n'est quand même pas de la démocratie, en général.

M. Luc FERRY : Cela nous entraînerait dans une discussion historico-théologique un peu longue. Mais, par exemple, si l'on traitait de l'Andalousie, on pourrait évoquer une période de huit siècles pendant laquelle ces religions ont coexisté. On pourrait aussi citer des penseurs comme Averroès, grand libéral de la religion musulmane. Ce n'est plus le cas aujourd'hui pour des raisons historiques et politiques. Pour aller très vite, au moment de la décolonisation, on a utilisé la religion musulmane pour réaffirmer une identité arabe ou un nationalisme arabe, qui est devenu l'islamisme, mais la question de savoir si c'est intrinsèquement lié à la religion musulmane ou non, est une question qui, je crois, nous entraînerait trop loin.

Sur le fond de votre propos, et non pas du point de vue théologique, l'exemple d'Aubervilliers montre, s'il en était besoin, que des chefs d'établissement et des professeurs un peu talentueux et courageux - après tout, c'est leur métier - sont capables de prendre une décision dans le cadre de la loi actuelle. Il faut rappeler que les chefs d'établissement sont des représentants de l'Etat. Parmi les tâches qu'ils ont à exercer, il y a celles qui consistent à réunir un conseil de discipline. De même que l'on n'aurait pas l'idée de demander à un juge de ne pas interpréter la loi, on ne peut pas demander à un chef d'établissement et à une équipe enseignante de ne pas tenir compte du contexte. Je suis totalement solidaire de la décision de l'équipe d'Aubervilliers. Je l'ai dit tout de suite en les soutenant quand ils ont exclu ces deux jeunes filles qui, manifestement, troublaient l'ordre public et faisaient de l'agitation. Cela fait partie du métier de chef d'établissement, comme cela fait partie du métier de professeur d'être capable de prendre ces décisions. Ne disons pas que c'est une lâcheté de les laisser faire leur travail. Cela fait intégralement partie de leur travail.

M. Robert PANDRAUD : Quelle est la sanction éventuelle pour ceux qui ne le font pas ? C'est la conséquence de ce que vous dites.

M. Luc FERRY : Quand cela remonte, et c'est précisément le cas des contentieux, j'examine le sujet. Et quand il s'agit de jeunes filles, emmitouflées comme elles l'étaient à Aubervilliers, je demande qu'on les exclue. En revanche, la question se pose autrement quand on a affaire à une petite croix ou un petit bandeau dans les cheveux.

Il ne faut pas exagérer, on va finir par être dans une civilisation où « l'on a le droit de montrer ses fesses partout sur n'importe quelle plage l'été et on n'a pas le droit de mettre un bandeau dans les cheveux », pour citer Paul Ricœur. Il existe aussi un paradoxe. On est dans une situation où chaque soir, à la télévision, on peut voir des « films x » et des viols mis en scène en direct, et où les gamines n'auraient plus le droit de mettre un bandeau dans les cheveux. Il faut le dire !

Entre un bandeau dans les cheveux, une petite croix et des filles qui arrivent emmitouflées avec un quasi tchador et qui font de la propagande politique, les chefs d'établissement et les conseils de discipline ne peuvent-ils pas décider de ce qui est ostentatoire et de ce qui ne l'est pas ? Que l'on ne me dise pas que, dans l'état actuel des choses, on ne peut pas le faire, puisque cela a été fait.

Je termine pour qu'il n'y ait pas de malentendu. Etant donné l'état du débat, politiquement, nous avons besoin de « passer une deuxième couche ». On ne peut pas, après tout ce battage, y compris médiatique, revenir au statu quo ante ; ce serait ridicule.

Nous proposons - et je rejoins les propos de Xavier Darcos, nous l'avons dit dans des termes différents, mais la conclusion est la même - à la fois de rappeler très fermement les principes dans une nouvelle circulaire qui dirait clairement que les signes ostentatoires sont interdits et qu'on n'a pas à discuter du contenu des programmes. Si un élève trouve que le cours de gymnastique ne lui convient pas, il quitte le lycée et va ailleurs. On n'a pas à mettre en cause le cours sur la Shoa, ni le programme de biologie et avoir son opinion sur la reproduction. Si une jeune fille ou un jeune homme n'est pas d'accord avec cela, il ou elle est exclu(e) du lycée. Si l'on porte des signes ostentatoires, que l'on fait du militantisme, du prosélytisme, qu'il soit d'ailleurs religieux ou politique, on est exclu du lycée. Je soutiens les conseils de discipline et je suis prêt à aller sur place.

Par ailleurs, on inscrit le principe dans une loi d'orientation qui rappelle ce qu'est la laïcité aujourd'hui, ce qu'est la République aujourd'hui, et pourquoi l'objectif est de casser les communautarismes à l'école.

Il est clair que, quand un professeur entre dans sa classe, il n'a pas à savoir a priori qui est juif, qui est musulman et qui est catholique. Pour y parvenir, faut-il une loi ? Vous avez le droit de le penser, je ne le conteste pas du tout. Mais, si on le fait, on entrera dans une autre conception de la laïcité. Je préférerais que l'on dispose d'une grande loi, rappelant les principes fondamentaux de la tradition française, assortie d'une circulaire très musclée pour permettre aux chefs d'établissement d'avoir un cap très clair.

M. le Président : Le Conseil d'Etat n'a-t-il pas décidé que, dans le domaine de la laïcité, une circulaire n'avait pas de valeur juridique ?

M. Luc FERRY : Il l'a dit, et ce n'est d'ailleurs pas une décision à proprement parler du Conseil d'Etat, mais un simple rappel qui est parfaitement légitime, puisque c'est le cas. Cela n'empêche pas de faire des circulaires, je veux dire par là de réunir les recteurs, les inspecteurs d'académie et les chefs d'établissement, et de leur indiquer ce qu'est le droit.

M. le Président : Quand il y aura un conflit, le chef d'établissement ne pourra pas utiliser cette circulaire pour justifier sa décision. S'il y a un contentieux devant le Conseil d'Etat, il y aura un défaut de base juridique, puisque la circulaire n'a pas de valeur juridique.

M. Luc FERRY : Si vous regardez l'avis du Conseil d'Etat de près, il y a deux cas de figure.

Quand le trouble à l'ordre public est causé par les jeunes filles elles-mêmes - prenons le cas du foulard, puisque c'est de cela dont on parle pour l'essentiel -, comme c'était le cas à Aubervilliers, le Conseil d'Etat suit la décision du conseil de discipline. Quand, en revanche, le trouble à l'ordre public vient de ce que des professeurs ont décidé, par exemple, qu'un bandeau n'était pas acceptable, le Conseil d'Etat ne suit pas l'avis du conseil de discipline. Le Conseil d'Etat dit très simplement les choses : quand le trouble à l'ordre public vient des élèves, le conseil de discipline a le droit d'exclure ; quand cela vient des professeurs, l'exclusion est plus problématique. Dans ce cas, il examine les circonstances. Mais, encore une fois, cela représente 10 contentieux par an.

L'affaire d'Aubervilliers sera très importante et je serais prêt à dire que, si le Conseil d'Etat devait désavouer le jugement des professeurs d'Aubervilliers, je vous dirais « oui, il faut légiférer ». Si le Conseil d'Etat, comme il doit le faire à mes yeux, mais je ne suis pas conseiller d'Etat, suit l'avis du conseil de discipline dans cette affaire, cela prouvera que le dispositif fonctionne, tel quel.

M. Bruno BOURG-BROC : Même si ce n'est pas sans lien, la vocation de notre mission d'information n'est pas tout à fait de redéfinir la laïcité, mais de savoir ce qu'il est possible de faire en termes de signes religieux, et par extension communautaires et politiques, à mon sens.

Il y a une solution à la fois simple et difficile, proposée par un de nos collègues, membre de la mission, qui est le port d'un uniforme. Personne ne songe à revenir à la blouse grise, mais quel est votre avis sur cette question ?

M. Robert PANDRAUD : Cela fait dix ans qu'Eric Raoult et moi le demandons !

M. Xavier DARCOS : C'est au cours de l'entretien avec la Commission Stasi, qui traitait des mêmes questions de fond que celles que nous traitons aujourd'hui, que ce sujet a été évoqué, pour les raisons que j'ai indiquées précédemment.

Il nous semblait que parmi les manifestations prosélytiques que l'on voyait dans les établissements scolaires, il y avait des tenues extravagantes faisant référence à des valeurs qui ne sont pas celles de l'école ; par exemple, ceux qui arrivaient en rangers. On s'est demandé - comme cela a déjà été fait dans beaucoup d'endroits - que lorsque l'établissement le souhaite, on pourrait imaginer que les jeunes portent des tee-shirts de couleur, par classe, avec un sigle qui rappelle l'école. Cela a été caricaturé et tout le monde a dit, le lendemain, que j'étais favorable aux blouses grises et aux plumes sergent-major ; pas du tout ! J'observe simplement que dans beaucoup de pays, qui sont confrontés aux mêmes difficultés que nous, et en particulier ceux pour qui la fusion des diverses communautés est essentielle - et en France, je pense, en particulier, aux départements d'Outre-mer ou à des pays qui ont refait entièrement leur système éducatif, en particulier le Canada -, cette solution a été choisie et adoptée, et elle fonctionne. A la rentrée prochaine, au Québec, un collège sur deux, de sa propre volonté, a choisi cette solution pour lutter contre un certain nombre de manifestations ostentatoires. Il faut le dire avec prudence, mais c'est une réponse.

M. Claude GOASGUEN : Et la tenue des professeurs ?

M. Xavier DARCOS : Je pense que les professeurs n'arriveront pas dans des tenues extravagantes.

M. Claude GOASGUEN : Allez visiter quelques lycées !

M. Xavier DARCOS : J'avais proposé dans le même propos que les enseignants s'habillent correctement, qu'ils vouvoient leurs élèves ; ce qui a paru tout à fait « ringard » également. La mise à distance entre celui qui enseigne et qui est enseigné reste pourtant nécessaire.

Je reviens au problème du respect de la laïcité.

Dans le problème du voile spécifiquement - oublions une seconde les autres signes religieux ou les autres manifestations de prosélytisme -, ce qui est gênant, c'est ce qu'il y a derrière. Si, depuis 1980, on reparle des signes religieux, c'est bien à cause du voile, ce n'est pas parce que des jeunes filles portent une petite croix autour du cou. Or, derrière l'obligation ou non de ces jeunes filles de porter le voile, on voit bien qu'il y a une conception de la femme, une conception des relations interpersonnelles, une conception de l'éducation qui n'est pas la nôtre. Nous ne pouvons pas faire comme si nous l'ignorions. J'entends même dire, par ceux qui font des analyses un peu sophistiquées de tous ces phénomènes, que d'une manière de plus en plus agressive apparaissent des jeunes filles voilées dans les établissements scolaires. Autant, je suis tout à fait d'accord avec Luc Ferry sur le fait qu'il ne faut pas sortir des valeurs laïques de la République française, autant il faut bien accepter que, dans une certaine mesure, une sorte de guerre est faite à la laïcité.

M. Luc FERRY : Je veux bien que l'on sorte de la conception traditionnelle. Mais dans ce cas, j'ai précisé qu'il fallait le dire clairement.

M. Xavier DARCOS : Une certaine forme de guerre est faite à la laïcité de manière tout à fait visible, de manière ostentatoire. Si nous avons des armes faibles, si nous atermoyons et si nous renvoyons la responsabilité aux chefs d'établissement, nous ne combattrons peut-être pas efficacement - avec la même fermeté de principe en tout cas - ceux qui sont peut-être derrière ces jeunes filles et qui les poussent à venir voilées dans les établissements scolaires.

M. Pierre-André PERISSOL : J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos de M. Luc Ferry sur le recours à une nouvelle circulaire, pour rappeler clairement qu'on n'a pas le droit de choisir les cours que l'on veut bien écouter, que l'on ne peut pas choisir son examinateur ou venir les jours où l'on veut. Nous avons posé ces questions à ceux qui ont été auditionnés. Derrière le voile qui est le premier plan de lutte, il y a, évidemment, les autres problèmes. Un certain nombre de représentants estimaient que le voile devrait être accepté. On leur demandait ce qu'ils diraient à une jeune fille, dont la conscience lui interdit d'aller dans la piscine avec des garçons. Ils répondaient que, selon eux, la piscine devrait être optionnelle.

Les chefs d'établissement, les enseignants nous demandent de légiférer, parce que le droit n'est pas très clair et que leurs décisions ne reposent pas forcément sur des bases solides. Quand on leur a rappelé que ces bases solides existent pour l'assiduité aux cours, la présence à tous les cours, etc., ils nous ont répondu qu'ils ne peuvent pas agir car, concrètement, il suffit d'un médecin pour délivrer un certificat de complaisance, et qu'ils n'ont pas les moyens de faire vérifier la validité du certificat. Pour une jeune fille ou un jeune homme qui ne veut pas venir le vendredi, il suffit d'une attestation de sa famille disant qu'un événement familial retient ce jeune chez lui. Ils nous disent qu'ils ne peuvent pas le contester.

Certes, ils ont le droit avec eux, mais ils n'ont pas les moyens de le faire respecter parce que les procédures peuvent être totalement détournées par tel médecin ou telle famille. Par ailleurs, les procédures que leur impose l'Education nationale sont tellement lourdes qu'en fait ils ont énormément de mal à faire appliquer une loi ou un règlement, même lorsqu'il est clair.

C'est un des points sur lequel la mission pourrait insister : que comptez-vous faire pour que, sur le terrain, ceux qui ont à appliquer le droit puissent le faire avec efficacité ? Sachant que s'ils n'ont pas la capacité de le faire quand le droit est clair, vous imaginez ce qu'il en est lorsque le droit n'est pas clair !

Sauf à ce que la circulaire change les règlements, il n'apparaît pas qu'une réaffirmation de ce qu'est le droit solutionne les choses. Ils pensent vraiment qu'il faut fabriquer de nouvelles procédures et ils ne se sentent pas directement soutenus, du moins sur le plan pratique, pas sur le plan des principes.

M. Luc FERRY : Un argument a fortiori, mais le fait de faire une loi sur les signes religieux ne changera rien aux problèmes que vous évoquez.

M. Pierre-André PERISSOL : Bien entendu, c'est pour que cela change en aval.

M. Luc FERRY : Vous évoquez un problème beaucoup plus vaste que le débat sur la question des signes religieux ostentatoires ou simplement visibles, c'est tout simplement le problème de l'autorité et du contournement de la loi.

J'écoutais Xavier Darcos tout à l'heure sur l'uniforme avec intérêt et en même temps, avec un amusement un peu triste, car la vérité est que nous manquons cruellement d'autorité. Ce que vous rappelez l'indique parmi tant d'autres choses. La question que nous aurons à résoudre, et je ne suis pas sûr que ce soit uniquement une question de circulaire ou de loi, c'est fondamentalement la question de la crise de l'autorité.

Pardon, je vais dire quelque chose d'horrible, mais c'est la vérité. Lorsque j'ai traversé avec le Président de la République la cour du lycée de Dammarie-les-Lys - je vais dire des grossièretés, mais c'est ce que j'ai entendu -, malgré la présence du Président de la République, du député, du préfet en uniforme, du ministre, des professeurs, du proviseur et avec le professeur d'histoire qui avait invité toutes ces autorités, j'ai entendu, à moins de deux mètres : « Enc..., sale p... ». C'est cela que ce professeur vit toute la journée. Le problème est là !

Que peut-on obtenir en terme d'obéissance au règlement quand on vit dans une telle atmosphère ? C'est la vérité de ce que l'on vit dans certains établissements et la réalité de ce que nous avons à combattre. C'est une toute autre dimension du problème liée à la crise de l'autorité et à la nécessité de rétablir cette autorité dans les établissements. Je serais prêt aussi à en parler, car c'est un vrai sujet. C'est probablement la question que vous posez : « ce qu'il y a derrière ».

Sur le problème du contournement de la loi, c'est comme si vous me disiez que l'on contourne la loi sur la limitation de vitesse ou toute autre loi. C'est le même type de problème et ce n'est pas spécifique.

M. Pierre-André PERISSOL : Je voudrais juste vous poser ce contre-exemple. Dans une entreprise, si quelqu'un se fait « porter pâle » en excipant des certificats médicaux de complaisance, le chef d'entreprise peut immédiatement demander une contre-expertise. Cela ne pose aucun problème. Peut-être y a-t-il une crise de l'autorité dans la société, en tout cas, dans ce contre-exemple, les moyens de faire respecter la loi existent.

Les chefs d'établissement nous disaient - et vous ne partagez peut-être pas leur avis - que même sur un point où le droit était clair, ils n'avaient pas le sentiment d'avoir les moyens de le faire respecter. Effectivement, ce n'est pas le sujet dont on débat, mais c'est directement lié à ce sujet, car il ne sert à rien de légiférer si, en aval, on ne se donne pas les moyens de faire respecter la loi. Commençons déjà par faire respecter la loi actuelle, celle qui existe aujourd'hui.

M. Claude GOASGUEN : Avez-vous le sentiment que cette affaire, qui concerne le voile islamique, est, à l'origine, provoquée par le voile islamique ou davantage par un déclin général de l'autorité au sein des établissements ? - et cela rejoint d'ailleurs la réponse que vient de faire M. le ministre. Si oui, je ne vois pas comment l'on pourrait traiter le déclin de l'autorité au sein des établissements de façon différente, selon qu'il s'agit du voile islamique ou d'autres difficultés. Je ne vois pas en quoi le voile islamique serait redevable de la loi et le fait d'insulter un professeur ou de lui taper dessus serait simplement redevable du conseil de discipline, c'est-à-dire du règlement.

Les conséquences sont importantes. Si l'on fait une loi sur le voile, je souhaite qu'elle porte également sur le problème de l'autorité à l'école en général ; ce qui d'ailleurs ne serait pas forcément inutile.

Pourquoi légiférer sur le voile islamique à l'école seulement ? Quelle est la différence entre la neutralité du service public à l'école ou ailleurs ? Cela voudrait dire que le voile islamique à l'école ferait l'objet d'une loi, mais qu'en revanche, le port du voile islamique par les infirmières dans les hôpitaux publics relèverait simplement du domaine réglementaire, de même que le port du voile par une employée de gare ? Si nous appliquons une loi sur le voile islamique dans le cadre de l'école, il est clair qu'il faut appliquer les mêmes lois dans l'ensemble des services publics. Il ne peut pas y avoir deux poids et deux mesures.

Troisième élément, je voudrais vous montrer à quel point la loi dans ce domaine ne règle rien. Vous partez du postulat que la loi va tout d'un coup régler les problèmes. Mais si la loi n'est pas appliquée ? Très franchement, dans le cadre actuel du système éducatif, est-on en mesure de faire appliquer la loi ? Le texte de la loi prévoira des sanctions, mais à l'égard de qui ? Je suppose que l'on ne va pas nous proposer un texte déclaratif d'intention. Ce genre de texte, en matière législative, a toujours fait sourire. Une loi, pour qu'elle soit effective, doit être sanctionnée.

Sur qui pèsera la sanction ? Sur l'élève ? Mais il est mineur. Je vous signale que, si loi il y a, la réglementation pénale doit s'appliquer à celui qui le représente, c'est-à-dire sur les parents.

Que se passera-t-il si le chef d'établissement n'applique pas la loi ? Si dans le cadre de la jurisprudence du Conseil d'Etat, il estime que l'ostentation n'est pas évidente et s'il n'a pas envie, non plus, d'être frappé par la famille de celle qui porte le voile ? S'il y a loi, la sanction pèsera sur le proviseur. Or si celui-ci a la « lâcheté » bien compréhensible de ne pas appliquer la loi pour éviter de se faire « casser la figure », il sera sanctionné.

Avez-vous bien réfléchi à la portée des sanctions qu'il faut évidemment prévoir si l'on veut que la loi soit appliquée ?

Si nous réglons le problème du voile dans le cadre global d'un code de discipline au sein de l'école, je suis favorable à la loi car, dans ce cas, c'est un cadre général. De la même manière, nous pouvons régler le problème du voile par référence à la règle fondamentale de la neutralité du service public et, par conséquent, en globalisant le problème.

Mais, si nous nous focalisons sur le problème du voile à l'école, les conséquences vont être terribles, d'abord parce que ceux qui constituent les provocateurs - car il s'agit d'une provocation organisée depuis plusieurs années - vont avoir beau jeu de dire : « Voyez, on ne veut pas de vous » ; une querelle sur la laïcité redémarrera qui nous entraînera très loin. Plus grave, la loi ne sera pas mieux appliquée que ne l'est le droit actuellement. Comment allez-vous traduire la réalité dans les mots ? Qu'est-ce qu'un voile ? Est-ce le voile qui couvre la tête ou celui qui cache le visage ? Vous serez obligés de faire référence au caractère ostentatoire dans la loi elle-même, c'est-à-dire que vous transformerez l'avis du Conseil d'Etat en texte législatif. Quelle sera alors la différence ? Si l'on n'applique pas une jurisprudence ou une réglementation parce qu'elle n'est pas claire, on a au moins le motif de dire que ce n'est pas clair, mais quand il s'agit de la loi et qu'on ne l'applique pas, imaginez-vous le désaveu que cela implique ?

M. Jean-Pierre BLAZY : M. Ferry nous a dit qu'il n'y avait que 10 contentieux par an et une centaine de médiations. Les auditions, et notamment celles de chefs d'établissement et d'enseignants, nous ont montré des situations que l'on ne peut plus accepter et qui montrent que le dispositif actuel, issu du Conseil d'Etat, fonctionne mal. Nous sommes tous d'accord pour le dire.

Il n'est pas normal que, dans deux établissements, géographiquement proches l'un de l'autre, le problème soit réglé, dans le premier, au prix d'un compromis selon lequel les élèves voilées arrivent à la porte de l'établissement, traversent une sorte de parking, se dévoilent et entrent dans l'établissement, de sorte qu'il n'y a plus de voile dans cet établissement et que dans l'établissement situé à quelques kilomètres, on accepte exactement 58 voiles. J'ajoute qu'évidemment, dans ce dernier cas, la situation n'est pas remontée jusqu'au ministère.

Peut-on continuer à régler les questions au cas par cas ? Les enseignants et les chefs d'établissement nous ont dit qu'ils avaient l'impression d'être abandonnés. Les recteurs et les inspecteurs d'académie nous demandent de ne pas faire trop de vagues. Ils se débrouillent, mal et cela prend beaucoup de temps. Ils demandent à ne pas être abandonnés et que les politiques clarifient la situation. C'est le message fort que nous avons entendu.

Je ne sais pas si le fait d'interdire les signes visibles marquerait une nouvelle conception de la laïcité. Comme vous l'avez dit, on peut en débattre. Mais je suis aussi un peu interpellé par ce que vous venez d'indiquer. Je pense à l'évidence qu'il faut clarifier la situation et je crois qu'un dispositif législatif m'apparaît nécessaire. Evidemment, cela posera des problèmes, notamment celui de l'application. Mais si l'on ne donne pas un signe fort, comment pourra-t-on se sortir de cette question difficile ? Une loi est nécessaire mais, en même temps, pas suffisante et, je le dis très fort, il ne faut pas stigmatiser une religion.

Le problème du voile n'est pas uniquement une question religieuse d'ailleurs, et nous sommes tous d'accord pour le dire. Il ne faut pas stigmatiser une religion et il faut prévoir des actions d'accompagnement. Vous les avez évoquées, nous en parlons nous aussi.

Pour les enseignants avec lesquels nous discutons, et j'en étais un il n'y a pas encore si longtemps, la situation ne peut plus durer et je ne crois pas qu'une circulaire, même musclée, serait suffisante. Je n'ai pas le sentiment non plus qu'une loi réglera à coup sûr les problèmes ; nous avons tous beaucoup de doutes, mais en même temps, la loi, la force de la loi, est un signe qu'il faut donner assurément. C'est ma conviction intime.

M. Xavier DARCOS : Ce que vous dites rejoint le préambule de Luc Ferry. Nous sommes assez d'accord sur le fait que la loi est un bien, mais il faut surtout qu'elle puisse s'appliquer.

Par ailleurs, je trouve très intéressant l'évolution de la discussion, et je voulais le signaler. Je crois, en effet, que le problème des signes religieux, et toutes les questions évoquées aujourd'hui, renvoient, en fait, à une réflexion sur l'autorité dans la chose scolaire et sur la façon de faire appliquer cette autorité.

J'ajoute que, pour ce qui est du service public, puisque Claude Goasguen l'a évoqué, nous avons toujours pensé, en effet, que tous ceux qui exercent l'autorité dans le cadre du service public, doivent être concernés par un même dispositif. Il n'y a aucune raison qu'il en soit différemment.

Enfin, il ne faut pas hésiter à légiférer au motif qu'on craindrait que la loi ne soit pas appliquée. Faisons la loi et l'on fera tout, ensuite, pour qu'elle soit appliquée, car nous aurons de bons recteurs et de bons inspecteurs généraux pour la faire appliquer.

(Départ de M. Xavier DARCOS)

(M. Eric RAOULT remplace M. Jean-Louis DEBRÉ à la présidence.).

M. Jean GLAVANY : Puisque les travaux de la mission vont bientôt s'achever, je voudrais faire part d'un témoignage personnel. Tout au long de la mission, j'ai dit mon extrême réserve sur la nécessité d'une loi sur le sujet, et je reste convaincu de cela, pour des raisons qui ont été déjà largement débattues ici.

En même temps, je me rallie volontiers à l'idée qu'il faut une disposition législative, ne serait-ce que pour clore ce débat qui me paraît complètement abscons. Au moins, une loi permettra de passer aux choses sérieuses. Je ne dis pas que ce que nous avons fait n'était pas sérieux, c'était très passionnant. Mais on voit bien, qu'une fois la loi votée, tous les problèmes resteront devant nous. Je crois à la force de la loi, mais je ne crois pas à la force « miraculeuse » de la loi.

On se sera fait plaisir. Il n'est pas inintéressant de faire plaisir, y compris à des parlementaires ou au Président de l'Assemblée nationale - je ne dis pas cela d'une manière ironique - qui veulent affirmer des principes républicains par un acte d'autorité. En même temps, je me dis que tout restera à faire.

Si l'on vote cette loi et si l'on continue à ne pas enseigner la laïcité dans les écoles, cela ne changera pas la réaction de la communauté éducative. Si l'on n'enseigne pas la laïcité dans les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM), comment voulez-vous que les maîtres soient préparés à réagir à des situations extrêmement compliquées ? Si l'on ne donne pas à ces équipes pédagogiques les documents opérationnels, comment feront-ils ? Je pense à cette note de la direction juridique du ministère de l'éducation nationale datant de mars 2003, que nous avons eue grâce au pouvoir d'investigation du Parlement, mais que les chefs d'établissement n'ont pas tous reçue. De ce fait, ils prennent des décisions, qui sont attaquées, car elles sont mal fondées, alors que, s'ils avaient cette note, leurs décisions seraient juridiquement inattaquables devant les tribunaux administratifs et devant le Conseil d'Etat.

Au-delà de ce dispositif d'envergure pour l'Education nationale - enseignement de la laïcité, y compris dans les IUFM, guide opérationnel pour ces équipes confrontées à des situations extrêmement difficiles -, je pense qu'il n'y a pas qu'une crise d'autorité. La crise d'autorité est au cœur d'une autre crise, celle de la citoyenneté, qui va bien au-delà. Si des certificats médicaux sont faits à outrance, ce n'est pas seulement à cause d'un déficit d'autorité mais aussi d'un déficit de citoyenneté. On n'enseigne plus les droits et les devoirs attachés à la citoyenneté républicaine. Les certificats médicaux sont l'expression de cette dilution de la responsabilité. On le voit dans l'Education nationale pour la dispense de tel ou tel cours. On le voit en Corse quand des jurés sont requis ; récemment, dans un jury d'assises, sur 18 jurés requis, il y a eu 17 certificats médicaux de dispense. C'est la dilution des responsabilités, signe d'une crise de la citoyenneté. On pourra faire toutes les lois que l'on voudra, s'il n'y a pas une réponse et une mobilisation citoyennes, cela ne servira à rien.

Est-ce que vous, ministre de l'éducation nationale, êtes disposé à ce que votre administration prenne le taureau par les cornes et donne des moyens à ces équipes éducatives, à ces équipes pédagogiques, et aussi à ces chefs d'établissement lesquels - vous l'avez dit et je vous rejoins totalement -, doivent aussi assumer leurs responsabilités, puisqu'ils les assument dans d'autres circonstances, y compris lorsqu'il s'agit d'exclure un jeune pour des raisons de discipline ou de le transférer devant le conseil de discipline ?

Il faut une reprise en main citoyenne permettant que ce sujet soit réglé sur le fond dans les années à venir et non pas un coup de baguette magique, fusse-ce par une loi, que je voterai d'ailleurs des deux mains, pour faire plaisir à tous ceux qui la souhaitent.

M. Luc FERRY : S'agissant de la note rédigée par M. Girardot, j'ai décidé moi-même, il y a déjà pas mal de temps, de l'envoyer à tous les recteurs, à tous les inspecteurs d'académie, à tous les chefs d'établissement. Donc, ils l'ont eue. J'ai trouvé qu'elle était très bonne, qu'elle était remarquable, très bien faite.

Je prépare pour janvier 2004 un livret républicain qui comportera un guide pratique en direction des chefs d'établissement leur donnant une centaine de fiches sur des cas réels d'événements graves relatifs à des conflits religieux ou interethniques, racistes, antisémitismes ou à des attaques contre les principes de laïcité et de république. Ce guide donne un certain nombre de conseils et de solutions, notamment les bonnes solutions trouvées par leurs collègues. Il s'agit donc de faire une bourse aux idées.

Je livrerai également très bientôt une anthologie de textes sur la République, sur la laïcité, qui sont des textes juridiques, philosophiques mais surtout littéraires. Il est important que les élèves puissent travailler sur la base de textes un peu « charnels », et pas uniquement à partir de principes juridiques, même s'il faut aussi rappeler les principes et ils le seront. Bien sûr, la note de M. Girardot figurera dans ce recueil.

Je mettrai tout cela sur le site du ministère pendant un mois pour que les professeurs, les chefs d'établissement puissent s'en saisir, critiquer, amender et faire des propositions intéressantes. Je pense que c'est la bonne façon de procéder, même si cela n'est pas suffisant et je suis tout à fait d'accord avec ce qu'a dit Jean Glavany sur le fait que l'on ne peut pas se borner à la loi, d'autant - et on le voit bien après ce que vous avez dit, M. Blazy - que le problème n'est pas de savoir s'il faut ou non une loi, mais de savoir quelle loi.

Encore une fois, je vous ai donné les trois hypothèses d'évolution et je pense qu'il n'y en a pas d'autres. Je n'ai pas dit que mon choix était nécessairement le meilleur. J'attends que la Commission Stasi nous donne ses recommandations, ne serait-ce que par correction vis-à-vis d'elle.

Je voudrais ajouter une chose, si vous le permettez. Et c'est le fond du problème car, encore une fois, on n'a que 10 contentieux et 100 médiations par an.

M. Jacques MYARD : C'est le bout émergé de l'iceberg.

M. Luc FERRY : Vous dites cela, car vous voulez une loi qui interdise.

10 contentieux et 100 médiations par an : c'est factuel. M. Girardot, directeur des services juridiques, peut en témoigner... Je ne pense pas qu'une loi d'interdiction nous donnera moins de problèmes juridiques et moins de contentieux. Mais vous avez parfaitement le droit de penser le contraire. Le problème est de savoir pourquoi c'est devenu un débat national cette année, alors que nous n'avons pas plus de difficultés que les années passées. Il n'y a pas plus de foulards. Que s'est-il passé ?

Il faut bien voir une chose, et c'est le fond du problème pour moi : l'idée républicaine à la française - et je rappelais précédemment que le principe de la laïcité est fondamentalement anti-communautariste, là-dessus, nous sommes tous d'accord, même si l'on peut diverger sur les moyens d'y parvenir - a été attaquée de toutes parts. Elle a été attaquée par les dispositifs sur la parité hommes/femmes, qui sont éminemment démocratiques mais aussi éminemment anti-républicains car c'est une politique de quotas. Ils ont été attaqués par des idées nouvelles comme le droit des minorités, par des politiques de discrimination positive qui ne sont pas en accord avec l'idée républicaine, par le droit à la différence et par un certain nombre de problématiques nouvelles, qui sont directement importées des Etats-Unis et qui nous faisaient « rire » il y a 20 ans. Il y a 20 ans, on riait de l'interdiction de fumer, de la ceinture de sécurité, du féminisme américain et de la discrimination positive. Tout cela est chez nous aujourd'hui et sacralisé, à droite comme à gauche.

M. Jacques MYARD : Pas par nous.

M. Luc FERRY : Cette idée républicaine est en crise, voilà pourquoi je veux mettre en place un livret républicain, rappeler les principes de la laïcité de la République et lutter contre les communautarismes.

Que s'est-il passé dans le même temps ? Nous avons vu monter un islamisme radical et se durcir les communautés musulmanes en France. La conjonction de ces deux phénomènes fait que l'on est dans une situation effectivement explosive. La réponse par une loi qui interdit tous les signes visibles est-elle la bonne réponse ? Sur ce débat, il faut accepter que l'on puisse se tromper. Si le débat était simple, il serait réglé depuis 10 ans. Acceptons de changer d'avis, de réfléchir. Ce n'est pas anormal et il n'y a pas de honte à prendre en compte les arguments des autres et à essayer de réfléchir sur le sujet. Encore une fois, s'il était simple, ce serait réglé.

Je peux donc me tromper mais j'ai la conviction que dans l'Education nationale, d'une manière générale, il est plus facile de régler les problèmes au niveau local qu'au niveau national. Plus vous agissez au niveau national, plus vous avez des ennuis.

Au niveau local, comme cela a été le cas dans l'affaire d'Aubervilliers, on peut prendre des décisions fermes dans le cadre actuel. Encore une fois, je pense qu'il est politiquement nécessaire d'intervenir mais dans le sens de ce qui existe déjà. C'est du moins ce que je souhaiterais, même si l'on est plus ferme et plus clair, si l'on rappelle le cap, si on explique aux chefs d'établissement un certain nombre de choses qu'ils ont besoin d'entendre et qu'ils demandent. Ma conviction est que tout ce qui est difficile au niveau national peut être réglé au niveau local.

Mais il faudrait, pour éviter des disparités trop grandes, continuer à faire ce que je vais faire pour le guide pratique, c'est-à-dire avoir une sorte de jurisprudence des décisions rendues par les conseils de discipline.

Dans le cadre actuel, je le répète, un chef d'établissement courageux et intelligent peut exclure des jeunes filles qui portent un voile ostentatoire, ou même des élèves qui font de la politique militante dans les établissements. C'est parfaitement faisable et cela se fait.

Je rejoins ce qui a été dit précédemment, c'est le métier des chefs d'établissement. Ils sont des représentants de l'Etat. N'ôtons pas à tout le monde la peine de penser et d'être responsable !

M. Claude GOASGUEN : Si nous sommes obligés de passer par une loi, ce que personnellement, je ne trouve pas être la meilleure solution, ne serait-il pas plus utile, pour l'ensemble de la communauté scolaire, de réaffirmer dans la loi les notions de comportement citoyen et d'autorité au sein de l'école publique, et d'ajouter alors le problème des signes ostentatoires ? Car vous serez obligés de vous référer au critère d'ostentation.

En tout cas, je souhaite, si loi il y a, qu'on élargisse la mesure au problème de l'autorité et de la citoyenneté au sein des établissements publics, et que l'on ne mette pas le voile islamique en exergue, car cela produirait plus d'inconvénients que d'avantages pour l'ensemble de la communauté scolaire.

M. Yvan LACHAUD : Ce matin, lorsque nous avons discuté entre nous, nous n'étions que trois à ne pas être favorables à une loi dans ce sens, et cela a été bien repris par le Président, lorsqu'il a parlé d'une « très grande majorité » en faveur de la loi.

Pour avoir dirigé pendant 15 ans un établissement privé sous contrat, je crois qu'une loi ne réglera rien. D'abord, les cas, comme Mme Hanifa Chérifi nous l'a rappelé, sont peu nombreux par rapport à la communauté nationale. M. le ministre faisait état de 10 contentieux, on nous a parlé 200 ou 300 voiles répertoriés... Par ailleurs, je ne sais pas comment l'interdiction pourra s'appliquer dans l'enseignement privé sous contrat. Je disais ce matin au Président Debré que, par rapport à la loi de 1959, loi Debré, on allait réanimer une guerre scolaire si la mesure était appliquée aux établissements privés sous contrat.

M. Jean GLAVANY : Ce serait un comble !

M. Yvan LACHAUD : C'est faire fi de vingt siècles d'histoire. Interdire le « port visible de tout signe d'appartenance religieuse », cela signifie que l'on va interdire le port d'une petite croix. Ce serait un comble, dans notre société judéo-chrétienne ! L'histoire montre que lorsqu'un homme a révoqué l'Edit de Nantes, cent ans après, il y avait la guerre. Il s'agit de sujets extrêmement délicats.

Je ne suis pas favorable au port du voile à l'école, mais je ne pense pas qu'une loi règlera ce problème. Des circulaires existent, peut-être faut-il ouvrir un débat avec le Conseil d'Etat, qui a émis un avis qui n'est pas tout à fait satisfaisant, c'est vrai, mais il existe certainement des ouvertures dans ce domaine.

M. Luc FERRY : Claude Goasguen a dit beaucoup de choses, qui me paraissent extrêmement sensées. Nous voyons bien que nous sommes en désaccord mais on peut être en désaccord avec son propre frère ou sa propre famille sur un tel sujet. C'est vraiment comme l'affaire Dreyfus !

Je crois qu'une sortie par le haut, acceptable par tous, est la loi d'orientation. En attendant, comme cette loi est prévue à moyen terme et puisqu'il faut aller plus vite, je vous propose un certain nombre de mesures très rapides, très actives et très claires rappelant ce qui est vraiment interdit, ce qui n'est pas acceptable.

C'est relativement facile à faire, mais la loi d'orientation reste le bon point de chute, me semble-t-il, pour rappeler globalement - pas simplement en se fixant sur le foulard - les valeurs de la laïcité, de la République et la nécessité de lutter contre les communautarismes. En tout cas, c'est la proposition que je fais en l'état actuel des choses, et en attendant les conclusions de la Commission Stasi, prévues d'ici la fin de l'année.

M. Eric RAOULT, Président : Merci, M. le ministre, de vos réponses. Votre présence a animé le débat ! L'apaisement viendra sûrement, et je le dis à l'égard de l'ensemble de nos collègues, nous n'arrêtons pas aujourd'hui une décision. Il y a encore l'audition du ministre de l'intérieur et nous aurons l'occasion de nous revoir.

Le souhait du Président Debré, comme il l'avait souligné auprès des membres de la mission, est que nous attendions la mi-décembre pour parvenir au rapport final, qui comprendra sûrement beaucoup plus de pages que la note reprenant les conclusions de la mission, conclusions qui, en fait, ne sont pas encore définitivement « conclusives ».

Audition de M. Nicolas SARKOZY,
ministre de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales

(extrait du procès-verbal de la séance du 19 novembre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,
puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Nicolas Sarkozy, ministre de l'intérieur.

Monsieur Sarkozy, je ne vous poserai qu'une question : selon vous le dispositif juridique relatif au port des signes religieux à l'école, tel qu'il résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des circulaires et de la jurisprudence administrative est-il ou non satisfaisant ? S'il ne l'est pas, comment doit-il être amélioré ?

M. Nicolas SARKOZY : M. le Président, mesdames et messieurs les députés, ce sujet est un sujet extrêmement complexe, sur lequel les opinions sont tranchées. Pour ma part, j'ai tellement de convictions sur cette question, qu'il ne m'a pas semblé inutile de répondre, M. le Président, à votre invitation, malgré la publication anticipée des conclusions de votre mission.

M. le Président : Le rapport n'est pas encore déposé.

M. Nicolas SARKOZY : Je ne doute pas qu'il sera notoirement différent de ce qui a été publié...

J'ai le sentiment, à travers cette question du voile - et vous avez bien fait d'en faire un sujet de débat -, que les Français prennent subitement conscience de la présence de millions de compatriotes musulmans. Le voile n'est que la manifestation visible d'une réalité dont nous n'avons pas pris la mesure : la France est devenue multiple et les Français ne le savent pas. Le voile n'est que la partie visible d'un iceberg : 5 millions de musulmans français ou vivant en France. Que faisons-nous avec eux ? Que leur disons-nous ?

Certains intellectuels osent poser la question suivante : l'islam est-il compatible avec la République ? Cette question est irresponsable, car si l'on y répondait par la négative, l'autre question qui se poserait serait beaucoup plus grave : que faisons-nous des 5 millions de musulmans - qui ne sont pas tous croyants ? Devons-nous leur demander de se convertir au nom de la liberté de conscience ? Ou doit-on leur expliquer qu'il existe deux catégories de Français : ceux qui ont le droit de vivre leur religion et ceux qui n'en ont pas le droit ?

La religion est un sujet qui passionne nos compatriotes. Nous devons donc tous - et moi le premier - être très mesurés dans nos propos. Notre pays a été déchiré par des guerres de religions ; notre pays a mis un siècle pour trouver un équilibre : équilibre instable, avec bien des imprécisions, mais c'est pour cela qu'il a pu tenir.

Un équilibre qui veut dire que la République n'est pas l'ennemi des religions. Un homme ou une femme qui croit est un homme ou une femme qui espère. Or en quoi l'espérance est-elle contradictoire avec l'idéal républicain ? La République, non seulement n'est pas l'ennemie des religions, mais elle n'est pas indifférente aux religions. La loi de 1905 - citée sur tous les tons, mais dont personne n'a lu le contenu - le prévoit : la République garantit l'exercice du culte, de tous les cultes, sans en privilégier un seul. Or quand la République garantit un droit, c'est qu'elle considère que celui-ci est majeur ; pensez-vous que la République garantirait quelque chose d'accessoire, d'inutile, de factieux ?

Je rappellerai cette triste période, quand le maire du Kremlin-Bicêtre, en 1902, a pris un arrêté interdisant la circulation sur son territoire communal des curés en soutane ! Puis-je rappeler que nous sommes en 2003 ? !

M. le Président, vous m'avez posé une question précise : existe-t-il un dispositif juridique relatif au port de signes religieux et est-il suffisant ?

Eh bien oui, mesdames et messieurs les députés, il existe une règle. Devrais-je être totalement minoritaire, que je prendrais quand même la défense de l'école et des enseignants. On donne toujours une image de l'école et des enseignants frappée d'inefficience ; en l'occurrence, cela est totalement faux. Et je vais le démontrer.

En l'absence de statistiques fiables du ministère de l'éducation nationale, j'ai demandé à mes services le récapitulatif de tous les incidents, petits ou grands, qui se sont produits depuis la rentrée de septembre 2003. La Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) a relevé 1 256 cas de jeunes filles qui se sont présentées à l'école avec le voile ; en 1994, au moment de la circulaire Bayrou - une période de tension -, l'on en avait dénombré 1 123 ; enfin, en 1995 et 1996, deux années qui vous intéresse M. le Président, il n'y en avait plus que 400.

Plus intéressant encore, trois mois après la rentrée, il ne reste que 20 cas non résolus et quatre établissements seulement ont été contraints d'aller jusqu'à l'exclusion. Je vous rappelle que 12 millions de jeunes gens sont scolarisés. Alors, dire que l'école de la République ne peut pas faire face à ce phénomène est injuste à l'endroit des enseignants et de l'école de la République.

Bien entendu, M. le Président, l'on peut souhaiter qu'elle fasse mieux ou différemment. Mais dire que la République est en danger, de ce seul point de vue, est stupide. La concentration de nos compatriotes d'une même ethnie dans un quartier, l'existence d'une zone de non droit dans un quartier, oui, cela est dangereux.

J'aimerais qu'un hommage soit rendu par votre mission aux responsables de la communauté musulmane. Voilà des personnes qui, depuis des semaines, subissent un climat où l'islamophobie, comme la judéophobie, règnent en maître absolu. Je parle du climat médiatique : les articles de journaux sont, pour un certain nombre de nos compatriotes musulmans, insultants ! L'amalgame entre islam et terrorisme, musulmans et intégristes, est odieux ! Ils sont victimes d'une double incompréhension.

La communauté nationale dans son ensemble a peur des musulmans qu'elle voit et reçoit au travers du prisme d'une actualité internationale violente. Et la communauté musulmane de France se sent victime d'amalgames et d'une forme de racisme - comme l'a été une partie de la communauté juive. Rien ne ressemble plus à quelqu'un qui n'aime pas les juifs que quelqu'un qui n'aime pas les arabes !

La règle existe donc, elle résulte de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989. Que dit cet avis ? Que l'on ne peut pas interdire, dans le cadre de la laïcité à la française, le port d'un signe religieux discret. Si une loi était votée, nous accepterions des élèves avec un piercing dans le nez ou ailleurs, alors que la médaille de baptême, la croix de David ou la main de Fatma serait choquante !

M. le Président, je souhaiterais que l'on ne touche pas à ce droit de manifester une appartenance religieuse ; c'est cela la laïcité à la française !

Le Conseil d'Etat précise ensuite les quatre cas pour lesquels un chef d'établissement peut interdire à une jeune fille de porter le voile à l'école. Premièrement, lorsqu'il entraîne un trouble à l'ordre public ; deuxièmement, lorsqu'il est porté de façon non discrète ; troisièmement, lorsque l'élève refuse de d'assister à certains cours ; enfin, quatrièmement, lorsque l'élève a un comportement prosélyte.

Par ailleurs, le Conseil d'Etat rappelle que les chefs d'établissement ont un devoir de dialogue et de discussion et doivent traiter les affaires au cas par cas.

Nous sommes au cœur d'un débat passionnant, qui va bien au-delà du clivage gauche-droite et je vous demande de croire que pour moi, il ne s'agit pas d'une question de posture.

Première question que je me pose : peut-il exister, sur 12 millions d'élèves, un enfant unique ? Puis-je vous dire que je n'ai jamais cru au collège unique ; parce que je ne crois pas à l'enfant unique. J'ai moi-même cinq enfants et je sais que ce qui marche avec l'un ne marche pas forcément avec les autres. Je suis donc très réservé sur le vote d'une règle qui tomberait comme une guillotine : la règle couperet qui serait appliquée, quelle que soit la situation - familiale, régionale, etc.

Je sais bien qu'un certain nombre de fonctionnaires réclament cette règle, mais pour moi un chef d'établissement doit savoir dialoguer, comprendre car chaque cas est différent. Le voile, vécu comme une obligation, doit être dénoncé, combattu. A Orléans, l'équipe pédagogique a su dialoguer avec une jeune fille portant le voile et celle-ci a finalement, accepté de mettre un bandana dans ses cheveux.

L'avis du Conseil d'Etat, réclamant un dialogue, la prise en compte d'une règle, est positif ; il est nécessaire, au sein de la République, non pas de faire tomber la guillotine, mais de dialoguer.

Je voudrais attirer votre attention sur un mot qui peut nous rassembler, mais dont nous n'avons pas la même lecture : communautarisme.

Ici, tout le monde lutte contre le communautarisme. Mais, mesdames et messieurs, mesurons notre responsabilité ! Si demain, par une loi qui confondrait fermeté et brutalité, nous interdisions tout port d'un signe religieux, les familles les plus croyantes se sentiraient exclues de l'école de la République. Se développeraient alors, sur notre territoire national, des écoles confessionnelles.

Une telle loi radicaliserait le débat et enverrait les jeunes filles, qui n'auront plus la possibilité de vivre leur identité à l'école de la République, dans des écoles confessionnelles, où le voile ne sera pas une possibilité mais une obligation. Et le jour où chaque communauté aura son école, nous serons tombés dans le communautarisme le plus total.

Mais à l'inverse, soyons honnête, il est vrai que la laïcité ne se discute pas, ne se négocie pas. Et la République n'a pas à avoir de complexes. Mais si vous votez une loi, elle sera vécue, soit comme une loi d'humiliation pour les musulmans - on ne combat pas le radicalisme par la radicalité, ni l'extrémisme par l'extrémisme - soit comme une loi contre les religions qui reviendrait à faire subir aux juifs, aux catholiques, aux protestants - qui ne demandent rien et qui se comportent très bien depuis un siècle - les conséquences de l'attitude déviante d'une minorité de musulmans. Que vont vous répondre les juifs, les catholiques et les protestants : « Pourquoi ne pouvons-nous pas porter de signes religieux ? Quel mal a-t-on fait à la République depuis un siècle ? »

Des signes que l'on porte sous les vêtements ? J'ai un enfant de 6 ans qui, à peine sorti de sa chambre, est déjà débraillé. Dans la cour d'école, où tous les enfants de France s'amusent, des signes dépasseront des vêtements. Alors nous entendrons : « Ta croix est un signe distinctif ». L'on assistera à une multitude de procès, de remarques. Et nous aurons créé les conditions du développement des écoles confessionnelles dans notre pays.

Il est vrai, M. le Président, que j'ai, non pas apporté de solution, mais posé le problème. Je ne fais pas le procès aux partisans d'une loi de choisir la brutalité. Ne faites pas le procès de la lâcheté ou de la faiblesse à ceux qui, comme moi, sont partisans de la modération en la matière. Simplement nous devons, quelles que soient nos convictions, essayer de nous retrouver autour de la raison. Et la raison nous fera grandir tous.

Je suis certain qu'il existe des solutions, et si je suis interrogé sur ce sujet, je répondrai bien volontiers.

M. Lionnel LUCA : M. le ministre, nous sommes très impressionnés par votre force de conviction !

Vous avez fait état de cas, finalement peux nombreux et réglés pour l'essentiel, mais au cours de nos auditions - et j'ai encore tenu une réunion sur ce sujet samedi, dans ma circonscription -, nous avons entendu les chefs d'établissement demander un texte, une protection et une référence. Ce sont les responsables qui exercent la plus forte pression, et non pas les familles ou les enseignants.

Si les problèmes se règlent aussi bien que vous nous le dites, pourquoi les chefs d'établissement sont-ils si pressants en la matière ?

Enfin, si l'avis du Conseil d'Etat est satisfaisant, pourquoi sommes-nous là et pourquoi nous posons-nous ces questions ?

M. Nicolas SARKOZY : Nous sommes là parce que l'affaire du voile n'est qu'un élément d'un problème plus vaste. Je ne tiendrais pas le même discours, si nous débattions sur la capacité de la communauté musulmane à s'intégrer. Je ne suis pas venu présenter une situation idyllique. J'ai simplement répondu à la question du Président.

Quand les deux jeunes filles - dont le nom de famille est Lévy, un comble ! - ont fait de la provocation, utilisées, manipulées par l'avocat du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP) devant toutes les télévisions de France, je dis simplement que cet incident me semble trop mineur pour modifier un siècle d'équilibre !

Par ailleurs, loin de moi l'idée de dire que les chefs d'établissement exercent un métier facile, bien au contraire ! Mais que demandent-ils réellement ? Comme certains ministres ou directeurs d'administration centrale, ils demandent à être couverts.

Enfin, je pense que même l'avis du Conseil d'Etat comporte des imperfections. Cependant, je préfère cet avis que la brutalité automatique d'un texte qui si, vous ne voulez pas qu'il ne tombe dans les mêmes travers que ceux du Conseil d'Etat, devra être automatique et brutal - afin de ne pas donner lieu à interprétation.

Nous n'avons qu'une alternative : soit nous gardons la jurisprudence du Conseil d'Etat, avec la souplesse qu'elle permet et donc ses difficultés d'interprétation, soit nous votons une loi qui sera brutale, avec un risque de radicalisation.

Je ne prétends pas avoir raison, mais entre ces deux solutions, je préfère, les risques de la souplesse plutôt que ceux de la rigidité, pour une question aussi sensible que la place des religions dans la République française.

M. Jean-Yves HUGON : M. le ministre, nous sommes une trentaine de députés à avoir participé à cette mission, et nous avons auditionné plus de 120 personnes. Nous avons certes tiré des conclusions, mais après de nombreuses interrogations et de nombreux doutes.

Les chiffres que vous nous avez cités proviennent de la DCRG ; il n'est donc pas question de les remettre en cause. Cependant, nous avons l'impression, après l'audition de nombreuses personnalités, que la grande majorité des affaires ne remonte pas.

Nous parlons des chefs d'établissement, mais il serait bon de parler aussi des inspecteurs d'académie et des recteurs. Car que nous disent les chefs d'établissement ? Qu'ils ne sont pas couverts par leur hiérarchie, laquelle leur demande de faire au mieux, sans vague. Il me semble que l'on ne peut pas ignorer les appels au secours des chefs d'établissement.

Nous avons auditionné un proviseur de Lille qui avait comptabilisé, dans son seul établissement, 58 jeunes filles voilées. Je me pose donc des questions sur l'exactitude des chiffres donnés par la DCRG.

Ne pensez-vous pas qu'une non réaction de notre part pourrait être interprétée par la grande majorité de nos concitoyens et par les organisations intégristes comme un signe de faiblesse ?

M. Nicolas SARKOZY : M. Hugon, je n'ai jamais pensé que ce débat était inutile, scandaleux ou irresponsable. Au contraire, nous aurions dû l'avoir avant. Vous avez parlé de doutes, d'interrogations, mais j'en ai aussi. Je vous fais part de mes convictions, mais il y a une partie de moi qui peut être séduite - peut-être mon tempérament - par le côté automatique d'une loi. Et je suis persuadé que mes propos ont ébranlé les convictions de certains d'entre vous. Et c'est très bien ! Car il ne s'agit pas d'un sujet simple !

Nous ne sommes pas le seul pays européen à être concerné par ce problème ; et j'en parle avec mes homologues. L'on compte 4 millions de musulmans en Allemagne, 3 millions en Grande-Bretagne, 2 millions en Espagne et 1 million en Italie. Tous ces pays réfléchissent à ce problème. Or aucune démocratie dans le monde n'a voté de loi de prohibition du port discret d'un signe religieux. Les deux seuls pays qui ont adopté une telle loi sont la Turquie et la Tunisie qui, jusqu'à présent, n'étaient pas des modèles en matière de démocratie.

M. le Président : Et qui n'ont pas la même conception que nous de la laïcité.

M. Nicolas SARKOZY : Tout à fait. Et il s'agit d'un argument en faveur de la thèse que je défends : car la laïcité à la française est la reconnaissance du droit à la religion. Pour les autres pays, le droit à la religion est défendu par la Convention européenne des droits de l'homme ; en France, ce droit existe depuis bien plus longtemps.

Au nom de quoi, la France, le pays de la laïcité à la « française » - reconnaissance du droit à la religion et à sa manifestation -, devrait être la première à voter une loi qui sera vécue comme une loi de prohibition.

En ce qui concerne les chiffres, je ne prétends pas qu'ils reflètent l'exacte réalité ; y a-t-il des cas qui ne sont pas comptabilisés ? Certainement. Mais, selon moi, si ces affaires ne remontent pas, c'est qu'elles ne sont pas très graves.

S'agissant des 58 jeunes filles voilées, présentes dans un seul établissement, nous devons les convaincre de rester à l'école publique tout en manifestant discrètement leur appartenance religieuse. Sinon, que vont-elles devenir ? Elles seront scolarisées dans une école confessionnelle ? Et que ferons-nous de la République quand il n'y aura plus que des écoles confessionnelles ?

Les musulmans sont là. Leurs enfants ont le droit d'être scolarisés, ils auront des mosquées, il y aura des imams, et certains d'entre eux auront envie de vivre leur foi de façon d'autant plus spectaculaire qu'ils auront le sentiment d'être bridés.

Vous me dites que les chefs d'établissement réclament de l'aide. C'est vrai. Que pouvons-nous faire pour eux - et c'est la question posée par le Président Debré. Je suis convaincu que l'on peut aller vers eux sans voter une loi.

La question de la nature du règlement intérieur est une question sur laquelle nous serions bien inspirés, les uns et les autres, de travailler. En effet, il présente l'avantage d'être lu par les parents et les élèves avant l'inscription ; ainsi, personne ne pourra prétendre qu'il ne savait pas que le voile n'est pas autorisé, ou alors ce sera de la mauvaise foi.

Par ailleurs, je souhaiterais que la mission réfléchisse non pas seulement au port du voile, mais aux tenues vestimentaires acceptables au sein de l'école. Sans vouloir choquer qui que ce soit, qui sont ces jeunes filles de 13 ans qui portent un string taille haute et un pantalon taille basse ! Il y a aujourd'hui des tenues, des attitudes, des coiffures qui sont beaucoup plus choquantes que le bandana qui a été la solution trouvée à Orléans !

Le règlement intérieur a donc un grand rôle à jouer sur ce sujet, et je pense que le ministre de l'éducation nationale pourrait utiliser les circulaires. Avec une circulaire et un règlement intérieur - auquel on donnera une valeur législative - on a me semble-t-il une voie que vous ne devriez pas écarter totalement. Elle peut être une réponse aux demandes des chefs d'établissement.

Enfin, vous me demandez, M. le député, si ne rien faire ne reviendrait pas à laisser les intégristes tout faire. Et un grand nombre d'entre vous pensent que si une loi peut avoir des dommages collatéraux, ils seront de toute façon moins importants que si rien n'est fait.

M. le Président : Nous pouvons effectivement nous poser la question.

M. Nicolas SARKOZY : Mais bien entendu, M. le Président, et je me la pose moi-même. J'en veux pour preuve mon discours au congrès de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), dans lequel j'ai été très clair en affirmant que je n'accepterai pas les têtes couvertes sur les papiers d'identité. Il en va de l'ordre public : nous devons pouvoir reconnaître les personnes porteuses de carte d'identité. Et bien j'ai refusé qu'une Egyptienne, chercheuse à Rennes, mère de trois enfants, fasse renouveler sa carte de résident avec une photo sur laquelle elle portait le voile.

La tradition française veut que l'on entre la tête découverte à l'école. Je suis contre le port du voile à l'école, mais pas au point d'interdire tous les signes religieux. Je vous demande donc d'écouter ceux qui, comme moi, sont plus prudents ; essayons de nous retrouver sur une position qui nous fera tous grandir.

Vous voulez adopter une loi, moi je vous dis qu'il y a quelque chose à faire avec le code de l'Education nationale, le règlement intérieur. Mais de grâce, n'allez pas jusqu'à une loi de prohibition du port discret des signes religieux.

M. le Président : Que répondez-vous à ceux qui nous disent : « Vous auriez dû avoir le courage de faire cette loi plus tôt. De renoncement en renoncement, de lâcheté en lâcheté, de doute en doute, vous avez fait le lit des extrémistes. Si, il y a six ou sept ans, vous aviez pris vos responsabilités, nous ne serions pas, aujourd'hui, confrontés à des situations impossibles ».

M. Nicolas SARKOZY : M. le Président, ce n'est pas parce que nous avons été lâches dans le passé, qu'il faut se rattraper en faisant une bêtise !

M. le Président : Certes, mais ce n'est pas une raison pour continuer à être lâches ! On peut continuer indéfiniment à être lâches, mais vous savez où cela conduit !

M. Nicolas SARKOZY : Je ne pense pas avoir déjà fait l'apologie d'une politique qui consiste à ne pas dire les choses et à être lâche ! Mais dans cette affaire, il convient de ne pas confondre la fermeté et la brutalité.

La lâcheté, c'est d'avoir laissé s'installer des ghettos, des zones de non droit. Et sous prétexte qu'il s'agissait de Maghrébins, de ne pas oser dire justement qu'ils étaient Maghrébins et de ne pas agir quand il fallait agir ! Mais qui dit que la lâcheté a consisté à accepter des voiles à l'école ?

Pardonnez-moi, mais vous voulez utiliser une bombe atomique pour régler le dernier des problèmes à régler. Et ce n'est pas parce qu'il y aura une loi qu'elle sera facilement applicable. Alors que répondrez-vous à ceux qui vous appellent à être courageux quand il y aura, dans chaque département de France, des écoles confessionnelles coraniques ? Vous ne pourrez pas interdire ces écoles, sinon c'est le problème des musulmans de France dans son ensemble qu'il faudra revoir !

Je comprends parfaitement qu'il faille être courageux, mais pourquoi l'être sur le dos des catholiques, des protestants et des juifs ? Ils ne demandent rien et vont voir s'abattre une réalité d'une brutalité invraisemblable !

Je suis favorable à une expulsion des imams, au contrôle des mosquées, comme la loi le prévoit, je suis même favorable à une participation aux financements, afin d'en finir avec l'argent provenant de l'étranger. Mais n'envoyez pas une bombe atomique sur les protestants, les catholiques et les juifs pour régler le problème d'une minorité !

D'ailleurs, tous les évêques de France, qui n'ont pas toujours brillé par leur volonté de prendre des positions abruptes, sont dans un état de braquage invraisemblable !

M. le Président : Ce sont les mêmes qui se sont braqués, en 1959, lorsqu'on leur a proposé une loi d'association pour l'école privée ! Ils ont manifesté sous prétexte que cette loi allait tuer l'enseignement privé ! Ce sont les mêmes ! Je tiens d'ailleurs à votre disposition les coupures de presse de 1959.

M. Nicolas SARKOZY : M. le Président, comprenez-moi bien, je veux simplement dire que le courage n'empêche pas la réflexion.

M. le Président : Même chez les évêques !

M. Nicolas SARKOZY : Bien entendu, mais si j'ai bien compris, ils ne sont pas nos adversaires. Je ne veux pas les défendre, mais en termes de stabilité de la République, que vous ont-ils fait ?

J'ai lu, M. le Président, que vous étiez même personnellement favorable à une interdiction du port de signes religieux visibles dans les écoles confessionnelles. Il s'agit là, M. le Président, d'un point de désaccord - rare mais total - entre nous. Cela voudrait dire que dans les écoles confessionnelles, il pourrait y avoir un crucifix dans les classes, mais que les enfants ne pourraient pas porter leur croix de baptême !

J'ai même entendu un responsable politique dire quelque chose qui m'a paru d'une redoutable sottise : « Un professeur ne doit pas savoir si un enfant est catholique, protestant, juif ou musulman ». Ce n'est pas l'enfant qui doit être laïque, mais l'école ! La lettre de Jules Ferry s'adressait non pas aux enfants mais aux enseignants !

Vous voulez demander à un petit enfant juif de renoncer à son identité de 8 heures à 16 h 45 ? Ce n'est pas cela le creuset républicain ; au contraire, chacun doit amener son identité et non la laisser dehors.

M. Jean-Pierre BLAZY : M. le ministre, je souhaiterais revenir sur l'aspect quantitatif, car les chiffres que vous avez cités tout à l'heure me semblent ne porter que sur la partie émergée de l'iceberg. En effet, nous sommes convaincus, après nos auditions, que la partie immergée est très importante.

Les chefs d'établissement et les enseignants - nous en avons tous rencontré dans nos circonscriptions - ont un sentiment d'abandon fort du politique et nous demandent de clarifier la situation.

S'agissant des chiffres, l'exemple de notre collègue M. Hugon, à Lille - 58 jeunes filles voilées dans un établissement -, est évocateur, et je voudrais vous citer un autre cas, à quelques kilomètres de cet établissement, où les jeunes filles arrivaient voilées, traversaient une sorte de no man's land dans l'établissement, et se dévoilaient pour aller en cours.

M. Nicolas SARKOZY : Je trouve qu'il s'agit là d'une bonne solution.

M. Jean-Pierre BLAZY : Je ne sais pas s'il s'agit d'une bonne solution ! Ce que je veux vous dire, c'est que nous sommes convaincus que les cas sont plus nombreux que les chiffres que vous nous donnez. Et même s'ils ne donnent pas lieu à des incidents, sont-ils tolérables ?

Nous sommes tous ici convaincus que le voile ne doit pas être porté à l'école, tout comme les autres signes religieux ne doivent pas être ostentatoires. Car nous savons très bien quel en est le sens. Mais sachez que nous ne faisons pas d'amalgames : nous ne comptons, parmi nous, aucun islamophobe, aucun judéophobe... Nous souhaitons trouver une réponse au problème du port des signes religieux à l'école. L'avis du Conseil d'Etat de 1989 a tenté de trouver une solution à ce problème, or aujourd'hui elle ne nous paraît pas satisfaisante.

Je suis - comme la très grande majorité des membres de cette mission - favorable à un dispositif législatif. Et même si nous croyons à la force de la loi, nous n'avons pas la naïveté de penser qu'elle réglera tous les problèmes ; et sans être favorable à la brutalité, nous sommes partisans de la fermeté.

Notre société, vous l'avez rappelé, M. le ministre, est devenue multiculturelle, il convient donc de tenir compte des différentes identités, mais sans oublier l'identité, celle de la République. La laïcité doit permettre à chacun de se retrouver dans une identité qui doit être partagée dans ce pays. Or l'école est le lieu idéal pour forger cette identité.

Aujourd'hui, non seulement parce que les enseignants sont déboussolés, mais aussi parce que les élus sont en difficulté face à cette question, nous sommes tous confrontés à ce problème.

Vous mettez en avant le risque du développement des écoles confessionnelles. Personnellement, je fais le pari qu'en donnant un signe fort, nous répondrons aux attentes des enseignants, des musulmans qui sont avant tout citoyens français et des jeunes filles qui subissent la situation - car nous ne devons pas oublier de parler des droits de la femme.

Je suis surpris d'entendre la Ligue des droits de l'homme, la Ligue de l'enseignement et l'enseignement catholique dire qu'entre la laïcité et les droits de l'homme, ils choisissent les droits de l'homme ! Comme si la laïcité était le contraire des droits de l'homme ! C'est atterrant !

Pour revenir au sujet, je ne pense pas que le risque de développement des écoles confessionnelles soit aussi grand que cela. Nous devons donner un signe fort, et seule la loi peut le faire - avec, bien entendu, un dispositif d'accompagnement.

M. Sarkozy, vous qui allez avoir l'occasion de dialoguer avec M. Ramadan, ne pensez-vous pas que derrière toute la subtilité de son discours, il a davantage la volonté de développer le communautarisme plutôt que l'islam dans la République ? Je vous pose cette question, sachant que l'UOIF a des positions très fortes dans le Conseil français du culte musulman que vous avez installé.

Enfin, je vous fais observer que le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) est favorable à un dispositif législatif, ce que l'on peut comprendre, au vu du regain d'antisémitisme auquel nous assistons.

Je ne pense donc pas qu'en voulant adopter une loi nous soyons contre les religions ; nous sommes plutôt dans l'esprit de la loi de 1905.

M. Nicolas SARKOZY : M. Blazy, je ne vois pas le rapport entre le sujet que nous traitons et M. Ramadan !

Vous proposez une loi, c'est votre droit le plus absolu et certains arguments peuvent être valables. Mais je voudrais attirer l'attention de la mission sur un fait : vous proposez de modifier le concept de la laïcité à la française. Ce qui n'est pas rien ! Et je vous dis de faire attention, car la France est un pays de passions. Nous avons trouvé un équilibre et vous êtes en train de m'expliquer que pour mettre un terme aux agissements d'une minorité de musulmans, nous devons revenir sur cet acquis qui est la tolérance des religions dans la République.

Une loi de prohibition du port discret de signes religieux tournera le dos à un siècle de laïcité à la française. M. Blazy, vous avez tout à fait le droit de voter cette loi, mais vous n'avez pas le droit de dire que vous le faites au nom de la laïcité à la française - défendue par l'avis du Conseil d'Etat. Car ceux qui défendent cette laïcité, ce n'est pas vous, c'est nous !

Ne vous trompez pas : je suis, tout comme vous, opposé au port du voile, de la kippa. Je suis opposé à toute forme d'intégrisme. La question est de savoir comment arriver au résultat - à savoir que les jeunes filles ne portent pas le voile à l'école. Vous, vous proposez une loi qui revient sur le concept traditionnel de la laïcité à la française ; moi, je vous propose de réviser le règlement intérieur - la jurisprudence du Conseil d'Etat étant satisfaisante.

L'avantage de ma proposition, est que je ne prends pas le risque de voir se développer des écoles confessionnelles. Vous avez été honnête en me disant que vous ne croyez pas à ce risque, mais vous l'avez quand même évoqué, et vous avez raison. L'avantage de ma proposition donc, c'est que l'Etat pourra refuser les autorisations à ces établissements et que cela ne suscitera pas un débat sur leur financement public - débat que vous aurez obligatoirement en excluant les jeunes filles voilées de l'école publique. Telle est la réalité.

Nous sommes tous d'accord sur le fait que les jeunes filles ne doivent pas être voilées, ce n'est pas notre tradition, cela nous est donc facile de prendre cette position. De la même manière que les curés ne mettent plus de soutane ; il s'agit d'une question de temps pour nos compatriotes musulmans. Nous devons les faire évoluer dans le cadre des institutions de la République avec patience et détermination, et non pas en votant une loi d'exclusion, ou une loi qui revient sur la laïcité ! Il m'appartient, en tant que ministre de l'intérieur, d'attirer votre attention sur le fait que nous sommes en train de revoir l'un des principes fondateurs : la tolérance à l'endroit des signes religieux - discrets.

Si votre volonté est d'adopter une loi sur le port discret des signes religieux, sachez qu'il s'agit de reprendre la jurisprudence du Conseil d'Etat ! Vous rencontrerez alors les mêmes difficultés d'application qu'aujourd'hui. Si vous souhaitez adopter une loi de prohibition, vous devrez le faire avec brutalité et vous tournerez le dos à la laïcité à la française.

M. Christian BATAILLE : M. le ministre, je ferai tout d'abord un préalable : l'apparence vestimentaire est un débat totalement différent de celui concernant le port de signes religieux - il va du string au jean troué et peut concerner aussi bien les élèves que les enseignants.

Vous nous avez fait, dans vos propos, une démonstration que nous avons déjà entendue au cours de nos auditions ; nous-mêmes avons évolué, mais il ne sert à rien de se raconter des histoires et de dire que nous aurions dû être courageux il y a quatre ou cinq ans, accusant ainsi l'ancien gouvernement de ne pas avoir pris ses responsabilités.

M. le Président : Ce n'est pas ce que j'ai dit, M. Bataille.

M. Christian BATAILLE : Je vous parle en héritier des anti-Dreyfusards, de Jaurès, d'Aristide Briand, etc. J'appartiens à un parti qui a été traversé par ce débat - comme la droite d'ailleurs - et qui a, récemment, pris une position claire en faveur d'une loi. Nous n'avons donc pas, ici, à nous objecter des comportements partisans.

Vous nous dites, M. le ministre, que la France est multiple : mais ce n'est pas nouveau ! Fernand Braudel, l'historien, a parfaitement décrit cette situation, qui est aussi vieille que la France ! Mais que voulez-vous dire : qu'elle est multiple racialement, ethniquement... Tout cela n'est pas nouveau, les peuples de la Méditerranée, de l'Europe du Nord, se sont mélangés... et la diversité linguistique existe encore. Nous sommes également multiples religieusement. De quoi s'agit-il : d'une opposition entre les chrétiens et les autres, et notamment les musulmans ? Je ne le crois pas. Ce qui est nouveau, c'est cette tenue vestimentaire dans les services publics et à l'école.

Nous ne pouvons qu'être d'accord avec certaines de vos considérations générales et votre diagnostic est plus qu'habile...

M. Nicolas SARKOZY : Nous ne sommes pas obligés d'être malhabiles !

M. Christian BATAILLE : Vous permettez M. le ministre, vous ne l'avez pas toujours été dans votre démonstration ! D'ailleurs, je fais mienne l'intervention d'un responsable que vous avez citée : effectivement, dans une classe, le professeur n'a pas à connaître la religion des enfants.

M. Nicolas SARKOZY : Il est quand même difficile, lorsqu'on s'appelle David Lévy, de passer pour un chrétien !

M. Christian BATAILLE : Je voudrais quand même insister et vous dire que toutes les personnes de terrain, les chefs d'établissement, les professeurs, nous ont réclamé une loi qui les protégerait contre les recours et la judiciarisation de la société. Le raisonnement que vous nous présentez est tout à fait cohérent, et il est en général tenu par les inspecteurs d'académie et les responsables des ministères.

Nous sommes engagés dans une réflexion et il n'est pas imaginable que nous laissions cette question non résolue, que nous restions en l'état. Mais dès lors que le débat a été engagé, ce serait, me semble-t-il, un signe de faiblesse. C'est la raison pour laquelle une loi interdisant le port de signes religieux visibles me semble nécessaire.

M. Nicolas SARKOZY : M. Bataille, vous m'entendez à la fin de vos travaux ; si ma position - différente de celles des membres de la mission -, vous gêne à ce point, il faut me le dire, je me donnerai moins de mal !

Je vous le dis avec beaucoup de convictions. Il s'agit non pas de rien faire, mais d'éviter de faire une bêtise - et c'est ce qu'il y a de plus difficile dans notre pays -, à savoir de prendre une mesure si brutale qu'elle sera vécue comme un instrument de radicalisation. Et c'est le devoir d'un certain nombre de personnes raisonnables de le dire.

Notre pays est un pays de passions. Or le devoir des responsables politiques, des hommes d'Etat est de les apaiser. Avec une loi, nous allons les rouvrir gratuitement. Quand vous dites que nous n'avons le choix qu'entre une brutalité qui se retournera contre la République et ne rien faire, vous vous trompez. Il y a des tas de choses à faire.

Si vous pensez qu'une loi, qui sera vécue comme une loi de prohibition, règlera le problème, vous vous trompez. Il s'agit là d'une maladie bien française : dès que nous nous heurtons à un problème, nous adoptons une loi. Avec une telle loi, vous allez engager le pays, pendant des années, dans une nouvelle guerre de religions. Et tout cela parce que vous n'aurez pas osé dire que ce problème complexe demande une réponse qui ne soit pas brutale et simpliste.

J'ajoute, M. Bataille, que vous appartenez à une famille politique que je respecte profondément mais qui, dans l'histoire, a eu des rapports avec les religions qui sont différents de ceux que ma famille politique a eus. Je suis un passionné de la IIIème République, or je puis vous dire qu'une partie de la gauche a toujours fait de l'anticléricalisme, du laïcisme, du sectarisme laïque. Personnellement, je n'ai jamais appartenu à ce courant politique, c'est la raison pour laquelle je demande à mes amis politiques de ne pas faire l'inverse de ce qu'a été notre tradition politique. Les religions ont contribué à la stabilisation de la République, elles n'en ont jamais été l'ennemi ; ce ne sont pas les religions qui font les guerres, mais des extrémistes qui dévoient la religion.

La République ne peut pas répondre à toutes les questions de l'homme. Et savez-vous ce qui manque dans nos banlieues ? Des lieux de lumière, des lieux ou des hommes et des femmes différents puissent réfléchir au sens et au prix de la vie. Si vous pensez rétablir le calme dans les banlieues en construisant uniquement des terrains de football, c'est que vous ne connaissez pas la réalité de l'être humain. La question spirituelle est consubstantielle à celle de l'homme.

Je ne suis pas une grenouille de bénitier, je ne suis pas un catholique pratiquant, et pourtant je vous le dis : l'engagement religieux n'est pas un engagement suspect, il n'a rien à voir avec l'extrémisme. Voter une loi bannissant des écoles de la République le port discret d'un signe religieux, c'est aller contre l'histoire de notre pays, contre l'équilibre qui a été construit patiemment, et c'est faire revivre les sectaires laïques.

Voter la loi, et vous verrez dans quel état sera la société. Modifier le règlement intérieur, ayez une attitude ouverte, et vous apaiserez les tensions et répondrez à l'inquiétude des enseignants.

(M. Eric RAOULT remplace M. Jean-Louis DEBRÉ à la présidence.)

M. Hervé MARITON : Rien n'interdit, M. le ministre, d'imaginer des règlements intérieurs qui, prohibant des signes religieux - liberté du règlement intérieur -, amènent des enfants à choisir un établissement confessionnel.

Je comprends ce qui a été dit sur les tenues vestimentaires, les notions de politesse et de tenue correcte étant des dimensions importantes de la réforme de l'école dans notre pays.

Il est vrai que notre mission a déjà bien avancé dans ses travaux, et que nombre d'entre nous, qui n'étions pas très favorables une loi, avons petit à petit changé d'avis. Il me semble que l'on peut revoir, dans une loi, la distinction entre le visible et l'ostentatoire. Nous sommes pour l'instant favorables à une loi interdisant les signes visibles, mais nous pourrions peut-être imaginer une loi prohibant les signes ostentatoires, ce qui serait une position plus forte que la situation actuelle ; quoi qu'il en soit, un message est indispensable.

Vous nous dites, M. le ministre, que le débat qui a eu lieu ces derniers mois a libéré une parole islamophobe. Sûrement. Il a également déclenché un certain nombre de paroles qui décrivent la réalité sociale, telle qu'elle est. Un certain nombre de ces descriptions ne se faisaient pas avant, tout simplement parce qu'elles n'étaient pas politiquement correctes. Ce que nous avons entendu ici, édifiant quelquefois, fait aujourd'hui partie du débat public.

Certaines personnes auditionnées nous ont dit que le problème du voile était l'arbre qui cachait la forêt. J'ai rebondi sur cette observation, en répondant que pour s'occuper de la forêt il n'était pas inutile de commencer par s'occuper de l'arbre.

Quel est le problème ? Et ce n'est pas de l'islamophobie de le dire : le voile, il y a dix ans, était une expression assez cantonnée et ponctuelle ; aujourd'hui, il existe d'autres modes d'expression qui sont ceux d'une demande de République à la carte, de la part de citoyens français - citoyens qui ne sont pas répartis de manière totalement euristique - qui récusent certaines valeurs de la République.

La demande de récusation d'un juge à Paris, motivée par la supposée confession juive du magistrat, est l'expression extrême de cette République à la carte. Autre exemple, un jeune de ma commune est venu me dire que le drapeau que j'avais déployé ne lui plaisait pas, qu'il ne représentait pas son idée de la France. J'ai tenté de lui expliquer, mais je n'y suis pas parvenu car il avait envie de choisir ce qui lui convenait et de récuser ce qui ne lui convenait pas.

Une des expressions les plus fortes de cette République à la carte, c'est le voile islamique. Non pas en tant que signe religieux, mais comme affirmation politique. Tout comme la casquette d'un jeune, qu'il ne veut pas enlever en classe, exprime son opposition à la société et à l'éducation. Confrontés à cette situation, nous nous demandons par quel bout nous devons nous attaquer au problème.

Il nous est apparu que ce débat, en un lieu défini, à savoir l'école, pouvait trouver un élément de solution dans la loi, et que sans doute, même si nous ne réglions pas tout, il était utile de fixer une règle, avec autant d'intelligence que possible - je suis prêt à rouvrir le débat, s'agissant des termes « visible », « ostentatoire », etc. Cette règle doit démontrer que nous ne sommes pas partisans d'un espace public à la carte et qu'il existe des contraintes.

Je vous l'accorde, M. le ministre, nous ne faisons pas dans le compromis, nous affirmons que certains points ne sont pas discutables, mais c'est parce que nous ne voulons pas que le compromis aille jusqu'à la demande de récusation.

M. Nicolas SARKOZY : M. Mariton, votre exemple est parfait : vous parlez d'une demande de récusation particulièrement scandaleuse. Et si je reprends le raisonnement d'une partie des membres de la mission, je devrais en tirer la conclusion qu'il conviendrait de supprimer le droit de récusation - puisqu'une minorité en fait un mauvais usage ! Or ce n'est pas ce que vous proposez ! Une personne demande de récuser un magistrat parce qu'il est juif ; vous n'en tirez pas la conclusion qu'il faut supprimer le droit de récusation ! Vous dites au contraire que la demande est parfaitement scandaleuse et qu'il faut y répondre par la négative. Alors pourquoi faites-vous le contraire avec les signes religieux ?

En France, nous avons le droit de porter des signes religieux discrets - tels que la médaille de baptême - ce qui n'a jamais posé de problème depuis un siècle. Voilà qu'une minorité de minorité a un comportement provoquant et vous voulez revenir sur le droit de la laïcité à la française !

Par ailleurs, je n'ai jamais dit qu'il ne fallait rien faire ; je vous ai proposé de donner une force législative au règlement intérieur, à savoir reconnaître dans le code de l'Education nationale que les établissements scolaires ont le droit, dans le règlement intérieur, de prévoir des tenues vestimentaires adaptées. De prévoir également que les élèves doivent se présenter tête nue, c'est-à-dire sans casquette et sans voile. Et vous pouvez même, si vous le souhaitez, lui donner une valeur législative en l'inscrivant dans le code de l'Education nationale.

Mais je voudrais vous éviter de faire une bêtise, d'aller, avec les meilleurs arguments du monde, dans le mur, en créant les conditions d'une tension - d'ailleurs, vous le sentez bien, puisque vous êtes prêt à rouvrir le débat en ce qui concerne les termes « ostentatoire » et « visible ». Mais il s'agit déjà du débat sur la jurisprudence du Conseil d'Etat, vous aurez alors le même à l'Assemblée nationale. Et je sais comment vous en sortirez : en lambeaux. Avec une règle qui n'aura plus aucune signification.

Le vrai débat que nous devons avoir est le suivant : sommes-nous forts et courageux en adoptant une loi automatique et parfaitement lisible - dont je crains qu'elle n'entraîne une catastrophe - ou en choisissant une autre solution, ferme mais permettant de la souplesse, dans une société française de 61 millions d'habitants qui doit intégrer 5 millions de musulmans ? Car je pense que nous ne les intégrerons pas à la trique. Il ne s'agit pas de céder quoi que soit, mais je ne veux pas être complice d'une situation où il y aurait, d'un côté les religions, et, de l'autre, les adversaires des religions. Ce serait une catastrophe pour notre pays.

Je suis prêt à faire un bout de chemin vers vous - même en ce qui concerne une volonté législative -, mais de grâce ne vous laissez pas aller à des idées simplistes, telles qu'une loi de prohibition. On ne combat pas le terrorisme avec les méthodes du terrorisme, l'extrémisme avec les méthodes de l'extrémisme, l'intolérance avec l'intolérance ! La République n'est pas faite comme cela et pour cela. Nous avons mis un siècle à trouver cet équilibre, ne mettons pas tout par terre en quelques semaines.

M. Pierre-André PERISSOL : M. le ministre, les difficultés auxquelles nous sommes confrontés font que nous avons du mal à traiter différemment les deux aspects du voile. Il est, pour une faible partie de croyants, un signe religieux - sans qu'il soit un point majeur de l'islam. Il est, pour d'autres, un signe politique. La question est de savoir comment nous devons combattre l'introduction d'un signe politique dans l'école, tout en ne cassant pas l'équilibre de l'acceptation du signe religieux.

La jurisprudence du Conseil d'Etat pourrait, il est vrai, en partie, servir de levier, mais elle est difficile d'application.

Nous avons auditionné des chefs d'établissement et des enseignants chargés de gérer cette question. Ils nous demandent de légiférer, car ils n'ont pas les moyens d'agir. Selon eux, le voile est la voie d'entrée à un certain nombre d'autres problèmes, tels que l'assiduité aux cours ou le refus de passer un examen avec un homme.

Nous leur avons répondu que les textes étaient très clairs : tous les cours sont obligatoires sous peine de sanctions. « Certes - nous disent-il -, mais une jeune fille qui ne veut pas aller à la piscine obtiendra un certificat médical de complaisance sans problème ; or nous n'avons aucun moyen de demander une contre-expertise ou de contester ce certificat ». Par ailleurs, la procédure du conseil de discipline pour prononcer une sanction est tellement lourde qu'ils n'y parviennent pas - les élèves reviennent donc, narguant les professeurs. Telles sont les raisons pour lesquelles les enseignants nous demandent de légiférer.

En ne réglant pas cette question, nous créons une situation qui appelle des réactions brutales, simplistes. Si nous avions, dès 1989, donné à ceux qui sont sur le terrain les moyens d'agir, la pression serait beaucoup plus faible aujourd'hui pour l'adoption d'une loi.

M. le ministre, il ne me semble pas que le problème pourra être réglé par une simple circulaire. Je sais bien qu'il ne s'agit pas de votre domaine ministériel, mais il en va de la responsabilité du gouvernement de modifier un certain état d'esprit, des pratiques à l'intérieur du dispositif de l'Education nationale, afin de trouver, le cas échéant, une autre solution que la loi.

M. Nicolas SARKOZY : Je n'ai rien à ajouter, M. Périssol, je partage votre point de vue.

Mme Michèle TABAROT : M. le ministre, je serai brève, beaucoup de choses ont déjà été dites, notamment l'évolution de chacun au sein de cette mission et notre volonté d'agir.

Nous avons eu affaire à des enseignants, dont certains voulaient réagir et d'autres ne rien faire. Cela pose un problème, notamment lorsque le chef d'établissement décide d'agir et que l'inspecteur d'académie suspend le conseil de discipline en passe de prononcer une sanction. Il me semble que cet inspecteur, en agissant de la sorte, outrepasse ses fonctions et aurait dû laisser le conseil de discipline prendre sa décision.

Autre point, nous ne regardons pas avec suffisamment d'attention ce que nous demande ces jeunes filles. Bien entendu, certaines portent le voile comme signe religieux, mais d'autres le portent en signe de provocation politique. Enfin, il est également porté comme un voile de protection, notamment dans les banlieues - afin, par exemple, de ne pas faire l'objet d'une « tournante », ou par rapport à la famille.

Or ce sujet de la protection de la femme me pose problème. Vous avez cité 1 256 affaires depuis la rentrée scolaire, dont 20 non résolues ; qui fait l'effort de savoir si ces jeunes femmes portent le voile pour des raisons religieuses ou parce qu'elles subissent la pression de leur environnement ? Les enseignants ne m'ont pas donné de réponse à cette question ni de solution.

M. Nicolas SARKOZY : Mais je vais vous en donner une, Mme Tabarot. Le jour où ces jeunes filles seront exclues de l'école publique, qui parlera pour elle, qui les défendra ? Ne pensez pas une minute qu'une loi de prohibition des signes religieux va faire céder les plus extrémistes ! Au contraire, ces jeunes filles seront condamnées à aller à l'école confessionnelle. Je souhaite donc, en tolérant les signes discrets, que ces jeunes filles puissent être intégrées à l'école de la République, ce qui permettra à la communauté pédagogique de dialoguer avec elles.

Par ailleurs, qui contrôlera les écoles confessionnelles qui verront le jour dans tous les départements ? Car ces écoles, avec l'aide de financements étrangers, se construiront sur la loi de prohibition. C'est cela le communautarisme : chacun son école. Or nous devons préserver l'école de la République, où chacun amène son identité et accepte les règles générales.

Et si l'une de ces règles exige que l'on vienne à l'école tête nue, inscrivons là dans le règlement intérieur, et donnons lui une valeur législative. Mais nous ne devons pas exclure ces jeunes filles et prendre le risque de voir se développer les écoles confessionnelles. Vous qui parlez d'égalité entre les hommes et les femmes, vous savez très bien que dans une école confessionnelle, il n'y en aura pas.

M. Claude GOASGUEN : M. le ministre, je partage votre analyse, à une exception près : étant donné le nombre de musulmans vivant en France, il vaudrait mieux prévoir des contrats d'association pour des écoles musulmanes qui, quelle que soit la solution que l'on choisira pour résoudre ce problème, se développeront. Il conviendrait donc d'anticiper plutôt que de nous laisser prendre de vitesse.

Il me paraît évident que le problème du port du voile est, en réalité, un révélateur ; en ce sens, cette mission est utile et permet de prendre conscience d'un certain nombre de problèmes. D'abord, l'existence de la communauté musulmane, mais je n'y reviens pas, vous en avez parlé, M. le ministre. Ensuite, la neutralité du service public ; nous parlons du port du voile à l'école, mais le problème est beaucoup plus grave dans le cadre de la neutralité du service public. Or les atteintes à cette neutralité se multiplient, non seulement à l'école mais également dans les hôpitaux et ailleurs.

Enfin, j'ai enseigné pendant 25 ans - j'ai été professeur, doyen, recteur, inspecteur général - et si jamais personne ne s'est plaint du voile, tous se sont plaints de la dérive qui avait lieu au sein des écoles. Le voile n'est donc que l'expression d'une dégradation du climat au sein de l'école, avec des incidents qui sont beaucoup plus graves que le port du voile - insultes, absences, laisser-aller, tenues vestimentaires et coiffures folkloriques, etc.

Le véritable problème est donc de restituer à l'école un certain nombre de normes qui ont été oubliées et que le législateur vient de redécouvrir en lançant un débat sur le voile. Premièrement, l'autorité doit être rétablie dans l'école ; deuxièmement, l'école doit être le domaine de la citoyenneté. Or c'est à partir de ce champ plus général que nous pourrons inclure le problème des signes distinctifs en matière politique et religieuse ; et je parle de signes « ostentatoires », car le terme « visible » me semble absurde : allons-nous obliger une personne qui se sera fait tatouer une croix sur la main à mettre des gants - ou allons-nous lui couper la main ?

Le ministre de l'éducation nationale a eu raison de nous dire que la solution est certainement dans une loi d'orientation restituant l'autorité et la citoyenneté. En ce sens, notre mission aura été très utile ; ne tombons pas dans la guerre du laïcisme, de l'anti-laïcard, sinon nous allons déboucher sur un sujet que la France a mis un siècle à équilibrer.

M. Jacques MYARD : Pour une fois, je ne suis pas tout à fait d'accord avec M. le ministre, ce qui ne lui enlève rien !

La France a toujours été respectueuse des religions, et il ne s'agit pas de revenir sur ce droit ; la laïcité à la française, c'est l'avis du Conseil d'Etat qui a tout chamboulé. Avant, que ce soit en Algérie, lorsque nous étions colonisateurs, ou dans nos banlieues, la question ne se posait pas, les voiles étaient enlevés comme tous les signes ostentatoires. Tous les enfants qui fréquentaient une école française en Algérie s'y rendaient tête nue.

Cependant, il existe effectivement une dérive communautariste ; ce qui est en jeu, c'est non pas le voile, mais la loi personnelle, le dogme religieux qui veut modifier les lois de la République dans tous les domaines.

Vous craignez qu'une loi soit trop radicale, M. le ministre, mais nous avons vu ce que donnait la pratique des abattages. Je me suis battu pendant cinq ou six ans, et le ministère de l'intérieur - quel qu'il soit - m'a toujours répondu qu'il fallait respecter les libertés religieuses. Et aujourd'hui, on applique la fermeté : on abat dans les abattoirs, et on n'en parle plus. Je ne suis pas d'accord avec vous, M. le ministre, quand vous dites que la loi radicalise, elle peut mettre un terme à une dérive.

En ce qui concerne les écoles confessionnelles, celles que vous avez décrites sont contraires à l'ordre public français, il conviendra donc de les fermer ! Il n'y aura pas de « madrassage » chez nous !

Prenez conscience, M. le ministre, que ce qui est en cause aujourd'hui, c'est l'irruption du dogme religieux pour faire changer les lois civiles. C'est la raison pour laquelle nous devons agir vite.

M. René DOSIERE : M. le ministre, sans passion mais avec conviction, je souhaiterais vous faire part de deux ou trois observations.

Premièrement, je ne partage pas votre analyse lorsque vous parlez d'une loi brutale, d'une bombe atomique. La loi est tout simplement la loi.

Deuxièmement, pourquoi la mission, dans sa quasi unanimité, a-t-elle finalement conclu qu'un signe était nécessaire ? Pour deux motifs principaux. D'abord, nous avons bien compris qu'il y avait un problème - M. Myard vient de parler de dérive communautaire - et que la laïcité n'était plus comprise - et pas seulement par les musulmans. Notamment, pour certains, la volonté de vouloir imposer à la société civile une loi religieuse : ce qui était le cléricalisme de l'église catholique du XIXème siècle et qui a suscité l'anticléricalisme. Ce souci n'a pas entièrement disparu, du moins pas chez les musulmans...

M. Nicolas SARKOZY : On y est : c'est la faute de l'église !

M. René DOSIERE : ... ni dans les autres religions sur des points sans doute différents. Il n'est sans doute pas inutile donc, de se préoccuper, à nouveau, de la laïcité.

Ensuite, nous avons constaté que des responsables, des recteurs, des inspecteurs généraux, des responsables syndicaux, des parents d'élèves, des responsables de la franc-maçonnerie - bref tous ceux qui restent derrière leur bureau - nous ont tenu un discours intellectuel, nous affirmant que ces affaires pouvaient être réglées par l'application de la jurisprudence du Conseil d'Etat. En revanche, pour les chefs d'établissement, les enseignants, la situation actuelle n'est pas satisfaisante, car ils rencontrent de grandes difficultés. Eh bien pour ces derniers, nous pensons qu'il est nécessaire de faire un signe - et à quoi peuvent penser des parlementaires si ce n'est à une modification législative.

Nous avons bien conscience que ce signe, s'il est nécessaire, n'est pas suffisant et qu'il convient de ne pas oublier de prendre des dispositions de caractère réglementaire. D'ailleurs, la proposition de loi socialiste comporte un article 2 qui donne au règlement intérieur une valeur législative et maintient le préalable d'une médiation avant toute sanction.

M. Nicolas SARKOZY : Je partage l'avis de M. Goasguen, y compris sur ce qu'il a cru être un désaccord entre nous concernant les futures écoles confessionnelles. Je pense simplement que nous pourrons d'autant plus facilement leur imposer des règles que nous n'aurons pas été brutaux sur le reste ! Si nous voulons qu'ils respectent leurs devoirs, nous devons leur reconnaître des droits !

M. Myard, nous avons le même tempérament, mais qui ne nous conduit pas toujours aux mêmes conclusions. Votre position a le mérite de la franchise, de la cohérence et de la clarté. Elle est tellement claire qu'elle finit par ne plus être limpide ! Je crains que ceux qui ont été désignés aient bien compris de quoi il s'agissait : ceux qui ne respectent pas loi sont exclus de l'école, et si ça bouge dans les mosquées, on y va ! Je vous rappelle simplement que vous parlez d'un certain nombre de personnes qui sont nées en France : on ne peut pas leur dire de repartir avec tous leurs bagages !

M. Dosière, ce n'est pas la loi en elle-même qui est brutale, mais la loi de prohibition. D'ailleurs vous le savez très bien, puisqu'il y a eu de grands débats au parti socialiste, notamment avec le premier secrétaire. Et il vous a fallu avancer de bons arguments pour le convaincre, car, comme tous les dirigeants de parti, M. Hollande a beaucoup voyagé en France et a rencontré de nombreuses personnes. De ce fait, nous, les dirigeants, nous avons retiré des impressions et des sentiments sur la France qui font que sur ces questions - que l'on soit socialiste, UMP, UDF, etc. -, nous sommes prudents. C'est sans doute pour cette raison que M. Hollande a été si difficile à convaincre.

Par ailleurs, vous me dites qu'il convient d'éviter les dérives communautaires ; mais vous allez, avec une telle loi, encourager le développement des écoles confessionnelles ! C'est incroyable, je n'arrive pas à me faire comprendre !

Lorsque je me suis rendu dans cette école juive de Gagny, la directrice n'a pas voulu me serrer la main, non pas parce qu'elle ne m'aimait pas, mais parce que c'était shabbat et qu'elle n'avait pas le droit de serrer la main d'un homme. Devons-nous en conclure qu'il s'agit d'une extrémiste qu'il faut renvoyer de France ? Non, c'est la directrice d'une école confessionnelle juive.

Eh bien si ces petites musulmanes ne sont pas intégrées dans une école publique, elles iront dans une école confessionnelle musulmane - problème que vous ne pourrez plus gérer.

Enfin, M. Dosière, j'aimerais vous dire que l'ennemi n'est pas l'Eglise catholique ; je ne fais pas la différence entre la société civile, d'un côté, et les églises factieuses, de l'autre. Je trouve même très bien qu'un certain nombre d'autorités spirituelles donnent leur point de vue sur des débats de société. Le pape ou le cardinal Lustiger ont le droit à la parole au même titre que le groupe « Sniper »... Lorsqu'on voit, à la télévision, toutes ces banalités, toutes ces vulgarités, croyez-moi, l'équilibre de notre société n'est pas menacée parce qu'il y a des protestants organisés, des catholiques organisés, des juifs organisés ou des musulmans organisés.

Vous me dites que nous devons donner un signe. Je suis d'accord, mais lequel ?

M. Jacques MYARD : Une loi !

M. Nicolas SARKOZY : Non, pas de loi de prohibition qui tournerait le dos à la laïcité à la française. En revanche, je ne suis pas opposé à toutes les formes de signe législatif ; j'en ai moi-même proposé un - tout comme le parti socialiste dans son article 2 : donner, dans le cadre du code de l'Education nationale, une valeur législative au règlement intérieur. Prévoyez même d'aller plus loin, en exigeant une tenue correcte. Ou inspirez-vous, si vous tenez à adopter une loi, de la sagesse du Conseil d'Etat.

M. Eric RAOULT, Président : M. le ministre, je vous remercie.

Voir le sommaire des auditions

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école

1 Région du sud de l'Algérie, peuplée de 90 à 100 000 personnes, les Mozabites, qui sont en grande majorité kharidjites ou ibadites (« confessions » musulmanes minoritaires à côté des sunnites et des schiites)


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