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Audition de Mme Sophie de MENTHON,
présidente-directrice générale de Multilignes Conseil
et présidente d'Entreprises de taille humaine indépendantes et de croissance (ETHIC)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 27 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous accueillons Mme Sophie de Menton, présidente-directrice générale de Multilignes Conseil et présidente d'Entreprises de taille humaine indépendantes et de croissance (ETHIC). Notre mission a pour objet d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée en France depuis 1997.

Dans cette perspective, votre expérience de responsable d'entreprise est de nature à apporter des éléments concrets d'appréciation sur les conséquences de la mise en place des 35 heures. Vous nous indiquerez la façon dont les 35 heures ont été mises en œuvre dans votre entreprise et leurs conséquences sur l'organisation, la marche et l'activité de Multilignes Conseil.

Vous êtes également présidente du mouvement ETHIC qui, au cours des dernières années, a eu l'occasion de prendre position sur les 35 heures. Vous nous rappellerez l'analyse globale faite sur la réduction du temps de travail au sein de ce mouvement.

Mme Sophie de MENTHON : Je commencerai mon exposé par des généralités et le conclurai par un cas concret, celui de mon entreprise, qui subit actuellement un second choc dû aux 35 heures.

Je suis présidente du mouvement ETHIC qui représente des entreprises à taille humaine, indépendantes et de croissance, c'est-à-dire la France de la moyenne entreprise, se situant entre la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME) qui, elle, n'a pas été épargnée par les 35 heures, et le monde des grandes entreprises, qui a absorbé très différemment ce passage aux 35 heures.

Il existe en France une population d'entreprises assez souvent ignorée car peu représentée au travers des deux grands organisations dites représentatives que sont le CGPME et le MEDEF. Ce monde de la moyenne entreprise est généralement composé de patrons qui participent au capital de leur entreprise. Ce sont des entreprises qui sont condamnées à se développer. En matière d'effectifs, elles comptent de dix salariés à un nombre très élevé de salariés, puisque Peugeot et L'Oréal, entre autres, adhèrent à ETHIC, du fait qu'elles ont des réseaux de moyennes entreprises comme, par exemple, des concessionnaires.

Selon les statistiques ETHIC, environ 1 % des patrons ont exprimé leur satisfaction à l'égard des 35 heures. Ce sont ceux qui estiment avoir réussi à négocier une part de flexibilité du travail intéressante, leur ayant permis de réorganiser leur entreprise. Nous ne disposons toutefois d'aucun élément spécifique pour décrire plus avant ce 1 % des patrons.

Je vais tenter de rester très objective, en m'exprimant au nom d'ETHIC, en ce qui concerne les résultats des 35 heures. Je le serai également à propos de ma propre entreprise. Toutefois, je ne vous cache pas que ma position personnelle est tout à fait définitive.

Globalement, les 35 heures ont, dans les entreprises d'ETHIC, provoqué des fusions, des regroupements informatiques, une sous-traitance d'activités non stratégiques, une délocalisation très importante, une diversification de l'offre de produits, un report des charges administratives et un pilotage commercial différent.

S'agissant des salariés, il est clair que les 35 heures ont provoqué un éloignement et une perte de substance de leur travail. En l'occurrence, les salariés ont géré leur temps de loisirs au lieu de gérer leur temps de travail. Nous avons d'ailleurs observé une augmentation de 50 % des arrêts maladie après le passage aux 35 heures.

C'est extrêmement étrange. Cela signifie sans doute que les salariés ont été quelque peu déçus par les 35 heures, qui ont entraîné une complexité dans la gestion de leur travail, une véritable différenciation, une très forte intensité, une pression et du stress.

La désillusion des salariés est réelle quant au niveau des embauches, puisque les moyennes entreprises ont embauché de façon à pouvoir bénéficier des aides, mais pas suffisamment pour combler l'augmentation de la charge de travail. A titre d'exemple, une standardiste travaille, en moyenne, quatre heures de moins qu'avant, mais avec une pression beaucoup plus forte.

En outre, les salariés ont été déçus de la teneur du temps libéré, en particulier, les femmes, qui ont eu finalement beaucoup plus de charges à assumer à la maison, d'où un stress supplémentaire.

En outre, le travail a été plus intense et plus individualisé, de plus en plus désorganisé, ce que les salariés ont mal accepté. Peut-être n'ont-ils pas été bien formés, car cela prenait du temps et coûtait cher, et peut-être ne leur a-t-on pas donné les moyens de retrouver le sens de l'équipe et de s'approprier le travail fait par les autres.

Les entreprises ont profité des 35 heures pour introduire massivement les nouvelles technologies dans l'entreprise, introduction que nous payons aujourd'hui. En effet, les 35 heures ont été l'occasion d'automatiser les tâches qui pouvaient l'être, d'écourter les temps de visite ou de communiquer plus par courrier électronique. Mais finalement, les nouvelles technologies ont désincarné les relations du travail. Les courriers électroniques ont tout particulièrement provoqué une forte déperdition de la communication interne. Les salariés communiquent beaucoup moins entre eux, passent leur vie sur des ordinateurs et ne communiquent plus de visu ou par téléphone. Les directeurs des ressources humaines et les services de management travaillent sur ce point et commencent à interdire, dans certaines entreprises, l'utilisation de ces courriers dans un certain nombre de domaines. Les 35 heures ont accentué ce phénomène qui, en tout état de cause, se serait quand même produit.

Ainsi, les salariés ont eu le sentiment d'un changement structurel fort et d'une communication insuffisante de la part de l'encadrement intermédiaire. Les entreprises ont, par ailleurs, eu du mal à positiver ce changement. Les chefs d'entreprise, probablement déçus et négatifs face à cette réforme, n'ont pas su communiquer un enthousiasme fort à leurs équipes.

Pour ce qui est de la désillusion des salariés, nous constatons une triple fracture qui concerne toute l'entreprise et va au-delà des clivages traditionnels entre cadres et non-cadres :

- fracture entre les «désimpliqués», qui font leurs heures et refusent activement les changements ou les déséquilibres induits par les 35 heures, et les «impliqués» qui n'ont pas regardé leur montre.

- fracture entre les plus jeunes diplômés et les plus anciens. Nous avons une génération de moins de 30 ans qui n'a pas le même rapport à l'entreprise. Ceci est certainement lié à d'autres facteurs, mais les 35 heures ont considérablement accentué cette tendance. Le sigle RTT est totalement passé dans les moeurs. A titre d'exemple, je vous ai apporté une publicité d'un mailing de masse que je viens de recevoir : «Pas de RTT chez TGED, 39 heures et plus pour les super soldes.» Le fait de ne pas appliquer les RTT est quasiment devenu une revendication. Cette publicité indique que ce magasin ouvre et reçoit ses clients. Il y a donc ceux qui revendiquent leur disponibilité, et ceux qui font strictement leurs heures... Une entreprise membre d'ETHIC vient de fermer, pour raisons économiques, trois sociétés que le dirigeant va regrouper en une seule. Il a proposé aux plus compétents de ses salariés de les réembaucher dans la nouvelle entité. Quinze des salariés ont accepté, mais pas avant d'avoir pu bénéficier de quelques mois de chômage pour voyager, et ils ont fait savoir à ce chef d'entreprise qu'ils seraient à sa disposition dès que l'activité reprendrait. Ceux qui ont la certitude de retrouver un emploi gèrent donc leur chômage ! On assiste aujourd'hui, notamment chez les jeunes, à une gestion du temps de travail et des RTT totalement cynique et autonome. Le congé maladie est, en outre, devenu une forme de RTT supplémentaire ;

- fracture, enfin, entre les personnels qui ont une vision à moyen terme, très minoritaires, et qui voient dans la situation des opportunités de carrière, et les autres.

J'aborde maintenant le chapitre de la réorganisation/désorganisation du travail. On ne peut évoquer la réorganisation sans évoquer la désorganisation, avec cette conséquence majeure des 35 heures qu'est l'intensification du travail. Le salarié est toujours en retard, à la limite de la rentabilité et du profit. Tout le monde se demande à qui profite le profit. On veut de plus en plus de bénéfices avec de moins en moins de personnel.

L'individualisation du travail renvoie à l'éclatement des équipes. Il y a toujours un membre de l'équipe en RTT. C'est un véritable enfer dans les entreprises. Le vocabulaire a changé, il n'est pas rare d'entendre de quelqu'un qu'il « a pris ses RTT ». Nous avons même récemment entendu une standardiste répondre : « il a pris ses congés maladie », ce qui est une jolie perle.

Les modifications des process ont conduit à une remise en cause des normes de qualité et de contrôle. Les clients ne savent plus qui sont leurs interlocuteurs, ni les salariés où sont leurs collègues. Ce phénomène est intervenu en même temps que l'arrivée des nouvelles technologies. Dans les services liés aux clients, les gains de productivité se font au détriment de la qualité. C'est le cas dans mon entreprise.

Les gisements d'emplois se trouvent dans les services. Or, le premier secteur qui a souffert des RTT est celui des services. On supprime un poste et on automatise. La RTT a donc été contre-productive pour l'emploi dans les services.

Nous avons également observé une très forte désorganisation liée à une multiplication des campagnes commerciales, qui a donné le sentiment d'une pression continue, tant sur les salariés que sur les clients. Il faut vendre plus, dans un temps raccourci.

La hiérarchie intime aux salariés de pousser le client à acheter : il ne doit plus sortir avec des chaussettes, mais tout habillé ! La pression est partout. Les forces commerciales se plaignent, estimant qu'elles ne laissent plus aux clients le temps de se retourner.

Enfin, par manque d'explication, l'introduction du scoring dans certaines entreprises est vécue comme une absence de confiance.

En effet, soyons clairs, nous n'avons pas été excellents. Lors du passage aux 35 heures, certains facteurs n'ont pas été pris en compte : le temps nécessaire au changement, la mobilisation des salariés, l'implication du chef d'entreprise pour expliquer la réorganisation ou la division du travail, etc. Il ne faut pas oublier que 98 % des chefs d'entreprise étaient hostiles à cette réforme. Par conséquent, il a été très difficile de présenter cette réforme positivement dès lors qu'on y était, a priori, hostile.

Les cadres, concernés au premier chef, n'ont pas été très bons, d'autant qu'ils ont profité des 35 heures. La vraie difficulté est venue de l'encadrement. ETHIC travaille d'ailleurs avec la Confédération générale des cadres pour réconcilier les cadres et l'entreprise.

Quand un cadre prend dix jours de RTT, cela a un gros impact sur l'entreprise. La fracture a été forte entre l'encadrement supérieur et les entreprises. Les 35 heures ont fait ressortir des problèmes qui étaient sous-jacents : certains cadres, qui avaient été très pressurés, exploités, ont posé les armes, déstabilisant les entreprises. Bien entendu, les entreprises n'ont pas engagé un DRH ou un directeur commercial supplémentaire en raison des RTT. Or, quand le directeur commercial prend ses dix jours de RTT, cela a des conséquences sur le chiffre d'affaires. Et si cela ne se ressent pas, c'est que l'entreprise de taille moyenne est mal gérée.

Cette désorganisation a entraîné une dévalorisation des statuts. Certains cadres ont joué un rôle de pompier, c'est-à-dire qu'ils ont fait au lieu de faire faire, tout en ayant du mal à intégrer les nouveaux salariés. En revanche, d'autres aspects sont positifs, notamment la valorisation apportée par une participation aux projets transversaux et par la délégation. Les cadres ont dû beaucoup déléguer à leurs équipes, ce qui a permis de découvrir des talents cachés.

Je vais maintenant passer à un cas précis, celui de mon entreprise. Multilignes Conseil, spécialisée dans le télémarketing, avait vingt-cinq ans d'existence et comptait plus de 700 emplois en France avant la mise en place des 35 heures. Or depuis de cette réforme, je n'en ai conservé que 450 en France , délocalisant immédiatement 300 emplois vers la Tunisie.

Mon entreprise appartient à l'industrie de la communication. Mes ouvriers sont des ouvriers de la communication. Ce sont eux qui répondent au téléphone lors de la mise en place d'un numéro vert, en cas de gestion de crise comme, par exemple, la crise sur le coca-cola, les médicaments anti-cholestérol, la canicule. J'ai également travaillé à la mise en place du numéro vert sur les retraites.

M. le Président : Je voudrais vous interrompre pour vous poser une question. Vous avez indiqué avoir délocalisé 300 emplois en Tunisie. Est-ce à la suite de la mise en oeuvre des RTT ou les auriez-vous délocalisés même sans les RTT ?

Mme Sophie de MENTHON : Pour être tout à fait honnête, c'est une délocalisation que nous avons anticipé de trois ans.

M. le Président : Connaissez-vous d'autres entreprises qui ont procédé de la même manière que vous ?

Mme Sophie de MENTHON : Toutes les entreprises dans le téléservice l'ont fait. Dans notre métier, les quatre premières entreprises ont déposé leur bilan ou sont parties, et dans les dix premières entreprises du secteur, toutes ont délocalisé leurs services.

Notre secteur emploie des salariés payés à un tarif que j'estime insuffisant en tant que présidente d'honneur du syndicat, qui se situe au niveau du SMIC. Ce sont des jeunes, disposant d'un niveau « bac + 2 », en échec, à 80 % d'origine étrangère. Nous sommes des sociétés d'intégration. Mes équipes comprennent, et je le regrette, dix-sept femmes voilées. Ce secteur est un creuset d'intégration dont je suis très fière.

Je considère que notre profession est nécessaire en France puisqu'il y a là un potentiel. Or comme ils sont diplômés, le niveau de rémunération provoque des frustrations. Mais, la pression du marché, très forte, nous conduit à utiliser les possibilités offertes par les nouvelles technologies, notamment la gestion des appels à distance. Nous gérons ainsi actuellement beaucoup d'appels de la Tunisie. Je me suis rendue à l'île Maurice, où nous allons également nous délocaliser. La majorité de mon groupe, qui est mondial, devrait également prochainement gérer des appels à partir de l'Inde.

Néanmoins, certains appels sont encore gérés depuis la France. A titre d'exemple, le numéro vert sur les retraites n'a pas été géré de Tunisie. Je note cependant que France Telecom, par le biais de Wanadoo, gère également ses appels à partir de la Tunisie. Il y a là un véritable problème économique.

Le gouvernement - je le cite car c'est un de mes premiers clients - demande souvent à mon entreprise de mettre en place un numéro vert, pour gérer une situation de crise. Nous devons être opérationnels le plus rapidement possible. Par exemple, Mme Aubry m'avait demandé la création, dans un délai de trois heures, d'un numéro vert sur l'emploi, service qui devait fonctionner le samedi et le dimanche. Comme je lui faisais part de l'illégalité du dispositif, elle m'avait répondu que cela n'avait pas d'importance, car le ministère l'exigeait. Quand il y a crise, il est certes normal de répondre rapidement et sept jour sur sept. Mais, si je demande l'autorisation nécessaire, il me faut trois mois pour l'obtenir ! Par conséquent, en tant que chef d'entreprise, je prends la décision d'être dans l'illégalité en acceptant de répondre le dimanche. Nous avons tort de prendre cela sur nous.

Voilà pourquoi nous délocalisons déjà toutes les prestations de services qui nous conduisent, notamment en terme d'horaires, à être hors du champ du code du travail. Les nouvelles technologies nous le permettent. Par exemple, je peux délocaliser un numéro en deux heures et travailler le dimanche, le soir, etc... en Tunisie ou ailleurs.

J'ai choisi de faire passer mon entreprise aux 35 heures dès la première loi Aubry. C'était malheureusement un mauvais choix, car ce sont ceux qui avaient décidé de ne pas obtempérer et de retarder le plus possible le passage de leur entreprise aux 35 heures qui ont été récompensés. Il y a là, d'ailleurs, un problème fondamental, à savoir la perte de crédit des gouvernements successifs par rapport aux décisions qu'ils prennent sur la gestion des entreprises.

J'ai donc décidé de passer aux 35 heures, dès le départ, même si l'union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) me l'avait vivement déconseillé. J'ai cru que le dispositif allait perdurer et j'ai bénéficié des aides « Aubry I » et « Aubry II ». Je rappelle que les subventions prévues dans le cadre de la loi « Aubry I » étaient versées de façon dégressive, pendant cinq ans, aux entreprises passées aux 35 heures avant 2007, ce qui est mon cas. J'ai ensuite accepté les aides de la loi « Aubry II », subventions ou réductions de charges pour toutes les entreprises passant aux 35 heures. Ce système a été remplacé par la loi Fillon qui réduit les charges sur les bas salaires.

Dans mon entreprise, le passage aux 35 heures a donné lieu à trois mois de négociation, et occupé dix personnes à plein temps. Nous avons également fait appel à un conseiller extérieur à la société. La prestation a été facturée 10 000 euros. Je ne peux pas calculer le coût de ces négociations en interne, mais il est certainement très lourd.

J'ai choisi de passer à 37,30 heures avec dix jours de RTT. La première conséquence - et elle est risible - a été la demande de la CGT de réintroduire des horloges pointeuses, ce que j'ai refusé. Dans une entreprise où l'on fait confiance aux salariés, cette demande était déplacée. J'ai motivé mon refus en indiquant que j'avais toujours fait confiance à mes salariés, sans exercer aucune vérification sur leurs heures d'arrivée et de départ. Certes, m'a répondu la CGT, mais « vous avez des salariés impliqués. Peut-être vont-ils travailler plus et c'est ce que nous voulons contrôler »...

S'agissant de l'aspect organisationnel et des conséquences sur mon activité, la productivité a dû augmenter. Je le regrette, mais je suis de plus en plus dans une optique « d'usine », optique qui m'était a priori étrangère, lorsque j'ai démarré cette activité il y a vingt-cinq ans. Je suis de plus en plus contrainte par des contrôles, des obligations, des lois et des coûts. Le modèle économique avec lequel je souhaiterais pourvoir faire fonctionner mon entreprise n'existe plus. J'ai atteint une performance maximale par le biais d'améliorations techniques, alors même que la notion de productivité est antinomique avec le service que je vends. Ainsi, nous évoluons vers les appels automatisés. C'est très grave : dans cinq ans en France, il n'y aura pratiquement plus d'emplois dans mon secteur. Les appels seront automatisés, des machines répondront au téléphone.

La gestion de mes effectifs est difficile car il a fallu, pour bénéficier des aides prévues par la loi, que j'embauche davantage. Lorsque j'ai demandé ces aides, mon entreprise était en période de croissance. Je pensais pouvoir embaucher et j'ai donc considéré que ces aides allaient être véritablement efficaces. Or, il se trouve que la croissance a été brutalement stoppée. J'ai été obligée de cesser les embauches, ou d'embaucher à temps partiel, avec comme conséquence la suppression des aides Aubry I.

J'ai donc engagé une action en justice, qui m'a coûté environ 23 000 euros de frais d'avocats. J'ai obtenu gain de cause. Depuis, l'inspecteur du travail est omniprésent dans l'entreprise pour, d'une part, récupérer les aides en essayant de démontrer que je ne tiens pas mes engagements et, d'autre part, pour contrôler la façon dont je gère la modification du temps de travail. Au final, quel que soit le gouvernement en place, rien ne change. L'administration est la même, l'inspecteur du travail est le même, ses consignes sont les mêmes. Il y a une attitude négative et de défiance à l'égard des entreprises. Je tiens à préciser que mon bilan est négatif depuis deux ans, ce qui ne m'était jamais arrivé en vingt-cinq ans d'activité. Seule la délocalisation a amélioré ma situation financière.

J'en arrive au retournement de conjoncture et à la pression sur l'encadrement. J'ai refusé les heures supplémentaires, car j'ai maintenu les salaires au même niveau qu'à 39 heures, ce qui au départ n'était pas prévu. Les salariés de mon entreprise ont été mécontents de ce gel des salaires. Or, tous les salariés, y compris les cadres, ont demandé des heures supplémentaires, qui n'existaient pas auparavant dans mon entreprise. J'ai refusé : j'estime que les heures supplémentaires sont trop chères et psychologiquement dommageables.

Le passage aux 35 heures a ainsi provoqué des grèves chez les téléacteurs, car il a clairement généré un manque à gagner pour ceux qui étaient les moins bien payés. L'augmentation de salaire a eu lieu, pour eux, grâce à l'alignement récent du SMIC, par ailleurs dommageable car il renchérit encore le coût du travail.

Bien que cet alignement ait représenté un coût supplémentaire pour mon entreprise, mes téléacteurs ont été les perdants de l'affaire, car je n'ai pas augmenté leur temps de travail. J'ai embauché d'autres téléacteurs pour bénéficier des aides. Or mes employés, payés au SMIC, ont besoin d'argent, le temps libre ne les intéresse pas.

Ils ont, par conséquent, très violemment réagi contre leurs nouveaux collègues qui sont, dans leur esprit, venus leur prendre les heures qui leur manquaient. En fin de compte, mes salariés n'ont pas réellement bénéficié des 35 heures, contrairement aux cadres qui, pour leur part, ont été très satisfaits, même s'ils commencent à contester le gel des salaires.

Du fait de la réduction du temps travaillé, calculé sur 47 semaines, mon manque à gagner a été de 1,4 million d'euros sur un chiffre d'affaires de 13,5 millions d'euros, ce qui représente une baisse de 10,4 % de mon chiffre d'affaires en 2003.

J'ajoute que les personnes nouvellement recrutées, n'étant pas opérationnelles immédiatement, ont entraîné également un manque à gagner.

Les 35 heures ont, de plus, eu pour conséquence une réduction très nette de mon activité, du fait de la contraction des heures de présence. A titre d'exemple, j'ai huit commerciaux qui prennent cinq rendez-vous par semaine. Ils ont dix jours de RTT. Sur quatre ou cinq rendez-vous par semaine, on obtient un devis et, sur quatre devis, une affaire. La RTT s'est mécaniquement traduite par une diminution du nombre de rendez-vous. J'aurais pu engager de nouveaux commerciaux, mais il leur aurait fallu six mois pour obtenir un chiffre d'affaires comparable aux commerciaux en place et, de toute façon, il est très difficile aujourd'hui, pour une entreprise, de recruter un bon commercial. La pression exercée sur mes commerciaux, bien qu'accrue, a donné peu de résultats.

C'est pourquoi, je suis contrainte de demander à mes employés de prendre des RTT entre Noël et le jour de l'An. Globalement, sur l'ensemble de l'année, depuis la mise en place des 35 heures, la France entière s'absente durant les ponts, les vacances scolaires, etc., et le temps disponible pour vendre s'est réduit comme une peau de chagrin. J'ai, pour ma part, profité de ces temps morts pour programmer des formations, mais cela a entraîné une certaine démotivation. Tout cela mis bout à bout explique le fait que la récession perdure.

Au sein d'ETHIC, nous ne sommes pas du tout optimistes. Nous admirons le retour de la croissance aux Etats-Unis, mais ce pays est « pro-actif ». La France n'est pas dans ce cas. Même si mes salariés veulent travailler plus, je dois faire une pause pendant les périodes où toute la France s'arrête. Il y a un effet boule de neige indéniable des RTT sur l'activité globale.

En outre, les aides versées par l'Etat n'ont pas compensé le surcoût salarial lié au passage aux 35 heures, estimé à environ 10,3 %. Si j'additionne les subventions de la loi Aubry I et les réductions de charges de la loi Fillon, qui remplace la loi Aubry II, les aides de l'Etat représentent 5,86 % de la masse salariale, pour une augmentation de 10,3 %.

Par ailleurs, la gestion de ces aides relève du cauchemar. J'ai embauché des spécialistes, payé des heures d'expertise comptable, fait procéder à des audits de rentabilité, pour essayer de comprendre ces mécanismes, d'une complexité terrible. C'est devenu ingérable.

Nous sommes filiale d'un groupe coté en bourse. Le groupe m'a demandé d'effectuer des prévisions. En 2005, le manque à gagner sera de 192 000 euros sur un chiffre d'affaires prévisionnel de 15 millions d'euros, soit 1,3 % par rapport à mes prévisions initiales en raison de la fin des dispositifs d'aide.

Je constate, en outre, de fortes inégalités selon les entreprises. Certaines petites entreprises étaient aux 35 heures, d'autres aux 39 heures. Nous avons dû changer d'entreprise de ménage parce qu'elle nous répercutait le coût de son passage aux 35 heures. J'ai donc pris une société qui était aux 39 heures, et donc moins chère. Tous mes prestataires ont augmenté ou essayé d'augmenter le tarif de leurs services. Par conséquent, je les ai punis d'être passés aux 35 heures, en ne faisant plus appel à eux.

Par ailleurs, Multilignes est soumise à la concurrence. Or, les entreprises du secteur travaillent avec une main d'oeuvre délocalisée. Les 10 premières entreprises de télémarketing proposent des centres d'appels offshore. Le coût salarial des 35 heures devient ainsi rédhibitoire. France Telecom nous a mis aux enchères à la baisse, il y a huit jours, sur un centre d'appels. Aujourd'hui, quand des entreprises comme France Telecom mettent des marchés aux enchères à la baisse, ce sont, en fait, les salaires des personnes qui travaillent dans nos entreprises qui sont en cause. Mais, en France, nous ne pouvons pas aller plus bas, du fait du SMIC.

Dans le même temps, les cotisations patronales ont augmenté à hauteur de 0,3 % pour les comités d'entreprise, et de 9,5 % pour les mutuelles, malgré d'âpres négociations. Au total, nous avons enregistré une augmentation moyenne de 12 % des cotisations patronales, sans compter l'augmentation qui résultera des récentes négociations sur la formation, dont l'UIMM se réjouit malgré tout.

J'ai eu un conflit de fond avec l'Inspection du travail sur mon département Formation. J'utilise seize formateurs extérieurs, salariés de mon entreprise, mais organisant eux-mêmes leur travail et leurs horaires. Ce sont eux qui choisissent leur temps de travail. Je ne les ai donc pas inclus dans la réduction du temps de travail. Certains travaillaient déjà moins de 35 heures, car ils préféraient travailler deux jours par semaine. Or l'inspecteur du travail a voulu les réintégrer et diminuer leur temps de travail. Quand j'ai indiqué qu'ils choisissaient eux-mêmes leur temps de travail, il m'a répondu qu'il fallait quand même diminuer ce temps, car ils avaient été comptabilisés dans l'effectif au moment du calcul des aides. Mes formateurs ont refusé de diminuer leur temps de travail. On m'a demandé alors de diminuer leur temps de travail effectif dans les stages de formation qu'ils donnent. Mais mes clients ont refusé de payer le même prix pour une prestation réduite. Si je diminuais le temps du stage de formation, ils voulaient le payer moins cher, auquel cas je devais payer moins cher mes formateurs, ce qu'ils ont refusé. C'est kafkaïen ! Nous sommes toujours en négociation.

J'ai encore récemment rencontré mon inspecteur du travail qui est régulièrement posté dans le hall de l'entreprise dès 9 heures. Il est venu me voir pour me dire que dix salariés étaient arrivés avant 9 heures 30 et qu'il en concluait que mes horaires avaient changé. Puis il m'a indiqué que, lorsqu'il avait demandé à ces salariés pourquoi ils étaient là à 9 heures 15, ceux-ci lui avaient répondu que c'était parce qu'ils avaient du travail. L'inspecteur estime que je suis fautive car je n'ai pas diminué leur charge de travail proportionnellement à leur temps de travail. Il en conclut que j'exerce une pression sur eux.

Je ne vais quand même pas supplier mes équipes de ne pas arriver avant 9 heures 30 alors que nous sommes en perte !

La fiabilité de l'Etat me semble fortement entachée. Quoi que l'on fasse, il faut que les administrations montrent plus de compréhension à l'égard des entreprises, ce qui n'est pas le cas actuellement.

Enfin, il me semble que la fracture psychologique augmente et que la conception du travail a évolué. Mais je veux remonter la pente. J'ai lancé récemment la première fête de l'entreprise en France, sur le thème «J'aime ma boîte» ; 71 % des salariés français ont déclaré partager ce slogan - l'UNSA et la CGC m'ont rejoint.

M. le Président : Je vous remercie. Nous avons bien compris que c'était une expérience vécue. Votre témoignage est très intéressant. Je vais maintenant donner la parole au rapporteur, puis aux membres de la mission qui souhaitent intervenir.

M. le Rapporteur : Je remercie Mme de Menthon de cet exposé. Comme l'a rappelé le président, nous sommes ici dans le concret, dans la micro-économie, qui fait suite aux discussions que nous avons eues précédemment sur l'évaluation macro-économique ou le coût financier des 35 heures. Il est intéressant de voir ce qui s'est passé dans une entreprise telle que la vôtre.

J'ai noté que vous évoquiez deux conséquences des 35 heures. Le premier mot qui vient à l'esprit est celui de complexité. Il est clair que l'application des 35 heures a donné lieu à une complexification de la réglementation.

Par ailleurs, vous avez insisté sur la fragmentation. Nous avons le sentiment que l'entreprise, telle que vous la décrivez, est une entreprise fragmentée entre cadres et non-cadres, entre impliqués et non-impliqués, entre satisfaction et insatisfaction, surtout après l'application des 35 heures. Cette fragmentation est un élément que nous avons noté à plusieurs reprises, à l'occasion d'autres auditions.

Nous avons eu l'occasion de voir qu'à l'extérieur de l'entreprise, cette fragmentation était aussi à l'oeuvre entre ceux qui profitent de la RTT et ceux qui en sont exclus. Pensez-vous que cette fragmentation peut entraîner des tensions si fortes qu'elle pourrait avoir des conséquences sociales lourdes et générer des oppositions majeures à l'intérieur même de l'entreprise ?

M. Maurice GIRO : Je vous sens excédée en tant que responsable d'entreprise par les contraintes qui vous sont imposées. Je dirai, comme le général de Gaulle que «je vous ai compris» car j'ai été moi-même chef d'entreprise. En vous écoutant, j'ai l'impression de m'entendre.

Vous avez énuméré les conséquences des 35 heures : la valeur travail en perte de vitesse, une perte de pouvoir d'achat pour les salariés les plus modestes, une détérioration des conditions de travail, ainsi qu'un manque de communication.

Toutefois, d'un autre côté, vous évoquez également des aspects positifs qui sont la relance des négociations d'entreprise, le développement de la flexibilité dans l'entreprise ou la création d'emplois grâce aux aides.

Pensez-vous que, si les patrons avaient eu confiance en la mise en place des 35 heures, les difficultés auraient pu être gommées ?

M. Jean LE GARREC : J'ai été sensible à votre intervention tout en nuances... Je l'ai personnellement beaucoup appréciée, tout comme j'ai apprécié votre sens de la réflexion, prenant en compte des problèmes souvent complexes. Je me contenterai de faire cinq remarques.

Je banaliserai la première, car vos réactions sur l'inspection du travail, l'administration d'Etat, etc., transcendent tous les gouvernements. J'en fais état, mais cela n'a que peu de rapport avec notre sujet.

Deuxième remarque : ne pensez-vous pas que les 35 heures ont été le révélateur de problèmes internes à l'entreprise ? Quand vous parlez de réconciliation avec l'encadrement, tout cela pose un problème de regard sur l'entreprise. Vous avez même dit, me semble-t-il, que les petites entreprises étaient quelquefois mal gérées, ce qui est vrai.

Ma troisième remarque a trait au télémarketing, à la délocalisation et à l'automatisation. Hélas, comme vous avez eu l'honnêteté de le dire, votre délocalisation n'était que l'anticipation d'une décision qui aurait été prise dans un futur proche. D'ailleurs, toutes les entreprises ou groupes de télémarketing des Etats-Unis sont installées en Inde. La délocalisation est un facteur permanent de nos économies, en raison du différentiel de salaire. Ce problème transcende largement celui des 35 heures.

Quant à ma quatrième remarque, j'ai trouvé votre propos très sévère, et cela m'inquiète beaucoup, sur les abus liés aux arrêts maladie. Je connais les chiffres, mais pour qu'il y ait congé maladie, il faut qu'il y ait un prescripteur. C'est un problème très grave que vous posez. Nous en avions connaissance, en particulier pour les salariés âgés travaillant souvent dans des conditions difficiles, mais si ce mal pernicieux s'étend, cela pose le problème général de la responsabilité du prescripteur.

Enfin, j'aurais la même réflexion sur les salariés quittant l'entreprise pour « prendre » quatre ou cinq mois de chômage. J'aurais tendance à penser que ce sont des cas très particuliers ou alors des cadres ayant une spécialisation telle qu'ils sont assurés de retrouver rapidement un travail. Cela ne peut concerner qu'une petite minorité.

Mme Catherine GENISSON : Ma première réflexion rejoindra celle de M. Le Garrec concernant les arrêts de travail. J'irai même plus loin en disant que c'est une mise en accusation des prescripteurs, ce qui est très grave.

Suite à votre intervention, Madame, j'ai deux questions à vous poser, dont une qui recoupe ce qu'a évoqué M. Le Garrec. Il m'a semblé en vous écoutant, et vous l'avez d'ailleurs évoqué, que non seulement les 35 heures étaient la cause de vos difficultés de fonctionnement, mais qu'elles semblaient également avoir été très largement le révélateur de difficultés structurelles, concernant le management d'un certain nombre des entreprises que vous représentez. Est-ce le cas ?

La deuxième question est la suivante. Compte tenu de l'évaluation et de l'appréciation que vous portez sur l'application des 35 heures, pourquoi n'avez-vous pas eu recours massivement à la possibilité de renégociation sur le sujet, grâce à la loi Fillon votée dès l'arrivée du gouvernement actuel ?

M. le Président : Je voudrais ajouter quelques questions. Ce n'est pas la première fois que nous entendons ce que vous avez dit. Le constat selon lequel les salariés gèrent plus leur temps de loisirs que leur temps de travail me semble intéressant. En effet, le problème n'est pas de critiquer la diminution du temps du travail, mais de savoir quelles en sont les conséquences sur la société et l'entreprise.

Je voudrais, en outre, rebondir sur une question posée par Mme Genisson. Dans une audition précédente, on nous a indiqué que la loi Fillon n'avait provoqué une renégociation des accords que dans trois entreprises sur mille. Vous indiquez que vous avez refusé de renégocier, bien que vos salariés vous demandaient de bénéficier d'heures supplémentaires. Cela signifie-t-il que les salariés veulent travailler plus pour gagner plus, mais que, parfois, le chef d'entreprise ne veut pas forcément renégocier l'accord, compte tenu du coût de l'heure supplémentaire ?

Mme Catherine VAUTRIN : Un mot sur l'évolution des mentalités. Nous recevions hier après-midi un autre chef d'entreprise qui, lui, avait une population qui était, sauf erreur de ma part, composée à 90 % de cadres. Il nous a fait part du retour d'expérience suivant : il y a trois ans, un sondage dans l'entreprise demandant aux salariés de choisir entre des stock-options ou la RTT a donné lieu à un partage égal entre les deux solutions. Ce chef d'entreprise a beaucoup insisté, lui aussi, sur l'évolution des mentalités, qui privilégie les loisirs. On sent là, a priori, une tendance lourde. Le salarié veut une vie parallèle à sa vie dans l'entreprise.

Mme Sophie de MENTHON : S'agissant de la complexité, je vous répondrai que la situation actuelle est kafkaïenne et ingérable.

Nous avons constaté que la fragmentation, qui est très forte, a redoublé au moment des retraites. J'ai eu en charge la gestion de la cellule de réception des appels relative à la réforme des retraites. Nous avons noté la fracture entre le secteur privé et le secteur public - le secteur privé étant supposé travailler plus que le secteur public, qui dispose, quant à lui, d'avantages et de privilèges -, mais aussi fracture entre ceux qui voulaient s'arrêter de travailler et ceux qui, plus impliqués, voulaient travailler plus longtemps.

Il est clair que le stress a été accru dans les entreprises de taille moyenne du fait des 35 heures. Le cabinet EPSY, membre d'ETHIC, a d'ailleurs élaboré un rapport sur la recrudescence des accidents du travail.

Vous m'avez interrogé sur le bénéfice du temps utilisé. Je ne suis pas d'accord pour dire que les gens ont privilégié leurs loisirs. Les femmes ont été plus souvent stressées. Elles sont perdantes : elles ont travaillé beaucoup plus chez elle, se sont plus occupées de leurs enfants. Je ne porte pas de jugement, mais c'est un constat.

Pour répondre à M. Le Garrec, chacun sait que je suis quelqu'un de nuancé. Je reflète l'opinion des chefs d'entreprise. Vous ne trouverez pas beaucoup de chefs d'entreprise plus nuancés, notamment de créateurs d'entreprise.

Les 35 heures ont été le révélateur de problèmes internes. Je ne crois pas du tout que les entreprises françaises soient toutes parfaitement gérées. Je pense qu'il y a de très mauvais patrons, de très mauvais cadres, que la majorité des salariés protégés ne travaillent pas du tout. Je pense qu'il y a des syndicalistes qui sont désintéressés, d'autres qui sont là pour ruiner l'entreprise. Je pense que les syndicats sont politisés, hostiles au monde de l'entreprise et non représentatifs. Il y a de vrais dysfonctionnements dans les entreprises françaises.

Mais, on ne peut pour autant se réjouir que les 35 heures aient été le révélateur de dysfonctionnements préexistants.

Il est vrai que les 35 heures ont été l'occasion de remettre les choses à plat dans certaines entreprises, en particulier dans l'industrie. L'accord passé par l'IUMM a été un bon accord. La branche, très forte, a réussi à négocier la flexibilité et les chefs d'entreprise de l'industrie en ont tiré des bénéfices.

Mon secteur d'activité, en revanche, n'est pas bien représenté, par manque de moyens. Nous n'intéressons personne. Moi-même, qui ai fondé le syndicat et en avait été présidente pendant vingt ans, j'ai fait ce que j'ai pu, mais je dois reconnaître que nous avons échoué à faire comprendre les enjeux de la sauvegarde de notre métier. C'est un métier important, mais qui aura été fugace. Le pays perd, avec la fin de cette profession, un potentiel formidable et des opportunités. C'est dommage.

Concernant le problème des arrêts maladie, je peux vous obtenir l'adresse d'un médecin qui en établit cent par jour. J'ai appelé le président du Conseil de l'ordre pour lui en faire part, mais il refuse de parler avec ETHIC : il ne veut pas s'intéresser au point de vue des entreprises. Cela s'explique sans doute par la paupérisation des médecins. Il est intéressant toutefois de noter que les médecins organisés en cabinets médicaux, et qui sont donc aussi employeurs, subissent les 35 heures. Quand la secrétaire médicale est aux 35 heures, c'est le médecin qui répond au téléphone le soir.

Les mentalités doivent changer. J'espère que la fête de l'entreprise y contribuera. Pour 2004, ETHIC a un projet de charte éthique pour chaque entreprise en France. Nous souhaitons que chaque entreprise réfléchisse à ses valeurs et à son éthique. Nous avons élaboré un questionnaire dans lequel, par exemple, nous demandons aux salariés s'ils se font arrêter lorsqu'ils ont un rhume. Chaque entreprise sera libre de suivre cette charte et de réfléchir sur ses valeurs. La charte devra venir des salariés et devra être comporter un engagement mutuel des patrons et des salariés.

Il faut en finir avec ces comportements inexcusables, comme par exemple ce sentiment chez les salariés qu'il existe un droit au licenciement quand ils veulent eux-mêmes quitter l'entreprise. Lorsqu'un salarié vient me voir parce qu'il veut quitter l'entreprise et me demande de le licencier, je refuse. Mais je suis considérée, y compris par les syndicats, comme un mauvais patron, parce que je ne licencie pas un salarié qui veut partir, et donc que je le prive de ses indemnités de chômage.

Je suis scandalisée par la généralisation de tels comportements. Aujourd'hui, c'est une récompense pour un cadre d'être licencié après avoir bien travaillé dans son entreprise. Si je refuse de le licencier, il me rétorque qu'il ne veut pas faire sa période de préavis. Si j'insiste, il me répond que soit il ne fera rien, soit il se fera arrêter. C'est ainsi que cela se passe dans les entreprises en France dans 99 % des cas !

J'en viens à la renégociation de la loi Fillon. Ce qui m'a été imposé par la loi, on me permet aujourd'hui de le détricoter par des renégociations sur le temps de travail. Je ne me sens pas capable, dans les conditions actuelles, de me retrouver autour d'une table avec les syndicats et les salariés pour leur dire que l'on va revenir sur le temps de travail. Je ne suis pas dans la situation de le faire : je n'ai ni le climat social ni les moyens financiers pour le faire, et j'ai trop peur de déstabiliser mon entreprise.

Je pense que cette loi est totalement inefficace et inutile. Je ne peux absolument pas absorber le coût des heures supplémentaires en ce moment : je perds de l'argent !

Je dois donc réussir à remonter la pente avec mes effectifs actuels. Je ne sais pas s'il faut une loi pour revenir sur les 35 heures. Mais, je sais qu'il était possible d'en faire une dans les deux mois qui ont suivi les élections, car nous avions cru comprendre que les 35 heures avaient contribué à faire perdre la gauche.

A présent, si une nouvelle loi revenait sur les 35 heures, je ne crois pas que les salariés, qui ont intégré cette réduction du temps de travail, seraient capables de le supporter, même si certains comprendraient parce qu'ils savent qu'il faut travailler plus. En définitive, une remise en cause des 35 heures accentuerait encore plus le clivage. Ce qui a été fait par la loi Fillon est insuffisant, car il faudrait maintenant reconstruire de façon positive, et que l'administration arrête d'espionner les entreprises.

Je précise que beaucoup de chefs d'entreprise du mouvement ETHIC pensent toutefois qu'une loi devrait revenir sur les 35 heures, car leur entreprise pourrait le supporter.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean de KERVASDOUE,
professeur au Conservatoire national des arts et métiers

(Extrait du procès-verbal de la séance du 27 novembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous accueillons M. Jean de Kervasdoué, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, et titulaire de la chaire d'économie et de gestion des services de santé. Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée depuis 1997. Dans cette perspective, vos fonctions actuelles, ainsi que vos responsabilités passées, notamment à la tête de la direction des hôpitaux, font de vous un observateur privilégié et sévère, si j'en juge par certains des articles que vous avez publiés, des conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en oeuvre dans les hôpitaux.

En ce qui me concerne, je souhaite que vous puissiez centrer votre exposé sur trois points, qui nous paraissent essentiels : les conséquences du passage aux 35 heures pour le personnel de nuit, les effets de la RTT pour les cadres de l'hôpital et la question des temps de chevauchement. Un autre élément concerne la directive européenne portant la durée maximale hebdomadaire du travail à 48 heures pour les personnels médicaux à l'hôpital.

M. Jean de KERVASDOUE : Je voulais faire deux remarques en préambule. La première, pour préciser qu'effectivement, dès le mois de juin 2002, j'avais fait passer au Monde, qui l'a publié en juillet 2002, un article intitulé La cassure des 35 heures.

Ce soir sera publié un autre article, dans lequel je raconte une partie de mon hospitalisation. Les 35 heures ne sont pas la seule cause de tous les dysfonctionnements des hôpitaux - il y en a beaucoup d'autres. Mais, il était clair que cette réforme allait entraîner de lourdes conséquences, comme nous pouvons le constater aujourd'hui.

Par ailleurs, je souhaite rappeler qu'à mon arrivée à la direction des hôpitaux, en novembre 1981, j'avais été chargé de mener une étude sur les 39 heures et de les mettre en œuvre.

Je commencerai donc par cette mise en place des 39 heures. La première chose que j'ai faite, à la demande de Pierre Mauroy, a été de charger l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de mener une enquête sur la durée effective du travail dans une trentaine d'hôpitaux. La durée du travail, en 1981, variait de 33 heures 30 à 41 heures 30, ce qui correspondait à l'époque à la durée légale. La moyenne s'élevait à 37 heures 30, dans cet échantillon que nous avions constitué au hasard.

En effet, au début des années soixante-dix, à la fin de la présidence de Georges Pompidou, une forme de générosité sociale avait conduit certains hôpitaux, dont beaucoup d'hôpitaux psychiatriques, à travailler très sensiblement en dessous de la durée légale du travail.

Fort de cette enquête, j'ai réuni les directeurs d'hôpitaux et je leur ai signifié que la durée légale du travail était de 39 heures - non de 39 heures moins deux heures et demie. A l'époque, l'application de la règle de trois nous aurait conduits à créer 20 000 emplois. En fait, j'avais bien expliqué que, s'ils demandaient des emplois, ils auraient une inspection. Nous avons donc finalement créé 6 000 emplois pour appliquer les 39 heures, après une baisse de deux heures et demie de la durée légale du travail.

S'agissant de cette diminution du temps de travail, je souhaiterais apporter trois précisions.

Première remarque : la règle de trois n'a pas de sens strict, du point de vue de l'équité, pour des raisons multiples. Il convient d'observer la durée effective du temps de travail, qui varie beaucoup selon les établissements hospitaliers.

Le deuxième point est relatif au chevauchement entre équipes, qui va de trente minutes à parfois deux heures, le plus souvent une heure et demie. La répartition des équipes hospitalières est relativement simple : 50 % du personnel le matin, de 7 heures à 15 heures ; 30 % l'après-midi, de 13 heures 30 à 21 heures ; 20 % la nuit. En raison de ce chevauchement d'une heure et demie, dans beaucoup d'hôpitaux, 80 % du personnel est présent entre 13 heures 30 et 15 heures, ce qui ne correspond pourtant pas à la période de la journée où l'activité est la plus importante.

Le troisième sujet, lourd de conséquences, même s'il peut paraître anecdotique, concerne le repas compté sur le temps de travail. Nous avions déjà débattu de ce point avec les hôpitaux en 1981. J'avais donné mon accord pour les hôpitaux psychiatriques, parce que cela me semblait justifié, et mon désaccord pour les autres établissements hospitaliers. En effet, les infirmières ne déjeunent pas avec leurs malades, à l'inverse, le plus souvent, des personnels soignants des hôpitaux psychiatriques. Cette décision prise en 1981 a eu une série de conséquences sur ce qui s'est passé plus récemment.

J'en viens maintenant à la mise en place des 35 heures. Nous aurions pu imaginer utiliser cette mesure pour réduire les inégalités de dotations hospitalières, absolument considérables, entre établissements. Or l'inverse a été fait, puisque les effectifs existants ont guidé les affectations de personnel, sans que cette dernière mesure soit utilisée pour doter les services défavorisés. Nous avons donc augmenté la dotation de l'Assistance publique de Paris, de très loin la mieux dotée de France. De plus, à Paris, la durée réelle du travail s'élève aujourd'hui à 32 heures 30, puisque, sans que personne ne le remarque, le repas a été inclus dans le temps de travail, cette pause étant comptabilisée pour trente minutes.

Les conséquences en sont nombreuses. Les inégalités n'ont pas été réduites, au contraire. Par cette simple mesure, les cinq ou six années d'efforts réels de réduction des inégalités entre régions ont été balayées. Nous avons également créé une pénurie, purement administrative, car, malheureusement, nous n'avions pas suffisamment recruté de personnels, notamment dans les écoles d'infirmières. Nous avons donc contribué à la diminution de la productivité.

Il convient de souligner que, l'année dernière, la productivité des hôpitaux a baissé de 7 %. Cette année, elle devrait baisser d'à peu près autant, ce qui est considérable. De plus, dans la croissance des dépenses de santé, les dépenses hospitalières jouent un rôle non négligeable. En effet, cette année, l'augmentation de celles-ci avoisinera 5,3 %.

La pénurie, associée à l'existence d'une demande, engendre un marché parallèle. Hier encore, un directeur d'établissement m'indiquait qu'à Paris, les infirmières, en plus de leurs 35 heures, faisaient une ou deux vacations de douze heures, rémunérées de l'ordre de 1 500 euros la vacation, ou travaillaient dans des sociétés d'intérim. Au final, leur durée de travail hebdomadaire dépasse en général les 35 heures.

D'où l'organisation de ce marché noir, qui va même jusqu'à la détermination d'un planning entre hôpitaux publics et hôpitaux privés : les surveillantes organisent leur emploi du temps au bloc en fonction de cet élément. D'autant que, comme vous le savez, l'organisation du travail dans les hôpitaux n'est pas définie par la demande du malade, mais par les différents statuts du personnel.

Il est d'ailleurs très frappant de constater que la différence entre les hôpitaux publics et les cliniques privées se mesure par la prise en compte des besoins de la personne malade, besoins qui, dans un hôpital public, jouent un rôle relativement mineur. A titre d'exemple, je vous cite mon expérience personnelle d'hospitalisation, en ce qui concerne le nombre de personnes qui entrent dans votre chambre le matin. Une première personne vous demande si vous avez bien dormi, alors que vous venez de vous endormir ! Une deuxième entre pour vous prendre la température à l'oreille et l'écrire sur une feuille de papier, puis sort. Ensuite, deux autres personnes entrent, l'une poussant un trépied, l'autre avec un appareil pour mesurer la tension. Elles ressortent, puis quelqu'un d'autre vient vous déposer un plateau de petit déjeuner sur votre tablette. Si vous lui demandez de le déplacer, elle vous répondra que ce n'est pas à elle de le faire. Une infirmière vient vous faire une piqûre, mais vous lui demandez d'attendre, le temps de finir votre yaourt, seule chose que vous pouvez manger... Vers 10 heures et demie arrive l'aide-soignante, que vous auriez aimé voir en premier, car c'est elle qui vous aide à faire votre toilette. En résumé, le travail est très parcellisé, et la réduction du temps de travail augmente d'autant les conséquences de cette parcellisation.

Pour prendre un contre-exemple, dans une clinique privé où j'ai fait ma rééducation, un matin, avisant une personne qui faisait mon lit, je lui ai demandé de dire à l'infirmière que je souhaitais la voir : c'était elle, l'infirmière ! Dans les hôpitaux publics, c'est quelque chose que vous ne verrez jamais. Il arrive que les infirmières aident les aides-soignantes à faire les lits, mais il est très rare qu'elles les fassent à leur place. Ce qui pèse sur l'organisation du travail, c'est le corps de métier qui est le moins nombreux ce matin-là. C'est cela, entre autres, qui définit le sentiment de la pénurie à l'hôpital.

Pour résumer les conséquences de l'application des 35 heures, je dirais que la réalité de la durée du travail et la réduction des inégalités n'ont pas été prises en compte. Pour ma part, je n'ai pas compris comment le gouvernement avait pu entreprendre la négociation en annonçant la création de 40 000 emplois et en terminant avec 45 000, quel que soit le bien fondé des 35 heures. J'en aurais profité pour réduire les inégalités ou pour reconsidérer la durée effective du travail.

De plus, la distorsion entre cliniques et hôpitaux s'accroît, avec une productivité relative qui s'améliore encore au profit des cliniques, puisque nombre d'entre elles ont mis en place le temps coupé et non le temps continu. Socialement, le système est très contraignant, puisque, dans beaucoup de cliniques, la majorité du personnel n'est présent que pendant les heures où il y a du travail, c'est-à-dire de 7 heures à 12 heures, et de 15 heures à 18 heures. En effet, après le déjeuner, les patients dorment.

Concernant les conséquences pour les médecins, avant de vous donner mon opinion - qui est très sévère -, la baisse est encore plus considérable. En effet, dans un ouvrage d'enquêtes intitulé La crise des professions de santé, publié en 1999, et rédigé avec mes collaborateurs et des chercheurs, nous avons noté que la durée du travail des personnels hospitaliers à temps complet était de 53 heures pour les hommes et de 46 heures pour les femmes. Passer de 50 heures à 35 heures a représenté une baisse tout à fait considérable. En outre, l'application simultanée de la règle du plafonnement à 48 heures par semaine entrave l'apprentissage de certains métiers. Or, cette règle aurait pu ne pas être appliquée, car il existe d'autres règles européennes plus adéquates que le gouvernement n'applique pourtant pas.

Dans certaines spécialités, notamment la chirurgie viscérale, une transplantation du foie dure de douze à treize heures. Par conséquent, heureusement que personne n'applique réellement ces consignes, car il serait impossible d'apprendre le métier, qui nécessite cette très longue présence au bloc. A cet égard, aux Etats-Unis, une réflexion a cours actuellement au sujet de la durée du travail maximum de 90 heures par semaine des résidents, qui sont l'équivalent de nos internes.

En outre, pour un certain nombre de cadres supérieurs, notamment les médecins, qui ont la formation la plus longue en France - au minimum sept ans, et le plus souvent douze ou treize ans -, la question est de savoir quand ils travaillent. Comme professeur, je sais quand je ne travaille pas, mais je ne sais pas toujours quand je travaille. Par exemple, en ce moment, suis-je en train de travailler ? Quand je lis un article, dois-je considérer que je travaille ? Il est donc très curieux que, dans cette profession, qui était choisie par beaucoup pour les possibilités d'épanouissement qu'elle offrait, pour les hommes comme pour les femmes, la réduction du temps de travail donne à penser que le seul épanouissement existe en dehors de la profession.

Tout cela me paraît tout à fait déraisonnable. Et il faut ajouter que les règles de fonctionnement des hôpitaux ont conduit à la création de très nombreux comités, éléments constitutifs d'une fausse démocratie interne. Entre les 35 heures et la présence obligatoire à une série de comités, c'est un grand maximum si les médecins sont présents au bloc ou face à des malades vingt heures par semaine.

Tout cela a accru la rémunération des médecins, qui était déjà considérable. La crise des professions de santé est indéniable. Le premier élément que nous avons testé avec mes collaborateurs a été l'existence d'un fondement économique à cette crise. Il n'en existe pas. Quand vous observez l'évolution des salaires et des rémunérations entre 1980 et 2000 en France, en indice 100 en 1980, les personnels du secteur public sont passés, en 2000, à 109, ceux du secteur privé à 111, les généralistes à 115, les infirmières à 120 avant les dernières augmentations, les spécialistes à 135 et les médecins hospitaliers à 165. Aujourd'hui, un professeur hospitalier gagne plus qu'un préfet ou qu'un professeur d'université.

Cette augmentation de la rémunération, tout à fait considérable, est également due à la baisse de la durée du travail. Elle renforce un phénomène très lourd de conséquences à terme, à savoir la distorsion entre la médecine de ville et la médecine hospitalière. En effet, les médecins généralistes libéraux hommes, dans les enquêtes passées, travaillaient 58 heures, les spécialistes 55 heures. Quant aux médecins généralistes libéraux femmes, elles travaillaient 46,9 heures, les spécialistes 38,6 heures. L'une des composantes du secteur médical bénéficie donc d'un niveau de rémunération très élevé à l'hôpital, sans même parler, notamment, des rémunérations des gardes ou du secteur privé.

Pour ma part, je pense que l'application des 35 heures au personnel médical constitue une totale aberration. Je ne peux imaginer une société où seul le non-travail permet de se réaliser, notamment dans des professions aussi nobles que les professions médicales.

M. le Président : Merci, M. le professeur. Votre exposé a été parfaitement clair et a déjà apporté des réponses à un grand nombre de questions que nous souhaitions vous poser.

Au-delà de la polémique survenue cet été, au moment de la canicule, nous avons noté les problèmes de carence des personnels liés à la mise en oeuvre des 35 heures.

Actuellement, y a-t-il une relation de cause à effet entre le passage aux 35 heures et cette carence de personnel ? Lors d'une visite à l'hôpital de ma ville, Rueil-Malmaison, il y a quelques jours, j'ai été consterné. En effet, la directrice m'a expliqué que, compte tenu de l'organisation du travail, elle avait été dans l'obligation de fermer vingt lits, et que, malheureusement, face à l'insuffisance de personnel, ces lits resteraient fermés. Les postes sont ouverts, mais il n'est pas possible de recruter, car le personnel est insuffisant, et les 35 heures ont conduit à un affaiblissement du service.

M. Jean de KERVASDOUE : Il est certain que nous avons créé une pénurie administrative. Le facteur est double : l'administration centrale a, malheureusement, limité le nombre d'élèves dans les écoles d'infirmières, cela bien avant les 35 heures, et contrairement à l'avis du délégué général de la fédération hospitalière privée de l'époque. De plus, il faut au minimum trois ans pour former une infirmière. Ces deux phénomènes concomitants ont eu les effets que vous soulignez pour l'hôpital de Rueil-Malmaison, et de façon tout à fait générale en France. Ils sont aussi à l'origine de ce marché noir dont j'ai parlé tout à l'heure.

M. le Rapporteur : Vous avez été clair quant au jugement que vous portez sur les conséquences entraînées par l'application des 35 heures. J'ai été sensible à plusieurs de vos propos, notamment lorsque vous avez indiqué que les déséquilibres, déjà existants avant l'application des 35 heures, ont été accrus par la suite. Je souhaiterais connaître votre sentiment sur ce point, ainsi que sur ce qui semble résulter de l'ensemble de votre propos, à savoir l'apparition d'une forme de médecine à deux vitesses.

Il a déjà été question de la « France à deux vitesses », qui apparaît avec l'application des 35 heures. Vous avez souligné la distorsion existant entre médecins de ville et médecins hospitaliers. Là encore, nous connaissons une sorte de fragmentation de notre société, en l'occurrence la société médicale.

Puis vous abordez le problème du travail au noir. Y a-t-il une montée en puissance de ce travail au noir à l'intérieur de l'hôpital, à la suite de l'application des 35 heures ?

Mme Catherine GENISSON : On ne peut nier la pénurie administrative, dont les causes sont variées, et liées aussi au fait qu'à partir de 1995-1996, nous avons considérablement diminué l'entrée des élèves dans les écoles d'infirmières. Mais cette pénurie était prévisible, même si, à partir de 1997, le gouvernement a augmenté à nouveau l'accueil des élèves infirmières.

Pourquoi ne pas avoir davantage utilisé le compte épargne temps, moyen de régulation et réponse à cette difficulté ? Vous avez mis l'accent sur un élément fondamental, cause incontestable de l'échec de l'application des 35 heures à l'hôpital : cette application a été faite en fonction des statuts, et non de l'organisation du travail. Il est vrai, notamment, qu'entre 13 heures 30 et 14 heures 30, 80 % du personnel est présent, alors que ce temps est manifestement un temps creux. En la matière, les 35 heures ont fonctionné comme un révélateur. Il me semble que cela doit nous faire réfléchir considérablement sur l'organisation de l'hôpital, en particulier sur l'organisation du travail.

Vous avez dénoncé, sans doute à juste titre, la mise en place d'un certain nombre de comités, constitutifs, selon vous, d'une fausse démocratie. Si nous avions mis en place les 35 heures en fonction de l'organisation des services ou des pôles d'activité, comme cela a été fait dans les entreprises qui ont appliqué avec succès la réduction du temps de travail, cela aurait eu des incidences considérables sur la qualité de l'offre de soins, ainsi que sur la qualité des conditions de travail des personnels. Ce sujet me paraît fondamental.

Dernière remarque : vous avez indiqué que se crée une médecine à deux vitesses, en particulier qu'apparaît une distorsion entre la médecine hospitalière et la médecine libérale. Cette volonté d'accepter l'application des 35 heures dans le milieu hospitalier n'a-t-elle pas, tout de même, des incidences importantes sur l'organisation de la médecine libérale ? Je pense en particulier, au-delà des questions de démographie médicale, aux changements de comportement des médecins libéraux, notamment les généralistes. Ces derniers ont une toute autre approche de la notion de permanence des soins, et, pour un certain nombre d'entre eux, du travail en garde, approche différente de ce qu'elle était il y a encore une dizaine d'années. D'où une augmentation considérable du travail des services d'urgence, qui enregistrent chaque année une croissance moyenne de 5 % de leur activité.

M. Jean de KERVASDOUE : Je n'utilise jamais l'expression de médecine à deux vitesses : ce serait un progrès, car, aujourd'hui, nous sommes en présence de cinq ou six vitesses !

Je fais toujours remarquer à mes élèves que 5 % de 100 représente le double de 5 % de 50. Effectivement, les calculs en pourcentages automatiques augmentent les inégalités, même si les pourcentages restent les mêmes.

En ce qui concerne le compte épargne temps, il ne représente qu'une solution provisoire ! L'épargne temps fonctionne la première année, mais, dès lors que le temps a été épargné, il faut du temps pour prendre cette épargne. Par conséquent, cela aussi crée la pénurie. Il faut penser en dynamique. Le bénéfice de l'épargne temps aurait pu prévaloir la première année, voire, avec des transferts, la seconde année, mais cela n'a pas de sens, sauf, encore une fois, de manière très provisoire.

Pour ce qui est de l'organisation hospitalière, vous prêchez un convaincu. Il se trouve que la même ministre avait en charge les 35 heures et l'organisation hospitalière. Elle a mené, dans le secteur de l'hospitalisation, ce que j'ai appelé une « politique de santé par la grève ». Chaque année, je publie un livre sur l'analyse de la politique de santé ; je continuerai à le faire, même si cela contribue à ne pas me rendre très populaire auprès des ministres de la santé successifs. Or, la politique menée a, dans un premier temps, fait fi des questions de santé. Puis, toutes les professions hospitalières se sont mises en grève et ont toutes obtenu satisfaction, sauf la médecine de ville. Clairement, nous devons en tirer la conclusion que le gouvernement de l'époque avait considéré que le secteur hospitalier faisait partie de sa clientèle politique, et pas la médecine de ville. De ce fait, les grèves ont été beaucoup plus longues pour les médecins libéraux.

Entre le moment où les personnels hospitaliers menacent de se mettre en grève, se mettent en grève et obtiennent satisfaction, y compris les cliniques privées, quelques jours s'écoulent. Mme Aubry a ainsi accordé 3 milliards, non financés d'ailleurs sur le budget de l'Etat.

Vous soulignez quelque chose de très important : les généralistes ont fait la grève des gardes. Ce faisant, ils se sont aperçus qu'une vie sans garde et sans astreinte était beaucoup plus douce, du point de vue familial, et ils ne sont pas retournés au statut antérieur. La grève a duré neuf mois, jusqu'aux élections législatives.

Je plaide pour une réforme de l'organisation hospitalière depuis très longtemps. Il se trouve que le ministre, dans le même portefeuille, gérait l'organisation hospitalière et les 35 heures. Mais cela n'a pas été fait.

En ce qui concerne la démographie médicale, il convient d'arrêter de raconter des histoires. Il n'y a jamais eu autant de médecins qu'aujourd'hui. Même si le gouvernement n'avait pas augmenté le numerus clausus, j'ai calculé qu'en 2020, le nombre de médecins serait le même qu'en 1984, époque où j'entendais déjà dire qu'il y avait trop de médecins.

En fait, la démographie médicale recoupe plusieurs sujets. Quand les médecins l'évoquent, ils ne prennent pas en compte le nombre de médecins en général, mais leur niveau de revenu. Aujourd'hui, la démographie médicale ne constitue pas un problème global ; elle le deviendra dans le futur, dans certaines spécialités, telle l'anesthésie-réanimation. Se poseront également des problèmes difficiles de concurrence entre les diverses compétences, car nous n'imaginons pas quelles seront les conséquences de l'évolution de la démographie française, notamment au moment du départ à la retraite de la génération du baby boom, à partir de 2006.

A la crise que traversent notre société et le système de santé, il y a une raison centrale et des raisons indirectes.

Parmi ces dernières, il existe dans ce pays une vraie crise des élites. Je suis favorable aux élites républicaines, et non héréditaires, favorable à ce que soient données aux personnes qui ont des responsabilités ces responsabilités. Dans l'application des 35 heures, une négociation directe est intervenue entre la ministre, Mme Guigou, et les syndicats. En fait, tous les directeurs d'hôpitaux et tous les chefs de service se sont sentis court-circuités. Les syndicats n'ont eu de cesse de définir, autant que faire se pouvait, cette application des 35 heures. Par conséquent, le chef de service de l'hôpital de Carpentras, de Rueil-Malmaison, de Lille ou d'ailleurs n'a eu qu'à appliquer des directives. Très clairement, les chefs de service hospitaliers ne veulent plus s'occuper d'organisation hospitalière. Celle-ci devient un sujet central, mais ils ont reçu trop de coups pour estimer que cela en vaille la peine. Je vous rappelle qu'aujourd'hui, 43 types de réglementations s'appliquent aux hôpitaux et, me semble-t-il, ne sont pas applicables simultanément.

La situation est kafkaïenne. Un directeur d'hôpital a le choix entre l'orange ou la pantoufle, l'orange qu'on lui apportera en prison, et la pantoufle qu'il décidera de chausser parce qu'il trouve ce monde totalement inadapté.

La raison centrale de la crise est liée à la grande transformation du secteur de la santé que constitue l'évolution des connaissances. Chaque mois, 25 000 nouveaux articles sérieux sont publiés dans le monde entier. Cette croissance des connaissances et des techniques a conduit à une division du travail - et même, dans le secteur de la santé, à une double division du travail.

Tout d'abord, une division du travail médicale puisque les facultés reconnaissent aujourd'hui cinquante-sept spécialités au lieu de neuf il y a cinquante ans. En fait, il existe une centaine de spécialités médicales et chirurgicales. Dans un hôpital comme celui de la Pitié-Salpêtrière, ce sont plus de cent spécialités différentes qui coexistent, puisque l'orthopédie ou la cardiologie ne constituent plus une spécialité, mais trois ou quatre. A la Pitié-Salpêtrière, par exemple, l'un des services est spécialisé en cancérologie du cerveau, mais seulement pour certains types de cancer.

Par ailleurs, ces mêmes grands hôpitaux, comme celui de la Pitié-Salpêtrière, comprennent cent cinquante métiers différents. Tous ne sont pas sanitaires - les cuisiniers ou les informaticiens, par exemple -, mais il existe également des spécialisations dans la profession d'infirmière, au bloc opératoire notamment

La réalité du travail, à l'hôpital comme en ville, repose sur la division du travail. La crise du système de santé vient de ce que les médecins de ville considèrent l'idéologie libérale comme inadaptée à la réalité du travail. En d'autres termes, les médecins se comportent comme des travailleurs indépendants, alors que, pour apporter des soins convenables, un pharmacien, un radiologue, un biologiste sont nécessaires. La qualité des soins que vous recevez à l'hôpital dépend de la qualité d'une équipe, ainsi que des coordinations entre équipes, et, en ville, des coordinations entre les différents professionnels de santé.

Le texte fondateur de l'organisation hospitalière remonte à 1943, c'est-à-dire au gouvernement de Vichy. Il donne aux chefs de service, en application du « Führerprinzip », des pouvoirs tout à fait déraisonnables. Je vous rappelle que les chefs de service hospitaliers en France sont nommés par le ministre. Il serait aberrant pour un industriel que ses directeurs techniques d'usine soient nommés par le ministre de l'industrie, et que ceux-ci élisent ensuite le directeur de la production de l'usine. Or, il en va ainsi à l'hôpital. Le chef de service, nommé par le ministre, s'intéresse assez peu au fonctionnement de son institution. La communication se résume à un « si je veux quand je veux », pour reprendre un slogan féministe.

En règle générale, les services sont bien organisés, au contraire de la coordination entre services. Voici une citation tout à fait remarquable d'un directeur d'hôpital de l'Assistance publique de Paris, sur l'organisation du travail à l'hôpital : « La principale difficulté vient de ce que toute rationalisation du travail dans les services de soins passe par l'assujettissement de l'emploi du temps des médecins à celui des équipes de soins. Il y a donc contradiction entre l'autonomie revendiquée dans l'exercice de l'art médical et la vocation à diriger, déterminée par le type de structure dans lequel s'exerce cet art. L'inorganisation de la transmission de l'information et sa validation permanente constituent un facteur de stress et d'épuisement pour les agents. L'inorganisation du travail contraint les emplois du temps. L'explication avancée par les personnels interrogés est le manque de personnel. Or, à l'observation, rien ne permet de le corroborer. C'est plutôt l'incertitude qui absorbe l'énergie des personnels, en grande partie en raison de l'archaïsme des modes d'acquisition et de transmission de l'information ».

M. le Président : Votre propos suscite de nouvelles questions. Vous avez parfaitement décrit la situation qui prévaut dans le domaine de la santé. Mais, à aucun moment, vous n'avez abordé la question de la qualité des soins. Que devient l'usager ?

Vous avez également évoqué la question des directeurs d'hôpitaux et de la hiérarchie. Mais qu'en est-il du personnel ? Est-il satisfait de ce qui se passe ? J'ai eu, pour ma part, l'occasion de parler avec des personnels hospitaliers. J'attends de connaître votre sentiment.

Enfin, existe-t-il aujourd'hui des solutions pour évoluer vers une meilleure organisation du système de santé, compte tenu de la situation dans laquelle on se trouve ?

M. le Rapporteur : La dernière question de M. le Président est fondamentale : comment sortir de cette situation ? Si le diagnostic est tel que vous le posez - diagnostic, me semble-t-il, assez largement partagé -, comment parvenir à une situation moins dramatique ? Par ailleurs, je souhaiterais obtenir quelques précisions sur le développement du marché parallèle.

Mme Catherine GENISSON : Je voudrais dire à mes collègues que, pour en sortir, ils pourraient lire ou relire le rapport d'information sur l'organisation interne de l'hôpital, présenté par notre collègue René Couanau, publié en mars dernier. Nous y avions fait le constat que vous développez. Toutefois, notre point de vue avait été moins caricatural, s'agissant de l'irresponsabilité dans l'organisation du monde médical.

Il existe des solutions simples : par exemple, responsabiliser. Une caractéristique de l'hôpital public est la suivante : du conseil d'administration au chef de service, personne n'a de compte à rendre, ni de sanction, positive ou négative, à subir dans son travail.

A côté du respect des statuts, il conviendrait d'établir une responsabilisation, qui pourrait se manifester dans l'élaboration d'une charte - c'était d'ailleurs l'une des conclusions de la mission Couanau. Cette dernière devrait être respectée à la fois par le directeur de l'hôpital, les chefs de service candidats à ces postes et les différents responsables de l'hôpital. Ainsi, l'hôpital ne serait plus ce « bateau ivre » que nous connaissons.

Quant à l'appréciation de l'application des 35 heures par les personnels, elle n'est pas bonne, ce qui est paradoxal, dans la mesure où le personnel travaille quatre heures de moins.

M. Jean de KERVASDOUE : L'usager, évidemment, en pâtit. C'était le cas avant ; la crise hospitalière ne date pas des 35 heures. Les 35 heures constituent un révélateur de la crise hospitalière qui, malheureusement, n'est pas la seule crise.

A l'issue de la canicule de cet été, j'avais écrit que de nombreux facteurs étaient à prendre à compte, notamment l'évolution de la médecine de ville. Manifestement, au vu de la croissance de 5 % d'activité des services d'urgence, comme l'a indiqué Mme Genisson, ce problème, contrairement à ce que pense le gouvernement, ne sera pas résolu par une augmentation de la capacité des services d'urgence. L'usager en pâtit. Je ne peux, en tant qu'usager, parler que de mon propre cas, mais c'est absolument effrayant.

L'hôpital public me rappelle ce que j'ai pu ressentir lorsque j'ai commencé ma carrière, en 1966, comme ingénieur des eaux et forêts - ma formation d'origine, en construisant des barrages en Afrique. Notre élite est d'excellente qualité, à mon avis parmi la meilleure du monde, comme l'était alors l'élite à la fois africaine et française. En même temps, notre organisation « va à vau-l'eau », personne ne voulant s'en occuper.

L'élite médicale ne respecte plus beaucoup la classe politique, car celle-ci lui impose des choses impossibles. Je vous rapporte les propos d'une directrice d'un grand hôpital de Paris : « Si je fais mon métier, je peux passer en Cour de discipline budgétaire une fois par semaine et, devant les juridictions pénales, une fois par mois ». Ce n'est pas raisonnable. Les règles imposées ne sont pas applicables. Et c'est, encore une fois, l'usager qui en pâtit.

S'agissant du niveau de satisfaction du personnel, je ne suis pas bien placé pour vous répondre. Je ne suis pas un élu. Je sais simplement que les personnels que je rencontre, plutôt des médecins ou des directeurs d'hôpitaux, pensent qu'il a été déraisonnable et inadapté de lancer une réforme qu'ils n'ont pas demandée, alors qu'il en est tellement d'autres qu'ils demandent et ne sont pas faites.

Cela me conduit à répondre à une autre de vos questions. L'évolution de l'hôpital public, dont je suis un farouche défenseur, n'est envisageable que si nous lui redonnons la liberté. En 1991, j'avais indiqué à Claude Evin que, s'il voulait modifier la loi hospitalière, il ne fallait pas codifier, dans la loi, l'organisation hospitalière. Or c'est ce qui a été fait. Il fallait écrire une ligne et demie : « Chaque hôpital est maître de sa structure. Celle-ci est définie par son règlement intérieur ».

Cette codification de l'organisation hospitalière dans la loi correspond à une absurdité totale. Je considère qu'il faut cesser de contrôler le fonctionnement de l'hôpital, devenu tellement précis que cela n'a plus de sens. En revanche, il convient de contrôler la qualité et l'activité. C'est en bonne voie, si j'ose dire, quinze ans après, puisque je constate avec plaisir que le gouvernement actuel applique une réforme à l'origine de laquelle je suis, celle de la tarification à l'activité. J'étais persuadé que ce serait fait en 1986 : cela l'est seulement dix-sept ans plus tard. Il s'agit d'un système de double financement avec, d'une part, un financement sur l'activité de service public, d'autre part, un financement sur l'activité, donc variable.

Je profite de cette intervention pour vous faire part de mon inquiétude au sujet de l'application de cette tarification à l'activité dans les hôpitaux publics. En effet, appliquer cette mesure, qui demande la possibilité de s'adapter, va engendrer de nombreux problèmes dans une organisation aussi rigide que celle que constitue l'hôpital public aujourd'hui. J'ai indiqué à tous les ministres que, s'ils effectuaient cette réforme sans libérer l'organisation de l'hôpital public, cela entraînerait, dans un futur proche, des catastrophes et des drames, et ce, davantage dans les hôpitaux publics que dans les cliniques privées, qui disposent de beaucoup plus de souplesse.

Concernant le marché parallèle, je n'ai aucune statistique à vous fournir, mais il suffit d'interroger quelques agences d'intérim et directeurs d'hôpitaux, qui vous en parleront le visage masqué.

Je n'ai jamais évoqué l'irresponsabilité : je dis que la structure hospitalière constitue une structure sans pouvoir. Entre les pouvoirs du directeur, des chefs de service et du conseil d'administration, il n'y a, dans les faits, pas de pouvoir. Mais je n'ai pas dit que les gens étaient irresponsables.

M. le Rapporteur : Pour redonner de la liberté, dans l'hôpital, par le biais d'un règlement intérieur, il faudrait déroger à la durée légale du travail.

M. Jean de KERVASDOUE : Il conviendrait de revenir très vite sur l'application des 35 heures au corps médical. Cela n'a pas de sens, et les arguments politiques existent. Toutefois, je le conçois très mal sans une réflexion globale sur l'hôpital.

Le ministre actuel n'est visiblement pas satisfait des rapports qu'il commande, puisqu'il en a demandé une quinzaine, dont au moins trois sur l'hôpital. Il serait souhaitable qu'il passe maintenant aux travaux pratiques. Il est important que le gouvernement, celui-ci comme d'autres, tienne un discours sur l'hôpital et son avenir.

En général, les rapports remis au ministre sont plutôt bons, mais trop timides. L'hôpital public doit être une entreprise à but non lucratif, une entreprise normale. Il ne doit pas devenir l'objet d'enjeux politiques. Je considère que le maire est le meilleur représentant des usagers. Je suis donc favorable à ce qu'il nomme un président du conseil d'administration, qui serait responsable aux plans civil et pénal - ce qui n'est pas le cas aujourd'hui -, et serait rémunéré, comme tout président du conseil d'administration d'une grande entreprise. En effet, si les hôpitaux publics étaient pris en compte dans le classement des mille premières entreprises de France, il y en aurait cent cinquante.

Le président du conseil d'administration, nommé pour toute la durée de mandature du maire, désignerait, comme dans tous les pays étrangers, le président de la commission médicale d'établissement (CME). En France, celui-ci est élu par ses pairs. Or le « chief of medical staff » de tous les hôpitaux, dans le monde entier, tient sa légitimité de l'institution, non de ses pairs. Pour ce qui est de la gestion médicale d'un hôpital - et non syndicale -, c'est au conseil d'administration de nommer le président de la CME, et ensuite le directeur. Ainsi nous disposerions d'une structure très simple : un conseil d'administration, un comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, un comité d'entreprise et une commission médicale d'établissement.

Quand vous considérez le nombre de comités inventés, de la commission des soins infirmiers aux comités de pôle, en passant par les comités de lutte contre les infections nosocomiales (CLIN), c'est effrayant. Si un hôpital souhaite créer un CLIN spécifique à l'intérieur du CHSCT, c'est son problème, ce n'est pas celui du ministre.

Cela nous conduit d'ailleurs, comme dans d'autres entreprises publiques, à favoriser le développement des contractuels. L'hôpital doit conserver son statut de droit public - je ne suis ni suicidaire, ni ignorant de la réalité sociale de ce pays -, mais comme au CEA, à La Poste, à France Telecom, je suis pour que soit favorisée une transition progressive, entre le statut de fonctionnaire et celui de contractuel, par la conclusion de conventions collectives.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Louis GALLOIS,
président de la SNCF

(Extrait du procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous sommes très heureux d'accueillir M. Louis Gallois, président de la SNCF. Vous êtes accompagné de M. Jean-Marie Martineau, directeur des rémunérations et du temps de travail.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997, tant dans le secteur marchand que dans le secteur public. Dans ce cadre, nous nous intéressons aux conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans une grande entreprise publique telle que la SNCF. Vous nous direz comment vous appréciez aujourd'hui les conséquences de la réduction du temps de travail sur les performances de votre entreprise, sur le climat social qui y règne et sur la qualité du service rendu aux usagers. Dans la mesure où vous êtes un transporteur de voyageurs, vous nous direz aussi si vous ressentez les conséquences de l'augmentation des jours de congés induite par la RTT sur le volume de votre activité, notamment dans le cadre de vos activités touristiques. Je souhaiterais également savoir si la RTT a pu avoir des conséquences sur la qualité de certains services, le fret de marchandises par exemple, et connaître le coût financier de la mise en place des 35 heures pour votre entreprise.

M. Louis GALLOIS : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, je vais essayer, de manière aussi synthétique que possible, de répondre aux questions que vous venez de poser.

Votre première question concerne les conditions de mise en œuvre des 35 heures à la SNCF. Il faut rappeler que, avant la mise en place de la baisse de la durée du travail, les horaires de travail de la SNCF étaient les suivants : 35 heures pour les personnels postés et les personnels roulants, soit 44 000 agents sur un total d'environ 175 000 cheminots, et 39 heures pour les personnels sédentaires non postés.

La mise en place des 35 heures s'est faite par un accord d'entreprise, signé en juin 1999 par la direction de l'entreprise d'une part, la CGT, la CFDT et le Syndicat national des cadres supérieurs d'autre part. Il est remarquable de voir que les deux plus grandes organisations syndicales de la SNCF ont signé cet accord. Il est tout aussi remarquable de constater que les autres organisations syndicales ne l'ont pas signé, pour des raisons qu'elles pourraient certainement exposer devant votre mission.

Cet accord concernait tous les agents, ceux qui travaillaient 39 heures par semaine, mais aussi ceux qui travaillaient 35 heures, et qui y sont d'ailleurs restés. Il est marqué par la préférence claire pour des jours de repos et de congés supplémentaires, plutôt que pour la réduction de la durée journalière ou hebdomadaire de travail. Il s'est traduit, pour les salariés travaillant déjà 35 heures, par un accroissement de la durée journalière du travail, qui a compensé l'octroi de nouveaux jours de congé ou de repos.

Quant aux conséquences sur l'emploi, l'accord les a exprimées en terme de recrutements plutôt que d'accroissement du volume global de l'emploi. Il s'agissait de recrutements dans le cadre permanent, c'est-à-dire dans le cadre du statut de la SNCF. Par exemple, si un contractuel de la SNCF passe au cadre permanent, et l'accord a facilité ce passage, il est considéré comme recruté. Ces recrutements étaient estimés dans l'accord à 25 000, par rapport à une prévision de recrutement qui, toutes choses étant égales par ailleurs, aurait été de l'ordre de 15 000. Je reviendrai sur ces chiffres, car ils ont évolué dans les années qui ont suivi.

Cet accord prévoyait, enfin, une modération salariale, dont je vous donnerai tout à l'heure les éléments.

Quel a été l'effet de la mise en place des 35 heures sur la durée du travail ? Je vais simplifier, car l'accord est extrêmement complexe.

Avant les 35 heures et depuis 1982, les sédentaires travaillaient 1 736 heures, les postés 1 568 heures et les roulants 1 575 heures. Ces chiffres doivent être comparés au droit commun de l'époque, par exemple 1 775 heures pour les sédentaires. Après les 35 heures, les sédentaires sont donc passés à 1 582 heures, soit une diminution de la durée du travail de 8,9 %, les postés et les roulants sont passés à 1 561 heures, soit une très légère diminution du temps de travail, comprise entre 0,5 % et 1,3 %. Le droit commun aboutissait à une durée de travail de 1 593 heures pour les sédentaires. L'accord a donc permis de réduire l'écart qui séparait la SNCF du droit commun, pour cette catégorie de personnel : il est passé de 39 heures avant l'accord à 11 heures actuellement. Cet accord s'est également traduit par une extension du travail les samedis, les dimanches et les nuits, grâce à une modulation de la durée du travail calculée sur six mois, contre trois mois pour le droit commun. Notre capacité de modulation dans l'année est donc plus forte que celle qu'autorise le droit commun. Les postés et les roulants, qui étaient déjà à 35 heures, ont vu leur temps de travail augmenter afin de pouvoir bénéficier de jours de congé supplémentaires : de sept heures trente par jour à huit heures pour les premiers et de sept heures à sept heures quarante-six pour les seconds.

L'architecture globale de l'accord sur les 35 heures se résume donc en quatre points : préférence pour les jours de repos et de congé ; calcul de l'effet sur l'emploi en termes de recrutement plutôt que d'accroissement des effectifs ; modération salariale et réduction de l'écart avec le droit commun de la durée du travail. Je précise que la SNCF se situe à peu près dans la moyenne de la durée du travail annuelle par rapport aux entreprises privées et publiques de taille comparable, qui sont loin d'être toutes au droit commun.

J'en viens au problème extrêmement difficile de l'accroissement d'effectifs résultant des 35 heures. Les 25 000 recrutements dont je parlais tout à l'heure, qui devaient être effectués entre 1999 et 2001 ont été portés, après la grève de mars-avril 2001, à 26 000. Ils ont, en fait, été de 26 600. Ces recrutements constatés se répartissent entre 23 900 admissions nouvelles à la SNCF, 2 700 titularisations de contractuels, 864 titularisations d'emplois jeunes et des temps partiels représentant 1 100 équivalents temps plein. Il faut garder à l'esprit que le rythme des recrutements à l'extérieur dépend d'un grand nombre d'éléments : le rythme des départs en retraite de la SNCF, qui a été un peu supérieur à nos prévisions, l'évolution du trafic, qui a été, en 2000, nettement supérieure à nos prévisions et inférieure à nos prévisions en 2001. Isoler l'effet des 35 heures sur les recrutements est donc difficile.

La Cour des comptes a fait l'expertise de la mise en place des 35 heures à la SNCF. Nous partageons globalement son analyse et je reprendrai donc ici ses chiffres. L'effet mécanique de la baisse de la durée du travail aurait dû se traduire par 13 500 recrutements. La Cour des comptes a estimé que l'effet réel a été compris entre 6 500 et 8 500, le reste étant compensé par des gains de productivité. La Cour des comptes a émis un jugement sur la répartition dans le temps de nos recrutements. Elle estime que nous n'avons pas assez recruté en 2000 et trop recruté en 2001, par rapport à l'évolution du trafic au cours de ces deux années.

J'en viens maintenant aux coûts supplémentaires, qui ne sont pas, non plus, faciles à calculer. En 2001, un agent nouvellement recruté coûtait environ 30 000 euros, mais le coût moyen des agents de la SNCF était de 43 000 euros. Le problème est de savoir si, pour calculer le coût des 35 heures, on prend en compte le coût de l'agent nouvellement recruté, qui bénéficiera bientôt des augmentations de salaires, ou le coût moyen des agents à cette date. Si je reprends l'estimation de la Cour des comptes, à savoir 8 500 recrutements - ce qui nous paraît élevé, la nôtre s'établissant plutôt entre 6 500 et 7 000 -, sur la base du coût moyen des agents en 2001, le coût des 35 heures est de 360 millions d'euros. Si nous prenons le coût des agents nouvellement recrutés, ce coût s'établit à 250 millions d'euros. La Cour des comptes considère donc que le coût brut est de l'ordre de 300 millions d'euros. J'ai tendance à penser que ce coût est sous-estimé, car, selon moi, c'est le coût moyen de l'agent qui doit être pris en compte et non une moyenne entre le coût de l'agent nouvellement recruté et le coût moyen de l'agent. En effet, les agents continueront à travailler à la SNCF pendant 30 ou 35 ans et il faut donc prendre en compte ce qu'ils vont coûter en moyenne. Nous considérons donc que le coût brut des recrutements atteint plutôt 360 millions d'euros.

La modération salariale a été appliquée. Il n'y a pas eu de mesure générale sur les salaires entre novembre 1998 et juillet 2000. La Cour des comptes estime que cette modération salariale a entraîné une moindre dépense pour l'entreprise, par rapport à ce qu'elle aurait fait sans l'accord sur les 35 heures, de l'ordre de 100 millions d'euros. Dans l'hypothèse de la Cour des comptes, qui retient un coût brut de 300 millions d'euros et une économie de 100 millions d'euros due à la modération salariale, le coût serait de 200 millions d'euros. Notre calcul, qui se fonde sur un coût brut de 360 millions d'euros, établit le coût des 35 heures à 260 millions d'euros.

Je rappelle, à ce stade, que la SNCF n'était pas concernée par la loi Aubry. Cela veut dire que nous n'étions pas obligés de passer aux 35 heures, mais on voit mal comment la SNCF aurait pu y échapper. Puisque la loi Aubry ne concernait pas la SNCF, notre entreprise n'a bénéficié d'aucune des aides prévues par cette loi. Nous avons simplement reçu une compensation de 30 millions d'euros, qui a été affectée à une ligne qui ne portait pas ce nom. Cette compensation, qui nous a été accordée en 2000, est la seule que nous ayons reçue. Si nous avions bénéficié des aides Aubry, nous aurions touché environ 140 millions d'euros par an et nous continuerions à les toucher, sous les réserves de la loi Fillon. La SNCF supporte donc pleinement le coût du passage aux 35 heures, sans compensation. J'ajouterais que la convention de gestion qui lie la SNCF à Réseau ferré de France, et concerne environ 60 000 agents de la SNCF, n'a pas intégré l'évolution des coûts salariaux résultant des 35 heures. Le coût des 35 heures est donc resté totalement dans les comptes de la SNCF, y compris pour les prestations que nous assumons pour le compte de Réseau ferré de France.

La Cour des comptes, qui n'est pas toujours indulgente à notre égard, a considéré que la mise en place des 35 heures à la SNCF était « une opération plutôt bien menée ». Elle a jugé le fait que nous ayons commencé à négocier tôt comme un élément positif, car elle a estimé que cela nous aurait coûté plus cher si nous avions commencé à négocier plus tard. C'est un jugement qui n'engage qu'elle.

Quels sont, plus généralement, les impacts des 35 heures sur la SNCF ?

Les 35 heures ont incontestablement représenté une étape majeure dans le dialogue social au sein de la SNCF. Je n'ai pas souvenir dans l'histoire de la SNCF d'un accord de cette ampleur signé par la CGT et la CFDT. La SNCF a signé son accord quelques mois après EDF, ce qui démontre le souci de certaines confédérations de signer des accords sur les 35 heures.

Le climat social dans l'entreprise s'en est-il trouvé changé ? Si l'on en juge par les statistiques de conflictualité, 2000 a été une année de faible conflictualité, 2001 a été une année de forte conflictualité à cause d'un conflit au cours des mois de mars et d'avril, 2002 a été une année de très faible conflictualité, elle a même été de ce point de vue la meilleure année depuis 25 ans et 2003 a été une année de faible conflictualité, avec une énorme « bosse » sur les retraites. Je ne porte donc pas de jugement définitif quant aux conséquences de l'accord sur les 35 heures sur le dialogue social à la SNCF. Je note néanmoins que la modération salariale a pu être appliquée sans trouble spécifique.

Les 35 heures nous ont permis de réaliser des progrès dans le sens de la souplesse : plus de travail le week-end et une modulation des horaires plus forte dans la semaine, dans le mois ou sur une période plus longue, jusqu'à six mois. Ceci étant dit, les gains de productivité, qui étaient anticipés dans l'accord sur les 35 heures, n'ont pas tous été réalisés. Si cela avait été le cas, la SNCF aurait recruté entre 6 000 et 6 500 personnes, au lieu de 8 500 selon la Cour des comptes et environ 7 500 selon notre propre estimation.

Les gains de productivité prévus dans l'accord n'ont pas fait l'objet de contestation nationale de la part des organisations syndicales, mais ils se sont heurtés sur le terrain à des résistances assez fortes. Sur la période 1996-2002, la productivité par agent a progressé de 11,1 %, soit un gain de 1,8 % par an, ce qui est relativement faible, comparé à d'autres activités de service. La productivité par heure travaillée a augmenté sur la même période de 19,8 %, soit un accroissement de 3,1 % par an. L'effet des 35 heures est là. Les gains de productivité par agent ont été freinés par la mise en place des 35 heures, alors que les gains de productivité par heure travaillée ont sans doute été stimulés par les 35 heures. Cependant, nous payons par agent et non par heure. La charge supplémentaire pour l'entreprise résulte donc bien du fait que les gains de productivité par agent n'ont pas crû comme ils auraient crû s'il n'y avait pas eu les 35 heures.

Je n'ai constaté aucun effet, ni positif ni négatif, des 35 heures sur la qualité de service. Aucun indicateur ne me permet de porter une quelconque appréciation à ce sujet. Ceci dit, l'année 2000 a été difficile pour la SNCF, car les 35 heures ont été mises en place au 1er janvier 2000, alors que les recrutements liés aux 35 heures se sont étalés sur 2000 et 2001. Nous avons donc dû faire face au cours de l'année 2000, qui a d'ailleurs connu une très forte croissance de nos trafics, à une insuffisance temporaire de main d'œuvre. Cette situation n'est sans doute pas sans lien avec la détérioration de la qualité de la production en 2000, mais le phénomène a été transitoire.

Nous n'avons pas relevé d'effet des 35 heures sur les volumes de trafic, mais nous avons noté une modification des habitudes de notre clientèle. Désormais, nous devons faire face à une pointe de trafic le jeudi soir, alors que la pointe était concentrée sur le vendredi et le dimanche avant les 35 heures. Elle reste aujourd'hui forte sur le dimanche, mais la pointe du vendredi s'est étalée entre le jeudi soir et le vendredi soir. Il y a là manifestement un effet des 35 heures, grâce auxquelles certaines personnes peuvent partir dès le jeudi soir dans leur résidence secondaire ou rendre visite à leur famille. Ceci n'est pas sans conséquence pour nous. Par exemple, notre méthode de maintenance, pour le TGV notamment, visait à disponibiliser les rames au maximum pour le vendredi à midi. Nous n'avions donc pas le parc disponible pour faire face à cette nouvelle pointe du jeudi soir. Notre politique de maintenance a donc évolué, sans que cela pose de problème insurmontable.

M. le Président : Je vous remercie.

Que pouvez-vous dire des effets de la réduction du temps de travail sur les efforts menés par l'entreprise au cours des années précédentes concernant la maîtrise de ses coûts ?

Vous avez indiqué que la réduction de la durée du travail avait eu des effets positifs sur le dialogue social. Je voudrais savoir si elle a eu des conséquences sur la motivation des salariés, car nous nous intéressons beaucoup à la relation entre l'individu et le travail.

M. le Rapporteur : Lorsque vous avez fait référence aux accords de juin 1999, vous avez indiqué que la préférence avait été donnée aux repos compensateurs. Je souhaiterais avoir des détails sur l'application de ces repos.

Vous avez employé à plusieurs reprises le terme de complexité pour la mise en œuvre des 35 heures. Pouvez-vous nous apporter quelques précisions complémentaires ?

Le coût net de l'application des 35 heures à la SNCF est estimé à 200-250 millions d'euros. L'assimilation est peut-être un peu rapide, mais j'aimerais savoir quel est le coût d'une grève à la SNCF.

J'ai pu constater, comme tous les parlementaires rentrant dans leur circonscription le jeudi, le changement de comportement des voyageurs dont vous parlez. Avez-vous des chiffres et des analyses concernant ce changement de comportement, qui pourrait indiquer un changement de la relation au travail et aux loisirs ?

Enfin, avez-vous pu identifier des différences de satisfaction vis-à-vis des 35 heures en fonction de la qualification des salariés de l'entreprise ?

M. Yves BOISSEAU : Il y a maintenant une dizaine d'années qu'ont été mis en service dans les gares des distributeurs automatiques de billets. Je me souviens m'être demandé à l'époque si de telles machines étaient plus rentables pour la SNCF que la présence d'un employé. D'autres efforts d'automatisation ont été faits à la SNCF. Est-ce que cette automatisation a joué un rôle dans les améliorations de productivité dont vous avez parlé ? La politique d'automatisation est-elle poursuivie ou bien, au contraire, considérez-vous que le service doive être assuré par la présence d'hommes et de femmes ?

Mme Chantal BRUNEL : La mise en place des 35 heures s'est-elle accompagnée d'une modulation du temps de travail ? Si oui, je voudrais savoir sur quelle durée et avec quel délai de prévenance. En échange des 35 heures, sur quels avantages êtes-vous revenu ? Enfin, au-delà des 35 heures, quel est le régime des heures supplémentaires à la SNCF ?

M. Philippe TOURTELIER : Vous contestez l'évaluation du coût de la mise en place des 35 heures faite par la Cour des comptes, au motif que c'est le coût moyen d'un agent de la SNCF qu'il faut prendre en compte et non celui d'un agent nouvellement recruté. Cependant, même en l'absence des 35 heures, vous auriez de toute façon recruté des agents que vous auriez gardés.

M. Pierre COHEN : Les 35 heures avaient pour objectif de créer des emplois. Vous avez donc participé à cet objectif. Je voudrais connaître le montant de vos cotisations aux ASSEDIC et à la sécurité sociale, afin de savoir à quelle hauteur vous avez contribué au rétablissement de ces organismes, qui étaient à l'époque en déficit.

Généralement, les 35 heures se sont traduites par une réduction de la durée journalière ou hebdomadaire du travail. A la SNCF, vous avez préféré les jours de congé. S'agissait-il d'une demande du personnel ou bien d'une volonté de la direction de mieux organiser le travail ?

M. Louis GISCARD D'ESTAING : Quel jugement portez-vous sur les raisons qui ont conduit à exclure la SNCF du bénéfice des aides prévues par la loi Aubry, sachant que cette loi a induit une charge supplémentaire, que l'on retrouve dans les coûts d'exploitation de la SNCF ?

M. Louis GALLOIS : Je vais commencer par la maîtrise des coûts. Les 35 heures sont supportées par le compte d'exploitation de la SNCF. Le coût net est, comme je l'ai indiqué, de l'ordre de 200 à 250 millions d'euros sans qu'il soit possible de donner un chiffre précis à l'intérieur de cette fourchette. La première année, ce coût a été réduit grâce à l'aide de 30 millions d'euros versée par l'Etat, mais il ne l'est plus depuis 2001. J'ai fait un petit calcul, qui vaut ce qu'il vaut, car je ne serais pas totalement objectif. Si je regarde l'excédent brut d'exploitation de la SNCF entre 1997 et 2002, et que j'en exclus les coûts représentés par l'augmentation des péages versés à RFF et par les 35 heures, je constate qu'il s'est amélioré de 600 millions d'euros au cours de cette période. Ce chiffre traduit les efforts propres de l'entreprise pour faire croître ses recettes et pour diminuer ses dépenses internes. Ces 600 millions d'euros ont été plus qu'absorbés par l'augmentation des péages, à hauteur de 400-450 millions d'euros, et par les 35 heures, à hauteur de 200-250 millions d'euros. Ainsi, des décisions qui n'ont pas été prises par la SNCF, et que je ne conteste d'ailleurs en rien, ont intégralement absorbé l'amélioration de l'excédent brut d'exploitation. La conjoncture économique, aujourd'hui, a changé : nous devons désormais mener une gestion nous permettant de regagner une capacité d'accroissement de nos résultats d'exploitation qui nous permettra de financer nos investissements.

Vous m'avez interrogé sur la motivation des salariés. Je ne suis peut-être pas le mieux placé pour m'exprimer sur le sujet. L'accord sur les 35 heures n'a pas suscité d'enthousiasme extraordinaire chez les personnels au départ, en raison notamment de la modération salariale dont ils n'étaient pas spontanément demandeurs, pour employer une périphrase. Par ailleurs, les modalités de mise en place des 35 heures n'ont pas été toujours favorables aux salariés, car on leur a demandé de travailler davantage le samedi et le dimanche, de travailler davantage la nuit et d'accepter une flexibilité plus grande des horaires. Ces marges de manœuvre nous ont permis d'obtenir des gains de productivité. L'accord a donc apporté quelques contraintes. Toutefois, si je souhaitais revenir aujourd'hui sur cet accord, je ne pense pas que j'aurai beaucoup de succès. L'habitude est prise et, avec le recul, même les organisations syndicales non signataires, qui avaient mis l'accent sur tous les inconvénients dont je viens de vous parler, ne contestent plus le passage aux 35 heures auprès des personnels.

Là où j'ai rencontré des problèmes, c'est avec les cadres. D'une part, ils n'imaginaient pas que les 35 heures allaient s'appliquer à eux, d'autre part, ils ont eu à mettre en place les 35 heures dans une entreprise où la gestion des ressources humaines est extrêmement complexe, puisque la SNCF travaille 24 heures sur 24, 365 jours par an sur l'ensemble du territoire. Tous les horaires sont donc articulés entre eux et en modifier certains a des effets très complexes sur l'organisation, qu'il faut être capable de maîtriser. L'année 2000 a donc été une année particulièrement difficile pour les cadres. En effet, au cours de cette année, ils ont dû mettre en place les 35 heures, ce qui a représenté pour eux une surcharge de travail, et ont dû supporter la grogne d'une partie du personnel, mécontent de la flexibilité.

Aujourd'hui, les 35 heures sont considérées comme un acquis à la SNCF. Les cadres l'ont supporté relativement difficilement. Je ne suis pas sûr qu'un referendum auprès d'eux donnerait des résultats favorables aux 35 heures, dont ils ont, il faut bien le dire, peu bénéficié eux-mêmes. Ils ont certes des jours de congé supplémentaires, mais, à part les cadres postés en trois fois huit, qui constituent une minorité, les cadres ont dû faire face à une surcharge de travail.

M. Pierre COHEN : Les propos de M. Gallois vont à l'encontre de l'approche commune, selon laquelle les 35 heures auraient plus profité aux cadres. Je sais que, par exemple dans le domaine des hautes technologies, les cadres sont extrêmement satisfaits des 35 heures, car ils ont bénéficié de loisirs supplémentaires et qu'ils ont les moyens d'en profiter. Pourquoi la satisfaction des cadres de la SNCF n'est-elle pas comparable à celle des cadres d'autres entreprises ?

Mme Chantal BRUNEL : Les cadres dirigeants ne bénéficient en principe pas des 35 heures. Comment avez-vous défini dans cette optique la notion de cadre dirigeant ?

M. Louis GALLOIS : La SNCF compte 20 000 cadres, dont 1 500 cadres supérieurs et dirigeants qui ne sont pas soumis aux 35 heures.

En 2000 et en 2001, les cadres n'ont pas pris leurs congés liés aux 35 heures, car ils devaient mettre en place les 35 heures, ce qui peut expliquer leur frustration. Aujourd'hui, ils prennent leurs congés. Les cadres opérationnels, c'est-à-dire ceux qui encadrent les troupes sur le terrain, ont une charge de travail considérable et ils ont eu le sentiment que les 35 heures leur ont donné une charge supplémentaire. Je ne dis pas qu'aujourd'hui la situation ne soit pas apaisée, mais, je suis sûr que, dans leur mémoire collective, le passage aux 35 heures a été une période difficile, ce qui marque leur jugement sur elles. Pour le personnel d'exécution, les difficultés de l'année 2000 sont effacées et ils manifestent maintenant leur satisfaction, même s'ils font aujourd'hui porter leurs revendications sur d'autres sujets, notamment sur les salaires.

Le système des repos compensateurs a été choisi à la suite d'un accord entre l'entreprise et les syndicats, qui y ont vu tous deux des avantages. Les personnels préfèrent clairement les jours de repos, car, parfois, ils habitent très loin de leur lieu de travail, puisqu'ils ne payent pas le train. Ils sont donc prêts à travailler une demi-heure de plus, si cela leur permet de ne pas faire un aller-retour lors d'une journée de repos. L'entreprise préfère, elle aussi, les jours de repos, car cela nous a permis d'allonger la durée journalière de travail des personnels roulants et donc de supprimer les coupures. En effet, avant les 35 heures, nous étions obligés d'affecter des agents pour couvrir les écarts qui existaient parfois entre les horaires de deux agents.

La législation du travail à la SNCF est extraordinairement complexe. Elle est le fruit d'un siècle d'histoire des chemins de fer, puisque certains des textes fondateurs datent de 1909. Elle est donc entièrement codifiée et très lourde. L'introduction d'éléments de souplesse, je n'ose pas employer le terme de flexibilité, qui est mal vu, est donc délicate, car elle touchait à de nombreux aspects du droit du travail à la SNCF. Je suis d'ailleurs moi-même incapable d'expliquer certains points de l'accord et j'ai signé de confiance le document soumis par mes collaborateurs. C'est une thèse qu'il faudrait écrire sur les horaires de travail des personnels roulants, mais les syndicats et la direction des ressources humaines comptent heureusement des experts mondiaux de ces questions !

J'hésite à comparer le coût des 35 heures à celui d'une grève, notamment parce que le coût des 35 heures est continu, alors que celui d'une grève n'intervient qu'une année. Dans l'hypothèse de recettes réduites au minimum, le coût d'une journée de grève est de 20 millions d'euros pour la SNCF. Cette estimation ne tient naturellement pas compte des conséquences pour les autres.

M. Boisseau m'a interrogé sur notre politique d'automatisation. Notre politique est de diversifier les circuits de distribution des billets. Il existe, en effet, une clientèle pour chacun des modes de distribution. Les jeunes, par exemple, ont horreur de faire la queue et sont très satisfaits des distributeurs automatiques de billets. La vente par internet progresse également à une vitesse considérable et elle représente aujourd'hui 8 % de nos ventes globales de billets grandes lignes, contre moins de 4 % il y a deux ans. La vente par téléphone a aussi pris une place non négligeable. Pour autant, nous ne souhaitons pas supprimer les guichets. Le guichet est irremplaçable, en raison du contact humain qu'il représente et du fait qu'il permet la prescription d'un certain nombre de nos produits, comme les cartes, les forfaits trains plus hôtel ou la location de voitures. Nous avons donc besoin du guichet, mais il nous faut diversifier nos circuits de distribution pour répondre aux demandes de notre clientèle. Par ailleurs, la vente par internet coûte infiniment moins cher que la vente au guichet, d'autant que les internautes peuvent imprimer leur billet à domicile. Nous devons également prendre en compte cet élément financier.

La présence humaine fait partie du service que nous apportons, mais il est impossible d'assurer une présence humaine partout et tout le temps. On nous a, par exemple, reproché d'avoir supprimé des agents sur certaines lignes du Sud-Ouest. Est-il vraiment nécessaire de maintenir un agent à un guichet où ne se présentent que trois voyageurs par jour ? En revanche, la présence d'un ou deux agents dans des trains de banlieue parisienne à des heures difficiles est un élément de sécurité, même si ces agents ne contrôlent pas. Je ne suis pas pour la disparition du contact humain. Je suis pour que les forces humaines de la SNCF, qui ne sont pas illimitées, soient affectées là où elles sont le plus utiles pour le contact avec les clients. Nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle politique de guichets, mais le guichet ne peut pas être le seul moyen de distribution et la SNCF doit faire des gains de productivité, comme toute entreprise.

La modulation du temps de travail est calculée sur six mois, ce qui est dérogatoire au régime général du code du travail, qui prévoit trois mois. Cette capacité de modulation plus forte est ancienne à la SNCF. Elle est effectivement utilisée. Le délai de prévenance est de dix jours pour la modification des horaires.

Mme Chantal BRUNEL : Quand vos agents travaillent dix heures dans une journée, payez-vous des heures supplémentaires ?

M. Louis GALLOIS : Non, si l'on est dans le cadre de la modulation de leur temps de travail.

Mme Chantal BRUNEL : Payez-vous la pause ?

M. Jean-Marie MARTINEAU : Non, la pause et la coupure ne sont pas considérées comme du temps de travail effectif.

M. Louis GALLOIS : Nous continuons à payer des heures supplémentaires, mais leur nombre, qui n'a jamais été très élevé à la SNCF, a stagné depuis la mise en place des 35 heures.

Je répondrai à M. Tourtelier que, lorsque nous évaluons le coût des 35 heures, mais nous ne prenons en compte que le coût des recrutements supplémentaires dus aux 35 heures et non celui des recrutements que nous aurions fait de toute façon.

M. Cohen, vous avez raison de dire que la SNCF ne cotise pas aux ASSEDIC, ce qui pourrait être une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas bénéficié d'aide. Cependant, je précise que la SNCF pratique l'emploi à vie et ne fournit donc pas, non plus, de chômeurs aux ASSEDIC. J'estime donc que le fait que nous ne financions pas les ASSEDIC n'est pas une raison suffisante pour ne pas nous donner d'aide.

M. Pierre COHEN : La SNCF est une entreprise publique, pourquoi l'Etat aurait-il dû lui donner de l'argent ?

M. Louis GALLOIS : Ma remarque était d'ordre plus général. Il me semble que l'Etat doive placer les entreprises publiques dans un modèle économique cohérent pour employer un langage quelque peu technocratique. On ne peut pas nous faire supporter des charges que nous n'avons pas la capacité de supporter. En disant cela, je ne porte aucun jugement sur les 35 heures. Si l'Etat n'a pas versé d'aide à la SNCF, c'est peut-être parce que nous ne cotisons pas aux ASSEDIC, c'est surtout qu'il n'avait pas envie de débourser 140 millions d'euros par an ! C'est une attitude commune à tous les gouvernements.

M. Pierre COHEN : Je partage le point de vue de M. Gallois qui nous dit qu'il faudrait que l'Etat honore ses engagements par rapport à des nécessités de service public. Cependant, je constate que l'on se focalise sur le coût des 35 heures et que personne ne s'inquiète des 400 millions d'euros dus à l'augmentation du coût des péages, qui n'ont pas, non plus, été remboursés à la SNCF.

M. Louis GALLOIS : Je voudrais être clair. Je ne conteste pas l'augmentation des péages. La création de Réseau ferré de France l'a rendu inévitable, car la SNCF payait, jusqu'en 1997, des péages extrêmement faibles. Je ne conteste d'ailleurs pas, non plus, les 35 heures. Je me contente d'appliquer la loi. Si je veux mesurer les efforts internes de la SNCF pour réduire ses coûts et améliorer ses résultats, je suis bien obligé de déduire les conséquences de deux décisions extérieures, même si je ne les conteste pas.

M. le Président : L'augmentation des péages était incontournable et n'est pas liée à une décision politique. En revanche, les 35 heures n'étaient pas indispensables et résultent de la seule volonté du gouvernement qui l'a prise. Notre mission a pour but d'évaluer l'opportunité de cette seconde décision.

M. Gérard HAMEL : Vous avez cité plusieurs chiffres différents en ce qui concerne le nombre d'emplois créés à la SNCF grâce aux 35 heures. Cela reste un peu confus. Qu'en est-il exactement ?

M. Louis GALLOIS : La Cour des comptes a estimé le nombre de créations d'emploi résultant des 35 heures entre 6 500 et 8 500. Pour notre part, nous estimons que le chiffre de 6 500 est celui qui aurait résulté de la réalisation de tous les gains de productivité prévus dans l'accord. Or, cela n'a pas été le cas. Dès lors, notre estimation s'établit entre 7 000 et 7 500 créations d'emploi.

Mme Chantal BRUNEL : Est-ce que la SNCF continue à recruter ?

M. Louis GALLOIS : Nous continuons à recruter, mais nous sommes aujourd'hui plutôt dans une période de réduction d'emplois.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Edouard COUTY,
directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins
(ministère de la santé et de la protection sociale)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Edouard Couty, directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins au ministère de la santé. Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997, tant dans le secteur marchand que dans le secteur public. Dans ce cadre, nous nous intéressons aux conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans les hôpitaux. Diverses polémiques sont apparues dans la presse depuis quelques semaines. Nous sommes donc, par avance, d'autant plus intéressés par les réponses que vous voudrez bien nous apporter.

La semaine dernière, nous avons entendu l'un de vos prédécesseurs, M. de Kervasdoué, qui a tenu des propos très sévères sur la situation des hôpitaux, et sur les conséquences de la mise en œuvre des 35 heures dans le système hospitalier.

Notre mission s'est également déplacée au centre hospitalier d'Evry-Corbeil. Nous avons été consternés par la situation de cet hôpital, qui a confirmé la teneur des propos de M. de Kervasdoué - propos peut-être même en deçà de la réalité. Nous vous communiquerons le rapport de cette visite. Nous étions loin de penser que la situation était aussi préoccupante. J'ai un hôpital dans ma ville, tout comme M. Novelli et plusieurs de nos collègues, et il semble que le centre hospitalier d'Evry-Corbeil ne soit pas un cas unique. Partagez-vous notre inquiétude ?

Nous avons été surpris d'apprendre qu'un accord, passé dans le cadre du protocole de 2001, prévoyant le passage du temps de travail, à partir du 1er janvier 2004, à 32 heures 30 dans les services de nuit, allait être appliqué. Vérification faite, il nous a été indiqué, au plus haut niveau de votre ministère, qu'une solution avait été trouvée, avec les organisations syndicales, pour que cet accord ne soit pas mis en place tel qu'il avait été prévu. Mais les directeurs, que nous avons interrogés par téléphone depuis, ne semblent pas informés de la manière dont va finalement s'appliquer cet accord. J'aimerais que le responsable que vous êtes nous dise ce qu'il en est exactement.

M. Edouard COUTY : M. le Président, Mesdames, Messieurs les députés, je vous remercie de me donner l'occasion de compléter l'information de votre mission sur ces sujets évidemment délicats, aujourd'hui au centre de nos préoccupations. Je n'ai pas l'honneur de connaître la teneur des propos que M. Jean de Kervasdoué a pu tenir devant votre mission, bien que nous entretenions des relations suivies. Il a été directeur des hôpitaux entre 1981 et 1983. Mais les accords qui nous intéressent aujourd'hui ont été négociés en 2001, et s'appliquent à partir de 2002. Un regard extérieur est intéressant, mais je vais essayer d'apporter un éclairage de l'intérieur. Je me permettrai également un petit commentaire sur le centre hospitalier d'Evry-Corbeil, cas assez particulier parmi les situations très complexes que nous avons à traiter.

Je voudrais d'abord faire un bref rappel chronologique. Nous avions établi un dispositif prévoyant l'application des 35 heures, dans la fonction publique en général, à partir du 1er janvier 2002. A la demande des ministres, nous avons engagé la négociation avec les huit organisations syndicales représentatives de la fonction publique hospitalière, qui siègent par ailleurs au Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière. La première phase des négociations, méthodologique, a été ouverte au début du mois de janvier 2001. Il s'agissait de déterminer le moyen de réaliser un diagnostic d'organisation dans les établissements. Le consensus qui s'est dégagé a montré en effet qu'avant d'appliquer la réduction du temps de travail, il convenait d'auditer, dans chaque établissement, les possibilités d'organisation ou de réorganisation, ainsi que d'aménagement et de réduction du temps de travail.

Nous avons donc, entre le mois de janvier et le mois de mars, négocié, avec les organisations syndicales représentatives, un guide méthodologique permettant de nous livrer, dans chaque établissement, à un audit et un diagnostic sur l'organisation, audit et diagnostic que nous espérions partagés. Ce guide a été adressé aux établissements au mois d'avril 2001. Nous leur avons alors demandé un diagnostic rapide, à réaliser entre mai et septembre. Parallèlement, nous avons formé plus de 1 000 cadres hospitaliers, notamment des directeurs des ressources humaines, aux techniques de diagnostic, à l'utilisation du guide méthodologique et à la négociation avec les organisations syndicales.

A partir du début du mois de septembre, nous avons engagé la négociation proprement dite avec les organisations syndicales sur la réduction du temps de travail. Ces négociations ont abouti à la signature d'un accord avec cinq des organisations syndicales, sur un total de huit, le 27 septembre 2001. Cet accord prévoyait que le dispositif serait applicable à la fonction publique hospitalière à partir du 1er janvier 2002.

Nous avons suivi, en parallèle, le même type de démarche avec les organisations syndicales représentatives des praticiens hospitaliers, qui sont agents publics, mais non fonctionnaires. Notre souci, à l'époque, était de tenter de mettre en phase l'audit sur l'organisation des établissements avec l'organisation médicale, qui est essentielle, et mérite parfois d'être adaptée, pour permettre une bonne application de la réduction du temps de travail. Nous avons commencé à négocier avec les quatre organisations intersyndicales représentatives des praticiens hospitaliers à la fin du mois de septembre, pour aboutir à un accord sur la réduction du temps de travail, signé le 22 octobre 2001 par les quatre organisations.

S'agissant des praticiens hospitaliers, nous avons dû faire face à une difficulté supplémentaire, puisqu'il nous fallait négocier, en même temps, l'application de la directive européenne de 1993, modifiée en 1996, prévoyant que le temps de travail des médecins, gardes et astreintes comprises, ne pouvait dépasser 48 heures hebdomadaires. Ces deux négociations, simultanées, ont abouti à l'accord du 22 octobre 2001.

L'application de ces deux accords, qui a débuté en 2002, s'est heurtée à de très grandes difficultés.

La première difficulté concerne l'organisation, et notamment l'organisation médicale, comme les horaires des consultations ou de fonctionnement des blocs opératoires. La réflexion sur cette organisation n'a pas été mise en œuvre dans tous les établissements. En conséquence, dans nombre d'entre eux, la réforme, substantielle, du temps de travail a été plaquée sur l'organisation existante, sans que cette démarche soit accompagnée d'une révision, pourtant nécessaire, de l'organisation.

M. le Président : Quelles sont les raisons de ce dysfonctionnement ?

M. Edouard COUTY : Nous avons recommandé aux établissements d'utiliser le guide méthodologique, mais ils n'y étaient pas obligés. Les établissements hospitaliers sont indépendants, et parfois assez fiers de cette indépendance. Nous avons par ailleurs, je le rappelle, formé plus de 1 000 cadres de direction à ces questions. Avec le recul, je constate que notre démarche n'a pas été couronnée d'un succès total - c'est un euphémisme -, car de nombreux établissements n'ont pas suivi cette démarche.

Il est possible que certains d'entre eux n'en aient pas eu le temps, car le guide leur a été distribué au mois d'avril 2001, pour une application des 35 heures au 1er janvier 2002. Il se peut également que certains établissements aient rencontré des freins ou des résistances à la remise en cause de l'organisation, phénomène assez classique. D'autres encore ont connu des difficultés dans la conduite du changement. Le décalage apparu à la suite de l'application du dispositif réglementaire à une organisation préexistante a incontestablement généré des problèmes, qui, dans certains cas, ont été graves, puisqu'ils ont touché le temps soignant, c'est-à-dire l'offre de soins. Nous avons rencontré ces difficultés tout au long de l'année 2002, tant pour la fonction publique hospitalière que pour les praticiens hospitaliers.

S'agissant des praticiens hospitaliers, la situation était encore plus difficile. En effet, la directive européenne de 1993, depuis un arrêt de la Cour de justice des communautés européennes de 2001 condamnant l'Espagne, était directement applicable, sans transposition, dans notre droit - transposition que la France n'avait pas faite et n'avait probablement pas l'intention de faire. Du fait de cette jurisprudence, la France se trouvait sous le coup d'un recours d'une organisation syndicale de praticiens hospitaliers, comme cela avait été le cas de l'Allemagne et de l'Espagne, qui avaient été condamnées. Il a donc été décidé, à ce moment là, d'inclure dans les négociations concernant la réduction du temps de travail des praticiens hospitaliers celles relatives aux modalités d'application de la directive européenne. Cela a constitué un facteur de complexité supplémentaire, voire aggravant.

Nous avons également rencontré des difficultés liées aux problèmes démographiques. Nous devons faire face à un déficit important de personnels qualifiés, notamment d'infirmières, résultant de quotas d'entrées dans les écoles trop faibles. Un quota de 18 000, compte tenu des défections et des échecs, correspond à environ 16 500 diplômées. En 2000, ce quota a été porté à 26 000, et c'est cette année, au mois de décembre, que sortiront les diplômées de cette promotion, soit environ 24 500 infirmières, ce qui représente environ 10 000 infirmières de plus par rapport aux promotions précédentes. Le nombre d'emplois créés dans la fonction publique s'élève à 45 000, avec une montée en charge sur trois ans. Il existait donc, au moment de l'accord, un fort déficit en infirmières, ainsi qu'en praticiens hospitaliers dans certaines disciplines.

Ces problèmes d'organisation, ainsi que de déficits en infirmières et en praticiens hospitaliers, expliquent les difficultés d'application des accords de réduction du temps de travail. 

Il faut enfin souligner que l'accord négocié au niveau national pour la fonction publique hospitalière a été considéré comme un accord cadre. Il a donc été suivi de déclinaisons locales, et nous avons demandé aux établissements de négocier ces accords locaux. Sur 1 000 établissements, 953 accords locaux ont été signés. Ces accords ont enrichi les relations sociales au sein des établissements. Ils recouvrent des diversités assez importantes, correspondant aux contextes locaux.

L'accord d'Evry-Corbeil, que je connais bien, a posé des problèmes dès sa signature. Il est totalement atypique, car il a été signé par un directeur intérimaire, dans des conditions assez difficiles, et par le syndicat Sud, qui a dû signer seulement deux ou trois accords dans toute la France. Cet accord est laxiste, et nous avions estimé, à l'époque, qu'il serait difficile à appliquer. Les personnels de l'hôpital sont aujourd'hui en train de le vérifier. Nous avons d'ailleurs demandé un audit des difficultés d'application de cet accord, ainsi que d'autres accords de ce type, après un an et demi de mise en œuvre, pour obtenir, si nécessaire, une renégociation. 953 accords ont été signés sur 1 000 hôpitaux. Ils ont chacun leur particularité, s'agissant, par exemple, de l'inclusion du temps des repas dans le temps de travail, ou encore de la question des temps de chevauchement. Mais, à l'exception de quelques rares accords, ils ne présentent pas de caractère manifestement divergent par rapport à l'accord cadre national.

M. le Président : M. le directeur, je voudrais que les choses soient claires. Ma question ne portait pas sur les accords locaux, mais sur les dispositions de l'accord national de 2001 portant le temps de travail des services de nuit à 32 heures 30. Je voulais savoir si celles-ci allaient être effectivement appliquées, ou si, compte tenu des difficultés constatées, par exemple à Rueil-Malmaison par moi-même, à Tours par M. Novelli ou à Corbeil par les membres de notre mission, l'application de ces dispositions, après discussion avec les syndicats, allait être suspendue ou reportée.

M. Edouard COUTY : Les deux accords nationaux, l'un concernant la fonction publique hospitalière, l'autre les praticiens hospitaliers, ont rencontré des difficultés d'application tout au long de l'année 2002. A la fin de l'année 2002, au vu de ces difficultés, et dans la perspective de difficultés nouvelles, attendues pour l'application, au 1er janvier 2004, des dispositions relatives à la réduction du temps de travail de nuit de 35 heures à 32 heures 30 contenues dans l'accord cadre national du 27 septembre 2001, le ministre a décidé d'entamer de nouvelles négociations.

Ces négociations ont été engagées fin novembre 2002, d'une part avec nos partenaires de la fonction publique hospitalière, d'autre part avec nos partenaires praticiens hospitaliers. Elles avaient pour thème l'assouplissement des accords précédents, ainsi que la mise en œuvre de la RTT et des conditions d'application de la directive européenne concernant les praticiens hospitaliers. Ces négociations se sont achevées par la signature, le 9 janvier 2003, d'un accord majoritaire, avec six organisations syndicales de la fonction publique sur huit, et, le 13 janvier 2003, d'un accord unanime, avec quatre organisations intersyndicales des praticiens hospitaliers.

L'accord du 9 janvier 2003 confirme le passage à 32 heures 30 des personnels travaillant exclusivement de nuit le 1er janvier 2004, conformément aux dispositions réglementaires en vigueur. Mais, en cas d'impossibilité de mise en place de la RTT de nuit, le directeur de l'établissement pourra rémunérer, jusqu'au 1er janvier 2005, sous forme d'heures supplémentaires, le différentiel lié au passage à 32 heures 30. Un bilan sera présenté au Comité national de suivi dans le courant de l'année 2004 pour proroger, le cas échéant, cette mesure transitoire.

L'accord du 9 janvier 2003 contient d'autres dispositions d'assouplissement du dispositif. Les accords de 2001 avaient prévu la mise en place d'un compte épargne temps pour les personnels et pour les médecins, permettant d'épargner les jours non utilisés pour des raisons personnelles ou professionnelles. Les deux accords de janvier 2003 ont valorisé ces comptes épargne temps afin de les rendre plus attractifs. Les personnels hospitaliers, décidant d'épargner sur leur compte épargne temps les jours non pris, bénéficieront d'un bonus. Le compte épargne temps, peu attractif pour la fonction publique, donc très peu sollicité, est en train de devenir plus intéressant. Le compte épargne temps pour les praticiens hospitaliers qui, en 2002, avait été très peu utilisé, l'a été plus fortement en 2003 : selon nos estimations, qui devront être confirmées par un bilan de l'application de ces accords fin décembre, 50 % des praticiens hospitaliers concernés qui n'ont pas pu prendre tous leurs jours de congés les épargnent dans leur compte épargne temps. Cela leur permet, au bout de sept ans, de disposer d'une année de congé, qu'ils pourront, par exemple, utiliser pour suivre une formation. Cette période de congé payée existait déjà pour d'autres formes d'emplois de médecins.

Ces accords d'assouplissement permettent également, à titre exceptionnel et transitoire, de payer des jours non pris et non épargnés quand il n'a pas été possible de faire autrement, dans la limite de cinq jours pour les praticiens hospitaliers.

M. le Président : Je vous remercie.

A combien estimez-vous le coût pour le budget de l'Etat des créations d'emplois effectuées dans le cadre de la réduction du temps de travail ?

Est-il possible d'évaluer le coût budgétaire des heures supplémentaires qui seront payées dans le cadre de l'accord d'assouplissement relatif au passage à 32 heures 30 du temps de travail de nuit ?

M. le Rapporteur : M. le directeur, vous n'avez pas caché, dans votre exposé, les difficultés, prévisibles, survenues à la suite de l'application des accords de 2001. Ces difficultés sont liées à l'organisation du travail dans le millier d'hôpitaux concernés par ces accords, ainsi qu'aux déficits de personnel soignant et de praticiens hospitaliers. Or, deux de ces trois difficultés étaient connues au moment de la négociation des accords.

Pour faire face à la diminution de l'offre de soins engendrée par ces difficultés, nous avons assisté à la fermeture autoritaire, sur une période donnée, de lits et de services, pour faire diminuer la demande. Pouvez-vous le confirmer ? Est-ce bien ainsi que l'équilibre a été trouvé localement ?

Vous étiez déjà directeur de l'hospitalisation au moment de la négociation des accords. Avez-vous alerté votre ministre sur le déficit prévisible en matière de personnel, puisque ces chiffres étaient connus, en tout cas de vos services ?

Je souhaiterais connaître les conditions réglementaires de renégociation d'un accord lorsque celui-ci est trop « laxiste », pour reprendre votre expression, comme c'est le cas de l'accord appliqué par l'hôpital d'Evry-Corbeil.

Je voudrais enfin savoir quelle appréciation vous portez sur la complexité des dispositifs relatifs au passage aux 35 heures.

M. Jean LE GARREC : Je voudrais d'abord vous remercier pour la grande précision et la grande qualité de votre intervention, hélas trop courte, car elle mériterait un débat très long.

Il ne faut pas confondre offre de soins et fermeture de lits. Un accord majoritaire avait été trouvé par la caisse nationale d'assurance maladie (CNAM), en 1999, pour réaliser des économies importantes, grâce à la fermeture de lits. Le gouvernement de l'époque avait refusé l'application de cet accord, ce qui a d'ailleurs provoqué le départ du directeur de la CNAM, qui s'est senti désavoué. Le gouvernement était alors préoccupé par l'amélioration de l'offre de soins - les agences régionales de l'hospitalisation peuvent en témoigner.

Vous avez eu raison de souligner les difficultés ayant entravé l'application des 35 heures - non engendrées par elles. Un hôpital, dont le personnel varie de 1 000 à 10 000 personnes, exerçant 50 métiers différents, dans le cadre d'une autonomie des services hospitaliers, est une structure très difficile à gérer. Nous voulions, par l'application des 35 heures, poser le problème de l'organisation de l'hôpital. Vous savez tous comment fonctionne un bloc opératoire : il peut mobiliser une équipe entière pendant une heure, voire plus, dans l'attente de l'arrivée du praticien. Cela explique que vous ayez employé les termes de « freins » et de « résistances ».

Je voudrais vous féliciter pour l'effort considérable réalisé dans le domaine de la formation à la réflexion organisationnelle d'un millier de cadres, effort qui portera ses fruits dans l'avenir. Cela représente un point décisif, car les hôpitaux sont des structures énormes, dont la maîtrise est devenue de plus en plus complexe. Or, ils constituent le fer de lance de la politique de santé en France.

Nous connaissions l'insuffisance des quotas d'infirmières et de certains médecins. Il fallait donc modifier ces quotas, mais aussi rendre ces métiers, qui sont difficiles et astreignants, attractifs. La réduction du temps de travail permettait de le faire, au-delà des importantes négociations salariales réalisées.

En 2003, l'adaptation des accords, tendant à leur conférer une plus grande souplesse, était indispensable, car les difficultés et les résistances ont été beaucoup plus importantes que celles que nous avions estimées à l'époque - il était difficile de les anticiper. La négociation sociale, à l'occasion de la réduction du temps de travail, a été d'une ampleur sans précédent. Vous avez parlé de 953 accords négociés sur 1 000 établissements. Malgré les efforts du gouvernement de l'époque pour prévenir les difficultés d'application de ces accords, celles-ci ont été réelles, et ont nécessité l'assouplissement des accords, car nul ne peut imaginer que nous puissions revenir sur les 35 heures.

M. Gérard HAMEL : Je suis président du conseil d'administration d'un hôpital regroupant 1 650 personnes et 150 médecins. Les carences en médecins et en infirmières, que nous observons aujourd'hui, ne sont pas nouvelles. Vous avez surtout parlé des accords nationaux. Je voudrais, pour ma part, insister sur la gestion, au jour le jour, de nos hôpitaux, avec les moyens qui sont les nôtres au plan local, face à ces problèmes de manque de personnels, et en tenant compte des 35 heures.

Quels que soient nos efforts, il est impossible de réunir les effectifs nécessaires pour faire face aux besoins. Nous sommes donc amenés, chaque vendredi soir, à déménager des services complets, à transporter des malades d'un étage à un autre, de sorte qu'ils puissent être encadrés de façon satisfaisante pendant les week-ends. Certains services ont même dû fermer complètement. Le personnel hospitalier n'est pas en cause, bien au contraire. Les infirmières travaillent 70 heures par semaine, et je ne sais comment il sera possible de leur appliquer l'accord national sur les 35 heures. Nous avons dû ainsi fermer le service de maternité pendant deux mois. Imaginez l'impact d'une telle décision sur la population, quand nous leur annonçons que les femmes devront accoucher, tel ou tel mois, à 50 kilomètres de la ville où elles habitent. Je suis objectif : cela fait huit ans que je préside cet hôpital, et mes ennuis n'ont pas commencé avec les 35 heures. Face à ces difficultés, quelle politique - au-delà des seuls aspects financiers - sera-t-elle mise en œuvre pour répondre à la demande des patients dans nos communes ? Je ne suis pas opposé à une politique de collaboration avec le secteur privé.

M. le Président : D'après mes observations sur le terrain, je dirais que l'expérience de M. Hamel n'est pas unique. La fermeture de lits et de services revient bien à diminuer l'offre de soins ; elle a été constatée dans plusieurs hôpitaux. Selon vous, ces fermetures résultent-elles des 35 heures ? La situation était déjà catastrophique, il est donc possible que les 35 heures l'aient rendue irréversible.

La réduction du temps de travail a résulté d'une décision politique, qui n'avait rien d'obligatoire. Or, la situation des hôpitaux aurait dû vous conduire à alerter le gouvernement sur le fait que la mise en place des 35 heures était impossible dans le secteur hospitalier. L'avez-vous fait ? Il me semble important de connaître l'état d'information du législateur et du gouvernement de l'époque.

M. Edouard COUTY : M. le président, vous m'avez interrogé sur le coût des 35 heures pour le budget de l'Etat. Le budget de l'assurance maladie, dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale, est le principal concerné. Les 45 000 emplois dans la fonction publique hospitalière, avec une montée en charge, sur trois ans, entre 2002 et 2004, ainsi que les 3 500 postes de praticiens hospitaliers, avec une montée en charge, sur quatre ans, entre 2002 et 2005, représentent un coût total, selon nos estimations, de 1,865 milliard d'euros. Cette somme se compose de 330 millions d'euros pour les médecins, et 1,535 milliard d'euros pour la fonction publique hospitalière. Dans la fonction publique hospitalière, il convient de distinguer entre ce qui relève directement de l'assurance maladie, c'est-à-dire les établissements de santé, d'une part, et ce qui est partagé entre différents financeurs, collectivités locales ou Etat, comme les établissements recevant des personnes âgées dépendantes, les services de soins de longue durée, ou les établissements recevant des handicapés dont les personnels appartiennent à la fonction publique hospitalière, d'autre part.

Sur 45 000 emplois créés, 3 800 seront accordés en 2004, lors de la dernière tranche comportant les emplois de nuit et le solde des emplois de jours ; 40 300 sont financés par l'assurance maladie et 4 700 par l'assurance maladie et d'autres financeurs, pour les établissements que je viens d'énumérer.

M. le rapporteur m'a interrogé sur l'offre de soins. Il est difficile de répondre globalement à cette question ; elle dépend du contexte local. Certaines régions sont considérées par les experts et les corps de contrôle, telle la Cour des comptes dans son dernier rapport, comme très excédentaires en lits hospitaliers de court séjour, alors que d'autres sont considérées comme déficitaires en lits de soins de suite ou en capacité d'accueil de personnes âgées. La Cour des comptes, dans son dernier rapport, considère le rythme auquel l'Etat a procédé à la réduction des capacités comme trop lent, au même titre que le rythme des péréquations financières engagées dans le cadre de ces dispositions.

Il m'est très difficile de vous dire si ce rythme est trop lent, trop rapide, ou à bonne mesure, mais je peux vous affirmer que la péréquation a été douloureuse pour les régions contributrices, notamment l'Ile-de-France, la plus forte contributrice, où l'offre de soins est jugée comme étant la plus pléthorique. Dans d'autres régions, au contraire, l'offre a pu être développée grâce à la péréquation dont ces régions ont bénéficié, car elle y était considérée, dans certains secteurs, comme déficitaire. Il est donc très difficile de répondre généralement à une question qui recouvre des disparités régionales, voire infra-régionales, très importantes.

Globalement, je ne pense pas que l'offre de soins ait considérablement diminué du fait de l'application de la réduction du temps de travail. Mais le temps médical est potentiellement en diminution, notamment chez les praticiens hospitaliers. Nous avons essayé de trouver des compensations prenant, pour les médecins, la forme de paiement de plages additionnelles au-delà du temps de travail correspondant à la directive européenne de 1993, qui impose, je le rappelle, un plafond de 48 heures hebdomadaires, gardes comprises. Les services à temps continu - services d'urgence, services d'anesthésie et de réanimation, services de maternité avec plus de 2 000 accouchements - sont concernés par ces dispositions.

M. le Président : Si l'offre de soins n'a pas considérablement diminué, comme vous venez de le dire, c'est donc bien qu'elle a, néanmoins, diminué.

M. Edouard COUTY : Je le répète, il existe de très fortes disparités régionales. Je ne sais pas si la diminution de l'offre de soins dans des régions où elle est considérée par tous, y compris par nos contrôleurs, comme pléthorique est réelle, ou si elle est simplement ressentie. Sans doute, le terme considérablement n'était pas adapté, car il faut nuancer le propos. Globalement, l'offre de soins n'a pas été entamée, au regard des excédents constatés au niveau global, national. Mais les réalités régionales sont contrastées, donc difficiles à appréhender.

M. le Rapporteur : D'après ce que j'ai perçu de l'accord intervenu début 2003 sur le passage aux 32 heures 30, les deux heures trente de différence avec les 35 heures pourraient être payées en heures supplémentaires. Confirmez-vous que le passage aux 32 heures 30 sera effectif au 1er janvier 2004, nonobstant les modalités de paiement d'heures supplémentaires ?

M. Edouard COUTY : Oui, je le confirme.

M. le Rapporteur : Le passage aux 35 heures se traduit, pour le personnel, par un état de fatigue intense et de stress. La gestion de la réforme du temps de travail a varié selon les directions des hôpitaux et selon les accords locaux. Le directeur de l'hôpital de ma région m'a indiqué qu'il avait concentré les moyens sur le personnel soignant, au détriment d'autres fonctions, comme la fonction administrative ou la fonction logistique.

M. Jean LE GARREC : Je voudrais insister sur la difficulté de notre travail. La Cour des comptes procède à des audits annuels de la politique de santé, et particulièrement de la politique hospitalière. Il est possible de discuter à l'infini de la seule offre de soins. Il ne faut pas laisser croire que ce problème est lié aux 35 heures. Les situations sont extrêmement diverses. Le fonctionnement même de l'hôpital a entièrement changé, et ce changement ne se mesure pas seulement au nombre de lits - l'hôpital de jour, par exemple, évolue. Nous avons toujours soutenu les agences régionales de l'hospitalisation - et c'est l'un des points de la réforme Juppé avec lesquels je me suis senti en plein accord -, car elles constituent un moyen de maîtriser ces problèmes au niveau régional. Bien entendu, les situations ne sont pas toutes les mêmes. La péréquation a permis d'améliorer celle du Nord-Pas-de-Calais, qui était très en retard par rapport au reste du pays, ce qui n'a pas manqué d'entraîner des protestations de la part des personnels des hôpitaux d'Ile-de-France par exemple. Il n'est pas possible d'évoquer ainsi la question de l'offre de soins en quelques instants, cela ne correspond pas à la réalité des situations.

M. Edouard COUTY : M. le rapporteur m'a demandé dans quelles conditions j'avais pu alerter le ministre d'un éventuel déficit. Les ministres ont été effectivement alertés du déficit d'infirmières, le déficit de médecins étant connu, puisqu'il était lié au numerus clausus. Le déficit d'infirmières, déjà évalué, a dû faire l'objet d'une estimation encore plus fine de notre part. Il était lié à deux facteurs : d'une part, les premiers départs à la retraite des générations du baby boom à partir de 2003-2004, avec une vague importante prévue en 2005 ; et d'autre part, la montée en charge de la RTT. Pour faire face à ce déficit, le quota d'entrées dans les écoles d'infirmières a été augmenté. Il est passé de 18 000 à 26 000 en trois étapes, entre 1998 et 2000 : 20 000, puis 21 000, puis 26 000. En 2002, le ministre a décidé de le porter à 30 000. Les ministres de l'époque, avisés des difficultés liées au déficit d'infirmières dû à l'évolution de la pyramide des âges et au passage aux 35 heures, et bien que nous ne connaissions pas le nombre d'emplois susceptibles d'être accordés, puisque ni les arbitrages ni la négociation n'avaient eu lieu, ont donc augmenté les quotas. Mais l'augmentation des quotas produit ses effets avec un décalage de trois ans, période nécessaire à la formation d'une infirmière.

S'agissant des médecins, la situation était encore plus compliquée. Dans certaines disciplines, le numerus clausus a été relevé progressivement par les ministres successifs. L'objectif, qui n'est pas encore atteint, mais qui a été confirmé par notre ministre, est de le porter à 6 000. Parallèlement, des textes législatifs et réglementaires assez complexes, qui ont fait l'objet de négociations, ont organisé la titularisation de médecins aux statuts précaires de contractuels, de praticiens adjoints contractuels ou de médecins étrangers, à la suite de formations complémentaires et de concours nationaux.

Malgré ces efforts, certaines disciplines connaissent encore un déficit, sans doute lié à d'autres causes, telles les conditions de travail et de rémunération. Par exemple, la France est le pays d'Europe qui compte le plus de psychiatres ; mais ceux-ci préférant pratiquer en libéral, il existe un déficit de psychiatres dans les hôpitaux. Nous rencontrons également des difficultés pour les médecins anesthésistes, pour les obstétriciens et pour les chirurgiens.

Nous nous attachons à améliorer les conditions de travail des praticiens hospitaliers, en reconnaissant, par exemple, leurs responsabilités dans les hôpitaux universitaires. Nous travaillons aussi - c'est l'un des objectifs du doyen Berland dans le cadre de l'Observatoire national de la démographie des professions de santé, installé récemment - à la question des frontières de compétences entre les personnels paramédicaux et les médecins, par exemple entre une infirmière anesthésiste et un anesthésiste, entre une sage-femme et un obstétricien, entre une infirmière de bloc opératoire et un interne. Ces pistes de travail tendent à réduire les tensions.

M. Hamel m'a interrogé sur la politique menée face aux difficultés quotidiennes des établissements et aux manques d'effectifs. Les problèmes démographiques sont d'une complexité redoutable, et ne se posent pas partout de la même façon, puisqu'ils dépendent de la répartition des professionnels entre les régions.

Une partie de la réponse aux questions posées en matière d'organisation de l'offre de soins sur le territoire se trouve dans les schémas régionaux d'organisation sanitaire (SROS), et dans les efforts que nous faisons pour promouvoir la coopération inter-établissements. Nous encourageons cette coopération, qui fait partie des objectifs du programme Hôpital 2007, y compris entre le public et le privé. A cet égard, le groupement de coopération sanitaire constitue un outil privilégié aujourd'hui. Il a été rénové et figure dans l'ordonnance du 4 septembre 2003.

Nous nous efforçons par ailleurs de ménager une vision territoriale de la répartition des postes de praticiens hospitaliers, en concevant par exemple, dans certaines disciplines, des gardes sur plusieurs établissements. Le statut des praticiens hospitaliers a été revu à cet effet. Il leur permet d'exercer dans plusieurs établissements, ce qui n'était pas possible autrefois. En 2000, lorsque ce statut a été renégocié, une prime multi-établissements a été créée, afin d'inciter les praticiens à faire des gardes, des consultations ou des vacations dans un autre établissement.

Nous avons également essayé d'identifier des postes de praticiens hospitaliers à recrutement prioritaire dans les régions fortement déficitaires. Nous sommes en train de procéder à leur évaluation. Les praticiens, s'engageant contractuellement pour une durée déterminée sur ces postes, touchent une prime initiale de 10 000 euros.

Par ailleurs, les jeunes qui, à la fin de leurs études, s'engagent sur les postes d'assistants hospitaliers, pour deux ou quatre ans, touchent une prime d'engagement.

Nous appliquons d'autres mesures encore, mais c'est là l'essentiel de la politique liée à la mise en place des SROS, en particulier ceux de la troisième génération. Cette politique repose donc sur la coopération et sur une approche territoriale, dépassant désormais le cadre de l'hôpital pour porter sur un bassin de santé et de vie s'agissant de l'attribution des postes de praticiens hospitaliers.

M. Gérard HAMEL : Nos hôpitaux disposent de plateaux techniques très perfectionnés et très performants. Ils sont pourtant très peu utilisés. Il faut ainsi attendre trois mois pour obtenir les résultats d'une imagerie par résonance magnétique (IRM), car celle-ci ne fonctionne que quelques heures par jour, faute de personnel. Les blocs opératoires, de même, fonctionnent peu de temps dans la journée. Comment faire pour rentabiliser ces investissements techniques ?

M. Edouard COUTY : Nous favorisons systématiquement les équipements lourds co-utilisés par le public et le privé. C'est une directive très claire que j'applique.

Dans certaines grandes structures, l'indicateur du temps d'utilisation du bloc opératoire rapporté au chirurgien montre qu'il existe, en effet, un vrai problème. Il est inutile de maintenir, dans certaines villes, 15 blocs opératoires, fonctionnant 24 heures sur 24, pour seulement deux interventions dans la nuit. Ces difficultés confirment que la question de l'organisation est fondamentale.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Paul FITOUSSI,
président de l'Observatoire français des conjectures économiques (OFCE)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 3 décembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Jean-Paul Fitoussi, président de l'Observatoire français des conjectures économiques. Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, votre expérience d'économiste et les multiples travaux publiés par l'institut que vous dirigez nous sont précieux.

Notre mission est, en particulier, très étonnée par les écarts existant entre les estimations du nombre d'emplois créés par la réduction du temps de travail. Celles-ci vont de 150 000 à 385 000, voire 400 000 emplois. Nous aimerions savoir si l'OFCE s'est livré à une telle estimation. Par ailleurs, quelle est, selon vous, la pérennité de ces emplois, alors que le contexte conjoncturel s'est profondément modifié depuis la mise en œuvre des 35 heures ? Que se passera-t-il après la cessation de certaines des aides ?

Plus généralement, vous nous direz si, de votre point de vue, les mécanismes mis en place pour financer la réduction du temps de travail, à savoir les gains de productivité, la modération salariale et les allégements des charges, ont été convenablement dosés.

M. Jean-Paul FITOUSSI : M. le Président, Mesdames, Messieurs les députés, depuis que je m'exprime sur la question du temps de travail, je n'ai pas changé d'opinion.

L'ensemble de la classe politique jugea, à partir de 1993, que la croissance ne pouvait créer suffisamment d'emplois pour que soit réglée la question du chômage. La réduction du temps de travail apparut alors comme une politique de l'emploi. Mais je n'ai jamais cru que l'arithmétique pouvait tenir lieu de science économique, et j'ai la même opinion sur la réduction du temps de travail et la réduction du déficit budgétaire.

La réduction du temps de travail constitue, en principe, le processus qui accompagne l'augmentation du niveau de vie des habitants d'un pays. En effet, les consommateurs, du fait de l'augmentation de la productivité, choisissent quelle part de l'augmentation de leur niveau de vie ils vont consacrer à leur consommation et à leurs loisirs. Il s'agit donc d'une tendance de très long terme. Nous travaillons aujourd'hui beaucoup moins qu'il y a 50 ans, et je prends le pari que, dans 50 ans, nous travaillerons beaucoup moins qu'aujourd'hui, si le processus d'enrichissement se poursuit.

Ma réticence face à la réduction du temps de travail est liée au fait que, paradoxalement, l'absence de croissance, et donc d'enrichissement, a servi de prétexte pour contraindre la réduction du temps de travail. La politique de réduction du temps de travail me paraît donc constituer une solution de résignation. A mon sens, en effet, seules les politiques de croissance peuvent favoriser le processus spontané de réduction du temps de travail. C'est une chose de favoriser un processus qui se déroule en conséquence du progrès économique et social, c'en est une autre de vouloir contraindre ce processus en prétextant l'absence de progrès économique et social. J'ai émis toutes les réserves sur ce point.

Les travaux de l'OFCE sur cette question ont été multiples et variés. L'OFCE n'a pas une opinion unique, c'est un centre de recherches. Je me borne à contrôler la rigueur scientifique des travaux, ainsi que la correspondance des résultats par rapport aux hypothèses que les chercheurs avancent. La grande difficulté de l'évaluation des conséquences sur l'emploi de la réduction du temps de travail réside dans l'oubli, le plus souvent, des hypothèses qui président à ces évaluations.

Or, les différences d'hypothèses se traduisent, naturellement, par des différences dans les évaluations. Nous ne procédons pas à des prévisions, mais à des simulations à partir d'hypothèses. Nous devons donc bâtir des scénarios pour imaginer les conséquences sur l'emploi de la réduction du temps de travail ; et ces conséquences peuvent être très diverses selon les scénarios que nous envisageons. Ainsi, nos simulations sur les conséquences des lois Aubry prédisaient une perte de 100 000 emplois, dans le cadre d'un scénario noir, mais un gain de 470 000 emplois, dans le cadre d'un scénario rose. Les scénarios gris postulaient que les lois Aubry permettraient la création de 100 000 à 250 000 emplois.

Qu'en a-t-il été en réalité ? Je l'ignore. Les chercheurs sont beaucoup moins passionnés par le travail d'évaluation des conséquences d'une décision que par les analyses préparatoires. J'essaye de lutter contre cette tendance, et nous organisons systématiquement des conférences d'évaluation, sur le modèle des conférences de consensus en médecine. Ces conférences réunissent l'ensemble des personnes ayant travaillé sur un sujet, afin d'évaluer les mesures effectivement réalisées. Nous avons ainsi évalué la baisse du coût du travail non qualifié et la prime pour l'emploi, mais il est plus difficile de le faire pour la réduction du temps de travail. Nous le ferons en 2004, à partir de l'ensemble des études réalisées sur le sujet.

Les évaluations médianes des créations d'emplois dues aux 35 heures s'établissent entre 200 000 et 300 000, mais elles dépendent des hypothèses qui les constituent. Le scénario le moins favorable, selon lequel la réduction du temps de travail aurait détruit 100 000 emplois, était fondé sur une absence totale de coopération entre les acteurs sociaux, les entreprises ne réorganisant pas le travail, et les salariés n'acceptant pas de modération salariale. Le scénario rose reposait quant à lui sur l'hypothèse d'une coopération importante entre les entreprises et les salariés, dans le cadre de la politique publique. Il prévoyait que le coût de la baisse du temps de travail était supporté à un tiers par les salariés, du fait de la modération salariale, à un tiers par les entreprises, grâce à une augmentation de leur productivité favorisée par la réorganisation de leur système productif, et à un tiers par les pouvoirs publics, du fait de la baisse des charges. Dans le scénario idéal, la baisse de la durée du travail ne provoque pas d'augmentation des coûts pour les entreprises. La politique de réduction du temps de travail repose sur un paradoxe : pour qu'elle fonctionne, une diminution du nombre d'heures travaillées, traduction de l'augmentation de la productivité, est nécessaire.

Dans le scénario favorable, si les entreprises se réorganisaient de sorte que le taux d'utilisation du capital et des capacités de production ne diminue pas, la réduction du temps de travail créerait entre 400 000 et 450 000 emplois : dans l'absolu, c'est beaucoup, mais, par rapport à l'importance de la mesure, c'est très peu. La création de 450 000 emplois, dans une situation de désespérance sociale due au manque de travail, constitue un élément important, mais, sur une période de quatre ans, une augmentation du taux de croissance de 0,2 % à 0,3 % par an suffirait à créer le même nombre d'emplois. Or la réduction du temps de travail est très complexe à mettre en œuvre, et a nécessité la mobilisation des forces sociales pour que les négociations puissent aboutir. J'avais d'ailleurs comparé la réduction du temps de travail à la machine des Temps modernes.

Néanmoins, les 35 heures ont eu à mes yeux trois mérites.

Elles ont d'abord développé le dialogue social, dans la mesure où celui-ci était imposé pour faire émerger une autre façon d'organiser le temps de travail. Les négociations dans les entreprises ont été importantes.

Elles ont ensuite constitué la seule mesure massive, au plan psychologique, de lutte contre le chômage mise en œuvre par les gouvernements successifs depuis 1981. En effet, la lutte contre le chômage a perdu dans notre pays beaucoup de sa crédibilité, parce que nous vivons, encore aujourd'hui, en situation de chômage de masse. Avant la réduction de la durée du travail, le principal reproche adressé aux politiques de lutte contre le chômage consistait à déplorer qu'elles soient administrées à doses homéopathiques, et ne pouvaient donc atteindre leur objectif. Un effet de crédibilité a pu être attaché aux 35 heures, parce que cette mesure a été mise en œuvre dans un contexte de retour important de la croissance.

Enfin, la croissance de l'emploi entre 1997 et 2000 a, de fait, été considérable. Certes, la mise en place de la réduction du temps de travail a peut-être bénéficié d'un effet d'aubaine. La réorganisation dans les entreprises a probablement permis une mise en œuvre plus efficace des nouvelles technologies. Aux Etats-Unis, les augmentations de productivité ne se sont produites que lorsque les entreprises se sont effectivement réorganisées. Toutefois, il est encore trop tôt pour mesurer cet effet d'aubaine avec certitude, car l'augmentation de la productivité du travail pendant cette période a été très faible.

J'avais réalisé, à la demande du Conseil d'analyse économique, une étude avec Olivier Blanchard visant à évaluer le taux de croissance qui permettrait de retrouver le plein emploi. En 1997, le taux de chômage était de 12,6 %. Selon notre analyse, un taux de croissance d'environ 3,5 % par an, pendant cinq ans, était nécessaire pour diminuer le taux de chômage de cinq points. Ce même taux de croissance, en prenant cette fois en compte les effets de la réduction du temps de travail, s'établissait à 3,2 %. La différence est minime, ce qui souligne l'importance des politiques de croissance. J'avais d'ailleurs écrit un article intitulé Une politique de croissance combattrait beaucoup plus efficacement le chômage que toute mesure d'ingénierie sociale.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : M. Fitoussi, vous avez raison de rappeler que la réduction du temps de travail résulte de l'amélioration de la productivité. La réduction artificielle du temps de travail ne permet la création d'emplois que si un certain nombre de conditions sont réunies : la modération salariale, la réorganisation des entreprises et les allègements de charges.

Je voudrais vous interroger sur les travaux d'évaluation du nombre d'emplois créés par les 35 heures. Il existe un consensus sur le montant du coût brut des 35 heures. En revanche, le coût net, c'est-à-dire le coût diminué des rentrées financières liées aux créations d'emploi, est beaucoup plus difficile à établir. Le nombre d'emplois créés par les 35 heures constitue donc un élément majeur d'évaluation de ce coût net. Vous avez souligné la grande difficulté à évaluer ce nombre. A ma connaissance, seule la DARES, rattachée au ministère des affaires sociales, a procédé régulièrement à une telle estimation. La directrice de la DARES a d'ailleurs regretté devant nous son isolement dans cette évaluation, ce qui révèle sans doute un certain malaise. Elle-même, et certains autres de nos interlocuteurs, ont relevé des biais dans l'analyse de la DARES. Je souhaiterais connaître votre avis sur ces travaux, et savoir si vous prendrez en compte ces biais dans les futures études de l'OFCE.

Votre analyse des effets d'aubaine rejoint celle du directeur de la Prévision sur les effets à court terme et les effets à long terme. Si les effets à court terme peuvent être évalués comme vous l'avez indiqué, les effets à long terme sont plus incertains. J'aimerais connaître votre analyse en la matière.

Pensez-vous que, si le gouvernement s'était contenté d'une politique d'allégement des charges, les créations d'emploi auraient été plus importantes ? La direction de la Prévision estime qu'une telle politique aurait été deux fois plus efficace que la politique de réduction du temps de travail. Vous avez constaté, en effet, que beaucoup d'énergie a été déployée, pour des résultats qui auraient pu être plus rapides. Nous verrons à l'avenir ce qu'il restera, par ailleurs, du dialogue social, tel qu'il était imposé par la loi.

M. Gaëtan GORCE : Vous aviez déjà exprimé vos réserves sur les 35 heures à l'époque, et vous les confirmez aujourd'hui.

Je suis d'accord avec vous lorsque vous considérez qu'il ne faut pas envisager la création d'emploi comme simple partage du temps de travail. La politique de la réduction du temps de travail reposait sur l'idée qu'il fallait tenter d'orienter le surplus de richesse dégagé chaque année vers l'emploi. Mais pourquoi, selon vous, le surplus de richesse nationale n'allait-il pas vers l'emploi jusqu'en 1997 ? Pensez-vous que la politique de réduction du temps de travail ait conduit, en favorisant la négociation, à une meilleure redistribution de ce surplus de richesse vers l'emploi ?

Vous affirmez que la réduction du temps de travail résulte d'une évolution de la richesse sur le long terme, dont une partie est utilisée pour les loisirs et pour rendre le travail moins pénible. Ne pensez-vous pas que la politique de réduction du temps de travail n'ait fait qu'anticiper un mouvement inéluctable ? A partir de la fin des années 1970, et au cours des années 1980, la réduction du temps de travail, jusqu'alors régulière, semblait bloquée. La durée collective du travail ne diminuait plus, mais le travail à temps partiel se développait : la réduction du temps de travail revêtait une forme éclatée, individualisée, et souvent imposée. N'est-il pas préférable de faire le choix d'une réduction du temps de travail collective et négociée ? Dans ce même but d'utilisation de la richesse, la solution réside-t-elle aujourd'hui dans l'augmentation de la durée du travail et des contingents d'heures supplémentaires ?

Selon vous, des résultats supérieurs auraient pu être obtenus si la croissance avait été plus forte. Mais, le soutien à la croissance dépend de l'efficacité et de la coordination des politiques économiques à l'échelle de l'Union européenne. Il ne dépend donc pas uniquement de nous. Dans ces conditions, n'était-il pas légitime de faire, en 1997, époque à laquelle le taux de chômage était élevé, un choix de volontarisme politique, revenant à utiliser des leviers dont nous avions la maîtrise ?

La politique de réduction du temps de travail s'accompagnait d'allégements de cotisations. Le coût de cette politique devait être compensé, pour les entreprises, par la modération salariale et les allègements, et, pour l'Etat, par les retours de recettes. Ce dispositif a-t-il fonctionné ? Le directeur de la Prévision a indiqué que les allégements de cotisations étaient susceptibles de créer au moins autant d'emplois, sinon plus, à moyen terme, mais que la réduction du temps de travail avait un effet immédiat plus fort et plus net. La politique de réduction du temps de travail a donc permis, au plan psychologique, de démontrer la volonté du pouvoir politique de lutter contre le chômage, et que cette volonté se traduisait par des créations d'emploi, ce qui a pu contribuer à créer un climat de confiance favorable à la croissance.

M. le Président : Je voudrais poser trois questions à M. Fitoussi.

Quelle sera la pérennité des emplois créés après la suppression de certaines des aides ?

Vous avez publié, en 1996, un ouvrage très intéressant, Le nouvel âge des inégalités. Or, les 35 heures ne s'appliquent pas également à tous les salariés. Pensez-vous que cela soit de nature à créer des tensions dans les entreprises ?

M. Gorce a sans doute raison lorsqu'il affirme que la durée du travail aurait de toute façon baissé, mais je me demande si l'anticipation de cette diminution, par la politique des 35 heures, n'a pas créé une relation nouvelle entre l'individu et le travail. Certains de nos interlocuteurs nous ont dit que les salariés réfléchissaient désormais plus en termes de temps de loisir qu'en termes de temps de travail. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Paul FITOUSSI : M. le rapporteur, vos questions sont très pertinentes, et je fais mon mea culpa pour n'avoir pas procédé à une évaluation de la politique des 35 heures. Toutefois, je voudrais évoquer le problème de l'accès aux données. L'OFCE a participé à certaines des évaluations de la DARES, et a donc pu accéder aux données au moment de ce travail - mais non après. Nous ne disposons pas des retours d'enquête, et certains fichiers sont confidentiels. Cela renforce la difficulté de l'évaluation de la politique des 35 heures. Nous avons demandé, à l'occasion de la conférence de consensus sur la baisse des charges, à pouvoir refaire une étude de l'INSEE à partir des mêmes données, car cette étude conduisait à des résultats sur les créations d'emploi très peu crédibles. Notre demande n'a pas été satisfaite. Il serait souhaitable que la représentation nationale intervienne solennellement pour que des institutions, caractérisées par leur rigueur d'analyse, puissent accéder à un certain nombre de données.

Il existe toujours des biais dans les évaluations, notamment les évaluations du nombre d'emplois qui auraient été détruits si la mesure n'avait pas été prise, ou celles des effets d'aubaine. Certaines entreprises étaient en effet déjà aux 35 heures, ou pratiquaient même des temps de travail inférieurs.

S'agissant des effets d'aubaine, il est vrai que les effets de long terme sont beaucoup plus incertains que les effets de court terme. C'est la raison pour laquelle j'avais écrit que la réduction du temps de travail était une mesure conjoncturelle. Pour évaluer les effets de long terme, il convient de prendre en considération deux hypothèses. L'une, optimiste, selon laquelle les entreprises parviennent à se réorganiser, à accroître leur flexibilité, et peuvent donc augmenter durablement leur productivité. C'est le cas surtout pour les grandes entreprises. L'autre, pessimiste, selon laquelle la réorganisation des entreprises se heurte à des obstacles, et la croissance de la productivité est beaucoup plus faible. C'est le cas généralement des administrations.

Quel aurait été l'effet des allégements de charge s'ils n'avaient pas été conditionnés aux 35 heures ? Nos évaluations nous indiquent qu'ils auraient créé deux fois moins d'emplois sur la période de quatre ans que nous considérions. Mais les allégements de charges sur les bas salaires ont des effets de long terme. Selon Edmond Malinvaud, qui participe d'ailleurs à nos conférences de consensus sur la réduction des charges sociales, le plein effet d'une politique d'allégement des charges n'apparaît pas avant dix ans. Or, je ne connais pas de modèle permettant de raisonner sur dix ans de façon crédible.

M. le Rapporteur : Vos estimations différent de celles de la direction de la Prévision.

M. Jean-Paul FITOUSSI : Tout dépend de l'horizon de l'analyse. En raisonnant sur quatre ans, il n'y a aucun doute qu'une politique de réduction du temps de travail, accompagnée d'allègements de charges, ait des effets plus importants sur la création d'emplois qu'une politique d'allègements de charges non conditionnés. C'est tout l'intérêt d'une conférence de consensus, qui nous permettra de comprendre pourquoi nos résultats peuvent être différents.

A l'époque, le moyen le plus sûr pour créer des emplois était, à mon sens, la baisse du taux d'intérêt. La période de 1991 à 1997 a, en effet, été l'une des périodes de l'histoire de France où les taux d'intérêt réels ont été aussi élevés sur une aussi longue durée.

Je répondrais à M. Gorce que les éléments de blocage existant avant 1997 résultaient d'une politique monétaire aberrante du point de vue de l'activité économique en France - même si elle était compréhensible au regard des engagements européens de notre pays. Il n'y a qu'un seul précédent dans l'histoire : l'Angleterre dans les années 1920. Le résultat a d'ailleurs été le même en termes d'aggravation du chômage. Je rappelle que le taux d'intérêt réel, c'est-à-dire le taux d'intérêt nominal, dont est déduite l'inflation, était en France, entre 1991 et 1996, de 6 %, alors que la croissance était inférieure à 1,5 %.

L'augmentation du niveau de vie, et donc des salaires, engendre le processus spontané de réduction du temps de travail. Depuis 1983, les salaires augmentent de 0,8 % par an. Cette augmentation est très faible, et correspond à peu près au glissement de qualification de la population : à qualification égale, il y a eu stagnation des salaires. Le processus n'était donc pas favorable à la réduction du temps de travail. D'ailleurs, de 1967 à 1981, le temps de travail est passé de 46 heures à 40 heures. Il a spontanément baissé, au cours de cette période, de 15 %, sous l'effet de l'augmentation du pouvoir d'achat et des salaires. L'anticipation de la réduction du temps de travail doit être validée par une augmentation des niveaux de vie suffisante pour justifier cette demande de loisirs supplémentaires.

M. Gorce s'interroge sur l'opportunité d'une augmentation du temps de travail. Je crois que ce n'est pas ainsi que le problème se pose. La question est de savoir ce que souhaitent les individus : une rémunération plus élevée ou davantage de loisirs ? Il me semble que nous nous trouvons aujourd'hui, en raison, notamment, de l'évolution longue en matière salariale, dans un contexte où la demande la plus pressante des salariés, particulièrement ceux qui ne sont pas suffisamment rémunérés, porte sur l'augmentation des salaires, même si cela doit s'accompagner d'un accroissement de leur temps de travail. La question du temps de travail est liée à celle de la cible de rémunération que vise chaque travailleur.

Est-ce que l'Union européenne empêche la croissance française d'être plus forte ? J'ai tenté de répondre à cette question dans un livre publié l'année dernière, La règle et le choix. Selon moi, ce n'est pas l'Union européenne qui peut constituer un obstacle à la croissance, mais bien les règles qu'elle s'est donnée, et l'absence de politique européenne de croissance. Tout cela résulte du caractère technique de la construction européenne. Les institutions fédérales ne peuvent avoir la réactivité nécessaire lorsqu'un problème économique se pose, car elle n'ont pas la légitimité politique le permettant. Parallèlement, les gouvernements nationaux ne disposent plus des instruments permettant cette réactivité : politique monétaire, politique de change ou politique budgétaire.

La croissance, dans la période antérieure à 1997, aurait sans doute pu être plus forte si une politique monétaire différente avait été conduite, notamment en coopération avec les Allemands, qui avaient demandé aux Français de pouvoir dévaluer, pour les aider dans la réunification. L'augmentation des taux d'intérêt à un niveau très élevé a résulté de cette absence de dévaluation.

Le dispositif des 35 heures a très bien fonctionné pour les grandes entreprises, passablement pour les moyennes, et ne fonctionne pas pour les plus petites. Son efficacité dépend donc beaucoup du type d'entreprise auquel la loi s'applique. La réduction du temps de travail a renouvelé le dynamisme des grandes entreprises.

Si tant est qu'il soit possible d'évaluer le nombre d'emplois créés par les 35 heures, ces emplois sont pérennes, dans la mesure où la modération salariale, réelle, a empêché le coût du travail dans l'entreprise d'augmenter. Dans ces conditions, pourquoi les entreprises embaucheraient-elles des salariés, alors que leur productivité ne le leur permet pas ?

La question du sentiment d'inégalité face aux 35 heures m'a beaucoup intéressé. Ce sentiment a été très fort. Je l'ai pressenti dès le premier article que j'ai écrit sur la question, en 1993. L'arithmétique de la réduction du temps de travail, en terme de créations d'emplois, implique l'homogénéité du travail : huit hommes travaillant six heures auraient la même contribution productive que six hommes travaillant huit heures. A partir du moment où la demande de travail est la plus faible sur les segments les moins qualifiés du marché du travail, l'utopie implique, et la solidarité exige, que les salariés les plus qualifiés, dont la demande est forte sur le marché du travail, acceptent une réduction de leur rémunération sans réduction du temps de travail, et que les salariés les moins qualifiés bénéficient d'une réduction du temps de travail sans réduction de leur rémunération.

Mais ce n'est pas ce qui a été mis en œuvre. Les salariés ayant le plus profité de la réduction du temps de travail sont les salariés les plus qualifiés - de nombreuses études l'on montré -, ce qui est normal dans l'optique du marché, puisque ce sont ces salariés qui sont l'objet de la demande la plus forte. La croissance des inégalités était donc prévisible.

Le sentiment d'inégalité est particulièrement fort chez les salariés travaillant à la chaîne notamment, qui ont connu une intensification du travail au quotidien, et une restriction de la pratique des heures supplémentaires.

Les relations entre l'individu et le travail relèvent presque de la philosophie. En tant qu'économiste, je ne peux vous répondre qu'à partir de la théorie du comportement du consommateur, pierre angulaire de la théorie pure des économies de marché, selon laquelle le travail constitue une désutilité. L'augmentation du temps de travail est donc perçue par l'individu comme une réduction de l'utilité. En tant que citoyen et travailleur, je sais que ce n'est pas vrai : la relation entre l'individu et le travail est d'autant plus intense que le travail est intéressant.

Il convient également de se poser la question de la rareté du travail. Le travail est-il devenu, dans nos sociétés, une ressource abondante ? Si tel est le cas, le seul avenir de l'emploi réside dans la réduction du temps de travail. Le travail est-il aussi utile à nos sociétés aujourd'hui qu'il l'était par le passé ? Je crains que les politiques de réduction du temps de travail n'aient contribué, par ce biais, à démoraliser les salariés. Lorsque les individus pensent que leur travail est moins utile, et constatent que le seul moyen d'en trouver consiste dans le rationnement de la durée du travail, la relation entre les individus et le travail peut effectivement changer.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Jacques LEGUAY,
président-directeur général de Alstom-Power Chaudières Industrielles

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 décembre 2003)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-Présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous recevons M. Jean-Jacques Leguay, président directeur général de Alstom-Power Chaudières Industrielles.

Parallèlement à l'audition de responsables administratifs et experts, nous avons souhaité entendre des chefs d'entreprise pour nous informer des conditions concrètes dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre.

Dans cette perspective, votre expérience de chef d'entreprise d'une entreprise industrielle d'environ 200 salariés, spécialiste des chaudières et dont les usines sont situées en Alsace, est de nature à apporter à notre mission des éléments concrets d'appréciation.

M. Jean-Jacques LEGUAY : Je dirige depuis 1988 Alstom Power Chaudières Industrielles, société de taille relativement petite - 200 personnes - par rapport à l'ensemble du groupe Alstom. Je vous mets donc en garde contre tout amalgame entre notre situation et celle, par exemple, d'un grand groupe de la mécanique.

Cette société est autonome, c'est-à-dire qu'elle a un statut juridique. Son capital est détenu à 100 % par Alstom. Nous fabriquons des chaudières à tubes de fumée, pesant entre 10 et 80 tonnes, pour des clients industriels. Nous fabriquons aussi des tubes d'eau pour des puissances et des pressions supérieures, dont le poids varie de 20 à 500 tonnes.

Les effectifs de nos trois activités - chaudières tubes de fumée, chaudières tubes d'eau et après-vente - sont à peu près comparables en termes de contribution au résultat. La valeur ajoutée des tubes de fumée se trouve plutôt dans les ateliers de fabrication, qui représentent une cinquantaine de personnes, et celles des tubes d'eau, plutôt à l'ingénierie, donc au bureau d'étude. Ce sont les itinérants qui assurent l'essentiel de la valeur ajoutée de l'après-vente.

Nous avons signé un accord 35 heures devenu effectif le 1er juillet 2000, qui tenait compte à la fois de la loi qui venait de paraître et des accords UIMM que je connaissais bien. J'avais, en effet, à l'époque, en tant que président de la Chambre départementale de la métallurgie du Haut Rhin, été amené à participer au niveau national à l'élaboration de ces accords.

Nous avons, pour les ouvriers, choisi des horaires modulables, comportant des périodes hautes et des périodes basses, avec un total de 1 586 heures sur l'année, correspondant à 1 600 heures annuelles moins les 14 heures des deux journées du Concordat, dont nous avons, dans le Haut Rhin, assuré le maintien, peut-être d'ailleurs un peu rapidement.

Les périodes hautes donnent lieu à un calcul de journées de récupération de temps de travail, à prendre à partir du mois de septembre. En contrepartie, les ouvriers se sont engagés à travailler sept samedis par an si cela s'avérait nécessaire.

En ce qui concerne le personnel administratif technique, l'organisation est un peu différente. Elle est lissée sur l'année avec un temps de travail effectif de 36 heures 75, mais avec une présence de 38 heures parce que du temps de pause a été compté et considéré comme du temps de travail non effectif. En échange de cela, les jours de récupération, qui varient d'une année sur l'autre, sont de l'ordre de huit jours, dont la moitié est prise sur détermination de l'entreprise et l'autre moitié selon la volonté du salarié. A l'époque, j'étais absolument convaincu que les 35 heures seraient une catastrophe et j'ai donc essayé de trouver toutes les solutions possibles pour minimiser leur impact en utilisant l'accord lui-même. Mais les forfaits horaires et les forfaits jours ne pouvant être utilisés pour le personnel administratif technique et pour les ouvriers, dont le niveau d'autonomie est bien évidemment inexistant, nous n'avons pas eu d'autres choix que de leur appliquer strictement les 35 heures.

Concernant les salariés autonomes, notamment au bureau d'études, ceux-ci ont été placés soit en forfait jours, soit en forfait heures. La plupart des personnes travaillant au bureau d'étude est soumise à un forfait de 1 730 heures, ce qui est un peu un paradoxal, puisqu'il est supérieur à l'horaire que l'on faisait à l'époque, qui se situait aux alentours de 1 690 heures. Nous avons donc été amenés à augmenter un peu leurs salaires. De ce fait, tous les intéressés ont bénéficié d'une augmentation de salaire consécutive à l'augmentation de son temps de travail.

Les cadres chargés d'affaires, c'est-à-dire ceux qui dirigent une affaire complètement, sont soumis à un forfait de 215 jours, pour ceux relevant du Concordat, et de 217 pour les autres.

Nous avons eu des difficultés pour les itinérants, qui étaient payés à l'heure, et dont la plupart faisait plus de 2 000 heures par an. Mais, nous avons négocié et cela s'est finalement assez bien passé. Les jeunes techniciens, avec trois ou quatre ans d'expérience, ont été placés à 1 760 heures, les techniciens plus confirmés à 1 920 et les quelques techniciens les plus importants ont été forfaités en jours.

Voilà rapidement le tableau général de cet accord 35 heures, dont la négociation s'est, finalement, relativement bien passée.

Je dois également préciser que la compensation a été intégrale. Il n'y a eu aucune diminution de salaire et, dans les années qui ont suivi, le groupe n'a pas souhaité faire une modération très importante des salaires. Nous avons donc accordé les 35 heures, sans qu'il y ait d'influence sur les rémunérations.

J'ajoute que nous avions négocié cet accord dans le cadre de la loi Aubry II pour bénéficier des aides. Nous avions quand même pris la précaution de prévoir une clause suspensive, pour le cas où ces dernières viendraient à disparaître.

Les conséquences de l'application des 35 heures ont été importantes, tant au niveau des coûts de production que de l'impact sur l'activité et les parts de marché.

Au niveau des coûts internes, comme je vous l'ai dit précédemment, nous avons trois populations importantes : les ateliers, le bureau d'étude et les techniciens itinérants. L'impact le plus fort a été constaté sur le taux de l'heure-atelier, avec une dérive très forte, puis un léger tassement dû à un plan de restructuration, qui a permis de simplifier les structures des ateliers. Nous avons, en outre, réussi à juguler l'absentéisme, plus d'ailleurs par des moyens coercitifs que par des moyens administratifs.

L'augmentation des coûts du bureau d'étude a été extrêmement faible. Cela provient du fait, comme je vous l'ai déjà expliqué, qu'il n'y a pas eu vraiment de réduction du temps de travail. Les chargés d'étude, qui sont au contact des clients, n'étaient pas du tout demandeurs d'une réduction du temps de travail, car ils étaient conscients de leurs responsabilités.

Le même phénomène a pu être constaté avec les techniciens itinérants. Le dérapage est un peu supérieur, mais reste tout à fait acceptable.

Les conséquences commerciales se sont surtout portées sur les tubes de fumée. Il est intéressant de savoir que, pour ceux-ci, la valeur ajoutée est de 40 %. Le travail est donc essentiellement réalisé en France, et les coûts d'atelier représentent à peu près la moitié de ces 40 %.

Nous avons dû faire face à un dérapage de nos coûts, que nous n'avions pas, naturellement, anticipé. En 2001, nous n'avions pas changé nos tarifs. En revanche, nous les avons augmentés en 2002, tout comme nos concurrents. Nous avons assez vite payé l'addition des 35 heures sous la forme d'une croissance de notre concurrent allemand. Depuis une dizaine d'années, nous étions parvenus à juguler cette concurrence, qui a réussi à prendre une dizaine de pour-cent de la part du marché français à cette occasion. Nous avons aussi reculé au Maghreb contre les Italiens et en Chine contre les Allemands.

Nous ne fabriquons plus à Cernay nos tubes d'eau, dont nous avions commencé à délocaliser la production dès 1994. En 2000, la délocalisation était achevée et les 35 heures n'ont donc pas eu d'impact sur leur fabrication.

Concernant les tubes de fumée, je ne vous cache pas que nous aurions sacrifié une grande partie des ateliers, si à l'époque la délocalisation avait été envisageable. Mais, étant donné que ce sont des produits monoblocs très volumineux et très lourds et que le coût du transport en provenance des pays à bas coûts était prohibitif, cette délocalisation n'est pas possible. Nous avons donc été contraints à nous battre sur le front de la compétitivité.

Le marché de l'après-vente, non plus, n'a pas beaucoup évolué car c'est un marché protégé. Comme le prix du produit neuf baissait, nous avons même continué à progresser.

Qu'avons-nous constaté au niveau social ? Nous avions l'habitude de faire, chaque année, de 5 000 à 7 000 heures supplémentaires. En raison de la faiblesse de l'économie en France et de la perte de parts de marché, nous n'en avons plus fait. Cela n'a pas réjoui les ouvriers, qui étaient habitués à avoir des rémunérations plus élevées grâce aux heures supplémentaires.

Nous avons eu une grande surprise à laquelle je ne m'attendais pas du tout : nous avons vu l'absentéisme monter d'une manière très sensible. Dans ma candeur naïve, quand j'avais négocié les 35 heures, je pensais, qu'au moins, nous allions constater une diminution de l'absentéisme. Cela n'a pas été du tout le cas. A l'inverse, nous avons même constaté une forte augmentation.

Le passage au forfait des itinérants n'a pas eu de conséquence.

En revanche, la très mauvaise surprise a été de constater les dysfonctionnements engendrés par les RTT. La réduction du temps de travail porte tout de même sur 10 jours, auxquels il faut ajouter les 5 semaines de congés, les congés pour événements familiaux et les congés d'ancienneté. Cela finit par faire beaucoup.

Nous avons mal géré la négociation avec les cadres, car nous leur avons fait confiance. Nous pensions qu'ils étaient responsables et qu'ils prendraient leurs journées de RTT en fonction des besoins de l'entreprise. En fait, ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. Les cadres ont plutôt privilégié leur vie personnelle, ce qui a engendré des dysfonctionnements qui nous ont handicapés. Je n'ai pu que noter une certaine démotivation du personnel. Alors que nous venions d'avoir plusieurs années assez favorables en termes de résultat, les cadres se sont installés dans un certain confort et se sont dit qu'ils allaient profiter de leur salaire et de la vie.

J'ai donc commis une erreur en forfaitisant beaucoup de cadres. Je pensais que leur donner des jours permettrait d'éviter qu'ils se mettent à compter leurs heures.

Pourtant, nous avons promu cadres un certain nombre de gens qui, avant, étaient assimilés cadres, conformément aux accords UIMM, ce qui a été une erreur. Les chargés d'affaires, qui sont au contact des clients, ont continué à être motivés, mais les cadres sédentaires ont eu tendance à vouloir bénéficier à la fois des jours forfaités et de la réduction des horaires quotidiens à 7 heures. Quand j'ai essayé de réagir, on m'a dit que la définition du cadre autonome est celle d'un cadre qui gère lui-même son travail et qui sait donc quelles sont les priorités.

Je me suis trouvé bloqué dans une situation, qui crée des tensions avec les ouvriers et le personnel administratif technique, qui trouvent injuste de continuer à assurer 38 heures de présence pendant la semaine pour avoir huit jours de RTT, alors que les cadres, qui font moins d'heures hebdomadaires, en ont dix.

Nous avons eu en 2001 une année encore très soutenue. L'année 2002, à l'inverse, a été difficile, car trois éléments l'ont influencée de façon négative.

Le premier est la perte de compétitivité des tubes de fumée, dont je vous ai déjà parlé, avec un recul des parts de marchés.

Le second est la mauvaise conjoncture en 2002. L'activité des tubes de fumée, je l'ai constaté, est le pouls de l'économie. Quand l'économie française baisse, l'activité tubes de fumée baisse aussi, et quand l'activité remonte, il en est de même pour les tubes de fumée. Cette activité est d'ailleurs repartie assez fortement cette année. Espérons que c'est de bonne augure.

Le troisième élément est interne. Le groupe a vendu son activité ordures ménagères. Nous étions le fournisseur privilégié du groupe, nous avons perdu tout un pan de marché, qui représentait 10 millions d'euros par an.

Face au coût des heures d'atelier, nous avons mis en place une opération Performance 35, avec le personnel technique et les ouvriers, pour essayer de trouver des voies d'amélioration.

Les groupes de travail, que j'ai animé moi-même, ont très bien fonctionné, dans un très bon esprit. Les ouvriers alsaciens sont des gens qui, souvent, exercent une petite activité extérieure, comme l'exploitation d'une parcelle de bois ou d'un hectare de vignes. Conscients de la réalité économique, ils sentaient bien que nous étions en train de perdre de la compétitivité. Ils se sont donc mobilisés et nous avons pu réimplanter les ateliers, au prix de quelques dépenses d'investissements.

Aujourd'hui, nous avons une plus grande flexibilité encore et nous travaillons mieux, même si l'augmentation de productivité n'a pas dépassé 5 %. Cela veut dire que nous avions déjà un bon niveau de productivité, mais je ne regrette pas cette opération qui a permis de ressouder les gens.

En fin d'année, compte tenu surtout de nos pertes de marché, dues à la fois à la chute de la cogénération en France et à la disparition du marché des ordures ménagères, nos coûts de structure sont devenus trop importants. Nous avons dû faire une petite restructuration qui a touché essentiellement les intérimaires, c'est-à-dire une vingtaine de personnes, mais aussi onze de nos salariés.

L'année 2003 a commencé avec de mauvaises nouvelles. Au premier trimestre, nous avons appris qu'il y aurait une modification des allègements de charges, désormais cantonnés aux bas salaires. Cela a eu pour conséquence de diviser nos allègements de charges environ par deux.

Compte tenu que, par ailleurs, nous avions également quelques problèmes dans l'application des 35 heures, j'ai informé les syndicats que je dénonçais l'accord sur les 35 heures. Je leur ai expliqué qu'il s'agissait d'un problème de compétitivité et qu'il fallait que nous trouvions les voies et les moyens de compenser autrement les allégements que nous perdions.

Le personnel ouvrier et les syndicats l'ont parfaitement compris. Nous sommes actuellement dans la période du délai de prévenance, qui dure quinze mois. Pour l'instant, il n'y a pas eu de mouvement social particulier.

Au cours du premier semestre 2003, nous avons rénové complètement nos gammes de chaudières tubes de fumée. Notre matériel est encore plus performant et moins cher. J'espère que cela va nous permettre de revenir dans la course.

Les prix industriels continuent à baisser et les clients sont très exigeants. Peu importe d'où vient le produit. Il faut qu'il soit le moins cher possible, avec la meilleure technologie. Sur le plan contractuel, nous sommes amenés à prendre de plus en plus de risques. Comme cela se pratique depuis longtemps dans le secteur automobile, les prix des chaudières commencent à se décider aux enchères informatiques, ce qui est dramatique. Par ailleurs, les marchés de cogénération ne sont pas repartis.

Je fais de la renégociation des 35 heures un des éléments de base de la remobilisation, avec l'objectif d'arrêter le dérapage des coûts d'atelier et de remobiliser les cadres.

Aujourd'hui, nous fabriquons des matériels de plus en plus sophistiqués qui correspondent aux besoins particuliers du client, et ce dans un environnement compétitif. Il faut donc vraiment des équipes complètes - non seulement les gens qui vendent, mais également ceux qui réalisent le produit - pour trouver la solution la plus appropriée, au prix le plus optimisé. Nous avons besoin de véritables groupes projet qui se battent et qui soient disponibles au moment où la compétition se joue, et cela, c'est assez incompatible avec le système de RTT dans lequel on s'est installé.

Concernant les voies possibles de renégociation, il y a, tout d'abord, la voie strictement contractuelle : nous avions un accord, celui-ci est dénoncé : après le délai de carence, nous revenons à la situation antérieure. Cela n'est pas gérable, mais nous pouvons toutefois utiliser cette option en tant que levier de négociation.

La seconde voie est d'essayer de trouver un nouvel équilibre négocié. Au niveau des ateliers, il serait complètement illusoire de remonter à 1 700 heures. Gagner 14 heures, 20 heures peut-être avec le lundi de Pentecôte, cela permettrait déjà de refluer. C'est mon seul objectif pour les ouvriers.

En revanche, au niveau des cadres, il faut tout remettre à plat.

D'autre part, l'accumulation des jours de RTT, des cinq semaines de congés payés et des jours pour événements familiaux ou autres, n'est pas tenable pour des entreprises en secteur concurrentiel. Il va falloir négocier, par exemple en mettant une ou deux journées dans le compte épargne-temps, en utilisant le droit individuel à la formation, qui pourra être exercé en dehors du temps de travail avec une rémunération de 50 % des salariés formés, ou encore en affectant une, deux ou trois journées de RTT dans un compte épargne-retraite.

Il est impensable, même par la loi, de supprimer les 35 heures, mais il faut trouver des assouplissements, afin de réduire progressivement l'attachement à ces journées de RTT, qui ne sont pas adaptées à notre univers concurrentiel.

Je me suis permis de faire un petit calcul rapide pour préciser les choses. Notre chiffre d'affaires 2002 en tubes de fumée était de 12 millions d'euros.

Examinons d'abord les pertes. Les 35 heures nous ont coûté au minimum 2 % de perte de marge nette - et quand je retiens ce chiffre, je suis plutôt très optimiste - : cela fait 240 000 euros. La perte de valeur ajoutée sur le chiffre d'affaires perdu - environ 2 millions d'euros - soit environ 20 %, représente 400 000 euros. Il faut également tenir compte du fait que nos ouvriers ont perdu leurs heures supplémentaires. En effet, s'il n'y avait pas eu les 35 heures, je pense que le chiffre d'affaires supplémentaire aurait généré 10 000 heures travaillées de plus. La moitié aurait été gratuite, puisqu'il n'y aurait pas eu les 35 heures, mais les 5 000 autres auraient été payées en heures supplémentaires. La perte de rémunération des ouvriers atteint, au taux horaire de 10 euros, 50 000 euros, auxquels il convient d'ajouter environ 50 000 euros de charges sociales perdues pour les régimes sociaux.

Quand on fait le bilan, la perte de 2 millions d'euros de chiffre d'affaires a entraîné une perte totale de 740 000 euros, supportée par le personnel à hauteur de 200 000 euros - 50 000 au titre des heures supplémentaires, 100 000 au titre de l'intéressement et 50 000 de la participation -, l'Etat et les régimes sociaux à hauteur de 230 000 euros - 180 000 euros pour l'Etat et 50 000 pour les régimes sociaux - et les actionnaires à hauteur de 310 000 euros.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Merci pour votre exposé extrêmement concret. Ma première question concerne l'absentéisme. J'aimerais que vous nous disiez à quoi vous l'attribuez, plus particulièrement.

Par ailleurs, aviez-vous, au moment du passage aux 35 heures, recours à des intérimaires et si oui, est-ce que vous avez limité votre politique de recours à la sous-traitance et à l'intérim ? Par ailleurs, avez-vous eu recours à l'externalisation ?

Enfin, vous avez dit tout à l'heure que de nombreux salariés en Alsace avaient souvent une petite activité, parallèlement à leur activité professionnelle. L'accord sur les 35 heures, hormis son impact financier, a-t-il été pour eux un élément de confort, leur offrant plus de temps pour leurs activités extra professionnelles ?

M. le Rapporteur : Nous avons souvent entendu des exposés macro-économiques, qu'il est très utile de confronter à des analyses concrètes de la situation d'une entreprise particulière. Je crois que les chiffres que vous nous donnez sont très intéressants de ce point de vue.

Je m'associe à la question de la Présidente sur la montée de l'absentéisme, que vous n'êtes pas le premier à constater. Avez-vous des chiffres concrets montrant une véritable rupture depuis la mise en place des 35 heures ?

Vous avez fait le choix de ne pas demander de modération salariale dans le cadre de la négociation, ce qui s'est traduit, sur les comptes de l'entreprise, de manière très sensible dans la dégradation des coûts atelier. Ceci a eu, par ailleurs, un impact négatif pour le personnel qui a vu disparaître les heures supplémentaires. Auriez-vous des commentaires supplémentaires à faire sur ce sujet, et notamment des propositions ?

Vous souhaitez, dans le cadre de la renégociation que vous allez entamer, mobiliser l'encadrement de manière plus importante. Pensez-vous que ce soit possible, alors que le sentiment général est que nous assistons à une distanciation croissante par rapport au travail de la part des cadres ?

Par ailleurs, quelles sont vos marges de manœuvre par rapport aux dispositions légales qui résultent de la loi Fillon, avant l'adoption de la loi sur le dialogue social ?

M. Jean-Jacques LEGUAY : L'absentéisme concerne essentiellement les gens de l'atelier. Je n'ai pas beaucoup d'explications. Je pensais qu'avec la diminution de la pénibilité, les gens allaient être plus présents. Mais les ouvriers sont des gens très pragmatiques ; peut-être se sont-ils dit qu'il n'y avait pas de raison de ne pas continuer à travailler moins encore. Je ne vois pas d'autres explications.

M. le Rapporteur : Il y en a une qui est souvent avancée, celle de la pénibilité plus importante et d'un stress plus fort.

M. Jean-Jacques LEGUAY : Certes, nous connaissons beaucoup de variations de charges : certaines semaines, les ouvriers travaillent 27 heures, la semaine suivante, 40, voire 46 heures s'ils l'acceptent. Je constate qu'ils sont toujours là néanmoins. Peut-être la flexibilité a-t-elle introduit un peu plus de stress. Mais, elle n'est pas nouvelle dans l'entreprise, depuis la loi Balladur et le personnel ouvrier y était donc habitué.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Cet absentéisme est-il lié à des arrêts de travail ?

M. Jean-Jacques LEGUAY : Oui, ce sont des arrêts de travail pour cause de maladie. Nous avions auparavant déjà un taux d'absentéisme assez élevé, de l'ordre de 7 %. Je m'attendais à ce qu'il reflue. Or, il est monté à plus de 10 % dans les ateliers. La hausse a donc été significative.

M. Jean LE GARREC : Sur l'absentéisme, il faut faire très attention, M. le rapporteur. Vous voyez que le stress n'est pas forcément la seule explication. M. Leguay a répondu de manière extrêmement claire : ce serait une erreur de lier la réduction du temps de travail et l'absentéisme, qui a des raisons plus profondes.

Je connais assez bien le milieu ouvrier, particulièrement en Alsace, où il est constitué de gens extrêmement sérieux, solides et attachés à leur travail. L'idée que les ouvriers sont démotivés parce qu'ils travaillent un peu moins me paraît fausse.

Il est vrai que l'on constate une progression spectaculaire de la montée du nombre d'arrêts maladie. Je pense que ce phénomène engage la responsabilité du corps médical, ce que tout le monde sait. C'est un débat qu'il faudra que l'on ait, y compris avec le ministre, qui est tout à fait conscient de cela.

Néanmoins, cela implique un regard attentif sur le changement du rapport au travail et la démotivation des cadres, qui sont très préoccupants. Que les 35 heures aient eu un effet de révélateur, je veux bien le croire, mais la raison plus profonde en est la transformation du rapport au travail, sans doute liée à la fragilité du statut de travailleur. Autrefois, les cadres étaient extrêmement attachés à leur emploi. Il y a certainement des raisons très profondes à leur démotivation, qui relève d'ailleurs d'études sociologiques qui sont aujourd'hui tout à fait insuffisantes. Personnellement, je lie l'absentéisme et la démotivation.

M. Jean-Jacques LEGUAY : Si l'on observe en détail, l'absentéisme est le fait d'une petite partie de la population ouvrière. Il y a des spécialistes de l'absentéisme. Lors de la dernière négociation salariale annuelle avec les syndicats, nous avons donc trouvé un accord pour mettre en place un système de notation pénalisant l'absentéisme. Ce système, accepté par les syndicats, comporte également des évaluations, en plus ou en moins, sur l'implication, la qualité, etc. Cette année, l'absentéisme est repassé aux alentours de 5 % : il y a donc aussi une question de volontariat et de volontarisme de la direction.

La renégociation va être difficile. Si l'on voulait retourner aux 39 heures, le coût des 4 heures supplémentaires, ajoutées aux minima salariaux, serait prohibitif.

Pour moi, une autre ligne de défense pourrait être l'application pure et simple de l'accord UIMM. Comme c'est un accord national, il peut être appliqué à mon entreprise. Il est moins favorable que notre accord actuel, avec 1 600 heures et non 1 586, et 217 jours et non 215.

Je suis toutefois dans une position délicate, car au moment de cet accord, nous avons signé des avenants fixant la durée de travail de cadres sur une base forfaitaire de 215 ou 217 jours. Ce forfait est devenu un élément essentiel du contrat de travail.

Nous allons renégocier pour décider quelles sont les catégories de personnels dont l'autonomie justifie réellement d'être au forfait jours, et quels sont ceux qui doivent revenir aux forfaits horaires. Nous nous garderons de négocier avec les syndicats : il faudra négocier avec chacun des salariés, en même temps que les augmentations de salaires.

M. Jacques BOBE : Vous regrettez de ne pas avoir conduit vous-même la négociation. Pensez-vous que les choses se seraient déroulées de meilleure façon, et sur quel point ?

Vous avez ajouté ensuite que la réorganisation avait amené une certaine amélioration du climat social et réconcilié un peu le personnel avec les actions de réorganisation. La renégociation, que vous envisagez maintenant, ne risque-t-elle pas de remettre en cause cette amélioration du climat dans votre entreprise ?

M. Jean-Jacques LEGUAY : En réalité, j'ai tout le temps contrôlé les négociations, en collaboration avec le secrétaire général, spécialiste en droit social. Je ne peux pas mettre la responsabilité de certaines choses que je regrette sur la tête de quelqu'un d'autre. Je suis parfaitement responsable de la totalité de la négociation.

Concernant l'amélioration du climat social, l'opération Performance 35 concerne les ateliers, qui ne seront pas vraiment concernés par la renégociation, qui ne jouera pour eux que sur 14 heures, 20 heures peut-être avec le lundi de Pentecôte. Le problème se situe plutôt au niveau de nos 90 cadres, qui doivent être remobilisés. Ils ont pris des habitudes qui ne sont pas adaptées à la brutalité de la compétition telle qu'on la vit.

Une partie des cadres, grosso modo ceux qui sont les plus proches de moi, est restée extrêmement disponible. Les cadres qui sont allés négocier nos deux grosses commandes actuelles, en Italie pour plus de 4 millions d'euros et en Chine pour 13 millions de dollars, ont passé quinze jours sur place et travaillé jour et nuit. Mais les cadres sédentaires qui sont à l'usine ont pris des habitudes de tranquillité, qu'il nous faut combattre.

M. Christian DECOCQ : D'un point de vue plus général, pensez-vous que les 35 heures sont, au niveau de la compétition internationale, une contrainte du fait de la charge supplémentaire pour les unités de production qu'elles ont induites, ou cette idée est-elle un fantasme ? Les 35 heures ont-elles accéléré des stratégies de délocalisation antérieures ou les délocalisations sont-elles plutôt liées à la désindustrialisation ? En tant qu'élu du Nord, j'ai bien connu les efforts faits pour Stein Industrie, qui n'ont pas empêché la fermeture de l'usine, qui s'inscrivait dans la réflexion stratégique du groupe avant même les 35 heures.

M. Jean-Jacques LEGUAY : Il y a effectivement des tendances de fond. Le travail peu qualifié coûte 40 euros de l'heure en France, contre 20 euros en Pologne et peut-être à 12 euros en Chine. Si le coût de transport ne fait pas la différence, c'est imparable : l'entreprise délocalise.

Le coût de transport est très élevé pour les tubes de fumée, qui exigent en outre un réel savoir-faire, contrairement aux tubes d'eau, beaucoup plus gros, mais dont chaque élément est simple. De ce fait, la France peut rester compétitive sur les tubes de fumée. D'ailleurs, j'observe que notre concurrent allemand fabrique en Allemagne, pas en Pologne.

Nous essayons donc en priorité de produire en France, car c'est plus facile et moins risqué. Mais si nous n'y parvenons plus, nous devrons bien aller produire ailleurs. Le maintien de la compétitivité en France, malgré la cherté de la main-d'œuvre française, est possible dans certains domaines grâce à nos savoir-faire et à nos qualifications. Toutefois, la situation est de plus en plus difficile.

Autrefois, Sony, dans le Haut Rhin, employait 1 500 personnes pour faire des autoradios très simples. Aujourd'hui, ceux-ci sont produits en Europe de l'Est. En revanche, toutes les avant-séries sont produites en France. Sony a créé un centre de recherche et développement près de Colmar, où les avant-séries sont réalisées avant de partir pour la production en République tchèque. Cette stratégie a permis à l'entreprise de conserver 1 000 emplois à Colmar.

Il n'y a pas de fatalité, mais plus les règles du jeu feront que le coût de l'heure sera élevé, plus les choses seront difficiles. Les pouvoirs publics fixent des règles dont les entreprises doivent s'accommoder. Mais, si l'on ne trouve pas de solutions économiques pour rencontrer, comme disent les Anglais, « le prix du client », on disparaît. C'est tout, c'est aussi simple que cela.

M. le Rapporteur : Je suis frappé que vous ayez choisi, pour les ateliers, de ne pas pratiquer de modération salariale, c'est-à-dire d'assumer de plein fouet le prix de la réduction du temps de travail. Je souhaiterais savoir qui a pris cette décision, est-ce vous-même ou votre groupe ? Est-ce sous la pression des syndicats ? Car, dès lors que vous renonciez à la modération salariale, seule la réorganisation du travail vous permettait de recouvrer une sorte de rationalité économique.

M. Jean-Jacques LEGUAY : Notre société est assez autonome, mais obéit aux règles générales du groupe. Il se trouve que les augmentations salariales sont décidées au niveau national.

A l'époque, il n'était pas facile de procéder à des réductions salariales et, à ma connaissance, très peu d'entreprises les ont pratiquées, par peur de détériorer le climat social.

Concernant les compensations trouvées dans l'organisation du travail, il se trouve que nous étions déjà arrivés à un bon niveau de performance. Avec Performance 35, nous avons réussi à aller plus loin, à trouver quelques avantages supplémentaires, notamment dans la flexibilité, l'organisation, la qualité, mais la productivité était déjà très élevée. L'année prochaine, nous allons réinvestir sur une machine spécifique, qui nous permettra peut-être de faire à nouveau croître notre productivité.

M. Jean LE GARREC : Je voulais vous remercier pour la manière dont vous avez traité du lundi de Pentecôte. Vous en avez parlé comme d'un élément de réaménagement des 35 heures. Cela confirme ce dont j'avais parfois l'impression, à savoir que l'on revient sur les 35 heures au nom de la solidarité...

Vous avez dit, en outre, plusieurs choses extrêmement intéressantes, comme, tout d'abord, que tout jugement a priori est détestable et qu'il y a de multiples facteurs qui entrent en jeu, la nature de l'emploi salarial, la manière dont les cadres se comportent, la nature de la négociation et ce que vous avez dit sur la modération salariale le prouve très bien. Il ne s'agissait pas de diminuer les salaires, personne ne l'a fait.

Vous avez dit aussi quelque chose de très important, à savoir que vous alliez renégocier, mais qu'un simple retour en arrière était impensable. Cela prouve bien qu'il y a en œuvre un processus lié à l'évolution du rapport au travail, problème qu'il nous faut poser pour trouver les réponses exactes aux problèmes du développement industriel en France.

Vous avez d'ailleurs fait des propositions qui ne sont pas inintéressantes, comme le compte épargne-retraite. Je suis persuadé qu'il sera très difficile de faire travailler des salariés, surtout en production, 41 ans, plus tard 42 ans, et comme les entreprises ont toujours tendance à pousser vers la sortie les salariés de plus de 55 ans, cette réflexion sur le compte épargne-retraite m'apparaît bonne.

Enfin, vous avez exposé des chiffres en ayant le mérite de les poser en dehors de toute approche de réduction du temps de travail. Les chiffres que vous avez donnés sur les coûts horaires du travail en France, en Pologne ou en Chine, sont plus éloquents que les courbes faites par les instituts. C'est là le véritable problème de la compétitivité française, que le Nord Pas-de-Calais connaît bien. Mais comme il est hors de question de baisser la rémunération du travail, il y a bien la nécessité de retrouver des espaces de plus-values, de technicité très forte - ce que le textile essaie de faire avec beaucoup de retard -, afin de faire cesser l'hémorragie d'emplois qualifiés traditionnels. Les problèmes transcendent toutefois l'évaluation des 35 heures que nous sommes en train d'essayer de faire.

M. Jean-Jacques LEGUAY : Je pense qu'il y a de l'espoir, à condition que l'on organise notre temps de travail, et que nos collaborateurs aient envie de jouer la même compétition que nous.

Quant à la renégociation, on ne reviendra pas fondamentalement en arrière sur la loi des 35 heures, mais il faut tout de même négocier à la marge, sur 1 600 ou 1 610 heures.

On pourrait aussi ôter au 8 mai son caractère férié, car le mois de mai est trop handicapé. Ensuite, c'est par des voies de négociation qu'il faut se réapproprier la RTT, mais on ne pourra retirer tout ce qui a été donné, je pense que ce ne serait pas raisonnable.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : M. Leguay, merci infiniment de votre participation.

Audition de M. Bertrand COLLOMB,
président de LAFARGE, président de l'Association française des entreprises privées (AFEP)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 décembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président.

M. le Président : Nous recevons M. Bertrand Collomb, qui est président de Lafarge et président de l'Association française des entreprises privées, l'AFEP.

Comme vous le savez, M. le président, cette mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, votre expérience de responsable d'un grand groupe de dimension internationale est de nature à apporter à notre mission des éléments concrets d'appréciation sur les conséquences de la mise en place des 35 heures, que ce soit sur le plan des conséquences économiques qui nous intéressent tout particulièrement, mais aussi celles sur le plan social qui font également partie du champ d'investigation de notre mission.

Vous nous direz comment la réduction du temps de travail a été mise en œuvre dans votre groupe, et quelles sont ses conséquences sur son organisation, sa marche, son activité et, bien sûr s'il y en a, sur ses résultats.

Votre expérience de président de l'Association française des entreprises privées, devrait vous conduire à dépasser largement le champ de votre groupe pour nous dire, dans le cadre d'une analyse globale, ce que vous pensez de cette évolution législative.

M. Bertrand COLLOMB : M. le Président, merci de m'avoir invité à vous parler de notre vision des 35 heures, sujet important et portant éminemment à controverse.

Je voudrais évoquer les 35 heures, d'abord vues de l'intérieur de l'entreprise, vous expliquer comment cela s'est passé et quelles en sont les conséquences. Puis, je vous parlerais de la façon dont nous voyons, au niveau macroéconomique, l'impact que cela a pu avoir. Enfin, il faut également discuter de la suite, de la façon dont tout cela peut évoluer car, pour nous évidemment, c'est très important.

J'aborderai donc tout d'abord les 35 heures vues de l'entreprise. C'était clairement un changement qui n'était pas désiré, ni par l'entreprise, ni par ses salariés. C'était un changement qui faisait peur tant aux salariés qu'au chef d'entreprise, car non seulement il n'était pas désiré, mais il heurtait le bon sens.

En effet, l'idée que l'on allait travailler moins, gagner autant et avoir des entreprises qui n'allaient pas, d'une façon ou d'une autre, en payer les conséquences était quelque chose que les salariés eux-mêmes reconnaissaient comme n'étant pas possible.

Donc, dans les entreprises, comme Lafarge, qui ont entamé la négociation très tôt, l'aménagement pratique des 35 heures a rencontré une très grande bonne volonté des interlocuteurs salariés. Ils ont bien compris que c'était un peu la quadrature du cercle, qu'il fallait forcément faire des efforts si on voulait travailler moins et gagner autant. Il n'était pas question de gagner moins, bien entendu, c'était d'ailleurs leur objectif principal et leur première crainte, sans pour autant pénaliser l'entreprise.

Cette bonne volonté s'est manifestée dans la définition des heures de travail, puisque vous savez que, dans beaucoup d'entreprises de l'industrie et en particulier dans la nôtre, nous avons constaté ensemble, qu'on ne travaillait pas effectivement le nombre d'heures affichées théoriquement. On a donc pu constater que l'horaire de travail réel n'était pas l'horaire de travail théorique, ce qui a réduit le nombre d'heures à supprimer.

Les compensations, c'est-à-dire la modération salariale - sur un ou deux ans suivant les entreprises de notre groupe -, la flexibilité, l'annualisation, la plus grande facilité à gérer les heures supplémentaires ou le temps de travail dans un cadre annuel, tout cela a été relativement bien accepté à l'intérieur de l'entreprise, même si les négociations sociales ne sont jamais « un lit de roses ». De même, a été relativement bien acceptée également l'idée que, finalement, tout cela aboutirait à très peu de créations d'emplois. Les accords que nous avons d'ailleurs signés ne sont pas des accords prévoyant des engagements de créations d'emplois, mais seulement des engagements d'embauches.

Celles-ci comprenaient à la fois le renouvellement d'emplois existants et, dans certains cas, quelques créations d'emplois. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles il est assez difficile d'évaluer les créations d'emplois résultant de nos accords. Je reviendrai tout à l'heure sur les résultats, mais il y a eu relativement peu de créations d'emplois.

Tels étaient les accords que nous avons pu conclure relativement tôt. Ensuite, la seconde loi Aubry a réintroduit de la rigidité dans le système, puisqu'elle n'a pas accepté un certain nombre d'accords antérieurs. Heureusement pour Lafarge, cela n'a pas eu d'incidences significatives, et, nos accords ont pu survivre à la loi Aubry II.

En ce qui concerne la mise en oeuvre pratique, nos instructions étaient de préserver la compétitivité de l'entreprise, d'autant plus que nous n'étions pas dans une situation favorable par rapport aux autres pays, européens ou non. Donc, toutes les négociations se sont déroulées avec cet objectif clair : pas d'augmentation des coûts.

En fait, il y a eu une augmentation du coût salarial, qui a probablement été, suivant les entreprises, limitée à 2 % dans les cas les plus favorables. Dans notre groupe, nos filiales interviennent dans des métiers aux caractéristiques très différentes - ciment, béton, granulat, plâtre, etc. Pour les industries les plus lourdes, lorsque l'organisation du travail pouvait générer des gains de productivité, nous avons limité les augmentations de coût à environ 2 %. Dans les autres, par exemple les carrières, les augmentations ont pu aller jusqu'à 5 %. Malgré l'objectif, et l'objectif partagé, comme je l'ai dit, par les négociateurs d'arriver à une non augmentation des coûts, mais nous n'y sommes pas parvenus. Cela, c'est l'effet économique des 35 heures.

En ce qui concerne les conséquences sociales, il y a quelques aspects positifs : un certain nombre de gens ont pu mieux organiser leur travail, notamment, il faut le reconnaître, ceux qui travaillaient beaucoup trop.

Un certain nombre de gens ont donc trouvé dans les jours de RTT quelques effets positifs, mais ils ont été relativement limités. Dans l'ensemble, cela a plutôt laissé à tout le monde un goût amer. Tout d'abord parce que, bien entendu, la modération salariale a entraîné une absence de progression du pouvoir d'achat et, ensuite, même la mise en oeuvre de ce sur quoi les gens étaient d'accord n'a pas toujours été facile.

Il y a également des contraintes pratiques. Un horaire théorique de travail plus limité a entraîné des difficultés d'organisation plus grandes. Les périodes où tout le monde est là en même temps et où on travaille intensément sont devenues plus courtes. Or, le travail en entreprise a une forte composante interactive. Donc, le fait d'avoir des gens qui ne sont pas là ensemble pose des problèmes concrets d'organisation.

Cela s'est passé donc correctement. Nous n'avons pas eu de grève à cause de l'application des 35 heures. Cependant, nous avons ce que j'ai appelé un goût amer. Les gens n'ont pas été vraiment très contents de la façon dont cela s'est passé.

Et puis, il y a eu une réaction des cadres, très forte qui, pour être honnêtes, nous a un peu surpris. Ils ont dit : « Attention, nous ne voulons pas être les dindons de la farce ; si tout le monde travaille moins, il n'est pas question que nous, nous travaillons plus ! » Donc, il y a eu cette réaction très forte des cadres qui, pourtant, ont eu des jours de RTT dans des conditions analogues à celles des autres personnels. Néanmoins, je suis préoccupé par cette réaction des cadres, qui se sont demandés s'ils devaient être les seuls à travailler pour l'entreprise sans compter. Or, dans la compétition économique, l'entreprise ne réussit que si ses cadres sont motivés et totalement impliqués. Je pense que l'on parviendra à revenir là-dessus, mais cela a été une des difficultés importantes de la mise en œuvre des 35 heures.

Et surtout, ce qui m'apparaît très clairement, c'est que nous nous sommes bornés à limiter les dégâts : le point d'arrivée n'est pas aussi catastrophique qu'il aurait pu être dans des entreprises comme les nôtres. Mais, cela veut dire que nous nous sommes donnés beaucoup de mal, l'entreprise et les partenaires sociaux, pour faire du surplace, avec malheureusement une légère dégradation. Alors que, dans le même temps, les autres pays ont continué à progresser, à augmenter la productivité, à réduire les coûts.

J'ai étudié les prix de revient dans nos usines françaises, allemandes et espagnoles, en ce qui concerne les cimenteries. Ce n'est pas tout à fait représentatif de la réalité générale. Je précise que, s'agissant de l'Allemagne, il y a un mélange Allemagne de l'Est - Allemagne de l'Ouest, sinon les chiffres concernant les coûts en Allemagne seraient incompréhensibles, car les coûts à l'Ouest restent quand même supérieurs aux coûts français. Donc, les coûts usine français étaient supérieurs de 2 % aux coûts allemands en 2000 et, en 2002, ils sont supérieurs de 20 %. Les coûts usine français étaient supérieurs aux coûts espagnols de 13 % en 2000, ils le sont de 20 % en 2002.

Donc, les autres ont progressé et ils ont même creusé l'écart, même en Allemagne, ce qui peut surprendre. L'écart de compétitivité s'est creusé, même, si apparemment, nous avons réussi à gérer ce choc à peu près convenablement.

Quelles sont les conclusions à tirer du point de vue des entreprises ? Je vais prendre ma « casquette » AFEP, encore que, même en tant que président de Lafarge, j'ai des opinions générales.

Quelques emplois ont été créés. Je sais que le nombre d'emplois créés par les 35 heures a été discuté devant votre mission, et que les chiffres oscillent entre 150 000 et 300 000. Je n'ai pas d'éléments pour statuer dans un sens ou dans un autre. La seule certitude, c'est que c'est très difficile à évaluer parce que, microéconomiquement, les accords ont prévu des embauches et non pas des augmentations de postes et que celles-ci, dans notre cas, ont été relativement limitées.

En outre, il est clair que cela a eu un coût considérable pour les finances publiques, puisque les aides, qui ont compensé une partie du surcoût pendant quelque temps, sont très importantes. L'application à la fonction publique a été également coûteuse. Enfin, et surtout, cela a constitué une restriction à la croissance.

On sait très bien que la croissance française est trop faible, non pas parce que la productivité française est mauvaise, mais parce que nous ne travaillons pas assez. Les 35 heures ont naturellement participé à cette tendance. Donc, il n'est pas surprenant que nous ayons un peu de mal à avoir une croissance aussi forte que nous le voudrions.

A terme, d'une façon globale, je suis tout de même inquiet. Je pense notamment aux cadres, mais pas uniquement à eux. Je pense aussi à la fonction publique. La compétition est difficile entre un pays, qui a neuf semaines de congés payés, et d'autres qui n'en ont que deux, même si je ne propose pas de les imiter.

Pour les cadres, le développement du travail à distance risque, par ailleurs, d'atténuer la distinction entre le travail et le non travail. Je ne sais pas très bien comment on s'en sortira, mais le fait d'avoir des gens complètement absents de leur travail pendant neuf semaines me paraît, quand même, difficilement viable par rapport à des pays où les gens ne sont absents que deux semaines.

Face à cela, comment peut-on réagir, comment a-t-on réagi ? Les lois Aubry, non seulement imposaient les 35 heures comme référence légale, mais mettaient des obstacles très importants, réglementaires ou financiers, à toute possibilité de travailler au-delà de 35 heures, si cela était nécessaire. La loi Fillon a déjà assoupli cela et nous pensons que ces assouplissements vont dans le bon sens.

Je crois qu'il faut encore assouplir. Nous ne demandons pas que l'on remette en cause le principe de la référence légale de 35 heures, mais nous pensons que, lorsque l'entreprise en a besoin et que le personnel en a envie, il faut qu'il n'y ait pas d'obstacle à ce que, de façon ponctuelle, selon les moments, etc., on puisse travailler plus que 35 heures ou travailler autrement. L'idée est de continuer les assouplissements des modes de travail qui ont pu être négociés dans le cadre des 35 heures.

On parle beaucoup actuellement de la concurrence internationale, particulièrement celle de la Chine, pour un certain nombre d'industries, y compris celles qui ne sont pas simplement des industries de main d'œuvre. Le phénomène n'est pas récent et les entreprises gèrent déjà depuis longtemps la concurrence entre des sites industriels français et des sites à l'étranger.

Il y a cinq ou six ans, un de mes collègues chef d'entreprise, qui avait une usine à Singapour et une autre à Romorantin, m'avait expliqué que la première pouvait fabriquer un nouveau produit 30 % moins cher que l'usine de Romorantin. Comme il n'était pas résigné à transférer cette production en Asie, il avait posé la question à l'équipe de Romorantin en lui indiquant : « vous pourrez faire cette fabrication seulement si vous arrivez à produire 30 % moins cher ». Et l'équipe était revenue en disant : « oui, nous pouvons le faire ». Bien entendu, il avait fallu s'organiser autrement, il y avait eu des discussions avec les salariés et les syndicats. Tout cela avait supposé des efforts, mais la solution avait été trouvée.

Ce que je crains, dans la situation actuelle, c'est que l'on ne posera même plus la question à l'équipe française et que l'on se dira que, de toute façon, ils sont tellement insérés dans un carcan réglementaire que ce n'est plus la peine de poser la question. Et ce que je voudrais, c'est que l'on continue à la poser et que les gens soient encore capables de trouver des solutions aux questions concrètes.

Je ne suis pas pour des réponses idéologiques, mais pour des réponses concrètes et pratiques. Je suis très impressionné par le fait qu'à l'intérieur de l'entreprise, quand une question pratique est posée, on trouve des possibilités d'amélioration de l'efficacité incroyables, et pas au détriment des salariés. A condition, bien entendu, qu'il n'y ait pas un corset réglementaire excessif qui empêche cette créativité.

Donc, je crois que notre objectif commun est que l'on ne renonce pas, à cause de ce qui a été fait auparavant, et que l'on redonne des marges de liberté négociée. Il ne s'agit pas d'imposer des décisions unilatérales. On sait bien que si les gens ne veulent pas travailler plus de 35 heures, on ne peut pas les forcer à le faire et là n'est pas l'objet. Il s'agit d'autoriser, dans certaines circonstances, ceux qui souhaitent travailler plus de 35 heures, à le faire.

L'occasion est aujourd'hui donnée par le projet de loi sur le dialogue social, qui donne des libertés à la négociation d'entreprise. Je pense que cela va dans le bon sens. Il y a, cependant, une discussion pour savoir si les accords d'entreprise pourraient déroger aux accords de branche préexistants.

Si j'ai bien compris, le texte actuel du projet de loi ne prévoit pas cette possibilité. Cela peut d'ailleurs se comprendre, puisque les accords de branche préexistants ont été conclus sous un régime où cette possibilité de dérogation n'était pas dans l'esprit des négociateurs.

Je pense que, compte tenu du nombre de blocages que l'on a entassés au cours de cette funeste période, cela vaudrait la peine de faire une exception et de dire que, en matière de temps de travail, un accord d'entreprise pourra déroger aux accords de branche antérieurs. D'une part, parce que renégocier les accords de branche sur les 35 heures est quand même extrêmement difficile. D'autre part, le niveau de la branche n'est pas le bon pour aborder concrètement cette question. Dans l'optique de tout à l'heure, de ce que je suggérais, il serait souhaitable de permettre de répondre à un problème concret par un accord négocié avec les salariés dans le cadre de l'entreprise. Je pense que cela vaudrait la peine et que ce serait justifié d'ouvrir cette possibilité, au moins sur le sujet du temps de travail. Naturellement, nous ne serions pas opposés à une ouverture plus large.

Voilà, M. le Président, ce que je souhaitais vous dire sur ce sujet.

M. le Président : Merci, M. le président. J'aurais quand même aimé que vous puissiez repréciser les chiffres relatifs aux créations d'emplois. Ce débat est extrêmement important pour nous, parce que, si nous n'avons pas de raison de mettre en cause a priori les calculs qui ont été faits, nous observons qu'ils sont très différents selon leurs auteurs. J'ai noté que vous nous avez indiqué que les accords évoquaient des embauches et non pas la création de nouveaux emplois. Si vous pouviez préciser ce point, ce serait très important pour nous.

Vous avez parlé de la compétitivité et de l'augmentation des coûts. Mais, s'agissant de l'organisation de l'entreprise elle-même, pourriez-vous préciser la perception que les individus ont des changements intervenus ? Certains disent que les choses sont désormais établies. Si l'on donne la possibilité d'un certain assouplissement, est-on bien sûr que les salariés seront heureux de cette ouverture ? Y a-t-il, oui ou non, une demande de la part des cadres ou des salariés ? En effet, nous avons constaté que l'assouplissement des heures supplémentaires, apporté par la loi Fillon, n'avait guère été utilisé. On nous a, en effet, expliqué qu'il était difficile pour les chefs d'entreprise d'aller en ce sens, parce que ces heures supplémentaires, coûtaient très cher.

M. le Rapporteur : Merci M. le président, merci de votre exposé très clair. J'ai trois questions. La première concerne le coût des 35 heures sur le plan microéconomique. Dans votre entreprise, vous nous avez dit que vous étiez parvenus à minorer cette augmentation des coûts.

M. Bertrand COLLOMB : De 2 à 5 %.

M. le Rapporteur : Vous avez rapproché la dégradation de la compétitivité de l'entreprise par rapport à un certain nombre de vos concurrents.

M. Bertrand COLLOMB : Que l'on soit clair. Ce n'est pas par rapport à nos concurrents : ce sont les chiffres de nos usines françaises comparés à ceux de nos usines allemandes ou espagnoles.

M. Le Rapporteur : Au vu de ces chiffres, quelle part faites-vous à l'application des 35 heures dans cette évolution contrastée de la compétitivité de vos usines ?

M. Bertrand COLLOMB : Je suis incapable de vous répondre. Je constate simplement que l'écart s'est creusé. Le fait que, en France, nous ayons eu comme objectif de simplement maintenir les coûts et non de les réduire, et que nous n'y soyons pas complètement parvenus, a joué un rôle dans le creusement de cet écart. Mais je suis incapable de faire une analyse précise, isolant ce qui est dû aux 35 heures.

M. Le Rapporteur : Ma deuxième question porte sur l'aspect social et prolonge celle du Président. Vous avez dit qu'il y avait eu des effets positifs limités. J'ai noté cette expression, mais je n'ai pas noté quels étaient les effets positifs. Je voudrais donc que vous nous disiez là où la réduction du temps de travail a été perçue de manière favorable ou très favorable.

La troisième question porte sur l'avenir. Vous avez dit qu'il fallait encore certainement assouplir le dispositif. Vous avez parlé de la loi Fillon et de la possibilité qui pourrait être offerte aux accords d'entreprise de déroger à des accords interprofessionnels ou de branche en matière d'organisation et de durée du travail. Est-ce que cela vous semble suffisant ? N'allons-nous pas être rapidement bloqués par la durée légale, qui reste malgré tout fixée par la loi ? Autrement dit, est-ce que la dérogation entre l'entreprise et la branche suffit-elle, ou faut-il reconsidérer le champ respectif de la loi et de la négociation collective ?

M. Jean LE GARREC : M. le Président, je suis très heureux de votre remarque qui montre que l'intelligence collective des salariés a permis de corriger les erreurs de cette « funeste période » ! C'est une remarque dont vous pourrez comprendre qu'elle m'est très personnelle.

En ce qui concerne la création d'emplois, tous les chiffres cités devant notre mission n'ont pas la même valeur. Celui de 150 000, que vous avez cité, n'a pas de valeur scientifique. Comme nous le disait le directeur général de l'INSEE, il résulte d'une analyse extrêmement « rustique », c'est le mot qui a été employé. Restons donc dans le cadre de la seule étude sérieuse. Ceci étant dit, vous avez parlé d'un faible nombre d'embauches. Cela signifie-t-il qu'un certain nombre de départs, retraites ou autres, n'auraient pas été compensés ?

Deuxième question, vous avez parlé du malaise des cadres. C'est un problème qui revient tout à fait régulièrement. Est-ce que justement ce débat n'est pas révélateur d'un malaise qui pré-existait ? N'y a-t-il pas là quelque chose qui montre bien que notre réflexion doit porter sur la transformation du rapport au travail ? Un sujet pour lequel la France n'a pas été très performante. En effet, on sait que, dans bien des pays et dans bien des entreprises, que ce soit en Allemagne ou aux Etats-Unis, il y avait en la matière une anticipation des difficultés beaucoup plus grande que cela n'a été le cas dans notre pays.

Troisième remarque : cela ne me choque pas que vous parliez de souplesse, au contraire. Cela fait partie intégrante de la vie économique et de celle des entreprises. Donc, toute loi a besoin d'être revue. De toute manière, elle aurait été revue parce qu'il faut tirer le bilan des erreurs, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas.

Le problème des dérogations aux accords de branche est d'une très grande complexité. En effet, vous ne pouvez pas mettre, et vous le savez très bien, sur le même plan les grands groupes qui ont une structure, une présence syndicale, une habitude de négociation, et la masse des entreprises, petites ou moyennes, pour lesquelles cette capacité de négociation n'existe pas. C'est un vrai problème.

Enfin, dernier point sur lequel vous avez été très ferme et sur lequel je ne partage pas votre analyse, la croissance. Vous dites que nous ne travaillons pas assez. Cela, c'est l'analyse théorique d'une politique de l'offre. Je pense que l'approche par la demande est également nécessaire.

Mme Chantal BRUNEL : M. le président, je voudrais me permettre de faire deux remarques et de vous poser ensuite une question.

Une chose m'a frappée : même pour un groupe de l'importance de Lafarge, qui a quand même pu obtenir des contreparties, les coûts ont augmenté de 2 à 5 %. Alors, imaginez la situation des petites entreprises, qui n'ont pas cette capacité à négocier de telles contreparties.

Je voudrais dire que je partage totalement votre analyse sur le fait que les 35 heures ont donné dans le monde, même si les Français travaillent beaucoup, l'image d'un pays un peu paresseux. Cela nous pose un énorme problème en termes d'attractivité car, lorsqu'il existe des pays où il n'y a que deux semaines de congés par an, les étrangers ne peuvent pas comprendre notre pays.

Je suis frappée de constater que les assouplissements, accordés par la loi Fillon n'ont entraîné aucune renégociation, ou presque. Il est vrai que cette négociation des 35 heures, dans les petites et moyennes entreprises, a créé un traumatisme, et que les négociations ont été difficiles et douloureuses. Pendant ce temps-là, on ne s'est pas centré sur la principale raison d'être de l'entreprise, qui est de produire.

A votre avis, quels assouplissements nouveaux pourrait-on autoriser, sans que cela implique des renégociations avec les syndicats ? Ne faudrait-il pas mettre dans la loi l'obligation d'annualisation ? Dans le groupe Lafarge, et dans les autres grands groupes, vous pouvez le faire parce que c'est facile. Mais, dans beaucoup d'entreprises, le personnel refuse l'annualisation. Il est clair que nous ne reviendrons pas sur les 35 heures. Ne faudrait-il pas distinguer différentes tranches d'heures supplémentaires, sans qu'il n'y ait besoin de l'accord de l'inspection du travail, voire même du salarié, et ne prévoir un repos compensateur qu'au-delà de la 180ème heure ? Quelles sont, donc, à votre avis, les modifications que l'on pourrait apporter sans renégociation avec les syndicats ?

Mme Catherine VAUTRIN : M. le président, vous avez abordé le problème de l'absence, notamment celle des cadres, en raison de la durée des congés cumulés avec les jours de RTT. Plusieurs personnes que nous avons auditionnées nous ont indiqué qu'elles avaient noté une forte montée de l'absentéisme. J'aimerais savoir si, dans un groupe comme le vôtre, c'est un phénomène que vous avez effectivement constaté et si oui, de quelle forme d'absentéisme s'agit-il ?

Par ailleurs, un certain nombre de nos interlocuteurs nous ont suggéré de mettre en place un compte épargne-retraite, qui permettrait aux salariés, plutôt que de prendre leurs congés ou jours de RTT, de les capitaliser sur un compte épargne-retraite. Quelle est l'analyse d'un chef d'entreprise comme vous sur une suggestion de ce genre ?

M. Eric WOERTH : En ce qui concerne les cadres, est-ce que vous ressentez aujourd'hui, après quelques années d'application, des différences dans les méthodes de travail entre vos cadres à l'étranger, dans les pays européens et les cadres français ? Est-ce que le rapport au travail a changé considérablement et avez-vous des exemples concrets ?

M. Bertrand COLLOMB : M. le Président, vous m'avez demandé des précisions sur les créations d'emplois. Ce n'est pas facile parce que, pour chacun des signataires, cette question des créations d'emplois a été laissée dans le flou, et dans le vague. En tout état de cause, je pense que le nombre d'emplois créés dans nos entreprises a été limité.

Dans nos filiales qui relèvent de l'industrie lourde, il y a eu des augmentations de coûts relativement limitées et pratiquement pas de créations d'emplois, parce que nous avons réussi à compenser par davantage de flexibilité. Dans les unités plus petites, où la part de main d'œuvre est importante et qui se rapprochent de la situation de PME, nous avons constaté des coûts plus élevés et nous avons peut-être, dans certains cas, dû procéder à certaines créations d'emplois.

Deuxième question : quel est le comportement des salariés à propos des heures supplémentaires ? Peut-être pourrais-je faire le lien avec ce qui s'est passé, ou ne s'est pas passé, depuis la loi Fillon. Avant de venir répondre à vos questions, j'ai consulté les responsables de plusieurs unités, dans cinq ou six des métiers différents que nous exerçons en France. Eh bien, leurs réponses sont variables.

Dans les unités relativement petites et qui, généralement, ont des niveaux de salaires moins élevés, parce que les salariés sont aussi moins qualifiés, il apparaît que ceux-ci ont envie de travailler plus, ont envie de faire des heures supplémentaires et ont envie de gagner plus d'argent. Ce désir est nettement moins fort dans les unités plus importantes.

S'agissant des suites de la loi Fillon je crois que, d'abord, il y a un facteur temps : la loi est récente. Ensuite, il y a le fait que dans certains cas, c'est l'accord de branche qu'il faut renégocier. Or, renégocier un accord de branche, c'est toute une histoire ! On y travaille pendant six mois avant et on négocie pendant six mois... Donc, cela ne peut pas se faire comme cela. De plus, au niveau de la branche, qui est un niveau plus abstrait, les jeux sont un peu plus « politiques » et rendent les choses plus difficiles. C'est pourquoi je pense que c'est au niveau de l'entreprise, où les problèmes concrets se posent, que nous pourrons constater des demandes d'assouplissement et qu'il faudra rendre ces possibilités plus grandes.

La dernière explication est la conjoncture. Dans une conjoncture « molle », il y a moins besoin de travailler que dans une conjoncture plus favorable. Ce n'est pas très surprenant. C'est probablement en 2004, quand l'économie repartira un peu, que l'on retrouvera les problèmes de pénurie de main d'œuvre que l'on avait commencé à rencontrer en 2000 et 2001 et qu'un certain nombre de demandes d'assouplissement pourront se présenter.

Ce qui serait souhaitable, c'est qu'il ne faille pas un an pour répondre à ces demandes. Si un tel besoin se faisait effectivement sentir en 2004 et que, du fait de la durée de la négociation, la solution n'arrive qu'un an plus tard, ce serait dommage ! C'est pourquoi il faudrait que nous puissions réagir plus rapidement.

En ce qui concerne les effets positifs limités, dont j'ai parlé, je dis simplement qu'un certain nombre de gens sont contents des 35 heures. Ma secrétaire, qui travaillait trop, est contente d'avoir quelques jours de récupération supplémentaires et je me suis organisé de façon qu'elle puisse les prendre. C'est cela que j'appelle des effets positifs limités. Tout le monde n'est pas mécontent. Il y a des gens qui sont contents mais d'autres également qui ne le sont pas. Cela dépend beaucoup des situations et des modalités locales d'organisation du travail.

Est-il suffisant de prévoir des dérogations et faudrait-il - cela rejoint également la question de Mme Brunel - aller vers des modifications législatives qui s'imposeraient sans négociation préalable ? J'avoue que nous avons suffisamment critiqué le fait que la loi impose des choses sans négociation et sans concertation pour ne pas souhaiter que la loi impose le contraire. Je trouve qu'il faut surtout accorder davantage de liberté.

Cette liberté peut se concevoir à deux niveaux. Cela peut être une liberté collective, d'où l'idée d'accords, cela peut être une liberté individuelle. Nous pouvons envisager des assouplissements qui donnent la possibilité aux personnes qui ont envie de travailler autrement de le faire, indépendamment de l'existence d'un accord collectif. Il y a peut-être là une idée. Mais j'avoue qu'imposer sans négociation un retour en arrière sur certains éléments, je ne suis pas sûr que cela soit absolument souhaitable.

Mme Chantal BRUNEL : Si certaines choses ne sont pas imposées dans la loi, la renégociation ne va bénéficier qu'aux grands groupes et aux grandes entreprises. C'est très difficile pour une petite entreprise, qui est très fragile, d'aller renégocier avec ses syndicats ou son délégué du personnel. C'est pourquoi je pense que la loi doit intervenir. Sinon, toutes les entreprises de 20 à 100 salariés n'auront pas cette possibilité de négocier des assouplissements.

M. Bertrand COLLOMB : Je ne suis manifestement pas le plus qualifié pour parler au nom des petites et moyennes entreprises. C'est vrai que les plus petites ne sont pas dans le champ de la loi, mais les moyennes le sont. Alors, faut-il trouver des modalités particulières s'appliquant à ces entreprises pour leur permettre, sans le formalisme d'un accord, de bénéficier de certaines souplesses sans que celles-ci soient imposées ? Je ne sais pas. Nous ne souhaitons pas imposer, mais nous souhaitons rendre aussi facile que possible une certaine souplesse.

S'agissant de la réaction des cadres, je crois qu'il y a deux problèmes distincts, mais qui se sont télescopés. Il y a ce que l'on appelle parfois le malaise des cadres, c'est-à-dire le fait que, dans les grandes organisations, les cadres n'ont plus la position forcément éminente, proche de la direction, qui est la leur dans les petites entreprises. Les cadres sont donc placés dans une situation intermédiaire. C'est toujours un problème extrêmement important pour une entreprise de faire participer ses cadres, malgré sa taille et la distance entre le cadre et le lieu de la décision stratégique. Il est nécessaire de renforcer la communication, afin de faire participer les cadres qui, finalement, sont ceux qui vivent les contradictions de l'entreprise, pour reprendre la formule de l'un de mes prédécesseurs.

Il y a aussi le problème du rapport au travail. Les cadres sont des gens qui travaillent beaucoup et pour qui le travail est une valeur. Quand, pendant deux ou trois ans, on leur explique que ce qui est valorisé, c'est désormais de travailler moins, parce que c'est citoyen, parce que cela laisse des emplois aux autres - ce qui était l'idée généreuse qui était au départ de cette erreur des 35 heures -, quand ils voient les inspecteurs du travail vérifier sur les parkings s'ils travaillent alors qu'ils ne le devraient pas, les cadres se demandent alors vraiment si le travail a une valeur ou si, au contraire, ils sont les seuls à croire qu'il faut travailler.

C'est cette réaction qui est un peu inquiétante. J'espère qu'elle ne sera que provisoire. Je ne conteste pas non plus qu'il faille un équilibre entre vie professionnelle et vie familiale. Je ne dis pas que l'engagement sans aucune limite, qui a pu être celui de certaines époques, doit être nécessairement celui de toutes les générations. Il y a un équilibre à trouver. Les nouvelles générations ont bâti un équilibre entre leur vie familiale et leur vie professionnelle, qui est différent de celui que nous avions nous-mêmes institué. Cela est légitime. Mais, nous sommes dans une compétition internationale et il ne faut pas que nos cadres voient la valeur du travail, profondément ancrée en eux, attaquée ou dévalorisée.

M. Le Garrec a exprimé son désaccord en opposant approche par l'offre et approche par la demande. Evidemment, l'approche par la demande est parfois la bonne à court terme. Mais, l'approche par l'offre est, à long terme, toujours la bonne. Alors, le problème est de savoir si on raisonne en instantané ou sur le long terme. Je crois que c'est toute la dialectique du partage du travail. L'erreur qui a été faite a été de considérer que c'était par une approche répondant à une logique de court terme que l'on pouvait résoudre le chômage.

Mme Vautrin m'a interrogé sur l'absentéisme. Je n'ai pas d'informations sur une montée de l'absentéisme dans le groupe. Il est vrai que je n'ai pas posé la question et je ne sais pas toujours tout ce qui se passe dans l'entreprise. Cependant, cela ne m'a pas été signalé.

Le compte épargne-temps est une bonne idée. Bien évidemment, cela a tout de même un coût : lorsque vous reportez des jours de RTT au moment de la retraite, vous devez en provisionner le coût. Dans le fond, il s'agit d'une forme de rachat instantané ou différé des jours de RTT. Cela existe chez Lafarge, et ma secrétaire, par exemple, en est satisfaite. Notre système permet de placer jusqu'à six jours de RTT dans un compte épargne-temps, dont on pourra bénéficier au moment de la retraite ou pour prendre une période sabbatique. Je pense que cela fait partie des souplesses qui sont vraiment utiles.

M. Woerth me demandait si je sentais des différences dans la relation au travail entre les cadres français et les cadres étrangers ? Je dirai oui et non. Le débat autour des 35 heures a fait apparaître une inquiétude chez les cadres français et leur désir de ne pas être les dindons de la farce. On me dit que dans un certain nombre d'usines, effectivement, nous avons des cadres qui ne sont peut-être pas tout à fait aussi motivés qu'ils l'étaient avant. Cependant, au niveau du groupe, je ne peux pas dire que j'observe des différences considérables. Mais, suis-je le mieux placé pour répondre ? Je n'en suis pas tout à fait sûr. Les cadres qui, par leur activité, sont en contact avec l'étranger, les techniciens, les cadres un peu mobiles sont, je pense, entraînés par un mouvement global et les différences sont minimes. Peut-être, pour des cadres plus sédentaires, dans nos usines en France par exemple, on peut peut-être constater des différences plus importantes. Mais là, les différences entre les façons de travailler dans une usine française et dans une usine américaine jouent également.

Je ne suis donc pas en état de répondre finement à cette question. C'est un sujet sur lequel nous devrions travailler et cela me donne l'idée de demander à l'Institut de l'entreprise de travailler sur un tel sujet.

M. le Président : Je vous remercie de cet entretien.

Audition de M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC,
vice-président délégué général de l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 10 décembre 2003)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

Mme Catherine Vautrin, Présidente : Nous recevons aujourd'hui M. Denis Gautier-Sauvagnac, vice-président délégué général de l'Union des industries et des métiers de la métallurgie.

Je vous rappelle que notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cet esprit, notre mission souhaite faire le point sur les conditions dans lesquelles la réduction du temps de travail a été mise en œuvre dans une des branches essentielles de notre économie.

Au-delà de vos fonctions au sein de l'UIMM, vous avez joué également un rôle essentiel dans la négociation des 35 heures en raison des responsabilités qui furent les vôtres au sein du MEDEF. Vous êtes donc pour nous un observateur particulièrement précieux pour nourrir la réflexion de notre mission.

M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC : Je comprends que je suis là surtout pour répondre à d'éventuelles questions, mais je voudrais vous donner le point de vue de quelqu'un qui a beaucoup lutté contre cette absurdité qu'a été la mise en place des 35 heures dans notre pays. Le décor est ainsi planté.

Bien entendu, si j'ai compris le sens de votre mission, nous parlons législation sur le temps de travail et non pas de l'évolution tendancielle du temps de travail qui, je pense, nous rassemblerait tous, tant il est vrai que, décennie après décennie, la durée du travail se réduit assez naturellement.

Je précise d'ailleurs que la période de notre histoire récente, pendant laquelle la durée du travail s'est le plus réduit en termes annuels, est la décennie 1970-1980, où il n'y a eu ni loi ni décret relatif au temps de travail. Pas d'allongement des congés payés ! Pas de réduction de la durée légale ! Ce sont pourtant ces années-là où la réduction a été la plus forte, liée naturellement à la croissance et à ce qui était encore - même en fin de période - les trente glorieuses.

J'ai compris également que nous parlions de la réduction du temps de travail, ou du rôle de la législation comme instrument de création d'emplois. Si nous parlons du temps de travail comme élément du progrès social, par exemple une semaine de congés supplémentaires, c'est tout à fait autre chose. La réduction du temps de travail, telle qu'elle a été poursuivie dans notre pays depuis un certain nombre d'années, avait un objet bien précis : créer des emplois. C'est bien de cela que je souhaite vous parler et c'est bien cette question qui avait préoccupé l'UIMM.

Sous réserve de ces deux précisions, je veux dire d'abord que la réduction du temps de travail comme instrument de création d'emplois relève d'une double illusion. La première est sympathique et la deuxième est arithmétique.

L'illusion sympathique consistait à croire qu'un homme égale un homme ou qu'un homme égale une femme. Si cela est absolument vrai du point de vue des droits de l'homme ou de la femme, c'est totalement faux du point de vue du fonctionnement d'une entreprise. Par hypothèse, les qualités propres de chacun, l'attitude devant le travail, le degré de formation font que les hommes et les femmes ne sont pas interchangeables au sein de l'entreprise.

L'illusion arithmétique consistait à croire qu'il suffisait de baisser le temps de travail de 10 % pour créer 10 % d'emplois. Certes, je caricature quelque peu puisque la loi Aubry I, si elle encourageait vivement à la réduction du temps de travail pour créer des emplois, se contentait d'imposer une augmentation de 6 % de l'emploi contre une réduction du temps de travail de 10 %. En tout cas, l'idée était bien qu'il y avait une relation arithmétique entre la baisse du temps de travail et la création d'emplois, ce qui était évidemment faux et n'a jamais fonctionné dans aucun pays. En leur temps, les 40 heures de 1936 ont été perçues comme une mesure sociale, comme les congés payés institués à la même époque. Mais, sous l'angle de la création d'emplois et de la lutte contre le chômage, ce fut une erreur fatale. Alfred Sauvy disait même que c'était la plus grande erreur économique de notre pays, depuis la révocation de l'Edit de Nantes. En fait, les 40 heures de 1936 n'ont pas duré deux ans, puisque les décrets-lois de février 1938 les ont remises en cause. D'ailleurs, le chômage avait commencé à repartir très vite.

C'est la même chose pour ce qui est des expériences étrangères. Nous avons suivi de près la réduction du temps de travail dans la métallurgie allemande. Le passage à 35 heures s'y est étalé sur huit ans, de 1987 à 1995. J'observe que cela n'avait rien à voir avec ce qui s'est passé dans notre pays, où le délai n'était que de deux ans. Pourtant, au bout du compte, les effectifs de la métallurgie allemande se sont réduits de près de 16 % pendant la même période 1987-1995. Dans le même temps, les effectifs de la métallurgie française, sans réduction du temps de travail, ne se sont réduits que de 11,7 %. Autrement dit, le pays qui a le plus réduit le temps de travail est celui qui a perdu le plus d'emplois dans la métallurgie. Je rappelle que c'était l'époque du mark fort ou du franc fort et que l'environnement monétaire des deux pays était tout à fait comparable.

Je dois dire que bien des gens reconnaissaient le caractère illusoire de la réduction du temps de travail comme moyen de créer des emplois, y compris Mme Aubry avant de devenir ministre. En effet, elle déclarait, en 1991 au congrès de la CFDT : « je ne crois pas qu'une mesure généralisée de réduction du temps de travail créerait des emplois. » On savait donc très bien ce qu'il en était.

Malheureusement, je dois reconnaître que l'illusion de la RTT créatrice d'emplois était assez partagée au sein du monde politique français, au moins jusqu'à un certain point. En effet, ce sont des amendements à la loi quinquennale de 1993, qui ont commencé à ouvrir la porte à des expériences de réduction du temps de travail pour faciliter la création d'emplois. C'est une très regrettable loi du 11 juin 1996 qui a également, en quelque sorte, servi de marchepied aux lois Aubry qui ont suivi. Il suffisait de rendre obligatoire ce qui était facultatif dans la loi de 1996 pour aboutir aux lois de 1995-2000.

Au fond, cette politique relève d'un péché contre l'esprit.

On a fait croire à une opinion qui, naturellement, ne peut qu'être attentive à ce genre d'idées, que l'on pouvait travailler moins, gagner autant et en même temps créer des emplois. Autrement dit, on faisait en quelque sorte un acte de charité chrétienne en « travaillant moins », puisque c'était pour « travailler tous ».

Cette réduction du temps de travail a eu un effet nul, ou très faible, sur l'emploi. Je vous rappelle que le chômage en France a commencé à remonter en mai 2001, c'est-à-dire au moment même où passait à 35 heures la dizaine de millions de salariés employés dans les entreprises de plus de 20 salariés. Il est donc extraordinaire que, corrélativement à l'application effective des 35 heures, le chômage soit reparti à la hausse. J'admets volontiers que la croissance a ralenti à ce moment-là. Mais, je fais partie de ceux qui croient que l'emploi est fille de la croissance et non pas de la loi. Ce n'est donc ni la loi ni le décret qui créent l'emploi : c'est la croissance et l'activité des entreprises.

J'ajoute que cela a eu un coût pour les entreprises qui ont perdu en compétitivité.

Considérons les exportations françaises depuis les années 1998-2000 et comparons-les aux exportations des autres pays de l'Union européenne. Vous verrez que, quasi systématiquement, la part relative des exportations françaises a diminué. Ainsi, par exemple, le volume des exportations françaises est passé de 55 % à 45 % du volume des exportations allemandes. Certes, l'Allemagne a toujours été un pays plus exportateur que le nôtre, mais ce phénomène s'observe aussi avec la quasi-totalité des pays de l'Union européenne, qu'ils appartiennent à la zone euro ou non. A l'exception du Royaume-Uni, peut-être de l'Italie et de la Finlande, nos parts de marché se sont partout réduites.

J'ai lu que nous étions très fiers d'avoir mis en place les 35 heures. Il est vrai que nous sommes le seul pays au monde à l'avoir fait et cela peut être, sous cet angle, un élément de fierté. Mais, ce peut être aussi un élément d'interrogation, même s'il serait manichéen de tout imputer aux 35 heures. D'ailleurs, l'UIMM a toujours reconnu qu'elles avaient eu deux apports positifs, qui méritent d'être signalés.

Premièrement, nous aurions peut-être mis davantage de temps à rendre un peu plus souple notre organisation du travail, notamment en termes d'annualisation. Mme Aubry a lié les 35 heures à l'annualisation et, indiscutablement, cela a été un moyen de faire passer plus facilement l'annualisation, qui donne de la souplesse à l'organisation des entreprises.

Deuxièmement, alors que la plupart des chefs d'entreprise étaient susceptibles d'aller en prison tous les jours, dès lors qu'un inspecteur du travail, faisant normalement son métier, aurait relevé que la législation du travail n'était pas respectée pour les cadres, la loi Aubry a inventé judicieusement le forfait-jour qui, de ce point de vue, a été extrêmement positif, ne serait-ce que pour faire coller le droit et la réalité des conditions de travail dans une entreprise.

Malheureusement, on n'a pas été jusqu'au bout ! On laisse, par exemple, dans une grande difficulté juridique les entreprises qui envoient du personnel sur des chantiers extérieurs. Ce personnel n'est pas forcément cadre et l'on ne peut donc lui appliquer le forfait-jour. Pourtant, dans les faits, et la Cour de cassation l'avait relevé au cours des années précédentes, il est absolument impossible de mesurer la quantité de travail fournie par celui qui travaille à 100 ou 200 kilomètres de son entreprise. C'est un problème qui existe dans la métallurgie, mais qui est encore plus fréquent dans le bâtiment.

Nous avons donc eu une mise en cause de la compétitivité des entreprises. Nous avons eu une mise en cause de la valeur du travail.

Je sais que cela fait l'objet d'un grand débat aujourd'hui. J'ai lu que 66 % des Français étaient au fond assez contents, d'un point de vue personnel, de la réduction du temps de travail. C'est l'évidence ! Dire à quelqu'un qu'il gagnera autant en travaillant moins est un propos forcément bien reçu. Je ne comprends d'ailleurs pas qu'il n'y ait que 66 % de satisfaits. En revanche, 61 % des Français considèrent que les 35 heures pénalisent leur entreprise et à peine un peu moins considèrent que « cela ne durera pas aussi longtemps que les impôts », comme on dit chez moi.

Les 35 heures ont affaibli la compétitivité des entreprises et elles ont coûté très cher au budget de l'Etat. Le propos selon lequel cela ne coûte à peu près rien au budget de l'Etat me paraît relever d'une aimable plaisanterie. Les comptes du FOREC - j'en conviens, il était tellement compliqué qu'il a fallu le supprimer - faisaient état en 2002 d'un coût incontestable de 8,4 milliards d'euros, avant la réunification des SMIC, avant l'évaluation du coût des 35 heures dans le secteur public, à l'hôpital et ailleurs. C'est donc un coût qui est certainement aujourd'hui au minimum de 10 milliards d'euros, non compris les coûts indirects. Cela représente environ ce point de dépenses qui nous empêche de respecter les règles du pacte de stabilité.

En ce qui concerne la valeur travail, lorsque vous recrutez aujourd'hui un jeune cadre dans une entreprise de la métallurgie ou dans un autre secteur, il vous demande le nombre de jours de RTT dans l'entreprise. Cela peut être sympathique du point de vue des conditions de vie et du point de vue social en général. Mais cela pose un problème dans notre pays, qui est pratiquement celui en Europe où l'on travaille le moins. Seuls sont derrière nous l'Allemagne, les Pays-Bas et le Danemark, trois pays où, toutefois, le travail à temps partiel est plus développé. Or, comme les statistiques internationales mélangent temps partiel et temps plein, les comparaisons sont quelque peu faussées. En tout état de cause, nous sommes déjà au dixième ou au onzième rang européen - sur quinze - pour la durée du travail, c'est-à-dire que nous avons la durée du travail la plus basse. Nous sommes pourtant malheureusement les champions du chômage et ce sous tous les gouvernements et sous toutes les conjonctures, que nous soyons en période de forte croissance ou dans un contexte récessif. Quelle que soit la période, hautes eaux ou basses eaux, 35 heures ou pas, nous sommes malheureusement sinon médaille d'or - il y a toujours l'Espagne devant nous - du moins médaille d'argent ou médaille de bronze du chômage. C'est tout de même un problème !

Voilà, Mme la Présidente, ce que j'avais à dire en introduction sur les 35 heures, en toute simplicité.

Mme Catherine Vautrin, Présidente : Je vous remercie.

Très souvent pendant ces auditions, on nous a dit que la mise en place de la RTT dans les entreprises s'était accompagnée d'une augmentation de l'absentéisme. Est-ce un phénomène que l'on remarque dans votre branche ? Si oui, de quel type d'absentéisme s'agit-il ?

D'autre part, ressentez-vous une certaine démotivation de vos personnels et, en quelque sorte, une perte de substance de la valeur travail ?

Enfin, est-ce que, dans votre branche, le passage aux 35 heures s'est accompagné d'une modération salariale ?

M. le Rapporteur : Vous avez été très sévère sur les conséquences en matière de création d'emplois de la réduction du temps de travail. Dans le cadre des travaux de la mission, nous nous apercevons que, en fait, une seule évaluation ex post a été menée de manière approfondie : c'est l'évaluation du ministère des affaires sociales, à travers sa direction d'études statistiques, la DARES. Si vous contestez aussi clairement les effets sur l'emploi, pourquoi l'IUMM ne s'est-elle pas livrée à sa propre évaluation ex post ? Ne pensez-vous pas que, à l'avenir, il serait bon que les données utilisées par la DARES puissent être plus accessibles qu'elles ne le sont aujourd'hui ? Seriez-vous favorable à ce que Jean-Paul Fitoussi appelle une « commission du consensus », pour parvenir à sortir des polémiques en cette matière ?

Si, comme vous le pensez et comme vous l'avez dit, la réduction du temps de travail a été mauvaise en termes de dégradation de la compétitivité de l'économie française, comment, selon vous, en sortir ? Quelles sont les propositions qui pourraient conduire à sortir de ce que vous avez appelé très clairement « illusion » ou « péché contre l'esprit » ?

M. Jean LE GARREC : Diable ! Je risque encore de pécher contre l'esprit... J'ai trop d'estime pour l'intelligence de M. Gautier-Sauvagnac pour prendre trop au pied de la lettre sa « charge » contre les 35 heures.

« Péché contre l'esprit ». Vous avez relevé que cela avait dépassé la seule majorité qui porte tous les défauts du monde, celle à laquelle j'ai participé activement. Vous avez parlé de 1993 et de 1996. Mais, un accord interprofessionnel a été signé par le MEDEF le 31 octobre 1995 et prévoyait, également, la réduction du temps de travail comme un des éléments d'une politique de l'emploi. Ce « péché contre l'esprit » avait donc un tout petit peu frôlé le patronat. A moins qu'il n'ait eu le sentiment à l'époque qu'il ne se passerait rien ! C'est d'ailleurs ce que je pensais, moi-même, à l'époque.

Il est vrai, comme le dit le rapporteur, que nous ne disposons que d'une seule évaluation, scientifiquement explicitée et reconnue. Je considère pour ma part que l'évaluation de Rexecode n'a que peu d'intérêt scientifique. En l'état actuel, nous devons donc nous baser sur un chiffre de 380 000 emplois créés environ.

En revanche, nous disposons de fort peu d'évaluations sur la création indirecte d'emplois par les 35 heures. Or, je sais que des entreprises connaissent un développement lié à un autre rapport au temps et à la vie. Ce constat ne concerne pas seulement les « bobos », mais touche aussi les classes moyennes inférieures ou des milieux très modestes. Je pourrais citer, par exemple, Décathlon. Par exemple, à Grande Synthe, leur activité a augmenté de 40 % d'une année sur l'autre et 150 emplois ont été créés sur l'ensemble de la région. Bref, il y a des évolutions qu'on a du mal à évaluer, mais, qui sont bien réelles.

En ce qui concerne le FOREC, je privilégiais, pour ma part, l'existence du thermomètre. Les tuyauteries étaient, certes, très complexes, mais nous pouvions au moins avoir une idée du coût respectif des différents types d'allègements de charges. A ce propos, je ne suis pas sûr que les allègements Juppé aient fait l'objet d'une réelle évaluation.

S'agissant de la compétitivité des entreprises, je pense très honnêtement qu'un discours plus nuancé est nécessaire. En effet, les indications, dont nous disposons sur la productivité et sur le fonctionnement des entreprises, méritent d'être beaucoup plus nuancées. Je ne prends qu'un exemple pour éclairer mon propos. Les Japonais considèrent que l'usine Toyota de Valenciennes est la deuxième meilleure usine du monde de leur groupe.

Concernant la valeur travail, je conteste totalement une telle analyse et je la combats farouchement. Pour l'écrasante majorité des Français, le travail demeure le moyen privilégié d'insertion sociale et de vivre tout simplement. Toutes les analyses statistiques et sociologiques le démontrent. Cette estimation d'une dégradation du rapport à la valeur travail me paraît être un péché contre l'esprit, pour reprendre votre expression, que je condamne et que je combats farouchement.

Sur la réduction du temps de travail, il est clair que nous avons eu un désaccord. Mais, je remarque que la France a le taux d'emploi le plus faible d'Europe pour les moins de 25 ans et les plus de 55 ans. Dès lors, nous assistons à un rétrécissement du temps de travail sur une période de 30 ans. Or, que je sache, les entreprises ont quelques responsabilités en la matière.

De même, personne n'a contesté l'utilisation des départs en préretraite comme moyen d'éviter une « casse » sociale. Il faudrait également tenir compte du coût de cette politique, freinée par Mme Aubry et par le gouvernement actuel. Il faut donc être très prudent dans l'analyse.

S'agissant des exportations, il est toujours possible de rapprocher deux courbes. Mais, vous le savez bien, cela est particulièrement dangereux ! Il est vrai que nos exportations ont baissé, mais c'est une erreur de l'imputer aux 35 heures. L'évolution des marchés, particulièrement en Europe de l'Est, n'est pas favorable à la politique commerciale française. On raconte, dans les entreprises, une petite histoire qui, personnellement, ne m'amuse pas. Deux responsables d'entreprises de chaussures, un allemand, un français, se rendent en Inde. Le français écrit à son entreprise : « Rien à faire ici : les Indiens marchent pieds nus... » L'allemand, lui, écrit à son entreprise : « Marché extraordinaire : ils marchent pieds nus... » Cette petite histoire donne à réfléchir.

M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC : Sur l'absentéisme, nous avons constaté en effet une augmentation des congés maladie. Je participe, chaque année, à près de 25 assemblées générales de la métallurgie, sur l'ensemble du territoire. Or, c'est la première fois depuis dix-huit mois que l'on me demande, lors de ces assemblées, ce que nous comptons faire pour lutter contre la multiplication des congés maladie. J'explique que cette question n'est pas tout à fait de ma compétence. J'évoque, entre autres, le mot affreux de contre-visite et je recommande vivement que celle-ci soit organisée par la Chambre syndicale de la métallurgie, plutôt que par l'entreprise elle-même. J'indique qu'il faut une pédagogie préalable pour éviter qu'elle n'apparaisse comme un contrôle déplaisant des personnes. Mais, indiscutablement, il y a une augmentation des absences pour maladie. Je ne sais pas dans quelle mesure cette augmentation est liée aux 35 heures, à moins qu'il n'y ait un aspect cumulatif. Peut-être que certains pensent que, au point où l'on en est, il s'agit de « finir la semaine... »

M. Jean LE GARREC : Ce n'est pas vrai !

M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC : Je m'en tiens aux faits et je n'ai pas d'explication : il y a une augmentation importante des congés maladie.

La modération salariale a eu lieu, indiscutablement. Elle a d'ailleurs été un des éléments d'atténuation du coût des 35 heures pour les entreprises. Mais, elle a été très modeste.

J'anime, depuis dix ans, un groupe de travail de directeurs des affaires sociales des grands groupes de la métallurgie. En ce moment, c'est la période à laquelle est évoquée l'évolution prévisible des salaires pour l'année en cours, l'année 2004. Aujourd'hui, que me dit-on ? On parle pour l'augmentation générale et les augmentations individuelles, d'une évolution totale comprise, entre 2,5 et 3 %. Dans les années 2000, cette évolution a dû être à 2 ou 2,5 % plutôt qu'à 3 ou 3,5 %. La modération salariale a été relativement modeste, mais elle a eu lieu, je ne puis le nier.

J'en viens à la création d'emplois, un des points les plus importants de ceux qui ont été mis en avant. J'ai, en effet, contesté les créations d'emplois consécutives aux 35 heures. Mais, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Je ne dis pas qu'il n'y ait eu aucune création d'emplois. Je ne doute pas qu'à Grande Synthe, Décathlon ou Bricorama aient pu développer leur activité.

Il est certain que les entreprises de bricolage se sont sûrement développées. D'ailleurs, un autre secteur s'est aussi beaucoup développé : c'est celui des conseils juridiques aux entreprises, notamment pour expliquer comment mettre en œuvre les 35 heures !

Vous avez suggéré, M. Le Garrec, que le critère des exportations n'était pas forcément le meilleur, laissant entendre que, peut-être, la mentalité française était moins tournée vers le grand large que la mentalité allemande, exportatrice dans le sang depuis plus longtemps et avec davantage d'intensité que la nôtre. Telle est du moins, je crois, la leçon de votre petite histoire des exportateurs allemand et français.

Mais tout de même ! Qu'il me soit permis de recommander au monde politique de sortir de l'hexagone et de regarder un peu ce qui se passe autour de nous. Pourquoi est-ce que je conteste globalement l'importance des créations d'emplois, telles qu'elles ressortent de l'étude de la DARES ou des autres ? Je suis d'ailleurs très surpris que l'on écarte aussi facilement celle de Rexecode, qui ne me paraît pas plus critiquable que celle de la DARES.

Il est possible de trouver et de mettre en avant tous les critères que l'on veut. La vérité est que les créations d'emplois qui ont eu lieu ont été aux deux tiers des effets d'aubaine. Et quand cela n'a pas été le cas, cela n'a servi à rien quand la croissance a ralenti.

Considérez l'effet des lois Robien sur l'emploi ! Savez-vous, que l'entreprise qui a le plus bénéficié des aides, pour des centaines de millions de francs, à l'époque, est Moulinex, avec le résultat que l'on sait ! La première entreprise, qui a bénéficié des réductions Robien est située en Champagne-Ardennes : c'est Rémafer, près de Reims. L'entreprise a déposé son bilan un an et demi après. La fonderie Bouillé était un modèle, que tous les hommes politiques et tous les syndicalistes de France visitaient. Voici un certain nombre d'années que l'on n'en parle plus, non pas parce qu'elle a disparu, mais car elle n'est probablement plus un modèle.

Pourquoi est-ce que je suggère de regarder ce qui se passe hors de France ? Prenez les statistiques de l'OCDE. Certes, vous pouvez les critiquer mais je m'en tiens aux faits. Vous constaterez que, dans la période 1997-2002, dans la zone euro - je la choisis délibérément pour que l'on ne m'oppose pas l'argument des effets monétaires ou autres - l'emploi marchand s'est accru de 9,7 % en cinq ans. En France, il s'est accru de 9,8 % pendant la même période.

Je suis donc prêt à concéder que la réduction du temps de travail a peut-être eu un effet positif de 0,1 point sur l'emploi. Mais, que l'on ne me parle pas de 200 000, 300 000 ou 400 000 emplois ! En dépit de tous les calculs possibles, cela n'y conduira pas.

J'ajoute que, sur la même période, nous sommes au septième ou au huitième rang en Europe pour la baisse du chômage.

Je poserais donc une seule question. Comment donc ont fait les autres pays de la zone euro sans les 35 heures pour créer autant d'emplois que nous et pour en trouver six ou sept qui ont fait mieux dans la lutte contre le chômage ? Je dois vous dire que personne, pas plus à la DARES qu'ailleurs, n'a répondu jusqu'à présent à cette question, qui me parait pourtant une question de bon sens.

Voilà la raison pour laquelle je prétends que les 35 heures ont eu un effet extraordinairement faible sur l'emploi, quand il n'a pas été négatif. En effet, on peut se demander ce qui serait advenu sans les 35 heures, alors que notre pays a eu, dans le même temps, une période de croissance exceptionnelle tenant pour l'essentiel au comblement de notre retard en matière d'investissement, accumulé depuis des années. Or, nous avons eu sur la période 3 points de croissance de plus que les autres, puisque nous avons fait 15 % en cinq ans quand les autres ont fait 12 %. Malgré ces 3 points de croissance en plus, nous n'avons pas créé plus d'emplois que les autres.

S'agissant du FOREC et du coût des 35 heures, en m'appuyant sur les comptes 2002 de l'ACOSS, nous pouvons reconstituer ce que j'ai appelé, sans aucun esprit polémique, le « vrai coût » des 35 heures. Déduction faite des aides Juppé, l'ensemble des dispositifs liés à la réduction du temps de travail coûtait, en 2002, 8,4 milliards d'euros, qui se répartissent entre ce que j'appellerai « la fin du système Robien » - 500 millions d'euros -, le dispositif Aubry I, temporaire mais qui dure jusqu'à 2006 ou 2008 - 2 ,2 milliards d'euros -, le dispositif permanent des allégements Aubry II - 3 ,1 milliards d'euros. Enfin, il y a une petite ligne, que l'on oublie toujours dans les calculs, à savoir la ristourne unique dégressive étendue de 1,3 à 1,8 SMIC. Je vous rappelle que la ristourne Juppé s'arrêtait à 1,3 SMIC. Je ne la prends pas en compte. Mais, j'intègre, naturellement, l'extension à 1,8 SMIC qui coûte 2,6 milliards d'euros en 2002.

Pour reprendre la suggestion du rapporteur, je trouve qu'il serait extrêmement judicieux d'instituer une « commission du consensus ». Je dois reconnaître que Mme Aubry avait commencé. L'ennui, c'est que cela n'a pas duré longtemps : une demi-journée au cours de laquelle les représentants du patronat, des syndicats et du gouvernement se sont envoyé des chiffres à la figure sans aucune vérification. C'était le 6 ou le 7 octobre 1997, quelques jours avant le 10 octobre où il nous a été annoncé que les 35 heures seraient appliquées à compter du 1er janvier 2000.

M. Le Garrec a évoqué le « péché partagé », puisqu'il y avait eu l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995, qui faisait de la réduction du temps de travail un élément parmi d'autres de la lutte contre le chômage. Mais, il faut préciser qu'on attendait en échange une plus grande souplesse donnée à l'organisation du travail dans les entreprises. Mais, l'accord prévoyait une mise en œuvre volontaire et négociée, excluant totalement l'intervention d'une loi !

Je rappelle que nous sommes le seul pays au monde où la réduction du temps de travail a été organisée par une loi. Nous sommes également le seul pays d'Europe où il existe effectivement une durée légale du travail. Il n'y en a jamais eu au Danemark, qui n'est pourtant pas archaïque et réactionnaire. Il y en a une aux Pays-Bas et en Allemagne, mais elle est fixée à 45 ou à 48 heures et ce, depuis les années d'après guerre. Dans toute l'Europe, la durée du travail est donc fixée aujourd'hui par des conventions ou des accords, généralement de branche, car, évidemment, les conditions de travail ne sont pas les mêmes dans le commerce, dans l'industrie, dans la banque, etc. Même dans l'industrie, les situations de la chimie ou du textile sont très différentes. Il fallait vraiment avoir une imagination sans bornes pour penser qu'une loi allait fixer pour l'ensemble des branches les conditions de la durée du travail !

Revenons à cet accord de 1995. Vous avez dit, M. Le Garrec, qu'il ne s'est rien passé. Ce n'est pas vrai ! La branche, à laquelle j'ai l'honneur d'appartenir, a signé - elle a d'ailleurs été la première - le 3 mai 1996, après trois ou quatre mois de négociations de branche, un accord qui ne portait pas sur la réduction du temps de travail, mais sur l'aménagement du temps de travail.

Il ne faut pas nier les contraintes entraînées par l'annualisation, qui peuvent être très désagréables pour les salariés. En effet, les conditions de travail sont alors moins sympathiques que dans le cadre d'horaires réguliers, dans lequel le salarié peut s'organiser aisément.

C'est pourquoi nous avions prévu que l'aménagement du temps de travail, c'est-à-dire l'introduction de la flexibilité dans la métallurgie, aurait une contrepartie en termes de réduction du temps de travail. Cette contrepartie pouvait représenter, selon les cas, jusqu'à une semaine de réduction du temps de travail sur l'année. Rien à voir avec les lois Aubry qui organisaient une RTT de 4 ou 5 semaines sur l'année !

En réalité, l'accord de 1995 était donc un accord mesuré, raisonnable, organisant un échange : souplesse contre réduction du temps de travail.

Au fond, la réduction du temps de travail n'était qu'un élément de coût comme les autres. En effet, augmenter les salaires ou réduire la durée du travail a, pour l'entreprise, le même effet en termes de coût.

Nous avons donc signé cet accord le 3 mai 1996. Je dois dire qu'il a été très peu utilisé, puisque, dès le 11 juin 1996, est intervenue cette loi que j'ai évoquée précédemment. Elle accréditait très largement, à la suite notamment d'un ayatollah du nom de Larrouturou, l'idée que la réduction du temps de travail était le remède miracle pour lutter contre le chômage.

Dès lors, il serait bon que soit créée cette « commission du consensus », au sein de laquelle on puisse travailler et discuter sur les données disponibles. Malheureusement, on a beaucoup de mal à pratiquer cet exercice dans notre pays. En ce qui nous concerne à l'UIMM et je crois pouvoir dire aussi au MEDEF, nous sommes absolument favorables à tout ce qui pourrait relever d'une « commission du consensus », ou plutôt d'une « commission des données pour obtenir un consensus ». Nous sommes tout à fait d'accord. Je crois d'ailleurs que c'est à peu près ce qui s'est fait avec le Conseil d'orientation pour les retraites, lequel a fort bien travaillé. Je ne doute pas que le Haut conseil de l'assurance maladie travaille dans les mêmes conditions. C'est l'intérêt de ce que les Britanniques appellent des « commissions royales ». Nous l'avons fait aussi pour la nationalité ou la question du voile. Tout cela est très sain et de nature à créer un consensus dans notre pays.

M. Le Garrec, vous avez parlé de la satisfaction de Toyota à l'égard de son usine de Valenciennes. Je ne doute pas qu'elle soit réelle. C'est parce que, heureusement, nous avons encore quelques atouts en France : notre position géographique au centre de l'Europe - vous noterez avec moi que Toyota ne s'est pas installé à Bayonne mais dans le nord-est de la France de manière à être plus près de l'ensemble des marchés européens -, nos excellents réseaux autoroutiers et de communications et notre système de formation initiale qui, en dépit de certaines failles, est globalement bon.

Mais, ce n'est pas parce que M. Toyota est content de son usine à Valenciennes que la compétitivité des entreprises françaises est démontrée. Elle ne peut se mesurer qu'à partir des parts de marché. Quand nos exportations diminuent par rapport à celles des pays voisins de la zone euro, vous ne pouvez pas dire que cela ne révèle pas un problème de compétitivité. Est-ce que cette perte de compétitivité est liée uniquement aux 35 heures ? Sûrement pas ! Les 35 heures ont-elles pesé lourd dans cette perte de compétitivité ? Sûrement !

En ce qui concerne la question de la valeur travail, j'ai pris la précaution, au début de mon propos, de dire qu'il fallait distinguer la RTT, élément de progrès social d'une part, et la RTT, facteur de création d'emplois d'autre part.

Que vous disiez, M. Le Garrec, que le travail est pour la quasi-totalité de nos concitoyens le moyen d'insertion sociale, c'est l'évidence ! Nous ne pouvons que nous en réjouir. Mais, ce n'est pas cela qui est en cause. Ce qui est en cause aujourd'hui, c'est que dans une entreprise, ce n'est plus le vendredi à 16 heures que l'on se pose la question de savoir comment utiliser son week-end, c'est dès le jeudi après-midi. Prenez la plupart des entreprises françaises, qui ne sont pas organisées en feu continu. Si vous téléphonez en dehors du mardi ou du jeudi, vous aurez du mal à joindre vos interlocuteurs.

C'est un important responsable d'une grande entreprise de la métallurgie, dont le siège est en France mais qui est une entreprise européenne, qui dit : « Je ne peux pas travailler avec des collaborateurs qui ont huit semaines de vacances par an. Ce n'est pas possible... »

Que voit-on, en effet, dans les entreprises ? D'abord, des inégalités considérables entre ceux qui bénéficient de la RTT et ceux qui n'en bénéficient pas ! Sans compter l'aigreur de ceux qui voudraient en bénéficier, mais qui se disent qu'il vaut peut-être mieux finir ce dossier parce que leur patron l'attend. C'est dire qu'on a créé dans les entreprises avec la RTT une atmosphère que je qualifierais, sans jugement de valeur, de différente.

Comment en sortir ?

Je crois que la loi Fillon a été un progrès en renvoyant à la négociation le soin de débrider les règles adoptées sous le gouvernement précédent et qui se sont payées très cher en termes de croissance et de parts de marché.

Je prends le pari que, si nous retrouvons une croissance de 1,5 ou 2 % l'année prochaine, 2 ou 3 % l'année d'après, etc, le carcan des 35 heures sautera tout seul comme a sauté le carcan des 40 heures. Ce ne sera pas pour la même raison, j'en conviens. Mais, je vous rappelle qu'après les 40 heures de 1936, il a fallu attendre 1970 pour que l'on commence à revenir de 48 heures à 47 heures, puis à 46 heures, etc. Les 35 heures ne résisteront pas à une reprise et à une croissance fortes.

L'idée de renégocier est donc bonne. Pour vous donner le fond de ma pensée, je crois que le nouveau gouvernement a raté le coche à l'automne 2002. Il y avait un choc psychologique à créer. Je pense que pour la dynamique de l'entreprise et du monde de l'entreprise - et sachez qu'à l'UIMM on ne sépare jamais l'entrepreneur et l'ensemble des personnes qui travaillent dans l'entreprise - on a raté une occasion. La loi Fillon comporte certes de bonnes mesures, même si elles ne sont pas toujours faciles à appliquer. En effet, personne n'a très envie de renégocier les 35 heures.

La phase de négociation 1998-2001 a été abominable dans les entreprises. Les statistiques de grèves de l'année 2000 et de l'année 2001 font clairement apparaître que la plupart des conflits dans les entreprises étaient liés au temps de travail, ce qui n'était pas le cas les années précédentes. La mise en place des 35 heures a été très difficile.

Pourtant, la renégociation est envisageable puisque, dans la métallurgie, nous avons renégocié. Nous avons signé un accord en avril 2003, portant à 180 heures le contingent d'heures supplémentaires, et créant le compte épargne temps en argent, que Mme Aubry nous avait refusé.

Elle nous l'avait refusé au nom de l'idée simpliste, partagée par la CFDT et par les promoteurs des 35 heures, que la réduction du temps de travail était créatrice d'emplois. Par conséquent, si on pouvait payer les jours portés à son compte épargne temps, alors le dispositif n'avait plus d'effet sur l'emploi.

Nous sommes donc revenus à des dispositions correspondant mieux à l'attente des salariés. Aujourd'hui, dans la métallurgie, avec le compte épargne temps tenu en argent, au-delà des 180 heures, si vous êtes volontaire, il vous est possible de travailler davantage. Ce volontariat n'est rien d'autre que le simple respect des personnes ! D'ailleurs, si vous faites travailler des gens qui ne sont pas volontaires, leur rendement risque d'être plus modeste. La différence est portée au compte épargne temps, avec un reversement en argent six mois après.

La difficulté pour les entreprises qui n'ont pas pu négocier ou qui n'appartiennent pas à des branches qui ont pu le faire, c'est qu'elles sont complètement coincées. Savez-vous que 900 000 entreprises passeront à 35 heures le 1er janvier prochain, et qu'elles ne le savent pas ?

Il s'agit de toutes les entreprises de moins de 20 salariés, pour lesquelles un premier décret d'assouplissement de septembre 2001, donc pris par M. Jospin, a reporté, au 31 décembre 2003, le décompte du calcul des heures supplémentaires à partir de la 35ème heure. Jusqu'au 31 décembre 2003, le décompte du contingent légal, aujourd'hui de 130 heures, se fait seulement à compter de la 36ème heure. Cela correspond à une heure de plus par semaine, soit une cinquantaine sur l'année, ce qui revient au contingent de 180 heures dont je parlais tout à l'heure.

Ce système prend fin au 1er janvier 2004 ! Je crois que tout le monde est à peu près d'accord pour l'éviter, car personne n'imagine qu'une entreprise de moins de 20 salariés va passer, par enchantement, à un horaire collectif de 35 heures le 1er janvier 2004.

En outre, permettez-moi de faire, à mon tour, un peu de politique : cette situation risque de nourrir les extrêmes en provoquant un nouveau mécontentement de la part de chefs de petites entreprises, qui vont trouver que l'on ne fait rien pour eux.

Je crois que là il est essentiel que la loi intervienne pour prolonger ce décompte à partir de la 36ème heure, c'est-à-dire qu'elle permette aux entreprises de moins de 20 salariés de fonctionner, selon des formes appropriées, avec un contingent de 180 heures supplémentaires.

Enfin, il faut probablement aussi engager une certaine rénovation du dialogue social. Cette question est, en fait, liée au débat que vous avez actuellement au Parlement. Nous avons exclu la remise en cause de la valeur hiérarchique des accords antérieurs. Cela fait partie des garanties qui ont été données aux organisations syndicales au moment où nous avons signé la position commune sur le développement de la négociation collective. Cela nous semblait un élément d'équilibre, permettant de partir sur de nouvelles bases, « sans faire du passé table rase », si je peux reprendre cette fameuse expression qui est moins commune chez moi que chez d'autres.

Cependant, sur l'organisation du temps de travail, peut-être pourrait-on libérer complètement la négociation, y compris pour, éventuellement, remettre en cause les accords du passé ? Je crois que, de toute façon, nous n'y échapperons pas, dès lors qu'il y aura une reprise de la croissance. A mon sens, pas un gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, ne prendra le risque de brider, une seconde fois, les entreprises françaises face à la croissance qui est seule créatrice d'emplois, dans notre pays comme ailleurs.

Mme Catherine Vautrin, Présidente : Je crois que nous sommes tous d'accord sur le rôle de la croissance en matière de création d'emplois. Vous imaginez bien que les changements qui vont intervenir au 31 décembre ne nous ont pas échappé et qu'un certain nombre de parlementaires ne manqueront pas de réagir.

M. le Rapporteur : Tout à l'heure, vous avez employé le mot de complexité et vous nous avez dit que l'application des lois sur la réduction du temps de travail avait procuré beaucoup de travail à un certain nombre de cabinets. Ce mot revient pratiquement à chacune de nos auditions. Il me semble évident que « l'impôt complexité », n'a pas baissé avec la législation nouvelle sur la réduction du temps de travail. Quel est votre sentiment sur l'insécurité juridique croissante, qui pourrait naître de cette complexité ?

M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC : Cette complexité, c'est quelque chose de monstrueux ! Vous ne trouverez aucun responsable des ressources humaines pour vous dire que sa vie a été simplifiée par la réduction du temps de travail.

Il est vrai que, comme je l'ai reconnu tout à l'heure, les lois Aubry ont apporté un élément favorable en ce qui concerne la flexibilité. Or, qui dit flexibilité dit également complexité.

Mais, il est incontestable que les horaires décalés, la répartition des horaires de travail, la modulation des horaires hebdomadaires, la multiplication des équipes ont créé des tensions terribles dans un certain nombre de sites de production. C'est ce qui explique, d'ailleurs, que l'on n'ait pas envie d'y retoucher.

Je ne peux pas aller dans une assemblée générale de la métallurgie, sans que l'on m'interroge sur ce que nous allons faire pour simplifier tout ça.

Je vous rappelle que la loi sur les 35 heures comprend une cinquantaine d'articles et qu'elle est accompagnée de 12 décrets d'application, dont un ou deux ont dû être annulés, et d'une circulaire d'application de 157 pages, annexes comprises. Dans ces conditions il ne fait pas l'ombre d'un doute que la complexité s'est payée aussi en termes de compétitivité des entreprises.

M. Novelli, je suis très favorable à votre idée de « commission du consensus ». Il faut essayer de dépasser les dialogues de sourds, il faut mettre sur la place publique les faits qui ont du mal à être reconnus. Par exemple, pour déterminer si, oui ou non, la chute relative des exportations françaises par rapport aux exportations européennes est un élément ou non de baisse de compétitivité. Personnellement, je ne vois pas très bien comment on peut affirmer autre chose. Mais, la « commission du consensus » permettrait de l'établir et de publier les éléments correspondants. Cela fait partie du débat dont notre pays a besoin pour dépasser des clivages politiques archaïques.

M. Jacques BOBE : Dans la métallurgie, est-ce que les gains de productivité sont importants ? Existe-t-il des réserves de productivité dans votre branche ?

M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC : C'est une question extrêmement importante.

Il faut que nous fassions très attention à la perception que l'opinion peut avoir de la notion de productivité. Depuis que l'industrie existe, c'est-à-dire depuis le milieu du XVIIIème siècle, on réalise tous les ans des gains de productivité et plus ils sont importants, plus on crée de richesses et d'emplois. Cela peut paraître paradoxal et difficile à expliquer, mais, si ce n'était pas le cas, nous aurions moins d'emplois aujourd'hui qu'au XIXème siècle. La productivité crée donc bien de l'emploi.

Je ne crois pas que l'on puisse parler, pour autant, de réserve de productivité. A mon sens, la productivité est un élément permanent de la vie des entreprises, surtout dans le monde industriel. Tous les ans, nous enregistrons des gains de productivité dans les entreprises industrielles.

Ainsi, la notion de « réserve » n'est pas adaptée, parce qu'elle donne l'impression qu'il existe un trésor caché. La vérité, c'est qu'il n'y a pas de trésor caché en termes de productivité. Chaque année, les entreprises réalisent des gains et essaient de les partager entre le personnel - cela permet les augmentations de salaires - et les actionnaires, qu'il faut rémunérer pour leur investissement en capital, et le client.

Dans le monde industriel, depuis 250 ans, les prix baissent tous les ans. Certes, nous n'en avons pas toujours le sentiment. Nous oublions que, par exemple, la voiture que nous achetons plus cher, aujourd'hui, n'est pas la même que celle que nous achetions moins cher, hier. En réalité, elle est beaucoup moins chère qu'autrefois.

Les prix industriels baissent d'autant plus que, depuis quelques années, nous sommes dans un monde totalement ouvert, avec une concurrence exacerbée. Dès lors, nous devons donner l'essentiel de nos gains de productivité au marché. Nous essayons d'en garder quelques-uns pour les salariés, pour l'actionnaire, pour l'entreprise et donc pour l'investissement. Mais, dans l'industrie, nous sommes obligés d'en donner la grande majorité au marché.

Il est exact que l'évolution de la productivité a atténué le coût des 35 heures dans les entreprises. Mais, de fait, ces gains de productivité, obtenus année après année, n'ont été donnés qu'au seul salarié, au lieu d'être partagés avec le client et les investissements. C'est là une conséquence dramatique des 35 heures que d'avoir, pour la première fois depuis vingt ans ou plus, consommé les gains de productivité des entreprises au profit d'une seule catégorie, au détriment des prix et donc de la compétitivité de l'entreprise. C'est aussi probablement l'une des raisons pour laquelle notre pays perd des parts de marché.

M. Patrick OLLIER : Peut-on mesurer la part prise par l'application des 35 heures sur les gains de productivité ?

M. Denis GAUTIER-SAUVAGNAC : Le calcul est très difficile à faire pour une branche, mais il peut l'être pour une entreprise, en fonction de ses comptes. Nous pourrions peut-être constituer un échantillon de quelques entreprises pour l'évaluer.

Mais il existe un autre élément d'approche. C'est le résultat de la « maison France ». Force est de constater, sur les trois ou quatre dernières années, des pertes de parts de marché ! Je veux bien ne pas tout imputer aux 35 heures. Mais, il est quand même curieux que nous perdions des parts de marché vis-à-vis de la plupart des pays d'Europe. Là où nos exportations représentaient un certain pourcentage des exportations européennes, elles ont baissé, en général, de l'ordre de 10 points. C'est considérable ! C'est là une constatation qui pourrait être établie par la « commission du consensus », dont a parlé M. Novelli.

Mme Catherine Vautrin, Présidente : M.Gautier-Sauvagnac, je vous remercie.

Audition de M. Roger PELLENC,
président de Pellenc SA


(Extrait du procès-verbal de la séance du 11 décembre 2003)

Présidence de M. Nicolas PERRUCHOT, Vice-président

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Nous recevons M. Roger Pellenc, président de Pellenc SA. Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Parallèlement à l'audition d'experts, nous avons souhaité entendre des chefs d'entreprise pour nous informer des conditions concrètes dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans les entreprises. Dans cette perspective, votre expérience de responsable d'une entreprise industrielle d'environ 450 salariés, leader mondial du matériel pour la viticulture, est de nature à apporter à notre mission de tels éléments concrets d'appréciation. Vous nous direz notamment comment la réduction du temps de travail s'est mise en place dans votre entreprise et quel est le bilan que vous en dressez aujourd'hui.

M. Roger PELLENC : J'ai créé de toutes pièces l'entreprise Pellenc il y a 30 ans, le 1er janvier 1974. J'ai débuté, non pas dans un garage, mais dans un cabanon provençal, un hangar appartenant à mon grand-père, tout seul, avec peu de moyens. Mon père était viticulteur. Ingénieur de formation, j'étais enseignant au lycée Philippe-de-Girard à Avignon avant de me lancer dans la grande aventure de l'entreprise, passionné par l'innovation. J'ai débuté le 1er janvier 1974 par la fabrication d'une écimeuse à vigne. J'avais alors 25 000 francs en poche et c'est grâce à ma femme, enseignante, que nous avons pu vivre pendant les premières années, puisque je réinvestissais pratiquement tout ce que je gagnais. L'entreprise a débuté en 1974 sur le créneau du matériel de la viticulture, alors qu'à l'époque tous les travaux de la vigne se faisaient presque uniquement à la main dans le monde entier.

Aujourd'hui, l'entreprise Pellenc est un groupe de huit sociétés : la maison mère est à Pertuis, elle compte 230 salariés. Nous avons plusieurs filiales implantées dans tous les pays où il y a de la vigne : Pellenc Iberica, notre filiale en Espagne qui emploie 80 personnes ; Filpel Bobinas, localisé en Espagne, fabriquant des liens pour l'attachage de la vigne ; Pellenc Italia, localisée en Italie, fabriquant des outils électroportatifs ; Volentieri Pellenc, société localisée aussi en Italie, issue du rachat de 50 % de notre concurrent Volentieri qui fabriquait des machines à vendanger. Nous sommes aussi implantés en Slovaquie, où nous avons une usine de production et une activité commerciale pour l'Autriche, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie. Nous envisageons de nous étendre à l'est. Nous avons une société aux Etats-Unis, implantée en Californie à Santa Barbara, juste à côté de Napa et Sonoma, et une société en Australie, à Adelaïde, centre australien de la vigne. Nous avons enfin un certain nombre de joint ventures en Afrique du sud, en Nouvelle-Zélande et au Chili. En outre, en 2001, nous avons créé une filiale, Pellenc Environnement, produisant des machines pour le tri des ordures ménagères en vue de leur recyclage. Cette entreprise emploie 30 personnes. Elle est aujourd'hui le leader mondial et connaît une très forte progression.

Le groupe Pellenc se caractérise par la dynamique de l'innovation ; nous avons plus de 200 brevets en portefeuille et Pellenc consacre plus de 10 % de son chiffre d'affaires à la recherche et au développement, ce qui est extrêmement important pour une entreprise de ce secteur. Si nous n'avions pas tant investi dans l'innovation, nous n'existerions plus.

Pellenc a développé une chaîne de machines permettant la mécanisation totale de la vigne, depuis la taille jusqu'à la récolte, en passant par l'écimage, le rattachage et la pulvérisation. Nous avons développé plusieurs concepts, dont celui de la multifonction, qui permet de monter tous les outils sur le porteur d'une machine à vendanger. Quand on pense au machinisme agricole, on pense surtout à du matériel assez rustique, comme une charrue par exemple. Il n'en est rien : ce sont des matériels très techniques, comportant beaucoup d'électronique. En 1988, nous avons été le leader d'un programme financé par le ministère de la recherche sur la robotisation de la récolte des pommes, le programme Magali. Ce programme nous a permis de structurer une activité high tech au niveau de l'électronique. Sur les 230 salariés travaillant à la maison mère à Pertuis, 50 travaillent dans le domaine de la recherche et du développement.

Au fil des années, j'ai réussi à constituer dans ce groupe un esprit pionnier et à faire en sorte que les salariés, qui sont des passionnés comme moi, s'investissent énormément dans leur travail. J'ai progressivement donné une partie du capital à mes salariés. Aujourd'hui, le capital de Pellenc S.A. est porté à hauteur de 28 % par des financiers, de 50 % par moi-même et mon épouse, le reste étant détenu par le personnel, qui bénéficie d'un accord d'intéressement et de participation. A ce titre, depuis cinq ans que le groupe fait de très bons résultats, les salariés reçoivent chaque année en plus de leur salaire une somme correspondant à 20 % de celui-ci. Nous sommes reconnus comme une entreprise d'innovation modèle. Jusqu'en 1987, j'étais débordé et je gérais mon entreprise de façon intuitive. En 1987, je me suis rendu compte de la nécessité d'une analyse stratégique très sérieuse. J'ai été alors aidé par l'UIMM, qui a choisi mon entreprise comme cas d'école pour former à la stratégie des formateurs qui sont ensuite intervenus sur l'ensemble du territoire national.

Nous avons donc décidé, à partir de 1987, de ne plus fabriquer directement à Pertuis, mais d'y concentrer les activités de recherche et développement, la fabrication des prototypes, l'assemblage des pièces fabriquées à l'étranger et les services commerciaux.

Prenons l'exemple du sécateur électronique. Produit phare de Pellenc, il a été une grande réussite technique et économique : nous en vendons 15 000 chaque année dans le monde entier, jusqu'au Japon. Le sécateur électronique est très précis, puisqu'il travaille avec un axe de robot et évite à son utilisateur de faire des efforts, grâce à la batterie placée sur son dos. Nous avons développé tous les composants le constituant. Le moteur électrique a été développé avec l'appui de l'école d'ingénieurs de Marseille et de l'école polytechnique de Lausanne. Les tôles sont découpées dans le Jura, où le tissu industriel de découpe de tôles magnétiques est très important, grâce à Ugine qui y produit des tôles magnétiques de haut niveau pratiquement inégalées dans le monde. Les tôles sont envoyées au Vietnam, où un de nos partenaires s'occupe du bobinage du moteur. Ce bobinage doit se faire manuellement. Les aimants sont fabriqués en Chine. Les coques en plastique sont fabriquées en France. Les batteries viennent du Japon. Les lames sont fabriquées chez Pradines dans le Val-de-Loire. L'assemblage final se fait à Pertuis, avant de diffuser le produit dans le monde entier.

Dès que nous avons entendu parler des 35 heures, nous nous sommes montrés sceptiques. Il nous paraissait difficile que les 35 heures nous donnent plus de flexibilité et nous permettent de mieux nous organiser afin de créer des emplois, alors que nous avions déjà d'énormes difficultés à trouver le personnel très qualifié dont nous avions besoin. Nous n'avions pas attendu Mme Aubry pour nous organiser. Dès avant la mise en place des 35 heures, Pellenc était certifié ISO 9000 et pratiquait une organisation minutieuse et suivie avec des plans prévisionnels sur trois ans. De plus, notre organisation du travail était basée sur la confiance et sur l'écoute des salariés, représentés par une délégation unique très active. Nous avions mis en place des groupes de travail dans lesquels les salariés pouvaient s'investir. Enfin, les salariés étaient intéressés aux résultats de l'entreprise. Nous avons ressenti les 35 heures comme un élément déstabilisateur.

Nous n'avons pas choisi de bénéficier des aides du dispositif incitatif. En 1999, notre entreprise a connu une croissance de 45 %, ce qui est énorme pour une entreprise de 150 personnes. Pour faire face à cette crise de croissance, nous avons dû faire des investissements importants, tant en outils de travail qu'en ressources humaines. Les 35 heures, qui rationnaient le travail, sont donc très mal tombées. Nous avons demandé à l'inspecteur du travail l'autorisation de travailler au-delà du contingent de 130 heures supplémentaires, ce qui nous a été refusé. Notre croissance s'est poursuivie en 2000, à hauteur de 25 %. Compte tenu de notre charge de travail, nous sommes restés aux 39 heures et nous avons embauché 25 personnes au cours de l'année 2000, que nous aurions de toute façon embauchées. Nous avons fait en sorte que tout le personnel, cadres compris, puisse bénéficier des dispositions législatives sur les heures supplémentaires.

Nous avons été très déstabilisés par le manque de personnel et par l'impossibilité de travailler plus de 130 heures supplémentaires, car notre activité est très saisonnière. Nous étions obligés de consommer le quota de 130 heures supplémentaires pour absorber la croissance de l'activité. A cela s'ajoutait la difficulté de recruter du personnel qualifié, car notre secteur est très technique. Je vous donnerais un exemple. Les machines à vendanger utilisent l'hydraulique. Or, il n'y ni formation organisée par l'Education nationale ni formation professionnelle en hydraulique. Nous devons donc former notre personnel en interne. Je suis un militant de l'apprentissage industriel, mais il nécessite beaucoup de temps.

En 2001, compte tenu de la montée en puissance obligatoire de la réduction du temps de travail, nous sommes passés à 38,5 heures afin de rester dans le contingent de 130 heures supplémentaires, puisque l'inspection du travail refusait de nous autoriser à travailler au-delà de ce contingent. Nous avons embauché 22 personnes en 2001, malgré la difficulté persistante à trouver du personnel qualifié. En 2000, nous avons perdu entre 10 % et 15 % de croissance, compte tenu de ce que nous ne sommes pas arrivés à produire. En 2001, la situation n'a pas été la même, en raison du ralentissement de la situation économique. Nous avons réduit le temps de travail à 38,5 heures, en payant le temps de travail effectué au-delà des 35 heures en heures supplémentaires, conformément à la loi, dans les limites du contingent de 130 heures. Nous n'avions toujours pas de flexibilité puisque nous ne pouvions pas répartir le temps de travail, notamment sur les périodes de très forte activité. Or, le service après vente, par exemple, doit être opérationnel en période de récolte le samedi et le dimanche pour nos clients récoltants des olives ou des raisins, au cas où les machines tombent en panne ou s'il manque des pièces détachées.

En 2002, afin de ne pas dépasser le contingent d'heures supplémentaires, nous avons fixé le temps de travail à 37,5 heures, en payant bien entendu les heures supplémentaires au-delà de 35 heures.

En 2000, les 35 heures ont représenté un coût supplémentaire équivalent à 2,5 % de la masse salariale. Ce coût a été porté à 3 % en 2001 et à 3,5 % en 2002.

En 2003, le nouveau gouvernement a assoupli le système et le contingent d'heures supplémentaires est passé à 180 heures, ce qui nous a donné une grosse bouffée d'oxygène. Malheureusement, l'activité en 2003 n'a été en rien comparable à celle des années précédentes, même si nous avons encore connu la croissance cette année. Les difficultés à s'adapter à la demande ont en revanche persisté. La direction et la très grande majorité des salariés ont ressenti le système très rigide des 35 heures comme une atteinte à leur liberté de travailler, car de nombreux salariés avaient envie de travailler davantage.

En 2001, les cadres étaient dans la même situation que l'ensemble du personnel. En 2002, les cadres de production sont restés au système normal et les cadres mobiles sont passés à la forfaitisation et ont ainsi bénéficié de neuf jours de RTT, même si de nombreux cadres n'arrivent pas à les prendre. Les cadres de direction sans référence horaire n'ont bénéficié d'aucune augmentation, puisqu'ils étaient volontaires pour que leur situation soit maintenue.

Les 35 heures se sont traduites par une perte de compétitivité et nous ont amenés à délocaliser une partie de notre production.

Ainsi, en 2000, nous avons été obligés de transférer la fabrication des vibreurs de tronc à notre filiale en Espagne, car nous n'arrivions plus à les produire en France. Le marché de ces machines se trouvant en Espagne, qui compte quatre millions d'oliviers et est le premier producteur mondial, ce transfert nous a donc permis d'alléger la production en France et de renforcer la dynamique de Pellenc Iberica sur le marché des oliviers. En 2001, nous avons transféré la fabrication des machines à vendanger tractées de Pertuis à l'Italie. Notre ancien concurrent, Volentieri, que nous avons racheté, fabriquait déjà ces machines, mais leur technique était dépassée.

Aujourd'hui, le prix de l'heure de travail vendue est de 60 francs en Slovaquie, contre 200 francs en Espagne et 280 francs en France. Tous ces prix concernent un personnel ayant la même activité, la même qualification et la même productivité. Nous avons donc progressivement délocalisé la production de châssis vers notre filiale en Slovaquie.

Par ailleurs, les 35 heures nous ont fait perdre de la compétitivité dans tous les pays et pour tous nos clients. Or, nous devons faire face à la concurrence étrangère - notamment aux Etats-Unis pour les machines à vendanger ou en Australie - qui était ravie de voir que nous avions à subir les 35 heures.

Les 35 heures devaient apporter de la flexibilité, notamment grâce à l'annualisation. Nous n'en avons absolument pas profité.

M. Pierre COHEN : Vous tombez dans la caricature.

M. Roger PELLENC : Vous avez l'air de dire que je n'aime pas mon pays. Permettez-moi de vous dire que j'investis chaque année deux millions d'euros en France et que nous avons construit une nouvelle usine à Pertuis, en plus de l'usine produisant des machines pour le tri des ordures ménagères. L'usine de Pertuis a été construite par des entreprises espagnoles et italiennes, ce qui nous a permis de bénéficier de prix de 20 % à 25 % inférieurs aux prix des meilleures entreprises du marché français. Nous avons fait construire un bâtiment en 2000 et un autre en 2001 et nous sommes en train d'en faire construire un troisième. Nous comparons les prix de la façon la plus précise possible.

Il n'y a aujourd'hui pratiquement plus de fabricants français de machines-outils. Les moules de machines à injecter viennent de l'étranger et nous faisons faire l'injection des pièces plastiques en France. 90 % de la sous-traitance est faite à l'étranger, pour des raisons de prix de revient, de compétitivité et de qualité.

Notre stratégie est de poursuivre notre développement en nous appuyant sur les 250 salariés localisés à Pertuis, spécialisés dans l'ingénierie, la high tech et la recherche et le développement. La fabrication sera assurée chaque fois davantage par nos filiales dans le monde en fonction des événements et du marché des devises. Pour répondre au marché, nous avons besoin d'une très grande flexibilité afin de pouvoir nous adapter.

Je constate que notre pays est en train de se désindustrialiser alors que la dynamique est très forte en Espagne et, dans une moindre mesure, en Italie. Nous devons faire face à toutes sortes de tracasseries et d'embrouilles. Nous devons par exemple, depuis les 35 heures, remplir des bulletins de salaire de deux pages, ce qui oblige les responsables de la paye à passer 15 jours à le faire, contre une semaine auparavant.

Aujourd'hui, c'est le sauve-qui-peut. Je le constate dans mon département, le Vaucluse, qui ne compte que des PMI. Je vois le découragement de mes collègues, les uns, proches de la retraite, mettent la pédale douce, les autres, qui ont du tempérament, partent à l'étranger. Certains même ne font rien et laissent leurs entreprises, qui parfois avaient pignon sur rue, déposer le bilan.

Dans quelques années, quand notre pays n'aura plus d'industrie et achètera les produits dont il a besoin à l'étranger, en Europe même puisque la Slovaquie va entrer dans l'Union européenne l'année prochaine, qu'en sera-t-il de la richesse générée par notre pays ?

Messieurs les députés, vous devez avoir le courage de revoir votre copie. Les 35 heures sont déjà entrées dans les mœurs, certes, mais il faudrait décontingenter les heures supplémentaires pour rendre la liberté de travailler, revoir les congés compensateurs ainsi que le tarif des heures supplémentaires, à mon avis exorbitant, qui nous pénalise.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Merci, M. Pellenc, pour votre exposé.

M. le Rapporteur : J'ai été d'autant plus sensible à votre exposé que je suis élu d'une région viticole.

Vous avez très clairement mis en lumière le fait que, pour une société dont la croissance est très forte, comme ce fut le cas de la vôtre dans les années 2000-2001, l'introduction d'un dispositif de réduction de la durée du travail freine la croissance de l'activité de l'entreprise. Vous avez même parlé de perte d'activité dans votre cas, de l'ordre de 10 % à 15 %, due d'une part à la difficulté de trouver du personnel qualifié sur le marché du travail et d'autre part à la contrainte légale vous empêchant de recourir aux heures supplémentaires au-delà du contingent de 130 heures. Avez-vous pu quantifier, au-delà des chiffres que vous nous avez fournis, cette perte ?

Vous êtes revenu à plusieurs reprises sur votre stratégie de délocalisation. Dans quelle mesure le phénomène de délocalisation peut-il être attribué aux 35 heures ? Ont-elles joué un rôle d'accélération d'une tendance existant auparavant ?

Vous avez parlé de la complexité en faisant allusion aux bulletins de salaire. Comment appréciez-vous la complexité de la mise en place des 35 heures ?

Les 35 heures ont-elles modifié la perception qu'ont les cadres de votre entreprise et leur implication dans celle-ci ?

Les assouplissements récemment introduits, et notamment l'assouplissement du contingent des heures supplémentaires, vous semblent-ils suffisants ?

M. Roger PELLENC : La perte d'activité entraînée par les 35 heures a d'abord été directe. Cette perte directe est facile à évaluer, puisqu'il suffit de comparer notre carnet de commande aux machines effectivement livrées. Elle s'est élevée entre 10 % et 15 % en 2000, comme je vous l'ai indiqué. La perte d'activité a aussi été indirecte. En effet, à partir du moment où nous nous sommes rendus compte que nous n'arrivions plus à livrer, nous avons dû demander aux commerciaux de lever le pied. Une machine à vendanger qui ne peut être livrée le premier jour des vendanges ne sera pas acceptée par son acheteur, qui ne voudra pas être obligé de financer pour rien pendant une année une machine d'un million de francs. Toutes les machines que nous n'avons pu livrer à temps sont donc restées dans notre stock, sans compter celles que l'on n'a pas pu mettre en fabrication.

Nous avons délocalisé d'abord pour faire face à la surcharge de travail que nous n'arrivions pas à satisfaire et en cherchant à coller à l'activité de nos filiales. Dans ce cas, la délocalisation n'est pas liée aux 35 heures. Nous avons aussi délocalisé en raison de prix de revient trop élevé en France, ce qui est directement lié aux 35 heures. L'exemple de la fabrication des châssis des machines à vendanger, que nous avons délocalisé en Slovaquie, est significatif. Nous avons été obligés de délocaliser pour faire face à nos compétiteurs et à la chute du marché, qui représentait 550 machines en France en 2002, contre 800 en 2000. Nous avons dû nous livrer à une guerre des prix. La réduction du coût de la main-d'œuvre est un élément important de notre politique de compétitivité, mais c'est une politique d'ensemble et nous travaillons aussi sur l'analyse de la valeur, sur la simplification des machines et sur l'optimisation de nos achats. Ceci dit, les 35 heures ont un impact certain sur notre compétitivité : une machine fabriquée en Italie nous revient 10 % moins cher que la même machine fabriquée à Pertuis.

Vous m'avez interrogé sur la complexité des 35 heures. Je vous répondrai que si on met du sable dans les pignons d'une entreprise, c'est toute l'entreprise qui est détraquée. Une entreprise comme la nôtre est une entreprise patrimoniale moyenne, qui représente le cœur de la force de notre industrie. Les grands groupes sont beaucoup moins sensibles aux effets des 35 heures, car ils peuvent s'appuyer sur une organisation internationale qui n'est pas comparable à la nôtre. Nous sommes obligés de faire preuve de flexibilité pour répondre à la demande dans le cadre d'une organisation qui est celle d'une PMI. Aujourd'hui, ce sont les PMI qui sont le plus frappées par ces difficultés. La grande entreprise peut toujours se débrouiller, car le système est extrêmement souple.

En ce qui concerne les cadres, je distinguerais les anciens, qui vivent l'aventure Pellenc depuis ses débuts, et les nouveaux. Les premiers sont des passionnés qui font leur travail avec le cœur et dans une ambiance de responsabilité réciproque et de respect. Les jeunes cadres en revanche, pour la plupart, doivent être formés afin de revaloriser leur relation au travail. Ils n'ont ni la culture de l'entreprise, ni la motivation nécessaire. Souvent, leur objectif, quand ils arrivent, est d'en faire le moins possible.

Vous m'avez enfin demandé si le contingent de 180 heures supplémentaires était suffisant. Je crois qu'on ne peut pas raisonner ainsi, car il ne faut pas contingenter les heures supplémentaires. Nous avons sorti l'année dernière une nouvelle machine. Nous en avons fabriqué vingt et elle a rencontré un très grand succès. Nous avons été débordés, car nous n'avions pas le personnel pour répondre à la demande et nous ne pouvions pas faire d'heures supplémentaires. Or, si on ne peut pas faire face à la demande, cela signifie qu'on laisse de la place à la concurrence. Je pense donc que la liberté doit être la règle pour les heures supplémentaires, quitte à l'encadrer par des garde-fous, pour prévenir les abus. Il est nécessaire de donner du souffle à l'industrie et du courage aux chefs d'entreprise.

M. Pierre COHEN : Vous avez évoqué, M. Pellenc, des problèmes qui méritent d'être discutés, mais qui sont pour la plupart totalement indépendants des 35 heures.

Les délocalisations, par exemple, ne sont pas un phénomène nouveau, comme j'ai pu le constater moi-même dans le Tarn avec les industries textiles. J'ai trouvé votre discours sur les délocalisations incohérent. Comment pouvez-vous demander que le coût de la main-d'œuvre soit réduit, et que donc les salaires soient bas, alors que vous vendez vos machines à des producteurs de vin, qui n'est pas un produit spécialement bon marché et qui nécessite donc que les consommateurs bénéficient d'un certain niveau de salaire ?

Vous avez évalué votre perte d'activité liée aux 35 heures à 10 % ou 15 %. Les 35 heures ont effectivement un coût de 10 % pour l'entreprise. Mais, en 1997, il y avait une volonté de répartir le travail et beaucoup de gens étaient prêts à ne pas voir leur salaire augmenter pendant un certain temps pour donner du travail aux membres de leur famille et à leurs proches. Tout le monde était concerné par le chômage, qui touchait à l'époque 3,5 millions de personnes. Les 35 heures ne sont donc pas une volonté délibérée de rationner le travail, comme vous le dites. Elles ont été l'occasion de redonner du travail à ceux qui n'en avaient pas et de réfléchir sur la rationalisation du travail au sein de l'entreprise, afin que le gain de productivité compense le surcoût de 10 %. Je connais d'ailleurs de nombreuses entreprises qui y sont parvenues, y compris des entreprises qui étaient dans une situation difficile alors que votre entreprise était dans une situation de croissance forte. J'ai compris qu'il y avait un blocage idéologique de votre part. J'aimerais savoir combien d'emplois vous avez créé.

Je me demande si le principal problème de votre entreprise n'est pas la difficulté de trouver sur le marché du travail le personnel correspondant à vos besoins. Vous avez notamment dit que vous aviez des difficultés pour recruter du personnel qualifié dans le domaine de la mécanique des fluides. Or, à l'ENSAT de Toulouse, il y a une filière de formation en mécanique des fluides qui donne des professionnels très compétents.

Vous avez parlé des jeunes cadres de façon caricaturale. La situation du marché du travail est aujourd'hui beaucoup plus difficile que celle que nos générations ont connue quand elles sont arrivées sur le marché du travail. Je peux vous garantir que les jeunes aujourd'hui se battent pour trouver un emploi et ont envie de travailler, ce qui n'est d'ailleurs pas incompatible avec leur souhait de garder une certaine qualité de vie. D'ailleurs, le monde industriel devrait s'attacher à la préserver, afin d'avoir des salariés heureux dans leur travail.

Il me semble que vous êtes totalement à l'opposé de l'esprit dans lequel nous avons mis en place les 35 heures et je me demande si ce ne sont pas les patrons qu'il faut changer, plutôt que les jeunes salariés.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : M. Pellenc est ici pour partager son expérience de mise en œuvre de la réduction du temps de travail. Son témoignage est celui d'un chef d'entreprise, qui a dû se confronter à la mise en œuvre de la loi. Je comprends que M. Cohen soit en désaccord sur certains aspects. Je retiens principalement de ce témoignage que Pellenc S.A. a perdu des parts de marché ou n'a, en tout cas, pas bénéficié de la flexibilité suffisante pour gagner des parts de marché.

Je suis en train d'interroger les entreprises de ma circonscription sur les 35 heures par le biais d'un questionnaire : j'ai l'impression que la majorité des entreprises ne juge pas que les 35 heures ont été bénéfiques.

M. Roger PELLENC : La délocalisation dans le secteur du textile est facile à mettre en œuvre. Ce n'est pas le cas dans notre domaine. Elle n'est pas opportune, car elle nécessite toute une organisation.

Vous m'accusez de blocage idéologique et, ce faisant, vous me faites un procès d'intention. Je suis avant tout pragmatique et je suis venu devant vous sans a priori. D'ailleurs, André Borel, maire de Pertuis et ancien député socialiste est un de mes amis. Il a eu l'occasion de visiter notre entreprise et de discuter avec les salariés. Gardez donc votre interprétation pour vous.

M. Pierre COHEN : J'ai parfaitement le droit de vous dire ce que je pense de votre discours. Ne me demandez donc pas de me taire !

M. Roger PELLENC : Vous me conseillez de frapper à la porte de l'INSAT de Toulouse, qui forme à la mécanique des fluides. Je connais très bien cette institution, car son directeur est mon demi-frère, et je regrette qu'elle ne résolve pas mon problème de personnel, car la mécanique des fluides et l'hydraulique ne sont pas du tout la même science.

La politique de la réduction du temps de travail reposait sur un partage du travail, mais comment partager le travail dans des domaines où le personnel qualifié est en nombre insuffisant ? En 2000, Pellenc comptait 150 salariés, contre 230 aujourd'hui. Vous ne pouvez donc pas me dire que je n'ai pas embauché. Face aux difficultés économiques actuelles, aux entraves au licenciement et à la difficulté de trouver des moyens permettant d'équilibrer notre activité, nous n'embauchons pas et quand nous voulons embaucher, nous ne trouvons pas de personnel qualifié.

Pour faire face à ces difficultés, il faut développer la formation. Des efforts sont faits par le gouvernement dans cette direction et je réponds présent quand je suis sollicité par un gouvernement, de quelque bord qu'il soit, pour développer l'activité économique de mon pays.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : M. Pellenc, je vous remercie.

Audition de MM. Christian BRIERE et Daniel CROQUETTE,
président et délégué général de l'Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel (ANDCP)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 11 décembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons M. Christian Brière, président de l'Association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel, l'ANDCP, et M. Daniel Croquette, délégué général de cette association. Votre association regroupe environ 4 000 praticiens de la gestion du personnel et des ressources humaines. Elle apparaît ainsi comme un observatoire privilégié des conditions dans lesquelles la réduction du temps de travail a été négociée et mise en œuvre dans les entreprises, notamment les plus importantes d'entre elles.

Vos membres et vous-même, M. Brière, en votre qualité de directeur des ressources humaines de Thomson Multimédia, vous êtes trouvés en première ligne de ce processus. Vous nous direz donc quel est le retour d'expérience des responsables de la gestion du personnel et l'appréciation qu'ils portent sur les conséquences de la réduction du temps de travail sur le dialogue social et sur le climat social dans les entreprises. Vous nous direz également si vous partagez le point de vue communément admis selon lequel les cadres des grandes entreprises seraient les gagnants de la RTT, alors que les salariés les moins qualifiés en seraient les perdants. A ce titre, l'expérience de M. Croquette à la tête de l'Observatoire des cadres nous intéresse également.

M. Christian BRIERE : Je voudrais d'abord préciser deux choses concernant l'association ANDCP. D'une part ses membres le sont à titre personnel. Ils n'engagent donc pas leur entreprise au sein de notre association, ce qui est aussi mon cas. Ils peuvent donc avoir des positions différentes de celles de leur entreprise ou de celles des syndicats d'employeurs ou de salariés. Notre point de vue est donc original. Notre association existe depuis 1947 et a créé certaines institutions, comme Entreprise et personnel.

D'autre part, notre association n'est pas un organisme d'études qui publie des analyses savantes. Nous ne pouvons donc vous donner que le point de vue de praticiens sur la réduction de la durée du travail. Je le précise, car nous sommes confrontés à un certain nombre de paradoxes. Il existe d'ailleurs au sein de notre association, un « cercle des paradoxes » qui a réuni au début de cette année d'éminents spécialistes, dont MM. Bernard Brunhes et Henri Rouilleault, pour tenter de répondre à la question suivante : pourquoi les directeurs des ressources humaines ont-ils le sentiment que les 35 heures ont faiblement contribué à la création d'emplois alors que de savants économistes du Commissariat au plan ou de la DARES soutiennent le contraire ? Nous ne contestons pas le sérieux de ces études, mais cette question trouble nos adhérents. M. Henri Rouilleault s'est montré habile en nous expliquant pourquoi nous, professionnels travaillant dans des organisations de plus de 500 personnes, avions ce sentiment. Nous n'avons pas été entièrement convaincus.

La réduction du temps de travail a eu des effets positifs et des effets négatifs, mais le sentiment dominant est que les seconds l'emportent sur les premiers du point de vue de la création d'emplois. La législation en vigueur a bien sûr eu d'autres effets, notamment celui de relancer l'activité de négociation, même s'il s'agit d'un effet mécanique puisque la négociation était obligatoire. Toujours est-il que cette relance a eu lieu, alors que la négociation avait, auparavant, tendance à baisser. Cet effet est bien sûr positif, mais, s'agissant d'un système complètement essoufflé, on ne sait s'il représente le stade ultime du déclin ou la première étape de son renouveau.

Les effets des 35 heures sur l'emploi sont, selon nos membres, directeurs des ressources humaines d'entreprises comptant 300 à 300 000 personnes, limités en France. Nous avons, en revanche, le sentiment que les 35 heures ont contribué à créer des emplois à l'étranger. Ce sentiment s'explique par le fait que nous nous trouvons quotidiennement au cœur d'arbitrages où les questions de coût du travail sont déterminantes. A cet égard, la situation diffère selon que l'entreprise est une entreprise de service ou une entreprise industrielle soumise à la compétition internationale. Pour simplifier, Darty et Alcatel n'ont à faire face ni aux mêmes niveaux de concurrence, ni aux mêmes échelles de coûts du travail. Toutes les entreprises exposées à la concurrence internationale ont créé des emplois à l'étranger du fait des 35 heures. L'effet sur le long terme a donc été négatif et pour l'apprécier il ne faut pas se placer l'année qui a suivi la mise en place de la loi, mais à la fin du cycle économique, c'est-à-dire trois ou cinq ans après. Nos discussions avec MM. Bernard Brunhes et Henri Rouilleault nous ont appris que tout cela est extrêmement difficile à identifier et à démontrer, car les paramètres en jeu dans la création d'emplois sont très nombreux.

Comment les entreprises ont-elle fait face au surcoût entraîné par la réduction du temps de travail, qui s'établit entre 10 % et 11 % ? Clairement, elles ont pratiqué la modération salariale au cours des deux ou trois années qui ont suivi.

Les effets des 35 heures sur l'organisation du travail sont tant positifs que négatifs. La réduction du temps de travail a provoqué une intensification du travail, dans les cas où l'entreprise demandait à ses salariés de faire en 35 heures ce qu'ils faisaient auparavant en 39 heures. Un autre effet pervers, celui-là beaucoup plus dangereux, est que l'on s'est mis à compter des heures là où l'on n'en comptait plus. C'est la grande difficulté d'une législation uniforme qui entend s'appliquer aux salariés travaillant sur une ligne de montage comme aux ingénieurs de recherche. Il apparaît que ces derniers ont trouvé tout à fait sympathique de travailler 35 heures et de bénéficier de jours de congé supplémentaires. Les 35 heures nous ont donc obligés à reconsidérer l'organisation du travail.

Dans le secteur concurrentiel, on peut dire que l'on a alloué des gains de productivité au coût de la réduction du temps de travail. Mais, ces gains ont également servi à compenser la baisse du prix des produits. Je vous donnerai deux exemples, issus de mon expérience professionnelle. Le prix des décodeurs baisse de 20 % par an et il faut bien compenser cette baisse dans nos coûts de fabrication. Le problème est le même pour le prix des modems, qui a été divisé par quatre en deux ans. Il faut donc relativiser le discours sur la compensation du coût de la réduction du temps de travail par les aides de l'Etat, par les gains de productivité et par la modération salariale. Nous sommes réservés à l'égard de ce discours, car ces gains de productivité auraient été indispensables, même si la durée du travail n'avait pas été réduite.

S'agissant de l'image du travail ou de la démotivation, les directeurs des ressources humaines se montrent généralement pessimistes sur cette question du rapport qu'ont aujourd'hui les salariés avec le travail. Il s'agit peut-être d'un effet de génération, les jeunes ayant un rapport différent de celui de leurs parents. Peut-être. A ce propos, notre « cercle des paradoxes » se réunira prochainement sur le thème du licenciement pour convenance personnelle à la demande du salarié et au détriment de l'UNEDIC. Nous avons été surpris d'enregistrer plus de 200 inscriptions, cela démontre qu'il s'est passé quelque chose et que nos adhérents sont soumis à des pressions dans ce domaine, par exemple de la part d'un salarié qui aimerait prendre une année sabbatique aux frais de l'UNEDIC. Les 35 heures ont probablement accéléré un phénomène, mais je reste prudent, car il est difficile d'apprécier cet effet, qui peut relever de l'air du temps, être un effet de génération ou un effet que l'on retrouve dans tout l'ouest européen. Il n'en reste pas moins que, dans le cadre de la préparation de cette audition, mes collègues du comité directeur y ont vu un élément important. Peut-être y a-t-il un lien avec la législation sur la durée du travail ?

M. Daniel CROQUETTE : Initialement, il était prévu, dans le cadre de la politique de réduction du temps de travail, qu'une partie du temps gagné soit consacrée à la formation professionnelle. Cette mesure a pu être prévue dans quelques accords d'entreprise, mais elle n'a pas eu de véritable impact sur le terrain. L'accord interprofessionnel sur la formation professionnelle qui vient d'être signé et la législation qui se met en place vont dans le bon sens pour rattraper cet échec. En effet, d'une part, les frais de formation pédagogique seront à la charge de l'entreprise et, d'autre part, la partie du temps consacrée au droit individuel à la formation, pris en dehors du temps de travail, sera considérée, en terme de rémunération, comme heures complémentaires. Ces deux éléments vont dans le sens d'une réaffectation du temps libéré par les 35 heures à la formation professionnelle. Nous considérons que c'est un effet positif, qui aurait dû être intégré, dès l'origine, à la législation sur les 35 heures.

M. Christian BRIERE : Un des effets les plus pernicieux de la législation sur les 35 heures est que l'on a fait croire à une partie de la population qu'on pouvait réduire la durée du travail sans que la rémunération en soit affectée, ni que les conditions de travail soient détériorées. C'est la quadrature du cercle. Mais, globalement, beaucoup de gens ont été prêts à la croire. C'est un phénomène troublant, même dans un pays qui a peu de culture économique. On voit de jeunes ingénieurs bénéficier jusqu'à huit semaines de congés payés, alors que la charge de travail n'a pas été réellement changée. Ce qui pose des problèmes de compte épargne temps notamment, puisque ces jours ne peuvent pas toujours être pris. Le législateur ne nous a pas aidés à faire comprendre aux personnes concernées certaines lois économiques, même si c'est une partie de notre métier que de les expliquer aux salariés dans les entreprises dans lesquelles ils travaillent. Il est excessif de dire que le législateur a entretenu une illusion, mais il n'a pas clairement expliqué quelle était la contrepartie de la réduction du temps de travail. Il est des arbitrages tout à fait légitimes, mais il a fait croire qu'on pouvait à la fois réduire la durée du travail et augmenter l'emploi. Cela n'a pas été très pédagogique.

M. le Président : Je vous remercie.

Il est tout aussi légitime de souhaiter travailler plus pour gagner plus. Je m'intéresse aux relations de l'individu avec le travail et notamment aux motivations de l'individu par rapport à la qualité de son travail, son engagement dans le travail. Nous sommes certains à considérer que le travail est une valeur.

Pensez-vous que le travail reste aujourd'hui une valeur importante chez les cadres ? Il semble que certains d'entre eux soient plus intéressés par l'organisation de leur temps libre que par celle de leur temps de travail. N'y a-t-il pas là des risques pour l'entreprise ?

M. le Rapporteur : Au-delà de la consultation du comité directeur de votre association, je voudrais savoir si, pour fonder vos avis, vous utilisez des questionnaires envoyés à vos adhérents, notamment sur leur jugement sur la réduction du temps de travail.

Vous nous avez part de vos réserves sur les effets des 35 heures sur la création d'emplois. La seule estimation chiffrée de ces effets est celle de la DARES et c'est sur elle que se fondent les avis et les commentaires. Comment expliquez-vous le décalage entre votre sentiment et les estimations quantitatives de la DARES ?

Comment expliquez-vous qu'il y ait si peu de renégociations des accords sur la réduction du temps de travail à la suite de la loi Fillon ? Nous n'avons entendu jusqu'à présent qu'une seule explication, à savoir que ces accords ont été si difficiles à obtenir, que personne ne souhaite rouvrir les négociations.

Pensez-vous que le projet de loi sur le dialogue social, actuellement en discussion au Parlement, soit susceptible d'apporter les souplesses souhaitées sur la législation sur le temps de travail ?

Vous avez constaté un nouveau rapport au travail, mais vous ne semblez pas relier ce phénomène de façon aussi automatique que certains à l'application des lois sur la réduction du temps de travail. Comment, dès lors, l'expliquez-vous ?

M. Pierre COHEN : Je voudrais savoir comment vous expliquez le fait que vous ayez perçu que les 35 heures n'ont pas eu d'effet positif sur la création d'emplois, alors qu'une étude montre que 350 000 emplois ont été créés après une période où le nombre d'emplois créés avait diminué.

S'agissant des cadres, peut-on parler d'une révolution culturelle ? Avec la mise en place des 35 heures, les cadres n'ont pas diminué leur temps de travail quotidien, mais ils ont changé leur vision du travail. Je connais bien le secteur des nouvelles technologies, où les cadres sont nombreux. Je ne partage pas l'idée d'une rupture de la relation au travail. Je pense que les 35 heures sont arrivées à un moment où l'utilité sociale du travail était remise en cause et où la crise était profonde. On a également pu le constater chez les médecins et chez les instituteurs. A la fin des années 1970 et au début des années 1980, je crois que les cadres faisaient l'objet d'une pression très forte, comme si la relance de la machine industrielle dépendait d'eux. Ils se sont donc retrouvés avec des charges de travail parfois aberrantes, puisqu'ils travaillaient beaucoup plus que leurs collègues japonais ou américains. En tout cas, en termes de temps, mais pas forcément en termes d'efficacité. Nous vivons avec l'image que les cadres devaient arriver très tôt au travail et en repartir très tard. Il est arrivé un moment où ils se sont demandés si cela était vraiment utile. Les 35 heures n'ont-elles pas eu cet effet positif d'avoir inspiré l'idée que les cadres peuvent aussi avoir du temps libre tout en étant capables de produire, d'innover et de tirer vers le haut l'ensemble du tissu industriel ? Il faut renoncer à cette approche péjorative, selon laquelle les cadres passent plus de temps à skier qu'à travailler. C'est complètement faux. Pressentez-vous cette évolution et cette nouvelle relation au travail ?

M. le Président : Avez-vous constaté une augmentation de l'absentéisme, notamment chez les cadres, liée à la réduction du temps de travail ? Nous n'avons aucun chiffre nous permettant d'établir ce fait, mais des réflexions nous ont été faites dans ce sens.

M. Christian BRIERE : Pour répondre au rapporteur, notre association n'a pas de ligne politique. Les praticiens des ressources humaines votent comme le reste de la France, c'est-à-dire moitié à droite et moitié à gauche. Nous accueillons de plus en plus de praticiens travaillant dans l'administration ou dans des établissements publics. Je peux vous dire que, malgré cela, 80 % de nos adhérents se retrouvent sur la façon d'embaucher, de gérer, de négocier, de motiver, de rémunérer, etc.

M. Daniel CROQUETTE : Notre association utilise les moyens de communication rapide et dispose d'un site internet. Nous consultons régulièrement nos membres grâce à ces nouvelles technologies. Nous l'avons notamment fait avant notre audition dans le cadre de la mission sur la simplification du code du travail et nous l'avons aussi fait pour les 35 heures. J'ai aussi profité des rencontres que j'ai pu avoir avec des directeurs des ressources humaines pour leur poser des questions sur le sujet. Les propos recueillis recoupent ce que M. Brière vous a indiqué.

Je voudrais insister sur un point qui n'a pas été abordé. Il concerne les difficultés actuelles d'organisation du travail dans les entreprises, publiques ou privées, ou dans les administrations. La multiplication des RTT et des temps partiels complique considérablement les choses. S'assurer que le collectif reste productif dans de telles conditions est une vraie difficulté.

M. Christian BRIERE : M. Cohen nous a interrogé sur le décalage entre nos impressions et les études de la DARES. Je ne peux avancer que deux explications, dont aucune n'est entièrement satisfaisante.

La première est celle d'Henri Rouilleault, qui nous a expliqué que ce n'est pas dans les grandes organisations dans lesquelles nous travaillons que les emplois ont été créés. Pourtant, je peux vous dire que la majorité de nos adhérents travaille dans des PME de 500 à 2 000 personnes réparties sur l'ensemble du territoire. Cela supposerait donc que c'est dans les entreprises de moins de 200 personnes que de nombreux emplois aient été créés. Cela me paraît contestable.

M. le Rapporteur : C'est un vrai problème, car on ne voit pas alors où ces emplois auraient été créés.

M. Christian BRIERE : Une autre hypothèse parfois avancée, que je ne reprends pas à mon compte, est que la DARES a conclu comme on lui a demandé de le faire.

M. Pierre COHEN : Non ! La DARES est une institution sérieuse. Nous avons eu l'occasion d'auditionner sa directrice et on ne peut pas, de bonne foi, l'accuser comme vous le faites.

M. Christian BRIERE : En tant que citoyen, je n'ai rien contre la DARES. En tant que praticiens, nous sommes surpris. Mais, je maintiens que nous n'avons pas vu ces emplois créés. Il me semble donc que l'hypothèse que j'évoquais ne peut être totalement écartée.

Il est vrai que nous n'avons pas de vision globale. Ceci dit, nous sommes malheureusement habitués à voir dans le débat politique des hypothèses macro-économiques qui ne se vérifient jamais micro-économiquement. C'est ce que nous constations déjà dans les débats que nous avions avec Mme Aubry, lorsqu'elle était haut fonctionnaire au ministère du travail. Mais, si la somme des sous-ensembles ne fait pas l'ensemble, c'est qu'il y a des phénomènes qui nous échappent.

M. Daniel CROQUETTE : Il ressort des discussions que j'ai eues ces derniers jours que les emplois créés après la mise en place des 35 heures l'auraient été de toute façon. Je sais bien que certaines entreprises, qui avaient besoin de créer des emplois, ont freiné et attendu l'application des 35 heures pour les créer.

M. le Président : Ce que vous dites est très important. Dispose-t-on d'éléments précis pour corroborer ce que vous venez de dire ?

M. Christian BRIERE : Nous n'avons aucun moyen de le prouver, car les bénéficiaires se montrent naturellement discrets. Un adhérent peut nous dire qu'il a bénéficié d'aides publiques liées à la réduction du temps de travail pour créer 400 emplois qu'il aurait de toute façon créés car son entreprise était en cours de création. Il ne viendra pas l'expliquer sur la place publique. C'est toute la difficulté du domaine que nous gérons, qui connaît parfois un décalage entre le discours officiel et la pratique.

Pour répondre à la question de M. Cohen sur le rapport des cadres au travail, je voudrais souligner la place exagérée qu'a pris la création de valeur dans le débat public sur l'entreprise. Ne parler que de ça, ne montrer que des présidents qui disent cela tous les jours, c'est prendre l'un des partenaires de l'entreprise, qui finalement est un fournisseur comme un autre, pour l'objectif de la totalité. C'est une banalité de le dire, mais nous avons des clients qui font vivre l'entreprise plus que les actionnaires, et des salariés. Il se trouve qu'il y a eu un déséquilibre, non dans la réalité, mais dans le débat public, sur la création de valeur, les 15 % de rentabilité des capitaux propres, etc. On a donc rompu l'équilibre qui existait. L'actionnaire a pris une place trop importante dans la représentation, ce qui revient à négliger la rationalité du client et celle du salarié. Je n'ai pas de solution concrète. Mais, plutôt que de grandes déclarations sur le recul de la valeur travail, voilà un point où il me semble que l'on peut agir. Certains dirigeants économiques de notre pays gagneraient à mieux équilibrer leur discours.

De plus, nous savons maintenant gérer les différentes populations de salariés. Peuvent, en effet, coexister au sein d'une même entreprise des salariés prêts à travailler 70 heures par semaine, en contravention avec le droit du travail, et d'autres qui considèrent que leur vie n'est pas dans l'entreprise. Nous parvenons à faire fonctionner les entreprises malgré ces investissements différentiels et nous avons cessé de considérer les salariés comme une masse unique. On peut, en effet, trouver dans une même génération de personnes sortant de grandes écoles, environ, un tiers de salariés prêts à se « défoncer » pour l'entreprise, un tiers souhaitant arbitrer différemment, se préoccupant de qualité de vie ou de vie familiale, et un autre tiers passant de l'un à l'autre de ces comportements.

M. le Rapporteur : Vous avez dit que les gains de productivité ont été affectés à la compensation du coût de la réduction du temps de travail. M. Gautier-Sauvagnac nous disait hier que ces gains de productivité auraient pu être affectés à autre chose. D'une certaine manière, ces gains de productivité représentent la perte de compétitivité différentielle qui en a résulté. Partagez-vous cette opinion ?

M. Christian BRIERE : Oui, dans la mesure où les gains de productivité affectés aux salariés pour cette compensation, n'ont pas pu être affectés au client, par exemple.

M. le rapporteur, vous m'avez également demandé pourquoi il n'y avait pas eu de renégociation des accords sur les 35 heures. Je crois que c'est parce que le courage est inégal. Après avoir accordé une, deux ou trois semaines de congés supplémentaires pour les salariés, vous n'avez que deux solutions. Soit dire que vous construirez votre prochaine usine à l'étranger. Soit, attaquer le problème de front. Tout cela est difficile. D'autant plus que nous affrontons le problème de la comparaison avec le secteur public. Les salariés des entreprises privées, qui ont des conjoints, ont en effet vu les personnels du secteur public bénéficier de jours de congés supplémentaires, jusqu'à 23 dans certaines administrations des Hauts-de-Seine par exemple, sans que la qualité du service se soit améliorée.

Une renégociation nécessiterait d'affronter l'opinion publique interne. Il est très difficile d'être dans le rôle de celui qui dit aux salariés qu'il faut travailler plus, alors que ceux-ci ont entendu précédemment qu'ils pouvaient gagner autant en travaillant moins. Une renégociation ébranlerait le corps social dans son ensemble et non pas seulement les syndicats, ce que nous savons faire quotidiennement. Mais, avoir tous les salariés contre nous, nous ne savons pas le gérer. Par ailleurs, nous n'avons pas les moyens financiers de renégocier, car il faudrait prendre l'argent dans la poche de nos clients. Nous ne pouvons faire comme le ministre de l'intérieur qui rachète aux policiers ce qui leur a été donné gratuitement auparavant.

M. le Président : L'Etat non plus n'a pas les moyens.

M. Christian BRIERE : Il n'en a peut-être pas les moyens, mais il le fait.

Le projet de loi sur le dialogue social va dans le bon sens, mais nous sommes pessimistes. Nous sommes, en effet, convaincus que le système est mort il y a 20 ans et que tous les acteurs le savent, mais qu'ils font semblant de ne pas le voir. Tous les ministres du travail, qui se sont succédé depuis 20 ans et il a dû y en avoir une dizaine, le reconnaissent. Le système, avec sa mécanique des accords nationaux interprofessionnels et des accords de branches, tourne à vide et il faut trouver un moyen de le régénérer.

Certes, nous l'entamons progressivement. Souvenez-vous par exemple de la dénonciation de la convention collective des banques et de sa renégociation. On s'attendait à une révolution, elle n'a pas eu lieu ! C'est l'ensemble du système, dans ses principes mêmes, qui a vécu.

M. Pierre Héritier, ancien dirigeant de la CFDT, proposait dans un article paru le 15 septembre dernier dans Le Monde, que les délégués syndicaux soient élus, afin que les syndicats retrouvent plus de légitimité. Le vrai sujet, c'est la capacité à négocier et savoir si les gens qui négocient tiennent compte de l'avis des salariés. Il faut se demander par quel mécanisme on pourrait obliger les organisations syndicales à tenir compte de l'évolution de la mentalité des salariés. Il y a aujourd'hui un décalage. Par exemple, quand M. Blondel parle, nous ne considérons pas que les salariés soient représentés par ce discours, à part quelques contrôleurs des impôts ou gardiens de prison. Pourtant, il est l'interlocuteur obligé du ministre du travail, qui, pourtant, connaît déjà ses positions avant même de s'entretenir avec lui. Il faut donc refonder le système dans sa totalité et changer les règles du jeu. Le système actuel est curieux. Une partie des représentants du personnel est élue et l'autre partie est désignée et seuls ceux qui sont désignés ont le droit de négocier. Il semble plus aisé de faire évoluer la mentalité des salariés que celle des représentants institutionnels.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que le projet de loi sur le dialogue social résolve le problème ?

M. Christian BRIERE : Il va dans le bon sens, mais il n'est pas suffisant.

M. Daniel CROQUETTE : Il faudrait refonder la légitimité des délégués syndicaux. S'ils ne pouvaient participer aux négociations que si leur organisation recueillait aux élections au moins 5 % des suffrages, par exemple, cela contribuerait à refonder le système. L'idée serait de n'ouvrir la négociation qu'aux organisations représentant un minimum de salariés.

M. le Président : Une telle proposition implique de toucher à la loi sur la représentativité, qui est fort ancienne. J'ai été, il y a 30 ans, conseiller au cabinet du ministre du travail, M. Georges Gorce et déjà à l'époque ce débat avait été ouvert. Nous nous sommes alors heurtés à cette fameuse loi. Il faudrait la reprendre dans son entier, car c'est tout ou rien. Mais, peut-être le temps est-il venu de moderniser le dialogue social, y compris en ce qui concerne la représentativité des syndicats. On n'échappera pas à ce débat dans les années qui viennent, car la représentativité est aujourd'hui conçue de manière archaïque.

M. Christian BRIERE : M. Croquette a un lourd passé, puisqu'il a été permanent des cadres CFDT pendant plusieurs années. Il a donc un avis autorisé sur un certain nombre de questions.

M. Daniel CROQUETTE : Les directeurs des ressources humaines regrettent, et je regrette aussi personnellement, que les 35 heures n'aient pas été l'occasion d'une négociation globale sur la durée du travail, l'aménagement du temps de travail, sur les salaires et sur l'emploi. J'ai mené, en 1982, une négociation de cette nature. J'étais alors un peu seul sur cette position, dans la branche de la chimie, à l'occasion de la réduction du temps de travail à 38 heures. Il a été possible de qualifier les créations d'emplois qui ont été faites, car elles ont été mesurées. La réduction du temps de travail n'était qu'un élément de la négociation, au même titre que la rémunération. Certains salariés ont connu une baisse de leur rémunération à l'occasion du passage à 38 heures. Tous les éléments ont été posés en même temps sur la table des négociations, ce qui a permis de les évaluer de façon contradictoire et négociée. C'est peut-être l'élément qui a manqué au dispositif des 35 heures.

M. Christian BRIERE : S'agissant de l'absentéisme, il a toujours été une stratégie dans les métiers pénibles, mais aucun élément ne me permet de dire qu'une stratégie de cette nature s'est développée après la mise en place des 35 heures. Ceci dit, l'absentéisme est clairement lié à l'intensification du travail.

Je voudrais faire une remarque sur les effets de la durée de travail et du coût du travail. Un groupe industriel d'électronique a comparé le différentiel de compétitivité entre la France et la Pologne. Il s'est aperçu qu'il s'expliquait pour moitié par la durée du travail et pour moitié par le coût du travail. Pourquoi s'installer en Pologne ? En partie parce que les Français travaillent entre 1 500 et 1 600 heures et que les Polonais travaillent 2 100 heures.

Les décisions qui seront prises demain, de créer des emplois en France ou à l'étranger, seront fondées sur de tels éléments. Aujourd'hui, il n'est pas rare pour des sociétés de se voir proposer l'externalisation à l'étranger de services aussi élémentaires que la comptabilité, afin de leur permettre d'économiser jusqu'à 25 %.

M. Daniel CROQUETTE : J'ai constaté, grâce aux entretiens que j'ai pu avoir avec nos adhérents, que l'absentéisme est une question prioritaire pour l'ensemble des groupes de travail que nous avons établis en France. Nous sommes en train de mener une enquête sur ce sujet, dont nous vous ferons parvenir les résultats.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Michel GODET,
professeur au Conservatoire national des arts et métiers

(Extrait du procès-verbal de la séance du 17 décembre 2003)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président
puis de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Michel Godet, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, titulaire de la chaire de prospective industrielle

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, qui est engagée depuis 1997. Dans cette perspective, nous considérons que vos travaux d'économiste, plus particulièrement consacrés à l'analyse stratégique, à la démographie ou à l'emploi entrent parfaitement dans les préoccupations de notre mission d'évaluation.

Vous venez d'ailleurs de publier un ouvrage intitulé « Le choc de 2006 », qui met en évidence l'obligation de repenser l'ensemble de nos politiques économiques et sociales à la lumière du choc démographique que constitue l'arrivée, à l'âge de la retraite, des générations du fameux baby-boom. Vous nous direz comment, à votre avis, les 35 heures peuvent se concilier avec une pénurie de main-d'œuvre.

M. Michel GODET : Je suis d'autant plus sensible à cette occasion d'évoquer la question des 35 heures que, depuis le départ, j'en étais un adversaire résolu, non pas par idéologie mais simplement par intuition et expérience. En effet, je suis venu du privé, avant de devenir professeur au Conservatoire, et je connais les réalités internationales.

Je ferai deux constats préalables, avant de formuler cinq remarques à propos des 35 heures.

Premier constat préalable : nous sommes victimes d'un certain nombre de mirages collectifs. Malheureusement, c'est là un mal qui sévit depuis longtemps dans notre pays. On a cru que c'était la fin du travail ! Cette croyance était d'autant plus forte qu'un expert américain a écrit sur le sujet un livre préfacé par Michel Rocard. Pourtant, les statistiques ne vont pas dans ce sens. En effet, elles montrent ainsi que les Etats-Unis ont créé 49 millions d'emplois entre 1975 et 2000. On n'a jamais créé autant d'emplois et on parle de fin du travail ! Même en France, 2 millions d'emplois marchands ont été créés entre 1997 et 2000. Un jour, les historiens se demanderont ce qui nous a pris

Il est intéressant de savoir pourquoi les Etats-Unis, mais d'autres pays également, créent des emplois. C'est d'ailleurs une mission que m'avait confiée Jacques Barrot en 1996. Comment expliquer qu'en France même, le taux de chômage varie du simple au triple suivant les bassins de vie ? En pays de Vitré, pour prendre un exemple que le président de la commission des finances connaît bien, le taux de chômage aujourd'hui est inférieur à 5 %, alors que dans le Valenciennois il est encore de 15 %. On voit donc que l'explication du problème de l'emploi tient à des facteurs endogènes et internes. Il faut donc cesser d'accuser la mondialisation, les bas salaires et surtout il faut essayer de chercher des solutions hors de cette vision malthusienne du partage de travail.

Considérant les chiffres, que pouvons-nous constater ?

J'ai pris les statistiques de l'OCDE pour l'année 2000 avec les comparaisons internationales pour le taux d'emploi, c'est-à-dire la proportion des gens en âge de travailler et qui sont effectivement occupés au travail. Il apparaît que c'est dans les pays où le taux de chômage est le plus faible qu'il y a le plus de gens qui travaillent et ils travaillent plus qu'ailleurs.

C'est un des constats, que nous avions fait dans le rapport Barrot : c'est l'activité qui crée l'emploi. Pour développer l'emploi, il faut développer l'activité. Il faut travailler plus pour travailler tous et plus on travaille, plus on crée d'emplois.

Mais on a cru l'inverse ! C'est là tout le problème du partage entre les « cigales » et les « fourmis » : les « fourmis » veulent augmenter le « gâteau » et les « cigales » veulent d'abord le partager.

Il faut aussi reconnaître que d'autres pays ont moins de chômage parce qu'ils ont plus développé le temps partiel. En France, non seulement il y a peu de gens qui travaillent, mais peu le font à temps partiel. D'ailleurs, les 35 heures ont arrêté la progression des temps partiels. Ceux-ci augmentaient d'un point chaque année entre 1992 et 1996. Aujourd'hui, le temps partiel stagne à 14 ou 15 %, selon les sources. L'augmentation du temps partiel a cessé, parce qu'on a supprimé les allégements de charges spécifiques. Est-ce que le temps partiel est une solution ? C'est en tout cas celle que les Pays-Bas ont trouvée. Chez nous, on voudrait avoir peu de temps partiel, avec des gens moins nombreux à travailler et qui travaillent moins qu'ailleurs et on voudrait en plus la croissance. Manifestement, c'est vouloir le beurre et l'argent du beurre !

Je dois vous dire que je reste marqué par les travaux d'Alfred Sauvy, qui a rappelé que les 40 heures décidées en 1936 n'ont pas résisté à l'approche de la guerre.

Aujourd'hui, ce n'est pas la guerre qui est annoncée. Mais c'est le tournant de 2006 : pour la première fois depuis 40 ans, la population active va cesser d'augmenter et surtout, point important, elle va vieillir dans sa structure.

Trois facteurs expliquent la création d'emplois et je me borne à les citer pour mémoire.

Premier facteur, la croissance économique. Quand la situation va mieux en termes de croissance, les créations d'emplois sont plus nombreuses. On l'a vu avec les gouvernements Rocard et Jospin. Avec ce dernier, grâce à la baisse du coût du travail qui avait commencé avec Balladur et Juppé, on a pu créer plus d'emplois avec une croissance plus faible.

Deuxième facteur, c'est la baisse des charges. Mais en France, nous butons sur le problème de la baisse des dépenses publiques. Or, pour continuer à baisser les charges, il faudrait baisser la dépense publique et les prélèvements obligatoires. Il faut savoir qu'en Europe la moyenne de la dépense publique par rapport au PIB est de 47 % aujourd'hui et en France elle est de 54 %. La différence représente 100 milliards d'euros. Il ne s'agit pas de faire moins de services publics, mais il s'agit de les rendre plus efficaces et plus efficients. Je vous renvoie notamment au rapport qu'avait fait l'ancien commissaire au Plan, Henri Guillaume, sur les comparaisons internationales en matière de réforme de l'Etat.

Troisième facteur, c'est l'incitation à travailler. Il faut faire en sorte que ceux qui reprennent un emploi ne perdent pas d'argent en le reprenant. Je rencontre tous les jours des gens qui m'expliquent que, par exemple, leur fils handicapé a trouvé un emploi, mais que s'il accepte de travailler il perdra des allocations. On se rend bien compte que la prime à l'emploi n'est pas assez incitative et qu'il faut sans doute aller plus loin en la matière.

Dernier point de mon propos introductif, je comprends que le gouvernement précédent n'ait pas fait la réforme des retraites, parce qu'il aurait été paradoxal de réduire le temps de travail hebdomadaire et d'augmenter le nombre d'années de travail.

A mon sens, la vraie question est désormais de savoir comment on répartit tout au long de sa vie les 70 000 heures de travail auxquelles nous devons parvenir. Ce chiffre peut être discuté. Ce peut-être 68 000 heures ou 70 000 heures, selon les calculs. A raison de 35 heures multipliées par 44 semaines ouvrées, multipliées par 40 ans, le total fait 64 000 heures. Si vous passez à 44 ans, le chiffre atteint 70 000 heures. La moyenne européenne est actuellement à 68 000 heures.

Avant de dresser mes cinq constats, je dois évoquer aussi un point important relatif à la productivité.

Arrêtons de nous dire qu'en France la situation n'est pas si mauvaise, puisque nous avons la plus forte productivité des pays développés. Arrêtons de véhiculer cette autre illusion collective ! En effet, quelle est la définition de la productivité apparente du travail : c'est le résultat de la division du PIB marchand par le nombre de gens qui travaillent dans le secteur marchand.

Or, nous sommes dans un pays où le coût du travail est très élevé et où moins d'une personne sur deux est employée dans le secteur marchand. Non seulement, notre taux d'emploi est inférieur de 4 points, mais notre taux d'emploi marchand est inférieur de 10 points à la moyenne européenne. Nous avons trop d'emplois publics par rapport aux autres ! Donc, seulement la moitié des emplois est soumise aux contraintes de la compétitivité. Dès lors, que signifie la productivité moyenne quand elle ne prend en compte que la moitié des gens ? La productivité n'est alors rien d'autre qu'un indicateur d'exclusion de ceux qui n'ont pas la productivité suffisante. Lorsque l'on augmente le taux d'emploi, forcément on va employer des gens moins productifs. C'est d'ailleurs pour cela qu'il faut les payer moins. Cette réalité commence à être entendue au sein de la communauté des économistes.

J'en viens à mes cinq constats.

Quel est le coût des 35 heures ? Un certain nombre de chiffres circule. Il me semble que les sources les plus fiables ne sont pas nécessairement les plus officielles. Il faut avoir conscience que, en matière économique et statistique, les chercheurs dans ce domaine ne sont pas complètement neutres, et que les études officielles sont idéologiquement biaisées. Tout le monde le sait, et le rapport de M. Georges Tron sur les organismes publics d'évaluation et de prospective économique et sociale l'a, je pense, bien mis en évidence.

Selon les sources, on peut estimer que le coût sera, d'ici à 2006, de trois fois 6 à 7 milliards d'euros. 6 - 7 milliards au titre des allègements Balladur-Juppé ; 6 - 7 milliards d'allégements liés aux 35 heures et 6 - 7 milliards de « dommages collatéraux » du fait de l'harmonisation des SMIC. Disons 20 milliards d'euros chaque année.

Pour combien d'emplois créés ? Le chiffre maximal est de 350 000. Je retiens, plutôt, un chiffre d'environ 200 000. Si l'on retient l'hypothèse de 200 000 emplois créés pour 10 à 20 milliards d'euros, cela fait entre 50 000 et 100 000 euros par emploi créé. Je sais que les chiffres varient selon les sources. Mais, il ne faut pas craindre de les confronter et de tirer partie du pluralisme des sources.

M. le Président : Ce point a fait l'objet de polémiques dans notre mission. Est-ce que tous ces calculs ont la même valeur scientifique que ceux de la DARES, par exemple ?

M. Michel GODET : On ne peut pas dire que les calculs de la DARES sont plus scientifiques que ceux de l'OFCE et de Rexecode ! Pourtant, ce dernier estimait, sur le papier qu'on allait créer mécaniquement 700 000 emplois avec les 35 heures. Je ne parle pas des calculs de M. Pierre Larrouturou. C'est ce que j'appelle « les dangers de l'arithmétique » ! On peut démontrer n'importe quoi sur le papier. Mais, c'est bien ex post qu'il faut dire combien cela a coûté et combien d'emplois ont été créés.

Je ne veux pas faire de polémique, d'autant que je ne suis pas le plus compétent en cette matière. Je dis simplement que les estimations qui circulent aboutissent à une double fourchette, entre 10 et 20 milliards d'euros et entre 200 000 et 400 000 emplois créés. Pour ma part, je pencherais pour le chiffre de 200 000 emplois et de 20 milliards d'euros, soit 100 000 euros par emploi créé. En prenant les deux extrêmes les plus favorables, 400 000 emplois et 10 milliards d'euros, on aboutit quand même à 25 000 euros par emploi créé, ce qui est beaucoup. C'est presque le double d'un emploi payé au SMIC, charges comprises.

Je suis très sensible à ces questions car, par ailleurs, je m'occupe de chômeurs entreprenants, d'insertion et de développement d'activités nouvelles. Nous avons créé un institut de développement d'activités nouvelles et d'accompagnement d'entrepreneurs porteurs de projets dormants, l'ISMER. Je peux vous dire que le coût d'un emploi créé par un chômeur accompagné est de l'ordre de 10 000 euros par an.

Est-ce qu'avec la même somme on aurait pu créer 3 ou 4 fois plus d'emplois ? C'est ainsi qu'il faut poser le problème. Ce n'est pas en calculant le coût des 35 heures en valeur absolue. Il faut s'interroger sur le point de savoir si cette somme n'aurait pas pu être utilisée de manière plus efficace. Je fais partie de ceux qui pensent qu'il faut lutter contre le chômage et l'exclusion et qu'il ne faut pas hésiter à y mettre les moyens, à condition de garantir la plus grande efficacité possible des actions menées.

Deuxième question, combien de Français sont concernés ?

Je pense qu'il y a les oubliés de la RTT. D'après les estimations, 60 % des personnes qui travaillent dans le secteur marchand sont concernées par la RTT, ce qui veut dire que 40 % ne le sont pas, soit à peu près 6 millions d'exclus. Ce sont des gens qui ont vraiment l'impression d'être des fourmis qui paient des charges supplémentaires pour que d'autres puissent jouer les cigales. Il en résulte un sentiment de frustration très fort.

Je place les ouvriers dans cette catégorie. Même s'ils sont concernés par la RTT, ils ont perdu des revenus et ils ont dû supporter une certaine paupérisation. Je ne cesse de dire à ce gouvernement que la gauche n'a rien fait pour la famille nombreuse ouvrière. Je vous rappelle que les familles de 4 enfants sont, pour la moitié d'entre elles, ouvrières. Les ouvriers partent moins en vacances qu'il y a dix ans, comme les enquêtes de l'INSEE le montrent. Il y a donc une paupérisation des familles nombreuses ouvrières. Une famille de 4 enfants a 40 % de moins pour vivre, par unité de consommation, qu'un couple actif sans enfant. Vous savez que cette question des familles constitue mon combat principal, car je n'ai pas oublié mes origines.

Il faut également savoir que, dans les entreprises de moins de 10 personnes, 80 % des salariés ne sont pas aux 35 heures. Ils ont donc l'impression que la charge est plus élevée pour eux, d'autant qu'ils ont moins de droits ou d'avantages sociaux. Il y a aussi tous les artisans et tous les commerçants.

De nouvelles inégalités sont donc apparues. Je me suis livré à un petit calcul. Avant les 35 heures, il y avait 5 semaines d'écart entre un employé des assurances et un employé de l'hôtellerie, en termes de temps de travail annuel. Désormais, l'écart est passé à 10 semaines environ. Cela pose un problème dans certaines entreprises.

D'ailleurs, dois-je rappeler que, aux dernières élections présidentielles, M. Lionel Jospin n'est arrivé qu'en troisième position dans le vote ouvrier, ce qui montre bien qu'inconsciemment la classe ouvrière n'a pas été contente des 35 heures.

J'en viens au temps de travail. Sous cet angle, des inégalités se sont créées entre ceux qui ont des congés et ceux qui sont à leur compte et qui ont l'impression de travailler encore plus qu'auparavant. Dans mon propre travail, les personnes que je dois joindre sont une fois sur deux ou une fois sur trois en RTT. A la limite, pour parvenir à les joindre tous, il faudrait que je ne prenne aucun congé !

Il faut aussi parler du temps libre sur lequel on n'est pas imposé. Or, les inégalités de temps libre dans ce pays sont aussi fortes que les inégalités de revenus. Certes, il serait ubuesque de vouloir créer un impôt sur le temps libre. Je propose donc de donner un signe positif aux « fourmis ». Par exemple, en rendant les heures supplémentaires non imposables. Ce serait donner un signe et encourager le pays au travail.

Quatrième point, le temps partiel.

On a cassé le développement du temps partiel et c'est bien dommage. Comme je l'ai dit, les pays qui ont un taux de chômage faible, comme les Pays-Bas, sont ceux qui ont développé leur taux d'emploi, notamment grâce au temps partiel. 35 heures, ce n'est pas assez pour un temps plein, mais c'est sans doute trop pour un temps partiel.

On dénonce souvent le temps partiel subi, renvoyant ainsi une image négative du temps partiel. Or, 60 % des gens qui sont à temps partiel sont contents d'y être et cette proportion est plutôt croissante. Elle avait diminué, elle remonte. Surtout, comme me l'a indiqué Jean-Michel Charpin, il y a, en valeur absolue, 2 à 3 fois plus de gens travaillant à temps plein qui voudraient passer à temps partiel que de gens à temps partiel qui voudraient revenir à temps plein.

On oublie trop qu'il y a un gisement extraordinaire d'emplois à créer dans ce pays en redéveloppant le temps partiel qui correspond à des besoins réels. Je pense notamment aux jeunes parents ou à tous ceux qui sont soumis à des contraintes diverses dans une période donnée de leur vie. Il serait souhaitable d'instaurer une plus grande souplesse pour faciliter le passage entre-temps plein et temps partiel, et instaurer une sorte de travail à la carte. Il faut donc rétablir des allégements de charges spécifiques pour le temps partiel.

Dernier point, le choc démographique. C'est lui qui m'a fait revenir sur les 35 heures dans un article récent de la revue Challenges. Selon moi, la question du coût de la RTT ne se pose plus et l'affaire est jouée, même si on peut le regretter et estimer que c'était une erreur ou que l'on aurait pu faire mieux. On va revenir en arrière, non pas tellement pour les raisons économiques que j'évoquais tout à l'heure, mais pour des raisons qui tiennent au prochain choc démographique, lequel va se traduire par deux choses.

D'abord, et c'est une bonne nouvelle pour les jeunes, il y aura 800 000 jeunes de moins dans la tranche des 20-29 ans ; 1,6 million de moins dans celle des 30-49 ans. Dans ces conditions, ces jeunes auront un choix immense et ils pourront poser leurs conditions, car ils seront en position de force. Il ne sera plus possible de continuer indéfiniment à transférer des charges et des prélèvements sur les générations futures. Ces jeunes changeront également plus facilement d'emploi et passeront d'une entreprise à l'autre.

Le problème des entreprises est donc aujourd'hui de savoir comment attirer les jeunes. Elles iront les chercher de plus en plus tôt. Elles ont déjà commencé à le faire. Selon les chiffres de l'INSEE, le taux de chômage des bac + 2 est devenu inférieur à celui des bac + 4. Le marché a enregistré le fait qu'il y avait des « assignats » universitaires qui ne servaient à rien, si ce n'est à embaucher des gens qui étaient mal dans leur peau. On préfère donc embaucher des bac + 2, et bientôt des bac + 1, que l'on ira chercher, comme au début des années 1960, dans les écoles, en leur promettant un emploi et une formation dans l'entreprise qui débouchera sur un diplôme.

Par ailleurs, il va falloir réparer certaines conséquences des 35 heures. Dès 1999, avec un certain nombre de responsables de la CFDT, nous avions compris que les 35 heures allaient augmenter « le stress au boulot ». On a réduit les temps morts ou plutôt on a réduit la durée du temps de travail en réduisant les temps morts, qui sont en réalité des temps de vie sociale et de lien social qui font que le travail est un plaisir et non pas une souffrance.

Vous avez vu, comme moi, ces reportages sur ces filles à Cléon qui vous expliquent qu'elles n'ont plus qu'une demi-heure pour la pause et qu'elles sont seules devant leur gamelle, au lieu de passer une heure un quart à discuter avec les copines. Elles vous expliquent aussi qu'elles rentrent chez elles une demi-heure plus tôt le soir, épuisées, fatiguées et stressées, quitte à se retrouver devant la télévision. Les quatre-cinquièmes de l'augmentation du temps libre des Français sont consacrés à la télévision, pour regarder les jeux que vous savez. Où est le progrès ?

Ensuite, le choc démographique va naturellement avoir des conséquences sur les populations vieillissantes. Le nombre des plus de 50 ans va augmenter et ceux-ci vont réclamer de pouvoir faire en 40 heures, ou en 42 heures, ce qui n'en prend aujourd'hui que 35. Cela résultera du besoin de travailler à son rythme et de retrouver le temps du lien social ! Au Crédit Agricole, que je connais bien, les clients se plaignent d'être face à des automates et le personnel se plaint de ne plus voir les clients et de ne plus se voir entre eux.

Il faut donc réfléchir à ces questions. On va revenir en arrière, mais il faut que personne ne perde la face. La solution peut être simple. On pourra garder le principe des 35 heures, ce qui, multiplié par le nombre de semaines et le nombre d'années, donnera un nombre d'heures de travail que chacun pourra, librement répartir au cours de sa vie. Ainsi, vous pourrez faire 50 heures à 30 ans parce que vous courrez comme un lapin et, à plus de 50 ans, vous pourrez modérer votre rythme. N'oublions pas que, pour des raisons de retraite et aussi à cause de la pénurie de professionnels, il faudra également permettre aux plus de 60 ans et aux plus de 65, comme d'ailleurs dans d'autres pays, de continuer à travailler à temps partiel quelques heures par semaine. A travers cette activité, ils trouveront également du lien social.

Les entreprises elles-mêmes vont se rendre compte de cette nécessité, parce que si elles ne développent pas ce lien social et ce plaisir au travail, leurs employés ne resteront pas. J'ai déjà eu l'occasion de le dire : il faut que le travail redevienne comme une cour de récréation, où l'on est content aller, parce qu'on y retrouve les copains.

Ce lien social, créé par le travail, est très important. Les gens ont cru, en toute bonne foi, que les 35 heures étaient un progrès social et ils ne se sont même pas rendu compte qu'elles allaient réduire aussi le lien social. Certains camarades socialistes que j'interroge m'avouent qu'ils pensaient que la réduction du temps de travail allait permettre au citoyen de s'occuper de la collectivité et de la vie politique. Certes, c'était une idée généreuse, mais le résultat n'est pas celui-là.

Avec le vieillissement, il serait possible, sans perdre la face, de parler de temps de travail tout au long de la vie et de retrouver ainsi la liberté du travail à la carte. Il faudra que tout le monde y trouve son compte.

M. le Président : Je vous remercie. Vous avez dénoncé les inégalités croissantes dans notre pays, en proposant un certain nombre de solutions pour y remédier. Estimez-vous que les 35 heures ont agi comme un facteur aggravant de ces disparités ? Vous avez déjà abordé ce point, mais pouvez-vous être plus précis ?

M. le Rapporteur : Ma première question concerne ce que vous avez appelé « le mirage français », à savoir la fin du travail et donc le partage de la pénurie. Vous avez indiqué combien cette approche était fausse de votre point de vue. A quoi attribuez-vous cette propension française à s'accrocher à des « mirages » économiques ? Est-ce que la formation économique des élites, au sens large, ne devrait-elle pas être repensée ?

Vous êtes le premier à nous dire que les 35 heures ont stoppé la progression du nombre de Français qui travaillent à temps partiel. Je souhaiterais que vous nous disiez comment il serait possible de retrouver cette augmentation, le temps partiel n'étant finalement qu'une souplesse dans la durée du travail.

Vous avez décrit les inégalités créées par les 35 heures. Vous avez parlé des différentes entreprises concernées et des « oubliés de la RTT » ainsi que des cadres qui en bénéficiaient par rapport aux salariés du bas de l'échelle. Pour corriger ces inégalités, vous avez proposé des heures supplémentaires non imposables. Auriez-vous d'autres options pour corriger ces inégalités qui ont été, de votre point de vue, accrues par l'application des 35 heures ?

M. Jean LE GARREC : J'ai éprouvé beaucoup de plaisir à écouter M. Godet, même si, bien entendu, certaines de ses thèses mériteraient un débat beaucoup plus large.

Je suis totalement d'accord avec vous en ce qui concerne l'incitation à la reprise du travail. C'est ce que nous avions essayé de mettre en place avec l'intéressement qui était probablement insuffisant, mais qui était une piste pour les RMIstes. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je suis relativement en désaccord avec le RMA, mais c'est un autre débat. Peut-être, en effet, que la prime pour l'emploi a besoin d'être renforcée.

Le temps partiel pose aussi un problème sur lequel nous devrons réfléchir de nouveau. Toutefois, de véritables abus se sont produits sur le temps partiel et vous les connaissez d'ailleurs, en particulier dans certaines grandes surfaces. Il ne faut pas l'oublier.

Je voudrais faire également quelques remarques. Premièrement, on ne peut pas s'appuyer sur les études prospectives de l'OFCE, par exemple. Je ne les ai jamais prises en compte, car je considérais le chiffre de 700 000 emplois comme éminemment discutable. Les travaux de la DARES peuvent peut-être être soumis à critiques, mais c'est le seul élément de référence sérieux. Je ne parle pas des chiffres de Rexecode, qui sont l'addition de courbes à qui on peut faire dire ce que l'on veut.

Deuxièmement, pour apprécier le coût des 35 heures, il ne faut pas mélanger comme vous le faites les abattements Balladur - Juppé et les abattements 35 heures, d'autant que je ne suis pas sûr que les premiers aient réellement contribué à créer des emplois.

Troisièmement, je n'ai jamais utilisé le mot de « partage ». Jamais ! Je pense que, sur ce point, vous avez raison. Nous avions simplement la vision d'une transformation du rapport à l'emploi, de l'évolution de l'emploi et de la capacité de créer de la valeur.

Je suis d'accord avec vous sur la nécessité de créer du lien social. Cependant, n'ayons pas, une vision trop idyllique de ce qu'était ce lien social avant les 35 heures. Je connais bien les entreprises du textile du Nord, dont les effectifs ont connu l'évolution que vous savez. A l'époque, les ouvrières ne voulaient pas que je vienne les voir pendant le travail : elles avaient peur d'être prises pour des folles ! Je connaissais aussi ce qu'était l'usure professionnelle. Il faut créer du lien social. Bien sûr ! La question est plus compliquée qu'une simple comparaison avec hier ou avant-hier. Je sais que vous le savez.

Sur le choc démographique, vous avez raison ! Au moins là, on ne se trompe pas et les chiffres sont connus. Les démographes se trompent moins souvent que les économistes, qui ont, en plus, beaucoup de talent pour expliquer ensuite pourquoi ils se sont trompés.

Sur ce point, ma grande inquiétude est que nous détenons le taux d'emploi le plus faible d'Europe pour les moins de 25 ans et le taux d'activité le plus faible d'Europe pour les plus de 55 ans. Nous sommes en train de réduire l'espace de durée du travail à seulement 30 ans. Le risque que je vois poindre, c'est que nous revenions à la recette déjà utilisée dans le passé : se contenter de faire appel aux femmes et aux hommes du Tiers-monde. Je veux bien retenir votre thèse sur la quantité de travail nécessaire, mais il faut examiner la question sous toutes ses dimensions, y compris en examinant l'attitude des entreprises.

Je suis prêt à assumer les critiques sur les 35 heures. Issu d'une région ouvrière, je sais bien que cela a contribué parfois à durcir les conditions de travail, mais les critiques sont beaucoup plus nuancées que vous voulez bien le dire.

Enfin, il faut bien prendre en considération la nature du travail. On ne peut continuer à raisonner avec des formes de travail qui correspondent à ce que nous avons connu au cours des années 1960 à 1980. L'accélération est très rapide. Que veut dire aujourd'hui la création de valeurs par le travail ? Quel est l'apport de richesse, d'investissement, de formation ? Telles sont les vraies questions qu'il faut se poser.

(Madame Catherine VAUTRIN remplace Monsieur Patrick OLLIER à la présidence.)

M. Christian DECOCQ : Je reviens sur le lien social. Pour être comme Jean Le Garrec, député du Nord, je sais bien qu'elles étaient les conditions de travail faites aux générations précédentes et je sais qu'il y a bien une réelle pénibilité du travail. Pour autant, je ne pense pas que cette pénibilité fasse disparaître tout lien social.

M. Michel GODET : Je n'ai pas dit ça.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : M. Godet, vous avez parlé de l'évolution du stress. Pensez-vous, comme on le dit beaucoup, que l'absentéisme est en hausse, notamment celui pour raison médicale ?

M. Jean LE GARREC : Cette question importante a été souvent posée et elle est préoccupante. Cependant, je souhaite, Mme la Présidente, qu'on la déconnecte des 35 heures, car je crois, comme le montrent les travaux de l'INSERM, qu'elle dépasse largement le cadre de cette mission.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Il s'agit d'une tendance lourde et il est bon que nous puissions avoir, à l'occasion de ces auditions, l'avis d'experts pour tenter d'en trouver les raisons. Il n'est pas question, naturellement, d'imputer intégralement l'augmentation de l'absentéisme aux 35 heures.

M. Michel GODET : J'ai parlé tout à l'heure d'Henri Guillaume. Son rapport sur la réforme de l'Etat dans les différents pays n'a pas été officiellement publié, sauf discrètement aux Presses de Sciences Po. Qu'est-ce que l'on constate ? Il n'y a pas eu de réforme de la fonction publique.

On peut le constater tous les jours malheureusement : dans bien des administrations, notamment à l'Université, on a fait les 35 heures alors qu'on était déjà à 30 heures effectives. On est donc passé à 25 heures effectives et, je vous rassure, on a gardé le temps du lien social au détriment du service au public. L'administration a l'éternité devant elle. J'ai été fonctionnaire européen, je suis fonctionnaire français maintenant et j'ai été dans le privé. Je peux faire des comparaisons. Cependant, je ne suis pas inquiet parce que ce ne sont pas les individus qui sont en cause mais les structures. Il faut réformer l'Etat.

Vous avez raison, M. le député, de parler de tous ceux qui travaillent dur. Je le vois sur le terrain. Je pense, par exemple, à ces femmes qui découpent des poulets en Bretagne.

Mais, je suis choqué qu'il y ait beaucoup de gens qui ont un emploi, travaillent peu et sont bien payés, alors que d'autres travaillent dur pour être peu payés. Il n'y a aucune corrélation, dans ce pays, entre les efforts des « fourmis » et le statut des « cigales ». Les inégalités de revenus et de statuts sont particulièrement choquantes. On a fait un impôt sur la fortune, qui pénalise ceux qui avaient épargné au lieu de dépenser, mais on ne fait pas un impôt sur les inégalités de statuts. Or, je vois tous les jours de telles inégalités. Je cite souvent le mot du président de la SNCF, M. Louis Gallois : « La SNCF n'a pas pour vocation de faire seulement le bonheur de ses agents ». J'insiste sur l'adverbe « seulement ».

Le lien social se noue dans tous les travaux et je crois qu'il n'y a pas de travail idiot. Tous les petits métiers, que j'ai exercés quand j'étais étudiant, m'ont autant appris de la vie que le reste. Il est possible de trouver du plaisir, même dans un travail exercé dans des conditions difficiles, comme pompiste de nuit, par exemple. D'ailleurs, on a tort d'automatiser certains services. Désormais, les postiers affectés au tri postal se retrouvent devant un automate !

Il m'est arrivé d'expliquer à bien des chefs d'entreprise que souvent les gens faisaient grève parce qu'ils souhaitaient rompre les habitudes et pouvoir se parler entre eux. Il faut trouver des substituts festifs à la grève !

M. Le Garrec a émis des réserves sur les travaux que l'OFCE a réalisés avant la mise en œuvre des 35 heures. Je les partage. D'ailleurs, il est intéressant de voir que la crédibilité des organismes est inversement proportionnelle à la part des subventions dans leurs ressources. En revanche, la DARES, est beaucoup plus sérieuse, ce qui n'empêche pas que les chercheurs ne sont jamais complètement neutres.

M. Jean LE GARREC : Vous avez tort de dire cela.

M. Michel GODET : J'en viens à l'incitation au temps partiel. Franchement, cette question du temps partiel est un lièvre qu'il faut soulever. Il est vrai que son développement a été arrêté lorsque les allégements de charges correspondants ont cessé. Il y a pourtant une demande parfaitement vérifiable. Il y a des gens qui ne reprennent pas le travail parce qu'un temps plein est trop important.

Mais, il n'y a pas que les inégalités de temps de travail. Il y a aussi les inégalités de revenus et des inégalités de statuts. En matière de retraites, la réforme intervenue n'est qu'une réformette. Ce qui compte, ce n'est pas tant le nombre d'années de cotisation, que le nombre d'années où on va profiter de sa retraite. Un ouvrier a 9 ans d'espérance de vie de moins qu'un cadre. Ainsi, les inégalités face à la mort n'ont pas été prises en compte. De même, 75 % des mères de familles nombreuses ouvrières arrêtent toujours de travailler quand elles ont 4 enfants, alors qu'elles ne cotiseront pas pour les retraites. Ceux qui contribuent à préparer les retraites des autres auront donc des retraites croupions.

De même, le travail féminin doit être mieux pris en compte. La moitié des femmes voudrait en enfant de plus, mais elle y renonce. Il faudrait donc avoir une politique familiale qui accompagne le travail féminin. Il y a des femmes qui ont besoin qu'on aménage leur temps de travail. Mais, l'éducation des enfants est une forme de travail qui n'est pas prise en compte aujourd'hui.

Il existe aussi un sujet qui est complètement oublié, alors que la situation est particulièrement scandaleuse. C'est la situation des handicapés. Il y a 200 000 chômeurs handicapés de longue durée dans ce pays et ce problème est oublié. Pourquoi ? Tant que l'on laissera les handicapés entre les mains de travailleurs sociaux, il ne sera pas possible de traiter positivement leurs différences. On les maintient plutôt dans leur handicap et dans l'assistance, alors que, à mon sens, il n'y a pas de handicap définitif, seulement un regard sur des gens qui ont des différences qu'on ne positive pas.

J'ai parlé, en effet, de mirages. Cela fait 30 ans que je fais de la prospective et j'ai déjà eu l'occasion de dénoncer d'autres mirages avec le modèle japonais, la nouvelle économie ou l'influence de la reprise américaine sur la croissance européenne. On n'oublie qu'une chose : l'Europe va gagner 4 millions d'habitants d'ici 2025, les Etats-Unis vont en gagner 50 ! Sauvy vous expliquerait qu'il n'est de richesse que d'hommes éduqués.

On n'a plus confiance dans l'avenir parce que la France est un pays vieillissant qui s'inquiète pour les retraites. C'est vrai, les retraités vont être obligés de travailler parce que leurs revenus ne suffiront pas. Il n'y a pas de secret : il y aura moins d'actifs et plus de retraités et on ne pourra indéfiniment augmenter les cotisations des actifs, parce qu'ils seront en position de force sur le marché du travail. Les retraités vont demander à pouvoir compléter leurs revenus, à condition que l'on aménage les modalités de leur travail.

L'estimation du coût des 35 heures peut varier du simple au quadruple. Même si on prend l'estimation la plus faible, le coût reste deux fois supérieur et, avec la même somme, on aurait sans doute créé deux fois plus d'emplois en accompagnant le développement d'activités nouvelles au sein des entreprises existantes.

La question des 35 heures ne peut pas être appréhendée toute seule. Il faut la relier au problème de ses effets éventuels sur la santé et sur le stress dans certains cas. Il faut considérer les inégalités qu'elle crée. Il faut l'inscrire aussi dans le contexte de vieillissement. Est-ce que la France peut travailler moins que les autres ? Est-ce que le travail est linéaire ? Est-ce que le travail des uns est comparable à celui des autres ?

Oui, il y a encore des mirages et nous devons essayer collectivement de nous méfier de nos propres mirages parce que nous en avons tous. J'ai eu l'occasion de dire un jour à Mme Martine Aubry : « Quand on a une bonne idée, en général d'autres l'ont eue avant et, le plus souvent, elle marche quelque part ! Quand on a une idée qu'on croit bonne et qu'on est le seul à avoir, c'est qu'en général elle n'est pas si bonne que cela.  ». C'était à propos des 35 heures.

Bien qu'il soit politiquement incorrect en France de parler de la Grande-Bretagne, j'attire votre attention sur un article du Monde d'octobre 2003 qui montre que le taux de chômage actuel y est le plus faible depuis 30 ans. C'est dire que tout n'est pas à jeter dans les expériences étrangères.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : M. le Professeur, je vous remercie.

Audition de M. Bernard BRUNHES,
président du conseil de surveillance de Bernard Brunhes Consultants

(Extrait du procès-verbal de la séance du 17 décembre 2003)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, vice-présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Bernard Brunhes, président du conseil de surveillance de Bernard Brunhes Consultants.

M. le président, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail dans notre pays. Dans cette perspective, votre activité de consultant, vos travaux d'économiste et de spécialiste des questions sociales nous intéressent particulièrement, d'autant plus que vous avez collaboré, en 2001, à un ouvrage au nom prédestiné : « 35 heures, le temps du bilan ».

M. Bernard BRUNHES : Avant de parler des résultats, je souhaite revenir un peu sur le passé. La première fois que j'ai eu l'honneur de dire à un gouvernement qu'il fallait peut-être réduire le temps de travail, mais de façon souple, c'était du temps de M. Robert Boulin, alors ministre du travail. En 1978, époque où le chômage commençait à gonfler considérablement, en tant que chef du service des affaires sociales au Commissariat général du plan, j'avais rédigé un document à la demande du commissaire au plan. Il fut déposé sur le bureau du nouveau ministre du travail en 1978, au lendemain de la constitution du second gouvernement Barre. Je n'enlèverais rien à ce que nous avions écrit alors. D'ailleurs, je me demande s'il ne serait pas intéressant de publier ce texte. En tout cas, nous avions déjà dit qu'il fallait faire quelque chose dans le domaine du temps de travail.

Depuis, beaucoup de choses se sont passées. J'ai présidé la commission Emploi du XIème Plan, dont le rapport a été rendu public en avril 1993, juste au moment de l'alternance. Il me semble intéressant de vous en lire quelques extraits.

« La réduction de la durée du travail ne naîtra pas d'un processus spontané et décentralisé ». Nous constations que la réduction du temps de travail s'était arrêtée depuis quinze ans, alors qu'elle s'était abaissée constamment, avec des rythmes variables depuis un siècle. Au moment où le chômage augmentait considérablement, la réduction du temps de travail s'était arrêtée. Ce phénomène apparaît clairement dans les courbes. Nous pensions donc qu'il faudrait faciliter un redémarrage de la réduction de la durée du travail, surtout dans une période de fort chômage. Nous écrivions que « la réduction de la durée du travail ne naîtra pas d'un processus spontané et décentralisé. Les expériences des années 1980 dans les économies occidentales montrent la force des facteurs qui s'opposent à son application. Elle n'est donc envisageable que si une volonté forte se manifeste à l'échelle du système social. ».

Nous ajoutions : « Les leçons tirées de l'expérience de 1982 montrent que le recours à des mesures obligatoires, uniformes et générales portant en droit ou en fait sur la durée effective du travail doit être exclu. »

Nous faisions alors la suggestion suivante : « Les partenaires sociaux à tous les niveaux, interprofessionnels, professionnels et entreprises, devraient être incités à négocier des réductions du temps de travail accompagnées de son aménagement et de certains dispositifs de flexibilité. Pour inciter les partenaires sociaux à de telles négociations et pour lancer cette dynamique, la commission Emploi se prononce pour l'annonce par l'Etat de son intention de réduire progressivement la durée légale du travail à échéances déterminées. » Voilà ce que nous disions en 1993.

Nous ajoutions : « Trois principes doivent être mis en avant. Premièrement, il s'agit d'aborder globalement les diverses dimensions de cette négociation, durée du travail, salaires et flexibilité. Deuxièmement, cette négociation doit se déployer à différents niveaux. Un régime balai résultant de la négociation interprofessionnelle et s'imposant en tout état de cause serait défini dès le départ et on négocierait par branche et par entreprise. Troisièmement, il s'agit d'une démarche programmée échelonnant dans le temps les transformations portant sur ces variables ».

Je crois que ces quelques lignes correspondaient à ce que pensaient beaucoup de gens de toutes tendances. Nous étions convaincus que, au fond, les 40 heures, puis les 39 heures, avaient eu pour effet d'empêcher la poursuite de la baisse de la durée du travail. Quand on embauchait quelqu'un, on l'embauchait à 39 heures et, du coup, on ne pouvait quasiment pas l'embaucher plus bas. Nous pensions donc qu'il fallait agir sur la durée légale du travail et non pas la durée effective du travail, laissant aux différents acteurs le soin, s'ils le souhaitaient de l'abaisser ou non.

Je me permets, Mme la Présidente, de lire un passage de l'ouvrage que vous avez évoqué. Analysant tout ce qui s'est fait depuis 1997, nous écrivions : « Le projet gouvernemental de réduction de la durée du travail était, dès sa conception, ambigu. Certes il s'agissait de créer des emplois tout en améliorant les conditions de vie des travailleurs [...]. Pour atteindre ces objectifs, le projet s'appuyait sur deux raisonnements au moins en apparence contradictoires. Pour les uns, la réduction du temps de travail permettrait un partage arithmétique du travail ; pour les autres, la réduction du temps de travail était l'occasion de revoir l'organisation des entreprises, de mettre en œuvre des flexibilités internes par négociation avec les représentants du personnel. L'expérience d'autres pays, notamment de la Hollande, ou de la métallurgie allemande, [...], comme le succès de la loi Robien montrait la voie. Les uns criaient au scandale «C'est être un bien piètre économiste de croire que le travail se partage ! » Les autres à la trahison de la Gauche : «Vous nous avez promis les 35 heures; c'est pour mieux nous imposer la flexibilité...».

« La première thèse rassurait les syndicats et les organisations de gauche ; la seconde rassurait les patrons et le discours gouvernemental était suffisamment ambigu pour s'adapter à tout le monde. »

Je crois que les difficultés que nous avons connues depuis tiennent beaucoup à cette ambiguïté initiale. On a fait croire en quelque sorte - le « on » ne désigne pas uniquement le gouvernement - à l'ensemble des syndicats qu'on allait effectivement passer à 35 heures et on disait aux autres qu'on se bornait à abaisser la durée légale pour encourager une négociation utile.

J'ai vécu cette ambiguïté de manière permanente dans les entreprises en y exerçant mon métier de consultant. D'un côté, des syndicats disaient : « On veut nos 35 heures. Point à la ligne ». De l'autre côté, des employeurs disaient : « On est là pour négocier, pour pouvoir rendre possibles éventuellement les 35 heures. Il y a le jeu des heures supplémentaires, le jeu de la flexibilité, le jeu de l'organisation du travail, le jeu des salaires...»

Chacun sait ce qui s'est passé ! Je rappelle que, en 1993, nous avions souhaité une réduction du temps de travail progressive, annoncée longtemps à l'avance, et distinguant bien durée légale et durée effective. Cette distinction est essentielle. La durée légale n'est pas la durée effective ; la durée légale c'est la durée à laquelle on embauche quelqu'un et ensuite s'il en fait plus, il a droit à des heures supplémentaires. Nous avons vécu avec une durée légale à 40 heures pendant toute la période de la IVème République et le début de la Vème. La durée légale était de 40 heures, alors que la durée réelle est descendue de 50 heures à peu près au début des années 1950 à 42 heures à la fin des années 1970. La durée légale a toujours été beaucoup plus basse que la durée réelle. A partir du moment où la durée réelle a rejoint la durée légale, elle ne pouvait plus baisser. C'est ce que j'expliquais tout à l'heure.

Il fallait donc bien distinguer durée légale et durée effective, et accompagner la réduction de la durée légale par une réorganisation du travail et négocier aux niveaux des entreprises, de la branche et de l'interprofessionnel.

Ce n'est pas ce qui a été fait. D'abord, on n'a pas mis assez de progressivité. Alors que la durée moyenne du travail était aux environs de 40 heures en 1997, dire qu'on ferait 35 heures au 1er janvier 2000 était déjà aller trop vite.

Ensuite, je le répète, on n'a pas suffisamment distingué durée légale et durée effective. C'est aujourd'hui seulement qu'on s'aperçoit qu'il y avait cette confusion dans l'esprit des différents acteurs. Les organisations syndicales et les travailleurs ont entendu « 35 heures effectives » et non pas « durée légale à 35 heures », quitte à faire ce que l'on veut au-delà. Surtout, on n'a pas, au même moment, réduit la valorisation des heures supplémentaires, comme on aurait dû le faire, à mon sens.

Il ne s'agit pas de refaire l'histoire. Il y avait, cependant, un moyen de montrer qu'on abaissait la durée légale, tout en maintenant une durée réelle, qui pouvait être à plus ou moins haut niveau selon les entreprises. C'est ce qui s'est fait à l'étranger. La plupart des pays étrangers ne connaissent pas la notion de durée légale, puisque n'existent que des durées conventionnelles minimums ou minima, qui peuvent être dépassées. Mais, il a fallu tenir compte du système mis en place dans notre pays pour des raisons politiques, au sens du rapport de forces et compte tenu de la manière dont les syndicats ont entendu et interprété ce qu'on leur disait. Ce discours et l'absence de souplesse sur les heures supplémentaires ont abouti à ramener la durée effective au niveau de la durée légale, ce qui est une situation que ce pays n'a pas connue depuis 1936. C'est la deuxième difficulté.

Troisième difficulté, les réorganisations n'ont pas été faites autant qu'on l'aurait souhaité. J'y reviendrai tout à l'heure en faisant l'état de la situation actuelle telle que je la vois. Sous l'empire des lois Robien ou Aubry 1, qui se ressemblent beaucoup, il y a eu énormément de réorganisations, de mises en place de systèmes flexibles etc... Parce qu'il y avait une incitation. Mais, avec la loi Aubry 2, à partir du moment où cela devenait la durée légale et où on avait dépassé le stade de l'incitation, il n'y a presque plus eu d'efforts spécifiques de réorganisation.

Enfin, la négociation a échoué. Je crois que nous avons une difficulté considérable dans ce pays : on ne peut pas négocier de façon efficace avec des organisations syndicales qui sont extrêmement divisées. Il faut se souvenir que le premier grand accord sur les 35 heures était un accord signé avec l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM), avec une moitié seulement des syndicats. Dans ces conditions, la négociation n'a plus de sens. La ministre a alors, à tort ou à raison, pris position pour une moitié de ces syndicats contre l'autre.

Il est clair que, si les organisations syndicales ne peuvent se mettre d'accord entre elles pour discuter et négocier un accord avec une direction ou avec une organisation professionnelle, les négociations sont inefficaces. Finalement, comme toujours, c'est l'Etat qui a repris la main, puisque les négociations ne pouvaient pas avancer.

Je réponds maintenant plus directement à votre question. Quels sont les « plus », les « douteux » et les « moins » dans ce que nous voyons aujourd'hui des conséquences des 35 heures dans notre vie quotidienne ?

Je ne sais pas plus que vous, ou surtout pas plus que l'INSEE, combien d'emplois ont été créés. L'INSEE a dit environ 300 000. En plus, il est difficile de savoir très bien à quoi correspondent les emplois créés. Des emplois ont été créés directement par la réduction de la durée du travail et ce de façon quasiment arithmétique. C'est, par exemple, le cas à la SNCF. D'autres ont été créés de façon indirecte, sans que cela ne se voie tout de suite. Ils se sont créés petit à petit, dans des périodes de croissance. Puis, il faut considérer l'aspect macroéconomique : des emplois ont pu être créés, mais au prix d'une dépense publique qui aurait pu être utilisée ailleurs. Aujourd'hui, il est encore, à mon avis, assez difficile d'avancer un chiffre précis. Cependant, le chiffrage de l'INSEE est intéressant parce qu'il prend en compte la dimension macroéconomique dans son ensemble.

Je reviens sur la notion de partage du travail. Comment est-ce qu'on crée des emplois avec les 35 heures ? Ce n'est pas en période de baisse de l'activité qu'on va partager le travail. En période de croissance, il y a plus d'emplois créés si ces emplois sont d'une durée hebdomadaire plus courte. Ce n'est pas un partage du travail ! C'est un partage de la croissance. C'est un peu différent et nous pourrons y revenir si vous le voulez. C'est en tout cas ce qui ressortait autrefois dans nos propositions au titre du commissariat général au Plan.

Aujourd'hui, quels sont les « plus » ?

En premier lieu, l'emploi, puisqu'il ne fait aucun doute qu'il y a eu des emplois créés, même s'il est difficile de les quantifier avec précision.

En deuxième lieu, il y a eu, dans les grandes entreprises privées, un vrai travail de réorganisation, un vrai travail de modification des méthodes de management, un vrai travail de négociation, un vrai travail de flexibilisation. Même si tout ce travail s'est fait dans la douleur, même s'il y a eu des problèmes, ce travail a été fait. Je peux vous affirmer que, parmi les entreprises du secteur privé avec lesquelles je suis en contact, il y a eu effectivement cet effet positif en termes de réorganisation du travail pour beaucoup d'entre elles. C'est là un élément bien réel.

Un troisième élément peut être considéré comme positif, même si certains le considèrent au contraire négativement. Il y a, notamment pour le personnel d'encadrement, une évolution de l'approche du partage entre la vie au travail et la vie extra professionnelle, qui ne me paraît pas complètement négative, contrairement à ce que l'on entend parfois. Je ne crois pas beaucoup à un phénomène spécifiquement français de refus du travail ou de distanciation par rapport au travail. Ce phénomène est visible dans tous les pays occidentaux. La façon dont le travail des cadres a été réorganisé en France m'a paru plutôt positive.

Il est une partie plus douteuse, sur laquelle j'étais plutôt positif au début alors que je le suis moins maintenant : la relance du dialogue social.

Du fait de l'obligation imposée par la loi Aubry de négocier pour pouvoir obtenir des aides, il y a eu une vraie relance du dialogue social. Malheureusement, je crois qu'on n'a pas pu capitaliser sur cette relance. Pourquoi ? Parce que le dialogue social est, par ailleurs, enrayé en France par de nombreuses autres considérations. C'est, par exemple, la complexification du code du travail, liée à une série de législations, à la modification permanente des lois et des textes. Que demandent, de plus en plus, nos clients aux consultants que nous sommes ? Ce n'est pas tant de leur proposer des approches intelligentes. C'est de leur dire où on en est du dernier arrêté, de la dernière circulaire, de la parution du décret d'application de telle ou telle loi. C'est également la division syndicale dont j'ai dit, tout à l'heure, qu'elle rend extrêmement difficile toute négociation, car on ne négocie plus entre un patron et un syndicat mais entre syndicats.

Pour ces deux raisons au moins, on n'a pas capitalisé sur cette relance du dialogue social qui aurait pu être extrêmement positive. Pour ma part, j'avais pourtant, je l'avoue, quelques espoirs à cet égard.

Il suffit d'ailleurs d'observer, à propos des 35 heures, les retournements qui sont intervenus à la suite des différentes mesures de suspension qui ont été prises. Elles ont été vécues par certaines entreprises positivement parce qu'elles n'appréciaient pas trop les 35 heures ! Mais, elles ont été vécues aussi, par d'autres, comme une nouvelle contrainte qui imposait encore un changement et de nouvelles choses à négocier.

J'en viens aux éléments négatifs.

C'est d'abord la distinction faite entre les grandes entreprises et les petites. Aujourd'hui, bien des petites entreprises ont du mal à recruter parce qu'elles sont concurrencées par des grandes entreprises où l'on ne travaille que 35 heures ! Nous entendons beaucoup dénoncer cet écart entre les grandes et les petites entreprises de la part des PME, par exemple dans l'hôtellerie.

Sur le seul secteur privé, j'aurais donc sur les 35 heures une opinion balancée.

En revanche, c'est dans le secteur public que le dossier des 35 heures a été mal traité. C'est d'ailleurs parce que nous nous focalisons sur les problèmes du secteur public, que beaucoup de nos concitoyens ont une vision des 35 heures qui n'est pas aussi positive qu'elle devrait l'être. Pourquoi ? Parce que, dans le secteur public, la mise en place des 35 heures a été mal faite.

Notre cabinet a beaucoup travaillé avec les collectivités locales sur la mise en place des 35 heures. Les situations sont extrêmement variables. Dans certaines communes, un travail très fructueux a été fait, d'ailleurs indépendamment de la couleur politique du maire, mais plutôt en fonction de ses capacités et de celles de son secrétaire général. Certaines communes en ont profité pour réorganiser les services, remettre de l'ordre, avoir un état civil ouvert toute la journée, etc. Dans d'autres, l'absence de réorganisation a coûté plus cher et les impôts ont été augmentés.

La réduction du temps de travail s'est faite au sein de l'Etat pratiquement sans toucher à l'emploi, pour des raisons compréhensibles : on n'en a guère profité pour avancer dans la réforme de l'Etat. Globalement, on peut réduire le nombre de fonctionnaires ou réduire leur temps de travail, mais à condition de réorganiser. Or, à l'exception de quelques ministères, l'Etat n'a pas du tout, ou presque pas, profité de l'occasion pour se réorganiser comme l'ont fait les entreprises. Il est donc dommage que l'Etat ait réduit le temps de travail sans en tirer toutes les conséquences.

Les grandes entreprises publiques ont connu des réductions du temps de travail pratiquement compensées par des créations d'emploi. Mais, là aussi, ces réductions sont intervenues sans réorganisation, comme par exemple, les grandes entreprises de transport. Ces entreprises se sont dit : « On baisse le temps de travail de 10 % et on augmente les effectifs de 5 %, ce qui permet de faire un peu de productivité au passage... » Mais, elles n'en ont pas profité pour se réorganiser. Sous cet angle, on peut considérer que c'est un échec, parce que l'un des objectifs de la réduction du travail était bien la réorganisation.

En ce qui concerne les hôpitaux, on a malheureusement beaucoup trop tardé pour faire le nécessaire. Dès 1998, on savait qu'il fallait recruter des infirmières pour faire face à la réduction du temps de travail. Cela n'a pas été fait.

J'insiste un peu sur ce point car, chaque fois qu'un article est consacré aux 35 heures, il fait référence aux hôpitaux. Certes, dans les hôpitaux les 35 heures sont un superbe échec. Mais, il n'y a pas que les hôpitaux en France !

Au fond, mises à part les entreprises publiques, les conséquences des 35 heures n'ont pas été aussi mauvaises que certains veulent bien le dire. Elles ont des aspects positifs. En revanche, les décisions prises par l'Etat employeur sont, à mon avis, assez désastreuses.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie. Au-delà de la différence entre les grandes et les petites entreprises, est-ce qu'on ne peut pas constater, dans une certaine mesure, une dégradation des conditions de travail, notamment une aggravation du stress au travail ? Est-ce que l'absentéisme, que nous constatons aujourd'hui, peut, pour partie, s'expliquer par ces évolutions ?

Vous permettrez également à la femme que je suis de demander à l'observateur que vous êtes s'il a constaté des conséquences positives des 35 heures pour les femmes, d'une manière ou d'une autre ?

Vous avez évoqué, rapidement, dans votre exposé la notion de valeur travail. A votre avis, les 35 heures n'ont-elles pas particulièrement porté atteinte à cette valeur ?

M. le Rapporteur : Vous avez employé les termes « ambiguïté » ou « confusion » pour évoquer la différence de perception entre durée légale du travail et durée effective du travail. Vous avez parfaitement raison de le souligner et d'autres le soulignent également. Dans une contribution écrite, M. Jacques Barthélémy insiste lui aussi sur cet aspect des choses. Vous avez fait remarquer que nos voisins ne connaissent pas la notion de durée légale. Est-ce que, d'une certaine manière, les difficultés auxquelles nous nous heurtons ne tiennent pas à l'existence d'une durée légale dans notre droit ? Est-ce que la suppression de cette référence légale ne serait pas un moyen de sortir d'un certain nombre des difficultés auxquelles on se heurte ?

Vous avez fait état de votre expérience de consultant et de vos constatations sur le terrain. En prolongeant la question de Mme Catherine Vautrin, n'avez-vous pas le sentiment que l'application des 35 heures a renforcé, d'une certaine manière, des clivages qui existaient déjà ? Je pense aux clivages entre grandes entreprises, petites et moyennes entreprises et à ce que la personne, qui vous a précédé, a appelé les « oubliés de la RTT ». Je pense aussi aux clivages entre cadres et non cadres, par exemple.

Au-delà des effets sur l'emploi qui sont sujets à caution, le fait le plus important n'est-il pas cette sorte d'émiettement ou d'éclatement de la société, créé voire accentué par l'application des 35 heures ?

M. Philippe VUILQUE : En considérant le contexte économique de 1997, pensez-vous que la réduction du temps de travail était un outil utile, voire indispensable, de la politique de l'emploi ?

Vous considérez que la négociation était essentielle. Mais, à partir du moment où cette négociation n'était plus possible, pouvez-vous reprocher au législateur d'avoir pris ses responsabilités au vu de la situation économique de l'époque ?

Nous tentons de faire une évaluation des conséquences des 35 heures. Cette évaluation vous paraît-elle possible aujourd'hui, dans la mesure où vous reconnaissiez vous-même que les effets des 35 heures sont loin d'être encore complètement connus, hormis la différence entre le secteur privé et le secteur public, aujourd'hui largement partagée ?

J'ai relevé ce que vous disiez sur l'écart entre les petites et les grandes entreprises. Ne pensez-vous pas plutôt que les 35 heures n'ont été qu'un révélateur des difficultés, notamment de recrutement, rencontrées par les PME, plutôt que les véritables responsables de celles-ci ?

M. Jean LE GARREC : Je remercie M. Brunhes, parce qu'il nous aide à éclairer un certain nombre de problèmes.

Je ne suis pas loin de partager un certain nombre des critiques de M. Brunhes sur le secteur public. Il est vrai que les 35 heures ont été plaquées sur l'hôpital public et n'ont pas servi de support à une réorganisation, qui reste absolument indispensable. D'ailleurs, nous avons évoqué ce problème lors de l'audition du directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins.

Vous avez formulé une deuxième remarque intéressante, s'agissant de la distinction entre durée légale et durée réelle. Il y a toujours eu un écart entre les deux et on sait très bien d'ailleurs que la durée réelle est encore, à l'heure actuelle, en moyenne supérieure à la durée légale. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle des abattements avaient été prévus pour les premières heures supplémentaires. Cette distinction entre durée légale et durée réelle était bien sous-jacente.

Troisième remarque, M. Brunhes pose très bien le problème entre partage du travail et réflexion sur l'organisation de l'entreprise. Comme nous venons de le voir au cours de l'audition de M. Godet, il est vrai qu'il y a eu ambiguïté. Personnellement, je n'ai jamais utilisé le mot de partage du travail ! Il n'en demeure pas moins que cette idée existait dans les têtes et il est probable qu'elle ait rendu plus complexe la négociation et l'approche du dossier des 35 heures.

Vos remarques sur le dialogue social m'ont beaucoup étonné, mais vous avez probablement raison. Cette relance a eu lieu et j'ai même regardé les chiffres de mandataires qui se sont ensuite engagés syndicalement, ils ne sont pas négligeables. Mais, c'est vrai, la démarche s'est progressivement interrompue. Est-ce la complexité du code du travail ? Je n'en suis pas certain. Est-ce l'éclatement du mouvement syndical ? J'aurais tendance à dire oui. Est-ce la difficulté de faire apparaître le fait majoritaire ? Il y a forcément un certain nombre de raisons à cette interruption. Je ne vais pas jusqu'à dire que c'est un échec, parce que quelque chose s'est effectivement passé, mais le mouvement s'est un peu ralenti et c'est tout à fait dommageable.

Mme Chantal BRUNEL : Je veux d'abord souligner que, souvent, dans beaucoup d'entreprises où se pratique un travail en équipe, la durée effective est largement au-dessous de la durée légale du fait des nombreuses pauses obligatoires.

A mon sens, les 35 heures ont créé une inégalité très forte entre les entreprises. Pourquoi ? Parce qu'on a fait l'erreur de ne pas inscrire l'obligation de modulation dans la loi. Il y a une inégalité très forte entre, d'une part, les grandes entreprises, qui ont eu les conseils et les collaborateurs nécessaires pour permettre une nouvelle organisation du travail, et d'autre part, les petites entreprises, celles de 20 à 100 salariés, qui ont pris de plein fouet les 35 heures et l'augmentation de la masse salariale. En effet, leurs salariés ont dit qu'ils n'étaient pas d'accord pour venir 9 ou 10 heures par jour sans heures supplémentaires. Ne pas inscrire dans la loi l'obligation de la modulation a été une erreur, car les entreprises qui ont pu s'en sortir sont celles qui ont pu mettre en place une telle modulation.

Je crois aussi que la négociation des 35 heures a été un traumatisme réel pour beaucoup de chefs d'entreprise, dont la vocation normale est de produire et de vendre. Or, ils ont été contraints de consacrer des heures à négocier. Les négociations ont été source de préoccupations et elles ont fait naître des conflits dans l'entreprise. Les chefs d'entreprise ont été obligés de mandater des gens, voire de payer eux-mêmes l'adhésion aux syndicats. Je crois profondément que la question des 35 heures a créé dans les petites entreprises un traumatisme important et des pertes d'énergie considérables. A mon avis, les 35 heures ont quand même détruit beaucoup d'emplois dans les petites entreprises.

M. Philippe TOURTELIER : Mon intervention sera peut-être un peu décalée par rapport aux précédentes mais je veux rebondir sur une expression que vous avez utilisée, Mme la Présidente, « la valeur travail ».

Que pensez-vous, M. Brunhes, de cette expression ? Le mot travail vient de tripalium, mot latin qui signifie torture. Chez les Romains et au Moyen âge, le fin du fin c'était de ne pas travailler. Le travail, c'était pour les esclaves et pour les serfs. En fait, c'est à la Renaissance, avec la montée de la bourgeoisie et du commerce, que le loisir organisé des Romains, l'otium, est devenu le negotium, c'est-à-dire le négoce. Le travail est donc lié à une marchandisation de notre société, appuyée par la valeur rédemptrice du travail liée au catholicisme. Le travail peut être libérateur mais il peut aussi être aliénant. La liberté est une valeur ! Pas le travail. Je pense donc qu'il faudrait éviter de parler de « la valeur travail ».

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : C'est une expression résumée que nous utilisons les uns et les autres de façon tout à fait commune pour être bref et qui ne peut aller en rien contre votre brillante explication.

M. Bernard BRUNHES : Je pourrais répondre à beaucoup des questions posées en disant que les 35 heures ont « renforcé » des phénomènes existants, pour employer un mot de M. Novelli, ou qu'elles ont « révélé » ces phénomènes pour employer un mot de M. Vuilque. Le problème de l'économie, c'est qu'on ne peut pas faire des expériences comme en chimie. Il est difficile de séparer les différents facteurs d'une évolution. Si on est plutôt sympathisant des 35 heures, on emploie le verbe « révéler », et si on est plutôt hostile, on emploie le verbe « renforcer » ou le verbe « créer ». Je me méfie donc un peu de certains jugements.

La question du stress est assez typique. En effet, nous observons, dans notre pays comme dans tous les pays voisins, un vrai développement du stress dans les entreprises, ce qui est extrêmement préoccupant. On ne peut pas le quantifier avec précision, mais on peut l'approcher par des mesures indirectes, à travers les congés maladie par exemple. Comme tous mes confrères, je constate ce même phénomène partout, dans les pays où on travaille 35 heures, comme dans ceux où on travaille 39, 40 ou 45 heures. Pas plus, pas moins.

Pourquoi le stress s'est-il développé ces dernières années ? Ce développement vient du fait qu'on a mis en place dans les entreprises un système de management par objectifs, par opposition à l'ancien système taylorien. Dans ce dernier, l'approche proposée au salarié était différente : « Vous faites 9 h-12 h et 14 h-18 h et ensuite vous êtes tranquilles ! Vous ne risquez pas trop d'être licencié... Vous n'êtes pas jugé sur votre capacité à atteindre les objectifs... Votre salaire n'est pas variable, etc... »

Mme Chantal BRUNEL : Nous vivons quand même dans un monde ouvert !

M. Bernard BRUNHES : Absolument ! En tout cas, c'est un phénomène que nous connaissons bien et sur lequel nous essayons de former les managers en leur expliquant que si le management par objectifs est un bon système et que si le taylorisme avait des inconvénients, le système de management par objectifs en a d'autres. Il est vrai que, quel que soit son niveau hiérarchique, on est de plus en plus jugé sur ses résultats, ce qui est beaucoup plus traumatisant que de faire seulement ses horaires.

Je veux dire, en tout cas, que le développement du stress est un phénomène général qui n'est pas lié aux 35 heures, même s'il l'on peut considérer qu'il y a peut-être un petit plus qui leur est dû !

Je sais ce que pense celui qui m'a précédé à cette place, M. Michel Godet, car nous en avons discuté ensemble. Il estime qu'on n'a plus de temps de pause, de convivialité ou de lien social. C'est vrai ! Toutefois, je n'ai pas le sentiment que ce soit un élément très important dans ce développement du stress, ou du moins aussi important que l'évolution du management que je viens d'évoquer.

Mme Chantal BRUNEL : Mme Aubry avait dit qu'avec les 35 heures, on diminuerait le stress et qu'on diminuerait les arrêts maladie.

M. Bernard BRUNHES : Mme Aubry s'est trompée !

Vous m'avez interrogé sur la situation des femmes. Nous avons fait un constat un peu décevant, même si nous n'avons pas de statistique sur ce point. Nous pensions qu'avec les 35 heures les mamans qui voudraient s'occuper davantage des enfants, les emmener chez le médecin, rencontrer les enseignants, etc, pourraient le faire plus facilement puisqu'elles travailleraient moins. Or, en réalité ce n'est pas vrai.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je suis heureuse de vous l'entendre dire !

M. Bernard BRUNHES : Contrairement à ce que l'on a pu croire, cela n'a pas changé les habitudes, du moins sur ce plan. Néanmoins, toutes les enquêtes montrent que ce sont les femmes et les cadres qui sont les plus satisfaits des 35 heures. Pensez alors aux femmes cadres !

Plus généralement, les cadres sont favorables, parce qu'ils ont obtenu des journées. En revanche, les ouvriers ou les employés n'ont pas eu de journées entières, mais en général des heures. Pratiquement, les heures n'intéressent pas beaucoup les hommes, mais elles intéressent les femmes, notamment celles qui ont des responsabilités familiales, car elles continuent à les assumer plus que les hommes.

En ce qui concerne la valeur travail, il est toujours possible de faire de grands discours. J'ai d'ailleurs écrit des articles sur cette question et il faudrait du temps pour bien cerner cette notion. Pour ma part, je pense en toute franchise que le discours actuel sur la valeur travail est un discours purement idéologique !

Certes, la place des loisirs a augmenté. Les possibilités de prendre des week-ends allongés se sont multipliées. Pour autant, ce n'est pas une remise en cause des valeurs. Donner la possibilité aux gens de moins travailler - et il est normal qu'ils en soient contents - n'est pas une remise en cause des valeurs ! Je trouve qu'un tel discours est idéologique. Dans un pays comme le nôtre, dans lequel il y a tant de chômeurs, le discours sur la valeur travail me paraît décalé et je ne souhaite pas, en tant que citoyen, m'y engager.

Concernant la durée légale, M. Novelli, je vous livre un souvenir personnel. Il y a quelques années, M. Barrot, à l'époque ministre du travail et des affaires sociales, m'avait demandé mon point de vue sur l'action à mener en matière de durée du travail. Je lui avais proposé ce que vous avez dit vous-même, à savoir supprimer la durée légale du travail.

Pourquoi ? Ma thèse personnelle était, comme je le disais tout à l'heure, qu'à partir du moment où on était arrivé au plancher de la durée légale, on ne pouvait plus baisser et on ne pouvait plus créer de la souplesse. On avait donc un blocage. On peut en sortir en abaissant la durée légale du travail, ce qui recrée une marge de manœuvre : c'est ce que le gouvernement de M. Jospin a voulu faire. On peut aussi supprimer purement et simplement la durée légale, ce qui aurait le même effet de disparition de ce cliquet.

Dans les pays voisins, on ne peut pas dire qu'il n'y a pas l'équivalent de la durée légale. Il y a des durées conventionnelles et par rapport à elles il est possible d'avoir des heures supplémentaires. L'absence de durée de référence interdirait d'avoir un système d'heures supplémentaires, ce qui serait quand même dommage, car elles sont un élément de régulation. Une demande trop forte d'heures supplémentaires est, par exemple, coûteuse pour l'entreprise. Il faut donc qu'il y ait une durée de référence. Dans certains pays, ce sont des durées conventionnelles par branche. Dans d'autres, elles sont interprofessionnelles. C'est le cas aux Pays-Bas par exemple. La différence, c'est que ces durées sont négociées.

Dès lors, faut-il supprimer la durée légale ? Si le MEDEF, ou les branches, et les cinq syndicats sont prêts à se mettre d'accord sur des durées conventionnelles négociées, il faut le faire ! S'ils ne sont pas prêts à se mettre d'accord, alors il ne faut pas le faire.

Autre point important, qui rejoint la question de M. Le Garrec, pourquoi n'arrive-t-on plus à négocier ?

Jusqu'au début des années 1980, chaque fois qu'on négociait, c'était du « toujours plus ». Pendant la période des trente glorieuses, on ne négociait pratiquement que du « toujours plus ». Dès lors, le fait que tel syndicat signe et que tel autre ne signe pas n'avait aucune importance. Tout le monde était finalement d'accord, parce qu'à chaque négociation on obtenait un progrès.

Le type de négociation, dont nous parlons aujourd'hui - sur la durée du travail par exemple - n'est plus du « toujours plus ». C'est un échange, un donnant-donnant. Et, dans ce contexte, chaque organisation vient avec ses propres revendications. Du coup, la négociation est impossible, tant qu'on n'aura pas une unité syndicale.

La première fois qu'on a mis en place un système dans lequel on est passé du « toujours plus » à du « donnant-donnant », c'était avec une loi Auroux, au moment des 39 heures. C'est la première fois qu'il y avait un système de dérogation. Depuis, le mécanisme a enflé et, avec les 35 heures, il a explosé. Il faudrait que tous les syndicats soient d'accord, mais ils ne le sont jamais. On est alors obligé de recourir à l'Etat.

C'est pour cela que je salue l'effort fait par la loi Fillon, au moins une partie de cette loi, celle qui commence à mettre en place l'accord majoritaire, même si ce n'est qu'un début, parce qu'il faut qu'à un moment donné les syndicats se décident à travailler ensemble. Il faut changer la loi, parce qu'ils n'y arrivent pas tout seuls.

Plusieurs questions ont été posées à propos des clivages. Il est vrai que les 35 heures créent des clivages mais, là encore, elles ont plus renforcé des clivages existants qu'elles n'ont en créé de nouveaux. Par exemple, dans la mesure où les grandes entreprises publiques n'ont pas hésité à créer des emplois, la dichotomie entre les grands services publics et les entreprises privées s'est encore aggravée dans notre pays. Par ailleurs, j'ai déjà évoqué les clivages entre grandes entreprises et petites entreprises.

De même, s'agissant des cadres et des non-cadres, encore que la distinction soit plus compliquée, il est vrai que les cadres profitent plus facilement des 35 heures. La moindre augmentation des salaires les a moins gênés que les salariés rémunérés à des niveaux plus modestes et ils ont obtenu des jours RTT, ce qui est quand même plus intéressant qu'une diminution d'une heure de travail par jour. Cela ne change pas grand-chose, si ce n'est pour les femmes.

Il est donc vrai que les 35 heures ont renforcé certains clivages, mais il est vrai aussi que, dans d'autres cas, elles ont amélioré des situations. J'ai du mal à voir tout en noir et blanc. Je l'ai indiqué au début de mon propos : j'ai vu beaucoup d'entreprises opérer, à cette occasion, de vraies réorganisations du travail et introduire de vraies améliorations.

Mme Chantal BRUNEL : Dans les grandes entreprises !

M. Bernard BRUNHES : Parlons des petites entreprises, Madame. Je ne suis pas complètement d'accord avec vous, parce que j'ai vu tout et son contraire. Il y a beaucoup d'entreprises dans lesquelles il n'y avait aucun dialogue social. Je ne parle même pas de dialogue syndical ! Je parle de relations sociales normales, et ce dans des entreprises de 100 à 300 salariés.

On me dit toujours que je vois les choses positivement, parce que les entreprises qui font appel à moi ont, par hypothèse, envie de faire quelque chose. C'est possible et je ne suis pas capable de faire une statistique. Je dis seulement, parce que je crois que c'est difficilement contestable, que dans beaucoup d'entreprises où il n'y avait de réflexion ni sur la modulation, ni sur les conditions de travail, ni sur les dates de congés, le dialogue social est devenu possible.

J'ai rencontré beaucoup de chefs d'entreprise. Certes, je ne vais pas vous dire qu'il y en ait beaucoup qui ont aimé l'obligation des 35 heures. Cela dit, ils ont découvert à cette occasion qu'ils pouvaient avoir avec leur personnel un certain dialogue direct, qui ne passe pas nécessairement par le filtre syndical. Ces entreprises sont plus nombreuses qu'on ne l'imagine.

M. le Rapporteur : Il faut rappeler que le dialogue social était obligatoire, ce qui nuance le constat de sa relance. Un certain nombre de nos interlocuteurs nous ont indiqué qu'à la suite de cette grande vague de dialogue social, il n'y a pas eu de renégociation. Les souplesses, offertes par la loi Fillon, n'ont pas fait l'objet de renégociation, à l'exception de quelques branches. Dès lors, il serait souhaitable que ce soit aujourd'hui, ou plus exactement demain, que l'on constate cette relance du dialogue social, lorsqu'il faudra négocier les adaptations nécessaires. Or, il semble qu'il n'y ait pas de véritable appétence à cet égard. On nous explique que les négociations ont été tellement difficiles pour parvenir à un accord que l'on a guère envie de recommencer.

M. Bernard BRUNHES : Je ferai plusieurs remarques.

Lorsque je parle de dialogue social, je pense aussi au dialogue social hors syndicats. Il ne s'agit pas seulement du dialogue social obligatoire avec les syndicats, comme il est prévu par la loi Aubry. Ce peut être simplement aussi le fait de s'asseoir autour de la table et de discuter de la manière dont la réduction du temps de travail sera appliquée. Je vous assure que cela s'est beaucoup fait.

S'agissant du dialogue syndical, j'ai toujours été hostile au principe du mandatement. Je pense que ce n'est pas une bonne idée. C'est un simple outil et il ne permet pas un changement de culture. Je persiste à penser qu'il faudrait que, dans les petites entreprises qui n'ont pas de syndicat, on puisse négocier avec les délégués du personnel ou le comité d'entreprise. C'est d'ailleurs ce que commence à envisager le projet de loi Fillon.

L'obligation de signer avec un délégué syndical a amené des entreprises qui n'avaient pas de syndicat à passer par le mandatement. Mais, une fois l'accord signé, le mandaté disparaît et ne sert plus à rien. Je l'ai d'ailleurs constaté lorsque j'ai négocié la réduction du temps de travail dans mon cabinet. Je me suis mis d'accord avec mes collaborateurs et ils sont, ensuite, allés chercher un représentant de la CFDT, qui n'est jamais revenu dans l'entreprise.

D'autres difficultés sont ensuite apparues. Pour les grandes entreprises, il y a les difficultés liées à la complexité des accords signés. J'ai omis d'évoquer ce point, il est vrai un peu mineur. Beaucoup d'entreprises qui ont négocié, dans le cadre des lois Robien ou Aubry 1, des dispositifs un peu compliqués ont finalement renoncé à les mettre en œuvre. Elles avaient imaginé des possibilités de modulation, tellement compliquées à gérer, ne serait-ce que parce qu'en étaient exclues certaines catégories de salariés, qu'elles ne les ont pas appliquées et sont revenues à l'ancien système. Finalement, elles se sont contentées de payer des heures supplémentaires, même si c'était un peu plus coûteux pour elles, parce que c'était plus simple et que tout le monde y trouvait son compte.

Autrement dit, des accords complexes ont été signés et n'ont pas été beaucoup appliqués. On sait que maintenant, compte tenu de la nouvelle législation, qu'il faudra renégocier, mais on n'en a pas envie. Votre remarque sur la non-appétence à renégocier, compte tenu de la complexité des règles, est vraie.

Je persiste, cependant, à penser que la vraie difficulté est ailleurs. Tant que la représentativité syndicale ne sera pas revue et que les élus du personnel ne pourront négocier en l'absence de syndicat, nous serons confrontés à ce problème et tous les gouvernements se casseront le nez sur cette difficulté.

M. Philippe VUILQUE : Vous n'avez pas répondu à ma question sur la possibilité de mener, aujourd'hui, une évaluation exhaustive des avantages et des inconvénients des 35 heures, alors que, par exemple, nous ne pouvons pas mesurer leurs effets sur le développement de nouvelles activités liées aux loisirs.

M. Franck GILARD : Le débat que nous avons n'est-il pas trop franco-français ? Par rapport à nos partenaires européens et à nos principaux concurrents économiques, peut-on considérer les 35 heures comme une bonne opération ?

M. Bernard BRUNHES : Il faut arriver à séparer dans le débat ce qui peut être dit aujourd'hui, donc à court terme, et ce qui pourra être dit dans quelques années.

A court terme, tous les économistes disent et toutes les études montrent que les efforts de productivité faits en France nous permettent de conserver globalement une bonne compétitivité. Je dis bien globalement et je n'entre pas dans le détail, entreprise par entreprise. Ce constat est intéressant et même un peu étonnant, car il permet de dire que malgré les 35 heures, notre pays continue à être compétitif. Cela signifie qu'il existe toujours une grande capacité de dynamisme et de productivité dans notre pays.

Regardons toutefois un peu dans le détail, car c'est en considérant chaque secteur que le problème doit être posé. Il est une question à laquelle je n'ai pas de réponse, mais qui est pertinente et importante. C'est de savoir si le processus de désindustrialisation, que vivent tous les pays occidentaux, lié à l'ouverture des frontières vers l'Europe de l'Est et au développement de la Chine, a été accéléré par les 35 heures ? Je n'en sais rien.

Je ne peux m'empêcher de vous faire part d'une anecdote. En 1997, juste après l'incident du 10 octobre 1997 et la sortie du président du CNPF en claquant la porte, le ministère de l'industrie nous a demandé d'aller rassurer les responsables de Toyota et de leur expliquer que les 35 heures ne sont pas une catastrophe. Leur décision de s'installer à Valenciennes n'avait pas encore été définitivement prise, alors qu'ils entendaient M. Gandois et tout le patronat se dresser contre les 35 heures.

J'avoue qu'à l'époque, en tant que citoyen, j'en ai un peu voulu au patronat d'en avoir ainsi rajouté par rapport aux difficultés. Aujourd'hui, nous rencontrons encore le même problème. Certes, on ne convaincra pas les entreprises que travailler 35 heures ou 39 heures, c'est la même chose. Mais, à force de crier au loup, on finit par susciter des problèmes. A force de répéter à l'étranger qu'il n'était plus possible de travailler en France, l'étranger a fini par le croire, alors que les flux d'investissements actuels montrent bien que cela n'est pas vrai.

Je n'ai pas de réponse sur la désindustrialisation. Il y a eu certainement, à un certain moment pour certaines entreprises dans certains secteurs, des éléments liés aux 35 heures qui ont joué négativement. Globalement, en tout cas, les données macroéconomiques ne le montrent pas. La désindustrialisation a lieu et je la crois inévitable. A-t-elle été accélérée par les 35 heures ? Je ne sais pas.

Qu'en sera-t-il sur le long terme ? Je pense que, dans dix ans, on ne dira pas globalement du mal des 35 heures. Même s'il y a eu des traumatismes instantanés, on constatera, en regardant les courbes, que nous sommes restés au même niveau que les autres.

Je ne suis pas sûr que la baisse du temps de travail va s'arrêter. A mon avis, petit à petit, les autres pays vont baisser la durée du temps de travail et rejoindront notre niveau. On constatera, comme toujours, que la France est un pays qui bouge chaque fois par sauts, plus ou moins brutaux. Je vous rappelle qu'elle était le seul des pays d'Europe dans lequel le temps de travail n'avait pas baissé au cours des années 1980. Il ne baissait plus et il a été abaissé d'un grand coup. C'est ainsi. C'est notre pays !

M. Philippe VUILQUE : Aujourd'hui, l'Allemagne s'oriente vers un système de temps de travail à la carte, ce qui n'est pas inintéressant.

M. Bernard BRUNHES : C'est là que je voulais en venir et je vais ainsi jusqu'au bout de ma pensée. J'ai écrit, dans un article qui m'a valu de me brouiller avec beaucoup de gens, que la loi sur les 35 heures était une loi style XIXème siècle et non pas style XXIème siècle. Nous sommes dans une société dans laquelle, qu'on le veuille ou non, il y a une désindustrialisation, pour les raisons que chacun connaît. D'ailleurs, même dans l'industrie, il existe de plus en plus de métiers tertiaires. L'image du travail n'est plus celle d'une personne devant sa machine. Or, nous raisonnons encore beaucoup trop en termes d'ouvriers, d'usines et non pas de vendeurs, d'informaticiens etc.

Pourtant, il est clair qu'à l'avenir le temps de travail sera forcément beaucoup plus modulé et beaucoup plus différencié. Dès lors, le problème des pouvoirs publics sera de s'assurer que, dans une telle diversité, des règles strictes empêcheront les excès, notamment en ce qui concerne le travail de nuit ou la durée maximale hebdomadaire.

Dans une dizaine ou vingtaine d'années, je pense qu'il n'y aura plus beaucoup de salariés à travailler dans un système où le temps de travail est fixe. Peut-être que les 35 heures auront été, finalement, une bonne chose, car elles auront contribué à casser le système. C'est un peu paradoxal ! Mais les 35 heures ont tellement obligé à reposer toutes ces questions, à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise comme au niveau national, que finalement nous aurons peut-être fait évoluer la problématique globale de l'organisation du temps de travail et de l'organisation dans l'entreprise. Pour ma part, je le crois.

M. Philippe VUILQUE : Nous sommes dans un pays où, vous le disiez vous-même, la négociation sociale est difficile parce que malheureusement aujourd'hui un peu moins de 10 % des salariés sont syndiqués. C'est un vrai problème. Or, le gouvernement de 1997 n'avait pas forcément vocation à légiférer. Si la loi Robien s'était effectivement mise en place, il aurait peut-être fallu simplement lui apporter des correctifs. Si les partenaires sociaux avaient été capables de négocier, le législateur ne serait venu, comme vous le dites, que simplement encadrer et vérifier que l'ordre public social était respecté. Mais, il arrive un moment où, par rapport à une situation économique donnée, il faut bien que le législateur prenne ses responsabilités quand la négociation sociale ne joue plus son rôle.

M. Bernard BRUNHES : Quels que soient les gouvernements, nous sommes dans un pays où la négociation sociale se passe tellement mal que les ministres, malgré leur bonne volonté initiale, se résignent à légiférer.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous constatons tous la difficulté de la négociation sociale dans notre pays. M. Brunhes, je vous remercie.