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Audition de M. Michel de VIRVILLE,
secrétaire général et directeur des ressources humaines du groupe Renault

(Extrait du procès-verbal de la séance du 18 décembre 2003)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Rapporteur : Mes chers collègues, nous recevons M. Michel de Virville, secrétaire général et directeur des ressources humaines du groupe Renault. Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997.

Dans cette perspective, votre expérience de responsable d'un grand groupe de dimension internationale est de nature à apporter à notre mission des éléments concrets d'appréciation sur les conséquences de la mise en place des 35 heures. Vous nous direz donc comment la réduction du temps de travail a été mise en œuvre dans votre groupe et quelles sont ses conséquences sur son organisation, sa marche ou son activité.

Vous êtes également président de la commission de praticiens et d'experts chargés de soumettre à la commission nationale de la négociation collective des solutions pour lutter contre l'insécurité juridique et faciliter le développement d'un droit du travail d'origine conventionnelle. Sans dévoiler les conclusions de cette commission, vous nous direz comment les praticiens du droit du travail appréhendent la complexité de la législation actuelle sur le temps de travail.

M. Michel de VIRVILLE : En premier lieu, je veux souligner l'originalité de la situation du secteur automobile s'agissant du thème de la réduction du temps de travail. Avant sa mise en œuvre, les entreprises de construction automobile partageaient, avec de nombreuses entreprises, une réticence assez forte à l'égard de cette démarche, tant il était difficile d'imaginer que les niveaux de rémunération puissent être négociés à la baisse. Dès lors, la réduction du temps de travail se traduisait mécaniquement par une augmentation des coûts salariaux.

Nous n'étions donc pas demandeurs d'une modification des conditions d'emploi des salariés de l'entreprise. Cela dit, la situation était un peu particulière dans notre secteur, dans la mesure où les constructeurs avaient, depuis plusieurs années, demandé aux pouvoirs publics d'examiner la situation de la pyramide des âges, pour mettre en place un programme ambitieux de départs anticipés afin de rajeunir la population ouvrière travaillant dans les usines automobiles.

De fait, pour Renault - je crois pouvoir dire que PSA a engagé une démarche analogue - les questions des 35 heures et de la pré-retraite automobile ont été traitées simultanément par un accord central signé le 16 avril 1999, qui s'accompagne d'accords décentralisés. Il comporte quatre volets principaux : l'emploi, la réduction du temps de travail, la formation et l'organisation du temps de travail.

Cet accord central fixe des normes communes pour l'ensemble de l'entreprise, en termes de volume de réduction du temps de travail par salariés, de formation, d'accès individuel à la formation - puisque cet accord instituait un droit individuel à la formation, anticipant ainsi sur l'accord interprofessionnel et le projet de loi en cours de discussion - de traitement de nombreuses questions techniques, notamment celles des temps de pause et des heures supplémentaires. Cet accord central revoyait à des accords d'établissement l'organisation et l'aménagement du temps de travail, étant entendu que les situations sont, dans l'industrie automobile, très différentes selon les sites. A Flins, Douai, Sandouville, Cléon ou Le Mans, c'est-à-dire les principales usines du groupe en France, les horaires pratiqués sont très variés, sans compter qu'au sein d'une même usine, un très grand nombre d'horaires coexistent. Il n'est ainsi pas rare d'avoir plus d'une centaine d'horaires différents dans une même usine. Cette diversité ne pouvait donc pas être prise en charge par un accord central, mais seulement par des accords d'établissements.

Ceci posé, cet accord central était directement applicable dans l'ensemble des établissements. Dès sa signature, Renault était donc assuré d'un régime qui pouvait s'appliquer simultanément dans tous ses établissements. Reste que la négociation d'un accord local restait tout à fait souhaitable : c'est à quoi se sont employés les établissements de Renault, à l'exception du site du Mans.

Quelle est la logique générale de cet accord ? Le passage de 39 heures à 35 heures s'opère pour moitié par une réduction du temps de travail effectif, pour moitié par l'inscription hors temps de travail effectif d'un temps annuel de formation d'une trentaine d'heures pour les personnels de maîtrise et les personnels techniques, d'une vingtaine d'heures pour les ouvriers, de quatre jours pour les cadres, et par l'inscription également hors temps de travail d'une pause journalière de vingt minutes.

Il faut souligner que ce dispositif ne modifiait pas les horaires de travail des personnels, mais se traduisait, de fait, par l'octroi de jours de congés supplémentaires. Le système permettait, par le placement différencié de ces jours de congé, de faire varier plus fortement dans l'année l'intensité de l'activité en fonction de la demande de la clientèle.

Cet accord a été signé par quatre organisations syndicales, la CFDT, la CFE-CGC, la CFTC et FO. La CSL, qui n'est pratiquement pas présente chez Renault, l'a également signé. Seule la CGT ne l'a pas signé. Cela en fait un accord majoritaire, et même nettement majoritaire, les organisations signataires représentant plus de 60 % du personnel.

J'en viens au bilan en termes d'emplois. Ce bilan est particulièrement difficile à dresser, car la mise en place de ces nouveaux horaires et de cette nouvelle organisation du temps de travail s'est accompagnée par la mise en œuvre d'un système de pré-retraites ouvertes dès cinquante-cinq ans. De fait, nous l'avons appliqué presque exclusivement à partir de cinquante sept ans. Ce programme de cinq ans s'achèvera fin février 2005. L'accord initial prévoyait 15 400 départs sur cinq ans ainsi que 7 500 embauches, au sein desquelles l'accord identifiait 2 100 embauches liées à la réduction du temps de travail. On peut donc estimer que, mécaniquement, la réduction du temps de travail, de l'ordre de 10 %, nous a conduit à recruter 2 100 personnes.

Cela dit, à bien regarder l'évolution des effectifs entre 1999 et 2002, on constate que 69 500 personnes travaillaient en 1999, 70 000 aujourd'hui sur le périmètre du groupe Renault France. Les effectifs n'ont donc pratiquement pas varié, preuve que les gains de productivité, qui continuent à être réalisés de façon régulière année après année, ont totalement effacé cet accroissement de 2 100 personnes sur une période de trois ans. En clair, la productivité a absorbé l'effet instantané de la réduction du temps de travail.

Au total, quel est le bilan des 35 heures ? Le cahier des charges, que nous nous étions fixé en interne pour définir le contenu de l'accord, était assez simple. Il s'agissait de ne pas créer de surcoût pour Renault, bref, que l'équilibre économique ne soit pas détérioré par l'accord. Le respect de ce cahier des charges était évidemment facilité par les effets positifs sur l'équilibre économique de l'entreprise du dispositif de préretraite qui nous aidait à réaliser les gains de productivité nécessaires. Le deuxième objectif était d'aller plus loin et donc d'essayer d'atteindre un équilibre un peu plus exigeant, en ne tenant pas compte du mécanisme de pré-retraites et du dispositif d'exonération de charges sociales, dont nous avons toujours été persuadés, dès l'origine, qu'il était temporaire. Il nous paraissait en effet évident que, tôt ou tard, les gouvernements suivants seraient amenés à supprimer cet avantage. Nous avons donc visé un équilibre qui se fasse hors incitation à la réduction du temps de travail.

Avec le recul du temps, on peut dire que cet équilibre rigoureux a été atteint pour la main-d'œuvre ouvrière. L'augmentation des charges salariales, que représente la réduction du temps de travail sans réduction de salaire, a été compensée par la négociation d'une série de mesures d'organisation du temps de travail, venues compléter des mesures précédemment existantes. En effet, Renault est une entreprise qui, depuis dix ans, avait négocié en matière d'organisation et d'aménagement du temps de travail. Ces mesures supplémentaires, au total, ont permis de compenser le surcoût salarial engendré par la réduction du temps de travail pour la population ouvrière.

S'agissant des cadres, nous sommes dans une situation différente. Il y a des congés supplémentaires, mais qui sont compensés par une plus forte intensité du temps de travail et une plus grande souplesse dans les horaires, permettant aux cadres de travailler dans la partie de l'année où la charge est la plus forte. L'équilibre économique est donc satisfaisant.

En revanche, notre tentative n'est pas pleinement couronnée de succès pour les personnels techniques et les agents de maîtrise, pour lesquels il existe un surcoût. En effet, les contreparties en matière de flexibilité et d'aménagement sont beaucoup plus difficiles à trouver, car il s'agit de personnel travaillant en horaires de jour et dont la charge de travail est relativement stable dans le temps. L'aménagement et l'organisation du temps ne permettent donc pas de dégager de marges de manœuvre.

Je conclurai sur le droit individuel à la formation, institué à l'occasion de cette négociation. Il s'agit d'un droit, fixé à six jours de formation pour les cadres - il est donc nettement plus important que la partie du temps de formation inscrite hors temps de travail - trente-cinq heures pour les personnels techniques et vingt-cinq heures pour les ouvriers. La rémunération est maintenue pendant la période de formation, y compris pour celle inscrite hors temps de travail. En effet, le fait qu'elle soit inscrite hors temps de travail ne veut pas dire qu'elle ne soit pas rémunérée, au contraire puisqu'elle l'est au même niveau que les heures travaillées. Aujourd'hui, chaque année, les trois-quarts des salariés bénéficient d'actions de formation inscrites dans le cadre de ce droit individuel à la formation. Sur les trois premières années d'application de l'accord, seulement 7 % des salariés n'ont suivi aucune action de formation. Aux termes de l'accord, leur situation suppose un examen conjoint, par le salarié et son responsable hiérarchique, des raisons pour lesquelles la formation n'a pas eu lieu. Il s'agit donc d'un accès à la formation nettement encouragé et développé, même si je suis certain que nous sommes loin d'avoir pleinement tiré tout le bénéfice de cet accord.

M. le Rapporteur : Chez Renault, l'accord sur les 35 heures repose donc sur des jours de congés supplémentaires. En faisant abstraction de l'analyse économique, avez-vous pu constater des changements de comportements chez les différentes catégories de personnels à la suite de la réduction du temps de travail ?

Quant au droit individuel à la formation, s'impute-t-il sur les congés supplémentaires prévus par l'accord ? Ce droit individuel diffère-t-il ou non des dispositions prévues par le projet de loi Fillon en cours de discussion ?

Je souhaiterais, enfin, recueillir votre analyse de la situation allemande. D'après un quotidien du soir, un débat sur la réduction du temps de travail serait relancé en Allemagne, avec la mise en place d'horaires de travail à la carte, en fonction des spécificités des entreprises. Une telle évolution est-elle envisageable en France et à quelles conditions ?

M. Christian DECOCQ : S'agissant plus particulièrement du droit individuel à la formation, le champ de celle-ci est-il librement choisi par le salarié ?

M. Michel de VIRVILLE : Les congés supplémentaires ont donné lieu à des comportements différents selon les catégories de salariés. Pour la population ouvrière et les agents de production, ils ont constitué le point le plus positif de l'accord. Et vous savez d'ailleurs que Renault a eu, au cours de son histoire, l'occasion d'apporter sa pierre à l'augmentation du nombre de jours de congés. Le fait que ces congés puissent être déplacés de façon plus souple au cours de l'année inquiète toujours au départ. Mais une fois l'accord appliqué et les nouvelles règles du jeu bien comprises, nous constatons que les intéressés ne souhaitent pas revenir en arrière.

A cette occasion, une disposition de l'accord prévoit que le travail du samedi, dans certains cas, puisse s'opérer non pas sur la base du volontariat, comme c'était le cas auparavant, mais s'organiser comme un jour normal de la semaine. Lorsque la demande est particulièrement forte, on complète les cinq jours de la semaine par une session de travail le samedi. Jusqu'à cet accord, il s'agissait d'heures supplémentaires faites par des salariés volontaires des deux ou trois équipes de la semaine. L'accord a permis de prévoir, plusieurs fois dans l'année, une session obligatoire de travail le samedi, impliquant une des deux équipes, celle de matin ou de l'après-midi, payée au tarif normal. Cette disposition a été un des éléments forts de la négociation, et c'est un point important dans l'équilibre économique de l'accord.

Cela dit, les salariés jugent l'ensemble de ces dispositions non seulement équilibrées, mais même positives. Je crois pouvoir dire qu'aucun des sites de Renault ne souhaiterait revenir en arrière.

S'agissant de la population technique et des agents de maîtrise, l'accord est là aussi jugé très positivement. De fait, il s'agit de la population pour laquelle la réduction du temps de travail s'est révélée la plus fortement favorable : les horaires journaliers n'ont pas changé, des jours de congé supplémentaires ont été octroyés, il n'y a pas eu d'efforts particuliers en matière de flexibilité et la rémunération n'a pas baissé. Au total, le bilan est clairement positif pour ces personnels.

Pour ce qui est des cadres en revanche, la situation est différente. Pour beaucoup d'entre eux, en effet, la quantité de travail n'a pas véritablement baissé. Les congés plus nombreux sont appréciés, mais l'intensité du travail pendant les jours travaillés est un peu plus forte, même si la productivité n'est pas la même pour toutes les catégories de cadres. En clair, les cadres ont eu plus de congés, mais ont ressenti une plus grande intensité du travail pendant les jours ouvrés.

Cela étant dit, les cadres voudraient-ils revenir en arrière ? Je ne le pense pas, tant les jours de congés supplémentaires sont appréciés, même s'il s'est écoulé un certain temps pour qu'ils soient effectivement consommés. Les cadres ne se sont habitués que petit à petit à avoir dix jours de congés de plus.

Ceci posé, les comportements ont beaucoup changé en matière de prise de congé. Le fractionnement est plus fort, la période d'été n'est plus exclusive, et le mois de mai comporte souvent des « trous » assez substantiels. Cela est devenu un objet de négociation, car les contraintes ne sont pas les mêmes selon les services. Certains, en effet, doivent fonctionner de manière permanente, sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre. D'autres, au contraire, exigent une coopération très forte entre les personnes et seraient complètement désorganisés si la moitié du service était présente et l'autre absente. Nous avons donc été amenés à négocier, service par service, des modalités différentes de prise de congé. Dans certains cas, les congés sont étalés de manière à tendre vers une plus grande individualisation des prises de congé. Dans d'autres cas, au contraire, il fallait les concentrer à un moment particulier de l'année, de façon à ce que le maximum de personnes soit simultanément présentes lorsque le service est ouvert. Bien évidemment, toutes ces questions se posaient avant cet accord, mais sa mise en œuvre les a rendues encore plus aiguës.

J'en viens au droit individuel à la formation. Il faut bien distinguer le droit individuel et le temps de formation hors du temps de travail. Il s'agit de deux procédures indépendantes.

Le droit individuel à la formation est capitalisable. Le salarié n'est pas obligé de l'utiliser chaque année et, lorsqu'il ne l'utilise pas une année donnée, il est reportable l'année suivante. Il s'agit d'un droit qui s'applique au catalogue de formation de l'entreprise, celui qui sert pour le plan de formation, où les salariés peuvent librement choisir. Pour autant, ce droit n'est pas exclusivement actionné par le salarié. Il peut l'être également par l'entreprise. De ce point de vue, l'accord est complètement symétrique. Si l'entreprise demande à un salarié de se former, celui-ci peut refuser, mais la formation en question deviendra prioritaire l'année suivante. Si le salarié demande à se former, l'entreprise peut refuser, mais, de la même façon, la formation deviendra alors prioritaire l'année suivante. Mais dans les faits, cette question ne se pose pas, et je n'ai jamais vu un salarié se plaindre d'avoir été envoyé en formation contre son gré, ou de n'avoir pu suivre le stage de son choix. La très grande majorité des salariés - 75 à 85 % - choisissent une formation dont ils ont préalablement discuté avec leur hiérarchie, tout simplement parce qu'ils souhaitent choisir une formation qui leur servira dans leur carrière professionnelle. Et quelle est la personne la mieux à même de les conseiller en la matière, sinon leur chef ou leur responsable ressources humaines ?

Une partie de ce temps de formation est inscrite hors du temps de travail. Cela ne veut pas dire hors horaire de travail. La formation en question ne se déroule donc pas pendant les congés, mais pendant le temps où le salarié est présent dans l'entreprise. Cependant, elle n'est pas génératrice d'heures supplémentaires. De plus, comme je l'ai déjà indiqué, elle est rémunérée au taux horaire normal.

Ce dispositif est-il différent de l'accord interprofessionnel, désormais presque incorporé dans la loi ? Oui et non. L'accord interprofessionnel, en effet, prévoit les deux possibilités. Dans sa modalité principale, il prévoit que la formation se déroule plutôt en dehors des horaires de travail. Mais une disposition dispose que le droit individuel à la formation peut s'exercer au sein des horaires de travail de l'entreprise, si un accord le prévoit. C'est cette faculté que notre accord d'entreprise a mise en œuvre.

Il existe, en effet, un débat en Allemagne, et même une polémique sur l'allongement de la durée du travail. Bosch, l'un de nos fournisseurs, est en train d'imposer, dans le cadre de sa négociation salariale, un retour en arrière par rapport à une réduction antérieure de la durée du travail. Notre concurrent Volkswagen envisage même une modulation de la durée du travail en fonction de l'âge des salariés.

Cela dit, en la matière, il me paraît difficile de fixer une règle générale. Vous avez parlé de travail à la carte. De fait, ce système est concevable pour les cadres, tant la souplesse de leurs horaires s'apparente à celle du travail à la carte. En revanche, il est totalement inadapté pour d'autres catégories. Dès que le travail devient collectif, le travail à la carte n'est pas bien adapté, car les gens doivent être ensemble pour interagir les uns avec les autres.

Au total, le temps de travail est vraiment un paramètre qui s'organise à un niveau extrêmement décentralisé. Même pour un établissement de Renault, qui parfois compte plusieurs milliers de salariés, c'est parfois un échelon encore trop large. Cette situation nous oblige souvent à négocier à l'échelon du service ou de l'équipe pour la mise au point d'horaires adaptés.

M. le Rapporteur : Vous indiquez qu'on peut attribuer à la réduction du temps de travail la création de 2 100 emplois. Vous le savez, l'évaluation chiffrée du nombre d'emplois créés par la loi sur la réduction du temps de travail dans notre pays suscite de nombreuses interrogations. Autant les évaluations ex ante ne permettent pas de se faire une religion, autant l'évaluation ex post n'est faite que par la DARES, l'unicité de la source induisant une sorte de trouble. Nous avons d'ailleurs auditionné ici même les responsables de l'association nationale des directeurs et cadres de la fonction personnel (ANDCP) qui, sous forme de boutade, nous ont indiqué que, d'un point de vue microéconomique, ils ne retrouvaient pas les 300 000 créations d'emplois, dont fait état la DARES, dans les entreprises dont ils ont la charge. Quel est votre sentiment sur ce point, étant entendu que les 2 100 emplois dont vous avez parlé pour Renault, c'est à la fois beaucoup et très peu, lorsqu'on sait la place qu'occupe le groupe dans l'économie française ?

Par ailleurs, on nous a indiqué, à plusieurs reprises, que l'augmentation de la réduction du temps de travail s'était s'accompagnée d'une augmentation des congés maladie en raison d'une augmentation du stress liée à l'intensification du travail, comme vous l'avez mentionné pour les cadres. Avez-vous pu constater ce phénomène à la suite de l'application des 35 heures chez Renault ?

M. Michel de VIRVILLE : S'agissant de l'évaluation de l'effet emploi, comprenons-nous bien. Les 2 100 emplois supplémentaires sont le résultat d'un effet mécanique instantané. Comme je vous l'ai indiqué, il n'y a pas eu d'effet mécanique pour les cadres, dans la mesure où nous n'avons pas considéré nécessaire de recruter des cadres supplémentaires à la suite du passage aux 35 heures. En revanche, s'agissant des personnels techniques, il y a eu, de fait, moins d'heures de travail disponibles et l'on peut aisément quantifier cette diminution. Même raisonnement pour la main-d'œuvre dite « directe » des usines. Au total, nous sommes arrivés à la conclusion que nous avions besoin de recruter 2 100 personnes supplémentaires. Pour autant, cela ne signifie pas que ces embauches soient le résultat direct des 35 heures. Pour évaluer celui-ci, encore faut-il étudier l'équilibre économique d'ensemble de l'entreprise, les effets sur les coûts, les effets sur le volume d'activité de l'entreprise.

Qu'en est-il chez Renault ? Je me suis livré à quelques calculs, pensant bien que vous m'interrogeriez sur ce point. De fait, le nombre de personnes employées est à peu près le même en 1999 et en 2002. Mais il s'agit pour l'essentiel de contrats à durée indéterminée. S'y ajoute, en 1999 comme en 2002, un certain nombre de personnes travaillant en contrat à durée déterminée ou en intérim. Lorsque je compare les volumes de CDD et d'intérim selon les sites, je constate que les profils sont très différents d'une usine à l'autre. Je pourrais en conclure que les gains de productivité ont varié selon les sites et, vraisemblablement selon le rythme de renouvellement des véhicules qui y sont fabriqués. En bref, même à l'échelle d'une usine, l'opération est strictement impossible à réaliser : nous sommes incapables d'évaluer, au sein d'une usine du groupe, l'impact du passage aux 35 heures en termes d'emploi.

Pour autant, je tiens à le souligner, cet impact est très certainement positif pour certaines usines du groupe. Je pense en particulier au site de Cléon, notre principale usine de fabrication de moteurs et de boites de vitesse qui, jusqu'en 1999, n'avait jamais conclu d'accord en matière d'aménagement du temps de travail, contrairement aux sites de carrosserie et de montage de Renault. Cléon a donc mis au point en 1999 un accord, qui a profondément modifié son mode de fonctionnement. Je suis donc absolument certain, même si je ne peux pas donner de chiffre précis, que l'équation économique du site a été très sensiblement améliorée et que l'accord a été certainement créateur d'emplois et d'activité supplémentaire.

Mais, je laisse à des gens beaucoup plus compétents que moi, et qui ont l'avantage de travailler à un niveau macroéconomique, le soin de quantifier les effets des 35 heures sur l'emploi. J'observe qu'il s'agit d'une opération difficile, puisque les chiffres publiés ici ou là sont assez différents. En revanche, l'opération est impossible à réaliser au niveau microéconomique, à l'échelon d'un site. Ceci posé, parmi les 2 100 emplois dont j'ai fait état, on peut estimer entre 1 500 et 2 000 ceux qui ont été créés de façon stable, sur un périmètre de 75 000 emplois dans le groupe.

Une précision, pour conclure. La négociation de l'accord sur les 35 heures a été facilitée par l'attitude des syndicats en matière de revendications salariales. De fait, même si l'accord ne comportait aucune disposition de modération salariale, la négociation sur les salaires a été beaucoup plus modérée que d'ordinaire pendant les trois années de mise au point de l'accord. Au total, il y a eu un maintien et non une progression du pouvoir d'achat. Cela a facilité l'effet emploi dont j'ai fait état.

M. le Rapporteur : Avez-vous enregistré un accroissement des congés maladie après la mise en place des 35 heures ?

M. Michel de VIRVILLE : Vous avez tout à fait raison de poser la question. D'abord parce qu'elle s'est posée dans un certain nombre d'entreprises, ensuite parce qu'il s'agit d'un très bon indicateur managerial de la qualité de mise en œuvre de l'accord. A cet égard, nous n'avons constaté aucune montée de l'absentéisme maladie, ni dans les sites industriels, ni dans les sites tertiaires d'ingénierie, preuve d'une bonne acceptation psychologique, physique et mentale de l'accord par les salariés. Cet été par exemple, la presse a fait état d'une forte augmentation des congés maladie. J'ai constaté, pour ma part, que Renault n'avait pas enregistré ce type d'évolution. Une évolution de cet indicateur est toujours inquiétante et a toujours une signification en termes de conduite des services. C'est pourquoi, nous le suivons très régulièrement.

M. le Rapporteur : M. de Virville, je vous remercie.

Audition de M. Michel GOLLAC,
directeur de recherches au Centre d'études de l'emploi

(Extrait du procès-verbal de la séance du 18 décembre 2003)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Rapporteur : Mes chers collègues, nous recevons M. Michel Gollac, directeur de recherches au Centre d'études de l'emploi, où vous animez le pôle « Travailleurs, organisations et emploi ». Vous enseignez également à l'Ecole normale supérieure et à l'Ecole nationale des Ponts et Chaussées.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, vos travaux de sociologue, plus particulièrement consacrés aux nouvelles formes d'organisation et de gestion de la main-d'œuvre, à l'intensification du travail et à la relation au travail, entrent dans les préoccupations de notre mission d'évaluation. Vous venez d'ailleurs de publier un ouvrage sur ce sujet, intitulé Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, résultat de trois années d'enquêtes menées dans le cadre de séminaires conduits à l'ENS.

M. Michel GOLLAC : Je me propose d'abord de replacer la réduction du temps de travail et ses conséquences dans le cadre des évolutions du travail et du rapport au travail.

Les lois sur les 35 heures ont entraîné pour les salariés concernés une baisse de la durée du travail relativement importante, quoique inégale. Elles ont également entraîné une réorganisation profonde du temps de travail. Depuis 1982, et à la suite de diverses mesures législatives, on enregistrait déjà un certain accroissement de la flexibilité des horaires en fonction des besoins des entreprises. Cependant, cet accroissement restait très modéré, et des enquêtes menées en 1995 mettaient en évidence que les entreprises ne procédaient pas à des transformations massives de leurs systèmes d'horaires. La réduction du temps de travail a ainsi relancé la réorganisation des horaires, mais aussi l'organisation même du travail et, dans certains cas, son contenu.

Comment les salariés ont-ils réagi à ce phénomène ? En 1997, les cadres étaient nombreux à rejeter toute forme de réduction du temps de travail. Ils craignaient de voir leur responsabilité mise en cause et de perdre la maîtrise de leur temps de travail. En revanche, les salariés exposés à des conditions de travail particulièrement pénibles, en général les salariés peu qualifiés, souhaitaient une réduction de leur temps de travail pour alléger le poids de ces mauvaises conditions de travail.

Qu'en a-t-il été de ces craintes et de ces attentes ? Je me fonderai d'une part sur la source statistique la plus sérieuse sur le vécu de la RTT - l'enquête réalisée par la DARES à la fin de 2000 et au début de 2001 auprès des personnes concernées par la mise en œuvre des lois Robien et Aubry I -, d'autre part sur des observations qualitatives.

Selon la DARES, une majorité des salariés estime que la RTT a amélioré leur vie quotidienne. Beaucoup de salariés estiment qu'il n'y a pas eu de changement, une minorité, qui n'est pas négligeable - 15 % - que la RTT a dégradé leur vie quotidienne. Première surprise : les plus satisfaits sont ceux qui, ex ante, étaient les plus réticents, c'est-à-dire les cadres. Deuxième surprise : c'est parmi les travailleurs non qualifiés, qui ex ante paraissaient les plus demandeurs, que les mécontents, tout en restant minoritaires, sont les plus nombreux. Aussi, l'opinion des salariés est donc globalement positive, mais la RTT a accru les inégalités. Ces deux effets sont encore plus marqués pour les femmes.

Quant aux enquêtes qualitatives, elles mettent en évidence que le mécontentement, même s'il est statistiquement très minoritaire, peut être profond et témoigner, dans certains cas, de situations de réelle souffrance.

Comment expliquer ces résultats en grande partie paradoxaux ? La RTT, en fait, s'est appliquée différemment selon les catégories de salariés, tant en termes de modalité d'horaires et de temps libre dégagé, que de transformation du travail. De plus, ces évolutions ont interagi avec des conditions de travail très différentes selon les catégories de salariés, voire selon les situations individuelles et avec des rapports au travail également très différents.

Je m'en tiendrai, dans un premier temps, à des remarques générales.

En premier lieu, la charge de travail des cadres n'a pas toujours été réduite, loin de là, puisqu'ils sont encore souvent loin des 35 heures. Cela dit, beaucoup d'entre eux ont bénéficié de modalités favorables d'aménagement de leur temps. La RTT s'est traduite pour eux, en demi-journées ou en journées de temps libre, qu'ils peuvent en général prendre avec une grande liberté. Le cadre typique peut ainsi pleinement se servir de ses jours de RTT pour ses loisirs ou sa famille. En fait, cette réduction du temps de travail, que les cadres redoutaient, correspond à la conception que les catégories supérieures se faisaient du bonheur : construire une harmonie entre le travail, la famille, la culture et la vie personnelle. Il s'agit d'une conception qui correspond à des évolutions de la famille et de la société, au fait que les hommes, comme les femmes, souhaitent s'investir dans leur travail et aussi s'occuper de leurs enfants, et au fait qu'ils souhaitent enrichir et transmettre leur capital culturel à travers un travail intéressant et des loisirs enrichissants. C'est un modèle qui, au-delà des cadres, concerne les salariés bien intégrés dans leur travail. Au total, ces salariés, qui travaillent dans des entreprises prospères, où les syndicats ont un certain pouvoir, ont dans l'ensemble bénéficié de modalités de RTT qui leur permettaient de s'intégrer encore davantage dans ce nouveau modèle de construction d'un bonheur par harmonie entre le travail et le hors travail.

En second lieu, pour les salariés peu qualifiés, mal intégrés, qui travaillent dans des entreprises en difficulté, où les syndicats sont faibles ou inexistants, la RTT s'est plutôt traduite par des heures et des minutes sur lesquelles ils n'ont aucun choix. Les horaires sont devenus plus variables et les délais de prévenance souvent très courts. Ces salariés se sont donc retrouvés avec un temps en principe libre, mais dans les faits difficilement utilisable, voire plus difficilement utilisable qu'antérieurement. Ensuite, la RTT a relancé l'intensification du travail, sans pour autant en être à l'origine. On sait que les mauvaises conditions de travail en France sont très liées à l'organisation du travail, et notamment à son intensité. Cette intensification, constatée depuis le milieu des années 1980, avait mis de nombreux salariés sur le fil du rasoir, de sorte qu'une aggravation pouvait les faire basculer dans la souffrance. C'est ce qui s'est produit dans certains cas. Or, de telles situations se rencontrent dans toutes les catégories, mais plus encore parmi les moins qualifiées.

En troisième lieu, la RTT, notamment dans le cadre de la modulation et de l'annualisation des horaires, a pu remettre en cause la pratique des heures supplémentaires et entraîner des manques à gagner qui, évidemment, sont d'autant plus déstabilisants que les budgets familiaux sont serrés. Aussi, dans les pires des cas, qui restent minoritaires mais ne sont pas négligeables, le bilan en termes de temps libre a été nul, voire négatif, alors que le travail lui-même devenait plus dur.

Au total, c'est la façon dont s'est déroulée la RTT qui pose problème. Ce constat renvoie donc à la façon dont la RTT a été négociée. Bien évidemment, la négociation a été encadrée, notamment par les dispositifs incitatifs des lois Robien et Aubry I qui ont eu un effet protecteur. Néanmoins, dans l'ensemble, ces dispositifs ouvraient volontairement de larges possibilités de réaménagement du temps de travail, ne serait-ce que pour compenser les effets de la RTT sur les entreprises. Bien entendu, de nombreuses entreprises ont cherché à les mettre en œuvre. Mais d'une manière générale, l'attention aux conditions de travail est peu présente dans la culture des entreprises et des organisations syndicales françaises. Les négociations ont donc davantage porté sur les salaires, alors que les questions relatives aux conditions de travail et à l'intensité de celui-ci l'ont été au mieux indirectement, par le seul biais des embauches. Si celles-ci ont eu un impact très important sur les conditions de travail, cela n'a pas suffi. Enfin, les salariés les moins intégrés dans l'entreprise ont moins de possibilité de se faire entendre, que ce soit par le canal syndical ou par un autre. Dans l'ensemble, même si la RTT a pu contribuer à faire reculer certaines formes de précarité, la négociation s'est moins bien passée pour ceux qui étaient le moins bien intégrés dans l'économie et la société. Cela pose un problème de cohésion sociale, dans la mesure où les inégalités se sont accrues et se sont figées. De plus, la confiance à l'égard des formes établies de représentation n'a pas été accrue pour les personnes mal intégrées et pour qui la RTT s'est mal passée.

En fin de compte, la façon dont la RTT s'est passée a surtout été un révélateur de l'état global de notre société. Depuis les années 1980, la pression sur le travail a accentué le clivage entre ceux qui peuvent envisager un épanouissement personnel dans leur travail et hors de leur travail, et envisager avec optimisme l'entrée dans l'économie de la connaissance, et ceux qui, dans leur travail, essaient seulement de ne pas craquer et se sentent menacés d'exclusion. La RTT a été plutôt un révélateur de ces tendances très profondes à l'œuvre depuis une vingtaine d'années.

M. le Rapporteur : Vous avez fait état de résultats « paradoxaux ». Ils le sont, en effet, puisque, en résumant à l'extrême vos propos, on s'aperçoit que ceux qui étaient favorables aux 35 heures ont souffert, alors que ceux qui n'y étaient pas favorables en sont finalement satisfaits. Vous nous avez indiqué que les inégalités s'étaient accrues, entre entreprises et entre catégories de salariés. C'est au point qu'on peut se demander si nous ne sommes pas en train d'assister à la mise en place d'une sorte de « communautarisme social » et à la création de catégories renforcées dans leur identité par la RTT. Dans ce cadre, les facteurs de souffrance et de stress sont-ils perceptibles ? L'indicateur des congés maladie peut-il révéler ces souffrances ?

Quels seraient, par ailleurs, les moyens de sortir d'une telle situation et de remédier à ces cassures et ces fractionnements de la société ?

M. Michel GOLLAC : Lorsque j'indique que des personnes favorables ex ante aux 35 heures ont souffert alors que d'autres moins favorables sont satisfaites, je ne veux pas dire que les premiers ont tous souffert et que les seconds sont tous satisfaits. Même si on peut discuter la valeur de l'indication, une majorité de travailleurs non qualifiés s'est néanmoins déclarée satisfaite dans l'enquête de la DARES. Les situations de souffrance, en particulier, sont minoritaires au sein de toutes les catégories.

Cela dit, on constate de très grandes disparités entre les entreprises, disparités dont les origines sont multiples. Pour une part, elles tiennent à la situation économique de l'entreprise. Il est clair que, plus les marges étaient importantes, plus les entreprises ont pu mettre en œuvre la RTT de façon favorable pour leurs salariés. Pour une autre part, elles tiennent à des différences de traditions de gestion de la production, de l'organisation du travail et de la gestion des ressources humaines, bref, au capital d'imagination organisationnelle existant dans les entreprises. Une étude réalisée pour la DARES, par Thomas Coutrot et Nicole Guignon, met également en évidence que le processus de négociation, la capacité d'intervention des syndicats et les positions du chef d'entreprise à l'égard de la RTT ont joué un grand rôle, à situation économique égale.

Les différences entre les catégories de personnel sont très importantes pour plusieurs raisons. Il est évident que les personnes qui, en raison de leur position dans l'entreprise, pouvaient le mieux se faire entendre de la direction ont, dans beaucoup de cas, négocié d'une façon plus individuelle. En effet, il faut bien être conscient qu'une partie des problèmes causés par la RTT vient de ce que les situations individuelles sont extrêmement diverses, dans le travail comme dans le hors travail. Un aménagement des horaires, par exemple, n'a pas du tout le même effet pour un jeune célibataire et pour une mère de famille. Bien entendu, il est très difficile de prendre en compte toutes ces disparités, surtout lorsque le nombre de catégories est important dans l'entreprise, lorsque celles-ci sont dispersées dans les services, lorsque les syndicats ont peu de militants pour faire remonter l'information, lorsque ces disparités sont liées à l'histoire de l'entreprise ou à des différences de statut, par exemple en ce qui concerne les salariés à temps partiel. Tous ces clivages sont apparus au grand jour lors de la négociation, et certaines catégories, mieux représentées, s'en sont mieux sorties que d'autres. Dans de nombreuses situations, un accord pouvait être, à la fois, favorable à une majorité de salariés et défavorable à d'autres.

Votre question sur le « communautarisme social » me paraît tout à fait pertinente. Cela dit, je ne pense pas que la RTT soit seule responsable. Elle n'a fait qu'accroître des disparités très importantes déjà existantes. Ces disparités existaient auparavant, comme nous le montrons dans Travailler pour être heureux ?, qui s'appuie sur une enquête de l'INSEE de 1997, et comme le montre l'ouvrage de Serge Paugam, Le salarié de la précarité, qui repose sur des observations antérieures à la RTT. Au total, une grande partie du problème s'explique par des clivages antérieurs aux 35 heures qui, pour diverses raisons, n'ont pu être pris en compte par la négociation pour éviter qu'ils ne s'accroissent.

Mais surtout, s'agit-il bel et bien de « communautarisme social » ? Si tel était le cas, ce serait un demi-mal. Les situations de souffrance, qui sont finalement les plus inquiétantes, sont vécues comme des situations individuelles. L'intensité du travail, par exemple, l'un des problèmes majeurs d'aujourd'hui, n'a pas le même effet pour tout le monde. A des postes de travail tout à fait équivalents, avec les mêmes contraintes, les mêmes causes n'auront pas les mêmes effets selon que vous êtes jeune ou travailleur vieillissant, bien formé ou tout juste formé, que vous avez des difficultés ou beaucoup de soutien dans la vie hors travail. De même, les difficultés liées aux modalités d'horaires, que la RTT a pu faire surgir, n'ont pas le même effet pour tout le monde. Certaines personnes vivent ainsi des situations de souffrance, mais les vivent comme des situations individuelles. En outre, elles ont beaucoup de mal à les faire reconnaître de leur hiérarchie, à les faire passer par le canal syndical, à les faire reconnaître par leurs collègues de travail qui, après tout, peuvent soutenir qu'elles sont paresseuses ou pas très compétentes, voire dépressives. De telles situations se vivent individuellement, alors qu'il existe une réelle demande d'étiquette ou de communauté. L'étiquette de harcelé moral n'a-t-elle pas rencontré un succès faramineux ? S'il existait une communauté de personnes soumises à telle ou telle forme d'intensité de travail ou de difficultés d'horaires, ce serait le signe d'un possible traitement du problème dans l'entreprise. Mais une des grandes difficultés, pour les directions des ressources humaines comme pour les syndicats, est d'essayer d'en chercher les causes dans l'organisation du travail, de manière à en trouver les remèdes.

J'en viens aux facteurs de souffrance, au stress et aux congés maladie. Ces derniers, pour lesquels on enregistre une véritable épidémie depuis 1997, constituent un réel indicateur. Mais, il doit cependant être interprété, car il existe plusieurs causes à cette évolution. Premièrement, je pense qu'on est arrivé à un point limite dans l'intensification du travail et dans le rythme de transformation de l'organisation du travail que les travailleurs peuvent « digérer », comme en témoigne l'exemple de la Grande-Bretagne qui a connu une évolution parallèle à la France. Par ailleurs, de nombreuses entreprises ont été amenées à supprimer ou à externaliser ce qu'on appelle les postes « doux », où étaient placés les salariés qui ne pouvaient plus tenir. De même, si l'on a des raisons de critiquer les mesures de préretraites ou d'éviction des travailleurs âgés, elles étaient aussi un moyen de masquer ces problèmes. De telles mesures n'étant plus actives, certaines situations deviennent de moins en moins tenables : c'est l'une des causes importantes de l'évolution des congés maladie. Encore une fois, il s'agit là de l'effet d'un mouvement d'intensification globale du travail que l'on a observé depuis quinze ou vingt ans, mais que la RTT a relancé.

Deuxièmement, on dispose d'indicateurs directs de ces souffrances et de ce stress grâce aux enquêtes sur les conditions de travail de la DARES. Elles mettent en évidence à la fois une intensité du travail qui a augmenté considérablement de 1984 à 1991, puis a encore progressé à un rythme ralenti entre 1991 et 1998. Des enquêtes européennes le confirment. Par ailleurs, d'autres indicateurs sur les conditions de travail elles-mêmes mettent en lumière des phénomènes extrêmement paradoxaux. Les travailleurs ressentent davantage qu'ils travaillent dans des postures pénibles, qu'ils manipulent des charges lourdes, alors que les installations se sont dans le même temps améliorées. D'autres indicateurs de la DARES, plus centrés sur les 35 heures, font état de pourcentages relativement élevés de personnes qui estiment qu'elles ont moins de temps pour faire leur travail - 42 % -, ont plus de nouvelles tâches - 23 % - et 10 % qui affirment ne plus faire un travail soigné. Ce dernier indicateur, très important, est le signe d'une situation de travail très mauvaise. Tous ces indicateurs statistiques convergent et, il faut le souligner, sont confirmés par les observations de terrain. Nous disposons donc d'une série d'indicateurs qui mettent en évidence que ce mouvement d'intensification ancien a été relancé par la RTT.

Ceci posé, quelles options imaginer pour sortir d'une situation globalement positive, mais qui a affecté négativement un certain nombre de personnes ? Il faut garder à l'esprit que, à mon sens, la question des conditions de travail est, en France, relativement mal traitée par rapport aux pays comparables. D'après des enquêtes européennes sur le sujet, il ressort que la France connaît plutôt de mauvaises conditions de travail, compte tenu de son niveau de développement économique. La négociation sur les conditions de travail y est peu active, me semble-t-il. A ma connaissance, la dernière initiative nationale doit remonter à une trentaine d'années, et les 35 heures n'ont pas été, contrairement à ce qu'on aurait pu espérer, une véritable occasion pour relancer la négociation sur les conditions de travail. S'il y a eu des transformations d'organisation, qui se sont réalisées dans l'urgence, la question des conditions de travail a été très insuffisamment traitée. Par ailleurs, les organismes qui pilotent ces sujets, notamment l'Inspection du travail, l'Agence pour l'amélioration des conditions de travail, les instituts compétents en matière d'hygiène et de sécurité, disposent de moyens relativement limités par rapport à leurs homologues européens, notamment scandinaves.

Relancer la négociation spécifique sur les conditions de travail s'impose donc, en essayant de faire en sorte qu'elle prenne en compte tout le monde, même si l'exercice est bien évidemment difficile. De ce point de vue, la question de la représentation des salariés dans la négociation est fondamentale. Le législateur a peu d'influence sur la force des syndicats, qui est ce qu'elle est. La détermination des règles de la négociation est un point important. Un accord minoritaire n'est pas propice à la représentation de toutes les catégories de salariés, mais un accord majoritaire n'est quelquefois pas suffisant non plus.

S'agissant ensuite des entreprises qui ne sont pas passées encore aux 35 heures, nous sommes en présence d'une inégalité évidente, même si on ignore quels auraient été les effets de la RTT pour leurs salariés. Cela dit, ces entreprises risquent d'être confrontées à des problèmes de recrutement. Personnellement, je pense qu'il est souhaitable que ces entreprises, notamment les très petites, s'alignent sur les autres, même s'il est certain que la précipitation du processus et son caractère conflictuel n'est pas une bonne chose en ce qui concerne les conditions de travail. De mon point de vue, la meilleure situation serait celle où l'objectif d'un passage de tous au même horaire serait clairement affiché, et où des délais suffisants seraient trouvés pour que les entreprises aient les moyens de se réorganiser, bref pour qu'une négociation authentique, incluant le thème des conditions de travail et des adaptations individuelles, ait le temps de se dérouler.

M. le Rapporteur : Vous avez fait allusion à une enquête de la DARES fin 2000 relative à la perception des salariés sur les 35 heures. J'ai cru déceler dans votre propos une sorte de réserve. Ayant été réalisée très tôt après la mise en place de la loi, cette enquête comporte-t-elle un certain nombre de biais ?

M. Michel GOLLAC : Je n'ai pas de réticence par rapport à la qualité du travail de la DARES, dont le sérieux est assuré par un processus d'échantillonnage, tiré de déclarations annuelles de données sociales, qui garantit la représentativité de l'échantillon. Cette enquête est également sérieuse parce qu'elle est approfondie et qu'elle va bien au-delà d'une simple indication globale de satisfaction ou d'insatisfaction, et qu'elle permet d'identifier les problèmes et de s'assurer que les déclarations globales ne traduisent pas simplement un état d'humeur. Il s'agit donc d'une enquête de bonne qualité. Cela dit, et la DARES n'y pouvait rien, elle comporte des biais. Le premier est son champ : elle s'intéresse aux travailleurs à temps complet ayant au moins un an d'ancienneté. A temps complet, parce que la situation du temps partiel est extrêmement compliquée et aurait exigé un échantillon beaucoup plus large. Avec un an d'ancienneté, parce que la DARES a estimé que sinon la comparaison avec la situation antérieure aurait été difficile. Ce qui fait que l'on connaît peu de chose sur la situation des travailleurs récemment embauchés. Dans certains cas, ce sont des travailleurs comme les autres, mais, dans d'autres, il peut s'agir de travailleurs instables ou de travailleurs occupant des emplois gérés d'une façon un peu différente.

La deuxième source de biais est que cette enquête porte sur les accords Robien et Aubry I aidés et non aidés et les seuls accords dits éligibles. Elle écarte donc certaines entreprises publiques, et naturellement, les accords Aubry II. Cependant, pour mes collègues de la DARES qui s'occupent des questions de temps de travail, les accords Aubry II, qui s'appliquent à des entreprises qui étaient plus réticentes pour des raisons économiques ou de positionnement social, sont intermédiaires entre les accords Aubry I aidés et non aidés.

Au total, je pense que le biais de cette enquête est plutôt optimiste. Cependant, bien que l'évaluation devienne alors impossible, il existe probablement également un biais pessimiste, dans la mesure où l'enquête a été menée peu après la RTT et ignore donc les effets d'apprentissage. Or, les salariés ne découvrent que peu à peu l'usage qu'ils peuvent faire du temps libéré et la façon de s'adapter à de nouvelles contraintes. Ceci n'est cependant pas sans coût pour eux, puisque les mauvaises conditions existent réellement et que ce n'est pas parce qu'on s'y habitue qu'elles disparaissent. Cependant, les résultats auraient sans doute été un peu différents si l'étude avait été réalisée deux ou trois ans après la mise en œuvre de la loi. Une nouvelle enquête serait donc très utile. Cela dit, les moyens de la DARES sont relativement limités, et ce type de travail est très coûteux. Mme Fouquet a dû vous indiquer qu'une enquête serait lancée en 2005 sur les conditions de travail. Elle permettra de faire le point sur les années 1998 à 2005, avec des méthodologies qui auront très peu changé. Elle comportera également un volet spécifique sur la RTT. Les sources de biais auront probablement été éliminées, et le travail devrait permettre d'affiner encore le diagnostic.

M. le Rapporteur : M. Michel Gollac, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Louis BERCHET,
président-directeur général de Berchet et président de la Fédération nationale des industries du jouet

(Extrait du procès-verbal de la séance du 7 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Jean-Louis Berchet, président-directeur général de Berchet et président de la fédération nationale des industries du jouet.

M. Berchet, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Parallèlement à l'audition de responsables administratifs ou d'experts, nous avons souhaité entendre des chefs d'entreprise afin de nous informer - en procédant à des auditions ou en nous déplaçant - des conditions concrètes dans lesquelles les 35 heures y ont été mises en œuvre. Dans cette perspective, il nous semble que votre expérience de responsable d'une entreprise industrielle leader sur le marché du jouet, et dont 80 % de la production sont réalisés en France, est de nature à apporter à notre mission des éléments concrets d'appréciation.

Dans un secteur où la concurrence internationale est très vive, vous vous êtes à plusieurs reprises prononcé contre la délocalisation de vos activités de production. Vous nous direz donc comment cette position de principe, qui est tout à fait louable, peut être tenue malgré l'alourdissement des coûts entraînés par la réduction du temps de travail. Au-delà de la situation de votre propre entreprise, pouvez-vous nous indiquer comment votre branche industrielle a vécu la mise en place des 35 heures.

M. Jean-Louis BERCHET : M. le Président, je vous remercie de me donner l'occasion de m'exprimer sur un sujet aussi important.

Je dirige une entreprise de 950 personnes, qui réalise 58 % de son chiffre d'affaires en France, 42 % à l'exportation, ce qui est tout à fait atypique dans un métier comme le nôtre. En effet, dans le secteur du jouet, il y a 25 ou 30 ans, nous comptions encore 350 entreprises en France. Or, il en reste aujourd'hui 40 à 45, dont la grande majorité réalise moins de 10 millions d'euros de chiffre d'affaires.

Il s'agit donc d'un secteur qui a beaucoup souffert. Les entreprises françaises en général, et celles du jouet en particulier, ont eu à franchir un certain nombre d'obstacles depuis trois ou quatre ans, que je vous cite dans le désordre : les attentats du 11 septembre - qui ont pénalisé les échanges internationaux -, le passage à l'an 2000 - qui a perturbé les systèmes informatiques -, le passage à l'euro, la guerre en Irak, l'épidémie récente de SRAS, et, enfin, la mise en place des 35 heures. Mais, le choc de la mise en place de la réduction du temps de travail est tout de même l'un des plus importants.

Je commencerai mon exposé en vous expliquant comment nous avons mis en place la réduction du temps de travail.

Nous avons signé, le 1er juillet 1999, un accord d'entreprise dans le cadre de la loi Aubry I, volet offensif. Il a fallu, ensuite, le mettre en œuvre. Nous avons donc ouvert la négociation avec les partenaires sociaux, sur la base d'une loi qui était, au départ, il faut bien le dire, incertaine.

Après un premier accord sur les 35 heures, la discussion a été axée sur le temps libre supplémentaire accordé aux collaborateurs et sur le souci de l'entreprise de compenser les pertes de production. Nous avons eu beaucoup de mal à nous mettre d'accord. C'est ainsi que nous en sommes arrivés à débattre des cinq minutes nécessaires à l'habillage et au déshabillage. Nous avons fait rire l'Europe entière avec cette affaire ! Nous avons donc fait appel à un cabinet de conseils en management et organisation, pour accompagner un certain nombre de nos discussions.

Nous avons dû réorganiser les missions et les tâches dans tous les services, étudier dans le détail tous les postes de travail, redimensionner les effectifs permanents, responsabiliser le personnel et supprimer des niveaux hiérarchiques, développer la polyvalence et la polycompétence et ajuster le temps de travail saisonnier grâce à l'annualisation du temps de travail. Mais nous avions déjà, au niveau de la fédération du jouet que je préside, un accord collectif conclu en 1993, concernant l'annualisation du temps de travail. En effet, l'activité du secteur est concentrée à 65 % sur les quatre derniers mois de l'année, en raison du poids de Noël dans les ventes de jouets.

Les conséquences économiques des 35 heures ont été importantes, pour les deux parties d'ailleurs. Il ne faut pas se leurrer, les salariés exigeaient de travailler 35 heures payées 39 ! Mais, nous avons négocié un blocage des salaires pendant trois ans : comme ils travaillaient 11,3 % de moins, cela correspondait à une augmentation de salaire de 4 % par an. Mais, nous avons décidé de rouvrir des négociations à la fin de la deuxième année, si l'inflation cumulée sur deux ans était supérieure à 2,5 % - ce qui a été le cas -, afin d'éviter une trop grande perte de pouvoir d'achat.

L'augmentation de la masse salariale, après la mise en place de la réduction du temps de travail, a été de 9,2 %, en tenant compte des embauches compensatrices, des déductions des heures incitatives, etc. Nous avons également eu une croissance des dépenses de formation, afin d'obtenir la polyvalence nécessaire dans les nouvelles organisations. Nous avons donc noté une détérioration globale de la performance de l'entreprise - le temps que tout cela se mette en place - et une perte de 65 000 heures de production - ce qui correspond à une perte de 30 à 35 postes de travail.

Parmi les conséquences négatives, je vous citerai la baisse du pouvoir d'achat des salariés, une participation plus offensive du personnel non reconnu - je vous en dirai un mot tout à l'heure - et des difficultés considérables d'organisation du travail du personnel administratif et des cadres, qui ont entraîné une démotivation importante.

Quels sont les avantages du passage aux 35 heures ? Peut-être une meilleure utilisation de l'outil industriel, grâce à l'annualisation du temps de travail pour certaines filières ; les productions en flux tendus, un maintien des stocks à des niveaux raisonnables - ce qui n'est pas forcément une bonne chose pour le développement de l'activité, car si l'on baisse les stocks, on baisse l'activité - le développement des compétences des salariés - nous avons mis en place une démarche « compétence », qui est bonne pour l'entreprise mais par forcément pour ceux qui y travaillent, je vous expliquerai pourquoi tout à l'heure ; enfin, l'adaptation des plans de formation aux besoins réels.

Je souhaiterais maintenant vous donner mon sentiment général sur cette réforme. J'avais, en 1997, des responsabilités patronales, et je dois dire que j'avais alors bien compris ce qui allait se passer.

Je vais peut-être vous surprendre, mais je pense que ce système aurait pu être bon, s'il n'avait pas été rendu obligatoire. Dieu merci, nous avons évité le désastre avec l'amendement Barrot, dans la mesure où les entreprises de moins de 20 salariés ne seront pas obligées de passer aux 35 heures ! Leurs dirigeants auraient été incapables de gérer tous les problèmes que cela aurait entraînés. Nous espérons que le Sénat va confirmer cet amendement.

Cependant, le fait que les entreprises de moins de 20 salariés ne soient pas obligées de passer aux 35 heures crée, dans l'esprit des salariés, un sentiment d'injustice. Mais, je ne vois pas par quelle alchimie l'on pourrait satisfaire tout le monde ! Les salariés des entreprises de moins de 20 salariés, qui travaillent 39 heures, gagnent plus que les salariés travaillant 35 heures et qui ne peuvent pas faire d'heures supplémentaires. Mais, ils peuvent se sentir lésés, car ils sont payés 39 heures comme les salariés qui n'en font que 35 ! Il s'agit donc d'un problème sur lequel il conviendrait de se pencher.

Par ailleurs, le passage aux 35 heures, dans certaines filières que vous connaissez, a incité le travail au noir. Il s'agit d'un coup terrible porté à l'industrie et aux services. Je crains, si aucune disposition n'est prise, que la France, dans dix ans, ne devienne une réserve indienne ! Si l'on veut conserver son industrie à la France, il faut absolument réagir sur ce point.

Cette réforme a également entraîné des délocalisations massives. Dans la région d'Oyonnax, baptisée la « plastic valley », les patrons sont démotivés et, surtout, incités à délocaliser leurs activités.

D'ailleurs, l'entreprise la plus florissante de notre région, ces trois dernières années, est une société de déménagement de grosses machines. Elle est prise trois mois à l'avance pour transporter les machines dans les pays de l'Est ! Indiscutablement, les 35 heures ont accéléré ce phénomène des délocalisations.

Par ailleurs, la solidarité ne joue plus. Alors que, auparavant, le chef d'entreprise gardait ses employés, parce qu'il connaissait toutes les familles, qu'il était allé à l'école ou avait joué au rugby avec eux, aujourd'hui, c'est un sauve-qui-peut général. Ou l'on délocalise, ou l'on meurt. Et c'est très grave.

Pour moi, le plus dramatique, c'est que cette loi sur les 35 heures a été un facteur d'exclusion pour certaines catégories de salariées. En effet, quand la conjoncture et les affaires sont difficiles, on ne garde que les meilleurs. Auparavant, on tolérait dans les entreprises 2, 3 ou 4 % de personnels moins performants, moins efficaces, vieillissants, mais que l'on gardait par habitude et par solidarité. A l'heure actuelle, c'est terminé, on ne peut conserver que les meilleurs. Cette exclusion est sûrement le point le plus négatif de la réduction obligatoire du temps de travail.

En ce qui me concerne, je fais près de la moitié de mon chiffre d'affaires à l'exportation. Je suis donc appelé à voyager beaucoup, dans les salons, dans nos filiales en Angleterre, en Espagne ou en Italie. Je passerai sur les quolibets que les chefs d'entreprise français reçoivent de la part de leurs homologues étrangers et sur la réputation de dilettantisme qui en découle pour notre pays. Nous passons pour des rigolos ! « Comment avez-vous pu accepter cela de votre gouvernement ? Comment allez-vous faire ? Que va devenir votre pays ? », nous demandent les chefs d'entreprise étrangers. « Nous ne pourrons plus vous acheter, vous êtes déjà très chers par rapport aux autres. Qu'allez-vous devenir ? », ajoutent nos clients ! Nous sommes vraiment pris pour des imbéciles !

Hormis les conséquences économiques, il y a eu, selon moi, des dégâts considérables dans la tête des salariés, y compris aux niveaux II, III et IV. Pas au niveau I, où, au contraire, on travaille plus et on se mobilise plus. Mais dans les autres niveaux, les gens ont perdu l'amour du travail. Ce sera difficile de le retrouver. Cette réforme a également supprimé une certaine flexibilité indispensable. Compte tenu de la mondialisation et de la concurrence exacerbée qui existent dans de nombreux secteurs, il convient maintenant d'être, non plus flexible, mais agile ! Comment voulez-vous que nous nous en sortions ?

Revenons sur les points positifs de cette loi - j'en retiendrai deux. Premièrement, l'annualisation du temps de travail pour les entreprises saisonnières qui ne disposaient pas de cette possibilité dans leur convention collective. Cela n'avait pas été possible, car tout le monde était arc-bouté sur des principes, des acquis. Sans changer grand-chose à la vie personnelle ou familiale des salariés, nous aurions pourtant pu faire quelque chose pour les entreprises.

Deuxièmement, cette obligation a permis aux entreprises françaises de s'adapter. Pourtant, cela a été extrêmement compliqué, notamment dans les services, l'hôtellerie, les administrations, l'hôpital, etc. Une fois de plus, nous avons su nous adapter. Pour combien de temps ? Je ne sais pas.

Si je critique ce système, j'ai conscience que l'on aurait du mal à le changer. Cependant, le gouvernement aurait pu se préoccuper de ce problème il y a 18 mois pour modifier, amender certaines choses. Il est bon qu'il le fasse maintenant.

Que pourrait-on faire pour changer la donne ?

Baisser les charges ? Peut-être, pour certaines filières, cela permettra de gagner du temps. Mais, Bruxelles nous le permettra-t-il ? Même si, dans certains secteurs, la différence salariale va de 1 à 10 - voire jusqu'à 40 avec des pays tels que la Chine -, le fait de baisser les charges des entreprises de main-d'œuvre peut effectivement jouer un rôle positif.

Je pense aussi que, pour certaines entreprises, certaines filières, un assouplissement plus important peut également être une solution. Cela entraînerait une liberté qui redonnerait confiance aux chefs d'entreprise qui pourraient ainsi embaucher. Il ne s'agit pas de faire n'importe quoi, bien évidemment ! Cette liberté devrait être encadrée, mais de façon la plus simple possible, afin que tous les chefs d'entreprise puissent comprendre. Ne refaisons pas une usine à gaz !

Je vais vous citer un exemple qui m'a abasourdi. Nous avons mis en place la prime de précarité pour les salariés en CDD. Elle était de 6 %, elle est passée à 10 %. Ce fut une erreur ! En effet, quand la conjoncture est favorable, dans les PME, 80 % des CDD se transforment en CDI. Les petites entreprises n'ont pas de chasseurs de têtes, pas de directeurs des ressources humaines. Le CDD leur permet de tester un salarié, ensuite elles l'embauchent. Mais, avec 10 % de prime de précarité, c'est un frein !

Je pense qu'il faut apprendre aux Français à aimer à nouveau leur entreprise, qu'elle soit privée ou publique. Il faut leur redonner le goût du travail. Je crois surtout, mais ce sera une tâche de plus longue haleine, qu'il faudrait mettre en place un système de formation performant pour les jeunes. Il faut encourager l'innovation et la recherche. C'est la seule façon de s'en sortir pour un pays comme le nôtre. C'est à ce prix que nous pourrons transmettre aux générations futures un patrimoine économique digne de notre pays et de sa grandeur passée.

Nous sommes le pays qui travaille, aujourd'hui, le moins. Indiscutablement, cela pèse sur notre économie et notre croissance. Les Français travaillent 1 500 heures par an, les Britanniques 1 700, les Espagnols 1 800 et les Américains 1 900. Pour arriver à faire face à cette concurrence, il convient de former et de créer. Nous devons être le pays le plus efficace, le plus compétent, le plus courageux. En un mot, le plus intelligent.

M. le Président : M. Berchet, je vous remercie.

M. le Rapporteur : Parmi les effets positifs de la réduction du temps de travail, vous avez cité notamment la meilleure utilisation de l'outil industriel et une généralisation de la production à flux tendus. Selon certains de nos interlocuteurs, la mise en place de la réduction du temps de travail s'est accompagnée d'un stress supplémentaire pour les salariés, qui doivent réaliser la même production dans un temps plus réduit. Avez-vous une remarque à formuler au sujet de cette augmentation du stress, qui se serait traduite par une augmentation des congés maladies ?

Vous avez également cité deux conséquences négatives du passage aux 35 heures, à savoir le développement du travail au noir et une accélération des délocalisations. Ces conséquences nous ont été rapportées à plusieurs reprises, mais pour autant aucune donnée chiffrée ne permet de le confirmer, même s'il est difficile, par définition, d'avoir des données chiffrées, sur le travail clandestin. Pouvez-vous développer ce point ?

S'agissant des solutions que l'on pourrait apporter à cette situation, dans la mesure où vous avez précisé qu'il n'était plus possible de revenir sur cette réforme, vous citez deux options : d'une part, la baisse des charges, et, d'autre part, un assouplissement plus large pour les PME. Pensez-vous qu'il conviendrait d'aller plus loin et d'imaginer l'élaboration d'une sorte de code du travail spécifique aux PME, qui se trouvent dans une situation différentes des grandes entreprises ?

M. Philippe TOURTELIER : Dans votre intervention très tranchée, je suis tout à fait d'accord avec votre conclusion quant à l'importance de la formation des jeunes, de l'innovation et de la recherche. Je souhaiterais d'ailleurs que cela se traduise dans les budgets.

Vous avez dit qu'aujourd'hui il convenait d'être non plus flexible mais agile. En général, les chefs d'entreprise disent qu'ils ont gagné en flexibilité. Alors, quelle différence faites-vous entre flexibilité et agilité ?

Par ailleurs, alors que l'on peut revenir sur les accords de branches depuis un an, l'on note très peu de renégociations. Qu'elle en est, selon vous, la raison ? Pensez-vous, vous-même, revenir, sur les accords 35 heures dans votre entreprise ?

Enfin, dans votre introduction, vous avez cité le problème des 35 heures parmi un ensemble d'autres chocs que les entreprises ont dû surmonter. Même si vous avez précisé qu'il avait été l'un des plus importants, il y en a quand même eu d'autres. Par ailleurs, vous nous avez dit qu'il y a trente ans, l'on comptait 350 entreprises de jouets en France et qu'il n'en reste plus aujourd'hui que 40 à 45. Ce ne sont donc pas les 35 heures qui sont responsables de la disparition de ces 300 entreprises !

De même, l'alourdissement des coûts de main-d'œuvre ou la perte de production liée aux 35 heures n'est-elle pas marginale par rapport à la différence de coûts de main-d'œuvre, avec les pays de l'Est et avec l'Asie ? Ne cherche-t-on pas à attribuer la responsabilité des délocalisations à la seule réduction du temps de travail, alors qu'il s'agit d'un problème beaucoup plus structurel et devant lequel, 35 heures ou pas, on se serait retrouvé ?

Mme. Catherine VAUTRIN : Vous nous avez expliqué, M. Berchet, que la mise en place de la réduction du temps de travail serait particulièrement difficile pour les petites entreprises. J'aurais aimé connaître le coût direct de la mise en place de cette réforme dans votre entreprise, puisque vous avez fait allusion au recours à un cabinet de conseils ?

Par ailleurs, vous nous avez également dit que le système aurait pu être bénéfique s'il n'avait pas été obligatoire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

M. le Président : M. Berchet, vous n'avez pas cité le nombre d'emplois créés dans votre entreprise, après la mise en place de la réduction du temps de travail. Pouvez-vous préciser ce point ?

Enfin, par rapport aux différentes catégories de salariés, existe-t-il des personnes qui souhaiteraient travailler plus pour gagner plus ? Ou, la RTT est-elle définitivement ancrée dans les esprits ?

M. Jean-Louis BERCHET : Le passage aux 35 heures a-t-il entraîné plus de stress ? Non, je ne crois pas, même si le personnel administratif a dû s'habituer à faire en 35 heures ce qu'il faisait auparavant en 39. Il a fallu peut-être supprimer un certain nombre de discussions près de la machine à café ! Mais, cela s'est fait d'une manière naturelle.

En revanche, il est vrai que, depuis deux ou trois ans, nous comptons davantage d'arrêts maladie, mais essentiellement dus à l'âge des salariés. Il est vrai qu'il existe des salariés qui profitent de la situation. Les médecins doivent prendre conscience que les certificats de complaisance coûtent cher à la France et à l'ensemble des Français.

S'agissant du travail au noir, il est certain que l'on ne peut pas l'évaluer, ou d'une manière ponctuelle, dans un environnement personnel ou amical. Nous connaissons tous quelqu'un qui a fait refaire un mur par un copain, qui a pris la camionnette de chantier de son patron et qui s'est fourni chez le grossiste de l'entreprise ! Il est clair que, si certains ne veulent pas travailler plus de 35 heures, d'autres aspirent à travailler davantage. S'ils ne peuvent le faire dans leur entreprise, ils le font ailleurs.

En ce qui concerne les délocalisations, il est relativement facile de les évaluer, en examinant les statistiques des importations dans un secteur donné. Vous vous rendrez compte que l'augmentation est importante. Par ailleurs, l'augmentation du dollar aggrave ce phénomène. Un produit fabriqué en Chine coûte, aujourd'hui, 20 % moins cher qu'il y a un an ! Tout cela est inquiétant.

Le problème des délocalisations est simple. Prenons un exemple. Une centrale d'achat nous commandait régulièrement pour Noël deux modèles de garage. Une année, il ne nous en commande plus qu'un. L'autre, moins cher, vient directement de Chine. Que faisons-nous l'année suivante ? Nous cherchons, en Asie, quelqu'un capable de nous fabriquer un garage à moins de 15 euros. Voilà commence cela se passe. Ca a commencé avec le textile et ça continue avec le jouet.

La baisse des charges peut-elle être une solution pour gagner deux ans, s'organiser et innover, etc. ? Oui, elle peut permettre à certaines filières de s'adapter, pour évoluer, créer d'autres modèles et passer une étape. En revanche, il convient absolument de faire quelque chose pour les PME. Un code du travail spécifique serait une très bonne idée. Cela permettrait de redonner confiance aux chefs d'entreprise.

Qui veut embaucher en France aujourd'hui ? Tous les gouvernements se sont battus contre le chômage ! Et pour le combattre, il faut encourager les PME, en leur prévoyant du surmesure, tout en restant juste à l'égard des salariés. Je suis convaincu qu'il s'agit d'une excellente idée qui serait appréciée par les chefs d'entreprise des PME. Vous savez bien que le patron d'une entreprise de cinq ou dix personnes gagne à peine plus qu'un cadre supérieur chez Total. J'en connais même qui gagne 2 300 euros de salaire mensuel. Ce n'est pas là que l'on trouve les patrons payés plus de 4 millions d'euros !

Vous me demandez si je serais prêt à revenir sur les accords que nous avons mis en place. Mais, je ne peux pas ! Je ne peux plus ! Je suis bloqué, ficelé, saucissonné ! Je créerai un nouveau schisme ! Il faudrait que je me réorganise à nouveau, or je viens de passer deux ans et demi à le faire ! Je ne vais pas m'y remettre ! Aujourd'hui, nous avons stabilisé le système : même si tout le monde n'est pas entièrement satisfait, personne n'est entièrement insatisfait non plus. Je n'ai rien à y gagner.

Quelle différence existe-t-il entre flexibilité et agilité : une girafe est flexible, un singe est agile. Le singe peut donc faire beaucoup plus de choses. Or, les entreprises doivent être agiles. Pour affronter la mondialisation, la concurrence acharnée, l'évolution de la mode, il faut être d'une agilité diabolique.

M. Tourtelier, il évident que ce n'est pas la mise en place de la réduction du temps de travail qui a fait disparaître 300 entreprises de jouets ! Mais, il faut resituer cette réforme dans le contexte et, indiscutablement, les 35 heures n'ont rien arrangé. Depuis trois ans, un certain nombre d'entreprises de jouets ont disparu, d'autres se sont fait absorber. L'augmentation des coûts a poussé nos clients à faire faire leurs propres produits en Asie. Ce phénomène va s'accentuer, c'est certain.

Par ailleurs, la réduction du temps de travail a inhibé les chefs d'entreprise anglo-saxons, qui ne comprennent pas, car cela ne fait pas partie de leur culture. Ils ne sont donc pas venus chez nous. Il n'y a pas eu de relocalisation en France ou beaucoup moins. En revanche, ils sont allés s'installer à l'étranger.

En 2001, les investissements français à l'étranger représentaient environ 900 milliards de francs, alors que les investissements étrangers en France atteignaient le tiers.

Quoi qu'il en soit, la réduction du temps de travail a été mise en place. C'est fait, maintenant il faut la gérer. Il faudrait que nos partenaires européens nous suivent, ce qui rendrait la compétition plus juste. Mais il ne faut pas rêver ! Même les Allemands ont compris que cela était compliqué.

Quel a été le coût direct pour mon entreprise ? Je vous l'ai indiqué en pourcentage tout à l'heure : 9,2 % de la masse salariale. Mais, je n'ai pas compté les coûts induits, qui atteignent environ 500 000 euros, y compris le recours à une société de conseils. Nous avons par ailleurs embauché 74,5 personnes.

Certains salariés souhaitent-ils travailler plus ? Oui, mais dans beaucoup d'entreprises, ils ne peuvent pas le faire, car cela remettrait en cause toute l'organisation. Ils vont donc travailler ailleurs. J'ai moi-même des salariés qui travaillent ailleurs, du vendredi après-midi au dimanche. C'est le cas de trois de mes collaborateurs - qui travaillent pour moi depuis 20 ans - qui, de cette façon, ont pu faire construire leur maison.

Enfin, je vous ai effectivement dit que les 35 heures auraient pu être une bonne réforme, si elles n'avaient pas été obligatoires. Certaines sociétés y étaient presque, d'autres auraient pu le faire. Mais les rendre obligatoires a été une catastrophe. Tout le monde s'est braqué, personne n'a voulu discuter, les positions étaient extrêmement tranchées et inconciliables. Comment voulez-vous appliquer le même système à une entreprise de 30 000 personnes et à une autre de 15 ! Ce n'est pas possible !

Mme Catherine GENISSON : Vous nous avez indiqué que vous aviez été obligé de former votre personnel, qui était devenu ainsi polyvalent. Il s'agit d'un acquis positif à moyen terme, en particulier pour défendre la créativité que vous appelez de vos vœux.

M. Jean-Louis BERCHET : Je suis tout à fait d'accord avec vous, cette polyvalence est tout à fait positive pour l'avenir. En revanche, elle renforce l'exclusion, dont je parlais tout à l'heure, et qu'il ne faut pas négliger. Aujourd'hui, comme je l'ai dit, on ne garde que les meilleurs. Que deviennent-elles ?

Mme Catherine GENISSON : J'ai travaillé sur le problème du travail des femmes, où la polyvalence est très largement évoquée. Et bien, cette formation a été très positive, même pour les femmes qui n'avaient aucun bagage. La polyvalence n'a pas été un facteur d'exclusion pour les femmes.

M. Jean-Louis BERCHET : Je le sais, puisque 70 % de ma main-d'œuvre est féminine. Nous avions, il y a 14 ans, engagé une grande formation d'alphabétisation et de maîtrise de la langue française. Sur 90 candidats, 89 ont eu leur diplôme, que j'ai tenu à leur remettre personnellement. Il s'agissait, pour une grande majorité, de femmes et cette formation leur a été très bénéfique.

M. Pierre COHEN : M. Berchet, vous nous avez dit que certaines entreprises auraient appliqué les 35 heures si celles-ci n'avaient pas été obligatoires. Mais, le dispositif existait : c'était la loi de Robien ! Personnellement, aviez-vous prévu de passer aux 35 heures dans le cadre du dispositif de Robien ?

M. Jean-Louis BERCHET : Nous avions trois sites : un à Oyonnax, un deuxième à Saint-Laurent en Grand Vaux et un troisième à Moirans-en-Montagne. Nous avions souscrit un dispositif offensif, puis défensif, dans le cadre de la loi Robien. Puis, lorsque nous avons recomposé le groupe, nous avons appliqué la loi Aubry I.

M. Pierre COHEN : La réduction du temps de travail n'a donc pas été une catastrophe pour vous.

M. Jean-Louis BERCHET : Oui, mais quand elle n'était pas obligatoire cette réforme m'intéressait. Au départ, cela n'a pas été catastrophique, mais ça l'est devenu par la suite : 35 heures payées 39 ; 9,2 % d'augmentation de la masse salariale. Comment fait-on quand la part de la main-d'œuvre dans la valeur ajoutée est colossale ?

Par ailleurs, cela a conduit des salariés à discuter des 5 minutes qu'il leur fallait pour s'habiller et se déshabiller ! Imaginez l'ambiance de l'entreprise ! C'est la raison pour laquelle j'ai pris la décision d'appliquer cette réforme très vite, afin de ne pas laisser un climat détestable s'installer. Certains de mes collègues, qui ne sont pas allés aussi vite que nous, ont dû faire face à des problèmes difficiles.

M. Lucien GUICHON : J'ai écouté avec beaucoup d'attention les propos des uns et des autres. Je constate que le passage aux 35 heures a été relativement plus facile dans les grandes entreprises que dans les petites. Cela ne m'étonne pas, car je pense qu'il est matériellement impossible, malgré les assouplissements qui ont eu lieu, d'appliquer les 35 heures dans une petite entreprise de cinq ou dix salariés. Je crois que les Français sont prêts à travailler plus pour gagner plus. J'habite une ville dans laquelle il y a eu une prolifération de petites villas qui ont été construites par des ouvriers, grâce à la liberté qu'ils avaient de travailler autant qu'ils le souhaitaient.

M. Berchet parlait de la baisse des charges pour les industries de main-d'œuvre. C'est une bonne solution. S'il y a une carotte, les petites entreprises créeront de l'emploi.

M. le Président : M. Berchet, je vous remercie pour la sincérité de votre témoignage.

Audition de M. François CHEREQUE,
secrétaire général de la Confédération française et démocratique du travail (CFDT)

(Extrait du procès verbal de la séance du 7 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. François Chérèque, secrétaire général de la CFDT. Nous commençons ainsi l'audition de l'ensemble des partenaires sociaux, qui vont se succéder dans les semaines à venir.

M. Chérèque, vous êtes accompagné de M. Michel Jalmain, secrétaire national de la CFDT, chargé de l'action revendicative, et de M. Gilbert Fournier, secrétaire confédéral, chargé du dossier de la réduction du temps de travail.

M. Chérèque, nous avons souhaité entendre les partenaires sociaux au cours de la seconde partie de nos travaux, après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs et de chefs d'entreprise.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée depuis 1997. Votre organisation s'est montrée, de longue date, la plus favorable à la réduction du temps de travail et a signé le plus grand nombre d'accords de RTT - plus de la moitié des accords conclus. Nous souhaitons donc connaître votre sentiment sur les conditions dans lesquelles la réduction du temps de travail a été mise en œuvre, à la fois dans les entreprises et dans le secteur public.

Vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue - primauté de la loi sur la négociation - et sur les contreparties de la réduction du temps de travail et leurs conséquences - modération salariale, annualisation du temps de travail, flexibilité, etc. Plus globalement, vous nous dresserez le bilan que vous tirez de l'expérience mise en œuvre depuis maintenant deux ans.

Vous nous direz si vous partagez le constat qui a été dressé à plusieurs reprises devant cette mission, relatif à une société à deux vitesses, qui aujourd'hui semble créer un certain nombre de difficultés. D'abord, entre les salariés qui bénéficient théoriquement des 35 heures et les non salariés qui ne peuvent s'inscrire dans cette logique ; ensuite, entre les salariés des grandes entreprises, qui sont passés aux 35 heures, et les salariés des petites entreprises, qui travaillent toujours 39 heures ; enfin, entre les cadres, qui semblent plutôt satisfaits, et les non-cadres qui, semble-t-il, ont subi des baisses de revenus.

Votre organisation a-t-elle des propositions à formuler afin de réduire ce qui peut apparaître comme des dysfonctionnements ou des fractures ?

Au-delà de la question des 35 heures, pouvez-vous nous rappeler comment vous voyez l'avenir du dialogue social et l'équilibre qui apparaît souhaitable entre la loi et la négociation, ainsi que sur le niveau le plus pertinent de celle-ci ?

M. François CHEREQUE : M. le Président, je vous remercie pour votre invitation qui donne l'occasion à la CFDT de s'exprimer sur un sujet qui nous est cher et sur lequel nous menons une action de longue date.

La réduction du temps de travail représente pour nous, au-delà d'une avancée sociale dans l'amélioration des conditions de travail et de la vie des salariés, un moyen d'action important pour l'emploi. Au moment où le Président de la République nous demande de nous mobiliser sur cette question, il est donc important de le rappeler.

La réduction du temps de travail est un mouvement séculaire qui a connu dans l'histoire des hauts et des bas. La réforme des 40 heures a été adoptée en 1936, mais elle n'a été une réalité que dans les années 1980, tant les heures supplémentaires étaient nombreuses. Il a fallu ensuite attendre 1982 pour passer aux 39 heures, par la loi, sans aucune négociation. Ses effets sur l'emploi ont été très limités, voire quasiment nuls.

Cependant, la réduction du temps de travail a toujours été un axe fort pour la CFDT. Sous son impulsion, un accord-cadre interprofessionnel a été conclu en octobre 1995 avec le CNPF. Mais, malheureusement, le patronat n'a montré aucun empressement à sa mise en œuvre dans les branches et les entreprises. Seules quelques-unes d'entre elles ont engagé une timide réduction du temps de travail, ce qui a rendu étonnante l'attitude du patronat lorsqu'il a dénoncé la voie législative - certes, quelque peu autoritaire - dans cette mise en œuvre de la réduction du temps de travail. Je veux dire par là que nous avons raté l'occasion de la mettre en œuvre par la négociation.

Face à la hausse massive du chômage dans les années 1980, et à l'impasse des politiques classiques de l'emploi, la CFDT a alors fait de la réduction du temps de travail un des leviers pour créer des emplois. C'est ainsi que nous avons soutenu successivement, en juin 1996, la loi de Robien, et en juin 1998 la loi Aubry I. Ces lois liaient des aides financières de l'Etat à l'obligation de réduire à 35, ou à 32 heures, le temps de travail et de créer des emplois.

Ensuite, la loi Aubry II a été votée en janvier 2000. La CFDT a alors regretté son aspect trop systématique, même si elle a eu le mérite d'amener toutes les entreprises à engager, bon gré, mal gré, des négociations qui n'auraient pas eu lieu partout sans cela. L'effet sur le dialogue social, y compris dans les petites et les très petites entreprises, grâce à la procédure du mandatement, par les organisations syndicales, n'a pas été le moindre effet positif de la loi.

Aujourd'hui, votre mission est chargée d'établir un bilan de la législation sur la réduction du temps de travail ; forte de son expérience, la CFDT entend y contribuer.

Pour cela, il est d'abord nécessaire de rappeler que cette réduction du temps de travail s'est réalisée grâce à 212 accords de branches, plus de 72 000 accords d'entreprises, sans compter les entreprises qui ont été concernées par l'application directe, à savoir environ 65 000.

Un mouvement de négociation d'une telle ampleur était inédit en France et a de quoi faire pâlir d'envie les défenseurs de la loi Fillon sur le dialogue social. Ce mouvement a même entraîné des implantations syndicales très nombreuses durant cette période, et un fort développement de la syndicalisation à la CFDT.

Engagée depuis des années en faveur de la réduction du temps de travail, la CFDT a pris ses responsabilités et s'est totalement impliquée dans cette démarche contractuelle. En effet, la CFDT est la première organisation syndicale en nombre d'accords signés, par ses délégués syndicaux et par les 18 326 salariés qu'elle a mandatés, et qui n'étaient pas syndiqués au départ.

Nous ne nous sommes pas uniquement contentés de signer des accords, nous en avons suivi très sérieusement l'application. Nous avons réalisé de grandes enquêtes, dont une auprès de 42 000 salariés, après la mise en place de la réduction du temps de travail dans le cadre d'un chantier que nous avons appelé « Le travail en question », et qui consiste à rencontrer les salariés et à leur faire remplir un questionnaire précis. Nous avons ainsi acquis, dans ce domaine, une réelle expérience et une grande légitimité pour nous exprimer sur le sujet.

Parlons, en premier lieu, des emplois créés.

Tous les accords signés prévoyaient des embauches. Certes, la croissance a joué et il y a eu des effets d'aubaine. Mais, s'appuyant sur les estimations les plus crédibles, la CFDT estime que grâce à la réduction du temps de travail, 350 000 emplois ont été créés directement et 50 000 sauvegardés, dans le cadre de licenciements économiques. Je rappelle que la loi de Robien, comme la loi Aubry I, permettaient des accords offensifs et défensifs.

Pour la première fois, la France a créé, sur la période 1998-2000, davantage d'emplois que ses voisins au cours de la même période. La croissance a été plus riche en création d'emplois salariés. C'est une nouveauté par rapport aux années antérieures et cela peut être attribué à la réduction du temps de travail.

Deuxième point, le coût de la réduction du temps de travail.

Ce coût ne peut, naturellement, être nié. Cependant, il doit être regardé en considérant les charges qui ont été supportées et également les recettes supplémentaires que cette réduction du temps de travail a générées.

Pour calculer ce coût, il existe une base de calcul indiscutable : les allègements de charges liés aux accords réduction du temps de travail. Cela est précis, facile à contrôler et correspond à 10 milliards d'euros pour 2002. Avec la suppression des aides liées à la réduction du temps de travail et la généralisation progressive des allègements de charges sur les bas salaires par la loi Fillon, les aides liées à la réduction du temps de travail ont diminué de moitié en 2003 et disparaîtront totalement le 1er juillet 2005. En revanche, pour cette même année, les aides « bas salaires » s'élèveront à 15 milliards d'euros, sans aucune garantie sur l'emploi.

Le coût de la réduction du temps de travail est-il si élevé que cela ? A ces 10 milliards de dépenses en 2002 correspondent des gains eux aussi incontestables. Les embauches ont amené des cotisations sociales supplémentaires pour la Sécurité sociale, les caisses de retraite notamment, et ont contribué à la baisse d'un million du nombre de chômeurs, enregistrée entre 1997 et 2002, et donc à améliorer les comptes de l'assurance chômage, avec plus de recettes et moins d'allocations versées durant cette période.

Il convient également d'ajouter les effets positifs sur la fiscalité de l'Etat et la contribution de ces nouveaux salariés à la consommation et à la croissance. En effet, nous avons pu remarquer que, sur la période 1997-2001 particulièrement favorable pour l'ensemble de l'Europe, la croissance française a été supérieure à celle de nos partenaires européens. Ce bon résultat peut être attribué, entre autres, à la réduction du temps de travail.

Au-delà de l'impact sur les finances publiques, une autre question est controversée : les entreprises françaises ont-elles perdu de la compétitivité durant cette période ? Beaucoup l'affirment sans jamais le démontrer, et certains vont jusqu'à dire qu'il convient de remettre en cause, pour ces raisons, les 35 heures. Or, personne n'en mesure totalement la portée.

Loin de tout dogmatisme, la CFDT s'est engagée dans les négociations sur la réduction du temps de travail de manière très pragmatique. En prenant en compte les besoins des salariés, mais aussi ceux des entreprises, avec l'objectif central de créer des emplois. C'est la raison pour laquelle ces accords ont été favorables à la fois à l'emploi et aux entreprises. Ils ont permis de changer l'organisation du travail et de modifier profondément les habitudes.

Je veux parler, bien entendu, de l'introduction de l'annualisation du temps de travail pour tenir compte des particularités de l'activité des différents secteurs professionnels. Celle-ci a porté, notamment sur le passage au travail en équipes successives, dans certains cas au travail de week-end ou au travail de nuit pour accroître la durée d'utilisation des équipements ou permettre, comme dans le commerce, une augmentation des heures d'ouverture. Dans d'autres cas, la durée hebdomadaire du travail est restée à 39 heures, les salariés bénéficiant de jours de congés supplémentaires répartis tout au long de l'année. C'est le dispositif choisi notamment pour les cadres. Ce sont là les exemples les plus fréquents, mais une multitude de formules ont été élaborées dans les entreprises pour s'adapter aux réalités.

Ces aménagements ont été bénéfiques. Ils ont permis bien souvent de remettre à plat l'organisation du travail, de promouvoir de nouvelles compétences chez les salariés et de dégager ainsi de nouveaux gisements de productivité. Cela explique pourquoi la productivité des salariés français, y compris après les 35 heures, soit l'une des plus élevées du monde.

Dans les conditions où elles ont été mises en place, les 35 heures n'ont donc pas, selon nous, handicapé la productivité des entreprises françaises. Les experts de Bercy, eux-mêmes, ont calculé que la hausse automatique du coût du salaire horaire - de 4,5 % - a été totalement compensée, à hauteur de 1,4 % par les allègements de charges, de 1 % par la modération salariale et de 2,2 % par l'augmentation de la productivité.

Vouloir aujourd'hui remettre en cause les 35 heures, ce serait ignorer et balayer d'un revers de main tous les compromis établis, parfois difficilement, dans les branches professionnelles et dans les entreprises. Ces compromis ont justement permis de trouver un point d'équilibre entre intérêt des salariés et compétitivité des entreprises.

Ce point d'équilibre, trouvé - je le souligne - par la négociation, n'a pas été possible dans les fonctions publiques. La CFDT continue, aujourd'hui, à déplorer le refus qui a été apporté, par le gouvernement de l'époque, d'appliquer l'accord-cadre qu'il avait signé, et pour lequel la CFDT avait proposé d'apposer sa signature. Mais, celui-ci a été retiré de la signature des organisations syndicales : il s'agit là d'un loupé important dans la réduction du temps de travail dans les fonctions publiques.

La loi imposait aux entreprises l'obligation de négocier, mais l'Etat ne s'est pas appliqué cette règle à lui-même. Nous en mesurons aujourd'hui toutes les conséquences négatives : lorsque réduction du temps de travail, organisation des services, amélioration pour les usagers et emplois ne sont pas menés de pair, nous assistons à des situations difficiles, comme on le voit dans le secteur hospitalier.

Dans le secteur hospitalier, un accord avait pourtant été conclu. Je le souligne d'autant plus que c'est moi qui l'ai négocié et que je l'assumerai jusqu'au bout. Il prévoyait une mise en place progressive étalée sur trois ans, avec le recrutement et la formation de 45 000 personnes, et la création de comptes épargne temps. Ce délai de trois ans était destiné à tenir compte des délais de formation des personnels recrutés. Malheureusement, il y a eu précipitation dans sa mise en œuvre, à cause du calendrier électoral. Dès lors, le retard dans la création d'emplois a accru les tensions dans un secteur déjà en difficulté. Ce n'est donc pas la négociation et l'accord qui sont responsables de ces difficultés, mais sa mise en œuvre et le non-respect de certaines dispositions, notamment sa mise en place progressive sur trois ans.

Pour autant, il serait inacceptable aujourd'hui de revenir en arrière, pour des raisons à la fois sociales et économiques. En effet, il ne faudrait pas simplement annuler les 35 heures, mais revenir à l'organisation antérieure du travail et redonner aux salariés les marges salariales qu'ils ont perdues.

Si tout n'est pas idyllique partout, dans l'ensemble, les choses se sont plutôt bien passées dans le secteur privé, grâce aux négociations dans les branches professionnelles et dans les entreprises. Ce sont d'ailleurs les salariés des entreprises où les 35 heures ont été imposées sans négociation, et donc sans réorganisation négociée du temps de travail, qui sont critiques à son encontre.

Quelles souplesses supplémentaires conviendrait-il de mettre en place ? Plus d'heures supplémentaires, comme beaucoup le proposent ? En 2002, le gouvernement a porté le contingent annuel d'heures supplémentaires à 180. Or, seulement neuf branches se sont saisies de cette opportunité - à comparer avec les 212 accords de branches signés lors du passage aux 35 heures. Les heures supplémentaires n'ont jamais été, pour la CFDT, un tabou, à condition qu'elles soient justifiées, négociées et correctement rémunérées.

La CFDT ne se satisfait pas d'une inégalité qui perdure entre salariés. Ce sont près de 4 millions de salariés de petites entreprises, qui ne bénéficient pas de la réduction du temps de travail. En particulier dans l'hôtellerie et le tourisme, secteurs qui bénéficiaient pourtant de larges dérogations. Or, il s'agit de secteurs pour lesquels les difficultés de recrutement sont importantes. Des emplois sont disponibles mais non occupés. Ce ne sont pas les salaires, qui sont au niveau du SMIC, et les semaines de 50 heures ou plus, qui rendront ces secteurs plus attractifs.

Cette inégalité s'est encore aggravée avec l'amendement adopté par l'Assemblée nationale, dans le cadre du projet de loi Fillon sur le dialogue social, pour les entreprises de moins de vingt salariés. Cet amendement a pour effet de permettre aux entreprises de faire effectuer 47 heures supplémentaires, en plus du contingent annuel fixé par les branches professionnelles. La loi, encore une fois, agit au mépris des partenaires sociaux et des accords qu'ils ont signés.

Voici un contre-exemple de la volonté, affichée dans le préambule de ce projet de loi, de donner la primauté à la négociation sociale sur la loi. En effet, il nous paraît paradoxal d'élaborer un texte pour dire qu'il convient de négocier avant de légiférer, et d'y inscrire une modification du code du travail, avant qu'elle ne soit soumise à la négociation ! Compte tenu de ce paradoxe, la surenchère en matière d'heures supplémentaires est en complet décalage avec la réalité des besoins. Le recours aux heures supplémentaires se situe à un niveau très inférieur du contingent légal, moins de 30 heures en moyenne pour l'ensemble des entreprises, et 60 heures en moyenne dans celles qui y ont recours.

Plus globalement, la CFDT n'est pas hostile, par principe, à renégocier dans certains cas. Mais, à condition que l'on parte des besoins réels, clairement exprimés et identifiés dans les entreprises. Contrairement à ce qui a pu être dit, la majorité des salariés ne souhaite pas revenir en arrière. C'est le cas des trois quarts des personnes bénéficiant des 35 heures interrogées par la CFDT, dans le sondage dont je vous parlais tout à l'heure.

Les frustrations, quand il y en a, viennent à la fois de ceux qui n'en bénéficient pas, et de ceux auxquels la réduction du temps de travail a été imposée sans négociation. C'est moins la réduction du temps de travail que sa mise en œuvre et le sentiment d'en avoir payé le prix fort, notamment par le gel des salaires, qui font aujourd'hui questions chez certains salariés.

Aussi, à l'opposé d'une remise en cause, la CFDT revendique que tous les salariés puissent bénéficier des 35 heures. Réduire le temps de travail dans toutes les PME sera indispensable, avec le retour de la croissance et à l'approche du retournement démographique. A défaut, ces entreprises, qui sont des éléments vitaux du maillage de notre économie, ne seront pas attractives pour les salariés et la pénurie de main-d'œuvre sera leur lot. Sur ce point, il me semble que la CFDT est en phase avec les préoccupations exprimées par l'UPA.

Cet objectif doit être atteint en recherchant, par la négociation, les formules les mieux adaptées, particulièrement par les petites entreprises, grâce par exemple à des regroupements d'employeurs. Cet objectif n'est pas inatteignable, puisque, avant le coup de frein donné en 2002, 20 % des entreprises de moins de 20 salariés étaient déjà passées aux 35 heures.

En conclusion, la réduction du temps de travail a amélioré la qualité de vie, a apporté du temps pour les loisirs et permis une meilleure conciliation de la vie familiale et de la vie professionnelle. Elle a, également, permis d'améliorer l'organisation, la compétitivité de nombreuses entreprises en favorisant la création d'emplois avec les effets bénéfiques qui en résultent pour notre économie.

Vous le savez, la CFDT a fait de l'emploi sa priorité : du travail pour tous, un emploi de qualité pour chacun. Telle est notre conception de la valeur travail.

Je terminerai cet exposé en vous disant un mot sur le dialogue social.

Trois points, dans le projet de loi, concernent le dialogue social. Tout d'abord, la primauté donnée à la négociation - sur la loi - est un point très identifiant pour la CFDT. Même si nos propos sont parfois mal compris, il n'est pas question pour nous de prendre la place du législateur. Mais, le dialogue social et contractuel doit nourrir la loi. Le Président de l'Assemblée nationale a d'ailleurs bien insisté, lors de la présentation de ses vœux au Président de la République, que la France élaborait trop de lois. Il n'est pas le seul à le penser ! J'ai donc été surpris d'entendre M. Jacques Chirac proposer aussitôt une nouvelle loi sur l'emploi !

Deuxième point : les accords majoritaires. Vous savez tous que la CFDT était l'une des deux grandes organisations syndicales qui souhaitaient aller plus loin, avec la mise en place de vrais accords majoritaires, en particulier avec la mise en place d'un système d'élections de représentativité dans la branche, rendue possible et même fortement conseillée par le projet de loi. Il s'agit donc d'un premier pas, même s'il favorise, à notre sens, un peu trop la possibilité d'opposition au détriment de la capacité d'engagement. Pour notre part, nous entendons privilégier la capacité d'engagement.

Troisième point : la hiérarchie des normes. La CFDT pense qu'il convient de continuer de privilégier la place et le rôle pivot des branches professionnelles. Nous restons dans la logique d'un accord interprofessionnel de 1995, qui avait été signé avec le CNPF, qui prévoyait une possibilité, pour les entreprises, de déroger aux accords de branches, à condition que celles-ci l'aient prévu. Cependant, je pense que nous sommes à peu près dans cette situation avec le projet de loi.

Dans un premier temps, il y a eu la volonté de pouvoir revenir sur tous les accords, mais le texte pose des limites et n'autorise pas que l'on revienne sur les accords déjà négociés. C'est une tentation qui existait déjà dans la loi Aubry II, mais que le Conseil constitutionnel a censurée.

La CFDT proposera donc, pour les accords futurs, à ses interlocuteurs patronaux, de prévoir dans les accords les sujets sur lesquels l'on pourra déroger et la façon de le faire. De ce fait, l'on en reviendra à l'accord interprofessionnel de 1995. Nous pourrons ainsi, si nous nous mettons d'accord avec les autres organisations syndicales, atténuer les appréhensions suscitées par l'inversion du niveau des négociations.

Je vous remercie.

M. le Président : Je vous remercie, M. le secrétaire général. Sur le plan général, je ne pense qu'il y ait une volonté de revenir sur les lois qui sont appliquées aujourd'hui, le Président de la République l'a d'ailleurs confirmé.

Notre mission a pour objectif d'établir un bilan et, comme vous l'envisagez vous-même, de rechercher les solutions de nature à apporter à la législation actuelle les souplesses supplémentaires nécessaires.

Il me semble, moi aussi, que la négociation doit prendre le pas sur la loi, car je ne pense pas que celle-ci était nécessaire pour faire aboutir les négociations. J'ai donc beaucoup apprécié ce que vous venez de dire sur ce point. Certains d'entre nous pensent que la liberté doit permettre, effectivement, à la négociation de s'exercer dans les meilleures conditions possibles.

Pouvez-vous nous en dire plus, quant à ces souplesses supplémentaires que vous envisagez ? Chaque entreprise est différente même au sein d'une branche, un accord de branches peut donc être contraignant pour certaines d'entre elles, puisqu'il a pour vocation de s'appliquer de la même façon.

Sur un plan plus philosophique, ne pensez-vous pas que, au bout de deux ans, la relation entre l'individu et le travail s'est, avec la mise en œuvre de la réduction du temps de travail, quelque peu distendue ?

Dans un numéro de la revue CFDT Magazine, vous reconnaissez que des salariés sont mécontents de la mise en place des 35 heures : s'agit-il des salariés dont vous parliez tout à l'heure ? Pouvez-vous revenir sur les raisons de ce mécontentement ?

M. le Rapporteur : M. le secrétaire général de la CFDT, vous avez établi un bilan globalement positif de l'application des 35 heures et soulevé un certain nombre de contradictions ou de paradoxes.

M. Chérèque, j'ai lu avec intérêt l'interview que vous avez donnée au journal Le Monde et il me semble que vous tombez dans le travers que vous dénoncez. En effet, en estimant que la loi sur les 35 heures a été créatrice d'emplois, vous êtes en contradiction avec le titre de votre interview, qui dit qu'une loi ne crée pas d'emplois, pas plus qu'une autre loi n'a pu empêcher les licenciements.

Mais, je reviens au cœur du débat, à savoir le rôle respectif de la négociation et de la loi. Vous avez reproché, implicitement, au législateur de prendre le pas sur la négociation, et critiqué la façon dont la loi a été appliquée à l'hôpital public.

Je vous poserai une question précise sur le cas d'une négociation qui aboutit, et qu'il faut ensuite « couronner » par la loi. Nous sommes là dans une contradiction, qui consiste à faire du législateur le simple exécuteur d'un accord négocié ailleurs. De ce fait, le rôle du parlement me semble être dramatiquement réduit, puisqu'il ne peut utiliser son droit constitutionnel d'amendement. Ne serait-il pas plus satisfaisant, pour le législateur, que dans un certain nombre de cas - qu'il s'agirait d'énumérer - la négociation contractuelle puisse avoir, en quelque sorte, force de loi, dispensant, en quelque sorte, ainsi le Parlement de « bénir » un accord négocié ailleurs.

S'agissant des créations d'emplois, vous avez, comme tout le monde, repris les chiffres de la DARES, pour la simple et bonne raison que ce sont les seuls ! C'est la raison pour laquelle un certain nombre d'interlocuteurs nous ont indiqué qu'il serait souhaitable, soit d'avoir un accès direct aux sources de ces données, soit de multiplier les sources, ou du moins permettre une diversité de jugements. M. Fitoussi a ainsi évoqué, devant nous, la création d'une « conférence du consensus », qui permettrait de tenter de mettre fin aux polémiques sur tel ou tel aspect. Quel votre avis sur cette question ?

Enfin, M. le Président a parlé des salariés mécontents de l'application de la réduction du temps de travail et des entreprises qui ne sont pas passées aux 35 heures. Cela crée une société duale, comme nombre de nos interlocuteurs l'ont relevé. Mais, peu d'entre eux nous ont proposé des pistes pour surmonter cette cassure. Faut-il s'en remettre au seul facteur temps ? Ce ne serait guère satisfaisant. Quel est votre sentiment à ce sujet ?

Un certain nombre de sociologues, que nous avons interrogés, indiquent qu'il y a eu, pour certains, une aggravation des conditions de travail. L'un d'entre eux, M. Michel Gollac, a même parlé d'une aggravation de la souffrance au travail. Quel est votre sentiment ?

M. Jean LE GARREC : M. le Président, je souhaiterais faire une remarque. Le champ de notre mission est très large, mais aborder tous les problèmes du dialogue social ne me semble pas y entrer. Il s'agit d'un sujet, à la fois difficile et dangereux, qui me pose problème et me semble sortir du cadre de notre mission.

M. le secrétaire général, je vous remercie d'avoir évoqué l'accord d'octobre 1995, signé avec le CNPF. Je l'ai évoqué avec M. Gautier-Sauvagnac, voilà une quinzaine de jours, et je lui ai dit que, bien qu'extrêmement important, il n'était pas sorti grand-chose de cet accord. Il m'a soutenu le contraire, mais vous me confortez dans mon analyse.

M. le rapporteur parle de société duale - qui est un mot compliqué. Il est vrai que, à l'heure actuelle, il existe un écart entre ceux qui travaillent 35 heures et les autres. Un des moyens de remédier à cela, M. le rapporteur, est de poursuivre le mouvement en avant ! C'est le moyen le plus sûr ! Il faudra s'y résoudre, et ce pour une raison simple : si ce mouvement n'est pas poursuivi, un certain nombre d'entreprises aura du mal à attirer les jeunes. Les présidents de la CAPEB et de l'UPA ne cessent de le répéter..

En ce qui concerne les heures supplémentaires, le bilan est clair : la loi Fillon a accru le quota des heures supplémentaires. Il n'y a de négociations que dans 9 branches ! Conclusion : le contingent d'heures supplémentaires set loin d'être utilisé, puisque la moyenne n'est que de 30 heures. Il y a donc un faux débat sur ce problème.

Je vais maintenant me permettre d'être critique. D'abord, en vous donnant raison sur l'accord concernant l'hôpital public. Il est vrai que l'application de cet accord a rencontré des difficultés : difficultés de recrutement de personnels, retard dans la possibilité de dégager des emplois, sentiment que l'on a plaqué les 35 heures sur une organisation du travail pas suffisamment réfléchie. Cela a produit des distorsions. Encore une fois, il convient d'en tirer des enseignements et d'en tenir compte. Cela étant dit, je ne connais pas de grande réforme qui s'applique sans difficultés.

En ce qui concerne le dialogue social, vous avez parlé de 18 326 salariés mandatés. Combien d'entre eux se sont-ils véritablement syndiqués ? En outre, ce mouvement peut-il se poursuivre, car il s'agit d'une des clés de l'avenir du mouvement syndical dans notre pays ?

Je voudrais également vous parler du sentiment répandu d'une d'aggravation des conditions de travail. Comment la réduction du temps de travail peut-elle avoir entraîné une aggravation des conditions de travail ?

M. Philippe TOURTELIER : M. le Président, vous avez évoqué le thème de la valeur travail. Il s'agit d'un abus de langage. La personne a qui j'ai déjà fait cette remarque a conclu que le discours sur la valeur travail était idéologique et décalé. Pourquoi ? Un historien a comparé la devise « Liberté, égalité, fraternité » avec la devise « Travail, famille, patrie ». Il en a conclu, à juste titre me semble-t-il, que la liberté, l'égalité et la fraternité sont des références qui s'éloignent au fur et à mesure que l'on s'en approche, et qui donc, par définition, ne font que des déçus. Le travail n'est pas une référence, c'est un moyen, tout comme la famille - pour la patrie, le problème est un peu différent. Mais, de même que certaines familles sont très oppressives et très aliénantes, le travail peut, lui aussi, être aliénant.

Pourquoi avons-nous ce pseudo-débat sur la valeur travail ? Chez les romains, le travail se dit tripalium, qui a donné le mot « torture » et s'oppose à l'otium, c'est-à-dire l'oisiveté bien comprise. Qui travaillait et produisait ? Les serfs et les esclaves.

A la Renaissance, avec le développement de la bourgeoisie, de l'industrie, on oppose, à l'otium, le négotium, qui a donné le mot « négoce ». On essaie de faire avaler aux gens que le travail qu'ils produisent a une valeur ; non ! Le travail de l'artisan était plus proche de celui de l'artiste. Le travail taylorien n'est pas forcément une valeur !

Dès lors, ne vaut-il pas mieux parler de la valeur du travail, et des valeurs que l'on peut trouver dans le travail, plutôt que de s'engager dans le faux débat de la valeur travail.

M. le Président : Je reformulerai donc ma question dans le cadre de la relation entre l'individu et le travail ! Peu importe la manière dont on la qualifie, je me demande simplement si l'application des 35 heures a changé cette relation.

Mme Marie-Anne MONTCHAMP : M. le secrétaire général, je vous poserai une question en deux parties.

La première concerne les conséquences de la réduction du temps de travail sur l'organisation du travail. Vous avez affirmé tout à l'heure que de nombreux accords avaient porté sur l'annualisation du temps de travail, faisant totalement l'impasse sur l'organisation du travail. Or, nous sommes aujourd'hui dans un environnement économique qui nous contraint à nous interroger en permanence sur la relation au temps, qui est un paramètre essentiel de gestion, de production et d'organisation du travail.

Mon sentiment est que la manière dont on a introduit la réflexion sur le temps de travail, à la fois dans la loi et lors de sa mise en application, nous a fait perdre les moyens de repenser l'organisation du travail et nous a privés, dans bien des cas, de capacités d'amélioration des conditions de travail et de l'organisation de celui-ci.

Ma seconde question concerne le temps libéré. Le temps libéré pour les femmes, et en particulier pour celles qui sont le moins qualifiées, s'est accompagné d'un tassement de leurs revenus du fait de la modération salariale. Cela leur a-t-il permis d'avoir une meilleure qualité de vie ? Non. Les enquêtes réalisées montrent qu'elles consacrent plus de temps aux activités ménagères, qu'elles supportent plus de charges et bénéficient de moins de formation professionnelle continue. Il y a donc matière à s'interroger sur les conséquences des 35 heures pour elles.

M. François CHEREQUE : S'agissant des mécontents des 35 heures, nous ne nions pas cette réalité. En tant qu'organisation syndicale ayant le plus porté cette réforme, il en va de notre responsabilité de nous en préoccuper et de trouver des solutions.

L'enquête, que nous avons menée auprès de 42 000 salariés, nous a tout de même démontré que les trois quarts d'entre eux ne souhaitaient pas revenir aux 39 heures. Je vous ai précisé, dans mon exposé introductif, que le quart des salariés mécontents était ceux à qui l'on avait imposé la réforme, par le biais de l'application directe d'un accord. Il n'y a donc pas eu de négociation dans l'entreprise, ni discussion d'une nouvelle organisation du travail. Mais, ce phénomène ne doit pas porter le discrédit sur le reste. En effet, 75 000 accords d'entreprises ont permis d'ouvrir un débat sur une nouvelle organisation du travail. Les difficultés viennent des 60 000 cas d'applications directes.

Celles-ci se sont traduites par des réductions quotidiennes du temps de travail sans discussion. Le salarié, qui s'est vu imposer une réduction du temps de travail d'une heure par jour, en particulier s'il vient de la grande banlieue pour travailler à Paris, ne peut qu'être mécontent. Son trajet reste le même : il n'a donc aucun avantage, notamment en termes de fatigue.

Autres mécontents : les cadres. En règle générale, ils bénéficiaient de deux semaines de congés supplémentaires, sans baisse de leur charge de travail. Vous avez parlé de souffrance au travail. Il s'agit d'une expression moderne qui rejoint la question ancienne des mauvaises conditions de travail. Il est vrai que l'aggravation de la charge de travail constitue un débat central que nous ne négligeons pas.

Depuis 1970, la CFDT s'est donnée comme priorité l'amélioration des conditions de travail. Le terme de souffrance au travail n'était pas utilisé. De la même façon, la question de l'accompagnement psychologique des personnes en souffrance dans leur vie quotidienne n'était pas posée il y a 30 ans. Or, pour avoir fait une partie de ma carrière en psychiatrie, je puis vous affirmer que la souffrance existait quand même déjà.

Je ne veux pas sous-estimer la souffrance au travail. Elle a sans doute augmenté du fait de l'augmentation de la charge de travail pour une partie des salariés. Mais, elle existe surtout dans les entreprises où les négociations ont mal été menées ou dans celles où un accord a été appliqué de façon directe.

C'est la raison pour laquelle la CFDT pense que la négociation sur l'organisation du travail et les conditions de travail devrait être l'un des thèmes de la négociation annuelle dans les entreprises. On ne peut, en effet, imaginer qu'une organisation du travail soit considérée comme immuable ! Un certain nombre d'éléments doivent être renégociés chaque année.

Vous avez parlé, M. le rapporteur, d'une société duale. En effet, les inégalités se creusent entre les salariés des grandes entreprises et ceux des petites, où la réduction du temps de travail n'a pas pu s'appliquer. Elles ne portent pas seulement sur le temps de travail, mais également sur la protection sociale, l'organisation du travail ou l'existence d'œuvres sociales. La CFDT est assez pragmatique sur ce dossier. Il nous semble qu'il faut laisser la possibilité de négocier les heures supplémentaires ou la réduction du temps de travail dans ces petites entreprises, d'une façon naturelle. Nous faisons confiance à une telle démarche qui a fonctionné ailleurs.

Si la situation est bloquée, c'est parce que ces entreprises peuvent rester aux 39 heures pour un coût minime. Dans l'état actuel des choses, les quatre premières heures supplémentaires ne sont rémunérées qu'à un taux majoré de 10 % seulement. Cela représente une augmentation de salaire de seulement 1 %. Il nous semble que l'on est loin du « travailler plus, pour gagner plus » que vous évoquiez. Si l'on peut ouvrir une négociation sur des heures supplémentaires correctement rémunérées, il n'y aucune raison que cela ne se fasse pas.

Prenons l'exemple de la branche des services, hôtels, cafés, restaurants. Elle a toujours bénéficié de dérogations pour l'organisation du travail. Il conviendrait, simplement, que cette dérogation soit adaptée à la réalité de la nouvelle loi sur le temps de travail. Dans le passé, les syndicats, et surtout la CFDT, ont toujours su négocier des organisations spécifiques de temps de travail adaptées à la réalité.

Mais, quand la loi ne nous donne pas la possibilité de mener ces négociations, cela devient plus difficile. Il est donc important de lui laisser la place sur de tels sujets. Actuellement, la loi le permet. Mais, à partir du moment où l'on est dans un système de temps de travail différent, la compensation doit être réelle et non pas illusoire, comme cela se fait malheureusement un peu partout.

Avons-nous noté des changements dans la relation entre l'individu et le travail ? Oui, certainement. Mais, je ne suis pas certain qu'ils soient uniquement dus à la réduction du temps de travail. La relation entre le citoyen et le travail a évolué. Nous avons une approche tout à fait différente de celle de nos parents ou de nos grands-parents, et cette évolution est totalement indépendante de la réduction du temps de travail.

Prenons le débat sur les retraites. Nous avons eu beaucoup de difficultés à faire comprendre aux salariés que, lorsqu'on se situe dans une logique de diminution du temps de travail sur la semaine, il convenait néanmoins d'allonger la durée du travail sur l'ensemble de la vie ! Bien entendu, les personnes qui exercent un métier difficile sont sensibles à la qualité de leurs conditions de travail ! Mais, le travail reste le moyen le plus sûr d'une émancipation et d'une réalisation, et la CFDT a toujours prôné cette démarche émancipatrice par le travail et l'action syndicale. Je ne pense pas que cette démarche puisse être confondue avec des idéologies répugnantes sur le travail en général.

Le travail, je le répète, est un élément fort et indispensable pour l'émancipation de chaque individu. En effet, il s'agit d'un élément d'identification individuel par rapport à un collectif. Or, je ne pense pas que la réduction du temps de travail y ait porté atteinte.

C'est la raison pour laquelle la CFDT réagit sur le débat de la valeur travail, en rappelant que 3 millions de personnes restent exclues du monde du travail. La place du travail dans la vie de l'individu a bien changé, mais cette évolution s'étend sur les deux derniers siècles.

J'en viens maintenant au bilan des 35 heures. J'ai également valorisé, dans mon intervention liminaire, la loi de Robien. Nous avons regretté que l'accord de 1995 n'ait pas été appliqué. Nous sommes totalement en désaccord avec le MEDEF sur ce sujet. La loi de Robien et la loi Aubry I avaient pour intérêt de nous amener à la négociation. Les blocages sont venus de l'absence de négociation et de la loi Aubry II, qui était trop contraignante.

La CFDT est favorable à des accords contractuels ayant force de loi. Les députés se doivent de légiférer dans un grand nombre de domaines, beaucoup plus nobles que l'organisation contractuelle du travail. J'ai toujours été choqué par le discours de certains députés qui veulent absolument intervenir dans ce domaine ! Non ! Définissez les grands principes fondamentaux, et laissez-nous ensuite négocier leur mise en œuvre !

L'idée d'une conférence du consensus sur l'emploi est une bonne idée. Cependant, la question des effets respectifs de la croissance et de la mise en place de la réduction du temps de travail fera toujours l'objet d'une polémique. Cela étant dit, nous avons réellement suivi le nombre d'emplois créés après chaque accord négocié.

En ce qui concerne le temps libéré pour les femmes, je ne peux pas laisser dire que ce temps devient aliénant pour elles !

Mme Marie-Anne MONTCHAMP : A cause du blocage du salaire.

M. François CHEREQUE : Le problème de la modération salariale ne se pose ni uniquement pour les femmes, ni pour toutes les femmes. Je connais de nombreuses femmes pour qui le temps libéré permet une meilleure répartition des responsabilités familiales entre elles et leurs conjoints.

Le problème de la double activité des femmes est, à la fois, culturel et générationnel. Il n'allait pas être réglé, comme par miracle, par la réduction du temps de travail ! Mais, je ne pense pas que cette réforme ait aggravé la situation des femmes.

Mme Catherine GENISSON : Selon des études de la CFDT, on a constaté que les hommes consacraient 30 % de leur temps libéré à la famille et 70 % aux loisirs, et les femmes le contraire ! Il est vrai que la réduction du temps de travail n'a pas aggravé la situation des femmes, mais elle leur a permis de consacrer un temps supplémentaire aux charges familiales, sans entraîner aucun rééquilibrage du partage de celles-ci.

M. François CHEREQUE : Vous me demandez, M. Le Garrec, combien de salariés mandatés se sont finalement syndiqués. Normalement, tous, puisque c'était la règle fixée par la CFDT. Cela ne veut pas dire qu'il y ait eu 18 326 sections syndicales nouvelles. Mais, une grande partie de ces salariés mandatés ont été à l'origine de sections syndicales, sans devenir pour cela délégués syndicaux. Le CFDT voit le nombre de ses adhérents augmenter depuis 1988. Le rythme a atteint 7 à 8 % durant la période des mandatements.

Si nous voulons que la négociation d'entreprises ne soit plus un tabou dans notre pays, le mandatement est fondamental, accompagné d'un système de contrôle, de formation et d'aides par les organisations syndicales.

Mme Catherine GENISSON : J'ai entendu dire que le mandatement avait favorisé la syndicalisation des femmes.

M. François CHEREQUE : En effet, car les deux fédérations qui ont eu le plus de mandatements dans notre confédération sont les fédérations de la santé et des services, qui couvrent des professions où l'on compte un grand nombre de femmes salariées.

M. Philippe VUILQUE : Vous avez évoqué la relation entre la négociation et la loi, ainsi que les suites de la négociation de 1995. Etant donné la situation économique de 1997 et l'application limitée de la loi de Robien, ne pensez-vous pas que l'intervention du législateur était inévitable ?

M. François CHEREQUE : Nous avons toujours dit que la loi Aubry I avait créé une incitation s'inscrivant dans la continuité de la loi de Robien - à laquelle elle ressemble beaucoup. Ce qui a fait débat, pour nous, a été la loi Aubry II.

Je n'ai pas répondu à la question relative à l'hôpital. La négociation s'est déroulée comme elle le devait. Il y a eu une véritable négociation, qui a amené des modifications internes en termes d'organisation du travail : 45 000 créations d'emplois prévues, ce qui n'était pas négligeable, institution du compte épargne temps, qui était une première dans la fonction publique. C'est sa mise en œuvre précipitée qui doit être critiquée. De ce fait, dans les établissements, les négociations sur l'organisation du travail n'ont pas été poussées assez loin.

Par ailleurs, dans un hôpital, la logique administrative se heurte à la logique médicale. C'était l'occasion de remettre tout cela à plat ! Malheureusement, cela n'a pas été fait, car l'organisation du travail des praticiens hospitaliers n'a pas été discutée. Nous nous sommes retrouvés devant des aberrations : dans certains services, alors que les praticiens hospitaliers étaient aux 35 heures, le personnel infirmier, qui était en sous-effectif, travaillait beaucoup plus.

Ceci étant, comment imaginer que les organisations syndicales dans les hôpitaux aient pu s'opposer à la mise en œuvre de la réduction du temps de travail en six mois ! C'était très difficile !

Enfin, l'accord complémentaire, négocié avec M. Mattei, qui a introduit plus d'incitation dans la mise en place des comptes épargne temps et des heures supplémentaires, peut maintenant être appliqué sur la durée.

Mme Catherine GENISSON : Je serais encore plus critique que vous, M. Chérèque ! Les accords hospitaliers se sont vraiment mal passés, dans la mesure où l'on a raté le grand rendez-vous de la réorganisation du temps de travail. Bien entendu, il y a ce conflit entre l'administration et les praticiens, mais, même à l'intérieur des services, l'on a beaucoup trop négocié catégorie professionnelle par catégorie professionnelle et pas assez en termes de temps et d'organisation de travail.

Nous avons raté là un grand rendez-vous, qui nous aurait permis d'avancer plus vite sur le sujet qui nous occupe aujourd'hui, à savoir la gouvernance de l'hôpital, son organisation et la responsabilisation des différents acteurs.

M. François CHEREQUE : Si je vous livrais réellement le fond de ma pensée en ce qui concerne les accords hospitaliers, je ne prendrais certainement pas le ton diplomatique que je viens d'utiliser ! Cette négociation aurait dû être entamée deux ans avant la date de mise en œuvre. C'est au moment où l'on a négocié la réduction du temps de travail dans le privé, qu'il aurait fallu le faire dans le public ! Les ministres l'ont reconnu et il est important qu'ils l'aient fait.

M. Jean LE GARREC : Les syndicats sont-ils en situation de mener de véritables négociations dans les hôpitaux, du fait du nombre de salariés et de métiers différents ? Sur quels appuis extérieurs peuvent-ils s'appuyer ?

M. François CHEREQUE : On rejoint là la question du dialogue social. Un de mes regrets, c'est que l'on ne pose ni le problème du dialogue social dans les fonctions publiques, ni la possibilité de déconcentrer les lieux de la négociation.

S'il existe, dans les fonctions publiques, un secteur dans lequel les syndicats sont en mesure de négocier, c'est bien l'hôpital. En effet, cette pratique d'une négociation nationale et décentralisée a été instituée depuis 1991, avec les accords dits Durieux, qui ont entraîné des négociations sur l'amélioration des conditions de travail, assortie d'une aide financière, accords repris par les gouvernements successifs. Ces accords auraient pu être repris pour le secteur hospitalier, puisque l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail avait réalisé des guides de négociations sur l'organisation du travail à l'hôpital, deux ans avant l'ouverture de la négociation. Or, ils n'ont jamais été mis en œuvre du fait de la précipitation dont je parlais tout à l'heure. Il s'agit véritablement d'une erreur de méthode et non de l'incompétence des organisations syndicales.

M. le Président : M. le secrétaire général, je vous remercie.

Audition de M. Robert BUGUET,
président de l'Union professionnelle artisanale (UPA)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 8 janvier 2004)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Rapporteur : Nous recevons M. Robert Buguet, président de l'Union professionnelle artisanale (UPA).

Vous êtes accompagné par M. Pierre Burban, secrétaire général de votre organisation, et de M. Guillaume Tabourdeau, chargé des relations avec le Parlement.

Avec votre venue, nous continuons les auditions de l'ensemble des partenaires sociaux. Nous avons souhaité que ces auditions puissent intervenir dans une seconde phase de nos travaux, après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs et de chefs d'entreprise. Ces auditions ont commencé hier avec le secrétaire général de la CFDT et continueront dans les semaines à venir.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Sur le dossier des 35 heures, votre organisation a pris une position qui l'a distinguée des autres organisations d'employeurs. Vous nous direz les raisons pour lesquelles elle a été prise. Vous nous direz également votre sentiment sur les conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre ou non, dans les petites entreprises artisanales. Vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue et sur les contreparties éventuelles à la réduction du temps de travail.

Vous nous direz aussi si vous partagez le constat qui a été dressé à de nombreuses reprises devant nous de la mise en place d'une société à deux vitesses, entre les salariés, qui bénéficient théoriquement des 35 heures et les non salariés qui ne peuvent s'inscrire dans ce processus, entre les salariés des grandes entreprises passées aux 35 heures et les salariés de petites entreprises restées aux 39 heures, entre salariés plutôt satisfaits et ceux qui, pour certains, ont pu subir une baisse de leurs revenus ou souhaiteraient travailler plus pour gagner plus.

Votre organisation a-t-elle des propositions pour réduire ces multiples fractures ?

Au-delà de la question des 35 heures, vous nous rappellerez votre conception de l'avenir du dialogue social et de l'équilibre souhaitable à vos yeux entre la loi et la négociation, et sur le niveau le plus pertinent de celle-ci.

M. Robert BUGUET : Il est vrai que la position, prise à l'époque par la CAPEB et l'UPA, par rapport à la loi relative à la réduction du temps de travail, avait quelque peu détonné. Que les choses soient claires ! Nous avons toujours dit notre opposition à une réduction drastique du temps de travail dans toutes les entreprises, dans des conditions identiques pour toutes celles-ci. Nous considérons que c'est une ineptie. De tous ceux qui s'y sont opposés dans le monde patronal, j'ai certainement été le plus vindicatif et le plus dur vis-à-vis de Mme Aubry. Elle peut témoigner que notre première entrevue a été plus qu'orageuse, ce qui n'a pas empêché que, par la suite, nous nous en sommes expliqués.

Pour autant, lorsqu'il est confronté à un problème, je considère qu'un chef d'entreprise ne peut pas faire d'idéologie, il doit trouver des solutions. Lorsque l'on représente un secteur de 800 000 entreprises qui se trouvaient dans des difficultés très graves, il était nécessaire de trouver des solutions. C'est ce que nous avons cherché à faire.

J'observe que le premier accord qui a beaucoup impressionné - celui de la CAPEB, que je n'ai pas négocié personnellement mais que, par un concours de circonstances, j'ai signé en novembre 1998 - avait la particularité d'être en contradiction flagrante avec la loi Aubry I. Pour mémoire, dès que l'accord a été signé, Mme Aubry s'est trouvée dans l'obligation de signer une circulaire ministérielle pour le rendre applicable.

En effet, nous nous inscrivions dans l'esprit de la loi, qui aurait dû laisser aux partenaires sociaux le soin de mettre en œuvre la réduction du temps de travail, dans des conditions à définir et avec des objectifs à atteindre dans le temps. Nous avons toujours été contre la brutalité de la loi.

Après négociation avec les partenaires sociaux, quatre syndicats de salariés ont signé notre accord. Seule la CGT ne l'a pas signé, mais le secrétaire général de l'époque, M. Viannet et son adjoint, M. Thibaud, étaient favorables à sa signature. Ceci me fait dire que c'est le seul accord qui a reçu l'entier soutien des partenaires sociaux et qui a obligé le gouvernement de l'époque à revenir sur sa loi pour le prendre applicable. En effet, tel qu'il était rédigé, il était totalement illégal.

A travers cet accord, nous avons anticipé sur ce qui allait devenir la loi Aubry II et les mesures d'assouplissement qu'elle a mises en place. Cet accord était très novateur. L'intelligence du ministre de l'époque est d'avoir compris que, s'agissant des petites entreprises, on allait à la catastrophe si rien de spécifique n'était prévu pour elles.

Je rappelle que la loi s'imposait aux grandes entreprises, mais ne s'appliquait pas aux petites entreprises. Nous étions donc dans un secteur à deux vitesses. C'est le reproche majeur que nous avions fait à Mme Aubry. Les petites entreprises ne voulaient certes pas être pénalisées, comme l'avaient été les autres, mais la mise en place d'un secteur à deux vitesses signifiait notre mort. Il fallait une loi qui s'applique à tous et ne crée pas de discrimination. C'est l'esprit dans lequel nous avons travaillé.

Par ailleurs, nous avons découvert très vite un second aspect. C'est la grande hypocrisie du monde patronal qui, dans son ensemble, s'élevait contre la loi, alors que, dans son immense majorité, les entreprises ont appliqué la loi par anticipation et non pas par contrainte. En effet, 80 % des salariés des entreprises de plus de vingt sont passés dans le dispositif des 35 heures par anticipation.

L'explication de cette attitude est simple. Dans cette problématique des 35 heures, au-delà de la contrainte que nous avons dénoncée et que nous continuerons de dénoncer, il y avait les allègements des charges sociales, les possibilités de réorganisation du travail et d'introduire de la flexibilité dans l'entreprise. Les partenaires sociaux, à même de se saisir de ces possibilités, l'ont fait.

Le débat sur les 35 heures a été faussé, lorsqu'on a opposé des idéologies à la réalité économique : il faut admettre que la rigidité du travail, dans ce pays, était un véritable handicap, le pire du monde industriel. D'un autre côté, il ne paraissait pas inéquitable que, en contrepartie d'un assouplissement de l'organisation du travail, on puisse légitimement considérer que les salariés devaient trouver une juste compensation des efforts qu'ils concédaient par ailleurs.

C'est tout à fait l'esprit des accords qui ont été signés. Dans l'artisanat, sur vingt-six conventions collectives existantes, vingt et un accords ont été signés. Tous procèdent du même esprit, à savoir un partage intelligent du temps de travail, ce qui implique une réorganisation de l'entreprise.

Là où les difficultés sont très vite apparues, c'est lorsque nous avons demandé un délai pour mettre en œuvre la loi, non pas pour y échapper, mais pour, que dans la petite entreprise, qui ne dispose ni de directeur des ressources humaines, ni de bureau des méthodes, ni de la technostructure des grandes entreprises, on puisse trouver des solutions adaptées, permettant une réorganisation du travail accompagnée d'une possibilité de gains de productivité suffisants.

Aujourd'hui, nous pouvons prouver que l'application des accords que nous avons signés a permis à ces entreprises de faire des gains de productivité, d'améliorer les conditions de travail de leurs salariés, d'augmenter leurs bénéfices, et donc de mieux rémunérer les salariés et de réduire le temps de travail. Cela concerne beaucoup plus de petites entreprises que vous ne l'imaginez.

Certes, si on raisonne en valeur relative, il y en a peu, puisqu'à peine moins de 20 % des entreprises de moins de vingt sont passées aux 35 heures. Les entreprises ont mal utilisé le temps qui leur avait été alloué et elles sont contraintes à en redemander. Mais, tant que l'on ne les aidera pas à trouver des solutions, elles seront dans une seringue dont elles ne se sortiront pas.

Je m'explique.

Dans les dix ans qui viennent, l'artisanat va devoir renouveler un million d'emplois et créer un million d'emplois supplémentaires pour satisfaire les besoins exprimés par la population de notre pays. On manque de plombiers, de couvreurs, de bouchers, de coiffeurs, de mécaniciens, etc. Si les petites entreprises ne sont pas en mesure d'attirer les jeunes avec des conditions de travail équivalentes à celles proposées dans les grandes entreprises, c'est une catastrophe qui se profile à l'horizon.

Aujourd'hui, quand nous réfléchissons à la situation, nous en venons à la conclusion que ce n'est plus la loi qui nous contraint, mais le marché du travail. Demain serons-nous capables de trouver des jeunes qui vont vouloir travailler dans nos entreprises, dans des conditions qui seraient moins avantageuses que celles qu'ils vont trouver dans le monde de l'industrie, voire la fonction publique ?

J'ai participé aux travaux du conseil d'orientation pour les retraites. Je vous rappelle les chiffres : 850 000 actifs très qualifiés vont partir tous les ans, et il y a moins de 600 000 jeunes peu qualifiés pour les remplacer. Cela illustre la permanence du problème de la formation professionnelle dans notre pays. Concrètement, cela veut dire que si même, dans la fonction publique et dans l'industrie, on ne remplace les emplois qu'à hauteur de 80 %, cela suffira pour absorber le flux de jeunes qui arrivent sur le marché, et l'artisanat n'aura plus de main d'œuvre disponible. Comment résoudre notre problème ? Quand demain vous ne trouverez plus de boulangers, quand il n'y aura plus de mécaniciens pour réparer les voitures et qu'il faudra attendre plusieurs semaines pour avoir un rendez-vous chez le coiffeur, comment allez-vous répondre à l'opinion publique ? Il faut se projeter dans l'avenir et anticiper sur les évolutions que nous prévoyons. Aujourd'hui, ce n'est plus la loi qui nous gêne.

Quand vous dites que des salariés veulent travailler plus pour gagner plus, je vous laisse ma carte ! Si vous me trouvez quelqu'un qui veut travailler plus pour gagner plus, je l'embauche dès demain matin. L'entreprise Buguet avait quatorze salariés en 1999 ; elle en a trente aujourd'hui. Je n'ai jamais trouvé, depuis cinq ans, un salarié qui veuille travailler plus pour gagner plus. En revanche, des salariés qui veulent travailler autant pour gagner plus, ou travailler moins pour gagner plus, j'en ai rencontré des milliers. Mais si vous me dites qu'il existe des salariés qui veulent travailler plus pour gagner plus, je les embauche dès demain. Très sérieusement, il faut arrêter de se gargariser avec de tels slogans. Ces salariés n'existent pas sur le marché du travail.

J'ai embauché mon dernier salarié, il y a deux jours, grâce à l'ANPE. On se plaint de l'ANPE, mais comment voulez-vous que l'ANPE nous trouve de la main d'œuvre qui n'existe pas. Vous aurez beau créer des structures, la main d'œuvre, par exemple, en couvreurs et charpentiers n'existe pas. Et nous ne sommes qu'au début de cette pénurie.

Quand le nouveau gouvernement est arrivé, nous avons été les premiers à rencontrer M. Fillon, dont le souci majeur était le dossier des 35 heures. Nous lui avons tenu le langage que je vous tiens, à savoir que nous avons besoin, sur un plan psychologique, d'assouplissement et de baisse de charges sociales. Par ailleurs, ce qui crée des emplois, ce n'est pas la vision malthusienne d'un passage de 39 heures à 35 heures, qui ne crée rien. Dans l'entreprise, cela ne marche pas. Ceux qui l'ont cru se sont trompés !

En revanche, je vais vous expliquer comment nous avons créé des emplois. Quand les charges sociales diminuent de 25 %, cela aide le chef d'entreprise à payer ses salariés, à en recruter d'autres. Si j'ai pu en embaucher seize de plus dans mon entreprise, c'est grâce à ces mesures.

Ce que le monde de l'artisanat a réellement senti comme une injustice, c'est qu'avec la loi de Mme Aubry, si vous étiez à 39 heures et que vous passiez à 35, on vous supprimait plus de 25 % des charges. Mais si, comme dans le secteur de l'alimentation, vous étiez à 45 heures et que vous passiez à 39 heures, soit une diminution du temps de travail plus importante, vous n'aviez droit à rien du tout. Je ne sais pas si vous avez perçu l'injustice de cette loi. Ceux qui faisaient les plus gros efforts, non seulement n'étaient pas aidés, mais ils étaient pénalisés.

Lorsque nous nous sommes exprimé auprès des gouvernements successifs et de M. Fillon, nous avons indiqué que le meilleur moyen de créer de l'emploi était de baisser le coût du travail, donc les charges sociales. M. Fillon nous a objecté que le coût était déjà trop élevé. A cet égard, lorsque le MEDEF s'élevait contre les 35 heures en raison de ce coût élevé, je lui répondais que si elles coûtaient cher, c'est qu'elles fonctionnaient.

En effet, le gouvernement de l'époque n'avait pas imaginé que les entreprises rentreraient dans ce dispositif. C'est pourquoi il n'avait prévu que 70 à 80 milliards de francs au maximum. Quand leur coût a atteint les 105 milliards, c'était la preuve que les entreprises rentraient dans le dispositif pour récupérer des aides, dans un premier temps, puis adapter ensuite leur organisation du temps de travail.

Puis, nous avons obtenu, et nous nous en félicitons, que M. Fillon substitue un dispositif plus horizontal. Même s'il est moins avantageux puisque de 1 à 1,8 SMIC, on est passé de 1 à 1,7, la solution de M. Fillon nous agrée parfaitement. En accordant des aides à toutes les entreprises, c'est une mesure non discriminatoire de justice. Car il faut aussi tenir compte du fait que, quand vous donnez à une entreprise et pas à une autre, vous créez des distorsions de concurrence. Or, le nouveau dispositif, qui prendra son plein effet d'ici 2005, résoudra ce problème.

J'ajoute également, et nous l'avions fait remarquer à M. Fillon, que l'existence de SMIC à plusieurs vitesses aboutissait à une situation très compliquée. Par exemple, en 2005, en ce qui concerne le salaire d'un même apprenti, d'une même catégorie, nous aurions abouti à 72 possibilités différentes, en fonction du moment où l'entreprise passait aux 35 heures ou ne passait pas. C'était kafkaïen. La mesure qui a été prise conduit à faire apparaître une augmentation importante du SMIC, même si elle est relative, puisqu'une bonne partie était déjà intervenue.

J'avais également demandé à M. Fillon, lorsque nous avions signé les accords, de laisser les partenaires sociaux négocier une plus grande souplesse. La mesure prise de porter à 180 heures le contingent annuel d'heures supplémentaires était la bonne mesure. Pour plus de souplesse, tout chef d'entreprise vous demandera 300 heures. Je ferais la même chose. Mais, si on regarde les chiffres, je constate que, l'année dernière, j'en ai fait 25. Quand j'ai interrogé mes collègues, nous avons pu constater que dans 98 % des cas, le recours aux heures supplémentaires était très faible. Mais psychologiquement, quand arrive un surcroît de travail ou une difficulté, tout chef d'entreprise souhaite avoir la possibilité de pouvoir faire plus d'heures. Mais, dans la pratique, cela ne concerne que 1 ou 2 % des entreprises. De toute façon, même si la loi n'autorisait pas les heures supplémentaires, les chefs d'entreprise passeraient outre. Là encore, la sagesse de M. Fillon a été de donner de la souplesse et de laisser les entreprises agir.

Nous avons été quelque peu agacés par la polémique qui a pris corps sur la qualité du travail mené par M. Fillon. Pour leur part, les chefs d'entreprise considèrent aujourd'hui que vous avez un bon ministre du travail, qui a bien géré le dossier. Il faut que vous en soyez convaincus. Mais, le dispositif devra continuer à évoluer.

Si vous me poussez dans mes retranchements et me demandez comment je vois l'avenir, je vous répondrai que si nous ne sommes pas capables de faire suffisamment de gains de productivité, de mettre plus de jeunes en situation de travail et si l'immigration ne nous permet pas de combler les manques dans les années qui viennent, nous connaîtrons de très grosses difficultés.

Pour mémoire, en 1936, c'était la crise économique, qui a entraîné le vote sur la semaine des 40 heures. Puis, la guerre est arrivée et il a fallu reconstruire le pays. Quand, en 1960, j'ai commencé à travailler avec mon père dans le bâtiment, nous faisions 60 heures par semaine, les entreprises du bâtiment 55 heures. Nous étions, je le rappelle, au régime des 40 heures. Nécessité fait loi. Il aura fallu attendre les années 1980 pour qu'enfin, les 40 heures, décidées en 1936, s'appliquent.

Si nous ne trouvons pas de solutions pour satisfaire la demande de nos concitoyens, nous ferons des heures supplémentaires, malgré la loi. A moins que nous soyons capables, à travers une meilleure organisation, de faire des gains de productivité suffisants et de moderniser nos entreprises. Mais je n'injurie pas l'avenir. Quelle sera la situation dans dix ans ? Comment nos marchés et la demande de nos clients vont-ils évoluer ? Sans compter que la demande de nos clients est fonction de la richesse du pays. Si on crée de la richesse, la demande repartira.

Je vous livre une anecdote. Cette année, sur la côte bretonne, les boulangers n'arrivant plus à suffire, on a fait venir, pendant trois mois, des boulangers de Pologne qui ont gagné, pendant cette période, autant que ce qu'ils gagnent en une année en Pologne. Il y a quelques années, le bâtiment a connu l'immigration espagnole et portugaise. Or, l'entrée du Portugal et de l'Espagne dans l'Union européenne a permis de développer ces pays. Hormis les Portugais mariés à des Françaises, tous sont repartis au Portugal où le bâtiment est en plein essor. Ils ont retrouvé leur emploi là-bas.

Dans un premier temps, l'Europe de l'Est pourra constituer une source d'immigration. Mais, si cette Europe se développe, les Polonais resteront travailler chez eux. C'est une immigration ponctuelle qui ne peut être qu'un palliatif. D'où la nécessité, pour notre pays, de trouver des solutions novatrices.

L'une d'elles est de mieux organiser notre travail. Je soutiens aujourd'hui, parce que je l'ai vécu dans ma propre entreprise, que nous avons des possibilités énormes de gains de productivité en termes d'organisation du travail. La contrainte des 35 heures oblige à réfléchir et à trouver des solutions. Il aurait été, certes, préférable de réfléchir sans y être contraint, mais cela ne se passe jamais ainsi. La première est un effort accru en matière de formation professionnelle. La France est le pays d'Europe où le chômage des jeunes est le plus élevé, mais les chefs d'entreprise ne peuvent les employer parce qu'ils ne sont pas formés. C'est la quadrature du cercle.

Le scénario catastrophe, qui n'est pas utopique, est que demain nous soyons obligés de recourir à l'immigration tout en continuant à payer nos jeunes au chômage. D'où l'insistance de l'UPA et des entreprises artisanales d'un effort accru en faveur de la formation professionnelle. On ne se mobilise pas suffisamment en matière de formation.

Par ailleurs, comme l'a rappelé le Président de la République, les conditions de travail dans les petites entreprises ne peuvent pas être différentes de celles des grandes.

Un moyen de fidéliser notre main d'œuvre est la mise en place de système d'intéressement, de chèques vacances, d'épargne salariale, d'une meilleure protection sociale au niveau des assurances complémentaires et des mutuelles, etc. Les salariés de certaines petites entreprises du bâtiment, qui mettent en place de tels dispositifs, n'ont déjà rigoureusement rien à envier aux salariés de Bouygues. C'est la condition sine qua non si demain, nous voulons continuer à avoir de la main d'œuvre.

Nous n'avons pas une approche politique, mais une approche pragmatique de chef d'entreprise, en fonction des contraintes que nous avons à supporter et des perspectives à venir. Actuellement, le chômage augmente. Quand j'explique que, dans cinq ans, il sera difficile de trouver de la main d'œuvre, on me traite d'utopiste. Mais, je suis certain que ce sera le cas. C'est écrit dans le ciel. Nous n'y échapperons pas ! Cela semble décalé par rapport aux préoccupations de nos concitoyens, mais il faut avoir conscience que la main d'œuvre ne se formera pas en trois ou six mois.

La réforme des retraites est une bonne réforme, même si elle nécessitera inévitablement des ajustements à l'avenir. Il faut prendre conscience que, dès 2004, grâce aux dispositions sur les longues carrières, nous allons commencer à assister à des départs à la retraite, y compris dans la fonction publique. Le phénomène du papy boom, dont on pensait tous qu'il ne démarrerait pas avant 2006, risque de faire sentir ses effets dès la fin 2004. Dans l'artisanat où beaucoup ont démarré à 14 ans, après le certificat d'études, les artisans partiront à la retraite beaucoup plus tôt que prévu. Nous risquons alors de nous trouver confronté à de réels problèmes de main d'œuvre qualifiée.

Au regard de tous ces problèmes, les contraintes instaurées par les 35 heures sont aujourd'hui dépassées, car nous allons être confrontés à des contraintes bien plus importantes.

S'agissant du nombre d'emplois que la loi sur les 35 heures a créé, je suis dans l'incapacité de vous donner un chiffre. Dans mon entreprise, nous sommes passés de quatorze à trente salariés. Les seize nouveaux embauchés viennent pour partie à cause, je ne dis pas « grâce », des 35 heures, grâce à la réorganisation du travail qui m'a permis d'être plus performant et de trouver d'autres marchés. Au-delà des 35 heures, ce qui crée les emplois, c'est l'activité. Dans le bâtiment, sans le passage de la TVA à 5,5 % et la tempête de décembre 1999, nous n'aurions peut-être pas créé tous ces emplois.

Il a souvent été question des contraintes administratives lors d'une embauche, d'où la demande d'une simplification des formulaires. Je suis convaincu que c'est un faux problème. Par expérience, je peux vous affirmer que l'embauche d'un salarié prend tout au plus quinze minutes, car il n'y a plus qu'un formulaire à remplir. En un quart d'heure, le salarié est déclaré à l'URSSAF, il a son contrat de travail et le règlement intérieur. C'est la négociation des conditions d'embauche et de la rémunération qui prend le plus de temps. Les formalités d'embauche sont maintenant réduites à leur plus simple expression. La lourdeur des formalités administratives d'embauche est un faux problème. Ce qui fait qu'une entreprise embauche, c'est qu'elle a des clients. Dans ce cas, quelles que soient les contraintes, elle passera outre.

Les coiffeurs créent 4 000 à 5 000 emplois par an, mais continuent de se plaindre de la concurrence des coiffeurs à domicile, du travail au noir, etc. Quand, l'année dernière, à leur congrès de La Rochelle, nous leur avons démontré que, depuis quatre ans, ils créaient en moyenne 4 000 à 5 000 emplois par an, ils en étaient très surpris. Quand chaque coiffeur crée un emploi, ça ne fait pas le 20 heures, personne n'en parle et pourtant il est créé. Pourtant, la population n'augmente pas à ce rythme. Cela vient du fait que la clientèle évolue. Aujourd'hui, les femmes de soixante ans sont plus coquettes et ont 25 ans d'espérance de vie : elles vont donc plus souvent chez le coiffeur.

De même, à une époque, on nous avait expliqué que l'informatique dans l'automobile allait supprimer tous les emplois de mécaniciens. Maintenant, les garages manquent de main d'œuvre. Quant aux plombiers, il n'y en a jamais eu autant en France qu'à l'heure actuelle. Or, c'est un artisan qui est devenu une denrée rare. Plus on forme de plombiers, plus il y a de plombiers en activité, plus le volume de travail augmente. Nous avons fait le calcul suivant. Si demain, en France, on change 6 % des baignoires traditionnelles pour des baignoires à bulles, on double le chiffre d'affaires de la plomberie.

Il faut aussi compter avec les phénomènes climatiques comme la canicule. Tous les ans, il y a une période de forte chaleur. Après la canicule de 2003, l'été prochain, dès que le thermomètre va atteindre 37 degrés, tous les Français vont demander l'installation de climatisations individuelles. Il y a là un marché exponentiel énorme qui s'ouvre à nos entreprises. Je vous prédis, pour les dix ou quinze ans à venir, une dramatique absence de plombiers chauffagistes. Il ne sera pas possible de répondre à la demande.

Nous sentons ses évolutions auxquelles notre pays doit se préparer. Cela suppose de former les jeunes, de mieux les orienter, d'instaurer de meilleures conditions de travail dans les entreprises. Ce que nous attendons du législateur et de ceux qui gouvernent notre pays, c'est qu'ils nous aident à préparer ces échéances. C'est un message œcuménique et totalement apolitique.

M. le Rapporteur : Merci, M. le président.

Lorsque vous avez évoqué la brutalité de la loi, j'ai bien compris que la méthode employée pour la loi Aubry II ne vous convenait pas. Je ne reviendrai donc pas là-dessus.

Je suis plus intéressé par la description que vous avez faite d'une société duale : d'un côté, 80 % des salariés des entreprises de plus de vingt sont passés aux 35 heures, de l'autre 20 % des entreprises de moins de vingt ne l'ont pas fait.

Selon vous, quels dispositifs permettraient d'effacer les conséquences de cette société à deux vitesses ? Vous avez évoqué le temps. Suffira-t-il à effacer cette différenciation difficile à supporter ? Vous avez également parlé d'une augmentation du travail au noir. Je souhaiterais savoir si les 35 heures n'ont pas été un facteur aggravant du travail au noir, notamment dans le bâtiment, où il a toujours existé.

Concernant la loi Fillon, j'ai bien compris que vous estimiez qu'elle résolvait, pour une large part, les problèmes. Cependant, pourriez-vous nous indiquer sur quel point il faudrait continuer d'adapter le dispositif ?

Enfin, j'ai cru comprendre, dans votre propos, qu'il convenait, pour effacer cette société duale, de donner aux salariés et aux chefs d'entreprise de moins de vingt salariés des conditions qui soient peu différentes de celles qui prévalent dans les entreprises plus grandes. Vous avez commencé de décrire un certain nombre de mesures - l'intéressement, les chèques vacances, l'épargne salariale - qui pourraient constituer l'ébauche d'une réglementation spécifique aux entreprises de moins de vingt salariés. Seriez-vous partisan d'une sorte de code du travail spécifique à ces entreprises ?

M. Christian DECOCQ : Je voudrais vous faire réagir sur le problème de l'immigration, qui n'est pas totalement éloigné de celui des 35 heures.

En tant que député du Nord, je connais ce lien économique, qui a largement échappé à la puissance publique, entre les flux migratoires et les besoins économiques. Or, nous sommes tous frappés par ce paradoxe entre les besoins en emplois à venir et la situation de certaines de nos villes, Roubaix et Lille par exemple, où, dans certains quartiers, 30 % de jeunes issus de l'immigration sont au chômage. Des études ont clairement montré qu'il est sept fois plus difficile à un tel jeune, même diplômé, de trouver un emploi, en raison de la discrimination qui existe à leur encontre. Or, vous évoquez le besoin d'une nouvelle immigration, au moment même où les jeunes issus de l'immigration ne trouvent pas de travail.

M. Philippe TOURTELIER : Dans votre exposé, vous avez montré l'importance de l'aspect psychologique et vous avez mis en évidence une réalité qui dépasse largement l'application des 35 heures.

Toutes les auditions ont montré que très peu de grandes entreprises reviendront sur les 35 heures. Par ailleurs, vous avez indiqué que certaines entreprises, qui avaient anticipé sur leur application, avaient gagné en productivité, amélioré leurs conditions de travail, augmenté leurs bénéfices et mieux rémunéré leurs salariés. Plutôt que de poursuivre la polémique sur les 35 heures et de s'appesantir sur l'importance du coup reçu, ne serait-il pas plus profitable, pour nos entreprises, de leur montrer que les 35 heures ont fonctionné ? Cela permettrait de s'orienter vers une généralisation, qui constitue la seule façon de surmonter le fossé entre grandes et petites entreprises.

M. Robert BUGUET : Pour répondre à la dernière question, j'explique toujours à mes collègues que si mon entreprise a évolué comme elle l'a fait, c'est à cause des 35 heures et non pas grâce aux 35 heures. Je ne fais donc pas de prosélytisme pour les 35 heures.

Ceci étant, philosophiquement, la réduction du temps de travail est inscrite dans l'évolution de notre société. Comme je vous l'ai dit, quand j'ai commencé à travailler avec mon père, la semaine de travail était de 60 heures. Aujourd'hui, avec 35 heures de travail en moyenne par semaine, on est indéniablement plus heureux et on gagne mieux sa vie que quand on en faisait 60. Incontestablement, l'entreprise produit plus, mieux et dans de meilleures conditions.

Notre idée était de laisser aux partenaires sociaux le soin de mettre en œuvre cette évolution naturelle de la réduction du temps de travail, inscrite depuis des siècles. Le précédent gouvernement a considéré que, sans contrainte, nous ne ferions pas les efforts suffisants. Ce n'est pas totalement faux. Le dialogue social était un peu bloqué dans notre pays, il l'est encore un peu aujourd'hui.

J'observe quand même que, s'agissant des petites entreprises, la loi a obligé le chef d'entreprise à se lancer dans un dialogue avec ses salariés. Je vous rappelle que les 360 000 artisans du bâtiment ont en moyenne quatre salariés, mais souvent un seul. Comment ouvrir un dialogue social avec un ouvrier que l'on tutoie depuis vingt ans ? On sombrait dans le ridicule. Il a bien fallu prévoir un accord-cadre avec suffisamment de déclinaisons.

Lors d'une émission de radio à laquelle je participais avec Mme Maryse Dumas et M. André Daguin, j'ai entendu Maryse Dumas dire qu'elle était contre la flexibilité, mais que la flexibilité vue par la CAPEB pouvait être acceptée. C'était déjà une révolution. Cela signifiait qu'entre partenaires sociaux, on peut imaginer des possibilités de flexibilité acceptables et par les salariés et par les patrons. C'est ça le dialogue social. Cela montre que notre pays est capable d'évoluer et n'est pas figé éternellement sur des dogmes tels que 40 heures par semaine.

Dans l'entreprise Buguet, le seul moment où l'on respecte les 35 heures, c'est pendant les congés ! Le reste de l'année, la durée de travail s'échelonne entre 40 , 32 ou 30 heures, jusqu'à descendre à 28 heures. La moitié de l'année, nous sommes à 40 heures. C'est une flexibilité qui est tout à fait bénéfique pour des salariés qui, il y a encore sept ou huit ans, faisaient 42 heures par semaine. La productivité de l'entreprise n'a pas eu à en souffrir.

Cette organisation tient compte de la longueur des jours. L'hiver, quand les journées sont très courtes, nous ne pouvons pas travailler huit heures, à moins de travailler dans le noir. Pendant des années, les patrons ont dû payer des heures que les ouvriers ne pouvaient pas faire, car il faisait nuit. Il faut avoir le courage de reconnaître la rigidité de notre organisation. Cette flexibilité nous a permis de supprimer cette absurdité.

Quant à un retour en arrière sur les 35 heures, il n'est plus envisageable, même pour la minorité des petites entreprises qui sont passées aux 35 heures. Dans mon entreprise, il serait impensable d'imaginer revenir en arrière. De plus, ce n'est pas mon intérêt.

Si j'étais un patron cynique, qui cherche avant tout à trouver de la main d'œuvre demain, je vous demanderais de faire en sorte que les entreprises qui n'y sont pas passées n'y passent jamais. Ainsi, nous serions capables d'attirer leurs salariés vers les entreprises passées aux 35 heures.

D'ailleurs, sur le terrain, les petites entreprises, qui n'ont pas cherché à évoluer, commencent à rencontrer de grosses difficultés pour retenir leurs salariés. Je peux vous citer, dans mon département, des cas particuliers de petites entreprises qui commencent à se faire prendre leur main d'œuvre parce qu'elles n'ont pas évolué.

Quelle solution apporter à ce problème de fond ? Tout d'abord, il faut être pédagogue et ne pas oublier que l'on s'adresse à des centaines de petites entreprises, qui n'ont pas de directeurs des ressources humaines. Il va falloir les aider et les accompagner dans une réflexion sur la réorganisation du travail.

Dans un document de 2001, nous avons étudié, dans différents secteurs, les cas d'entreprises qui étaient passées ou pas aux 35 heures, les difficultés qu'elles avaient rencontrées, etc. On observe que, d'une entreprise à l'autre, d'une région à une autre, selon qu'on est en milieu rural ou urbain, même dans la même profession, les solutions à mettre en œuvre ne sont pas les mêmes. C'est toute la diversité de notre économie qui apparaît.

Chez Renault et Peugeot, les solutions à apporter sont vraisemblablement très proches. Mais, dans le monde des petites entreprises, c'est une myriade de solutions qu'il faut rechercher. Le patron d'une petite entreprise est déjà confronté à un grand nombre de contraintes, que ce soit au niveau professionnel, administratif ou autres. Si, en plus, on lui demande de trouver des solutions pour la réorganisation de son travail, ce n'est pas facile. Lorsque des chefs de petites entreprises m'interrogent sur la façon de mettre en œuvre les 35 heures dans leur entreprise, je leur réponds honnêtement que je ne peux pas leur conseiller immédiatement la solution adaptée à leur cas.

On ne peut pas laisser sur le bord de la route ces patrons de petites entreprises, car ils remplissent un rôle social et économique irremplaçable. Les services qu'ils rendent à la population sont indispensables et le seront encore plus demain. C'est pourquoi je dis que nous sommes devant une équation, pour ceux qui restent, qui est très difficile à résoudre. C'est sur ce point que nous attendons l'aide du législateur.

En premier lieu, il leur faudra du temps pour passer aux 35 heures. A l'UPA, nous sommes incapables de donner une recette pour chaque corps de métier. Mais, nous savons qu'un certain nombre d'entre eux a déjà trouvé des solutions, parfois astucieuses.

Je vais vous citer un exemple. A Vannes, un électricien, qui avait trois salariés, est passé aux 35 heures. Les trois salariés travaillaient du lundi au vendredi, et le patron se chargeait de tous les dépannages le samedi. Il menait une vie de fou, sans jamais de repos ni de vacances. Lorsque son entreprise est passée aux 35 heures, il a constitué, avec ses trois ouvriers, deux équipes : l'une commençait le lundi jusqu'au vendredi, l'autre, du mardi au samedi. Le patron travaillait avec la première équipe qui démarrait le lundi, puis le samedi il se retrouvait avec sa deuxième équipe qui pouvait l'épauler, lui étant en surnombre. Grâce à cette réorganisation, les plages horaires de service à la clientèle ont été élargies et ce chef d'entreprise a pu enfin - ce qu'il n'avait jamais fait depuis vingt ans qu'il était installé - prendre quelques week-ends, tout en offrant un meilleur service à sa clientèle. Une telle organisation suppose aussi qu'il doit faire confiance à son chef d'équipe et lui donner des responsabilités. Toujours est-il que, dans cette micro-entreprise de trois salariés, le patron a su trouver des solutions, qui ne sont pas forcément transposables à l'électricien installé un peu plus loin.

Je vous donne un autre exemple, pris dans le secteur alimentaire. Traditionnellement, les bouchers ouvrent très tôt le matin. Or, ils ont constaté que, entre 7 heures et 9 heures, ils n'avaient quasiment aucun client. Maintenant, les bouchers ouvrent à 9 heures. Cela a permis de régler le problème des 35 heures de leurs vendeurs, sans causer de graves préjudices à leur clientèle qui a fini par s'adapter. Cet exemple montre, par ailleurs, que la revendication d'une ouverture 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 est totalement irresponsable.

Pour partie, les chefs de petites entreprises ont donc trouvé des solutions. Lorsque nous nous rencontrons, nous évoquons les différentes solutions mises en place par des artisans ou des patrons de micro-entreprises. Ce sont des solutions qu'il conviendrait de capitaliser et de diffuser. Car la difficulté d'un secteur comme le nôtre, c'est qu'il compte des centaines de milliers d'entreprises. Le boucher de Lille ne rencontrera certainement jamais celui de La Rochelle. Pour autant, la solution mise en place par l'un pourrait peut-être tout à fait convenir à l'autre. C'est la raison pour laquelle il convient de trouver des dispositifs de diffusion.

J'en viens à votre question sur le travail au noir. Mes collègues, au moment du passage aux 35 heures, avaient tous prévu une augmentation du travail au noir. Or, pour avoir surveillé à la fois mes salariés et ceux des entreprises voisines passées également aux 35 heures, curieusement le travail au noir n'a pas augmenté à ce moment-là. Si aujourd'hui, le travail au noir se développe à nouveau, c'est toujours pour les raisons traditionnelles. Dès lors que nous ne sommes pas capables, dans un secteur marchand, de satisfaire la demande de la clientèle, celle-ci trouve des solutions alternatives. Elle risque d'ailleurs de le faire de plus en plus dans les années qui viennent.

S'agissant du bâtiment, l'abaissement de la TVA à 5,5 % avait quasiment annihilé le travail au noir. Le ministère du travail, dans un rapport de novembre 2003, a confirmé une recrudescence du travail au noir. Mais, cela tient à des facteurs structurels, telles que les charges sociales. Tant que dans ce pays, le financement de la protection sociale ne sera qu'assuré que par la taxation du travail, cela créera des difficultés. En effet, nos concitoyens comprendront toujours que, en faisant travailler au noir, ils n'auront pas à supporter le surcoût des retraites et de la Sécurité sociale.

Face au travail clandestin, nous ne connaissons qu'une seule arme, la peur du gendarme. Le travail au noir continuera à se développer tant qu'il ne sera pas sanctionné, tant que les fonctionnaires en charge du contrôle refuseront de travailler le samedi et le dimanche quand ce travail au noir s'effectue. L'attrait du travail au noir est d'échapper aux charges. Plus les charges baisseront, moins il sera attractif. Mais, il est clair que les charges ne peuvent pas disparaître totalement. Pour que la loi s'applique, il faut sanctionner ceux qui ne la respectent pas. Il n'y a pas d'autres solutions envisageables.

Le travail clandestin se développe dans tous les secteurs d'activité, y compris l'abattage clandestin qui concurrence les bouchers en zone rurale. Certains disent que le fait de travailler moins peut inciter au travail au noir. Moins que vous ne l'imaginez.

Quant à la loi Fillon, nous continuons d'estimer qu'elle était bonne. Peut-on encore l'améliorer ? En l'état actuel des choses, il y a tellement d'autres contraintes importantes par ailleurs que je serais tenté de dire que nous avons le sentiment que le ministre du travail a fait le maximum de ce qu'il était possible de faire. Les baisses de charges sociales déconnectées de la durée du travail, l'unification des SMIC et la simplification administrative sont des éléments très importants pour nous.

Vous m'avez interrogé sur l'opportunité d'une loi spécifique pour les petites entreprises afin qu'elles puissent faire profiter leurs salariés d'avantages tels que l'intéressement, les chèques vacances, l'épargne salariale.

Dans les accords signés par l'UPA avec les partenaires sociaux, les chèques vacances sont déjà pris en compte. De plus, la loi nous a permis de mettre en place l'intéressement, ce qui n'était pas le cas puisqu'il fallait avoir un comité d'entreprise pour pouvoir mettre en place un tel dispositif. Or là, de façon conventionnelle, nous pouvons progresser sur ces dossiers.

Nous considérons qu'il faut préserver cet espace de liberté. Une loi contraignante risque d'avoir des effets négatifs. En effet, toutes les petites entreprises ne peuvent pas passer aux 35 heures. Même si c'est l'objectif que l'on se fixe, ce n'est pas par la contrainte que l'on peut l'atteindre. L'incitation est de loin le meilleur procédé.

Pour ma part, je considère que ces chefs d'entreprise seront obligés de passer aux 35 heures, mais il faut leur laisser le temps et leur donner les possibilités de le faire. Ainsi, on pourrait imaginer une loi d'incitation. Cela me paraîtrait une meilleure méthode si on veut que demain, les salariés aient autant envie d'aller dans une petite entreprise que dans une grande.

Même si, aujourd'hui, nous avons signé des accords, le pourcentage de ceux qui bénéficient d'intéressement et de chèques vacances doit se situer entre 1 ou 2 %, mais il était de zéro il y a trois ans. Il faut bien commencer !

Concernant l'immigration et les jeunes issus de l'immigration, ce que vous dites est vrai, nous le constatons tous. C'est un vrai problème qui transcende les clivages politiques. Il se trouve que, dans mon entreprise, j'ai embauché un jeune issu de l'immigration qui s'est très bien intégré. Mais, hélas, pour beaucoup, cela reste très difficile.

Dans les prochaines années, la situation absurde que nous risquons de voir apparaître, c'est de continuer de payer le chômage des jeunes qui n'auront pas été insérés et de faire venir des gens de l'extérieur. Ce serait totalement absurde. Mais, je ne suis pas certain que ce soit les artisans qui trouvent la solution à un problème qui concerne l'ensemble du corps social.

Certains évoquent la discrimination positive. Je n'ai, pour ma part, aucune solution à vous proposer. Ceci étant, dans les dix ans qui viennent, nous devrons avoir recours, de quelque façon que ce soit, à l'immigration. On aura beau améliorer notre productivité, revoir notre organisation du travail, les enfants que nous n'avons pas faits dans le passé vont nous manquer ! Toutefois, face à ce problème, la France s'en sortira certainement mieux que d'autres pays européens, grâce à son meilleur taux de natalité. Au niveau du financement de la retraite, c'est un point de financement de gagné, et c'est énorme.

M. le Rapporteur : Je vous remercie.

Audition de M. Dominique BUR,
directeur général des collectivités locales
(ministère de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 8 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. Dominique Bur, directeur général des collectivités locales au ministère de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales.

Vous êtes accompagné de M. Guillaume de Chanlaire, adjoint à la sous-direction des élus locaux et de la fonction publique territoriale, et de M. Olivier Lefébvre, chef du département des études et des statistiques locales.

Comme vous le savez, notre commission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997, tant dans le secteur privé que le secteur public.

S'agissant du secteur public, nous avons déjà entendu, outre l'ancien directeur des hôpitaux, M. de Kervasdoué, l'actuel directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins. Nous entendrons prochainement le directeur général de l'administration et de la fonction publique.

Votre direction générale nous est apparue comme un observatoire privilégié pour avoir une vue d'ensemble sur les conditions dans lesquelles la réduction du temps de travail a été mise en œuvre dans les collectivités territoriales et la fonction publique territoriale. Nous sommes notamment particulièrement intéressés par des informations sur les conséquences en termes de créations d'emploi et d'organisation des services ouverts au public.

M. Dominique BUR : M. le Président, je voudrais d'abord vous remercier de m'avoir convié à participer à vos travaux, ce qui me permettra de vous apporter, je l'espère, un certain nombre d'éléments d'information dont nous disposons actuellement.

Avant d'aborder le fond du sujet, je souhaiterais rappeler, en introduction, trois points qui caractérisent les spécificités de la fonction publique territoriale, par rapport notamment à la fonction publique d'Etat et à la fonction publique hospitalière. D'une part, elle est régie par un cadre juridique légèrement différent, même s'il est calqué sur celui de la fonction publique d'Etat. D'autre part, on observe une grande diversité des employeurs de la fonction publique territoriale. Enfin, je souhaiterais vous énumérer les sources statistiques disponibles, puisque ce sont elles qui me permettent, ou non, de répondre sur tous les points qui font l'objet de votre mission.

Le cadre juridique des collectivités locales est délimité par un certain nombre de grands principes. Le premier est le principe constitutionnel de libre administration des collectivités locales qui, s'il est encadré par la loi, laisse aux collectivités locales une grande liberté pour organiser leurs services.

Le second principe régissant la fonction publique territoriale est le principe de parité. Lorsque des règles sont posées pour la fonction publique d'Etat, elles sont transposées dans la fonction publique territoriale. Mais, en aucun cas, le principe de parité ne peut conduire à accorder des avantages supplémentaires ou différents de ceux accordés à la fonction publique d'Etat.

Dans ce cadre, il existe néanmoins un dispositif juridique spécifique, celui de la loi du 3 janvier 2001 relative à la résorption de l'emploi précaire, à la modernisation de recrutement dans la fonction publique ainsi qu'au temps de travail dans la fonction publique territoriale. Cette loi a modifié celle du 26 janvier 1984 qui régit la fonction publique territoriale. S'agissant du temps de travail, la loi de 2001 a ajouté un article 7-1, qui prévoit que les règles relatives à la définition, à la durée et à l'aménagement du temps de travail sont fixées par les collectivités, dans les limites applicables aux agents de l'Etat et en tenant compte de la spécificité des missions exercées par ces collectivités. Le principe de parité apparaît donc très directement, puisque ces règles sont toujours établies dans les limites fixées pour les agents de l'Etat.

Cette loi a fait l'objet d'un décret d'application, en date du 12 juillet 2001, qui, hormis quelques légères adaptations, a calqué le dispositif du décret du 25 août 2000 pris pour la fonction publique d'Etat et l'a transposé très largement aux collectivités territoriales. Ceci conduit donc à avoir, dans la fonction publique territoriale, un régime juridique très proche de celui de l'Etat, tant pour la durée annuelle du travail - 1 600 heures maximum - que pour les cycles quotidiens hebdomadaires et les services de nuit. C'est un régime très proche, même si dans l'organisation des conditions de travail, les collectivités restent libres de fixer le régime de travail proprement dit.

La loi de 2001 a également prévu que les collectivités territoriales, qui disposaient déjà d'accords ou qui avaient déjà délibéré pour accorder à leurs agents un régime plus favorable que le régime des 39 heures, pouvaient le conserver dans la mesure où ce régime ne contrevenait pas aux garanties minimales applicables en la matière, c'est-à-dire l'amplitude maximale de la durée de travail dans la journée ou dans la semaine.

Le deuxième point concerne la pluralité des employeurs, qui pèse sur la connaissance que nous avons du phénomène que vous étudiez. A la différence de la fonction publique d'Etat, la fonction publique territoriale compte 57 000 employeurs différents. C'est un élément important qui restreint notre capacité de connaissances d'une situation évidemment marquée par une grande diversité des situations et des régimes.

Ce chiffre de 57 000 employeurs comprend les 26 régions, 557 départements et organismes rattachés, dont les services départementaux d'incendie et de secours (SDIS) et les syndicats interdépartementaux. 52 000 communes et organismes communaux et 4 200 autres organismes, catégorie dans laquelle figurent les caisses de crédit municipal, les offices d'HLM, les offices publics d'aménagement de construction (OPAC), etc.

S'agissant des sources disponibles, celles-ci sont au nombre de trois.

Premièrement, nous disposons de données sur les effectifs des collectivités territoriales, tirées d'une enquête annuelle - la COLTER - réalisée par l'INSEE. Les dernières données disponibles portent sur l'année 2001, donc avant la réduction du temps de travail, ce qui complique l'analyse de ces données. Les données 2002 devraient être disponibles courant avril 2004 et celles de 2003, avant la fin de l'année 2004. L'INSEE souhaite, en effet, accélérer l'exploitation de ces données et, de façon générale, pouvoir disposer des résultats d'une année N à la fin de l'année N+1.

Les budgets primitifs et les comptes administratifs des collectivités territoriales constituent une deuxième source de données disponibles, exploitées cette fois par la DGCL et la direction de la comptabilité publique. Nous avons déjà exploité les budgets primitifs 2003. Si seuls les comptes administratifs attesteront de chiffres définitifs, il s'agit de données précieuses.

Enfin, les bilans sociaux, établis tous les deux ans par les collectivités territoriales, sont la troisième source d'information. Ces bilans sociaux, créés par la loi, doivent comporter des informations sur les rémunérations, le temps de travail, les recrutements, les promotions pratiquées dans les collectivités. Nous avons, là aussi, un décalage, car les bilans sociaux, actuellement en cours d'exploitation, sont ceux de 2001. Cela s'explique par le fait qu'il s'agit d'un processus très lourd de remontée de l'information en provenance de 57 000 employeurs. La diffusion de ces bilans sociaux de 2001 est attendue pour le premier trimestre 2004. L'exploitation de ces données chiffrées se fait en partenariat avec le centre national de la fonction publique territoriale.

Après ces remarques introductives, j'en arrive au fond. Mon intervention portera sur quatre points essentiels.

Tout d'abord, en l'absence de données statistiques sur les effectifs pour les années 2002 et 2003, les évolutions ne peuvent être connues avec précision. Néanmoins, en nous basant sur les données issues des budgets primitifs, et en nous fondant sur l'hypothèse que l'augmentation des charges de personnel est une donnée relativement constante, nous observons une augmentation prononcée des dépenses de personnel en 2002, année de mise en œuvre de la réforme de l'ARTT.

Cet accroissement conjoncturel se constate tous niveaux de collectivités territoriales confondus. Cette inflexion des dépenses est assez sensible : + 5,9 %, contre + 4,6 % en moyenne sur les huit années précédentes.

Cet accroissement signifie évidemment une progression des dépenses de personnel. Mais, sans une analyse statistique plus précise, il n'est pas possible de dire que ceci reflète uniquement l'effet de l'ARTT. D'autres éléments entrent en jeu, même si on peut supposer qu'il y a un élément d'ARTT important et significatif dans cette évolution.

Nous avons, en effet, essayé d'élaborer un chiffrage sur la base des données partielles dont nous disposions. En se fondant sur les données d'enquêtes partielles et en se livrant à une extrapolation, nous estimons que l'ARTT représenterait au moins un tiers de cette évolution de 5,9 % des dépenses de personnels observée en 2002.

Il convient de rappeler que, depuis 1990, la fonction publique territoriale voit augmenter de façon continue, pour tous les niveaux de collectivité, les effectifs de ses agents et les dépenses de personnel. Nous sommes passés de 1,4 million d'agents rattachés aux collectivités territoriales à la fin de 1993, à 1,6 million fin 2001. Au cours de cette période, l'évolution globale est assez régulière.

En distinguant selon les collectivités, nous observons, au cours de la même période, un accroissement moyen annuel de 1,3 % pour les communes et de 4,3 % pour leurs groupements, suite notamment aux transferts depuis la loi sur l'intercommunalité de 1999. Nous observons des évolutions plus fortes pour les départements (+ 3,4 %) et pour les régions (+ 7 %). Ces croissances peuvent s'expliquer par la montée en régime des régions et par les charges nouvelles supportées par les départements.

En revanche, comme je l'indiquais, ces données ne sont pas suffisantes pour apprécier les conséquences de l'ARTT, puisqu'elles s'arrêtent à fin 2001.

En ce qui concerne les dépenses de personnel, les chiffres dont nous disposons vont jusqu'à 2003, sur la base des budgets primitifs de cet exercice. Là aussi, nous observons un phénomène classique et bien connu : les dépenses de personnel, qui ont toujours constitué une dépense dynamique dans les budgets territoriaux, croissent à un rythme annuel compris entre 4 et 5 %. En 2002, nous constatons néanmoins un pic sensible, tous niveaux de collectivités territoriales confondus, de 5,9 %, et, en 2003, le maintien d'un rythme soutenu, car nous estimons que la croissance se poursuivra au rythme de 4,3 %.

Pour être plus précis, les dépenses de personnel représentaient un peu plus de 30 milliards d'euros. Pour 2002, elles passent à près de 32 milliards d'euros, soit une progression de 5,9 % - + 1,77 milliard d'euros - soit une hausse sensiblement supérieure à celle des huit années précédentes, à savoir 4,6 %.

La hausse est très prononcée pour les régions, + 10 %, et pour les départements, + 8,8 %. On peut expliquer ces évolutions aux recrutements nécessaires pour la mise en œuvre de l'allocation personnalisée d'autonomie (APA) et la départementalisation des SDIS. Mais, l'ARTT a également certainement contribué à l'augmentation sensible des frais de personnel.

Dans les budgets primitifs pour 2003, les dépenses de personnel passent à 33,37 milliards d'euros, soit + 4,3 % et + 1,39 milliard d'euros. Là aussi, nous constatons des évolutions différenciées entre les régions, + 8,7 %, les départements, + 7,8 %, les communes restant en revanche à un niveau de croissance plus modeste, soit + 3,6 %.

Malheureusement, nous ne disposons pas encore, sur ces deux années, des données relatives aux groupements, puisqu'elles demandent un délai supplémentaire pour être exploitées. Mais, tout donne à penser que les dépenses ont continué à croître assez fortement, de l'ordre de 10 %, comme elles l'ont fait ces dernières années.

Par ailleurs, même si l'exercice est difficile puisque nous n'avons que des données globales, nous estimons qu'au moins un tiers de cet accroissement annuel a été généré par l'ARTT.

En premier lieu, je rappellerai qu'une des difficultés provient du fait qu'un certain nombre de collectivités territoriales étaient déjà passées à un régime de travail inférieur à 39 heures. La loi du 3 janvier 2001 a d'ailleurs validé ces évolutions puisqu'elle a autorisé les collectivités à maintenir les dispositifs mis en place précédemment. Les bilans sociaux de 1999 montrent ainsi que 20 % des agents des communes de plus de 20 000 habitants avaient une durée hebdomadaire égale à 35 heures et 50 % une durée comprise entre 35 et 39 heures. Cela implique que 70 % des agents des villes de plus de 20 000 habitants étaient donc, déjà en 1999, en dessous des 39 heures.

En revanche, nous avons pu observer, par le recoupement de différents éléments, que les départements et les régions étaient restés majoritairement à des régimes de travail de 39 heures. Une enquête, menée en 1999-2000 par la DGCL auprès des préfectures, a montré que 500 000 agents territoriaux sur 1,5 million, soit un tiers des effectifs, bénéficiaient déjà, au 1er janvier 2001, d'une réduction du temps de travail librement décidée par les départements et travaillaient sous un régime inférieur à 39 heures.

Une étude, réalisée par DEXIA - Crédit local de France avec le concours de l'Association des maires des grandes villes de France, a montré que, parmi les vingt villes qui ont répondu à l'enquête, l'accroissement de personnel lié à l'ARTT pouvait être chiffré à environ 1 % des effectifs. En extrapolant à l'ensemble des collectivités, cela donne 16 000 emplois supplémentaires, avec un coût moyen d'environ 520 millions d'euros. Si on le rapporte à l'augmentation constatée des frais de personnel, nous arrivons environ au tiers de l'accroissement annuel que j'évoquais tout à l'heure.

Il est vrai qu'il existe d'autres facteurs d'accroissement des dépenses de personnel, parmi lesquels les deux augmentations de la valeur du point d'indice, intervenues en 2002, les effets en année pleine de celle intervenue en décembre 2001, les effets du protocole de résorption de l'emploi précaire, le GVT, l'augmentation du taux des cotisations employeur à la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales (CNRACL), la création d'emplois liés à de nouveaux besoins comme l'APA et le coût de l'intégration de certains emplois jeunes dans la fonction publique territoriale.

J'ai conscience que les chiffres que je vous ai cités ne sont pas exhaustifs, mais nous disposerons, dans les mois qui viennent, d'autres données qui permettront d'affiner notre analyse.

M. le Président : Je vous remercie.

J'ai été impressionné par les chiffres relatifs à l'augmentation des dépenses de personnel, que vous avez cités.

Je suis l'élu d'une commune qui emploie 2 200 agents. Par rapport à la durée annuelle maximale, de 1 550 ou 1 600 heures, et à la manière dont les 35 heures ont été mises en œuvre, j'ai été personnellement choqué des conséquences de décisions que j'ai été amené à prendre, notamment concernant certaines catégories de personnel, qui avaient des horaires particuliers, notamment en raison des heures supplémentaires ou des services de nuit, dans des services comme la police municipale ou les services de maintenance.

La mise en œuvre de la réduction du temps de travail a eu, selon les cas, pour conséquence des pertes de rémunération pouvant aller jusqu'à près de 30 %, ce qui, vous l'imaginez, a des conséquences dramatiques dans la vie des familles concernées. Avez-vous des informations sur le caractère fréquent, ou exceptionnel, de telles conséquences de la mise en œuvre des 35 heures ?

Deuxièmement, la mise en place des 35 heures a-t-elle provoqué d'éventuelles dégradations de la qualité des services rendus aux populations, notamment pour les collectivités qui n'ont pu augmenter leurs impôts pour surmonter les conséquences de la réduction du temps de travail ?

Enfin, le rapport Roché, publié en 1999, avait mis en évidence de fortes disparités entre les différentes collectivités territoriales, en ce qui concerne le temps de travail. La mise en œuvre des 35 heures a-t-elle été l'occasion de réduire ces disparités ?

M. le Rapporteur : Concernant le chiffrage des effets de l'ARTT sur l'augmentation des frais de personnel dans les collectivités territoriales, votre évaluation procède-t-elle uniquement de l'extrapolation des résultats de l'enquête réalisée par DEXIA, ou d'autres estimations vous ont-elles permis d'aboutir à ce chiffre de 520 millions d'euros ?

Je souhaiterais également savoir comment les collectivités ont procédé pour pourvoir les emplois créés par la réduction du temps de travail, notamment en ce qui concerne le recours à des CES ou à des emplois jeunes.

M. Dominique BUR : Vous touchez du doigt les aspects plus qualitatifs de la mise en œuvre des 35 heures, aspects sur lesquels j'aurais malheureusement quelques difficultés à vous répondre. En effet, dans la fonction publique d'Etat et dans les ministères, il existe une gestion directe de ces personnels, c'est-à-dire que les décisions sont centralisées, parfaitement connues et sont retracées dans le budget de l'Etat. Dans la fonction publique territoriale, nous sommes face à 57 000 employeurs, qui ont toute liberté dans la mise en place des 35 heures, en application du principe de libre administration des collectivités territoriales.

Dans ma direction générale, je ne dispose que d'une toute petite équipe de 32 personnes pour gérer l'ensemble de la fonction publique territoriale. Nous sommes totalement accaparés par les aspects statutaires, qui nécessitent en permanence l'élaboration de textes nouveaux. Nous disposerons certainement des éléments avec les sources que je vous ai indiquées tout à l'heure, sans toutefois être assurés qu'elles seront suffisamment précises pour répondre à vos préoccupations. Ainsi, les bilans sociaux devraient permettre de collecter des éléments en matière de temps de travail et de recrutement par exemple.

Néanmoins, je peux avoir quelques indications parcellaires, puisque nous assurons le secrétariat du conseil supérieur de la fonction publique territoriale, instance qui réunit à la fois les élus et les représentants syndicaux. De nos rencontres régulières, je n'ai pas souvenir de remontées évoquant les difficultés évoquées par le Président, notamment sur les baisses de rémunération que les 35 heures auraient pu entraîner.

Toutefois, j'imagine très bien qu'un tel phénomène ait pu se produire. En effet, les collectivités ont dû répondre, par différents moyens, à ce cadre juridique nouveau. Certaines ont pu procéder à des recrutements, parfois importants, pour compenser la réduction des horaires. C'est ce qui s'est passé, notamment dans certaines grandes villes. D'autres, qui n'en avaient pas les moyens ou la possibilité, ont certainement cherché à améliorer l'organisation des services et la productivité de leurs agents. Certaines, compte tenu de leur budget, ont pu réduire le nombre des astreintes pour diminuer les coûts.

M. le Président : Ce n'est pas seulement un problème financier. Lorsque j'ai été dans l'obligation de mettre en place les 35 heures, c'est l'effet mécanique du plafond annuel de 1 600 heures qui m'a conduit à supprimer des régimes de travail volontaires, par lesquels certains employés, qui travaillaient les samedis, les dimanches et la nuit, pouvaient accroître leurs revenus. Même si j'avais voulu maintenir ces heures supplémentaires, je n'aurais pas pu en raison des contraintes s'appliquant sur celles-ci.

Cette situation a provoqué des drames personnels chez une dizaine de personnes. Je voulais savoir si ces drames ont été vécus ailleurs.

M. Dominique BUR : Je ne peux que vous confirmer que je n'ai pas été saisi de remarques concernant ce point précis. Mais, il est vrai qu'il y a un effet mécanique en volume puisque les heures supplémentaires, même si elles restent possibles, sont plafonnées.

Ceci étant, il existe quand même des possibilités de régler certaines difficultés. D'une part, les heures supplémentaires restent possibles. D'autre part, le régime des primes a été modernisé et offre maintenant une palette considérable de 1 à 8, puisque le régime de la fonction publique d'Etat a été transposé aux collectivités locales de manière globale. Enfin, les astreintes subsistent également. La transposition des règles applicables à l'Etat pose quelques problèmes, mais le décret devrait sortir prochainement, puisqu'il a été examiné par le conseil supérieur de la fonction publique territoriale. Toutefois, même si le décret n'a pas encore été publié, les collectivités peuvent maintenir un régime d'astreintes. Cela relève de leur entière responsabilité, puisque c'est une délibération du conseil municipal qui fixe les besoins.

S'agissant de la qualité des services rendus aux populations, il est très difficile de vous répondre, car il faudrait mener soit une enquête très générale sur la totalité des collectivités, soit très ponctuelle sur certaines. La qualité du service peut être considérée sous de multiples aspects, non seulement par les heures d'ouverture, mais aussi par la qualité ou la rapidité du service rendu, etc. C'est aux élus qu'il revient de décider des modalités d'ajustement et d'arbitrer entre qualité du service et coût budgétaire.

Toutefois, je ne peux vous donner d'évaluation sur la proportion de communes ayant réduit l'ampleur de l'ouverture des services au public ou, au contraire, l'ayant élargie. Cela nécessiterait un travail d'enquête considérable. Je crains, cependant, que l'effet mécanique ait été important et ait conduit un grand nombre de collectivités à restreindre les plages d'ouverture des services.

M. le Président : Je n'ai pas posé ma question de manière innocente. Au sein de l'Association des maires de France, nous constatons que de nombreux maires, parce qu'ils n'ont pas voulu augmenter les impôts locaux, ont été amenés à prendre des décisions qui ont conduit, malheureusement, à limiter les heures d'ouverture, voire les possibilités d'ouverture du samedi matin pour certaines mairies. C'est une conséquence extrêmement négative de la réduction du temps de travail.

Je voulais savoir si, au niveau de votre direction générale, vous aviez des informations en la matière. Mais, vous avez raison de dire que les collectivités sont responsables et doivent assument leurs responsabilités.

M. Dominique BUR : Il est clair qu'un certain nombre de collectivités, même si elles souhaitaient maintenir la qualité de leurs services, ont dû, compte tenu des contraintes financières, arbitrer en réduisant l'ouverture des services. Cette situation existe certainement, mais je ne peux pas la quantifier.

M. le rapporteur, vous avez évoqué le mode de calcul de l'évaluation des 520 millions d'euros et du pourcentage d'au moins 30 % de l'évolution annuelle des dépenses de personnel. Ce petit calcul n'est qu'indicatif. Cela étant, nous pourrons sans doute nous livrer à un calcul plus fin, dès lors que nous pourrons croiser l'évolution des effectifs avec les données financières dont nous disposons déjà. Mais, une autre difficulté réside dans le fait que les conséquences de l'ARTT portent plus particulièrement sur le recrutement. Or, comment distinguer un recrutement lié à l'ARTT d'un autre recrutement. La seule solution est la comparaison avec les recrutements faits par les collectivités dans le passé.

Dès lors que nous disposerons des chiffres, nous connaîtrons le différentiel de recrutements constaté en 2002 ou en 2003. Ce sera une indication intéressante.

S'agissant du mode de recrutement, les collectivités ont utilisé une palette très large. Certaines ont recruté des titulaires parce qu'elles en avaient les moyens ou parce qu'il s'agissait d'une demande forte des organisations syndicales dans le cadre des accords conclus. D'autres collectivités ont, probablement, pallié leurs difficultés financières par des recrutements de contrats aidés. Là encore, nous n'avons pas de chiffres précis. Nous les aurons avec les bilans sociaux. Mais, il existe également une difficulté parce que les décisions locales ont pu interférer avec des décisions nationales, telles que la suppression de certains contrats aidés, comme les emplois jeunes.

Il faut savoir qu'il s'agit d'une matière que nous traitons essentiellement sur un plan statutaire et sur laquelle nous avons très peu de moyens de connaissance, sinon par des enquêtes lourdes et donc coûteuses.

M. le Rapporteur : Je suis un peu surpris que l'Etat, qui par le biais de lois et de décrets, modifie le cadre d'action des collectivités territoriales, ne soit pas en mesure de suivre les conséquences de ses propres décisions. En l'occurrence, ne pensez-vous pas qu'il serait utile de disposer d'une veille statistique plus importante, compte tenu des conséquences des décisions prises par l'Etat ?

M. Dominique BUR : Je partage pleinement votre préoccupation. Cependant, je distinguerai deux éléments. D'une part, il y a l'approche statistique, pour laquelle nous avons besoin de séries longues. Dès lors, nous ne pouvons pas modifier le contenu des enquêtes tous les ans, sinon nous n'aurions plus de séries et nous ne pourrions plus comparer les données. Peut-être certains éléments ne sont plus d'actualité. Mais, il existe un besoin statistique régulier qu'il faut souvent imposer par la loi. En effet, pour imposer aux collectivités locales - qui se plaignent souvent de trop nombreuses sollicitations - la fourniture d'un certain nombre d'informations, il faut passer par la loi puisque cette demande heurte leur libre administration.

D'autre part, se pose le problème de l'évaluation. Nous avons dans ce domaine, c'est vrai, un certain retard. Il existe le conseil national de l'évaluation, mais son activité est aujourd'hui réduite. S'agissant des collectivités territoriales, le gouvernement a proposé, dans le projet de loi relatif aux responsabilités locales, un titre portant sur la création d'une obligation d'évaluation des politiques locales de l'Etat et des collectivités territoriales.

Ce titre comportait deux articles. Le premier posait cette obligation d'évaluation, à la fois pour l'Etat et pour les collectivités territoriales. Le second instituait un conseil national de l'évaluation, présidé par un élu, et dans lequel auraient siégé des élus et des représentants de l'Etat.

Hélas, ce dispositif n'a pas survécu à la première lecture au Sénat. Mais, j'espère que l'Assemblée nationale sera attentive à cette exigence de l'évaluation à laquelle le gouvernement tient, car elle est tout à fait nécessaire. Si l'Assemblée nationale peut aider à faire voter cette disposition sur l'évaluation, nous aurons fait un grand pas.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-François ROUBAUD,
président de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises (CGPME)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 14 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Jean-François  Roubaud, président de la Confédération générale des petites et moyennes entreprises.

Avec votre venue, nous poursuivons les auditions de l'ensemble des partenaires sociaux. Nous avons souhaité qu'elles interviennent dans la deuxième phase de nos travaux, après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs ou de chefs d'entreprise.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps du travail, qui a été engagée dans notre pays depuis 1997 et, dans ce cadre, nous souhaiterions que vous puissiez nous rappeler quelle était l'approche globale de votre organisation sur le dossier des 35 heures lorsqu'il a été ouvert.

Vous nous direz votre sentiment sur les conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans les PME et vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue - la primauté de la loi sur la négociation - et sur les compensations à la réduction du temps de travail et leurs conséquences - plus particulièrement la modération salariale, l'annualisation du temps de travail et la flexibilité. Vous nous indiquerez si vous estimez que les PME étaient réellement à même de se saisir de ces opportunités ou, au contraire, si elles les ont vécues comme des contraintes plus ou moins lourdes à supporter.

Vous nous direz si vous partagez le constat, évoqué à plusieurs reprises devant nous, selon lequel les 35 heures auraient contribué à la mise en place, d'une société à plusieurs vitesses, entre les salariés et les non-salariés, entre les salariés des grandes entreprises et ceux des PME largement restées aux 39 heures, entre les salariés qui semblent plutôt satisfaits du changement intervenu et ceux qui le déplorent pour avoir subi une baisse de leurs revenus et de leur pouvoir d'achat. Par ailleurs, nous aimerions savoir si vous êtes en mesure de nous faire des propositions pour réduire ces fractures.

Au-delà de la question des 35 heures, vous nous direz comment vous envisagez l'avenir du dialogue social et le rôle respectif de la négociation et de la loi.

M. Jean-François ROUBAUD : M. le Président, je vais commencer par dire que la position de la CGPME, depuis le début de cette question des 35 heures, a été suffisamment claire pour ne pas avoir à répéter que nous avons été contre, que nous sommes contre et que nous serons contre à cent pour cent !

Cela étant, nous pouvons justifier notre position. Elle s'explique d'abord par le coût de la mesure pour l'Etat et pour les entreprises, ensuite par les dégâts qu'elle a causés au sein des entreprises, y compris sur le plan psychologique, cette seconde raison étant peut-être plus importante encore que la première.

Je rappellerai simplement quelques chiffres que vous connaissez probablement mieux que moi, mais que je me plais souvent à souligner. Le coût actuel de la réduction du temps de travail, selon les chiffres officiels que nous connaissons tous, est pour l'Etat de l'ordre de 10 milliards d'euros et passera, en 2006, à 15 milliards d'euros, soit un point de PIB.

On peut, en outre, estimer que la mesure ampute la production de 2 %, en affaiblissant la capacité de travail, ce qui équivaut également à une perte d'un point de PIB. En conséquence, on peut dire qu'en 2006, en termes strictement financiers, cette affaire des 35 heures nous aura coûté deux points de PIB, en termes de pertes de recettes pour les finances publiques.

Pour les grandes entreprises, le coût salarial n'a pas été extrêmement important, un peu plus de 1 %, en raison de l'effet d'aubaine dont n'ont pas profité les petites entreprises. Elles supportent, pour leur part, une augmentation de salaire de quelque 15 %, ne serait-ce qu'en raison du réalignement des SMIC et des augmentations mathématiques auxquelles il a bien fallu procéder, dès lors que les 35 heures ont été payées 39. Certes, un allègement des charges a été prévu par M. Fillon, mais il n'a compensé que partiellement le coût de l'alignement des SMIC pour les petites entreprises. Tout ceci me conduit à dire que nous sommes vraiment le seul pays au monde à consacrer autant d'argent à empêcher les gens de travailler. C'est un point sur lequel je me permets d'insister, tant il me paraît phénoménal : la France dépensera 15 milliards d'euros pour rien !

S'agissant de la mise en œuvre des 35 heures dans les entreprises, elle a été très coûteuse pour plusieurs raisons. D'abord, parce que les PME ont dû, pour appliquer une loi particulièrement complexe, prendre des conseils extérieurs auprès de cabinets conseils qu'il a bien fallu rémunérer. Ensuite, parce qu'un temps infini a été consacré à dialoguer avec les personnels pour parvenir à trouver des accords. Je peux vous assurer que cela n'a pas été aisé. Autant les négociations ont été faciles avec les salariés dans la mesure où, travaillant 35 heures, ils étaient très contents d'être payés l'équivalent de 39 heures, autant elles ont été complexes avec les cadres. Si je prends mon cas personnel, ce n'est qu'avec les cadres dirigeants de mes entreprises que les discussions ont été les plus serrées. Il m'a même fallu lâcher, contre mon gré, onze jours de RTT, ce qui a compliqué la marche de l'entreprise. En effet, les cadres, obligés de remplir les mêmes tâches en moins de temps, travaillent davantage, sont plus stressés et sont d'autant plus mécontents qu'ils envient les salariés qui ne font que trente-cinq heures. En conséquence, ils ont, eux aussi, tendance à diminuer le nombre d'heures qu'ils passent dans l'entreprise, ce qui se traduit par une perte de rendement et de production non négligeable.

Si l'aspect financier est naturellement important, l'aspect psychologique l'est également. Or, sur le plan des mentalités, les 35 heures ont cassé des ressorts. C'est un phénomène que je ne suis pas le seul à percevoir, si j'en crois les nombreux confrères que j'ai pu interroger au cours des dernières années.

Les salariés sont relativement satisfaits dans la mesure où ils bénéficient de plus de temps libre sans perte de salaire, même s'ils se sont rendus compte que les augmentations salariales sont désormais plus limitées. Elles sont aujourd'hui plus proches de 0,5 % que des 2 % antérieurs, nos entreprises n'ayant pas les moyens de suivre le rythme antérieur.

Les cadres, en revanche, sont franchement perdants, hormis pour les jours de congés, qui ne sont pourtant pas un motif de satisfaction personnelle. Ils sont plus sujets au stress. On a tendance à en imputer la responsabilité aux patrons alors que le stress est, selon moi, lié à la diminution du temps de présence dans l'entreprise et au fait que, lors de leurs loisirs, les salariés passent plus de temps devant la télévision, qui ne donne à voir que des choses catastrophiques et épouvantables.

Si la réduction du temps de travail avait, au moins, eu des conséquences positives sur l'emploi, je reconnaîtrais qu'elle aurait atteint l'un de ses objectifs. Mais, ses effets sur le taux de chômage sont, à mon avis, très faibles. Il suffit de comparer les résultats obtenus par l'ensemble des pays européens sur la période 1997-2001 : tous les pays ont vu diminuer le chômage et ont embauché au moins autant que la France qui était pourtant la seule à appliquer les 35 heures. Le nombre d'emplois créés par la loi est si faible, qu'il est permis de se demander s'il justifie la perte de 15 milliards d'euros annoncée pour 2006.

De plus, je crois que les 35 heures mettent très fortement en cause la compétitivité de nos entreprises sur le marché européen et mondial, auquel même les PME se trouvent aujourd'hui confrontées. Elles sont donc conduites, du fait de l'aggravation de la concurrence qui s'est opérée à leur détriment, à délocaliser, comme l'ont fait les grandes entreprises. S'il n'est pas difficile, pour les grandes entreprises dont une faible partie de la production est désormais réalisée en France, de passer aux 35 heures, c'est autrement plus problématique pour, par exemple, une entreprise du bâtiment comme la mienne, qui emploie 50 salariés et ne peut évidemment délocaliser ses activités.

Outre cet effet très pervers, les 35 heures ont développé de façon significative le travail au noir que nous étions parvenus, au moins dans les métiers du bâtiment, à réduire très significativement avec le passage de la TVA au taux de 5,5 %. Aujourd'hui, le temps libre des salariés leur permet de reprendre du travail au noir. Pourquoi le font-ils ? Parce qu'une bonne partie d'entre eux ne demandait pas à travailler moins, mais aspirait à gagner davantage, ce qui n'est plus possible. Je pourrais citer des cas extrêmement précis de chefs de chantier qui ont dû quitter mon entreprise, car je ne pouvais plus leur assurer leur salaire antérieur qui résultait d'un certain nombre d'heures supplémentaires effectuées le samedi. Certains employeurs se trouvaient peut-être à la marge de la légalité, mais il est indéniable que les 35 heures ont eu un effet couperet, dans la mesure où l'on a décidé de fixer le seuil à 38 heures et demie, sur la base d'un quota annuel de 180 heures. Cela explique l'insatisfaction de certains salariés qui ont préféré quitter leur entreprise, notamment pour se mettre à leur compte.

Vous mesurez tout le mal que je pense des lois Aubry. Cependant, je pense qu'il serait utopique de demander aujourd'hui leur abrogation, puisque les 35 heures sont entrées dans les mœurs.

Il convient de poursuivre l'action engagée depuis un an et demi. Cela signifie qu'il faudrait assouplir le plus possible le temps de travail, éviter tout oukase qui tendrait encore à le limiter, pérenniser les mesures confirmées il y a quelques semaines par l'Assemblée nationale, c'est-à-dire la majoration de 10 % pour les entreprises de moins de vingt salariés et le décompte, à partir de la 36ème heure, des heures supplémentaires, qui confèrent une souplesse supplémentaire. Je précise que je préfère une majoration de 10 % plutôt que de 25 %, mais ce point est secondaire par rapport à l'augmentation du nombre d'heures supplémentaires possibles. Enfin, il faut laisser aux entreprises et à leurs salariés le soin de négocier le temps durant lequel ceux-ci peuvent travailler.

M. le Président : Je vous remercie. Comment expliquez-vous que les entreprises aient peu recours, comme nous l'avons constaté à travers nos auditions, au dispositif de la loi Fillon qui permet d'augmenter le contingent d'heures supplémentaires ?

M. le Rapporteur : Au-delà du jugement global que vous avez porté sur la loi, il y a trois aspects que vous avez plus particulièrement mis en avant et j'aimerais savoir si vos propos sont fondés sur une analyse autre que votre observation empirique de chef d'entreprise, qui garde naturellement toute sa valeur.

D'abord je veux parler du stress. Vous avez, à plusieurs reprises, évoqué un stress supplémentaire qui serait lié aux 35 heures : avez-vous des éléments probants justifiant son existence ?

Ensuite, je pense à la délocalisation et au travail au noir. Là encore, êtes-vous en mesure, de nous donner des exemples précis pour fonder votre appréciation sur le développement de ces deux phénomènes que vous jugez liés à l'application des 35 heures, notamment, pour le second, dans le secteur du bâtiment ?

M. Pierre COHEN : Plutôt que de réagir à l'ensemble de votre intervention, particulièrement caricaturale, je souhaiterais vous demander d'étayer certaines affirmations un peu péremptoires par des chiffres et des exemples précis.

S'agissant du coût des 35 heures, il me semble qu'il n'est pas possible d'ajouter, comme vous le faites, les effets de l'alignement des SMIC à celui des 35 heures, puisque le premier, décidé par l'actuel gouvernement, ne touche réellement que les entreprises qui ne sont pas passées aux 35 heures !

Vous avez également parlé de la baisse du pouvoir d'achat et de la modération salariale. Lorsque vous mettez l'accent sur le coût des 35 heures, il conviendrait à l'évidence de déduire l'économie qu'a représentée cette moindre augmentation des salaires. Pouvez-vous la chiffrer ? Il me semble que si on la calcule sur la base de 2 % ou 3 % d'augmentation annuelle, sur trois ou quatre ans, elle doit avoisiner le coût des 35 heures.

Je ne reviendrai pas sur la caricature que vous avez faite des cadres, connaissant assez bien la façon dont les cadres ont accueilli les 35 heures. Dire qu'ils sont contraints de passer leur pauvre temps libre devant la télévision me paraît extraordinaire !

Par ailleurs, nous entendons sans cesse évoquer le phénomène de la délocalisation. Je voudrais souligner qu'il est en œuvre depuis de très nombreuses années et j'aimerais savoir si vous disposez de chiffres précis sur les délocalisations spécifiquement liées aux 35 heures. La délocalisation touche de nombreux secteurs d'activité, les uns après les autres, le textile d'abord, la mécanique ensuite, et le phénomène a commencé il y a 25 ans.

Enfin, s'agissant de la productivité, êtes-vous en mesure de nous dire s'il y a réellement eu baisse ou augmentation de celle-ci, puisque les chiffres globaux indiquent que la France est pratiquement la championne européenne de la productivité par heure travaillée.

M. Louis GISCARD D'ESTAING : En ce qui concerne les conséquences économiques et sociales des 35 heures, vous avez évoqué la situation des entreprises selon qu'elles emploient plus ou moins de vingt salariés. De ce point de vue, je souhaiterais savoir quelles sont vos réflexions sur les conséquences de cet effet de seuil dans les entreprises dont les effectifs sont juste supérieurs ou inférieurs à vingt salariés. Cela me semble créer une vraie discrimination, notamment en ce qui concerne l'embauche ? Avez-vous une proposition à ce sujet ?

M. Gaëtan GORCE : Je vous ai bien écouté, M. Roubaud et il est vrai que vous vous êtes livré à un réquisitoire en règle contre les 35 heures. La tradition de nos missions étant d'instaurer un échange pour faire en sorte que les arguments soient entendus de part et d'autre, c'est plus dans cet esprit que je souhaiterais vous interroger

Vous avez déclaré, dans un premier temps, que les 35 heures, auraient représenté pour les petites entreprises une sorte de catastrophe ou de cataclysme. J'observe, néanmoins, que tout le monde ne dit pas la même chose. En effet, le président de l'UPA, qui ne se félicite pas des 35 heures pour autant, nous a expliqué que de nombreuses entreprises de moins de vingt salariés avaient réussi à s'adapter, parfois au prix de difficultés, et souhaitaient surtout éviter qu'un décalage puisse s'installer et croître entre elles et les grandes entreprises. Ce qui l'inquiète, ce sont plutôt les mesures qui ont été prises récemment et qui sont de nature à éloigner la perspective de la réduction du temps de travail dans certains secteurs professionnels, avec les problèmes de recrutement que cela pourrait y poser.

Aujourd'hui, environ un cinquième des entreprises de moins de vingt salariés est aujourd'hui passé aux 35 heures. Le cataclysme est donc très relatif. Or, je n'ai pas cru comprendre que vous arriviez, pour autant, à la conclusion qu'il faudrait qu'elles n'appliquent pas les 35 heures.

De même, j'aimerais que vous nous expliquiez pourquoi les éléments, que vous nous avez fournis, concernant les conséquences économiques des 35 heures pour les entreprises, sont en contradiction avec les données que nous ont fournies les directeurs d'administration et économistes que nous avons entendus. Ils ont expliqué que, globalement, les entreprises étaient parvenues à financer le dispositif à travers l'évolution de la productivité, les allégements des charges, dont ont bénéficié tout particulièrement les entreprises qui se sont engagées dès le départ, ainsi que par la modération salariale. Il serait pourtant intéressant de savoir comment vous auriez pu gérer l'évolution des salaires ou les revendications salariales dans un cadre différent de celui de la mise en place des 35 heures.

Il est important pour les entreprises, et d'une certaine manière pour leurs salariés, que nous parvenions à une évaluation sereine et objective, pour tenter de voir quelles mesures peuvent être prises et négociées, plutôt que de persister, comme le font votre organisation et le MEDEF depuis 1997, dans une opposition sans nuances.

Je souhaite savoir comment nous pouvons, aujourd'hui, sur ces questions, qui reviendront dans le débat relatif à la réduction du temps de travail et plus généralement dans le débat relatif à la négociation dans l'entreprise, recréer les bases d'un véritable dialogue entre d'une part les responsables politiques, de la majorité comme de l'opposition, et d'autre part, les chefs d'entreprises, sachant que les salariés revendiquent la mise en œuvre des 35 heures et que les syndicats s'en félicitent.

Mme Chantal BRUNEL : Je voudrais savoir le nombre exact d'entreprises de moins de vingt salariés passées aux 35 heures et savoir si la loi Fillon a, ou non, freiné ce mouvement ? Personnellement, il m'a semblé qu'il était difficile pour bon nombre d'entreprises de ne pas appliquer la réduction du temps de travail.

J'ajouterai également une remarque. Il me semble que la formule de « modération salariale » est souvent employée de façon impropre. Je sais que, bien souvent, les salariés regardent ce qui figure au bas de leur fiche de paye, sans entrer dans le détail de ce qui y apparaît plus haut. Ils ont donc le sentiment d'avoir subi une modération salariale, alors que la réduction du temps de travail s'explique par la diminution du nombre d'heures supplémentaires. Il me semble qu'il n'y a pas vraiment eu de modération salariale, puisque le taux horaire a quand même augmenté. Par ailleurs, il y a forcément moindre augmentation des salaires quand la situation économique devient plus difficile.

M. le Président : En qualité de député, nous rencontrons de nombreux salariés et, au-delà des organisations syndicales, nous nouons des contacts avec les individus. J'ai ainsi été surpris, lorsque nous nous sommes rendus dans une entreprise de la région parisienne, d'entendre le représentant d'un syndicat ayant officiellement défendu les 35 heures, déclarer qu'il n'était pas d'accord avec sa centrale syndicale et qu'il y avait une différence entre l'opinion des salariés, dont certains souhaitaient pouvoir travailler plus pour gagner plus, et les orientations des instances de son organisation. Avez-vous constaté cette dichotomie ?

Ma seconde question touche à l'organisation de la société. Je m'interroge très sincèrement sur les conséquences de la réduction du temps de travail, sur la relation entre l'individu et la valeur travail, du moins la notion du travail. Je pense que le travail est une manière d'affirmer sa dignité dans la société. Or, au fur et à mesure de l'application des 35 heures, j'ai l'impression qu'un décrochage s'est effectué par rapport à cette valeur. On nous a même indiqué ici, à plusieurs reprises, que certains salariés pensaient plus à organiser leur temps libre que leur temps de travail. Confirmez-vous ce point de vue.

M. Jean-François ROUBAUD : S'agissant de l'aspect caricatural de mon propos, vous m'excuserez de m'être laissé emporter. Je reconnais que j'ai un peu forcé le trait, mais je ne retire rien à ma conviction profonde.

Pour ce qui est qui est du faible recours des entreprises au dispositif qu'offre la loi Fillon, je vous dirai que, globalement, les chefs d'entreprise considèrent qu'ils ont eu assez de mal à négocier le contingent de 130 heures, qu'ils ont passé assez de temps en discussions pour ne pas avoir envie de recommencer. Ils ont trouvé un équilibre et, quitte à perdre de l'argent, ils s'y tiennent, pour ne pas avoir, de nouveau, à gêner leur activité durant des mois. C'est vraiment ainsi que le problème est vécu au sein de nos entreprises !

Pour ce qui est du surcroît de stress lié aux 35 heures, j'ai, bien sûr, également forcé le trait pour dire que les gens éprouvent un certain mal-être à l'idée de ne pas savoir à quoi occuper leur temps libre. Mais, je ne parlais pas des cadres, mais des salariés en général : pour les cadres, c'est plus facile. Mais, un certain nombre de salariés modestes ne savent pas occuper leur temps libre, d'autant qu'il n'est déjà pas si facile pour eux de gérer leur temps de vie. Le fait de travailler plus et de gagner plus leur permettait de le faire plus aisément auparavant. Par ailleurs, la gestion du temps de vie des femmes et des hommes travaillant dans les entreprises va sans doute constituer l'une des tâches les plus importantes qui vont nous incomber, et c'est sans doute au sein des petites et moyennes entreprises, où la relation avec les salariés est très étroite, que nous l'assumerons le mieux.

Sur le stress, je ne dispose pas de chiffres, mais je pense que les comportements ont réellement changé.

S'agissant des délocalisations, il est bien évident que les 35 heures ne les ont pas provoquées. Mais, elles ont été un facteur supplémentaire parce que, en augmentant le coût de la main-d'œuvre, elles ne font qu'inciter les entreprises qui ont des coûts de main-d'œuvre élevés à délocaliser. Je suis d'accord avec vous pour reconnaître que le phénomène touche encore assez peu les petites et moyennes entreprises, mais la situation est, malheureusement, en train de changer et certaines PME rencontrent désormais des difficultés en termes de compétitivité sur les marchés américain et asiatique. Ce ne sont pas les 35 heures qui les obligent à délocaliser, mais elles leur fournissent un motif de plus pour le faire.

Pour ce qui est du coût du passage des 39 heures aux 35 heures payées 39 heures, j'en suis désolé, mais il est de 11,4 %, et non pas de 5 %. C'est mathématique !

Les aides que nous avons reçues ne portaient que sur les salaires compris entre 1 et 1,7 SMIC. Mais, les autres salaires ont augmenté, car le salarié qui percevait deux fois le SMIC n'aurait pas accepté de se laisser rejoindre. Il nous a bien fallu réétaler l'échelle des salaires, d'où une augmentation de la masse salariale. Quand je parle de 15 % d'augmentation, je tiens, naturellement, compte des aides.

Je ne dispose pas, non plus, de chiffres sur le travail au noir. Mais, je suis président d'une fédération du bâtiment, qui représente 5 000 entreprises d'Ile-de-France. L'ensemble des chefs d'entreprise observe une reprise du travail au noir, alors que nous avions eu la grande satisfaction de l'avoir quasiment éradiqué avec le passage de la TVA à 5,5 %. Nous enregistrons de nouveau une progression, parce que les gens veulent plus d'argent et que les heures de travail qu'ils accomplissent dans leur entreprise ne leur permettent pas d'en gagner suffisamment.

Pour ce qui est de l'effet de seuil entre les entreprises de plus ou de moins de vingt salariés, je ne dirai pas qu'il ne pose pas de véritables problèmes d'embauche. En effet, pour les salariés qui cherchent du travail, la différence de rémunération des heures supplémentaires joue peu sur le salaire global. Je m'inquiète plus des avantages qu'une grande entreprise, contrairement à une petite entreprise qui n'en a pas les moyens, peut offrir à ses salariés en termes de services ou d'aides, au niveau du comité d'entreprise, etc. Il faudra, au niveau des branches et des confédérations, tenter d'offrir ces services, dont je suis bien conscient qu'ils ne sont pas actuellement, rendus à nos salariés.

Vous avez, M. Gorce, jugé que j'avais une position de principe proche du catastrophisme. Non, je ne verse pas dans le catastrophisme et je n'ai jamais annoncé de tempêtes. J'ai simplement dit que la loi rendait la situation très difficile, dans la mesure où elle alourdissait les coûts. Or, dans la période difficile que nous traversons depuis deux ans et demi, nous enregistrons des dépôts de bilan qui, eux non plus, ne sont pas entièrement imputables aux 35 heures. Mais, le coût supplémentaire de celles-ci n'y est pas étranger pour autant. Il joue dans le mauvais sens. Ce que nous demandons, c'est de laisser aux chefs d'entreprises et aux salariés la liberté de négocier. Pourquoi faire des lois imposant des règles très précises ?

S'agissant du nombre d'entreprises de moins de vingt salariés passées aux 35 heures, je répondrai que seulement 16 % des quelques 1 200 000 entreprises de moins de vingt salariés que compte notre pays, sont passées aux 35 heures d'après les derniers chiffres dont je dispose et qui me viennent je crois de la DARES.

Mme Chantal BRUNEL : Cela me paraît peu !

M. Jean-François ROUBAUD : Cela étant, il est vrai que les petites entreprises n'ont pas modifié leurs horaires, que leurs salariés continuent à travailler 39 heures, en effectuant leurs heures supplémentaires et qu'en cas de dépassement personne ne proteste.

Il n'en demeure pas moins que l'application des 35 heures s'est indiscutablement traduite par un manque à gagner pour les salariés qui travaillaient fréquemment plus de 39 ou de 40 heures dans les entreprises et qui parvenaient ainsi à augmenter leur salaire. Je ne dis pas que c'était bien, mais c'est ainsi que les choses s'équilibraient. En outre, grâce au système des primes, les salariés, qui travaillaient les samedi et dimanche, pouvaient espérer augmenter leur salaire mensuel de 20 à 30 %, ce qui ne leur est plus permis, ces heures étant maintenant effectuées par de nouvelles équipes.

Il m'a été signalé que mon confrère de l'UPA était beaucoup moins sévère que moi par rapport aux 35 heures, mais je vous rappelle qu'il les avait défendues dès le départ. S'il a changé d'avis depuis : libre à lui !

Vous avez mis l'accent, M. le Président, sur la différence qui pouvait exister, sur le terrain, entre les consignes syndicales et le vécu dans les entreprises. Je dois dire que mon propre syndicat n'échappe pas à la règle et que les patrons ne partagent pas toujours forcément les avis formulés par la CGPME. Cette dichotomie est totalement logique puisque, comme chez les employeurs, il n'y a, chez les salariés, que 8 % à 10 % de syndiqués. Les 90 % restants n'ont, évidemment, que faire des directives données par les syndicats officiels. La seule chose qu'ils voient, c'est leur intérêt personnel au sein de l'entreprise !

S'agissant de la valeur travail, les discours ont été assez nombreux au sein de notre organisation depuis un an, pour ne pas avoir à répéter qu'il faut redonner aux Françaises et aux Français le goût du travail. En effet, depuis quelque temps, on leur fait croire qu'« on rasait gratis ». Si on ne travaille pas, on ne produit pas ; si on ne produit pas, il n'y a pas d'argent qui rentre et s'il n'y a pas d'argent, on ne peut rien distribuer. Les choses, malheureusement, sont aussi simples que cela.

M. le Rapporteur : La dichotomie, à laquelle faisait référence le Président, s'observe entre les salariés qui ont bénéficié de la réduction du temps de travail, dans les conditions que vous avez décrites, et ceux qui s'en trouvent exclus, à telle enseigne que l'une des personnes que nous avons entendue a parlé des « exclus de la RTT ». Il s'agit d'un nouveau clivage dans notre société. Quel est le moyen, selon vous, de rapprocher ces deux situations, puisque vous excluez d'appliquer les 35 heures dans les entreprises de moins de 20 salariés ?

M. Gaëtan GORCE : Je vous remercie, Monsieur, d'avoir nuancé votre précédent propos et d'avoir indiqué que les 35 heures n'étaient pas responsables de tout.

Vous avez évoqué la question des salaires et des heures supplémentaires, question effectivement difficile et qui a pu poser problème ici ou là. J'observe néanmoins que les effets sur les heures supplémentaires ont, le plus souvent, découlé des accords d'annualisation passés dans l'entreprise, soit par application directe d'accords de branches, soit par la négociation. Il est permis de penser que, si le travail autrefois réalisé s'est trouvé étalé sur toute l'année, c'est moins sous l'effet des 35 heures en elles-mêmes que de l'annualisation.

Pour le reste, on ne peut pas dire que la loi du 19 janvier 2000 interdise d'effectuer des heures supplémentaires. Dans les entreprises de moins de vingt salariés, cette loi ne s'est véritablement appliquée qu'au 1er janvier 2002, avec, de surcroît, un délai de mise en œuvre permettant à la fois d'imputer les heures supplémentaires sur la 37ème, puis la 36ème heure. Ainsi le contingent annuel n'était, en réalité, pas ramené à 130 heures d'emblée, mais globalement à 180 heures pour la première année. C'est ce contingent de 180 heures qui a, par la suite, été autorisé par la loi Fillon. J'ajoute que la rémunération des heures supplémentaires était fixée pour les deux premières années à 10 % et que M. Barrot, soucieux de favoriser le dialogue social, a fait adopter un amendement pour, sans qu'aucune concertation n'ait été engagée, que ce taux puisse être prolongé jusqu'à la fin des deux prochaines années.

Je veux bien croire qu'un problème ait pu surgir ici ou là, mais, d'une manière plus générale, je n'ai pas le sentiment que les critiques formulées contre le dispositif soient réellement justifiées. J'ai notamment retenu, s'agissant des heures supplémentaires, que les contraintes applicables aux entreprises de moins de vingt salariés passées aux 35 heures étaient limitées.

J'en viens maintenant à une question plus générale : faut-il considérer que l'heure supplémentaire est un moyen normal de rémunération du salarié ? J'avoue que, dans ce débat sur les heures supplémentaires, je suis toujours très frappé lorsque j'entends - non pas un chef d'entreprise qui, confronté à une situation particulière essaiera, de trouver une solution - le représentant d'une organisation professionnelle nous présenter les heures supplémentaires comme un mode normal de rémunération. Si tel est le cas, c'est qu'il y a un problème et qu'il peut manifestement se situer au niveau des salaires, de la situation professionnelle ou des conditions de travail du secteur concerné. Ce serait également considérer que la réponse à une demande d'augmentation serait uniquement apportée en termes d'augmentation de la durée du travail. Je ne pense pas que ce soit la bonne manière de poser le débat.

M. François LAMY : Vous avez fait référence aux nombreuses entreprises que vous connaissez, tout particulièrement dans le secteur du BTP de la région Ile-de-France. Il se trouve que je suis maire d'une commune de cette région et que je suis conduit à fréquenter des chefs d'entreprises de ce secteur. Je n'ai pas du tout perçu la même appréciation de leur part.

Ces chefs d'entreprise se plaignent de leur difficulté à recruter de la main-d'œuvre qualifiée, ce qui est un vrai problème, souvent lié d'ailleurs au niveau des salaires. De plus, il est clair qu'un salarié à la recherche d'un emploi s'orientera prioritairement vers les entreprises passées aux 35 heures, ce qui devrait d'ailleurs inciter les autres à franchir le pas.

Par ailleurs, nous lançons parfois des appels d'offre qui se révèlent infructueux, les entreprises n'étant pas en mesure de répondre à l'ensemble de la demande. Donc, comment expliquez-vous, alors que la demande a augmenté de façon phénoménale quand la TVA est passée à 5,5 %, que les PME du secteur du bâtiment n'ont pas réussi à trouver, par rapport aux 35 heures, un équilibre. Nous avons le sentiment de nous retrouver dans une situation identique à celle que nous avons connue, sept ou huit ans auparavant, alors que les choses ont considérablement évolué depuis, et plutôt de manière positive.

M. le Président : M. Gorce a évoqué la question des heures supplémentaires. J'ai une expérience personnelle à ce propos. Je pense que c'est la liberté qui doit fonder les rapports dans le travail et que la possibilité pour l'individu, s'il souhaite travailler plus pour gagner plus, de faire des heures supplémentaires fait partie de la liberté du marché du travail.

Je suis maire d'une commune qui emploie 2 300 personnes. L'application des 35 heures m'a contraint à amputer de 25 % le salaire de certains employés dans certains services tels que la maintenance ou la police municipale, au motif que les 1 600 heures, ou 1 550 heures pour certains, étaient un plafond ! Ces personnes, qui avaient parfois souscrit un emprunt pour acheter une maison, et qui avaient le projet de le rembourser en travaillant le dimanche ou la nuit, ont dû y renoncer du jour au lendemain. Lorsqu'on se retrouve confronté à un pareil problème, on ne sait pas très bien comment réagir. Je me suis donc vu contraint de refuser à ces personnes des heures supplémentaires, alors que j'aurais préféré leur laisser la liberté de choisir.

M. Pierre COHEN : Je pense qu'il serait nécessaire d'étayer, par des chiffres, vos propos sur la productivité.

En effet, l'actuelle majorité attaque avec beaucoup de virulence les 35 heures, dénonçant un facteur de démotivation des salariés. C'est une appréciation qui mériterait d'être étayée sur des chiffres précis.

Je suis maire également, et je peux vous garantir que les gens sont très agréablement surpris d'apprendre comment les salariés, y compris les personnels de collectivités locales, travaillent, même quand ils occupent des tâches qui ne sont pas toujours des plus passionnantes. Je crois qu'il faut donc mettre un terme à une caricature qui peut être dévalorisante et finir par enclencher une réelle démotivation.

S'agissant de votre discours sur la productivité, je relève une contradiction avec la réalité des chiffres, qui montrent que la France est pratiquement le champion en matière de productivité par heure travaillée, ce qui signifie qu'il existe bien en France une sorte de rapport assez extraordinaire au travail !

Par ailleurs, vous nous avez déclaré que l'on enregistrait une hausse du travail au noir. Puisque vous parlez du secteur du BTP, qui a connu un boom sans précédent ces cinq dernières années, je peux vous dire, comme probablement tous les autres maires, qu'un appel d'offre sur deux est aujourd'hui infructueux. J'aimerais également savoir si vous êtes en mesure de me dire combien d'entreprises ont recours à des « sans papier »

Mme Chantal BRUNEL : Cela n'a rien à voir !

M. Pierre COHEN : Si, car il est inadmissible de n'incriminer que les salariés qui, pour gagner plus, vont travailler au noir et concurrencer les chefs d'entreprise, et de passer sous silence le comportement des chefs d'entreprise qui embauchent des sans papiers pour réduire leurs coûts !

M. Jean-François ROUBAUD : S'agissant de la productivité, je n'ai jamais dit que la productivité française n'était pas bonne, puisque je reconnais qu'elle compte parmi les meilleures. Ce que je dis simplement c'est que, sans les 35 heures, elle serait encore supérieure.

S'agissant du recrutement de travailleurs sans papiers, je veux bien admettre que le phénomène existe. Nous sommes tout à fait hostiles à cette pratique et nous avons tout intérêt à contribuer à la lutte contre cela, car elle nuit à notre image et à la qualité du travail. Mais, je serai bien incapable de vous donner des chiffres précis, que les pouvoirs publics ne possèdent pas.

La difficulté de recruter de la main-d'œuvre qualifiée ne résulte pas tant d'une question de salaire que de manque d'hommes. Croyez bien que, dans les périodes de très forte activité du bâtiment, nous aurions embauché si nous avions pu trouver des personnels qualifiés.

La raison de la multiplication des appels d'offre infructueux est très simple. Durant les années de crise, quand la demande privée était faible, les collectivités locales et le secteur public ont constitué une porte de sortie. Cela nous a permis de survivre, mais il est vrai que, n'ayant pas de contrats, nous pratiquions des prix très attractifs ! Avec la reprise de l'activité, nous avons préféré répondre à la demande de clients qui nous payaient davantage et plus rapidement.

La dichotomie entre les salariés, M. le rapporteur, est un problème dont la solution ne pourra passer que par la négociation, et qui se pose entre les entreprises de plus de vingt salariés et celles de moins de vingt salariés. C'est bien la réduction du temps de travail qui est en cause. Il y a là une véritable injustice, à laquelle il faudra tenter de remédier dans les négociations futures.

A propos des heures supplémentaires, si nous y avons recours, c'est aussi pour assurer une certaine linéarité au travail, compte tenu des hauts et des bas de notre activité. Il est clair que nous ne pouvons pas embaucher du personnel pour quelques heures hebdomadaires et les heures supplémentaires nous permettent, pour quelques années, de résoudre ce problème.

M. le Président : Je vous remercie d'avoir été très direct, certains diront peut-être trop direct. Quoi qu'il en soit, votre propos a été transparent ! Merci.

Audition de M. Alain LECANU,
secrétaire national à l'emploi et à la formation de la Confédération française de l'encadrement - Confédération générale des cadres (CFE-CGC)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 14 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui M. Alain Lecanu, secrétaire national à l'emploi et à la formation de la CFE-CGC.

Avec votre audition, nous poursuivons le cycle des auditions des partenaires sociaux qu'il nous a paru utile d'entendre à ce stade de nos travaux.

Comme vous le savez, nous sommes chargés d'évaluer les conséquences économiques, financières et sociales de la réduction du temps de travail, engagée depuis 1997 dans notre pays. A ce titre, vous nous indiquerez votre sentiment sur les conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre, tant dans les entreprises que dans le secteur public.

Vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue - la primauté de la loi sur la négociation -, sur les contreparties de la réduction du temps de travail et leurs conséquences éventuelles, qu'il s'agisse de la modération salariale, de l'organisation du temps de travail ou de la flexibilité ?

Par ailleurs, un certain nombre de personnes que nous avons reçues nous ont indiqué qu'elles considéraient que cette loi avait instauré une société à deux vitesses, une partie seulement des salariés étant passée aux 35 heures. Cette situation a-t-elle des conséquences sur l'organisation de votre action et quelles propositions pouvez-vous faire pour réduire cette fracture ?

Pour ce qui me concerne, je souhaiterais que vous insistiez sur la situation particulière des cadres, car les auditions auxquelles nous avons procédé nous ont donné le sentiment qu'un basculement s'était opéré, puisque, semble-t-il, les cadres étaient plutôt défavorables à la loi, avant qu'elle ne soit votée, et y sont aujourd'hui plutôt favorables. Avez-vous senti un tel changement d'appréciation ?

De même, avez-vous ressenti, depuis l'application des 35 heures, une évolution dans la manière dont la fonction du cadre s'exerce dans l'entreprise ?

Enfin, vous nous direz votre sentiment sur l'avenir du dialogue social, notamment en ce qui concerne le rôle respectif de la loi et de la négociation et le niveau le plus pertinent de celle-ci ;

M. Alain LECANU : « Du temps pour soi, du travail pour tous » a été le slogan retenu par la CFE-CGC dans le chantier de la RTT. Aujourd'hui, avec un certain recul, force est de constater que la réduction du temps de travail n'a pas véritablement réussi à répondre à ces deux exigences essentielles, d'autant que le chantier de la réduction du temps de travail du personnel d'encadrement est loin d'être achevé !

Pour mieux expliquer le positionnement de la CFE-CGC, vous me permettrez de dresser un petit historique. Les cadres ont longtemps considéré qu'ils n'avaient pas à compter leur temps de travail. La question du temps de travail des cadres n'a alors soulevé que peu de difficultés. Le contexte très particulier des années 1990 sera propice à une évolution sensible de la problématique.

Selon nous, quatre facteurs se sont conjugués pour que cette question soit mise en débat, dont le tout premier était le contexte économique : le chômage connaissait un développement sans précédent. Les cadres, jusque-là peu affectés, sont devenus victimes du chômage à leur tour. Chacun a alors pris conscience du caractère durable de cette question. Cette situation exige de réfléchir à des solutions permettant de partager le travail afin de lutter contre le chômage structurel.

Le deuxième facteur a été celui des relations de travail : avant les années 1990, les cadres vivaient leur relation à l'entreprise comme une relation de confiance. En contrepartie d'une stabilité de l'emploi, les cadres acceptaient de travailler pour l'entreprise sans compter leur temps. Cette relation a été fortement déstabilisée, lorsque les cadres ont découvert que les entreprises pouvaient les licencier sans aucune hésitation, et bien souvent dans un but purement financier, soit pour accroître la valeur du capital, soit pour assurer une meilleure rémunération aux actionnaires.

Le troisième facteur a été l'augmentation de la durée du travail des cadres. Les entreprises ont eu tendance à se montrer de plus en plus exigeantes sur l'activité de leurs cadres. La durée de travail du cadre a sensiblement augmenté au cours de la décennie 1980. La durée moyenne de travail des cadres a crû de 5 % de 1983 à 1990, soit pratiquement de deux heures par semaine. Les statistiques révèlent, par ailleurs, que de plus en plus de cadres travaillent au-delà de 41 heures hebdomadaires - 40 % en 2000, contre 36 % en 1990 - et qu'un nombre croissant d'entre eux travaille sans détermination de la durée de leur travail.

Le quatrième facteur a été l'arrivée de nouvelles générations de cadres sur le marché du travail. Ces nouvelles générations, plus féminisées et plus circonspectes à l'égard des entreprises, n'acceptent plus de travailler sans compter pour l'entreprise. L'exigence première posée est celle du respect de l'équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle.

La CFE-CGC a rapidement pris conscience de ces évolutions. Et, dès 1993, la réduction du temps de travail devient, pour elle, un chantier prioritaire.

Cette conception pragmatique est alors partagée par les partenaires sociaux, de sorte que l'accord national interprofessionnel sur l'emploi du 31 octobre 1995 prévoit d'impulser un mouvement de réduction du temps de travail par la négociation collective. Les partenaires sociaux s'engagent à négocier et à conclure des accords sur ce thème dans les plus brefs délais. La CFE-CGC a soutenu avec beaucoup de conviction cette démarche. Pour elle, seule la négociation permet d'aborder de manière satisfaisante la RTT, en offrant la possibilité d'adapter les solutions aux différentes situations des entreprises, bien sûr sous la houlette des accords de branche.

Seule la négociation autorise, par ailleurs, de prendre en compte de façon satisfaisante la situation particulière du personnel d'encadrement au regard de l'organisation du temps de travail.

Force a été de constater que, faute de volonté patronale, l'accord national interprofessionnel de 1995 ne s'est pas traduit par l'engagement de négociations concrètes sur la réduction du temps de travail. Vu l'importance de la question, il est alors apparu indispensable au législateur de s'en emparer, d'où la loi de Robien, qui conjuguait initiative des pouvoirs publics et attribution de subventions aux entreprises qui s'engageaient à réduire le temps de travail.

Le mécanisme, qui a mené jusqu'aux lois Aubry, s'est enclenché dès cette époque.

La CFE-CGC a toujours regretté cette situation qui écartait les partenaires sociaux d'une démarche volontariste En l'absence de toute initiative du patronat en ce sens, le vote d'une loi sur la RTT était inévitable, quelle que fût la majorité politique.

Dans les années qui ont suivi et qui ont conduit au vote des deux lois Aubry, puis de la loi Fillon, la CFE-CGC a poursuivi cette ligne politique. Elle s'est montrée favorable à la RTT et a regretté que les partenaires sociaux ne soient pas capables d'initier les évolutions en la matière. Face au refus du patronat de négocier, elle reconnaît que la voie législative ne peut être alors évitée. La ligne de conduite retenue était alors la suivante : que la CFE-CGC, pas plus qu'elle n'a peur de la loi, ne souhaite négocier dans le vide.

La CFE-CGC estimait que trois conditions étaient requises pour le vote d'une loi sur le temps de travail : la loi doit inciter à la négociation, elle doit encadrer le contenu des accords et elle doit, enfin, envisager la situation spécifique du personnel d'encadrement.

Dès cette époque, la CFE-CGC a proposé la création d'un forfait-jours pour les cadres. Pour elle, seul un tel forfait permet de répondre aux besoins des cadres qui ne peuvent compter leur temps de travail.

Dès 1999, la CFE-CGC présentait à la presse l'idée selon laquelle il convenait de distinguer deux régimes pour l'encadrement. D'un côté, pour le personnel d'encadrement intégré à un service, dont l'autonomie et la responsabilité sont insuffisantes pour justifier un régime du temps de travail véritablement dérogatoire, seule pouvait être envisagée la conclusion de forfaits permettant d'intégrer la rémunération des heures supplémentaires dans leur rémunération. D'un autre côté, pour les cadres supérieurs qui bénéficient d'une grande autonomie dans la gestion de leur emploi du temps, un régime distinct pouvait être créé. Un décompte spécifique du temps de travail en jours, et non en heures de travail, pouvait alors, pour la CFE-CGC, être envisagé.

La loi Aubry Il est promulguée le 19 janvier 2000 et la loi Fillon le 17 janvier 2003. Le temps de travail du personnel d'encadrement fait alors l'objet des débats les plus virulents au Parlement. Les arguments de la CFE-CGC, en faveur de la définition d'un régime du temps de travail spécifique aux cadres, ont été entendus. La déclinaison qui en est faite dans la loi est cependant inadaptée aux besoins de ces salariés.

Pour la CFE-CGC, les lois Aubry Il et Fillon soulèvent quatre questions essentielles.

La première question est relative à la RTT sans baisse de charge de travail. La loi Aubry postule plus la réduction du temps de travail des cadres qu'elle ne la garantit. La détermination du temps de travail est une question fort complexe. Il est courant que les cadres travaillent à distance, qu'ils emportent du travail à la maison ou effectuent des déplacements d'une durée plus ou moins longue. La réduction du temps de travail exigeait une réflexion sérieuse sur l'organisation du temps de travail des cadres, sur le volume et la charge de travail, sur la manière dont doivent se combiner vies professionnelle et personnelle et sur les effectifs du personnel d'encadrement.

Faute d'avoir conduit cette réflexion, la réduction du temps de travail, telle que proposée par la loi Aubry et confirmée par la loi Fillon, offre une réduction du temps de travail au détriment de la qualité de vie au travail. Elle s'accompagne d'un accroissement de la charge de travail et du stress, notamment.

De plus, la loi Aubry II, à la différence de la loi Aubry I, n'incitait même pas les employeurs à embaucher, puisque les allègements de charges prévus n'étaient soumis à aucune contrepartie en matière d'embauche.

Ce regard des cadres sur leur vie professionnelle est confirmé à travers l'enquête du baromètre du stress que conduit la CFE-CGC. Cette appréciation qui traduit une dégradation des conditions de travail ne doit cependant pas occulter une perception positive de la RTT. Selon l'enquête « RTT et mode de vie », menée début 2001 par la DARES, 6 salariés sur 10 considèrent que leurs conditions de vie, y compris les conditions de travail, se sont améliorées avec la RTT. Ce constat concerne également les cadres qui déclarent dans cette même enquête pouvoir, depuis la RTT, mieux s'organiser dans leur travail et mieux concilier vie familiale et vie professionnelle. Autrement dit, dans le jugement d'ensemble qu'il porte sur les effets de la RTT, le personnel d'encadrement, comme la plupart des salariés, met en balance vie quotidienne et conditions de travail. Le temps libéré pour le hors travail peut donc compenser, dans une certaine mesure, la dégradation perçue dans la sphère professionnelle.

La deuxième question concerne la distinction artificielle établie entre les catégories de salariés.

La CFE-CGC n'était pas hostile à la création de régimes différenciés pour des catégories spécifiques. Le principe d'égalité exige, cependant, que la création de catégories distinctes soit justifiée par des éléments objectifs. Or, rien n'est plus subjectif que les critères retenus par la loi Aubry pour définir les catégories de cadres, la loi Fillon n'ayant, malheureusement, fait qu'aggraver la situation. Selon le contexte de la négociation, le secteur d'activité, la taille de l'entreprise ou l'appréciation opportuniste de l'autonomie par l'employeur, tel salarié peut aussi bien, pour un poste comparable, être classé comme cadre intégré, cadre autonome que comme cadre dirigeant.

La CFE-CGC critique donc deux aspects essentiels des deux lois sur la RTT : le flou de la définition des catégories retenues et le caractère injustifié des distinctions. Pour la CFE-CGC, un régime dérogatoire au temps de travail, comme le forfait-jours, ne pouvait qu'être réservé aux cadres supérieurs ayant une autonomie véritable et vérifiable dans la gestion de leur temps. Le flou législatif permet de l'attribuer à la plupart des cadres. Les difficultés qu'une telle situation entraîne ne font que commencer.

La troisième question a trait à la dérogation généralisée du temps de travail des cadres Pour la CFE-CGC, les lois Aubry et Fillon ont mis en place un régime spécifique du temps de travail pour les cadres, sans leur accorder un temps de travail équilibré. Le régime du temps de travail des cadres dirigeants est particulièrement peu protecteur, puisque le principe posé par la loi Aubry, confirmé par la loi Fillon, est que ces salariés ne bénéficient d'aucun droit ! Cette règle est d'autant plus choquante que le flou qui entoure la définition du cadre dirigeant expose potentiellement tout responsable d'une unité, si petite soit-elle, à recevoir le titre de cadre dirigeant.

La quatrième question intéresse le régime du temps de travail des cadres en forfait-jours, qui a concentré les critiques les plus virulentes de la CFE-CGC. Le législateur a posé pour seules limites à la détermination du temps de travail de ces cadres le repos quotidien de 11 heures, défini à l'échelle européenne, et le repos hebdomadaire de 24 heures. Ce contrat autorise donc l'employeur à exiger de ces salariés qu'ils travaillent 78 heures par semaine. Aucune règle ne garantit le respect d'un équilibre entre vie familiale et vie professionnelle. Tout paiement des heures supplémentaires est exclu, même en cas de pratiques imposant des horaires manifestement excessifs. Un tel régime peut être imposé par un simple accord d'entreprise, sans qu'il soit véritablement exigé que ces salariés disposent d'un revenu suffisant ou d'une autonomie effective.

Ces différents points ont fondé notre recours au niveau européen. La CFE-CGC a mené une action destinée à corriger ces règles, d'abord contre la loi Aubry, ensuite contre la loi Fillon, cette dernière ayant aggravé les possibilités de dérogation.

En quoi consistait notre recours ? La CFE-CGC a contesté devant les juridictions européennes la validité des règles sur le forfait-jours au regard des principes protégés par le droit européen. Un double recours a été introduit.

Un premier recours a été porté devant la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme, à Strasbourg, pour violation de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce recours vise à faire constater que la distinction des régimes de temps de travail entre les différentes catégories de salariés constitue une discrimination prohibée par cette convention. La Cour n'a pas répondu favorablement à notre demande dans notre action contre la loi Aubry Il. Nous attendons sa réponse dans le cadre du recours que nous avons déposé contre la loi Fillon.

Un second recours a été porté devant le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l'Europe. Il est destiné à faire constater la violation par la France de la charte sociale européenne. La CFE-CGC a soumis quatre questions principales à cette instance.

Premièrement, la charte sociale imposant aux États de faire respecter une durée de travail raisonnable, la confédération a fait valoir que l'absence de détermination du temps de travail quotidien et hebdomadaire par les forfaits-jours constituait une violation de cette charte.

Deuxièmement, la charte sociale exigeant le respect du principe d'une rémunération équitable, la confédération a exposé que l'exclusion systématique du paiement des heures supplémentaires dans le forfait-jours portait atteinte à ce principe.

Troisièmement, la charte sociale protégeant le droit de grève, la CFE-CGC a estimé que l'absence de tout décompte horaire du temps de travail ne permettait pas un exercice effectif de ce droit.

Quatrièmement, la confédération a fait valoir que le forfait-jours n'était pas compatible avec le droit à une vie familiale normale.

Le Comité européen des droits sociaux a reconnu le bien-fondé de notre action en ce qui concerne la durée de travail raisonnable et le droit à une rémunération équitable. Cependant, le Conseil européen des ministres a décidé de ne pas suivre l'avis rendu par les experts, apportant en cela une réponse politicienne à une question d'application de droits fondamentaux !

Lorsque le nouveau gouvernement a décidé de modifier la loi Aubry II, la CFE-CGC espérait que les leçons de ce contentieux en seraient tirées. La loi Fillon, tout au contraire, est allée plus loin que la loi Aubry dans la dérogation. La CFE-CGC a donc réitéré son action contentieuse devant les deux juridictions européennes.

J'évoquerai, maintenant la négociation collective et les risques de dérives du tout conventionnel. L'organisation du travail est, par nature, un sujet qui doit se traiter au plus près des situations. L'entreprise serait a priori le niveau à privilégier. C'est notamment pour cette raison que la loi permet une dérogation aux règles qu'elle édicte par la négociation collective dans le domaine du temps de travail - principe de l'accord dérogatoire au principe de faveur entre la loi et l'accord collectif.

Cette dérogation est cependant encadrée par un second principe de faveur entre les accords collectifs eux-mêmes. Un accord collectif de niveau inférieur ne peut, en effet, prévoir que des règles plus favorables que l'accord collectif de niveau supérieur. Par exemple, en matière de modulation du temps de travail, un accord d'entreprise ne pourra pas organiser une modulation moins favorable aux salariés que celle prévue par l'accord de branche.

Le projet actuel de réforme du dialogue social bouleverse entièrement cette hiérarchie des normes conventionnelles. Il reconnaît comme règle de fonctionnement de la négociation collective qu'un accord d'entreprise ou d'établissement pourra diminuer les droits garantis aux salariés par un accord de branche ou un accord interprofessionnel. Si le projet de M. Fillon devient loi, chaque entreprise du secteur d'activité couvert par l'accord de branche pourra envisager d'adapter les règles de niveau supérieur à sa situation. Et au nom justement de sa situation particulière - taille, implantation géographique, infrastructure environnante, mode de production, niveau technologique, etc. -, le chef d'entreprise pourra écarter la règle prévue par l'accord de branche et en édicter une autre à travers son accord d'entreprise. Si cette loi est votée en l'état, les règles du temps de travail ne seront plus régies par aucun principe de faveur. Les garanties des salariés seront donc définies entreprise par entreprise, sans aucun autre garde-fou que le rapport de force au sein de l'entreprise.

L'effet « boule de neige » sera alors inévitable ! Si une entreprise signe un accord dérogatoire en matière de temps de travail, les autres entreprises du même secteur d'activité seront tentées de s'aligner afin de ne pas perdre de terrain sur la concurrence. Les règles sociales vont donc devenir une variable d'ajustement au rabais. La recherche d'égalité de traitement social va se niveler vers le bas, fragilisant toujours plus les salariés.

Telles sont les observations que je souhaitais formuler préalablement à notre discussion.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Globalement, vous portez un jugement favorable sur la réduction du temps de travail, mais vous avez assorti cette appréciation d'un certain nombre de considérations sur lesquelles je souhaiterais revenir.

En premier lieu, vous avez parlé des jeunes cadres et de la différence d'approche, qui s'observe, entre eux et leurs aînés. Est-ce là un phénomène lié à la réduction du temps de travail et dans quelle mesure cette dernière l'a-t-elle favorisé ?

Vous avez, par ailleurs, mis l'accent à plusieurs reprises sur le stress et je suis très intéressé par l'enquête à laquelle vous avez fait allusion et qui est menée sur le sujet par votre organisation. Pourriez-vous nous en communiquer les principaux résultats ? Nous y portons un grand intérêt d'une part, parce que c'est un thème qui est revenu fréquemment au cours des auditions, et que de nombreuses personnes ont associé, comme vous l'avez fait vous-même, le stress à la réduction du temps de travail.

Je souhaiterais également vous interroger sur la négociation collective. Une position commune a été adoptée en juillet 2001 et ratifiée par un certain nombre d'organisations dont la vôtre, je crois. Le projet de loi Fillon s'en inspire, à l'exception d'un point, celui du rapport entre la loi et la convention de branche. Seriez-vous favorable à un nouveau projet qui permettrait de repenser le rôle de la loi en la cantonnant à la définition de principes généraux et de renvoyer la détermination des autres règles aux accords de branche ?

M. François LAMY : En ce qui concerne le stress, nous avons pu constater qu'un certain nombre de cadres se plaignent de l'augmentation de la charge de travail en contrepartie des jours de RTT dont ils bénéficient. Comme j'ai cru comprendre que votre proposition pour remédier à ce mal n'était pas de procéder à une augmentation du temps de travail, je voulais savoir quelles étaient les mesures à prendre pour améliorer la situation. Pensez-vous qu'il faille intervenir, par exemple, sur l'amplitude horaire ou avez-vous d'autres pistes à nous proposer ?

M. Gaëtan GORCE : Ce qui me frappe, mais ce n'est pas surprenant, c'est que votre discours est radicalement opposé à celui que l'on peut parfois entendre et qui consiste à dire que les 35 heures n'auraient pas accordé suffisamment de liberté aux entreprises. En effet, vous regrettez, au contraire, un manque de protection. Cela me laisse à penser que cette loi traduit finalement un assez bon équilibre entre les préoccupations des entreprises et celles des salariés.

J'aimerais savoir quelle place donner à la négociation pour faire évoluer les choses. Vous déclarez qu'il était normal que les cadres bénéficient de la réduction du temps de travail, et que l'une des grandes avancées de la loi a été de prendre en compte cette question qui, jusqu'alors, restait dans une sorte de zone d'ombre et commençait à poser problème, puisque les inspecteurs du travail commençaient y jeter un œil. Dans ces conditions, comment, aujourd'hui, faire évoluer les choses pour mieux répondre à votre préoccupation ?

Quel jugement portez-vous sur le dispositif du forfait-jours, qui a donné lieu à des critiques et dont la mise en place, pourtant compliquée, s'est plutôt mieux passée que nous ne le craignions ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que la loi avait fixé des critères subjectifs pour définir les catégories de cadres. Lui appartient-il, néanmoins, de fixer de tels critères ? Ne serait-il pas préférable, en la matière, de recourir à la négociation ? Ne serait-il pas souhaitable qu'une négociation puisse s'engager, entre le patronat et les organisations syndicales, pour réfléchir à une révision des qualifications ? Nous savons, en effet, que la notion de cadre a considérablement évolué au cours des dernières années et pose toute une série de problèmes.

Par ailleurs, avez-vous le sentiment d'être entendu par le gouvernement ? J'ai cru comprendre que vous étiez assez critique par rapport aux dispositions qui ont pu être votées depuis deux ans. Est-ce à dire que les choses n'iraient, selon vous, pas dans le bon sens et que vos préoccupations ne seraient pas relayées ? L'évaluation des 35 heures peut permettre de tenir compte de vos demandes, au même titre que de celles de la CGPME ou du MEDEF.

La dégradation des conditions de travail, à laquelle vous avez fait allusion, a-t-elle débuté avec les 35 heures, ou est-elle antérieure à leur mise en place ? Comment y remédier ? Les solutions devraient-elles passer par la négociation ou par la loi ?

Enfin, l'évolution et l'organisation du temps de travail ne correspondent-elles pas à une attente très forte des salariés, y compris des cadres, qui attendent un rééquilibrage entre leur temps personnel et leur temps de travail, sans que cela nuise à leur implication ? Avez-vous, d'ailleurs, le sentiment que les cadres sont moins impliqués dans leur entreprise, que ce soit sous l'effet des 35 heures ou pour d'autres raisons, ou, au contraire, qu'ils restent extrêmement attachés à leur entreprise et soucieux de la faire avancer ?

M. Jacques BOBE : Vous avez indiqué que, depuis 1995, les différentes dispositions souhaitables n'avaient pu être prises par la voie de la négociation collective, et qu'il avait donc fallu avoir recours à la loi, ce qui, sur un certain nombre de points, n'apportait que des réponses insuffisantes ou inadaptées.

Ma question sera donc la suivante : aujourd'hui, avec trois ans de recul, quelles sont les modifications que vous jugeriez opportunes ? Comment souhaiteriez-vous les voir mises en œuvre, par la voie de la négociation collective, la modification législative des lois Aubry I et II, voire Fillon ?

Par ailleurs, puisque vous avez évoqué une évolution de la motivation des cadres au sein de l'entreprise avec d'ailleurs des différences selon les générations, quelle mesure jugez-vous souhaitable pour faire évoluer favorablement l'implication des cadres, tout en respectant le bon équilibre de leur vie personnelle ?

M. Pierre COHEN : Je vous remercie d'avoir bien expliqué la façon dont la situation des cadres avait évolué au cours des dernières années. Comment ils n'avaient pas toujours été suffisamment associés au devenir de l'entreprise, comment ils avaient été considérés comme une variable d'ajustement au même titre que les autres salariés. Vous avez également confirmé qu'ils pouvaient avoir le souci de sauvegarder à la fois leur équilibre personnel et leur responsabilité par rapport au travail.

Ensuite, vous avez émis l'idée qu'il fallait faire plus de place à la négociation, même si vous avez estimé que, en l'absence de négociation et en particulier de volonté du patronat de prendre en compte le temps de travail des cadres, il avait fallu recourir à la loi. Cependant, je pense que vous avez néanmoins mis la barre tellement haut que les précisions, dont vous critiquez l'absence dans les lois Aubry, ne sont plus du ressort de la loi. Par exemple, tout le débat auquel a donné lieu la classification des cadres s'est avéré extrêmement complexe et je m'étonne que vous préfériez laisser à la loi le soin de régler les choses dans leur moindre détail plutôt que d'avoir recours à la négociation.

Par ailleurs, vous dites avoir été hostile au forfait-jours, alors qu'il était l'un des éléments les plus importants de la prise en compte du temps de travail des cadres.

Enfin, s'agissant du stress, je crois vous avoir entendu dire que les cadres étaient disposés à subir une certaine pression dans leur travail pourvu qu'ils parviennent, par une compensation en termes de temps libre, à un équilibre personnel. Cette compensation est-elle bien réelle ?

M. Robert LAMY : J'ai noté votre propos selon lequel l'évolution de l'état d'esprit, voire la démobilisation des cadres, avait précédé l'application des lois sur la réduction du temps de travail. Par ailleurs, j'ai compris que vous considériez que la réduction du temps de travail chez un cadre n'avait de sens que si elle s'accompagnait d'une réduction de la charge de travail. Dès lors, quelle solution envisagez-vous ?

M. Maurice GIRO : La mise en place des 35 heures semble s'être traduite par une multiplication des arrêts de travail dans toutes les catégories de personnel. Confirmez-vous ce constat ? Le stress des cadres n'est-il pas dû à l'organisation du travail dans l'entreprise, rendue d'autant plus complexe qu'il y a moins de personnels et que les arrêts de travail sont impromptus ?

M. le Président : Au-delà de l'aspect très juridique de votre analyse, il existe des hommes, des femmes, c'est-à-dire une communauté de travail. S'agissant de l'efficacité de l'entreprise, qui résulte de la participation de tous les membres de cette communauté, n'avez-vous jamais ressenti un conflit entre le confort du salarié - entendu comme le souci de concilier vie professionnelle et vie personnelle -, d'un côté et l'efficacité de l'entreprise soumise à la compétition économique ?

Enfin, je me demande si le recours à la loi pour imposer les 35 heures - il en eût été autrement par la voie de la négociation - s'est fait au détriment, ou non, du rapport entre l'individu et le travail. En effet, il nous a été rapporté que certains cadres, essentiellement des cadres autonomes, s'intéressaient aujourd'hui davantage à l'organisation de leur temps libre qu'à leur vie professionnelle, ce qui posait des difficultés à l'entreprise et nuisait à son efficacité. Est-ce une situation que vous avez constatée ?

M. Alain LECANU : Nous avons signé l'accord interprofessionnel de 1995 car, outre une déclinaison du temps de travail, il proposait la prise en compte dans la réflexion et la négociation, de la taille, des secteurs d'activité, de la situation économique de chaque entreprise, autant de points qui permettaient de mettre en œuvre une réduction du temps de travail adaptée aux différents cas de figure. Si l'on y ajoutait une réflexion sur l'organisation du travail, nous pouvions espérer arriver à un système équilibré et à une certaine cohérence entre le confort du salarié et l'efficacité de l'entreprise.

Malheureusement, force a été de constater qu'il ne suffit pas de signer de beaux accords. Encore faut-il qu'ils soient déclinés au niveau des branches et des entreprises. Or comme nous observions - et le gouvernement a fait la même analyse - qu'il n'en était rien, nous avons dû, malgré tout l'intérêt que nous portions à la négociation collective, nous en remettre à la loi.

Une chose nous a frappés, dans la mise en place de la réduction du temps de travail et peut expliquer notre réserve par rapport à certains de ses aspects. Il s'agit de la distinction entre les grandes entreprises et les petites entreprises. Si l'on dresse un bilan de la réduction du temps de travail, force est de constater que, dans les grandes entreprises où la présence syndicale est normale, les accords d'entreprise ont, bien souvent, corrigé certaines critiques que nous avions pu formuler à l'égard de la loi. Cela s'est vérifié aussi bien sur l'encadrement horaire, journalier ou hebdomadaire, que sur les charges de travail, puisqu'il y a eu fréquemment embauche et réorganisation du travail.

Je dirai donc que, dans les grandes entreprises, le lien entre vies familiale et professionnelle a été préservé. Je souligne que, lorsque la CFE-CGC parle d'embauche, cela peut concerner aussi bien le recrutement d'un cadre que d'un technicien qui allège le travail du cadre ou permet de revoir différemment l'organisation du travail. En revanche, dans un certain nombre d'entreprises où les syndicats sont peu représentés, les accords d'entreprise n'ont souvent pas préservé ce lien. C'est la raison pour laquelle nous avons été conduits à pousser à l'extrême notre raisonnement sur la nécessité d'un encadrement horaire, car rien n'interdit de faire 78 heures par semaine. C'est la situation de ces plus petites entreprises qui nous a incités à mettre l'accent sur l'encadrement du forfait-jours.

A ce propos, on nous oppose souvent le mandatement. Cette formule pose, cependant, un problème à la CFE-CGC, dans la mesure où elle implique des acteurs, il est vrai désignés par les organisations syndicales, mais qui, s'ils appartiennent à l'entreprise, n'ont, ni formation, ni expérience en matière de négociation et, de surcroît, n'ont pas les moyens de suivre les accords. En outre, nous avons pu constater, et nous le déplorons, qu'un certain nombre d'accords étaient très peu suivis par les directions départementales du travail. Nous leur avons demandé, récemment, un bilan de la situation, mais elles n'ont pas été en mesure de nous le fournir, puisqu'elles ont le plus grand mal à faire remonter les informations concernant les accords existants. Il nous manque donc un outil essentiel, pour déterminer quelles sont les corrections à apporter au dispositif existant.

J'en arrive à la question sur les différences qui séparent les cadres des jeunes générations de leurs aînés. Ces différences existent et sont pénalisantes pour les petites et moyennes entreprises. En effet, nous constatons, aujourd'hui, qu'un jeune technicien ou un jeune cadre trouve plus facilement un emploi au sein d'une petite structure, même si les jeunes regardent aujourd'hui d'un peu plus près les avantages qui leur sont offerts. C'est d'ailleurs de là que vient tout le problème ! Bien souvent, en effet, le jeune cadre quitte la PME où il a fait ses premières armes, et qui a souvent engagé pour cela des actions de formation, quand il réalise que, dans un grand groupe, il bénéficierait des 35 heures, d'un comité d'entreprise et d'autres avantages sociaux. C'est pourquoi nous recommandons de favoriser le passage aux 35 heures des petites structures, de manière à assurer une égalité de traitement entre tous les salariés.

Il est indéniable que les mentalités ont considérablement évolué. Le jeune cadre, qui démarre dans la vie et qui est désireux de s'installer, est aujourd'hui beaucoup plus attaché à sa vie familiale, plus soucieux de son temps de loisir et il n'entend pas construire sa vie professionnelle au détriment de sa vie familiale. C'est flagrant !

M. le Rapporteur : C'est un phénomène lié aux 35 heures ?

M. Alain LECANU : C'est un phénomène antérieur, mais qui a été amplifié par les 35 heures.

Je terminerai en parlant du stress. Bien souvent, nous avons constaté que la diminution du nombre de jours de travail ne s'accompagnait pas d'une diminution de la charge de travail, bien au contraire, puisque l'on n'avait pas procédé à une réorganisation du travail. Cette amplification de la charge de travail, liée aux 35 heures, aurait pu, selon nous, être évitée par l'embauche de salariés.

C'est pourquoi nous avons créé un observatoire du stress, qui est établi tous les trois mois, à partir d'entretiens avec des salariés, syndiqués ou non, réalisés par un organisme extérieur.

M. le Rapporteur : Cet observatoire existe depuis longtemps ?

M. Alain LECANU : Nous devons avoir un recul d'environ dix-huit mois.

Par rapport à cette question du stress, il convient, naturellement, de toujours garder en tête la distinction que j'ai établie entre les entreprises qui ont procédé, sur la base de la négociation, à une réorganisation du temps de travail, et les autres. Je déplore souvent que, si dans bon nombre d'entreprises, une discussion a été menée sur les 35 heures, elle n'ait, malheureusement, pas été assortie d'une réflexion sur l'organisation du travail.

On m'a posé la question de savoir si la CFE-CGC avait le sentiment d'être entendue par le gouvernement. Au vu de nos communiqués, et des réactions de notre président confédéral, vous ne serez pas étonnés que je vous dise que nous n'avons pas l'impression d'être particulièrement entendus, ni bien compris par le gouvernement. Qu'il s'agisse du dialogue social, des retraites ou de la formation professionnelle, nous ne cessons de prôner la politique contractuelle et le dialogue social, mais nos propos ne rencontrent que très peu d'échos!

Lorsque nous avons ratifié la position commune, il était clair, pour nous, que la hiérarchie des normes ne serait pas remise en cause. C'est pourquoi nous déplorons les interventions qui font une interprétation différente de ce texte. Sur ce sujet, il serait sans doute intéressant d'attendre le rapport de M. de Virville, qui devrait faire des propositions sur le sujet. Quoi qu'il en soit, selon nous, la loi doit poser le cadre minimal des accords et laisser ensuite la place au conventionnel, à condition que soit respectée cette hiérarchie des normes.

S'agissant d'un éventuel conflit entre le confort des salariés et la performance de l'entreprise, je vous indiquerais que, c'est parce que j'étais particulièrement soucieux de cet équilibre entre le bien-être du salarié et la bonne marche de l'entreprise, que j'ai adhéré à la CFE-CGC, car il s'agit d'une notion à laquelle nous restons très attachés.

M. le Président : Il n'y a donc pas de conflit ?

M. Alain LECANU : Pour nous, il n'y en a pas dans la mesure où l'évolution de l'un doit profiter à l'autre, et que tout cela doit être parfaitement coordonné !

M. le Président : Ce n'est pas ma question : je vous ai demandé si les 35 heures avaient, ou non, fait naître un conflit entre ces deux exigences qu'il faut, nous en sommes tous d'accord, concilier.

M. Alain LECANU : Il est évident que la mise en place des 35 heures a engendré des conflits, dans la mesure où elle a eu des répercussions sur l'organisation du travail et des conséquences pour les salariés. A court terme, il y a eu conflit et peut-être une baisse de la productivité de l'entreprise. Mais, si nous regardons les choses avec un peu plus de recul, même si celui-ci est un peu insuffisant, nous constatons que, dans les grandes entreprises où l'étude est plus facile, le « retour sur investissement » est, au terme de deux ans, favorable.

En ce qui concerne les modifications à apporter à la loi sur la réduction du temps de travail, il est clair que le fait de revenir à ce que prévoyait le code du travail en termes d'encadrement horaire du forfait-jours constituerait une garantie pour les salariés employés au sein des petites structures. Cette amélioration est, à nos yeux, impérative. Nous nous sommes toujours battus en ce sens.

Ensuite, nous demandons d'engager une réflexion pour que tout accord signé en matière de réduction du temps de travail soit assorti d'une réorganisation du travail au sein de l'entreprise. Une telle obligation permettrait d'éviter les surcharges de travail et d'améliorer cet équilibre entre la vie professionnelle et la vie familiale dont nous avons parlé. Ce sont les deux points qui, aujourd'hui, nous tiennent le plus à cœur.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Ernest-Antoine SEILLIÈRE,
président du Mouvement des entreprises de France (MEDEF)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 15 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. Ernest-Antoine Seillière, président du MEDEF. Vous êtes accompagné de M. Creyssel, directeur général de votre organisation, de M. Tellier, directeur des relations sociales et de M. Guillaume Ressot, qui s'occupe des relations avec le Parlement.

Après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs ou de chefs d'entreprise, nous avons souhaité recevoir l'ensemble des partenaires sociaux.

Comme vous le savez, M. le Président, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Bien entendu, nous sommes intéressés par l'approche globale que votre organisation a de cette réforme, qui a profondément marqué notre société. Je souhaiterai que vous puissiez nous indiquer comment votre organisation a appréhendé le dispositif législatif mis en place à l'époque. Puis, il nous intéresse également de connaître le bilan que vous pouvez dresser aujourd'hui de sa mise en œuvre sur le terrain.

D'une manière générale, personne n'est contre la réduction du temps de travail, puisqu'il s'agit d'une évolution tout à fait normale de notre économie et de notre société. La question est de savoir si nous devons y aboutir par la loi ou par la négociation et, également, d'en apprécier les conséquences sur les entreprises en termes de productivité et de compétitivité. A votre avis, les conséquences des 35 heures sont-elles positives ou négatives sur ces plans ?

Votre organisation a-t-elle des propositions en ce qui concerne l'évolution de la réglementation actuelle du temps de travail, peut-être à partir de l'évolution du dialogue social dans le cadre des dispositions du projet de loi que nous venons d'adopter.

M. Ernest-Antoine SEILLIERE : Merci, M. le Président d'être attentif à la position du MEDEF sur une question qui nous a énormément occupés, voire préoccupés. Avant d'aborder les conséquences économiques et sociales de l'initiative prise en 1997, je voudrais vous faire part de nos propositions, que je juge fondamentales.

En octobre 1997, le gouvernement a pris la décision d'imposer une réduction généralisée et autoritaire de la durée du travail à 35 heures. Cette décision s'est concrétisée par une réduction de la durée légale du travail, un encadrement des heures supplémentaires et un luxe de détails d'une complexité inégalée sur ses modalités de mise en œuvre, qu'il s'agisse de la définition du temps d'habillage, des astreintes, des règles d'annualisation ou de quatre régimes différents de décompte de la durée du travail des cadres.

Soumises à cette contrainte, les entreprises ont pris les mesures nécessaires pour la gérer, avec toutes les difficultés et les conséquences économiques et sociales que nous rappellerons. Cette situation, d'une ampleur à laquelle il n'avait jusqu'alors jamais eu à faire face, a conduit le MEDEF à engager une réflexion de fond sur la place respective de la loi et de la négociation collective dans une société développée et ouverte sur le monde.

En observant notamment la situation des principaux pays avec lesquels nous sommes en compétition, nous sommes parvenus à la conclusion qu'il convenait de revenir au principe de base de notre Constitution, c'est-à-dire à l'article 34, qui confie à la loi le soin de fixer les principes fondamentaux du droit du travail et du droit syndical. La détermination des modalités d'application de ces principes fondamentaux doit être de la compétence de la négociation collective. Des modalités législatives ou réglementaires d'application ne devraient être prévues qu'au cas où la négociation sociale collective n'aboutirait pas ou ne s'ouvrirait pas. En d'autres termes, selon nous, les modalités d'application d'origine législative ou réglementaire devraient avoir un caractère subsidiaire par rapport aux résultats de la négociation collective.

Cette analyse a été partagée par quatre organisations syndicales de salariés lorsqu'elles ont signé la position commune du 16 juillet 2001 sur les voies et moyens du développement de la négociation collective. Votre assemblée vient d'adopter un projet de loi, qui accorde une réelle autonomie à la négociation et, en particulier, à la négociation collective d'entreprise par rapport à la négociation de branches ou à la négociation interprofessionnelle. Ce texte traduit ce que les partenaires sociaux avaient souhaité, sur ce point. Cependant, nous ne comprenons pas que le gouvernement n'ait pas entrepris, à cette occasion, de consacrer l'autonomie de la négociation collective par rapport à la loi, suivant les modalités que je viens d'indiquer brièvement. Une telle réforme nous placerait dans la même situation que les autres pays. Elle est indispensable pour préserver notre compétitivité. Elle pourrait précisément trouver un début d'application dans le dossier des 35 heures, sans attendre les modifications constitutionnelles qu'elle semble nécessiter et que le chef de l'Etat lui-même a souhaitées, comme il l'a indiqué à différentes occasions.

Dans ce domaine de la durée du travail, les principes fondamentaux résulteraient de la directive européenne du 23 novembre 1993, qui fixe notamment des garanties minimales en matière de repos journalier (11 heures consécutives), de repos hebdomadaire (35 heures consécutives), de congés payés annuels (4 semaines) et de durée maximum du travail hebdomadaire (48 heures sur 7 jours en moyenne). Dans le respect de ces principes fondamentaux, il appartiendrait à l'accord collectif d'entreprise, ou de branche, de fixer le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, leur volume et le taux de leur majoration. Le seuil de déclenchement des heures supplémentaires à 35 heures ne devrait donc s'appliquer qu'en l'absence d'accord fixant un seuil différent.

C'est la réforme que nous vous demandons de proposer en priorité. Il s'agirait de modifier l'article L.212-1 du code du travail pour prévoir que : « En l'absence d'accord collectif fixant un seuil différent, le seuil de déclenchement des heures supplémentaires est fixé à 35 heures. » Il s'agirait d'harmoniser la loi française avec la situation générale constatée en Europe, notamment en Allemagne. Nous pourrions ainsi faire œuvre utile. Par-delà les critiques que je vais maintenant brièvement aborder, c'est vraiment pour nous l'approche fondamentale et la question de base de l'organisation sociale de notre pays. Elle était au cœur de la refondation sociale qui n'est pas une démarche du seul MEDEF, mais une démarche commune du MEDEF et du syndicalisme réformiste dans notre pays. C'est sur ce point que je voulais, aujourd'hui, essentiellement attirer votre attention.

Je vais maintenant parler brièvement de la situation créée par les 35 heures. Vous ne serez pas étonnés que mon jugement et mes propos soient extrêmement sévères. En effet, l'observation que nous avons faite dans les entreprises de l'application des 35 heures a été lourdement négative. Nous estimons que les 35 heures sont, aujourd'hui encore, un très lourd handicap économique pour la France.

On en attendait une forte réduction du chômage par la création d'un grand nombre d'emplois. Les chiffres cités étaient de l'ordre de 750 000 selon le modèle de la Banque de France et de 900 000 selon celui de l'OFCE. Les chiffres annoncés par les politiques étaient encore plus élevés. Nous dégagerons peut-être un jour le vrai chiffre. Avec toute l'objectivité possible, soyons francs et généreux : entre 200 000 et 300 000 emplois ont pu être créés par les 35 heures dans le secteur privé.

Aujourd'hui, nous constatons que cette loi, complexe et coûteuse, n'a pas permis la création en France de plus d'emplois que dans les pays de la zone euro, qui n'ont pas appliqué une législation de ce type. L'emploi marchand en France, de 1997 à 2002, a augmenté de 9,8 %, alors que la moyenne de la zone euro a été de 9,7 % pendant la même période, selon les chiffres de l'OCDE de juillet 2003. Dans la même période, la croissance en France a pourtant été plus forte, 15,2 % contre 12,2 %. Ainsi, avec une croissance plus forte et les 35 heures, la situation de l'emploi en France n'a pas évolué différemment de celle de la moyenne européenne sur cette période.

Au départ, les allègements de charges qui accompagnaient les 35 heures devaient être autofinancés grâce aux emplois créés. Or, les études montrent également que le coût pour la collectivité est énorme : 15 milliards d'euros seront consacrés aux 35 heures dans notre pays. Si nous prenons le chiffre de 300 000 emplois créés, nous aboutissons à un coût de 50 000 euros par emploi, plus c'est-à-dire un montant supérieur au SMIC annuel.

Une étude récente de Rexecode démontre que si ces 15 milliards d'euros avaient été consacrés à la baisse pure et simple des charges dans notre pays, la création d'emplois aurait été plus considérable. Cette étude affirme, chiffres à l'appui, que deux fois plus d'emplois auraient pu être créés par cette méthode et sur la même période.

On nous annonçait l'avènement de la civilisation des loisirs. Dans ce domaine, je crois que la satisfaction est grande. La collectivité a, en quelque sorte, acheté quatre heures de loisirs à tous les actifs français. Dans nombre d'exemples, nous retrouvons maintenant la norme de dix semaines de congés, quand nous additionnons les droits aux congés payés et l'ensemble des droits issus de la RTT. C'est, en effet, une civilisation des loisirs. Mme Aubry avait utilisé une formule puissante : « Du temps pour moi, un travail pour les autres ». C'était évidemment splendide. Cependant, si elle a effectivement donné du temps, elle n'a pas créé de travail pour les autres.

En même temps, et nous y avons été extrêmement sensibles, l'effort intense de propagande autour de la mise en place des 35 heures a défini le travail comme le mauvais temps de la vie. Les salariés ont été fréquemment transformés en « consultants », qui affectent leurs heures à l'entreprise sans dépasser d'une minute, avec une comptabilité scrupuleuse et, dans de nombreux cas, avec la surveillance méticuleuse de l'inspection du travail. Ils ont ainsi pris de la distance vis-à-vis de l'entreprise, à laquelle ils n'accordent que le nombre exact d'heures prévu par la loi.

Tous ces éléments ont changé la mentalité française vis-à-vis du travail. On nous indiquait que, par contagion, l'ensemble de l'Europe s'engagerait dans la même voie. Mais, pas un seul de nos partenaires européens, pas un pays au monde n'a repris un dispositif de ce type.

Selon nous, la croissance française en a été bridée. La totalité des gains de productivité a été affectée à la baisse du temps de travail là où les autres l'affectaient à l'innovation, à la recherche, à l'investissement ou à la baisse des prix. Cela a évidemment placé notre pays dans une situation particulière qui, sur le long terme, sera durement ressentie du fait de la baisse de l'investissement et de l'effort de recherche par rapport aux autres pays. Les sommes disponibles pour ces missions fondamentales de modernisation des entreprises ont été uniquement affectées au temps libre. Nous avons considéré d'ailleurs que, même actuellement où nous constatons une certaine difficulté dans la reprise des investissements et une baisse des marges, le coût de à la réduction du temps de travail reste un obstacle à la reprise.

La mise en place des 35 heures a été une épreuve. Elle a créé de la tension et de la complexité sociales dans les entreprises. Elle a changé l'esprit d'entreprise et a désorganisé, dans de nombreux cas, le travail en équipe. Les Français se sont d'ailleurs rendus compte, grâce à leur contact avec le monde hospitalier, de la difficulté de réunir une équipe de travailleurs qualifiés, quand chacun gère son temps de travail de manière à satisfaire ses exigences personnelles au lieu de prendre en considération le sort de l'entreprise.

Dans les entreprises de moins de 20 salariés, où l'application de la loi des 35 heures a été différée jusqu'à présent, il nous semble que la complexité est encore beaucoup plus grande. D'ailleurs, les initiateurs de la loi s'en sont bien rendus compte, puisqu'ils ont eux-mêmes décidé de différer cette mise en place.

Par ricochet, la gestion du SMIC a été immensément complexifiée par la création des SMIC multiples. Elle a nécessité une réforme, mise en place par M. Fillon, qui conduira à une augmentation du SMIC de l'ordre de 10 %. Cela va au-delà de l'inflation sur trois ans. Les effets de cette augmentation en matière de destruction d'emploi ont été établis de façon tout à fait scientifique par l'INSEE. Celui-ci a, en effet, démontré que 1 % d'augmentation du SMIC, au-delà de l'application des règles normales de revalorisation, détruit 20 000 emplois.

De plus, l'Etat lui-même a été incapable de mettre en œuvre le dispositif qu'il a imposé au secteur privé. Nous connaissons les difficultés de l'hôpital public. On rachète actuellement des heures pour faire fonctionner certaines administrations. Nous savons également que l'on a dû créer, notamment dans l'administration locale, environ 30 000 emplois pour faire face aux difficultés de fonctionnement. Les frais généraux de la Nation en ont donc été fortement accrus.

Il est incontestable que les salariés ont bien entendu accueilli ces dispositions avec satisfaction. D'ailleurs, nous ne contestons pas que la réduction du temps de travail soit l'accompagnement des progrès de l'économie et de la société. Cependant, ces mêmes salariés sont aujourd'hui beaucoup plus critiques vis-à-vis d'un système qui a réduit leur pouvoir d'achat et qui leur a imposé des contraintes de flexibilité dans de nombreux cas. Ils ont ressenti d'autant plus durement les secondes qu'ils n'avaient pas d'augmentation de leurs revenus.

En bref, le MEDEF a une opinion affirmée sur tout ceci. Nous sommes suffisamment près du terrain pour que l'on ne nous accuse pas d'avoir, à cet égard, une position idéologique. Nous avons regardé ce qui s'est réellement passé dans les entreprises et nous avons entendu les entrepreneurs.

Vous me demanderez pourquoi nous ne préconisons pas purement et simplement l'abrogation ? Nous avons beaucoup débattu de cela.

D'abord, la loi des 35 heures a été intelligemment prévue, avec une minutie telle que beaucoup d'entreprises et de branches n'ont eu d'autres choix que de la mettre en œuvre. Il était très difficile de préconiser l'abrogation de la loi, alors que les entreprises étaient, par nécessité, en train de mettre le système en place. D'un point de vue politique, cela était très astucieux ! Que l'on ne nous dise pas, aujourd'hui, que, puisque nous les avons mises en œuvre, nous avons aimé les 35 heures. Ce serait un sophisme insupportable. De plus, l'abrogation n'était pas possible parce que l'effet sociologique de cette mesure a été tellement profond, que nous n'avons pas voulu que les entrepreneurs se trouvent placés en marge de la société française parce qu'ils refusaient, par principe, une mesure qui avait déjà suffisamment imprégné la société.

Nous avons donc préféré prendre acte du fait que la durée légale du travail est désormais fixée à 35 heures. Si c'est vraiment ainsi que la démocratie française veut faire fonctionner la société, nous sommes d'accord, à condition de laisser les entreprises y déroger. C'est-à-dire, à condition de ne pas reconnaître les 35 heures comme un principe fondamental du droit social, et donc d'en laisser l'application à la négociation collective.

C'est pourquoi la liberté contractuelle en matière d'organisation du travail doit pouvoir définir, au niveau de la branche et de l'entreprise, le nombre d'heures supplémentaires, leur taux de rémunération, la définition des temps de repos et d'astreinte, les modalités de rachat des heures et de mise en place des comptes d'épargne temps, l'organisation du travail de nuit, la fixation des catégories du personnel pour lesquels le décompte doit être en jours. C'est-à-dire l'ensemble de ce qui a été saisi, à tort, par la loi. Cette appropriation a ossifié la société qui ne peut plus fonctionner, actuellement dans ce domaine, avec la compétitivité, la souplesse et surtout la norme mondiale auxquelles elle est contrainte si elle veut réussir.

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Vous avez, d'emblée, indiqué les propositions du MEDEF en matière de négociation collective pour sortir de la situation que vous avez décrit. Je voudrais d'abord vous poser trois questions avant de revenir sur cette proposition.

La première concerne la complexité que vous avez indiquée à plusieurs reprises, tant dans le déroulement du processus de négociation imposé par la loi que sur les modalités d'application de cette dernière. Ne pensez-vous pas que cette complexité est source d'insécurité juridique, qui pourrait devenir une source de contentieux très importante s'il n'y a pas de modification ?

Ma deuxième question touche aux conséquences sociologiques évoquées à plusieurs reprises devant nous. Certains parlent aussi d'une société à deux, voire à plusieurs vitesses, divisée entre entreprises ayant appliqué les 35 heures et celles ne l'ayant pas fait, divisée entre salariés en bénéficiant et salariés exclus, divisée entre une société de loisirs et une société de labeur. Je souhaiterais que vous nous disiez si vos partagez ce diagnostic.

Nous avons également souvent entendu parler de stress supplémentaire. Je souhaiterais que vous nous précisiez si ce stress se traduit par une augmentation des congés maladies, ce qui serait un paradoxe, et s'il est lié à la réduction du temps de travail.

Par ailleurs, un certain nombre de personnes ont parlé d'accélération de la délocalisation ou d'accentuation de travail au noir. Quel est votre avis sur ces sujets ?

Ma dernière question porte sur votre proposition, dont l'existence prouve que le projet de loi en cours de discussion n'est pas suffisant de votre point de vue. Pourquoi cette subsidiarité que vous appelez de vos vœux, entre la loi fixant les principes généraux et la liberté contractuelle - qui est une position que vous partagez avec quatre organisations syndicales de salariés - n'a-t-elle pas directement été reprise dans ce projet ? Pensez-vous que la modification constitutionnelle soit indispensable pour parvenir à ce nouveau partage ? Je souhaiterais que vous précisiez davantage vos propositions.

M. Gaëtan GORCE : M. le président, j'ai retrouvé dans votre exposé l'écho de propos que j'avais déjà entendus ces dernières années sur la question. J'avais presque l'impression parfois que, si tout bougeait, le MEDEF ne changeait pas, en tout cas sur cette question de la réduction du temps de travail.

A propos de la négociation, vous avez reproché à cette loi d'être autoritaire et d'avoir été imposée. Cependant, c'était l'expression de la volonté nationale. L'accord, qui avait été discuté et conclu en octobre 1995, évoquait la réduction du temps de travail comme une solution pour créer de l'emploi. Cet accord renvoyait effectivement à la négociation de branche. Or, peu de branches et peu d'entreprises se sont impliquées dans cette négociation. Il en est allé de même pour les dispositifs d'incitation mis en place par la loi Robien et la loi Aubry I. N'avez-vous pas un regret rétrospectif de ne pas vous être davantage impliqué et de ne pas avoir été un partenaire plus dynamique dans une négociation sur la réduction du temps de travail ? Si nous considérons que la voie législative n'était pas légitime, qu'elle était contestable dans son principe, mais que, dans le même temps, la voie de la négociation était fermée faute d'une véritable implication des partenaires sociaux, quelle solution restait-il ? Comment surmonter le blocage que nous constations depuis une vingtaine d'années sur la réduction du temps de travail ?

J'entends bien qu'en octobre 1997, une discussion assez vive a conduit à un changement de présidence à la tête du CNPF, puis à la création du MEDEF et à votre accession à sa présidence. Pensez-vous que les termes qui ont été employés et l'attitude qui a été adoptée alors étaient de nature à favoriser un échange ? Pour l'anecdote, je regrette d'avoir entendu à l'époque des formulations laissant penser qu'il fallait un « tueur » à la tête de l'organisation patronale. Nous avons ensuite été rassurés, car nous savons bien que ce n'est pas l'esprit dans lequel vous avez agi à la tête du MEDEF. Cependant, cela ne donnait pas le sentiment que la volonté des représentants des entreprises était d'engager une véritable négociation. De ce point de vue, n'avez-vous pas le regret de ne pas avoir été plus impliqué dans les discussions qui ont été menées dans la période 1998-1999 et qui ont débouché sur la loi de 2000 ? Plutôt que de maintenir une opposition de principe, parfaitement légitime au demeurant, votre intérêt n'était-il pas de vous impliquer plus fortement dans la négociation, afin que les préoccupations que vous exprimez aujourd'hui aient été prises en compte ? Nous avons d'ailleurs cherché à le faire, mais il est vrai que nous avons quelque peu manqué d'interlocuteurs pour y parvenir.

Vous dites que la conséquence à tirer de cette loi sur les 35 heures est de faire évoluer le rôle respectif de la loi et de la négociation. Sur ce sujet, je crois que nous sommes tous d'accord. Plus nous donnerons de place à la négociation, mieux cela vaudra. Cependant, dès lors que nous contestons que la loi puisse intervenir dans tous les domaines du social et, si nous voulons que la négociation la relaie, il faut que celle-ci puisse disposer d'une légitimité plus forte. Cela suppose donc que nous acceptions le principe de l'accord majoritaire. Je n'ai pas le sentiment que votre organisation y souscrive totalement, ou en tout cas qu'elle souhaite le développement de ce genre d'accord.

Par ailleurs, considérez-vous véritablement que la négociation soit l'axe de tout progrès social ou, en tout cas, de toute intervention dans le domaine social dans le futur ? Je suis tout à fait ouvert à un échange de cette nature, mais je serais curieux de connaître les propositions du MEDEF pour renforcer la présence syndicale dans les entreprises, afin que vous disposiez d'interlocuteurs pour négocier. Aujourd'hui, nous avons le sentiment que cet aspect des choses n'est pas abordé dans la discussion engagée.

S'agissant de l'emploi, je remarque que vous nuancez votre appréciation, puisque vous évoquez les chiffres de 200 000 ou 300 000 emplois créés par les 35 heures. Je crois qu'il serait préférable que nous économisions une polémique sur ce sujet. Cependant, la France a eu tendance à créer plus d'emplois sur la période que d'autres pays et sa croissance a été plus forte. Tous les économistes le disent, y compris ceux qui sont défavorables aux 35 heures comme M. Fitoussi, qui est venu nous dire que l'hypothèse de 300 000 emplois était la plus raisonnable.

A propos du coût et du chiffre communément évoqué de 15 milliards d'euros, je rappelle qu'il intègre les allégements Juppé, qui en représentent pratiquement la moitié. Les choses doivent ainsi être nuancées. D'ailleurs, ces allègements de cotisation ne sont plus liés aujourd'hui à la réduction du temps de travail, puisque ce lien a été coupé par l'actuel gouvernement. Vous évoquez 50 000 euros par emploi créé. Or, sur le site du MEDEF, on lit 35 000 euros. J'aimerais que nous puissions travailler sur des chiffres stables et définitifs.

Enfin, vous dites que les 35 heures ont entravé la compétitivité des entreprises. Nous pourrions en débattre. J'aimerais que vous nous indiquiez les données et les statistiques dont vous disposez sur ce point. Les dernières livraisons d'Eurostat nous montrent que la France est plutôt bien placée en matière de productivité horaire, puisqu'elle se situe au-delà de la moyenne des pays de l'Union Européenne. La compétitivité de la France n'a pas été mise en cause et, si nous regardons l'évolution de ses parts de marché, nous n'avons pas le sentiment que les gains de productivité aient été mal utilisés.

Le directeur de la Prévision nous a indiqué que, globalement, le bouclage financier des 35 heures (avec la modération salariale, les allégements de cotisations et les gains de productivité) avait permis à l'économie française d'absorber le choc. Evitons la polémique. Naturellement, il peut être discuté sur le point de savoir s'il fallait faire les 35 heures, s'il fallait affecter cet argent aux 35 heures ou à autre chose. C'est un débat politique, mais les éléments dont nous disposons ne permettent pas d'en tirer des conséquences aussi dramatiques que celles que vous voulez bien avancer.

D'ailleurs, à propos de la compétitivité, je m'étonne que votre organisation n'ait pas été plus vive à dénoncer les baisses des crédits consacrés à la recherche et à l'innovation. Dans le monde actuel, l'innovation et la recherche pèsent sans doute autant dans la compétitivité d'une économie que la question des charges salariales. Il est dommage que notre débat sur la compétitivité n'intègre pas ces éléments.

Après vous avoir écouté, je pense que vous avez tendance à persister dans le rôle de « Père la Revanche » sur le sujet des 35 heures. Je le regrette. Je crois que nous aurions intérêt à nous projeter vers l'avenir pour voir comment les choses peuvent évoluer pour notre économie et dans le domaine social. Or, à travers l'expression que vous donnez de votre organisation, je crains qu'elle ne s'installe dans un décalage par rapport à l'évolution du rapport des Français au travail. Ceux-ci ne souhaitent pas moins travailler au sens de moins s'impliquer dans leur vie professionnelle, mais ils souhaitent effectivement trouver un meilleur équilibre, à commencer par les cadres, entre leur vie professionnelle et leur vie privée. Cela n'empêche pas une implication forte au travail puisque, si je regarde les chiffres de la productivité, ils sont parfaitement efficaces lorsqu'ils sont au travail.

Finalement, dans le cadre du dialogue social qui doit s'engager avec les partenaires politiques, nous pourrions souhaiter que les partenaires sociaux considèrent moins qu'ils aient une tâche de lobbying qu'une véritable tâche de discussion et de négociation. Nous pourrions souhaiter qu'ils ne se bornent pas à un jugement sur la légitimité des initiatives prises et qu'ils aient réellement la volonté de faire en sorte que l'ensemble de leurs préoccupations soit pris en compte.

Mme Chantal BRUNEL : Après la loi Fillon qui a fait passer, entre autres, de 130 heures à 180 heures le contingent annuel d'heures supplémentaires, aucune branche, à l'exception d'une seule à ma connaissance, n'a souhaité renégocier les accords sur les 35 heures. Quelles en sont les raisons, d'après vous ?

Par ailleurs, vous proposez de donner à la loi un champ défini a minima. Quelles sont les modifications que vous souhaiteriez apporter à la loi pour que les branches renégocient ces 35 heures ? S'il est vrai que les 35 heures sont un acquis social sur lequel nous ne reviendrons pas, il est absolument nécessaire de les assouplir pour retrouver notre compétitivité. Quand vous constatez la désindustrialisation de la France, le transfert de services vers l'Inde ou la Chine, quelles sont les mesures que vous souhaitez mettre en place ? Ne faut-il pas instaurer l'obligation de la modulation ou un délai de prévenance minimum ? Je suis frappée de voir que les horaires doivent être, parfois, établis un an à l'avance dans certaines entreprises. Cela retire tout intérêt à la modulation, qui reste alors très théorique.

M. Jacques BOBE : Vous avez légitimement évoqué les problèmes posés à l'ensemble des entreprises du secteur privé. Je voudrais, pour ma part, faire le lien avec le secteur public. En effet, les collectivités territoriales ont subi des coûts induits très forts à la suite de la mise en œuvre des 35 heures, notamment par l'augmentation inévitable des effectifs. Ces collectivités territoriales ont connu des difficultés, parce qu'elles ont cherché à maîtriser l'augmentation des coûts.

Du fait d'autres augmentations de dépenses, notamment l'allocation personnalisée d'autonomie ou le fonctionnement des services départementaux d'incendie et de secours, de nombreuses collectivités territoriales ont été conduites à augmenter leur fiscalité, ce qui n'est pas sans incidence sur l'ensemble de l'économie.

Il sera très difficile d'apporter un certain nombre d'aménagements que certains d'entre nous peuvent considérer comme souhaitables, dans les collectivités territoriales. Ils ne seront pas faciles à mettre en œuvre, pour des questions de statut notamment. Ne pensez-vous pas que l'ensemble des dispositions prises, tous secteurs d'activités confondus, sera un frein à l'aménagement des 35 heures ?

M. Jean LE GARREC : M. le président, je voudrais tout d'abord vous remercier de la relative modération de votre discours. Il y a des points sur lesquels nous avons des approches communes, ce qui devrait nous permettre de dialoguer assez facilement.

Le rapport entre le contrat et la loi a fait l'objet d'un débat extrêmement compliqué avec votre organisation. Ce débat se poursuivra, car la situation actuelle s'appuie sur nos traditions historiques. Je suis sûr que le Président Chirac, qui veut une grande loi sur l'emploi, sera très sensible à votre argumentation !

Tout d'abord, je conteste quelques-unes de vos affirmations. Jamais, dans nos interventions de l'époque, nous n'avons fait nôtre le résultat de certaines études qui évoquaient la création de 700 000, de 800 000 ou de 900 000 emplois. Nous sommes toujours restés dans un chiffre qui tournait autour de 300 000 ou 400 000 emplois. Vous devrez d'ailleurs bien reconnaître que ce chiffre est à peu près exact. Sur les rapports entre la croissance et l'emploi, des études récentes montrent que la croissance de l'emploi en France a été plus forte que la croissance moyenne de l'emploi en Europe. J'ai beaucoup de respect pour Rexecode, mais je manifesterai beaucoup de prudence quant au maniement de ses analyses.

Ensuite, je suis convaincu qu'il n'y a pas de transformation du comportement des salariés français par rapport au travail. Nous sommes en total désaccord sur ce point. Je suis l'élu d'une grande région industrielle et j'en connais les difficultés. Jamais je n'oserais dire que le travail est le « mauvais temps de la vie ». Je vous le dis très simplement et très sereinement. Il faut faire très attention aux propos que l'on tient. D'ailleurs, des études récentes de la DARES montrent bien que ce problème n'est pas posé correctement. Je trouve cela, vis-à-vis de nombreux salariés, extrêmement désobligeant.

Troisièmement, prenons garde aussi à ne pas imputer aux 35 heures toutes les difficultés. Les délocalisations ne sont pas un phénomène nouveau. Je connais bien le secteur du textile et ces délocalisations étaient largement engagées, si ce n'est parfois terminées pour des pans entiers de cette branche, bien avant les 35 heures. Les 35 heures ont-elles aggravé ou accéléré le phénomène ? Nous pouvons en discuter. Cependant, ne le lions pas aux 35 heures, car c'est une analyse erronée. Il existe d'autres facteurs explicatifs d'évolution sur l'ensemble de la planète.

Quatrièmement, je suis en désaccord avec vous, M. le président, sur l'importance des négociations sur les 35 heures qui, dans beaucoup d'entreprises, ont été un facteur important d'amélioration des conditions de travail pour les salariés, des conditions d'exercice de leur métier et de baisse des tensions sociales. Cette période a laissé place à très peu de tensions sociales, les chiffres le démontrent. Certes, j'admets que, pour un chef d'entreprise, analyser le fonctionnement de son entreprise et négocier soient parfois des exercices difficiles. Cependant, réunir les salariés et les chefs d'entreprise pour parler du fonctionnement de l'entreprise est aussi un facteur d'amélioration et de meilleure productivité.

Enfin, le dernier point de mon intervention est une question. Je m'inquiète beaucoup de la situation très particulière de la France concernant la durée de vie au travail. Elle m'apparaît comme une préoccupation beaucoup plus grande que les 35 heures : le taux d'emploi des moins de 25 ans et des plus de 55 ans en France sont les plus faibles d'Europe. Nous avons donc rétréci le champ du travail sur 30 ans. A l'heure actuelle, le premier problème des entreprises concerne la pyramide des âges, notamment avec le renversement démographique. Les renouvellements ne se sont pas faits. Dans les années à venir, nous nous trouverons donc devant cette contrainte très rude qui, d'ailleurs, risque de mettre en grande difficulté la négociation sur les retraites.

M. Christian DECOCQ : Votre intervention recoupe totalement ce que j'entends sur le terrain depuis des mois de la part des chefs d'entreprise. De ce point de vue, je dois dire que votre analyse arrive à point nommé dans le déroulement de nos travaux, puisque je n'ai pas toujours entendu, de la part de certains représentants d'organisations professionnelles, une analyse aussi cohérente avec ce que je constate sur le terrain. Au fond, vous dites les choses simplement : cette réforme n'a pas atteint ses objectifs. Pire, elle a sans doute entravé profondément et durablement le développement de notre pays.

Plutôt que les délocalisations, pour lesquelles je suis en accord avec ce que vient de dire Jean Le Garrec, je voudrais parler de l'attractivité du territoire français. Selon vous, que pèsent les 35 heures dans l'évolution de l'attractivité de notre territoire ? Je suis issu de la même région que M. Le Garrec et nous avons besoin d'être attractifs, plutôt que de nous lamenter sur les délocalisations.

Le profond éclatement de la société professionnelle, entre indépendants et fonctionnaires, grandes et petites entreprises, cadres et non-cadres, me préoccupe beaucoup. Il s'agit d'un problème fondamental. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

Enfin, M. le président, si vous deviez trouver un seul aspect positif à cette réforme, lequel choisiriez-vous ?

M. Louis GISCARD D'ESTAING : Dans le dossier des 35 heures, la question fondamentale concerne la corrélation, si elle existe, entre le taux de chômage et la durée maximale du travail hebdomadaire. S'il apparaît qu'il n'existe pas de corrélation entre ces deux facteurs, toute la conception des 35 heures est remise en cause.

Il est important de rappeler qu'aucun pays d'Europe, y compris ceux qui ont des gouvernements relevant d'une même sensibilité politique que celle du gouvernement français de l'époque, ne nous a suivis dans cette voie. Nous pouvons donc nous poser cette question : pourquoi avons-nous non seulement persisté, mais cru que cette solution était la bonne ?

Sur un point particulier des conséquences des 35 heures, je voudrais vous demander votre sentiment sur les jeunes français très diplômés et très qualifiés qui sortent de nos universités ou de nos grandes écoles. Selon vous, les 35 heures les incitent-elles à se tourner vers les entreprises, françaises ou étrangères, implantées dans d'autres pays ?

M. Eric WOERTH : Les 35 heures n'ont pas été la machine à créer l'emploi, telles qu'elles ont été présentées à l'époque. Tout le monde semble aujourd'hui d'accord sur ce point. Les chiffres que vous avez rappelés le montrent. Nous avons donc affaire à une réforme plus culturelle qu'économique. C'est probablement dans le rapport des Français au travail qu'elle a véritablement atteint le fondement de la société. Même si cette évolution peut être contestée, nous la constatons très profondément sur le terrain. C'est probablement la conséquence la plus négative des 35 heures. La vraie question de société que nous devons nous poser est de savoir si nous avons envie de travailler moins ou de gagner plus. Il est difficile de faire les deux.

Vous avez parlé tout à l'heure de productivité. La productivité des travailleurs est forte, Dieu merci. Le problème est cependant l'affectation des gains de productivité : ces gains essayaient d'abord de compenser les 35 heures, plutôt que d'aller vers l'investissement.

Enfin, à votre sens, le pouvoir d'achat des Français a-t-il véritablement été bloqué, ou en tout cas contraint par les 35 heures ? De quelle manière ? Comment aurait-t-il pu évoluer sans les 35 heures ?

Mme Catherine VAUTRIN : Je voudrais revenir sur la relation des Français avec le travail. Tous les chefs d'entreprise que nous rencontrons sont unanimes sur un point : les cadres, et notamment les cadres moyens qui, jusqu'à maintenant, ne comptaient pas leur temps, sont devenus aujourd'hui des gestionnaires de leur RTT. Nous constatons également, notamment dans les groupes internationaux, des difficultés de tenir des réunions internationales, qui doivent maintenant être organisées les mardis et les jeudis.

La réflexion sur la mise en place des 35 heures a probablement permis de repenser, dans certains cas, l'organisation au sein de l'entreprise. Cependant, toutes les personnes que nous avons rencontrées nous disent que ce fut tellement difficile qu'elles n'envisagent pas de revenir en arrière.

Enfin, tout à l'heure, M. le rapporteur vous a parlé du stress. Ce n'est bien sûr pas un effet totalement lié aux 35 heures, mais nous constatons quand même aujourd'hui une augmentation de l'absentéisme en France, probablement liée aussi au vieillissement de la population. Votre organisation étudie-t-elle cette évolution dangereuse ?

M. le Président : Après cinq ans, je ne sais pas si vous êtes le « Père la Revanche » dont parlent les deux rapporteurs des lois Aubry. Je comprends très bien qu'ils restent, cinq ans après, sur les arguments qu'ils ont développés à l'époque. Je me garderai bien d'arbitrer entre la persévérance des uns et la revanche des autres.

M. le président, je tiens à vous dire que je suis personnellement soucieux de voir comment évolue la relation entre l'individu et le travail. L'entreprise se doit de produire dans des conditions satisfaisantes, aussi bien pour les salariés et que pour les chefs d'entreprise - et nous en revenons à la négociation - pour créer de la richesse. Cette richesse créera de l'emploi, qui permettra alors de conduire à un développement économique qui renforcera le pouvoir d'achat. La mécanique est bien connue. Or, tout ce que nous entendons nous laisse penser que cette relation entre l'individu et le travail risque, après trois ans de mise en œuvre des 35 heures, de connaître une évolution qui semble plutôt négative. Je voudrais savoir si cela est vrai, si cette évolution porte atteinte à la valeur travail qui me semble essentielle comme fondement de la société.

M. Jean LE GARREC : Je souhaite que nous ne confondions pas valeur travail et valeur du travail. Ce ne sont pas les mêmes choses.

M. le Président : J'ai bien parlé de valeur travail, M. Le Garrec, et non de valeur du travail. Si nous parlons de valeur du travail, nous considérons le travail comme une marchandise mise sur le marché. Ce n'est pas du tout ma conception. La valeur travail dépasse largement le problème du coût. Nous sommes dans un débat de société, non dans un débat financier ou technique.

Je souhaite que, dans cette mission, nous évitions les passions politiciennes. Si la volonté d'un travailleur est de gagner plus en travaillant plus et plus longtemps, si un chef d'entreprise souhaite avoir plus de souplesse dans l'application de la loi pour une meilleure compétitivité de son entreprise, pourquoi ne serions-nous pas capables de trouver les moyens qui permettraient effectivement un tel assouplissement sans changer le fondement de la loi ?

Le reste relève de la réglementation et de la négociation. La loi Fillon a apporté des assouplissements conséquents sur les heures supplémentaires. Les chefs d'entreprises nous disent qu'ils ne les utilisent pas parce que cela coûte trop cher. Confirmez-vous aussi cette analyse ? Nous sommes perplexes devant le fait que la loi Fillon ne soit pas réellement utilisée. Nous entendons aussi des salariés dire qu'ils voudraient gagner plus en travaillant plus. Avez-vous une appréciation à donner ?

M. Ernest-Antoine SEILLIERE : Je n'ai pas apprécié d'être traité de « Père la Revanche ». J'exprime le point de vue de 700 000 adhérents. Mon travail n'est que d'exprimer, avec évidemment le plus de justesse et de force possible, le point de vue de ceux qui rassemblent des salariés autour d'un projet d'entreprise pour mettre sur le marché des biens et des services à un prix compétitif face à la concurrence internationale. Je laisse aux « papys des 35 heures » le soin de ratiociner s'ils le veulent, mais ne nous méprenons pas sur la mission du président du MEDEF.

Nous avons parlé de l'insécurité juridique : la loi des 35 heures et sa minutie transforment l'entrepreneur en délinquant, de bonne foi, permanent. N'importe quel inspecteur du travail, confrontant l'étroitesse de cette réglementation avec les comportements dans les entreprises, trouvera matière à rédiger des procès-verbaux et à mettre en œuvre des procédures correctionnelles. Or, nous ne pouvons pas faire fonctionner une société en la mettant dans un corset pénal lié à la nécessité d'appliquer une réglementation législative étroite. On place ainsi l'entrepreneur dans l'insécurité juridique permanente. C'est pourquoi, nous dénoncions cette approche législative comme une erreur de société.

A propos de la fracture entre les entreprises, il est vrai que certains entrepreneurs sont aux 35 heures et que d'autres n'y sont pas. Pour recruter un salarié, il est toujours loisible pour l'employeur de lui proposer un contrat de 35 heures, même si nous sommes dans une entreprise qui n'y est pas passée. C'est ce que nous souhaitons. Si un entrepreneur propose 35 heures à un cadre pour le recruter, parce qu'il le juge nécessaire, nous n'avons rien contre cela. Nous ne nous opposons pas à la diminution du temps de travail, à partir du moment où c'est l'entrepreneur qui la met en œuvre pour faire fonctionner son entreprise. C'est d'ailleurs fréquent, mais ce n'est pas par l'application de la loi, c'est par la volonté propre de l'entreprise.

Quant au stress supplémentaire, il est incontestablement dénoncé par les salariés comme une des conséquences des 35 heures. Avec les 35 heures, les pauses pour fumer sont devenues impossibles. Voilà comment nous avons transformé la relation sociale à l'intérieur de l'entreprise. Elle était souvent conviviale, nous l'avons transformée en une organisation plus autoritaire. C'est la conséquence de la loi.

A propos du travail au noir, il est incontestable que les 35 heures donnent à de nombreux salariés des loisirs qu'ils utilisent pour le travail au noir. Il se crée, de cette manière, un pouvoir d'achat « illégal », pour compenser celui dont nous avons frustré le salarié dans le cadre de son travail normal.

M. Gorce a dit qu'il n'y a pas eu de négociation de branche. La loi Aubry I a invité à la négociation, mais la loi Aubry II n'a pas reconnu le résultat de ces négociations. Il faut se souvenir que la deuxième loi a cassé la négociation sociale. Elle a été la cause du lancement de la refondation sociale. Cette dernière a résulté d'une prise de conscience des partenaires sociaux, que l'irruption de la loi dans le domaine contractuel menaçait l'essence même du dialogue social. D'ailleurs, nous l'avons dit à l'époque aux partenaires sociaux : soit nous décidons ensemble de reprendre en main la négociation sociale et d'essayer de convaincre le législateur de lui laisser l'autonomie nécessaire, soit il n'y aura plus de dialogue social et nous laisserons le réglementaire envahir totalement le domaine social pour le meilleur et pour le pire. Tous nos partenaires ont participé, y compris la CGT, dans la démarche de refondation du dialogue social pour en approuver le principe : la reconquête de l'autonomie du dialogue social dans notre pays. C'est la conséquence directe de la manière dont la loi a véritablement cassé le dialogue social dans notre pays.

M. Decocq m'a demandé si je voyais un avantage aux 35 heures. Oui : la pratique du dialogue social a été tellement niée, que les partenaires sociaux ont réagi et se sont ressaisis. La refondation sociale est actuellement en train de produire ses effets, silencieusement. La négociation interprofessionnelle, les accords de branches et d'entreprises en sont revivifiées. Il s'agit d'un réflexe sain et puissant des partenaires sociaux face à la négation, dans de nombreux cas, de leur existence par le gouvernement et par le législateur de l'époque. Le réflexe de la refondation sociale est une conséquence positive à cet excès réglementaire, encore une fois unique au monde.

Comment faire en sorte que le dialogue social puisse mieux exister, puisque nous reconnaissons sa nécessité ? Nous ne sommes pas hostiles à l'accord majoritaire. Nous estimons d'ailleurs que la position commune constitue un premier pas vers une démarche d'accord majoritaire, qui nous paraît être l'ultime étape. A mon avis, nous irons, un jour ou l'autre, vers l'accord majoritaire lorsque, grâce à la modification législative et constitutionnelle que nous souhaitons, le dialogue social aura été reconnu comme la manière normale de régler le détail de l'organisation sociale dans une société confrontée à la nécessité d'adaptation et d'évolution permanentes, à cause de la compétition internationale.

La compétitivité française horaire est excellente. Cependant, n'oubliez pas, justement, que nous avons faussé le calcul en réduisant de 10 % la durée du travail. Avec une durée de travail moindre, il y a forcément un relèvement de la productivité horaire. Ce qui compte, c'est la productivité nationale. Dans ce cadre, notre analyse est exacte. Elle justifie les critiques que nous adressons aux politiques sociales de notre pays réduisant la durée de vie au travail. Cela veut bien dire qu'il faut travailler plus, plus jeune et plus tard. Pourquoi vouloir réduire le temps de travail hebdomadaire par les 35 heures si vous-mêmes, M. Le Garrec, reconnaissez la nécessité de travailler plus ? C'est, me semble-t-il, contradictoire.

M. Jean LE GARREC : Pas du tout.

M. Ernest-Antoine SEILLIERE : Je voudrais également dire à Mme Brunel pourquoi nous n'avons pas constaté beaucoup de renégociations à la suite de l'augmentation du contingent annuel d'heures supplémentaires, encore que huit fédérations les aient mises en œuvre, notamment l'UIMM.

Tout d'abord, le dossier a été tellement complexe et tellement tendu que la réouverture des négociations sur les 35 heures a été jugée par beaucoup comme risquant d'ouvrir sur l'inconnu et de provoquer des difficultés. Nous avons connu une période de quasi-récession depuis l'adoption de la loi Fillon. Nous n'avons donc pas eu besoin de mettre en place des heures supplémentaires dans de nombreux cas et nous avons donc différé l'ouverture de la négociation. Cependant, elle s'ouvrira et nous souhaitons qu'elle s'ouvre aussi sur d'autres sujets. L'ouvrir sur le seul sujet des heures supplémentaires n'est pas suffisant. Il faut pouvoir ouvrir la négociation sur tous les aspects de l'organisation du travail dans notre pays, comme nous le demandons.

Je me félicite que M. Le Garrec admette que nous puissions discuter pour savoir si les 35 heures ont aggravé ou accéléré la délocalisation. Il est vrai que la délocalisation est un phénomène historique qui fait que les pays émergents peuvent accueillir, à des conditions de coûts et d'efficacité meilleures que chez nous, une quantité d'opérations industrielles et, hélas, maintenant de services. Nous y sommes confrontés dans l'Europe entière et ailleurs dans le monde. Les 35 heures ont effectivement accéléré la prise en compte de la délocalisation comme solution à la survie des entreprises.

Les 35 heures ont favorisé le sursaut de la refondation sociale. Nous nous sommes énormément battus à l'époque sur ce sujet. J'ai essayé de convaincre le gouvernement de M. Jospin que la refondation sociale était une démarche positive de la part d'un syndicalisme et d'un patronat réformistes. Le patronat était ouvert et prêt à la réforme, il fallait en profiter. Je crois que le gouvernement a aujourd'hui reconnu la validité de cette approche et que nous sommes en train d'en tirer ensemble les fruits.

A propos de l'attractivité de notre pays, nous réunissons régulièrement l'ensemble des multinationales installées en France. Elles nous disent qu'il existe deux causes de non-attractivité en dépit de tous nos atouts, qui sont réels. Je précise que nous sommes vibrants pour vanter les atouts de l'économie française et que nous n'avons pas du tout le sentiment que le déclin est notre destin. Les deux raisons qui retiennent actuellement l'investissement étranger en France sont les 35 heures et les difficultés de restructuration, sujets que nous abordons d'ailleurs en négociation avec les partenaires sociaux et que le projet de loi, à venir, sur l'emploi devrait aborder. Seule la loi, en effet, peut changer la législation actuelle qui freine l'embauche. J'espère que nous aurons des initiatives heureuses à cet égard.

L'image de la France a d'ailleurs été très heurtée par cette législation réduisant le temps de travail : on a ri dans le monde entier de ce pays qui allait régler ses problèmes en travaillant moins. Le monde entier en a été stupéfait. Il faut être immergé dans nos débats obscurs pour espérer trouver la capacité d'intéresser le monde à ce que nous avons fait et que personne au monde n'a repris.

Je reviens sur la corrélation entre le chômage et la durée hebdomadaire de travail que M. Giscard d'Estaing a soulevée. Nous n'avons pas créé, en moyenne, en France plus d'emplois avec les 35 heures qu'en Europe. C'est la réponse la plus évidente. Nous avons peut-être créé les 200 000 à 300 000 emplois nécessaires au fonctionnement de nos entreprises. Mais, nous n'avons pas créé les 200 000 ou 300 000 emplois nouveaux qui se seraient créés si nous n'avions pas eu ces contraintes. Le résultat final est là. Face à une croissance supérieure, nous avons créé moins d'emplois en France.

A propos des jeunes Français diplômés, nous savons que nombre de ces jeunes, notamment les jeunes chercheurs, décident d'aller à l'étranger. Le fait qu'on leur dise qu'il faut se limiter aux 35 heures ne les incite pas à rester dans les sociétés françaises. Ceux qui ont envie d'assurer leur destin dans la réussite ne le comprennent pas. Ceux qui, évidemment, donnent la primauté à une organisation de vie tranquille s'installeront dans les sociétés qui auront, hélas, probablement à les licencier un jour, parce qu'elles n'auront pas le niveau d'activité qui justifie qu'elles réussissent dans la compétition mondiale.

M. Woerth a abordé la question de l'évolution du pouvoir d'achat. Le Figaro Magazine va publier un sondage qui montre que 41 % des Français sont favorables à la suppression de la loi sur les 35 heures. C'est une réalité. Les Français n'ont pas jugé à l'usage que cette loi leur donne autre chose que des freins dans leur appétit à gagner plus. Bien entendu, il y a forcément des cadres, notamment des mères de famille, qui l'apprécient. Mais, c'est à l'entreprise de déterminer le contrat collectif qu'elle propose au salarié et c'est à celui-ci de décider si ce contrat est de nature à le faire rester ou non, ou à le faire entrer ou non dans l'entreprise. Il est absolument fondamental que l'on cesse de vouloir imposer avec minutie un comportement à l'ensemble des entreprises françaises.

Les salariés affirment aujourd'hui qu'ils travailleraient plus de 35 heures, mais qu'ils ne peuvent le faire. Ils considèrent que la réglementation mise en place est mauvaise pour eux et ils ne l'apprécient pas. La situation de l'individu au travail est un problème de fond. La réponse est qu'il faut donner de plus en plus sa place à l'individu. Les moyens techniques de gérer cette individualisation existent. Notre volonté est donc de faire en sorte que, de plus en plus, le cas personnel soit plus favorisé que la situation de l'ensemble. La reconnaissance de cette évolution de la société, dénoncée par tous ceux qui vouent une passion à la loi générale et collective, se traite, selon nous, par la négociation d'entreprise et, à défaut, par la négociation de branche, et à défaut, la négociation interprofessionnelle, voire la loi uniquement à titre subsidiaire.

Pour nous, c'est fondamental et nous y parviendrons. Je vous le dis avec beaucoup de certitude, car si nous n'y parvenons pas, il est certain que les entreprises françaises ne pourront pas se développer. Nous favoriserons le développement du syndicalisme par la négociation d'entreprise. La reconnaissance de cette négociation donnera envie à ceux qui négocient, les délégués du personnel, de disposer de l'appui d'un syndicat. Vous n'imposerez pas le mandataire venu de l'extérieur, mais vous susciterez le syndicalisme par la négociation d'entreprise, y compris dans les petites et moyennes, qui souhaiteront disposer de l'appui d'un syndicat pour progresser dans la négociation.

C'est pour nous absolument fondamental. Nous souhaitons un syndicalisme puissant, non imposé par la loi qui contraint à une négociation avec des normes définies d'avance et des mandataires venus d'ailleurs. Nous sommes pour un syndicalisme de l'entreprise et de la branche qui soit compris par les salariés, qu'ils auront envie de suivre et dont l'entrepreneur appréciera le contact, parce qu'il permettra de régler ensemble des problèmes sociaux de plus en plus complexes et de plus en plus spécifiques.

M. le Président : Cette audition est extrêmement importante et à la lumière de ce qui a été dit, je pense qu'il est important que notre mission approfondisse un certain nombre des points évoqués.

Je souhaiterais que nous aboutissions, à l'issue de nos travaux, à des propositions constructives et intelligentes, qui permettent de rapprocher les points de vue pour sortir de la contradiction dans laquelle nous vivons aujourd'hui. Ainsi, nous pourrons apporter par la loi, des éléments d'assouplissement et de modifications qui prendront en compte cette liberté dont chacun a besoin dans le cadre de la négociation.

M. le président, je vous remercie.

Audition de M. Jacques VOISIN,
président de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 15 janvier 2004)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous accueillons M. Jacques Voisin, président de la CFTC. Vous êtes accompagné de M. Michel Coquillion, secrétaire général adjoint en charge du dossier des 35 heures.

Avec la venue de M. Voisin, nous continuons nos auditions des partenaires sociaux. Nous avons souhaité que celles-ci puissent intervenir dans une deuxième phase de nos travaux, après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs ou de chefs d'entreprise. Ces auditions ont commencé la semaine dernière avec la CFDT et l'UPA et ont continué cette semaine avec la CGPME, la CGT et le MEDEF.

Comme vous le savez, M. le président, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée par notre pays depuis 1997. Vous nous direz donc votre sentiment sur les conditions dans lesquelles ces 35 heures ont été mises en œuvre dans les entreprises, mais également dans le secteur public.

Vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue, c'est-à-dire la primauté de la loi sur la négociation. Vous pourrez nous parler des contreparties à la réduction du temps de travail et de leurs conséquences : la modération salariale, l'annualisation du temps de travail et la plus grande flexibilité.

Vous nous direz si vous partagez le constat, qui a été dressé à plusieurs reprises devant nous, de la mise en place d'une société à deux vitesses entre les salariés et les non salariés, entre les salariés des grandes entreprises et ceux des PME largement restés aux 39 heures, entre les salariés plutôt satisfaits et ceux qui ont dû subir une baisse de leurs revenus et qui souhaiteraient travailler plus pour gagner plus. Votre organisation a-t-elle des propositions à nous faire pour réduire ces multiples fractures ?

Au-delà de la question des 35 heures, vous nous rappellerez comment vous voyez l'avenir du dialogue social, l'équilibre souhaitable entre la loi et la négociation et sur le niveau le plus pertinent de cette dernière.

M. Jacques VOISIN : Tout d'abord, la CFTC a été, à l'origine, assez partagée sur la capacité de la RTT à créer des emplois. Elle ne faisait pas le raisonnement simpliste consistant à lier mécaniquement baisse de la durée du travail et création d'emplois. Mais, il est vrai que dans le contexte du marché de l'emploi de l'époque, nous devions rechercher toutes les solutions possibles, sans en écarter aucune. Les difficultés sur le marché de l'emploi étaient bien connues, excès de travail d'un côté et sous-emploi de l'autre. Se posait également la question du temps partiel et la difficulté de l'insertion, notamment des jeunes. C'est pourquoi nous nous étions engagés dans la négociation avec le CNPF autour de l'aménagement du temps de travail comme instrument d'une politique pour l'emploi.

En même temps, c'était aussi, pour nous, l'occasion de poser les bases d'une autre organisation du travail dans l'entreprise. C'était l'occasion de rechercher - nous le voyons aujourd'hui dans un certain nombre de professions - une gestion plus souple du temps de vie, en pensant notamment à la conciliation entre le travail et la vie familiale et privée. C'est la raison pour laquelle la CFTC s'est, d'emblée, fortement impliquée dans les négociations sur les 35 heures. Elle a été la deuxième organisation syndicale à mandater dans le cadre de la loi Aubry II. Ce souci de répondre à cette question de l'emploi était partagé avec le CNPF et son président de l'époque, M. Jean Gandois.

Mais, très vite, en 1997, le CNPF, devenu MEDEF, a adopté une attitude beaucoup plus tranchée où sa préoccupation première a été la recherche d'une flexibilité de l'entreprise, au détriment de la réduction du temps de travail et, accessoirement, de l'emploi. Nous pensons que le législateur a dû intervenir parce que la situation était bloquée.

Cela a donné lieu au dispositif Robien. Nous nous y sommes engagés, puisque les partenaires sociaux y avaient l'initiative afin de développer l'emploi. Les chiffres n'ont pas été négligeables : 300 000 salariés concernés et, sur 2 ans, 20 000 emplois créés. Notre confédération, elle-même, s'est inscrite dans le dispositif de Robien. Nous en mesurons donc bien les effets.

Les lois Aubry ont constitué le deuxième temps. La loi était très contraignante. Le résultat attendu était presque fixé d'avance et les marges de négociation assez étriquées. Cependant, la CFTC a toujours eu le même souci : faire en sorte que ce qui était devenu l'accessoire, à savoir l'emploi, puisse être réintégré dans les négociations. C'est pourquoi nous avons voulu être complètement impliqués dans celles-ci.

Cette situation a suscité des conflits portant sur l'opportunité de faire une loi, sur la place de la négociation et sur les effets sur l'emploi. Ces questions se posent encore aujourd'hui et nous sommes donc favorables à ce que votre mission puisse évaluer les résultats de cette politique le plus objectivement possible.

Sur la question de savoir si les Français étaient satisfaits des 35 heures, je reviens sur les chiffres, toujours avec les précautions d'usage : 60 % à 80 % des salariés se disaient satisfaits en 2001. Le taux de satisfaction variait selon l'ampleur de la négociation et le type d'accord, mais il était élevé. Au moment où la question des 35 heures s'est reposée et où le gouvernement a décidé d'apporter plus de souplesse et de relancer la négociation de branche, nous n'avons pas vu, jusqu'à preuve du contraire, les branches prendre l'initiative et se précipiter sur les négociations. Il est important de l'observer.

Quelle réduction effective du temps de travail avons-nous obtenu ? Toute la difficulté de la négociation était que la recherche de la flexibilité jouait contre la RTT et, accessoirement, contre l'emploi. Malgré nos efforts, la réduction effective du temps de travail a été finalement très limitée. Elle est, en moyenne nationale, d'environ 3 %. Il a fallu trouver un équilibre afin de ne pas trop pénaliser les entreprises. Nous constatons la disparition des temps de pause et de certains jours fériés, nous sommes arrivés aux astreintes, à la formation pendant le temps de travail dans un certain nombre d'accords, puis aux temps partiels. Nous avons dû faire face au problème des PME qui n'avaient pas anticipé les difficultés. Mais, nous n'avons jamais autant négocié qu'à cette occasion : 111 000 accords fin 2001 et 55 % des salariés du privé concernés, dont 62 % dans les grandes entreprises.

En ce qui concerne l'effet sur l'emploi, nous sommes conscients de la difficulté d'établir des chiffres fiables. Cependant, l'un d'eux m'a vraiment saisi : les emplois créés par la RTT ont représenté 16 % des créations d'emploi entre 1996 et 2000 et 20 % en 2001. C'est certes insuffisant, mais ce n'est pas négligeable du tout. Au total, on parle de 240 000 ou 300 000 emplois. L'effet emploi est donc réel.

Peut-on aller plus loin ? Nous avons vraiment regretté la loi Aubry II. Bien sûr, il fallait donner un peu de souplesse aux petites entreprises, étant donné les difficultés qu'elles rencontraient. Cependant, nous avons regretté que la création d'emplois ne soit plus la contrepartie des accords de réduction du temps de travail.

En ce qui concerne le coût des 35 heures et leurs effets sur la compétitivité, on observe une plus grande amplitude des horaires de travail, grâce à l'annualisation et aux modulations, ce qui a permis une grande stabilité de la durée d'utilisation des équipements ou d'ouverture des commerces. Les chiffres de l'INSEE et de l'OCDE se recoupent : il y a, souvent, une augmentation de la durée d'utilisation. Nous avons vu, à cet égard, des comportements intéressants. A Paris, près de 10 % des employés ont renoncé aux deux jours de congé hebdomadaire consécutifs. Ils les ont aménagés autrement, ce qui a permis d'élargir les plages de travail. Nous constatons donc des effets positifs.

De même, la productivité a progressé de 4 à 5 % et est partout confirmée. C'est normal : les entreprises ont voulu négocier des contreparties et se sont souciées de leur compétitivité et de leur productivité.

En réalité, la négociation a été la recherche d'une solution à une équation simple. On détermine le gain de productivité nécessaire pour équilibrer financièrement et économiquement l'opération. Pour ce faire, on évalue l'apport de la réduction des cotisations et on joue sur les salaires avec la modération salariale. Nous étions conscients de ce souci manifesté par les entreprises et nous ne cherchions pas à saborder le système. Il fallait prendre des risques pour aboutir : les salaires furent donc la variable utilisée pour obtenir l'équilibre économique du dispositif. Cela permet de mesurer l'engagement des salariés et la responsabilité des organisations syndicales. Dans 70 % des accords, il y a eu stagnation et gel des salaires pendant 2 ans. Dans 15 % des accords, nous avons des réductions de travail comprises entre 3 à 5 %. Même si ce fut un choc, toutes ces contreparties l'ont minimisé. Ainsi, le coût horaire a progressé de 1,2 % seulement entre 1996 et 2000.

Globalement, tous les paramètres ont été pris en compte. J'insiste sur le fait que les salariés se sont impliqués et que cela n'a pas été sans conséquence pour eux. La conséquence pour eux est une plus grande flexibilité du travail, l'augmentation de l'intensité du travail et des problèmes de santé au travail. C'est très clair. C'est le constat que nous faisons.

Cette modération salariale commence à donner à réfléchir, notamment en ce qui concerne les bas salaires et la quasi-disparition des heures supplémentaires par l'annualisation ou par d'autres formules. Malheureusement, il faut bien reconnaître que, pour ces salariés, une partie de leurs revenus provenait des heures supplémentaires. C'est la raison pour laquelle, la CFTC a voulu dépasser cette réflexion, en disant que le juste salaire était le salaire nécessaire pour vivre, dans des conditions de travail normales. Les heures supplémentaires doivent rester le petit plus pour arrondir les fins de mois. Il faut traiter cette question des heures supplémentaires par la négociation sur les salaires eux-mêmes.

On nous dit aujourd'hui que la valeur travail est remise en question. Mais, cette remise en question ne vient-elle pas du surplus de pénibilité et de difficulté que l'on observe dans les entreprises ? C'est un vrai sujet de réflexion. Il est incontestable que de nouvelles pénibilités sont apparues avec l'évolution globale du travail et la nécessité de plus de productivité. Elles ont été augmentées par la pression des 35 heures, puisqu'il fallait faire en 35 heures ce qui était fait en 39. Mais, je ne crois pas que ce mal vivre dans les entreprises soit directement dû aux 35 heures. En effet, les conditions et l'organisation du travail deviennent très difficiles et conduisent à une démotivation du salarié. Cependant, cela ne signifie pas une remise en cause de la valeur travail. Ce n'est pas parce que nous avons réduit la durée du travail, que la valeur travail a été affectée. Comment être bien dans son emploi et dans son travail ? Nous devons voir comment répondre à cette question dans le contexte de l'évolution globale du travail, y compris des 35 heures.

Enfin, pour la CFTC, la remise en question des 35 heures ne peut pas être à l'ordre du jour. Certes, une telle décision relève de la responsabilité du politique, mais nous disons : « attention aux conséquences et aux dégâts ». D'abord, la mise en place négociée des 35 heures n'est pas totalement achevée, puisque les PME sont à peine concernées. Nous pensons que nous ne sommes pas allés au bout de la négociation. Nous prendrons nos responsabilités en la matière. Il faut regarder ce que nous pouvons faire pour les PME, en tenant compte de leur situation très particulière. Mais, nous voyons bien que cela pose aujourd'hui un problème d'attractivité pour ces entreprises. Le président de l'UPA dit qu'il veut les 35 heures, parce que sinon, les salariés ne viendront plus dans les entreprises artisanales. Nous devons donc étudier cette question.

Pour répondre aux questions sur la pénibilité du travail, une revendication nous est chère : nous voulons libérer les temps de vie et mieux les harmoniser. C'est la contrepartie des évolutions naturelles de l'emploi et des conditions de travail dans les entreprises. Cette démarche ne peut se mener qu'au niveau de la branche. Elle ne peut pas se régler au niveau de la petite entreprise, avec les risques de développer une concurrence sauvage entre les entreprises. Il faut donc une régulation de la négociation. Ces négociations sont une occasion pour que les organisations syndicales et les salariés eux-mêmes participent à l'organisation du temps de travail et aient une démarche beaucoup plus participative sur ces questions. C'était très important pour la CFTC.

C'est notre spécificité d'insister sur cette démarche participative dans l'entreprise et sur la poursuite des négociations.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Merci, M. le président. Vous avez fait allusion à plusieurs tendances lourdes sur lesquelles nous nous penchons depuis un certain temps, notamment le problème de l'évolution de la santé de nos concitoyens au travail. Nous remarquons une évolution du stress et de l'absentéisme. Bien évidemment, nous ne faisons pas le lien entre les 35 heures et cette augmentation de l'absentéisme, mais nous constatons que les deux phénomènes sont simultanés. Sur ce sujet, votre organisation commence-t-elle à travailler et à réfléchir ?

Vous avez nié qu'il existe une distanciation croissante entre les Français et le travail. C'est un sujet de débat important au sein de notre mission et votre commentaire nous intéresse.

Dans une tribune donnée à Libération, vous qualifiez le projet de réforme du dialogue social de « folie douce ». Ce sont des propos qui nous font réfléchir, puisque nous venons de voter ce texte en première lecture. Ne croyez-vous pas que, pourtant, ce projet apporte la souplesse nécessaire au cadre un peu rigide des lois Aubry, malgré l'assouplissement déjà intervenu ? Vous faisiez justement allusion à cette souplesse nécessaire. Ce projet n'est-il pas un moyen d'y parvenir ?

M. le Rapporteur : Vous avez abordé de nombreux points qui ont été souvent avancés tout au long de nos travaux et qui posent problème. Vous avez parlé des conséquences de la réduction du temps de travail sur la création d'emplois. Nous avons un débat sur les chiffres. Il s'agit d'être prudent, puisqu'un certain nombre de chiffres contradictoires sont avancés. Il appartiendra à la mission de tenter de préciser ce point.

Vous évoquez la satisfaction globale des salariés concernant la réduction du temps de travail. Cependant, diverses personnes nous ont indiqué que 15 % de salariés passés aux 35 heures ont ressenti une véritable aggravation de la souffrance au travail selon le terme employé par un sociologue ici même. Je voudrais avoir votre sentiment sur cette question. Cela rejoint ce que vous avez dit sur l'accroissement de la pénibilité, du stress et des problèmes de santé. Cette aggravation de la souffrance au travail que ressent une part non négligeable des personnes passées aux 35 heures ne peut être passée sous silence.

Un certain nombre de personnes ont avancé, devant nous, le diagnostic d'un clivage fort dans l'économie et la société françaises, lié à l'application des 35 heures. Ce clivage affecte grandes et petites entreprise, cadres et non cadres, salariés du bas et du haut de l'échelle, bénéficiaires et exclus de la RTT, société de labeur et société de loisirs. Ce clivage n'est-il pas un problème important et grave sur lequel nous devons agir ?

Lorsque vous appelez à la poursuite des négociations, sous quelle forme les voyez-vous ? Un certain nombre d'intervenants souhaite que la négociation prenne largement le pas sur la loi. Quel est votre sentiment par rapport à la position commune signée par les organisations professionnelles syndicales, en juillet 2001 ? Cette position commune faisait justement référence au nécessaire cantonnement de la loi et à la relance de la négociation sur un certain nombre de sujets, notamment celui de la réduction du temps de travail.

M. Yves BOISSEAU : Un chiffre m'a étonné : vous avez dit que, de 1996 à 2000, l'augmentation moyenne des salaires avait été de 1,6 %. Pouvez-vous le confirmer ?

Vous avez beaucoup insisté sur la flexibilité que vous considérez comme un inconvénient, me semble-t-il, et comme une des contreparties demandées par les entreprises lors de la mise en place des 35 heures. Je vois cependant une contradiction : je constate que les salariés préfèrent souvent prendre des journées de récupération bloquées sur les lundis, les vendredis ou les mercredis. Nous connaissons ce phénomène qui crée des gênes pour le citoyen et l'usager des services administratifs. Cela entraîne une concentration du travail sur les autres jours, d'où le phénomène de surtravail et cette fatigue supplémentaire que l'on constate. Faut-il réduire la durée moyenne de travail pour que le travail soit mieux réparti ? Votre organisation a-t-elle une position précise sur cette question ? Vous avez parlé de l'harmonisation du temps de vie. Que faut-il faire ? Faut-il résister à la demande spontanée des salariés ?

Vous avez cité une enquête sur la satisfaction de 60 à 80 % des Français. Je suppose qu'il s'agit de leur satisfaction en tant que salariés. Si la question était posée différemment, qu'en serait-il de la satisfaction des Français en tant que citoyen et non plus en tant que salarié ? Le salarié est peut-être très satisfait des 35 heures, mais le citoyen l'est-il aussi, quand on observe les conséquences sur le système hospitalier, par exemple ?

M. Philippe TOURTELIER : Vous avez employé, comme d'autres, l'expression « valeur travail ». Je pense que c'est un abus de langage, car le travail n'est pas une valeur en soi. Ne pensez-vous pas qu'il vaut mieux éviter d'utiliser cette expression et parler plutôt du rapport au travail du salarié ?

En ce qui concerne le stress, on nous a dit que, le stress n'était pas lié directement aux 35 heures, mais au nouveau mode de management par objectifs, qui exerce une pression sur les cadres en particulier. Cette pression est répercutée sur l'ensemble des salariés. Qu'en pensez-vous ?

Ma troisième question concerne les accords de branches. On nous a dit qu'il y avait eu 72 000 accords de RTT directement négociés dans l'entreprise et 65 000 par application directe des accords de branche. Or, il semble que les salariés mécontents des 35 heures soient plutôt parmi ceux concernés par les 65 000 applications directes. Confirmez-vous ce point ?

Enfin, que retirez-vous de votre expérience de mandataire ?

M. Jacques VOISIN : Nous allons peut-être nous partager les rôles. Je vais laisser Michel Coquillion apporter un certain nombre de réponses et je reviendrai quant à moi sur les questions autour du dialogue social.

M. Michel COQUILLION : La question sur le stress est revenue plusieurs fois. Les négociations de branches ou d'entreprises ont très souvent porté sur l'échange de plus de souplesse et de flexibilité contre la réduction du temps de travail, la souplesse étant en outre assortie d'une modération salariale. Les accords d'annualisation du temps de travail, les accords instituant les « vendredi-samedi-dimanche » se sont multipliés. Des entreprises sont passées en 2x8 ou 3x8, alors qu'elles ne l'étaient pas auparavant. Dans le même temps, il y a eu la possibilité de faire travailler les femmes la nuit, les ouvrières en particulier. Certaines entreprises en ont profité pour installer les 2x8 et les 3x8 dans des ateliers féminins, avec tous les problèmes que cela peut générer.

Pour la CFTC, l'aménagement du temps de travail signifie plus de flexibilité. Or, si ce surplus de flexibilité n'est pas parfaitement négocié, il entraîne plus de contraintes pour les salariés. Celles-ci peuvent rester tout à fait gérables ou devenir très difficiles à subir et à supporter. Un stress plus important a pu résulter des pratiques des entreprises, simplement du fait qu'elles avaient optimisé davantage le temps. Je peux donner des exemples : la suppression des pauses a provoqué du stress. Les changements de rythme des personnes qui travaillaient dans la journée et qui sont passées en 2x8 ou 3x8 ont provoqué du stress et des problèmes d'organisation familiale, des problèmes de garde d'enfants, etc. Une multiplicité de problèmes s'est greffée sur les 35 heures. Ils ne sont pas directement dus aux 35 heures, mais à la nouvelle organisation qui a résulté de la négociation.

Dès lors, si la question posée est réellement un retour en arrière sur les 35 heures, il faudrait revenir sur l'ensemble des termes de cet échange. Autrement, ce serait très grave pour les salariés, car ce serait un véritable marché de dupes : ils garderaient les contraintes nouvelles et perdraient les compensations en RTT qu'ils ont obtenues par la négociation. Je vois donc mal les entreprises faire marche arrière.

Pour la CFTC, la négociation et l'amélioration du management des entreprises constituent la seule solution. Il faut néanmoins que les entreprises témoignent d'une véritable volonté d'agir. Je pense, par exemple, aux délais de prévenance en cas de changement de rythme, sur lesquels nous avons eu un grand débat : certaines entreprises réduisaient ces délais à pratiquement 24 heures. Le travail du dimanche s'y greffant, lorsqu'un salarié ne sait pas le vendredi s'il va travailler le dimanche, il n'est pas facile d'organiser sa vie personnelle. Cela désorganise complètement la vie de famille et provoque du stress. Pour nous, il n'y a qu'une solution, c'est la négociation et pour négocier, il faut qu'il y ait de part et d'autre une volonté d'améliorer la situation.

Il peut aussi exister un stress dû, pour certains, à une perte de revenus. L'annualisation, qui a fait disparaître des heures supplémentaires, a provoqué des problèmes financiers parmi ceux qui gagnent le moins, parfois plus chez les employés que chez les ouvriers d'ailleurs, puisque ces derniers ont, parfois, conservé certaines primes liées, par exemple, à la pénibilité du poste de travail.

Pour nous, l'absentéisme est plus une réponse aux nouvelles contraintes qu'aux 35 heures. Les entreprises fonctionnant en horaires variables - mais cela mériterait d'être nuancé - ont souvent un peu moins d'absentéisme, parce que l'horaire variable permet, par exemple, d'aller chez le médecin ou d'effectuer certaines démarches administratives. Le Conseil économique et social travaille actuellement sur les problèmes d'organisation du travail et de santé des salariés. Nous constatons que le sentiment de manquer de temps, d'avoir des difficultés à organiser son temps dans l'entreprise ou son temps de vie personnelle par rapport au travail, est une des causes très importantes et majeures du développement du stress. Les 35 heures y ont indéniablement participé.

En revanche, lorsque nous interrogeons des salariés, ils nous mettent en garde sur la tentation de revenir en arrière. En effet, si l'on demande au salarié s'il veut revenir à la situation antérieure aux 35 heures, en raison du stress supplémentaire, la réponse est très souvent négative. Il considère, en effet, que, dans les deux cas, il conservera le stress et les difficultés d'organisation, tout en perdant les jours de repos supplémentaires. Par conséquent, même si des salariés se disent non satisfaits, cela ne signifie pas qu'ils veulent revenir en arrière. J'ai entendu très peu de salariés passés aux 35 heures revendiquer le retour en arrière.

M. Jacques VOISIN : Sur le dialogue social, nous ne contestons pas l'intention. Nous avons souvent entendu de la bouche du Président de la République, du Premier ministre et du ministre du travail qu'il fallait redonner du champ à la négociation. Cela ne nous gêne pas. Mais, le problème, c'est ce qu'il y a au bout de la démarche. Quelles seront les conséquences de la mise en œuvre de la position commune de 2001, notamment en ce qui concerne les petites et moyennes entreprises ?

On a déjà libéré la négociation dans la petite entreprise, puisque le droit à la dérogation existe. Nous prenons le risque de voir la convention collective remise en question dans une entreprise : il suffit de la dénoncer et d'organiser un petit droit du travail dans chaque entreprise. C'est la course au moins-disant social. C'est le risque d'une grande désorganisation. On ne s'est pas demandé si les organisations syndicales étaient capables de suivre ce mouvement, alors qu'elles ne sont pas présentes dans les PME. Par expérience, nous savons qu'il est très difficile d'y être. Ce serait lâcher la bride aux PME, contribuer à renfermer l'entreprise sur elle-même et à développer un peu plus d'égoïsme d'entreprise. Toutes les questions, comme la logique de branches et le bien commun, sont complètement évacuées. Il peut également y avoir des conséquences économiques, en termes notamment de concurrence déloyale et de dumping social.

Bien sûr, vous penserez que nous sommes exagérément pessimistes, mais le pire n'est jamais exclu. Nous voulons encadrer la négociation d'entreprise par la négociation de branche. Nous avons vraiment l'impression que l'on ne se rend pas compte du risque, si l'on fait sauter le verrou de la négociation de branche.

D'un point de vue plus politique, nous sommes très heureux de voir qu'au bout de 30 ou 40 ans, nous ne sommes plus ringards et que tout le monde est devenu réformiste. Nous sommes contents d'être rejoints sur ce terrain. Mais, sommes-nous convaincus que toutes les organisations syndicales entreront demain dans ce jeu ? En avons-nous mesuré toutes les conséquences ? Quelles seront les conséquences internes sur les organisations syndicales, notamment sur celles qui ont toujours prôné la lutte des classes ?

Cela ne nous gêne pas de vouloir donner une plus grande place aux partenaires sociaux sur les questions qui les concernent, même si la responsabilité du législateur est importante. Si l'on veut que la négociation collective ait plus de poids, il faut effectivement que l'accord signé puisse avoir valeur de loi. C'est au Parlement de le dire. La règle majoritaire ne nous gêne pas non plus. En revanche, nous ne pouvons pas laisser le ministre dire que la négociation n'a abouti à rien depuis 30 ans. Ce serait effacer tout ce qui a été mis en place par nombre d'organisations syndicales, dont la nôtre. Je ne vois pas beaucoup d'organisation syndicale s'engager dans cette voie dans un tel contexte.

Ne joue-t-on pas à l'apprenti sorcier ? C'est ce que j'ai voulu exprimer dans cette tribune de Libération, au risque de passer pour ringard ou pour soucieux de protéger mon pré carré.

S'agissant des PME, nous sommes persuadés que si on laisse les partenaires sociaux aborder la question de l'organisation du temps de travail dans les entreprises, on pourra trouver les terrains d'entente et les assouplissements nécessaires. L'organisation optimale ne peut être trouvée que dans la négociation. Ce n'est pas une démarche individuelle, mais une démarche de l'ensemble des partenaires de l'entreprise, afin de tenir compte notamment des besoins de celle-ci. Jusqu'ici, les entreprises excluaient les organisations syndicales de la réflexion sur ce sujet.

S'agissant de la valeur travail, il faut effectivement faire attention à la sémantique. Mais, nous pensons, peut-être à tort, que le travail participe à l'enrichissement et à l'épanouissement des personnes. Par conséquent, le terme de valeur travail ne nous gêne pas.

Quand nous parlons d'harmonisation et de gestion libérée des temps de vie, il s'agit pour nous de responsabiliser et de faciliter l'épanouissement de la personne dans son travail et dans son entreprise. Ce sont de vraies questions que nous traiterons en allant plus loin dans la négociation. Nous avons besoin de protéger la valeur travail, car cela participe de la construction de la personne.

M. Philippe TOURTELIER : Ce n'est pas une valeur.

M. Jacques VOISIN : Nous ne pouvons pas dire cela aujourd'hui. Les propos du Premier ministre nous ont profondément choqués. C'est comme s'il y avait les fainéants d'un côté et les courageux de l'autre. C'est de la très mauvaise communication.

M. Maurice GIRO : M. le président, je parlerai des collectivités locales. La réduction du temps de travail n'était pas demandée par leur personnel. Lorsque la loi est arrivée, nous avons interrogé nos personnels pour savoir s'ils voulaient travailler 35 heures ou rester à l'horaire antérieur, c'est-à-dire 37 heures et demie ou 38 heures selon les collectivités. La majorité a souhaité des congés supplémentaires. Quel était l'objet de la réduction du temps de travail : avoir des semaines complémentaires de congés ou travailler moins chaque semaine ? Nous nous sommes retrouvés avec 2 semaines de congés qui s'ajoutaient aux 5 semaines existantes, ce qui fait 7 semaines. Pour peu que l'on manque une semaine ou deux par an, nous sommes à 9 semaines de congé dans ce pays. Je trouve que c'est un véritable drame.

M. Jacques VOISIN : Notre premier souci est de créer des emplois.

M. Michel COQUILLION : La logique - elle peut être contestée - est bien de créer de nouveaux emplois, non pour les personnes qui en avaient déjà, mais pour celles qui en cherchaient. A l'époque, il n'était absolument pas question de croissance pour réduire le chômage. La croissance est venue sans que personne ne l'attende et j'observe qu'elle a eu des effets qui n'ont pas été gênés par les 35 heures. La croissance a effectivement tiré l'emploi. Nous reconnaissons que les 35 heures ne sont pas la seule cause de la création d'emplois. Nous pensons qu'une entreprise n'embauche pas un salarié si elle n'en a pas besoin, même avec des aides.

La logique des 35 heures était donc que ce que nous gagnerions en repos pour les uns devait constituer un emploi pour les autres. Cependant, nous sommes sortis de cette logique et nous le regrettons : les aides sont désormais accordées, que l'entreprise soit ou non aux 35 heures. Comme les règles sont identiques pour toutes les entreprises, même celles qui ne sont pas aux 35 heures, notamment en ce qui concerne les heures supplémentaires, il est logique que l'on ait étendu les aides, du fait également de la hausse du SMIC. A ce propos, nous donnons acte au gouvernement de ce qu'il a fait en ce qui concerne les SMIC multiples. Il n'y avait pas d'autre solution juste et intelligente. Il a fait le bon choix, mais le coût des 35 heures en est étendu. Il apparaît clairement que les entreprises, qui n'ont pas voulu négocier, auraient mieux fait de le faire et de chercher des solutions pour améliorer leur organisation et l'emploi. Cela aurait été plus juste par rapport aux autres entreprises.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : M. le président, je vous remercie. Je me sens autorisée à dire, au nom de mes collègues, que nous ne pensons pas que votre organisation syndicale soit ringarde.

Audition de M. Jean WEMAËRE,
président de la Fédération de la formation professionnelle

(Extrait du procès-verbal de la séance du 15 janvier 2004)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Mes chers collègues, nous recevons maintenant M. Jean Wemaëre, président de la Fédération de la formation professionnelle. Vous êtes accompagné par Mme Marie-Christine Soroko, qui est déléguée générale de votre fédération.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997.

Vous avez souhaité intervenir dans les travaux de notre mission, et c'est bien volontiers que nous vous accueillons ce matin. Je me permets de rappeler à nos collègues que votre fédération regroupe 300 organismes privés de formation, réalisant un chiffre d'affaires de 800 millions d'euros, employant 20 000 salariés et formant plus d'un million de personnes chaque année. Il est donc pour nous extrêmement intéressant de recevoir votre analyse et de savoir dans quelles conditions vos adhérents ont mis en œuvre les 35 heures.

Vous avez également tiré un signal d'alarme en déclarant que la formation professionnelle avait quelque peu été mise en danger par la mise en place des 35 heures. Vous indiquez que les entreprises ont de plus en plus de mal à trouver des plages horaires pour mettre en œuvre leurs actions de formation. Si vous le voulez bien, vous nous indiquerez si le projet de loi en cours de discussion sur la formation professionnelle tout au long de la vie constitue à vos yeux un premier pas. Vous nous ferez part de vos propositions complémentaires pour remédier à cette situation qui nous paraît extrêmement inquiétante.

M. Jean WEMAËRE : Merci, Mme la Présidente, de m'accueillir dans cette noble institution. C'est la première fois que je participe à un tel travail.

J'ai souhaité attirer votre attention sur les dangers que la loi sur les 35 heures fait porter sur la formation professionnelle. En effet, nous avons réellement constaté une diminution des actions de formation en 2001 et, surtout, en 2002, quand la loi s'est complètement appliquée dans les entreprises.

Nous travaillons avec les entreprises et, dans le cadre de missions de requalification et de réinsertion de demandeurs d'emploi, avec les pouvoirs publics. Je voudrais surtout centrer mon propos sur nos relations avec les entreprises. Ces dernières ont été très perturbées par la réduction du temps de travail, quand elles ont voulu mettre en place des actions de formation. Dans la mesure où le temps de travail a été réduit d'environ 10 %, elles ne pouvaient plus consacrer autant de temps à la formation qu'auparavant. Actuellement, les chiffres sont d'à peu près une cinquantaine d'heures par an et par personne, ce qui fait environ 3 % du temps de travail. Or, je rappelle qu'un groupe de travail du Xème plan, animé par M. Jean Boissonnat, prévoyait que, en 2005, près de 10 % du temps devraient être consacrés à la formation.

Avant la loi sur les 35 heures, on consacrait donc environ 3 % à 4 % du temps de travail à la formation. Cependant, on s'est aperçu que, si l'on souhaitait consacrer autant de temps à la formation qu'auparavant, l'ensemble du personnel ne pouvait plus travailler. Nous avons constaté que les entreprises, quelle que soit leur taille, ont de plus en plus de mal à organiser des actions de formation. En effet, nombre de personnes ne sont pas présentes les lundis et les vendredis, parce que ce sont des jours de RTT, ou les mercredis, souvent consacrés aux enfants. Les services ont été désorganisés par la RTT : il n'y avait plus suffisamment de monde pour assurer leur fonctionnement. Les personnes ne peuvent donc pas être, en plus, envoyées en formation.

Dans l'Observatoire économique que nous publions tous les ans, les organismes de formation ont fait état d'une baisse de leur chiffre d'affaires. Dans l'organisme que je dirige, nous avons connu une baisse de chiffre d'affaires de près de 10 % pour toutes les formations que nous réalisons en entreprise, alors que la demande reste porteuse et que les besoins sont importants. Ce sont les faits.

Nous pouvons nous demander pourquoi nous en sommes arrivés là et surtout, pourquoi la fille de Jacques Delors - qui a relancé la formation professionnelle en France - a complètement occulté cette conséquence de l'application de la loi, qu'elle a fait voter.

Pourtant, j'ai eu des contacts à l'époque avec les conseillers de Mme Martine Aubry. L'idée que, si nous travaillions un peu moins, nous pourrions consacrer une partie du temps libéré à notre famille et à nos loisirs, mais aussi pour améliorer notre employabilité, était présente à leur esprit. Cela pouvait satisfaire à la fois l'entreprise, qui améliorait les compétences collectives de son personnel, et les salariés qui, amélioraient leur compétence individuelle. Cela n'a pourtant pas été le cas.

La raison essentielle est que, en matière de droit de la formation professionnelle, la formation en entreprise ne peut être effectuée en dehors du temps de travail, sauf accord de branche pour des cas très spécifiques de formation. Le dispositif est tellement complexe qu'un tel accord n'est, dans les faits, pas mis en place, ou, quand il existe, il ne concerne que quelques personnes. La formation continue donc à être faite pendant le temps de travail. Quand le temps de travail s'est réduit, les temps de formation dans les entreprises se sont, tout naturellement, également réduits. Dès lors, les entreprises françaises en ont été perturbées, au moment même où elles devaient améliorer leur compétitivité. Je vous rappelle que, malheureusement, l'OCDE a placé, en 2002, la France à la 22ème place en matière de compétitivité internationale.

Pourtant, les entreprises ont besoin d'améliorer leurs compétences pour 3 raisons majeures. D'une part, parce que les technologies évoluent. Un brevet sur deux n'existait pas il y a encore dix ans. Nous assistons donc à une accélération des découvertes technologiques et de l'amélioration des process, qui imposent d'acquérir de nouvelles compétences en permanence.

D'autre part, l'organisation générale du travail change. Autrefois, nous avions un rapport homme/machine, nous étions mono-compétents, nous ne travaillions pas en équipe et nous étions peu à l'écoute du client. Aujourd'hui, il faut développer, au contraire, ce que nous appelons la poly-compétence. Il faut donc faire monter tous les salariés en compétence.

Enfin, une des dimensions de la compétition internationale est l'amélioration du fonctionnement des organisations, de leur compétitivité et de leur productivité. La compétition internationale pousse donc automatiquement à l'amélioration des compétences, et donc à la formation professionnelle.

Les analystes du commissariat général au Plan avaient d'ailleurs très justement relevé ces trois raisons pour lesquelles les besoins en formation des entreprises doivent être multipliés par deux dans les dix ans qui viennent.

Cependant, avec le verrou des 35 heures, nous n'avons malheureusement pas pu augmenter l'effort. Bien au contraire, nous l'avons réduit. Je ne suis pas en mesure de chiffrer cette réduction, mais elle est bien réelle, à un moment où la France et ses entreprises en avaient le plus besoin. A mon avis, nous le payerons cher dans les années à venir.

Vous m'avez interrogé sur l'accord national interprofessionnel de septembre 2003, repris par l'actuel projet de loi. Les partenaires sociaux ont pris conscience des difficultés que je viens d'indiquer. Dans leur sagesse, ils ont souhaité déconnecter, en partie, les formations du temps de travail. A travers le nouveau droit qu'ils ont institué, le droit individuel à la formation, ils ont donné la possibilité, à tout salarié, quelle que soit la taille de l'entreprise à laquelle il appartient, de bénéficier d'actions de formation d'au moins 20 heures par an, suivies en partie sur son temps libre, qu'il s'agisse de jours de congés classiques ou de jours de RTT.

Globalement, il s'agit un co-investissement. Le salarié donne du temps et l'entreprise assure le paiement de la formation. Je pense que c'est, culturellement, un très grand changement pour les syndicats. En effet, jusqu'à il y a encore deux ans, nous rencontrions une forte opposition de leur part, car ils ne pouvaient pas imaginer que l'on puisse faire de la formation en dehors du temps de travail. C'est une des raisons pour lesquelles nous avons connu ce verrou au moment des 35 heures, puisque nous n'avons pas pu dissocier temps de formation et temps de travail. Avec l'accord, c'est maintenant possible et je pense que c'est une très bonne chose.

Pour l'instant, nous n'en sommes qu'à l'intention. Nous verrons comment les choses se mettront en place. Je suis plutôt confiant sur ce point. Les entreprises pourront améliorer sensiblement les compétences de leur personnel, puisqu'elles pourront donner plus de temps à leurs collaborateurs pour qu'ils se forment. Les collaborateurs, quant à eux, maintiendront leur employabilité en se formant davantage, ce qui devrait diminuer le risque de se retrouver au chômage.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Merci, M. le président.

M. le Rapporteur : Merci, M. Wemaëre. Vous avez abordé un point qui n'était pas apparu dans la mission jusqu'à présent, la « face cachée » des 35 heures en quelque sorte !

Votre poste d'observation est privilégié. Au-delà de la formation professionnelle, avez-vous pu observer d'autres phénomènes chez les entreprises clientes et sur les conséquences pour elles de la réduction du temps de travail ?

Vous avez évoqué les 20 heures du droit individuel à la formation. Cependant, au vu des conséquences que vous avez indiquées, est-ce suffisant pour compenser les difficultés engendrées par l'application de la réduction du temps de travail pour la formation professionnelle ?

M. Jean WEMAËRE : Je pense que c'est un début et que c'est une ouverture. Le problème consistera en ce que les partenaires sociaux ont appelé « l'appétence », c'est à dire l'envie de formation qui sera exprimée par le salarié. En effet, quand la formation a lieu durant le temps de travail, le salarié est obligé de la suivre, en raison du lien de subordination qu'induit son contrat de travail. Or, avec le droit individuel à la formation, le salarié devra être moteur de sa propre formation. Cela implique que les entreprises devront mettre en place des politiques de gestion des ressources humaines qui anticipent l'évolution des compétences de leurs collaborateurs. Elles devront faire en sorte que leurs collaborateurs découvrent la nécessité de se former, s'ils veulent rester dans l'entreprise ou s'ils veulent y progresser. C'est facile pour les personnes qui sont déjà diplômées et qui ont un niveau de formation déjà élevé, mais cela l'est beaucoup moins pour les personnes qui ont un faible niveau de qualification. Nous risquons alors de retomber à nouveau dans la grande problématique française : seuls ceux qui sont les mieux formés se forment. Mme Nicole Perry avait déjà très largement évoqué cette difficulté dans son livre blanc sur la formation professionnelle paru en 1999. C'est pourquoi, le dispositif est fortement incitatif : quand la personne se forme en dehors du temps de travail, il est prévu, outre sa rémunération, qu'elle conserve bien évidemment, qu'elle ait un complément, sous forme d'une allocation de formation correspondant à 50 % de la rémunération nette. C'est donc une forte motivation financière.

Cette motivation financière sera-t-elle suffisante ? Nous le verrons. A côté de la motivation des employeurs, y aura-t-il une motivation des délégués syndicaux et des délégués du personnel, du comité d'entreprise ? Le relais sera-t-il pris ? Ce n'est pas sûr. Nous avons vraiment une ouverture, cela va dans le bon sens, mais il faudra voir comment cela se mettra en place concrètement.

Mme Marie-Christine SOROKO : Au-delà du droit individuel à la formation, il existe un second dispositif, qui est la possibilité, dans le cadre du plan de formation de l'entreprise, pour l'employeur de demander à son salarié, avec son accord écrit, de suivre une formation à l'évolution de son emploi ou servant au développement de ses compétences, en dehors du temps de travail, dans la limite de 80 heures par an. Cette formation sera rémunérée et donnera lieu au versement de l'allocation de 50 % de la rémunération nette, comme dans le cadre du droit individuel à la formation.

M. Jean WEMAËRE : Qu'avons-nous pu constater dans les entreprises, en tant que témoin extérieur ? Il est vrai que nous avons connu une grande fébrilité et une grande panique dans les services en charge du personnel et de la formation avec l'arrivée des 35 heures. Ils n'étaient vraiment plus capables d'organiser des actions de formation. Nous retrouvons, là aussi, des coûts cachés qu'il est très difficile de chiffrer.

Dans nos organismes, outre la réduction du chiffre d'affaires, nous avons eu deux autres conséquences négatives. D'une part, les organismes qui travaillent sur fonds publics sont jusqu'à présent rémunérés à l'heure-stagiaire. Or, le nombre de leurs stagiaires ayant diminué avec la réduction du temps de travail, leur chiffre d'affaires a donc diminué également.

D'autre part, nous avons beaucoup de salariés à temps partiel. Or, le salarié à temps partiel a vu sa rémunération augmenter de 10 % avec les 35 heures, alors que son temps de travail n'a pas changé. C'est l'une des aberrations de la loi, qui a ignoré le temps partiel. Les personnes travaillant à temps plein ont perçu la même rémunération, alors que celles qui étaient à temps partiel ont vu le taux horaire augmenter, puisque la rémunération mensuelle a été divisée, non plus par 39 heures par semaine, mais par 35. Cela a donc beaucoup renchéri le coût de fonctionnement de nos organismes.

Nous avons donc connu un grand désordre, subi une désorganisation et nourri des inquiétudes. Finalement, nos organismes ont très peu embauché. Il y a eu des embauches quand les organismes se développaient, mais aucunes liées aux 35 heures. Il y en a eu d'autant moins que les organismes ont été fragilisés avec les 35 heures.

M. le Rapporteur : Avez-vous pu chiffrer la réduction du chiffre d'affaires subie par les organismes de formation professionnelle ?

M. Jean WEMAËRE : Ils ont subi une baisse de leur chiffre d'affaires de 5 à 6 % pour les formations faites dans les entreprises. C'est un chiffre significatif, alors que nous étions plutôt dans une tendance ascendante et qu'il existe toujours des besoins. Nous avons non seulement eu un arrêt, mais une réduction réelle. En outre, les entreprises, qui travaillaient dans le cadre de financements publics, ont connu une chute à cause de ce mécanisme de rémunération à l'heure-stagiaire.

M. Yves BOISSEAU : Vous dites que vos propres effectifs sont restés stables en volume. N'avez-vous rien changé, dans votre organisation proprement dite, sur la façon de faire et sur les horaires ? Comment avez-vous traité la RTT dans vos entreprises ?

M. Jean WEMAËRE : Nous avons signé un accord de branche, qui nous a permis d'annualiser le temps de travail sur la base de 1 600 heures par an et par personne. Nous avons essayé de lisser notre activité, dans la mesure où celle-ci est très saisonnière. Il y a donc des semaines creuses et des semaines un peu plus lourdes.

D'un organisme à un autre, la solution retenue varie. Certains organismes n'ont pas voulu entrer dans la logique de l'annualisation et ont préféré accorder 20 jours de RTT par an, à prendre pendant les périodes creuses, entre Noël et le Jour de l'An par exemple. Comme nous n'avons pas embauché, la tâche des services du personnel n'en a pas été facilitée.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : M. le président, je vous remercie de cet éclairage tout à fait nouveau.

Audition de M. Roland METZ,
conseiller confédéral de la Confédération générale du travail (CGT)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous auditionnons aujourd'hui M. Roland Metz, conseiller confédéral de la CGT, plus particulièrement en charge des garanties collectives et des salaires. Il est accompagné de M. Alain Mennesson, secrétaire de la Fédération de la métallurgie CGT.

Nous continuons avec vous, Messieurs, les auditions de l'ensemble des partenaires sociaux. Nous avons souhaité que ces auditions puissent intervenir dans une deuxième phase de nos travaux, après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs ou de chefs d'entreprises.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Nous aimerions que vous puissiez nous dire votre sentiment sur les conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans les entreprises, mais également dans le secteur public.

Vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue, à savoir la primauté de la loi sur la négociation, sur les contreparties à la réduction du temps de travail et leurs conséquences. Vous nous direz si vous partagez le constat, qui a été dressé à plusieurs reprises devant nous, de la mise en place d'une société à deux vitesses entre les salariés et les non salariés, entre les salariés des grandes entreprises et ceux des PME largement restés aux 39 heures et entre salariés plutôt satisfaits et salariés qui ont pu subir une baisse de leurs revenus et souhaiteraient travailler plus pour gagner plus.

Votre organisation a t-elle des propositions à faire pour réduire ces multiples fractures ?

Au-delà de la question des 35 heures, nous serions heureux que vous puissiez évoquer l'avenir du dialogue social et l'équilibre souhaitable, à vos yeux, entre la loi et la négociation.

M. Roland METZ : Mme la Présidente, en préparant cette audition, j'ai été amené à me replonger dans l'énorme dossier accumulé depuis 1997 sur la réduction du temps de travail. Premier constat, jamais une avancée sociale n'a autant sollicité d'études, de textes, de rapports, de polémiques et on peut dire que d'ores et déjà la RTT a beaucoup fait travailler.

Plus sérieusement, l'attention portée au passage de la durée légale du travail de 39 à 35 heures, et ses conséquences, témoignent qu'il s'agit bien d'un fait de société important. Nous prenons cette avancée comme telle et il serait, à notre sens, réducteur d'en apprécier la portée seulement de façon ponctuelle à travers l'application de telle ou telle disposition. Nous nous inscrivons dans un processus qui est engagé et qui, malgré les entraves qui y sont portées, est, à notre sens, irréversible.

Il est encore loin d'être abouti, tant dans notre pays qu'à l'étranger. Je remarque que les délégations étrangères, qui viennent nous rencontrer, se montrent extrêmement intéressées par l'expérience menée et par les avancées en matière de réduction du temps de travail dans notre pays. Je pense en particulier à une délégation sud-coréenne, ce pays étant en passe d'engager un processus de réduction de la durée du travail.

Quelle est l'appréciation de la CGT sur ce processus ? Je m'en tiendrai dans l'immédiat à des propos un peu généraux, quitte à approfondir la réflexion à l'occasion de la discussion.

Pour la CGT, la réduction du temps de travail correspond à une ancienne revendication, présentée dès 1979. Elle est un facteur incontestable de progrès, à la fois sur le plan économique et sur le plan social, comme sur le terrain de la modernisation de nos relations sociales, même si ces progrès ont été entravés notamment par une hostilité, à notre sens excessive et souvent dogmatique, des organisations patronales.

Le processus de réduction du temps de travail a été un facteur de progrès. A l'occasion de notre 47ème congrès à Montpellier, nous avons soumis un questionnaire à nos délégués, afin de connaître en particulier l'appréciation sur la manière dont la réduction du temps de travail est vécue dans leur entreprise. Le résultat est sans ambiguïté : 70 % des délégués donnaient une appréciation positive, 20 % une appréciation négative et 10 % estimaient que rien n'avait réellement changé. Cette appréciation, majoritairement positive, corrobore d'autres études réalisées par la suite.

Je précise que les appréciations positives émanent d'entreprises qui ont, pour l'essentiel négocié, même si la CGT n'avait pas été signataire de l'accord et avait donc contesté celui-ci. Chemin faisant, on s'est aperçu que, finalement, l'appréciation pouvait être positive. A l'inverse, les appréciations négatives concernent, pour l'essentiel, des entreprises où, soit la réduction du temps de travail n'était pas intervenue, soit était intervenue dans des conditions très insatisfaisantes, en donnant le sentiment, non pas d'une véritable réduction du temps de travail, mais d'un simple aménagement de celui-ci, voire même, dans certains cas, d'une aggravation des conditions de travail.

L'appréciation est donc largement positive. Je veux l'analyser sous quatre aspects.

Premier aspect, la réduction du temps de travail a été effective et elle a répondu à un besoin profond des salariés, celui de mieux maîtriser leur temps, afin de mieux concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale. C'est là une donnée profonde de notre société, tant il est vrai que, dans la dernière période, le temps a plus échappé aux salariés qu'ils n'en ont réellement bénéficié. Pour une fois, il y a eu un appel d'air sur la possibilité de bénéficier de davantage de liberté. En faisant appel à la négociation, notamment pour déterminer la manière dont la RTT serait mise en œuvre, la loi a souvent amené dans les entreprises une réflexion nouvelle sur l'organisation du travail et en tout cas sur la manière d'organiser la journée de travail, sur l'utilisation de son temps, sur les relations entre travail et hors travail. Pour la première fois, les salariés avaient l'impression que cette négociation était aussi leur affaire et qu'ils avaient réellement leur mot à dire. En effet, jusqu'à maintenant, ils avaient le sentiment que la négociation était l'apanage des employeurs et, quelquefois, des organisations syndicales, mais qu'ils y étaient peu impliqués. Là, ils ont eu le sentiment de pouvoir participer et ont été davantage consultés que dans les précédentes négociations, même si la latitude d'organiser le temps a été sérieusement limitée par la loi et si des espaces de flexibilité nouveaux ont été ouverts, notamment en ce qui concerne l'annualisation, les heures supplémentaires, etc.

Il reste quand même que, globalement, les salariés ont eu le sentiment d'avoir eu un petit peu plus de maîtrise de leur temps dans cette négociation. Plus de temps pour soi, cela signifie plus de temps pour les autres, pour la famille, pour la vie associative etc. C'est aussi moins de stress au travail.

Il est permis de penser que la baisse de la durée du travail a apporté un certain nombre d'améliorations dans plusieurs domaines. Par exemple, nous constatons aujourd'hui que, en dépit d'une grève des transports, il y a peu d'embouteillages dans les rues, car la plupart des salariés concernés ont estimé préférable de prendre une journée de RTT, plutôt que de subir les perturbations dans les transports. La réduction temps de travail permet donc aux salariés de mieux s'organiser.

Plus globalement, c'est un progrès au plan de la société en général, notamment, sur des questions comme l'organisation des loisirs, les départs en vacances ou les week-ends. Par exemple, au-delà de l'augmentation du nombre de radars, la diminution du nombre de décès enregistrés sur les routes tient aussi, probablement, à une souplesse accrue dans les départs en week-ends, grâce aux possibilités offertes par la RTT.

Le deuxième aspect positif est celui sur l'emploi. Sans entrer dans une bataille de chiffres, je préfère m'appuyer sur deux constats indiscutables.

Premier constat, la première loi qui articulait réduction du temps de travail, création d'emplois et aides publiques a eu incontestablement des effets plus positifs que la deuxième, qui n'a plus formulé les mêmes exigences. On peut donc en conclure que le dispositif incitatif de la première loi, même si l'on veillait à ce que la réduction de la durée du travail ne se fasse pas par une intensification de celui-ci, est plus productif en termes de création d'emplois. De ce point de vue, la deuxième loi a probablement cassé une dynamique, en donnant le sentiment que l'exigence de création d'emplois était moindre et qu'on y serait moins attentif. Enfin, selon nous, la loi Fillon a encore accentué cette dérive, pour aller dans un sens manifestement contraire à l'emploi. D'une part, en accroissant les possibilités de recours aux heures supplémentaires, ce qui n'incite pas à la création d'emplois. D'autre part, en généralisant les aides financières, qui ne sont plus aujourd'hui liées à des contreparties en termes d'emploi. Cette dernière disposition a eu pour effet supplémentaire de donner à ceux qui ont joué de jeu, notamment dans le cadre de la loi Aubry I, le sentiment d'avoir été un peu dupés.

Deuxième constat incontestable en termes d'emploi, si la RTT a contribué à la création d'emplois, l'arrêt de ce processus tend manifestement à dégrader la situation de l'emploi.

La CGT n'a jamais eu une vision mathématique de l'effet de la RTT sur la création d'emplois. Nous n'avons jamais dit qu'une réduction de 10 % du temps de travail devait obligatoirement aboutir à la création de 10 % d'emplois supplémentaires. Nous savons bien que les choses sont beaucoup plus complexes.

Toutefois, le fait de lier réduction du temps de travail et création d'emplois, avec un certain nombre de contraintes et d'incitations, était à notre sens une bonne chose. Nous savons bien que la question du chômage ne disparaîtra du seul effet de la réduction de la durée du travail. Mais, nous considérons que la réduction du temps de travail fait partie d'un dispositif d'ensemble allant dans le sens de l'emploi.

Or, nous faisons un constat : au moment où on a réduit la durée du travail, la courbe du chômage a baissé. Depuis que ce processus est interrompu, la courbe reprend un sens ascendant. Nous constatons donc qu'il y a effectivement une relation entre réduction de la durée du travail et situation de l'emploi.

En fait, cette relation ne se résume pas aux embauches de remplacement faites par les entreprises. C'est une logique plus globale qui est à l'œuvre. On peut penser que la réduction du temps de travail favorise le développement de nouvelles activités. Encore faut-il que la demande existe et, de ce point de vue, les insuffisances constatées en termes de garantie de pouvoir d'achat ont probablement freiné les possibilités de consommation et les possibilités de développement d'activités nouvelles par la réduction du temps de travail. Nous considérons, en effet, que temps libéré pour les salariés et pouvoir d'achat sont les clés du développement des activités, donc des entreprises et de l'emploi.

Troisième aspect positif, la législation sur la réduction de la durée du travail a marqué un tournant dans l'évolution des rapports sociaux.

Incontestablement, la loi a été un levier pour une dynamique de négociations sans précédent, témoignant de la possibilité d'articuler de façon positive législation et négociation. Elle montre aussi que des solutions diversifiées sont possibles au niveau des branches et au niveau des entreprises, sans qu'il soit nécessaire de porter atteinte à la hiérarchie des normes et à l'ordre public social. La négociation a gagné, non seulement en termes de nombre d'accords, mais aussi en termes de qualité de ceux-ci, grâce à une implication plus grande des salariés, grâce à davantage de consultations et de propositions et grâce à l'apparition, pour la première fois de façon certes limitée, de la notion d'accord majoritaire. Cela a contribué, de manière significative sans doute, à faire avancer le débat sur l'exigence d'un renouveau de la démocratie sociale.

L'appréciation positive sur l'impact économique et social de la législation sur le temps de travail ne peut cependant pas conduire à passer sous silence les aspects négatifs. Ils ne sont pas liés au processus lui-même, ni à la combinaison loi-négociation, mais bien davantage aux conditions de mise en œuvre des dispositions législatives et, à l'hostilité, souvent dogmatique, des organisations patronales sur ce sujet.

Dans la plupart des cas, les négociations, même conflictuelles, se sont soldées par des accords. Même s'il y a eu des conflits, les organisations patronales reconnaissent elles-mêmes aujourd'hui que les choses se passent bien là où on a négocié. Malgré cela, le MEDEF n'a jamais cessé de poser des entraves à la mise en place de la nouvelle durée légale.

Il faut rappeler les conditions très conflictuelles dans lesquelles l'affaire a été engagée en 1997 et je dois dire que le MEDEF a poursuivi sur cette voie, sans chercher à modifier sa trajectoire. En particulier, les pressions qu'il a exercées sur le législateur ont abouti à complexifier les textes législatifs et conventionnels, à rendre plus floue la démarche et à aller souvent à l'encontre des intentions affichées par le législateur.

Ainsi, la loi Aubry II a été un recul par rapport à la première loi sur la question de l'emploi, je l'ai déjà signalé, mais aussi sur d'autres points, comme la notion de temps de travail effectif. L'annualisation a, très souvent, été mise en place sans en prévoir les conditions économiques et sociales. La question de la rémunération, notamment celle du SMIC, a été fort mal traitée, alors que, dans l'immense majorité des accords, le principe du maintien de la rémunération avait été négocié.

L'ambiguïté porte aussi sur la portée de la durée légale elle-même et a été alimentée par les différentes dates d'application du nouveau dispositif, avec deux dates d'application, avec des reports sur les conditions de mise en œuvre notamment au regard des heures supplémentaires, avec le système des SMIC multiples. La notion même de durée légale s'est trouvée affectée dans sa mise en œuvre, à tel point que, dans un certain nombre de cas, les employeurs ont estimé pouvoir poursuivre exactement comme si de rien n'était, maintenant les horaires et les rémunérations antérieurs.

Deuxième élément négatif, le processus aujourd'hui interrompu laisse sur le bord du chemin des millions de salariés. C'est en particulier vrai pour les salariés des entreprises de moins de vingt salariés. Ces derniers ont le sentiment d'avoir été les oubliés de cette affaire, avec un profond sentiment d'injustice tout à fait compréhensible. A ce mécontentement chez les salariés, il faut ajouter les difficultés supplémentaires qui en résultent pour les petites entreprises, puisque celles-ci sont confrontées à des difficultés de recrutement. Non seulement parce qu'elles appliquent les plus bas salaires - la différence est de l'ordre de 26 % entre les PME et les entreprises plus grandes - mais aussi parce qu'elles offrent, aujourd'hui, les conditions de travail les moins attractives. Cette situation pose question et un de nos souhaits est que le processus de réduction du temps de travail puisse rapidement être mené à son terme, y compris dans les petites entreprises. En effet, il permet aux entreprises de dégager des gains de productivité, de trouver des formes d'organisation du travail plus efficaces et de motiver leurs salariés.

Une deuxième catégorie de salariés reste à l'écart du processus : ceux qui sont, aujourd'hui, en situation de précarité et pour lesquels la réduction de la durée du travail n'a pas de signification réelle. Il s'agit en particulier de tous les salariés à qui on impose le temps partiel, c'est-à-dire une grande partie des salariés à temps partiel, en particulier les femmes.

Pourtant, la réduction du temps de travail a permis de poser en termes nouveaux la place des femmes dans les entreprises. Elle a contribué à poser différemment la question de l'égalité professionnelle, tant il est vrai que celle-ci est très étroitement corrélée à la maîtrise du temps de travail. De ce point de vue, l'exclusion de la réduction du temps de travail et la soumission à un temps de travail imposé constituent un renforcement de la discrimination à l'égard des femmes.

Notre sentiment est que la véritable cause de la dévalorisation du travail, parfois évoquée, n'est pas à chercher dans la réduction du temps de travail. Celle-ci devrait permettre, au contraire, d'élever le degré de satisfaction au travail des salariés, donc l'intérêt du travail, donc la motivation des salariés et l'efficacité de nos entreprises. En revanche, la dévalorisation du travail serait confirmée, si on ne prêtait pas attention à la question de la précarité, si on laissait perdurer des situations d'inégalité vécues comme des injustices. A cet égard, la CGT estime que le processus doit être mené à son terme, avec l'objectif de dégager des solutions qui traceraient les contours d'un nouveau statut du travail salarié et d'une véritable sécurité professionnelle, permettant aux salariés d'assurer, à la fois, la maîtrise de leur temps et de leur vie professionnelle sur la durée.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

Au cours de nos différentes auditions, nous avons beaucoup entendu parler de « distanciation avec le travail » et non pas de « dévalorisation du travail ». Certains chefs d'entreprise ont indiqué, notamment, que certains cadres, qui jusqu'à maintenant ne comptaient pas leur temps, se sont mis à le faire. J'aimerais avoir votre analyse sur le sujet.

Vous avez beaucoup parlé du dialogue au sein de l'entreprise. Votre organisation a-t-elle pu, à la suite de la procédure de mandatement, constater un renforcement de sa représentation syndicale dans les entreprises ?

Enfin, vous êtes l'un des premiers à nous dire que l'on constate moins de stress dans le travail. Pourtant, jusqu'à maintenant nous avions plutôt entendu l'inverse. Pouvez-vous développer ce point ?

M. le Rapporteur : Vous venez de faire état de la satisfaction de votre organisation et au-delà, j'imagine, des salariés concernant les 35 heures. Au-delà de l'indice global de satisfaction mis en évidence par votre questionnaire auprès des délégués à votre dernier congrès - 70 % -, il est intéressant de constater qu'il existe néanmoins une forte minorité, un peu surprenante dans une organisation qui milite depuis très longtemps pour les 35 heures. 20 % des délégués CGT, soit un sur cinq, ont une appréciation négative du processus. Ce pourcentage me paraît important. Il confirme certaines de nos constatations. Par exemple, nous avons interrogé le délégué CGT d'une entreprise que nous avons visitée il y a quelques semaines : il a porté une appréciation assez sévère sur l'application des 35 heures dans son entreprise, notamment parce qu'elle avait entraîné une contraction du pouvoir d'achat et interdisait de gagner davantage.

A votre avis, quelles sont les raisons qui font qu'il y a quand même, dans votre propre organisation, une forte minorité qui estime que les 35 heures ne sont pas globalement satisfaisantes ?

En ce qui concerne l'attitude de l'étranger, vous avez évoqué une délégation sud-coréenne très intéressée par notre expérimentation. Cependant, aucun pays proche n'a, pour l'instant, engagé de manière globale une réduction de la durée du travail par la voie législative. Pouvez-vous nous donner votre sentiment sur cette apparente contradiction ?

Troisième question, pensez-vous que la dynamique de négociation à laquelle vous avez fait allusion eut été la même s'il n'y avait pas eu l'obligation de négocier ? Une négociation obligée peut-elle être considérée comme ayant réellement entraîné une véritable dynamique en la matière ?

Je veux prolonger la question de Mme la Présidente sur le stress. L'observatoire du stress, mis au point par une autre centrale syndicale, montre une augmentation de celui-ci. A votre connaissance y a-t-il eu une augmentation des congés maladie, comme cela a souvent été évoqué devant nous, à la suite de l'adoption de la réduction du temps de travail ?

La fédération de la formation professionnelle nous a indiqué qu'elle avait constaté une baisse de l'activité de ses membres, à la suite de la mise en place de cette réduction du temps de travail. Avez-vous fait le même constat ?

Vous avez regretté la complexification du droit de la durée du travail. C'est un constat qui est revenu assez souvent devant la mission. A votre avis, comment pourrait-on y remédier ?

Enfin, vous avez décrit la séparation entre grandes entreprises appliquant les 35 heures et les PME qui ne l'appliquent pas et vous avez fait état du sentiment d'injustice ressenti de la part des salariés. Quelles propositions faites-vous pour éviter la persistance de tels sentiments.

M. Pierre COHEN : Je vous remercie, M. Metz, pour votre propos qui prend acte du progrès résultant de la réduction du temps de travail.

Le chiffre de 70 % de satisfaits, que vous avez avancé, correspond pratiquement à toutes les données existantes, qui varient entre 65 % et 70 %. La CFDT nous a donné des chiffres identiques. Si j'ai bien compris, il y a une corrélation nette entre la satisfaction des salariés et l'existence d'une négociation dans l'entreprise. Au contraire, ceux qui sont insatisfaits sont ceux qui ont subi le dispositif et qui ont subi des remises en cause d'acquis sociaux, des flexibilités nouvelles et des détériorations de leurs conditions de travail. Ce n'est pas parce qu'on milite à la CGT que l'on peut accepter n'importe quelle mesure d'accompagnement des 35 heures.

Concernant le stress, nous voyons aussi des appréciations très divergentes entre les organisations patronales, qui considèrent qu'il y a une augmentation du stress - encore que je ne sais pas si elles parlent de leur propre stress ou de celui des salariés -, et les organisations syndicales, qui n'ont pas tellement évoqué ce point.

J'ai entendu votre critique concernant la disparition de l'obligation de créer des emplois dans la loi Aubry I. Pensez-vous, cependant, qu'il était possible que cette deuxième loi, généralisant les 35 heures, puisse comporter une telle obligation ?

Ma dernière question est relative à l'extension du dispositif. Nous sommes aujourd'hui à mi-chemin. Le gouvernement actuel a arrêté le processus alors qu'il n'a pas osé revenir en arrière, en réinstaurant les 39 heures. Souhaitez-vous appliquer les 35 heures à tous les salariés ? Avez-vous des propositions précises pour les entreprises de moins de 20 salariés ?

M. Gaëtan GORCE : Je constate que notre rapporteur persiste à aborder la question du stress. Pensez-vous que l'intensification du travail a commencé avec les 35 heures ou leur est antérieure ? Les principales données disponibles montrent bien que cette intensification résulte d'un changement dans les conditions du travail à partir des années 1980. Quel rôle ont joué les 35 heures sur cette évolution ? Si ce phénomène est réel dans certains secteurs, quels sont les moyens dont on dispose pour le résoudre ? Faut-il envisager une évolution de la législation sur les 35 heures ? Rien n'oblige à n'envisager cette évolution que dans le sens d'un retour en arrière et il est possible de réfléchir à des améliorations, en particulier en ce qui concerne la situation des salariés.

Vous avez évoqué le problème des modifications de l'organisation du travail, notamment la mise en place du système d'annualisation, appelée un peu péjorativement flexibilité. Quel bilan en tirez-vous ? Cette question avait fait l'objet de discussions, lors de la préparation de la loi. Nous avions souhaité encadrer cette possibilité d'annualisation par la négociation, puisque celle-ci n'est pas possible sans accord de branche ou d'entreprise. Estimez-vous que les négociations ont été satisfaisantes et comment pourrait-on mieux encadrer les choses si cela est nécessaire ?

Par ailleurs, les difficultés de la négociation sur les 35 heures étaient liées pour l'essentiel à la faiblesse ou à l'absence de la représentation syndicale. Quelle leçon peut-on en tirer ?

Faudrait-il généraliser le mandatement dans d'autres domaines ? Ou estimez-vous qu'il faut, s'agissant des petites et moyennes entreprises, réfléchir à d'autres méthodes de représentation permettant d'avoir une négociation et des partenaires qui puissent s'y engager ?

Pour avoir visité beaucoup d'entreprises pendant cette période, j'ai le souvenir de chefs d'entreprise, notamment dans les petites unités, qui nous disaient leur difficulté à engager les négociations faute de partenaires. Je sais que vous avez signé un accord avec l'UPA et avec d'autres organisations. Y a-t-il des pistes qui pourraient éventuellement être généralisées ?

Reprenant une question qui revient sans cesse dans la bouche de notre Présidente et du rapporteur, quelles évolutions est-il nécessaire d'envisager plus globalement ? Existe-t-il une demande des salariés ? Est-ce que de telles évolutions mettraient les entreprises en difficulté ? Dans quel cadre devraient-elles intervenir ? Est-ce au législateur de les provoquer ? Est-ce à la négociation ? La CGT est-elle ouverte à des discussions au niveau des branches ?

M. François LAMY: S'agissant de la Fillon, vous avez dit que la souplesse qu'elle apportait, dans les possibilités de recours aux heures supplémentaires, a eu un effet négatif sur l'emploi. D'après vous, quelle est l'appréciation des salariés eux-mêmes sur cette possibilité d'effectuer davantage d'heures supplémentaires ?

M. Roland METZ : Toutes ces questions prouvent qu'il y a un réel besoin de multiplier les espaces de rencontre et d'écoute à l'égard des organisations syndicales. Nombre de questions pourraient trouver leur réponse dans ce cadre-là, s'agissant en fait d'une question de société qui déborde très largement la question des 35 heures.

Je relie la question de la distanciation par rapport au travail à la question du stress. S'agissant des cadres, il convient de rappeler la situation qui prévalait avant la loi sur les 35 heures. La jurisprudence était déjà abondante, suite à de nombreuses affaires mettant en cause des entreprises qui ne respectaient pas la législation sur les heures supplémentaires. Le fait que des cadres engagent des procédures à l'égard de leurs entreprises dénotait un « ras-le-bol » très fort par rapport à cette forme de travail. Ce n'était pas une distanciation par rapport au travail, mais par rapport à des formes d'organisation du travail qui leur étaient, peu ou prou, imposées, avec la mise en avant des « gagneurs » et de la performance. Toute une série de mécanismes d'individualisation, au détriment du traitement collectif, a également contribué à ce « ras-le-bol », qui ne s'exprime pas seulement chez les cadres d'ailleurs. Il n'y a qu'à voir la situation des salariés les plus âgés en raison d'une pression extrêmement forte liée à une durée du travail excessive et à des formes d'organisation du travail défavorables.

Dans la conception qu'en a la CGT, la réduction du temps du travail ne doit pas se traduire par une intensification du travail ! Sinon il n'y a pas véritablement réduction de la durée du travail. Au contraire, il y a plus de travail en moins de temps, et vous comprendrez que tel n'est pas du tout le sens de la revendication de la CGT. C'est bien pour cela qu'elle a mis en avant l'exigence d'une politique de recrutement et de création d'emplois. Pour nous, ce sont là les deux aspects d'une même question : comment travailler aujourd'hui dans de bonnes conditions ?

On ne peut pas continuer à considérer que la performance des entreprises ne passe que par la réduction de leurs charges de personnel, que ce soit sous forme de salaires ou sous forme d'emplois, et à l'augmentation de la productivité résultant d'une intensification du travail. C'est une mauvaise solution.

En revanche, nous pensons qu'une véritable amélioration des conditions de travail passe par la réduction de la durée du travail et la meilleure maîtrise de son temps par le salarié. Ce sont là des espaces de liberté importants. Cette maîtrise du temps de travail est un des aspects de l'égalité entre les sexes, notamment pour l'encadrement. Aujourd'hui, on constate que 12 % des femmes sont cadres et 19 % des hommes, alors que les femmes diplômées sont désormais plus nombreuses que les hommes. Il y a donc un réel problème d'organisation du travail à ce niveau-là et la réflexion menée à l'occasion de la réduction du temps de travail doit participer à cet effort en faveur de l'égalité professionnelle.

La question du stress se pose évidemment dans les situations où on n'a pas tenu compte de ce facteur. Il y a eu une aggravation des conditions de travail, dès lors qu'on a considéré qu'on pouvait réduire la durée du travail en faisant faire le même travail qu'auparavant, avec moins de temps et avec moins de gens. Mais, cette aggravation n'est pas imputable à la réduction de la durée du travail elle-même. Elle est imputable à la manière dont un certain nombre d'employeurs ont procédé.

S'agissant des résultats de notre enquête auprès des délégués à notre dernier congrès de la CGT, je répète que les opinions positives émanent en règle générale des entreprises où il y a eu une négociation et où un accord a été conclu. Mais, il est vrai qu'il y a beaucoup de réponses négatives, 20 %, et que 10 % des délégués estimaient que rien n'avait réellement changé.

Dans un certain nombre de cas, ces opinions tiennent au fait qu'on n'a pas négocié dans l'entreprise et qu'il y avait une application directe d'un accord de branche. Elles tiennent aussi à la manière dont l'accord de branche a été appliqué dans l'entreprise, notamment en ce qui concerne l'évolution des salaires et l'éventuelle remise en cause des acquis antérieurs. En particulier, l'appréciation portée sur le temps de travail effectif est un point important. De même, dans les entreprises où il n'y a pas eu de négociation et donc pas de réduction de la durée du travail, les salariés ont eu le sentiment que rien n'avait bougé. C'est là une situation que l'on rencontre malheureusement fréquemment. Les exemples sont nombreux, notamment dans la métallurgie. En effet, un grand nombre d'entreprises de cette branche, malgré un accord que nous n'avons pas signé, continuent à pratiquer les mêmes horaires qu'auparavant. Evidemment, les salariés, qui ont l'espoir de voir leur temps de travail réduit, mesurent une telle situation à l'aune de leurs espérances et leur déception est à la mesure de ces dernières.

M. le Rapporteur : J'imagine que vous avez exploité ce questionnaire et que vous vous êtes livré à une synthèse. Pourriez-vous verser ces éléments à la mission ?

M. Roland METZ : Nous ne sommes pas en état de faire cette synthèse. En effet, le questionnaire abordait beaucoup d'autres sujets. Les chiffres que j'ai donnés résultent du seul dépouillement effectivement réalisé. Pour le reste, les réponses sont exploitées au niveau des fédérations ou des entreprises elles-mêmes. De plus, une des difficultés auxquelles nous nous sommes heurtés est la très grande diversité des situations d'une branche à une autre. Il est apparu la nécessité d'avoir un langage commun, ce qui n'avait pas été possible au moment de l'élaboration du questionnaire. Cette absence de langage commun a donc rendu toute exploitation difficile en termes de quantification.

Qu'en est-il du processus de réduction de la durée du travail dans d'autres pays ? Certes, nous n'avons pas toujours à copier ce que font les autres. Or, en l'occurrence, ce sont les autres qui regardent ce que nous faisons. J'ai été frappé par ce que nous a dit la délégation sud-coréenne. Ce pays a engagé un processus de réduction du temps de travail et elle venait chercher un certain nombre d'éléments d'appréciation sur la façon dont les choses se sont passées chez nous. Nous avons observé la même attitude chez des collègues espagnols. Les questions de concurrence entre pays sont souvent mises en avant, mais on omet souvent de préciser que la question de la réduction du temps de travail et les avancées dans un pays peuvent avoir des retentissements dans d'autres pays. Dans ce sens, je pense que la réduction de la durée du travail restera, à l'échelle européenne, un élément fort sur lequel on reviendra. Le processus de révision de la directive européenne, qui va s'engager, mettra en présence les partenaires sociaux à l'échelle européenne et je ne doute pas que la question de la réduction du temps de travail émerge rapidement, dans les mois et les années à venir. Je pense que cette question comme facteur de progrès social chemine aujourd'hui.

Vous m'avez interrogé sur l'accroissement des congés de maladie qui serait lié avec la réduction du temps de travail. J'avoue ne pas disposer d'éléments syndicalement vérifiés sur ce point. En revanche, on peut constater que, dans un certain nombre de cas, la réduction de la durée du travail s'est effectuée avec remise en cause de certains acquis, notamment en ce qui concerne le décompte des congés ou la prise en compte des congés de maladie dans le temps de travail effectif. Toute la problématique autour du temps de travail effectif a été reposée dans les entreprises et dans les branches. Cette question pourrait faire l'objet d'une de nos propositions et mériterait d'être clarifiée, tant il est vrai qu'aujourd'hui les interprétations sont fortement divergentes.

Vous avez évoqué la baisse des actions de formation observée par un certain nombre d'organismes de formation. Sans jouer les prophètes, la négociation sur la formation professionnelle a probablement suscité un peu d'attentisme, mais le besoin de formation n'a certainement pas diminué et la réduction du temps de travail ne modifie pas sensiblement les choses. Je pense que les employeurs ont probablement vu, dans la négociation qui s'ouvrait, un moyen de compenser la réduction du temps de travail, en particulier en développant la formation hors temps de travail à travers l'utilisation des journées RTT. Nous déplorons, à cet égard, un recul par rapport à notre conception de la formation professionnelle, qui doit être dispensée pendant la durée du travail. C'est un des points qui va poser problème et sera probablement abordé dans les négociations à venir dans le cadre de l'accord interprofessionnel qui a été conclu. Mais, encore une fois, je ne crois pas qu'il s'agisse là d'un effet de la réduction de la durée du travail. La baisse observée en matière de formation tient plus probablement à l'attentisme, lié à la possibilité d'utiliser les jours de RTT pour la formation. En tout cas, si cette baisse devait se confirmer, nous nous efforcerons de l'atténuer ou d'y mettre un terme.

Vous avez évoqué la complexité du droit de la durée du travail. A mon sens, cette complexité ne caractérise pas seulement la loi, car les textes conventionnels sont, souvent, eux-mêmes extrêmement complexes. L'articulation loi-négociation, prévue par la loi Aubry II, était probablement heureuse dans sa conception, mais probablement très malheureuse dans sa mise en œuvre. En particulier sur des questions comme la rémunération, des orientations auraient dû être beaucoup plus clairement énoncées dès la première loi. La question du SMIC n'aurait pas dû être laissée en suspens comme elle l'a été et il aurait fallu la trancher immédiatement. En tout cas, telle était la position de la CGT, mais la responsabilité en incombait au législateur. Je dois dire que la montée au créneau des employeurs et du MEDEF, et les résultats, notamment sur la loi Fillon, ont encore ajouté à la complexité.

Quels remèdes ? Des débats sont actuellement engagés. La mission de M. de Virville vient de faire un certain nombre de propositions qui nous semblent, de ce point de vue, aller à l'inverse de l'objectif recherché. En tout cas, leur contenu nous pose beaucoup de problèmes. En effet, nous avions plaidé pour un retour à une vision très claire de la hiérarchie des normes, en limitant les possibilités de déroger à la loi, qui pourrait moins entrer dans les détails. A quoi bon affirmer un principe pour permettre ensuite qu'on y déroge ? Je pense qu'il y a de meilleures articulations à trouver.

Il y a probablement d'autres possibilités de simplification et nous avions fait des propositions dans le cadre de la mission, mais aucune n'a été retenue ni entendue. En revanche, j'observe que les propositions formulées par le MEDEF trouvent là un relais parfait. Une telle conception du dialogue nous soucie.

En ce qui concerne les propositions pour la réduction du temps de travail, l'urgence est double. Il conviendrait, d'une part, de régler rapidement la situation des entreprises de moins de vingt salariés. La seule manière de faire, c'est de créer les conditions pour que le droit commun des 35 heures et des heures supplémentaires s'applique le plus rapidement possible à ces entreprises. A défaut, c'est entrer dans un système inégalitaire et de confusion. Un grand nombre de petites entreprises, y compris de moins de dix salariés, ont joué le jeu. Il serait tout à fait anormal que les entreprises qui ont fait des efforts, qui ont finalement accepté de réfléchir à la réduction du temps de travail, qui ont trouvé des compromis acceptables soient, au bout du compte, pénalisées par rapport à celles qui n'ont fait aucun effort et qui ont attendu. L'attente est finalement payante puisque, sans faire aucun effort, ces entreprises bénéficient aujourd'hui d'allégements sans aucune contrepartie en termes de création d'emplois. C'est une situation proprement scandaleuse. La diminution des charges va atteindre jusqu'à 26 % du coût salarial, ce qui est considérable, avec ce que cela induit comme conséquences en termes de financement de la protection sociale et comme éléments de distorsion de concurrence entre les entreprises qui ont créé des emplois et ceux qui n'en ont pas créé.

En ce sens, nous estimons qu'il faudrait mettre à plat tout le dispositif d'allégement de cotisations et redéfinir un système de modulation des cotisations patronales qui permette de favoriser l'emploi, notamment par la modulation entre valeur ajoutée et masse salariale. C'est une des propositions que nous avons déjà eu l'occasion de faire.

Concernant le bilan de la flexibilité, force est de reconnaître que les employeurs ont utilisé cet outil un peu n'importe comment. D'ailleurs, la presse s'en est fait l'écho et certains employeurs reconnaissent qu'il y a beaucoup de difficultés à maîtriser la flexibilité, qui a été mise en place de manière idéologique, sans véritable besoin justifié et sans réelle contrepartie pour les salariés.

Il s'agit là d'une question importante. Encore une fois, au-delà de la quantité de travail, la question fondamentale est celle de la maîtrise par le salarié de son temps. Or, aujourd'hui, à travers le travail de nuit - qui sans être réellement imposé le devient, en raison de la pression sur l'emploi -, à travers l'annualisation, à travers le système des heures supplémentaires, on en arrive à créer des contraintes que les salariés ne peuvent pas assumer pleinement. Pour notre part, nous considérons que l'amélioration des garanties permettant aux salariés de maîtriser leur vie est impérative et n'est pas incompatible avec les besoins des entreprises. Bien négociées, ces souplesses n'imposent pas de dispositifs aussi lourds que ceux de l'annualisation et ne conduisent pas forcément à remettre en cause les garanties des salariés.

La question de la négociation et du mandatement a été posée. Il est vrai qu'un des aspects de la réduction de la durée du travail a concerné l'application du dispositif de mandatement, qui est repris d'ailleurs dans le projet de loi sur le dialogue social. Nous restons très réservés, pour ne pas dire plus, par rapport à ce dispositif de négociation. L'expérience a prouvé que, s'il a permis la conclusion d'un certain nombre d'accords, ces derniers étaient plus souvent la ratification de schémas patronaux que la conséquence d'un véritable dialogue entre représentants des salariés et employeurs. Il s'agit là d'une négociation déséquilibrée, qui n'est pas toujours pertinente.

Nous considérons que tant que ne seront pas levés un certain nombre d'obstacles à l'implantation syndicale, par exemple la levée des seuils pour constituer des sections syndicales, tant que nous aurons encore affaire à un patronat extrêmement frileux à l'égard de cette implantation syndicale - quelques affaires récentes démontrent qu'il reste encore largement hostile à celle-ci, alors qu'il prône paradoxalement la négociation d'entreprises -, il ne sera pas possible de trouver des solutions pertinentes dans d'autres formes de représentations.

En revanche, pour un certain nombre d'entreprises, la dimension territoriale de la négociation devrait permettre d'apporter une solution. De ce point de vue là, je regrette que les dispositions qui étaient prévues pour l'article L 132-30 du code du travail, s'agissant notamment de la négociation dans les entreprises de moins de 50 salariés, aient été supprimées dans le projet de loi et remplacées par une négociation, non plus ciblée sur ces entreprises, mais beaucoup plus informelle au plan territorial. Nous pensons qu'il y avait là, pourtant, un outil qui aurait pu être utilement utilisé pour la négociation dans les très petites entreprises.

Quelles évolutions pour la réduction de la durée du travail ? Nous pensons qu'il faut déjà tirer un premier bilan de ce qui vient de se faire et, de ce point de vue, nous considérons que vos travaux seront une contribution intéressante. Nous espérons, cependant, que les conclusions ne sont pas écrites d'avance et que les contributions des uns et des autres permettront d'y voir un peu plus clair. Nous attendons aussi que les dispositifs de suivi des accords se mettent en place.

Cela dit, nous considérons aussi qu'un certain nombre d'ajustements législatifs demeurent nécessaires. J'ai évoqué tout à l'heure la question du temps de travail effectif. Il en va de même pour la question de la durée maximale du travail, qui n'a pas été traitée dans le cadre de la première loi. Pour le reste, je pense que la négociation, si elle est de bonne foi, devrait permettre d'avancer encore sur la voie de la réduction de la durée du travail.

M. Alain MENNESSON : Pour ma part, je veux juste vous faire part d'une étude qu'a fait la fédération de la métallurgie. Elle porte sur un demi-million de salariés, c'est-à-dire environ 25 à 30 % des effectifs totaux, et sur des accords signés par la CGT, soit 632 accords concernant 167 entreprises et groupes. Nous avons étudié la question de l'évolution des salaires, celle de l'annualisation, de la formation, des jours RTT, etc.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie. Je vous rassure sur un point : les conclusions de la mission ne sont, évidemment, pas déjà écrites et toutes les contributions sont les bienvenues.