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Audition de Mme Michèle BIAGGI,
secrétaire confédérale de la Confédération générale du travail-Force ouvrière
(CGT-FO)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous accueillons Mme Michèle Biaggi, secrétaire confédérale de la CGT-FO, chargée de la négociation collective.

Avec votre venue, Madame, nous terminons les auditions de l'ensemble des partenaires sociaux. Nous avons souhaité que celles-ci puissent intervenir dans une deuxième phase de nos travaux, après avoir entendu un certain nombre d'experts, de responsables administratifs ou de chefs d'entreprise.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Vous nous direz votre sentiment sur les conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre dans les entreprises mais également dans le secteur public. Vous nous ferez part de vos éventuels regrets sur la méthode retenue - je fais allusion, bien sûr, à la primauté de la loi sur la négociation - et sur les contreparties à la réduction du temps de travail et leurs conséquences.

Partagez-vous le constat, qui a été dressé à plusieurs reprises devant nous, de la mise en place d'une société à deux vitesses, entre les salariés et les non-salariés, entre les salariés des grandes entreprises et les salariés des PME largement restées aux 39 heures, entre des salariés plutôt satisfaits et des salariés plutôt mécontents, regrettant une baisse de leurs revenus et souhaitant pouvoir travailler plus pour gagner plus. Bien évidemment, si votre organisation a des propositions à nous faire pour réduire ces multiples fractures, nous serons très heureux de les entendre.

Au-delà des 35 heures, vous nous direz comment vous voyez l'avenir du dialogue social et l'équilibre souhaitable, à vos yeux, entre la loi et la négociation.

Mme Michèle BIAGGI : Je vous présente d'abord mon assistante, Mme Lucile Castex, qui a travaillé avec moi sur les 35 heures. Son poste a été créé par notre confédération au moment de la mise en place des 35 heures. Elle est donc un exemple concret de la création d'emplois grâce à la réduction du temps de travail ! Je précise d'ailleurs que nous avons pérennisé ce poste sans obtenir aucune aide de l'Etat, car nous sommes très réservés sur les exonérations de cotisations.

S'agissant de la réduction du temps de travail, je rappelle d'abord que notre confédération, dès février 1995, demandait une négociation sur ce thème, pour arriver à une réduction du temps de travail négociée dans les entreprises afin d'éviter le couperet d'une intervention de la loi. Nous pensions, en effet, qu'il valait mieux que les partenaires sociaux se mettent d'accord avant et qu'ils demandent au gouvernement de légaliser ce qui avait été négocié.

En février 1995, le président du CNPF, M. Gandois, nous a répondu qu'il n'avait aucun mandat pour engager une telle négociation. Pour autant, les choses ne sont pas restées en l'état et, le 31 octobre 1995, deux accords interprofessionnels ont été signés : FO n'a signé que le premier, relatif à la réduction du temps de travail dans les branches et n'a pas signé le deuxième concernant la mise en place du système du mandatement. En effet, nous sommes hostiles à ce système et c'est probablement un des sujets qui nous a le plus gênés dans la réduction du temps de travail.

Donc, un accord a été conclu en 1995. Mais, très peu de branches l'ont mis en œuvre, faute de volonté de négocier de la part du CNPF. Ensuite est intervenue une première loi sur la réduction du temps de travail, la loi de Robien, qui prolongeait un dispositif de la loi quinquennale pour l'emploi de 1993 et qui permettait aux entreprises de bénéficier d'exonérations de cotisations sociales, à condition qu'elles réduisent le temps de travail.

Je ne reviens pas sur le dispositif, qui comportait un volet défensif et un volet offensif. Le résultat n'a pas été brillant. Quelques expériences ont été faites, mais elles ont été vite abandonnées au profit des lois Aubry.

Pour nous, la loi Aubry I avait un inconvénient majeur pour nous : le mandatement. En effet, le mandatement des salariés dans une entreprise a posé énormément de problèmes. Si les salariés avaient le sigle d'une organisation syndicale, ils n'avaient aucune formation et étaient très isolés. Ce système devait permettre de développer le dialogue social dans les entreprises. Aujourd'hui, on sait que cela n'a pas été le cas. La CGPME nous a confié qu'elle aurait préféré avoir des négociateurs qui savent ce qu'est une négociation, plutôt que des salariés qu'elle adressait souvent elle-même aux organisations syndicales pour qu'elles les mandatent.

Nous avons rencontré des situations extraordinaires. Il est arrivé que des employeurs nous téléphonent pour nous demander de mandater untel ou untel. Certains nous ont demandé le prix de la cotisation et ils se déclaraient disposés à la payer. J'ai moi-même reçu des chèques payés par l'employeur !

Autre exemple, un employeur dans les Hautes-Alpes nous a écrit un jour pour nous dire qu'il se mandatait lui-même et qu'il nous demandait de bien vouloir le valider par retour de courrier. De telles situations sont la conséquence des obstacles mis à l'implantation des organisations syndicales dans les entreprises.

Nous proposions à l'époque, et nous le proposons toujours, de supprimer le seuil de cinquante salariés pour pouvoir désigner un délégué syndical. Aujourd'hui, cela est impossible, sauf si on organise des élections de délégué du personnel et que ce délégué du personnel soit désigné délégué syndical. Je ne dis pas qu'il faut généraliser cette disposition, parce que sa mise en œuvre serait difficile dans les petites entreprises de moins de dix salariés. Il faut être réaliste et il n'est pas possible de faire du dialogue social de cette manière-là. Mais, il s'agirait au moins de permettre, dans beaucoup d'entreprises où il n'y a pas d'implantation syndicale, de désigner un délégué syndical qui, lui, a vocation à représenter l'organisation syndicale et à négocier dans l'entreprise.

Il faut reconnaître aussi que les accords qui ont été signés par des salariés mandatés sont moins favorables que ceux négociés par des délégués syndicaux.

En matière de dialogue social, notre organisation a voulu privilégier la branche. Nous estimons qu'elle est le niveau où l'on doit négocier, pour que tous les salariés d'une même branche aient les mêmes garanties. Quitte ensuite à ce qu'au niveau de l'entreprise, il y ait également une négociation pour améliorer l'accord de branche. Nous sommes tout à fait d'accord sur ce point.

Nous avons incité nos organisations de branches à demander la négociation et à y participer. La chose a été difficile, car pour négocier il faut être au minimum deux. Or, les patrons, souvent, en ont profité pour réviser, voire dénoncer, les accords et imposer un peu plus d'annualisation et de flexibilité. Cette attitude a posé de sérieux problèmes dans certaines entreprises. Par exemple, dans le cas d'un travail en 3 x 8, des couples se sont plaint que le système mis en place interdisait toute vie commune, car ils ne parvenaient plus à se voir.

En outre, il y a eu la modération salariale, sur deux ou trois ans, voire des gels de salaire ou même, dans le secteur sanitaire, une baisse de la rémunération. Cette diminution n'a été acceptée que par un seul syndicat, et a atteint jusqu'à 2 % pour une année. Une telle baisse est difficile à admettre dans la mesure où, quand on prend du retard pendant un, deux ou trois ans, il est difficile ensuite de rattraper.

Il y a également eu le problème du SMIC, avec la multiplication des garanties mensuelles. On devait ainsi arriver à sept garanties mensuelles, ce qui commençait aussi à poser d'énormes problèmes. Les salariés étaient payés au SMIC, mais de façon différente en fonction du moment où leur entreprise était passée aux 35 heures. La différence pouvait atteindre plus de 50 euros par mois, ce qui n'est pas négligeable à de tels niveaux de salaires.

En ce qui concerne les créations d'emplois, le chiffre de 300 000 a été avancé. S'il est incontestable que des emplois aient été créés, nous aurions aimé que ce soit des emplois pérennes et à temps complet, ce qui n'a pas toujours été le cas. En outre, les emplois, qui devaient être créés, devaient l'être sur les mêmes postes que ceux des salariés concernés par la réduction du temps de travail. Or, on s'est aperçu que si des recrutements se faisaient dans certaines entreprises, ils ne l'étaient pas forcément sur les mêmes postes et donc, pas au même salaire.

La tendance a aussi été parfois de continuer à creuser des écarts entre les hommes et les femmes. En effet, les emplois à temps partiel et les contrats à durée déterminée sont, dans les trois quarts des cas, pourvus par des femmes, qui n'ont pas d'autre solution. Ainsi, on aurait pu imaginer que, dans la grande distribution, le volume d'heures dégagé sur l'ensemble du personnel à temps complet aurait permis d'augmenter les heures effectuées par les caissières à temps partiel, afin qu'elles puissent augmenter leur salaire. Ce n'est pas ce qui a été fait.

II y a également le problème de l'hôtellerie et des cafés-restaurants, secteur où l'on est passé de 43 heures à 39 heures, mais jamais à 35 heures.

Disons-le aussi clairement, après les deux lois Aubry, la loi Fillon est venue, au début 2003, contrecarrer l'ensemble, avec l'assouplissement des 35 heures et la modification du régime des heures supplémentaires. Cela a bloqué complètement les négociations, qui sont en panne ou presque.

Aujourd'hui, c'est un peu plus de 8,5 millions de salariés du secteur privé qui sont passés aux 35 heures et près sept de millions qui n'y sont pas passés. Théoriquement, ils devraient bénéficier d'un complément de rémunération en heures supplémentaires entre la 36ème et la 39ème heure. Mais souvent, cela ne se fait pas parce que les employeurs ne respectent pas la législation. Des salariés travaillent encore jusqu'à 40 heures, 42 heures, 43 heures de travail par semaine, avec un salaire qui est, quelquefois, resté au niveau du SMIC.

Voilà pour les aspects négatifs. Mais, il y a quand même quelques aspects positifs.

Il y a eu de véritables créations d'emplois. Lorsque la mise en place du dispositif a pu se faire correctement, la réduction du temps de travail fonctionne maintenant de manière satisfaisante. Des salariés peuvent effectivement bénéficier de jours de RTT, en fonction de leur durée effective de travail.

A la confédération, par exemple, nous avons procédé à une réduction du temps de travail par demi-journée, puisque notre personnel travaille 37 heures par semaine. Nous avons décidé d'installer un instrument de mesure du temps.

Il est donc des endroits où le dispositif a très bien marché et d'autres où cela n'a pas marché du tout, avec des conséquences sur les salaires, sur la flexibilité, sur les heures supplémentaires et sur les vies personnelles.

Le problème des cadres et assimilés doit être abordé. Malheureusement, nous avons vu toute une série de salariés accéder à la maîtrise, alors que leur travail ne le justifiait absolument pas et leur temps est passé en forfait-jours, alors qu'on aurait pu très bien s'en dispenser, contrôler leurs horaires de travail et les faire récupérer. Il est aussi beaucoup d'entreprises où la récupération des heures se fait difficilement parce qu'on n'a pas embauché.

Les exonérations de cotisations posent beaucoup de problèmes pour Force ouvrière. Elles devaient aller dans le FOREC, qui n'a pas complètement compensé ces exonérations pour la sécurité sociale. Alors qu'aujourd'hui, l'assurance maladie est encore en déficit, on est en droit de se poser quelques questions sur les conséquences des insuffisances de compensation. Dès lors, il peut en résulter certaines conséquences sur la protection sociale, avec le risque d'une réduction des dépenses de santé qui aura inévitablement des conséquences sur la capacité des gens qui ont peu de revenus de se soigner. C'est dommage !

Nous ne voudrions pas que le système soit bloqué, alors qu'il l'est d'une certaine manière. Il ne faudrait pas, non plus, qu'il fasse l'objet d'un retour en arrière et qu'on remette les gens à travailler 39 heures, alors qu'ils bénéficient d'accords de réduction du temps de travail qui marchent. Il faut positiver ! Il faut dire que, pour les 8,5 millions de salariés concernés, les choses se sont à peu près bien passées.

Un petit mot sur la fonction publique. J'oserai dire que là, « c'est le bazar ». Qu'avons-nous observé ? Dans certains endroits, il y a eu une ouverture plus longue au public, sans qu'il n'y ait véritablement de compensations. Il n'y a pas eu de compensation de salaires et il n'y a pas eu de créations de postes, puisque la fonction publique continue à en supprimer. Nous ne pouvons donc pas dire qu'il s'agit d'une vraie avancée dans la fonction publique.

Nous avons vu apparaître, à la faveur des 35 heures dans la fonction publique, une négociation établissement par établissement, ce qui pose le problème de l'unicité du statut de la fonction publique qui a commencé à être attaquée. Par exemple, s'agissant de la Poste, les bureaux de poste ne fonctionnent pas tous de la même manière. Il en va de même pour les hôpitaux. De même pour les services du Trésor avec des ouvertures au public qui sont différentes en fonction des implantations géographiques. Nous avons aussi des exemples de préfectures et de sous-préfectures qui ont été confrontées aux mêmes problèmes.

J'en viens à la réforme sur le dialogue social qu'engage M. Fillon. Pour nous, le projet de loi comporte deux points dangereux et gênants. D'une part, la notion d'accord majoritaire. D'autre part, la possibilité de conclure des accords dérogatoires et la suppression du principe de faveur.

Je l'indiquais au début de mon propos, pour nous, il s'agit d'abord de négocier dans les branches et ensuite d'améliorer le résultat obtenu au niveau de l'entreprise. Tel est le principe jusqu'à maintenant. Or, à partir du vote du projet de M. Fillon, il y aura la possibilité de conclure des accords d'entreprises qui dérogeront aux accords de branche. Or, la réduction du temps de travail faisant partie des thèmes négociables, j'ai bien peur qu'on en arrive à des situations difficiles.

Je prends l'exemple du treizième mois, qui est toujours de nature conventionnelle. Il se décide dans la branche et ensuite il est amélioré dans l'entreprise. Imaginez la situation dans laquelle l'employeur convoquera les syndicats pour leur dire que, soit il donne le treizième mois cette année, soit il supprime dix emplois. Que croyez-vous que vont faire les syndicats ? Ils voudront conserver les emplois et donc signer un accord dérogatoire. Ils seront contraints à le faire, étant donné la situation de l'emploi. Je pense que les choses se passeront de même pour la réduction du temps de travail.

Nous sommes donc résolument opposés à cette loi. Nous l'avons dit à M. Fillon plusieurs fois et nous l'avons dit devant les commissions de l'Assemblée nationale et du Sénat. Nous espérons que cette loi n'ira pas jusqu'au bout dans son état actuel.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Au vu des effets négatifs de l'application des 35 heures que vous avez relevés, ne pensez-vous pas que la négociation, et non la voie législative, eut été mieux adaptée branche par branche en matière d'organisation du travail et donc de durée du travail ? C'est une question importante. Vous avez eu raison de lier la réduction du temps de travail, telle qu'elle a été gérée par la loi, et la nécessité de relancer le dialogue social. Je voudrais avoir votre sentiment sur ce point.

Ma deuxième question concerne le mandatement. Si ce n'est pas la bonne option, quelle est-elle ? Je ne pense pas les syndicats soient en mesure aujourd'hui de couvrir l'ensemble des entreprises françaises. Pourriez-vous nous dire quelle option pourrait être retenue pour pouvoir nouer des négociations dans de bonnes conditions.

M. Yves BOISSEAU : Madame, vous avez présenté l'augmentation du travail à temps partiel comme un aspect négatif des conséquences de la loi. Je trouve ce point de vue quelque peu curieux. En effet, en particulier dans toutes les petites entreprises, on sait très bien qu'on ne pouvait pas compenser une perte d'heures de 10 % par la création d'un emploi à temps complet. On fait nécessairement appel à du temps partiel, ce qui permet d'employer plus de personnes, ce qui me semble une bonne chose. Quel est votre sentiment à cet égard ?

Ma deuxième question concerne le phénomène de délocalisation ou de désindustrialisation de notre pays. On sait très bien que ce ne sont pas les 35 heures qui l'ont provoqué, car il avait commencé bien avant. Malheureusement, l'arrivée des 35 heures a été une nouvelle raison d'augmentation des coûts, ce qui n'a fait qu'amplifier ce phénomène. Quelle est votre opinion sur cette question ?

M. Maurice GIRO : Chaque fois qu'on a donné l'occasion au personnel de choisir, qu'il s'agisse des entreprises privées ou des collectivités locales, la plupart du temps il a émis le souhait d'avoir des jours de congés supplémentaires plutôt que de passer effectivement à 35 heures hebdomadaires. Autrement dit, il préférait maintenir le nombre d'heures qu'il faisait jusque-là.

Nous constatons ainsi qu'il existe désormais un grave problème dans l'entreprise, lié à l'impossibilité de pouvoir travailler d'une façon dynamique. A chaque période de vacances scolaires, il manque du monde. Or, il n'est pas possible d'embaucher du personnel supplémentaire parce que ces absences ne sont pas constantes et se situent à des moments bien déterminés, bien souvent toujours aux mêmes périodes. De là les difficultés de gestion pour l'entreprise et peut-être aussi un certain stress pour ceux qui ne partent pas lors des vacances scolaires et sont obligés de travailler beaucoup plus pour maintenir le fonctionnement de l'entreprise.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : S'agissant de la création d'emplois, induits par la législation sur la réduction du temps de travail, vous avez dit que le nombre des créations d'emplois avancé - 200 000 à 300 000 - était différent de ce qui avait été annoncé au départ. A votre sens, l'annonce était-elle exagérée ou y avait-il une erreur de diagnostic sur le nombre d'emplois que pouvait induire cette mesure ?

Ma deuxième question a trait aux horaires d'ouverture, notamment des services publics. Je rejoins à cet égard ce que vient de dire M. Giro. Il y avait déjà avant les 35 heures, me semble-t-il, dans un certain nombre de secteurs - les bureaux de Poste et les perceptions, entre autres - des horaires d'ouverture très restrictifs, particulièrement pénalisant pour les usagers qui devaient viser juste. Est-ce que les 35 heures ont permis une amélioration ou, au contraire, induit une aggravation de la gestion de ces services publics à l'égard des usagers, qui ont leurs propres contraintes d'emploi du temps ?

Enfin, vous avez évoqué le fait que votre propre centrale n'avait pas souhaité bénéficier des mesures d'aides. Que pensez-vous du fait que les entreprises publiques, la SNCF notamment, étaient exclues du bénéfice de ces d'aides ?

Mme Michèle BIAGGI : La réduction du temps de travail aurait pu être une belle aventure, mais on n'est pas allé jusqu'au bout !

M. le rapporteur, vous posez le problème du rapport de la loi et du contrat. Nous sommes toujours favorables à ce qu'il y ait, d'abord, une négociation avant que la loi ne s'empare de ses résultats. Force ouvrière souhaitait une telle démarche, mais celle-ci n'a pas débouché puisque le CNPF, et ensuite le MEDEF ne nous ont pas facilité la tâche.

M. le Rapporteur : Je souhaite avoir une précision car c'est un point très important. Vous dites que vous préférez la négociation à la loi. Est-ce que vous seriez favorable à un mécanisme qui permettrait d'éviter l'intervention de la loi et qui ferait en sorte que le dialogue social soit producteur de normes, au même titre que le Parlement, dans un certain champ à préciser ? J'ai cru comprendre que c'est ce que prévoit la position commune de juillet 2002 !

Mme Michèle BIAGGI : Nous avons signé effectivement cet accord, qui concluait une négociation qui a duré dix-huit mois, et qui a été entamée sur l'injonction du MEDEF, dans le cadre de la refondation sociale. C'est un cadre un peu figé, qui ne permet pas à la négociation d'évoluer de manière satisfaisante.

Nous sommes favorables à la négociation entre les partenaires sociaux sur un certain nombre de questions, mais il nous semble quand même qu'il faut un contrôle de légalité. Or, il n'y a que l'Etat qui peut exercer ce contrôle. C'est pour cela que la procédure d'extension des accords et la reprise des accords dans le code du travail nous conviennent très bien.

Faire des accords interprofessionnels, qui ne seraient suivis que par les partenaires sociaux, nous semble un peu dangereux. Je ne suis pas sûre que nous continuerions aujourd'hui sur cette voie-là. Je pense qu'il faut que nous gardions la possibilité de négocier et, ensuite, il faut une autorité incontestable pour garantir que les accords seront bien appliqués.

Déjà, toutes les dispositions prévues par la loi ont du mal à être appliquées ! A fortiori, qu'en serait-il s'il n'y avait pas de contrôle de légalité ? Cela n'irait pas plus loin, comme pour l'accord du 31 octobre 1995 sur la réduction du temps de travail. Il n'a absolument pas fonctionné.

Je rappelle aussi que nous sommes d'accord pour que la négociation s'exerce au niveau interprofessionnel mais, pour nous, elle est beaucoup plus importante au niveau de la branche car nous estimons qu'à ce niveau les négociateurs savent de quoi ils parlent. Les branches sont spécifiques. Il est clair qu'on ne négocie pas dans la chimie comme on négocie dans le bâtiment ou dans le secteur sanitaire. Il vaut mieux que ce soit des spécialistes connaissant bien le secteur, y compris pour la partie patronale, qui négocient.

Sur le mandatement, je dis que c'est un danger. Je rappelle donc que, parmi les revendications de Force ouvrière, il s'agirait de supprimer le seuil de cinquante salariés dans les entreprises pour pouvoir désigner des délégués syndicaux. Je ne dis pas que ce doit être une obligation parce que, y compris aujourd'hui dans les entreprises de plus de 50 salariés, il n'y a pas forcément de délégués syndicaux partout. Mais il faudrait ouvrir cette possibilité pour, justement, éviter le mandatement et pour avoir des salariés qui ne soient pas sous l'emprise de l'employeur.

Au tout début du mandatement, j'avais appelé les salariés mandatés les « salariés kleenex » ! Ils n'avaient aucune protection. Il a fallu que nous fassions un recours, que nous avons gagné, pour obtenir celle-ci. Dans certaines entreprises, il est arrivé que des salariés soient convoqués le matin par l'employeur pour se faire mandater. Force ouvrière les a mandatés et, le soir même, nous apprenions qu'ils avaient été licenciés, parce qu'ils n'étaient pas d'accord avec le patron sur ce qu'on voulait leur faire signer. C'est quand même grave !

Il faut dire aussi que le mandatement permet d'éviter à l'employeur de laisser s'implanter une véritable structure syndicale dans l'entreprise. C'est donc une manière de contourner les organisations syndicales et de mettre les salariés un peu pieds et mains liés dans les mains de l'employeur, parce qu'ils n'ont pas beaucoup de marge de manœuvre.

A Force ouvrière, nous avions mis en place un double mandatement, avec un véritable mandat de négociation. Nos unions départementales ont préféré faire les choses sérieusement et accompagner les salariés mandatés tout le long de la négociation. Si nous n'arrivions pas à obtenir un résultat correct pour les salariés de l'entreprise, nous ne donnions pas le mandat de signature.

Enfin, j'ai pour ma part une vieille revendication, toute simple et apparemment toute bête, mais que les employeurs ne veulent pas satisfaire : apposer un panneau d'affichage dans l'entreprise avec l'adresse de toutes les unions départementales syndicales du département. Il faut qu'au moins les salariés sachent qu'elles existent et qu'ils puissent éventuellement les contacter.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : C'est un peu basique !

Mme Michèle BIAGGI : Je sais, mais c'est le premier doigt dans un engrenage et c'est pourquoi les employeurs ont du mal à l'admettre. Mais quand on prétend développer le dialogue social, il faut y mettre les moyens des deux côtés.

Il faut être clair, la refondation sociale du MEDEF n'est que l'injonction de M. Sellière aux partenaires sociaux de venir se mettre autour de la table. Nous avons essayé, par la négociation, de bloquer un certain nombre de choses. Mais, je vous invite à vous reporter aux textes de l'époque : il s'agissait uniquement de la volonté patronale d'une négociation d'entreprise qui écartait complètement les organisations syndicales et faisait disparaître le contrat de travail à durée indéterminée, pour laisser place au contrat de travail à durée déterminée de cinq ans. Malheureusement, j'ai l'impression que la commission de M. de Virville revient avec des propositions de cette nature.

S'agissant du temps partiel, nous n'y sommes pas opposés, à condition qu'il s'agisse du temps partiel choisi. Or, aujourd'hui, nous sommes toujours largement en présence d'un temps partiel subi. Ce sont les catégories les plus fragiles qui le subissent : les femmes, qui sont souvent seules, et les jeunes, qui sont à la recherche d'un premier emploi. S'il est choisi, il n'y a aucun problème. Nous connaissons des salariés qui ont choisi le temps partiel et il y en a même qui ont choisi l'intérim, car c'est une formule qui leur convient bien. Nous respectons ces choix, mais il ne faut pas que ce soit seulement un mode de gestion de l'entreprise ou une variable d'ajustement des emplois.

Quand il y a beaucoup de salariés dans une entreprise, le temps dégagé par la réduction du temps de travail représente plusieurs équivalents de temps plein. Je pense qu'on aurait donc pu embaucher dans beaucoup d'entreprises. Le temps partiel reste, aujourd'hui, une solution de facilité pour les employeurs.

Les délocalisations, fermetures et fusions d'entreprises ne sont pas le fait des 35 heures, mais bien de la mondialisation. Aujourd'hui, il y a de moins en moins de patrons en tant que tels. On en trouve à la CGPME, à l'UPA, à l'UNAPL, mais plus au MEDEF. Les dirigeants de grands groupes viennent quelquefois des Etats-Unis. Je pourrais vous citer le cas de comités d'entreprise ou de comités de groupe, pour lesquels tous les documents étaient rédigés en anglais parce que le PDG était anglais ou américain. Comment voulez-vous qu'un salarié puisse discuter dans un tel contexte.

Je le répète, les délocalisations ne sont pas dues aux 35 heures mais bien à la volonté de délocaliser, dans la mesure où le coût du travail est moins cher ailleurs. Mais, ce mouvement finira par s'arrêter. En effet, petit à petit, beaucoup de choses se passent dans les pays en voie de développement en matière de droit du travail, de conditions de travail, d'hygiène et de sécurité. Pour notre part, nous y travaillons sur le plan international et le Bureau international du travail y travaille aussi largement.

La formation et la protection du personnel sont essentielles. Regardons le nombre d'accidents du travail qu'il y a en Inde, en Malaisie, au Maghreb ou dans les pays de l'Europe de l'Est aujourd'hui. Pour avoir travaillé sur la Bulgarie et la Roumanie, pays aujourd'hui candidats à l'entrée à l'Union européenne, je constate les conditions de travail proposées par les grandes entreprises françaises présentes. Je vous assure que, parfois, j'ai honte d'être française quand je vois les conditions de travail et le niveau de rémunération proposés.

La délocalisation est donc surtout due à cette volonté des employeurs de payer le moins cher possible le coût du travail et de le faire baisser.

Je rappelle que, pour l'année 2002, les allègements de charges s'élèvent à 16 milliards d'euros. Il est indéniable que les entreprises ont ainsi bénéficié d'un apport de trésorerie conséquent. Or, ces aides étaient destinées à compenser les 35 heures et non pas à délocaliser ou à payer les travailleurs encore moins cher ailleurs. Souvent, les 35 heures ne sont qu'un alibi.

M. Giro, vous avez posé la question des journées de RTT, prises sous la forme de jours de congés consécutifs. Souvent, il est vrai que les gens essaient de partir pour les vacances scolaires. Y a-t-il quelque chose d'illégitime à ce que des parents partent avec leurs enfants en vacances ?

M. Maurice GIRO : Pas du tout !

Mme Michèle BIAGGI : En fait, ce n'est qu'un problème de gestion prévisionnelle des emplois dans l'entreprise.

M. Maurice GIRO : Essayez d'en convaincre les chefs d'entreprise...

Mme Michèle BIAGGI : On le leur dit. D'ailleurs, lors des négociations sur les restructurations, nous insistons sur la nécessité de mettre en place une gestion prévisionnelle des emplois. Pour les entreprises qui ont mis en place l'annualisation, il n'y a pas de problème, les périodes de vacances sont simplement un peu neutralisées.

M. Maurice GIRO : Dans les collectivités locales, nous n'avons pas eu le choix. Ou nous augmentions l'impôt pour embaucher ou alors nous acceptions de diminuer le temps de service, pénalisant ainsi l'accueil des usagers.

Dans les collectivités locales, le personnel a voulu rester aux 37 heures. Les salariés ont donc des jours de récupération. Aujourd'hui, il arrive souvent qu'un maire soit dans l'impossibilité d'organiser une réunion de travail avec des chefs de service et des responsables, pendant les vacances scolaires, du fait de l'importance des absences. C'est la même chose dans les entreprises, qui ne peuvent embaucher si elles veulent rester compétitives.

Mme Michèle BIAGGI : Il faut embaucher ! Les exonérations de cotisations ont été faites pour embaucher. Il est vrai qu'elles n'existent pas pour les collectivités locales.

M. le Rapporteur : Vous indiquez que l'annualisation permet, ou devrait permettre, une gestion fine des effectifs. Mais justement, l'annualisation du temps de travail a été perçue négativement par les centrales syndicales.

Mme Michèle BIAGGI : Tout à fait ! Nous sommes contre l'annualisation. Nous nous sommes battus contre elle et contre l'annualisation des salaires. Cette dernière est plus grave, parce que quand on annualise les salaires, on fait disparaître un certain nombre de primes.

Je voulais simplement dire que, dans les entreprises où l'annualisation a été mise en place, le problème ne devrait pas se poser. L'annualisation a été présentée comme la panacée à ce type de situation.

M. Giscard d'Estaing, les prévisions de créations d'emplois sur cinq ans étaient parfaitement réalisables, si les emplois avaient été effectivement créés au rythme auquel ils auraient dû l'être. Il est vrai que nous ne croyions pas vraiment au partage du travail, parce que les entreprises n'embauchent que quand elles en ont besoin. Je reste persuadée que les choses n'ont pas changé de ce point de vue là.

Pour ce qui est des horaires d'ouverture des services publics, il est vrai que dans certains endroits la situation est très difficile, en milieu rural par exemple. Mais aujourd'hui, on les ferme de toute façon ! C'est le cas des bureaux de poste, puisque c'est le boulanger maintenant qui va distribuer le courrier. Bientôt, il distribuera les médicaments et tous les autres produits ! Il y a des réductions d'effectifs dans la fonction publique et je ne suis pas sûre que la décentralisation va arranger les choses. C'est un véritable souci pour nos camarades de la fonction publique.

Pour ce qui est des exonérations, effectivement la SNCF n'était pas dans le champ d'application des aides de l'Etat. C'était une décision de l'Etat. J'avoue que je n'en connais pas vraiment la raison.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

Audition de M. Raymond SOUBIE,
président-directeur général d'Altedia

(Extrait du procès-verbal de la séance du 21 janvier 2004)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous accueillons aujourd'hui M. Raymond Soubie, président-directeur général d'Altedia.

M. Soubie, nous avons le plaisir de vous accueillir dans le cadre des travaux de notre mission, qui est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Dans cette perspective, votre activité de consultant et vos travaux de spécialiste des questions sociales font de vous un observateur particulièrement averti des conséquences économiques et sociales des 35 heures. Vous nous direz quel est votre sentiment sur les conditions dans lesquelles les 35 heures ont été mises en œuvre, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public.

Nous aimerions bien sûr que vous nous fassiez part de vos observations sur la méthode retenue - la primauté de la loi sur la négociation - ainsi que sur les contreparties à la réduction du temps de travail et leurs conséquences. Nous aimerions savoir si vous partagez le constat, qui a été dressé à plusieurs reprises devant nous, de la mise en place d'une société à plusieurs vitesses, entre les salariés et les non-salariés, entre les salariés des grandes entreprises et les salariés des PME restés largement aux 39 heures, entre des salariés plutôt satisfaits et des salariés qui ont pu subir une baisse de leurs revenus et qui souhaitaient travailler plus ? Quelles sont, selon vous, les pistes envisageables pour réduire ces multiples fractures ?

M. Raymond SOUBIE : Mme la Présidente, la société de conseil, que je préside, a eu, en effet, à connaître la problématique des 35 heures dans un grand nombre d'entreprises, grandes ou moyennes, moins cependant dans les petites qui font peu appel à nous.

J'évoquerai d'abord quatre questions liées aux 35 heures.

Première question, la manière dont cette affaire a été menée par le gouvernement - intervention de la loi et négociations dans les branches et dans les entreprises - a-t-elle été ou non exemplaire pour les relations sociales en France ? En clair, quels sont les acquis et quelles sont les questions qui peuvent poser problème au regard du dialogue social ?

La deuxième question est celle de l'emploi. Je rappelle que cette politique a été menée, en 1997, au nom de l'emploi. Quid donc de ses conséquences sur l'emploi ? Que s'est-il passé ? Quelle leçon peut-on en tirer pour l'avenir ?

La troisième question ne porte pas sur le terrain de l'emploi mais, plus largement, sur celui du progrès social. Qui a le plus bénéficié des 35 heures dans notre pays ? Question un peu différente : ceux qui en ont bénéficié en ont-ils eu vraiment conscience ?

Enfin, on évoque la valeur travail. L'arrivée des 35 heures, dit-on souvent, lui a porté atteinte. Qu'en est-il ? Pour ma part, je dirai ce que j'en pense à partir d'enquêtes qui sont menées ou qui ont été menées, ces derniers mois ou ces dernières semaines, dans un certain nombre de sociétés sur la perception qu'ont les salariés de la valeur travail et sur l'évolution de cette perception.

Première question, quelle est l'incidence des 35 heures sur la politique des relations sociales et, plus précisément, de quelle manière la réforme a-t-elle été conduite ?

Il y a eu pour les relations sociales une série de points positifs que je veux rappeler ici.

Premier point positif, bien que la réforme ait été « décrétée », si je puis dire, par la loi, elle a renvoyé à la négociation collective pour sa mise en œuvre, non pas au niveau interprofessionnel mais à celui des branches et à celui des entreprises. Il faut constater que pendant les quelques années d'application - entre les lois Aubry I et Aubry II et après la loi Aubry II - il y a eu beaucoup de négociations de branche et beaucoup plus encore de négociations d'entreprise. Plus de 10 000 accords ou conventions d'entreprise ont été conclus. Cela signifie, comme dirait M. de La Palice, qu'il y a eu plus de 10 000 endroits dans lesquels ont été menées des négociations qui ont abouti à des accords. Cette phase de négociation intensive a donc été globalement favorable à la négociation collective.

Beaucoup de ces négociations étaient des négociations d'entreprise. Au fond, la loi Aubry a mis l'accent sur la négociation d'entreprise. En outre, et sans entrer dans les détails juridiques, elle a permis à des accords d'entreprise de déroger à la loi, comme d'ailleurs l'avait permis en 1982 une des lois Auroux. A l'heure où l'on parle aujourd'hui des projets sur le dialogue social, projets très critiqués, je rappelle que les textes récents qui ont mis l'accent sur les négociations d'entreprise, et qui ont permis des dérogations, sont les lois Aubry sur la durée du travail. C'est un point qu'il faut rappeler, et qui, à mes yeux, est positif.

Je veux mettre l'accent sur un autre point positif, ou du moins qui l'a été un temps, dans les négociations qui ont été menées. C'est le lien entre les sujets sociaux - la mise en œuvre des 35 heures dans l'entreprise et dans la branche - et les sujets économiques, à savoir notamment les gains de productivité. Autrement dit, dans beaucoup d'entreprises, ces négociations ont porté non seulement sur le social, mais aussi sur l'organisation du travail et sur l'économique.

J'ai dit qu'il y avait eu deux phases. En effet, il est très clair - et nous l'avons bien vu directement - que la période la plus réussie a été celle comprise entre la loi Aubry I et la loi Aubry II. C'est normal, parce que les entreprises n'étaient pas contraintes de négocier à ce moment-là du processus. Ce sont les entreprises, qui étaient volontaires pour négocier, qui l'ont fait. Or, celles qui étaient volontaires pour négocier étaient celles qui étaient le plus prêtes à le faire et ce, à la fois sur le temps de travail et sur l'organisation du travail. C'est ainsi qu'il y a eu, dans une série d'entreprises, de véritables discussions avec les organisations syndicales sur l'organisation du travail et sur son assouplissement. C'est là un point fondamentalement positif.

En face de ces points positifs, à mon sens, deux points négatifs forts se détachent.

Premier point négatif, la première étape n'a pas été réussie comme elle aurait dû l'être. Je m'explique. On se souvient qu'à l'automne 1997, s'est tenue une conférence tripartite entre l'Etat, les syndicats et le patronat. Le patronat était convaincu, le jour de cette conférence tripartite, qu'il n'y aurait pas de loi et que le gouvernement était d'accord, conformément à une pratique courante dans les relations sociales en France, pour laisser un temps aux partenaires sociaux pour négocier au plan national. Ensuite, s'ils ne se mettaient pas d'accord, interviendrait « le gourdin », c'est-à-dire la loi. Or, en fin de réunion, le patronat s'est aperçu que telle n'était pas l'intention du gouvernement. D'où, la rupture qui s'est produite ; d'où la démission de M. Jean Gandois ; d'où le démarrage dans un très mauvais climat des relations avec le patronat.

A ce stade, une vraie question peut être formulée. Pourquoi le gouvernement a-t-il fait cela alors qu'il était de son intérêt de ne pas le faire ? La raison est très simple ! C'est parce que le Premier ministre, Lionel Jospin, avait annoncé dans son discours de politique générale qu'il déposerait un projet de loi, avant le 31 décembre 1997. En fait, c'est cela qui a pesé sur l'ensemble de la procédure et l'a fait basculer vers la voie législative.

Mais la première loi, je vous le rappelle, était une loi incitative. C'est la deuxième loi qui a été réellement contraignante. Le problème, c'est qu'il n'y a pas énormément d'entreprises qui ont négocié entre la première et la deuxième loi, parce que le patronat était bloqué pour les raisons précédemment indiquées. C'est donc ainsi, que la mécanique s'est enclenchée vers un système législatif.

Ainsi, les négociations, dont j'ai parlé tout à l'heure pour m'en louer, ont quand même eu lieu sous forte contrainte législative. Pour ma part, je pense qu'il aurait été mieux de laisser les partenaires sociaux négocier et leur dire que, faute d'accord dans les six mois, une loi serait alors élaborée. Ils auraient été alors davantage impliqués dans l'ensemble du dispositif.

Ma deuxième critique ne portera pas uniquement sur la loi Aubry II mais sur beaucoup de textes, même si la loi Aubry II en est le summum. Permettez-moi à cet égard de paraphraser le propos de Disraëli sur l'affaire des Détroits : « Il y a trois personnes qui ont compris quelque chose à cette affaire : lord Palmerston qui est mort, un diplomate danois qui est devenu fou et moi qui l'ai oubliée... » De même, le droit du travail est d'une telle complexité que tout le monde a, y compris parmi des juristes avertis dont c'est le métier, à un moment ou à un autre, été pris de troubles graves de compréhension de ce texte, techniquement affreusement compliqué.

Certes, beaucoup de textes législatifs sont compliqués et, en ce lieu, ma critique restera mesurée. Mais, la loi est allée beaucoup trop loin dans les détails. Par exemple, s'agissant de la définition du temps de travail effectif, elle a voulu cerner cette notion et distinguer ce qui est effectif et ce qui ne l'est pas. Or, il eût bien mieux valu renvoyer cette distinction à la négociation. Il en allait de même pour les astreintes et autres. Bref, la loi est entrée dans un degré de détails qui, à mon avis, auraient relevé parfaitement de textes réglementaires et, encore mieux, d'accords conventionnels. Cela a constitué un handicap considérable.

Dernière remarque, nous en sommes pourtant encore à une étape bénie. Je veux dire par là que la jurisprudence ne s'en est pas mêlée. La Cour de cassation n'a eu encore à connaître d'aucun contentieux d'application des lois Aubry. Le jour où elle commencera à le faire, je ne pense pas que ce sera dans le sens d'une simplification. Aujourd'hui, le droit de la durée du travail est donc affreusement compliqué, mais il est à mon avis relativement simple par rapport à ce qu'il deviendra dans quelques années.

En résumé, je crois qu'il y a des apports très positifs, mais que le lancement de la réforme n'a pas été le meilleur pour les raisons que j'ai essayé de décrire. Je ne pense pas qu'une loi trop compliquée, trop technique, entrant trop dans les détails et se substituant aux partenaires sociaux, constitue un bon exemple au regard des relations sociales.

Concernant les conséquences sur l'emploi, on peut tout dire et son contraire. Je ne reprends pas les études qui ont été faites et que vous connaissez. Plusieurs études sérieuses font état d'une création nette de 200 000 ou de 300 000 emplois. Ce n'est pas rien ! C'est un pourcentage élevé - de l'ordre de 20 % - des emplois qui ont été créés au cours de la période concernée. Il n'y a aucune raison de douter de ces études, qui ont été faites par des personnes très compétentes. Il est donc certain qu'il y a eu des créations d'emplois.

Toutefois, il est deux éléments qu'on ne mesure pas. Premièrement, compte tenu des contraintes qui ont été imposées aux entreprises, n'y a-t-il pas eu, ou n'y aura-t-il pas sur la durée, des destructions d'emplois qu'on ne peut pas mesurer ? Certainement !

A cet égard, je remarque que les contreparties en matière de gains de productivité ont surtout existé dans les négociations qui ont eu lieu entre la loi Aubry I et la loi Aubry II. Ce sont, en effet, les entreprises les plus motivées qui sont entrées dans ce système. En vérité, il y a eu très peu de gains de productivité dans l'immense majorité des entreprises qui ont appliqué la loi Aubry II.

Dernier point, la loi sur les 35 heures est un fusil à un coup : elle crée des emplois une fois, lors du passage aux 35 heures. Ce n'est pas un moyen pérenne de créer des emplois. Une courbe mesurant l'effet sur l'emploi montrerait, dans un premier temps, que l'effet a été évident et mécanique sur les créations nettes d'emplois, conséquence du mécanisme de répartition sous-jacent. Dans un deuxième temps, il apparaîtrait bien que l'effet ne joue plus et que, en outre, il se produit un effet normal d'absorption par les entreprises, lié à l'évolution de leur productivité.

Un dernier point me gêne quelque peu. Au fond, la philosophie des 35 heures est une philosophie de répartition, un mode de création d'emplois par répartition des emplois existants. Or, considérant par exemple les vingt-neuf pays de l'OCDE, une corrélation très forte apparaît entre les taux d'activité, le volume de travail des populations et le taux de chômage. En ce sens, plus l'activité est forte, plus il y a de gens en activité, plus les durées de travail sont élevées, moins il y a de chômage. Je n'ai trouvé aucune exception à cette corrélation. Cela veut bien dire que c'est le travail qui crée le travail. Or, la philosophie des 35 heures s'écarte de ce constat.

Je suis, pour ma part, assez convaincu que si la conjoncture dans laquelle ont été décidées les 35 heures, et contre laquelle il s'agissait de lutter - mauvaise conjoncture et chômage élevé -, s'était maintenue, elles auraient échoué. Je veux dire par là que les entreprises ne les auraient pas supportées. Celles-ci ont pu absorber les 35 heures, moins grâce aux gains de productivité ainsi créés que parce que la croissance permet beaucoup de choses ou, du moins, les facilite considérablement.

D'ailleurs, le gouvernement s'en est très bien rendu compte. Au fond, on est un peu passé des 35 heures - mesure pour l'emploi - aux 35 heures mesure de progrès social, ce qui n'est pas exactement la même approche. En tout cas, je suis vraiment convaincu que si la conjoncture était restée ce qu'elle était en 1997 des difficultés considérables seraient apparues. Le gouvernement de l'époque aurait accordé des délais supplémentaires et laissé beaucoup plus de souplesse aux entreprises. Les choses ne se seraient pas passées de la même façon. C'est la croissance qui a permis de tout absorber.

J'ai parlé de progrès social. Les 35 heures sont pour les salariés un progrès social objectif, puisqu'il y a eu une réduction du temps de travail, sans baisse des rémunérations. Cependant, deux problèmes évidents se posent.

Qui a bénéficié massivement des 35 heures ? Les cadres.

Ayant eu l'occasion d'aider beaucoup d'entreprises à négocier, qu'avons-nous pu observer ? D'abord, le problème des cadres était beaucoup plus important que tous les autres, en partie parce que les négociateurs étaient eux-mêmes des cadres. Dans les faits, les 35 heures se sont traduites par deux à trois semaines de congés payés supplémentaires pour les cadres. Ils en ont donc été les formidables gagnants.

Si, en 1997, on avait annoncé une mesure de deux ou trois semaines de congés payés supplémentaires pour les cadres, tout le monde aurait dit que ce n'était pas possible. Or, en réalité, c'est à ce résultat qu'ont abouti les 35 heures.

Mais quid des salariés non-cadres ? Ils n'ont pas toujours bénéficié, eux, de jours de congés et d'autres mécanismes de réduction ont été mis en place, avec une visibilité moindre, comme par exemple la réduction journalière de la durée du travail. De plus, les entreprises ont tenté de leur faire comprendre que la mise en place des 35 heures justifiait une certaine prudence au plan des rémunérations.

Quelle a été, alors, la situation ? Beaucoup de salariés non-cadres ont vu que les cadres bénéficiaient de deux à trois semaines de congés supplémentaires. En revanche, ils ne voyaient pas finalement tellement de changements dans leurs journées de travail et se voyaient, en outre, opposer une politique salariale plus dure, avec la perspective d'une diminution des heures supplémentaires. Je crois que c'est là une des raisons fondamentales de ce qui s'est passé autour des 35 heures. Telle n'était pas pourtant l'intention de Mme Aubry, mais il se trouve que les choses se sont passées comme cela et qu'elles ont été vécues ainsi.

En ce qui concerne la valeur travail, nous disposons de beaucoup d'enquêtes, publiées ou non, sur les entreprises et les comportements des salariés à l'égard de la valeur travail, de leur emploi et de leur entreprise. Que ressort-il de ces études ?

Il faut savoir de quoi l'on parle. Si l'on parle de la valeur travail en tant que telle, je ne crois pas qu'elle soit atteinte. Les gens y sont toujours assez massivement attachés. On constate simplement une césure entre les générations, qui ressort très bien des enquêtes. En clair, les générations les plus jeunes ne font pas passer, non pas le travail, mais l'entreprise avant eux. Ils tiennent à la qualité et à l'équilibre de leur vie privée. L'entreprise, elle, vient au mieux au même rang ou, au pire, derrière.

Est-ce lié aux 35 heures ? Honnêtement, je n'en suis pas sûr ! D'après des enquêtes menées en Europe continentale par plusieurs de nos filiales européennes, le même phénomène de rupture de générations apparaît dans plusieurs pays européens.

Encore une fois, pour les générations les plus jeunes, le temps privé et la vie privée deviennent des priorités très fortes. A l'égard des entreprises, on ne veut plus être un soldat à vie, loyal et fidèle, et il faut que l'entreprise vous mérite. C'est là une vraie révolution, qui va d'ailleurs avoir beaucoup d'implications dans l'organisation et la gestion des entreprises.

Les 35 heures ont, sans doute, accentué une telle évolution. Mais, je crois que ces approches sont liées à des questions beaucoup plus fondamentales que les 35 heures. Le fait qu'elles ne se limitent pas seulement à la France en est la preuve.

Mme la Présidente, je réponds enfin à votre question sur la société à plusieurs vitesses. Il est tout à fait clair que c'est la situation actuelle de la France. Nous sommes souvent dans une hypocrisie totale sur de tels sujets. Prenons quelques exemples très simples. Il y a d'abord les différences entre le secteur public et le secteur privé. Je n'insiste pas sur cet aspect qui est bien connu de vous. Il y a une autre division, entre les grandes entreprises, les moins grandes et les petites. La différence est, sous cet angle, colossale.

Je rappelle d'abord que la plupart des petites entreprises ont échappé aux 35 heures, leurs responsables comme leurs salariés. Les entreprises situées juste au-dessus des seuils, elles, n'y ont pas échappé ! Il en résulte une double inégalité : entre les salariés et entre les entreprises, faussant ainsi le jeu de la concurrence. Cela ne serait pas trop grave si cette inégalité se limitait aux 35 heures. Mais, cela est vrai dans tous les domaines.

Prenons l'exemple des régimes de prévoyance. De même, la question des régimes de retraite est un sujet formidable, puisque les taux de rendement des retraites par répartition vont baisser. Il faudra bien que les entreprises agissent pour essayer de compenser. Les grandes entreprises commencent déjà à étudier cette question, les autres non. C'est encore un autre élément d'inégalité.

Sur le thème de l'emploi, il est tout à fait clair encore qu'il y a des systèmes totalement différents. En effet, les licenciements économiques dans les grandes et moyennes entreprises passent, en raison des seuils d'effectifs, par des plans de sauvegarde de l'emploi et les entreprises sont tenues d'aider au reclassement. Un tel dispositif n'existe pas dans les petites entreprises.

En vérité, il conviendrait de réfléchir, en matière de politique sociale, à des mécanismes de mutualisation, qui seraient sans doute un moyen d'estomper les trop grandes différences entre grandes et petites entreprises.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Je vous remercie pour la clarté de votre exposé qui rejoint un certain nombre de constatations que la mission a pu faire au cours des auditions auxquelles elle a déjà procédé.

Jugeant positif le développement de la négociation collective d'entreprise ou de branche, vous avez immédiatement nuancé votre propos en évoquant, avec la loi Aubry I, des négociations un peu moins pures puisque plus contraintes.

Vous avez parlé de 300 000 emplois créés, en indiquant que toutes les études arrivent à peu près aux mêmes conclusions. Or, la mission a constaté qu'il n'y avait, en fait, qu'une seule étude ex post, celle de la DARES. Nous n'avons donc qu'une seule source, ce qui est toujours gênant. Et c'est à partir de cette seule source et de ces seules études, menées certes avec sérieux, que nous avons ces évaluations sur les créations d'emplois. Cela pose un certain nombre de problèmes. Par exemple, M. Fitoussi souhaiterait que les données de la DARES soient ouvertes aux chercheurs et organismes privés pour qu'ils puissent procéder à leurs propres analyses et évaluations.

D'ailleurs, votre propos semblait relativiser le chiffre de 300 000 emplois, même si vous ne l'avez pas exprimé explicitement, puisque vous avez rappelé ce que l'on constate dans l'ensemble des pays de l'OCDE, c'est-à-dire que, plus on travaille, moins il y a de chômage. Vous nous avez également expliqué que c'est la croissance observée en France à partir de 1997 qui avait rendu ces créations d'emplois possibles et que les 35 heures auraient échoué si tel n'avait pas été le cas. Est-ce vraiment votre pensée ?

Ma troisième question concerne la complexité. M. de Virville nous a également indiqué qu'il n'y avait pas encore de jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation et qu'il ne fallait pas attendre les premières décisions avant sept à dix ans. Cela veut dire que l'incertitude juridique est extrême et qu'elle va peser pendant des années. Quelle est votre appréciation sur ce point ?

Enfin, sans décliner à nouveau la litanie des gagnants et des perdants, ou des exclus des 35 heures, il semble bien qu'à certains égards la France ait été encore davantage morcelée par l'application des 35 heures. Quelle est, selon vous, la solution, si tant est qu'il en existe une, pour revenir à une France moins émiettée ?

Enfin, que pensez-vous de la possibilité qui pourrait être donnée, à l'avenir, aux partenaires sociaux de négocier dans un certain nombre de domaines du champ social et de l'hypothèse de sortir du champ de la loi certains aspects de l'organisation du travail, notamment la durée du travail ?

M. Gaëtan GORCE : Ma première question porte sur l'évolution du droit du travail et notamment du droit du temps de travail. Comme rapporteur de la loi, j'avais eu le sentiment que nous avions tenté d'introduire dans la loi toute une série d'éléments qui pouvaient apparaître comme autant d'éléments nouveaux dans le droit du temps de travail. On continuait à définir le temps de travail par une durée légale et une durée maximale, mais on introduisait, en outre, des éléments nouveaux, tels que le droit au repos, le droit à une vie familiale normale ou la notion des forfaits jour. Est-ce que ces éléments vous paraissent, aujourd'hui, constituer la matrice possible d'une évolution du droit du temps de travail, sur laquelle on pourrait fonder la séparation entre la loi et la négociation ? Vous semble-t-il, au contraire, qu'il s'agit d'éléments ponctuels, sur lesquels il n'y a pas beaucoup d'avancées à attendre ?

Ma deuxième question porte sur le temps choisi. Il est permis de s'interroger sur la raison pour laquelle nous avons du mal, en France, à faire en sorte que, au-delà de la réduction du temps de travail et de la détermination de la durée collective, puisse progresser le temps individuel, c'est-à-dire le droit à une organisation de son temps dans un cadre qui ne soit pas contraint. La moitié au moins des salariés à temps partiel déclare qu'ils souhaiteraient travailler plus, ce qui veut dire qu'en réalité ils acceptent un emploi à temps partiel faute de mieux.

De votre point de vue, y a-t-il des perspectives possibles pour la négociation en la matière ? A partir de ce qui s'est passé pour les 35 heures, l'évolution peut-elle aller dans le sens d'une meilleure prise en compte du temps partiel en tant que temps choisi, comme l'ont fait d'autres pays, comme les Pays-Bas ou les pays scandinaves ?

Enfin, le reproche peut être fait à la loi Fillon d'avoir créé une situation de coupure entre les bénéficiaires des 35 heures et ceux qui n'en bénéficient pas, en interrompant le processus de négociation et de passage aux 35 heures pour les entreprises de moins de 20 salariés. La grande difficulté est de savoir comment il sera possible de rapprocher ces deux catégories. De votre point de vue, quelle est la meilleure solution pour y parvenir ?

M. Raymond SOUBIE : M. le rapporteur, vous avez abordé des sujets que Michel de Virville aborde très bien dans son rapport, en particulier l'incertitude juridique et l'articulation entre la loi et la négociation.

Quid de l'incertitude juridique ? Il se trouve que, dans notre société de conseil, nous avons affaire à beaucoup de groupes étrangers et nous voyons bien quelles sont leurs réactions par rapport à la France sur tous ces sujets, comme d'ailleurs sur les sujets liés au droit du licenciement, etc. En fait, il apparaît bien que notre problème ne tient pas au fait que nous soyons plus rigides ou plus contraignants que la plupart des autres pays de l'Europe continentale. Je ne suis pas sûr que nous le soyons vraiment. C'est plutôt que nous devons tenir compte d'une incertitude juridique liée aux constructions de nos juridictions.

En effet, au bout d'un certain nombre d'années, s'élabore une construction sui generis de la jurisprudence, qui dépasse de beaucoup la simple interprétation. Cette construction, bâtie sur un arrêt, émerge soudainement et on explique aux entreprises qu'elles doivent appliquer des règles qui n'existaient pas quand elles ont pris leur décision quelques années auparavant. C'est là un vrai problème.

Considérant tous les domaines du droit, c'est bien dans celui du droit du travail que la jurisprudence a pris le plus son autonomie. Elle a pris le pouvoir, en quelque sorte. Cette question est dès lors très sérieuse, non seulement en termes de fonctionnement des entreprises, mais aussi tout simplement en termes de légitimité démocratique. Des pans entiers du droit du travail sont de pures constructions jurisprudentielles. Certes, si le législateur n'a pas démoli ces constructions, il est possible de dire qu'il est implicitement d'accord. En réalité, comme vous le savez, le législateur a beaucoup de choses à faire ! Il ne peut pas « courir » après les arrêts de la Chambre sociale de la Cour de cassation.

M. Michel de Virville a suggéré plusieurs voies.

L'une consiste à faire en sorte que les textes juridiques, tant législatifs et réglementaires que contractuels, soient mieux écrits ou que leurs auteurs donnent eux-mêmes l'interprétation des stipulations qui leur paraîtraient peu claires. Encore qu'il serait plus simple de les clarifier dès leur élaboration !

Il évoque aussi la possibilité de permettre aux juridictions du premier degré de demander l'avis de la Cour de cassation, à l'instar de ce qui peut se faire auprès du Conseil d'Etat. Je rappelle que cette disposition existe en droit civil depuis plusieurs années, mais qu'elle n'est pratiquement jamais utilisée. En effet, les juridictions du premier degré n'ont pas envie de demander l'avis de la Cour de cassation pour conserver leur autonomie de jugement, et la Cour de cassation n'a pas non plus envie de le donner pour la même raison. Entre l'un qui ne demande pas l'avis et l'autre qui ne veut pas le donner, le système ne peut pas fonctionner convenablement. C'est là toute la difficulté de l'incertitude juridique. Personnellement, je n'ai pas de réponse.

Le rapport de M. de Virville développe beaucoup le lien entre la loi et l'accord collectif. Le sujet est très compliqué. En effet, les négociations collectives interprofessionnelles au plan national ne sont pas adaptées à tous les sujets. Nous savons pertinemment qu'il y a en France un certain nombre de sujets pour lesquels les organisations syndicales ne voudront pas assumer des responsabilités trop importantes. Il ne faut pas se tromper à cet égard !

Il ne faut donc pas espérer une relève du législateur par les partenaires sociaux. J'y crois, mais seulement dans des proportions modestes. Je ne crois pas que l'état des forces sociales en France aujourd'hui, syndicats et patronat, permette d'aller trop loin. C'est dommage. Toutefois, cela n'empêche pas de concevoir un système de régulation.

M. de Virville propose un système que je trouve un peu solennel. Peut-être faudrait-il être plus modeste et prévoir que le Parlement, sur certains sujets et sans s'engager dans une procédure aussi élaborée, rende la main aux partenaires sociaux. A défaut, je crains que nous n'ayons des désillusions assez grandes.

En outre, et quitte à être un peu à contre-courant, je pense que certains sujets relèvent de la légitimité et de la souveraineté nationales. Je respecte les partenaires sociaux et je suis favorable au dialogue social, mais il y a des sujets que, non seulement ils ne voudront pas assumer, mais qui, de surcroît, en termes de philosophie politique, relèvent du Parlement. Je ne suis pas convaincu que les partenaires sociaux doivent tout faire.

M. Gorce m'a interrogé sur la coupure entre les grandes et les petites entreprises. Oui, il est clair qu'il y a une coupure, puisque le processus s'est arrêté à ce niveau et qu'il ne va pas plus loin. Inversement, je pense que la loi telle qu'elle est, même amodiée, est très difficilement applicable aux petites entreprises. Tout gouvernement a le choix entre s'arrêter à ce niveau ou assumer la création d'un dispositif différent. A ce moment là, des débats interminables s'engageront sans doute sur le point de savoir de quel régime relève telle ou telle entreprise. C'est le cœur du sujet. Mais, c'est aussi le danger d'avoir un système trop général prévu par la loi. Telle est du moins mon opinion concernant les PME.

S'agissant du temps partiel, choisi et non choisi, vous avez cité l'exemple de plusieurs pays. Nous savons très bien que, dans certains pays, ce temps partiel est formidablement développé et c'est là un grand avantage. Je rappelle, en particulier, que les pays qui ont le mieux réussi à traiter le problème de l'emploi des seniors - grand sujet en France pour les quinze prochaines années - sont ceux qui ont la plus grande habitude du temps partiel. Ce n'est pas le cas de la France. Les handicaps que nous avons sous cet angle gênent, non seulement le développement du temps partiel, mais aussi toute la réflexion sur l'emploi des seniors, ce qui est presque plus grave en un certain sens.

Vous avez indiqué, et je suis d'accord avec vous, qu'il y a deux catégories de temps partiel : le temps partiel choisi et le temps partiel subi. D'ailleurs, l'un des problèmes des législations sur le temps partiel tient au fait qu'elles ne distinguent pas bien les deux. En fait, il faudrait sans doute avoir des dispositions différentes.

Quant au choix individuel de l'organisation, le problème tient au fait que les droits individuels - ce sont les termes que vous avez employés - s'accordent mal, en termes d'organisation du travail, dans le fonctionnement d'une entreprise. Il est très compliqué d'arriver à rendre compatibles les droits, les désirs et les souhaits des uns et des autres dans une même entreprise. Sans doute est-il possible d'avoir une procédure qui permette la formulation de leurs avis et que ceux-ci soient ensuite vraiment examinés et discutés. Nous pourrions le faire. Mais dire qu'ils ont un droit est peut-être un peu plus compliqué.

Votre première question sur les pistes ouvertes par la loi est tout à fait fondamentale. Peut-on continuer avec les mêmes concepts ? Je pense que oui. Je suis d'accord avec vous pour dire que la loi a offert, en remplacement des réductions horaires, une série de « fenêtres », qu'il faut sûrement conserver dans le droit du travail, telles que le décompte en jours par exemple.

En conclusion, je trouve que les problèmes du temps de travail sont tellement liés au problème de l'organisation des entreprises, laquelle varie grandement d'une entreprise à une autre, que ces sujets sont, à mon sens, rebelles à la loi, au décret et même à l'accord interprofessionnel. Au fond, il faudrait que cette question nourrisse la négociation au sein même de l'entreprise. C'est d'ailleurs ce que voulaient aussi, pour partie, les lois Aubry. S'il y a bien un sujet à discuter d'abord au sein de l'entreprise, c'est bien l'organisation du travail qui concerne directement à la fois les salariés et l'entreprise. Je crois donc vraiment que le moyen privilégié pour faire avancer ces sujets, c'est bien la négociation d'entreprise.

Malheureusement, je trouve que beaucoup trop d'entreprises préfèrent la négociation de branche. Il est compréhensible que les syndicats la préfèrent, parce que la définition de règles minimales communes à toutes les entreprises les protège. Les entreprises la préfèrent parce que cette négociation de branche les arrange : elles n'ont plus à négocier et elles délèguent ainsi la négociation à la branche. Mais, on arrive à de véritables aberrations.

Permettez-moi de citer l'exemple de notre société de conseil. Nous avons un accord sur les 35 heures, l'accord SYNTEC. Il a été négocié par des patrons de sociétés de services informatiques, gens extrêmement estimables, mais qui, ne nous ont absolument pas demandé notre avis. Ils ont conclu un accord qui convient sans doute pour les services informatiques, mais qui convient très mal pour d'autres entreprises qui relèvent pourtant de la même branche. Comme les syndicats étaient eux-mêmes beaucoup plus intéressés par les sociétés de services informatiques, qui représentent le plus grand nombre de salariés, tout le dispositif a été calqué sur ces sociétés.

M. Gaëtan GORCE : Il faudrait, sans doute, actualiser le périmètre des branches et revoir la répartition à l'intérieur des branches.

M. Raymond SOUBIE : Je suis tout à fait d'accord avec vous. Si l'on veut privilégier les accords de branches sur une série de sujets, il faudrait quand même réfléchir à la nature des entreprises comprises dans la branche. N'oublions pas qu'il y a des branches immenses, semblables à l'empire de Charles Quint...

M. le Rapporteur : Si l'on vous suit, et en admettant que ce sont les accords d'entreprise qui seraient les mieux adaptés pour régler les problèmes d'organisation du travail et donc de durée du travail, la notion de durée légale du travail n'aurait plus de sens. Est-ce bien là le prolongement de votre propos ?

M. Raymond SOUBIE : Vous allez un peu au-delà de ma pensée.

Je pense qu'aujourd'hui le droit du travail doit évoluer par les accords de branche et plus encore par les accords d'entreprise. Pas par la loi !

Il reste que, pour autant, s'il faut permettre aux entreprises sans doute de déroger à des dispositions législatives, il convient de bien définir lesquelles et donc d'en garder une série d'autres. La durée légale est tout de même un tel pilier historique de notre droit du travail que, étant moi-même extrêmement prudent sur les évolutions sociales, je vous conseillerais de la conserver dans un premier temps, disons quinze ou vingt ans.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

Audition de M. Jacques BARTHÉLÉMY,
avocat honoraire


(Extrait du procès-verbal de la séance du 22 janvier 2004)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Rapporteur : Nous recevons aujourd'hui M. Jacques Barthélémy, avocat honoraire.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Votre expérience d'avocat, puisque vous avez créé un cabinet très réputé, spécialisé en droit social, ainsi que votre expérience d'universitaire, font de vous l'un des meilleurs spécialistes du droit du travail en France, et notamment du droit de la durée du travail.

Je souhaiterais que vous puissiez éclairer notre mission sur le contenu et les conditions de mise en œuvre des lois Aubry. Vous nous expliquerez notamment si ces lois ont, de votre point de vue, contribué à la complexification du droit de la durée du travail. Plus globalement, nous souhaiterions que vous nous fassiez part de vos éventuelles observations sur la méthode retenue - primauté de la loi sur la négociation -, sur les contreparties à la réduction du temps de travail et leurs conséquences - modération salariale, annualisation du temps de travail et plus grande flexibilité.

Vous nous direz aussi si vous partagez le constat, dressé à plusieurs reprises devant notre mission, de la mise en place d'une société à deux vitesses entre salariés et non salariés, entre salariés des grandes entreprises et salariés des PME, entre salariés satisfaits et salariés insatisfaits. Vous nous indiquerez les pistes envisageables pour réduire ces multiples fractures de notre société.

Au-delà de la question des 35 heures, nous souhaiterions que vous nous fassiez partager votre vision de l'avenir du dialogue social, ainsi que de l'équilibre souhaitable entre la loi et la négociation.

M. Jacques BARTHÉLÉMY : En préambule, je voudrais dire que, comme tous les textes législatifs relatifs au droit du travail, les lois Aubry sont chargées d'affectivité. Il en résulte des contresens fâcheux, d'autant plus importants que des stratégies réelles ont été établies sur la base d'analyses erronées. Aussi, concentrerai-je la première partie de mon intervention sur cette question. Dans une deuxième partie, j'essayerai de formuler un certain nombre de propositions.

Pourquoi les textes relatifs au droit social sont-ils chargés d'affectivité, pour ne pas dire de psycho affectivité ? En général, les juristes ont le sentiment que le droit du travail est trop influencé par les rapports de force politiques. Par conséquent, les lignes directrices de ce droit sont souvent négligées et la civilisation de l'usine, et les cultures prolétariennes qu'elle a engendrées, ont conduit à entourer des concepts juridiquement pourtant bien cernés d'un halo mythique. Ce dernier leur confère ainsi une portée différente de celle que le droit leur accorde. Je pense, notamment, aux notions d'avantages acquis et d'avantages plus favorables, au cœur des débats entourant le projet de loi sur le dialogue social.

Les contresens susceptibles d'apparaître ont des effets préjudiciables, car ils fondent des stratégies. Les lois Aubry me semblent constituer un bon exemple de cette situation, car les principales critiques généralement formulées à leur encontre me paraissent infondées, même si d'autres critiques plus fondamentales peuvent être faites.

Quels sont les deux reproches habituellement faits aux lois Aubry ? Le premier est de considérer que toutes les entreprises sont obligées de se soumettre aux 35 heures. Rien dans le code du travail ne permet de soutenir cette thèse. Elle est d'autant moins soutenable que la durée légale du travail, hormis durant la période allant de 1936 à 1938, n'a jamais été impérative en droit français. De surcroît, l'ordonnance relative aux 39 heures, grâce à l'introduction de la notion de contingent, a accru le caractère de simple seuil de la durée légale du travail. En théorie, lorsque la loi portant sur les 40 heures était en vigueur, aucune heure supplémentaire ne pouvait être effectuée sans l'autorisation préalable de l'inspecteur du travail. En supprimant l'exigence de cette autorisation préalable dans la limite d'un contingent, la durée légale est aujourd'hui un simple seuil. Il est donc inexact de soutenir que toutes les entreprises ont l'obligation de passer à 35 heures. La loi Fillon a renforcé cette tendance puisque, pour la détermination du contingent, la norme légale disparaît au profit de la norme conventionnelle. La norme conventionnelle devient la norme de droit commun, la norme légale n'intervenant qu'à défaut. Cette modification est importante et s'inscrit dans le sens de l'autonomie de la négociation sociale.

Par ailleurs, ne considérer la réduction de la durée du travail qu'au travers de la réduction de la durée légale revient à faire fi d'un autre élément important, à savoir la définition légale de la notion de temps de travail effectif. Pendant près de soixante ans, nous nous sommes passés d'une telle définition. Néanmoins, l'article 2 de la directive du 23 novembre 1993, que les lois Aubry avaient l'obligation de transposer, donnait une définition du temps de travail effectif. Dès lors que cette définition a été adoptée, des temps qui n'étaient autrefois que des temps de présence deviennent des temps de travail effectif, notamment les temps d'astreinte. Cela a autant d'effets en matière de réduction de la durée du travail que la définition de la durée légale.

Le second reproche adressé aux lois Aubry consiste à prétendre que ces lois obligent toutes les entreprises à se soumettre à un même système d'organisation du temps de travail, indépendamment de la nature particulière de leurs activités et des conditions de travail. Cette critique me paraît encore moins fondée que la précédente, dans la mesure où, depuis l'ordonnance sur les 39 heures, les aspects qualitatifs du droit de la durée du travail, c'est-à-dire la répartition et l'aménagement du temps de travail, relèvent de la technique de la dérogation. En effet, dans ces domaines, la norme réglementaire devient supplétive des normes conventionnelles, sans qu'il soit nécessaire d'établir si celles-ci sont plus favorables. Par le jeu du dialogue social, il est facile d'évacuer les dispositions légales au profit de normes adaptées à un contexte particulier. Je rappelle que, dans la quasi-totalité des domaines où la dérogation est possible, l'adaptation de la norme au contexte particulier est d'autant plus élevée que cette adaptation passe par un accord d'entreprise. Il existe une constante entre les différentes lois ayant suivi l'ordonnance des 39 heures, quelle que soit l'orientation des gouvernements successifs. Ils ont toujours agi pour élargir le champ de la technique de dérogation, que ce soit au travers de la loi Delabarre de 1986, de la loi Seguin de 1987, de la loi Soisson de 1990, de la loi quinquennale de 1993, de la loi Robien de 1996 ou des deux lois Aubry de 1998 et 2000. Il existe donc une réelle constante visant à contractualiser davantage le droit de la durée du travail.

Le reproche d'imposer une organisation unique du temps de travail pouvait se concevoir sous l'empire de la loi des 40 heures, puisque les modalités de répartition et d'aménagement des horaires, fixées par décret, étaient impératives. Ce n'est plus le cas aujourd'hui. Cette faculté offerte aux acteurs sociaux de construire des normes adaptées à un contexte particulier et à des objectifs non moins particuliers est doublement présente dans la loi. Elle existe par la technique de dérogation et, en matière de temps de travail, la loi du 13 novembre 1982 permet, dans le cadre de la négociation annuelle obligatoire, de fixer la durée et l'organisation effectives du temps de travail ainsi que les salaires réels. Cette loi permet de faire de ces instruments des moyens de réalisation de l'objectif économique poursuivi par l'entreprise. Je ne suis pas sûr, cependant, que la pratique de la négociation collective, en particulier dans l'entreprise, permette d'atteindre cet objectif du législateur.

Néanmoins, d'autres critiques peuvent être formulées à l'égard des lois Aubry. Je vais essayer de résumer ces critiques au travers de deux notions : la complexité et la « technocratisation » du droit de la durée du travail. Ce dernier élément peut sembler paradoxal, dans la mesure où tous les législateurs ont aspiré à la simplification et à la contractualisation de ce droit. Or, il apparaît que les solutions mises en place s'opposent à cette prime volonté. Pourquoi ? Je pense qu'il faudrait que le législateur se livre à sa propre introspection !

La complexité émerge d'un tissu législatif abondant. Lors des travaux de la commission Rouilleault, dont j'étais membre, je me souviens d'un expert suédois qui, après nous avoir présenté l'organisation suédoise de la durée du travail, m'a demandé pourquoi nous avions besoin d'autant de pages du code du travail pour traiter cette question de la durée du travail. En Suède, cela tient en une page et demie, ce qui n'empêche pas que la durée annuelle effective du travail y soit inférieure à celle de la France.

Cela témoigne, de la part du législateur, d'une tendance à la « boulimie législative ». Au moment où la célébration du bicentenaire du code Napoléon s'approche, il serait utile de se rappeler que ses concepteurs avaient érigé le principe selon lequel la loi se borne à fixer les principes, le contrat ayant vocation à définir la loi entre les parties. Pendant plus de soixante ans, nous nous sommes passés d'une définition légale du temps de travail effectif sans grands dommages, puisque la jurisprudence y a suppléé. Elle l'a fait avec une certaine sagesse, dans la mesure où elle a tenu compte des mutations du travail pour la faire évoluer.

Dans le passé, le temps de travail était défini par référence au travail commandé, car l'organisation des entreprises était pyramidale et hiérarchique. Puisque des personnes donnaient des ordres exécutés par d'autres, la notion de travail commandé était satisfaisante. En fonction des progrès des techniques de la communication et de l'information, les organisations hiérarchiques pyramidales sont remplacées par des organisations modulaires et les fonctions de chef cédent le pas à des fonctions d'expertise. En outre, la notion d'établissement distinct, sur laquelle reposait le droit collectif du travail, a perdu de son importance du fait de la contraction du temps et de l'espace dans la vie au travail. La combinaison de l'ensemble de ces facteurs a logiquement conduit la Cour de cassation à redéfinir la notion de temps de travail effectif par référence au temps pendant lequel l'employé est à disposition de l'employeur sans pouvoir vaquer à des occupations personnelles. Je me souviens des débats importants qui se sont déroulés à l'Assemblée nationale au sujet de cette définition. Ses participants voulaient, semble-t-il, être plus sociaux que la Cour de cassation. Toutefois, je ne suis pas certain que les définitions de l'article 2 de la directive de 1993, de l'article L.212-4 du code du travail et celle de la Cour de cassation divergent fondamentalement. Puisque la directive de 1993 apportait une définition de la notion de temps de travail effectif, le législateur se devait d'intervenir. En revanche, qu'avions-nous besoin de décliner cette définition pour l'appliquer à tout un ensemble de situations de fait, relevant davantage du contrat collectif et de l'intervention du juge ? Je pense en particulier aux astreintes, aux temps de déjeuner et aux temps de déplacement. Par excellence, ces domaines ne sont pas du ressort du législateur. L'intervention du législateur a même des effets négatifs, car elle interdit aux juges de donner de la pertinence aux éléments de fait. Par exemple, graver dans le marbre que le temps d'astreinte à domicile correspond à de la sujétion et que le temps d'astreinte sur les lieux de travail est du travail effectif n'a aucune signification viable. Dans vingt ou trente ans, quelle signification cela aura-t-il ? Songez à ce chirurgien australien qui a opéré à distance un patient au Canada. Etait-ce du travail, alors qu'il était à son domicile ? Nous en arrivons à des solutions de plus en plus absurdes.

Je me souviens aussi des débats qui ont eu lieu à la Cour de cassation, à propos des équivalences et de l'arrêt du 29 juin 1999. Après dix années de travaux d'approche, lorsque la Cour de cassation a défini une solution cohérente, le législateur, se saisissant de la question, a apporté une réponse radicalement différente. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure manière de renforcer la sécurité juridique.

La complexité se nourrit également de la création de nouvelles notions, sans que leur compatibilité avec des concepts déjà existants soit prise en compte. Sous l'empire de la loi de 1936, l'article L.212-1 du code du travail, définissant la durée légale, ne comportait qu'un seul alinéa disant que la durée légale du travail était de 40 heures. L'ordonnance des 39 heures a permis de déroger aux modalités de répartition et d'aménagement de temps de travail par convention collective étendue ou par accord d'entreprise non frappé d'opposition. De ce fait, les modalités de répartition des horaires, qui étaient fixées par les décrets d'application de la loi de 1936, ont perdu de leur caractère impératif. Au nom de la protection de la santé, qui relève de l'ordre public, il était logique que l'article L.212-1 soit complété par un second alinéa définissant la durée journalière maximum de travail, en l'occurrence dix heures. En effet, si les normes réglementaires étaient remplacées par des normes conventionnelles, nous n'étions pas assurés qu'une telle durée maximale soit effectivement respectée. Par ailleurs, il est possible de déroger à cette dernière par convention collective étendue ou par accord d'entreprise, pour la porter à douze heures. Or, lors de la transposition de la directive du 23 novembre 1993 par la loi Aubry II, donc de l'introduction dans notre droit positif d'un temps minimum de repos de onze heures, auquel il est possible de déroger pour le ramener à neuf heures entre deux jours de travail effectif, l'impact de ces mesures sur la durée maximum de travail n'a absolument pas été pris en compte. En d'autres termes, ces deux notions, bien qu'ayant la même finalité de protection de la santé, sont contradictoires. Personne ne s'est, pourtant, interrogé sur l'éventuelle abrogation du deuxième alinéa de l'article L.212-1, qui n'est plus d'aucune utilité.

En effet, au plan de la protection de la santé comme élément de l'ordre public, un repos minimum a plus de sens qu'une durée maximum de travail. De surcroît, dix heures plus onze heures ne font pas vingt-quatre heures, ce qui est susceptible de créer des confusions. Ainsi, dans l'un de ses arrêts, la Cour de cassation a confondu l'amplitude et la durée maximum. L'absence d'analyse de la compatibilité entre anciennes et nouvelles dispositions législatives crée une grande complexité juridique. Le même constat pourrait être fait au sujet des repos compensateurs. En effet, il existe de grandes différences entre le repos compensateur, défini par la loi du 1er octobre 1976, et celui, multiforme, existant aujourd'hui. Or, c'est pourtant le même concept juridique qui est à l'œuvre.

Il existe deux manières de concevoir le droit social. Dans la première approche technicienne, ce droit vit pour lui-même. De ce fait, subsiste un risque non négligeable de dérive technocratique. Pour appréhender la seconde, on considére que l'entreprise est une entité économique qui ne peut toutefois fonctionner sans le droit. Sous cet angle, le droit du travail, et le droit de la durée du travail en particulier, sont appréhendés dans une approche organisationnelle. Le droit de la durée du travail s'y prête bien, car il présente deux aspects fondamentalement différents mais complémentaires : les aspects quantitatifs - durée effective et nombre d'heures- et les aspects qualitatifs, c'est-à-dire la répartition des heures sur une période pouvant excéder la semaine. Ces deux éléments se mélangent, si bien qu'ils conditionnent les stratégies développées pour la mise en œuvre de l'aménagement et de la réduction du temps de travail. Depuis l'ordonnance des 39 heures, cette question a connu une révolution qui se manifeste par le fait que la semaine, qui était un module impératif sous la loi des 40 heures, n'est devenue qu'un module de droit commun auquel un module d'une durée plus longue est substituable. A la notion d'horaire collectif, qui primait sous l'empire de la loi des 40 heures, a été substituée de même la notion d'aménagement du temps de travail, qui permet des entrées et des sorties décalées par rapport à l'horaire collectif qui devient simple référence.

Dès lors qu'existe une capacité pour l'accord collectif de déroger à la loi en ce qui concerne les aspects qualitatifs de la durée du travail, il y a indiscutablement un ferment de conciliation plus fine entre économie et droit, donc entre aspirations sociales des salariés et objectifs économiques des employeurs. En effet, le remplacement de normes banalisées par des normes adaptées à un contexte donné crée les conditions de réalisation de gains de productivité. Le concept de « négociations donnant donnant » n'est pas né par hasard. Dans cette perspective, la négociation revêt un tout autre rôle. Il ne s'agit plus de créer des couches d'avantages supplémentaires rendues possibles par les gains de productivité, mais de trouver, à l'intérieur même du droit du travail, les moyens de dégager ces gains de productivité. La technique de dérogation a eu le mérite de nous habituer à tenir ce raisonnement. Est-elle la meilleure solution ? C'est un autre débat, qui occupe actuellement le Parlement au travers du projet de loi sur le dialogue social.

En ne se fondant pas sur les modes d'organisation de l'entreprise, la technocratisation du droit se manifeste par l'intervention du législateur sur des concepts qu'il ne maîtrise pas nécessairement. Qui est en mesure, aujourd'hui, de différencier les heures de compensation et les heures de récupération ? Qui est capable de distinguer le cycle et la modulation, les heures d'équivalence et les temps de présence qui ne sont pas du travail effectif ? Or, sur ces questions, le Parlement a légiféré. Ne voyez pas dans mes propos une attaque quelconque. Je crois que nous devons rester humbles sur ces questions. Nous devons nous référer à l'article 34 de la constitution selon lequel la loi définit les principes généraux du droit du travail, de la sécurité sociale et du droit syndical. Pour que le progrès social puisse se réaliser par une intervention plus importante du contrat collectif se substituant au-delà de ces principes à la loi, il faut que le contrat puisse réellement établir la loi des parties, donc que des accords de méthode, rendus obligatoires, soient instaurés. Ces accords doivent déterminer les moyens de l'équilibre entre les parties, du comportement de bonne foi des acteurs de la négociation et de l'exécution loyale de la convention signée : c'est donc un authentique droit du dialogue social qu'il faut instaurer.

Le constat de la boulimie du législateur est d'autant plus regrettable que, à l'occasion de chaque nouvelle législation touchant à la durée du travail, a été affichée la volonté de simplifier et de laisser plus de place au contrat.

Ainsi, la loi Fillon s'engage dans la voie d'un droit plus contractuel en faisant de la norme conventionnelle - pour les taux de rémunération des heures supplémentaires et le niveau du contingent -, la norme de droit commun, la norme réglementaire n'intervenant qu'à défaut. En toute hypothèse, cette loi va dans le sens d'un droit de la durée du travail plus contractuel et moins réglementaire. Néanmoins, pourquoi ce texte a-t-il intégré un amendement visant à réglementer les effets sur les repos hebdomadaires du temps minimum de repos entre deux jours de travail ? De surcroît, le texte voté est en contradiction avec la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes qui vient très clairement d'affirmer qu'il n'existe pas trois temps distincts - le temps de travail, le temps de repos et le ni-ni -, comme le prétend la Cour de cassation française, mais deux temps seulement : le temps de travail et le temps de repos, qui n'est pas du travail.

L'usage intensif qui a été fait de la technique de dérogation en matière de temps de travail a démontré dans les faits que la relativisation de la règle de l'avantage le plus favorable ne menace pas fondamentalement la fonction protectrice du droit du travail. La technique de dérogation, puisqu'elle se manifeste par la convention étendue et par l'accord d'entreprise, est un moyen d'atteindre un objectif similaire à celui recherché actuellement par la loi sur le dialogue social. Il s'agit de relativiser la règle de l'avantage le plus favorable dans les relations entre les accords de branche et les accords d'entreprise et, chaque fois que la convention de branche a dérogé à la loi, grâce à la technique de dérogations, l'accord d'entreprise peut déroger à la convention collective. C'est pourquoi la réflexion collective des partenaires sociaux et du législateur a fait émerger la nécessité de compléter l'exigence de simple représentativité des négociateurs par une exigence de légitimité de ces derniers. De plus, dès l'instant où la règle de l'avantage le plus favorable est relativisée, l'appréciation du caractère plus favorable ne peut plus se faire avantage par avantage, mais sur l'ensemble du texte qui devient ainsi indivisible. Il y a quelques années, j'écrivais que la technique de dérogation allait donner de la consistance juridique à la collectivité du personnel. Ce point de vue est parfaitement confirmé par les accords ARTT, qui conjuguent la réduction de la durée de travail hebdomadaire de 39 à 35 heures, l'optimisation des normes d'organisation du temps de travail, le gel des salaires et l'augmentation des effectifs. Or, l'augmentation des effectifs est un avantage collectif ne profitant à aucun salarié en place. Elle ne profite qu'à la collectivité. Ces accords contribuent donc à échanger de la flexibilité - soit un désavantage individuel - avec un avantage pour la collectivité.

Cette remarque m'amène à souligner deux choses. Quelles que soient les critiques à l'égard des lois Aubry, il est impossible de dissocier ces dernières de l'ensemble de la réglementation née depuis l'ordonnance des 39 heures et ceci pour deux raisons. En premier lieu, un quart environ de leur texte n'est que la transcription de la directive de 1993. En second lieu, il existe une interpénétration de l'ensemble de ces lois avec celles qui les ont précédées. Abroger les lois Aubry reviendrait à abroger la loi Seguin ! L'abrogation des seules lois Aubry n'a aucun sens et si nous ne remettons pas en cause la totalité de la législation de la durée du travail, nous allons créer des situations difficiles. Réduire le volume de la loi est souhaitable, afin qu'elle se borne aux principes fondamentaux du droit inscrit dans la directive du 23 novembre 1993, principes liés aux objectifs d'ordre public de la santé et de la sécurité des travailleurs. Néanmoins, ce mouvement doit être parallèle au développement de la négociation collective, afin que des normes conventionnelles viennent se substituer aux normes législatives.

Ainsi, il est aujourd'hui aberrant de laisser subsister les décrets d'application de la loi de 1936. Ils obéissent à une économie de la loi, qui n'est plus celle en vigueur. En effet, ils correspondent à une vision du droit de la durée du travail où la semaine est le module impératif et où l'aménagement n'existe pas, puisque l'horaire collectif prévaut. Les exceptions à ces deux règles ne peuvent naître que de dispositions spécifiques de ces décrets d'application. Aujourd'hui, ces décrets ne sont pas compatibles avec la loi. Cette situation est facteur d'insécurité juridique forte. On peut objecter que, grâce à la technique de dérogation, toutes les modalités de répartition et d'aménagement figurant dans ces décrets ont disparu, mais est-ce si sûr ? C'est seulement en partie vrai, notamment lorsque la convention de branche existe et a traité de la durée du travail.

Alors que la réglementation de la durée du travail, initiée par l'ordonnance des 39 heures, fait de la semaine un simple module de droit commun et de l'horaire collectif un simple horaire de référence, l'absence d'un accord dérogeant à ces règles fera que les entrées et les sorties décalées constitueront, par référence aux décrets de 1936, une infraction sanctionnée pénalement ! La philosophie de la loi actuelle est donc bafouée par ces décrets, qu'il est nécessaire d'abroger, quitte à initier un accord interprofessionnel pour qu'il n'y ait pas de vide.

Certes, il existe de nombreux accords sur la durée du travail, mais la plupart d'entre eux ne fait que reprendre des éléments de la loi et comporte, parfois dans une rédaction moins heureuse, toutes les possibilités de dérogation offertes par la loi. Il faut déterminer, en fonction de la nature de l'activité professionnelle, quel type d'organisation du travail est nécessaire et construire, grâce à la technique de dérogation, les normes contractuelles adaptées à cet objectif. Cette politique est valable pour la branche, mais aussi pour l'entreprise, au regard de ses objectifs.

Nous devons inventer une ingénierie de la négociation, car nous nous orientons de plus en plus vers des négociations à contenu qualitatif, ne serait-ce qu'en raison de l'émergence de ce que la Cour de cassation appelle « le citoyen salarié ». Derrière ce concept, se cache l'élévation, au rang de liberté fondamentale, du respect de la vie personnelle à l'intérieur de la sphère professionnelle. Il me semble qu'il aurait été intéressant, dans le dispositif actuellement examiné par le Parlement sur le dialogue social, de s'intéresser à la formation des négociateurs, comme il existe des dispositions sur la formation des membres des comités d'entreprise.

En outre, il convient de s'intéresser aux règles de conduite de la négociation. Je plaide, pour ma part, pour l'émergence d'un vrai droit de la négociation. Nous devons porter une attention particulière aux règles de celle-ci, d'autant plus que les partenaires sociaux n'y attachent que peu d'importance, considérant qu'il ne s'agit que de simples clauses de style. Nous devons nous inspirer de la technique contractuelle d'essence civiliste visant à garantir équilibre entre les parties, comportement de bonne foi des négociateurs et exécution loyale de la convention. Il est ahurissant que, dans la loi Aubry II, nous ayons été obligés d'exiger, pour certains types d'accords, une clause de suivi. Les négociateurs en matière commerciale n'imagineraient pas ne pas introduire, dans le texte des contrats, un dispositif liant l'application de la convention à l'évolution du contexte dans lequel elle s'applique. La sophistication du cadre légal et la révision des conventions collectives atteste en fait de la carence des partenaires sociaux en la matière.

Il me semble que nous devons tendre à l'instauration d'un véritable droit du dialogue social. S'il est nécessaire de réduire le volume des dispositions légales liées à la durée du travail, cet objectif ne pourra être atteint que par l'éclosion d'un tissu conventionnel efficace s'intéressant tant aux aspects quantitatifs qu'aux aspects qualitatifs de la loi. C'est peut-être dans cet esprit que le Parlement avait travaillé sur la loi Robien, qui était d'ailleurs largement inspirée par l'accord du 31 octobre 1995, beaucoup plus important à mon sens que la déclaration commune de 2001.

J'ai rédigé, avec Gilbert Cette, économiste qui fut conseiller technique de Mme Aubry, un article en faveur du libre choix du salarié en matière de temps de travail. La Cour de cassation a élevé aujourd'hui le respect de la vie personnelle à l'intérieur de la sphère professionnelle au rang de droit fondamental. Sa seule limite est l'intérêt de l'entreprise, c'est-à-dire le respect du droit de propriété. Cette conciliation entre deux blocs d'ordre public est aujourd'hui facilitée par le fait que la notion d'intérêt de l'entreprise est en passe d'acquérir une véritable consistance juridique. Grâce à l'introduction du principe de proportionnalité. L'intérêt de l'entreprise va se nourrir de plus en plus de la conciliation entre l'intérêt catégoriel de la collectivité des actionnaires et de celui de la collectivité du personnel. Dans ces conditions, le libre choix en matière de temps de travail sera le vecteur principal de toutes les évolutions du droit de la durée du travail. Cette évolution sera d'autant plus facilitée que la suppression de la règle des 80 % comme critère de distinction entre-temps partiel et temps plein, suppression née de la directive qui reprenait ici les résultats de l'un des rares accords européens, a conduit à une situation absurde. En effet, pour le travail à temps plein, la durée du travail et l'organisation des temps de travail relèvent des conditions de travail, c'est-à-dire du pouvoir normatif de l'employeur qui peut les modifier sans que le salarié puisse s'y opposer. En revanche, pour le travail à temps partiel, la durée du travail et l'organisation du temps de travail relèvent du contrat de travail et ne peuvent donc pas être modifiées sans l'accord du salarié. Pour une minute d'écart, 34 h 59 au lieu de 35 heures, la durée effective et l'organisation des temps de travail peuvent basculer du pouvoir normatif de l'employeur au contrat. Néanmoins, il convient de nuancer, puisque l'horaire collectif s'applique à une collectivité, alors que, dans le cadre du contrat à temps partiel, l'horaire est individuel. Mais, pourquoi ne pas imaginer d'unifier les deux statuts, en contractualisant la durée effective du travail et la répartition de l'horaire ?

Nous ne sommes pas si éloignés de cette situation. En vertu du principe de proportionnalité, l'employeur ne peut pas, même si c'est prévu dans le contrat, imposer aux salariés des modifications importantes de leur durée de travail. Par exemple, la Cour de cassation a considéré que le passage d'un travail de jour à un travail de nuit n'était pas possible sans l'accord du salarié. En outre, muter un salarié d'un site vers un autre, dès lors que cette décision affecte gravement sa vie personnelle, est impossible. Le libre choix me semble donc être un instrument à développer. Jusqu'à maintenant, nous avons vécu le libre choix de manière négative, en raison du caractère précaire du temps partiel. Nous devons travailler sur les conditions permettant aux temps choisis d'être effectifs, qu'ils soient du temps plein ou du temps partiel.

M. le Rapporteur : Je vous remercie. Il est vrai que les aspects psychologiques, même en droit du travail, sont parfois plus importants que les aspects légaux. Dans ces conditions, la perception et le comportement des individus ne sont pas simplement tributaires du passage de la durée du travail à 35 heures.

Je souhaite vous interroger sur la boulimie législative, que vous avez évoquée, puisque cette dernière nourrit la complexité du système. Quelles sont les raisons profondes de cette boulimie législative ?

En outre, vous avez particulièrement insisté sur les accords de méthode. Autour de quoi ces accords de méthode pourraient-ils être organisés ?

Enfin, vous avez dénoncé à plusieurs reprises l'insécurité juridique. Celle-ci ne se nourrit-elle pas de la lenteur de la Cour de cassation, dont l'élaboration de la jurisprudence peut parfois demander plus de dix ans ?

M. Jean LE GARREC : J'avoue que votre exposé m'a fait prendre conscience du problème posé par les décrets de 1936, qui n'a jamais été soulevé dans aucun des débats auxquels j'ai pu participer.

Ma première question concerne la boulimie législative que vous avez évoquée. Dans mon bureau, j'ai affiché un dessin de Sempé, tiré de l'album « Rien n'est simple, tout se complique ». Je crois que nous sommes incapables, du fait de notre culture, d'aborder les problèmes simplement. Ainsi, le législateur se trouve-t-il très souvent confronté à des problèmes qu'il n'avait pas l'intention d'aborder. Cela a notamment été le cas sur la question de la durée effective du travail. Je crains que la composition de l'Assemblée nationale ne participe de cette situation. Le problème est réel, puisqu'il est fréquent que l'Assemblée se saisisse de problèmes, dont les deux tiers de ses membres ignorent tout. Je ne sais pas comment résoudre ce problème.

Ma deuxième remarque s'adresse au juriste. Il m'apparaît clairement que celui-ci est de plus en plus en retard par rapport à la transformation extraordinairement rapide du rapport au travail. Cela explique que la jurisprudence soit fondamentale.

Le troisième problème est celui du dialogue social. Ce dernier implique une formation, non seulement des syndicalistes et des négociateurs, mais aussi des entreprises et des branches. Cette absence de formation crée une grande difficulté. Aujourd'hui, nous légiférons sur la formation professionnelle en reprenant les résultats de la négociation sociale. Or, alors que nous pensions le problème résolu, ceux qui ont négocié font marche arrière. Cette situation traduit un manque de clarté de la part du négociateur.

M. Jacques BARTHÉLÉMY : Je partage votre opinion, M. le rapporteur, sur le problème de la durée légale. Néanmoins, le sentiment que la durée légale équivaut à la durée effective est répandu. Les critiques ne s'adressent pas à la volonté de réduire la durée effective du travail, mais aux moyens utilisés pour le faire. Les reproches que j'ai formulés, conjointement à l'encontre de la loi Robien et des lois Aubry, sont d'avoir eu recours aux leviers de l'exonération des charges sociales.

Je suis convaincu que le développement de la négociation collective est facteur à la fois de progrès social et d'efficacité économique. Dans cette perspective, l'Etat doit initier les actions visant à optimiser la négociation collective, afin que les accords soient de bonne qualité. Dans ce cadre, l'incitation fiscale doit être utilisée. En effet, la création de provisions pour investissements apportera une tout autre efficacité que celle induite par la diminution des charges sociales pendant un certain temps. Cela est d'autant plus vrai que la provision pour investissements favorise l'emploi. En 1982, lorsque l'obligation annuelle de négocier a été introduite, il me semblait préférable d'inciter fortement à la négociation par des incitations fiscales plutôt que sanctionner pénalement le non respect de l'obligation de négocier.

Pour revenir aux reproches que M. Le Garrec adressait à la partie réglementaire du droit public, je crois qu'une réflexion importante est à mener afin de confier aux acteurs sociaux le soin d'élaborer cette réglementation. Prenons l'exemple de la protection sociale complémentaire : quel est le « décret d'application » de la loi de 1972 relative à la généralisation de la retraite complémentaire en France ? Il n'y en a pas. De fait, ce sont la convention collective de 1947, ayant créé le régime des cadres, et l'accord de 1961, ayant créé l'ARRCO, qui sont les véritables décrets d'application de la loi. Cet exemple mérite réflexion. Néanmoins, nous devons distinguer les accords interprofessionnels intervenant dans le champ réglementaire du législateur, dans la logique de l'article 137 du traité de Rome, et les textes d'application conservant une nature contractuelle et dont le champ est similaire à celui de la loi. C'est précisément ce que fait le régime UNEDIC, ce qui invite à généraliser le recours à la technique de l'agrément des conventions collectives et d'abandonner celle de l'élargissement pour ce type d'accord.

Je crois qu'il existe plusieurs raisons à la boulimie législative. La première tient en la sollicitation constante des parlementaires par la société civile. Pour l'éviter, il faudrait faire comprendre aux personnes qui pensent qu'il y a trop de lois, qu'elles contribuent à cet état de fait, en demandant à la loi de résoudre des détails, qui pourraient être traités autrement. En matière de droit du travail, la boulimie législative entraîne une ineffectivité de la loi. 90 % du code du travail n'est pas appliqué, car incompréhensible.

Vous évoquiez le rôle de la Cour de cassation au sujet de la durée du travail. Les questions qui lui sont soumises relèvent souvent de la définition du salaire au travers de la qualification des heures majorées. Pour résoudre ce problème, il convient toutefois de se pencher sur la notion de travail effectif. En touchant au travail effectif, nous touchons également aux heures supplémentaires, aux repos compensateurs, aux contingents et donc au pouvoir de l'inspecteur du travail. C'est toute l'architecture du droit du travail qui est concernée. Je crois que le droit de la durée du travail doit se concentrer sur les principes fondamentaux : la durée maximale du travail, les repos minimums et les pauses, au nom de la protection de la santé et de la sécurité des salariés. Pour les autres problèmes, un dialogue social de qualité doit être encouragé.

J'ai écrit de nombreux articles sur les accords de méthode, notamment dans Les cahiers du DRH. Contrairement à ce que d'aucuns pensent, la relativisation de la règle de l'avantage le plus favorable n'est pas antinomique du progrès social. Dans de nombreux pays en Europe, cette règle n'existe pas. Par contre, pour que le principe de faveur voie son audience réduite, nous devons nous assurer que le contrat collectif puisse réellement faire la loi des parties au sens de l'article 1134 du code civil. Pour cela, nous devons nous assurer de l'équilibre des pouvoirs, du comportement de bonne foi des parties et de l'exécution loyale des accords. Ce qui doit faire l'objet d'accords de méthode. Ces règles contractuelles doivent être qualifiées de substantielles. Si elles ne sont pas respectées, une action en nullité de l'accord, voire une action en référé pour obligation de faire, peuvent alors être engagées. Les techniques contractuelles inspirées du code civil conduisent à cela.

M. le Rapporteur : Je vous remercie.

Audition de M. John MARTIN,
directeur du département emploi, travail et affaires sociales
de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE)


(Extrait du procès-verbal de la séance du 22 janvier 2004)

Présidence de M. Hervé NOVELLI, Rapporteur

M. le Rapporteur : Nous accueillons M. John Martin, directeur du département emploi, travail et affaires sociales de l'OCDE. Il est accompagné par son adjointe, Mme Martine Durand, et par Mme Anne Saint Martin.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée en France depuis 1997.

En vous invitant, la mission d'évaluation a souhaité disposer d'un éclairage extérieur sur les conséquences macro-économiques de cette politique. Il s'agit pour nous d'apprécier les évolutions comparées de notre pays et de ses principaux partenaires de l'OCDE en ce qui concerne l'emploi et le chômage, la productivité et l'enrichissement en emplois de la croissance et, plus généralement, les performances économiques globales de notre pays.

M. John MARTIN : Je vais concentrer mes remarques sur une comparaison de l'expérience française, en ce qui concerne les 35 heures, avec des expériences menées dans d'autres pays de l'OCDE. Je commencerai par dire quelques mots de l'évolution des heures travaillées dans les pays de l'OCDE.

Depuis le début des années 1970, le nombre d'heures travaillées par actif occupé baisse tendanciellement dans la grande majorité des pays de l'OCDE. Cette tendance trouve, en partie, son origine dans les gains de productivité réalisés. Elle reflète également le développement des emplois à temps partiel, qui a accompagné la hausse de la participation des femmes au marché du travail. Néanmoins, la diminution des heures travaillées s'est ralentie dans la plupart des pays de l'OCDE à partir des années 1980. La France est ainsi l'un des rares pays pour lesquels la tendance à la baisse des heures travaillées, sur la période allant de 1990 à aujourd'hui, est restée très proche, en moyenne annuelle, de celle observée dans les années 1970. Ce constat renvoi pour l'essentiel à la période initiée en 1996, qui correspond à la montée en charge du dispositif de réduction de la durée du travail.

Au sein des pays de l'OCDE, la France est aujourd'hui l'un des pays où le nombre d'heures travaillées par personne employée est le plus faible. Dans ce domaine, seuls l'Allemagne, la Norvège et les Pays-Bas se situent en deçà de la France. Il faut dire que le travail à temps partiel est plus répandu dans ces trois pays qu'en France. La situation française en matière d'horaires travaillés est donc assez éloignée de la moyenne des pays de l'OCDE, en niveau comme en tendance. Le nombre d'heures travaillées par actif occupé est relativement faible et la forte baisse récente ne trouve d'équivalent que dans très peu d'autres pays. Aujourd'hui, le nombre d'heures travaillées en France est inférieur de 7 % à la moyenne de l'Union Européenne et de 15 % à celle des Etats-Unis ou du Canada.

J'aimerais dire quelques mots sur l'exception française en matière de politique de réduction collective du temps de travail. Si l'évolution récente des heures travaillées en France est quelque peu singulière, les mesures qui ont guidé cette évolution font également figure d'exception. En effet, bien qu'au sein des pays de l'OCDE il y ait des précédents en matière de réduction collective du temps de travail, ces initiatives ont rarement été conduites de manière autoritaire par la voie législative, comme on peut l'observer dans des pays tels que l'Allemagne et les Pays-Bas.

En France, la loi sur les 35 heures prônait une réduction du temps de travail négociée, avec la signature d'accords devant notamment fixer les modalités du passage aux 35 heures. De fait, de nombreux accords ont été signés, mais dans un cadre qui reste très particulier, puisque la loi prévoyait de toute façon une baisse de la durée légale du travail. La loi sur la réduction du temps de travail comportait également des dispositions relatives au maintien du pouvoir d'achat des salariés, ce qui est un autre élément de la singularité française. Pour les salariés rémunérés au SMIC, le maintien du salaire mensuel, lors du passage à 35 heures, était explicitement formulé dans la loi. Pour les autres catégories de main-d'œuvre, le gouvernement tablait sur une certaine modération salariale devant aider à assurer l'équilibre financier des entreprises. Toutefois, la loi ne comportait aucune directive en ce sens. De fait, le salaire mensuel a été maintenu lors du passage à 35 heures pour la très grande majorité des salariés. En outre, la modération salariale a pris la forme d'un gel partiel ou total des salaires sur une période d'un à trois ans. A court terme, ce sont donc surtout les avantages financiers accordés aux entreprises dans le cadre de la loi, qui les ont aidées à assurer leur équilibre financier.

Si nous prenons l'exemple des Pays-Bas, un accord collectif sur la réduction du temps de travail a été signé au début des années 1980. Il prévoyait, de manière explicite, une modération salariale conjuguée à la réduction collective du temps de travail. Cette modération était d'ailleurs la condition mise par le patronat néerlandais à sa signature. Elle a été suivie de mesures drastiques, comme l'abandon de l'indexation systématique des salaires sur l'inflation et la baisse, en 1984, du salaire nominal minimum suivi d'un gel de celui-ci jusqu'en 1989. De même, en Allemagne, de nombreux accords de branche, conclus dans la seconde moitié des années 1990 en vue d'une réduction du temps de travail, ont été associés à une modération ou à une diminution des salaires. En outre, ces accords prévoyaient un accroissement de la flexibilité des horaires. L'objectif essentiel de ces accords était d'éviter des licenciements.

Dans ces deux pays, la réduction collective du temps de travail a davantage été envisagée comme une mesure défensive devant aider à maintenir les emplois existants. En France, elle a été conçue, au moins en grande partie, comme une politique offensive devant créer de nouveaux emplois, ce qui constitue une autre particularité française.

J'aimerais dire quelques mots sur la logique d'une telle politique offensive. Il est très difficile de se prononcer sur les effets que la réduction du temps de travail a pu avoir sur l'emploi en France.

D'une part, nous manquons encore de recul. De plus, ses effets sont d'autant plus difficiles à isoler que la période, qui a correspondu à la montée en charge du dispositif, a été marquée par une conjoncture particulièrement favorable et par d'autres interventions dans le domaine des politiques de l'emploi.

D'autre part, il n'y a pas eu, au sein des pays de l'OCDE, d'expérience de réduction collective du temps de travail vraiment comparable, qui pourrait être prise comme référence pour évaluer les résultats du cas français. La loi sur les 35 heures dépasse largement le cadre d'une simple réduction du temps de travail, puisqu'elle comporte également, pour les entreprises, des avantages financiers importants. Ces derniers ont pu influer sur les créations d'emplois, indépendamment de la baisse du nombre d'heures travaillées.

De plus, cette loi n'a pas seulement consisté à baisser la durée du travail. Elle a également permis aux entreprises d'aménager les horaires de travail. Le passage à 35 heures s'est accompagné d'une flexibilisation des horaires de travail, la modulation ayant concerné un tiers des salariés dans les entreprises passées à 35 heures. La réduction du temps de travail a donc entraîné des réorganisations, qui ont pu être sources de gains de productivité horaire.

Sur la période s'étalant de 1996 à aujourd'hui, les gains de productivité horaire ont été particulièrement soutenus en France. Bien qu'une partie de ces gains soit d'origine conjoncturelle - la productivité ayant tendance à évoluer parallèlement au cycle économique -, cette évolution est en nette rupture avec la baisse tendancielle observée au cours de périodes antérieures. En outre, les gains observés depuis 1996 ont été supérieurs à ceux réalisés en moyenne par les autres pays de l'Union européenne. Toutefois, ces gains n'ont pas été entièrement suffisants pour compenser la baisse des heures travaillées par personne employée. Par conséquent, les gains de productivité par actif occupé ont, en moyenne, été plus faibles sur la période s'étalant de 1996 à aujourd'hui que sur les périodes antérieures. La réduction du temps de travail a donc pu avoir un impact négatif sur les perspectives de croissance du PIB par tête. Dans l'ensemble, la France a connu, sur la période allant de 1990 à 2002, des gains de productivité par actif occupé inférieurs à ceux de ses partenaires européens, alors qu'ils étaient supérieurs à la moyenne européenne dans les années 1970 et 1980.

Les gains de productivité horaire, conjugués aux allégements de charges octroyés aux entreprises passées à 35 heures et à la modération salariale constatée, ont permis de limiter l'augmentation du coût unitaire du travail lors de la baisse des heures travaillées. Il est alors possible que la loi sur les 35 heures, considérée dans son ensemble, ait favorisé les créations d'emplois en France. La croissance de l'emploi dans le secteur privé a été relativement soutenue depuis 1996, sans toutefois être exceptionnelle au sein de la zone OCDE.

En 2001, l'OCDE s'était livré à des simulations, à partir de son modèle macro-économique Interlink, afin d'évaluer les effets sur l'emploi de la politique des 35 heures. Les résultats ont été publiés dans l'étude économique menée sur la France parue à la fin de l'année 2001. En tenant compte des aides financières accordées aux entreprises et en prenant l'hypothèse d'un gel des salaires réels, le scénario le plus favorable aboutissait à un effet net sur l'emploi de l'ordre de 350 000 emplois à l'horizon 2003. Ce scénario était valable dans le cas où la croissance potentielle ne serait pas affectée par la réduction du temps de travail. Cela supposait donc une hausse de la productivité tendancielle du travail ou une augmentation des taux d'activité de la population française.

A long terme cependant, les différents exercices de simulation mettaient en avant un risque de dégradation des finances publiques, c'est-à-dire des comptes consolidés des administrations. En outre, ils soulignaient que le dispositif de réduction du temps de travail risquait de mettre en danger le potentiel de croissance. Ces conclusions sont toutefois à considérer avec une grande prudence, car le modèle Interlink est, comme la plupart des modèles macroéconomiques, mal adapté à la simulation de ce type de mesures et aux analyses à long terme.

Pour conclure, il faut noter que la France est aujourd'hui l'un des pays de l'OCDE où l'on travaille le moins. Si ce constat n'est pas totalement nouveau, la politique de réduction collective du temps de travail, récemment mise en œuvre, est venue accentuer ce trait. Au sein de la zone OCDE, cette politique ne trouve pas d'équivalent. Sa singularité réside principalement dans le fait qu'elle a été conduite de manière autoritaire par la voie législative. En outre, elle imposait le maintien du pouvoir d'achat d'un certain nombre de salariés, tout en prévoyant des aides financières pour les entreprises. De plus, elle a été envisagée comme une politique d'emploi offensive. Au total, les effets à court terme de cette mesure ont très probablement été positifs sur l'emploi. A plus long terme, nous pouvons craindre que cette politique pèse lourdement sur les finances publiques et qu'elle ait entamé le potentiel de croissance économique de la France.

M. le Rapporteur : Vous avez dressé le tableau de l'exception française en matière de durée du travail et de nombre d'heures travaillées. Vous avez également procédé à une distinction entre le court et le long terme. Si les effets à court terme de la politique de réduction du temps de travail étaient positifs, la réduction du temps de travail pouvait, à moyen ou à long terme, peser sur la croissance française. Vous avez ainsi confirmé les propos du directeur de la Prévision. Même si nous n'avons pas un recul très important, peut-on constater les effets probablement négatifs sur la croissance à moyen terme dans les chiffres de la croissance en 2002 ou en 2003 ?

Par ailleurs, le concept d'enrichissement de la croissance en emplois est entré dans le vocabulaire économique depuis quelques années. Que pensez-vous de ce concept, notamment au regard de la réduction du temps de travail en France ?

M. Jacques BOBE : Pourriez-vous nous indiquer si les observations que vous avez formulées dans votre étude de 2001 s'avèrent toujours pertinentes aujourd'hui ? Maintenez-vous ces observations, notamment en ce qui concerne la croissance globale à moyen et à long terme, l'évolution des gains de productivité ou la situation des finances publiques ?

Par ailleurs, considérez-vous que la compétitivité des entreprises françaises s'est dégradée du fait de la politique de réduction du temps de travail ? Si tel est le cas, quelle est l'ampleur de cette dégradation ? De même, comment cette compétitivité des entreprises françaises est-elle amenée à évoluer à l'avenir ?

M. John MARTIN : Je crois que l'estimation des effets à court terme, formulée dans l'étude que nous avons menée en 2001, reste valable aujourd'hui. A court terme, les chiffres disponibles aujourd'hui confirment ceux que nous avions indiqués à l'époque. En revanche, il est très difficile de répondre à votre question quant aux effets à moyen et long terme. Le modèle Interlink est mal adapté pour répondre à ce type de questions.

Aujourd'hui, la conjoncture internationale est incertaine et nous venons de traverser une période assez difficile. C'est pourquoi il est délicat de déterminer si la politique des 35 heures a déjà eu un effet sur la croissance potentielle de l'économie française. Si effets il y a, ils devraient apparaître dans les années qui viennent. En effet, les effets induits, par exemple, sur les finances publiques s'inscrivent sur le long terme. En outre, l'évolution de la productivité horaire et du niveau des salaires doit être étudiée à long terme. Jusqu'à présent, nous avons observé un décalage entre l'évolution de la productivité horaire et celle des salaires. Rien ne dit que cette situation va perdurer. De même, l'évolution du taux de chômage en France constitue un autre point d'interrogation. Si des tensions réapparaissent sur le marché du travail, elles vont influer sur les salaires et donc sur le coût du travail. Aussi n'est-il pas garanti que les gains de productivité horaire soient alors en mesure de compenser les effets d'une orientation à la hausse des salaires.

Mme Martine DURAND : Il y a deux ans, nous avons réalisé une étude destinée à expliquer les causes des différentiels de croissance à long terme entre les différents pays de l'OCDE. En termes de productivité, la France se comportait plutôt bien. Depuis, l'augmentation de la productivité horaire, même si elle n'a pas été suivie d'une augmentation équivalente de la productivité par tête, a été constatée. Toutefois, la différence de croissance potentielle avec les Etats-Unis ou d'autres pays européens, s'explique également par l'utilisation des ressources de main-d'œuvre. En France, les personnes travaillent moins. Aussi, une loi renforçant cette moindre utilisation des ressources ne peut-elle qu'affecter à long terme la croissance potentielle de l'économie française. En outre, dans un contexte de vieillissement de la population, l'OCDE recommande un allongement de la vie active et de favoriser le travail des femmes. Il existe donc un paradoxe dans la politique menée en France : les personnes sont encouragées à travailler plus longtemps alors que le nombre d'heures travaillées est réduit par ailleurs. Cela n'est donc pas cohérent avec l'objectif final d'augmenter les ressources disponibles sur le marché du travail, de façon à contribuer à la croissance potentielle à long terme de l'économie.

M. Jacques BOBE : Le lien que vous venez d'établir entre la durée du travail tout au long de la vie et la réduction hebdomadaire ou annuelle du temps de travail est intéressant. Cependant, la réforme des retraites, visant à accroître la durée du travail tout au long de la vie, peut-elle compenser la réduction hebdomadaire du temps de travail ?

M. John MARTIN : De nombreux pays procèdent à des réformes comparables à celles mises en œuvre par la loi Fillon. Ils allongent la durée de la vie au travail. Une étude de l'OCDE, visant à examiner ce problème dans une vingtaine de pays, est d'ailleurs en cours d'élaboration.

Mme Martine DURAND : L'évaluation que nous avons faite en 2001 sur la croissance, l'emploi et les finances publiques reste valable. Néanmoins, au sujet des finances publiques, elle dépend de la façon dont les baisses de charges et les aides financières aux entreprises seront compensées par l'augmentation de l'emploi et des ressources qui en résultent. A l'époque, nous estimions que cette compensation était incertaine. Globalement, notre analyse actuelle ne change pas. Par ailleurs, la compétitivité des entreprises dépend du coût unitaire de la main-d'œuvre. Il convient donc de prendre en compte l'évolution des salaires et celle des gains de productivité. Cependant, je crois que l'élément le plus défavorable aux entreprises françaises, aujourd'hui, est l'évolution du taux de change entre le dollar et l'euro. En effet, on ne constate pas, aujourd'hui, de réelle dégradation du coût unitaire de main-d'œuvre.

M. John MARTIN : Le concept d'enrichissement de la croissance en emplois existe et a souvent été utilisé en France et dans d'autres pays européens. Néanmoins, ce concept doit d'abord être observé dans une optique de long terme. D'une certaine manière, il implique que la productivité moyenne par tête diminue. Dès lors, quel est l'impact d'une telle politique sur la productivité horaire et sur les salaires, à moyen terme ? La France et d'autres pays européens ont mené des politiques ciblées sur les bas salaires, pour essayer de compenser la baisse tendancielle du taux d'emploi de ces populations. Il est important de savoir si cette politique crée une dynamique positive sur le potentiel de croissance de l'économie. En outre, il convient de vérifier si la baisse de la productivité horaire est compensée par une hausse marquée du taux d'emploi de cette catégorie de la population. Même si cette politique est mise en œuvre depuis une dizaine d'années, nous manquons encore de recul pour en tirer des conclusions valables à long terme, d'autant que les modalités de cette politique ont beaucoup évolué en France.

Mme Martine DURAND : En France, le début des années 1990 a été marqué par l'adoption d'une politique volontariste à destination des bas salaires. Le choix était judicieux d'une certaine manière, car il visait à faire participer au marché du travail des personnes peu qualifiées. Au contraire, la loi sur les 35 heures n'était pas ciblée et a touché l'ensemble de la population active. L'enrichissement du contenu en emplois de la croissance ne reflète donc pas une continuité des politiques menées tout au long de cette période. Dans un premier temps, la politique de l'emploi visait un public peu qualifié. Cela a induit une baisse de la productivité, mais cette politique était fondée sur l'espoir qu'à terme, ces personnes développeraient de nouvelles compétences et accroîtraient ainsi leur productivité. Dans un second temps, la politique de l'emploi a visé l'ensemble des personnes. Bien que cette politique ait probablement contribué à des créations d'emplois, ses effets sur la productivité ne sont absolument pas comparables à ceux de la politique menée dans un premier temps.

M. le Rapporteur : On nous a indiqué, à plusieurs reprises, que les allégements de charges, déconnectés de la réduction du temps de travail, ont des effets sur l'emploi plus importants et plus durables. Partagez-vous ces analyses ?

M. John MARTIN : Grosso modo, nous sommes d'accord avec ce constat. Lorsque nous examinons les politiques de l'emploi, nous nous attachons souvent à l'étude des politiques ciblées à destination de certaines catégories précises de la population. Les allègements de charges sur les bas salaires relevaient d'une telle politique. La population visée était en difficulté et présentait un taux d'emploi en baisse et un taux de chômage en augmentation. Les mesures ciblées sont donc souvent plus efficaces que les mesures générales.

Mme Martine DURAND : Dans la mesure où la baisse des charges est une baisse pérenne, son effet sur l'emploi est positif. La France est notoirement connue pour son haut niveau de charges pesant sur les entreprises, en particulier en ce qui concerne les bas salaires. Toute politique allant dans le sens d'une réduction des charges et du coût du travail, en particulier pour les bas salaires, a donc toutes les chances de favoriser la création d'emplois à court terme et à long terme.

M. Jacques BOBE : Je souhaite évoquer le thème de l'incidence des 35 heures sur les comportements psychologiques des salariés, et notamment des cadres. Quelle est-elle, en termes de motivation et de relation au travail ? Quelle peut être l'incidence sur la productivité et l'efficacité économiques ? Je suis pleinement conscient que cette incidence peut difficilement être intégrée à un modèle économique. Néanmoins, avez-vous des éléments à ce sujet ?

Mme Anne SAINT-MARTIN : Quelques enquêtes ont été menées au sein de la DARES, afin d'évaluer la perception de la réduction du temps de travail par les salariés et d'en déterminer l'impact sur les modes de vie. Les salariés expriment plutôt leur satisfaction. Néanmoins, ces enquêtes montrent un décalage entre les personnes les moins qualifiées, dont les horaires de travail sont devenus plus flexibles, et les cadres, globalement satisfaits. Dans l'ensemble, les personnes sont plutôt satisfaites de la réduction du temps de travail. Nous pouvons donc penser que la productivité horaire peut s'en trouver améliorée. Cela est, cependant, difficile à évaluer avec précision.

M. Jacques BOBE : Certaines personnes, que nous avons auditionnées, portaient un jugement contraire, en expliquant que la réduction du temps de travail avait été un facteur de démotivation, notamment pour l'encadrement.

Mme Anne SAINT-MARTIN : Nous n'avons pas d'éléments particuliers sur ce point précis.

M. le Rapporteur : M. Martin, Mesdames, je vous remercie.

Audition de M. Jacky RICHARD,
directeur général de l'administration et de la fonction publique
(ministère de la fonction publique et de la réforme de l'Etat)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Présidence de M. Nicolas PERRUCHOT, Vice-président

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Jacky Richard, directeur général de l'administration et de la fonction publique.

Comme vous le savez, M. le directeur, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail engagée dans notre pays depuis 1997, tant dans le secteur privé que dans le secteur public.

S'agissant du public, nous avons déjà entendu le directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins pour la fonction publique hospitalière, et le directeur général des collectivités locales pour la fonction publique territoriale.

Votre direction générale nous apparaît un observatoire privilégié pour avoir une vue d'ensemble sur les conditions dans lesquelles la réduction du temps de travail a été mise en œuvre dans la fonction publique d'Etat. Vous nous rappellerez la méthode qui a été employée, notamment la place accordée au dialogue social. Nous sommes particulièrement intéressés par des informations sur les conséquences en termes de création d'emplois, ou de moindres suppressions, et d'organisation des services ouverts au public ainsi que sur le coût global de cette réforme.

M. Jacky RICHARD : M. le Président, merci d'avoir pu penser que je pourrais vous apporter des éclairages sur la mise en œuvre de cette importante réforme, qui a touché l'administration et les trois fonctions publiques. C'est un sujet sensible, dont la presse et les fonctionnaires eux-mêmes évoquent très fréquemment la portée et l'incidence.

J'essaierai de vous décrire rapidement la situation antérieure. Puis, j'aborderai les conséquences juridiques, financières et organisationnelles de la mise en œuvre de l'aménagement et de la réduction du temps de travail dans la fonction publique.

Quelle était la situation avant le décret du 25 août 2000 ? La réglementation sur le temps de travail dans la fonction publique était alors quasi inexistante. Il y avait, en tout et pour tout, un seul texte à caractère interministériel, qui fixait le temps de travail de manière très générale à 39 heures hebdomadaires. Mais, à ce caractère extrêmement laconique de la réglementation se juxtaposaient des dispositions très nombreuses, disparates, touffues dans les administrations elles-mêmes. Le cas le plus fréquent était l'absence de textes et la mise en œuvre de nombreuses pratiques, pour ne pas dire de dérives.

Il n'y avait donc pas de réelle définition du temps de travail, pas de définition très précise de ce qu'est une astreinte et de ce qu'est la prise en compte de sujétions particulières pour l'exercice régulier des missions. La situation était donc peu satisfaisante.

De plus, la France était sous le coup de sanctions puisqu'elle n'avait pas transposé la directive du 23 novembre 1993. Ce texte portait sur un certain nombre de garanties minimales, qui n'étaient pas fixées pour la fonction publique, en matière de repos, de durée maximale du temps de travail, etc. Dans le détail de l'organisation du temps de travail, nous étions aussi en retard à cause de cette disposition extrêmement sommaire de notre réglementation.

Le gouvernement de l'époque avait commandé un rapport pour mesurer le caractère très disparate des situations et apprécier la réalité des choses. L'élaboration de ce rapport avait été confiée à Jacques Roché, conseiller-maître à la Cour des comptes. Le rapport, publié en 1999, confirmait l'état d'organisation très empirique et très disparate du temps de travail, avec des services entiers travaillant moins de 39 heures, voire parfois même moins de 35 heures hebdomadaires.

Dernier élément qui justifiait la nécessité d'introduire une réforme, le système des heures supplémentaires, fondé sur des textes réglementaires touffus et confus, était, lui aussi, très insatisfaisant. La Cour des comptes faisait des remarques de plus en plus sévères, puisque beaucoup d'heures supplémentaires étaient payées de manière forfaitaire, sans que leur réalité ne soit vérifiée, puisque le socle réglementaire était lui-même très fluctuant.

Telle était donc la situation de départ.

Le décret du 25 août 2000 s'est efforcé de réaliser un équilibre entre un socle statutaire commun, avec des références communes et la prise en compte de l'extraordinaire diversité des conditions d'exercice dans les fonctions publiques. Outre la notion de service hebdomadaire, fixé à 35 heures, un élément beaucoup plus novateur et beaucoup plus intéressant à mon sens était prévu : l'introduction d'une base annuelle de temps de service, de 1 600 heures maximum. Cette idée permettait de réfléchir à un dispositif beaucoup plus souple, répondant mieux aux besoins des employeurs publics, c'est-à-dire l'introduction de cycles de travail.

En outre, ce texte définissait ce qu'était une astreinte, les dérogations possibles au temps de travail, les raisons de ces dérogations, les garanties et les contreparties de celles-ci. Chaque dérogation devait être examinée par les comités techniques paritaires et donner lieu à un décret, pris après avis du conseil supérieur de la fonction publique. C'est donc un encadrement très important qui a été retenu, pour faire en sorte que ces dérogations obéissent à des logiques avérées.

Enfin, à l'instar de ce qui est prévu dans le code du travail, le décret adapte le mécanisme du forfait cadre, reconnaissant ainsi que les cadres se trouvent dans une situation particulière, différente de celle dans laquelle se trouvent les autres agents de la fonction publique.

Chaque ministère a été invité à mettre en œuvre le décret du 25 août 2000, en tenant compte de ses spécificités et de ses particularités. Six ministères ont trouvé la voie d'un accord avec les organisations représentatives : les ministères de la défense, de l'environnement, de l'éducation nationale - pour les personnels non enseignants et pour les personnels d'administration centrale -, de la jeunesse et des sports, de la justice, ainsi que les services généraux du Premier ministre. Il n'y a pas eu d'accord formalisé dans trois autres ministères importants, mais un dialogue très approfondi y a été mené, même s'il n'a pas abouti. Il s'agit des ministères de l'équipement, de l'agriculture et de l'intérieur.

La mise en œuvre de la réduction du temps de travail a donné lieu a un dialogue social important, qui a abouti à l'élaboration de quelque 150 textes, décrets ou arrêtés. Je rappelle, en effet, que chaque dérogation suppose un décret ou des arrêtés pour la détermination des cycles et des modalités particulières d'organisation du temps de travail.

J'ajoute que la construction juridique s'est achevée par une étape très importante, à savoir la mise en place du compte épargne temps, dérivé du code du travail.

Cet exemple illustre le fait que beaucoup des choses, qui ont été faites dans la fonction publique pour mettre en place cette réglementation du temps de travail, sont dans bien des cas un prolongement ou une adaptation de ce qui existe depuis longtemps parfois, dans le code du travail. Le compte épargne temps existe depuis 1994 dans le privé et il a été mis en place dans la fonction publique par un décret d'avril 2002. C'est un dispositif très important, qui permet une mise en œuvre progressive de la réduction du temps de travail. Il était nécessaire qu'on ne passe pas d'un système à l'autre de manière très brutale et tranchée. Le compte épargne temps a permis à beaucoup d'agents d'épargner du temps et donc de mettre en œuvre la réduction du temps de travail de manière progressive pour permettre une adaptation. Ainsi, les usagers du service public n'ont pas été pénalisés par une réduction brutale du temps de travail.

Le décret sur la mise en place du compte épargne temps a été pris et chaque ministère a été invité, par la voie d'arrêté, à mettre en place son dispositif qui, permet aux agents d'y mettre les jours de RTT non pris pour pouvoir prendre des périodes qui peuvent aller jusqu'à six mois, après avoir économisé suffisamment de temps. On peut penser que peu d'agents parviendront au maximum. En tout cas, des périodes de quinze jours, trois semaines ou un mois pourront être prises d'ici quelques années, lorsque les comptes épargne temps auront été régulièrement alimentés.

Enfin, une dernière mesure a été prise au plan juridique, s'agissant de la très importante réorganisation des régimes d'allocations d'heures supplémentaires. Dès lors qu'il existait un texte très précis fixant ce qu'était le temps de service requis, le déclenchement des heures supplémentaires devait également obéir à des règles extrêmement précises elles-mêmes. Il était, dès lors, possible d'abandonner les dérives que l'on avait pu observer antérieurement, à savoir que des heures supplémentaires étaient accordées en guise de complément de rémunération, sans que celles-ci fussent effectivement faites.

Le régime des heures supplémentaires a été revu par un texte de janvier 2002, qui encadre le contingent d'heures supplémentaires et fixes précisément l'indemnisation, à hauteur de 107 % du montant horaire pour les 14 premières heures et de 127 % au-delà. Le texte permet donc une stabilisation et une régularisation des heures supplémentaires.

Tel est le dispositif juridique, qui a été mis en place dans la fonction publique de l'Etat. Il a été naturellement décliné dans la fonction publique territoriale et dans la fonction publique hospitalière. Je crois que mes collègues Couty et Bur vous en ont parlé et je n'y insisterai donc pas.

Venons-en aux aspects financiers.

Le bilan financier, qui peut être dressé, est caractérisé par le fait que globalement la mise en place de la réduction du temps de travail n'a pas été accompagnée de créations de postes. Ce point a, d'ailleurs, été l'une des raisons de l'échec des concertations avec les organisations syndicales dans les ministères. En effet, l'idée était qu'il y avait des marges de productivité possibles sans dégrader le service rendu aux usagers et qu'il n'était pas nécessaire de compenser mécaniquement la perte du temps travaillé par des créations d'emplois.

Considérons de près ce qui s'est passé, notamment dans les services de l'Etat qui sont soumis à une organisation continue du travail. Je pense notamment à l'administration pénitentiaire, sans doute le cas le plus typique, mais aussi à d'autres services, au ministère de l'économie et des finances par exemple, en particulier aux douanes ou au ministère de la défense. Bref, il existe toute une série de services où il était nécessaire d'organiser le travail de manière continue. Dans ces cas, il a pu y avoir, ici ou là, notamment dans l'administration pénitentiaire, des créations d'emplois.

Globalement, pour la fonction publique de l'Etat, l'évaluation que l'on peut faire des créations d'emplois permet d'estimer leur nombre à environ 3 000. En outre, il est parfois assez difficile de faire la distinction entre les créations motivées par d'autres raisons et celles qui répondaient à des demandes précises des ministères de compensation de la réduction du temps de travail.

La mise en œuvre de la RTT s'est faite majoritairement sous forme de jours de réduction du temps de travail. J'insiste toutefois sur l'idée selon laquelle on a régularisé un certain nombre de pratiques qui conduisaient à perdre de nombreuses journées de travail. Dès lors, le coût des jours de RTT doit être nuancé, pour tenir compte de toutes ces régularisations qui ont été rendues possibles par la mise en place officielle des jours de RTT.

Il est également très intéressant d'avoir quelques éléments chiffrés sur les aspects financiers concernant les heures supplémentaires. Le nombre d'heures supplémentaires effectivement réalisées est désormais maîtrisé et il diminue. En 2002, première année de la mise en œuvre de la réforme, nous avons été très attentifs à cet aspect. Ce sont ainsi près de 73 millions d'euros qui ont été dépensés pour les heures supplémentaires effectives, soit un coût horaire moyen de 9 euros à raison de 8 millions d'heures supplémentaires, surtout centrées sur les personnes de catégorie C. Cela fait une moyenne annuelle de 14 heures supplémentaires par agent de catégorie C.

Si on examine ce qui se passait avant la réforme, il s'agissait d'un versement d'environ 300 heures par agent de catégorie C et par an. C'est dire qu'il y a eu, sur ces fausses heures supplémentaires une régularisation drastique. Pour autant, il ne s'agit pas d'une réelle économie puisque ces heures forfaitairement accordées ont été redistribuées sur une base réglementaire nouvelle qui a pris la forme de la création d'une indemnité, l'indemnité d'administration et de technicité, afin que les agents concernés ne constatent pas une diminution de leur traitement.

En tout cas, le système a été moralisé et le caractère effectif des heures supplémentaires est maintenant acquis et celles-ci sont maîtrisées dans l'administration. Cela constitue, à mon sens, un grand progrès.

Enfin, au-delà des conséquences financières, les conséquences organisationnelles sont l'aspect le plus important de la réforme. Il est intéressant d'observer comment le texte, texte de régularisation juridique et aussi, par bien des aspects, de régularisation financière, a permis d'avoir un bilan organisationnel assez positif.

En effet, mettant en place la réduction du temps de travail sans moyens supplémentaires, il a fallu que les administrations réfléchissent de manière très approfondie et très active sur leur organisation du temps de travail et sur tous les moyens permettant de ne pas dégrader le service qu'elles rendent. Il est intéressant notamment d'examiner comment les nouvelles technologies de l'information et de la communication ont pu faciliter cette réflexion. C'est une banalité de le constater mais mon expérience me permet de dire qu'il y a eu une accélération très forte de l'utilisation des nouvelles technologies par les cadres eux-mêmes ainsi que par les agents de catégories B et C. Cette évolution a permis de faire des gains de productivité tout à fait exceptionnels. Nous sommes, désormais, très loin de l'organisation taylorienne qui prévalait dans les administrations, selon laquelle le cadre A pensait la lettre, le cadre B la rédigeait, le cadre C la tapait et la personne de catégorie D l'expédiait. L'administration est en train d'évoluer sous nos yeux, en faisant émerger deux grandes catégories de personnel : les cadres et les assistants. C'est, d'ailleurs, l'organisation préconisée dans les services de la Commission européenne. Je ne dis pas que c'est un modèle, mais telle est bien le sens d'une certaine évolution administrative.

Il est intéressant d'observer comment les choses se sont concrètement passées dans les ministères pour réfléchir à l'organisation du travail. Pour ma part, je considère que l'opération a été conduite en quatre temps.

Au départ, il y a la référence aux 1 600 heures, avec des possibilités de réduction, sous ce niveau, limitées à des métiers très spécifiques, marqués par la pénibilité et l'existence d'astreintes. Les corps et fonctions concernés sont précisément énumérés, ministère par ministère.

Deuxième temps, des cycles de travail ont été mis en place au sein de chaque service. Ces cycles de travail sont hebdomadaires, pluri hebdomadaires ou annuels. Par exemple, on ne demande pas aux techniciens et ouvriers spécialisés des établissements scolaires le même rythme de travail lorsque les élèves sont là ou lorsqu'ils ne sont pas là. Il faut distinguer l'entretien des établissements, lequel est nécessaire même quand les élèves ne sont pas là. On peut même demander à certaines équipes plus de temps de travail quand les élèves ne sont pas là. Au contraire, d'autres équipes, en charge de la restauration par exemple, sont davantage sollicitées quand les élèves sont là. Je n'entre pas dans le détail, mais une organisation par service a été rendue possible. L'octroi des jours de RTT est d'ailleurs directement lié aux cycles de travail. Le cycle peut varier entre 35 et 39 heures et les jours de RTT varient entre 12 et 18 jours.

Quels effets avons-nous mesuré de ces modifications de l'organisation du travail ?

Nous avons constaté une réduction de l'absentéisme. Finalement, les jours de RTT ont permis de canaliser une sorte d'absentéisme rampant qui existait auparavant. Quand les agents ont besoin d'une journée pour aller chez le médecin, pour faire une démarche administrative ou parce que la présence à la maison est nécessaire pour une raison quelconque, ils demandent un jour ou une demi-journée de RTT. Auparavant, ils demandaient une autorisation d'absence à leur chef de service, qui l'accordait sans toujours tenir de comptes précis. Autrement dit, avec la fin d'un système assez général d'autorisations d'absence sans justification, nous observons une réduction de l'absentéisme par la mise en place du système des jours de RTT.

Enfin, dernière opération dans l'adaptation organisationnelle des services, ce sont les régimes particuliers de temps de travail. Je pense notamment au forfait cadre. Ce dernier est au total assez avantageux pour l'administration, puisqu'il ne prévoit pas de système d'heures supplémentaires mais un forfait de 18 jours de RTT. Il existe d'autres régimes particuliers qui se déclinent selon des dérogations aux garanties minimales, pour certaines catégories, ou selon des horaires d'équivalence, par exemple pour les chauffeurs, les agents d'accueil, les huissiers, les personnels de veille ou de gardiennage.

Tous les éléments que je viens de vous donner résultent d'une évaluation que nous avons lancé dans cinq ministères. Mais, maintenant que le dispositif est stabilisé, nous souhaitons mener une grande enquête, avec tous les services statistiques des ministères. C'est la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) qui la pilote.

Dans le même temps, nous allons tenter de mesurer précisément l'absentéisme, sujet à polémique qui nous paraît extrêmement important et sur lequel nous ne disposons pas de données suffisantes. Nous allons procéder selon une méthode statistique assez originale, en prenant pour référence une journée particulière - le jeudi 11 mars - et constater la présence ou l'absence des agents, ce jour-là.

Ma responsabilité de directeur général de la fonction publique me conduit, en liaison avec les directeurs du personnel des ministères, à m'assurer que les fonctionnaires apportent leur contribution à la richesse nationale. Pour apprécier les conséquences de la mise en place de la RTT, je crois qu'il faut aborder le problème en se demandant s'il y a eu, ou non, dégradation du service rendu à l'usager. La mesure est difficile, d'autant qu'il existe deux secteurs très différents pour observer cette éventuelle dégradation, d'une part les services qui doivent fonctionner, 7 jours sur 7, 24 heures sur 24, d'autre part l'administration plus classique, fonctionnant selon des heures d'ouverture, des contraintes de guichet ou de présence des agents.

Les directeurs de personnels me disent qu'il y a eu globalement une augmentation de la productivité, les personnels s'attachent à aller dans ce sens. Encore faut-il le vérifier par des enquêtes générales ou particulières. Il apparaît, en tout cas, que les jours de RTT ont eu cet effet bénéfique de canaliser l'absentéisme et d'augmenter la productivité.

Enfin, je voudrais terminer en évoquant un point très particulier. Nous observons une nette diminution en 2002 et 2003 des jours de formation continue. C'est un indicateur assez intéressant, parce qu'il n'est pas directement lié au temps de travail. Pour ma part, je me risque à avancer deux explications possibles. La première, c'est qu'un certain nombre de jours de formation constituaient des facilités, qui permettaient, à partir du catalogue de formation du ministère, de sortir du bureau et mieux gérer la pression du ou des supérieurs. La seconde laisserait à penser que, lorsqu'on a pris tous ses jours de RTT et que le chef du service indique que du travail reste à faire, on n'a plus le temps de partir en formation. Ces deux explications ont certainement, chacune, leur part de vérité. En tout cas, il est certain que le nombre de jours de formation par agent a diminué en 2002 et nous observons le même phénomène en 2003.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Nous sommes naturellement vivement intéressés par les résultats de votre enquête sur cinq ministères. En revanche, les résultats de l'enquête globale interviendront, malheureusement, après la fin de nos travaux.

Vous n'avez pas parlé des coûts financiers de la mise en place des 35 heures dans la fonction publique. Le directeur du budget nous a indiqué, pour la période 2002-2004, un coût total un peu inférieur à 700 millions d'euros, sur la base de la création d'un peu moins de 5 000 postes et en tenant compte du paiement des astreintes ou des rachats de jours de RTT. Est-ce que c'est également votre évaluation ?

Par ailleurs, comment expliquez-vous l'apparente contradiction qu'il y a entre la mise en place des 35 heures dans le secteur privé, justifiée par la création d'emplois, et leur mise en place dans la fonction publique, pour laquelle les déclarations de M. Sapin indiquaient que la création d'emplois n'était pas l'objectif poursuivi ? Comment appréciez-vous ce hiatus apparent entre les deux discours ?

Vos remarques sur les conséquences sur la formation et les conclusions que vous en tirez m'ont beaucoup intéressé. Elles rejoignent ce que nous a dit le président de la Fédération de la formation professionnelle, à savoir que la mise en place des 35 heures avait entraîné une baisse du chiffre d'affaires de cette branche.

Enfin, vous avez évoqué les 150 textes, décrets et arrêtés, qui ont mis en œuvre la réduction du temps de travail. Ce nombre élevé n'est-il pas à l'origine d'une grande complexité. Est-ce que cette complexité est de nature à créer une sorte d'insécurité juridique, raison d'éventuels contentieux dans les années à venir ?

M. Yves BOISSEAU : Nous entendons souvent évoquer comme un des inconvénients de la réduction du temps de travail la concentration de la récupération des heures ou des jours sur certaines journées ou demi-journées, les lundi et vendredi en particulier. Cette concentration a des inconvénients dans une entreprise, vis-à-vis des clients et des fournisseurs, mais le cercle est finalement limité. En revanche, dans les services publics, c'est l'ensemble des citoyens qui peuvent être gênés et chacun d'entre nous a éprouvé les difficultés pour obtenir des renseignements ces jours-là. Des consignes ont-elle été données dans les services publics sur la façon de placer les récupérations ? Est-ce de la responsabilité de chaque chef de service ? Une réflexion a-t-elle été menée sur cette question ? Vous nous avez indiqué que le test de votre grande enquête aura lieu un jeudi. Ne serait-il pas possible d'en faire également un, un vendredi ou un lundi ?

M. Jacques BOBE : Vous avez évoqué un certain nombre de questions qui sont au cœur du débat, qu'il s'agisse d'ailleurs de la fonction publique d'Etat ou de la fonction publique territoriale. Je rappelle que dans les conseils généraux et dans les grandes villes nous avons eu aussi à négocier de la mise en place de la réduction du temps de travail.

En ce qui concerne la fonction publique de l'Etat, vous avez évoqué à plusieurs reprises la régularisation qu'a permise la réduction du temps de travail. Cela signifie donc que la RTT n'a, finalement, apporté qu'assez peu de modifications sur le plan du temps de travail effectif. En revanche, elle a pu créer quelques difficultés pour les usagers, du fait du regroupement sur des journées entières de l'utilisation de ce temps disponible.

Avez-vous constaté, dans un certain nombre de services, des actions de réorganisation permettant de faire des gains de productivité ?

Enfin, les cadres de la fonction publique sont-ils concernés par les heures supplémentaires ? La situation est-elle analogue à celle qui prévaut dans les collectivités territoriales, où l'encadrement effectue généralement des heures supplémentaires qui ne sont pas considérées comme telles ?

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Quel regard portez-vous sur les démarches mises en œuvre dans certains ministères et qui consistent à offrir à certains fonctionnaires la possibilité de racheter leurs jours de RTT ? Ne considérez-vous pas que c'est une entrave à la bonne conduite du processus ?

Avant la mise en œuvre de la réduction du temps de travail dans la fonction publique d'Etat, le temps partiel concernait environ 15 % des effectifs, surtout des femmes. Quel a été l'effet de la RTT sur l'évolution du temps partiel ?

Avez-vous des chiffres précis sur l'évolution de l'absentéisme au cours des dernières années ?

M. Philippe TOURTELIER : L'appréciation que vous nous avez faite de la réduction du temps de travail est, finalement, assez positive. Une question doit être cependant posée : y a-t-il eu dégradation du service à l'usager ? Grâce à certaines réorganisations, l'accueil au public a été accru et les usagers eux-mêmes, grâce à la RTT, ont plus facilement accès aux services publics. Etes-vous en mesure d'apprécier la satisfaction des usagers ?

M. Jacky RICHARD : Je constate que les chiffres que vous a donné M. Pierre-Mathieu Duhamel, recoupent à peu près les miens. Le chiffre évoqué de 700 millions d'euros me semble crédible, même si je ne sais pas comment ont été valorisées les créations emplois.

Je crois qu'il n'y a pas eu contradiction en ce qui concerne les objectifs poursuivis dans le secteur privé et dans le secteur public. Les deux situations étaient radicalement différentes. Dans le public, il y avait des gains de productivité sous-jacents qui ont été exploités. C'est ce qui explique qu'il a été possible, sans dégradation du service rendu, d'obtenir un même résultat avec une quantité de travail moins importante.

Je suis assez frappé par la capacité de notre administration - vous comprendrez que j'ai un peu de sympathie pour elle - à s'adapter et à réagir aux injonctions qu'on lui donne. Je l'observe personnellement, au sein de la direction générale de l'administration et de la fonction publique, petit service de 150 personnes. Je sais bien, par exemple, comment nous avons mis en place l'horaire variable, lequel permet de mieux répondre à toutes les sollicitations et finalement est apprécié des personnels. Je sais comment est désormais globalement bien accepté le système du contrôle avec les horodateurs, dispositif qu'il était impossible de mettre en place auparavant. Il y a dix ans, j'avais essayé de mettre en place un tel système, au service des pensions du ministère de l'éducation nationale à La Baule. Face à une véritable fronde, j'avais été obligé de renoncer. Maintenant, les agents demandent l'horodateur. D'une part, ils veulent chasser le tricheur et d'autre part ils veulent être responsabilisés et bien gérer leur capital temps. J'ai donc été frappé par cette responsabilisation des agents et leur acceptation des systèmes automatiques de contrôle en est la preuve.

En ce qui concerne la formation, l'essentiel de celle-ci est assuré par des dispositifs propres à l'administration, tant en ce qui concerne la formation initiale que la formation continue. Il existe dans chaque ministère des centres de formation et ce sont eux qui ont noté la diminution du nombre de journées-stagiaires.

Votre dernière question a trait à la complexité qui serait introduite par les 150 textes que j'ai évoqués. A cet égard, je ne partage pas votre analyse. Ces 150 textes ne sont pas une source de complexité, mais une source de clarification. Ce sont des textes de portée réglementaire, qui disent un droit maintenant bien fixé : 1 600 heures annuelles, avec des cycles de 37,5 heures ou 38,5 heures qui déclenchent 15 jours de RTT, etc. Ces textes permettent de poser le droit du travail et du temps du travail dans la fonction publique, qui n'existait, dans le secteur public, que de manière globale et forfaitaire. Je crois donc que c'est un progrès considérable et cela aide les chefs de service à prendre leurs responsabilités. Ils peuvent dire directement, face à face avec tel ou tel agent, qu'il ne fait pas son travail et qu'il doit des heures au service. Avant, il n'était pas possible de le faire, parce qu'il existait une indétermination du volume de temps dû par les agents.

Je pense donc que ces textes sont plutôt une source de clarification. Cependant, il y aura forcément du contentieux, car il y a toujours des contestations.

Il n'y a pas eu de consigne générale donnée pour l'utilisation des jours de RTT et sur leur éventuelle concentration sur telle ou telle période. Chaque ministère prévoit les dispositions qui lui conviennent le mieux. Pour reprendre l'exemple de ma direction, j'ai fait en sorte que les jours de RTT ne soient pas accolés aux jours fériés, afin de ne pas perturber le service et pour éviter de créer des périodes où il n'y aurait personne dans la direction.

Il est vrai que, d'une manière générale, les jours de RTT sont placés pour allonger les ponts. Mais, le chef de service peut réguler cette pratique. Comment ? Environ la moitié des jours de RTT sont considérés comme des jours de congés, dont l'agent a la libre utilisation. Pour l'autre moitié, ce sont des jours qui sont soumis à l'acceptation du chef de service, qui peut aussi veiller à ce que la qualité du service ne soit pas dégradée.

M. Bobe, vous avez raison de dire qu'il s'est agi d'une régularisation, laquelle n'a donc pas eu beaucoup de conséquences sur le temps effectif. Il y a eu des réorganisations des services, grâce aux horaires variables, grâce aux cycles pluri hebdomadaires ou annuels. J'ai donné l'exemple de l'éducation nationale et je pourrais aussi donner celui des douanes. L'employeur public a bien été obligé de faire ainsi, parce qu'il n'y a pas eu de création d'emplois. De ce point de vue là, l'absence de créations d'emplois a eu un effet positif, obligeant les ministères à réorganiser leurs services. Ils ont aussi redéployé les postes d'un service à l'autre, par exemple en redéployant les postes libérés par les départs en retraite vers les services les plus sollicités.

Il faut bien également constater que certains ministères pratiquaient une gestion peu économe de leurs emplois, en faisant de nombreuses mises à disposition d'autres ministères ou d'associations, etc. Désormais, celles-ci ont diminué. Le milieu associatif, qui vivait beaucoup grâce à elles s'en plaint beaucoup. Il y a donc bien eu un resserrement de l'utilisation des moyens.

Je précise, enfin, que les heures supplémentaires sont réservées juridiquement aux agents de catégorie C et au bas de la catégorie B, en dessous de l'indice brut 380. Les cadres n'ont évidemment pas d'heures supplémentaires, puisque le système du forfait évite de les décompter. Des régimes indemnitaires ont, en outre, été mis en place : indemnités forfaitaires pour travaux supplémentaires, primes de rendement ou indemnités d'administration et de technicité.

La question du rachat des jours de RTT est difficile. Il relève d'un arbitrage classique entre le temps et l'argent. Il est vrai que le rachat des jours de RTT est souvent très souhaité par les agents.

Je n'ai pas de jugement de valeur à porter sur cette solution. J'observe que certaines organisations syndicales, qui étaient très attachées à l'abaissement du temps de service, sont très opposées au système du rachat. En revanche, les autres organisations syndicales, qui collent davantage aux souhaits des agents, y ont été favorables. La mise en place du compte épargne temps relève d'une logique analogue permettant de lisser la mise en œuvre de la réduction du travail et d'éviter les ruptures fortes qu'aurait pu entraîner une mise en œuvre brutale de celle-ci.

Je n'ai pas de données précises sur l'impact de la RTT sur le temps partiel. Normalement, elle devrait plutôt le réduire, compte tenu des facilités accrues pour prendre un mercredi après-midi, par exemple.

En ce qui concerne l'absentéisme, nous attendons également avec beaucoup d'impatience les résultats de notre enquête. En effet, la dernière date de 1998. Assez ancienne, elle est d'ailleurs sujette à caution. Elle donnait un taux d'absentéisme de l'ordre de 3 à 5 %, selon les services, chiffre proche de celui du privé.

Enfin, c'est évidemment à l'aune de la satisfaction des usagers qu'on doit mesurer la réussite de la réforme. Il y a sûrement des études à faire et des enquêtes d'opinion à mener pour répondre à cette question. La volonté de mieux prendre en considération l'usager, de limiter les phénomènes de files d'attente, de recevoir les gens dans les bureaux, de s'organiser autrement pour améliorer l'accueil est manifeste, par exemple dans les préfectures que j'ai l'occasion de visiter avec le ministre.

Enfin, je relève aussi un point qui me paraît très important : les mesures de simplification permettent de gagner un nombre considérable d'heures de travail. Prenons l'exemple de la suppression des fiches d'état civil. Je pense que la simplification de nos process administratifs est aussi une manière de gagner du temps pour nos agents, de les placer sur des tâches plus riches en contenu et de mieux répondre aux besoins et aux attentes légitimes des usagers.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean PISANI-FERRY,
professeur associé à l'université Paris Dauphine et à l'Ecole polytechnique,
et ancien président délégué du Conseil d'analyse économique (CAE)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 28 janvier 2004)

Présidence de M. Nicolas PERRUCHOT, Vice-président

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Nous recevons M. Jean Pisani-Ferry, professeur associé à l'université Paris Dauphine et à l'Ecole polytechnique, et ancien président délégué du Conseil d'analyse économique.

Comme vous le savez, notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997. Dans cette perspective, votre expérience d'économiste, et les études que vous avez réalisées sur la question de l'emploi, sont de nature à éclairer nos travaux.

Notre mission est assez étonnée par les différences existant entre les estimations du nombre d'emplois créés grâce à la réduction du temps de travail. Nous avons entendu des chiffres assez variés : 150 000, 350 000, 385 000, 400 000. Vous nous direz quel est votre sentiment sur ce point.

Par ailleurs, que peut-on penser de la pérennité de ces emplois créés, alors que le contexte conjoncturel s'est profondément modifié depuis la mise en œuvre des 35 heures ?

Vous nous direz également si vous partagez le point de vue qu'a exprimé devant nous le directeur de la Prévision, selon lequel, si la réduction du temps de travail peut avoir un effet positif sur l'emploi à court terme, notamment en agissant sur le chômage conjoncturel, elle n'en a aucun à long terme, le niveau du chômage étant borné par le chômage structurel.

Plus généralement, vous nous direz si, de votre point de vue, les mécanismes mis en place pour financer la réduction du temps de travail ont été convenablement dosés.

Tels sont les principaux points sur lesquels nous souhaitons vous entendre.

M. Jean PISANI-FERRY : Vous avez souhaité m'entendre en tant qu'universitaire et ancien président délégué du Conseil d'analyse économique. Vous avez procédé à beaucoup d'auditions. Quant à moi, je n'ai pas produit récemment de travaux sur le thème qui vous préoccupe. Je vais néanmoins essayer d'organiser mes propos introductifs en m'efforçant de vous apporter quelques éléments complémentaires de réflexion, et en mettant votre sujet en perspective.

Je me propose de situer la réduction du temps de travail dans le cadre des politiques de l'emploi conduites en France depuis une douzaine d'années, puis d'examiner les conditions de son efficacité et de discuter aussi de ses effets à long terme.

Auparavant, je voudrais dire quelques mots du rôle du Conseil d'analyse économique, que j'ai animé en 2001-2002, mais dont j'avais été membre depuis l'origine. Je viens d'ailleurs d'y être nommé à nouveau par le Premier ministre, qui a souhaité conserver le caractère pluraliste de sa composition - il a nommé en particulier les deux anciens présidents délégués.

L'expérience m'a appris que le CAE est utile lorsqu'il intervient très en amont des décisions, c'est-à-dire lorsqu'il permet d'attirer l'attention sur une question et de dégager des éléments de problématique. C'est ce qu'il a fait sur un certain nombre de sujets : je pense notamment à la fiscalité, à la prime pour l'emploi, ou encore aux relations entre éducation et croissance, le thème du tout récent rapport de Philippe Aghion et Elie Cohen, qui essaye d'ouvrir de nouvelles pistes sur ces questions.

En revanche, le CAE est très mal équipé pour intervenir dans la préparation opérationnelle des décisions, pour lesquelles l'avantage est clairement du côté de l'administration économique.

S'agissant des 35 heures, l'orientation a été donnée par le gouvernement Jospin dès son entrée en fonction. Le CAE a été créé quelque temps après et il s'est saisi du sujet aussi rapidement que possible. Il a essayé de produire un rapport dans un délai très bref, pour contribuer aux débats autour de la première loi. Il est clair, cependant, que le temps a manqué pour conduire une analyse approfondie ex ante des enjeux de la réduction de la durée du travail.

En revanche, des travaux ultérieurs ont contribué à en éclairer certains aspects. Je pense notamment au rapport d'Edmond Malinvaud de 1998 sur les allégements de cotisations sociales, rapport qui a eu un rôle dans la décision gouvernementale de procéder à un reprofilage des cotisations sociales à l'occasion de la seconde loi sur les 35 heures. Par ailleurs, d'autres travaux ont été menés sur l'emploi, par exemple ceux de Jean-Paul Fitoussi, de Gilbert Cette ou de moi-même.

Revenant sur les politiques de stimulation de la demande de travail, je voudrais souligner un paradoxe. A mes yeux, il existe une assez grande continuité dans les politiques de l'emploi suivies en France depuis un peu plus de dix ans. Cela peut paraître étrange puisque, au contraire, les commentaires ont souvent relevé les oppositions entre les politiques conduites par les gouvernements successifs. Mais il y a bien une cohérence réelle dans le fait que, sous des formes variées - réduction de la durée du travail avec les lois Robien et Aubry, allégements de cotisations sociales, allégements plus ciblés -, les pouvoirs publics se sont attachés à stimuler la demande de travail des entreprises en y consacrant des moyens budgétaires importants. C'est une spécificité qui a constitué l'axe, me semble-t-il, de la politique de l'emploi de ces dernières années.

Ces politiques avaient des fondements communs : un diagnostic économique et un choix social. Le diagnostic économique consistait à considérer que l'obstacle principal à la création d'emplois était l'insuffisance de la demande de travail des entreprises, que ce soit dans son volume ou dans sa composition. Le choix social revenait à refuser que la solution à ce problème soit apportée par les prix, c'est-à-dire par un simple ajustement entre l'offre et la demande de travail, par la flexibilité des salaires et notamment celle des bas salaires.

C'est sur ces deux bases qu'ont été conçues ces politiques, visant soit à réduire le coût de certaines catégories de salariés pour l'employeur, soit à encourager la substitution des hommes aux heures dans le cadre de la réduction de la durée du travail, avec, dans les deux cas, un soutien financier public très significatif.

Ces politiques ont eu également des conséquences communes. Je veux dire par là que, outre leur coût pour les finances publiques, elles se sont traduites par un ralentissement des gains de productivité par tête, ce que l'on peut aussi appeler enrichissement de la croissance en emplois, lequel a été recherché et obtenu.

Ces politiques ont en commun des conditions d'efficacité voisines. Les réformes des institutions du marché du travail conduites dans un certain nombre de pays, partiellement aussi en France, visent essentiellement à en améliorer le fonctionnement, non en portant directement sur les comportements des acteurs, mais en mettant en place des institutions susceptibles de favoriser un bon fonctionnement du marché du travail, quelles que soient finalement les conditions conjoncturelles. Au contraires, les politiques dont nous parlons ici visent à stimuler la demande de travail et présentent une caractéristique particulière : leur efficacité dépend grandement des conditions qui prévalent sur le marché du travail. Elles sont - c'est une première réponse à la question que vous posiez - efficaces en situation de chômage keynésien ; elles ne sont pas efficaces, ou moins efficaces, dans d'autres situations, dans lesquelles les entreprises subissent d'autres contraintes, notamment de coûts.

Enfin, sans aller trop loin dans le paradoxe, il me semble que cette période de fort soutien à la demande de travail des entreprises, tranche avec ce qui prévalait antérieurement en France. Il est vrai que nous avons passé de longues années à procéder essentiellement, d'un côté à la modération salariale, et de l'autre, à la réduction de l'offre de travail, par les préretraites et autres instruments d'inspiration malthusienne. Cette politique tranche aussi avec les mesures mises en œuvre dans un certain nombre d'autres pays, qui ont davantage mis l'accent sur les conditions de fonctionnement du marché du travail : je pense au salaire minimum, aux procédures de licenciement, à l'indemnisation du chômage, au champ de la négociation collective - et ce, à travers des instruments d'intervention publique.

Il est très frappant d'observer le montant de l'effort budgétaire consacré à ces politiques. Nous étions à zéro point de PIB en 1990 ; nous serons à 1,5-1,6 % du PIB en 2005-2006. Nous y avons donc consacré des moyens très importants.

J'en reste là avec mon paradoxe, parce qu'il serait abusif de souligner trop loin la similitude de politiques qui présentent par ailleurs des différences. Je voulais simplement indiquer que la rupture représentée par la réduction de la durée du travail n'est peut-être pas aussi totale qu'on a pu le dire.

J'en viens à l'objet principal de votre mission : les conséquences économiques et sociales des 35 heures. Je commencerai par la question des effets immédiats des 35 heures sur l'emploi.

Je n'ai pas d'estimation personnelle à vous fournir au sujet de la fourchette que vous avez donnée de 150 000 à 400 000 emplois. Je n'ai pas de raisons de contester l'estimation de la DARES, reprise par un certain nombre d'autres institutions, de 350 000 emplois induits par la RTT.

Il me semble en tout cas difficile de concevoir que la réduction de la durée du travail, au moment où elle a été mise en place, n'ait pas créé des emplois, ou n'ait créé que très peu d'emplois.

Pour quelles raisons, en effet, les entreprises auraient-elles pu ne pas réagir à une contrainte quantitative sur la durée du travail des salariés en place, et ne pas substituer à ces heures les heures effectuées par de nouveaux salariés ?

On peut en imaginer plusieurs.

La première raison serait que l'entreprise n'ait pas pu recruter de salariés de la qualification voulue, en raison d'une insuffisance de l'offre de travail. Cela a pu se produire dans certains bassins d'emploi et pour certaines qualifications. En 2000, des tensions quantitatives sont apparues sur le marché du travail. Mais deux éléments m'empêchent de penser que cela a pu représenter un phénomène très massif. Premièrement, même en 2000, nous étions encore à un niveau de sous-emploi considérable. Il est donc difficile d'imaginer que cette contrainte jouait globalement. Deuxièmement, le volume des créations d'emplois lui-même a été considérable pendant cette période. Il est difficile là aussi de penser que, vraiment, il existait des freins très importants à l'embauche. S'il y a eu une surprise lors de cette période en France, c'est que le volume de créations d'emplois a été bien supérieur à ce qu'il était antérieurement, et à ce qui avait été généralement prévu.

Deuxième raison : la substituabilité entre les nouveaux et les anciens salariés serait limitée, en raison, par exemple, d'indivisibilités. Je crois qu'il s'agit d'un vrai problème pour les très petites entreprises, par exemple dans les secteurs de la restauration et des services. La réduction du temps de travail n'était manifestement pas conçue pour elles, et elles ont pu rencontrer ce type de difficultés. Mais ces très petites entreprises ont disposé de délais supplémentaires et, en fait, une part importante d'entre elles n'est pas passée aux 35 heures. Il est difficile, là encore, d'y voir un phénomène général.

Dernière raison : l'opération aurait sensiblement accru les coûts de production. Là encore, je ne nierai pas que, pour certaines entreprises, les possibilités offertes par la technologie ou l'organisation du travail ne leur aient pas permis de réaliser des gains d'efficacité dans l'utilisation des facteurs de production et donc que, finalement, il en ait résulté une hausse des coûts. Mais je doute qu'il y ait là un phénomène général. La surprise a été plutôt liée au fait que beaucoup d'entreprises aient pu, soit réaliser des gains de productivité postulés ex ante - mais finalement sans certitude -, soit redéfinir la durée du travail et, finalement, ne pas subir de hausse majeure des coûts de production.

Au total, le partage du revenu entre salaires et profits ne s'est pas sensiblement modifié au cours des années récentes, même s'il a connu des fluctuations.

Cet ensemble d'éléments, joint à l'affichage d'une priorité en faveur de l'emploi qui a pu, par un effet de confiance, stimuler la consommation, rend vraisemblable que l'impact immédiat de la réduction de la durée du travail ait été important au cours des années de sa mise en œuvre. D'ailleurs, les créations d'emplois sur la période 1998-2000 ont été très élevées. On a assisté simultanément à un ralentissement sensible de la productivité par tête. Tout cela conforte cette idée, même si, évidemment, coïncidence ne vaut pas démonstration.

En revanche, je voudrais insister sur deux autres débats liés à la mise en œuvre des 35 heures, qui me paraissent importants. Le premier concerne l'acceptabilité du choix social correspondant à cette politique. Le second est relatif à la question d'un ralentissement des gains de productivité du travail. J'évoquerai enfin les perspectives de long terme.

Beaucoup d'observateurs, dans les années 1980, avançaient la formule selon laquelle la France révélait dans les faits une préférence pour le chômage, puisque la masse salariale réelle augmentait par l'effet de l'accroissement du salaire individuel beaucoup plus que par l'effet des créations d'emplois. L'idée de la réduction du temps de travail a consisté à rompre avec cette logique, au nom d'une priorité pour l'emploi, et à rechercher un partage différent de la masse salariale, plus en faveur de l'emploi, et moins pour le salaire individuel.

Cette orientation, évidemment, a été énoncée de manière prudente. On se rappelle l'euphémisme choisi par Lionel Jospin, parlant de « progression maîtrisée des salaires ». Il est certain que, dans les argumentaires en faveur des 35 heures, l'idée d'une contrepartie salariale n'a pas été mise en avant. Le choix de l'emploi, et donc du travail, a été finalement un peu occulté au profit de la valorisation du temps libre.

Mais la réalité était bien celle-là. La gestion du salaire minimum, pendant cette période de mise en œuvre des 35 heures, a témoigné de la volonté du gouvernement d'assurer une maîtrise de la progression des salaires, de manière à ce qu'existe une contrepartie salariale à la réduction de la durée du travail.

Il me semble que ce choix a été initialement assez bien accepté, dans le contexte des années 1997-1998. Il faut rappeler qu'à l'époque, un ménage sur six était directement touché par le chômage, et que la priorité à l'emploi était largement reconnue. Mais, au fur et à mesure de l'amélioration de la situation, les frustrations nées de la faiblesse des gains de pouvoir d'achat se sont affirmées, et l'acceptabilité de ce choix s'est trouvée mise en cause.

La question concerne les 35 heures, mais elle va au-delà. Il ne s'agit évidemment pas de dire que nous devons gérer une quantité de travail donnée. Cela correspondrait à une conception malthusienne qui est fausse. Mais, même si l'emploi a plutôt bien résisté, il nous reste encore énormément d'efforts à faire pour revenir à une situation plus satisfaisante. Cela impliquera inévitablement des arbitrages entre des objectifs différents, et sollicitera la solidarité de ceux qui ont un emploi.

Je crois donc que la question de l'acceptation de ce choix, qui s'est trouvée posée à travers les 35 heures, se reposera à l'avenir.

Je voudrais évoquer aussi la question du ralentissement des gains de productivité.

Il s'agit d'une question importante, évidemment connexe à la précédente, mais qui va au-delà. Les progrès de la productivité du travail ont très sensiblement diminué en France au cours des dix dernières années. Selon une étude récente de l'INSEE, les gains de productivité annuels s'élevaient à 2 % par an dans les années 1982-1992 ; nous sommes passés à 0,7 % dans les années 1993-2002. Pour partie, cette évolution a été voulue, c'est-à-dire que nous avons cherché, par la réduction de la durée du travail, ou par les allégements de cotisations sociales, à enrichir la croissance en emplois et donc, mécaniquement, à ralentir les gains de productivité. Ces deux politiques ont sans doute contribué pour chacune à un quart du ralentissement observé.

Celui-ci a été, par ailleurs, exogène pour moitié environ, et nous n'avons pas d'explication certaine de l'évolution de la productivité du travail observée en France, ainsi que dans un certain nombre de pays européens.

Ces évolutions sont en apparence inquiétantes, d'autant plus qu'aux Etats-Unis, nous assistons, en même temps, à une accélération des gains de productivité, également à la surprise des observateurs. L'équation est simple. Au cours des années 1995-2002, par rapport à la période 1990-1995, les Etats-Unis ont connu un point par an de gains de productivité supplémentaires par rapport à la tendance ; les pays européens un point en moins par an. Cela représente donc un effet de ciseau impressionnant.

Certes, un ralentissement de la productivité n'est pas nécessairement malvenu. Pendant des années, nos performances ont été brillantes, grâce à une technique simple, qui consistait à mettre à l'écart les salariés les moins productifs. Nous-mêmes, et un certain nombre d'autres pays européens, pouvions ainsi afficher des niveaux de productivité importants. Il est raisonnable de penser que ces salariés mis à l'écart, qui sont en dehors de l'emploi, ont une productivité potentielle sensiblement inférieure à celle des salariés en place, que ce soit du fait de leur qualification, ou du fait de la dégradation de leurs capacités professionnelles. Le chômage constitue, en partie, un processus de sélection.

Toute politique conduisant à une augmentation importante du volume d'emplois doit donc temporairement se payer d'un ralentissement apparent des gains de productivité, sans qu'il faille s'en alarmer.

Il reste que, dans un contexte où, par ailleurs, il existe un affaiblissement exogène des gains de productivité, ces politiques se heurtent à des difficultés. Elles laissent moins de place à l'augmentation du salaire individuel, alors que celui-ci est déjà contraint par le ralentissement exogène des gains de productivité. Il peut en résulter un effet de rappel sur les salaires se traduisant, à terme, par un retour vers des augmentations de salaires plus importantes, une hausse du coût unitaire de production et, éventuellement, des tensions sur les prix ou sur le partage des revenus.

Je crois que ces effets doivent être pris au sérieux, dans le cas français, pour deux raisons.

La première, c'est qu'aujourd'hui, l'inflation en France est supérieure à celle de la zone euro. Elle était en dessous et se trouve maintenant quelques dixièmes de points au-dessus. Nous sommes donc déjà en train de perdre en compétitivité - pas beaucoup, mais un peu - par rapport aux autres pays de la zone euro.

La deuxième raison est liée au fait que le rattrapage des SMIC va induire un tassement de la distribution des salaires, alors que celle-ci est déjà extrêmement concentrée en bas de l'échelle des revenus. On peut s'attendre, sur cette base, à une demande de reconstitution d'une certaine différenciation des salaires, qui pourrait induire, de la part des salariés situés un peu au-dessus du SMIC, des demandes d'augmentations salariales.

Je crois que ces effets de moyen terme, que j'oppose aux effets immédiats dont je parlais tout à l'heure, ne doivent pas être négligés. Ils sont à venir. Nous sortons d'une période de ralentissement marquée par une situation de l'emploi qui ne s'est guère dégradée et un niveau de chômage qui a augmenté - mais dans une moindre mesure que lors des cycles précédents, et c'est une bonne nouvelle. Cependant, la gestion macro-économique destinée à préserver les emplois créés à l'occasion du passage aux 35 heures demandera du doigté dans les années à venir.

A moyen terme, le retour à des gains de productivité plus élevés me paraît souhaitable. La phase d'enrichissement du contenu en emplois de la croissance que nous avons connue était utile, et elle a porté ses fruits. Mais, elle a aussi fait son temps et atteint ses limites. Dans les années à venir, il faut souhaiter que les créations d'emplois puissent provenir d'une croissance plus forte plutôt que de la poursuite très ralentie de gains de productivité, dont je ne suis pas certain qu'elle soit soutenable.

Qu'en est-il, enfin, des conséquences à long terme de la réduction du temps de travail ?

J'ai rappelé que l'efficacité de ce type de politique dépendait du contexte dans lequel elle s'inscrivait. Celui de la fin des années 1990 était un contexte de sous-emploi massif. Qu'en serait-il dans un contexte de plein emploi ou proche du plein emploi, tel qu'en connaissent un certain nombre de pays européens ou d'autres pays développés ?

La réponse de l'économiste est, dans ce cas-là, sans ambiguïté. Dans un contexte de plein emploi, ou un contexte dans lequel le chômage a atteint un niveau structurel que la politique économique ne s'estime pas en mesure d'abaisser, l'effet d'une réduction du temps de travail est nul sur le niveau d'emploi. De plus, il est négatif sur la production et le revenu par tête, pour une raison simplement arithmétique : le volume d'heures ouvrées est plus faible qu'il ne pourrait l'être.

La question qui se pose est alors d'une grande simplicité : soit cette situation correspond à des préférences collectives, soit elle n'y correspond pas.

Si cette situation correspond à des préférences collectives, il n'y a pas de raisons de la mettre en cause. L'objectif économique ne doit pas correspondre à la maximisation du produit par tête, mais à la maximisation du bien-être dans la durée. Or, les sociétés peuvent témoigner de choix sociaux différents au regard du partage entre travail et loisirs. Par exemple, les Américains manifestent par rapport aux Européens des choix différents dans le partage entre revenus et temps de travail.

Si cette situation ne correspond pas à des préférences collectives, elle sera remise en cause. L'observation est souvent faite que la réduction de la durée du travail correspond à une tendance lourde. Je ne crois pas que nous puissions être assurés qu'il en ira toujours et partout ainsi à l'avenir. La nature du progrès technique, la hausse du niveau des qualifications moyennes, l'expérience d'autres pays ne laissent pas nécessairement attendre une poursuite du mouvement général de baisse du temps de travail dans les économies développées.

Cette perspective de long terme ou de plein emploi est évidemment éloignée. Elle peut servir cependant à guider les réflexions. Je retiendrai que si la situation de l'emploi s'améliore dans les années à venir, l'attitude des pouvoirs publics à l'égard des choix relatifs au temps de travail devra progressivement évoluer vers la neutralité. Toutefois, pour moi, neutralité ne signifie pas inaction, parce que la symétrie des situations locales entre employeurs et employés justifie des réglementations de la durée du travail. Mais dès lors que, dans un contexte de plein emploi ou de cheminement vers le plein emploi, les conditions seraient réunies pour que s'affirment librement des choix collectifs ou individuels, je ne vois pas de raisons pour que les pouvoirs publics y fassent obstacle.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Votre exposé est très clair du début jusqu'à la fin, dans son introduction comme dans sa conclusion.

Votre venue ici n'est pas liée à vos travaux sur la réduction du temps de travail - vous l'avez dit vous-même, vous n'en avez pas produit récemment. Mais, en tant que président délégué du Conseil d'analyse économique, et compte tenu de votre position d'observateur privilégié des choix gouvernementaux, les conclusions économiques que vous pouviez en tirer nous paraissent intéressantes.

Vous avez indiqué quelles étaient les deux bases devant sous-tendre, ou ayant sous-tendu, le choix de la réduction du temps de travail : un diagnostic économique et un choix social. Pensez-vous que ces deux éléments aient été invalidés par les faits, dès lors que le niveau du chômage en France durant cette période est resté au-dessus de celui de la moyenne de l'Union européenne, même si les créations d'emplois ont été relativement importantes ?

Concernant les études relatives aux créations d'emplois, vous vous êtes fondé essentiellement sur celles de la DARES. Or, un certain nombre de personnes que nous avons entendues, des économistes en tout cas, ont, d'une certaine manière, regretté que la DARES soit la source unique des évaluations ex post de créations d'emplois durant cette période. Sa directrice elle-même l'a regretté. Seriez-vous d'accord pour soutenir la demande exprimée par M. Fitoussi, d'un accès plus facile aux données de la DARES pour mener un certain nombre de travaux ? Il a lui-même proposé l'organisation d'une sorte de conférence de consensus pour dégager des conclusions communes sur des sujets qui peuvent prêter à la polémique.

Vous avez comparé le ralentissement des gains de productivité en France et en Europe à la situation américaine. Quelles sont à votre avis les causes principales de cet écart sur longue période, et de cet effet de ciseau que vous avez décrit ? C'est certainement là un élément important pour notre réflexion.

Vous faites porter une partie de votre conclusion sur le souhait de gains de productivité plus élevés. Est-ce à dire que, d'une certaine manière, vous pensez que la société française évolue et qu'elle est en voie d'atteindre un niveau d'emploi plus important ? N'est-ce pas tout simplement parce que les phénomènes de croissance restent les phénomènes les plus importants, et que c'est à partir de cette constatation que vous indiquez qu'il convient, d'une certaine manière, de revenir à des politiques plus classiques, maintenant que l'enrichissement de la croissance en emplois est peut-être un peu plus fort ?

M. Philippe TOURTELIER : Vous avez dit que la réduction du temps de travail constituait une tendance lourde, mais vous émettiez l'hypothèse que le mouvement n'allait pas forcément perdurer. Vous avez cité comme raisons l'augmentation du progrès technique et du niveau moyen de qualification. Pourriez-vous développer ce point ?

M. Jacques BOBE : Je reviens sur l'idée de compétitivité. Considérez-vous que les aides importantes et successives de l'Etat, quels que soient les gouvernements, aient induit un ralentissement des gains de productivité ? Est-ce que la réduction du temps de travail elle-même, et l'augmentation du coût de production, ont eu des effets sur la compétitivité de l'économie française en général, et des entreprises françaises en particulier ?

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Vous avez évoqué la tendance lourde affectant la durée du travail. Iriez-vous jusqu'à considérer que nous avons atteint un « point bas maximum » de cette tendance, ou estimez-vous, comme certains, qu'il convient d'envisager d'aller plus loin, au-delà de la réduction du temps de travail à 35 heures ?

En vous livrant à des comparaisons avec d'autres sociétés et d'autres modèles d'organisation du temps de travail, vous avez notamment cité le cas de la société américaine. Considérez-vous qu'il convienne également d'analyser, de façon globale, la question des temps de repos, y compris des jours de congés ?

M. le Rapporteur : Dans votre conclusion, vous vous prononcez en faveur d'une neutralité - c'est le mot que vous avez employé - des politiques publiques en matière de réduction du temps de travail. Pourrait-on aboutir à terme à ce que la durée du travail ne relève plus du champ de l'action des pouvoirs publics, mais résulte de choix collectifs qui pourraient être le fruit des négociations collectives de branches ou d'entreprises ?

M. Nicolas PERRUCHOT, Président : Certains disent que des allégements déconnectés de la durée du travail sont plus efficaces en matière de créations d'emplois que des allégements conditionnés à la réduction du temps de travail. Quel est votre avis sur ce point ?

Nous avons également entendu certains témoignages selon lesquels les 35 heures ne résisteraient pas au choc démographique de 2006. Quel est votre avis sur cet effet ?

Existe-t-il un modèle européen en matière de durée du travail ? Autrement dit, comment jugez-vous le fait qu'avec l'impact des 35 heures, il n'existe pas aujourd'hui de modèle européen qui aille dans ce sens ? Pensez-vous que la spécificité française dans l'organisation du temps de travail, dans toutes ses composantes, explique qu'aujourd'hui, la France soit un cas assez isolé en Europe - sachant que d'autres pays, qui se sont posé la même question, ont refusé ce modèle ?

Enfin, les réflexions menées ici et ailleurs mettent en avant l'idée que nous aurions peut-être à imaginer un système qui consisterait, après un certain nombre de refus d'offres d'emplois, à pénaliser les chômeurs par une diminution des prestations de chômage qu'ils reçoivent. Un tel système existe dans certains pays, en particulier ceux d'Europe du Nord. Croyez-vous qu'il pourrait avoir éventuellement un impact sur l'emploi ?

M. Jean PISANI-FERRY : M. le rapporteur, je réponds d'abord à votre première question. Les fondements de cette politique étaient-ils erronés puisque, dites-vous, le niveau de chômage est resté supérieur à la moyenne européenne ?

Pour ma part, je fais une lecture différente de la performance française des années qui nous occupent. Le volume considérable des créations d'emplois par rapport à toute l'expérience passée en la matière a constitué une très grande surprise. Comparez les créations d'emplois selon les cycles économiques : la performance s'est considérablement améliorée, ne serait-ce qu'au regard des cycles économiques de la fin des années 1980.

Il me semble que l'emploi, plus que le chômage, constitue le meilleur indicateur dans une situation de sous-emploi massif. Il existe des formes de sous-emplois divers, autres que le chômage, notamment l'inactivité ou le temps partiel contraint. Lorsque les créations d'emplois se développent, évidemment, ces formes de sous-emplois se résorbent aussi en partie.

M. le Rapporteur : En vous posant ma question et en mettant un peu implicitement en doute les diagnostics, je pensais au fait que la performance française n'avait pas été supérieure à la performance européenne, malgré la politique menée.

M. Jean PISANI-FERRY : J'allais y venir. Par rapport à notre propre expérience, l'amélioration est indubitable.

Qu'en est-il par rapport à d'autres pays européens ?

Notre performance a été moindre que celle de l'Espagne, qui a été considérable, et évidemment moindre aussi que celle de l'Irlande. Il s'agissait là en fait de phénomènes différents, liés à un rattrapage économique très marqué.

Notre performance a été très sensiblement meilleure que celle de l'Allemagne.

Le Royaume-Uni a commencé d'améliorer la situation du marché du travail bien avant nous. Il a atteint un niveau de chômage sensiblement plus faible, mais, en termes de créations d'emplois, il n'a pas connu une performance exceptionnelle dans la période dont nous parlons.

Certes, il faut rester conscient du fait que la comparaison avec notre propre passé ne suffit pas, et que d'autres pays européens ont aussi obtenu, par d'autres voies, des résultats importants, voire des résultats meilleurs dans certains cas. Mais, il ne faut pas en tirer la conclusion que si nous n'avions rien fait, nous aurions obtenu spontanément ces résultats. Au cours de cette période, chacun a finalement expérimenté des voies différentes.

Je disais qu'il existe une forme de voie française vers l'emploi, concentrée sur cette question de la demande de travail. En termes d'efficacité relative, dans les conditions de cette période, elle a produit des résultats qui restent, me semble-t-il, impressionnants.

Les deux éléments que j'évoquais, le diagnostic économique et le choix social, se sont trouvé constituer des fondements réalistes dans la période considérée. Je ne suis pas sûr qu'ils puissent le rester dans d'autres périodes et d'autres conjonctures. Un marché du travail caractérisé par un taux de chômage de 12,5 % correspondait à un niveau de sous-emploi absolument considérable avec, de manière généralisée, dans toutes les qualifications et tous les bassins d'emplois, un excès très important d'offres de travail.

La situation a commencé à changer lorsque le taux de chômage s'est approché de 9 % ou est descendu en dessous. Des éléments de changement sont apparus, ici ou là, affectant les conditions de fonctionnement du marché du travail.

Quant au choix social, je vous ai dit qu'il ne me semblait pas pouvoir demeurer aussi fort dans des conditions d'amélioration des situations individuelles et de diminution du risque de chômage individuel, tel qu'il est perçu.

Si nous retrouvons une période de croissance et donc de retour à une amélioration de la situation du marché du travail, le seuil de départ sera évidemment bien inférieur à celui du milieu des années 1990. Je crois donc que les conditions ne seront pas exactement les mêmes.

Avec la question sur la DARES, vous me posez en fait une question de méthode, relative au rôle des différentes institutions. Je crois que nous avons besoin d'une diversification plus grande de l'expertise concernant l'évaluation des politiques publiques, en particulier des politiques sociales ou des politiques d'emploi.

Nous avons fait des progrès à la fois dans la méthodologie et dans l'ouverture de l'expertise. Il en reste encore à faire.

Il y a dix ans, il est clair que les sources d'information étaient extrêmement limitées. La DARES a utilisé une certaine méthodologie en travaillant sur des données individuelles d'entreprises, et en comparant les créations d'emplois dans les entreprises passées aux 35 heures à celles des entreprises qui n'étaient pas passées aux 35 heures. Cette méthodologie n'était pas employée il y a une dizaine d'années : on travaillait sur des séries agrégées, non sur des données individuelles. Aujourd'hui, de manière générale, l'évaluation des différentes politiques d'emploi repose sur l'utilisation de données individuelles, et c'est un progrès.

Un certain nombre d'équipes universitaires ont commencé à s'engager dans ces travaux et dans l'utilisation de ces méthodologies. Il reste qu'au départ, un investissement a été réalisé par le système public, notamment par l'INSEE. Les premiers bénéficiaires ont été ceux qui étaient au plus proche de ces données : soit les chercheurs de l'INSEE eux-mêmes, soit ceux qui sont en contact avec eux, soit les laboratoires associés à l'INSEE, soit enfin les services statistiques des ministères. Il me paraît qu'il convient évidemment d'aller beaucoup plus loin, vers une situation dans laquelle les expertises contradictoires puissent être fondées sur la même qualité de données et de méthodologie.

Cela suppose le développement de l'accès aux données, toutefois, ne connaissant pas la situation exacte de ce point de vue là, je ne veux pas me prononcer sur l'état des choses. Mais, il faut disposer, de manière suffisamment continue, de commandes d'études à différents laboratoires universitaires, afin qu'ils puissent procéder aux investissements méthodologiques et développer la compétence des équipes. Ce point me paraît tout à fait important, et je pense qu'il serait aussi possible de faire de grands progrès dans le débat. L'évaluation ex ante, la décision, l'évaluation ex post y gagneraient beaucoup.

J'indique par ailleurs que, malheureusement, nous n'avons pas l'habitude, en France, de procéder à des expérimentations régionales ou locales, qui permettent de tester l'effet d'une politique dans une région ou sur des groupes cibles avant de la généraliser. Nous avons tendance systématiquement à généraliser des politiques, sans les expérimenter auparavant. C'est un trait national. S'il était possible de procéder à des tests, cela constituerait sans doute là aussi un facteur de progrès.

Quelles sont les raisons principales du ralentissement des gains de productivité ? Votre question concernait la France et les pays européens.

Il existe dans un certain nombre de pays européens des facteurs communs, pour partie positifs. Les facteurs positifs sont liés au fait que certains pays ont mené des politiques visant à faire revenir vers l'emploi des personnes qui en étaient sorties. Par des effets mécaniques, lorsque les moins productifs reviennent dans l'emploi, la productivité moyenne baisse.

Des tentatives pour chiffrer ce facteur de ralentissement de la productivité ont été menées, et plusieurs points d'écart peuvent ressortir de la comparaison entre les niveaux de productivité par tête des différents pays. Par exemple, la productivité par tête en France est supérieure à ce qu'elle est aux Etats-Unis en moyenne. Mais si nous essayons de procéder à une correction pour tenir compte du fait que la composition de la population en activité n'est pas la même, notre pays revient sensiblement en dessous du niveau des Etats-Unis. Ce genre de phénomène se produit dans plusieurs pays européens, avec la réduction de ce sous-emploi massif que nous connaissions.

Aux côtés de ces facteurs positifs existent des raisons qui sont moins favorables. L'explication principale repose sur la capacité non seulement de produire, mais aussi d'utiliser de manière efficace les technologies de l'information. Un grand débat a été engagé aux Etats-Unis, pour déterminer si les gains de productivité observés après 1995 étaient pérennes ou non, certains mettant l'accent sur des facteurs cycliques, d'autres considérant qu'il s'agissait de gains de productivité pérennes.

Les dernières données dont nous disposons ont montré que ces gains de productivité se sont poursuivis pendant le ralentissement économique de 2001-2002, et que l'économie américaine sort maintenant de cette phase avec des gains de productivité extrêmement spectaculaires. Il existe donc bien un phénomène plus permanent, qui est attribué souvent - à juste titre je crois - à la fois à la technologie, y compris dans les secteurs producteurs de technologies de l'information, et aux réorganisations liées à ces dernières. L'ensemble a conduit à des gains de productivité très importants dans les services.

C'est, en effet, surtout dans les services que se situe la différence entre l'Europe et les Etats-Unis. C'est frappant. C'est d'ailleurs ce qui ressortait de l'étude qu'avait faite Thomas Piketty, il y a sept ou huit ans. Il montrait que, dans des grands magasins de services à politique commerciale comparable, les niveaux d'emplois étaient beaucoup plus faibles en France qu'ils ne l'étaient aux Etats-Unis. L'économie américaine était très créatrice d'emplois à très faibles gains de productivité, et les économies européennes se trouvaient dans la situation inverse.

Or, au cours des dernières années, nous sommes en train d'échanger nos rôles. Aux Etats-Unis, les gains de productivité sont importants dans les services, alors que, chez nous, le ralentissement y est assez marqué.

C'est une bonne nouvelle quand cette situation repose, par exemple, sur le fait que des grandes surfaces emploient plus de vendeurs dans leurs magasins, considérant qu'elles rendent ainsi un meilleur service au client et qu'elles peuvent le faire, compte tenu des coûts et de l'état du marché du travail. Mais c'est une mauvaise nouvelle lorsque ces grandes surfaces ne sont pas en mesure d'utiliser l'état de la technologie et les changements rendus ainsi possibles dans la production des services.

Faut-il revenir à des gains de productivité plus élevés en France et qu'est-ce que cela veut dire ?

Il faut y revenir pour deux raisons. La première, c'est que nous avons intérêt à éliminer la part de notre retard en productivité sur les Etats-Unis qui résulte d'une moindre efficacité ou d'une moindre assimilation des technologies. Notre croissance à moyen terme, et notre niveau de vie relatif, sont en jeu.

La deuxième raison résulte du fait que les conditions macro-économiques du marché du travail dans lesquelles il était justifié de mettre fortement l'accent sur l'enrichissement en emplois de la croissance sont en partie, sinon totalement, derrière nous. Il convient donc d'opter pour un mode de croissance qui soit plus riche en gains de productivité, plus riche en gains de pouvoir d'achat, et moins riche en emplois.

La contrepartie, c'est que si nous souhaitons continuer à créer des emplois de manière importante, une croissance plus forte sera nécessaire.

Qu'est-ce qui peut empêcher cette croissance ? Nous avons longtemps vécu dans un modèle et selon un schéma dans lesquels la croissance semblait dictée de l'extérieur. Notre seule marge de manœuvre consistait à changer la composition de cette croissance au profit de l'emploi, l'action sur la croissance elle-même paraissant difficile ou impossible.

Je crois que cela ne constitue pas un bon mode de raisonnement dans le moyen terme. Evidemment, il peut arriver que des conditions macro-économiques s'imposent à nous, et que la demande soit insuffisante pour engendrer une croissance plus forte - ce que nous rappelle la phase actuelle de ralentissement. Mais, dans la durée, à l'intérieur de la zone euro, nous voyons bien qu'il existe des performances de croissance très différentes, et que l'appartenance à une zone monétaire intégrée n'implique pas l'identité des rythmes de croissance.

La capacité de l'économie française à soutenir un rythme de croissance supérieur - correspondant au fait qu'elle connaît un certain niveau de sous-emploi, et doit s'attendre également à des augmentations à venir de ressources en main d'œuvre qui restent supérieures à celles d'un certain nombre d'autres pays de la zone euro - doit reposer sur des politiques de compétitivité, des politiques d'offre qui, dans la durée, permettent de créer les conditions d'un investissement plus élevé et d'une croissance plus forte. C'est cela que nous devons faire.

Je n'ouvre pas le débat sur le point de savoir quels sont les bons instruments pour ce faire. Il s'agit là d'une tout autre question.

Pourquoi ai-je dit que le progrès technique et les qualifications pouvaient impliquer un changement dans l'évolution de la durée du travail ?

Le raisonnement micro-économique consiste à dire que, dans un monde où l'acquisition d'informations et où le niveau moyen de qualification se développent, où les personnes ayant des qualifications plus élevées passent une partie de leur temps à acquérir et à traiter de l'information - sans que cela corresponde à un travail directement productif, pour employer des termes anciens - l'heure marginale peut être plus productive que l'heure moyenne. En revanche, dans un monde dominé par le fait que la fatigue physique s'accumule, l'heure marginale est moins productive que l'heure moyenne.

Si nous allons dans le sens d'une économie de l'information, les conditions de l'équation changent progressivement de ce point de vue là. Cela peut impliquer que cette tendance ancienne à la réduction du temps de travail ne se poursuive pas. Il convient de s'interroger sur le fait qu'aux Etats-Unis, la réduction de la durée du travail s'est interrompue, et nous avons même observé, dans un certain nombre de secteurs, une évolution inverse.

Là encore, cela peut correspondre à un choix social, et il n'y a pas de raisons de suivre le choix américain.

Cette observation ne remet pas davantage en cause le fait que la réduction de la durée du travail ait pu créer des emplois dans une période et un contexte particuliers, grâce à une forme de politique volontariste en faveur de l'emploi. En revanche, cela doit nous conduire à nous interroger sur les évolutions de long terme, et la question de savoir s'il s'agit simplement d'une tendance historique appelée à se poursuivre. De ce point de vue-là, j'ai des doutes quant à ce que suggère une approche trop mécaniste de la question.

Je réponds donc tout de suite à la question de M. Giscard d'Estaing : je ne crois pas qu'après les 35 heures, il faille aller plus loin dans la réduction de la durée du travail. Encore une fois, j'analyse la réduction de la durée du travail comme une réponse à une situation économique particulière de chômage extrêmement élevé et de difficulté à agir sur les instruments macro-économiques. Ces conditions ne sont pas nécessairement appelées à se représenter dans l'avenir.

Faut-il apprécier la durée du travail en durée annuelle, « tout compris », ou faut-il l'apprécier en durée hebdomadaire ? Je pense qu'il convient de l'apprécier en durée annuelle tout compris, et c'est de cette manière que les comparaisons internationales peuvent être conduites.

Avons-nous subi une dégradation de la compétitivité ? Je ne crois pas que l'on puisse parler de dégradation générale de la compétitivité de l'économie française. Un débat est engagé sur la question de l'attractivité de celle-ci, mais les chiffres des investissements directs indiquent qu'elle reste une économie relativement attractive, en tout cas par rapport à un certain nombre d'autres économies européennes. Les évolutions des coûts comparés n'indiquent pas non plus que notre compétitivité ait subi une dégradation marquée.

Finalement, toute cette politique a été conduite de façon à préserver la compétitivité des entreprises, évidemment avec une contrepartie en termes de coût pour les finances publiques. En effet, une partie du coût lié à la réduction de la durée du travail a été prise en charge par ces dernières, avec un recyclage des gains liés à la réduction du temps de travail dont vous avez dû débattre. Vous savez qu'il ne s'est pas opéré comme les macro-économistes l'avaient supposé.

Est-ce qu'invoquer la neutralité signifie exclure la question de la durée du travail du domaine de l'action des pouvoirs publics, pour en faire une question relevant du domaine conventionnel ?

Je serai très prudent sur ce point, bien que je n'aie pas de doute sur l'orientation intellectuelle. Je crois qu'à long terme, s'il s'agit d'un choix social, celui-ci doit s'exprimer à travers des procédures qui ne sont pas nécessairement des procédures de décisions législatives à portée uniforme. Mais, il convient d'être prudent, parce que la possibilité de définir la durée du travail par voies conventionnelle et contractuelle supposerait que les conditions de la négociation soient réunies dans les différentes branches, dans les différents types d'entreprises, de manière à ce que ce qui s'exprime soit effectivement un choix social et non l'expression d'une situation asymétrique. C'est pour cela que j'ai tenu à dire que les pouvoirs publics avaient un rôle de détermination de la législation et de la réglementation, compte tenu de l'existence de situations très asymétriques de ce type.

Qu'en est-il de l'efficacité des allégements ? Ceux-ci devaient-ils être conditionnés à la réduction de la durée du travail ou non ?

En 2000, lorsque j'ai fait mon rapport sur le Plein emploi, j'avais pris parti en faveur de la généralisation de ces allégements. Autant il pouvait paraître justifié de les introduire à un moment donné en liaison avec la réduction de la durée du travail, de manière à donner une incitation supplémentaire en vue de cette réduction, autant je crois que l'efficacité des allégements de cotisations sociales est d'autant plus importante que ceux-ci sont perçus comme absolument pérennes, et faisant partie du barème sur la base duquel les entreprises calculent le coût prospectif d'un emploi. Tout élément qui conduit à mettre en doute leur pérennité réduit leur efficacité.

Le fait d'être passé à un système inconditionnel me paraît une bonne chose. C'était l'une des évolutions possibles à partir de leur introduction comme allégements conditionnels.

Le choc démographique constitue l'un des éléments de cette évolution générale du marché du travail que nous avons à affronter. Je ne crois pas qu'une démographie moins dynamique dans les années à venir va nécessairement contribuer à résoudre notre problème de sous-emploi. Nous observons que les performances des différents pays en matière d'emploi suivent assez largement leurs évolutions démographiques. On n'observe pas, dans les pays dont la démographie est moins dynamique, une meilleure performance en termes de chômage.

Certes, un effet de choc se fera sentir parce que l'évolution va être relativement brutale, pour des raisons générationnelles. Le contexte va changer. Cela dit, la possibilité de réduire le chômage à cette occasion supposera que le marché du travail et que les mécanismes macro-économiques fonctionnent bien. Or, l'on peut très bien imaginer des conditions dans lesquelles le marché du travail fonctionnerait mal et où, malgré une réduction de l'offre du travail, les niveaux de chômage ou de sous-emploi resteraient élevés.

Sur la réforme du système d'indemnisation du chômage, vous posiez la question de la pénalisation après des refus d'offres d'emplois. Faut-il préférer un système conditionnel ou un système inconditionnel ?

Sur ce plan, nous avons eu en France une considérable hésitation. En effet, nous ne savons pas si nous voulons un système d'indemnisation non dégressif et conditionnel, ou un système d'indemnisation dégressif et inconditionnel.

Les deux philosophies sont possibles.

L'une, plutôt américaine, consiste à dire qu'il appartient à chacun de rechercher un emploi par ses propres moyens ; par voie de conséquence, l'indemnisation est dégressive, l'incitation individuelle, et la collectivité n'est pas responsable de l'aide à la recherche d'un emploi. L'incitation repose sur les prix, c'est-à-dire sur cette dégressivité de l'indemnisation.

L'autre philosophie correspond au système des pays d'Europe du Nord. L'indemnisation peut être d'un niveau très élevé, non dégressive et donc assurer un maintien du revenu à un taux de remplacement important ; mais elle est conditionnée au comportement effectif de recherche d'emploi du salarié.

En France, nous sommes hésitants. Partant d'un système du premier type, nous avons changé d'avis avec le plan d'aide au retour à l'emploi (PARE), qui s'inspire du second. Puis, le contexte économique s'est transformé, la situation de l'assurance chômage s'est dégradée et la réforme récente de l'indemnisation du chômage est revenue sur la non-dégressivité.

Il faut choisir. Je suis partisan d'un système qui ressemble plutôt à celui de l'Europe du Nord, c'est-à-dire avec une indemnisation de niveau suffisamment élevé, non dégressive ou faiblement dégressive, mais clairement conditionnelle. L'expérience d'un certain nombre de pays montre que ces systèmes peuvent être efficaces.

De manière générale, si nous croyons que le contexte du marché du travail est appelé à s'améliorer, et que nous nous trouvons dans la perspective d'une poursuite de la réduction du chômage, après l'épisode conjoncturel de ces dernières années, il faut porter beaucoup d'attention au fonctionnement du marché du travail et y mettre les moyens nécessaires. Nous avons laissé ce chantier un peu à l'écart pendant les années 1990, en nous concentrant sur la demande de travail. Cette approche était justifiée dans un contexte de sous-emploi massif. A partir du moment où les conditions changent, les questions de fonctionnement du marché du travail deviennent beaucoup plus importantes.

Il a existé une spécificité française et, pour un certain nombre de raisons, les choix n'ont pas été identiques à ceux d'un certain nombre d'autres pays européens. Je ne suis pas sûr que cette spécificité subsiste nécessairement à l'avenir. J'espère que nous allons retrouver une situation de l'emploi et du chômage qui pourrait ressembler davantage à celle d'autres pays. Cette spécificité va donc peut-être s'amoindrir. Encore qu'un certain nombre des éléments décidés dans les années 1990 vont évidemment constituer des caractéristiques durables.

M. le Rapporteur : Ma dernière question prolonge votre propos sur ces caractéristiques durables, décidées il y a quelques années.

Selon les économistes, la croissance est fonction d'un certain nombre de facteurs, parmi lesquels le travail, le capital et l'innovation. On ne peut qu'être frappé par le fait que, toutes comparaisons faites, et compte tenu de la durée annuelle du travail en France, la quantité de travail est moindre dans notre pays par rapport aux autres pays de la zone euro et aux Etats-Unis.

Nous avons beaucoup parlé de l'enrichissement de la croissance en emplois, mais la réduction de la durée du travail dans ce pays ne pèse-t-elle pas sur la croissance à long terme ? En effet, la quantité de travail est finalement moins importante aujourd'hui qu'elle n'aurait pu l'être, ou qu'elle ne le serait si cette politique n'avait pas été mise en œuvre ?

M. Jean PISANI-FERRY : Je crois que cela n'a pas été le cas jusqu'à présent. Je ne pense pas qu'il soit possible de diagnostiquer que la réduction de la durée du travail ait eu un coût en termes de croissance.

J'ai évoqué les différents facteurs qui auraient pu empêcher des entreprises de substituer les heures effectuées par de nouveaux salariés à des heures effectuées par d'anciens salariés. Evidemment, certaines anecdotes suggèrent toujours que cela a pu arriver. En tout cas, je ne pense pas que cela constitue un phénomène macro-économique significatif.

A moyen ou long terme, si notre durée du travail annuelle reste effectivement inférieure à celle d'autres pays, la contrepartie claire consistera en un niveau de revenu par tête inférieur. Ce sera le cas si nous raisonnons dans l'hypothèse d'une situation de plein emploi, ou en tout cas de chômage structurel constant.

C'est la raison pour laquelle j'ai dit qu'il existait à ce sujet une alternative. S'il s'agit d'un choix collectif assumé, l'économiste n'a pas grand-chose à dire. Si une société préfère une durée du travail plus faible, et des revenus par tête plus faibles, l'arbitrage doit être considéré comme légitime. Il n'y a pas de raisons que cela soit économiquement moins efficace. Le choix se traduit simplement par un moindre revenu, non par une perte d'efficacité. C'est un choix différent, qui peut exister.

La question se pose alors de savoir quelles sont les conditions dans lesquelles un choix de ce type peut s'exercer, et dans lesquelles un arrangement collectif, de quelque nature qu'il soit, peut refléter les préférences collectives de la société. Cette question n'est pas exclusivement économique.

M. Nicolas PERRUCHOT, Président Je vous remercie.

Audition de M. Joël FABIANI,
directeur des ressources humaines du groupe Auchan France

(Extrait du procès-verbal de la séance du 29 janvier 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

Puis de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-Présidente

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. Joël Fabiani, directeur des ressources humaines du groupe Auchan France, qui est accompagné de M. Dominique Lesueur, responsable du recrutement pour la France.

Comme vous le savez, notre mission d'information est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans notre pays depuis 1997.

Parallèlement aux auditions des responsables administratifs ou d'experts auxquelles nous procédons depuis début novembre déjà, nous avons souhaité également entendre des responsables d'entreprise.

C'est dans cette perspective que nous avons souhaité vous entendre, car votre expérience de directeur des ressources humaines d'un groupe important de la grande distribution est de nature à nous apporter des éléments concrets d'appréciation.

Vous nous direz donc comment les 35 heures ont été mises en place dans l'ensemble de vos magasins, les conséquences qu'elles ont pu avoir sur l'activité de votre groupe, ainsi que les conséquences sociales au sein de votre entreprise, en ce qui concerne les relations entre l'individu et le travail. C'est un sujet qui nous préoccupe beaucoup.

M. Joël FABIANI : M. le Président, nous sommes très honorés, de venir témoigner sur les conditions et les conséquences de la mise en place de l'aménagement et de la réduction du temps de travail chez Auchan, suite aux lois Aubry. Dominique Lesueur a été responsable des ressources humaines dans un établissement, qui employait 700 personnes, et a conduit, de manière très opérationnelle, la réduction du temps de travail. Il a donc été confronté aux questions d'organisation du travail, de management des personnes, de gestion des coûts et d'animation du comité d'établissement. Bref, il pourra répondre de façon assez précise aux questions que vous vous posez sur les conditions dans lesquelles les choses se sont mises en place et les conséquences que cela a entraîné.

Pour ma part, j'ai conduit l'ensemble du processus de changement qu'a entraîné la réduction du temps de travail, depuis la définition des orientations stratégiques jusqu'à l'accompagnement de sa mise en œuvre, en passant par l'évaluation des coûts et la négociation elle-même de l'accord d'entreprise.

Avant d'évoquer la question des 35 heures, je voudrais situer, en quelques mots, l'entreprise, son activité, sa dimension et ses spécificités.

Auchan est un groupe international de distribution, exploitant principalement des hypermarchés et des supermarchés. Le groupe est implanté dans douze pays, très majoritairement en Europe, mais également avec des pôles de développement en Afrique du Nord, en Asie et en Amérique du Sud. Auchan a réalisé, en 2002, un chiffre d'affaires hors taxes de 27 milliards d'euros et emploie 160 000 personnes dans le monde. En France, le groupe emploie 52 000 collaborateurs dans 118 hypermarchés et dans d'autres sites, tels que les entrepôts d'approvisionnement et de logistique, les plateformes de service après vente, les directions centrale et régionales.

Depuis sa création, il y a un peu plus de quarante ans, Auchan s'est bâti en confiant - c'est l'une de ses caractéristiques - à ses collaborateurs des responsabilités opérationnelles réelles, en fondant son management sur la confiance a priori et en mettant en place des dispositifs de répartition des bénéfices. Ces orientations ont fortement marqué l'entreprise et ses politiques humaines et sociales et ont influencé la façon dont nous avons abordé la réduction du temps de travail.

Première caractéristique, nous développons un management opérationnel de grande proximité et d'initiative dans une organisation décentralisée. L'unité de gestion, qui est chez nous le rayon, doit permettre de combiner les compétences et les initiatives individuelles avec l'esprit d'équipe. Cela doit déboucher sur un meilleur service aux clients et sur des résultats plus performants. Nos outils de gestion des ressources humaines sont cohérents avec cette orientation, qu'il s'agisse des définitions de fonction, de l'articulation des responsabilités entre les fonctions, des dispositifs d'évaluation des résultats, de la structure des rémunérations, de la promotion interne, du dispositif de formation et de la recherche d'amélioration des conditions de travail.

Notre seconde caractéristique est une longue pratique de partage des résultats. En premier lieu, nous disposons d'un dispositif d'intéressement collectif, issu d'un accord signé pour la première fois en 1972 et renouvelé et actualisé tous les trois ans avec les partenaires sociaux. Cet intéressement est calculé site par site et rétribue à la fois le niveau des résultats et les progrès réalisés par le site. Il a représenté en moyenne, en 2002, un peu plus de 8 % de la rémunération brute des collaborateurs, soit un peu plus d'un mois de salaire, puisque la base est de 13 mois compte tenu de la prime annuelle.

Le deuxième dispositif est la participation, qui est calculée selon une formule dépassant le cadre de la formule légale et dont le taux varie, depuis quelques années, entre 9 % et 11 % de la rémunération brute annuelle, ce qui à nouveau constitue un peu plus d'un mois de salaire net pour les collaborateurs.

Enfin, le capital est ouvert au personnel depuis 1977. Le fonds commun de placement, Val Auchan, représente 16 % du capital de l'entreprise. 99 % du personnel détient des parts. Le patrimoine moyen détenu par les collaborateurs est de 22 600 euros et 29 % des collaborateurs ont un patrimoine dépassant un an de salaire.

Tous éléments confondus, les salaires versés et les sommes redistribuées représentent 65 % des frais d'exploitation de l'entreprise et près de la moitié de la marge comptable. C'est donc un poste très important pour l'équilibre de notre exploitation.

Concernant l'aménagement et la réduction du temps de travail, je voudrais faire deux remarques préalables, qui ont fortement conditionné notre attitude. D'une part, Auchan a fusionné avec Docks de France en 1996, faisant plus que doubler sa taille, son nombre de sites et ses effectifs et décuplant la complexité de son organisation. Le groupe a donc été occupé de nombreuses années, et continue de l'être, par cette fusion. D'autre part, la gestion de la ligne « frais de personnel » est une préoccupation majeure dans notre métier, parce que nous sommes une entreprise de services, et donc de main-d'œuvre.

La loi Aubry I était une loi d'incitation qui, néanmoins, annonçait la seconde, dont on savait qu'elle ne serait pas, elle, une loi d'incitation. Les deux lois ont donc mis l'entreprise Auchan sous contrainte et dans une situation que je qualifierais d'un peu surréaliste.

En effet, alors que l'entreprise allait être confrontée à une augmentation non prévue et déraisonnable de ses frais, ainsi qu'à un problème majeur d'organisation du travail, le personnel, quant à lui, était surtout demandeur d'un accroissement des salaires, y compris en travaillant plus. Son attente n'était donc pas de travailler moins.

De plus, les organisations syndicales, bien au fait des réalités et de l'attente des personnes, n'avaient jamais inscrit la réduction du temps de travail dans leurs revendications. Elles se sont donc retrouvées à la table de négociation dans une situation où elles devaient faire des concessions à l'entreprise, en échange d'un avantage qu'elles n'avaient pas demandé. Cela a rendu la gestion du dossier particulièrement complexe.

Nous n'avons pas fait le choix de recourir au dispositif d'incitation de la loi Aubry I pour trois raisons. D'une part, injecter 6 % d'effectifs supplémentaires dans une entreprise employant 50 000 collaborateurs et réduire, dans le même temps, le temps de travail de 10 %, aurait constitué un choc organisationnel extrêmement difficile à supporter sans prendre de risque en termes d'activité de l'entreprise, de service au client et de rentabilité. D'autre part, nous ne fondons jamais nos politiques sur des dispositifs d'aides qui, par essence, ne sont pas pérennes. Enfin, nous sommes convaincus, et notre histoire nous le démontre, que c'est l'activité qui crée l'emploi et que c'est le développement du groupe qui permet la création de postes nouveaux, qui soient durables et apportent une réelle valeur ajoutée, ne serait-ce que pour celui qui va l'occuper. Ce point est très important pour nous.

Bien que nous n'ayons pas mis en place le dispositif d'incitation, nous avons néanmoins, pour nous conformer au droit qui s'annonçait, très rapidement engagé la discussion avec les partenaires sociaux en février 1999 avec plusieurs orientations générales.

Sur le plan organisationnel, notre objectif était de maîtriser l'évolution du volume d'heures travaillées - en absorbant le plus possible les heures perdues par des démarches de réorganisation -, d'étaler dans le temps la dérive du prix moyen de l'heure travaillée et d'introduire un principe généralisé de modulation du temps de travail.

Au plan social, les orientations générales, que nous avions définies, étaient le maintien de la rémunération des salariés, l'adaptation progressive de la grille des minima pour établir une égalité entre les salariés à temps complet et ceux à temps partiel, l'amélioration de la situation des salariés à temps partiel en leur proposant une augmentation de leur contrat horaire, le tout sans modération salariale.

L'accord a été signé par deux organisations syndicales, à elles deux majoritaires dans l'entreprise, la CFTC et la CGC. Il a été signé également, plus récemment, par Force Ouvrière. L'accord est donc très largement majoritaire, puisque ces signataires représentent environ 75 % du personnel. Il a pris effet au 1er octobre 1999.

En application de l'accord, nous avons réduit le temps de travail pour les personnels à temps plein de 39 heures de présence, pauses comprises, à 36,75 heures et donc de 37,08 heures de temps de travail effectif à 35 heures. La réduction du temps de travail a donc été de 6,12 %. A cette occasion, nous nous sommes conformés à la définition du temps de travail effectif et nous avons exclu de ce décompte le temps de pause, que nous continuons néanmoins à rémunérer au-delà de la durée légale de temps de travail effectif.

Par ailleurs, nous avons maintenu la rémunération des salariés à temps complet, dont le temps de travail avait baissé. En revanche, nous avons supprimé, pour les futurs embauchés, la prime d'ancienneté, qui représentait 3 % de rémunération supplémentaire après trois ans d'ancienneté et 6 % après six ans. Par contre, nous l'avons intégrée dans le salaire pour les présents, qui ont donc conservé cet avantage acquis dans des conditions plus favorables.

Les salariés à temps partiel n'ont pas été concernés par la réduction du temps de travail. En revanche, nous avons revalorisé leur taux horaire de l'exact équivalent de la réduction du temps de travail des temps complet, soit 6,12 %, et cela en deux ans. Pour les salariés à temps partiel, la réduction du temps de travail s'est donc traduite par une augmentation du pouvoir d'achat.

Nous avons généralisé l'annualisation du temps de travail et de modulation pour l'ensemble du personnel, dans l'accord initial. Mais, ensuite, au vu du contenu de la loi Aubry II, nous en avons abandonné l'idée pour les personnels à temps partiel, en dehors du temps choisi qui reste une exception.

La plupart des cadres sont au forfait-jours, leur temps de travail annuel étant fixé à 213 jours. Les cadres dirigeants, quant à eux, sont sous le régime du forfait tous horaires.

L'objectif emploi, que nous avions inscrit dans l'accord, était de 500 équivalents temps plein. Nous avons pris en compte dans cet objectif l'augmentation du temps de travail des salariés à temps partiel, qui ont pu travailler deux heures de plus.

Enfin, nous avons organisé un suivi paritaire avec des bilans d'application dans nos structures nationales, régionales et d'établissements, c'est-à-dire un accompagnement, avec les partenaires sociaux, de l'ensemble du dispositif.

Quelles sont les conséquences des 35 heures, au plan de leur mise en œuvre et de l'organisation du travail.

La mise en œuvre des 35 heures et l'annualisation nécessaire du temps de travail ont rendu la gestion des temps beaucoup plus complexe, aussi bien pour les gestionnaires que pour les employés, qui n'ont pas eu une meilleure visibilité de leur temps de travail. Pourtant, nous avons procédé à d'importants investissements en termes de temps de formation, d'outils de formation ou d'outils de gestion que nous avons développés nous-mêmes. Nous avons, d'ailleurs, procédé à un toilettage de l'accord en 2003, pour simplifier quelque peu le dispositif.

Dans la gestion des heures de travail, nous avons observé de la part des directeurs d'établissement un réflexe de prudence, qui a duré environ une année, dans leur politique d'embauche. Après cette période initiale, nous avons observé un relâchement pour redonner une marge aux équipes qui avaient été privées de beaucoup d'heures de travail, alors que leur charge de travail n'avait pas diminué. Enfin, après une stabilisation progressive des organisations, nous avons observé des démarches de rationalisation pour retrouver une plus grande efficacité et faire face à l'élévation du coût du travail.

Ces périodes successives de précaution, de détente et, finalement, de gestion plus assurée s'expliquent également par le jeu des aides financières, qui ont rendu la lecture des effets économiques des 35 heures un peu délicate. En effet, le lien entre la productivité, les heures de travail disponibles et l'évolution des coûts n'était pas en lecture directe.

En 2000, année de la mise en œuvre puisque l'accord a pris effet au 1er octobre 1999, à périmètre comparable et à activité constante, les effectifs n'ont augmenté qu'à partir du mois de septembre suivant, d'environ 1 %.

Quelles ont été les conséquences au plan économique ?

La réduction du temps de travail, avec maintien des niveaux de rémunération antérieure et revalorisation des grilles des salariés à temps partiel, a représenté une augmentation de 6,12 % de la masse salariale. L'intégration de la prime d'ancienneté a représenté 0,76 % supplémentaire. La masse salariale a donc augmenté au total de 6,88 %. Ce chiffre ne tient pas compte du coût du passage de l'ensemble de l'encadrement en forfait-jours, ni du coût des temps d'habillage et de déshabillage, qui ont été intégrés dans le temps de travail effectif. La troisième source de coût est la convergence graduelle des SMIC, entraînant jusqu'en 2005, un rattrapage des SMIC mensuels par les SMIC horaires. Cela représente pour l'entreprise un coût de 9,5 millions d'euros par an.

Le coût supplémentaire de l'aménagement de la réduction du temps de travail est donc de 67,5 millions d'euros.

Pour apprécier le coût net, il convient de tenir compte de l'évolution des systèmes successifs d'allègement de charges. Le différentiel d'exonération de charges, entre le dispositif Juppé antérieur et le dispositif Aubry II transformé ensuite par le dispositif Fillon, est favorable pour l'entreprise pour un montant de 47 millions d'euros.

Le coût net pour Auchan est donc d'un peu plus de 20 millions d'euros par an.

Le troisième type de conséquences porte sur les plans humain et social. Nous avons, en octobre 2002, procédé à l'évaluation du climat social grâce à un baromètre d'opinion auprès de l'ensemble de nos collaborateurs. Les résultats sont tout à fait significatifs, puisque le taux de retour atteint 80 %.

A la question de la motivation à travailler chez Auchan, on trouve d'abord la possibilité d'être actionnaire, puis la sécurité de l'emploi, et ensuite, la taille de l'entreprise. Les questions de travail ou de salaires n'apparaissent donc pas. Cela montre, de notre point de vue, qu'il existe un besoin de sécurité des collaborateurs, quant à leur avenir propre. Je parle bien de leur avenir propre, parce que les salariés peuvent avoir confiance dans les dirigeants de l'entreprise et dans la solidité de celle-ci, et, néanmoins, nourrir pour eux un relatif pessimisme. Cela résulte, certainement, de la pénibilité des postes de travail couplée à l'allongement de la vie au travail, ainsi que des inquiétudes qu'ils peuvent nourrir sur l'avenir des retraites. Maintenant, la santé commence, également, à devenir un sujet pour le plus grand nombre.

Aux questions sur les conséquences de la mise en œuvre de l'aménagement de la réduction du temps de travail, les perceptions négatives l'emportent sur les perceptions positives. C'est le cas pour l'amélioration de la qualité du service au client - 24 % de réponses négatives pour 12 % positives -, le fonctionnement de l'équipe - 29 % de réponses négatives pour 12 % positives -, le niveau de rémunération - 33 % de réponses négatives pour 9 % positives -, les conditions de travail - 26 % de réponses négatives pour 18 % positives. En revanche, et c'est à noter, les perceptions positives l'emportent assez nettement, 35 % contre 9 %, concernant l'équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle. Pour les cadres, les résultats vont dans le même sens. Ils sont encore plus favorables concernant l'équilibre de vie.

Globalement, c'est donc plutôt un bilan négatif qui est dressé par les collaborateurs du groupe. Ils préfèrent gagner plus que travailler moins. C'est un discours qui apparaît clairement dès lors qu'on discute avec eux. Sur ce point, il n'y a pas besoin d'établir un baromètre.

On constate, chez eux, de fortes incompréhensions, difficiles à lever, quant aux multiples SMIC et aux différences de salaire à qualification égale selon la date d'entrée dans l'entreprise et selon le contenu des négociations. Cela pose des questions aiguës de justice et d'équité. Il convient de rappeler que les contreparties négociées chez Auchan prennent très souvent la forme de suppression d'avantages acquis, comme la prime d'ancienneté et des mécanismes de flexibilité. Même si ses derniers sont susceptibles de rester théoriques, car ils apparaissent difficiles à mettre en œuvre par l'entreprise, qui n'est pas sûre d'y retrouver son compte, ils restent perçus négativement.

Le point le plus négatif, me semble-t-il, est celui du bien-être et de la santé du personnel. Avec les 35 heures, on a perdu tous les petits temps informels qui sont des temps hors production, qui font l'ambiance au travail et le ciment de l'équipe. Ce sont des temps de régulation sociale, des espaces apaisés d'échange entre collègues et avec le patron. Cette disparition a forcément déshumanisé un peu l'environnement de travail et a entraîné plus de stress et de pression.

Il est vrai, pour être objectif, que la réduction du temps de travail est venue télescoper d'autres phénomènes et en renforcer les effets, comme l'intensification de la concurrence ou la disponibilité croissante de l'information. Ce dernier point est un facteur de stress très important dans l'entreprise. En effet, traiter énormément d'informations, les analyser, prendre les bonnes décisions, alors qu'elles arrivent en temps réel de sources multiples, est extrêmement stressant. Il faut citer aussi le déplacement du travail en dehors du lieu de travail, grâce aux nouvelles technologies qui font que la santé, globalement se détériore dans l'entreprise. Je relevais quelques chiffres parus dans la revue Liaisons sociales : un collaborateur sur dix souffre aujourd'hui de troubles musculo-squelettiques ; avec la réduction du temps de travail, 22 % des salariés sont soumis à des normes de production identiques avec des délais raccourcis ; 25 % des managers travaillent chez eux ; 42 % des salariés estiment avoir moins de temps pour effectuer la même tâche.

En conséquence, on peut conclure à une intensification du temps de travail, avec des effets néfastes qui se concrétisent en France par un absentéisme galopant. Au niveau national, 25 % des salariés ont eu au moins un arrêt de travail en 2001. Ce chiffre a augmenté de 5 % en 2002, ce qui est énorme. La croissance des arrêts de plus de trois mois est encore plus forte, plus de 20 %. Nous retrouvons ces chiffres chez Auchan, puisque l'absentéisme maladie a progressé de 0,36 point sur les deux dernières années.

(Madame Catherine VAUTRIN remplace Monsieur Patrick OLLIER à la présidence.)

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

Je voudrais revenir sur deux points. J'imagine que le personnel dans une entreprise comme la vôtre, est largement féminisé. Nous avons beaucoup entendu parler, notamment, du problème des caissières. Vous avez fait allusion au travail à temps partiel. Avez-vous des chiffres sur l'évolution de celui-ci et sur la durée des pauses entre deux plages de travail ?

Vous êtes un groupe international. Est-ce qu'une réflexion est engagée pour délocaliser telle ou telle fonction, si tant est que cela soit possible dans vos métiers ?

M. le Rapporteur : J'ai été frappé par le terme de « surréaliste » que vous avez appliqué à une négociation que la direction de l'entreprise n'avait pas souhaitée, et que les salariés et les organisations syndicales n'avaient pas inscrite dans leurs programmes. J'imagine que cela ne facilite pas les choses. Nous aimerions savoir comment vous avez pu gérer cette situation et aussi savoir comment la conclusion des négociations a affecté ensuite le climat dans votre entreprise.

Deuxième point, vous avez parlé de complexité et vous avez précisé que vous aviez dû mettre en place des outils de formation. Je souhaiterais savoir si cette complexité est de nature, selon vous, à générer un contentieux latent qui pourrait se traduire, dans les années à venir, par des recours devant les tribunaux.

Sur les conséquences, notamment en matière d'arrêts maladie, de stress, d'absentéisme que vous décrivez comme étant liées à la réduction du temps de travail, vous êtes vous livrés à des comparaisons internationales, entre les différents pays où votre groupe est implanté ?

M. Philippe TOURTELIER : Votre entreprise est, me semble-t-il, caractérisée par des éléments très particuliers : un niveau de salaires très bas, un travail à temps partiel très souvent subi par le personnel féminin. Il me paraît donc normal que les gens préfèrent d'abord gagner plus.

De fait, par l'augmentation donnée à ceux qui travaillent à temps partiel ou par la convergence des SMIC, le personnel n'a-t-il pas finalement obtenu une augmentation de salaire qu'il n'obtenait pas par ailleurs ? Comment expliquer le paradoxe selon lequel, dans votre enquête, 33 % des personnels jugeaient négativement l'évaluation des rémunérations et seulement 9 % positivement ?

Pouvez-vous nous donner des précisions sur la structure du personnel et les niveaux des rémunérations ? Quel est le pourcentage de cadres et la part du travail à temps partiel ?

Pour apprécier ce que représente le coût net que vous avez chiffré à 20 millions d'euros par an, il nous faudrait d'autres éléments que le chiffre d'affaires global, les bénéfices par exemple.

Enfin, le sondage fait apparaître une appréciation négative s'agissant de la densification du travail, mais j'observe que l'indice sur l'équilibre de vie, synthétique, est, quant à lui, positif. Dès lors, quelles seraient les réactions du personnel si l'on proposait de revenir en arrière ?

M. Nicolas PERRUCHOT : Pouvez-vous préciser les chiffres de l'absentéisme, en distinguant temps partiel et temps plein ?

Par ailleurs, s'agissant des créations d'emplois, existait-il des plans d'embauches avant le passage aux 35 heures ? Les embauches intervenues auraient-elles été réalisées même sans réduction du temps de travail ?

Enfin, vous avez évoqué des troubles musculo-squelettiques et un certain nombre d'autres troubles sur la santé. Quelle est la politique de Auchan en ce domaine ? Pensez-vous que, dans les années à venir, les troubles sur la santé soient de plus en plus importants ?

M. Joël FABIANI : Plusieurs questions se rapportent au travail à temps partiel. Aujourd'hui, la répartition est la suivante : 54 % de personnels travaillent à temps partiel et 46 % à temps complet, avec effectivement une forte proportion du temps partiel au niveau du secteur caisses.

Le métier d'hôtesse de caisse est effectivement soumis à une forte pression physique. De plus, il se fait dans un environnement très spécifique, celui du client. Or, la présence du client est un facteur de stress très important, surtout dans un hypermarché qui reçoit énormément de monde.

C'est l'une des raisons pour lesquelles il est très difficile d'envisager le passage de ces personnes à temps complet. Le temps de travail serait, de toute façon, insupportable sur une semaine et, a fortiori, poserait des problèmes en ce qui concerne la répartition journalière des horaires. Cela nous oblige donc à mettre au point une organisation nouvelle du travail, à la fois dans la gestion de l'horaire et dans la gestion de la multicompétence. Progressivement, nous permettons à ces personnes, si elles le souhaitent, d'évoluer vers un temps complet et vers un niveau de rémunération plus en rapport avec leurs attentes.

Le baromètre nous a confirmé l'importance de cette problématique. Dans un cadre paritaire, nous avons engagé une réflexion sur un double projet, une planification des charges de travail, sur lesquelles nous devons faire énormément de progrès, et le développement du temps choisi pour les collaborateurs. Cela suppose que l'on puisse desserrer l'étau de l'organisation des horaires. Les contraintes étant multiples, organiser le temps de travail d'une personne employée à temps complet est d'une difficulté insurmontable pour les managers. D'autant que nous voulons y associer la polycompétence, c'est-à-dire une activité ailleurs sur le site.

Ce travail est en cours. Nous espérons conduire l'expérimentation à horizon de deux ou trois ans sur trois sites. C'est une réponse, je pense, à la fois à la question de la pression physique, puisque la personne aurait deux activités, et une réponse à la question de la rémunération mensuelle.

Nous travaillons, avec un laboratoire de recherche, sur une troisième piste afin d'améliorer les conditions de travail de l'hôtesse. Nous étudions la réorganisation de son poste de travail en automatisant certaines tâches, sans valeur ajoutée pour elle, et en limitant les tâches de manutention.

En conjuguant ces trois orientations, nous devrions avoir des effets favorables sur la qualité de vie au travail, sur la rémunération et sur l'absentéisme.

Nous ne sommes pas frappés par le phénomène de la délocalisation, notre activité ne s'y prêtant pas.

Par l'expression « surréaliste », j'ai simplement essayé de décrire une situation où, finalement, nous devions tous discuter de quelque chose que nous n'avions ni souhaité, ni jamais partagé. Comme vous l'avez noté, à partir du moment où l'entreprise emploie une certaine proportion de personnels à temps partiel, dont certains souhaitent évoluer vers le temps complet, l'idée même de réduction du temps de travail pose question. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous n'avons pas utilisé le dispositif incitatif, qui envisageait la réduction du temps de travail pour l'ensemble des personnels, y compris pour les salariés à temps partiel.

Par ailleurs, il n'était pas question de baisser les rémunérations ou de ne pas augmenter les salariés à temps partiel qui auraient été en situation encore plus décalée par rapport aux salariés à temps complet. Nos décisions étaient donc inspirées par le bon sens.

Ce dossier a peu pesé sur les relations avec les organisations syndicales. La culture de dialogue social est bien ancrée dans l'entreprise, puisque tous les accords sur l'intéressement, la participation, l'actionnariat sont issus d'accords d'entreprise qui sont très largement majoritaires, parfois même unanimes. Nous n'avions donc pas besoin de relancer le dialogue social dans l'entreprise.

Bien sûr, l'attitude des organisations syndicales a suivi deux grandes tendances. Certaines, ayant obtenu la réduction du temps de travail, n'avaient plus rien à demander et ont donc adopté une position attentiste, consistant à ne pas bouger pour ne rien concéder. De toute façon, nous avions fait part de nos intentions sur le maintien des salaires, sur l'absence de modération salariale et sur la revalorisation des contrats à temps partiel. Les autres organisations syndicales, elles, se sont mises au travail pour voir comment sortir de cette situation et envisager les souplesses nécessaires. Au fond, il faut croire que les organisations syndicales, plus dynamiques et moins attentistes, ont été plus nombreuses, puisque l'accord est majoritaire, ayant été signé par trois d'entre elles.

La complexité est considérable car l'entreprise est décentralisée. Le manager opérationnel, qui ne dispose que d'une équipe de cinq à vingt personnes, reçoit le pouvoir gestionnaire : il recrute, il forme, il évalue, il rémunère, il sanctionne le cas échéant et, bien sûr, il organise le temps de travail de son équipe.

Quand il faut composer avec le caractère variable de notre activité - d'une semaine à l'autre, d'une journée à l'autre et dans la journée elle-même -, avec notre volonté stratégique de service au client et avec l'ensemble des règles et verrous de l'organisation des horaires, le manager opérationnel doit faire face à une situation extrêmement complexe.

Notre effort d'accompagnement a porté sur l'accélération de l'élaboration d'un outil de gestion pour aider nos 8 000 managers. Cet outil de gestion, une fois élaboré et jugé conforme aux besoins, doit être déployé et les 8 000 managers seront formés à son utilisation. Dans un deuxième temps, il fallait informer les équipes du contenu de la négociation. Là aussi, une brochure ne suffit pas, puisque chacun doit analyser l'accord de son point de vue en évaluant les conséquences pour lui-même. Là aussi, nous avons organisé des réunions entre le manager et chacun des membres de son équipe, avec l'appui de la direction des ressources humaines du groupe.

M. Dominique LESUEUR : Concrètement, un responsable des ressources humaines était présent au sein de chaque hypermarché, pour accompagner les managers dans l'information et l'accompagnement individuel de leurs équipes. Outre des brochures explicatives, des modules de formation ont été construits et animés par le responsable des ressources humaines auprès de l'ensemble des managers.

M. Joël FABIANI : D'autres éléments, comme les temps d'habillage et de déshabillage, sont d'une complexité sans nom sur le plan opérationnel. Vaquer librement à ses occupations pendant la pause est également d'une grande complexité. Un vendeur, partant en pause pendant une demi-heure, garde son téléphone puisqu'il est rémunéré par un système de guelte. Or, s'il a son téléphone, il garde un lien avec le client et donc avec l'entreprise. La subordination continue d'exister.

M. Dominique LESUEUR : En fait, la majeure partie des salariés a difficilement perçu positivement la baisse du temps de travail. Ils ont surtout perçu les contraintes que cela allait engendrer et toutes les questions qui restaient sans réponse : qu'allaient devenir leurs horaires ? Quelles seront, pour eux, les conséquences de la modulation du temps de travail sur l'année ? Comment seront comptabilisés les temps d'habillage et de déshabillage ?

M. Joël FABIANI : Notre effectif se répartit entre 6 600 cadres, 1 200 agents de maîtrise et 44 500 employés.

Notre grille de rémunération est aujourd'hui la meilleure de la profession, même si notre branche n'est pas celle qui rémunère le mieux ses salariés. Par rapport à nos concurrents, je pense que notre grille est, néanmoins, correctement positionnée. Il faut y ajouter les dispositifs d'intéressement dont je vous ai parlé. J'ai omis de citer le mécanisme d'individualisation existant. Tous nos métiers sont clairement définis, ce qui permet à chacun de s'évaluer dans l'exercice de sa fonction. Est associée à ce dispositif la possibilité d'attribuer, si le professionnalisme du salarié est reconnu, une rémunération fixe, supérieure aux minima, et une partie variable, versée tous les six mois.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Vous n'avez pas du tout parlé des heures supplémentaires. Y avez-vous recours ?

M. Joël FABIANI : Non, il n'y a pas de pratique des heures supplémentaires dans l'entreprise, ni avant, ni après la réduction du temps de travail. Néanmoins, conventionnellement, le contingent a été porté de 130 à 180, mais il est très peu utilisé.

M. Dominique LESUEUR : S'agissant de notre grille de rémunérations, la moyenne des rémunérations fixes brutes, pour un équivalent temps plein, était de 1 429 euros pour un employé, à fin décembre 2002. Cela intègre le forfait, l'indemnité d'ancienneté et la prime annuelle, ramenée au mois puisque nous sommes sur 13 mois. Les rémunérations variables peuvent atteindre 20 à 25 %.

M. Joël FABIANI : Je pense que les collaborateurs ne souhaiteraient pas revenir en arrière, sauf si l'on proposait d'augmenter leur rémunération à cette occasion. La question se poserait alors, sans doute, différemment.

Du point de vue de l'entreprise, je pense que le mieux serait de ne toucher à rien, sauf pour simplifier un certain nombre de modalités. Mais, il ne faudrait plus toucher à la durée du travail. Nous avons eu trop de mal à la positionner, à poser nos organisations, à faire en sorte que nos managers s'y adaptent et que nos collaborateurs trouvent leurs marques. Changer à nouveau, en profondeur, le dispositif de gestion de temps de travail dans l'entreprise serait, de mon point de vue, problématique. En revanche, tout ce qui irait vers la simplification serait le bienvenu.

S'agissant de l'absentéisme, je vais énoncer des évidences : un salarié à temps partiel est plus absent qu'un salarié à temps complet, une personne moins bien payée est plus absente qu'une personne mieux payée et une femme est plus absente qu'un homme. Et cela, dans des proportions allant du simple au double, voire au triple. C'est une réalité que l'on constate en permanence.

Mais, quelle que soit la catégorie de personnel, quelle que soit sa situation au regard du temps de travail et quelle que soit la rémunération, l'absentéisme progresse partout. C'est un mouvement de fond que l'on constate au niveau national et chez nous.

M. le Rapporteur : Y a-t-il eu une rupture avec les 35 heures ?

M. Joël FABIANI : Depuis deux ans, on constate une accélération. Chez Auchan, la courbe d'évolution de l'absentéisme situait l'absentéisme maladie entre 4,10 % et 4,20 % de l'ensemble du personnel. Depuis deux ans, le taux a augmenté successivement de 0,6 point, soit 1,2 point de plus. C'est donc plus qu'une inflexion.

Nous avons établi un décompte précis du nombre d'embauches que nous avons réalisées dans le cadre des 35 heures. Comme nous étions en développement à cette époque-là, ce n'était pas un exercice facile, mais nous nous étions engagés à le faire auprès des partenaires sociaux. Nous avons embauché 376 équivalents temps plein dans le cadre de la réduction du temps de travail et nous avons comptabilisé environ 200 équivalents temps plein de personnes à temps partiel qui ont vu à cette occasion, et sur notre proposition, leur temps de travail augmenter. Donc, les effets n'ont pas été plus importants que ceux que nous avions imaginés au départ.

M. le Rapporteur : Vous m'avez pas répondu à ma question sur la comparaison avec vos établissements à l'étranger, en ce qui concerne les arrêts maladie, le stress ou l'absentéisme.

M. Joël FABIANI : Je n'ai pas les éléments précis en tête. La seule chose dont je sois sûr, c'est que plus le coût du travail est élevé, plus la productivité est élevée. C'est ce que nous observons dans notre métier. Il y a une relation directe entre le prix du travail et le niveau de productivité, que l'on mesure chez nous au chiffre d'affaires à l'heure travaillée ou au nombre d'articles à l'heure.

M. Jean LE GARREC : C'est une remarque extrêmement importante qui n'avait jamais été faite à ma connaissance.

M. Joël FABIANI : Dans notre métier, c'est tout à fait mécanique. Dès lors que l'heure de travail coûte cher, elle doit être optimisée. En revanche, si le travail n'est pas cher, le réflexe du manager dans une entreprise décentralisée est de disposer de ce facteur pour le prix qu'il représente à ses yeux.

S'agissant de la valeur du travail, j'ajoute qu'il a toujours été extrêmement difficile pour nos collaborateurs de comprendre pourquoi en travaillant moins, ils gagnaient la même chose. Cela revient à dire qu'une heure de travail n'a pas de valeur, puisque l'on reçoit la même rémunération pour 35 ou 39 heures. C'est un discours dérangeant, que nous entendons chaque fois que nous sommes face à nos employés.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

Audition de M. Jean VIARD,
sociologue et directeur de recherches
au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

(Extrait du procès-verbal de la séance du 29 janvier 2004)

Présidence de Mme Catherine VAUTRIN, Vice-présidente

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Nous accueillons M. Jean Viard, sociologue et directeur de recherches au CNRS.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, qui est engagée dans notre pays depuis 1997.

En 2001, vous a été confiée une mission d'analyse des effets des 35 heures sur la vie quotidienne des Français ainsi que sur le tourisme et la consommation. De même, vous êtes l'auteur d'un ouvrage, paru en 2002, Le sacre du temps libre, la société des 35 heures. Vous comprendrez donc que vos travaux entrent directement dans les préoccupations de notre mission.

Si vous le voulez bien, vous nous direz si vous partagez le constat, dressé à plusieurs reprise devant nous, sur la mise en place d'une société à deux vitesses entre les salariés et les non salariés, entre les salariés des grandes entreprises et les salariés des PME qui sont pour beaucoup restés à 39 heures, entre des salariés plutôt satisfaits et des salariés qui ont pu subir une baisse de leur revenu et qui seraient donc tentés de vouloir travailler plus.

M. Jean VIARD : Je tiens à préciser que je suis, avant tout, un spécialiste du temps libre. J'ai fait ma thèse sur les vacances. Au commissariat général du Plan, j'ai animé le premier groupe des analyses sur les conséquences des temps libres et des vacances sur la société française. Ensuite, à la DATAR, j'ai eu des responsabilités sur la même question et, je préside toujours le groupe « Temps libre et dynamique territoriale ». C'est sous cet angle que l'on m'a demandé de travailler sur les 35 heures. Je ne suis un spécialiste ni du travail, ni de l'économie industrielle.

Je voudrais d'abord rappeler quelques chiffres sur la place du temps de travail dans la vie des hommes dans notre société. En 1900, l'espérance de vie en France était de 500 000 heures. En 1950, c'était 600 000 heures. Aujourd'hui, c'est 700 000 heures. En 2030, ce sera vraisemblablement 800 000 heures. L'espérance de vie d'un homme, en un siècle, en France, est donc passée de 500 000 à 700 000 heures, c'est-à-dire 25 années d'existence en plus.

Le temps de travail moyen d'un ouvrier est passé d'environ 200 000 heures en 1900 à 67 000 heures légales, soit 42 années de cotisations à 35 heures, c'est-à-dire moins de 10 % de son existence vivante. En 1900, dans les milieux populaires, le travail représentait 200 000 heures, le sommeil 200 000 heures également et il restait 100 000 heures pour le reste. Aujourd'hui, nous sommes dans une société où l'on consacre en moyenne 67 000 heures au travail, 400 000 heures au temps libre, environ 200 000 au sommeil et environ 30 000 heures aux études. Nous sommes donc face à des bouleversements radicaux en ce qui concerne la masse des temps, quels que soient les pays. En effet, même s'il existe des écarts importants entre la France et les Etats-Unis, le processus y est de même nature.

Ce mouvement de fond est lié, bien évidemment, à l'allongement de la vie, élément tout à fait fondamental, mais aussi à la réduction du temps de travail. Sur la courbe que je viens de dessiner, il faut néanmoins reconnaître que les 35 heures se remarquent à peine dans ce phénomène de diminution massive du temps de travail.

Deuxième élément fondamental, il ne faut jamais oublier que cette moyenne des temps était une moyenne masculine alors que, depuis 1974, le taux d'emploi des femmes atteint 50 %. Ce qui signifie que le temps de travail des couples a assez peu varié depuis 50 ans. Le temps de travail moyen des couples est, en effet, de 70 heures, si l'on prend 2 x 35 heures. Ce n'est pas très différent de la situation des années 1950, sauf que ce temps n'est pas réparti de la même façon à l'intérieur des ménages. A ce sujet, je pense que, au niveau international, on gagnerait beaucoup à faire des comparaisons sur le temps de travail des ménages. Cela dépend du travail des femmes. Dans beaucoup de pays, celles-ci travaillent à temps partiel, ou ne travaillent pas du tout, ou s'arrêtent plus souvent. Il faut donc se poser la question de la relation entre le travail et les familles, c'est-à-dire de la place du travail au sein de celles-ci, ce qui est un enjeu important non seulement en termes économiques mais aussi culturels. Même si cela n'est pas facile, j'aurais aimé que le commissariat général du Plan étudie cette question.

J'ai observé les 35 heures une fois qu'elles avaient été mises en place. Mon hypothèse principale est qu'elles nous ont fait sortir de la conception du temps des sociétés industrielles. Je rappelle que nos sociétés ont vécu un temps agraire et religieux, qui a été dominant jusqu'à la fin du XIXème siècle. Ensuite, l'ensemble des sociétés développées est entré dans un temps, que je qualifierai de temps des sociétés industrielles. La différence ne tient pas tant au nombre d'heures travaillées, mais à la façon dont le temps est structuré.

Les sociétés agraires travaillaient, naturellement, sur un rythme saisonnier. Les sociétés industrielles ont tenté de travailler sur un temps mathématique. Cela a été, successivement, 7 jours, 6, puis 5 jours. Les 40 heures, soit 5 fois 8 heures, en étaient le modèle dans l'entre-deux-guerres dans l'ensemble des grands pays développés.

Or, les 35 heures ont introduit un temps arythmique. C'est, pour moi, leur véritable apport. Quand je parle d'arythmie, je parle du pouvoir de négocier l'emploi du temps, celui-ci étant soumis à la double intervention de l'employeur et du salarié. Cette question du pouvoir sur l'emploi du temps, et donc de la capacité du salarié à devenir un stratège de son propre temps de travail, me semble un élément déterminant, y compris quand on cherche à analyser les effets économiques.

J'ai eu l'occasion de travailler avec la RATP. Avec le développement des 35 heures, on a constaté que les gens avaient tendance à partir au travail plus tôt et que les périodes de pointe s'étaient élargies. Pourquoi ? Parce que, si je suis stratège sur mon emploi du temps, je peux très bien décider un jour de me lever à 6 heures, parce que je vais faire une grosse journée ou parce que l'après-midi, je veux aller faire les soldes ou partir en week-end.

La souplesse, le pouvoir sur l'emploi du temps est un élément déterminant, qui rejoint celui du sentiment de satisfaction des salariés.

Dans notre société, certains ont le pouvoir sur leur emploi du temps, notamment les cadres, et d'autres ne l'ont pas. C'est très différent de travailler 35 heures avec l'obligation de partir à 4 heures le vendredi ou de pouvoir négocier son emploi du temps, si l'on a pas envie de partir à 4 heures le vendredi !

D'ailleurs, on a constaté qu'un certain nombre d'accords ont été renégociés par la suite. Quand les 35 heures ont été mises en œuvre, les gens ont d'abord considéré la lutte contre le chômage. Et puis, petit à petit, on s'est rendu compte qu'il fallait introduire une dimension plus personnelle, déterminer qui décide de la répartition des 35 heures. Dans beaucoup de petites entreprises, les patrons étaient excédés, parce que leurs salariés ne leur parlaient plus que pour demander à ne pas venir tel après-midi. Les directeurs des ressources humaines ont appris beaucoup de choses sur la vie privée de leurs salariés, parce que ceux-ci éprouvaient le besoin de légitimer leurs demandes d'absence.

Alors que les métiers sont différents, nous avons en France une norme unique. Il est clair que, et je prends volontairement des exemples caricaturaux, pour celui qui casse des pierres et pour l'universitaire, le temps n'a pas la même structuration. Il est vrai aussi que le temps de travail ne se limite pas au temps où l'on est sur son lieu de travail. Ainsi, on constate que 30 à 40 % des hommes, qui ont Internet chez eux, se connectent le dimanche.

De ce fait, les dames sont très désavantagées parce que, quand elles quittent leur emploi, même si elles ont Internet, elles l'utilisent très peu. Une femme passe d'une activité à une autre, celle de mère de famille. C'est d'ailleurs l'une des raisons, à mon avis, du fait que dans les entreprises, elles sont souvent défavorisées, parce qu'elles ne travaillent pas le dimanche pour préparer le travail du lundi. En effet, le dimanche, elles s'occupent de leur maison, de leur famille et de leurs enfants.

Sur l'effet des 35 heures, il n'est pas nécessaire de revenir sur les gens qui en ont bénéficié et ceux qui n'en ont pas bénéficié.

A mon avis, les 35 heures ont accéléré et révélé la mutation de la structure de temps et de la structure de l'habitat. L'une des questions déterminantes dans notre société est le bouleversement des stratégies résidentielles, lié à la place plus faible du travail dans le temps. La bi-activité est l'occasion de changer de stratégie résidentielle. Si l'on travaille à deux, aucun des deux n'habite plus à côté de son emploi. Donc, la stratégie résidentielle prend son autonomie. Je peux augmenter mon temps de déplacement, par exemple trois jours par semaine, si en contrepartie, je n'ai plus de déplacement à faire le week-end.

L'effet TGV en Provence - Alpes - Côte d'Azur en est un exemple éclatant. On est passé de 15 000 arrivants à 30 000, c'est-à-dire que 15 000 personnes de plus par an s'établissent entre Avignon et Aix-en-Provence. Evidemment, ils continuent de venir souvent à Paris. Certes, cela ne touche qu'une partie de la société, mais cela a des effets importants, y compris de ségrégation sociale dans certains quartiers où ne restent que ceux qui ne peuvent pas partir habiter ailleurs.

Sur l'effet des 35 heures, je crois qu'il faut faire très attention à ce que l'on dit. On ne dit pas assez que, dans les milieux populaires, les 35 heures ont permis l'accès au week-end. Tout le monde n'a pas une bonne et, dans les milieux populaires, le samedi, les gens font le ménage, le bricolage et les courses.

La CFDT a procédé à une grande enquête, qui a mis en évidence que cette question de l'accès au week-end est très importante. Un indicateur, qui vous apparaîtra peut-être tout à fait ponctuel, était particulièrement intéressant : c'était le développement de l'achat des légumes frais le samedi matin, qui témoigne du fait que l'on prépare un repas pour ses amis.

C'est très important d'examiner cela parce que, quand on est dans une société où le temps de travail représente moins de 10 % de la vie, cela veut dire que le lien social se construit aussi en dehors du travail. Dès lors, la qualité du lien social dans le temps libre est un élément de structuration très important. Les politiques n'ont aucune raison de se lamenter sur la fin du lien social. Nous, les sociologues, répondons souvent qu'il va très bien et qu'il n'a fait que se déplacer. Or, comme on le sait, il y a plus d'inégalité encore dans le temps libre que dans le temps de travail. Parce que, en matière de qualité de l'environnement, du quartier ou du logement, les écarts sont gigantesques. Plus le temps libre est important, plus se crée de la différenciation sociale. Il est particulièrement regrettable qu'il n'y ait pas eu de grande politique du temps libre dans ce pays depuis très longtemps et que, alors que les gens dispose de 400 000 heures de temps libre sur toute leur vie, il n'y a pas de réflexion de fond sur des politiques d'accès, de gratuité, de démocratisation. Je rappelle que le taux de départ en vacances n'a plus progressé depuis 25 ans et qu'il reste bloqué à 67 %.

Sur ces questions, il y a des inégalités peu visibles. Nous vivons dans une société où la mobilité est devenue la règle. Celle-ci est liée à l'évolution des temps et puisque l'on a plus de temps, on se déplace davantage. Il est bien évident que les différenciations sociales sont considérables. 46 % des enfants de HLM ne partent pas en vacances. Je pense que l'on ne peut pas s'intégrer dans une société de mobilité si l'on n'est pas soi-même mobile. Des néo-sédentaires sont en train d'apparaître. Cependant, cela ne concerne pas directement les 35 heures.

Nous connaissons les effets des 35 heures sur le temps libre. Les catégories supérieures ont accéléré l'éclatement de leurs déplacements, elles ont accéléré l'étalement urbain. Il faut être très attentif à l'effet territorial des 35 heures : on peut aller habiter un peu plus loin, et donc pour un peu moins cher. On voit aussi se constituer un groupe social très important, les grands migrants, ce que j'appelle aussi les grands Parisiens. Ce sont des dizaines de milliers de gens qui sont en train de métisser les élites françaises en une seule élite collective. C'est un événement sociologique passionnant.

Je pense qu'il faut considérer l'effet des 35 heures dans la durée. Si j'avais une proposition politique à faire, je pense qu'il faudrait aller vers une situation où chaque individu devra, à partir de 18 ans, travailler 67 000 heures. En échange, il aura droit aux études, à la sécurité sociale et à la retraite. Il faut penser le travail réparti sur l'ensemble de la vie des hommes. Il faut accepter d'aller vers des sociétés arythmiques, car tel est le désir des gens. Tous les chefs d'entreprise, que vous avez auditionnés, vous ont sans doute parlé de la relation des jeunes et du travail. Au fond, le modèle de ces derniers, c'est l'intermittence professionnelle, si je peux être schématique.

Je suis moi-même chef d'entreprise, puisque je dirige une petite maison d'édition. Je constate cette évolution. Se passe dans le champ du travail ce qui s'est passé dans le champ du mariage, c'est-à-dire une plus grande insécurisation et le besoin d'une nouvelle réflexion sur la continuité et la discontinuité. Plus la vie est longue, plus la discontinuité devient un élément d'organisation et moins les règles stables sont attractives. Cela se voit dans tous les domaines, y compris dans le champ politique où la cristallisation du vote se fait au dernier moment, voire pas du tout.

Cela nous mène à une réflexion nouvelle sur le travail. Il doit accompagner la vie et ne pas succéder aux études. On doit commencer à travailler jeune, en même temps que l'on fait des études. Dans une vie aussi longue, on doit pouvoir faire des études à plusieurs moments dans sa vie. Il y a toute une réorganisation des rythmes à opérer.

Je ne sais pas si les promoteurs des 35 heures savaient exactement ce qu'ils faisaient. Ce qui est sûr, c'est que l'on a enfin touché à l'ordre du temps industriel. C'est un acquis qui me semble important. Ensuite, tout dépendra de la façon dont nous allons penser ces arythmies pour que ces vies discontinues soient vécues plus positivement, notamment par la jeunesse.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie.

Vous avez beaucoup insisté sur cette notion de stratégie sur son emploi du temps que peut rechercher chacun de nous. Cela me laisse quand même dubitative sur le sujet du temps partiel, car à ma connaissance, celui-ci, est, encore, largement subi, notamment par les femmes. J'aimerais avoir vos commentaires sur le sujet.

M. le Rapporteur : Vous replacez la réduction du temps de travail dans une évolution historique. Or, nous avons auditionné M. Jean Pisani-Ferry, ancien président du Conseil d'analyse économique, qui doutait de la poursuite de cette diminution dans les années à venir. Prenant l'exemple américain, il était très dubitatif sur ce sujet. Quel est votre sentiment ?

Vous avez parlé des grands migrants, qui sont en train de métisser notre société. Je souhaiterais que vous nous en disiez plus sur cette nouvelle classe de grands migrants et la manière dont elle modifie nos modes de vie.

M. Éric WOERTH : Il est souvent apparu dans nos auditions que la réduction du temps de travail a modifié les rapports des Français, notamment des jeunes, au travail et au temps libre. Cela aurait rendu les gens, surtout les jeunes, plus comptables de leur temps de travail, comptant chaque heure et ne faisant que celles qui sont dues. J'aimerais connaître votre opinion sur cette modification profonde du rapport des Français au travail.

M. Jean LE GARREC : Je ferais d'abord remarquer à M. Viard que, si les politiques ne savent pas toujours ce qu'ils font, ils ont parfois des intuitions. Dans le débat sur les 35 heures, nous avions bien cette intuition d'un changement du rapport au temps et du rapport au travail.

Je suis d'accord pour constater les transformations du rapport au travail et au temps. Mais, dans le même temps, j'observe que les sondages montrent que le travail conserve une très grande importance.

Vous avez évoqué la nécessité d'engager un processus de négociation régulier, ce qui apparaît très difficile à mettre en œuvre. Qu'en pensez-vous ?

Ce que vous avez dit sur l'arythmie du temps et la modification du rapport à la ville est très important et insuffisamment pris en compte. Je suis l'élu d'une région où se trouve un site SEVESO. Nous vivons les conséquences du déplacement des populations vers le périurbain. Dès qu'on le peut, on part vers l'intérieur des terres pour s'éloigner des pollutions. Ce mouvement peut amener des conséquences terribles sur la composition des quartiers, où ne reste plus que ceux qui ne peuvent pas partir. Tout cela ne me semble pas suffisamment pris en compte.

M. Nicolas PERRUCHOT : Je suis maire d'une ville touristique et d'un département attirant beaucoup de touristes chaque année. Or, une étude récente montre que, quelle que soit la durée du travail, le nombre de touristes diminue, y compris celui des touristes français. Comment peut-on réagir à cette évolution inquiétante ?

Par ailleurs, pensez-vous qu'il existe un lien entre la réduction du temps de travail et le stress ou la santé des individus ?

Vous avez évoqué le chiffre de 67 000 heures de travail sur l'ensemble de la vie. Comment analysez-vous l'augmentation du travail au noir et que faites-vous du travail clandestin dans ce calcul ? Pensez-vous qu'il y a un impact de la réduction du temps de travail sur le travail au noir ? Dans nos circonscriptions, beaucoup de gens font ce constat, alors que ce phénomène avait beaucoup reculé depuis la mise en œuvre de la TVA à 5,5 % dans le bâtiment.

Comme le disait Éric Woerth, je pense que nous vivons dans une société qui cherche des repères. A cet égard, l'impact de la réduction du temps de travail sur les jeunes me semble assez paradoxal.

Notre société devient de plus en plus individualiste. On pouvait penser que le temps libéré aurait permis d'avoir du temps pour sa famille et pour dialoguer avec ses enfants. Or, nous constatons dans les villes moyennes de province que, au contraire, les jeunes manifestent une grande perte de lien social. Aujourd'hui, les 15-25 ans vont moins dans les cafés, dans les lieux de rencontres comme les médiathèques ou les bibliothèques au profit d'une individualisation du lien avec les autres, via les SMS par exemple.

C'est un phénomène énorme : 8 milliards de SMS ont été échangés en 2003 en France. Parfois, des forums ou des chats réunissent de 800 000 à 900 000 jeunes ados en même temps sur un sujet donné. C'est un phénomène qui n'est plus un phénomène de mode, mais un phénomène sociologique de fond. C'est un paradoxe de constater ce désir de lien social très particulier des jeunes, alors que leurs parents ont plus de temps pour leur parler.

M. Jean VIARD : En ce qui concerne le tourisme, je suis consterné par le fait que le premier pays touristique au monde n'investisse rien pour étudier cette question. Je ne comprends pas que, quand on est leader sur un marché mondial, l'on n'utilise aucun laboratoire de recherche, ni ailleurs, et que le ministère du tourisme n'ait aucun crédit de recherche. J'ai pu vérifier, en conseillant le Club Med ou VVF, que l'on constate la même carence dans les grandes entreprises privées. Je n'ai jamais vu un pays se conduire d'une façon aussi absurde.

Or, je vous rappelle que le tourisme représente 11 % de l'emploi mondial d'après les chiffres de l'Organisation mondiale du tourisme. Il est vraiment incroyable que l'on n'investisse rien pour mieux connaître l'un des secteurs les plus créatifs d'emplois, alors que notre pays est leader mondial en nombre de touristes accueillis, mais pas en nombre d'emplois dans le secteur.

J'en viens à la vallée de la Loire, M. Perruchot. C'est vrai qu'elle recule. Ce n'est pas le nombre de touristes en France qui recule, c'est la vallée de la Loire. Pourquoi ? C'est le fruit de changements majeurs. Ce type de territoires rencontre un vrai problème de positionnement, et ce pour de nombreuses raisons. La France est en train de se déplacer vers des territoires à haute valeur ajoutée touristique. Il y a un chiffre que l'on ne donne jamais, mais qui est instructif : c'est dans les cantons où se trouvent le plus de résidences secondaires que l'on crée le plus d'entreprises. Il y a une corrélation manifeste entre la création d'entreprises et la densité de résidences secondaires. Je ne parle pas en termes d'emplois, mais en termes de nombre d'entreprises. L'implantation d'une partie de ces entreprises est naturellement liée à l'activité induite par les résidences secondaires, mais une autre partie résulte de la localisation des élites sociales qui créent les micro-entreprises. Les créateurs les créent dans les régions qu'ils préfèrent et où ils ont une résidence secondaire, c'est-à-dire les grandes régions touristiques.

Le modèle typique est la Côte d'Azur qui, maintenant, s'est développée jusqu'à Aix et Montpellier. C'était le cas de Grenoble avant. En ce moment, cela concerne Rennes et Nantes. Bordeaux, à mon avis, est en train d'entrer dans ce processus à échéance de dix ans. Il faut citer également les villes historiques à forte charge patrimoniale, comme le centre de Lille ou Strasbourg.

Ce modèle crée naturellement des creux. La vallée de la Loire en est un. Il faut y réfléchir. Effectivement, les lieux qui n'ont ni la mer ni la montagne sont dans un creux du désir collectif de localisation. Il faut les reconstruire autour d'autre chose, comme des espaces de résidencialisation. C'est un véritable enjeu pour la vallée de la Loire, qui est un peu en creux vis-à-vis de ces critères, alors que Blois est une ville tout à fait merveilleuse.

Je pense que dans cette région, il faut vraiment y travailler, en s'inspirant de ce qui a pu être fait ailleurs, comme à Nantes. Certes, il y a la mer, mais c'est aussi lié au fait qu'ils ont introduit la rivière dans la ville et qu'ils ont une vision territoriale extrêmement en avance par rapport à certaines villes de Loire. Orléans vient juste de faire en sorte que les quais de la Loire ne soient plus un parking. Ils auraient pu y penser avant ! Il est clair qu'il faut redonner de l'importance au rapport à l'eau et concevoir la ville autour de la rivière, et non plus à côté. Ce problème de bouleversement des territoires me semble absolument central.

En ce qui concerne la ville, je crois qu'elle est devenue l'endroit où l'on produit de la richesse. C'est la grande transformation des vingt-cinq dernières années. Historiquement, on a d'abord produit la richesse dans l'agriculture, puis dans les mines et dans les usines que l'on construisait souvent au-dessus. La ville était le lieu de l'administration, de la culture et de la religion. Aujourd'hui, on produit la richesse dans la ville et l'on habite à côté de la ville. C'est cela le modèle dans lequel on est en train d'entrer. C'est cela une société cognitive. Notre problème est de faire en sorte que la ville reste habitable alors qu'en fait, elle est d'abord un lieu de production de richesses et de concentration des étudiants, ce qui est très lié.

On habite donc tout à côté de la ville, parce que la ville produit la richesse. Je vous rappelle que 40 % des emplois dans nos sociétés sont liés au corps et à son entretien, c'est à dire l'éducation, la santé, le temps libre, le sport et la culture. C'est la grande innovation du XXème siècle, comme l'explique très bien Daniel Cohen.

Le nombre des emplois qu'occupaient auparavant les pauvres ruraux en 1900, était du même ordre. Tous ces emplois, qui représentaient 40 % de la population en 1900, on disparu au profit de l'entretien des corps, qui constitue désormais la première niche d'emplois dans nos sociétés. En revanche, les activités plus strictement productives et commerciales représentent toujours 60 % des emplois, même si naturellement il ne s'agit plus des mêmes métiers. Les travaux de Daniel Cohen sur ce sujet sont passionnants,

Il faut insister sur quelque chose de fondamental : l'image d'un pays comme la France, leader sur le marché mondial du tourisme, est en phase avec les 35 heures. Quoi que l'on pense de la réforme, nous sommes, pour le reste du monde, le pays qui a fait les 35 heures. Je vous recommande de faire attention au signe dont est porteuse cette mesure dans le monde, pour confirmer notre image de pays du temps libre et de la qualité de la vie.

Peut-être cette image nous permet-elle de vendre davantage de Renault ou d'Airbus. En effet, les produits incarnent la culture collective du pays qui les produit, telle qu'elle est perçue par les autres. Si on achète les voitures allemandes pour leur robustesse, l'on achète plutôt certains produits français parce qu'ils incarnent le pays des vacances.

La France est le pays le plus visité de la planète. 75 millions de gens viennent en France, mais des centaines de millions ont envie de le faire. Ils désirent et pensent France. Il n'y a pas que les parfums et les jolies filles et il ne faut pas s'enfermer dans ce stéréotype. Le tourisme et le rapport au temps font partie de l'image de la France.

Quelles que soient les décisions que vous serez amenés à prendre sur les 35 heures, il faudra donc veiller à ne pas oblitérer notre image, parce qu'elle est incluse dans les produits que l'on vend.

J'insiste sur le fait que le désir de visiter la France est un désir extrêmement important. On peut l'enrichir en termes d'emploi, même si nous sommes dans une période où, partout, les touristes ont une culture de plus en plus nationale. Par exemple, les Allemands se mettent à visiter l'Allemagne. Mais, nous pouvons profiter du malheur des autres, puisque force est de reconnaître que l'insécurité en Méditerranée nous profite.

J'en reviens à l'absence d'études sur le tourisme. C'est vrai que c'est assez partagé en Europe : il n'y a aucune réflexion sur ces questions dans aucun pays d'Europe. Les pays du nord de l'Europe, qui exportent leurs touristes, peuvent s'en passer. Cela ne les a pas empêchés de mettre la main sur toutes nos grandes entreprises de ce secteur.

Mais ce n'est pas le cas aux Etats-Unis, où des études intéressantes sont menées. D'ailleurs, pour les chercheurs américains, la Côte d'Azur est un laboratoire exceptionnel. C'est pourquoi ils trouvent incroyable que personne ne l'étudie, car les transformations sociales et culturelles constituent un gisement d'observations qui ont une grande valeur économique.

Je ne suis pas un spécialiste de la question de la RTT et du stress. Beaucoup d'études le disent. C'est vrai. La question est que plus on travaille court, plus on travaille stressé. Il est intéressant de s'interroger sur les déterminants de la productivité. Pourquoi les Scandinaves sont-ils plus productifs que nous ? C'est quand même une question intéressante. Ce qui rend un salarié productif, c'est quand on essaie de supprimer les stress inutiles. Pour les femmes, il est clair que très souvent les crèches dans les entreprises entraînent une diminution du stress. Si, en sortant de l'entreprise, il faut prendre deux métros pour chercher son enfant sans être en retard, autant supprimer tout de suite la dernière demi-heure de travail car sa productivité est faible ! Heureusement que le téléphone portable nous a donné un peu plus de sérénité.

Un deuxième élément est que certaines personnes sont meilleures le matin et d'autres l'après-midi. Il est rare qu'un entrepreneur pose cette question à ses employés quand il organise ses équipes. Pourtant, ce sont des questions que l'on pose au Danemark. Il est important de savoir comment prendre en compte l'attente individuelle, quand elle ne gêne pas l'organisation de l'entreprise bien sûr.

Sur le travail au noir, j'insisterai sur un point : je suis très sensible à l'autoproduction domestique. On travaille plus pour soi que pour son patron dans une usine. N'oublions pas que la première activité du temps libre est le travail. L'autoproduction domestique, comme le bricolage, le jardinage ou la cuisine, est ce qui permet aux milieux populaires d'avoir des niveaux de vie supérieurs à celui qui découlerait de leurs seuls salaires. C'est un enjeu fondamental. Or, beaucoup de nos politiques sociales font que les gens aidés n'ont plus cette capacité d'autoproduction domestique. Un ouvrier, qui possède 200 mètres carrés et bricole dans sa maison, n'a pas du tout le même niveau de vie que l'ouvrier qui habite en HLM. Celui-là n'utilisera pas son temps libre à bricoler, à aménager son logement, à jardiner ou à réparer sa voiture.

Je pense que cela pose une vraie question : comment considérer l'autoproduction domestique comme un élément important de la production de richesse dans les milieux populaires ? Des travaux intéressants portent sur ce sujet. Dans une enquête faite pour les magasins Bricorama, on a bien vu les effets des 35 heures. Si l'on examine le rayon des salles de bains, on constate que les produits achetés sont passés du seul lavabo à la salle de bains toute entière. Un groupe de copains prend une semaine de RTT et refait leurs salles de bains, à tour de rôle, sur plusieurs années. Ce n'est pas du travail au noir.

La question est de savoir comment l'artisan peut devenir marchand de savoir. Aux Etats-Unis, le plombier vend souvent des cours de plomberie. En France, cela commence. Une partie de nos artisans va vendre son savoir-faire à ses clients.

Ce sont des dimensions qui me paraissent insuffisamment prises en compte. Ceci étant dit, il est probable qu'il y ait des effets sur le travail au noir. En outre, excusez le sociologue que je suis, je suis convaincu que le travail au noir est un créateur de lien social fantastique. Je suis donc très partagé. Un jeune travaillant au noir dépense une activité relationnelle extraordinaire. Je le préfère à celui qui reste au pied des immeubles.

Je comprends très bien que l'on lutte contre le travail au noir. Mais, pourquoi des villes comme Marseille ne brûlent-elles pas de voitures ? Je pense que le travail au noir y est pour beaucoup. Je m'excuse de dire de telles choses devant d'honorables parlementaires, mais je pense que beaucoup de jeunes Marseillais s'intègrent en passant leur journée à chercher des petits boulots ! Ne mélangeons pas le fonctionnement de la société et nos intérêts fiscaux, je crois que ce n'est pas du tout la même chose.

En outre, je pense que la jeunesse a envie d'une entrée par intermittence dans la vie d'adulte. Le modèle du jeune est l'intermittent du spectacle. Il faut que l'on arrive, à un moment ou à un autre, à l'intégrer.

Je trouve que les emplois-jeunes et les emplois sans charges, qui viennent d'être créés, sont d'excellentes idées. Personnellement, j'aurais proposé un contrat : cinq ans de travail et six mois de vacances à prendre librement. Il faut programmer le temps libre dans la vie des gens, parce qu'ils ont besoin de temps vide. Si, une année, quelqu'un décide de ne pas travailler, ce n'est pas grave : il travaillera une année de plus après 65 ans.

Cette discontinuité me semble fondamentale. Si vous divorcez ou êtes en grande difficulté, peut-être allez-vous vous arrêter de travailler 3 mois. Ou à l'inverse, vous avez besoin de travailler cinquante heures par semaine sur un projet. Cela n'a pas d'importance ! Naturellement, je ne suis pas naïf, je sais très bien comment l'on pourrait exploiter les gens. Mais, je crois qu'il y a une réflexion à mener sur ces questions.

Cela mène à la question du territoire et de la ville. C'est une question absolument centrale. Nous sommes dans une société où les gens ont des trajets résidentiels. C'est très nouveau.

Qu'entend-on par trajets résidentiels ? A un étudiant particulièrement dynamique, je conseille de monter à Paris à la fin du DEUG. C'est le trajet idéal pour qui veut faire carrière. Il y a dix ans, il montait plutôt à Paris après la licence. Maintenant, il faut monter plus tôt. Conséquence, il repart plus tôt aussi, avant le premier enfant.

En dix ans, 500 000 jeunes couples sont arrivés en Provence - Alpes -Côte d'Azur, par exemple. 150 000 sont restés. Leur taux moyen de chômage est inférieur à celui de ceux qui n'ont pas bougé. Ces couples bougent, tournent et, à un moment donné, ils se fixent. Qu'est-ce qui les fixe ? L'enfant, comme bien souvent dans la vie. Comme l'enfant vient plus tard, ces processus se sont allongés.

Je pense que la population est beaucoup plus mobile qu'il n'y paraît. A mon avis, c'est lié à la question des grands migrants. Effectivement, le TGV est en train de transformer en ville le modèle jacobin. La France devient une sorte de mégalopole à l'américaine. En moins de 3 heures depuis Paris, on est partout ou presque.

Le jacobinisme a inventé une cité, où, comme d'habitude, les élites sociales sont hyper-mobiles. Cela veut dire aussi que les élites locales se mélangent. C'était très net à Lyon quand le TGV y est arrivé, comme le montrent certaines études. On a observé, par exemple, que, dans les banques, le niveau hiérarchique des gens qui montaient à Paris pour des réunions avait beaucoup diminué. Cela a beaucoup modifié le rôle du chef d'agence, parce qu'auparavant, il était le seul à aller à Paris.

Et puis, il faut considérer le développement massif des élites parisiennes qui vivent en province et qui se mélangent avec les élites locales. C'est très net en Provence - Alpes - Côte d'Azur. Évidemment, c'est moins vrai dans d'autres régions : certaines régions s'enrichissent de ce processus, y compris en termes intellectuels, et d'autres s'appauvrissent.

On a le même problème en termes de localisation industrielle. A un niveau d'hyper-compétence et donc de salaire très élevé, ce n'est plus le salaire qui attire, mais la localisation géographique. Au dessus d'un certain niveau de salaire - 15 000 euros par mois -, entre Valenciennes et Aix-en-Provence, le choix portera sur cette dernière, même pour un salaire un peu moindre.

Je pense que le TGV, de ce point de vue, est un élément complètement structurant et que la multiplication des tracés TGV est déterminante pour accélérer cette évolution.

Naturellement, certains lieux seront désertiques. Mais, je pense que c'est l'un des atouts de la France d'avoir des déserts. Certes, il faut réfléchir au maintien des services publics et à la qualité de vie, mais ne prétendons pas repeupler les Alpes, ce serait idiot. Les Hollandais nous envient d'avoir des déserts !

Cependant, il faut bien garder à l'esprit que la grande partie de l'augmentation du temps libre a lieu au moment de la retraite. Or, nous sommes dans une société qui n'a pas encore commencé à penser les personnes âgées. Ce n'est pas demain, c'est dès aujourd'hui que nous sommes une société de personnes âgées. Il est vrai que nous ne les considérons pas comme tels, parce qu'elles n'ont pas l'air vieilles comme l'étaient nos parents.

Par exemple, on n'a pas compris que le modèle culturel du temps libre des nouvelles personnes âgées est le modèle culturel des vacances. Et donc, les maisons de retraite devront ressembler de plus en plus à des Clubs Méditerranée, alors qu'elles ont été pensées comme des couvents ou des hôpitaux. Les sociétés privées, qui gèrent des maisons de retraite, ont déjà commencé à réfléchir à comment introduire le savoir-faire du Club Med dans ce type d'institution.

Il faut se rendre compte que le travail et le temps libre ne sont pas des temps séparés, même si le sentiment du manque de temps augmente dans nos sociétés. Il augmente chez les femmes diplômées actives avec enfant, pour lesquelles il est au maximum, mais il est quasiment inexistant chez les gens qui n'ont pas fait d'études. En effet, le sentiment de manque de temps résulte du fait que, plus vous avez fait d'études, plus vous avez une appétence et une capacité à voir. Par exemple, si vous n'avez pas fait d'études, et que vous passez devant l'affiche d'un théâtre, vous n'aurez absolument pas envie d'y aller, parce que vous ne connaissez ni l'auteur, ni les acteurs. Vous n'aurez donc pas le sentiment de manquer du temps nécessaire pour aller au théâtre.

Je schématise, mais l'on voit très bien que le manque de temps est très corrélé au niveau des études. Cela montre bien que la première motivation des études est d'avoir des temps libres de qualité et pas seulement de travailler. Je me permets de faire cette petite remarque au moment du grand débat sur l'école !

Cela nous pose aussi une question centrale : comment développer des temps libres hors marché ? Si les temps libres ne sont que des phénomènes de marché, il y aura renforcement de l'ensemble des processus d'exclusion sociale. Sinon, il n'y aura que la télévision comme temps libre gratuit. C'est pourquoi dans les milieux populaires, on consomme beaucoup de télévision. En moyenne, on passe 100 000 heures en France devant la télévision, ce qui représente toute l'augmentation de l'espérance de vie depuis l'invention de la télévision. C'est quand même un chiffre qui fait réfléchir.

M. le Rapporteur : Y a-t-il eu une accélération de la consommation télévisuelle dans les milieux populaires, depuis l'adoption des 35 heures ?

M. Jean VIARD : Il n'y a pas que les milieux populaires. La consommation a augmenté chez les femmes cadres. Avant, elles n'avaient absolument pas le temps de la regarder. Cette question est particulièrement sensible pour les jeunes. Tous ne passeront pas 30 000 heures à l'école. En revanche, ils ont une représentation du monde construite sur la culture télévisuelle, où il n'y a pas d'effort, où tout va bien, où toutes les femmes sont jolies, etc.

La droite a souvent une nostalgie des anciennes hiérarchies et la gauche la nostalgie des classes sociales. Jusque dans les années 1960, nous vivions dans une société où, au fond, nous étions notre travail et où les valeurs du travail, comme la hiérarchie, le respect du patron etc, structuraient notre rapport individuel, notre rapport au politique et notre rapport au sexuel. C'est pourquoi, j'ai toujours pensé que le Front National est le parti des hommes forts, des battants et des jeunes qui n'ont pas fait beaucoup d'études, dominant les femmes avec un modèle machiste et dominant la politique avec des manifestations un peu musclées. Je suis convaincu que les extrémismes sont des modèles d'hommes forts désespérés dans nos sociétés.

La question du temps partiel choisi a été étudiée de très près. Les pays européens ne sont pas tous à la même phase de l'évolution historique.

Les travaux passionnants d'Henri Mendras sur l'Italie montrent bien qu'on est face à des jeunes femmes qui ont fait des études, et qui n'auront jamais d'enfant. C'est pourquoi la baisse du taux de natalité en Italie est liée au fait que de nombreuses jeunes femmes ont décidé de ne jamais en avoir. Si elles en ont un, elles deviennent « mamma » et c'en est fini de leur liberté. C'est le modèle catholique archaïque, non encore modernisé, qu'on retrouve aussi en l'Irlande.

Et puis, il y a le modèle nord européen dans lequel les Pays-Bas sont en pointe. Les gens s'y sont appropriés leur emploi du temps. Résultat : 76 % de femmes travaillent à temps partiel, 16 % des hommes. Donc, on constate aussi un développement du temps partiel masculin. Mais, il serait intéressant d'observer comment cela fonctionne dans les couples. Les 16 % d'hommes à temps partiel sont-ils mariés à des femmes travaillant à plein temps ou est-ce que ce sont des familles qui ont décidé d'avoir beaucoup de temps libre et de vivre modestement ?

Mais, si les modèles sont différents, les questions qui se posent sont similaires. Pourquoi ? Parce que l'on ne peut pas continuer à travailler tous au moment où l'on a des enfants. Sinon, on reproche aux parents de mal élever leurs enfants et de les laisser traîner dans la rue. Peut-être qu'au lieu de travailler à deux à plein temps comme des fous au moment où l'on a des enfants, qui ont besoin que l'on s'occupe d'eux, vaudrait-il mieux étaler le travail sur la vie, commencer à travailler plus tôt et travailler après 55 ans et, peut-être, travailler de façon moins intense à d'autres moments. C'est toute la question de l'arythmie que j'évoquais tout à l'heure, et la place de l'enfant y est absolument centrale.

Je constate que, depuis les 35 heures, la natalité a plutôt augmenté. Il faudra attendre encore dix ans pour avoir une éventuelle confirmation statistique du lien entre les deux, mais c'est une question intéressante à se poser. Il faut savoir que, pour un sociologue comme moi, il y a deux indicateurs essentiels dans une société : l'espérance de vie et le taux de natalité. Pour la France, il est intéressant d'être attentif à cette question, même si, évidemment, les 35 heures ne sont pas la seule explication.

La question évoquée par M. Pisani-Ferry est intéressante : qu'est-ce que le temps de travail ? Le temps de travail a un sens précis dans les sociétés industrielles, dans lesquelles on peut presque le mesurer à la minute près. Mais le temps de travail d'un universitaire, d'un médecin, d'un parlementaire est un concept plus complexe. Plus l'on va vers des sociétés où le travail est cérébral et passe par le virtuel, plus, évidemment, on y pense ou on s'organise en dehors de son temps de travail.

C'est pourquoi, selon moi, la première activité du temps libre est le travail et pas le farniente. Il ne faut jamais l'oublier. Il y a une vraie question sur les problèmes de formation et de lecture qui me semble très importante, parce que le monde change tellement vite que tout ce que j'ai appris à la l'école est dépassé. A quel moment celui qui travaille pense la société dans laquelle il vit ?

La vérité est que plus le travail est simple, moins il est intéressant. D'un point de vue moral, il serait normal de travailler moins d'heures. Mais, d'un point de vue économique, ce sont ceux que l'on fait travailler le plus d'heures, parce que naturellement il ne rapporte pas beaucoup. C'est logique en termes économiques, si l'on raisonne en termes de productivité horaire du travail. On est là dans une contradiction entre la morale et la logique économique, donc sur un problème de revenus, notamment dans certains métiers. Cependant, il ne faut pas mélanger 35 heures et politique des revenus, qui me semblent deux sujets distincts.

Deux remarques concernant les 35 heures et la renégociation. D'abord, toucher au temps est toujours un problème très difficile, parce que le temps relève de la vie, donc de l'intime. Pendant longtemps, il était laissé aux religieux et aux philosophes. Les politiques ne s'occupaient que de l'espace, les frontières, les guerres, etc. Nous sommes en train d'entrer dans des sociétés où le temps relève désormais de l'action politique, parce que nous sommes désormais dans un espace fini. Donc, le territoire n'a plus la même fonction politique et le temps devient un élément central. Seulement, le politique doit être très prudent, car il touche, là, au cœur de la culture des individus.

Quand vous modifiez l'emploi du temps de quelqu'un, vous touchez à des choses qu'il n'a jamais dites à personne. Il sort du travail, passe tous les jours devant la fleuriste : c'est son petit plaisir. S'il sort cinq minutes plus tard, la fleuriste a fermé. C'est idiot, mais ça change tout. Nous avons tous ces petits plaisirs, ces petits riens qui sont fondamentaux pour notre identité.

Rappelez-vous qu'il n'y a pas eu une seule manifestation pour les congés payés. J'ai fait ma thèse sur les congés payés avec Edgar Morin : j'ai découvert que les congés payés ont été institués en 1925 ! Ils n'ont jamais été appliqués. Il n'y a pas eu une seule manifestation pour l'application de la loi de 1925. En 1936, ce n'était même pas au programme du Front Populaire !

C'est dire que la réorganisation du temps n'est pas une revendication sociale. Quand il est réorganisé, les gens mettent du temps à s'y habituer et à entrer dans la nouvelle norme.

Regardez ce qu'il s'est passé chez Volkswagen au moment du passage aux 30 heures. Quelle a été la première conséquence ? L'augmentation du taux de divorces et le développement de la pollution parce que, du fait des horaires éclatés, le transport automobile individuel a supplanté les transports collectifs.

Ces questions sont très complexes. Plus le temps devient un temps individuel, plus ce temps individuel n'est plus un temps familial.

Les 35 heures ont d'abord fait que l'on a donné plus de temps aux enfants. Le premier gagnant des 35 heures, ce sont les enfants. C'est évident. Le fait que l'on puisse aller les chercher de temps en temps à la sortie de l'école, que le papa puisse assister au match de foot le week-end, cela ne change pas le monde, mais c'est très important pour l'enfant.

Je suis très attentif à la question de la transmission de la valeur travail. Là où les enfants apprennent le mieux la valeur travail, c'est quand les parents bricolent pendant leur temps libre.

M. Philippe TOURTELIER : J'ai souvent eu l'occasion de dire que le travail n'est pas une valeur, car il peut être aliénant.

M. Jean VIARD : Tout à fait. Je vous rappelle d'ailleurs que Karl Marx écrivait que l'on mesure la richesse d'une société, non pas à la longueur du travail, mais à la longueur des temps libres.

Auparavant, la vie se pensait comme succession d'étapes. Je pense que, maintenant, elle se pense comme phénomènes parallèles. C'est-à-dire que l'initiation à la vie privée, au travail, aux études doivent être des processus se déroulant parallèlement, même si à certains moments, l'un prend le pas sur l'autre. C'est pourquoi je plaide pour que les étudiants travaillent un jour par semaine. D'ailleurs, j'avais proposé, dans mon rapport à la ministre de l'emploi, que le travail des étudiants dans le secteur du tourisme ne supporte pas de charges sociales. De cette façon, on baissait le coût du travail dans cette branche et on initiait les jeunes au lien social.

De même, il y a aussi une autre question : comment faire rentrer la culture du marché du travail dans l'école ? Comment faire que les enseignants passent, de temps en temps, des périodes dans le privé, y compris en généralisant peut-être les postes d'enseignants à mi-temps. C'est important parce que nos enfants sont initiés à une société par des gens, certes admirables et qui font bien leur métier, mais qui ne la connaissent que sous un seul aspect. Comment voulez-vous initier nos enfants à la société de l'arythmie, du travail qui change, par des gens qui ne connaissent ni l'arythmie, ni le travail qui change. Il faut que, à un moment, le maître soit un modèle de la société de demain.

Enfin, comment se dire que la société de l'arythmie est une société du temps individuel où je vais avoir du pouvoir sur mon temps individuel, mais aussi droit à une protection, parce qu'il n'y a rien de plus fragile que ce temps individuel. Si je rate la marche, je deviens SDF. C'est-à-dire que cette société-là peut être la société de la solitude et de l'exclusion. Comment intègre-t-on cela dans nos réflexions ?

Il faut comprendre que le temps ne s'est pas seulement allongé, mais qu'il a changé de structure. Nous devons repenser nos systèmes de protection et d'éducation à l'aune de cette novation, qui est un fait des sociétés technologiques modernes.

M. le Rapporteur : J'ai été très intéressé par votre réflexion sur le politique qui se saisit du temps. N'est-ce pas finalement une grande hérésie, compte tenu de ce que vous avez dit sur l'arythmie et sur l'individualisation du temps ? Ne vaudrait-il pas mieux que le politique s'interdise de toucher au temps de travail et que ce soit les acteurs sociaux qui s'organisent librement ?

M. Jean LE GARREC : Je suis en désaccord total avec cette thèse. C'est justement parce que le temps devient un enjeu essentiel que le politique doit s'en saisir, sinon on le réduit à une dimension monstrueusement étroite !

M. Jean VIARD : Bien entendu. L'organisation du temps a quand même toujours été une question politique. Simplement, c'est l'Eglise qui l'a longtemps portée. Je vous rappelle qu'il y avait 164 jours fériés au XIVème siècle et que, si l'on a fait la Révolution française, c'est en partie parce que l'Eglise nous empêchait de travailler. La grande revendication de la Révolution française était d'abord de supprimer les jours fériés.

Le dimanche n'est redevenu férié qu'en 1906. Pour l'anecdote, le samedi est devenu férié en 1917, pour permettre aux femmes de préparer le dimanche de leurs maris. Cela avait été voté à la Chambre en remerciement de leur effort de guerre. Vous voyez donc que l'on a quand même progressé.

Le cadre du temps appartient à la cité au sens large. Cependant, il faut faire attention parce que, derrière, on touche aussi à toutes ces questions de l'intime, de la vie privée. Si la démocratisation de l'accès à la structure nouvelle du temps me semble un enjeu du politique, savoir après comment chacun l'utilise est une autre question. Je n'aime pas entendre un politique regretter que les hommes ne fassent pas assez le repassage. Chacun fait comme il l'entend !

C'est un peu la même chose dans les entreprises. La question est de savoir où se négocie l'emploi du temps. Ce temps arythmique est un temps qui ne doit pas être stable une fois pour toutes. Ce n'est pas, non plus, un temps de vacances. Je ne suis pas d'accord pour rajouter des semaines de vacances entières. Je pense que le temps arythmique est du temps dans l'espace quotidien de la cité. Ce sont des journées, des demi-journées, peut-être des années sabbatiques, mais pas des semaines de vacances supplémentaires.

D'ailleurs, une des conséquences de la RTT est que les gens sont plus partis en vacances cet été. Pourquoi ? Parce qu'avant, les gens gardaient des jours de vacances pour l'arythmie du quotidien, pour aller aux soldes ou voir le Pape ou le président chinois, par exemple. C'est fini, parce qu'avec la RTT, on sait que l'on peut trouver des jours pour cela. Certes, tout le monde n'a pas cette faculté. Sur ce point, permettez-moi de dire qu'il faut arrêter d'écraser les salariés des PME-PMI, alors qu'ils sont ceux qui sont les moins payés, les moins protégés, et qui travaillent le plus. Pourtant, ce sont ces entreprises qui créent le plus d'emplois !

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : On ne constate pas, aujourd'hui, l'utilisation du temps libéré pour la cité. On ne voit pas augmenter le nombre des syndiqués, des militants des partis politiques ou des personnes qui font du bénévolat.

M. Jean VIARD : Certes, mais il faut distinguer le social du sociétal, qui ne se superposent plus comme antérieurement. Ce qui se passe aujourd'hui, c'est que le sociétal s'est élargi et autonomisé, alors que le politique est toujours dans la niche du social. Le sociétal se passe de lui. Les jeunes, dans les clubs de football, viennent pour faire du football, pas pour devenir président du club.

Ne pleurez pas le fait que les gens ne participent plus comme avant et faites de la politique pour ce type de société.

Le rôle du politique était d'incarner les groupes sociaux. Je pense que les groupes sociaux se sont beaucoup affaiblis, en termes de signes d'appartenance. Votre fonction est, désormais, de cristalliser autour de convictions, et non plus d'incarner des groupes sociaux. Il y a là un changement fondamental du statut du champ politique dans les sociétés modernes. C'est un vrai débat.

Mme Catherine VAUTRIN, Présidente : Je vous remercie infiniment.

Audition de M. Guillaume SARKOZY,
président de l'Union des industries textiles

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. Guillaume Sarkozy, président de l'Union des industries textiles, accompagné de M. Grillon, vice-président de l'UIT et président de la commission sociale, et de M. Pénard, directeur des affaires sociales.

Notre mission est chargée d'évaluer les conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée dans le pays depuis 1997, et souhaite faire le point sur les conditions dans lesquelles elle a été mise en œuvre dans l'une des branches essentielles de notre économie.

Vous nous direz donc, à ce sujet, si l'augmentation du coût du travail liée aux 35 heures a constitué un frein supplémentaire au maintien sur le territoire d'activités qui ont déjà payé un lourd tribut aux délocalisations. Avez-vous pu constater que la réduction du temps de travail avait été un accélérateur de ce processus, déjà engagé depuis longtemps, dans l'industrie textile ?

Je souhaiterais également avoir votre avis sur les conséquences de la RTT dans les relations entre l'homme et le travail : la RTT a-t-elle changé la perception que l'on peut avoir du travail en tant que valeur ?

M. Guillaume SARKOZY : M. le Président, je suis convaincu que l'application obligatoire des 35 heures dans notre industrie a globalement créé des conditions extrêmement difficiles et a augmenté très certainement la baisse de ses effectifs. Je vais essayer de vous le démontrer.

Je rappellerai tout d'abord qu'en octobre 1998, lors de l'application de la loi Aubry I, loi d'incitation, l'industrie textile avait été la première à signer un accord de branche unanime - j'insiste bien sur le fait que les cinq organisations syndicales ont signé cet accord - de mise en œuvre des 35 heures. Au même moment, je négociais dans mon entreprise, pour l'un des services, un accord permettant aux salariés intéressés de travailler 28 heures payées 39. Cet exemple prouve qu'il n'y avait, de ma part, aucun dogmatisme ni aucune opposition de principe à la réduction de la durée du travail.

Le fait que certains de mes salariés travaillent 28 heures payées 39 n'est pas contradictoire avec l'appréciation globale négative que je peux porter sur la réduction du temps de travail obligatoire.

En effet, nous avons été extrêmement déstabilisés, lorsque nous avons appris que l'incitation devenait une obligation, d'autant plus que celle-ci ne reprenait ni les termes ni les conditions que nous avions négociés dans l'accord de branche. Ainsi, la loi Aubry II autorisait un quota d'heures supplémentaires de 130 heures, alors que nous avions négocié un quota pouvant aller de 175 à 205 heures, selon les entreprises de notre industrie.

Il faut garder à l'esprit que le textile est une industrie où la concurrence est de plus en plus importante et la mondialisation bien présente. La conquête de parts de marché est difficile et n'est possible qu'en proposant des prix en baisse. Dans le même temps, l'application obligatoire des 35 heures a conduit à une augmentation significative de nos coûts. Cet effet de ciseaux illustre parfaitement la situation difficile dans laquelle se trouve notre branche. L'écart entre le point mort - le point à partir duquel on perd de l'argent - et notre chiffre d'affaires habituel a eu tendance à se réduire du fait, d'une part de la hausse des coûts, et d'autre part, de la baisse de la durée d'utilisation des équipements.

La société Werner International, un cabinet d'études spécialisé dans le textile, s'est livrée à quelques comparaisons internationales. En ce qui concerne le nombre d'heures travaillées par semaine dans différents pays, la France est en queue de peloton. Je livre juste le constat et, naturellement, je ne suis pas en train de dire qu'il faut aligner les conditions sociales en France sur celles du Pakistan !

De la même manière, en 2002, la France a travaillé 212 jours, quand l'Allemagne a travaillé 220 jours, le Portugal 225 et l'Italie 236. Tout cela pour dire que nos concurrents ne disposent pas des mêmes outils que nous.

L'obligation d'appliquer la réduction du temps de travail a créé une obligation de négocier. J'ai du mal à associer le mot « négocier » à celui « d'obligation », car je suis un négociateur et je crois avoir prouvé, tout au long de ma carrière, que je savais prendre l'initiative de signer des accords. On m'objecte souvent que la loi a permis un aménagement du temps de travail et une modulation des horaires, permettant de compenser partiellement le coût des 35 heures. Cependant, l'industrie textile n'en a guère profité. En effet, dès 1993, nous avions négocié un accord de modulation, qui nous permettait d'avoir une très large amplitude des horaires. C'est un élément très important dans un métier où les commandes sont extrêmement fluctuantes.

Aujourd'hui, que faire ? Je dirais que la loi a été appliquée, que le mal est fait et qu'il est très difficile de revenir en arrière. D'abord, parce que les salariés ont eux-mêmes, dans les entreprises, financé une partie du passage aux 35 heures. Donc, détricoter les accords me semble impossible. La seule solution - et la loi Fillon l'a déjà permis - est de porter le quota d'heures supplémentaires à 180 heures, même si cette solution entraîne une augmentation très sensible du coût du travail.

J'ai, en outre, deux demandes à formuler à votre mission. D'abord, supprimer la notion de repos compensateur, car il me semble que ces repos n'ont plus lieu d'être, le temps de travail ayant été très largement diminué.

Ensuite, il me semble absurde que les cadres ne puissent travailler que 217 jours au maximum. Sept semaines de congés payés, c'est exorbitant par rapport à la concurrence ! Nous souhaitons pouvoir négocier avec eux ce nombre de jours de travail, dans des limites, bien entendu, qui n'obèrent pas leur santé.

Enfin, M. le Président, quant au changement de perception de la valeur travail par le personnel, j'ai constaté dans mon usine - et de nombreux collègues m'ont dit la même chose -, une augmentation significative du taux d'absentéisme depuis la mise en œuvre de la RTT. Cela peut sembler paradoxal. C'est d'ailleurs ce que je pensais moi-même. Mais, à ma grande stupéfaction, j'ai constaté une augmentation très importante de l'absentéisme.

J'ai tenté de mettre en œuvre la réduction du temps de travail dans mon entreprise, de façon la moins absurde possible. J'ai ainsi organisé un roulement dans les équipes de production, chacun prenant une journée de repos à tour de rôle. J'avais également compensé une partie des absences par quelques embauches grâce aux allègements de charges que j'ai reçu. Or, cette organisation, qui était sur le papier intelligente, n'a pas fonctionné. Les ouvriers ont constaté que, même en leur absence, l'usine continuait à tourner et qu'ils n'étaient pas indispensables. J'imagine que c'est l'explication. Toujours est-il que le taux d'absentéisme s'est alors aggravé et, très souvent, nous nous retrouvions en dessous du seuil de bon fonctionnement de l'entreprise.

Au bout de dix-huit mois, j'ai finalement changé cette organisation pour adopter une solution, je le reconnais, absurde intellectuellement, mais qui, aujourd'hui, fonctionne : j'ai décidé de fermer l'usine le vendredi après-midi.

Nous avons donc une usine qui travaille 24 heures sur 24, cinq jours par semaine, un atelier de teinture qui travaille tous les jours et toutes les nuits de la semaine, sauf le 1er mai, le 1er janvier et le 31 décembre, et l'atelier de tissage qui, lui, fonctionne 24 heures sur 24, du lundi matin au vendredi 13 heures. C'est totalement absurde, car si je suis obligé d'augmenter la production, je ne le pourrai pas. Je ne peux pas, en effet, embaucher une équipe pour travailler uniquement le vendredi après-midi !

En résumé, l'application de la réduction du temps de travail a eu les conséquences suivantes dans mon entreprise : augmentation massive du SMIC, écrasement très important de la hiérarchie salariale - il était hors de question d'augmenter tout le monde de 11 % - et réduction de la durée d'utilisation des équipements.

Nous n'avons donc pas vu la moindre amélioration objective des conditions de production. Evidemment, les salariés, notamment ceux de l'usine de production, travaillent une demie journée de moins par semaine et ont vu leur salaire maintenu. Mais, je ne vois pas de quelle manière l'entreprise a tiré profit de cette situation.

Je vous invite, Mesdames et Messieurs les députés, à venir le constater sur place, comme a d'ailleurs pu le faire M. Gorce, lorsqu'il était le rapporteur de la seconde loi.

M. le Président : Je vous remercie. Depuis que ce dispositif a été mis en place, certains de vos salariés vous ont-ils demandé de travailler plus ?

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué un accord de branche sur la réduction de la durée du travail, et le fait que, dans l'un de vos services, les salariés travaillaient 28 heures payées 39. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Vous nous dites qu'il n'est pas question de revenir sur les accords mais, dans le même temps, vous nous demandez d'étudier deux propositions : la première concerne les repos compensateurs et la seconde les cadres. Comment pouvez-vous concilier l'impossibilité du retour en arrière et ce souhait de modifications profondes, notamment en ce qui concerne les cadres ? Ne pensez-vous pas que la négociation, entreprise par entreprise, sur une organisation du travail qui déroge à la loi et qui soit plus proche de la réalité du terrain, serait un meilleur moyen d'y parvenir ?

Le secteur du textile a connu un fort mouvement de délocalisation. La mise en place des 35 heures a-t-elle accéléré ce phénomène ?

Enfin, vous n'êtes pas le seul à avoir constaté une augmentation de l'absentéisme. D'autres interlocuteurs nous en ont fait part. Cette question a donc retenu toute notre attention.

M. Philippe VUILQUE : M. Sarkozy, vous semblez être un précurseur de la réduction du temps de travail et, si j'ai bien compris vos propos, c'est le caractère obligatoire de la RTT que vous contestez.

Cependant, comment appréciez-vous l'attitude du patronat de 1997, qui ne négociait pas en matière de réduction du temps de travail, y compris après la loi de Robien, alors que nous connaissions une situation économique préoccupante, avec plus de 2 millions de chômeurs.

M. Gaëtan GORCE : M. Sarkozy, vous dites que vous préférez le dialogue social. Pour notre part, nous ne sommes pas les ennemis de l'entreprise et nous voulons au contraire discuter sur les conditions de leur développement dans un bon équilibre social.

Mes questions concernent les heures supplémentaires. Il est vrai que la loi Aubry II avait limité le nombre d'heures supplémentaires, en reprenant le contingent fixé initialement par les partenaires sociaux en 1982. Pendant deux ans, on l'a calculé à partir de la 38ème puis de la 37ème heure, ce qui représentait 180 heures. La loi Fillon a, à nouveau, fixé le quota à 180. Aujourd'hui, à quel niveau d'heures supplémentaires en êtes-vous dans votre branche ?

Par ailleurs, vous avez rappelé les comparaisons internationales en matière de nombre de jours et d'heures travaillés, de coûts salariaux - j'observe d'ailleurs qu'en cette matière, la situation des différents pays est relativement proche -, mais vous n'avez pas parlé de l'évolution de la productivité. Doit-on considérer qu'elle a joué un rôle mineur ou a-t-elle joué un rôle, au contraire, important au cours des dernières années ?

Enfin, vous avez indiqué que vous souhaitiez remettre en cause deux éléments de la loi Aubry : d'une part, le repos compensateur et, d'autre part, le mode de calcul du temps de travail des cadres - et j'imagine, certainement les forfaits jours. Quel est le sentiment des partenaires sociaux par rapport à ces sujets ? Pour bien les connaître, je sais qu'ils sont attentifs et conscients des difficultés que rencontre l'industrie textile et prêts à faire des efforts. Partagent-ils, cependant, vos revendications, notamment sur le repos compensateur qui relève de l'ordre public social ?

M. Jean LE GARREC : M. Sarkozy, je ferai remarquer, avec un peu de malice, que vous êtes le troisième président du MEDEF a être auditionné par notre mission, ce qui est un fait rare.

Les comparaisons internationales que vous nous avez présentées sont la parfaite illustration du partage inégal et mondialisé du travail. Elles sont hélas, d'une grande clarté. Vous le savez, les gouvernements successifs n'ont eu de cesse d'essayer de combler ce décalage. Je suis député du Nord et, lorsque j'étais membre du gouvernement Mauroy en 1982, j'ai participé au montage du plan textile. Mais, malheureusement, nous ne faisions que retarder l'échéance.

Même si votre branche est sur la défensive, je ne crois pas que les 35 heures, et toutes les statistiques le démontrent, aient entraîné une hausse du coût du travail, si l'on tient compte de trois paramètres : les allègements de charges, la maîtrise négociée des salaires et la productivité. Tous les éléments d'analyse que nous avons, provenant en particulier du ministère des finances, le démontrent assez clairement. La modération salariale est d'ailleurs un élément que l'on nous a reproché, et parfois à juste titre.

Vous parlez de l'augmentation du quota d'heures supplémentaires, que vient d'ailleurs de faire voter M. Fillon. Or les informations dont nous disposons montrent qu'il n'est pas utilisé. Ce qui peut très bien se comprendre, car s'il y a une atonie du marché, les heures supplémentaires n'ont pas beaucoup de sens. Il me semble donc qu'il y a encore une large marge dans le cadre des quotas actuels.

Par ailleurs, en ce qui concerne la durée des équipements, je ne comprends pas en quoi l'adaptation du travail et la flexibilité - même si je n'aime pas trop ce terme - ne permettent pas une bonne utilisation des équipements.

M. Maxime GREMETZ : M. Sarkozy, je m'adresse à l'employeur de la région picarde. Vous ne nous avez pas dit quel était, dans votre entreprise, le niveau des salaires. Vous savez comme moi que la Picardie est une région où les salaires pratiqués sont assez bas. Par ailleurs, elle est la région de France où le taux de précarité est le plus élevé. Or, malgré cela, c'est une région où le chômage a encore augmenté de 5,3 % en 2003. Comment expliquez-vous une telle situation ?

Enfin, pouvez-vous nous dire de combien d'exonérations patronales sur les bas salaires vous bénéficiez ?

Mme Chantal BRUNEL : Vous nous dites qu'il n'est pas possible de revenir sur les 35 heures. La loi Fillon, visiblement, n'a pas entraîné de renégociations. Qu'attendez-vous de la loi pour pouvoir, éventuellement, renégocier et redonner attractivité et compétitivité à votre industrie ?

M. Guillaume SARKOZY : Je ne suis pas un économiste, mais à chaque fois que j'analyse les courbes internationales d'évolution du chômage sur plusieurs années, je ne perçois aucun effet des 35 heures ! Par ailleurs, Rexecode a réalisé une étude montrant l'efficacité supérieure d'une baisse des charges non liée à la réduction du temps de travail ! Nous en avons eu la preuve dans le passé, avec le plan Borotra-Barrot de 1997-1998, grâce à qui les effectifs de l'industrie textile ont été maintenus. Il s'est agi d'une véritable baisse du coût du travail, ce qui n'était pas arrivé depuis une quinzaine d'années. Au cours des années ultérieures, s'il y a eu des baisses de charges, il n'y a pas eu de nouvelle baisse du coût du travail.

En ce qui concerne les comparaisons internationales, si nous multiplions le nombre d'heures travaillées par semaine par les nombres de jours dans l'année, le résultat serait extraordinairement désastreux pour la compétitivité de l'industrie textile française.

Il est vrai que les salaires, mis à part en Allemagne, ne sont pas très différents. Mais, lorsque le salaire est le même et que le nombre de jours travaillés est moindre, la productivité ne peut pas s'améliorer. Lorsque je disais que les 35 heures n'avaient pas modifié les comportements, je voulais dire que je n'avais noté aucune augmentation de la productivité. Ce qui me paraît logique, car une amélioration de la productivité est une conséquence non pas de la réduction du temps de travail, mais d'éventuelles négociations qui, en compensation de la réduction du temps de travail, procurent l'adaptation nécessaire à l'organisation du travail dans l'entreprise. C'est la raison pour laquelle nous avions signé, en 1993, un accord de modulation, dont nous avions besoin. Mais, nous n'avons pas obtenu le même gain avec la réduction du temps de travail obligatoire.

Nous sommes effectivement défavorables à l'obligation de négocier. Je vous ai cité l'exemple d'un de mes services, où les salariés travaillent 28 heures payées 39. Il serait stupide d'obliger les autres entreprises à en faire de même, uniquement parce que Tissage de Picardie l'a fait !

Pour mon entreprise l'explication est simple : une équipe de week-end travaille 12 heures les samedis et les dimanches, et un jour supplémentaire une semaine sur deux. Et je connais des entreprises, dans les Vosges notamment, qui font travailler tous leurs salariés 33 heures, parce qu'elles ont cinq équipes. Ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas parce que cela marche dans une entreprise que cela peut marcher partout ailleurs. En outre, cela montre qu'il n'y a aucun dogmatisme dans mon attitude ni dans celui du patronat de la branche.

En ce qui concerne la délocalisation, je suis incapable de répondre, car nous ne disposons évidemment pas de chiffres. Cependant, il serait aussi absurde de dire que l'ensemble du mouvement de délocalisations est dû à la réduction du temps de travail, que de dire que les 35 heures n'ont eu aucune incidence sur lui.

Revenir en arrière voudrait dire que la durée légale du temps de travail n'est plus de 35 heures, mais de 39 heures. Quel serait l'intérêt ? Aucun, puisqu'il n'y aura pas de baisse des salaires. J'ai toujours affirmé que ce n'était pas le rôle des patrons de discuter des baisses des salaires de leurs employés. Quant aux hausses des coûts, elles sont là, alors assumons-les ! On ne peut pas revenir en arrière, sauf à coups d'exonérations de charges sur les salaires plus élevés. Or, on connaît l'état des finances publiques et l'impossibilité de le faire. La seule solution est donc de libérer le temps de travail et de laisser place à la négociation d'entreprise.

Mais quel en sera le coût ? Il faut bien comprendre que si les salariés travaillent en heures supplémentaires, le coût est déjà de 125 % avec la loi, alors évitons de le porter à 175 % ! Nous essayons de circonscrire l'incendie, je ne vois pas comment on pourrait faire autrement.

Les salariés de mon entreprise ont vu leur rémunération bloquée pendant dix-huit mois. Ils ont donc financé en partie la réduction du temps de travail. C'est notamment la raison pour laquelle, il me semble impossible de revenir en arrière.

Enfin, M. Vuilque, jamais la réduction du temps de travail autoritaire n'a été considérée par le patronat comme un outil de productivité. Si cela avait été le cas, les pays du monde entier auraient adopté cette mesure ! Or, ce n'est pas le cas !

M. Philippe VUILQUE : La loi de Robien avait amorcé cette négociation. Or, en 1997, le CNPF ne voulait pas entendre parler de négociation sur la réduction du temps de travail et a adopté une attitude de blocage.

M. Guillaume SARKOZY : M. Vuilque, vous avez une lecture de l'accord de 1995 qui n'est probablement pas la bonne. Cet accord ne prône pas la réduction du temps de travail : il prévoit que, en fonction de celle-ci, on peut négocier un certain nombre de choses. Les entreprises qui n'ont pas appliqué la RTT, ne l'ont pas fait parce qu'elles n'y avaient aucun intérêt. Par ailleurs, il ne me semble pas que leurs salariés l'aient réclamée !

D'ailleurs, la plupart des salariés demandent, non pas une réduction du temps de travail, mais une hausse des salaires. Aujourd'hui, quand je demande qui veut faire des heures supplémentaires, seulement 10 à 15 % de mes salariés s'y refusent.

En ce qui concerne la durée d'utilisation des équipements, je vous ai donné l'exemple de mon entreprise : lorsque je ferme mon usine le vendredi après-midi, alors qu'elle a été conçue pour travailler 24 heures sur 24, j'estime qu'il s'agit d'une baisse de la durée d'utilisation des équipements. C'est la raison pour laquelle j'avais essayé, avant d'arriver à cette situation absurde, d'organiser un roulement. Mais, cela n'a pas marché. Ce type d'organisation nécessite une polyvalence des salariés, qui prend du temps pour être mise en place.

Dans une entreprise comme la mienne, où quatre équipes de production travaillent avec quatre horaires différents, et où l'on ne compte pas moins de quinze métiers différents pour 120 salariés, comment puis-je remplacer un salarié absent ? Il est impossible d'embaucher, sauf une personne possédant une polyvalence extraordinaire ! Si la polyvalence est souhaitable, cela prend du temps et coûte très cher.

Vous m'avez également interrogé sur les quotas d'heures supplémentaires. La conjoncture actuelle est désastreuse, et, personnellement, je pense que nous sommes très loin d'une reprise. Au mois de septembre 2003, les salariés de mon entreprise faisaient des heures supplémentaires. Ce matin, j'ai demandé au service du personnel de se renseigner auprès de l'inspection du travail sur les modalités du chômage partiel. Voyez comme l'activité est variable ! Alors, il est vrai qu'aujourd'hui, nous n'avons pas besoin de ce quota d'heures supplémentaires.

M. Gremetz, il est vrai que, dans mon entreprise, de nombreux salariés gagnent le SMIC. Ils sont de plus en plus nombreux, puisque le SMIC augmente trois fois plus vite que le salaire moyen. Mais, il est aussi vrai qu'en Picardie, le taux de réussite au baccalauréat est parmi les plus bas de France et que le taux d'alcoolisme est, en revanche, l'un des plus importants. En outre, un grand nombre de salariés ne sont pas suffisamment formés. Ce n'est pas la peine de chercher plus loin l'explication de la situation que vous avez décrite.

En ce qui concerne les allègements de charges, je bénéficie des dispositions légales, comme toutes les entreprises.

M. Maxime GREMETZ : Vous ne voulez pas nous dire le montant exact de ces allègements !

M. Guillaume SARKOZY : Mme Brunel, je ne vois pas l'intérêt de revenir sur la réduction du temps de travail. La notion de durée légale n'a pas de sens, et nous sommes le seul pays au monde à en avoir une. Cependant, elle existe, et si le législateur souhaite maintenir des symboles, je m'en accommode.

Que l'on soit à 35 heures avec un quota d'heures supplémentaires de 180 heures, ou à 37 heures avec un quota de 90 heures, le problème est pour moi le même. La différence, c'est le coût du travail et le fait que je puisse ou non discuter avec les représentants du personnel. En effet, le problème des PME est de pouvoir négocier, même si elles n'ont pas de délégué syndical, en toute légalité. Or, cela n'est pas réellement autorisé par la loi, alors qu'il s'agit d'un vrai problème de démocratie sociale dans l'entreprise. L'exclusivité donnée aux syndicats, comme tout monopole, restreint la liberté d'avancer.

M. Robert LAMY : J'ai bien noté les difficultés qu'avait entraîné, pour votre entreprise, la réduction obligatoire du temps de travail. Mais je souhaiterais savoir ce qu'en pensent vos salariés. Sont-ils satisfaits et, au-delà du simple problème de la rémunération, les conditions de travail se sont-elles détériorées avec la réduction du temps de travail ?

M. Guillaume SARKOZY : Je vais avoir du mal à vous répondre de manière précise, car nous n'avons pas réalisé de sondage. En vous disant que 10 à 15 % des salariés ne désirent pas faire d'heures supplémentaires, je pense répondre à votre question. Les 85 % restants ont envie de gagner plus d'argent. Il est clair que, s'il n'y avait pas les 35 heures, les salariés qui gagnent le SMIC auraient une rémunération supérieure de plusieurs points.

Les conditions de travail se sont densifiées dans de nombreux services. Je ne parle pas des salariés de l'usine, puisqu'ils travaillent à la vitesse des machines, qui n'a pas changé. En revanche, les deux personnes du service comptabilité, par exemple, ont vu leur charge de travail augmenter, puisqu'elles font le même travail en un temps plus réduit.

M. le Président : Je vous remercie.

Avant de suspendre la séance, je vous indique que M. Maxime Gremetz a souhaité remettre à la mission un exemplaire de sa proposition de loi sur la valorisation du travail. J'en prends acte volontiers.

Audition de Mme Martine AUBRY,
ancienne ministre de l'emploi et de la solidarité de 1997 à 2000

(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 février 2004)

Présidence de M. Patrick OLLIER, Président

M. le Président : Nous accueillons aujourd'hui Mme Martine Aubry, ancienne ministre de l'emploi et de la solidarité de 1997 à 2000.

Mme la ministre, votre venue devant notre mission arrive à son heure. En effet, nous avons souhaité vous entendre après avoir entendu un certain nombre de directeurs d'administration, de chefs d'entreprise, d'experts et l'ensemble des partenaires sociaux. Il nous a semblé préférable de rassembler tous les éléments d'information de nature à rendre notre dialogue d'aujourd'hui plus utile et plus fructueux.

Avant de vous laisser la parole, je souhaiterais indiquer rapidement dans quel état d'esprit j'ai mené les travaux de cette mission d'information. L'objet de notre mission est très clair : nous souhaitons faire une évaluation des conséquences économiques et sociales de la réduction du temps de travail, engagée depuis 1997, par les deux lois qui portent votre nom.

J'ai souhaité que ce travail soit exhaustif, ce qui explique le nombre élevé d'auditions auxquelles nous avons procédé, la vôtre étant la 46ème. J'ai souhaité également que ce travail soit sans parti pris - nous avons entendu à la fois des défenseurs et des adversaires des 35 heures - et je voudrais d'ailleurs rendre hommage à l'ensemble des membres de la mission, qui a permis que ce travail se déroule dans un bon climat.

Par ailleurs, je voudrais préciser que l'ensemble de mes collègues de la majorité n'est pas hostile au principe de la réduction du temps de travail. Mais, pour nous, la réduction du temps de travail est le fruit de la croissance et de la création de richesses. C'est en tout cas ce que nous enseigne l'histoire économique de notre pays. S'il y a débat, c'est sur la manière dont ces lois sont intervenues. C'est pourquoi nous nous interrogeons sur la méthode qui a été choisie par le gouvernement auquel vous avez appartenu, à savoir une réduction du temps de travail imposée par une loi contraignante, plutôt que par la négociation. Par ailleurs, nous ne pouvons que constater que, sur le plan européen, nous nous trouvons bien seuls sur cette voie.

Avant de vous laisser la parole, je vous poserai quelques questions liminaires.

Vous avez été porteuse d'un projet politique, avec un objectif de société bien défini. C'est bien notre état d'esprit : nous voulons confronter deux opinions différentes pour un objectif commun. Avez-vous, et comment, mesuré à l'époque, les conséquences possibles, sur le plan économique, d'une telle décision ? Avez-vous analysé les conséquences que la réduction de la durée du travail pourrait avoir sur la compétitivité de nos entreprises ?

En 1991, lors d'une conférence sur l'emploi organisée par la CFDT, vous avez déclaré : « Je ne crois pas à une réduction nationale de la durée du travail pour créer des emplois ». Or, cinq ou six ans après, vous avez changé de position. Pouvez-vous nous en donner les raisons ?

Enfin, nous avons le sentiment que la mise en œuvre des 35 heures a créé de multiples inégalités entre les entreprises et entre les salariés, notamment les moins qualifiés. Ainsi, les 35 heures ont abouti à la création de plusieurs SMIC. Lors de la discussion de la seconde loi, vous avez indiqué que cette situation allait se résoudre par elle-même. Pouvez-vous nous dire comment vous envisagiez cette solution ?

Mme Martine AUBRY : M. le Président, je voudrais tout d'abord vous remercier de votre invitation. J'ai été, en effet, très heureuse de recevoir cette invitation qui, selon moi, commençait à tarder ! Comme beaucoup d'autres, j'ai été ravie de la création de cette mission, car dans une démocratie, lorsqu'une grande réforme politique a été votée, il est bon que nos concitoyens puissent, dans la clarté et la transparence, en mesurer les conséquences. Par ailleurs, en établissant le bilan de ces lois, cela nous permettra de prendre des initiatives, soit pour proroger ces textes, s'ils sont jugés positivement, soit, au contraire, pour en modifier certains aspects reconnus négatifs.

Je suis très heureuse de vous entendre dire que votre objectif est d'être le plus transparent possible. Pour moi, faire de la politique, c'est avant tout être attaché aux faits et je distingue politique réelle et politique politicienne. Or, il me semble que nous sommes bien là devant une grande réforme politique, et je dois dire qu'après l'agitation qu'il y a eu à l'automne avec la parution de chiffres farfelus, je suis ravie de constater le sérieux du travail de cette mission - au vu du nombre d'experts et d'acteurs que vous recevez. Je ne peux m'empêcher de penser que la réalité des faits s'imposera in fine, pour juger à la fois des avantages et des difficultés de la réduction du temps de travail.

Je reviendrai tout d'abord sur le contexte de la loi.

On ne peut pas parler des 35 heures sans rappeler la situation dans laquelle nous nous trouvions en 1997, lorsque Lionel Jospin a été nommé Premier ministre. 3 250 000 chômeurs, un jeune actif sur quatre sans emploi, un million de Rmistes, dont plus de 15 % en bénéficiaient depuis la création de cette allocation, un moral des ménages et des entreprises au plus bas. La croissance française à la traîne de l'Europe, des salaires gelés et une crise de confiance : la natalité était en baisse, des quartiers laissés en déshérence, la Sécurité sociale en difficulté.

Nous avions donc la conviction que l'emploi était au cœur de la solution de beaucoup de problèmes. Nous avions tous collectivement échoué dans la lutte contre le chômage et j'étais bien placée pour le savoir, puisque j'avais également été ministre du travail entre 1991 et 1993. Quand j'ai eu Lionel Jospin au téléphone, le soir des élections de 1997, je lui ai dit que, cette fois-ci, si nous ne réussissions pas à faire baisser le chômage, les Français se détacheraient peut-être de tous les partis démocratiques. Nous avons donc décidé d'explorer toutes les pistes possibles pour réduire le chômage.

La réduction du temps de travail était l'une d'elles, mais ce n'était pas la seule, loin de là. Dès les premières réunions avec le Premier ministre, nous avons eu le souci de lancer la négociation sur les 35 heures, alors que la croissance était revenue. Car, pour que cette négociation réussisse, il fallait que chacun puisse mettre quelque chose sur la table, y compris des gains de pouvoir d'achat. En effet, lors de notre arrivée au pouvoir, les salaires stagnaient et il n'y avait pas de gains de pouvoir d'achat. Nous avons donc pensé qu'il convenait de commencer par mettre en place les emplois jeunes, qui ont immédiatement ramené de la confiance, et par augmenter les bas salaires, qui ont permis de relancer la consommation. C'est seulement quand la croissance a redémarré que la première loi sur les 35 heures a été adoptée.

J'ajoute que nous avons, bien évidemment, dans cette palette de pistes pour lutter contre le chômage, conforté le contrat initiative-emploi, créé par nos prédécesseurs, mis en place de multiples dispositifs dans le cadre de la loi contre les exclusions et développé les emplois d'insertion.

Lutter contre le chômage n'était donc pas un combat idéologique au sens dogmatique du terme, mais un vrai combat politique pour répondre aux attentes des Français. Et si nous avons ouvert toutes ces pistes, nous ne l'avons pas fait en vain, puisque les résultats ne se sont pas fait attendre : 2 millions d'emplois créés de 1997 à 2002 et 900 000 chômeurs en moins.

Fallait-il une loi pour faire les 35 heures ? Mon intime conviction est que, sans la loi, il n'y aurait pas eu les 35 heures.

En effet, parmi les grands pays européens, je vous rappelle que nous étions en queue de peloton en matière de réduction de la durée du travail, derrière, par exemple, la Belgique et l'Allemagne. Il est vrai que l'Europe du sud était encore plus mal placée en ce domaine.

Il n'y avait plus de négociation réelle en France sur la durée du travail et l'accord interprofessionnel de 1995 n'avait eu, comme tous les syndicats l'ont souligné, aucun effet. Notre durée du travail ne diminuait plus depuis 1983. Des horaires élevés subsistaient : en 1995, 12 % des salariés, avec une forte proportion chez les ouvriers, travaillaient plus de 43 heures par semaine.

La loi de Robien avait bien tenté de remédier à cet arrêt du processus de réduction de la durée du travail, avec un objectif peu éloigné du nôtre, si je reprends les débats parlementaires d'alors. Le rapporteur Yves Nicolin déclarait : « Ce serait une grave erreur de ne pas s'engager dans cette voie qui, au regard des politiques menées jusqu'à présent, paraît la plus prometteuse ».

Jean-Yves Chamard affirmait également : « Nous avons tous constaté que les recettes traditionnelles de la lutte contre le chômage avaient fait leur temps et montré leurs limites. Chacun convenait qu'il fallait prendre des mesures amples. L'aménagement réduction du temps de travail a été considéré comme l'une des grandes réformes qui s'imposaient... Nous nous en félicitons parce qu'une évolution s'est produite, qui est aujourd'hui irréversible ».

Mais la loi de Robien, malheureusement, en dehors du fait qu'elle coûtait très cher, s'appuyait sur le volontariat. Même si la loi était intéressante par l'expérimentation qu'elle a entraînée, les résultats ont été extrêmement décevants. En juillet 1997, seuls 100 000 salariés étaient concernés par 920 accords. Au total, la loi de Robien, qui a continué à s'appliquer après 1997, a donné lieu à 1 750 accords concernant 200 000 salariés. A ce rythme-là, il aurait fallu un siècle pour que tous les salariés soient aux 35 heures. Nous n'aurions donc pas été à la hauteur de l'enjeu.

Néanmoins, nous avons tout fait pour obtenir un accord interprofessionnel, par des rencontres multiples tout au long de l'été 1997. Je ne reviendrais pas sur les circonstances de la conférence du 10 octobre 1997 qui, par son côté théâtral, a focalisé et continue de focaliser l'attention.

En tout état de cause, convaincus qu'il ne pouvait y avoir d'accord interprofessionnel, nous avons donc proposé ces lois, qui nous apparaissaient constituer une piste intéressante en matière d'emploi.

Ces lois ont été préparées, notamment la première, après des centaines d'heures de discussion avec les organisations patronales et les syndicats. Elles sont le fruit - et c'est pour moi l'occasion de saluer ceux qui en ont été les acteurs majeurs et qui sont présents dans cette salle : Jean Le Garrec, Gaëtan Gorce, Philippe Vuilque et Maxime Gremetz - d'un travail parlementaire considérable. La seconde loi s'est fondée, d'abord, sur les accords qui avaient été signés. Jamais des lois n'avaient donné lieu à autant de concertation et ne s'étaient autant appuyées sur la négociation.

Pourquoi réduire la durée du travail ?

Parce que, comme Lionel Jospin l'avait rappelé à plusieurs reprises, le combat contre le chômage était pour nous l'objectif qui ordonnait tout le reste. Nous étions convaincus que la réduction du temps de travail, bien menée, c'est-à-dire négociée de manière décentralisée, afin de trouver les bons équilibres dans l'entreprise, crée des emplois, beaucoup d'emplois.

M. le Président, vous m'avez demandé s'il existait, en 1997, un certain nombre de simulations. La Banque de France, comme l'OFCE, avaient mesuré, selon diverses hypothèses, les créations d'emplois possibles, soit entre 450 000 et 700 000 emplois sur l'ensemble du dispositif.

Créer de l'emploi était donc notre premier objectif, mais nous voulions aussi que les entreprises saisissent cette occasion pour repenser l'organisation du travail, trouver un meilleur équilibre dans l'utilisation des équipements - souvent coûteux et qu'il convient d'amortir -, permettre une meilleure ouverture des services au public, assurer une meilleure qualité de vie aux salariés et générer des gains de productivité. Enfin, nous rejoignions, avec les 35 heures, le mouvement séculaire de réduction de la durée du travail, qui était bloqué depuis un certain nombre d'années, ce qui répondait également aux aspirations des salariés, souhaitant vivre mieux et mieux concilier temps de travail et vie familiale.

Tels sont les objectifs qui ont été au fondement des deux lois.

Par ailleurs, il s'agit d'un processus législatif fondé sur la négociation.

A ce sujet, je reviens aux propos que j'ai tenus en 1991, lors d'une conférence sur l'emploi organisée par la CFDT. Cette phrase, M. le Président, a souvent été reprise, et j'aurais aimé qu'elle soit citée en entier.

Je m'étais rendue à cette conférence avec la volonté de dire ce que j'avais envie de dire, et notamment d'insister sur deux points. Premièrement, que je croyais que la réduction du temps de travail pouvait créer des emplois. Naturellement, j'ai été applaudie. Mais, j'ai ajouté qu'il ne pouvait être question d'une loi qui s'applique à tous. J'ai dit qu'il fallait de la souplesse, et privilégier la négociation. Tels ont été mes propos exacts, et ils ne m'ont alors plus valu d'ovations !

La loi du 13 juin 1998 définissait une démarche résolue et souple. Une loi résolue - car nous avions vu que la loi de Robien n'avançait plus -, qui fixait clairement le cap : la durée légale à 35 heures à l'échéance du 1er janvier 2000, avec des signaux clairs sur les heures supplémentaires et le temps partiel.

Une loi souple : la priorité était d'encourager la négociation collective. La loi donnait deux ans pour négocier, créait une incitation financière à des accords de réduction du temps de travail, reculait la baisse de la durée légale pour les petites entreprises et prévoyait un système en deux temps. La première loi d'orientation et d'incitation, favorable en termes d'aides aux entreprises qui rentraient dans le dispositif, renvoyait à une seconde, qui fixerait définitivement les règles du droit du travail et la nouvelle répartition entre la loi et les accords. Je rappelle que, à l'époque, la loi ne laissait aucune place à la négociation.

La négociation était donc le maître mot, car l'on ne pouvait pas régler un tel dossier, en traitant tous ses aspects au niveau national. La RTT doit faire l'objet d'une négociation le plus près possible du terrain, notamment par branches lorsque les entreprises sont homogènes - je pense en particulier aux petites entreprises artisanales. C'est la raison pour laquelle nous avons mis l'accent sur la négociation, ce qui a d'ailleurs immédiatement eu des résultats : 16 000 accords pour la première loi, plus d'une entreprise sur deux avait négocié, 2,2 millions de salariés couverts par un accord d'entreprise, 8 millions par 101 accords de branches. Les engagements de création ou de maintien des emplois par les entreprises atteignaient 125 000 emplois, dont 85 % d'embauches.

La seconde loi s'inspira comme prévu de ces accords pour définir les modalités du passage aux 35 heures et les nouvelles règles en matière de durée du travail. Elle définissait les règles de base de l'ordre public social, c'est-à-dire les durées légales et maximales - comme dans tous les pays -, les limites et les contreparties pour les salariés aux souplesses demandées par les entreprises. Elle ouvrait un champ nouveau à la négociation collective en s'appuyant sur les accords signés. Il en était ainsi pour le paiement, en argent ou en temps, de la surrémunération des heures supplémentaires, de la modulation des horaires de travail, du développement de formes nouvelles de travail à temps partiel, du compte épargne temps - innovation des partenaires sociaux eux-mêmes -, des modalités spécifiques pour les cadres, selon leur degré d'autonomie, de l'organisation des formations de développement des compétences, etc.

Pour faciliter la négociation, tout en garantissant des protections, la loi a mis en place des allégements de cotisations patronales, créé un dispositif de garantie pour les salariés payés au SMIC et prévu la nécessité d'un accord majoritaire pour éviter des dévoiements. Par ailleurs, elle donnait le temps nécessaire pour que le dialogue s'engage, soit six à neuf mois.

Vous le voyez, ces textes étaient pragmatiques : la négociation autant que possible, la loi chaque fois que nécessaire. Telle a été notre ligne de conduite.

La négociation ne s'est d'ailleurs pas arrêtée à la première loi. Elle s'est au contraire développée avec la seconde : au total, 100 000 accords d'entreprises et 212 accords de branches sur la réduction du temps de travail ont été conclus entre 1998 et 2002. Sous cette impulsion, la négociation d'entreprise a fait un bond considérable - c'est la raison pour laquelle je n'ai pas très bien compris votre remarque, M. le Président, sur la primauté donnée à la loi : de 8 000 accords par an environ, en 1995-1996, nous avons dépassé les 30 000 par an en moyenne entre 1998 et 2002 - 37 000 pour la seule année 2000 -, ce qui représente un quadruplement. On n'a jamais autant négocié dans notre pays qu'avec les 35 heures. Il ne faut pas l'oublier.

Aujourd'hui, 9,7 millions de salariés sont à 35 heures, soit 57 % des emplois du secteur concurrentiel et 5,4 millions sont encore à 39 heures. En incluant la fonction publique, la proportion de salariés travaillant en deçà de 35 heures est de 75 %.

Quel impact les 35 heures ont-elles eu sur l'emploi ?

J'ai toujours été très prudente quant aux prévisions de création d'emplois, car cela dépendait des conditions de la négociation. Allait-on trouver un bon équilibre dans l'entreprise entre les allègements, les moindres augmentations de salaires et les gains de productivité. Finalement, les chiffres, qui avaient été avancés par la DARES et l'INSEE, se sont révélés exacts : aujourd'hui, environ 400 000 emplois ont été créés par l'application de la loi sur la réduction du temps de travail, dans le seul secteur concurrentiel.

Sans viser à l'exhaustivité, je me contenterais des enquêtes publiées et sérieuses.

Premièrement, le comptage des engagements pris dans les accords. Pourquoi, en effet, ne pas faire confiance aux chefs d'entreprise et aux syndicats qui ont signé un accord prévoyant un tel engagement ? 310 000 entreprises passant à 35 heures ont été recensées par la DARES et les URSSAF, regroupant 9,7 millions de salariés : elles ont prévu de créer ou de préserver 475 000 emplois.

Deuxièmement, les enquêtes auprès des employeurs, notamment l'enquête 1 000 de la DARES du 1er trimestre 2001. A la question, « quel a été l'impact des 35 heures sur les effectifs de l'entreprise ? », la moyenne des réponses est de 4,5 % de l'effectif. Si ce pourcentage était appliqué aux 10 millions de salariés travaillant aujourd'hui 35 heures, cela donnerait entre 400 000 et 500 000 emplois créés.

Troisièmement, les enquêtes auprès des salariés. Les deux tiers d'entre eux ont observé très concrètement dans leur unité de travail une hausse des effectifs ou une limitation de la baisse, selon l'accord conclu.

Quatrièmement, les études statistiques. La DARES et l'INSEE estiment, comme je le disais, le nombre d'emplois créés entre 385 000 et 400 000.

Pour ceux qui ne seraient pas convaincus par ces études, pourtant très sérieuses, je reprendrai quelques considérations macroéconomiques. La France a connu un véritable boom de l'emploi entre 1999 et 2000 - au moment où la RTT était en plein développement -, jamais connu dans notre histoire économique, même pendant les périodes de forte croissance. Ce boom ne peut pas s'expliquer autrement que par les 35 heures et les emplois jeunes, outre une bonne croissance elle-même alimentée par ces derniers.

Ainsi, les créations d'emplois entre 1997 et 2002 - 400 000 en moyenne par an - ont été neuf fois supérieures à celles des 25 années précédentes - en moyenne 48 000 par an -, et trois à quatre fois supérieures à celles des Trente Glorieuses - 120 000 par an entre 1955 et 1973.

La conjoncture internationale n'explique pas tout. En effet, les créations d'emplois ont été plus importantes, pendant cette période dans notre pays, que dans les autres pays européens, soumis à la même conjoncture. Selon EUROSTAT, le taux de création d'emplois, entre 1999 et 2001, a été de 50 % plus élevé en France que dans les autres pays européens - 2,5 % par an en France, contre 1,6 %. A titre de comparaison, la France en créait auparavant deux fois moins- 0,4 % en France entre 1995 et 1997, contre 0,8 % en moyenne dans les autres pays européens.

La création d'environ 400 000 emplois directs dans les entreprises passées aux 35 heures ne prend pas en compte les emplois indirects créés dans le secteur du sport, des loisirs et du tourisme, par exemple. Je ne peux citer aucun chiffre précis, mais certaines études les estiment à 40 000 ou 50 000. Je donne ces informations à titre indicatif, car je crois que ces études sont moins fiables que les précédentes. Le chiffre de 400 000 emplois créés ne mesure pas non plus l'effet sur la croissance de ces nouveaux travailleurs qui gagnent leur vie, consomment et ainsi renforcent la croissance.

Quel est le coût des 35 heures ?

Après la question de l'effet sur l'emploi, se pose celle de l'efficacité et donc du coût. Maîtriser le coût des 35 heures était majeur dans notre démarche. Nous ne sommes ni « dépensophiles », ni « dépensophobes ». Mais nous avons toujours pensé que la crédibilité de notre politique économique - et donc la pérennité des emplois futurs - dépendait effectivement de la réponse apportée à cette question.

Cet objectif s'est traduit par un principe très clair établi dès le départ : les sommes allouées aux aides à la réduction du temps de travail devaient être compensées par les retours attendus pour les finances sociales et publiques, baisse des dépenses d'indemnisation du chômage et hausse des recettes sociales et fiscales.

C'est ce que les économistes appellent l'activation des dépenses passives du chômage. Beaucoup en parlent, mais je pense que peu de politiques, autres que les 35 heures, peuvent en revendiquer l'esprit. Il s'agissait de payer pour l'emploi plutôt que pour le chômage. On est très loin de ce qui se passe aujourd'hui, avec des exonérations de charges sans aucune contrepartie qui coûtent cher aux contribuables. Pour notre part, nous savions que notre dispositif ne coûtait que lorsque le temps de travail était effectivement réduit. Si cela coûtait, cela rapportait aussi beaucoup. En revanche, si cela ne marchait pas, cela ne coûtait pas.

Aujourd'hui, on accorde des allègements de charge, en partant d'un principe, qui est peut-être plus dogmatique qu'on ne le croit, à savoir que, lorsqu'on donne de l'argent aux entreprises, elles vont embaucher. Je n'en suis pas si sûre, et je préfère les allègements de charges avec contrepartie, généralisés à l'ensemble des aides économiques apportées par l'Etat par un amendement déposé par M. Gremetz. On est donc loin de la logique actuelle, qui consiste à réduire les dépenses du chômage, non pas par l'accès à l'emploi, mais par la réduction et la suppression des allocations !

Pour en revenir aux 35 heures, le montant forfaitaire de l'aide pérenne était de 610 euros par salarié. Il avait été calculé pour être compensé par les retours financiers attendus. A titre de comparaison, les aides de la loi de Robien étaient de 2 744 euros par salarié - soit environ deux SMIC. Cette loi, appliquée à l'ensemble de l'économie, aurait coûté chaque année entre 30 et 45 milliards d'euros.

Le coût des 35 heures en régime de croisière a été évalué ex ante à 6,1 milliards d'euros. Un amalgame a parfois été fait avec les allègements Balladur-Juppé, qui ont également coûté 6,1 milliards d'euros. Nous avons, par ailleurs, décidé en 2000 d'étendre le dispositif à tous les salaires jusqu'à 1,8 SMIC - soit à la quasi-totalité des non-cadres. Il s'agissait d'en corriger les effets néfastes, à savoir la mise en place d'une trappe à bas salaires freinant les augmentations salariales en dessous de 1,3 SMIC. Afin de limiter les effets d'aubaine et d'assurer les contreparties en termes d'emploi, cette nouvelle exonération a été accordée en priorité aux entreprises passant à 35 heures. Le montant de cette extension a été évalué à 3,8 milliards d'euros. Nous sommes donc très loin des chiffres qui ont pu être avancés par un ministre de l'actuel gouvernement.

Les allègements de charges complémentaires, que nous avons accordés aux entreprises, ont permis une baisse de 3 à 8 % du coût du travail, bien supérieure à l'objectif de financement des 35 heures. En toute rigueur, nous ne devrions donc pas les prendre en compte dans le coût des 35 heures, mais je l'accepte volontiers.

Le coût des 35 heures et des allègements de charges a été très proche de ce qui avait été prévu en 1998. C'est d'ailleurs une performance de faire une prévision aussi précise près de cinq ans à l'avance. Cette réussite s'explique, encore une fois, par le fait que cette politique ne coûte que si elle réussissait.

Ainsi, en 2002, le montant des allègements de charges s'est élevé à 15,4 milliards d'euros, dont 5,2 milliards pour les 35 heures, 2,6 milliards pour les nouveaux allègements bas salaires et 7,6 milliards pour les allègements Juppé et de Robien, qu'évidemment je n'inclus pas dans le coût des 35 heures.

En revanche, la montée en charge a été plus rapide que prévu, notamment en 2000 où plus de salariés que prévu ont été touchés - 7,5 millions au lieu de 5 millions. Avec environ 400 000 emplois créés pour 5,2 milliards d'euros, le coût par emploi est donc d'environ 13 000 euros. A titre de comparaison, le coût d'un emploi créé avec le CIE, créé par M. Juppé, était de l'ordre de 45 000 à 53 000 euros.

En outre, les retours financiers associés, estimés par la DARES et l'INSEE à 6,5 milliards d'euros pour la Sécurité sociale et l'UNEDIC, couvrent une grande partie du coût des 35 heures. Si je résume, la réduction de la durée du travail a donc coûté 5,2 milliards d'euros, auxquels il convient de rajouter 2,6 milliards au titre de l'extension des exonérations de charges, et a rapporté 6,5 milliards d'euros. Quand on en arrive là, on conviendra qu'il s'agit d'une dépense résiduelle extrêmement modeste.

Je terminerai sur cette question par quelques mots sur les modalités de financement. Dans le plan de financement construit en 1997-1998, nous avions souhaité pousser jusqu'au bout la logique du recyclage. Les partenaires sociaux n'ayant finalement pas accepté ce schéma, d'autres ressources ont dû être trouvées par des transferts de recettes fiscales de l'Etat, du Fonds de solidarité vieillesse et du régime général vers le FOREC.

Le choix de ces transferts a été fait avec le souci de contribuer à rationaliser le financement : au FSV et au FOREC, les taxes fiscales, à la Sécurité sociale, les cotisations et la CSG.

Quel a été l'impact des 35 heures sur la compétitivité de la France ?

Je veux le dire clairement. Si nous avions pensé que les 35 heures allaient porter atteinte à la compétitivité de la France, nous ne les aurions pas faites. C'est parce que nous étions persuadés que la confiance retrouvée et les emplois créés étaient porteurs de croissance supplémentaire, que la négociation de la durée du travail était porteuse d'amélioration de la productivité et que le climat dans les entreprises était largement tributaire des conditions de travail des salariés, que nous avons mené cette politique dans des conditions qui assuraient la pérennité des emplois créés.

Un principe a été clairement posé : la RTT doit se faire sans augmentation des coûts salariaux, ce qui ne veut pas dire sans augmentation des salaires. Ainsi, l'augmentation mécanique du coût horaire du travail, compte tenu du maintien des salaires, devait être financée en trois tiers : par les gains de productivité - 3 à 4 % -, les exonérations de charges et la modération salariale - 3 à 4 %.

Cet objectif a été tenu, avec des gains de productivité un peu supérieurs - 50 % du financement au lieu du tiers - et une modération salariale inférieure - 2 %. Je le répète : il ne s'agit pas d'une perte de salaires, mais d'une moindre augmentation de ceux-ci.

Les 35 heures n'ont donc pas eu d'impact négatif sur les coûts salariaux. Sans surcoûts salariaux, les entreprises ont même gagné en performance par les réorganisations qu'elles ont engagées. Si bien que la compétitivité de la France, loin de se dégrader, s'est améliorée. Selon l'INSEE, les 35 heures sont à l'origine de gains de productivité de 4 à 5 % pour les entreprises. La France s'est placée, en 2000 et 2001 au deuxième rang mondial pour la productivité horaire du travail, devant les Etats-Unis, l'Allemagne, le Japon, l'Italie et le Royaume-Uni, et à 20 % au-dessus de la moyenne européenne. Cela reste le cas aujourd'hui. La France s'est par ailleurs située au troisième rang des investissements étrangers en 2001 et au deuxième en 2002.

Je me souviens d'une réflexion du président de Toyota qui est venu s'installer à Valenciennes, et qui disait que les 35 heures n'étaient qu'une donnée parmi d'autres et qu'elles ne le gênaient pas.

Je vous citerai également le dernier palmarès d'Eurostat, qui classe les pays européens en fonction de leur richesse. La France est passée de 104 à 103 entre 1995 et 1996 et est remontée à 105 entre 1996 et 2002. Dans le même temps, l'Allemagne est passée de 107 à 100, l'Italie de 104 à 98, la Suède de 107 à 105. Partis à la troisième position des cinq grands pays européens en 1996, nous étions en première position en 2001 et en deuxième en 2002, derrière le Royaume-Uni. Je veux bien que l'on me parle de baisse de la compétitivité de la France, mais j'aimerais savoir où elle est !

La France continue à attirer par la qualité et la productivité de sa main-d'œuvre, la densité et l'efficacité de ses infrastructures, et la taille et le dynamisme à moyen terme de son marché. Les 35 heures, loin de nous affaiblir, ont renforcé ces atouts.

Nous sommes bien loin des contrevérités qui ont été racontées aux Français lors de la campagne présidentielle, sur un éventuel déclin de la France ! L'INSEE a d'ailleurs reconnu qu'elle avait fait des erreurs. Ce que je constate aujourd'hui, c'est que nous n'avons pas décliné pendant la période du gouvernement Jospin. Le recul avait eu lieu au cours des deux années qui ont précédé son arrivée au pouvoir. Entre 1997 et 2002, nous avons, au contraire, progressé.

Les salaires ont-ils été victimes des 35 heures ? J'ai beaucoup entendu cet argument.

Nous avions affiché le principe du passage aux 35 heures sans baisse de salaire, avec une contribution des salariés sous forme de modération salariale, c'est-à-dire d'une moindre augmentation de salaire. C'est la raison pour laquelle nous ne voulions pas lancer les 35 heures tant que la croissance n'était pas revenue, pour justement éviter de telles baisses de salaires.

La modération salariale devait se concrétiser, soit par un gel des salaires pendant quelques mois, soit par une moindre augmentation pendant quelques trimestres. Cet objectif avait été assorti d'une garantie au niveau du SMIC, car nous ne pouvions prendre aucun risque sur ce point. Or, le maintien des salaires a été respecté dans les accords pour la quasi-totalité des salariés. Même en prenant en compte les heures supplémentaires, seuls 6,8 % des salariés passés aux 35 heures ont connu une baisse de leur salaire, dans le cadre de la première loi, 8 % dans le cadre de la seconde. Il s'agit d'un net progrès par rapport à la loi de Robien où les baisses de salaires concernaient deux fois plus de salariés, soit 14,7 %.

La modération salariale a été moins forte que prévu - 1 % au lieu de 3 %. C'est ce que montre une étude de la DARES, comparant l'évolution des salaires dans les entreprises passées aux 35 heures avec celles qui sont restées à 39. La progression des salaires n'a été que de 1 % supérieure dans les secondes. En revanche, il y a eu un effet heures supplémentaires de 1 %.

Je redis ici que les 35 heures n'empêchaient pas les heures supplémentaires. Les salariés ont continué à en faire de manière importante, puisque celles-ci représentaient en moyenne 112 heures par an et par salarié en 2001. Les études montrent que l'effet de la RTT sur les heures supplémentaires est évalué à 15 heures par an et par salarié, soit un impact salarial de seulement 1 %.

Les années 1997-2002 ont été des années fastes en termes de pouvoir d'achat. L'INSEE confirme, dans son dernier Portrait social de la France, que la réduction du temps de travail ne s'est pas faite au détriment du pouvoir d'achat. Le niveau de vie moyen de la population a augmenté de 7,5 % entre 1997 et 2000, ce qui représente l'équivalent d'un treizième mois, notamment pour les bas salaires pour qui l'augmentation a été de 9,2 %.

Par ailleurs, que l'on ne nous dise pas que la réforme Fillon sur la hausse des SMIC a pour effet d'augmenter les salaires. Je vous rappelle que dans le système que nous avons mis en place, nous avions prévu que les différents SMIC puissent se retrouver. Nous avions prévu de le faire grâce à une évolution convergente de ceux-ci, alors que M. Fillon a arrêté l'augmentation du SMIC pour les salariés qui travaillent 35 heures et l'a poursuivie uniquement pour ceux qui sont restés à 39 heures. Il a donc utilisé a minima les possibilités données par la loi, ce qui veut dire que la hausse des salaires sera sans doute moins importante que sur la période 1997-2002, alors qu'il n'y aura pas de réduction du temps de travail.

J'en arrive au dernier point : quelles sont les autres conséquences pour les salariés ?

De nombreux sondages ont été réalisés sur les 35 heures. Et si l'on veut être sérieux, il convient d'interroger non pas l'ensemble des Français d'âge adulte, qu'ils travaillent ou pas, mais les 10 millions de salariés qui sont effectivement passés aux 35 heures. Sinon, on ne fait que mesurer une opinion, qui ne donne que peu d'éléments, sur l'amélioration des conditions de travail ou sur la création d'emplois. Je me suis donc intéressée aux sondages des salariés qui sont passés aux 35 heures et peuvent donc parler de leur expérience personnelle.

Ainsi, selon l'enquête menée par la DARES, 12,8 % seulement de ces salariés considèrent que la RTT a détérioré leurs conditions de vie. Cela s'est donc bien passé dans 87,2 % des cas. Seuls 7,8 % affirment que ce n'est pas de temps libre qu'ils avaient besoin. Nous sommes donc loin du discours que l'on nous tient, disant que les Français veulent non pas une réduction du temps de travail mais un salaire plus élevé. Je n'entrerai pas dans les détails de ces enquêtes et je ne relèverais pas que les plus mécontents sont ceux qui ont été concernés par la loi de Robien.

Cependant, ne croyez pas que je ne prends pas au sérieux ceux qui déclarent que cela a détérioré leurs conditions de vie. 12,5 %, cela compte. J'ai également entendu dire que la situation des ouvriers était dramatique alors que les cadres, en revanche, étaient très heureux d'être passés aux 35 heures. Or, toujours selon les études, le taux de satisfaction est de 85 % chez les ouvriers, de 90 % pour les professions intermédiaires et de 92 % pour les cadres. La différence est donc minime et ce n'est pas la situation en noir et blanc que l'on nous décrit. Cette différence n'est d'ailleurs pas étonnante. Les cadres travaillaient auparavant 55 ou 60 heures et pour la première fois de leur vie, ils prennent des vacances. Tant mieux pour eux.

Les études montrent que c'est avant tout le contenu de l'accord, le poids des organisations syndicales, le rapport de forces dans l'entreprise qui déterminent si les salariés sont très contents, contents ou mécontents de la réduction du temps de travail.

L'implication des salariés et de leurs représentants syndicaux a été un facteur de succès. Lorsqu'on a pris le temps de tout étudier, de tout préciser dans l'accord, y compris les délais de prévenance avant de prendre ses congés, le type de modulation, le nombre d'emplois créés et les mécanismes de contrôle par les organisations syndicales, les choses se sont bien passées.

Sachez que les nouveaux horaires ne posent pas de problème, que la modulation, même si elle est prévue dans 50 % des cas, n'est applicable qu'à 18 % des salariés. Non, ce ne sont donc pas les horaires qui posent problème, mais les conditions de travail.

Il est vrai que nous assistons à un mouvement de fond depuis des années. Si la pénibilité physique du travail recule, la pression et le stress au travail augmentent.

Je suis entrée au ministère du travail en 1975, et la première étude sur les conditions de travail avait porté sur les conditions physiques et la charge mentale. Depuis, la charge mentale et le stress au travail ont toujours augmenté, alors que, poussées par des réglementations sur la sécurité du travail et les risques, les conditions physiques se sont améliorées. Nous sommes devant un mouvement de fond et il est vrai que, dans certains cas, les entreprises ont utilisé la réduction du temps de travail pour « presser encore un peu plus le citron ». Même s'ils ne sont pas nombreux, ces cas doivent être étudiés avec attention.

18 % des salariés se sentent plus stressés depuis les 35 heures. J'aurais souhaité qu'on leur pose la question sur le niveau du stress avant l'application des 35 heures - puisqu'il ne fait qu'augmenter depuis 1975. Néanmoins, le stress supplémentaire lié à l'application de la RTT doit être pris en compte, et dans certains cas, il provient du fait que le chef d'entreprise fait faire à ses salariés, en 35 heures, le même travail qu'ils réalisaient en 39.

Dans d'autres cas, les conditions de travail se sont également dégradées pour certains salariés à qui l'on a demandé de devenir polyvalents. Certains d'entre eux trouvent que cette polyvalence est positive - leur travail est plus varié - alors que d'autres, parce qu'ils ont peur de ne pas y arriver, parce qu'ils manquent de formation, considèrent la polyvalence comme stressante.

Pour ma part, ce sont les salariés qui considèrent avoir subi une détérioration de leurs conditions de travail qui m'intéressent. C'est sans doute par la négociation, en rediscutant dans l'entreprise, qu'il convient de traiter leurs problèmes.

Mis à part ces difficultés, à la lecture de tous ces sondages, j'en conclus que : essayer la RTT, c'est l'adopter. Les salariés qui ne sont pas encore aux 35 heures s'inquiètent de jamais y passer - notamment parce que M. le rapporteur tient des propos incroyables - mais ceux qui y sont les ont adoptées.

D'autres études se sont intéressées à ce que font les salariés de leur nouveau temps libre. Ils le consacrent d'abord à la famille et aux loisirs. Sans oublier le bénévolat, cité par près de la moitié des salariés, notamment par les plus âgés - 54 % des 45 ans et plus. Enfin, cela a entraîné une réflexion sur les temps sociaux.

M. le Président, je conclurai sur les vrais et les faux problèmes de la mise en place des 35 heures.

Je vous renvoie à mon premier discours à l'Assemblée nationale du 27 janvier 1998 : une telle réforme n'est pas facile. S'il était facile de réduire le chômage, nous l'aurions fait, les uns et les autres, avant 1997.

Cette réforme était en effet complexe, car elle touchait à ce que chacun a de plus précieux, à savoir le temps, parce qu'elle bouleversait l'organisation du travail dans l'entreprise, nécessitait de trouver de nouveaux équilibres, de permettre une solidarité entre salariés et chômeurs et parce qu'elle devait créer une nouvelle relation entre la loi qui protège et la négociation qui innove.

Les 35 heures ont rempli correctement les objectifs qui leur étaient assignés. Je ne reviendrai pas sur l'emploi, la compétitivité des entreprises, les salaires. Je crois avoir démontré que les salariés n'ont pas fait les frais des 35 heures. En revanche, il existe certaines difficultés, notamment la détérioration des conditions de travail d'un nombre limité de salariés, une moindre augmentation du pouvoir d'achat, même s'il a crû beaucoup plus qu'avant et qu'aujourd'hui.

S'agissant des entreprises, contrairement à ce qui a été dit, il n'y a pas eu de problème d'heures supplémentaires, la deuxième loi s'étant appuyée sur le résultat des négociations. D'ailleurs, j'observe que la loi Fillon n'a donné lieu à quasiment aucune renégociation.

Enfin, je dirai un mot sur la revalorisation du travail, car c'est ce que j'accepte le moins parmi les diverses critiques. Je crois qu'il ne faut pas se moquer du monde.

La valeur travail est pour moi essentielle - de part ma culture, ma formation, mon expérience. Le travail, ce n'est pas uniquement gagner sa vie. C'est être utile socialement, trouver sa place dans la société, sortir de l'assistance, être capable de prendre sa vie en main. Le travail permet l'émancipation de chaque femme et de chaque homme. Je ne serais pas de gauche si je ne croyais pas à cette émancipation par le travail.

Ne croyez-vous pas que revaloriser le travail consiste d'abord à trouver un emploi à tous ceux qui n'en ont pas ? Et la création de 2 millions d'emplois, ne constitue-t-elle pas la plus belle revalorisation du travail ? Je ne veux pas revenir sur les 230 000 chômeurs supplémentaires de ces deux dernières années !

Revaloriser le travail, c'est aussi améliorer les conditions de travail et les conditions de vie. Je l'ai dit tout à l'heure, il existe quelques difficultés, mais globalement, les salariés estiment qu'il y a eu une amélioration de leurs conditions de vie, par une meilleure conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, et de travail.

Je pense que nous devrions continuer en ce sens. Agir pour revaloriser le travail, c'est augmenter les bas salaires afin d'éviter l'humiliation de ceux qui ne vivent pas de leur travail. C'est lutter contre la précarité, diminuer les conditions de travail négatives - mentales ou physiques. Ce n'est pas en réduisant les droits des salariés aux indemnités que l'on progressera vers la revalorisation du travail.

Revaloriser le travail, c'est également ne plus accepter que les travailleurs soient de simples variables d'ajustement. Il est vrai que quand des salariés voient le nombre de chômeurs augmenter et certains chefs d'entreprise, certes minoritaires, mettrent la clé sous la porte ou partir avec des indemnités énormes, cela dévalorise le travail. Je crois que notre réaction à tous devrait être la critique forte de tels comportements.

Ce qui se passe actuellement dans les entreprises est terrible. La rentabilité à court terme remplace tout le reste. Les compétences des jeunes cadres ne sont plus exploitées. Ce qui compte, c'est gagner en productivité et avoir une rentabilité financière à court terme plus forte pour les actionnaires, etc. Voilà, la véritable dévalorisation du travail. Car, ces attitudes découragent tout le monde, notamment les jeunes qui veulent être utiles dans leur travail, qu'ils soient qualifiés ou non.

Pour revaloriser le travail, il faut retrouver la vraie mission de l'entreprise, créer des richesses pour les redistribuer correctement, et non pas penser uniquement aux actionnaires. Revaloriser le travail, c'est retrouver les valeurs qui sont au fondement des 35 heures : la justice, la solidarité et, peut-être parfois même, la morale. Or, j'ai la conviction que les 35 heures ont répondu à ces enjeux importants, que ce soit la lutte contre le chômage ou l'amélioration des conditions de vie.

Je suis parfaitement consciente qu'une réforme de cette ampleur ne peut pas être parfaite dès le départ. C'est la raison pour laquelle, nous devons continuer, en trouvant les adaptations nécessaires, comme nous l'avions fait au niveau du secteur professionnel, et en renégociant les accords qui ont été mal négociés.

En mettant en place cette réduction du temps de travail, nous avons fait de la politique au sens noble du terme, en essayant de réformer la société pour que les Français vivent mieux. Sans énergie et sans volontarisme, nous ne pouvons pas régler les problèmes de notre société. Le chômage est le problème qui la mine le plus, et tout ce qui dévalorise le travail entraîne les effets que nous connaissons en termes de comportement de nos concitoyens. Aussi, je reste très fière d'être l'auteur de ces lois.

M. le Président : Je vous remercie.

Je suis troublé par le fait que, au cours de nos auditions, nous n'avons pas eu, aux mêmes questions, les mêmes réponses que vous venez de nous donner. Par exemple, s'il n'y a pas eu de renégociation, vous dites que c'est parce que tout va bien. Les chefs d'entreprise, eux, nous disent que c'est parce que ce serait trop difficile de s'engager dans cette voie.

Enfin, Mme la ministre, sachez que l'on peut être de droite et défendre aussi la valeur travail et être favorable à l'émancipation par le travail ! Je dirai même que la revalorisation du travail, la récompense de l'effort et du mérite ont été les points forts de notre campagne électorale. Je ne souhaite pas m'engager dans un débat idéologique, mais le groupe socialiste n'a pas le monopole de l'émancipation par le travail. Il s'agit d'une valeur que nous souhaitons partager.

M. le Rapporteur : Mme Aubry, vous vous êtes livrée à une véritable défense et illustration des 35 heures. Nous voulions auditionner une personne qui défende de manière aussi résolue les 35 heures, nous l'avons trouvée en votre personne !

Au fil des travaux de la mission, et vos propos de ce point de vue ne sont pas en contradiction, un certain nombre de thèmes sont apparus au sujet de l'application des lois qui portent votre nom.

Un problème de méthode, d'abord. Vous nous avez donné votre opinion, M. Chérèque, actuel secrétaire général de la CFDT, a dénoncé lui-même, devant notre mission, le caractère trop « contraignant » de l'application de la loi Aubry II.

Un deuxième aspect concerne le nombre des créations d'emplois entraînées par l'application des 35 heures. Cette question est d'autant plus importante que les créations d'emplois devaient permettre le bouclage financier du dispositif. Je souhaiterais citer ce que vous affirmiez, lors de la discussion de la première loi : « Au bout de cinq ans, la réduction de la durée du travail ne coûtera rien à l'Etat ».

Pourtant, le problème du coût existe bel et bien. La seule évaluation confirmée par tous nos interlocuteurs est le coût des 35 heures dans le seul secteur privé : en 2002, 7,8 milliards d'euros. J'ai cru comprendre à travers vos propos que vous étiez prête à accepter ce chiffre, ce qui est normal puisqu'il résulte des propres décisions de votre gouvernement concernant l'élargissement des allègements.

De nombreuses interrogations demeurent, ou sont apparues au cours de cette mission. Au-delà de la complexité, illustrée à l'extrême, par la multiplicité des SMIC, je veux parler de l'évolution du pouvoir d'achat des salariés, de l'évolution des conditions de travail, du niveau de la croissance, à moyen et long terme, de l'application de ces dispositifs dans le secteur public, notamment à l'hôpital, enfin du changement majeur engendré par ce que d'aucuns ont appelé la « RTTisation » d'une partie de notre société, avec les inégalités qu'elle a créées.

Mes collègues auront certainement l'occasion de vous poser des questions sur l'ensemble de ces thèmes. Je souhaiterais pour ma part revenir sur la constatation de la mission quant à l'unicité de l'évaluation ex post des créations d'emplois, réalisée par la DARES et portant sur la période 1998-2002 : autour de 350 000. Ma question est triple.

Premièrement, trouvez-vous normal que cette évaluation soit unique ou quasi unique ? M. Charpin nous a confirmé que, pour l'instant, les travaux de l'INSEE ne s'appuient que sur ceux de la DARES.

Deuxièmement, pensez-vous que cette évaluation soit incontestable, compte tenu du fait que le ministère chargé de la mise en place des 35 heures est aussi celui chargé d'en évaluer les effets ? Pensez-vous qu'elle soit fiable, compte tenu surtout des biais statistiques et économiques relevés par plusieurs interlocuteurs de la mission, à commencer par la directrice de la DARES elle-même ou par le directeur général de l'INSEE. Lors de la mise en œuvre de la loi sur le RMI un dispositif spécifique d'évaluation avait été mis en place. Pourquoi n'avoir pas fait de même pour les 35 heures ?

Troisièmement, seriez-vous favorable au libre accès des données sociales, afin de permettre à des organismes privés de mener leurs propres travaux, permettant ainsi de disposer d'une évaluation aussi ouverte et objective que possible, des conséquences en termes d'emplois de la politique que vous avez initiée ?

Mme Martine AUBRY : M. le rapporteur, vos questions comportent des biais. J'ai ici le texte de l'intervention de M. Chérèque devant la mission. M. Chérèque a dit que la seconde loi était, non pas « contraignante », comme vous venez de le dire, mais « systématique ». Ce n'est pas du tout la même chose. La CFDT pensait qu'il n'était pas possible de l'appliquer aux petites entreprises.

M. le Rapporteur : Je ne peux pas vous laisser dire cela ! M. Chérèque a tenu des propos très critiques à l'égard de la seconde loi.

Mme Martine AUBRY : De la même manière, M. le rapporteur, je suis très étonnée par ce que vous dites sur la DARES. Pour ma part, j'ai essayé de citer beaucoup d'autres sources que celles de la DARES. Elles ne vont pas dans le sens que vous souhaitez, alors je comprends qu'elles vous gênent !

Comment peut-on imaginer, dans une démocratie, qu'un organisme de recherche n'apporte pas des résultats fiables ? Ne portons pas atteinte à des fonctionnaires qui font leur travail - d'autant que ces études sont sorties alors que nous n'étions plus au pouvoir ! Personnellement, je n'ai aucun doute sur le sérieux des fonctionnaires de la DARES !

Par ailleurs, comment expliquez-vous que la France ait créé deux fois plus d'emplois que les autres pays pendant cette même période, si ce n'est grâce à l'effet des 35 heures et des emplois jeunes ? Si vous avez une autre explication, je vous en prie, appliquez la maintenant !

Quant au coût pour la France, j'avais effectivement dit - et tous les chiffres le démontrent - qu'à la fin du processus, les 35 heures ne coûteraient rien à l'Etat. Il est vrai que je ne pouvais pas savoir que vous alliez le repousser ! J'ai eu tort, j'aurais dû prévoir les changements électoraux ! Je répète que les retours financiers dépassent ce que l'Etat a payé, strictement, pour les 35 heures. Je l'ai dit, le mécanisme était ainsi conçu et il n'est pas étonnant qu'il en soit ainsi.

M. le Président : Je crois qu'il est nécessaire de distinguer, en ce qui concerne les créations d'emplois, entre celles résultant des 35 heures et celles découlant de la croissance. Rexecode, que vous n'avez pas cité, n'a pas décelé, à ce propos, une influence majeure des 35 heures sur les créations d'emplois dans notre pays, comparée à celle constatées chez nos principaux partenaires.

Mme Martine AUBRY : Je vous ai dit que je ne citais que les études sérieuses, M. le Président, c'est-à-dire celles fondées sur des modèles. Je n'ai pas cité Rexecode, comme je n'ai pas cité certaines études d'organisations syndicales qui sont pourtant beaucoup plus favorables aux 35 heures.

Mme Chantal BRUNEL : Mme la ministre, votre exposé a été particulièrement brillant et complet. Je souhaiterais vous poser trois questions, sans esprit polémique.

Il est vrai que les études citent 350 000 à 400 000 emplois créés par les 35 heures. Chacun reconnaît, néanmoins, que la RTT a renchéri le coût de l'heure travaillée, a détérioré la compétitivité de nos produits, même si des gains de productivité ont pu être réalisés.

Mais, et c'est essentiel, ces gains de productivité ont été réalisés dans des entreprises qui ont pu mettre en place la modulation, ont pu allonger la durée d'utilisation de leurs équipements. Toutes les entreprises n'ont pas pu agir ainsi et réaliser de tels gains. Par ailleurs, il est clair que notre pays a perdu des parts de marché.

Reconnaissez-vous, Mme la ministre, que des emplois ont été détruits du fait des 35 heures, dans des secteurs particulièrement exposés à la compétition internationale ?

Par ailleurs, il serait intéressant d'apprécier le nombre d'emplois qui n'a pas été créé à cause des 35 heures. Il est évident, et je ne partage pas votre point de vue sur ce point, que la France a perdu de son attractivité. A l'étranger, la France renvoie l'image d'un pays paresseux.

Vous avez cité les chiffres d'investissements étrangers. Hormis l'investissement immobilier et les rachats d'entreprises, je ne suis pas certaine que notre pays soit aussi attractif qu'on veut bien le dire.

D'ailleurs, si la réduction du temps de travail était réellement une bonne mesure, pourquoi n'a-t-elle pas été mise en place dans les pays comparables à la France ?

De nombreuses voix, notamment M. Blondel, s'élèvent pour s'inquiéter de la désindustrialisation de la France. Le phénomène n'est certes pas nouveau, mais il s'est accéléré depuis la mise en place des 35 heures et le renchérissement du coût du travail. Chaque semaine, des entreprises sont délocalisées et à chaque fois, ce sont des services annexes - tels que l'entretien, la maintenance, la restauration, l'informatique, les assurances -, qui disparaissent également.

Par ailleurs, des études démontrent que si l'argent que l'on a dépensé pour alléger le coût des 35 heures avait été dépensé pour alléger les charges sans aucune condition relative à la durée du travail, les créations d'emplois auraient été bien supérieures, d'environ 75 %.

Ne regrettez-vous donc pas d'avoir pénalisé l'emploi avec les 35 heures ?

Mme Martine AUBRY : Je ne sais pas comment réagir face à vos questions. Avec le gouvernement Jospin, nous avons créé 2 millions d'emplois et 900 000 chômeurs ont retrouvé du travail. Vous soutenez un gouvernement qui, depuis un an et demi, a laissé le chômage se développer - + 230 000 chômeurs - et vous venez m'expliquer que j'ai détérioré le chômage et la situation de l'emploi !

Selon l'INSEE, l'OCDE, l'OFCE, nous avons créé 2 millions d'emplois...

M. le Président : N'oubliez pas les effets de la croissance.

Mme Martine AUBRY : Mais, il faut la « booster » la croissance ! Pourquoi avez-vous ramené la France en queue du peloton européen, comme au temps de MM. Balladur et Juppé, alors que nous avons toujours - sauf une année - été en tête ? C'est parce que vous ne soutenez pas la consommation, pace que la confiance n'est pas là, parce que l'emploi régresse et que les Français ont peur. La croissance, elle ne vient pas comme cela !

Je répète que, pour la première fois cette année depuis 25 ans, le nombre d'emplois en France a baissé. Nous, nous en avons créé 2 millions. Je constate simplement que le nombre d'emplois a baissé, alors que le mouvement des 35 heures est arrêté !

Mme Brunel, vous dites que le nombre d'emplois créés aurait été supérieur, si nous avions allégé les charges sans mettre en place la réduction du temps de travail. Mais c'est exactement la situation actuelle avec la loi Fillon, qui a arrêté la contrepartie des 35 heures en termes d'exonération de charges. Où sont les créations d'empois ? Quel est le résultat sur le chômage ?

En ce qui concerne les coûts salariaux, je souhaiterais vous répondre de manière très précise et reprendre les chiffres, non pas de l'INSEE ou de la DARES, mais de l'OCDE. J'espère, M. le rapporteur que vous faites confiance à l'OCDE ?

M. le Rapporteur : Plus qu'à vous...

Mme Martine AUBRY : Plus qu'à moi ! Je souhaite que cela soit marqué au procès-verbal, pour que l'on sache que la courtoisie n'est pas toujours de mise. Pour ma part, je resterai courtoise jusqu'au bout, M. le rapporteur.

Les coûts salariaux unitaires, masse salariale sur valeur ajoutée, ont baissé de 10 % entre 1996 et 2002 en France. Il s'agit de la plus forte baisse des pays de l'OCDE : aux Etats-Unis, ils ont baissé de 2 %, alors qu'ils ont augmenté de 5 % en Allemagne et de 15 % au Royaume-Uni.

Toujours selon l'OCDE, le coût relatif de la main-d'œuvre, en dollars, a baissé de 17 % par rapport aux 17 plus importants partenaires de la France, contre 12 % dans l'Union européenne, alors qu'il augmentait de 18 % aux Etats-Unis. Pourquoi les coûts salariaux unitaires ont-ils baissé et pas les salaires ? Parce que nous avons accordé des exonérations de charges et parce que nous avons réalisé des gains de productivité. Enfin, les études de l'OCDE indiquent également que la France se place au deuxième rang mondial pour la productivité horaire du travail.

Je vis dans une région au cœur de l'Europe, où les étrangers investissent. Ils viennent s'installer réellement et non pas racheter des entreprises ou installer des têtes de pont. Toyota n'en est que le symbole, car d'autres investisseurs étrangers sont présents, ce qui prouve que la France continue à être extrêmement attractive.

M. le Président : L'évolution de la productivité horaire ne résulte-t-elle pas d'un simple effet mécanique ? A partir du moment où l'on réduit le nombre d'heures travaillées et que l'on garde une masse de travail identique, la productivité horaire augmente forcément.

Mme Martine AUBRY : Non. Le nombre d'heures de travail ne diminue pas ! S'il a diminué par salarié, il a augmenté globalement. Nous avons, entre 1997 et 2002, augmenté le nombre d'heures de travail réalisées, et la valeur ajoutée s'est accrue davantage ; cela signifie que la productivité du travail a augmenté. C'était loin d'être automatique.

M. Maxime GREMETZ : J'ai ici les chiffres concernant la richesse produite par personne employée en 2002. Les Etats-Unis sont à 71,6, l'Italie à 60,9 et la France à 60,2, c'est-à-dire en troisième position. Notre attractivité et notre productivité n'ont donc pas trop baissé.

M. Jean LE GARREC : M. le Président, je pensais que, au cours de nos débats, nous avions réussi, tant bien que mal, à avoir une approche à peu près solide, à la fois sur le nombre d'emplois créés et sur le coût des 35 heures, et que les études étaient suffisamment claires pour qu'elles ne soient pas discutables. Bien entendu, je ne prenais pas en compte les études de Rexecode dont le directeur général de l'INSEE nous a dit, ici même, qu'elles étaient pour le moins « rustiques ». Je m'aperçois que tout est à refaire ! Cela me fait regretter la disparition du FOREC, qui constituait un élément de mesure des coûts réels puisqu'inscrits au budget, même si je reconnais que son alimentation était pour le moins complexe.

M. Guillaume Sarkozy vient de nous répéter ce que plusieurs interlocuteurs nous avaient déjà dit : il n'est pas question de revenir sur les 35 heures. Voilà la véritable question, le reste n'ayant pas beaucoup d'intérêt. Ma question est donc la suivante : comment revenir véritablement à la négociation avec les organisations syndicales et le patronat, alors que le signal donné aujourd'hui par le gouvernement a tué la négociation ? Comment corriger les difficultés rencontrées par 18 % de salariés, par les petites entreprises, le problème du stress. C'est cela qui nous intéresse !

Puisque nous ne pouvons pas revenir en arrière, allons en avant en posant la question de l'élargissement de la RTT. Sinon, nous allons créer des inégalités conduisant à créer des difficultés de recrutement dans les PME de certaines branches - bâtiment, travaux publics, etc.

Tel est le véritable problème. Car s'agissant des évaluations, les chiffres sont tels que, sauf à être de mauvaise foi, ils ne sont pas contestables.

M. le Président : M. Le Garrec, la majorité de cette mission n'a jamais dit qu'elle souhaitait abroger les lois Aubry et revenir en arrière. Ne polémiquons pas sur une ambition qui n'est pas la nôtre. En revanche, nous avons rassemblé un certain nombre d'informations, qui nous conduisent à souhaiter certaines modifications et certains assouplissements.

Mme Martine AUBRY : Certains disent qu'il est impossible de renégocier. Il est vrai que la RTT a été difficile à mettre en place. Il faut réfléchir à la façon d'utiliser les machines, à l'ouverture des services au public et il faut négocier avec les salariés les modalités pratiques de réduction du temps de travail, certains préférant venir cinq jours et faire moins d'heures quotidiennes, d'autres, qui habitent loin, préférant ne venir que quatre jours, etc.

Aujourd'hui, si la vraie question - et donc la demande des salariés - était réellement le nombre insuffisant d'heures supplémentaires, il n'y aurait aucune difficulté pour renégocier, puisque la loi Fillon a permis des contingents supplémentaires !

En fait, Jean Le Garrec parle d'une autre négociation. En effet, certains accords n'ont pas été assez loin, sont insuffisamment précis ou donnent lieu à des effets secondaires négatifs. Au lieu d'intervenir de manière autoritaire par la loi, M. Fillon aurait dû renvoyer à la négociation la possibilité de discuter des effets pervers de certains accords.

La loi prévoyait déjà des assouplissements, que j'avais moi-même utilisés, tels que le contingent d'heures supplémentaires sans autorisation de l'inspection du travail. Nous l'avions fixé pour la CAPEB à 145, pour la boulangerie à 329, pour la boucherie à environ 300, pour la charcuterie à 220, etc. Mais je suis convaincue que nous n'arriverons pas à réduire les heures supplémentaires dans les cafés, hôtels restaurants, s'il n'y a pas une baisse de la TVA. Nous n'avons pas réussi, j'espère sincèrement que vous y arriverez. Car dans ce secteur, où l'on a besoin de salariés, tant que les salaires et les conditions de travail seront ce qu'ils sont, il n'y aura pas d'embauches supplémentaires. Il aurait fallu signer un accord, comme je l'avais fait avec le président Daguin, pour obtenir une baisse de la TVA avec, en contrepartie, une réduction du temps de travail et une augmentation des salaires.

Il convient donc de faire des efforts d'adaptation dans les entreprises où la loi a eu des effets pervers, et le faire par la renégociation.

Mme Brunel, je reviens à vos propos pour vous dire que je suis d'accord avec vous sur un point : s'il y a eu des gains de productivité, moyens ou importants, pour certaines petites entreprises, ces gains sont très difficiles à réaliser, notamment lorsqu'il n'y a qu'un ou deux salariés. C'est la raison pour laquelle nous avions envisagé des aides supplémentaires. Nous savions que le financement par les gains de productivité, pour ces petites entreprises, allait poser problème.

Mme Marie-Anne MONTCHAMP : Mme la ministre, j'ai bien entendu ce que vous avez dit, à la fin de votre exposé, sur la valeur travail. Je me suis alors interrogée sur le sens de ce que vous avez mis en œuvre par ces lois. En fait, n'avez-vous pas voulu mettre en œuvre la théorie du partage du travail ?

Je me suis également interrogée sur le lien que l'on pouvait établir, dans une situation économique donnée, entre les apports du partage du travail et les conditions de la compétitivité économique dans chaque secteur. Dans certains secteurs, des gains de productivité ont été réalisés. Mais, l'expérience qui est la mienne, concernant la négociation d'accords sur la réduction du temps de travail, m'a amenée à considérer que, dans bien des cas, il s'est surtout agi de réduire de manière arithmétique le temps de travail et assez peu de revisiter l'organisation du travail pour la modifier en profondeur.

Par ailleurs, on observe aujourd'hui une reprise de la création d'entreprise. De nombreux Français choisissent de retrouver du travail par la création de leur propre activité, plutôt que de retourner vers l'entreprise. Dans ce cadre-là, la réduction du temps de travail n'a pas sa place, puisque, étant son propre patron, le jeune chef d'entreprise travaille autant qu'il le souhaite. Que vous suggère ce phénomène de fond, qui permet de retrouver le chemin de l'emploi, mais sur des voies originales ?

Mme Martine AUBRY : Mme la députée, je l'ai dit tout à l'heure. Il est vrai que, dans l'esprit des lois sur la RTT, il existait une volonté de solidarité entre les chômeurs et les salariés. Cependant, elle n'aurait pas eu de sens si, par ailleurs, on n'en avait pas profité pour réorganiser le travail et repenser l'entreprise. De nombreux chefs d'entreprise ont d'ailleurs reconnu avoir réalisé des gains de productivité, mieux utilisé leurs équipements et ouvert plus largement les services au public. Le partage du travail a donc été l'un de nos objectifs, mais pas le seul.

En effet, même si cela n'a pas été le cas pour toutes les entreprises, pour atteindre un chiffre global de 4,5 ou 5 % d'augmentation des gains de productivité, il faut quand même que beaucoup d'entreprises aient pu parvenir à revoir leur organisation et dans une proportion importante. C'était nécessaire ! La France était en retard : nos organisations, beaucoup trop tayloriennes, n'appelaient pas assez à l'intelligence, à l'innovation des salariés. Repenser l'organisation du travail était donc un autre objectif de la RTT. Cela n'a pas été suffisamment entrepris, je suis d'accord avec vous. D'ailleurs, les salariés eux-mêmes regrettent que toutes les entreprises n'aient pas utilisé cette négociation, certes difficile, complexe et longue, pour repenser l'organisation interne, casser les tâches tayloriennes, donner plus d'autonomie aux salariés et s'appuyer sur leurs capacités d'imagination et d'innovation.

Cette loi doit vivre, être en mouvement perpétuel et l'on ne doit pas hésiter à y retravailler, entreprise par entreprise, lorsque cela est nécessaire ; nous n'avons pas encore tout tiré de cette négociation. Ce qui est clair, c'est que les entreprises ne l'auraient pas menée, s'il n'y avait pas eu le passage aux 35 heures.

S'agissant des créations d'entreprise, j'y suis naturellement tout à fait favorable. Je suis persuadée que les jeunes qui choisissent cette solution poursuivent un double but. D'une part, ils ne veulent plus accepter cette taylorisation des tâches, y compris lorsqu'on est cadre, plus être un pion qui ne travaille que pour un revenu financier à court terme. C'est ce qui ressort de mes entretiens avec les dirigeants des grandes écoles, notamment commerciales : trois ans après leur sortie d'HEC, 50 % des jeunes travaillent en entreprise et les autres font de l'humanitaire, le tour du monde ou créent leur entreprise. Ils veulent valoriser leurs compétences, leur énergie et ne pas être cantonnés à une simple rentabilité financière à court terme. D'autre part, les jeunes créateurs d'entreprise veulent être leur propre patron et s'organiser comme ils l'entendent. Je considère naturellement que c'est une bonne chose. Il faut relier cela à la dévalorisation du travail due à une vision trop limitée au court terme.

M. Gaëtan GORCE : M. le Président, je souhaiterais tout d'abord revenir sur les propos de M. Le Garrec. Je suis, moi aussi, préoccupé par les commentaires de notre rapporteur, qui semblent remettre en cause certains acquis, notamment en ce qui concerne les chiffrages en matière d'emploi ou de financements. Alors, il me semble que notre mission devrait en débattre, même si j'ai bien compris que vous souhaitiez reporter ce débat après les élections.

Mme la ministre, je vous remercie d'avoir exprimé, sur la question de l'emploi, une volonté politique, ce que nous n'entendions plus depuis quelque temps.

Ma question concerne, notamment du fait de la loi Fillon, les écarts qui se creusent entre les petites entreprises et celles qui sont déjà passées aux 35 heures. Le mouvement de négociation a été stoppé dans les entreprises de moins de 20 salariés, des amendements ont même été votés qui y retardaient la mise en place du dispositif. De ce fait, l'on risque d'arriver à une situation où un écart considérable va exister, au regard du droit du travail, entre les petites et les grandes entreprises. Que pensez-vous des évolutions qui ont été apportées à votre texte à ce sujet, et de quelle manière peut-on les aborder à l'avenir, pour éviter une rupture extrêmement dommageable pour les petites entreprises ?

M. le Rapporteur : M. Gorce, je ne remets pas en cause tel ou tel point ! Rien n'est acquis, puisque nos travaux ne sont pas encore terminés ! En revanche, ce qui est acquis, c'est non pas la réalité des 350 000 ou 400 000 emplois créés, mais l'unicité des sources. Ma question concernait, non pas les chiffres eux-mêmes, mais les sources. Je ne voudrais pas que l'on déforme mes propos et je n'ai porté aucune suspicion sur quiconque, puisqu'il s'agit d'un constat fait par la directrice de la DARES elle-même, qui nous a d'ailleurs dit qu'elle le regrettait.

Pour prolonger votre propre interrogation, il est vrai que, tout au long de nos travaux, nous avons constaté l'éclatement de la France économique. La grande entreprise a su utiliser les possibilités de flexibilité offertes par les lois sur la réduction du temps de travail. Les entreprises de moins de 20 salariés n'étaient pas concernées par les lois et les entreprises moyennes ont été moins favorisées. Tout cela donne un paysage éclaté qui, à terme, est tout de même préoccupant.

Vous avez parlé à plusieurs reprises, Madame, de « capacités de renégociation ». Ma question est la suivante : pour obtenir un paysage normalisé, que pensez-vous de l'idée de permettre aux entreprises de négocier elles-mêmes leur organisation et de faire en sorte que la négociation prenne le pas sur la loi ? Vous nous avez indiqué que vous aviez utilisé la loi afin de contraindre les dirigeants patronaux et les organisations syndicales à négocier, mais a contrario, des négociations au plus près du terrain, sur les conditions et la durée du travail ne seraient-elles pas plus pertinentes que le recours à la loi, qui a entraîné un certain nombre de difficultés et contribué à l'éclatement du paysage économique français ?

Mme Martine AUBRY : Je prends acte, M. le rapporteur, que vous ne remettez pas en cause les chiffres. Je voudrais tout de même vous redire que la DARES n'en est pas la source unique. Par ailleurs, lorsque des études affirment que, entre 1997 et 2002, 400 000 emplois ont été créés chaque année, soit neuf plus que les vingt-cinq dernières années, il convient tout de même de s'interroger sur l'explication de cette évolution !

Cette performance n'est pas simplement due à la croissance et à la situation internationale puisque, selon Eurostat, le taux de création d'emplois entre 1999 et 2001 a été de 50 % plus élevé en France que dans les autres pays européens, soit 2,5 % par an en moyenne contre 1,6 %. Je vous redonne ces chiffres, car si nous avions détérioré la situation de l'emploi, nous le verrions. Si nous étions moins compétitifs que les autres pays européens, nous le verrions. Si nous n'avions pas créé d'emploi avec les 35 heures, nous n'aurions pas de tels résultats. L'ensemble des sources - OCDE, Eurostat, INSEE, les déclarations des entreprises, des salariés ou la DARES - confirme cette tendance.

M. Gorce, bien évidemment, il existe une différence entre les grandes et les petites entreprises. Ce qui m'étonne, c'est qu'on a l'air de la découvrir à l'occasion des 35 heures ! Pour avoir passé près de 30 ans au ministère du travail, je puis vous dire que la différence a toujours été considérable. Je pense qu'elle s'est d'ailleurs plutôt atténuée aujourd'hui. On dirait que c'est à l'occasion de la RTT que l'on découvre que l'on travaille au moins 60 heures dans les boulangeries, les hôtels, les cafés ou les restaurants, c'est-à-dire beaucoup moins que dans le pétrole et la chimie. On découvre aussi qu'une partie de leurs revenus n'est pas déclarée, ce que reconnaissent même les restaurateurs ! Mais les 35 heures ont, au contraire, atténué cet état de fait !

Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que nous avions accordé deux ans supplémentaires aux petites entreprises pour négocier et prévu des aides plus importantes ! Des solutions ont été trouvées : des salariés sont embauchés en commun par un groupement d'employeurs dans l'artisanat, le commerce, d'autres travaillent a mi-temps dans deux entreprises, etc. C'est ce type d'organisation que nous devons essayer de mettre en place, car nous ne pourrons pas éternellement continuer à demander à ces salariés de travailler autant. Le président de la CAPEB l'avait très bien compris lorsqu'il a signé l'accord sur les 35 heures, premier accord signé en matière de durée du travail. Il en avait assez que les entreprises de moins de 20 salariés forment des jeunes qui, au bout de trois, partent dans des grandes entreprises où ils travaillent moins et gagnent plus. M. Buguet a réussi, en prévoyant quatre modalités possibles, à réduire le temps de travail dans l'artisanat et le bâtiment, qui ne sont pourtant pas des secteurs faciles.

Nous devons donc accompagner et aider les autres entreprises. Nous l'avons fait, parfois en utilisant les souplesses prévues dans la loi, parfois en trouvant des éléments innovants. J'ai parlé, tout à l'heure de la TVA, dans les hôtels, cafés, restaurants, avec un accord donnant-donnant, ce qu'accepte le président Daguin.

Les 35 heures n'ont donc révélé à l'opinion publique qu'un état de fait, qui a toujours existé. Nous devons trouver les adaptations et les réponses par la négociation, c'est la seule voie possible.

Enfin, M. le rapporteur, je voudrais dire un mot sur la première loi relative à la négociation collective. J'étais alors directrice adjointe du cabinet de M. Auroux et j'ai contribué à l'élaboration des lois Auroux. Je vous rappelle qu'à l'époque, la droite était contre - je ne sais d'ailleurs pas pourquoi - tout comme le patronat. Ils ne voulaient pas négocier.

M. le Rapporteur : C'était une erreur.

Mme Martine AUBRY : Je vous le dis simplement et sans agressivité, j'ai toujours cru à la négociation collective, autant par un raisonnement économique que social. On ne peut trouver des solutions qu'en étant au plus près du terrain. C'est la raison pour laquelle j'avais déjà défendu cette loi en 1982.

Je ne pense pas que la loi sur le dialogue social de M. Fillon - qu'il a présentée, comme nous le disent les syndicats, d'ailleurs sans aucune concertation -, aille dans le sens du développement de la négociation collective. Un équilibre est toujours nécessaire : l'Etat doit protéger, fixer les cadres, puis faire confiance à la négociation. Il faut, également, rediscuter s'il y a des éléments nouveaux, comme cela se passe en Allemagne.

M. le Rapporteur : La notion de durée légale du travail doit-elle à terme être conservée ? Car ce n'est pas le cas dans tous les pays européens. Seriez-vous favorable à une durée maximale fixée par la loi, et au renvoi à la négociation de l'organisation de la durée du travail ?

Mme Martine AUBRY : Ce serait contraire à une ordonnance du Bureau international du travail qui, si je ne m'abuse, date du début du siècle. Vous imaginez la régression ! Aucun pays européen ne nous suivrait dans une telle voie. Je rappelle que la durée légale n'est pas un maximum : c'est la durée à partir de laquelle on déclenche les heures supplémentaires. Ce qui veut dire qu'il est tout à fait possible de la dépasser.

M. le Rapporteur : Il ne me semble pas que les pays européens fixent la durée du travail par la loi.

Mme Martine AUBRY : Ce n'est pas toujours une durée légale, mais il existe toujours un seuil à partir duquel les heures supplémentaires sont déclenchées.

M. Nicolas PERRUCHOT : Mme la ministre, il y a une question que je souhaitais vous poser depuis longtemps. En 2002, nous avons eu un débat, à l'Assemblée nationale, relatif à l'assouplissement des 35 heures. A cette occasion, notre collègue Gremetz a déposé un amendement fixant la durée légale du travail à 32 heures et les membres du groupe socialiste ont voté cet amendement. Considérez-vous donc que nous devons continuer dans cette voie de la réduction de la durée du travail ?

Mme Martine AUBRY : Monsieur, nos sociétés vont vers le progrès. J'ai relu les débats parlementaires de toutes les lois relatives à la durée du travail. Ce sont toujours les mêmes arguments qui sont avancés : l'exception française, la compétitivité des entreprises, la préférence des salariés pour un salaire plus élevé, etc.

Nous sommes dans un mouvement séculaire et nous arriverons, un jour ou l'autre, à ne travailler que 32 heures. Si les socialistes ont voté cet amendement, c'était pour montrer combien ils étaient attachés à la réduction de la durée du travail, à un moment où l'on aurait pu penser que le ministre délégué au budget souhaitait revenir sur les 35 heures.

Le vrai sujet, aujourd'hui, est d'appliquer les 35 heures à tout le monde. Car il n'est pas acceptable que 5 millions de salariés ne bénéficient pas de la réduction du temps de travail. Nous nous devons donc de trouver les solutions, secteur par secteur, pour que tout le monde passe aux 35 heures. J'ai des propositions à faire sur la manière de s'y prendre, mais je ne pense pas que cette mission d'évaluation soit le lieu pour le faire.

M. Christian DECOCQ : Je prolongerai la question de mes collègues sur les petites entreprises. Vous disiez tout à l'heure que, malheureusement, il n'y avait qu'un seul Toyota en France. Non, l'ensemble des petites entreprises en représente plusieurs !

Vous nous dites que, grâce aux 35 heures, l'écart qui existe entre les grandes et les petites entreprises est moins important qu'auparavant. Or, M. Buguet, qui ne me semble pas dogmatiquement hostile aux 35 heures, nous a indiqué combien les différences entre grandes et petites entreprises étaient grandes. Dans un contexte où il s'attend à un besoin de 2 millions d'emplois d'ici à dix ans, dont la moitié en raison des départs en retraite, il nous a indiqué qu'il sera impossible aux petites entreprises de trouver le personnel dont elles ont besoin. La solution ne peut pas être celle qu'il a évoquée devant nous, à savoir le recours à l'immigration.

En 1997, étiez-vous consciente que les petites entreprises ne résisteraient pas à l'application uniforme des 35 heures ?

Mme Martine AUBRY : Le problème des conditions de vie et de travail dans les petites entreprises, notamment dans le commerce et l'artisanat, existe depuis toujours et n'est pas lié à l'application des 35 heures. Dans ces secteurs, nous avons affaire à des patrons courageux, qui travaillent beaucoup, en famille, sans salarié, qui forment un ou deux apprentis... Il s'agit d'une spécificité française. Dans certains pays, cette différence n'est pas acceptée ; en Allemagne, les conventions collectives s'appliquent de la même manière à toutes les entreprises d'un même secteur.

Je m'occupe du problème de l'emploi depuis longtemps et je puis vous dire que ces blocages structurels ont toujours existé. Mais le problème n'est pas, comme on nous le dit, un problème d'adaptation de l'offre et de la demande. Aujourd'hui, les conditions de travail et les salaires ne correspondent pas à ce qu'attendent à la fois les salariés et les chômeurs, qui souhaitent gagner correctement leur vie.

C'est la raison pour laquelle j'ai proposé, non seulement ce délai supplémentaire, mais également des exonérations plus importantes pour les PME, qui ont besoin d'une aide plus importante pour financer la RTT et pour augmenter les salaires.

Par ailleurs, je suis favorable à des cotisations patronales assisses, non pas sur les salaires, mais sur la valeur ajoutée, ce qui permettrait de réduire de manière considérable le coût du travail dans les PME très utilisatrices de main-d'œuvre. C'est une des réponses structurelles possibles.

M. Christian DECOCQ : L'allègement des charges est positif pour l'emploi.

Mme Martine AUBRY : Oui, mais avec des contreparties. Aujourd'hui, le gouvernement allège les charges de toutes les entreprises de la même manière. Or, il conviendrait d'alléger les charges des entreprises de main-d'œuvre de façon plus importante que les autres. C'est la raison pour laquelle je suis favorable à des cotisations patronales assisses sur la valeur ajoutée, ce qui réduirait de façon considérable le coût du travail pour le commerce, l'artisanat et les entreprises de main-d'œuvre. Enfin, comme je viens de le dire, il convient de rechercher des solutions secteur par secteur.

Je connais bien M. Buguet. Il reconnaît que la réduction du temps de travail a permis aux petites entreprises de réfléchir à une autre organisation du travail afin d'attirer les jeunes. Je suis convaincue, comme il le dit, qu'aujourd'hui, nous avons des trésors d'emplois potentiels dans les PME. La loi sur les 35 heures n'a fait que mettre en exergue des problèmes forts anciens de conditions de travail qui font qu'elles n'arrivent pas à embaucher. D'où cette nécessité de réduire le coût du travail dans ces entreprises.

Mme Chantal BRUNEL : Madame, je connais cette idée séduisante. Cependant, cela pénaliserait toutes les entreprises de haute technologie, de conseils, etc.

Mme Martine AUBRY : Non, pas les entreprises de conseils qui n'ont que des salaires. Au contraire, elles seraient même avantagées. Qui paierait ? Le pétrole, la chimie, les assurances, les banques, etc.

M. Louis GISCARD d'ESTAING : Mme la ministre, vous nous avez indiqué clairement que le premier objectif de la loi sur les 35 heures était la lutte contre le chômage.

Or, le chômage a commencé à remonter en France en septembre 2001 et la loi sur les 35 heures continue à s'appliquer, puisque nous ne l'avons pas abrogée. On peut donc en conclure que la mise en œuvre des 35 heures est l'un des éléments explicatifs de cette situation, et non la politique du gouvernement actuel.

Par ailleurs, vous nous avez dit que la France, grâce aux 35 heures, avait créé plus d'emplois que les autres pays européens. Alors dites-nous pourquoi aucun autre pays ne nous a suivis dans cette voie, même ceux dont les gouvernements sont de la même orientation politique que vous !

Enfin, pourquoi la mise en œuvre des 35 heures a-t-elle eu un objectif différent en matière de création d'emplois et de lutte contre le chômage dans le secteur privé et dans le secteur public ?

J'ai du mal à comprendre pourquoi cette mesure devait être à l'origine de création nette d'emplois pérennes dans le secteur concurrentiel, pourtant exposé dans le cadre d'une économie mondiale à la concurrence, alors que tel n'était pas le but poursuivi dans le secteur public et les collectivités locales. Pouvez-vous m'éclairer sur ce point ?

Mme Martine AUBRY : M. le député, la loi, qui a été votée l'année dernière, a arrêté le mouvement de réduction du temps de travail. De plus, la RTT ne crée des emplois qu'au moment où l'on passe aux 35 heures, et non pas chaque année. Cela n'a donc aucun sens de dire qu'aujourd'hui elle détruirait des emplois, alors qu'elle en a créé naguère ! L'effet est seulement immédiat !

Il n'en n'aurait pas été ainsi, si l'on avait accru le coût du travail et entraîné des baisses de productivité dans les entreprises. Dans ce cas-là, effectivement, nous aurions détérioré la compétitivité de nos entreprises. Mais, comme je l'ai dit, toutes les études montrent le contraire.

Je le répète donc : la réduction du temps de travail a un effet immédiat. En arrêtant ce processus, en déconnectant les exonérations de la RTT et en repoussant le plafond à partir duquel sont comptabilisées les heures supplémentaires, vous avez de facto arrêté le mouvement de la réduction du temps du travail. Cependant, je n'irais pas jusqu'à dire que c'est la raison de l'augmentation du chômage, car il y en a beaucoup d'autres, malheureusement.

Pourquoi les autres pays européens ne nous ont pas suivis ? Parce que les allemands et les belges travaillaient déjà moins que nous. Nous étions dans la deuxième moitié du tableau et nous sommes maintenant dans le premier tiers. Ces pays ont choisi d'autres voies, parce que, en outre, la négociation collective est beaucoup plus habituelle chez eux que chez nous.

Enfin, en ce qui concerne la différence entre le secteur privé et le public, les choses sont assez simples : Lionel Jospin avait souhaité que l'on réalise un bilan, dans le public, des horaires pratiqués. Seuls les personnels des hôpitaux étaient réellement à 39 heures. Nous avons toujours dit qu'il n'était pas question de diminuer de 4 heures toutes les durées de travail, mais de ramener à 35 heures celles qui ne l'étaient pas encore. A Lille, les 35 heures sont appliquées depuis 1983.

M. le Président : Le directeur de la Prévision, M. Tavernier, lors de son audition, nous a indiqué que la RTT avait des effets négatifs sur la croissance à long terme, qu'il a estimé à deux points de PIB.

Mme Martine AUBRY : M. le Président, je ne mets pas en doute la direction de la Prévision, simplement, je ne connais pas cette étude.

M. le Président : Je voudrais revenir sur le problème des hôpitaux. Nous nous sommes rendus dans plusieurs hôpitaux et nous avons été interpellés par leur situation. 45 000 emplois devaient être créés en trois ans. Or, nous avons le sentiment que la mise en place des 35 heures y a été extrêmement brutale. Ce secteur manquait déjà de personnel et la réforme a été appliquée sans que rien n'ait été changé, sans qu'aucune réorganisation ait lieu.

Le directeur de l'hospitalisation et de l'organisation des soins nous a confirmé qu'il avait alerté les ministres de l'époque sur les difficultés que la réforme allait entraîner, et qu'il n'avait pas reçu de réponse. M. Chérèque a également regretté, devant nous, cette « précipitation ».

Par ailleurs, nous n'avons pas, comme vous dites, interrompu la mise en œuvre des 35 heures, puisque les hôpitaux sont passés à 32 heures 30 pour le travail de la nuit depuis le 1er janvier 2004.

Mme Martine AUBRY : Je vous parlais de la loi qui s'applique au secteur privé.

S'agissant des hôpitaux, quand je suis arrivée au ministère, j'ai trouvé la situation suivante : les gouvernements précédents avaient réduit le nombre d'infirmières dans les hôpitaux - 2 000 postes en moins pour 1995, 1996 et 1997 - et le numerus clausus pour les médecins avait stagné pendant la même période.

Dès mon arrivée, donc - je le dis car mon ami Jean-Marie Le Guen a dit le contraire devant une commission -, sachant que nous allions avoir une pénurie d'infirmières, j'ai mis en place un groupe de travail pour évaluer la façon d'augmenter le nombre de postes. En effet, certaines écoles avaient fermé, d'autres n'avaient pas suffisamment d'enseignants. C'est pourquoi nous avons fait en sorte que les médecins hospitaliers puissent donner des cours aux infirmières. Résultats : - 2 000 postes durant les trois années précédant notre arrivée, + 11 000 lorsque j'étais ministre.

Simplement, pour former une infirmière, il faut trois ans. Il nous a d'abord fallu six mois pour reconstituer les équipes d'enseignants, plus trois ans de formation. De la même manière, les médecins font au minimum sept ans d'études et nous avons augmenté le numerus clausus de 1 200.

Le chiffre de 45 000 emplois en trois ans est un bon chiffre, mais je pense que je m'y serais prise autrement. J'aurai agi par étapes, comme je l'ai fait en tant que présidente du CHU de Lille. Nous avons mis en application l'accord national par étapes successives, en commençant par les services les plus difficiles et en l'appliquant au fur et à mesure de l'arrivée, sur le marché du travail, de ces infirmières et de ces médecins. Mais, je comprends la hâte, tant le problème des infirmières et des médecins était aigu, et leurs conditions de travail mauvaises.

M. le Président : Mme la ministre, je vous remercie.

Mes chers collègues, je voudrais revenir sur les remarques qui ont été faites au cours de cette audition. Il est clair que tout ce qui a été dit devant cette mission n'a pas été compris de la même manière par tous ses membres. Peut-être que chacun a perçu ce qu'il souhaitait entendre, et je crains que cela ne crée des difficultés pour l'élaboration du rapport.

Mme Martine AUBRY : Chacun a son avis sur les 35 heures, comme chacun a un avis sur le chômage en se rasant le matin ! Il y quand même des faits. Je ne vous ai pas donné ma vision des 35 heures ! Je ne vous ai pas dit que, chaque semaine, je recevais des dizaines de lettres de personnes me remerciant ! Tout cela n'a aucun intérêt ! C'est subjectif. Cependant, des études, nationales comme internationales, sont réalisées ! Et le débat public s'honorerait de partir des faits. Ensuite, chacun a le droit d'avoir son appréciation. Je me suis efforcée de bannir de mes propos le maximum de subjectivité, tout en défendant quelque chose à laquelle je crois, tout en reconnaissant les difficultés.

M. le Président : Mme la ministre, je veux bien admettre que nous ne sommes pas toujours suffisamment objectifs, mais laissez-moi vous lire les propos de M. Rocard, ancien Premier ministre, selon lequel vous avez : « ... choisi le système le plus immédiatement brutal par la contrainte de l'Etat, donc le plus coûteux pour l'Etat ». Ce n'est pas nous qui l'avons dit ! Voici également les propos de M. Strauss-Kahn : « Les 35 heures sans suffisamment de discernement créent un problème... » ; de M. Emmanuelli : « Le type qui a perdu 100 euros pas mois d'heures supplémentaires se moque que les socialistes aient créé 300 000 emplois ».

Il faut que vous compreniez, Madame, que lorsqu'on apprécie ce qui nous a été dit ici, on le fait sans dogmatisme. Certaines personnes appartenant au parti socialiste ont, parfois, tenu des propos plus critiques que les nôtres.

M. Gorce, nous verrons comment nous allons nous organiser. Nous avons la volonté de travailler à partir de données précises, et non pas simplement de critiquer et de dénoncer.

Mme Martine AUBRY : M. le Président, je n'ai aucune inquiétude. Chacun prendra ses responsabilités. Encore une fois, je ne vous ai pas donné mon appréciation personnelle concernant les 35 heures. Je vous ai livré des éléments que je considère comme fiables et à la hauteur d'un débat démocratique.

Ce que pensent MM. Rocard, Novelli ou Martine Aubry des 35 heures ne m'intéresse pas ! Ce qui m'intéresse, c'est la réalité des faits. J'ai été ministre entre 1991 et 1993 et j'ai échoué sur le chômage. Je puis vous affirmer que j'en ai été profondément marquée. Entre 1997 et 2001, j'ai eu la chance d'être auprès d'un Premier ministre qui a fait du chômage sa priorité numéro un. Grâce à ce que nous avons réalisé, nous avons redonné l'espoir à 900 000 personnes. Certes, nous n'avons pas tout réussi, les élections l'ont bien démontré.

Mais, le dossier de la réduction du temps de travail est un dossier sur lequel j'ai beaucoup travaillé, beaucoup réfléchi et pour lequel ma formation économique m'a été utile. Nous avons élaboré ces lois pour redonner un peu de confiance à la France qui allait droit dans le mur. Et j'ai essayé, devant vous, de me rapporter en permanence à des études, à des chiffres sans jouer sur l'émotion des gens qui me remercient. Et dans notre démocratie, la mise en place d'une mission telle que la vôtre est bien la preuve que nous souhaitons tous regarder la réalité des choses en face.

Vous m'avez dit que vous ne souhaitiez pas revenir sur les 35 heures. Vous pourriez le faire, mais vous en prendriez la responsabilité politique. Mais, le vrai sujet est de savoir comment progresser face à une inégalité majeure - ceux qui sont aux 35 heures et les autres. Je ne vois aucune polémique dans tous vos propos M. le Président !

M. le Président : Nous avons entendu, aujourd'hui, une personne sûre de ses convictions, qui a défendu avec beaucoup de talent un projet, que nous sommes ici un certain nombre à considérer comme étant une donnée de fait. Nous ne voulons pas remettre ces lois en cause, néanmoins certaines adaptations nous semblent nécessaires.

Mme Catherine GENISSON : Je pense que nous devrions avoir une approche objective des auditions auxquelles nous avons procédé. Je suis étonnée de la lecture que M. le rapporteur a faite de l'audition de M. Chérèque.

M. le Rapporteur : D'une part, M. Chérèque a bien employé le terme « contraignant » dans ses réponses et non dans son exposé liminaire. D'autre part, même si l'on s'en tient au terme « systématique », je ne vois pas ce que cela change au fond.

M. le Président : Mme la ministre, je vous remercie.