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N°1275 - tome II - 5ème partie

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE


enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 décembre 2003.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D'INFORMATION (1)

sur la question du port des signes religieux a l'école

Président et Rapporteur

M. Jean-Louis DEBRÉ,

Président de l'Assemblée nationale

--

TOME II - 5ème partie

AUDITIONS

(1) La composition de cette mission figure au verso de la présente page.

Education.

La mission d'information sur la question du port des signes religieux à l'école, est composée de : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président et Rapporteur ; M. François BAROIN, Mme Martine DAVID, MM. Jacques DESALLANGRE, René DOSIÈRE, Hervé MORIN, Éric RAOULT, membres du Bureau ;
Mmes Patricia ADAM, Martine AURILLAC, MM. Christian BATAILLE,
Jean-Pierre BLAZY, Bruno BOURG-BROC, Jean-Pierre BRARD,
Jacques DOMERGUE, Jean GLAVANY, Claude GOASGUEN,
Mme Élisabeth GUIGOU, MM. Jean-Yves HUGON, Yves JEGO,
Mansour KAMARDINE, Yvan LACHAUD, Lionnel LUCA,
Hervé MARITON, Christophe MASSE, Georges MOTHRON,
Jacques MYARD, Robert PANDRAUD, Pierre-André PÉRISSOL,
Mmes Michèle TABAROT, Marie-Jo ZIMMERMANN.

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la mission.
Voir le sommaire des auditions

Voir les auditions précédentes

- Audition de M. Dalil BOUBAKEUR, président du Conseil français du culte musulman (CFCM) et recteur de la Grande Mosquée de Paris (extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003) 7

- Audition conjointe de M. Fouad ALAOUI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), secrétaire général de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) et de M. Okacha Ben Ahmed Daho, secrétaire général adjoint de l'UOIF (extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003) 20

- Audition de M. Mohamed BECHARI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF) (extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003) 32

- Audition conjointe de M. Mohsen ISMAÏL, théologien et sociologue de l'islam, et M. Haydar DEMIRYUREK, secrétaire général du Conseil français du culte musulman (CFCM) et responsable du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) (extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003) 40

- Audition de M. Mohamed BENELMIHOUB, président de la confrérie musulmane Tidjania (extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003) 49

- Audition conjointe de Mlle Kaïna BENZIANE, de Mme Annie SUGIER, présidente de la Ligue internationale des droits de la femme et de Me Linda WEIL-CURIEL, avocate de la Ligue (extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003) 57

- Audition de Monseigneur Jean-Paul JAEGER, évêque d'Arras, président de la commission « éducation, vie et foi des jeunes » de la Conférence des évêques de France (extrait du procès-verbal de la séance du 14 octobre 2003) 67

- Audition de M. Pierre CRÉPON président de l'Union bouddhiste de France (UBF) (extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003) 81

- Audition de M. Jean-Arnold de CLERMONT, représentant de la Fédération protestante de France (extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003) 89

- Audition de M. le Grand Rabbin Alain SENIOR, représentant du Grand Rabbinat de France (extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003) 102

- Table ronde regroupant les représentants de la franc-maçonnerie, composée de M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE, grand maître honoris causa de la Grande Loge de France, Mme Marie-Françoise BLANCHET, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France, Mme Marie-Danielle THURU, grand maître de la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm, Mme Marcelle CHAPPERT, présidente de la Grande Loge mixte de France, Mme Anne-Marie DICKELE, présidente de la Grande Loge mixte universelle, M. Jean-Pierre PILORGE_, grand secrétaire de la Grande Loge nationale française, M. Michel FAVIER, grand secrétaire-adjoint de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, M. Albert MOSCA, grand maître adjoint du Grand Orient de France, Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER, président du conseil national de la fédération française de l'Ordre maçonnique mixte international - Le droit humain (extrait du procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003) 115

Voir les auditions suivantes

Audition de M. Dalil BOUBAKEUR,
président du Conseil français du culte musulman (CFCM)
et recteur de la Grande Mosquée de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Merci de consacrer un peu de votre temps à une question qui nous préoccupe et vous préoccupe également. Nous souhaitons vous poser un certain nombre de questions sur l'objet de notre mission. Je renvoie parallèlement mes collègues à tous vos ouvrages édifiants, intéressants et très précis.

M. Dalil BOUBAKEUR : Merci de me recevoir. La question qui nous réunit agite effectivement depuis plusieurs années la société française et nous avons eu le temps de nous forger une opinion sur le rôle du port du voile dans la communauté et dans la société française.

M. le Président : Selon vous, le port du voile relève-t-il pour les femmes d'une obligation du Coran ?

M. Dalil BOUBAKEUR : La communauté est divisée sur l'interprétation à donner aux textes ; les théologiens ne sont pas tous d'accord. Il y a du Coran deux lectures : une lecture littérale dénommée « dhahirite » et une lecture symbolique appelée « bâatinite ». Les tenants de la lecture littérale - les radicaux, les personnes des deux écoles, le hanbalisme et le wahhabisme - tiennent à cette lecture qui repose sur deux versets, lesquels indiquent textuellement : le premier « Dis aux croyants de baisser leur regard et de rester chastes, etc. ». Le second « Ô prophète : dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes des croyants de se couvrir de leur voile ». Le Coran est donc indiscutable sur cette question. Toutefois...

M. le Président : Il faut donc porter le voile ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Cette recommandation se termine par la formule suivante : « Dieu est pardonneur et miséricordieux ». Cela ne fait donc pas partie des obligations habituelles du Coran qui précise : « Dieu est terrible dans les châtiments » ou « Dieu est rapide dans ses châtiments ».

M. le Président : Si je vous entends bien, ce n'est pas une obligation absolue.

M. Dalil BOUBAKEUR : Non. Parmi, les 70 péchés de l'islam aucun ne concerne le non-port du foulard.

M. le Président : Dans ces conditions, une musulmane peut se dispenser de porter le voile sans pour autant renoncer à la foi ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Elle n'ira pas en enfer, c'est clair ! De nombreuses musulmanes ne portent pas le voile de par le monde. Depuis l'ère des Tanzimat au XIXème siècle, époque des réformes ottomanes induites par l'empire turc et concernant les vêtements masculins et féminins, avant Atatürk, l'islam s'était préoccupé de l'émancipation de la femme qui passait déjà par l'européanisation de son costume. Cela valait dans les pays musulmans, Turquie et Egypte. En Tunisie, il était interdit et au Maghreb, il se portait d'une façon atténuée ou pas du tout.

A l'étranger, il m'a été donné l'occasion d'expliquer l'interdiction française qui, loin d'être générale, ne recouvre que l'école laïque, lieu particulier où, en cas d'interdiction, par exemple par un règlement intérieur, l'élève musulmane sera déchargée de son obligation religieuse, puisque le fait ne pas porter le voile ne sera pas imputée à sa volonté et que le Coran (Sourate IV, verset152) dit bien que le Dieu « n'impose rien à une âme qui soit au dessous de sa volonté ».

M. le Président : Pour un musulman, le port du voile par une jeune fille peut-il recevoir une signification autre que religieuse ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Bien sûr ! Je l'ai écrit, je me suis plaint de cette forme de vêtement ostentatoire. Après la révolution iranienne de 1980, le tchador est apparu et des écoles fondamentalistes l'ont repris pour des raisons politico-religieuses. C'est très clair.

Mais il n'y a pas que cela. Le fondamentalisme recouvre deux aspects : le fondamentalisme piétiste, celui du Tabligh, à l'origine de ce problème, et le fondamentalisme politique. Il est vrai que le passage est aisé de l'un à l'autre.

Est-ce un signe ou un rite ? Je m'étais posé la question, car, d'un point de vue religieux, c'est très différent. S'il s'agissait d'un rite comme la prière ou le ramadan, le non-port serait grave. Pour autant non, car le verset précise « qu'elles se couvrent le visage de leur voile, c'est pour elles le meilleur moyen de se faire connaître ». C'est donc bien un signe et la question est moins grave que s'il s'était agi d'un rite, du point de vue sacral évidemment.

M. le Président : Vous êtes attaché en tant que musulman à l'égalité entre hommes et femmes...

M. Dalil BOUBAKEUR : Oui, M. le Président.

M. le Président : Le port du voile est-il compatible avec ce principe d'égalité ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Nous nous plaçons dans le monde sémitique où, que l'on soit chrétien, juif ou musulman, l'on rencontre toujours cette société ségréguée entre hommes d'un côté, femmes de l'autre, notamment sur le plan religieux. Le caractère sémitique des trois religions monothéistes fait que la place de la femme depuis Eve a toujours été « un peu moins égale », selon la formule, que celle de l'homme, notamment dans les actes de la liturgie, dans la prêtrise ; dans le domaine religieux les femmes étaient réduites au rôle de servantes du culte. Depuis les Égyptiens - qui entrent dans ce quadrilatère sémitique -, la religion fait de l'homme un frère supérieur, injustement d'ailleurs. Depuis un siècle, toute la lutte de l'émancipation des femmes de l'islam tend à leur donner leur égalité par rapport aux hommes, notamment dans le domaine social, économique et de l'instruction. Cette période a permis aux jeunes filles de s'instruire dans les écoles. Le mouvement a commencé en Turquie et en Iran, avant de se généraliser. Aujourd'hui, à l'université égyptienne de Al-Azhar, la proportion des femmes professeurs ne cesse d'augmenter pour atteindre parfois 40 %, selon les matières enseignées. C'est la modernité de l'islam qui est à l'œuvre aujourd'hui et beaucoup d'hommes et de femmes entrent dans cette modernité en laissant à part ces archaïsmes et ces traditions aussi frustrantes pour la femme que totalement injustes.

M. le Président : Aujourd'hui, la modernité de l'islam, sans trahir l'islam d'origine, est donc ce combat vers une égalité des hommes et des femmes et la reconnaissance du principe constitutionnel d'égalité entre hommes et femmes ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Même dans le Coran qui s'adresse également : « aux croyants et aux croyantes, aux musulmans et aux musulmanes ». Le prophète de l'islam a très vite prêché la libération totale de la société de la Mecque, d'abord de l'esclavage, ensuite de ses inégalités qui poussaient à enterrer les filles à la naissance, comme monstruosité de l'Arabie païenne.

M. le Président : Le port du voile peut-il être considéré comme une sorte d'esclavage ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Le port du voile marque une réserve, c'est un signe d'enfermement. La raison majeure tient au comportement familial qui fait de l'adultère le péché le plus grave dans les religions sémitiques. Dans le judaïsme, le christianisme et l'islam, il n'y a rien de plus terrible que l'adultère qui est puni par la lapidation à mort. Le voile est en quelque sorte la préservation de tout « danger » du risque d'adultère.

M. Robert PANDRAUD : Pas dans le christianisme !

M. Dalil BOUBAKEUR : Depuis que Jésus a répondu « Que celui qui n'a jamais péché jette la première pierre », il n'y a plus de problème de lapidation dans le christianisme ! L'islam a maintenu cette règle, en vertu de quoi, la fille doit être tenue enfermée, la femme mariée ré-enfermée ; dans la rue, on ré-enferme avec le voile. Pour moi, c'est totalement psychanalytique et lié à une crainte forte de l'adultère.

M. le Président : Seriez-vous favorable ou non à une loi interdisant le port du voile à l'école, puisque celle-ci traite de façon identique les garçons et les filles ? Les textes actuels vous paraissent-ils suffisants ou ne faudrait-il pas, pour éviter certaines dérives, une loi précisant que le port visible de tout signe religieux, donc le voile, mais pas uniquement le voile, est interdit à l'école ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Une proposition de loi de M. Ernest Chenière et de M. François Grosdidier, dès 1996, proposait l'interdit des signes ostentatoires, exprimant manifestement une appartenance religieuse ou politique.

Cette loi n'est pas passée, alors même qu'à l'époque nous connaissions de gros problèmes. Oui, j'aurais souhaité que mes sœurs en islam entrent vivement et de tout cœur dans cet islam tolérant, libéral, moderne que j'essaie de prôner. C'est avec beaucoup de tristesse qu'il me semble qu'interdire le foulard entrerait dans le cadre d'une politique beaucoup plus vaste. Ce ne serait qu'un élément d'une attitude nationale beaucoup plus large, contre toutes les formes de fondamentalisme. Y sommes-nous prêts ? Hélas non !

Il y a dix, voire quinze ans, il aurait fallu prendre les premières mesures et ne pas attendre. Le Conseil d'Etat est resté ambigu dès 1989 ; la loi de M. Jospin s'est contentée de réglementer les conditions de l'enseignement. Périodiquement, nous assistons au retour de cette espèce d'exaspération, de lassitude, à un énervement du corps enseignant sur ce problème qui ne se présente que comme la part émergée d'un iceberg.

Faire une loi, comme l'a indiqué M. le ministre Sarkozy, ce serait victimiser, montrer du doigt, créer des réactions des personnes intéressées, compliquer le problème par des troubles à l'ordre public et donc accroître le sentiment d'appartenance communautariste et, par là même, le nombre des écoles confessionnelles. Aujourd'hui, il faut remarquer que les écoles catholiques recueillent très facilement les filles au foulard.

Je suis médecin et je crois la contagion bien avancée. Nous n'aurions pas les moyens de faire face à cette réalité que dans la communauté musulmane, le problème a fait son chemin. Hélas ! Nos fondamentalistes ont réussi à convaincre beaucoup de monde, non pas d'une lecture du coran comme celle que je vous ai faite, mais qu'il s'agit là d'un acte rituel important de l'islam. Le rapport de forces ne me serait pas favorable si je vous disais que, de tout cœur, je le souhaite.

M. le Président : Que représentent les fondamentalistes en France ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Peu de personnes, mais le mouvement est en progrès et ses idées passent et pas seulement chez les jeunes « beurs » de banlieue ; on a vu aussi des jeunes d'origine chrétienne se laisser séduire par une forme de fondamentaliste, celui du Tabligh, c'est-à-dire celui des piétistes, ceux qui, par l'exemple, par une espèce de ritualisme sincère et misérabiliste, essaient d'attirer et de séduire les jeunes en déserrance, en désarroi ou en situation psychologique fragile.

M. le Président : Cela vous inquiète-t-il ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Cela m'inquiète considérablement.

M. le Président : Faut-il les laisser gagner du terrain, s'insérer dans les écoles et y faire du prosélytisme ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Que non ! Il faut reprendre le problème d'une façon beaucoup plus vaste, affirmer la laïcité et ses valeurs. Où est-elle enseignée ? Pendant que nos instructeurs de banlieue ont tout le champ d'agir du fait du laxisme à l'œuvre en France comme dans tout l'Occident, où enseignons-nous les vertus de la laïcité ? C'est pourtant à mes yeux un impératif catégorique, car la laïcité est le fruit d'une exigence de rationalité moderne dans l'organisation de la société et, à l'évidence, elle reste un modèle de valeur universelle, alors que le foulard ne l'est pas.

M. Jean-Pierre BRARD : Chacun ici aura apprécié le courage de vos propos.

Nous avons intérêt à protéger le recteur en gardant pour nous ses propos. Il nous sera plus utile en menant sa bataille à sa façon que si nous l'utilisions comme un étendard. Je m'exprime sous ma seule responsabilité.

Un propos toutefois m'étonne ; vous nous dites, M. le recteur, qu'une loi aurait été possible voilà dix ans, mais qu'elle ne le serait plus aujourd'hui au regard du terrain gagné par les fondamentalistes. Pourtant, l'expérience montre que quand on ne cède pas, que l'on va au combat, l'on tient. Si nous rédigeons une loi, vous serez interrogé. Que direz-vous ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Je ne serais pas le seul. L'ensemble des organisations qui a rédigé le protocole de mise en place du Conseil français du culte musulman (CFCM) a signé, sans exception, un préambule qui précise qu'elles s'engagent à respecter les valeurs de la République et à les faire respecter en tout lieu. S'il y a une loi, elle s'imposera à moi comme aux autres et comme aux filles au foulard. C'est là l'engagement de toutes les organisations. Certes, il s'agit d'un engagement théorique et formel. Au fond, certains ne sont pas favorables à une loi, mais ils ont dit qu'ils laisseraient la société française prendre ses responsabilités, sans la dénigrer. Ils ont travaillé leur dialectique.

M. Jean-Pierre BRARD : Hélas !

M. Dalil BOUBAKEUR : Oui, hélas ! Ils disent toutefois qu'ils accepteront cette loi. Comment ? Je ne crois pas qu'ils le feront avec le sourire.

M. Jacques MYARD : M. le recteur, ce qui m'étonne un peu, c'est que vous considériez le mal trop profond et notre réaction trop tardive. C'est inacceptable, nous ne pouvons laisser se poursuivre cette dérive et cette montée politico-communautariste, ethno-religieuse qui est contraire aux lois de la République et qui entre en flagrante contradiction avec l'esprit de tolérance de l'islam. Dans ces conditions, une loi sur la laïcité, pas seulement à l'école et sans montrer du doigt le foulard qui n'est que la partie visible de l'iceberg, alors que derrière se profile une montée plus radicale des situations, une telle loi donc, réaffirmant les principes forts de la laïcité pour tous les lieux publics et tous les services publics de la République, a-t-elle une chance d'opposer un arrêt net à l'hypocrisie d'un certain nombre de fondamentalistes ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Bien entendu, elle est non seulement utile, mais aussi nécessaire. Notre problème aujourd'hui est d'affirmer la laïcité, convaincre plutôt que contraindre. Nous évoluons dans un système qui n'est pas celui des intégristes qui légifèrent à tout bout de champ et qui, passant du permis à l'interdit, font tomber des têtes et couper des mains.

Dans notre système de rationalité, oui, il faut convaincre, très tôt, de l'exigence de neutralité religieuse dans l'école et des avantages de la laïcité prise, non pas comme un simple système d'organisation de l'école et de la société, mais comme l'aboutissement d'une évolution de l'humanité et comme le devenir de l'humanité qui tourne le dos aux archaïsmes, aux partis pris religieux et philosophiques pour laisser la liberté de penser et faire pour tout individu. C'est cela le système français d'avant-garde. Il faut en être fier, le défendre bec et ongles ; même si c'est trop tard, rien n'empêche d'affirmer la laïcité. C'est important. Essayer de convaincre les filles qu'elles font fausse route me paraît être un moindre mal.

Il convient de trouver les moyens de défendre la laïcité qui offre trois lectures. La première est pluraliste : l'Etat est neutre, il laisse faire la liberté et veille à l'équilibre. La deuxième est stricte : on n'accepte que ce qui est commun à tous. Le troisième concept est celui d'une laïcité ouverte. Dans cette dernière vision de la laïcité, l'affirmation identitaire devient une requête du statut personnel. Or, le statut personnel, à l'évidence, est une négation du statut général de l'identité nationale et immanquablement une ouverture au communautarisme. Nous ne pouvons pas accepter de dérogation à l'identité nationale. Nous sommes Français, quelles que soient nos convictions sur la mort ou la pré-vie.

Au surplus, une petite fille de 5 ou 6 ans conduite à l'école avec un foulard revient à complètement dénaturer le sens que le Coran assigne, lui-même, au foulard qui est un simple objet de pudeur et de protection de la femme, mais à partir de la puberté seulement !

Remettre les choses en place me paraît urgent, et nécessite une grande fermeté. Il n'y a pas, comme je le dis souvent, de petit ou de grand fondamentalisme. Il y a une vision de la société qui se fonde sur la raison ; une autre sur la religion et la politique. Tous mes travaux et toutes les lectures sur la pensée actuelle de l'islam me montrent qu'il suffirait de rompre le lien entre politique et religion. Tous les penseurs de l'islam moderne du Maroc à l'Indonésie, de l'Egypte à l'Algérie, tous ceux qui ont souffert de cette politisation de l'islam, réclament une rupture « à la hache » entre la religion et la politique. L'islam n'est pas malade de la laïcité, il meurt de la politisation de la religion. En France, le foulard entre en plein comme un étendard de ce combat qui se portera ensuite sur les piscines et sur les consultations hospitalières, sur l'enseignement ségrégué. Il faut donc affirmer la laïcité, sinon c'est le dérapage.

M. le Président : Il faut donc être très ferme et éviter que le foulard se développe à l'école.

M. Dalil BOUBAKEUR : Il est certain que le foulard n'est pas acceptable à l'école ; mais comment le contenir ? C'est toute la question.

J'ai reçu le ministre des cultes, des religions et de l'enseignement du Luxembourg qui me disait avoir rencontré le problème d'une organisation musulmane venue lui proposer un contrat, à condition que l'Etat Luxembourgeois accepte le port du foulard. Au Luxembourg, l'école est chrétienne, religieuse ; ils sont donc ennuyés. Nous avons la chance d'avoir une école laïque, neutre du point de vue religieux. Théoriquement, la neutralité s'impose aux enseignants, non aux usagers. Peut-être conviendrait-il de spécifier que les usagers y sont aussi assujettis car, à l'école, ils doivent acquérir les valeurs de la laïcité. On ne peut acquérir les valeurs de la laïcité si l'on se place à côté de celles-ci.

M. le Président : N'y a-t-il pas là un élément paradoxal ? Nous vous suivons sur la laïcité de l'école, à laquelle vous êtes pleinement favorable, mais vous nous demandez aussi de ne pas la défendre par une loi qui risquerait de poser des problèmes. Si ceux qui défendent la laïcité de l'école renonçaient, ne serait-ce pas une lâcheté ou une faiblesse ?

M. Dalil BOUBAKEUR : J'ai réfléchi à cette interrogation. Pour moi, la loi reste l'arme absolue. Dans un premier temps, nous allons nous faire plaisir à légiférer, mais quelles en seront les conséquences ? Notre intérêt, à mes yeux, est de traiter et non de choisir l'arme à utiliser. Comment éradiquer le problème ? Il est préférable d'agir par l'intelligence que par la force. Si l'on sort de cette impasse, ce qui n'est pas certain, la laïcité s'en trouvera renforcée car, si elle s'en sort, ce sera par sa force de conviction, par sa vérité. La laïcité est l'avenir, c'est une donnée universelle.

M. le Président : Avez-vous le sentiment de former les imams en ce sens ?

M. Dalil BOUBAKEUR : J'y veille.

M. le Président : Partagent-ils tous votre point de vue ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Totalement en ce qui concerne ceux qui sont sous ma responsabilité - une centaine. Au niveau politique, j'ai exigé d'eux la réserve et je leur ai demandé de former les jeunes à l'esprit civique.

M. le Président : Le font-ils ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Ils le font mais n'oublions pas qu'il y a 1 400 lieux de culte musulman en France.

M. le Président : Ils forment à la laïcité.

M. Dalil BOUBAKEUR : Oui, intervenant sur la pointe des pieds, avec réserve, dans le domaine public.

M. le Président : Partagent-ils tous votre point de vue sur le port du foulard ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Sur le port du foulard, ils disent tout au plus qu'il s'agit d'un engagement religieux, mais personnel. Que les femmes portent le foulard dans la rue, personne ne les en empêche. Mais les religieux doivent être formés à la compréhension de l'école laïque pour bien comprendre la différence entre la voie publique et l'école laïque qui, à mes yeux, est sacrée. Je suis un enfant de l'école laïque, je sais de quoi je parle. Il faut donc former. L'école, un temps, enseigna l'éducation civique. On apprenait aux enfants à respecter les valeurs de la Nation et à la laïcité. A cette époque, la révolution française composait le principal chapitre de nos études d'histoire. Avec Combes, nous comprenions ce qui avait pu faire de l'école de Jules Ferry l'école du peuple : obligatoire, gratuite, mais laïque !

Mme Martine DAVID : Je rends hommage à votre très grand état d'esprit laïque. Nous aimerions entendre plus souvent dans notre société le discours que vous tenez ici. Nous serions moins en butte au problème qui nous rassemble aujourd'hui.

J'ai l'impression que nous n'avons pas cerné les vrais chiffres relatifs de port d'insignes religieux à l'école et plus particulièrement du port du voile. Je continue à penser qu'à ce titre nous sommes dans le brouillard. On nous a dit tout et n'importe quoi ! Je continue à être dans l'incertitude. J'ai lu le compte rendu de l'audition du ministre de l'intérieur devant la commission Stasi, précisant que les cas sont peu nombreux au contraire d'autres qui disent qu'il y en a beaucoup.

Deux questions. Vous semblez croire que si nous légiférions sur le port de signes religieux à l'école, cela entraînerait la radicalisation d'un certain nombre de jeunes filles et les tourneraient vers des réseaux fondamentalistes. J'estime que depuis quinze ans les faits prouvent le contraire. Dans la plupart des cas, la médiation, le dialogue ont permis, à partir des circulaires évoquées, que les jeunes filles ne portent plus du tout le voile, soit le transforment, mais il n'y a pas eu radicalisation. Peut-être une loi durcirait-elle les positions. Toutefois, il semblerait que la voie du dialogue et de la médiation ait permis d'éviter beaucoup de cas d'exclusion de ces jeunes filles.

A partir du moment où vous dites qu'il est trop tard pour légiférer de cette façon, convient-il, selon vous, de remettre à plat la loi de 1905 ? Faut-il toucher à cette « cathédrale » avec le risque d'ouvrir la boîte de Pandore ? Vous donnez l'impression de penser que la laïcité pose un problème en France et qu'il conviendrait donc de légiférer sur ce grand dossier, mais par quelle voie, si ce n'est par une révision de la loi de 1905 ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Merci madame, vous abordez le cœur du problème. Je n'ai pas dit que j'étais contre une loi, j'aurais préféré une loi intelligente...

M. Pierre-André PERISSOL : Ce n'est pas impossible !

M. Dalil BOUBAKEUR : Un traitement qui ne soit pas une contrainte, qui aille au fond du problème, qui atteindrait le but que nous désirons. Tel est l'objectif à mes yeux essentiel. Dans un premier temps, des réactions de rejet et des manifestations interviendront certainement ; dans un deuxième temps, peut-être une déprime ; enfin, viendra le temps d'une acclimatation sociale des deux côtés.

Je pensais sincèrement qu'après le 11 septembre 2001, l'ensemble de l'intégrisme musulman violent, qui s'attaque à beaucoup plus fort que lui, connaîtrait un changement radical, les musulmans se rendant compte que l'on ne peut aller jusqu'au choc des cultures au nom du fondamentalisme. Je pensais aussi que les sociétés occidentales se réveilleraient et extirperaient les racines de l'intégrisme dont les réseaux fonctionnent, y compris en territoire occidental.

J'ai été déçu des deux côtés. En effet, les musulmans furent peu réactifs. Ils souffrent de régimes tellement anti-démocratiques qu'il n'y a pas de réactions rationnelles à attendre de ces pays. Parallèlement, l'Occident est restée aussi inerte. En réalité, rien n'a été fait et le fondamentalisme continue tranquillement de progresser avec plus ou moins de visibilité. Je doute de notre capacité à être efficaces dans ce domaine.

Pour exemple, je vous parlerai du Conseil français du culte musulman, que j'ai l'honneur de présider. Très vite, je me suis rendu compte que les élections allaient donner en France la part belle aux associations plus ou moins teintées de radicalisme - je ne nomme personne. J'ai même constaté que le gouvernement acceptait cette perspective car le constat est tel de l'état de la France, qu'il convient de le prendre ainsi. Je ne comprends pas la permissivité qui sévit en France comme en Angleterre ou en Allemagne.

Dès lors, comment défendre une loi strictement française ? Devant les institutions européennes, nous risquons d'êtres contrariés et comment faire pour s'opposer à ceux qui voudront imposer le foulard dans les institutions ?

Cela dit, si loi il y a, je la soutiendrai. Je l'ai dit, écrit et je risque gros tous les jours pour le répéter. Bien entendu, je ne suis pas favorable au port du foulard qui me rappelle trop les tchadors iraniens. Le foulard sera présenté autrement. On vous expliquera que c'est un vêtement religieux. Dès lors, votre loi apparaîtra anti-religieuse. C'est un peu gênant de faire en France une loi ad religionem. Nous n'avons pas la tradition de légiférer en matière de religion. Toute action qui aboutirait au même effet emporterait aussi mon soutien. Votez une loi qui réaffirme la laïcité et rappelons que la laïcité scolaire n'a nul besoin d'une loi calquée sur celle de 1905, mais au contraire d'une loi qui la renforcerait.

M. Pierre-André PERISSOL : Je rends hommage à votre combat. Croyez bien que je suis conscient de la difficulté de défendre un islam tolérant et ouvert comme vous le faites.

Vous soulignez deux dangers : celui de faire une loi qui risque de stigmatiser et donc de provoquer des réactions pro-fondamentalistes ; celui de constater que, même sans loi, le fondamentalisme progresse.

Dès lors, je me permets une suggestion. S'il y a une loi, elle ne sera pas ad religionem, contre le port du voile, mais évoquera tout signe religieux comme ces croix chaldéennes portées ostensiblement en signe de provocation. La loi pourrait réaffirmer la laïcité, laquelle interdirait de mettre en avant une appartenance religieuse, mais également d'introduire une différence entre garçons et filles ou toute action prosélyte à caractère politique. Le voile répond à ces trois critères : un critère religieux, même si les interprétations peuvent varier. C'est aussi un signe qui introduit une différence entre garçons et filles. C'est enfin un signe utilisé à des vues politiques. Tous les intervenants qui vous ont précédé ici soulignent une relation entre la courbe du port du voile et l'actualité politique plus ou moins tendue. La loi pourrait rappeler les différents principes de la laïcité, dont la religion est un élément, mais non le seul. Par ailleurs, cette loi pourrait intégrer la nécessité de l'enseignement des valeurs laïques, dont la Nation charge l'école de transmettre à ses enfants. Un tel dispositif vous paraîtrait-il répondra à ces deux volets ?

Nous sommes, comme vous, très attentifs à ne pas stigmatiser les jeunes filles qui portent le voile et à ne pas les condamner à se retrouver dans un établissement plus contraignant pour elle. Mais nous sommes également attentifs aux jeunes filles qui ne portent pas le foulard, qui sont soumises à des pressions et que nous devons protéger pour qu'elles conservent leur un libre arbitre. Si nous ne faisons rien, nous les exposerons également.

M. Dalil BOUBAKEUR : Effectivement, il faut mener une œuvre pédagogique, y compris dans le domaine de l'islam. J'ai reçu des jeunes filles de Mantes-la-Jolie qui voulaient savoir pourquoi je n'étais pas très favorable au port du foulard. Je leur ai demandé ce qu'était le foulard ; elles m'ont répondu que c'était un pilier de l'islam ! Il a fallu que je leur enseigne qu'il y en avait cinq, que le foulard n'en faisait pas partie. Elles ont réagi en avançant que ce devait être le sixième pilier !

J'ai poursuivi, en leur demandant en quelle année de l'Hégire nous étions. Elles croyaient être au XVIIIème siècle de l'islam. Je leur ai recommandé de commencer par faire leurs ablutions et leurs prières. J'ai poursuivi en indiquant que s'il y avait des Sainte-Thérèse d'Avila parmi elles, je les défendrais, mais que, si tel était le cas, l'école laïque n'était pas leur place et encore moins l'école mixte avec leurs blue-jeans. Elles ignorent trop souvent leur propre religion et encore plus les valeurs de leur école : la laïcité entre autres.

M. le Président : Vous voulez dire que ces jeunes filles sont des otages et qu'il convient de les protéger ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Bien sûr. Elles se font les adeptes plus ou moins conscientes d'un militantisme islamique.

M. Jean-Pierre BRARD : Qui leur avait dit de venir vous voir ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Je m'étais rendu à une réunion de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) où j'avais tenu des propos sur la faible importance du port ou du non port du voile dans la religion musulmane où seule compte l'intention (niyah) du « bien-faire » (ihsan) devant Dieu compatissant et miséricordieux. Le Coran (Sourate II, verset 256) dit « point de contrainte en religion ».

Les aventures du voile n'ont pas fini de faire parler d'elles en France. Il faut convaincre les jeunes filles, et l'ensemble de la société, que nous sommes dans le vrai, que la laïcité est une valeur du présent pour la société française, mais aussi pour l'islam. Les défis de l'islam ont trois noms : laïcité, modernité, fondamentalisme. Si nous voulons un islam fondamentaliste, laissons faire ; si nous voulons un islam moderne qui accepte la laïcité et se départisse du problème politique, alors il nous faut lutter à visage découvert avec le fondamentalisme et ne pas faire semblant de l'accepter d'un côté et de le combattre de l'autre.

M. le Président : Vous nous incitez donc à faire une loi.

M. Dalil BOUBAKEUR : Je la souhaite de tout mon cœur. Je suis trop passionné de la France et de la société française pour ne pas examiner toutes les conséquences mais quand je choisis un médicament, j'en mesure tous les avantages et inconvénients.

M. le Président : Vous avez peur des effets secondaires.

M. Dalil BOUBAKEUR : C'est cela.

M. Jacques MYARD : Si nous tardons trop, les effets secondaires ne seront-ils pas pires après-demain ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Certainement. Si l'on s'oriente vers une loi, il vaut mieux aujourd'hui que dans cinq ans. Le facteur temps peut jouer pour ou contre nous. Nous pouvons l'utiliser à former de nouvelles générations. Le foulard recèle des risques. Que faire contre un tel mal sinon des traitements psychologiques ? C'est une véritable obsession, une véritable paranoïa, une fixation. Il n'y a pas à discuter avec des personnes aussi obsédées et formées au fanatisme, au rejet de toute rationalité. Nous avons pour nous la rationalité ; essayons de l'utiliser au maximum pour convaincre, pour former de nouvelles générations et introduire progressivement la fermeté dans l'interdit.

Une loi, oui, pour l'affirmation de la laïcité, au surplus revenons à la loi de 1912-1913 relative aux vêtements scolaires.

M. le Président : Nous la rechercherons.

Vous m'incitez à être plus ferme que je ne le pensais. Vous avez tenu un propos terrible : « Aujourd'hui plutôt que dans cinq ans ». C'est dire que plus nous attendons, plus nous devenons les complices de ce que nous voulons empêcher. La grande faiblesse est d'avoir jusqu'à présent attendu. Dans la mesure où la jurisprudence laisse une interprétation à des personnes qui l'utilisent pour progresser, les défendeurs de la laïcité ne doivent-ils pas, aujourd'hui, juger qu'il est temps de prendre leurs responsabilités et de rester fermes ? Il est peut-être difficile de légiférer ; nous serons sans doute confrontés à des effets secondaires, mais si nous attendons cinq ans, ces effets secondaires risquent de devenir des effets primaires.

M. Robert PANDRAUD : Je me fais l'avocat du diable. Vous voulez protéger les jeunes filles, mais elles font dire par leurs représentants qu'elles ne prennent le voile dans les cités que pour se protéger du harcèlement sexuel, des tournantes et autres. Il est difficile d'avoir une réponse nette sur un problème complexe. Certaines indiquent que quand elles auront vingt ans, elles l'enlèveront, mais qu'elles souhaitent le garder avant leur mariage pour se protéger.

Si nous légiférions, ne donnerions-nous pas l'impression - fausse bien entendu - que nous interférerions dans les problèmes internationaux ? A votre sens, y aura-t-il des interférences internationales qui n'iraient pas dans le sens que nous souhaitons donner à la politique mondiale ?

M. Dalil BOUBAKEUR : C'est très important, M. le ministre.

Dans les cités, je vous répondrai que nul n'interdira quiconque de porter un sari, un voile. Le problème posé est celui de l'école.

M. Robert PANDRAUD : L'école est mixte.

M. Dalil BOUBAKEUR : Nous ne demandons aux filles d'enlever leur foulard qu'à l'école, pas dans la rue.

M. le Président : Bien sûr.

M. Dalil BOUBAKEUR : Nous ne demandons d'enlever le voile qu'à l'entrée de l'école ou, au minimum, à l'entrée en classe. C'est un minimum qui n'est pas ségrégatif. Il faut éviter ce que les Allemands appellent une « démarcation culturelle » à l'intérieur de la classe.

M. Robert PANDRAUD : Etes-vous pour la mixité dans les écoles ? Ce n'est pas là un principe laïque.

M. Dalil BOUBAKEUR : De mon temps, la mixité n'était en vigueur qu'à l'université.

M. le Président : Nous n'allons pas remettre en cause la mixité de l'école publique !

M. Dalil BOUBAKEUR : Le malheur de l'islam est de trop féminiser la femme, de ne voir dans la femme qu'un être faible. Je m'excuse, mais la femme est surtout un être humain au sens fort, si j'ose dire ! Lui attribuer tous les péchés du monde, non ! Les principes d'évolution ont commencé avec le Tanzimat au XIXème siècle et la nahda du XXème siècle. Dans les pays musulmans, ils ont permis aux femmes de prendre de plus en plus part à la vie sociale, scientifique, etc.

M. Jean-Yves HUGON : A la suite du Président et de M. Périssol, j'avais perçu dans vos propos une sorte de contradiction qui s'est estompée au fil de vos déclarations. Je comprends mieux maintenant.

Pensez-vous qu'il y ait aujourd'hui chez les fondamentalistes une volonté de tester la République ?

Que répondez-vous à ceux qui prétendent qu'en interdisant le port du voile, on interdirait l'accès au savoir à ces jeunes filles ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Ce serait faux. La demande de scolarisation des filles musulmanes a été l'une des toutes premières revendications du mouvement féministe de l'islam, illustré par les combats de Houda Sharawi, de Qasim Amine et tant d'autres, comme Tahtaoui en Tunisie. La scolarité est obligatoire. Nous sommes confrontés à deux problèmes : une conviction et l'obligation de scolarisation qui trouverait une solution dans les écoles privées en cas de refus de l'école publique ; or, il n'est pas souhaitable d'augmenter le nombre d'écoles musulmanes ou confessionnelles.

Qu'on le veuille ou non, le foulard est un signe de communautarisme et l'accepter c'est accepter une différence, c'est favoriser les regroupements, c'est favoriser le communautarisme comme en Angleterre. Cela violerait un deuxième principe, celui de la République. Notre République vit sur un principe d'intégration des individus et de non-reconnaissance des communautés, bref du « vivre ensemble ».

J'ai défendu cette vision de la France quand M. Debré était ministre. Je m'étais alors rendu en Malaisie avec l'autorisation et l'appui des Affaires étrangères où les produits français étaient boycottés au prétexte que la France interdisait le foulard et qu'elle était, de ce fait, suspectée d'être anti-musulmane. J'ai expliqué et répété que la France est le pays des droits de l'homme, des libertés et de la non-ségrégation, que tout le monde peut porter le foulard en France, sauf à l'école qui présente un cas particulier. L'histoire de notre pays est ainsi faite. Au surplus, la majorité des musulmans est de sensibilité laïque et reste indifférente au problème du voile. L'écrasante majorité de nos filles n'est pas concernée.

La solution passerait donc par la loi. A mon avis, c'est le dernier recours quand on a utilisé tous les autres. Nous sommes face à une opinion publique française qui, sur ce sujet, risque de se déchaîner. N'avons-nous pas encore un petit peu de marge de manœuvre avant d'utiliser cette arme absolue ?

M. le Président : Nous avons des marges de manœuvre, mais vous le précisiez vous-même : mieux vaut aujourd'hui que dans cinq ans. Cette phrase sonne dans ma tête comme un gong.

Mme Martine DAVID : Il eût été préférable d'intervenir en 1989 !

Mme Martine AURILLAC : Je ne suis pas tout à fait de l'avis de M. Hugon. La relative contradiction qui émaillait le début de vos propos ne s'est pas totalement estompée. Nous sommes tous d'accord sur le diagnostic, mais je ne vois guère la thérapie que vous souhaitez, ou plutôt, je vois la marque d'une très grande tolérance mais aussi le souci de ne pas compliquer la situation.

Le facteur temps présente un caractère ambigu, vous prônez la pédagogie mais celle-ci prend du temps et vous dites aussi qu'il est trop tard. Etes-vous alors très favorable à une loi immédiate ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Comment vous dire non, chère madame ! Mais réfrénons nos envies. Il convient de parler en termes de responsabilité plus qu'en termes de velléités ou de volontarisme. Où en sommes-nous ? Depuis des années, je suis aux prises avec les problèmes de l'islam en France. L'introduction insidieuse des fondamentalistes est ancienne ; j'ai vu le premier bureau de la Ligue islamique se constituer dans les années 75-76 avec l'aval des autorités. La ligue islamique mondiale s'est installée en France avec le soutien de l'Arabie ; or l'Arabie est un Etat considérable du point de vue politique, financier, pétrolier, militaire, etc. Que peuvent faire les libéraux qui hurlent contre le wahhabisme, forme anachronique, rétrograde et inacceptable ? On tue des gens, on décapite ou coupe des mains, on pratique l'esclavage, on épouse des petites filles de huit ans ! Moyennant quoi, ces gens ont pignon sur rue et signent des traités internationaux et de beaux livres sur les droits de l'homme, ils financent des congrès sur la tolérance et finiront par être dépassés par d'autres plus extrémistes qu'eux !

La réalité est telle que je crains pour la France une stigmatisation, une désignation du doigt. Car ces gens sont puissants et sont partout : en Europe, en Amérique, en Angleterre, pour ne parler que des pays occidentaux. Mon souci est de préserver un pays que j'aime, ses lois, sa structure, sa laïcité contre un tollé. Nous avons à faire face à un rapport de forces qu'il faut évaluer. Sommes-nous sûrs que notre opinion est pour une loi ferme ? Nous aurons la presse contre nous.

M. le Président : Je vous entends. Toutefois, les grandes lois n'ont-elles pas été faites par des législateurs courageux ? Nous avons tous conscience des difficultés mais il y a un moment où il faut réagir, sinon nous nous faisons complices d'une désagrégation de l'Etat.

Mme Michèle TABAROT : Ne pensez-vous pas que c'est là un premier signe fort vis-à-vis des fondamentalistes ? Après le 11 septembre, vous espériez une réaction et une prise de conscience. A partir de ce premier texte, nous pourrions déjà émettre un signe fort sur la volonté de la République.

M. Dalil BOUBAKEUR : Je serai le premier à le défendre. En filigrane, mon vœu est que nous arrêtions cette mascarade religieuse qui s'étend artificiellement sur le monde de l'islam et qu'enfin une réflexion en France rejoigne le rationalisme.

M. Éric RAOULT : Nous avons de la chance d'avoir quelqu'un comme M. Dalil Boubakeur à la tête du CFCM. Il nous faut l'aider pour que les musulmans s'aident eux-mêmes.

L'opinion française croit qu'avec une loi, il y aura moins de voiles à l'école et dans la rue. L'ambiguïté est là. N'est-il pas possible de faire porter le message selon lequel on peut porter le voile dans la rue et pas à l'école ? Il faut aider le recteur, mais il faut aussi que les musulmans fassent passer ce message à l'intérieur du comité.

Pour reprendre votre thème, M. le recteur, pouvons-nous convaincre plutôt que contraindre et, à côté de la loi, peut-il y avoir une information dans la communauté en train de se construire ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Le CFCM s'est réuni à partir d'un problème de voile posé à Lyon. L'ensemble du comité est monté au créneau et seules deux voix sur une trentaine ont considéré que le voile n'était guère important.

Un problème ainsi posé risque de faire éclater le conseil. Voilà pourquoi, parce que nous avons voulu maintenir le conseil dans sa forme actuelle, nous n'avons pas voulu avec le ministre aborder le fond du problème. Mais je connais la position des principales organisations du conseil, à savoir le FNMF et l'UOIF. M. le ministre Sarkozy est simplement venu rappeler qu'il fallait enlever le voile pour la photo sur la carte d'identité, et ce faisant il a soulevé un tollé ! De là, le problème du voile s'est à nouveau posé - et avec quelle virulence ! -, parce que l'on assiste à la notoriété, à la « notabilisation » d'organisations, qui ne savaient pas jusqu'alors ce qu'elles représentaient. Elles représentent un terrain majoritaire de par les critères que l'on a mis en place. Je me lamente terriblement d'une évolution dont je suis la première victime.

M. le Président : Si jamais nous interdisions le port de signes religieux à l'école publique, faudrait-il étendre cette interdiction aux écoles privées sous contrat ?

M. Dalil BOUBAKEUR : Si elles reçoivent de l'argent de l'Etat, ce dernier est tout à fait en droit de le demander.

M. le Président : Monsieur le recteur, je vous remercie.

Audition conjointe de
M. Fouad ALAOUI, vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM), secrétaire général de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF)
et de M. Okacha Ben Ahmed Daho, secrétaire général adjoint de l'UOIF


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,

Puis de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. le Président : Messieurs, merci de nous consacrer quelque temps ; nous y sommes très sensibles.

Nous nous interrogeons sur tous les signes religieux à l'école et, sur ce point, nous aimerions vous poser un certain nombre de questions. La première est la suivante : le port du voile est-il une obligation du coran pour les femmes ?

M. Fouad ALAOUI : C'est une prescription religieuse.

M. le Président : Cela fait-il partie des cinq piliers de l'islam ?

M. Fouad ALAOUI : Non, le port du foulard n'est pas un pilier de l'islam.

M. le Président : Ce n'est donc pas un péché.

M. Fouad ALAOUI : Ne pas se conformer à cette prescription fait partie des péchés, mais il y a le fait de pécher et la liberté personnelle. Il revient à la personne elle-même, librement, de se conformer à la prescription religieuse.

M. le Président : Une musulmane peut donc se dispenser de porter un voile.

M. Fouad ALAOUI : C'est son libre choix.

M. le Président : Dans votre pratique de l'islam, êtes-vous favorable ou non à l'égalité entre l'homme et la femme ?

M. Fouad ALAOUI : Pour nous, musulmans, l'égalité est un principe religieux, un principe acquis : il n'existe nulle différence entre l'homme et la femme.

M. le Président : Toutefois, à partir du moment où une femme porte un voile, elle marque sa différence.

M. Fouad ALAOUI : C'est une particularité concernant la tenue vestimentaire des femmes, comme il existe des particularités concernant la tenue vestimentaire des hommes.

M. le Président : Vous considérez le voile comme un élément vestimentaire.

M. Fouad ALAOUI : De même qu'il existe pour l'homme des obligations vestimentaires.

M. le Président : Il ne s'agit donc pas d'un instrument religieux.

M. Fouad ALAOUI : Ce n'est pas pour moi un signe religieux. Les signes religieux concourent à un certain prosélytisme. A travers ces signes, on veut montrer que l'on est pratiquant, alors que dans la théologie musulmane, lorsque l'on pratique une prescription religieuse musulmane avec une volonté de prosélytisme, la prescription religieuse perd de son sens théologique.

M. le Président : Vous n'êtes donc pas favorable au port du voile ?

M. Fouad ALAOUI : Je suis pour le port du voile, à titre de liberté individuelle. La personne décide elle-même, en libre conscience, choisit ou non de le porter. Personne n'a le droit de stigmatiser les femmes, en l'occurrence musulmanes, qui décident librement de ne pas le porter. En effet, elles ne sont pas moins musulmanes que les autres.

M. le Président : Etes-vous favorable à l'école laïque ?

M. Fouad ALAOUI : Je suis un fervent défenseur de l'école laïque.

M. le Président : Par conséquent, vous n'êtes pas choqué si l'on interdit le port du voile dans une école publique ?

M. Fouad ALAOUI : Cela dépend de quelle laïcité on parle. La laïcité c'est la liberté de conscience, la liberté personnelle et religieuse. La laïcité garantit ces libertés.

M. le Président : Porter un signe religieux de manière visible ou ostentatoire, n'est-ce pas provoquer la personne qui ne pratique pas la même religion ?

M. Fouad ALAOUI : Tout signe, s'il est ostentatoire, provoque l'autre s'il n'est pas d'accord - tout signe, pas seulement religieux.

M. le Président : La laïcité est de faire en sorte que chacun puisse choisir et pratiquer la religion de son choix et ne pas provoquer l'autre en la pratiquant.

M. Fouad ALAOUI : J'en suis d'accord.

M. le Président : Donc, à l'école, au sein de l'établissement public où se mêlent des garçons et des filles juifs, musulmans, catholiques, protestants, il est préférable d'interdire tout port de signes visibles si l'on veut éviter les provocations comme les affrontements et si l'on veut faire respecter l'égalité entre garçons et filles.

M. Fouad ALAOUI : Si le postulat de départ est valable, la conclusion ne constitue pas, selon moi, la solution. Pour ce qui est de la tenue vestimentaire, y compris si elle a une portée religieuse, l'absence de prosélytisme doit être garantie et la tenue portée ne pas présenter un caractère ostentatoire.

Revenant aux prescriptions musulmanes sur la tenue vestimentaire, il appartient aux musulmans d'adapter leur tenue vestimentaire pour éviter ce caractère ostentatoire.

M. le Président : Ne considérez-vous pas que le voile porté par une jeune fille dans une classe de vingt-cinq enfants est ostentatoire ?

M. Fouad ALAOUI : Non.

M. le Président : Le fait ne peut-il générer des réactions ?

M. Fouad ALAOUI : Bien sûr, mais parle-t-on dans l'absolu ou de tel signe et de tel vêtement susceptibles de générer une réaction négative ? On ne peut jamais garantir totalement l'absence de réaction. Les réactions naissent d'une éducation. Au sein de la société, nous devons nous accepter, mutuellement, tel que nous sommes.

M. le Président : Le fait pour une jeune fille musulmane de porter le voile n'est-il pas ostentatoire vis-à-vis d'une autre jeune fille musulmane qui, elle, ne le porte pas ?

M. Fouad ALAOUI : Je ne le pense pas. C'est au comportement que le fait doit être jugé.

M. le Président : Que des garçons dans une classe portent la kippa vous gêne-t-il ?

M. Fouad ALAOUI : Absolument pas.

Mme Martine DAVID : Si le voile n'est pas un signe religieux, qu'est-ce donc ?

M. Fouad ALAOUI : C'est une prescription religieuse.

Mme Martine DAVID : Nous ne nous comprenons pas bien. Si le voile n'est pas un signe religieux, pourquoi les jeunes filles le portent-elles et que signifie-t-il ?

M. Fouad ALAOUI : C'est pourquoi la précision des termes est importante. Lorsque l'on parle de « signes religieux », cela signifie qu'on porte un signe pour montrer que l'on est de confession musulmane, catholique, athée ou d'une autre orientation philosophique.

Dans la question qui nous occupe, que l'on appelle « le foulard islamique »...

M. le Président : Nous ne traitons pas du seul foulard islamique, mais de tous les signes religieux.

M. Fouad ALAOUI : Il faut faire la différence entre une personne qui porte un signe religieux dans le but de faire du prosélytisme, c'est-à-dire pour montrer qu'elle appartient à telle confession religieuse...

M. le Président : La religion est une donnée personnelle, relève d'une démarche intérieure personnelle.

M. Fouad ALAOUI : Rien n'empêche qu'elle ait une visibilité.

M. le Président : La religion est une démarche intérieure ; on est croyant, on a la foi. Nous la portons en nous.

Dès lors que dans une classe, untel marque un signe à l'égard des autres, n'est-ce pas du prosélytisme ?

M. Fouad ALAOUI : Il ne s'agit pas de marquer son appartenance, mais de pratiquer sa religion.

M. le Président : Vous avez expliqué à Mme David que le port d'un voile n'était pas un signe religieux. Le fait de le porter c'est montrer que l'on veut provoquer l'autre.

M. Fouad ALAOUI : M. le Président, vous sollicitez notre avis.

M. le Président : J'essaye de comprendre.

M. Fouad ALAOUI : C'est un débat public. De ces questions, on entend parler jour et nuit.

Lorsque les musulmanes décident de pratiquer leur religion, de leur point de vue, elles ne se placent pas dans une démarche d'ostentation ni de prosélytisme, simplement de liberté religieuse. Il faut le comprendre ainsi.

Mme Martine DAVID : Admettez-vous que des enfants à l'école aient le droit de ne pas croire en une religion ?

M. Fouad ALAOUI : Bien sûr.

Mme Martine DAVID : Ces enfants ont-ils droit à leur liberté individuelle et à leur liberté de conscience, à ne pas être exposés à une cohabitation avec des personnes portant des signes religieux ? Il faut aussi inverser les choses et ne pas se situer sur le seul terrain d'une croyance, car la non-croyance aussi existe. Et la laïcité c'est d'abord cela ! Nous n'avons pas sur ce point la même interprétation des principes et surtout pas de la laïcité.

M. Fouad ALAOUI : Je vous retourne votre propos : comprendre la démarche de l'autre.

Mme Martine DAVID : Des règles existent à l'école !

M. Fouad ALAOUI : Si elles étaient tranchées, nous ne serions pas là en train d'en discuter et cette mission ne serait pas réunie pour entendre le point de vue des uns et des autres !

Mme Martine DAVID : Je veux me situer de tous les points de vue. Je ne vous entends pas dans cette démarche intellectuelle.

M. Fouad ALAOUI : Je respecte la liberté des autres ; je demande en conséquence que les autres respectent ma liberté. Avoir une visibilité religieuse ne signifie pas que j'interfère dans votre champ personnel. Sur ce point, je ne suis pas d'accord.

M. Jean-Pierre BRARD : Les règles n'ont-elles pas été tranchées ou bien sont-elles remises en cause ?

Vous semblez penser que pour interpréter la notion de liberté religieuse, chaque fidèle a qualité pour définir les modalités d'application. Telle n'est pas la loi de la République.

Pouvez-vous nous confirmer qu'en cas de prescription légale, les fidèles sont déliés de l'obligation de pratiquer, y compris de porter le voile dans le cas particulier, dans la mesure où, si je suis bien informé, le non-port du voile ne fait pas partie des 70 péchés ?

Si une loi est votée, quelle sera votre expression publique ? Serez-vous fidèle aux engagements que vous avez pris, c'est-à-dire soutiendrez-vous la décision du législateur et respecterez-vous l'usage républicain ou vous exprimerez-vous contre ?

M. Fouad ALAOUI : Vous posez la question de savoir si les règles sont tranchées ou en cours d'élaboration.

M. Jean-Pierre BRARD : Remises en cause.

M. Fouad ALAOUI : Le débat s'est installé au sein de la République. Il s'agit d'apporter des réponses, non de trancher dans tel ou tel sens. Il est de notre rôle à tous, hommes politiques, acteurs sociaux, organisations actives de la société civile, de nourrir ce débat et d'être attentifs aux propos de chacun. J'ai été très attentif à ceux de Mme David. Il faut l'écouter et y réfléchir sérieusement.

Si une loi devait au final trancher dans tel ou tel sens, chacun d'entre nous serait tenu de s'y conformer. La question pour moi ne se pose pas. Je n'ai pas de problème relatif à la loi, mais nous nous situons en cours d'élaboration de la loi. C'est un temps où je puis m'exprimer, où je dis ce que je pense.

M. le Président : Vous intervenez dans le processus d'élaboration de la loi pour livrer votre point de vue - et c'est tout à fait normal. Mai si une loi interdisait dans les établissements publics tout port visible de signes religieux, comme tout bon républicain ou tout bon laïc, vous respecteriez cette loi et vous n'appelleriez pas à s'opposer à cette loi ?

M. Fouad ALAOUI : Ma démarche républicaine s'inscrit dans le sens que vous indiquez, M. le Président, mais si une loi est adoptée, rien ne m'empêche de dire qu'elle est injuste avec moi. C'est une liberté.

M. le Président : En France, nous pratiquons une très grande liberté. La limite c'est d'aller à la désobéissance de la loi.

M. Fouad ALAOUI : Nous nous inscrivons dans le cadre d'un débat républicain démocratique. En attendant la législation éventuelle, je l'ai dit au cours de notre congrès du Parc des expositions du Bourget, je considère qu'il est obligatoire pour les musulmans de se conformer à la loi. C'est une obligation religieuse. Dans le même temps, il est du rôle du citoyen de confession musulmane de dire ce qu'il pense. Si une disposition législative ou juridique lui est défavorable, il est de son droit de dire aux hommes politiques, aux décideurs, au législateur, à la société civile que telle disposition est perçue par lui comme défavorable. Il utilise ainsi toutes les voies légales, sans pour autant recourir à la désobéissance civile.

M. Eric RAOULT : M. le secrétaire général, que pensez-vous de ce qui se passe actuellement à Aubervilliers, où deux jeunes filles ont souhaité porter le voile dans une configuration religieuse peu précise ? Quelle est la position de l'UOIF sur ce dossier ?

M. Fouad ALAOUI : Depuis 1989, nous considérons qu'il est de notre rôle de défendre ces jeunes filles après nous être assurés de trois garde-fous.

Premièrement, l'absence d'ostentation. Les jeunes filles ne doivent pas se proclamer musulmanes au sein des établissements scolaires pour ensuite essayer d'influer ouvertement sur les autres car cela relève de l'entrave à la liberté de conscience du voisin.

Deuxièmement, nous vérifions que ces jeunes filles ne font l'objet d'aucune contrainte, que ce soit de la part des parents, d'associations, de « frères » ou de « sœurs ». Elles doivent agir de leur libre initiative, en toute liberté.

Enfin, troisième garde-fou, il ne doit pas y avoir de troubles à l'ordre public, d'appel à manifestation dans les établissements scolaires ou autres lieux.

Dès lors que nous avons la garantie qu'il s'agit d'une démarche individuelle, désintéressée, nous intervenons pour défendre cette liberté que nous considérons comme personnelle et religieuse de la jeune fille.

M. le Président : Pensez-vous qu'une petite fille de 12 ans puisse avoir une démarche religieuse personnelle, libre, déconnectée de la pression de sa famille ou de l'environnement ?

M. Fouad ALAOUI : En général, les jeunes filles de 12 ans n'entrent pas dans le cadre de cette prescription religieuse.

M. le Président : A partir de quand est-on libre ?

M. Fouad ALAOUI : De la puberté.

Nous avons été très étonnés d'entendre parler de jeunes filles de 10, 11 ou 12 ans, portant le voile.

M. le Président : Etes-vous contre ?

M. Fouad ALAOUI : Cela fait partie des traditions, ce n'est pas un acte religieux.

Obliger une jeune fille à porter le voile n'est pas conforme à la religion musulmane, car il ne s'agit pas d'obliger. Par ailleurs, que ce soit à l'école primaire ou au cours des premières années du collège, les jeunes ne sont généralement pas concernés par la prescription religieuse.

M. le Président : Selon vous, avant la puberté, le port d'un voile ne peut en aucun cas être considéré comme l'expression d'un signe religieux ou d'une prescription religieuse.

M. Fouad ALAOUI : Je signe avec les deux mains !

Mme Patricia ADAM : Vous dites, M. Alaoui, que le voile est une prescription religieuse vestimentaire. J'aurais souhaité que vous en disiez plus. Que cela signifie-t-il ?

M. Fouad ALAOUI : Parmi les prescriptions religieuses de la religion musulmane, il en est une qui demande à la jeune femme pubère de couvrir ses cheveux par n'importe quel moyen, le foulard n'étant pas le seul. Une fois cela décrété, nous ne pouvons l'obliger à le faire. En tant que religieux, je ne peux pas parler au nom de la religion musulmane, je peux simplement donner l'avis de l'islam si elles le souhaitent.

Nous sommes convaincus que cette tenue vestimentaire ne peut en aucune manière empêcher l'émancipation de la femme, ni son action sociale, ni son intervention dans le champ social, politique ou autre.

M. le Président : Arrêtons l'hypocrisie ! Pensez-vous qu'inciter, favoriser, voire accepter, qu'une jeune fille porte le voile à l'école revient à favoriser son émancipation ?

M. Fouad ALAOUI : J'en suis convaincu.

M. le Président : Pensez-vous que c'est rendre service à une jeune fille de 15 ou 16 ans que de l'accepter dans un collège entièrement voilée parmi d'autres jeunes adolescents, que cela permette son épanouissement et son intégration ? N'est-ce pas un repli communautaire inacceptable ?

M. Fouad ALAOUI : Qu'entendez-vous par « entièrement voilée » ?

M. le Président : Etre différente des autres, porter un foulard alors que personne d'autre n'en porte, être identifiée par sa religion. Lorsqu'on regarde les garçons et les filles d'une classe, on ne peut déterminer, et je ne le souhaite pas, s'il ou elle est juif, catholique, protestant, athée, alors qu'en l'occurrence, on dit : « Tiens, elle est musulmane. » A partir du moment où certains ont cette démarche, ce n'est pas un service rendu à cette jeune fille.

M. Fouad ALAOUI : Je précise que les obligations dans la religion musulmane ne sont pas de même nature ni du même degré. Je ne peux mettre l'obligation de la tenue vestimentaire qu'est le voile sur le même pied que l'obligation de la prière. C'est entre le ciel et la terre !

Contrairement aux cinq piliers de l'islam, la tenue vestimentaire n'est pas un critère déterminant si la femme est ou non une bonne musulmane. Nous ne sommes pas dans la configuration des 70 péchés évoquée par M. Brard. D'ailleurs, j'aimerais que l'on me dise ce que sont les 70 péchés dans la théologie musulmane

Il est nécessaire de faire comprendre à tous, y compris à l'ensemble de la communauté musulmane en tant que communauté de foi, que ce n'est pas le fait de porter ou non cette tenue vestimentaire qui fait de la femme une bonne ou une mauvaise musulmane. Se pose toute la question du comportement, de l'attitude à avoir et de l'investissement social, qui est beaucoup plus important. Je voudrais que l'on respecte la liberté d'une jeune fille au moment où elle décide de s'appliquer une injonction religieuse. Sinon, cela reviendrait à remettre en cause le principe de la liberté religieuse institutionnellement reconnue.

M. Jean-Pierre BRARD : La liberté religieuse prime sur les autres libertés ?

M. Fouad ALAOUI : Non, elle ne prime pas, mais c'est une liberté.

Nous parlons de l'école, mais il est des dossiers qui s'appliquent à la fonction publique. Si on retire la liberté religieuse à une femme ou à un homme - car certaines prescriptions s'appliquent à l'homme -, ils demanderont pourquoi on leur parle de liberté religieuse au sein de la République.

M. Jean-Pierre BRARD : Il existe des lieux de culte.

M. Fouad ALAOUI : La liberté serait alors cantonnée à la sphère privée ? C'est une lecture, mais ce n'est pas « la » lecture.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas la vôtre.

M. Jacques MYARD : M. Alaoui, je n'ai pas compris la différence que vous faisiez entre « prescription religieuse » et « signe religieux ». Vous devez être très fort en casuistique jésuitique ! En effet, je ne saisis pas la différence entre « ce n'est pas un signe religieux » et « c'est une prescription religieuse ».

Qu'est-ce que pour vous un signe religieux ostentatoire ? Vous êtes d'accord sur le fait qu'il ne doit pas y en avoir. Vous avez lié cela aux troubles à l'ordre public.

Dans une société comme la société française, riche de son histoire, comme d'autres d'ailleurs, la loi religieuse doit-elle faire plier la loi civile ? C'est une interrogation fondamentale.

La question du voile se pose, mais d'autres questions nous interpellent dans l'école. Donnez-vous raison à un musulman qui n'a pas voulu que sa femme soit interrogée par un homme à une épreuve du baccalauréat ?

M. Fouad ALAOUI : Je comprends très bien que les députés se posent ce type d'interrogation car elles se posent dans la société et suscitent l'inquiétude. Elles font suite à des comportements que l'on tend à lier à la religion musulmane. A cela je réponds que beaucoup de comportements sont sans rapport avec la religion musulmane, mais finissent par se greffer à elle. Vous citez le cas d'une femme qui ne veut pas être interrogée par un homme. J'aimerais que l'on me dise sur quelles prescriptions religieuses se fonde un tel propos. Je ne trouve pas. Je pose la question à ceux qui disent « il faut ». Lorsque nous avons été sollicités sur ce point, nous avons répondu que l'on était en plein délire ! Nous n'avancerons jamais qu'une femme doit refuser d'être interrogée par un homme, sauf à décréter la non-mixité partout ! Aucune prescription religieuse dans l'islam n'interdit la mixité. Sur cette question, il ne subsiste aucune ambiguïté dans mon esprit.

Le signe religieux n'a pas un caractère obligatoire ; il traduit le souhait de se sentir plus musulman, plus catholique, plus juif. La croix, la main de fatma sont des signes, mais n'ont pas de consonance religieuse en terme de prescription. La prescription religieuse se réfère à des textes - en l'absence de texte évoquant la prescription religieuse, on ne peut décréter que c'est une prescription - alors qu'un signe religieux relève de la tradition, de l'histoire.

On a parlé des signes « ostentatoires », à l'instar du foulard mais les formes que peut revêtir l'ostentation sont diverses.

Il y a le nikab, qui cache totalement le visage. C'est là une interprétation des textes religieux à laquelle nous n'adhérons pas au sein de l'UOIF. Nous ne considérons pas comme nôtre cette lecture du texte sacré musulman, c'est-à-dire le coran et la tradition prophétique : le fait pour une femme de cacher son visage n'est pas une prescription religieuse. C'est une pratique en liaison avec le bagage culturel et l'histoire, qui, s'il peut être valable dans un autre contexte, ne l'est pas dans le nôtre.

La loi religieuse doit-elle faire plier la loi civile ? Cela ne me vient même pas à l'esprit, sinon je ne serais pas favorable à la laïcité. La laïcité, c'est la non-intervention du politique dans le religieux et la non-intervention du religieux dans le politique et ce n'est pas le religieux qui dicte la loi. Il n'en demeure pas moins que des débats s'instaurent dans la société.

M. Pierre-André PERISSOL : M. Alaoui, vous avez développé tous les arguments en faveur de la liberté de porter le voile si une jeune fille le souhaite. Allons un peu plus loin. L'école dispense des cours de gymnastique qui réclament une tenue spécifique, des cours de natation mixtes qui impliquent le port du maillot de bain ; enfin, l'école dispense des cours de sciences et vie de la terre. Des jeunes filles refusent d'assister à certains de ces cours. Face aux réactions manifestées à l'encontre de ces cours, que préconisez-vous ? De se mettre en maillot de bain, de se rendre à la piscine avec les garçons et d'assister à tous les cours de sciences et vie de la terre (SVT) ? Ou, au contraire, développez-vous les mêmes raisonnements sur le respect de la liberté et de son usage ? Vous indiquez que le port du voile n'est pas une prescription religieuse. Malgré tout, il y a un respect de la personne. Quelles réponses donnez-vous ?

M. Fouad ALAOUI : S'agissant des cours de gymnastique, les mesures de sécurité sont obligatoires pour tous. Je reste dans ma démarche intellectuelle de respect de la liberté religieuse au sein de l'école. Ce principe peut être adapté aux cours de gymnastique afin d'empêcher tout danger pour la fille ou le garçon qui exerce une liberté en termes vestimentaires. Je pense que c'est très possible.

M. Pierre-André PERISSOL : Comment cela se traduit-il concrètement ?

M. Fouad ALAOUI : Par une adaptation de l'habit. Le problème est celui de se couvrir les cheveux : il y a mille et une façons pour la femme de le faire sans que cela n'entrave son cours de gymnastique. Aucun autre problème ne se pose.

Pour les cours de piscine, je reste dans ma logique. Le problème d'ailleurs se pose aussi bien pour la jeune femme que pour le jeune homme musulman pratiquant. La jeune fille peut avancer ses convictions religieuses, sa liberté personnelle lui interdisant de montrer son corps. Etre obligée de se rendre à la piscine en maillot lui pose problème du point de vue de la pudeur, de sa liberté personnelle. Elle demande donc que l'on soit à l'écoute de son problème.

Mme Patricia DAVID : Ce n'est pas cela la laïcité !

M. Pierre-André PERISSOL : Quelle réponse faites-vous à une jeune fille qui vous dit qu'elle ne peut se mettre en maillot, car cela atteint à sa pudeur, à sa religion, à sa liberté ?

M. Fouad ALAOUI : Je lui dis d'exprimer son désarroi, son problème au corps enseignant et à l'institution scolaire.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous ne l'enjoignez donc pas à assister à son cours de natation ?

M. Fouad ALAOUI : Je ne peux pas lui dire de ne pas y aller, car cela serait susceptible de porter préjudice à toute sa scolarité. Je ne peux pas remettre en cause sa scolarité pour un cours de piscine, mais je peux lui conseiller de faire part de son problème à l'institution scolaire.

Mme Patricia DAVID : Quelle est la solution ?

M. Fouad ALAOUI : Rien n'empêche que les cours de piscine soient optionnels.

M. Jean-Pierre BRARD : Les cours de SVT également ? Le darwinisme aussi est à option ?

M. Fouad ALAOUI : Ce n'est pas la même chose. J'ai suivi un cursus universitaire ; je connais les cours, cela ne nous a jamais posé problème. Je pense que les cours de SVT ne posent aucun problème aux musulmans de France. Ceux qui refusent d'assister à tel ou tel cours se fondent sur une interprétation personnelle qui n'a aucun fondement religieux. Il suffit de se référer à ce qui se passe dans les pays musulmans. Les cours de SVT y sont enseignés et jamais il n'y a eu de contestation sur cette question. Je le dis en toute clarté : s'agissant des programmes scolaires, aucun problème ne se pose du point de vue religieux, musulman.

Mme Patricia DAVID : Sauf la piscine.

M. Fouad ALAOUI : Je pense qu'il n'y a pas de mal à ce que les cours de piscine soient optionnels pour ceux qui le demandent.

M. Jean-Pierre BRARD : Ce n'est pas à vous de décider !

M. Fouad ALAOUI : Ai-je dit « je décide » ? Non, j'ai dit « je pense ».

M. Lionnel LUCA : Vous avez indiqué qu'il y avait des prescriptions pour les garçons. Quelles sont-elles ?

M. Fouad ALAOUI : Il leur est demandé de ne pas montrer l'espace qui sépare le nombril du genou.

M. Lionnel LUCA : Je reviens sur le terme d'identification. Vous avez indiqué que le voile était une prescription religieuse, non un signe religieux, que ce n'était pas ostentatoire, que ce n'était pas du prosélytisme. Mais, que vous le vouliez ou non, le voile est aujourd'hui identifié à la religion musulmane. C'est dire que celle qui porte le voile est clairement affichée dans ses convictions religieuses. Le fait de l'affichage n'est peut-être pas un élément de prosélytisme actif, mais à tout le moins passif, dans la mesure où on peut le voir, donc compter ceux qui adhèrent par rapport à ceux qui refusent le port d'un signe ou par rapport à d'autres personnes de diverses croyances. Dans la pratique, il y aura donc identification du fait de l'affichage. S'il n'est pas actif, il peut être passif. Comment considérez-vous cet aspect « actif-passif » ?

Enfin, séparez-vous la sphère privée de la sphère publique ? Rien n'interdit à une personne de pratiquer sa religion, d'avoir sa prescription religieuse dans sa sphère privée. Dès lors où nous sommes dans un lieu public, il n'appartient pas de s'afficher dans sa pratique vis-à-vis de ceux qui ne pratiquent pas ou qui sont d'une autre confession.

M. Fouad ALAOUI : Le voile est identifié à la religion musulmane, je n'y puis rien, comme toute prescription religieuse et pas seulement musulmane qui a une certaine visibilité. La croix, la kippa sont visibles.

M. Lionnel LUCA : Il est plus facile de camoufler une croix. J'en porte une aujourd'hui, mais personne ne la voit.

M. Fouad ALAOUI : Cela pour vous dire que je n'y puis rien.

Nous sommes placés devant un phénomène nouveau dans notre société qui est celle de la visibilité de la pratique religieuse musulmane. Il faudrait pouvoir réfléchir à cette visibilité, la travailler en commun afin d'aboutir à des adaptations nécessaires où le bon vivre ensemble prédomine.

J'en viens à la question du prosélytisme passif, en précisant une nouvelle fois que le prosélytisme est une démarche volontaire : « je fais pour... ». La prescription religieuse musulmane, si elle devait revêtir cet aspect volontaire, perdrait de son sens, puisqu'il s'agit d'une relation entre l'homme et Dieu.

Sur la notion du passif et de l'actif, je prendrai un exemple : le jeûne du mois de ramadan est une pratique religieuse, elle est personnelle. Dans le cadre social, elle a une visibilité. Pourtant, c'est passif. Il ne s'agit pas d'un appel. Les enfants, lorsqu'ils se côtoient à l'école, savent que les enfants musulmans font le jeûne du mois de ramadan. Dans la question du prosélytisme passif, ce qui compte c'est son impact sur le champ social. Nous devons y travailler et y réfléchir.

Au sujet de la sphère privée/sphère publique, il existe une différence d'appréciation sur la notion de sphère privée. D'aucuns considèrent que la sphère privée est un « chez soi », relève de l'intime. Je ne me place pas dans cette interprétation.

M. Jacques MYARD : Cela va-t-il jusqu'à dire qu'au milieu d'un cours d'anglais des enfants musulmans feront la prière, car il s'agit d'un pilier de l'islam ?

M. Fouad ALAOUI : Non.

M. Jacques MYARD : Vous voyez bien qu'il y a des limites.

M. Fouad ALAOUI : Notre temps étant limité, je vous remettrai un texte, dans lequel j'explique la notion de « l'islam de France ». Nous prévoyons une adaptation des pratiques dans le contexte non musulman. Il nous appartient de décider jusqu'à quel degré l'adaptation est possible.

M. Martine DAVID : C'est aux femmes de décider.

M. Fouad ALAOUI : Par « nous », j'entends les musulmans, hommes et femmes.

Des adaptations sont prévues qui facilitent aux musulmans leur pratique religieuse afin qu'ils ne soient pas confrontés à une situation de contrainte permanente au sein de la société. Je puis faire une dissertation sur le nombre d'adaptations que nous avons prévues. La plus importante, et non des moindres, est celle de la prière collective du vendredi, qui est obligatoire, comme l'est la messe du samedi ou celle du dimanche. Lorsque l'horaire d'été intervient, à partir de la fin du mois de mars jusqu'à la fin du mois d'octobre, la prière tombe vers 14 ou 15 heures, alors que les gens sont au travail. Nous avons adopté un avis théologique qui s'applique dans toutes les mosquées affiliées à l'UOIF sur l'ensemble du territoire français, aux termes duquel on peut avancer l'heure de la prière du vendredi, qui est obligatoire, à 13 heures, sur une plage horaire où l'on ne travaille pas. Cet avis a permis à l'ensemble des musulmans d'être en paix avec eux-mêmes. Notre souci est de permettre aux musulmans de pratiquer dignement leur religion en harmonie avec la société et de prévoir les aménagements possibles qui favorisent leur pleine insertion. C'est un travail qui ne se décrète pas ; on ne peut le faire du jour au lendemain. Nous essayons de l'entreprendre.

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, nous vous remercions.

Audition de M. Mohamed BECHARI,
vice-président du Conseil français du culte musulman (CFCM),
président de la Fédération nationale des musulmans de France (FNMF)


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Monsieur Bechari, merci de votre présence. M. le Président Debré, rappelé en séance, m'a demandé de vous saluer.

Je propose, en introduction à notre débat, que vous nous disiez si le port du voile est une obligation du Coran pour la femme ?

M. Mohamed BECHARI : Je suis très honoré de me trouver parmi vous sur un sujet qui se révèle plus une question de société qu'une question purement religieuse.

Pour répondre à votre question, tout un lexique est véhiculé par les médias qui utilisent des termes sur lesquels on a encore du mal à mettre des définitions : le voile, le foulard, le hidjab, le nikab. Il y a trois semaines, j'ai été à l'origine d'une proposition visant à la constitution d'une commission théologique spéciale au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM) pour aborder cette question car des débats contradictoires ont été ouverts au sein de la communauté musulmane, sur la question de savoir si le foulard est ou non inscrit dans le Coran.

Selon les lectures connues jusqu'à maintenant, le hidjab entre dans le dogme musulman. La question posée au sein du CFCM porte sur une éventuelle opposition entre une pratique religieuse et les lois de la République. Une orientation apparaît à l'heure actuelle : aucune organisation ne s'affiche comme opposée aux lois de la République. Si donc une loi anti-foulard devait être votée par l'Assemblée nationale, quelle position le CFCM prendrait-il demain ?

Je suis un peu étonné que les divers courants du CFCM soient auditionnés par votre mission, alors qu'une position commune, réfléchie, débattue au sein de la communauté musulmane et par le CFCM, élu, représentant en quelque sorte l'autorité religieuse de la communauté musulmane, doit être décidée prochainement. En effet, ce week-end, se tiendra le conseil d'administration avec la mise en place de toutes les commissions qui fonctionneront au sein du CFCM, en l'occurrence la commission qui abordera la question du foulard sur le plan religieux et qui envisagera l'opposition qui pourrait naître entre une pratique religieuse et une loi de la République.

M. Eric RAOULT, Président : Si je comprends bien, vous préférez, soit que nous nous revoyions, soit que nous recevions la position concertée du CFCM.

M. Mohamed BECHARI : Oui, car, sinon, chacun donnera sa propre lecture suivant sa formation, « sa chapelle », sa fédération, son organisation, alors que ce type de question, purement religieuse, ne doit pas être otage des diverses interprétations.

J'ai été à l'origine de la proposition visant à provoquer cette commission ; elle sera constituée le samedi 11 octobre par les différents courants de pensée, puisque la communauté est formée de musulmans originaires d'une soixantaine de pays et traversée par une multitude de courants de pensée. C'est une richesse, mais les débats sont très vifs aujourd'hui. Je préférerais que la commission chargée d'étudier le dossier livre la vision finale et définitive du CFCM sur la question du voile.

M. Eric RAOULT, Président : Ne voyez pas malice au fait que l'Assemblée nationale ait voulu entendre l'ensemble des listes qui ont concouru à l'élection au CFCM. Si nous n'avions entendu qu'une sensibilité, nous aurions pu prêter le flanc aux remarques.

M. Martine DAVID : J'entends votre propos, M. Bechari : vous souhaitez attendre de fournir une expression univoque avant de nous revoir.

Le CFCM n'a pas fondu en une seule association toutes celles qui existent aujourd'hui. Elles conservent donc une autonomie, une part de réflexion personnelle. C'est la raison pour laquelle nous avons souhaité toutes les entendre au titre de la liberté qui revient à chaque association.

Dans l'esprit où vous avez proposé la constitution de la commission spéciale, êtes-vous persuadé qu'elle aboutira à une position unique sur le sujet sur lequel nous travaillons ? Je ne serai personnellement pas choquée que le résultat ne soit pas unique et que des associations qui composent le CFCM conservent une expression qui leur soit propre, qui ne soit pas obligatoirement celle qui sera décidée in fine. Le CFCM n'est pas non plus un organe contraignant, un cadre unique. Il est bon que chaque association qui le compose conserve sa spécificité de pensée. C'est la raison pour laquelle j'insiste et je reviens à la première question qui vous a été posée : pour vous, Fédération nationale des musulmans de France (FNMF), le port du voile est-il un signe obligatoire que prescrit le Coran ?

M. Mohamed BECHARI : A l'instar des autres communautés religieuses en France, la communauté musulmane vient de se doter d'un organisme. Il est vrai que les 5 millions de musulmans en France n'y sont pas inscrits, dans la mesure où nous ne représentons pas les musulmans : les citoyens sont représentés par les partis politiques. Nous représentons plutôt un culte. L'histoire du culte musulman est traversée par des écoles de pensée. L'islam est en France principalement maghrébin, turc ensuite. Les Maghrébins sont de l'école malékite, les Turcs de l'école hanafite. Nous sommes loin de la pensée des hambalites, des wahhabistes, des Saoudiens et autres tendances.

Selon l'école malékite, le port du voile dit « islamique » ou du foulard est une obligation religieuse inscrite dans le Coran. Ne souhaitant pas rester dans cette école et être l'otage des traditions, je voulais que nous provoquions le débat pour aller plus loin. Si vous voulez entendre « oui » ou « non » à la question posée, je vous répondrai « oui », je vous saluerai et je partirai. Mais la question posée est plus profonde et ne peut se limiter à demander aux autorités religieuses ou aux fédérations si c'est blanc ou noir. Aujourd'hui, la communauté vient de se doter d'un organisme élu, qui, sur ce type de questions, sera l'interlocuteur des pouvoirs publics. Elle sera abordée autrement que sous l'angle : le port du voile est-il ou non une obligation religieuse ?

Je voudrais que le débat aille plus loin : en cas de contrainte ou d'opposition entre une pratique religieuse et les lois de la République, quel chemin et quelles orientations le CFCM empruntera-t-il ?

M. Eric RAOULT, Président : Vous avez posé la question que vous souhaiteriez que l'on vous pose.

M. Mohamed BECHARI : Je vous en prie !

M. Eric RAOULT, Président : Un texte de loi, pas de texte de loi ?

M. Mohamed BECHARI : Pas de texte de loi. C'est l'avis de la FNMF, mais je crois que c'est un avis qui a été véhiculé par toutes les tendances, y compris par le ministre de l'intérieur. Une loi aujourd'hui ne réglera pas cette question.

Il existe déjà des lois de la République. Elles règlent et régularisent la question. Les décisions du Conseil d'Etat et des tribunaux administratifs n'ont pas toujours donné raison aux jeunes filles portant le voile ; elles ont parfois sanctionné le port du voile, parfois l'administration.

Avant même l'avis du Conseil d'Etat, nous avions des lois, des orientations sur l'Education nationale. La loi de 1905 envisageait l'aumônerie au sein de l'école publique. Il y a une certaine reconnaissance du rôle religieux dans la sphère publique ou privée. La FNMF estime qu'une loi anti-foulard engendrera des conséquences très négatives. Nous ne nous inscrivons pas dans un courant de pensée plus contestataire existant dans certaines banlieues. Une loi donnera raison à ceux qui veulent la multiplication des écoles privées confessionnelles, contrairement à l'orientation de la FNMF, plutôt favorable à l'éducation au sein de l'école publique.

M. Jean-Pierre BLAZY : Nous réfléchissons dans le cadre de la mission d'information à tous les signes religieux à l'école, même si, avec vous, nous parlons du foulard.

Vous indiquez que le voile est dans le dogme musulman. Très bien. Mais, en l'occurrence, nous parlons de l'école. Comment expliquez-vous que les voiles soient apparus à l'école il y a un peu plus de quinze ans, nécessitant l'avis du Conseil d'Etat et la jurisprudence qui en a découlé ? Légiférer n'a pas été la voie retenue. Comment se fait-il que ce phénomène qui n'existait pas dans les années 60, alors que déjà plusieurs millions de musulmans vivaient en France, soit apparu ? Il s'est manifesté bien après. Quelle explication, quelle signification lui donnez-vous ?

Quinze ans après l'arrêt du Conseil d'Etat, on relève la persistance des difficultés, des incidents, connus ou non, mais réels. D'où l'interrogation de l'Assemblée nationale sur la nécessité de légiférer.

Pourquoi avancer d'emblée qu'une révision de la loi ne serait pas utile pour définir précisément les choses, dès lors que nous serions d'accord sur les modalités et que nous aurions pris le temps de réfléchir ? Il ne s'agit pas de stigmatiser le foulard par rapport aux autres signes religieux - telle n'est pas notre démarche.

M. Mohamed BECHARI : Actuellement, un choc se produit entre deux islams, un islam familial, traditionnel, et un islam des jeunes. L'islam familial est celui de nos parents, que l'on a appelé « les musulmans tranquilles », « l'islam tranquille », qui était lié à l'immigration et qui ne posait aucun problème.

Après la marche des « beurs » en 1983, beaucoup d'événements se sont produits : après l'échec du projet intégrationniste véhiculé dans les années 80, de nombreux jeunes se sont « réfugiés » dans la religion.

Il ne faut pas oublier que nous sommes « otages » de multiples événements qui se produisent au-delà des frontières et il est normal que nous en connaissions des répercussions. La révolution islamique iranienne dans les années 80, la guerre en Bosnie, le Front islamique de salut (FIS) en Algérie, l'affaire Salman Rushdie, tous ces événements ont contribué, à tort ou à raison - je ne porte pas de jugement - à l'émergence de ce que l'on appelle « un islam des jeunes », éloigné - je l'ai vérifié - de la pression des parents. Peut-être des jeunes filles la subissent-elles s'agissant du port du foulard, mais j'ai rencontré nombre de jeunes filles qui déclarent le porter, sans même l'accord de leurs parents. En la circonstance, ce n'est pas tant un signe religieux qu'un signe de contestation, parfois d'appartenance et de revendication culturelle. Il y a trois semaines, une jeune fille m'a informé que si l'Assemblée nationale légiférait contre les signes religieux, elle porterait un foulard « Chanel » qui ne revêt aucun caractère religieux pour elle. Elle m'a demandé sur quels fondements on allait juger son foulard, dans la mesure où il n'était pas écrit « made in islamique », mais « Chanel » ! Elle ne le porte pas comme un signe d'appartenance religieuse, mais en tant que revendication culturelle.

Peut-être une loi interdira-t-elle le port des signes religieux, mais tout le monde sait que le foulard est au centre, dans la mesure où sa visibilité est plus grande.

Vous êtes députés, au contact de l'opinion publique, qui est très réticente à l'égard du port du foulard, en même temps que se développe une opposition de l'opinion publique - en général - sur la question de l'islam. La visibilité se focalise aujourd'hui sur le foulard. Demain, ne seront-ce pas les prénoms de Mohamed ou de Fatima que l'on considérera comme ostentatoires ? J'étais à la Cour de Douai lorsque le juge a demandé son nom à un jeune. Celui-ci a répondu : « Abdelkrim ». Le juge lui a rétorqué : « Vous avez un nom prédestiné ! »

Nous craignons une suite à la loi « antifoulard ». Le pays où l'islamophobie fut le plus aigu après le 11 septembre est la Grande-Bretagne. Le rapport de l'Observatoire européen des droits de l'homme de Vienne 2001-2002 constate une très grande islamophobie en Grande-Bretagne. Malgré tout, la Grande-Bretagne n'a pas traité la question par une loi. Il m'est arrivé d'éprouver des réticences aux propositions de M. Eric Raoult, alors ministre de la ville, quand il nous a proposé des quotas ethniques en 1995.

M. Eric RAOULT, Président : Il ne s'agissait pas d'établir des quotas ethniques mais de faire en sorte que les listes municipales puissent s'ouvrir à un très grand nombre de jeunes issus de l'immigration.

M. Mohamed BECHARI : J'éprouvais des réserves, alors que depuis 1995 nous ne comptons ni maire, ni député... On se demande aujourd'hui si vous n'aviez pas raison. Nous croyions au système français de l'intégration, nous y adhérions complètement, mais, calculs faits, nous constatons l'échec du processus démocratique.

M. Jacques MYARD : Ce n'est pas vrai, il n'y a pas échec !

Dans la société française, prévaut l'égalité des hommes et des femmes. Vous parlez du foulard comme signe contestataire, signe identitaire. Mais la pression sur la nécessité de porter le voile - cela s'analyse aussi sociologiquement - n'est-elle pas une atteinte directe à la non égalité ?

M. Mohamed BECHARI : C'est effectivement une atteinte et je l'ai bien précisé. J'ai parlé de la liberté des femmes, en conscience, de porter ou non le voile, loin des pressions de la famille et des groupes de pression. Des personnes au sein de la FNMF réfléchissent et sont conscientes de la complexité du problème. Elles savent que seul un fou peut aujourd'hui défendre le foulard car l'opinion publique n'est pas acquise. Il n'empêche que chacun doit rester dans son rôle. Je suis président d'une fédération musulmane représentant une autorité religieuse, aujourd'hui majoritaire dans le processus du CFCM. Dans deux ans, nous verrons ce qu'il en sera ; aujourd'hui, nous sommes majoritaires : nous avons notre vision de l'islam de France, nous l'avons publiée, nous militons pour une vraie gestion franco-française de l'islam de France. Malgré cela, à la question « doit-on légiférer ? », nous optons pour le non.

M. Jean-Pierre BLAZY : M. Bechari, vous avez précisé qu'interdire par la loi le port des signes religieux, et par conséquent le foulard, reviendrait à renforcer les écoles coraniques ou musulmanes, en renvoyant les jeunes filles dans ces écoles, hors de l'école de la République. Le pensez-vous vraiment, alors qu'il n'y a encore que très peu d'écoles musulmanes ? Après tout, comme pour les catholiques, les protestants, les juifs, il y a, d'un côté, l'école de la République qui est aussi l'école de la tolérance et de l'apprentissage, qui respecte la liberté de conscience de chacun, y compris des non-croyants. De l'autre, il y a les familles qui font le choix d'envoyer leurs enfants dans les écoles privées, religieuses ou non. Depuis la loi de 1905 sur la séparation de l'église et de l'Etat, ce clivage revêt une certaine importance en France. D'où vient la crainte que vous manifestez ? Opposer l'argument que la loi renverra les jeunes filles vers les écoles islamiques est quelque peu fallacieux.

M. Mohamed BECHARI : Par l'acte de légiférer, vous rendez service aux citoyens, à la République. En tant que président d'une fédération musulmane, je vous dis qu'une école privée musulmane n'est pas la solution, car je sais que notre communauté « religieuse » traversée par une multitude de courants de pensée n'est pas encore arrivée à l'âge d'assumer pleinement sa responsabilité.

Il existe en France deux écoles privées musulmanes : leur financement n'est pas franco-français ; il vient de l'extérieur. On verra alors s'installer en France des écoles privées comme nous avons vu s'ériger des mosquées d'obédience saoudienne ou du pays du golfe. La première victime du terrorisme ou de l'intégrisme musulman c'est la communauté musulmane. Je ne veux pas aujourd'hui voir fleurir des écoles privées musulmanes sans contrôle. Il en existe une à Aubervilliers, l'autre à Lille. Leur financement est douteux. Elle ouvre une vraie discussion sur le programme comme sur le contenu. Si vous voulez l'intégration des jeunes filles dans des écoles privées musulmanes, l'intégration ne sera réalisera pas, voire nous assisterons à un communautarisme plus aigu. La seule chance pour nos filles et nos jeunes, c'est l'école de la République.

En 1999, nous enregistrions 1 450 cas de port du voile contre 134 cas aujourd'hui posant problème. Après 15 ans, on note que les décisions du Conseil d'Etat et des tribunaux administratifs n'ont pas toutes directement porté sur le voile. On peut en tirer une conclusion : chaque fois que le voile se transforme en outil de propagande, ostentatoire, un outil empêchant une jeune fille de se développer et qui, en outre, gêne sa voisine ou est un instrument qui l'empêche d'assister aux autres cours, le tribunal tranche en faveur de la neutralité et en faveur de l'école.

M. Eric RAOULT, Président : Au sein du CFCM, vous vous placez dans une logique de représentation pour peser d'un poids de plus en plus important. Ne pensez-vous pas qu'une attitude trop figée de votre fédération remettra en question l'image que le CFCM essaye de construire de l'islam de France ? Une grande aventure est en train de se jouer au sein de ce conseil.

Je rebondis sur ce que vous indiquiez sur le travail interne du CFCM : le voile dans la rue, oui, le voile dans l'école, non. On peut porter le voile, dès lors que l'on a acquis une liberté de jugement après la puberté, mais voir des petites jeunes filles s'en revêtir comme des automates, plus au titre de la provocation que de la liberté religieuse, cela crispe plutôt que cela ne fait avancer le dossier ! Je pense au cas d'Aubervilliers.

M. Mohamed BECHARI : Je suis tout à fait d'accord avec vous, M. le Président.

Cette question a été l'occasion pour la première fois d'une autocritique au sein de la communauté musulmane sur la nature de certains foulards, qui relèvent de la provocation. Nous avons discuté de la longueur, de la couleur, de l'origine iranienne... Des débats ont donc déjà eu lieu entre nous. C'est pourquoi j'avance l'idée qu'il existe une chance aujourd'hui d'engager un vrai débat au sein du CFCM sur la question des différents foulards.

Vous parlez de petites filles n'ayant pas atteint l'âge de la puberté. Je puis vous citer d'autres cas, où il s'agissait d'étudiantes à l'université, comme lors de l'affaire de l'université de Lille II. L'âge ou la pression de la famille n'est pas la question centrale. Jusqu'à quel degré les institutions de la République peuvent-elles « accepter » l'intégration de l'islam qui est une religion jeune, qui vient de se doter d'un conseil encore boiteux, et qui doit régler pour première question un véritable poison : le foulard ?

Nous sommes conscients de la difficulté du sujet comme nous savons que nous ne pouvons le régler. Nous aimerions pouvoir le régler, mais des contraintes subsistent. D'un côté, la base, qui ne forme pas une communauté sortant de l'université de Harvard ou de la Sorbonne ; il s'agit d'un islam familial, plus traditionnel. De l'autre, il y a la tentation d'un islam plus populiste, très actif dans certaines banlieues. Or, nous ne nous reconnaissons ni dans cette logique ni dans le discours qu'il véhicule. Et puis, il y a nous qui voulons absolument essayer de marier les fondements de la religion et le contexte, autrement que fais-je au sein du CFCM si je ne suis pas musulman, si je ne défends pas la dignité de la pratique cultuelle ? Nous voulons donc marier les fondements de la religion, en même temps que nous disons non à la tentation d'un intégrisme. Nous sommes de plus en plus français, nous sommes la deuxième, troisième, quatrième génération. De vraies occasions se présentent. Je crois que nous nous acheminons vers une véritable intégration de l'islam de France.

Un travail fort intéressant a été réalisé par le Sénat en 1997 sur la question du port du voile dans les pays européens. Il fait apparaître la singularité franco-française. Le dernier cas jugé le fut en Allemagne. Dans les autres pays d'Europe, la liberté donnée aux jeunes filles musulmanes de porter ou non le voile est plus grande. La France sera mal jugée. Je me suis rendu en Bosnie la semaine dernière pour assister à une réunion du Conseil européen des leaders des religions. Lorsque les protestants, les catholiques, les orthodoxes ont entendu qu'une problématique sur le port du voile islamique était ouverte en France, ils se sont tous étonnés. Je ne veux pas que mon pays soit accusé de voter des lois « anti-musulmans » car c'est ainsi que cela sera perçu. Nos adversaires et ceux qui veulent donner une image négative de la France sont nombreux. Nous avons toujours été du côté de la politique pro-musulmane, pro-arabe, multipliant les contacts, les relations entre la France et les pays arabes. Je ne veux pas que demain mon pays soit considéré, à tort ou à raison, comme un pays où les musulmans n'ont pas le droit d'exercer leur culte.

M. Eric RAOULT : M. le Président, imaginez-vous lycéen coiffé d'une casquette retournée. Si le professeur vous demande de l'enlever, la gardez-vous ou la retirez-vous ?

M. Mohamed BECHARI : Je la retire.

M. Eric RAOULT : Oui, parce qu'il y a un endroit où la règle, au-delà de la religion ou de toute autre considération, consiste à retirer sa casquette en entrant dans une classe.

M. Mohamed BECHARI : Je pense qu'il convient de considérer les choses différemment, car la question du voile n'est pas de même nature que le port d'une casquette. Le port du foulard est vécu comme une obligation religieuse chez beaucoup.

M. Jean-Pierre BLAZY : Ce n'était pas le cas il y a 30 ans.

M. Mohamed BECHARI : Oui, je l'ai souligné, l'islam d'aujourd'hui n'est plus l'islam familial. Il a changé. Accompagnera-t-on ce changement par des lois ou avec plus de médiation - que nous avons toujours pratiquée ? Souvenez-vous, c'est ce que nous avons fait à Mantes-la-Jolie, comme en bien d'autres lieux.

M. Eric RAOULT : C'est pourquoi je vous pose la question. Je sais ce que vous savez faire. La particularité c'est que vous ne le faites plus aujourd'hui, parce que - pardonnez-moi et ne vous méprenez pas sur ce que je vais dire - tout le monde a plutôt tendance à s'aligner sur ceux qui affirment que c'est une identification à l'islam. Or, cela peut ne pas être une identification. Dans le cadre de la réglementation d'une classe d'école, tout le monde retire son couvre-chef. Ce qui est ennuyeux, c'est que, dans un certain nombre de pays, le port du voile revêt une signification qui désormais n'est plus religieuse, mais politique.

M. Mohamed BECHARI : Je ne veux pas qu'une loi anti-foulard soit vécue comme un combat car cela engendrera une réaction très négative. Il ne faut pas s'attendre à ce que tout le monde applaudisse. Ce n'est pas un combat.

J'ai des enfants. En tant que père, j'interdis à ma fille de 9 ans de porter un voile, parce qu'elle n'a pas l'âge. Lorsqu'elle aura grandi, elle sera libre de choisir de le porter ou non. Lorsque nous avons été confrontés au cas d'une petite-fille de 8 ans, j'ai été le premier à dire en public que nous ne la soutiendrions pas, car il est impossible qu'une fille de 8 ans déclare qu'elle porte le voile par conviction religieuse.

Je viens de provoquer la création d'une commission. Pour la première fois, un débat contradictoire se tiendra au sein de la communauté musulmane. Je voudrais que nous soyons conscients aujourd'hui de cette nouvelle situation. C'est la première fois dans son histoire que l'islam vit une situation de religion minoritaire. Cela lui pose beaucoup de problèmes, lui impose beaucoup de défis, qu'il doit relever. Pour ce faire, deux options se présentent au musulman : soit il reste chez lui dans la famille musulmane, en retrait de la société. Je ne crois nullement que ce soit le modèle franco-français ni ce que nous voulons en tant que leaders de la communauté musulmane. Soit, il a la volonté de marier le texte et le contexte. C'est un chemin difficile, qui nécessite un travail intellectuel, en cours au sein de la communauté musulmane. En même temps, c'est un travail qui nécessite davantage de médiation, de dialogue, de contacts, avec l'ensemble de la société civile, que ce soit les politiques, les religions, les autres institutions de la République.

M. Jean-Pierre BLAZY : Marier le texte et le contexte : je crois que les catholiques, les juifs, les protestants acceptent l'école laïque, qui est l'école de la République. En revanche, nous avons échoué en matière d'intégration, de lutte contre les discriminations. Même si l'islam des jeunes s'appuie sur des aspects géopolitiques, extérieurs à la France, il est aussi le fruit d'une contestation, d'un réflexe identitaire, car sans doute n'avons-nous pas su, nous tous, régler certains problèmes d'intégration, favoriser la réussite de tous les jeunes, notamment de la communauté musulmane. Il ne s'agit pas de voter une loi anti-foulard, mais de faire en sorte que la laïcité, au début du XXIème siècle, revête encore une signification en France. Je ne pense que ce soit une exception française. Dans un sens peut-être, mais pour revenir à la décision de la cour de Karlsruhe, il nous a été expliqué hier qu'il s'agissait d'un refus de légiférer car, en Allemagne, il appartient aux Länder de légiférer en matière d'éducation. Telle est la signification de la décision de la cour de Karlsruhe. Il ne faut pas lui en donner une autre.

M. Mohamed BECHARI : On peut avoir plusieurs lectures. Il y a 16 Länder. Le problème de l'Allemagne est compliqué.

M. Jean-Pierre BLAZY : C'est un Etat fédéral.

M. Mohamed BECHARI : S'il faut une loi, il en faut 16.

M. Jean-Pierre BLAZY : C'est vrai. Il en va différemment pour la France. Selon moi, il y a autre chose à faire. S'il devait y avoir une loi, ce ne serait pas une loi anti-foulard, mais je pense que nous n'avons pas tout à fait réussi sur le thème de l'intégration. L'attente des jeunes et de leurs familles porte sans doute aussi sur ce sujet.

M. Mohamed BECHARI : La FNMF comprend le souci de la mission d'information, mais elle pose une réserve sur une loi « anti-foulard » - on peut l'appeler comme on veut. Cette loi aura des conséquences néfastes. Une loi nous placerait demain dans une situation très difficile, dans la mesure où il conviendrait d'en gérer les conséquences.

La FNMF est pour l'ouverture, le dialogue et la médiation. Nous reconnaissons que nous avons peut-être échoué dans cette mission de médiation, par absence de ce travail en commun.

Au moment de la constitution européenne, il faudra se pencher sur le plan européen et ne pas nous placer dans l'exception européenne. A l'heure où je vous parle, nous sommes dans l'exception.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition conjointe de
M. Mohsen ISMAÏL, théologien et sociologue de l'islam,
et M. Haydar DEMIRYUREK, secrétaire général du Conseil français du culte musulman (CFCM) et responsable du Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF)


(extrait du procès-verbal de la séance du 8 octobre 2003)

Présidence de M. Eric RAOULT, membre du Bureau

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, merci d'avoir répondu à notre invitation et d'accepter d'être auditionnés ensemble.

Dans le cadre de notre mission qui porte sur la question des signes religieux à l'école, je vous pose d'emblée la question de savoir si le port du voile est une obligation du Coran. Par ailleurs, le port du voile à l'école doit-il, selon vous, être interdit en France par un texte de loi ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je me présenterai avant de brosser un rapide tableau de la situation, à partir de quoi j'essayerai de répondre à vos questions.

Docteur en sciences islamiques, j'ai procédé à une approche historique de l'islam et je suis actuellement enseignant de langue et civilisation arabes à Rennes II.

Je m'attacherai plus particulièrement à quatre points. D'abord, le foulard et les qualificatifs qui s'y rapportent. D'aucuns parlent du foulard islamique ; d'autres du costume légal, le charai. Dans les deux connotations, islamique ou légale, prévaut une démarche, soit défensive, soit offensive. A mon sens, l'islam est une religion sans signe, elle ne reconnaît pas les signes, ni le croissant, ni l'étoile à cinq branches, ni le foulard...

Que veut donc dire une jeune fille « voilée » ?

Selon moi, on ne doit pas toujours renvoyer au religieux pour donner des avis religieux. Si l'on étudie une question en se fondant sur les textes coraniques, lesquels, comme tous textes religieux peuvent être interprétés, on peut conclure à une chose et à son contraire. Si l'on ouvre la porte de l'interprétation des textes pour savoir si le port du voile est une obligation religieuse, certains répondent « oui » en se référant à des versets coraniques qui appellent les musulmanes à se couvrir la tête. D'autres lectures suivent le mouvement du texte dans l'histoire. S'il en ressort que c'est une obligation, celle-ci n'a toutefois pas la même force que l'obligation de la prière et du jeûne du mois du ramadan. Je suis plutôt favorable à la seconde thèse : il s'agit d'une obligation, soit ! Mais ce n'est pas une obligation aussi forte que celle du jeûne ou de la prière.

M. Eric RAOULT, Président : Les personnes auditionnées auparavant ont parlé à ce titre de « prescription ». Etes-vous d'accord avec l'idée qu'il s'agit non pas d'une obligation, mais d'une prescription ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je vous répondrai en abordant le deuxième point de mon exposé : doit-on toujours faire appel à des explications religieuses pour éclairer des faits de société ?

Pour moi, prescription ou obligation revêtent le même sens : c'est un jeu de mots, relevant du conceptuel. Si on laisse la porte ouverte et si l'on demande aux imams, aux religieux, aux théologiens de se prononcer, la liste s'allonge. On pourra ainsi, un jour, nous imposer la polygamie en s'appuyant sur des textes. Je viens de Tunisie qui est un pays monogame. J'ai découvert la polygamie en France. Les polygames sont couverts par la loi française qui n'interdit pas d'avoir des enfants tout en étant célibataires, c'est le concubinage. De grands imams, de renommée, voire progressistes, contractent avec une femme, puis par une ruse juridique, récitent la première sourate du Coran et la deuxième femme devient légitime ! Si l'on fait appel à des explications religieuses pour des décisions politiques ou pour des faits sociaux, on ne s'en sort pas car, alors, on portera la polygamie ou le mois du ramadan au rang de la normalité, en cherchant des solutions fondées sur le Coran. Cela nourrira l'idée actuellement en vogue de la « charia des minorités ».

Des personnes théorisent sur le sujet. On défend la charia des minorités : puisque les musulmans sont minoritaires, il leur faut une législation. Cette idée, selon moi, est plus grave que les idées de ceux qui appellent à un Etat islamique. Tout d'abord, parce qu'une ambiguïté porte sur le terme de « minorité ». Par ailleurs, le hidjab ou le voile feront l'objet de dérogations données à ceux qui appellent pour la charia des minorités. L'interprétation est toujours présente. Ces mêmes partisans de la charia des minorités avancent l'idée que c'est prescrit, obligatoire. Ils ne se placent pas dans l'idée d'une lecture ouverte du Coran. C'est le danger de tout inscrire dans le cadre religieux.

L'un des plus zélé pour l'élaboration d'une la charia des minorités écrit dans son livre « Loi d'Allah, loi des hommes » que si une loi venait à être votée, il faudrait s'incliner. Mais c'est un piège car on ne peut entrer dans le cœur des gens. Que prescrit l'islam au sujet du foulard dit « islamique » ou « légal » ? Pour ma part, je n'emploie pas ces termes pour le qualifier, c'est un foulard, c'est tout. Que prescrit donc l'islam ? La pudeur. Sur le plan vestimentaire, les habits ne doivent être ni moulants ni transparents. Le reste relève d'un travail de l'homme. On parle du tchador ou de cet uniforme. Dans les pays de tradition musulmane, les femmes portent d'autres vêtements qui y ressemblent ; l'essentiel, c'est qu'elles suivent ce qui est prescrit. Pour autant, les filles non voilées ne sont pas moins pudiques que les filles voilées.

Oui ou non à une législation interdisant le port du voile ? Une loi présente des dangers. Des personnes se sentiront victimes et martyrisées. Cela s'accompagnera d'un attachement viscéral, parce que tout interdit est voulu. Enfin, on créera et consolidera l'idée de la femme au foyer. Certaines, trop zélées, accepteront de rester à la maison au lieu de travailler ou d'étudier. D'où ma proposition de ne pas juger le signe en tant que tel, par exemple, à l'école, mais de juger le comportement. Une fille qui refuse de passer un oral avec un professeur en l'absence d'une tierce personne a un comportement d'insolence qui n'est pas motivé par la pudeur. Elle sera jugée, selon le règlement intérieur de l'établissement, sur le fait qu'elle a refusé de passer une matière. L'islam n'interdit l'étude d'aucune discipline par les femmes. Refuser d'assister aux cours de sciences naturelles ou à d'autres cours ne relève pas de l'islam mais d'un excès de zèle religieux.

Je n'ai pas de solutions, si ce n'est quelques propositions. Je proposerai de légiférer en faveur d'un uniforme scolaire. Je suis pour le tablier pour les garçons, comme pour les filles. Lorsque je reçois des élèves qui portent des piercings un peu partout et les pantalons en vogue à l'heure actuelle, honnêtement, je me dis qu'ils n'ont nullement l'apparence d'élèves, pas plus que les jeunes filles qui portent le foulard. Nous sommes dans les extrêmes. Pour moi, le tablier donne à l'école son image la plus sobre, solennelle et sacrée.

M. Eric RAOULT, Président : M. Demiryurek, vous avez la parole, pour nous préciser la position des musulmans turcs de France sur ce dossier. Je rappelle que l'objet de notre mission ne porte pas sur toutes les facettes de la laïcité, mais sur les signes religieux à l'école.

M. Haydar DEMIRYUREK : M. le Président, mesdames, messieurs les députés, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF) représente 10 % de l'assemblée générale du Comité français du culte musulman (CFCM), où nous sommes représentés par 20 personnes.

La communauté turque, largement répartie sur l'ensemble du territoire, revêt une spécificité : son immigration est historiquement récente par rapport à celle des autres communautés.

Les enfants français d'origine turque ou les enfants turcs sont 73 000 à fréquenter autant les écoles publiques que privées. L'école républicaine est un facteur déterminant pour permettre l'intégration sociale de ces derniers. Par ailleurs, certains d'entre eux peuvent redécouvrir leur culture d'origine dans les centres culturels et cultuels.

Avant tout, je tiens à signaler mon profond attachement au principe de la laïcité à l'école qui permet à chaque élève de recevoir une éducation universelle, sans discrimination. Tout en conservant la culture d'origine, elle transmet les connaissances fondamentales et permet aux enfants musulmans de parfaire leur culture et surtout d'acquérir un esprit critique. Malheureusement, le contexte actuel ne permet pas de débattre sereinement de la question des signes religieux à l'école. Nous sommes pris dans un engrenage d'interprétations radicales et de dérives communautaristes du foulard à l'école, alors que celui-ci ne me semble pas incompatible avec la laïcité tant qu'il n'y a pas de troubles à l'ordre public ni à l'assiduité des cours. Ce sujet devrait continuer d'être analysé au cas par cas, ce qui ne peut être uniquement jugé par le chef d'établissement et l'équipe enseignante, conformément à l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989 et à la jurisprudence qui en a découlé. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de légiférer sur la question, même si l'on peut croire que les jeunes filles vont faire l'objet de pressions de la part de leurs parents qui voudront qu'elles prennent exemple sur celles qui ont décidé de se couvrir. Tel n'est pas mon point de vue, en partant du principe musulman « nulle contrainte en religion ». 

Le foulard n'exprime aucune revendication et ne cherche pas à faire passer un message. Il est l'aboutissement d'un cheminement personnel. Si l'on devait légiférer sans tenir compte de la position de ces jeunes filles, un certain nombre abandonnera l'école et s'exclura de la société. Cela aura pour conséquence de couper la communauté en deux : d'un côté, les musulmans laïques, de l'autre les réactionnaires. Dans ce cadre, notre instance, le CFCM se trouverait dans une situation très difficile. Je pense que c'est l'image de l'islam dans notre société et, plus particulièrement celle du foulard, qui doit être améliorée. Cette question figure parmi les points essentiels que devra examiner le CFCM, mais ce n'est pas la seule, car l'islam de France, qui vient tout juste de se doter d'une structure représentative depuis le mois de mai 2003, doit travailler pour répondre aux demandes les plus pressantes du culte musulman en France.

M. Eric RAOULT, Président : M. Ismaïl, vous avez évoqué la problématique de la loi. Un texte rappelant, dans ses différents points ou articles, le caractère sacré de la classe d'école serait-il ressenti différemment par les musulmans de France qu'un texte ad religionem ou ad nominem sur le voile ? En un mot, il s'agit pour le législateur, non de montrer du doigt ou de stigmatiser, mais de traiter de toutes formes de religion ou de mode. Vous aviez raison de souligner que de se trouver dans une classe avec une dizaine de jeunes affichant des piercings peut être ressenti comme une agression à l'égard de ceux qui ne les portent pas. Religion, mode, habitudes, l'interrogation sur ces signes religieux se pose. Nous en avons eu la démonstration ces dernières semaines à Aubervilliers, où des jeunes filles ont pris position en faveur du voile islamique, dans un contexte provocateur et pour affirmer un choix religieux.

Quelle est votre position ? Il ne s'agirait pas d'un texte contre les musulmans. Il s'agirait de considérer que dans la classe d'école, personne ne se distingue, tout comme le permettent les blouses dont on parlait tout à l'heure qui font que le fils de riche ou le fils de pauvre sont habillés de la même façon, et non les accoutrements de marque qu'il est aujourd'hui à la mode de porter.

Le texte ne porterait pas sur le voile à l'école, mais, à la suite du grand débat sur l'école, sur un certain nombre de points de réforme de l'Education nationale, parmi lesquels le problème spécifique de la classe d'école serait posé. C'est une des orientations du gouvernement.

M. Mohsen ISMAÏL : J'évoque un autre problème : la blouse ou le tablier peut nous mettre à l'aise face à des situations pareilles. Certaines élèves viennent en plein été voilées avec des gants noirs. Ce qui est rejeté, c'est l'excès. L'excès pourra être résolu par le tablier. Selon moi, si une circulaire devait être prise demandant aux élèves de venir la tête nue, les musulmans considéreraient cela comme une loi déguisée, ce qui accentuerait le malaise. En 1989, les deux jeunes filles présentées par les médias se sont perçues comme des héroïnes. D'autres adolescentes les suivront, résisteront, arguant du fait que certaines jeunes filles ont gagné leur cause devant les tribunaux. Je préconise la blouse et, s'agissant du couvre-chef, j'espère que l'on ne confondra pas celles qui portent le voile avec une arrière-pensée idéologique et celles qui le portent par tradition : le nœud, la couleur, ...

M. Jacques DESALLANGRE : Comment faites-vous la différence entre une jeune fille qui porte le voile de façon ostentatoire et une autre qui ne le porte pas de façon ostentatoire ? On ne voit toujours qu'un voile sur une tête.

M. Mohsen ISMAÏL : C'est pourquoi j'ai évoqué le comportement de l'élève à l'école. Un élève qui perturbe le cours ou qui refuse d'y assister, qui veut sortir de la classe pour prier ou une élève qui refuse d'être interrogée par un professeur masculin, tout cela relève de l'idéologie.

M. Jacques DESALLANGRE : Et pour les cours de natation ?

M. Mohsen ISMAÏL : Chaque discipline est une matière à enseigner. Chaque matière doit être suivie. C'est le professeur de la matière qui décide et de manière pédagogique. Un élève absent à un cours mérite zéro. Il passe devant le conseil de discipline. Pour moi, toute matière doit être respectée par les deux sexes. Il n'y a pas une matière obligatoire pour l'un et pas pour les autres.

M. Eric RAOULT, Président : M. Demiryurek, le recteur de Strasbourg nous a indiqué qu'il recensait environ 400 cas dans la limite de son rectorat qui compte une importante communauté turque. Nous avons été quelque peu surpris car les chiffres oscillent entre 130 et 200 cas à travers la France.

Par ailleurs, pour les jeunes femmes turques ou d'origine turque, n'y a-t-il pas une signification autre que religieuse qui est celle de la référence à la ruralité de leur pays, au respect des traditions ? Les familles turques n'ont-elles pas une représentation différente du voile, lequel est d'ailleurs davantage un fichu qu'un voile religieux ?

M. Haydar DEMIRYUREK : On peut aborder le voile autrement que sous la forme d'une prescription religieuse. Les instances religieuses en Turquie ont clairement indiqué qu'il s'agissait d'une prescription religieuse, mais de là à l'imposer au pouvoir politique, ils n'ont fait qu'émettre un avis.

Le foulard qui n'est pas un signe religieux, vous avez raison, fait partie, entre autre, de la tradition ; il a été porté par la grand-mère, l'arrière-grand-mère, depuis des générations et des générations. Il est devenu un élément de la tradition, de la culture même de ces femmes. Ne portant pas le voile, elles peuvent ne pas se sentir véritablement dans leur culture d'origine, pour certaines, pas pour toutes. Je ne suis pas sociologue et n'ai pas étudié le cheminement historique. Mais, incontestablement, il y a une continuité dans le respect des traditions et le foulard peut en constituer un exemple.

M. Eric RAOULT, Président : Quelle est aujourd'hui la situation en Turquie sur le port du voile dans les établissements scolaires ?

M. Haydar DEMIRYUREK : En Turquie, le voile est interdit par des circulaires dans les établissements scolaires, primaires, secondaires, y compris dans les facultés, même si aucune loi ne l'interdit. Dans les facultés, la décision d'autoriser ou non le port du voile appartient au recteur de l'établissement.

M. Jacques DESALLANGRE : Mais qui interdit le voile dans le primaire et le secondaire ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Une circulaire qu'appliquent tous les chefs d'établissement, sans exception. Tous les Turcs savent que c'est interdit, mais il n'y a pas de loi.

M. Eric RAOULT, Président : Cette circulaire est-elle récente ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Je ne connais pas la date exacte, mais elle est très ancienne. J'ai en ma possession une circulaire qui date de 1981, mais elle ne fait que confirmer ce qui se pratiquait auparavant.

Je ne connais pas très bien le système de fonctionnement de l'éducation en Turquie.

M. Eric RAOULT, Président : La question sera abordée au sein du CFCM avec des positions, semble-t-il, assez différenciées.

Votre organisation se place-t-elle en opposition complète à un texte de loi ou à une modification ou concevez-vous que, le problème se posant, le pays d'accueil d'un certain nombre de communautés musulmanes puisse être amené à légiférer sur ce point ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous nous devons de respecter les règles et les lois des pays dans lesquels nous vivons.

Le CFCM a tenu de très longs débats sur le sujet. Cela dit, en tant que secrétaire général, je pense que le problème du voile ne doit pas prendre toute la place dans nos travaux. Ce problème est, certes, important mais, pour une instance qui se crée, se focaliser sur la question et en débattre pendant des heures et des heures, sans aboutir, est stérile ; nous devons dépasser cela. L'islam de France attend beaucoup du CFCM. Onze commissions seront créées par le conseil d'administration ; elles devront étudier des sujets qui touchent directement à la pratique du culte musulman en France et qui doivent trouver une solution.

Selon nous, il ne faudrait pas légiférer pour ne pas créer un débat supplémentaire et pour éviter que le CFCM ne se divise. A ma connaissance, d'après les débats auxquels j'ai assisté, je pense qu'un accord est trouvé pour demander de ne pas légiférer.

M. Eric RAOULT, Président : A quelle période les travaux du CFCM devraient-ils conclure sur ce dossier du voile ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Il n'y a pas de commission qui s'occupera du voile.

M. Eric RAOULT, Président : M. Bechari a indiqué qu'il avait demandé qu'au sein du CFCM, un groupe de travail se penche et réfléchisse à ce dossier - sauf à avoir mal compris.

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous ne sommes pas une instance de théologie. J'ignore les déclarations des personnes auditionnées, mais j'avais cru comprendre qu'il y avait une unanimité pour s'opposer à une législation interdisant le voile à l'école.

Il est vrai que nous devons en débattre et rechercher une issue susceptible de satisfaire également les pouvoirs publics.

Mme Patricia ADAM : Nous ne sommes pas saisis du port du « voile » à l'école, mais du port de « signes religieux » à l'école.

M. Haydar DEMIRYUREK : Je me plaçais du point de vue du CFCM et de ce qui l'intéresse plus particulièrement, c'est-à-dire le voile à l'école.

Jusqu'à présent, personne n'a été désigné, aucune commission n'est chargée d'en débattre. Le CFCM n'est pas compétent pour définir le degré de prescription. Dans cette optique, je me vois mal débattre de la question au sein du CFCM. Des débats très longs ont, certes, eu lieu, les avis sont relativement convergents, mais aucun groupe de travail n'est désigné à ce sujet.

M. Eric RAOULT, Président : Les cas de jeunes filles arborant le voile, le fichu, le foulard, sont bien souvent identifiés comme provenant de certains pays, dont la Turquie fait partie. Il n'y en a quasiment pas d'origine africaine. Ainsi que M. Jean-Pierre Brard a eu l'occasion de le rappeler, voyez-vous une incidence liée à des pressions ou y a-t-il une relation de cause à effet ?

Dans le cadre du CFCM, des représentants sont issus de pays d'Afrique noire et représentent ces différentes communautés musulmanes. Le problème s'est-il posé dans les pays d'origine ? On vient d'évoquer la Turquie où le voile est interdit. En est-il de même au Mali, en Côte-d'Ivoire, dans les pays où l'islam, progressivement, a pris une importance qu'elle ne revêtait pas au cours de la période coloniale ou post-coloniale ?

M. Mohsen ISMAÏL : Je suis très mal informé sur ce qui se passe en Afrique noire. Je puis citer l'exemple de la Tunisie dont la situation se rapproche de celle que connaît la Turquie. Cela remonte à une histoire lointaine, y compris sur la perception de la laïcité : les réflexions du Président Bourguiba et de Kemal Atatürk étaient parallèles. Le non-port du voile fut décrété par circulaire dans les lycées. Néanmoins, on rencontre parfois des jeunes filles portant le voile. Au lieu de porter l'uniforme blanc ou de couleur unie, elles portent un foulard, juste comme cela, les oreilles nues. Autre point : il est obligatoire pour tous d'avoir la tête nue sur les photos d'identité, y compris pour les hommes. Car la pièce d'identité, comme son nom l'indique, a pour fonction d'identifier une personne.

M. Jacques DESALLANGRE : Et pourquoi cela semble-t-il si difficilement transposable en France alors qu'en évoquant la Turquie et la Tunisie, vous avancez une référence similaire ? Dès que l'on parle de prendre la même disposition en France, vous semblez dire qu'il s'agit d'une difficulté insurmontable.

M. Mohsen ISMAÏL : Je ne parle pas de ma réaction personnelle, mais de celles qui portent le voile ou de ceux qui soutiennent le port du voile. Ils ramènent la question au champ de la liberté personnelle, à une certaine lecture de la laïcité.

M. Jacques DESSALANGRE : Ils retournent la laïcité contre elle-même.

M. Mohsen ISMAÏL : De même que pour les textes religieux : tout dépend de la lecture que l'on en fait. Un chercheur à l'Institut des hautes études scientifiques, qui a écrit un livre très important sur les oulima de Lazar, les gardiens de l'islam, montre bien comment les mêmes oulima ont prouvé que l'islam était socialiste à l'époque de Nasser et qu'il était pour la propriété privée sous Sadate. Les mêmes encore étaient pour la guerre contre Israël. Ils ont cité des versets coupés de leur contexte. Quand Sadate s'est rendu à Camp David pour conclure la paix avec Beghin, les mêmes oulima ont prononcé le verset : « et s'ils s'inclinent vers la paix, inclinez-vous vers la paix ». Il en va de même pour la lecture de la laïcité. Ils parlent de la neutralité de l'Etat. Ils essayent d'occulter. Je parle d'un constat, non de ma position personnelle, car je ne représente ni l'islam, ni une institution donnée...

M. Jacques DESALLANGRE : C'est assez inquiétant, parce que, avec l'exégèse, on fait tout ce que l'on veut ; quelle que soit la décision que l'on prendra, l'exégèse pourra faire avancer telle ou telle position.

M. Mohsen ISMAÏL : C'est pourquoi j'ai indiqué que l'on ne devait pas toujours chercher des réponses dans la religion, car on ne s'en sortirait pas. Une fois, une journaliste m'a appelé. Elle a commencé son propos en disant « Puisque vous avez étudié la théologie, est-ce que les musulmans doivent égorger cette année le mouton alors que sévit la fièvre aphteuse ? » Je lui ai répondu que ce n'était pas le théologien qui devait en décider, mais le vétérinaire, car le sujet relevait de la santé publique.

C'est pour cela que j'ai dit qu'il était grave et dangereux d'essayer de trouver des assises religieuses à telle ou telle question et de faire appel à un imam progressiste, à un imam orthodoxe... J'ai cité quelques exemples comme la polygamie, le ramadan ; dans les pays de tradition musulmane, on ne travaille que le matin en période de ramadan. Un jour peut-être en sera-t-il ainsi, puisque certains légifèrent pour une charia des minorités... Tout commence par de petites avancées. Un grand incendie débute par un mégot de cigarette. Je me place en tant que chercheur et c'est ma conscience citoyenne qui me fait dire ce que je dis.

M. Eric RAOULT, Président : La charia des minorités revient au fait que les musulmans de France revendiqueraient un droit qui ne serait pas celui des autres citoyens ?

M. Mohsen ISMAÏL : C'est ce que j'ai cru comprendre parmi les arguments des uns et des autres, pour ceux qui soutiennent la charia.

Je viens de publier un article sur la définition des concepts : il n'y a pas un droit qui s'appelle « le droit musulman ». Des réflexions juridiques se fondent sur les coutumes locales, là où l'islam s'est implanté. L'auteur qui appelle à la charia des minorités déclare que les musulmans ont toujours légiféré lorsqu'ils étaient majoritaires. L'histoire le dément : ils étaient toujours minoritaires du point de vue quantitatif. Je comprends les termes de « majorité » et « minorité », mais il y a un monde entre celui qui détient le pouvoir et les musulmans.

L'Afrique du nord a entrepris sept expéditions ; or l'islamisation des Berbères et l'arabisation ne sont intervenues qu'après des siècles. La législation est intervenue lorsque le pouvoir des kalifs a eu la mainmise sur certaines régions. Et les musulmans, du point de vue numérique, étaient minoritaires avant la conversion des autres. Là on part du principe que les musulmans étant minoritaires, certains points doivent être traités à part, en appelle au communautarisme, soit à une getthoïsation, et à un droit de protection. Ce que l'on appelle le « droit » - je ne dis pas le droit musulman ni la jurisprudence, mais la réflexion juridique - relève d'un travail humain et contextualisé, un ytihad humain. Ce n'est donc pas au théologien, uniquement à celui qui a fait des études religieuses, qu'il revient de décider. Les ytihad collectifs doivent fournir un effort collectif. Au sociologue, au médecin, au politicien, il appartient de trancher sur un sujet, parce qu'il n'y a plus d'érudit. Autrefois, il existait des gens comme Averroès, théologien, philosophe, médecin. Pour essayer de faire passer l'idéologie de la charia des minorités, certains acceptent des concessions, organisent des chantages. En qualité de chercheur, je mène un débat d'idées. J'ai écrit un article sur la coutume locale comme source de législation par excellence, qui va paraître au CNRS de Strasbourg dont je vous enverrai copie.

M. Eric RAOULT, Président : Nous parlons beaucoup des signes religieux à l'école. Ceux qui ne connaissent pas l'islam en parlent encore plus ! Les médias ne cessent d'évoquer la question dès que, à Aubervilliers ou au lycée de la Martinière-Duchère, des télévisions sont présentes à la sortie des écoles. N'avez-vous pas l'impression, connaissant bien tous les deux la communauté musulmane de France, que c'est vraiment le dernier des soucis d'un bon nombre de musulmans de France ? Ne sont-ils pas capables de dire à leur fille qu'il ne faut pas porter le voile à l'école ? La réponse donnée par la famille est tout aussi importante que celle des médias ou de l'hémicycle de l'Assemblée nationale. Les cas de jeunes femmes voilées semblent limités, selon les chiffres disponibles. Sur une communauté musulmane très nombreuse, ceux qui nous disent de prendre garde aux conséquences d'une loi qui embraserait la communauté musulmane de France ne forment qu'un petit groupe de spécialistes ou de personnes particulièrement investies. Mais n'est-ce pas le dernier souci de beaucoup de musulmans plus concernés par les problèmes d'emploi, de violence, de santé, etc. ?

M. Haydar DEMIRYUREK : Nous pensons qu'une éventuelle loi provoquerait autant de tensions, parce que nous tolérons la situation depuis 14 ans. On s'est fondé sur des libertés individuelles. Légiférer aujourd'hui reviendrait à susciter de lourdes tensions.

Quant à votre question, M. le Président, un énorme travail est à faire, non seulement au niveau de l'emploi, mais tel n'est pas notre but, ce n'est pas la raison pour laquelle nous nous sommes réunis et que cette instance a été créée ; elle a été constituée pour faire face au vide actuel en France relatif au culte musulman. Je vous ai parlé de la constitution des 11 commissions. Pour nous, le voile, dans la mesure où il n'est pas contraint et forcé auprès des filles, ne constitue pas l'élément essentiel de notre travail. Ainsi que vous l'avez souligné, les débats très passionnés, l'omniprésence des déclarations dans la presse sont des facteurs qui passionnent davantage encore les parents musulmans qui n'y comprennent plus rien. Pour eux, que leur fille soit voilée ou non ne pose pas un véritable problème dans leur âme et conscience, dans la mesure où personne ne le leur a imposé catégoriquement. Il n'y a pas de discours de mobilisation, de propagande. Il ne devrait pas y en avoir, puisqu'il s'agit d'un cheminement personnel.

C'est le fait de vouloir légiférer, de porter cela en première page des journaux qui crée un malaise au sein de la communauté, particulièrement au sein du CFCM, puisque cela empêche toute évolution et tout travail serein.

M. Eric RAOULT, Président : Messieurs, merci beaucoup. Si vous êtes les derniers ce jour à être auditionnés, vous n'en êtes pas moins parmi les premiers qui avez éclairés la mission sur un aspect non négligeable de la diversité des points de vue, M. Demiryurek pour la communauté turque de France et M. Ismaïl sur les différents aspects liés à la symbolique du port du voile.

Lorsque le CFCM se sera penché sur la question, nous aurons l'occasion - c'est une proposition que nous soumettrons à M. Debré - de nous revoir pour aborder le problème à la fin des travaux de la mission.

Audition de M. Mohamed BENELMIHOUB,
président de la confrérie musulmane Tidjania


(extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je commencerai cette audition par une question : que représente la communauté de la confrérie Tidjania dont vous êtes le président ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : La confrérie Tidjania représente l'orthodoxie islamique. Elle pourrait même représenter l'islam maghrébin, étant implantée majoritairement en Afrique du Nord et en Afrique de l'Ouest.

M. le Président : Que représente-t-elle en France en termes d'adhérents ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je ne peux pas avancer un chiffre exact. Dans le passé, la confrérie était présente en France. Son siège central a longtemps été la mosquée de Paris. A l'avènement de M. Hamza Boubakeur, en 1956, la confrérie a été chassée de la mosquée. Depuis, ses membres sont éparpillés un peu à travers l'hexagone. L'association n'a pas de siège central.

M. le Président : Comment avez-vous été désigné président de cette confrérie ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je crois utile de rappeler d'abord que l'Algérie, dont je suis originaire, est la métropole du tidjanisme. Par ailleurs, mes qualités anciennes, avant mon installation définitive en France, de conseiller auprès du Khalife général (guide suprême) et de porte-parole de la confrérie dans le monde, et le prestige dont j'ai quelque peu hérité de mon père, ancien mufti de Paris, en tout début des années 50 et l'une des grandes figures de l'islam malékite, m'ont conduit tout naturellement à la présidence de la confrérie en France, souhaitée et entérinée par des personnalités politico-religieuses d'obédience tidjani dans l'Ile-de-France.

M. le Président : C'est donc un titre héréditaire.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Pas tout à fait. Mais ma famille a toujours été dans la confrérie.

M. le Président : Où vous réunissez-vous ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : A Nanterre, chez moi. Cette association, qui a été créée tout récemment, est encore à l'état embryonnaire.

M. le Président : Mais puisque vous étiez l'héritier de votre père, elle n'a pas été créée récemment.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je parle de son implantation en France.

M. le Président : Y a-t-il des régions particulières en France où la confrérie est implantée ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. La confrérie est active essentiellement à Paris.

M. le Président : Vous êtes donc musulman.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui.

M. le Président : Pour vous, le port du voile est-il une obligation religieuse imposée par le Coran ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. C'est justement l'objet du texte que je vous ai remis au début de mon audition.

M. le Président : Le port du voile ne fait donc pas partie des piliers de l'islam.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non.

M. le Président : Est-ce une prescription religieuse imposée par le Coran ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Nous le percevons comme une tradition vestimentaire. Si le port du voile devenait une contrainte, ce serait contraire aux principes de l'islam.

M. le Président : Etes-vous favorable à la laïcité de l'école ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Totalement.

M. le Président : Par conséquent, vous n'êtes pas opposé à ce que l'on interdise le port du voile à l'école...

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non, mais c'est la façon d'imposer cette interdiction, son approche dont il reste à débattre. Si vous l'interdisez brutalement, cela entraînera une réaction tout à fait négative de la part des populations musulmanes qui percevront cela comme un geste autoritariste. Cela provoquera une réaction de la part des autres jeunes filles et femmes musulmanes qui prendraient alors le voile, mais sans conviction. Celles qui vont être marginalisées, sanctionnées vont apparaître comme des victimes. C'est ce qu'il faut éviter.

M. le Président : Il ne faut donc rien faire ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Ce n'est pas ce que je veux dire. Il y a une pédagogie adaptée pour cela. Des textes existent déjà en la matière pour traiter les cas litigieux, telles que la circulaire Bayrou, la loi de 1905, la jurisprudence du conseil d'Etat.

M. le Président : Pensez-vous qu'il y a un grand nombre de cas litigieux ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. A mon sens, le nombre est infime.

M. le Président : Quels sont les éléments qui vous font dire cela ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je suis au fait de ce qui se passe en France, c'est d'actualité.

M. le Président : Nous avons un sentiment différent. En effet, les proviseurs que nous avons entendus nous ont fait état d'un nombre de cas important mais qui ne sont pas rendus publics.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Je suis formel en disant que ce sont des cas minimes.

M. Bruno BOURG-BROC : En avez-vous une comptabilité approximative ou est-ce une impression ? Avez-vous des outils qui vous permettent d'estimer le nombre de cas litigieux ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je ne peux pas avancer un chiffre précis. Nous avons des contacts à travers l'hexagone qui nous permettent de situer l'importance des cas. Je me permets d'insister sur cette espèce d'acharnement, sur cette surmédiatisation de ce problème du voile qui n'a pas sa raison d'être.

M. le Président : Certes, mais les choses étant ce qu'elles sont, il y a effectivement une surmédiatisation.

M. Mohamed BENELMIHOUB : C'est négatif et contraire à la vocation de la France, tant à l'intérieur de l'hexagone qu'à l'extérieur.

M. le Président : Que répondez-vous aux enseignants qui disent ne pas avoir les moyens juridiques d'empêcher un certain nombre de jeunes filles de porter le voile et que la loi et la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont pas suffisantes ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : En quoi une jeune fille portant ce foulard gêne-t-elle l'enseignement ?

M. le Président : C'est un signe de différence.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je ne le vois pas ainsi.

M. le Président : Etes-vous pour l'égalité entre les hommes et les femmes ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Totalement.

M. le Président : Entre les femmes, il n'y a donc pas de différence, elles sont toutes soeurs.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Absolument.

M. le Président : Le fait pour une jeune fille de porter un voile dans une classe n'est-ce pas une façon de la marginaliser ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Pas du tout. Ce que l'on essaie exagérément de démontrer ici, existe dans des pays musulmans et ne pose aucun problème. En Algérie, d'où je suis originaire, la question du port du voile se pose, mais dans l'enseignement, elle ne donne pas lieu à des problèmes.

M. le Président : Monsieur, nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde puisque pour vous, le voile n'est en aucun cas l'expression d'un signe imposé par le Coran ou d'un signe religieux. Vous y voyez un ornement vestimentaire, comme certains portent des cravates.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Tout à fait.

M. le Président : Par conséquent, il ne peut pas y avoir de débat.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je préconise qu'il n'y ait pas de débat.

M. le Président : Que dites-vous alors si les femmes arrivent entièrement voilées ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Dans ce cas-là, il ne s'agit plus du foulard, mais de la burka. Nous sortons totalement du sujet.

M. le Président : Même si vous considérez que le port du voile n'est un principe ni religieux ni imposé par le Coran, si une jeune fille vient en classe portant ce foulard parce qu'elle veut montrer qu'elle est musulmane, pensez-vous qu'il faut la laisser faire ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Ces jeunes filles ne le font pas par conviction religieuse. Bien souvent, elles ne connaissent pas l'islam. Elles le font par dépit, par réaction.

M. Bruno BOURG-BROC : Si ces élèves refusent d'enlever le voile pour des travaux pratiques de physique ou des exercices de sport, comment faut-il réagir ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je suis d'avis d'être le plus ferme possible. Il ne s'agit pas de laisser une jeune fille imposer sa façon de voir quand il s'agit de sécurité dans des travaux pratiques ou d'exercices de sport.

M. Bruno BOURG-BROC : Par conséquent, elle peut venir à l'école avec un foulard, qui est une tradition et non pas une obligation. Toutefois, dès lors qu'il s'agit de respecter des règles de sécurité, c'est bien la règle de l'éducation qui doit s'imposer avec autorité ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Tout à fait.

M. le Président : Pour vous résumer, vous n'êtes pas favorable à ce que, dans l'école, les élèves portent des signes religieux.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non.

M. le Président : S'agissant de jeunes garçons qui portent la kippa en classe, cela vous gêne-t-il ou pas ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, cela me gênerait. Si vous appliquez une quelconque interdiction au port du foulard, vous ne pouvez pas ne pas l'imposer pour la kippa.

M. le Président : Nous avons entendu un grand nombre de musulmans, parmi lesquels certains ayant une connaissance approfondie du Coran. Si tous se sont accordés pour souligner que le voile n'était pas imposé par le Coran, il est néanmoins apparu, pour les jeunes filles après la puberté, que le port du voile était l'expression d'un signe religieux.

Comment expliquez-vous que, parmi les très nombreux musulmans que nous avons entendus au cours de ces derniers mois, vous soyez le seul à être aussi catégorique lorsque vous affirmez que le voile n'est en aucun cas l'expression d'une manifestation d'ordre religieux ? Sur quels versets du Coran vous fondez-vous ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Il n'y a aucun verset du Coran bien explicite sur ce point.

M. Bruno BOURG-BROC : Quand vous dites « bien explicite », cela suppose-t-il qu'il y a un verset qui n'est pas explicite ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : C'est une question d'interprétation.

M. Bruno BOURG-BROC : Quel est le verset du Coran qui pourrait être interprété dans ce sens-là ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Les textes qui pourraient être évoqués ont trait à la morale, à la pudeur féminine, mais ce ne sont pas des règles rigides.

M. le Président : Certes, ce ne sont pas des règles rigides, mais ce n'est pas à la jeune fille d'estimer ou de juger où s'arrête sa pudeur. Dès lors qu'elle est dans une classe et qu'il y a une règle pour tous, la règle est la même pour tous. Or dans l'enseignement public en France, il n'est pas admis dans les classes que des élèves portent un signe ostentatoire montrant qu'ils appartiennent à telle religion. De même que dans les règlements des écoles, chaque élève doit porter une tenue correcte. Ce n'est pas à l'élève d'estimer quelle doit être sa tenue, mais au professeur.

Par conséquent, on peut dire qu'il est tout à fait normal que les responsables des écoles en France interdisent le port du voile car cette tenue n'est pas compatible avec celle des autres élèves. Cela vous choque-t-il ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non. Mais ce débat sur le foulard a dépassé le cadre de l'école.

M. le Président : Certes, mais en France, l'école est laïque. Le problème est le contenu de la laïcité. Dans notre entretien, nous ne pouvons pas nous entendre, nous ne parlons pas le même langage car, pour vous, le voile n'est pas l'expression d'une appartenance religieuse ou la manifestation de la religion musulmane. En fait, vous considérez que le voile est un ornement vestimentaire, comme la cravate pour les garçons.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Absolument.

M. le Président : Par conséquent, pour vous, la laïcité n'est pas concernée.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Elle n'est pas en jeu.

M. le Président : De la même manière qu'un professeur peut interdire dans sa classe à ses élèves de porter des cravates rouges, de la même manière il peut interdire à une jeune fille de porter un voile.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, mais il y a la manière de le faire, il faut user d'une pédagogie adaptée. C'est à cela que je faisais allusion. C'est un problème à traiter.

M. le Président : Vous rendez-vous compte que vous êtes très marginal ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Comment cela ?

M. le Président : Dans la réflexion qui est la nôtre, vous êtes le seul, parmi les musulmans que nous avons auditionnés, à nous dire que le port du voile n'est en aucun cas l'expression de près ou de loin d'une manifestation religieuse. Peut-être est-ce pour cela que vous êtes marginal.

M. Mohamed BENELMIHOUB : J'ai 50 ans de pratique dans les affaires de l'islam, tant ici qu'au Moyen-Orient qu'en Afrique du Nord. Quand j'affirme quelque chose, je sais ce que je dis. J'ai eu à connaître les plus grands théologiens en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Cette déviation de l'islam s'inscrit dans le laxisme que nous avons toléré ici en France, comme en Afrique du Nord d'ailleurs, et que nous sommes en train de payer.

Dans les années 50, je suis venu d'Egypte m'installer en France. Pour appuyer mes propos, je prends pour exemple ma propre famille, car j'appartiens à une famille maraboutique qui vivait ici en France. Mon père, qui était un grand « enturbanné » ne badinait pas avec l'islam. Ma soeur préparait alors son championnat de sport. Tous les matins, les cuisses dénudées, elle faisait ses exercices. Aucun des « enturbannés »n'a jamais rien trouvé à y redire.

M. le Président : J'entends bien, mais dans le Coran, il y a des versets qui font état du port du voile pour la femme.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Mais cela s'inscrit dans le respect de la pudeur féminine.

M. le Président : Connaissez-vous les versets du Coran qui parlent de la femme ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui.

M. le Président : (Lecture des versets du Coran.) « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine. » « Nul reproche à faire aux femmes du Prophète si elles paraissent dévoilées devant leur père, leurs fils, leurs frères, les fils de leurs frères, les fils de leurs soeurs et devant leurs femmes et leurs propres esclaves. Qu'elles craignent Dieu. Dieu est en vérité témoin de tout. » « Il n'y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne peuvent plus enfanter et qui ne peuvent plus se marier de déposer leur voile à condition de ne pas se montrer dans tous leurs atours, mais il est préférable pour elles de s'en abstenir. Dieu est celui qui entend et qui sait. »

Ces versets sont clairs.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, mais nous restons toujours dans le domaine de la pudeur.

M. Bruno BOURG-BROC : Il vient de s'ouvrir à Lille un lycée musulman. Pensez-vous que de tels lycées sont nécessaires sur le territoire français ? Par ailleurs, l'année dernière, au sein de l'Education nationale, a eu lieu un débat sur l'enseignement du fait religieux. Cela vous parait-il être une bonne chose et par qui doit être enseigné ce fait religieux dans les établissements scolaires français ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Cet enseignement doit être fait par des gens avisés.

M. Bruno BOURG-BROC : C'est-à-dire ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : J'ai une petite réputation d'être quelque peu dérangeant. J'ai toujours dénoncé tous ces « tartuffes » qui infectent l'hexagone. J'ai toujours été contre la venue de ces imams qui viennent de l'étranger. C'est la raison pour laquelle on a trouvé que j'étais dérangeant depuis longtemps. Il faut enseigner le fait religieux.

M. le Président : Avouez que vous êtes marginal ! Vous ne pouvez pas nous dire ce que vous représentez en nombre d'adhérents et vous ne pouvez pas nous préciser comment vous avez été désigné président de cette confrérie. Etes-vous plus ou moins important que le recteur de la mosquée de Paris ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je m'interdis de faire un parallèle. Le recteur de la mosquée de Paris répond à des obligations politiques, à des tractations entre l'Algérie et la France.

M. le Président : Combien avez-vous de membres dans votre organisation ? Vous dites que vous vous réunissez dans votre appartement à Nanterre. Combien fait-il de mètres carrés ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : 75 mètres carrés. Mais cela ne signifie rien. Je vous ai dit que l'association était à l'état embryonnaire. Parmi ceux qui ont créé cet embryon d'association, il y a entre autres Abdelkader Barakrok, ancien secrétaire d'Etat à l'Algérie, que vous connaissez bien. Ce sont des gens de qualité qui sont à l'origine du renouvellement de la confrérie en France.

M. le Président : S'il n'y a pas la quantité, il y a la qualité.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Tout à fait. Par ailleurs, vous m'avez posé une question quelque peu délicate, mais d'actualité, concernant le problème du recteur de la mosquée de Paris.

J'ai été de ceux qui ont dit aux autorités françaises que Dalil Boubakeur ne pouvait représenter l'islam, n'ayant jamais pu satisfaire aux prescriptions islamiques d'une part, ne pouvant répondre aux sentiments de nos populations musulmanes de France, ni aux intérêts de la France et de l'Algérie, d'autre part. J'avais même préconisé un retrait « honorable » de M. Boubakeur, mais on l'a maintenu, grand bien lui fasse ! Pour ma part, il ne me dérange pas. Mais le choix de vos interlocuteurs n'est pas toujours à bon escient.

M. le Président : On essaie de choisir des gens qui représentent quelque chose. Le recteur de la mosquée de Paris a été désigné par ses pairs.

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non, pas du tout, il a été désigné par le ministère de l'Intérieur après tractations avec Alger.

M. le Président : Faites-vous partie du Conseil français du culte musulman ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je n'ai pas été consulté.

M. le Président : Peut-être est-ce parce que vous n'êtes pas représentatif ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Non, ce n'est pas le cas.

M. le Président : Peut-être est-ce parce que vous êtes dérangeant ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui, parce que mes idées ne plaisent pas. Mes idées dérangent tant ici que de l'autre côté de la Méditerranée.

M. le Président : Vos idées sont dérangeantes parce qu'elles sont exactement à l'opposé de celles de toutes les personnes, même les plus modérées. Vous avez une lecture personnelle du Coran, mais qui est à l'opposé de tout ce que nous avons entendu. Peut-être est-ce pour cela que vous êtes tout seul ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je m'en félicite !

M. Bruno BOURG-BROC : Quelles sont les personnes « avisées » qui devraient enseigner le fait religieux musulman dans nos établissements scolaires ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Ce doit être des personnes suffisamment formées au plan théologique, d'une part, et d'autre part, des personnes de moralité et de conviction. Ce n'est pas le cas actuellement.

M. Bruno BOURG-BROC : Qui devrait les choisir ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Le ministère de l'intérieur puisque c'est lui qui mène la conduite de l'islam. Pourquoi se cacher la vérité ?

M. Bruno BOURG-BROC : Ce fait religieux musulman pourrait-il être enseigné par des professeurs d'histoire ou de philosophie ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Pourquoi pas.

M. Bruno BOURG-BROC : Pensez-vous que la création de lycées musulmans comme celui de Lille doit se développer ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Je suis contre la création d'établissements confessionnels car cela nous mènerait à des déboires.

M. Bruno BOURG-BROC : Par conséquent, vous récusez le lycée qui a été ouvert à Lille cette rentrée ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Oui. Mais d'un autre côté, je le comprends, c'est une solution de désespoir car ils ne savaient pas comment parer à ce qui arrivait.

M. le Président : Savez-vous pourquoi, en Turquie, pourtant un pays musulman, on a interdit le port du voile à l'école ?

M. Mohamed BENELMIHOUB : Actuellement, ce n'est pas interdit. Les jeunes filles fréquentent les établissements scolaires avec le voile.

M. le Président : Ce ne sont pas les informations que nous avons, mais nous les vérifierons.

Je vous remercie.

Audition conjointe de
Mlle Kaïna BENZIANE,
de Mme Annie SUGIER, présidente de la Ligue internationale des droits de la femme et de Me Linda WEIL-CURIEL, avocate de la Ligue


(extrait du procès-verbal de la séance du 9 octobre 2003)

Présidence de M. DEBRÉ, Président

M. le Président : L'objet de notre mission d'information est d'essayer de mieux appréhender le délicat problème du port de signes religieux à l'école. La finalité de votre organisation est de promouvoir les droits de la femme. Pensez-vous que le port du voile à l'école par certaines jeunes filles porte atteinte aux droits de la femme ?

Mme Annie SUGIER : En premier lieu, il est important de rappeler les objectifs de la Ligue internationale des droits de la femme qui sont de lutter contre un certain relativisme à l'égard du droit des femmes. En effet, on constate que les droits des femmes varient au gré des cultures et des zones géographiques, ce qui est tout à fait contraire à la notion de droit universel de la personne.

C'est la raison pour laquelle, en 1983, nous avons décidé, avec Simone de Beauvoir, de créer cette association pour lutter, d'une part, contre les violences faites aux femmes dans les pays du tiers-monde, d'autre part, contre ce que nous appelons les régressions en droit sur notre propre territoire. On pourrait parler d'une forme de « mondialisation ». En effet, nous devons non seulement nous battre contre les aspects les plus négatifs de certaines cultures que l'on voit apparaître dans notre pays, mais également continuer de nous battre contre ce qui se passe ailleurs, car il y a un lien entre les deux.

M. le Président : Je vous rappelle que, dans le cadre de notre mission, nous nous préoccupons essentiellement de l'application à l'école du principe de la laïcité sur le territoire français.

Vous n'êtes pas sans savoir que l'on voit apparaître, depuis un certain temps, des jeunes filles qui portent des signes religieux à l'école. Est-ce une question qui vous préoccupe ? Faut-il s'opposer à ce port de signes religieux distinctifs par les jeunes filles ?

Mme Annie SUGIER : Le port du voile est à la fois un signe religieux et un signe de ségrégation envers les femmes. Par conséquent, il y a deux fondements à l'opposition que nous avons à l'égard de ce signe. Il s'agit d'un signe religieux ostentatoire et donc, en ce sens, contraire au principe de laïcité. A ce titre, il faut l'interdire à l'école. Nous considérons que le Conseil d'Etat n'a pas été suffisamment loin dans son analyse de ce que représentait ce signe religieux.

En second lieu, par rapport aux droits des femmes, le voile donne une place à la femme qui est à l'intérieur de la maison. En effet, pour que la femme puisse sortir, une condition est posée, à savoir son invisibilité par le biais du voile. C'est ce que signifie le voile. La femme étant, par sa sexualité, source de désordre social, si elle va à l'extérieur, elle doit être couverte.

Le voile entraîne d'autres comportements, tels que les phénomènes de non mixité dans les piscines, etc. Certaines jeunes filles à l'école ne veulent pas suivre les cours de gymnastique.

M. Jean-François Lamour, ministre des sports, interrogé par Ruth Elkrief, a indiqué que, dans les banlieues, on commençait à voir des jeunes filles déserter les clubs sportifs. Le voile représente donc très fortement la notion de ségrégation. Allons-nous accepter un tel signe à l'école ?

M. le Président : Vous considérez donc que le voile est un signe très important.

Mme Annie SUGIER : Absolument.

M. le Président : Si je résume votre position, vous considérerez qu'il convient d'interdire le port de signes religieux à l'école. La loi et la jurisprudence du Conseil d'Etat ne sont pas suffisantes pour assurer cette interdiction.

Je m'adresse à Me Weil-Curiel, qui est l'avocate de votre organisation. Compte tenu de ce que vient de nous indiquer la présidente sur l'interdiction de tous signes religieux à l'école, avez-vous mené une réflexion quant aux modifications juridiques que le législateur pourrait introduire dans la loi actuelle, afin d'assurer le respect de la laïcité et l'interdiction du port de signes religieux ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Non, nous n'avons pas réfléchi à un texte en particulier, parce que ce n'est qu'à l'issue de toutes les auditions que nous pourrons comprendre les arguments des uns et des autres. Pour le moment, je n'ai pas une vision globale de la question, si ce n'est en faisant un parallèle avec l'excision qui a été le motif de la création de notre association en 1983. En effet, à l'époque, nous avions pu constater qu'il existait suffisamment de textes permettant de réprimer la pratique de l'excision en France. Il suffisait de les appliquer. C'est ce que j'ai obtenu après une bataille judiciaire, tout en mettant en place, en parallèle des programmes de prévention, la répression n'allant pas sans la prévention. Mais la répression reste nécessaire.

De même, dans le cadre de l'affaire des voiles et du port de tous signes religieux, nous disposons des instruments juridiques, mais nous avons négligé de les appliquer avec suffisamment de fermeté depuis trop longtemps.

M. le Président : La jurisprudence du Conseil d'Etat vous paraît-elle suffisante ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Les textes sont suffisants, notamment la loi de 1937 qui interdit les signes religieux. Il suffisait de l'appliquer avec fermeté.

Si l'interprétation de la loi de juillet 1989 a induit en erreur, c'est surtout en raison d'une attitude intellectuelle qui, ne voyant pas la réalité des choses, a cru de façon généreuse - comme la France sait l'être, mais à tort en l'occurrence parce que cela a conduit à léser les jeunes filles - qu'il fallait une certaine tolérance, sans comprendre ce à quoi menait cette tolérance. Nous sommes maintenant en faveur d'un texte édictant une interdiction. Ce texte est nécessaire pour que les choses soient claires.

M. le Président : Si je résume vos propos, on disposait jadis de textes qui, malheureusement, n'ont pas été appliqués et la jurisprudence du Conseil d'Etat a laissé une brèche. C'est pourquoi il faut un texte d'interdiction absolue. Est-ce bien votre position ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Oui, l'interdiction est contre ma philosophie, mais c'est maintenant ma position.

Mme Annie SUGIER : Cela est devenu nécessaire récemment, car on a eu l'imprudence d'introduire l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) comme interlocuteur privilégié et qui s'est imposé comme tel. M. Brezet a souligné que s'il y avait une loi, ils la respecteraient. Cela veut bien dire qu'aujourd'hui, ils ne sont pas du tout prêts à respecter quelque directive que ce que soit.

M. le Président : Je précise que personne n'a imposé l'UOIF ; il y a eu des élections.

Puisque vous considérez qu'un texte est maintenant nécessaire, avez-vous réfléchi à son architecture ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Si votre mission mène ses travaux encore un certain temps, je préférerais revenir sur la proposition pour nous laisser le temps de la réflexion, après lecture des différentes opinions.

M. le Président : Ce qui nous intéresse, c'est votre opinion.

Me Linda WEIL-CURIEL : Notre position va au-delà du cadre de votre mission. Nous sommes pour une interdiction radicale. Nous sentons que notre société est agressée par la multiplication du port de cette tenue qui est une provocation. On se sent provoqué, agressé, mal à l'aise dans tous les lieux où se fait cette rencontre avec le voile.

A l'école, l'interdiction paraît couler de source, même si les décisions ne sont pas prises d'imposer l'absence de signes religieux, que ce soit la calotte, la djellaba, le costume bouddhiste ou autre.

M. le Président : Et la croix ?

Me Linda WEIL-CURIEL : Bien évidemment, si elle est ostentatoire.

M. le Président : Qu'appelez-vous une croix ostentatoire ?

Me Linda WEIL-CURIEL : C'est une croix qui se voit à l'extérieur ou qui est agressive. Si le foulard pose problème, c'est qu'il est perçu comme une agression. On n'imaginerait pas d'accepter à l'école des élèves portant des costumes tels que le costume bouddhiste, la djellaba. Pourquoi ne pas se poser la question si des élèves venaient à l'école vêtus du costume rayé que les déportés portaient dans les camps de concentration ? On ne tolérerait pas cela car c'est le signe de l'indignité de la personne. Pour nous, le voile c'est la même chose. C'est la marque de l'indignité de la femme, c'est une atteinte à cette dignité.

Mme Annie SUGIER : C'est clairement le signe d'une ségrégation. On ne peut pas s'être battu contre la ségrégation en Afrique du Sud et accepter en France le voile qui est, pour les femmes, le signe de la ségrégation.

Je rajoute un deuxième point pour faire la liaison avec Kaïna Benziane. Ne pas lutter contre le port du voile, notamment à l'école, comme on le voit dans les banlieues, c'est accepter que les jeunes filles qui ne le portent pas soient considérées comme des « putes » - souvenez-vous du mouvement « Ni putes ni soumises » -, et en l'occurrence inciter de plus en plus de jeunes filles à le porter. Ne rien faire, c'est voir ce phénomène continuer à se développer.

Selon un ouvrage qui évoque le phénomène au-delà de la France, une des raisons premières du port du voile est d'échapper aux agressions des hommes. Toutefois le problème de la relation homme/femme ne se résoudra pas par le port du voile par des jeunes filles de plus en plus nombreuses.

M. le Président : Melle Benziane, voyez-vous se développer, dans les cités, le port du voile ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Cela fait pratiquement une année que j'ai quitté Vitry-sur-Seine pour poursuivre des études et sortir de la cité. Mais effectivement, j'ai pu constater que de plus en plus de jeunes filles avec qui j'ai grandi se retournent vers le voile, non pas par conviction religieuse, mais pour se protéger ou montrer qu'elles sont les « vraies femmes musulmanes ». En effet, pour bon nombre de garçons, une femme est avant tout une femme religieuse et musulmane. Pour eux, quels que soient leur pays, leur civilisation ou leur culture, les femmes doivent porter le voile.

Quand les jeunes filles se retrouvent persécutées de plusieurs façons, il est évident que celles qui n'ont pas suffisamment de courage ou les moyens de partir finissent par porter le voile à l'intérieur de la cité ou de la ville. Mais quand elles s'évadent de la cité et de la ville, elles enlèvent ce voile. Je le ressens plus comme une protection, une espèce de passeport pour être bien considérées par certains garçons.

M. le Président : A l'école, faut-il avoir ce passeport ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Non, je ne pense pas. Je comprends certaines jeunes filles qui le portent pour se protéger parce que c'est très dur pour elles, mais ce n'est pas ainsi que l'on résoudra le problème. C'est vraiment accepter leurs règles.

Mme Martine AURILLAC : Nous vous écoutons avec beaucoup d'intérêt car il est indéniable qu'il y a une dimension très importante relative aux droits de la femme dans le port du foulard ou du voile.

Vous avez dit, Mme la présidente, que le foulard est toujours pour vous une agression. Or le foulard peut aussi parfois être bien autre chose. Au-delà d'être une forme de protection, une simple coquetterie, c'est aussi un phénomène qui s'est développé dans un contexte international qui a contribué à ce développement. Pour ma part, j'estime que ce n'est pas toujours une agression.

Au-delà de ce problème de l'égalité entre les hommes et les femmes, ne pensez-vous pas qu'une loi d'interdiction, que vous souhaitez radicale et donc assez brutale, ne résoudra pas tout car le voile n'est que la partie immergée d'un iceberg ? Au-delà des droits de la femme, il y a aussi la montée du fondamentalisme. Ne pensez-vous pas que cela risque de provoquer des réactions brutales, y compris une sorte de victimisation qui serait l'inverse de ce que nous recherchons ? Avez-vous bien mesuré les conséquences d'une loi radicale ?

Mme Annie SUGIER : Le rôle de la loi est de montrer ce qui est permis et ce qui est interdit. Quand un signe représente de manière indéniable, même dans le cadre religieux, une certaine place assignée aux femmes et signifie la ségrégation, la loi doit affirmer que ce signe n'est pas plus accepté que la croix gammée ou l'étoile jaune dans une République démocratique, égalitaire et mixte. C'est aussi simple que cela.

Une société est construite sur des symboles, à commencer le nom, les titres. Tous ces symboles font la cohésion sociale. Or on ne peut pas accepter de garder des symboles négatifs, qui le resteront toujours lorsqu'il s'agit d'un opprimé. Je vous réponds de manière très claire : une société humaine est construite sur des symboles. Notre société démocratique doit savoir quels sont les symboles qui sont dangereux pour sa cohésion. Dans le mélange culturel, on trouve des aspects positifs - la musique, la cuisine -, mais les symboles dont nous parlons sont négatifs.

M. le Président : Pensez-vous que le port du voile est l'expression d'une manifestation religieuse ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Oui. Je suis musulmane et fière de l'être. Mais j'ai ce recul qui fait que, pour moi, être musulmane n'est pas ma seule personnalité. Cela ne fait pas ce que je suis en tant qu'individu.

Or nombre de musulmans, principalement des hommes, estiment qu'être musulman, c'est ce qui fait essentiellement l'individu. C'est ce qui me fait très peur et fait très peur aux autres jeunes filles. Des filles, dont certaines sont complètement perdues, et des garçons estiment que pour être une vraie femme musulmane, il faut porter le voile. Pour ma part, je me sens complètement musulmane et pourtant, je ne le porte pas. C'est cela qu'ils ne veulent pas accepter.

M. le Président : Y a-t-il des versets dans le Coran qui imposent le port du voile ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Non, à aucun moment dans le Coran, il n'est stipulé que la femme est dans l'obligation de porter le voile. A l'origine, le voile a été conseillé pour protéger les femmes d'une certaine tribu dont le nom m'échappe. Mais à l'heure actuelle le port du voile n'a plus de sens. Il peut se comprendre dans certains pays musulmans où la loi islamique prend toute son importance, mais dans une démocratie aussi avancée que la nôtre, porter le voile doit se faire dans la sphère privée et individuelle.

Je comprends que la présidente parle d'agression. Pour ceux qui vivent dans ces cités, il est difficile de voir une jeune fille musulmane porter le voile car chacun sait très bien qu'elle ne le porte pas par conviction.

M. le Président : Pourtant, un verset du Coran dit la chose suivante : « Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d'être chaste, de ne montrer que l'extérieur de leurs atours, de rabattre leur voile sur leur poitrine ». Un autre dit : « Il n'y a pas de faute à reprocher aux femmes qui ne peuvent plus enfanter et qui ne peuvent plus se marier de déposer leur voile. »

Mme Annie SUGIER : Sommes-nous dans une république islamique ? Les religions ne doivent-elles pas, elles aussi, évoluer ? La démocratie ne peut-elle pas pénétrer la religion ?

M. le Président : Certes, mais il ne faut par dire que le port du voile n'est pas mentionné dans le Coran !

Je voudrais que vous me précisiez la façon dont il faudrait concevoir cette interdiction, dès lors que vous avez mené une réflexion sur ce sujet. En effet, il est facile de dire qu'il faut interdire le voile. Encore faut-il dire comment.

Me Linda WEIL-CURIEL : Je ne suis pas élue pour écrire des lois, mais désignée pour les défendre.

M. le Président : Si vous prenez le temps d'écrire un texte avec différents articles, vous verrez qu'il est plus facile d'affirmer un principe général que de l'écrire. Aujourd'hui, tout notre problème est de faire en sorte que cette interdiction soit respectée et pour ce faire, la loi doit être énoncée très clairement.

Il serait intéressant que vous vous livriez à ce petit exercice d'écriture : s'il faut interdire le port de tous signes religieux visibles, faut-il aussi interdire le port du bandana à la jeune fille qui le porte pour marquer sa différence ? Faut-il étendre l'interdiction à l'ensemble des locaux de l'école, la cour de récréation et à tous les établissements scolaires, y compris les établissements privés sous contrat ?

Nous sommes législateurs et nous prenons nos responsabilités. Mais puisque nous sommes d'accord sur l'interdiction, il serait intéressant pour nous d'avoir de votre part l'esquisse d'un texte. Vous verrez que c'est un très bon exercice !

Me Linda WEIL-CURIEL : Je suis contre les lois spéciales. Une énumération ne suffira jamais à interdire tout ce que l'on veut interdire. C'est le même cas de figure que pour l'excision : on ne va pas décrire par le menu le détail du sexe car, si jamais on oublie un détail et que c'est justement ce détail qui fait la différence...

M. le Président : Dans le cas présent, il s'agit des signes religieux à l'école.

Me Linda WEIL-CURIEL : Puisque le voile, le foulard, la calotte, la barbe des musulmans ou les bouclettes des juifs orthodoxes expriment une appartenance religieuse qui n'échappe pas aux regards, il est nécessaire de les interdire indistinctement à l'école. Je peux certes continuer la liste, mais elle serait sans fin. Toutefois, je me livrerai avec plaisir à cet exercice de rédaction.

M. Bruno BOURG-BROC : Melle Benziane, vous avez indiqué vous vous sentiez culturellement musulmane. Pour vous, le Coran est-il un texte important auquel vous vous référez ? Comporte-t-il des versets que vous jugez interprétables ou qui doivent être respectés à la lettre ? Dans le domaine qui nous occupe, votre religion a-t-elle des commandements ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Je fais partie d'une grande majorité de personnes qui se revendiquent comme étant musulmanes mais par symbole, parce qu'il faut le dire ou avoir une autre étiquette. Je fais partie de cette masse qui se dit musulmane mais qui ne pratique pas, même si je respecte le ramadan. D'ailleurs, pour tout vous avouer, je n'ai jamais lu le Coran. Je connais un certain nombre de choses sur le Coran, mais je ne le lis pas. Je fais partie de cette masse silencieuse qui est majoritaire.

M. Bruno BOURG-BROC : Pratiquez-vous le ramadan par symbole ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Je crois en Dieu. Après ce qui m'est arrivé, j'ai eu besoin de croire en quelque chose de plus fort que l'être humain. Et puis la religion à la mode, dans les cités et les quartiers populaires, c'est la religion musulmane.

M. Bruno BOURG-BROC : Pour vous, est-ce un effet de mode ?

Mlle Kaïna BENZIANE : La religion à la mode dans les cités, c'est la religion musulmane, que l'on soit modéré ou extrémiste. D'ailleurs, bon nombre de Français de pure souche, des Africains, des Antillais qui vivent dans ces cités, se sont convertis. Ce n'est pas pour autant que l'on est extrémiste et que l'on va porter le voile ou la barbe.

J'ai envie de dire que c'est la religion des pauvres et du désespoir. Après la mort de ma soeur, il m'a semblé évident que je me lance dans la religion et que je me consacre à Dieu. Bon nombre de personnes qui peuplent ces cités pensent comme moi. C'est vrai que l'Etat a en quelque sorte délaissé ces cités. C'est à la République et non à Dieu de protéger ces jeunes filles qui le font en portant le voile. Je suis désolée, mais la République n'a pas protégé ma soeur.

Je ne veux plus entendre ce que me disent certains garçons à chaque fois que je les rencontre, à savoir que si ma soeur avait choisi son statut de jeune fille musulmane et avait porté le voile, elle ne serait pas morte. Je regrette, ma soeur était une femme universelle, elle n'était pas une femme musulmane.

Nous devons être solidaires de toutes ces femmes algériennes. Certaines de mes tantes se sont battues contre le port du voile. Je trouve dramatique que, dans un pays comme le nôtre où la laïcité et l'égalité sont des principes qui permettent d'être libres, de s'exprimer et de vivre ensemble, on tolère le port du voile, notamment dans des institutions où c'est le « vivre ensemble » qui fait que l'on existe.

En effet, les jeunes filles qui portent le voile dans les collèges ne se mélangent pas plus avec les garçons qu'elles ne communiquent avec les filles qui ne portent pas le voile. Si on en arrive à des relations aussi catastrophiques entre les garçons et les filles, c'est bien parce que les filles ne côtoient plus les garçons, et vice versa. C'est un élément qui joue. Cela reflète un malaise pour ces jeunes filles qui portent le voile.

M. le Président : Sont-elles libres parfois de le porter ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Il faut savoir ce que l'on entend par « libre » quand une jeune fille décide de porter le voile. Je me réfère toujours à mon cas qui n'est certainement pas représentatif. A certains moments, je me dis que si je porte le voile, on me laissera tranquille et je pourrai me consacrer à Dieu. La réalité est que je ne crois plus en l'être humain.

Plusieurs facteurs indirects peuvent entrer en ligne de compte dans la décision de ces jeunes filles. Même si personne ne les a obligé directement à le porter, elles l'ont fait pour être tranquilles, pour éviter les regards de telle ou telle personne, en raison de la religion qui domine dans la cité, car il est extrêmement bien vu pour une jeune fille de porter le voile dans les cités, tant par la famille que par le « tribunal social ».

Toutefois, certaines jeunes filles comme moi ne veulent pas porter le voile. Celles qui sont voilées, mais pas toutes, nous narguent et nous font comprendre que, parce qu'elles portent le voile, elles sont de bonnes musulmanes, qu'elles iront au paradis alors que les autres sont des mécréantes. Pour moi, c'est une agression.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous avez évoqué la République et ses devoirs. Pour vous, la notion de Nation a-t-elle un sens ? Vous sentez-vous appartenir à une Nation et laquelle ?

Mlle Kaïna BENZIANE : J'appartiens à la Nation française et j'en suis fière. Mais comme je le disais tout à l'heure, je fais partie de cette masse populaire qui a plusieurs identités. Je suis avant tout une femme, symboliquement de religion musulmane. Je suis une étudiante, Française d'origine algérienne. L'identité d'une femme peut être multiple. C'est pourquoi il est dommage que certaines jeunes filles ou garçons ne prennent en compte que la religion.

M. Bruno BOURG-BROC : Vous sentez-vous plus Française que musulmane ou vice versa ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Je crois que l'on peut combiner les deux. Après le décès de ma soeur, beaucoup de sentiments se sont mélangés. Tout au début, je ne croyais plus du tout en Dieu. C'est difficile. Mais en même temps, je me sens profondément française. D'ailleurs, si j'ai choisi de m'engager dans ce combat, c'est parce que je me sens française.

M. le Président : Dans quel combat vous êtes-vous engagée ?

Mlle Kaïna BENZIANE : Le premier combat, c'est ma soeur, afin que ce qui s'est passé ne se reproduise jamais. Ensuite, c'est un combat pour toutes les jeunes filles parce que je ne veux pas que ma soeur soit morte pour rien. Je veux que tout le monde prenne conscience qu'on a brûlé une jeune fille. On n'a plus le droit d'évoluer ainsi, d'avoir des rapports aussi malsains, aussi barbares à certains moments. C'est pourquoi je me suis engagée dans ce combat.

J'aurais très bien pu me renfermer, abandonner mes études, aller en Algérie où on ne porte même pas le voile. J'aurais pu abandonner, mais c'est l'extrême.

Mme Annie SUGIER : Les propos de Kaïna vous montrent bien que l'élément central est cette relation entre les garçons et les filles qui commence à se construire à l'école. Quand une jeune fille porte le voile, cela implique que, d'un côté, il y a les filles, de l'autre, les garçons, lesquels ne respecteront les filles que si elles portent le voile.

M. le Président : Nous en sommes convaincus. Notre souhait, alors que la commission n'a pas encore rendu ses conclusions, est de faire respecter le principe de la laïcité à l'école, lequel suppose l'interdiction de tous signes religieux ostentatoires.

Toutefois, le problème ne se pose pas tout à fait en ces termes. En effet, certains musulmans nous disent que, au regard des principes contenus dans le Coran, si nous édictons une interdiction générale et absolue, sans nous contenter de la jurisprudence du Conseil d'Etat qui laisse une certaine souplesse, nous dresserons tous les musulmans contre la République et contre la laïcité.

Mme Linda WEIL-CURIEL : Est-ce mieux...

M. le Président : Le but n'est pas de savoir si c'est mieux, mais de recueillir tous les avis. Certains musulmans que nous avons rencontrés - qui ne sont pas forcément les plus extrémistes - nous recommandent d'être très prudents en la matière, car le principe du port du voile est contenu dans le Coran. Par conséquent, à un moment où les gens s'interrogent sur le sens de la vie, où l'on constate un retour au phénomène religieux, cette interdiction pourrait être considérée comme une agression envers leur religion et pousser, notamment dans les cités, un certain nombre de jeunes filles à se voiler, alors qu'elles n'avaient pas l'intention de le faire.

Mme Annie SUGIER : Avons-nous un système de valeurs ? Dans le papier que nous vous avons remis, vous trouverez une analyse faite par Michel Bouleau à propos de l'arrêt Kherouaa.

M. le Président : Nous avons entendu M. Bouleau.

Mme Annie SUGIER : Selon lui, le Conseil d'Etat a refusé d'analyser un signe, qui n'est pas seulement un signe religieux. Je comprends que vous vous interrogiez sur les conséquences si, effectivement, ce principe est contenu dans le Coran. Mais vous savez bien que tous les musulmans ne sont pas d'accord sur le fait que le Coran impose le port du voile. Il y a débat à l'intérieur même du camp musulman. Nous n'allons pas chercher à devenir des spécialistes du Coran pour savoir ce qu'il convient de faire par rapport à ce signe religieux.

Reste un deuxième point sur lequel, en tant que femmes et responsables d'association, nous nous sentons spécialistes, c'est celui du droit des femmes et de la signification de ce symbole.

Ce symbole contient un message profondément négatif à l'égard des femmes. Or toutes les religions, qui ont porté un tel message, ont dû évoluer, c'est-à-dire que la démocratie a pénétré la religion. Or, dans ce cas précis, c'est le phénomène inverse qui se produit. Une religion, sur un point pourtant contesté par les musulmans eux-mêmes, vient pénétrer notre système de valeurs. Dans votre rapport, vous devez aller au-delà du signe religieux.

M. le Président : Dans notre rapport, si nous décidons que la jurisprudence et les textes ne sont pas suffisants pour interdire le port de tout signe religieux, nous proposerons une modification législative. En tant que juriste et responsable politique, je trouve très facile de se battre avec des principes généraux. Toutefois, je le répète, cela devient beaucoup plus difficile lorsqu'il s'agit de mettre par écrit ces mêmes principes, en tenant compte à la fois de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui ne facilite pas les choses, du talent des avocats qui peuvent interpréter les lois, etc. Le but est d'arriver à une loi très précise qui interdise tout port visible de signes religieux. A titre d'exemple, peut-on considérer que la croix que porte une jeune fille en boucle d'oreille est un signe visible ?

Mme Annie SUGIER : Nous avons bien réussi à venir à bout des croix gammées !

M. le Président : Si cela ne tenait qu'à moi, j'interdirais tout. Selon une loi de 1913 que l'on n'applique plus, tous les élèves devraient porter une blouse, ce qui aurait pour effet de gommer toutes les différences religieuses, politiques, sociales...

Mme Linda WEIL-CURIEL : C'est le principe de la robe d'avocat.

M. le Président : Mais maintenant, vous savez très bien qu'il n'est plus possible, même si vous pouvez vous fonder sur la loi de 1913, d'imposer le port de la blouse à tous dans les écoles. Si vous le faites, je vous conseille de sortir discrètement par la porte de derrière !

Quand nous évoquons une interdiction absolue de tout port distinctif d'un signe religieux, la réaction immédiate des uns et des autres est de nous conseiller d'être très prudent car cela entraînera une réaction contraire à celle que nous recherchons. En effet, il y a un risque, dans les cités, qu'un certain nombre de jeunes filles, pour réagir, portent le voile en considérant cette interdiction comme une agression.

En réalité, le problème ne se pose pas dans la rue, mais dans l'école de la République qui est laïque. Par exemple, peut-on considérer la main de Fatma comme un signe religieux visible ? Certains nous disent de ne pas aller jusque-là. Mais si nous ne proposons pas une interdiction absolue de port de tout signe visible, cela laisse la porte entrouverte.

Mme Annie SUGIER : Il y a dix ans, une erreur a été commise que nous payions chèrement aujourd'hui.

M. le Président : Je suis de votre avis.

Mme Annie SUGIER : Nous n'aurions pas été amenés à interpréter le signe si la laïcité avait été clairement appliquée. Tout ce débat qui perturbe notre société vient de là. Maintenant, les uns et les autres, nous devons faire face à nos responsabilités.

Il y a un message important à faire passer : une interdiction du port du voile serait le contraire de l'exclusion. C'est ce qui est reproché au voile. Je vous cite un exemple que nous utiliserons lors des prochains Jeux olympiques. La preuve que le voile exclut, c'est que l'apartheid se manifeste par l'absence des femmes des pays où le port du voile est obligatoire. Qui exclut ? Ce sont bien ceux qui imposent le voile. Qui exclut des cours de gymnastique ? Ce sont bien ceux qui imposent le voile. Par conséquent, en interdisant le voile, nous irons, au contraire, vers le droit, sans discrimination, des femmes à accéder au domaine public.

M. le Président : Le voile n'est qu'un signe religieux parmi d'autres. Dès lors que, dans une classe ou une école, on accepte qu'un élève porte un signe distinctif, c'est déjà ouvrir la voie de la marginalisation pour cet enfant. Notre problème n'est pas d'interdire le seul voile, mais tous les signes religieux.

Mme Annie SUGIER : Nous sommes tout à fait d'accord avec vous. Toutefois, en tant que Ligue internationale des droits de la femme, nous considérons que ce signe a quelque chose de particulier par rapport aux autres, donc qu'il est pire que les autres.

M. le Président : Il n'y a pas de signes pire que les autres, tous les signes distinctifs sont à exclure. Mais j'attends avec impatience de lire le projet de loi de votre avocat.

M. Bruno BOURG-BROC : Pour poursuivre la réflexion de notre président, il existe en France un enseignement sous contrat, dont la majorité est catholique. Il est évident que, dans le cadre d'une interdiction générale et absolue, la loi s'appliquerait également aux élèves de l'enseignement catholique. Pensez-vous que le port d'un habit par les religieuses enseignant dans une école catholique, qui est une obligation canonique pour certaines d'entre elles, soit un obstacle ?

Mme Linda WEIL-CURIEL : Sommes-nous une République laïque ou pas ? Je suis persuadée qu'il faut imposer la disparition, hors de la sphère privée ou des lieux de culte, des signes religieux qui tendent à imposer un point de vue.

M. le Président : Même dans la rue ?

Mme Linda WEIL-CURIEL : Oui. Si je n'ai rien rédigé, c'est parce que je mène actuellement des travaux de réflexion. On édicte tous les jours des lois qui restreignent la liberté individuelle : on ne peut plus fumer où l'on veut, les mineurs ne peuvent plus circuler à partir de telle heure, les mendiants ne peuvent plus être à tel endroit avec leurs chiens, les prostituées ne peuvent plus avoir telle attitude. Alors ne doit-on pas aller jusqu'à l'interdiction du voile parce que justement nous sommes, d'une certaine manière, agressés par ce voile ?

M. le Président : Votre combat, mesdames, concerne plus particulièrement le voile. Si je vous suis, le port du voile, y compris pour les religieuses, doit être interdit partout, y compris dans la rue, les cages d'escalier.

Mme Linda WEIL-CURIEL : Je ne méconnais pas la difficulté de mise en oeuvre d'une telle loi. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas écrit ce projet. Toutefois, une telle interdiction va de soi dans le cadre de l'école.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de Monseigneur Jean-Paul JAEGER,
évêque d'Arras, président de la commission « éducation, vie et foi des jeunes » de la Conférence des évêques de France


(extrait du procès-verbal de la séance du 14 octobre 2003)

Présidence de M. Jacques DESALLANGRE, membre du Bureau

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Monseigneur, je vous remercie d'avoir accepté cette rencontre, qui doit être précieuse pour nous.

Je vous pose une première question pour introduire le débat : quelle analyse faites-vous de l'émergence à la fin des années 80 de problèmes liés au port de signes religieux et, bien sûr, du voile ? Je précise que l'objet de notre mission est le port de signes religieux dans les établissements scolaires.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Merci de me recevoir.

De longues heures seraient sans doute nécessaires pour analyser les raisons qui ont conduit à un recours plus important aux signes religieux dans les établissements scolaires depuis les années 80.

Je me limiterai à quelques rapides remarques. La première est globale et concerne l'ensemble de la société française, particulièrement la place de la jeunesse dans la société française. Le moins que l'on puisse dire c'est que les sociologues constatent depuis les années 80 que nous évoluons dans une société qui a vu se déstructurer ses repères fondamentaux. On peut prendre le repère de la famille, de la société en général, de la religion, de la citoyenneté. Nous avons vu s'étioler une série de repères qui fondaient jusque-là un consensus social.

Le rôle traditionnel du maire, de l'instituteur et du curé a été battu en brèche par notre société contemporaine. Et donc les jeunes cherchent aujourd'hui à se situer, à se construire dans la société. C'est assez difficile pour eux. Devant la disparition des repères traditionnels sur laquelle nous ne porterons pas de jugement, nous avons assisté à l'émergence de nouveaux signes. Les marques de vêtements, par exemple, constituent autant de repères pour les enfants. Pour un certain nombre d'entre eux, les signes religieux peuvent apparaître comme un mode d'identification, de reconnaissance et l'attachement à un repère. Vous avez fait une distinction entre la question du voile et celle des signes religieux.

On peut dire que l'apparition du voile dans les écoles a posé des questions spécifiques. Je ne pense pas que les jeunes chrétiens, les jeunes catholiques en particulier, soient très friands de signes religieux, qui se manifestent de façon ostentatoire. Il y a là une forme de besoin qui correspond à un certain désarroi de notre jeunesse. J'ajouterai que le voile est apparu, pas uniquement, mais en grande partie dans les zones les plus pauvres de notre société. Je ne crois pas que l'on voie beaucoup de voiles islamiques dans le 16ème arrondissement de Paris. Il est plus présent dans la banlieue de Roubaix. Le phénomène est donc lié pour partie à la difficulté des jeunes des quartiers défavorisés à s'intégrer dans notre société, telle qu'elle s'est construite au fil des siècles et dans le système scolaire, tel qu'il est aujourd'hui.

Le port de signes religieux peut être une authentique manifestation d'appartenance religieuse, mais il reflète aussi un problème d'identification, de situation dans la société actuelle, surtout dans ce lieu un peu mythique de l'insertion sociale que constitue l'école. On pourrait peut-être aussi ajouter, mais il faut y regarder de près, que ces jeunes en déshérence, parfois en situation d'échec scolaire, en difficulté d'insertion, en manque de travail, sont une proie plus facile et plus fragile pour des groupes ou des personnes disposés à leur offrir leurs services en invoquant toutes sortes d'intention.

A travers cette question du signe religieux, du voile en particulier, se pose très fortement la question de l'insertion des jeunes, et peut-être de moins jeunes, dans la société d'aujourd'hui. Par capillarité, la question du voile ne se pose pas uniquement dans les milieux les plus défavorisés. Nous avons eu à connaître le cas de tel ou tel enseignant ou enseignante qui revendiquait le port du voile.

Voilà tracés à gros traits quelques éléments qui expliquent en partie cette émergence.

M. Jean-Pierre BRARD : Votre confrère, Monseigneur Jean-Pierre Ricard s'est exprimé dans « Le Monde » du 8 octobre. A la question : « Etes-vous favorable à une loi contre les signes religieux à l'école ? », il a répondu : « Non l'expérience a toujours montré que l'on ne règle pas les questions religieuses par la répression. ». Il ajoutait : « L'accompagnement des cultes par la République tout au long du XXème siècle a fait davantage que des lois répressives pour l'insertion de l'Eglise dans la société française. » Pourtant, il y a eu la loi de 1905. Je ne rappelle pas le contexte un peu chaotique, mais, aujourd'hui, je suis d'accord avec votre confrère sequano-dyonisien, Olivier de Béranger, quand il déclare que « la laïcité est une chance pour l'Eglise de France. »

Sauf à accepter des empiétements de plus en plus importants, ne pensez-vous pas nécessaire de légiférer ? Si nous légiférions contre votre avis, quelle serait alors votre position ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je souscris volontiers aux propos de Monseigneur Ricard. Légiférer à l'heure actuelle serait dangereux à plusieurs égards. Tout d'abord, il ne me semble pas judicieux de légiférer pour résoudre des problèmes qui restent particuliers. Je ne pense pas que l'on assiste à un envahissement des signes religieux aujourd'hui dans les écoles, même si, en certains endroits particuliers, cela peut poser des questions légitimes et graves. Il est dangereux de punir une classe entière, si tant est qu'une loi punisse, parce qu'un élève chahute. Je me demande si, à vouloir légiférer, on ne risque pas de faire pire que mieux. Peut-être la loi prend-elle acte d'une situation, mais, dans le même temps, elle crée un phénomène, c'est-à-dire qu'on lui donne place dans l'opinion, dans la société. On risque de l'amplifier. Les législateurs que vous êtes savent que s'il suffisait de légiférer pour résoudre tous les problèmes en France, nous serions sans doute le plus vertueux et le plus heureux de tous les peuples. Je ne suis pas sûr qu'une loi puisse résoudre le problème, d'autant qu'il existe des textes en vigueur, qui permettent d'appréhender la question.

Un deuxième point rendra difficile l'élaboration d'une loi : qu'est-ce qu'un signe religieux et qui nous le dira ? Ne serait-ce que dans l'église catholique que je connais un peu, nous avons de multiples signes religieux, lesquels peuvent revêtir une autre signification. Vous me répondrez que la croix est un signe identifiable. Bien sûr, mais le poisson, l'ictus, est aussi un signe religieux. La croix de Jérusalem, la croix de Saint-André sont des croix. Qui nous dira ce qu'est un signe religieux et à partir de quand peut-on affirmer qu'il en est ainsi ?

Il me semble dangereux de ne légiférer que sur les signes religieux. L'école doit-elle affirmer, d'une certaine manière, qu'elle accueille beaucoup de signes mais pas les signes religieux ? Permettez-moi deux exemples : interdira-t-on la pomme dans les restaurants scolaires au prétexte que M. Chirac a fondé sa campagne électorale sur la pomme ou interdira-t-on à une enseignante de mettre un bouquet de roses rouges dans une classe ?

Il me semble très difficile de légiférer sur le fait même du signe religieux, de définir à partir de quand un signe devient un signe religieux.

Si l'on veut éviter le communautarisme, il ne faut surtout pas prendre des mesures qui risquent de l'éveiller ou de le susciter. Il ne faudrait pas éveiller, susciter, des réflexes communautaristes, notamment chez les catholiques de France, par une législation qui donnerait le sentiment que l'on pose des barrières, que l'on encadre, finalement que l'on étouffe un peu la vie.

M. Jean-Pierre BRARD : Si nous légiférons, que dirait l'église catholique ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Evidemment, cela dépend du contenu du texte. Ce ne serait pas la première loi qui ne recevrait pas l'assentiment de l'Eglise pour des raisons diverses. Les évêques de France et les catholiques de France n'ont pas pris le maquis à chaque fois qu'une loi semblait les heurter dans leurs convictions.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : A contrario, pensez-vous que la tolérance vis-à-vis du port de signes religieux à l'école est de nature à exacerber les manifestations de communautarisme, et même à être reçue comme un signe d'encouragement ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je me retrouve dans le travail qui a été demandé au Conseil d'Etat par un précédent ministre de l'éducation nationale. Il me semble, pour répondre à cette question, qu'il faut apprécier la situation dans les établissements. A tel endroit, l'émergence de signes religieux est peut-être forte et peut apparaître comme un facteur, sinon d'agression, en tout cas de prosélytisme ou bien une forme d'opposition à un système, à une société, à une école. Mais, pour ce que je peux en savoir, on est loin d'en être là sur l'ensemble du territoire français.

Si des signes religieux, comme d'autres signes, sont assumés par l'institution scolaire et que les jeunes ont l'occasion d'expliquer les raisons pour lesquelles ils le portent, ce peut être une occasion de dialogue et d'échanges, d'enrichissements mutuels.

Je partage l'avis du Conseil d'Etat, bien que l'on puisse discuter des termes. L'avis préconise l'absence de signes ostentatoires. Evidemment, je ne vois pas l'opportunité pour un jeune ou un enseignant de porter une croix de 85 centimètres sur la poitrine, même s'il veut manifester son appartenance religieuse ! Mais je n'ai pas le sentiment que des jeunes entre eux - c'est important de se situer de leur point de vue - ressentent comme une agression le port d'un signe religieux par un camarade. Au contraire, ce peut être une occasion d'échanges, d'approfondissement, de partage. Si cette forme d'expression est bien cadrée, cela ne me semble pas poser problème. Jusqu'à présent, je n'ai pas entendu dire, en tous cas dans les lieux que je fréquente, que le port de signes religieux ait été perçu par les jeunes, entre eux, comme un signe d'agression ou de division.

M. Bruno BOURG-BROC : Depuis que nous travaillons, certains d'entre nous évoluent dans leur façon d'aborder le problème. Face à de nombreux témoignages, souvent contradictoires, beaucoup d'entre nous sont de plus en plus perplexes. Certains veulent qu'on légifère, d'autres ne le veulent pas. Ce n'étaient pas forcément les mêmes au début et ce ne seront pas forcément les mêmes à l'arrivée ! Sans doute en êtes-vous conscient.

Monseigneur, vous avez été mandaté par la conférence épiscopale pour nous parler ce matin. Peut-on considérer que vous vous exprimez au nom de l'église catholique de France ? Y a-t-il sur ce point du port de signes religieux une appréciation différente entre l'Eglise de France et l'Eglise tout court ?

A plusieurs reprises, nous avons été amenés à aborder la notion de « caractère propre » de l'enseignement catholique privé. Le caractère propre est inscrit dans la Constitution, mais n'a pas de définition légale, juridique. Quelle est votre approche du caractère propre, en ayant conscience que si nous devions légiférer, il semblerait inévitable que la loi s'applique aussi à l'enseignement privé sous contrat ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Les évêques de France n'ont pas tenu d'assemblée depuis novembre dernier. L'assemblée de tous les évêques se retrouvera en novembre prochain. Nous aurons peut-être l'occasion d'examiner comment l'ensemble des évêques réagit à l'éventualité d'une loi en la matière.

Ce que vous avez pu lire et entendre des principaux responsables de l'Eglise de France est assez unanime. J'ai consulté quelques confrères. Nous sommes assez unanimes pour dire qu'il n'est pas opportun de légiférer en la matière.

Quant à ce que pense l'Eglise de France en particulier, ses évêques s'accommodent du cadre de la laïcité. Ils l'ont déclaré publiquement dans la « Lettre des Evêques » aux catholiques de France parue en 1996. Il en ressort l'affirmation très nette que le cadre dans lequel nous vivons à l'heure actuelle nous convient.

Par ailleurs, les évêques sont assez unanimes : personne parmi nous, du moins dans son expression globale, ne souhaite remettre en cause la loi de 1905. C'est aussi un cadre qui nous convient. La laïcité à la française nous a donné un art de vivre. Des consensus permettent à l'église catholique de vivre et de remplir sa mission à l'intérieur du cadre législatif français et en collaboration étroite avec ceux qui ne partagent pas la foi catholique, ce qui est tout à fait légitime. Un équilibre s'est établi au fil de l'Histoire, qu'il ne faut pas rompre, ni remettre en cause par de nouvelles lois.

Pour répondre à votre première question, je vérifierai cela lors de notre assemblée des évêques de France à Lourdes en novembre prochain, mais je pense qu'une ligne très nette se dégage.

Le caractère propre a été reconnu, il est inscrit dans la loi Debré de 1959 qui fait de l'enseignement privé en général, de l'enseignement catholique en particulier - lequel représente en France 95 % de l'enseignement privé sous contrat - un associé au service public de l'éducation.

En quoi consiste le caractère propre ? C'est, selon moi, la possibilité de faire reposer la démarche pédagogique, éducative et d'enseignement sur des convictions religieuses dans le respect du contrat. J'ai été moi-même professeur sous contrat ; j'ai dirigé un établissement dans le respect total des règles de programme, d'enseignement, de formation des maîtres. Dans tout ce qui peut constituer la démarche d'enseignement et d'éducation, nous respectons les directives du ministère de l'éducation nationale comme des autres ministères concernés. Dans le même temps, nous unifions cette démarche par un certain sens de l'être humain qui nous est apporté par notre foi et nous posons la question du sens de l'éducation et celle du sens de l'être humain qui est formé et du citoyen que, nous aussi nous contribuons, nous l'espérons, à construire.

Voilà un socle spirituel qui donne la lumière, la direction de ce qui est fait et de ce qui contribue à la formation de petits ou de grands Français et Françaises.

Cette inspiration a la possibilité, dans le cadre du caractère propre, de s'exprimer, de se dire, de se manifester. Voilà comment je définirais le caractère propre d'une façon générale. Pour l'église catholique, c'est la référence à l'enseignement évangélique, à la doctrine sociale de l'église, à la conception de l'homme véhiculée par la foi catholique.

Mme Martine AURILLAC : Vous nous avez affirmé que vous n'étiez pas favorable au fait de légiférer, à cause des dangers que cela peut présenter, notamment de stigmatisation d'une religion par rapport à une autre et parce que, dans votre esprit, différents textes ou jurisprudences sont clairs et suffisants. En effet, l'arrêt du Conseil d'Etat quand on le lit attentivement est très circonstancié. En outre, la circulaire Bayrou, en 1994, est venue apporter des éléments.

A l'instar d'autres personnes auditionnées, diriez-vous que c'est peut-être simplement un manque de courage des familles et des enseignants, ce qui est assez grave en soi ?

Ne pensez-vous pas qu'à l'école, on devrait enseigner davantage, non pas la religion, mais l'histoire des religions et le fait religieux lui-même ?

M. Bruno BOURG-BROC : Et dans ce cas, qui doit enseigner l'histoire des religions à l'école ?

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Les enseignants jugent que leur tâche est difficile en matière d'interprétation de la jurisprudence. Ils sont obligés de faire, selon leur expression, « du droit local ».

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je ne sombrerai pas dans le travers qui consiste à dire que, finalement, l'école et les enseignants sont responsables de tous les maux de la terre et de notre société. La mission des enseignants aujourd'hui - je l'ai moi-même été à une période - est très difficile. En dehors de sa mission spécifique, l'école constitue toujours la caisse de résonance de tout ce qui se passe dans la société, parce que toutes les difficultés convergent en même temps que toutes les espérances. Il faudrait que nous portions l'accent sur les espérances qui peuvent aujourd'hui émerger grâce à l'école.

Je ne pense pas que les enseignants manquent de courage. Ils sont dans les rouages d'un système éducatif qui ne me semble plus tout à fait adapté à la jeunesse. Mais c'est là un autre problème. Les enseignants ne manquent pas de courage, mais ils sont souvent démunis face à une situation qui a considérablement évolué.

Si l'on pense à légiférer, ne nous leurrons pas, ce n'est pas tant sur la croix ou la kippa que sur la question du voile islamique, posant la question de l'émergence, dans notre société française, d'une culture qui ne nous est pas familière - c'est le moins que l'on puisse dire ! On voit bien comment la France a construit son histoire ; il a fallu des siècles. Or l'émergence de l'islam est toute récente. Un travail s'impose, qui nécessite une mobilisation d'énergie considérable. Il ne me semblerait pas même juste de se focaliser sur cette toute petite question du voile. Il y a quelque chose de bien plus important dans notre société. On parle souvent d'intégration. Comment la société française va-t-elle réagir et se faire à cette réalité nouvelle et très soudaine de compter entre quatre et cinq millions de Français musulmans ? C'est un fait dont nous n'avons pas encore mesuré toute l'importance.

Très honnêtement, pour moi, la question de légiférer sur le port de l'insigne religieux, le port du voile, serait une goutte d'eau dans un océan. On ne peut faire porter cette question à l'institution scolaire. C'est vraiment la France et toute la société qui sont concernées.

L'école doit aider la société à affronter le problème et non pas à l'ignorer car que peut faire une loi ? Elle peut mettre de côté un problème. A la limite, si la loi est bien respectée - nous savons ce qu'il en est du respect de la loi dans notre pays - que fera-t-on ? Sans mauvais jeu de mots, on voilera le problème, sans le toucher, sans le résoudre. Il me semble bien plus important de le faire émerger et de l'affronter comme tel.

On ne peut dire que les enseignants et les familles manquent de courage. Nous sommes là devant une question qu'il faut aborder ensemble. Il nous appartient de trouver les moyens d'un authentique dialogue, d'une authentique insertion avec du temps et du travail.

Nous ne pouvons ignorer que la démarche de l'islam n'est pas analogue à celle du christianisme qui nous est plus familier. Nous ne pouvons ignorer que le rapprochement entre la vie sociale et la vie religieuse prend une autre forme dans l'islam que dans le catholicisme ou dans le christianisme en général. On ne peut décréter simplement : « Vous êtes en France, c'est ainsi que cela se passe. » Point final ! Nous ne procédons ainsi dans aucun domaine. Si nous voulons résoudre par la force le problème de l'intégration, cela ne fera que des étincelles et des dégâts humains considérables. L'enseignement des religions est un premier pas. Il ne s'agit nullement d'endoctriner, ni de faire de nos écoles des lieux d'évangélisation en tant que tels, mais de prendre en compte une dimension de l'être humain. La petite limite de notre laïcité à la française c'est, en tout cas dans le domaine public, dans le champ du scolaire en particulier, d'avoir déclaré que l'on ne parlerait pas des choses qui fâchent. Nous les laissons de côté, nous les plaçons dans une autre sphère. Le christianisme ayant des capacités d'adaptation en ce domaine, cela n'a pas posé de problèmes considérables ; cela en posera sans doute davantage avec l'islam. Faire émerger dans la sphère publique la particularité religieuse des personnes sans imposer quoi que ce soit à qui que ce soit me semble plutôt une bonne chose : que l'on puisse parler, débattre, expliquer. On sait que la parole libère toujours. Créer des espaces de parole me semble toujours positif.

L'enseignement du fait religieux, me semble une bonne chose. L'être humain peut avoir une dimension religieuse et il existe des formes religieuses différentes. On peut l'expliquer historiquement. Cela permet aussi à des jeunes de tradition européenne de conserver un contact avec leur histoire. Nous savons comment nous avons été structurés, comment l'esprit français, si j'ose dire, a été construit, où il a puisé ses racines. Il est important de le redire. Il est presque banal de réaffirmer que des enseignants qui étudient des textes, des pièces de théâtre, des œuvres d'art, se trouvent en grande difficulté pour expliquer cela à des jeunes dépourvus de culture chrétienne. Nous devrons aussi expliquer aux jeunes musulmans cette littérature, ces pièces de théâtre, qui feront également partie de leur patrimoine. Il faut qu'ils comprennent Polyeucte ou qu'ils soient capables d'analyser un tableau.

La prise en compte du fait religieux est intéressante. Nous posons parfois un petit bémol et je le pose à titre personnel : il y a plusieurs façons d'expliquer le phénomène religieux. A la façon d'Auguste Comte : il y a des phases ; on explique le phénomène religieux, mais c'est quelque chose qui appartient au passé. Nous serions à une autre ère ou à l'interreligieux. Vous devinez que, confrontée à cette manière de proposer les choses, l'église catholique éprouve quelques réserves. Au contraire, les enseignants formés à cela devraient faire preuve d'une certaine droiture, d'honnêteté par rapport à l'enseignement lui-même et ne pas simplement le présenter comme un vestige du passé. C'est un point important.

Cet enseignement ne me semble pas devoir être assuré par un personnel ecclésiastique ou religieux en général, mais, là aussi, nous pourrions avoir un consensus sur la façon loyale et honnête de présenter aujourd'hui le phénomène religieux. Je me permets une digression : évêques de France, nous nourrissons parfois des inquiétudes à l'égard des responsables du patrimoine religieux. Nous percevons parfois une tendance qui s'inscrit dans le sens ce que j'évoquais à propos de l'enseignement du fait religieux, laquelle consiste à faire du patrimoine religieux un témoin de l'histoire - ce qui est une réalité - et de parfois le transformer en musée. Par exemple, en cas de rénovation, nos prêtres nous disent qu'ils ont très bien refait l'église, qu'elle est superbe, mais qu'il est très difficile d'y dire la messe, car, si l'on a bien éclairé les voûtes, on n'a pas prêté attention au fait qu'un autel est un lieu de célébration à éclairer ! Cela pour vous montrer dans quel état d'esprit il serait intéressant d'avancer.

M. Robert PANDRAUD : Je suis plutôt défavorable à l'enseignement de la religion. Vous avez fait allusion à quelques-unes de mes réserves. Je ne suis pas entêté car je ne crois pas que cela puisse se produire. J'attends encore le manuel qui fera l'unanimité de toutes les religions. Lorsque le manuel aura recueilli tous les accords, on pourra en rediscuter !

La religion chrétienne reste celle de la majorité des Français. Comment équilibrera-t-on cet enseignement entre les diverses religions ? On risquera d'augmenter l'agnosticisme, en disant que tout cela se vaut. Je suis donc très réservé.

Comment se fait-il que l'Eglise de France rate ses propagandes ? Tout le monde parle du ramadan : les radios, les télévisions... Pour le carême, entend-on quelque chose ? Extrêmement rarement ! On arrive à ce paradoxe que, si vous procédiez à un petit sondage, vous constateriez que les gens savent mieux ce qu'est le ramadan que le carême ! Il est pourtant un peu de votre rôle, monseigneur, d'essayer d'équilibrer la situation !

Bien sûr, nous sommes perplexes au sujet du voile. Je le suis aussi s'agissant de l'interdiction par voie législative du voile à l'école car, en définitive, l'on s'aperçoit, à la lumière de ce qui se passe à l'Inspection du travail du Rhône ou à la mairie de Paris, que le voile dans les administrations d'Etat locales ou hospitalières est un phénomène beaucoup plus dangereux. Si nous légiférions, il faudrait prôner l'interdiction du voile, non seulement à l'école, mais dans les administrations car, en l'occurrence, il s'agit d'adultes, dans les hôpitaux, de personnes affaiblies. Après tout, le problème ne serait pas aussi grave si seule l'école, qui est un milieu fermé, était en cause.

S'il devait y avoir interdiction légale du port du voile dans les écoles publiques, la mesure devrait s'appliquer dans toutes les écoles privées sous contrat. Je dis bien « toutes » afin de ne pas donner l'impression de privilégier telle religion par rapport à telle autre.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Sur la question de l'enseignement, la formule est ambiguë. Il ne s'agit pas de demander à l'institution scolaire, l'institution publique, de se substituer aux différentes églises, confessions ou religions en enseignant les religions.

La formation d'un petit catholique appartient d'abord et en priorité à l'église catholique. Il ne s'agira pas de demander à l'enseignement public de « fabriquer », pardonnez-moi cette expression un peu rapide, des petits catholiques ou des petits musulmans, mais d'expliquer, dans le cadre de l'enseignement, que le fait religieux existe. Il a pu revêtir et il revêt des formes différentes dans l'histoire et dans l'actualité. Quel est ce fait religieux ? De quoi parle-t-on ? De qui ? Quelle évolution ? Il ne s'agit pas de prendre la place de qui que ce soit ni de considérer que l'enseignement en général prendra désormais en charge la formation religieuse des enfants. Cela revient à la communauté, catholique, musulmane ou israélite. Les domaines de compétences, si je puis utiliser cette expression, me semblent devoir être respectés. Mais cela me semble un premier pas positif que l'Education prenne en compte le fait religieux qui marque et structure un être humain, qui suscite des réactions. Cela devrait permettre de désamorcer quelques bombes.

Le ramadan est très médiatisé. Cette question devrait être posée aux puissances médiatiques de notre pays. Pourquoi parle-t-on davantage du ramadan ? Cela devient un phénomène de société contrairement à l'entrée en carême. Cela dit, nous enregistrons quelques petits progrès ! On entend dire parfois que c'est le mercredi des cendres !

Vous connaissez le fonctionnement des médias. Ils obéissent à l'attrait de la nouveauté et des phénomènes émergeants. Si tous les Français égaient musulmans, on ne parlerait probablement pas du ramadan à la télévision !

Un second phénomène distingue l'islam de l'église catholique. L'église catholique, à tort ou à raison, a privilégié au cours des dernières décennies l'approfondissement plutôt que l'indication. Si vous avez une formation chrétienne ou catholique, vous connaissez sans doute des indications, celles des commandements de Dieu, celle des commandements de l'Eglise : « Tu communieras une fois par an, tu te confesseras une fois par an, tu ne mangeras pas de viande le vendredi. » C'était là des indications très précises avec évidemment toutes les déviations possibles. Une fois remplies ces quelques obligations, on peut penser que l'on a fait ce qu'il fallait faire. Ce n'est pas le sens dans lequel a travaillé l'église catholique au cours des dernières décennies. Elle s'est ingéniée à inscrire la foi chrétienne dans la totalité de la vie. Or, selon les textes musulmans, un bon musulman doit faire cinq choses très précises, dont le ramadan, plus facilement repérables et identifiables, que la doctrine catholique.

Il y a aussi le phénomène du « je t'aime, moi non plus ». Dans notre pays, la majorité des petits et grands Français sont baptisés dans l'église catholique, même si, bien sûr, beaucoup ne pratiquent plus. Parfois, on dit que le catholicisme est minoritaire dans notre pays. Ce n'est pas vrai du tout si l'on prend le baptême et les enterrements comme repères.

Nous avons connu un phénomène de libération que nous pourrions analyser philosophiquement et sociologiquement de façon très précise. Je reviens à mon exposé de départ. Notre société a connu un très profond bouleversement des valeurs. Même si nous sommes partisans du principe de laïcité, nous nous accorderons pour reconnaître qu'il s'agit d'un héritage chrétien. Or, le bouleversement, le « chahut » des valeurs - mai 68 est un point de repère commode - fut un bouleversement et un chahut du christianisme qui nous avait fait hériter de ses valeurs et qui nous a nourris.

J'ai moi-même été élève de l'école laïque. J'écrivais tous les matins une belle phrase sur mon cahier du jour, que le curé de la paroisse n'aurait nullement reniée. On sentait bien où étaient les racines. En bouleversant un certain mode d'équilibre, de pensée, de vivre, on a fatalement chahuté le christianisme dans notre pays. D'où cette relation très ambivalente : on se reconnaît chrétien, on sait que l'on est chrétien et l'on n'hésite pas à critiquer notre propre religion. Je ne voulais pas accabler les enseignants tout à l'heure, je ne vais pas accabler les journalistes maintenant. Si vous regardez de temps à autre la télévision, vous constaterez que pour voir un bon reportage sur l'église catholique, il faut vraiment se coucher très tard le soir ! C'est plus un phénomène de société qu'un phénomène religieux.

L'église catholique continue-t-elle d'annoncer l'évangile ? Oui, je le crois, mais dans une optique nouvelle. Les chrétiens ont assumé un héritage, mais une rupture dans la chaîne de transmission se produit et il faut, quasiment à frais nouveaux, annoncer l'évangile. C'est un changement d'optique considérable. Pendant des générations, nous avons entretenu la foi chrétienne. Aujourd'hui, il faut l'annoncer, la partager, ce qui est plus difficile et qui nécessite de notre part une forme de savoir-faire nouveau.

Dans l'hypothèse d'une loi, faudrait-il l'appliquer aux établissements d'enseignement privé sous contrat ? Personnellement, je ne le crois pas. Je ne pense pas que le texte même de la loi Debré nous y conduise. Il est des domaines qui entrent dans le champ du contrat, mais il y a aussi une autonomie et une liberté qui sont données à l'enseignement privé en général, catholique en particulier, notamment en ce qui concerne le caractère propre. Je ne crois pas que le texte lui-même implique cette conséquence.

M. Robert PANDRAUD : Je ne pense pas que vous puissiez utiliser cet argument, tout du moins devant des législateurs. La loi Debré n'est jamais qu'une loi ; une autre loi peut toujours la modifier. Elle n'a pas de valeur constitutionnelle. Je ne préjuge pas la réponse, mais la question se posera.

Il y a des écoles d'une religion donnée où les signes religieux sont ostentatoires et rendus obligatoires.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai compris que, selon vous, il n'est pas nécessaire de légiférer, que l'on ne peut résoudre le problème de l'intégration par une loi. Mais tel n'est pas l'objet de notre mission. Nous ne voulons pas légiférer sur le problème de l'intégration. Notre objet porte sur la question des signes religieux à l'école et je recentrerai mon propos sur ce sujet.

J'aimerais entendre votre position, soit en tant qu'évêque, soit à titre personnel, sur le port de signes religieux ou la présence de signes religieux dans un établissement scolaire. J'entends bien : les établissements privés sous contrat ne seraient pas concernés. Mais dans un établissement public, pensez-vous que l'on peut tolérer les signes religieux ? Je prends un exemple qui n'est pas celui du voile : un élève se présente avec une croix visible. On lui refuse l'entrée dans l'établissement scolaire. Quelle est votre position ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je m'en tiendrai au texte de 1989 élaboré par le Conseil d'Etat : dès l'instant où un signe peut être perçu comme agressif, comme une volonté de prosélytisme, quand il est accompagné aussi d'un certain type discours et de comportements - il faut appréhender le signe dans son ensemble -je ne vois nul inconvénient à ce que l'on demande à un élève de s'adapter. En revanche, nous risquons, ne serait-ce que par le biais d'un texte loi, de nous offrir des lendemains difficiles pour apprécier ce qu'est un signe religieux. Quelques-uns sont « typés », d'autres le sont moins. A partir de quel moment, un signe devient-il un signe religieux, à partir de quel moment ne l'est-il pas ou ne l'est-il plus ?

Je ne me dérobe pas à la question, mais la réponse ne peut être donnée que localement dans le cadre d'un établissement et au regard d'une façon et d'un art de vivre entre les personnes. Si, dans un lycée public, 400 élèves arrivent avec une croix de cinquante centimètres, je comprends que cela puisse poser problème et que la question soit posée dans l'établissement, mais, de grâce, ne soulevons pas des questions quand elles ne sont pas posées. Si des jeunes vivant les uns avec les autres s'accommodent d'autres jeunes portant la kippa, d'un autre qui porte une petite croix et d'une jeune fille voilée, je ne vois pas ce que cela peut bouleverser.

M. Jean-Yves HUGON : Les personnes qui vivent la situation quotidiennement, c'est-à-dire les chefs d'établissement et les enseignants que nous avons auditionnés - nous demandent de légiférer.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Au nom de qui le demandent-ils ?

M. Jean-Pierre BLAZY : De la laïcité.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Un concept de laïcité est-il plus important que les personnes ?

M. Jean-Pierre BRARD : La laïcité n'est-elle pas ce qui permet aux personnes de vivre ensemble ?

M. Christian BATAILLE : Je fais observer en préalable que l'enseignement du fait religieux n'est pas absent de notre enseignement, nous ne partons pas de rien, cet enseignement est largement présent dans bien des disciplines : les lettres, la philosophie, l'histoire. Peut-être peut-on réfléchir à une manière d'aménager ou d'améliorer le contenu des programmes. Pour le reste, il s'agit de l'enseignement religieux, propre, particulier à une religion, qui est dispensée dans les établissements publics à la demande des élèves. Il existe des aumôneries dans quasiment tous nos établissements. Pour ce qui est de l'école élémentaire, la liberté religieuse est entière. S'il s'agit d'enseigner le fait religieux dans nos programmes, sans doute faudrait-il en débattre le contenu, voire le perfectionner, mais on ne peut considérer que cet enseignement du fait religieux n'existe pas à l'heure actuelle. La manière dont certains enseignants interprètent les programmes est peut-être à revoir.

Je reviens à l'intitulé de notre mission d'information, celui des signes religieux, l'adjectif « ostentatoire » ne figurant pas dans l'intitulé.

Le comportement condamné est le comportement prosélyte, propagandiste, que pourraient avoir des élèves, y compris par leur tenue. Quels sont les moyens d'empêcher ce type de comportement ? Nous sommes nombreux à pencher en faveur d'une loi. Cela dit, on peut imaginer d'autres moyens d'atteindre ce but. La fermeté et la clarté des débats d'un conseil de discipline dans un établissement en est un. Je serais pleinement rassuré si j'obtenais la garantie que les conseils de discipline fonctionneront de façon satisfaisante dans tous les établissements et de la même façon. Au fond, lorsque vous répondez à ces questions, c'est un peu en ce sens que vous vous inscrivez : il faut laisser à chacun la liberté d'interpréter les comportements, éventuellement de prendre des décisions, voire des sanctions.

Je crains une grande disparité et une grande inégalité de décisions. Le conseil de discipline du lycée d'Aubervilliers s'est réuni un soir de la semaine dernière jusqu'au milieu de la nuit. Les débats furent ardus. Le fait était exceptionnel, très médiatisé. Tous les conseils de discipline des établissements n'auront pas la faculté de se réunir des heures durant ou alors cela se terminera en présence de deux ou trois personnes. Par conséquent, une loi serait une garantie d'égalité de traitement par tous les établissements.

Au fond, je crains que ce qui est condamnable dans tel établissement de la région parisienne ne le soit plus dans tel autre, parce que les journaux n'en auraient pas parlé, parce que ce serait moins remarqué. D'où, j'y reviens, une certaine iniquité. C'est pourquoi je reste plutôt favorable à un texte de loi.

En l'absence de texte de loi, quelles solutions préconiseriez-vous pour assurer l'équité entre les établissements ? Quels garde-fous, quelles garanties imaginez-vous pour que les comportements des élèves soient jugés autant que faire ce peut de la même façon, partout en France ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je comprends bien que dans l'esprit du législateur la loi a davantage de force que les textes qui ont pu paraître jusqu'à présent, mais les difficultés ne s'estomperont pas parce que nous disposerons d'un texte de loi. La distinction entre loi et réglementation échappe aux établissements, aux jeunes, à leurs familles. Cette émergence d'une volonté pour certains de porter des signes religieux est un fait qui débordera largement tous les textes. La question ne sera pas plus aisée à résoudre, parce que vous disposerez d'une loi. Il faudra aussi un conseil de discipline, une intervention dans la mesure où la loi est enfreinte, ce qui, dans certains cas, est la réalité. On ne changera pas grand-chose au principe.

M. Robert PANDRAUD : Dans les établissements scolaires, le personnel enseignant a peur des parents ou des « grands frères » : ils ont peur pour leur personne, pour leur famille, pour leur logement, pour leur téléphone, pour leur voiture. Une loi offre davantage de garanties. Une autre peur sévit : le corps enseignant a une peur judiciaire. Jeune, je suis passé devant le conseil de discipline. L'idée ne me serait pas venue de m'entourer des conseils d'un avocat. Mes parents auraient plutôt soutenu le conseil de discipline que de me payer un avocat ! Il est scandaleux de trouver aujourd'hui des avocats partout. Le corps enseignant pense qu'il serait un jour possible d'être attaqué pour atteinte à la liberté individuelle. Une loi conforterait leur situation juridique.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Vous avez évoqué un point extrêmement important qui est la définition du signe religieux. La question qui se pose aujourd'hui, que ce soit aux enseignants ou aux chefs d'établissement, est de savoir si le voile n'est qu'un signe religieux. Si nous devions légiférer, il faudrait inclure dans le texte de loi la définition du signe religieux. Or, le voile, me semble-t-il, n'est pas qu'un signe religieux.

Avant d'être parlementaire, j'ai été enseignante en histoire-géographie. Ne peut-on imaginer, dans le cadre d'un cours d'histoire, dans certaines classes, que soit dispensé l'enseignement de l'histoire des religions, c'est-à-dire les racines ? Pourquoi le problème se pose-t-il aujourd'hui si ce n'est, comme vous l'avez souligné à plusieurs reprises, que la civilisation occidentale s'est coupée de ses racines et la civilisation musulmane, qui a pour ciment l'islam, a besoin, lorsqu'elle se trouve dans un pays qui n'est pas le sien, où elle n'a pas ses racines, de retrouver un signe qui rassemble ? Dès lors, on aborde la question des programmes. Ne peut-on envisager d'enseigner, en cours d'histoire, les racines de nos civilisations : occidentale, musulmane, juive. Cela dépassionnerait peut-être tout simplement le débat sur les signes religieux. Un travail en commun serait à réaliser, entre les autorités religieuses de ces trois religions et l'Education nationale, sans entrer sur le terrain de la foi. C'est là, je crois, que se situe le débat.

A aucun moment, l'enseignement de l'histoire des religions n'est abordé.

M. Jean-Pierre BLAZY : C'est faux ! Je le sais pour avoir été comme vous professeur d'histoire.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : A aucun moment, on apprend les racines des différentes religions.

M. Bruno BOURC-BROC : Qui doit enseigner le fait religieux ? Je pose la question, car un représentant de l'islam a indiqué que seul un musulman pouvait enseigner l'islam.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Il convient de distinguer entre la foi religieuse et les racines d'une civilisation, dont la religion fait partie.

M. Bruno BOURC-BROC : Par boutade, certains disent que l'école privée catholique est sans doute l'endroit où l'on trouve le plus de jeunes filles voilées. Que vous inspire cette réflexion ou ce début de vérité ?

Monseigneur, vous êtes le premier à avoir déclaré, mais vous êtes le premier à être auditionné en tant que représentant de l'église catholique, que s'il fallait légiférer, l'école privée catholique devrait être exclue de l'application de la législation, probablement en raison du caractère propre. C'est extrêmement important. Pourriez-vous apporter des éclaircissements ?

M. Jean-Pierre BLAZY : Mme Zimmerman a fait état de sa fonction d'enseignante en histoire-géographie. Je voudrais lui dire, puisque, moi aussi, j'ai enseigné l'histoire-géographie, que j'ai le sentiment d'avoir enseigné le fait religieux sous l'angle de l'histoire des religions - cela dans plusieurs classes, à la fois au collège et au lycée.

On peut, certes, se poser toutes les questions que l'on veut et se demander si le fait religieux est bien ou mal enseigné. En tout cas, je crois que beaucoup de professeurs d'histoire-géographie éprouvent à l'heure actuelle des difficultés, précisément en raison de comportements, de réactions dans certaines classes, dans certains quartiers, dans certaines villes, lorsque le professeur d'histoire parle de l'islam. C'est surtout sur ce sujet que des réactions assez vives ont été enregistrées à l'encontre des enseignants. Sans doute, des questions doivent-elles être reposées, mais l'on ne peut pas dire que l'histoire des religions sous l'angle scientifique ne soit pas abordée dans les programmes d'histoire.

Vous avez posé la question de savoir si entre la laïcité et les hommes, le plus important n'était pas les hommes. Disant cela, j'ai eu le sentiment que vous opposiez la laïcité aux hommes. Précisément, si notre école est laïque, si la République est laïque, c'est que justement on a voulu, avant tout à travers la laïcité, régler des problèmes qui se posaient depuis longtemps, notamment à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, de non-respect de la tolérance. La laïcité c'est précisément, avant tout, la tolérance. C'est la liberté de conscience, la liberté de conscience religieuse, donc la tolérance entre les différentes religions.

J'ai lu avec attention l'interview de Monseigneur Jean-Pierre Ricard dans Le Monde daté du 8 octobre. Il répond, comme vous, qu'il ne faut pas légiférer. Un point dans sa réponse a retenu mon attention. Il déclare : « Les mesures anticléricales de la fin du XIXème siècle comme l'expulsion des congrégations ont contribué à radicaliser les positions et ont rendu plus difficile l'adhésion des catholiques à la République. L'accompagnement des cultes par la République tout au long du XXème siècle a fait davantage que des lois répressives. » Si les républicains d'alors ont dû légiférer et voter différentes lois, dont celles de 1905, n'est-ce pas d'abord parce que l'église catholique était hostile à la République et au principe de la séparation de l'Eglise et de l'Etat - et non pas l'inverse ? N'est-ce pas à partir du vote de cette loi que l'on a apaisé les esprits et que l'on a pu, au contraire, respecter les croyances, notamment la religion catholique, et surtout permettre la tolérance et la paix ? Aujourd'hui, au début du XXIème siècle, une nouvelle loi m'apparaît nécessaire, mais non suffisante. On ne peut retourner l'argument selon lequel une loi apporterait plus d'inconvénients que d'avantages. Une loi ne serait pas suffisante, mais n'est-elle pas nécessaire ? Nous sommes de plus en plus nombreux à le penser.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : A ce titre, je voudrais citer M. Paul Thibaud, président des amitiés judéo-chrétiennes de France, qui déclare : « Les politiques sont moins affaiblis par une censure des juges que par leur propre silence qui laisse à ceux-ci le dernier mot. »

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je reviens à la question : qui doit enseigner ?

Je n'ai pas suffisamment étudié les programmes actuels pour savoir si ce qui est enseigné est suffisant ou s'il faut revoir la question. Il est important que l'enseignement du fait religieux soit présent. Il est clair que cet enseignement revient à des enseignants et non à des religieux. Je ne revendiquerai jamais l'idée que l'enseignement religieux soit dispensé par des représentants patentés du culte catholique, ce qui n'empêche pas que l'on puisse réfléchir ensemble à un éventuel contenu et que l'on en débatte.

M. Bruno BOURG-BROC : Avec un professeur spécialisé en la matière ou un professeur d'histoire comme il en va à l'heure actuelle ?

M. Christian BATAILLE : Ou de lettres, ou de philosophie.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Cela signifierait que dans le processus de formation, on intégrerait cette donnée. Ainsi, si l'on demande aux professeurs d'enseigner l'histoire des religions, il leur faudra recevoir une formation adéquate.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN :Il faut examiner le contenu avec l'église catholique.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Simplement en discuter, je ne dis pas l'imposer.

M. Christian BATAILLE : Le professeur de philosophie qui aborde Spinoza ou Nietzsche participe de cet enseignement.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Ce n'est pas direct.

M. Christian BATAILLE : Oui, ce n'est pas historique.

M. Jean-Pierre BLAZY : Vos propos sont très ambigus Mme Zimmerman. Que signifie : « Ce n'est pas direct. » ? J'aimerais que vous nous disiez comment y parvenir, selon quelles modalités, par qui serait enseignée l'histoire des religions ? Comment sera formé le professeur d'histoire ou de philosophie et par qui ?

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Il convient en effet d'approfondir cette question.

M. Christian BATAILLE : Il ne serait pas mauvais non plus que l'on enseigne la laïcité dans les instituts de formation des maîtres comme autrefois dans les écoles normales.

Plusieurs députés : Tout à fait.

M. Jean-Pierre BLAZY : La laïcité ne s'inscrit pas contre les religions. J'ai parfois l'impression que l'on fait ce procès implicite à la laïcité. Jules Ferry et Emile Combes n'étaient pas des antireligieux. Ils étaient anticléricaux à l'instar de Gambetta qui parlait du « carcan du clergé ». Celui-ci était anticlérical - « Voilà l'ennemi ! » disait-il -, mais il n'était pas antireligieux. Il faut que l'on soit bien clair.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Je disais que la laïcité est au service de l'homme et pas l'homme au service de la laïcité. Je reprendrai volontiers votre expression de tolérance. Mais pour être tolérant, encore faut-il connaître. On ne peut être tolérant à l'égard de choses dont on ignore tout ou dont on a une connaissance déformée. La tolérance exige la rencontre et la découverte de l'autre.

Le législateur peut modifier les textes, mais en l'état actuel de la loi Debré, la mesure ne serait pas applicable à l'école privée, car cela n'entre pas dans le champ du contrat. Mais si vous estimez qu'il faut faire évoluer la loi Debré, c'est un autre problème.

Pour l'heure, le champ du contrat est bien défini. Un établissement a contractualisé pour tel, tel et tel domaines.

Mme Marie-Jo ZIMMERMAN : Peut-on se permettre de légiférer et d'indiquer que l'enseignement privé n'est pas concerné par la loi ? Cela ne fera-t-il pas renaître d'autres combats ? Ainsi que l'a très bien souligné Bruno Bourg-Broc, c'est la première fois qu'une personne propose d'exclure l'enseignement privé. Mais est-ce possible ? Je ne le pense pas.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : Une série de réalités particulières à l'enseignement public ne s'appliquent pas à l'enseignement privé sous contrat.

J'ignore s'il y a beaucoup de jeunes filles voilées dans l'enseignement privé. Lorsque j'étais moi-même chef d'établissement, la question du voile ne se posait pas, mais des élèves musulmans étaient présents, puisque j'étais chef d'établissement à Roubaix, où la présence musulmane est assez importante, y compris au sein des établissements d'enseignement catholique.

Je pense que l'accueil de ces jeunes n'a jamais posé problème. D'une certaine manière, nous avons vécu une forme de laïcité : ces jeunes ont trouvé place dans nos établissements. Il n'était nullement question de les endoctriner ; aucun d'eux n'a été baptisé après sa scolarité ! Il n'empêche qu'ils ont trouvé dans l'établissement l'accueil qu'ils en espéraient, la formation qu'ils souhaitaient, le contexte qu'ils attendaient. Selon moi, c'est une bonne expérience de laïcité, précisément marquée par la tolérance. Je n'ai jamais perçu la laïcité comme antireligieuse, mais ce qui me semble important, c'est de ne pas occulter la réalité. Il n'y a rien de pire que le non-dit et le non exprimé.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Laïcité n'est pas neutralité.

Monseigneur Jean-Paul JAEGER : C'est cela même.

Je me retrouve très bien dans la définition de la laïcité reprise par le Conseil d'Etat. Ce n'est nullement une forme d'exclusion. Il est essentiel que l'on puisse dialoguer. Sans doute ai-je pris un exemple poussé à l'extrême. Je ne sais s'il faut que les jeunes juifs portent la kippa, que les jeunes catholiques portent une grande croix et que toutes les filles soient voilées. Tel n'est pas le problème. Je posais la question de la laïcité au service de l'homme en demandant : « Comment des jeunes vivent-ils cela et comment le vivront-ils demain à l'intérieur d'une même société, d'une même Nation ? » tant il est vrai que nous serions tentés de projeter nos schémas et nos analyses.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Monseigneur, merci de votre précieuse participation.

Audition de M. Pierre CRÉPON
président de l'Union bouddhiste de France (UBF)


(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de notre mission dont l'objet est de savoir s'il faut interdire, par la loi, le port de signes religieux à l'école. Je sais, puisque vous êtes président de l'Union bouddhiste de France (UBF), que vous n'avez pas d'école confessionnelle, mais avez-vous une idée sur cette question ? Etes-vous un défenseur, un partisan ou un adversaire de la laïcité à l'école ?

M. Pierre CRÉPON : J'en suis un partisan convaincu.

M. le Président : A l'école, il ne doit donc pas y avoir de signe distinctif d'appartenance à une quelconque religion ?

M. Pierre CRÉPON : Absolument.

M. le Président : Cependant, tolérez-vous que, dans les écoles publiques, les enfants portent des signes distinctifs de leur appartenance à une religion ?

M. Pierre CRÉPON : Nous avons tenu il y a une dizaine de jours une réunion du conseil d'administration de l'Union bouddhiste. J'ai ma propre opinion sur le sujet et il y a celles du conseil d'administration et de plusieurs personnes que je connais qui sont des bouddhistes de longue date.

M. le Président : Ces opinions concordent-elles ?

M. Pierre CRÉPON : Elles concordent pour une très large part. Pour le conseil d'administration, le port de signes religieux, qui ne sont pas seulement ostentatoires mais « visibles, explicites ou ostentatoires », est néfaste à l'harmonie des établissements publics et, donc, ne doit pas être autorisé.

M. le Président : Vous dites bien « visibles » ?

M. Pierre CRÉPON : Oui, même visibles parce que quand on dit ostentatoires, il y a toujours une marge d'appréciation.

M. le Président : « Visible », c'est-à-dire visible par d'autres ?

M. Pierre CRÉPON : C'est cela. Une croix cachée sous un vêtement est un signe qui ne gêne personne.

L'école étant un lieu d'apprentissage ouvert à tous les enfants, où l'on dispense une culture commune, on ne doit pas y mettre en avant ce qui distingue culturellement. Cela étant, je pense que cette position est liée à la montée actuelle des communautarismes. Qu'il ne doive pas y avoir de signes religieux à l'école n'est pas, pour nous, une vérité révélée, mais au vu de la situation, il serait souhaitable qu'il n'y en ait point.

M. le Président : Vous le savez, il existe des textes, notamment un avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989. Cet avis et la jurisprudence qui s'en est suivie ne sont-ils pas suffisants pour garantir la laïcité de l'école ?

M. Pierre CRÉPON : Ce qui est clair, c'est qu'en dépit de ces textes la situation est confuse. Nombre de débats ont lieu sur ce thème, alors qu'il me semble que d'autres problèmes de société sont sans doute plus urgents et plus importants à traiter. Cette affaire mobilise beaucoup d'énergie. Sans doute l'avis du Conseil d'Etat n'est-il pas suffisamment clair.

M. Bruno BOURG-BROC : Je voulais vous interroger sur ce que les bouddhistes représentent en France. Comment êtes-vous structurés ? Y a-t-il des secteurs géographiques où vous êtes plus particulièrement implantés ?

M. Pierre CRÉPON : J'avais préparé un texte pour présenter notre position. Il est très court, je ne vous en lirai que certains passages.

M. le Président : Pourriez-vous nous le remettre ?

M. Pierre CRÉPON : Oui. Il explique ce que représente le bouddhisme. Ayant déjà été interrogé à ce sujet par la commission présidée par M. Bernard Stasi, j'avais développé assez longuement cette question. Il ne s'agit là que d'un résumé.

On estime à 600 000 le nombre des adeptes du bouddhisme en France, à la fois issus des communautés du Sud-est asiatique et Français de souche. Ce chiffre est celui donné depuis plusieurs années, il est assez difficile à vérifier car le recensement des communautés du Sud-est asiatique n'est pas facile et qu'en ce qui concerne les Français de souche, les évaluations varient, d'autant que l'on peut être bouddhiste et chrétien, bouddhiste et athée... Comme vous le voyez, il y a une marge.

M. Bruno BOURG-BROC : Comment peut-on être bouddhiste et chrétien ?

M. Pierre CRÉPON : Le bouddhisme est très ouvert. Il y a des gens qui se sentent chrétiens et qui adhèrent au bouddhisme.

M. le Président : Le bouddhisme est bien une religion ?

M. Pierre CRÉPON : Le bouddhisme est une religion, une philosophie, un art de vivre... C'est beaucoup de choses.

M. le Président : Est-ce que l'on peut appartenir à deux religions ?

M. Pierre CRÉPON : De nombreux chrétiens pratiquent le bouddhisme et, à la limite, la doctrine bouddhique ne se prononce pas sur ce point. Il n'y a pas de dieu révélé dans le bouddhisme ; mais il n'y a pas d'interdit non plus. Il existe des personnes qui vivent les deux religions.

Personnellement, ce n'est pas mon cas. De culture non religieuse, je suis devenu pratiquant du bouddhisme il y a une trentaine d'années. Mais je connais beaucoup de personnes, y compris des moines chrétiens, qui pratiquent le bouddhisme.

Mme Martine DAVID : Si c'est une religion, on ne peut pas être bouddhiste et athée.

M. Pierre CRÉPON : Je fais un peu de provocation en parlant d'athée. Mais il n'y a pas de dieu dans le bouddhisme.

Mme Martine DAVID : Mais c'est bien une religion ?

M. Pierre CRÉPON : C'est une religion.

M. le Président : Vous reconnaissez le Christ ?

M. Pierre CRÉPON : Dans quel sens ?

M. le Président : Le personnage existe-t-il ?

M. Pierre CRÉPON : Oui, mais je ne l'ai pas rencontré !

M. le Président : Puisque vous définissez le bouddhisme comme une religion, vous acceptez que quelqu'un pratique deux religions ?

M. Pierre CRÉPON : Cela ne me gêne pas. Dans le bouddhisme au Japon, par exemple - je suis de l'école japonaise - les gens sont shintoïstes et bouddhistes sans aucun problème.

M. Bruno BOURG-BROC : En quoi consiste la pratique bouddhiste ? Quel est son culte, si culte il y a ?

M. Pierre CRÉPON : Le bouddhisme, comme vous le savez, est né il y a 2 500 ans. C'est une tradition très ancienne qui s'est développée en Chine, au Japon, au Tibet, en Inde, en Asie du Sud Est, etc. sans qu'il y ait un organisme central, une sorte de Vatican du bouddhisme. Au cours de son évolution, des bouddhismes très différents se sont développés. Il existe une doctrine bouddhiste de base que je ne vais pas vous exposer, qui repose sur les quatre nobles vérités, mais qui a connu des développements différents. Certaines écoles bouddhistes sont tournées vers la pratique méditative, d'autres sont plus cultuelles. Dans certaines écoles, les Bouddha sont devenus des semi divinités. Il existe des formes très diverses. En France, ce qui est pratiqué par les Français « convertis » est davantage le bouddhisme méditatif, d'école soit japonaise soit tibétaine. En revanche, les bouddhistes venus du Sri-Lanka, du Cambodge, du Laos ou du Vietnam peuvent pratiquer un bouddhisme plus populaire - porté sur la piété.

Pour revenir à votre question, quelqu'un qui est chrétien pourra difficilement adopter un bouddhisme de piété populaire, mais pourra prendre cette part du bouddhisme qui est l'aspect méditatif ou philosophique.

M. le Président : Existe-t-il une sorte de catéchisme du bouddhisme ?

M. Pierre CRÉPON : Il y a une doctrine.

M. le Président : Et rien, dans cette doctrine, n'est incompatible avec une autre religion ?

M. Pierre CRÉPON : Cela dépend de quelle religion.

M. le Président : Croyez-vous en la réincarnation ?

M. Pierre CREPON : Dans la branche du bouddhisme que je pratique, le bouddhisme zen japonais, on parle peu de réincarnation.

M. le Président : Et pourtant le Dalaï Lama est une réincarnation.

M. Pierre CRÉPON : Tout à fait, c'est une autre école. Le bouddhisme tibétain, qui est un bouddhisme bien particulier, même d'un point de vue géographique, est très important en France et en Occident. Mais du point de vue de l'histoire du bouddhisme en général, le bouddhisme tibétain est une école parmi d'autres. Il a développé cet aspect des réincarnations, mais ce fut moins le cas au sein d'autres écoles.

M. le Président : Il n'y a donc pas d'écoles du bouddhisme ?

M. Pierre CRÉPON : Si, il y a plusieurs écoles qui se retrouvent sur une doctrine.

M. le Président : Vous l'entendez au sens philosophique, mais je voulais parler d'écoles où l'on apprenne la pratique du bouddhisme à des enfants ?

M. Pierre CRÉPON : Il y en a dans les pays asiatiques, et encore cela doit dépendre des pays... Par exemple, la France compte environ quatre-vingts pagodes des communautés du Sud-est asiatique...

M. le Président : En France, il y a quatre-vingts pagodes bouddhistes ?

M. Pierre CRÉPON : En fait davantage, puisqu'il faut compter les temples et les centres de pratiques méditatives. On peut donc en dénombrer plusieurs centaines. Je parlais des pagodes qui servent de maisons communales des communautés sri-lankaises, cambodgiennes ou laotiennes, dans lesquelles les communautés se retrouvent pour célébrer des cultes bouddhiques mais aussi pour accueillir les enfants, leur apprendre la langue du pays d'origine ainsi que les principes de base du bouddhisme.

M. Bruno BOURG-BROC : Je reconnais parfois un chrétien ou quelqu'un qui se réclame du christianisme dans la rue à la médaille qu'il porte au cou, mais à quoi puis-je reconnaître un bouddhiste ?

M. Pierre CRÉPON : Vous n'allez pas le reconnaître forcément. Dans le bouddhisme, il y a les moines et les laïcs. Les moines - c'est vrai pour tous les pays bouddhiques - vivent différemment et sont vêtus différemment, comme le Dalaï Lama. Les laïcs vivent selon les coutumes de leur pays.

M. le Président : Vous n'avez pas de signes de reconnaissance.

M. Pierre CRÉPON : Sur moi, à cet instant, non, à part le fait que j'ai le crâne rasé, mais ce n'est plus un signe de reconnaissance aujourd'hui ! Si je dois faire un office religieux, je mets une tenue ; quand je viens ici, vous le voyez, je mets un costume. Je m'adapte aux circonstances.

M. Jean-Yves HUGON : Vous êtes contre le port ostentatoire ou visible de signes religieux à l'école, mais faut-il pour autant aller jusqu'à légiférer ? Faut-il aller jusqu'à interdire par la loi ?

M. Pierre CRÉPON : En tant que représentant de l'Union bouddhiste de France qui, comme je le disais, a tenu une réunion à ce sujet, je dirai qu'une unanimité assez claire s'est dégagée en faveur de l'abstention du port des signes religieux à l'école.

Pour ce qui est de la question de savoir s'il faut légiférer et sur la façon dont il conviendrait de mettre cela en pratique, il n'y a pas eu d'avis tranché. Je ne suis donc pas en mesure de répondre.

Cela étant, deux positions se dégageaient, qui représentent deux aspects du bouddhisme, d'ailleurs. Le premier est fondé sur la tolérance, la recherche d'harmonie, la non-violence - ce qu'incarne, par exemple, le Dalaï Lama ; il faut vraiment dialoguer jusqu'au bout. Le second est fondé sur la lucidité, qui est d'essayer de voir les choses telles qu'elles sont et sur le refus des extrêmes. Selon cette seconde vision, il faut parfois prendre des avis fermes. Personnellement, je serais plus favorable à cette seconde position.

Faut-il une loi ou une circulaire du ministère de l'éducation nationale ? C'est encore une autre question. J'avais écrit : « Tous ceux qui sont en charge de ce dossier doivent prendre leurs responsabilités et dire clairement ce qui est permis ou pas. » Je ne pense pas que la situation actuelle - cette agitation, ces multiples articles de journaux, ces sondages - soit saine. Il vaudrait mieux une décision claire, d'autant que, si je prends l'exemple d'une affaire récente, on se rend compte qu'il revient au corps enseignant de trancher. Cela revient à leur imposer une charge supplémentaire, alors qu'ils ont déjà suffisamment à faire. Puisque les avis et les arrêts du Conseil d'Etat peuvent s'interpréter de façon différente et conduire d'autres procédures, il vaudrait mieux être plus clair.

Pour aller au bout de la question « pourquoi ne sommes-nous pas favorables au port de signes religieux ? », j'ajouterai que cette position est liée au contexte actuel car, dans l'absolu, on peut très bien imaginer des sociétés dans lesquelles les gens s'habillent différemment.

Notre position s'appuie sur trois points. Premier point, la tradition de laïcité en France est, pour nous, une bonne tradition. Elle permet à chacun de pouvoir pratiquer la voie spirituelle qu'il entend ou de ne pas pratiquer, ce qui semble fondamental.

Deuxième point, l'école est un lieu d'apprentissage où l'on se rend pour apprendre et non pour se distinguer. Lors de notre conseil d'administration, une représentante du bouddhisme vietnamien a cité un proverbe vietnamien : « Lorsque l'on est invité dans une famille, on suit la coutume de la famille. » et, à ce que je sache, il n'y a aucun problème avec aucune communauté du Sud-est asiatique. Ils pourraient eux aussi porter des signes religieux. Mais ce n'est pas du tout le cas.

Enfin, troisième point, le plus fondamental, est que le débat actuel est suscité par le développement de doctrines extrémistes qui remettent en cause certains fondements de la modernité, comme l'égalité hommes/femmes, la liberté d'expression ou l'aspiration à l'épanouissement personnel. En tant que bouddhiste du XXIème siècle, il me semble que ces acquis sont précieux. Même si d'autres aspects de la modernité sont plus contestables, ils doivent être protégés avec vigueur au niveau de la société. Il ne faut pas se le dissimuler, tout le problème est là.

Le bouddhisme s'est toujours distingué par un refus des extrêmes. On connaît sa tolérance et son souci d'harmonie. Mais, à son époque, le Bouddha s'était, par exemple, élevé contre les cultes de sacrifices animaux, très répandus alors. La tolérance ne signifie pas rester sans rien faire et dire « amen » à tout.

Or, actuellement, il me semble que des doctrines religieuses intégristes se développent, contre lesquelles il faut poser des garde-fous, d'autant qu'elles peuvent alimenter un autre extrémisme. Il est important pour pouvoir vivre en harmonie de disposer de règles. Dans une mosquée, un temple ou une église, on n'entre pas habillé n'importe comment ; on respecte le lieu. Dans un établissement public, ce doit être la même chose.

M. le Président : Est-il envisageable qu'un jour, une école rassemble les enfants de familles bouddhistes ? Une femme peut-elle officier dans le culte bouddhiste ?

M. Pierre CRÉPON : Sur ce dernier point, oui. Par ailleurs, ces communautés pourraient avoir une école, mais je ne pense pas que ce soit à l'ordre du jour. Les chiffres que je vous ai donnés faisaient état de 600 000 adeptes. Certains sondages font part de 5 à 6 millions de personnes qui se disent proches du bouddhisme, soit une audience bien plus grande. Vous parliez de territoire, les adeptes sont partout, mais il n'y a pas de communauté suffisamment rassemblée pour créer une école.

M. le Président : Vous véhiculez certaines valeurs et règles de conduite. On pourrait très bien considérer que, comme une école chrétienne, une communauté bouddhique crée une école bouddhique. Accepteriez-vous alors que cette école accueille des personnes portant des signes religieux qui ne soient pas ceux du bouddhisme ?

M. Pierre CRÉPON : Cela fait beaucoup de si ! Tout d'abord, cette création d'école bouddhiste n'est pas à l'ordre du jour.

Cela étant, je crois que non. Comme je le disais, dans une école, on vient pour apprendre ; dans un restaurant, on vient pour manger ; dans un temple ou un lieu de culte, on vient pour pratiquer le culte.

De plus, l'école s'adresse à des enfants, à des jeunes. Dans l'affaire d'Aubervilliers, on voit très bien ce qui se passe pour ces deux jeunes filles. Elles sont tombées sur des livres islamiques, elles auraient pu tomber sur des livres bouddhiques. On voit arriver dans les centres des jeunes, un peu excités, comme elles. Elles auraient pu aussi bien entrer dans un parti politique.

M. le Président : Vous voulez dire qu'il faut que l'école protège ces enfants ?

M. Pierre CRÉPON : Oui. Une voie spirituelle, c'est un chemin sur lequel on s'engage avec une certaine maturité. Les enfants doivent apprendre. Mais je pense que l'école laïque devrait intégrer une sorte d'initiation ; on parle de l'enseignement des faits religieux. J'ai un rendez-vous avec une personne du ministère de l'éducation nationale la semaine prochaine à ce sujet. Il serait vraiment important, me semble-t-il, qu'il y ait, d'une façon ou d'une autre, une ouverture sur les religions. L'école laïque ne donne qu'une vision matérialiste du monde. Or cette vision ne peut résumer le monde, on risque de tomber dans les extrêmes de l'autre côté.

Il ne s'agit pas de dispenser des cours de religions, les enfants sont encore trop jeunes, mais en les sensibilisant, l'école remplirait davantage son rôle et pourrait être à la fois un facteur de tolérance et un rempart contre l'extrémisme.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous avez déjà largement débattu autour de l'interrogation que je me posais. Effectivement, le bouddhisme est porteur de cette valeur, fondamentale pour lui, de tolérance. Je pensais qu'en vertu de cela, vous seriez a priori plus ouvert au port de signes religieux à l'école. Mais il y a aussi cette seconde valeur que vous évoquez très bien, qui est le refus des extrêmes, c'est-à-dire la nécessité que l'on puisse vivre dans un climat de tolérance, et pas seulement la pratiquer, qui suppose qu'on ne vous impose rien et qui vous porte plutôt à refuser le port de ces signes à l'école, où ils sont souvent un élément de provocation. C'est d'ailleurs à ce moment-là que cela pose problème avec des connotations politiques en arrière-plan.

Mais je n'ai pas très bien compris - lorsque vous dites que c'est aux responsables de prendre leurs responsabilités - si vous étiez plutôt favorable ou défavorable à une loi. En fait, il existe aujourd'hui une circulaire émanant de l'Education nationale ; le fond du problème est qu'elle laisse subsister un flou et qu'elle place l'enseignant ou le chef d'établissement seul face à l'appréciation d'un risque qui peut le renvoyer devant des tribunaux où il est parfois désavoué.

La question qui est posée est de savoir, si l'on est contre le principe de laisser entrer dans l'école les signes religieux quelle que soit la religion, si l'on va jusqu'à une loi qui dit clairement la règle et qui - ce n'est évidemment pas le cas de votre communauté, mais cela peut l'être dans le cas de l'islam - peut devenir un élément d'agitation en tant que tel. C'est ce qui nous est dit par des communautés autres que la vôtre. Etes-vous plutôt partisan que l'on dise le droit et qu'on le dise par la loi ?

M. Pierre CRÉPON : Il y a un avis unanime pour l'abstention du port des signes religieux. Au niveau de l'UBF, les avis étaient plus variables concernant une loi. Mais tout le monde était d'accord sur le fait que l'on doit « dire ». Si l'on décide qu'il n'y a pas de port de signes religieux, il faut le dire. Sous quelle forme ? Je ne suis pas juriste. Mais il faut que ce soit dit.

Je vais parler en mon nom propre. Une circulaire du ministère de l'éducation nationale n'est-elle pas suffisante ? Faut-il légiférer pour des établissements particuliers ? Une sorte de règlement intérieur, une circulaire de l'Education nationale qui dise qu'au sein des établissements d'enseignement aucun port de signes religieux visibles ou ostentatoires n'est autorisé ne suffit-elle pas ?

En tout état de cause, cela doit être dit et de manière très claire. Je ne peux me mettre à la place des communautés musulmanes, mais je suppose qu'il doit y avoir des avis extrêmement différents en leur sein et que certaines personnes apprécieraient que les choses soient dites clairement. Et si cela choque les représentants des doctrines extrémistes, peut-être faut-il les choquer et leur faire comprendre que la France laïque n'est pas d'accord avec le développement de telles doctrines dans ce pays.

Mme Martine DAVID : Dans le prolongement de ce que vous dites, je vais être un peu tendancieuse, ne le prenez pas mal. Mais le fait que votre religion n'impose pas le port de signes religieux vous facilite la tâche. Vous n'êtes pas au cœur du problème et, donc, en position peut-être plus aisée pour dire que vous êtes laïques, républicains et qu'à l'intérieur de l'école, il ne doit pas y avoir de signes religieux. La différence entre visible et ostentatoire, vous avez évoqué ce sujet dès le début, n'est quand même pas si simple. C'est une première chose.

Vous avez parlé de 600 000 adeptes en France. Avez-vous l'impression d'un bouillonnement à l'intérieur de votre communauté à ce propos ? Entendez-vous des messages qui diraient de façon assez péremptoire qu'il ne faut pas admettre le port des signes ou bien, au contraire, qu'il faut être très tolérant ?

M. Pierre CRÉPON : Des réactions dont je dispose directement ou par le biais d'autres membres du conseil qui se sont informés - parmi les Français qui pratiquent le bouddhisme, on compte beaucoup d'enseignants -, il ressort que, sans parler de « bouillonnement » - le mot est peut-être un peu fort -, on entend dire qu'il y en a assez de cette histoire. Il est vrai que le bouddhisme est très tolérant, mais pas forcément en grande sympathie avec les doctrines islamiques intégristes qui ont dernièrement fait sauter les Bouddha de Banyan. Tout le monde ressent comme un danger le fait que ces doctrines se développent. La civilisation matérialiste donne envie de spirituel ; certains ont encore des racines chrétiennes assez fortes, mais beaucoup n'en n'ont plus. C'est pour cela qu'ils se tournent vers le bouddhisme. Cela répond à une demande et est conforme à la modernité. Mais ils peuvent se tourner aussi bien vers n'importe quoi, que ce soit vers ces doctrines ou vers des sectes plus ou moins farfelues. Cela ne paraît pas sain. Les individus ressentent un vide et se tournent parfois vers n'importe quoi sans se méfier. Il y a toujours l'aspect de tolérance, mais il faut marquer les choses.

M. Christian BATAILLE : Vous avez dit dans une de vos réponses que le choix de la religion bouddhiste devait être un choix de la maturité, un choix mûri et non spontané. Dans la religion bouddhiste, une éducation religieuse est-elle dispensée par les parents aux enfants ? Envisagez-vous, vous-même, pour votre religion, l'équivalent des aumôneries catholiques ? Vous-même, auriez-vous envie d'organiser une telle éducation ou, toujours dans l'optique de ce que vous évoquiez sur la maturité, n'envisagez-vous ce choix religieux que pour des personnes ayant atteint l'âge adulte et qui ne sont plus des adolescents ?

M. Pierre CRÉPON : Au niveau des écoles, si dans les programmes de l'Education nationale, il y avait une initiation aux faits religieux durant laquelle les enfants apprennent que le bouddhisme existe au même titre que d'autres religions, cela me paraîtrait dans un premier temps suffisant.

Je pense que le message bouddhique peut aider beaucoup de populations en grande difficulté. Pendant un temps, par exemple, nous avons eu des visiteurs de prison ou, nous sommes allés dans les hôpitaux pour l'accompagnement des mourants. C'est plus dans des actions sociales de ce type que le bouddhisme peut intervenir que dans un catéchisme bouddhique dispensé aux enfants.

En fait, les valeurs de base du bouddhisme se retrouvent dans la laïcité. La tolérance, la recherche d'harmonie, le respect de la nature, la non-violence sont des valeurs bouddhistes, mais ce sont aussi celles de la laïcité. En revanche, la doctrine bouddhiste est très difficile, très subtile et demande, me semble-t-il, une maturité plus grande.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Jean-Arnold de CLERMONT,
représentant de la Fédération protestante de France


(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de M. Jean-Louis DEBRÉ, Président,

puis de Mme Martine DAVID, membre du Bureau

M. le Président : Nous accueillons le pasteur de Clermont au titre de la Fédération protestante de France, qui rassemble seize églises luthériennes, réformées, évangéliques, pentecôtistes et cinq cents associations.

La mission parlementaire, M. le pasteur, essaie de réfléchir à la question de la laïcité à l'école et cherche à savoir s'il faut interdire ou pas le port de signes ostentatoires à l'école.

Vous nous avez remis un texte - ce dont je vous remercie - qui appelle des questions.

Vous y affirmez tout d'abord votre fort attachement à la laïcité. Vous reconnaissez l'œuvre de Jules Ferry, d'autant plus que vous signalez que l'entourage de ce dernier comptait un certain nombre de protestants. Vous dites très clairement que la République assure la liberté de conscience, garantit le libre exercice des cultes et vous réaffirmez la nécessité de la neutralité de l'Etat dans le domaine des religions.

Sur la question qui nous préoccupe, vous vous interrogez : faut-il légiférer ? C'est là où ma question devient précise car j'ai été interpellé par votre texte : « s'il est nécessaire de légiférer - écrivez-vous - lorsqu'un danger réel menace la laïcité, la tentation de légiférer nous paraît mettre en danger la laïcité elle-même ». D'une part, avez-vous le sentiment que dans les écoles cette laïcité soit en danger ? D'autre part, pensez-vous vraiment qu'affirmer très clairement le principe de non port de tout signe ostentatoire d'une religion à l'école c'est remettre en cause la laïcité elle-même ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Mesdames et messieurs, permettez-moi tout d'abord de dire combien je suis honoré d'être devant vous. Je vous ai effectivement transmis le texte de l'intervention de la Fédération devant la commission Stasi pour accélérer le débat, si je puis dire. Cela vous amène à me poser cette question très précise. Je suis forcé de partir de la fin de notre intervention devant la commission Stasi pour expliquer les raisons de cette prise de position à l'égard d'un projet de législation sur la question du port ostentatoire des signes religieux à l'école.

Notre analyse de la situation est que nous nous trouvons à l'heure actuelle dans une situation grave, non pas tant à l'égard de la laïcité qu'à l'égard des difficultés d'intégration de populations nombreuses, difficultés d'autant plus graves qu'elles se manifestent à la troisième ou quatrième génération.

Lorsque l'on voit les violences qui se manifestent dans certaines cités, comme à la fin de l'année à Strasbourg, mais elles se manifestent aussi dans d'autres villes sans qu'on le sache toujours, lorsque l'on écoute le mouvement « Ni putes, ni soumises », qui dit avec force ce qu'est la vie des jeunes femmes dans certaines cités de notre pays, lorsque l'on voit qu'un certain nombre de banlieues sont pratiquement devenues des lieux de non droit dans lesquels des efforts considérables doivent être faits pour rétablir un minimum de règles, nous constatons que nous sommes face à un phénomène grave qui n'a, à ma connaissance, pas encore la violence de ce que les Etats-Unis d'Amérique ont connu avec les populations noires, mais qui pourrait l'avoir si nous ne concentrons pas une énergie considérable à régler ces problèmes.

Or c'est sur ce terreau du « mal vivre » tenant souvent à l'absence de cadre éducatif familial, au manque de participation d'un certain nombre de jeunes à la vie scolaire ou tout simplement à l'absence de vision d'avenir que recrutent les mouvements intégristes qui oeuvrent dans notre pays. C'est la raison pour laquelle notre inquiétude à l'égard d'une loi sur le foulard islamique - car, en fait, c'est bien de cela qu'il s'agit - touche à ce que sera le sort de ces jeunes qui, aujourd'hui, bien que voilées, tentent d'entrer ou de rester dans le système scolaire. Avons-nous perdu confiance dans la capacité culturelle du milieu scolaire, en Molière, Voltaire, Rimbaud, Malraux, pour ouvrir ces jeunes filles à une autre vision que celle qu'elles ont dans leur propre cité ?

M. le Président : Vous affirmez que la laïcité n'est pas en péril, que, bien au contraire, le débat engagé sur la place publique est en train de la sauver. Mais, à travers l'exemple que l'on a vu pendant le week-end de ces deux jeunes filles qui ont voulu entrer voilées dans leur école, pensez-vous que leur attitude est l'expression d'un « mal vivre » ou voulaient-elles provoquer la laïcité de l'Etat et de l'école ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : A mon sens, les deux, M. le président.

Je suis tout à fait convaincu, je l'ai dit déjà, que ces phénomènes intégristes, car il faut les appeler par leur nom, trouvent leur enracinement à l'heure actuelle, dans la société française, sur le « mal vivre » que je viens de décrire - et que vous connaissez bien mieux que moi, à vrai dire ! Mais je crois aussi qu'il y a volonté de provocation.

La solution réside-t-elle dans une législation renouvelée et plus rigoureuse ? Ma conviction personnelle, et celle de ceux qui m'entourent, repose sur le bien-fondé de la liberté donnée aux proviseurs et corps enseignant, aux conseils d'établissement, d'apprécier les cas individuels.

Reste qu'il faut que cette liberté puisse s'exercer. Or, s'il est clair que vous avez la possibilité d'exercer cette liberté d'appréciation lorsque vous êtes le proviseur du lycée Hoche à Versailles ou d'un lycée du centre parisien, sans citer d'endroit précis, je connais nombre de lieux où le proviseur et le corps enseignant n'ont pas cette liberté. C'est pourquoi notre conviction est qu'il faut donner à ces lieux des moyens supplémentaires de médiation, les moyens de renvoyer les questions qui se posent à une autre instance, plus indépendante. Je suis étonné de voir parfois la faiblesse d'engagement des rectorats qui laissent les proviseurs et le corps enseignant, se « dépatouiller » au plan local, dans un contexte de médiatisation...

M. le Président : N'est-ce pas justement parce qu'ils ne disposent pas d'instrument juridique pour le faire ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je ne crois pas que ce soit l'instrument juridique qui manque. Je crois que c'est le lieu indépendant, le lieu où le calme est possible. Et le soutien.

Dans cette dernière affaire, il a fallu faire intervenir la justice pour trancher alors qu'il me semble qu'avec un appui ferme de l'Education nationale et du rectorat, alors qu'il y avait ostensiblement volonté de provoquer avec des signes ostentatoires, il était tout à fait clair que la législation, le règlement, l'avis du Conseil d'Etat pouvaient s'appliquer sans aucune difficulté.

M. le Président : Il y a d'autres endroits où se produisent les mêmes exemples, mais cela ne se termine pas par la même interprétation.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Tout à fait.

M. le Président : Et vous trouvez cela normal ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Il ne me semble pas du tout extraordinaire que la liberté d'appréciation dans notre République permette, à un endroit, une possibilité d'ouverture avec cette conviction que l'école permettra une évolution, alors que, dans d'autre lieux, la liberté d'appréciation montrera que l'on est face à une provocation, qu'il n'y a aucune intention de faire de l'école un lieu d'ouverture et que, dès lors, la loi, telle qu'elle existe, peut s'appliquer.

M. Jean-Yves HUGON : Deux choses. M. le pasteur, sur ce que vous venez de dire, pourriez-vous donner quelques précisions ? Vous parlez d'une « instance supérieure » ? Pensez-vous de façon concrète au rectorat ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Oui.

M. Jean-Yves HUGON : Quand vous parlez de neutralité de l'Etat, cela signifie-t-il, pour vous, que l'Etat doit rester neutre sur ces problèmes ou que l'Etat doit être le garant de la neutralité à l'intérieur des établissements scolaires où doit régner la laïcité ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : En ce qui concerne votre première question, M. le député, il ne fait aucun doute que le rectorat semble le bon niveau. Peut-être doit-il être renforcé, peut-être faut-il imaginer d'autres structures plus indépendantes, mais, encore une fois, pour appliquer la loi telle qu'elle est.

M. le Président : Indépendantes de quoi ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Indépendantes de la pression sociale, de la pression du milieu.

A partir du moment où une affaire portant sur le fonctionnement du règlement intérieur d'un lycée est médiatisée comme elle le devient dans le cas particulier que vous évoquez - et, de ce fait, qu'on le veuille ou non politisée, dans le mauvais sens du terme -, il n'y a plus possibilité d'appliquer sereinement la loi. Je pense qu'il faut donc trouver des lieux de véritable médiation. C'est ce que l'Education nationale a fait depuis 1989 avec un service particulier de médiation dans ces cas-là. Il semble que ce ne soit pas suffisant. Il est tout à fait possible d'imaginer autre chose.

Sur la neutralité, c'est une longue question puisqu'il s'agit de la compréhension même de la laïcité ; mais pour essayer d'y répondre très simplement et rapidement : la neutralité n'est pas pour moi la suppression dans un cadre, que ce soit celui du lycée ou celui de l'espace public, des qualités ou des particularismes des individus. Je voudrais vous citer un texte que je trouve tout à fait remarquable, qui est de la plume d'un sociologue de l'IEP de Lyon et a été publié dans la revue « Projet » n°267 en 2001. Il s'agit de M. Lahouari Addi. Ce dernier dit une chose qui me semble tout à fait importante : « L'espace public est l'arène sociale dans laquelle un individu vit sa vie privée sous le regard public des autres individus privés. Il est peuplé de citoyens athées, agnostiques, catholiques, juifs, musulmans, etc. et non d'individus désincarnés qui n'auraient ni histoire ni attaches personnelles ou qui seraient dépouillés de leurs identités sociales et convictions religieuses,... ». C'est cette neutralité-là, me semble-t-il, que l'Etat doit garantir.

Par rapport à la laïcité et à votre question, M. le Président, sur le regard positif ou négatif que nous avons sur la laïcité française, j'ai, à l'heure actuelle, un regard très positif sur ce qui se passe. La manière dont, par exemple, dans l'Education nationale - et c'est en plein dans notre propos -, les enseignants ont le souci d'aborder la question du fait religieux avec d'autres instruments que ceux qui sont les leurs à l'heure actuelle en est la preuve. Ainsi, l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Versailles en relation avec l'Institut d'études religieuses européen - crée pas Régis Debray, pardonnez-moi de ne pas trouver immédiatement son nom exact - organise une formation sur la manière d'aborder le fait religieux à l'école. Je précise que 300 places ont été réservées pour cette année et que l'IUFM de Versailles a dû doubler la capacité de formation parce qu'il y a un intérêt de la part des enseignants. Ils veulent faire de la communauté scolaire un lieu où l'on puisse, dans le cadre de la laïcité, avec la neutralité de l'Etat, aborder ces questions de sorte que ce soit à l'école que se résolvent les principaux problèmes de relation qui peuvent être instrumentalisés à l'extérieur par des mouvements intégristes de tous bords. Toute cela est très positif. C'est un véritable sujet de réjouissance de voir ce qui se passe dans notre pays à l'heure actuelle, et la capacité de l'école à être cette école républicaine dont nous rêvons depuis plus d'un siècle.

M. Yvan LACHAUD : Ma question est la suivante : en tant que président de la fédération protestante, vous avez encore quelques collèges en France, même si vous avez fait le choix historique de la laïcité et donc, d'établissements publics. Avez-vous eu des problèmes de port de voile dans ces établissements ? Ensuite, si tel était le cas, quelle serait votre position ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Nous n'avons pas eu au sein de ces établissements - j'ai enquêté auprès d'eux - de problèmes autres que ceux que tout établissement public peut avoir eu avec telle ou telle famille. Nous n'en avons jamais eu, à ma connaissance, mais il s'agit de quatre établissements en France, ce qui est fort peu...

M. Yvan LACHAUD : Où sont-ils ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Un dans la banlieue parisienne, un à Chambon-sur-Lignon, deux à Strasbourg.

M. Yvan LACHAUD : Il existe aussi une école primaire à Nîmes, me semble-t-il ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : C'est tout à fait autre chose. Je vous parle là des établissements sous contrat d'association avec l'Etat.

M. le Président : Il n'y a pas que le voile. Il pourrait très bien y avoir, notamment à Strasbourg, des jeunes qui viennent avec une kippa,...

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Jusqu'à maintenant, il n'y a pas d'interdiction à porter une kippa à l'école.

M. le Président : Cela peut être un signe ostentatoire pourtant ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : A partir de quand un signe devient-il ostentatoire ?

M. le Président : Il y a deux façons de porter un signe ; une façon où l'on ne voit rien. Et une autre où l'on voit tout.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Justement, nous ne sommes pas favorables à tout voir !

M. Hervé MARITON : J'aurais une définition à vous proposer : « qui s'impose au regard de l'autre de quelque manière que l'autre se situe ».

M. le Président : Sauf quand M. le pasteur répond qu'ils ne veulent pas tout voir.

M. Hervé MARITON : Quand vous regardez quelqu'un avec une kippa, vous pouvez ne pas la voir. Il peut y avoir des signes pour lesquels d'aucune manière, notre regard ne peut y échapper. Il faut que le regard de l'autre conserve un certain degré de liberté.

M. Christian BATAILLE : C'est jésuite.

M. le Président : Un peu, mais ne dites pas de mal des jésuites.

M. Jean GLAVANY : Alors, vous visez le voile et uniquement le voile.

M. le Président : Et la kippa.

M. Jean GLAVANY : Non, car la kippa, on peut ne pas la voir si l'on regarde de face. Et la croix en pendentif non plus, si l'on regarde de dos !

M. Hervé MARITON : Mesurez la force de cet énoncé ! Vous avez le droit de ne pas voir.

M. le Président : C'est très difficile, mais M. le pasteur a répondu. Il préfère ne pas tout voir.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je m'en explique. J'ai déjà donné les raisons de ma position. Je souhaite, personnellement, que dans un lycée qui est sous notre responsabilité mais en contrat d'association avec l'Etat, soit pratiquée la neutralité que je viens de dire, c'est-à-dire que l'un ou l'autre puisse être là comme juif, comme athée, comme agnostique, comme chrétien catholique, chrétien protestant, comme musulman. Si c'est dans cette perspective que se fait la communauté scolaire, je n'ai pas d'inquiétude à voir une jeune fille avec un voile, dès lors que sont respectées les conditions que nous connaissons, à savoir la possibilité de faire du sport, de ne pas avoir le voile au moment de la chimie, etc. Bref, de pouvoir respecter toutes les règles de la vie scolaire, comme les autres élèves.

M. Yvan LACHAUD : Est-ce à dire que vous n'auriez pas d'opposition à ce qu'une jeune fille porte le voile dans un établissement sous contrat à partir du moment où elle respecterait les emplois du temps et pratiquerait tous les cours ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Exactement, c'est là que la faculté d'appréciation du corps enseignant et du proviseur est essentielle : il faut que cela ne s'accompagne pas d'une menace ou d'une volonté identitaire ou communautariste.

Peut-être faut-il dire un mot sur ce communautarisme dont nous parlons constamment. En tant que protestant, affirmant le fait que je suis protestant, suis-je pour autant communautariste ? Non, dans la mesure où le tout de ma définition comme être humain ne tient pas à la communauté à laquelle j'appartiens. J'appartiens aussi à une communauté villageoise, à un immeuble, à un réseau de relations politiques, idéologiques, familiales et autres qui sont bien plus larges que la seule définition que j'ai comme protestant.

Si, effectivement, le port du voile est une volonté d'affirmation identitaire, il y a danger pour la laïcité, mais si cette identité est librement confrontée à la communauté scolaire, alors, je crois qu'elle peut être acceptée.

M. le Président : Oui, mais la frontière est parfois difficile à tracer. On va vous affirmer que ce n'est pas du tout l'expression d'un repli identitaire alors qu'en réalité, c'est cela.

De plus, vous ne prenez pas en compte les autres enfants ou les autres familles qui peuvent être choqués parce qu'il y a des jeunes filles qui portent un voile ou parce qu'il y a des jeunes garçons qui portent des kippas et ainsi se replient sur eux. Tout le monde n'est pas beau et bon !

M. Jean-Arnold de CLERMONT : J'entends bien, M. le Président, la notion de frontière que vous essayez d'établir, et c'est bien toute la difficulté du débat.

Il me semble que nous sommes dans une période où, par certains côtés, pour ne parler que de l'islam religieux - sans confondre avec la grande masse de musulmans qui sont dans notre pays et dont la définition religieuse est très « soft » - l'islam se cherche et cherche sa position dans notre pays, en dépit des efforts des ministres de l'intérieur successifs - dont vous êtes, M. le Président - pour arriver à ce qu'existe un Conseil français du culte musulman qui ne s'occupe que du culte et ne représente pas les musulmans dans leur généralité en France. Il s'agit d'une période donc où nous devons donner la chance à notre pays d'avoir un débat démocratique qui permettra de fixer ces frontières. Et c'est bien l'objet de votre mission.

Mais à trop vite légiférer, à trop se précipiter à fixer les frontières, il me semble que nous risquons de faire plus de mal que de bien, justement parce que ce problème du voile n'est que la partie immergée d'un iceberg plus profond que je crois être celui de l'intégration dans notre pays.

M. Pierre-André PERISSOL : Vous appartenez à une religion qui a souvent été maltraitée dans ce pays. Historiquement, il est vrai que les protestants n'ont pas, généralement, cherché à afficher leur religion. Nous ne sommes pas dans le même contexte aujourd'hui avec ceux qui portent un voile. Tout d'abord, pour une raison très simple, c'est que ce n'est pas un fait religieux. Cela part d'un fait religieux mais c'est un fait qui est, entre nous, plutôt politique que religieux.

Nous nous interrogeons ici sur la laïcité dans cette dimension d'affirmation, à travers le voile, d'une appartenance, d'une identité, d'une sensibilité politique, d'une dimension qui met la femme en image sur un plan différent de celui de l'homme et qui est, bien souvent, une provocation. Que disent les gens qui sont confrontés à la gestion sur le terrain ? Ce n'est pas seulement une question de motivation, de dialogue, de discussion, de concertation ; il y a une provocation qui va ensuite se prolonger sur le terrain judiciaire et, dès lors que la limite n'est pas clairement établie, la concertation est très difficile parce que l'on est face à des personnes - je ne parle pas des jeunes filles qui portent le voile mais de ceux qui sont derrière ces jeunes filles -, qui jouent sur cette ambiguïté, sur cette absence de frontière clairement établie, pour aller plus loin.

La concertation est biaisée puisque la ligne qu'un chef d'établissement veut tracer n'est pas clairement établie ; il sait parfaitement qu'elle est fragile lorsqu'il dit : « Non, mademoiselle, vous n'allez pas porter le voile pour telle ou telle raison. ». Toute la question est de savoir si, face à cela, il ne convient pas de définir de façon plus claire, plus solennelle une ligne qui n'exclut pas, dans l'application, la concertation, le dialogue, ou la pédagogie mais par rapport à une ligne claire.

Cela renvoie aux modalités plus qu'à la finalité. J'entends bien qu'une modalité, s'il s'agit d'une loi, peut également être interprétée comme une finalité avec les risques de stigmatisation, d'exploitation. Nous en sommes tout à fait conscients, mais nous sommes face à un problème très délicat qui ne se résume pas à dire qu'il faut continuer à expliquer. Il faut continuer à expliquer mais à partir d'une règle claire.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Pour moi, M. le député, la ligne est claire. Ce n'est pas parce qu'on la mettra ou on la définira autrement qu'elle sera plus ou moins claire.

M. Pierre André PERISSOL : Claire, juridiquement.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Claire juridiquement : le signe ostentatoire, c'est quelque chose de tout à fait précis. Si vous en sortez, comment résoudrez-vous la question de la diversité des signes ?

Car qu'est-ce qu'un signe ? La croix huguenote portée par certaines jeunes protestantes et adoptée par certains parce qu'ils trouvent que la forme est jolie sans avoir aucun rapport avec le protestantisme... Une main de Fatma ou une croix catholique, ou appelons-la chrétienne puisque ce symbole-ci est plus large que le seul catholicisme, seront-elles des signes ostentatoires ? La kippa sera-t-elle un signe ostentatoire ?

Hier soir, dans une réunion, on m'a rappelé qu'à la Sorbonne, il y a quelque trente ans, on assistait à des cours avec des sœurs catholiques fortement voilées. Nous n'étions pas choqués à l'époque. Donc, il n'y a pas que le problème de la diversité des signes ; il y a aussi celui du signe par rapport à la religion. Noyer le poisson, si j'ose dire, ne trompera personne. Cela ne fera problème pour aucune petite protestante de rentrer sa croix sous sa chemise ou sous son T-shirt. Aucun problème.

M. Pierre-André PERISSOL : Il n'est pas niable que le signe de cette sœur en Sorbonne était ostentatoire.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Il était tout à fait ostentatoire, c'est tout à fait clair. Mais, en même temps, jamais il n'est venu à la République française l'idée que d'avoir une sœur en cornette à la Sorbonne était une provocation à l'égard de la laïcité.

M. Christian BATAILLE : Mais la Sorbonne est un autre lieu, ce n'est pas pareil.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : C'est l'utilisation du signe qui fait problème, ce n'est pas l'existence du signe.

(Mme Martine DAVID remplace M. Jean-Louis DEBRÉ à la présidence.)

M. Christian BATAILLE : Je veux vous faire observer, M. le pasteur, que nous sommes en train d'évoquer le cas de l'université à travers la Sorbonne qui me semble bien différent du cas de celui de l'école, c'est-à-dire des élèves, des adolescents. L'université est un monde d'adulte, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Nous n'avons pas abordé ce problème. Par conséquent, je crois que l'on ne peut pas opposer la tenue religieuse d'une catholique à l'université au voile islamique dans un collège.

Je veux revenir sur votre propos liminaire. Vous dites faire confiance aux structures de l'établissement pour régler les problèmes qui se poseraient au cas par cas et au plus près du terrain. C'est effectivement un raisonnement tout à fait équilibré qui se défend et que je partage pour partie. Mais j'ai encore en mémoire l'audition des recteurs et les divergences d'appréciation qu'ils portaient selon l'académie où ils se trouvaient : le recteur de Paris ou de Versailles et celui de Lille dont les populations ne sont pas très différentes voyaient plus ou moins de foulards. Celui de Versailles n'en voyait presque pas et celui de Lille en voyait des centaines.

Je pense que l'on peut décliner ces différences d'appréciation dans la façon de voir les choses jusque dans les établissements et que le fonctionnement d'un conseil d'établissement est lié à beaucoup de paramètres. L'exemple d'Aubervilliers de la semaine dernière est probant... et ne l'est pas en même temps : va-t-on dans tous les établissements de France consacrer des heures et des nuits pour débattre ainsi d'un sujet ? Je crois que tout le monde n'a pas les moyens d'organiser cela et nous savons tous, les uns et les autres, pour appartenir à des organisations politiques, que les débats qui se concluent tard dans la nuit ne sont plus des débats qui réunissent toutes les conditions de démocratie.

Puis, il peut y avoir des personnalités différentes dans les conseils de discipline : un avocat à travers un professeur, un parent d'élèves plus ou moins talentueux défenseur d'une cause ou d'une autre. Par conséquent, on peut penser qu'il faut déterminer un cadre plus précis de réflexion. C'est le sens de ma question : êtes-vous sûr qu'en laissant les établissements apprécier sur le terrain, il ne va pas y avoir rupture du principe d'égalité à travers la disparité des attitudes des conseils d'établissement pour finalement déboucher sur la confusion et la cacophonie ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je corrigerai vos propos me concernant sur un point. Je n'ai pas dit qu'il fallait laisser les choses en l'état, car j'ai dit d'emblée que je connaissais un certain nombre de lieux où la liberté d'appréciation d'un conseil d'établissement et d'un proviseur n'était pas acquise.

Je pense que c'est de ce côté-là qu'il faut chercher - et ce n'est pas mon domaine de compétence que de dire comment le chercher. Je dis simplement qu'une loi aurait un tel poids symbolique, dans l'état actuel de populations qui cherchent ou ne cherchent pas leur intégration en France, qui sont ou ne sont pas travaillées par des mouvements intégristes, qu'elle me semblerait dangereuse pour l'avenir de l'intégration de populations entières. Mais je ne dis pas qu'il faut laisser la situation en l'état.

J'entends bien que le proviseur de tel ou tel lieu n'a pas la liberté ou la capacité, sauf à y passer des nuits entières, dans de mauvaises conditions, de répondre à un nombre important de cas semblables.

Mme Martine DAVID, Présidente : Avez-vous une idée de ce qu'il faudrait faire si l'on ne légifère pas ? Quelles seraient, d'après vous, les solutions possibles puisque vous ne niez pas qu'il y ait des situations difficiles ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Permettez que dans le domaine réglementaire, je sois très humble parce que ce n'est vraiment pas mon domaine de compétence. Mais l'hypothèse que je formulais, c'est qu'à côté des rectorats, l'existence de commissions spécialisées, de lieux permettant aux proviseurs et aux conseils d'établissement d'être déchargés d'une prise de responsabilité directe serait la bonne formule. Comment cela doit-il être inventé ? Permettez-moi de ne pas m'avancer dans ce domaine dans lequel je suis vraiment incompétent.

M. Christian BATAILLE : L'argument par lequel vous proposiez une proximité du terrain pour apprécier les situations tombe alors de lui-même, car une commission proche du recteur est très éloignée de la réalité.

Mme Martine DAVID, Présidente : C'est un peu le risque.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Dans le protestantisme français, nous avons eu pendant très longtemps une petite commission ad hoc lorsqu'un pasteur devait décider si oui ou non, il acceptait le remariage de divorcés. Vous le savez, dans le protestantisme, on accepte ce remariage mais à certaines conditions. Lorsque le pasteur se trouvait dans une situation où, familialement, localement, il était trop impliqué dans la connaissance de la famille et ne semblait pas avoir la capacité de pouvoir prendre une décision indépendante, il avait la possibilité de s'appuyer sur une commission ad hoc qui le soutenait dans son travail.

Mme Martine DAVID, Présidente : S'appuyer, ce n'est pas tout à fait pareil que faire appel à quelque chose d'extérieur à l'établissement. Les proviseurs ne nous demandent pas de les décharger de leurs responsabilités mais de les aider à trouver une voie complémentaire à ce que permet le Conseil d'Etat aujourd'hui.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je suis assez d'accord avec vous parce que ce n'est pas de mon côté que vous entendrez parler de décharger les personnes, quelles qu'elles soient, de leurs responsabilités.

M. Jacques MYARD : Je connais vos thèses et reconnais votre humanisme et votre démarche prudente également. J'ai relevé à l'instant que vous disiez que la loi aurait une telle charge symbolique qu'elle risquerait d'exclure. Mais l'argument ne peut-il pas se retourner ?

Si les règles sont claires dans la sphère publique - c'est ce qui nous revient de nombreux milieux, y compris de certains milieux religieux - je pense qu'au contraire, elles permettront l'intégration. Elles permettront de dire que c'est ainsi et pas autrement. Or, vous savez bien que certains phénomènes religieux ou certains intégristes religieux testent la réactivité de la République et cherchent à voir jusqu'où ils peuvent aller pour imposer leur vision dogmatique. Je crains fort qu'en ne légiférant pas, il y ait une très grande diversité, un certain laxisme et, surtout, une montée en puissance de l'intégrisme religieux parce que l'on sait bien que le voile est un épiphénomène et que, derrière, il y a beaucoup d'autres choses. C'est la raison pour laquelle je me demande si l'argument que vous avancez ne doit pas être entièrement retourné et s'il ne faut pas remettre la dialectique sur ses bases.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Dans le domaine dialectique, M. le député, je pense que rien n'est pire que d'opposer à une dogmatique une autre dogmatique. Ce qui me semble important, c'est que, dans le domaine réglementaire, on facilite le travail des proviseurs de lycée, mais je serais très inquiet d'une loi qui se présenterait comme une loi dogmatique s'opposant à un dogmatisme qui m'inquiète.

M. Jean GLAVANY : Admettons que nous soyons sensibles à votre argument selon lequel la portée symbolique d'une loi risquerait de se retourner contre l'objet recherché. Vous sentez bien que, par ailleurs, l'absence d'initiative, l'absence de réponse apparaîtrait aujourd'hui, dans la situation actuelle où la médiatisation d'un certain nombre d'événements crée un trouble politique objectif, comme une faiblesse par rapport à une offensive intégriste et un abandon de ceux qui, dans les établissements, se battent au nom du principe de laïcité.

Ma question est donc la suivante : croyez-vous que créer une commission près des recteurs soit une réponse dont la force symbolique suffirait à ne pas donner cette impression de faiblesse et à ne pas laisser l'équipe pédagogique désemparée dans les établissements ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : J'ai presque envie de vous répondre que je n'en sais rien. A l'heure actuelle, il n'y a pas que vous sur le terrain et je m'en réjouis. Il y a la réflexion conduite sur la laïcité en général par la commission Stasi et j'en attends énormément. Autant il me semble tout à fait inutile d'imaginer une grande loi sur la laïcité, parce que tout est dit déjà dans la loi, autant ce que nous entendons - et nous aurions pu poursuivre le débat sur la neutralité de l'Etat, sur l'indépendance qui doit être garantie à tout pouvoir dans ce pays à l'égard de quelques magistères idéologiques et spirituels et religieux que ce soient - a besoin d'être redit de manière claire à une population française qui parle de la laïcité comme d'une espèce de grande religion nationale, sans savoir ce que cela veut dire concrètement sur le terrain. Je crois que cette réflexion est tout à fait importante et confortera tout ce qui pourra être fait du côté des proviseurs de lycée.

Je vous ai dit les raisons pour lesquelles je pensais qu'à l'heure actuelle, il y a une formidable soif des enseignants d'être mieux capables d'aborder cette résurgence que l'on croyait oubliée des questions religieuses qui se posent à l'école aujourd'hui. Leur volonté d'être à même de faire de l'école ce lieu véritablement républicain où la diversité est reconnue, ouverte, et non un lieu d'affrontement, est réelle. Or il y a dans l'école des choses plus graves que le port du voile aujourd'hui. Je ne fais qu'évoquer ce qui nous a été dit de nombreuses fois sur la manière dont de jeunes musulmans ont agressé de jeunes juifs. Au sein de l'école ! C'est bien plus grave que le port du voile.

Mme Martine DAVID, Présidente : Oui, mais c'est le début. On peut considérer que tout est lié.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : C'est pour cela que je ne minimise absolument pas l'importance du débat qui a lieu ici. Je ne veux surtout pas dire que c'est du vent. Pas du tout, nous sommes là en plein cœur de la réalité de l'école aujourd'hui. Il faut que cette école républicaine soit vraiment le lieu d'intégration dans une culture nationale à laquelle la laïcité donne un cadre.

M. Jacques MYARD : Nous sommes tous favorables à ce que vous dites, moi le premier, qui suis un vrai mécréant, mais il n'en demeure pas moins qu'il faut à un moment définir les règles de jeu et en fixer les limites. Je comprends votre démarche d'humaniste, de très grande tolérance, que je respecte profondément, mais je n'arrive pas à voir comment vous allez vous en sortir. Arrive un moment où il faut trancher.

Mme Martine DAVID, Présidente : D'autant que dans le texte introductif que vous nous avez remis, vous indiquez que légiférer reviendrait à couper court au débat engagé. Ne croyez-vous pas que depuis quinze ans, on a débattu ? Certes, avec des hauts et des bas, des périodes où l'on n'a plus parlé de phénomènes de ce type dans les établissements et d'autres où la question est revenue, mais, tout de même, depuis 1989, le débat est engagé. Il a fait l'objet d'un certain nombre d'écrits et de prises de position. Pensez-vous sérieusement que s'il y avait une loi, il n'y aurait plus de débat possible sur ces questions et, plus globalement, sur la laïcité, sur ce qu'elle représente dans notre pays ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je pense sérieusement, Mme la députée, que le débat n'a pas été sérieusement engagé et que, depuis 1989, on l'a laissé simplement à l'intérieur de l'école. Dans l'opinion publique, ce n'est que depuis six mois que l'on a pris conscience qu'il y avait là quelque chose d'important. Il suffit de voir tous les colloques qui ont eu lieu depuis le printemps dernier sur ce thème.

Mme Martine DAVID, Présidente : Sur la laïcité, c'est exact.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je pense qu'il fallait resituer le débat dans le cadre de la laïcité et j'ajoute que, pendant de nombreuses années, nous a manqué, côté musulman, un interlocuteur représentatif sur la question du culte.

M. Jean GLAVANY : Je voudrais revenir sur ce que disait M. le pasteur à l'instant qui m'interpelle beaucoup. Mettons en dehors le problème de savoir s'il faut ou pas une loi, sur lequel je partage le doute qu'il exprimait tout à l'heure quant à la symbolique de la loi mais qui reste un débat ouvert sur le point précis qui intéresse notre mission, à savoir celui du port du signe religieux.

J'ai moins de doute, sur ce que vient de dire M. le pasteur à l'instant. Dans ce débat sur la laïcité - dont nous ne pouvons que nous réjouir car il est vrai qu'aujourd'hui, dans nos circonscriptions, nous avons vingt personnes quand nous faisons un débat sur nos comptes-rendus de mandat, alors que sur la laïcité, nous en avons deux cents - débat, dans lequel la commission Stasi a un rôle attendu à jouer, une loi me paraît totalement décalée. Cela me paraît une manière d'aborder la contribution au débat sur la laïcité, pour le moins, par le petit bout de la lorgnette. Si c'est cela que vous vouliez dire, je pense qu'effectivement, dans ce contexte, ce serait décalé. D'ailleurs, je m'interroge souvent car, si j'ai bien compris, nous allons rencontrer la commission Stasi et je dois dire que la coordination ou la percussion des calendriers m'intéressera prodigieusement. Imaginons que notre mission tranche en disant qu'il faut une loi sur les signes religieux et qu'une semaine après, la commission Stasi dise que ce n'est pas du tout le bon moyen d'aborder la question de la laïcité, honnêtement, le tour de piste public ne serait pas du tout glorieux. C'est une simple réflexion.

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Mme la Présidente, si je puis me permettre, j'avais écrit il y a quelques jours en prévision de notre rencontre, une petite remarque un peu « inopportune » qui reprenait la remarque de M. Glavany. J'avais du mal à comprendre, moi aussi, pourquoi il y avait la commission Stasi traitant de l'ensemble des questions de la laïcité et une mission parlementaire spécialisée sur la question du port des signes religieux à l'école !

Mme Martine DAVID, Présidente : Notre mission a été créée avant !

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Vous aurez remarqué que, dans mon introduction, je ne me suis pas permis cette remarque.

Mme Martine DAVID, Présidente : M. le pasteur, souhaitez-vous conclure ?

M. Jean-Arnold de CLERMONT : Je n'ai rien à ajouter pour conclure, si ce n'est que je comprends bien que pour une mission comme la vôtre, ce qui est important, ce sont les personnes qui apportent quelque chose de neuf au débat et, à certains égards, je pense ne rien apporter de véritablement neuf. Je vous dis simplement la manière dont, dans une famille de ce pays, nous réfléchissons à cela. Je soulignerai toutefois deux points.

Premièrement, je veux redire notre préoccupation très profonde sur la question de l'intégration. Je l'ai dit devant la commission Stasi et je le redis ici. J'étais en République centrafricaine dans les années 1965-1970. Je recevais à l'époque des subventions qui venaient en grande partie des Etats-Unis pour l'aide aux réfugiés soudanais, subventions qui, tout d'un coup, furent coupées. Le motif qui nous avait été donné est qu'il y avait aux Etats-Unis, la conviction nationale qu'il fallait consacrer de l'énergie et des finances considérables pour résoudre le problème noir aux Etats-Unis. Je crois que nous sommes - et si nous n'en avons pas conscience, nous allons à la catastrophe - à un moment de l'histoire de notre pays où nous devons consacrer à des populations entières qui ne sont pas intégrées ces moyens financiers, humains, de médiation. Sinon, nous allons au pire.

Le second point que je tiens à souligner en conclusion, est que l'initiative de la création de la commission Stasi, peu importe d'où elle vient, est fondamentale parce qu'elle a permis de libérer un débat. Je crois qu'il nous faudra pérenniser ce lieu de débat dans notre pays. Notre fédération a eu l'outrecuidance de proposer que, sur le même modèle que la commission nationale consultative d'éthique, il puisse y avoir, un jour dans ce pays, pérennisation de la commission Stasi, une commission nationale consultative sur les cultes et la laïcité. Je tenais à vous le dire en conclusion.

Mme Martine DAVID, Présidente : Je vous remercie, M. le pasteur, et si vous vous interrogiez sur l'apport éventuel d'éléments nouveaux, sachez que chaque audition est pour nous une contribution constructive.

Audition de M. le Grand Rabbin Alain SENIOR,
représentant du Grand Rabbinat de France


(extrait du procès-verbal de la séance du 15 octobre 2003)

Présidence de Mme Martine DAVID, membre du Bureau

Mme Martine DAVID, Présidente : M. le grand rabbin, vous connaissez l'objet des travaux de notre mission, qui concerne essentiellement le port des signes religieux à l'école.

Pouvez-vous nous faire connaître votre opinion sur cette question et nous dire comment vous ressentez les faits que l'actualité a mis en exergue ces dernières semaines ? Le grand Rabbinat a-t-il une position générale sur le sujet, notamment sur l'obligation ou non de légiférer en la matière ?

M. Alain SENIOR : Je suis heureux de pouvoir vous informer du point de vue du grand Rabbinat de France. Cette question a été soulevée lors d'un séminaire, qui s'est tenu cet été à Serre-Chevalier, réunissant une partie importante du Rabbinat français. Le sentiment général qui en ressort est que le Rabbinat ne souhaiterait pas que soit adoptée une loi sur le port des signes religieux.

Nous sommes tous partis du constat - que la communauté juive, semble-t-il, est la première à mettre en relief - qu'il est tout à fait légitime, nécessaire et important que la France conserve son essence, son âme, pour les personnes qu'elle accueille dans son pays, celles-ci répondant à plusieurs critères. L'essence d'un pays, c'est d'abord sa langue. C'est aussi son histoire, l'histoire de ses idées. C'est également son patrimoine culturel et artistique. Il y a là un ensemble de données communes à tous les citoyens de ce pays.

Il est clair que toute nation, pour pouvoir continuer à exister en tant que telle et éclairer de son génie les autres nations, doit pouvoir conserver ce qui lui est propre. L'histoire fait qu'il y a une dimension européenne qu'il ne faut pas occulter dans la réflexion sur la question posée : tout un pays connaît chaque jour un renouvellement de son essence culturelle, qui reste fondamentalement la même tout en s'enrichissant d'apports et en évoluant en fonction des mœurs, des idées et d'un ensemble de phénomènes nouveaux.

Pour parler, plus spécialement, du port du foulard islamique qui reste un des faits récents les plus visibles, le grand Rabbinat français et le grand Rabbin, au vu de leur expérience des comportements et des attitudes humains récents, pensent que légiférer contre le port du foulard islamique risquerait de crisper une attitude au lieu de favoriser l'intégration, risquerait de favoriser la résistance à l'interdit. Elle aurait, en fait, l'effet inverse à celui souhaité en matière d'intégration culturelle des immigrés. L'attitude inverse serait la plus efficace. Celle-ci demandera, il est vrai, du temps et des moyens, mais nous pensons que, dans la durée, c'est elle qui sera la plus payante. En quoi consiste-t-elle ? Il revient aux pouvoirs publics et politiques français de réfléchir à tous les lieux de vie auxquels sont confrontés les nouveaux immigrés et de favoriser leur intégration par les divers moyens existants. Je pense, bien évidemment, à l'école qui est le creuset naturel dans lequel se forment une conscience citoyenne et une appartenance culturelle au pays. Peut-être - je dis bien peut-être - des efforts suffisants n'ont-ils pas été engagés.

Je peux parler de mon expérience personnelle puisque, fils de rabbin, j'ai effectué toute ma scolarité, jusqu'en troisième, à l'école communale. J'ai parfaitement vécu mon judaïsme dans ma sphère privée, tout en étant totalement intégré au sein de l'école communale. Je n'ai jamais, dans toute ma scolarité, rencontré de problèmes particuliers. Je pense donc qu'il faut réfléchir à la façon dont on peut, à partir du creuset de l'école, d'abord inculquer une langue, une histoire, une histoire des idées, un patrimoine culturel et artistique qui soient de nature à resserrer les liens entre ceux qui ont des choses à se dire, qui font des choses communes.

Voilà donc ce qui, en terme de stratégie générale et au vu des comportements, nous semble préférable à une loi qui va dire « non », cristalliser une résistance et ralentir le phénomène d'intégration plutôt que de permettre la fusion douce et harmonieuse dans le tissu socioculturel.

Mme Martine DAVID, Présidente : Vous avez donc l'impression que les outils dont disposent aujourd'hui l'Education nationale et ceux qui en sont les dépositaires - chefs d'établissement, enseignants, etc. - sont suffisants pour permettre le dialogue, la médiation et faire en sorte que les cas soient réglés de cette façon ?

M. Alain SENIOR : Je pense le contraire.

Mme Martine DAVID, Présidente : Je n'ai pas bien saisi votre position...

M. Alain SENIOR : Je suggère de ne pas légiférer pour ne pas cristalliser les comportements de résistance, mais je préconise de profiter de ce lieu de rencontre de tous les enfants qu'est l'école pour que, dès la maternelle, voire la crèche ou le jardin d'enfants, soient mis en œuvre les moyens nécessaires à l'intégration des personnes étrangères à la « culture française ». A mon avis, des moyens n'ont pas été suffisamment développés en ce sens.

Mme Martine DAVID, Présidente : Pouvez-vous préciser votre pensée ?

M. Alain SENIOR : Je pars d'un fait. Je suis moi-même rabbin de communauté. Je vis à Créteil où est installée une communauté juive très importante de près de 20 000 juifs et où se côtoient harmonieusement et paisiblement toutes les religions protestante, catholique et musulmane. Cependant, certains incidents à l'école ou ailleurs mettent en évidence le fait qu'un effort supplémentaire est nécessaire, notamment à l'intérieur des écoles de la République pour mieux intégrer des enfants dont je dirai qu'ils sont, peut-être de manière inconsciente, à la recherche de cette identité nationale, au sens très large, dont je parlais, qui n'est peut-être pas suffisamment marquée et dont ils ne sont pas suffisamment imprégnés, me semble-t-il, si je compare à ce que l'école que j'ai pu connaître avait pu offrir en matière d'identité nationale aux enfants de l'école républicaine que nous étions alors.

M. Jean-Yves HUGON : J'ai trois questions à vous poser. Deux auxquelles vous pouvez répondre en un mot : combien y a-t-il aujourd'hui de juifs en France ? Lorsque vous étiez à l'école communale, vous est-il arrivé de porter la kippa ? Si non, pour quelles raisons ? Enfin, quelle est votre approche de la laïcité ?

M. Alain SENIOR : D'après les dernières statistiques qui ont été établies, on dénombre environ 600 000 juifs en France.

Je n'ai pas porté la kippa en classe ; j'ai par contre toujours porté la casquette - en dehors des heures de cours. Je n'ai pas porté la kippa parce que, du point de vue religieux, bien que le port de la kippa soit un signe de manifestation de la foi juive, ce n'est pas un absolu. On n'enfreint pas la loi de manière grave si, à un moment donné, pour des raisons déterminées, on n'a pas porté la kippa.

Il y a quelques années, un enfant a voulu porter la kippa à l'école. Cela se passait à Saint-Maur. J'avais pris contact avec le principal du collège et nous avons reçu la famille. Autant demander à un enfant de venir à l'école le jour du shabbat, poserait un problème, car c'est une loi inviolable et il n'y a pas de dérogation possible là-dessus, autant le port de la kippa n'a pas, du point de vue de la priorité religieuse, la même importance.

Quant à ma conception de la laïcité, je dirai, de la façon la plus lapidaire, que le comportement d'un individu, quelles que soient ses convictions philosophiques, personnelles ou religieuses, ne doit pas porter atteinte de manière flagrante à l'équilibre social global. Dès lors que l'on peut avoir des comportements qui portent atteinte au fonctionnement d'une société, on touche la limite de la laïcité.

Cela posé, tout ce qui participe des choix de la vie privée ressort, bien évidemment, des choix de l'individu et je pense que la République se doit de les garantir.

Pour donner un petit exemple, aujourd'hui, un problème se fait jour, peut-être parce qu'il est plus connu de la presse. Il s'agit du problème de l'ouverture des portes les jours du shabbat. Les juifs pratiquants, pour des raisons que je pourrais exposer une autre fois, ne touchent pas à l'électricité ces jours-là. Il existe aujourd'hui des solutions très simples, avec des cahiers de charge qui répondent aux normes de sécurité anti-incendie, anti-infractions, qui utilisent des serrures qui concilient les devoirs du shabbat et ces équipements. Il y a en la matière une bonne compréhension des pouvoirs publics : en terme de laïcité, nous sommes tous des voisins et nous ne portons pas atteinte à la sécurité du bâtiment ; en même temps, on permet ainsi aux voisins juifs de pouvoir respecter la tradition.

M. Bruno BOURG-BROC : Ma question est complémentaire. La culture judaïque et la pratique stricte de la religion vous paraissent-elles compatibles avec la présence d'enfants juifs dans une école laïque française ?

M. Alain SENIOR : J'en ai eu une expérience positive dans mon enfance. Pour m'occuper depuis plusieurs années avec le Grand Rabbin de France des relations avec le ministère de l'éducation nationale, je dirai que l'on arrive à résoudre une bonne partie des problèmes avec de la bonne volonté.

Quels sont les problèmes que peut rencontrer dans une école publique un enfant juif pratiquant ? Le problème de la nourriture casher peut se résoudre. Restera celui du shabbat ; je parle de mon expérience où l'on fait en sorte que le jour du shabbat n'aient pas lieu les contrôles importants. Les devoirs qui ont été faits en classe sont, bien sûr, rattrapés afin de compenser l'absence. A mon avis, globalement, on peut concilier les deux.

M. Jacques MYARD : M. le rabbin, vous n'êtes pas le premier à nous inciter à la prudence en nous disant qu'une loi pourrait cristalliser l'affrontement et conduire à l'exclusion. Mais avouez, sans que nous ayons été élevé par les Jésuites, ni vous ni moi, que l'argument se renverse : à partir du moment où les règles du jeu sont claires, tout le monde les connaît. Cela a été le cas dans ce pays au regard des signes religieux pendant des décennies. La preuve en est que vous nous dites que vous n'avez pas porté la kippa à l'école. Vous venez d'ailleurs de nous indiquer que ce n'était pas une obligation sacramentale de la religion juive.

Ne pensez-vous pas qu'une loi aurait le mérite de dire que c'est comme cela et pas autrement ? C'est la France, vous avez votre liberté de conscience, et, en définitive, vous devez respecter les règles. A un moment, il faut que débat soit tranché. Actuellement, il y a débat, mais il faut qu'il soit tranché.

Cela m'amène à aller un peu plus loin. A vrai dire, celles et ceux qui, comme vous, viennent nous dire ce que vous dites, sont toujours des religieux - curés, pasteurs, etc. C'est une constante. On dirait qu'ils craignent que l'Etat ne les persécute. On sait très bien que nous en sommes à cent lieues dans ce pays où règne une très grande tolérance religieuse.

Je me sens donc un peu mal à l'aise face cette attitude. N'y a-t-il pas autre chose ? Une volonté quelque part des religieux d'imposer les dogmes et un malaise au sein d'une société qui ne reconnaît pas leurs théologies ?

M. Alain SENIOR : Peut-on être franc ?

Mme Martine DAVID, Présidente : Non seulement « on peut », mais « on doit » !

M. Alain SENIOR : Je vous pose la question suivante : dans trente ans, quelle France votera la loi sur le port du voile du foulard islamique si, demain, un nombre grandissant de personnes se convertissent ou se font naturaliser qui tiennent absolument à leurs pratiques ? Qu'en sera-t-il lorsque vous aurez quinze millions de musulmans ?

Quand on parle d'une loi, dans la mesure où la loi est évolutive et où ne sera faite que par dêmos kratos, la gouvernance par le peuple, ce qu'elle sera dépendra du peuple qui la votera alors.

Je dois dire que, vraiment, à aucun moment en tant que juif, je ne me suis senti persécuté par la République. Je rappelle toujours qu'il n'y a pas longtemps, c'était le jour du kippour, dont vous savez que c'est le jour le plus sacré dans la tradition juive. Or, depuis la nuit des temps, les juifs, dans les pays où ils sont accueillis, font une bénédiction pour le chef de l'Etat.

M. Jacques MYARD : Je le sais bien.

M. Alain SENIOR : Je rappelle cela pour vous dire combien - en tout cas, depuis la Révolution française, je ne parle pas de la tranche de l'Histoire d'avant - les juifs ne se sont pas du tout sentis persécutés. Au contraire, ils ont accédé à la citoyenneté, etc. On ne peut donc pas parler d'un sentiment de persécution.

Plus qu'en tant qu'homme religieux, je me pose en tant qu'observateur social. Je veux vous parler de Créteil, du terrain, pas de la théorie. Créteil, cela fait huit ans que j'y habite. Il y a huit ans, je ne voyais jamais de foulard islamique - je prends cet exemple parce qu'il est dans l'actualité, et que c'est l'un des signes les plus notables d'une évolution. Au bout de huit ans, j'en vois de plus en plus, à l'école, dans les grandes surfaces, dans la rue... Donc, cela existe. Si demain, vous avez une multiplication de personnes qui adhèrent, vous n'y pourrez rien puisque ce sera l'expression du groupe.

Je ne veux pas dire qu'il faut céder non plus nécessairement au groupe, mais ce n'est peut-être pas tant le signe d'un malaise ou d'un sentiment de persécution que la volonté d'exister en fonction de mes convictions. Face à votre voisine qui vous dit que, pour elle, c'est l'expression de sa liberté de porter le foulard, pourquoi voulez-vous lui affirmer le contraire ? Vous ne pouvez ni penser ni vouloir pour elle. C'est aussi cela le respect des libertés.

M. Eric RAOULT : M. le rabbin, il existe peut-être un microclimat à Créteil où cela se passe bien. Pourtant, il y a eu des problèmes. Il y a des difficultés à Stains, à Clichy-sous-Bois ; des difficultés qui apparaissent dans le judaïsme de banlieue, qui sont parfois consécutives à l'apparition des foulards et à un renforcement de la fierté judaïque dans les mêmes cités.

Ce que j'ai pu constater, c'est que s'il y a des foulards, les étoiles de David finissent par grossir sur les tee-shirts, les bijoux, les bracelets des petites jeunes filles ou des jeunes garçons de confession juive à l'intérieur des cités. Cela occasionne une sorte de crispation : plus il y a l'apparition de l'islam dans les cours d'école, plus, si l'on est juif, on veut montrer que l'on existe aussi.

Je voudrais savoir, premièrement, si le judaïsme, à travers les rabbins, donne des conseils, des instructions pour ne pas entrer dans cette fuite en avant.

Deuxièmement, est-ce que le problème du voile et l'attitude des communautés par rapport à la situation proche-orientale ne génèrent-ils pas une difficulté particulière ? Nous n'avons pas de vagues d'antisémitisme idéologique en France, mais des réactions peuvent apparaître lorsque l'on voit le petit Mohamed, Palestinien de treize ans, à la télévision dans une situation difficile.

En deux mots, lorsque le voile apparaît, on s'aperçoit que la tension monte et que la volonté d'exister du judaïsme monte également dans les écoles, et n'a-t-on pas, en fait, une crispation plus forte en raison de la situation au Proche-Orient ? Car ces petites jeunes filles que l'on est amené à rencontrer parlent souvent non pas du Coran qu'elles ne connaissent pas, mais de la situation au Proche-Orient qu'elles connaissent particulièrement.

M. Alain SENIOR : Je pense que vous avez effectivement soulevé un problème réel. Que nous le voulions ou pas, on a importé la tension du conflit au Moyen-Orient. On l'a vécu depuis le début de la première Intifada il y a à peu près deux ans. Je dois dire que cela s'est produit juste avant Rosh Hashana, le nouvel an juif, et il y avait une très forte inquiétude de la communauté lors du début de la première Intifada, inquiétude sécuritaire.

En ce qui concerne la réaction de ces jeunesses juives, confrontées à l'émergence du foulard islamique, les consignes des responsables communautaires ont été parfaitement claires, qu'il s'agisse des présidents de communauté qui sont des personnes plus « laïques », des rabbins, qui sont les représentants de la religion, ou des différents cadres communautaires. La consigne était : surtout pas de réaction vive, ni d'incendie d'école coranique ou de mosquée, ce qui d'ailleurs ne s'est absolument pas produit sur le sol français. Fort heureusement, le message de la sagesse a été entendu.

Je pense effectivement que, lorsque l'on se sent agressé, on réagit de manière forte. Maintenant la question - et ce sera intéressant pour les sociologues - est de savoir s'il s'agit d'une vague passagère liée à une actualité ou si c'est un facteur structurel, auquel cas, ce serait plus grave parce que cela voudrait dire que l'actualité n'est qu'un prétexte. Je n'ai pas les moyens techniques ni sociologiques de répondre à votre interrogation.

J'ajouterai que la communauté juive est suffisamment « outillée » pour permettre à tous de s'exprimer. Nous avons des centres communautaires, toutes sortes d'ateliers de danse, de travaux manuels et autres ; nous avons des associations sportives, le Maccabi Club par exemple. Bref, nous disposons de tout un ensemble de lieux où cette pression identitaire peut trouver à s'épancher. Elle ne va pas se répandre dans la rue ni se trouver en situation d'explosion dans une confrontation judéo-arabo-musulmane.

Il me semble que cela peut expliquer qu'il n'y ait pas eu, fort heureusement, de déflagration sociale entre les juifs et la communauté arabo-musulmane.

Mais quant à la question de savoir si cela est passager ou plus profond, je n'ai pas de réponse.

M. Christian BATAILLE : M. le rabbin, je voudrais faire une observation sur ce que vous avez dit précédemment, à savoir que la loi marquerait une rupture, porteuse d'effets néfastes. Beaucoup de lois dans ce pays ont été des ruptures et, même dans le domaine strict qui nous intéresse aujourd'hui. Ainsi la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l'Etat a été une rupture douloureusement vécue, dans un premier temps, par l'église catholique, or nous avons entendu hier l'évêque d'Arras nous dire, au nom de la Conférence des évêques de France, combien il était finalement satisfait de cette loi.

Par conséquent, il pourrait peut-être en aller de même. Quand vous dites que dans vingt ou trente ans, nous serons submergés par les voiles dans les écoles, l'effet inverse est possible. Cette pratique aura peut-être été abandonnée et nous serons revenus à la situation qui était celle d'il y a encore une dizaine d'années.

Vous avez dit également qu'il faut encore faire un effort supplémentaire d'intégration, mais vous êtes resté trop vague, à mon goût. Quel contenu donnez-vous au mot « effort » ? Quelle forme concrète envisagez-vous ? Fournissez-nous des exemples précis d'efforts d'intégration qui pourraient être réalisés. Est-ce dans les matières enseignées ? Dans les comportements ? Dans les consignes à donner aux enseignants ?

Mme Martine DAVID, Présidente : J'appuie cette demande parce qu'elle était ma première question et que je n'ai pas l'impression d'avoir obtenu réponse. Elle conditionne votre position sur l'ensemble de ce sujet.

M. Alain SENIOR : Sincèrement, je n'ai pas planché sur la question en termes de solutions techniques. Je peux vous dire, de manière spontanée, pour m'être occupé d'une école primaire et secondaire pendant cinq ans, que l'on constate aujourd'hui un problème général qui ne touche pas seulement l'intégration des personnes immigrées. Il y a un vrai problème dans l'école, dans sa capacité à transmettre le sentiment de ce que j'appellerais la citoyenneté.

Je rencontre pourtant de très nombreuses personnes issues de milieux très divers, tant professionnels que religieux - c'est ma vie de rabbin qui le veut et j'en suis tout à fait heureux - et je n'ai pas le sentiment de retrouver l'école que j'ai connue. Sans en parler avec nostalgie, on se sentait alors Français par la langue, par l'histoire, par la mentalité.

J'ai eu l'occasion, par la suite, de faire des études à l'étranger où j'ai été confronté à toutes sortes de nationalités et j'avais des amis qui venaient de différents points de France. Nous avions quelque chose de tout à fait commun dans la manière de concevoir les choses. On parle de cette conception cartésienne et il est vrai que, quand on est confronté à d'autres nationalités, on se rend compte qu'il existe bien une conception française des choses, qui est très enrichissante.

M. Jacques MYARD : ...qui agace profondément les Américains !

M. Alain SENIOR : C'est tout à fait vrai. Vous touchez un point sensible ! J'ai d'ailleurs un souvenir assez cuisant d'un voyage à New York.

Mais je n'ai pas le sentiment que l'école remplit aujourd'hui cette mission. De la même manière, le Grand Rabbin de France regrette très profondément que la conscription n'existe plus. Des impératifs sociologiques, économiques, que sais-je, stratégiques, ont sans doute présidé à cette décision, mais il reste que l'armée était un lieu de fraternité extraordinaire. C'est dans ce sens que l'on a besoin de réfléchir pour voir comment l'école peut remplir cette mission par rapport à la citoyenneté. Doit-on davantage accompagner les enfants en échec scolaire ? Doit-on créer des lieux d'échange pour parler français ?

Dans ma famille, nous sommes polyglottes, nous parlons l'hébreu, le français, l'arabe et l'anglais, mais à la maison, nous nous exprimons exclusivement en français. Cela fait partie du devoir citoyen d'appartenir à une culture. Y a-t-il un effort à faire de ce point de vue ?

On a parlé des enfants des banlieues qui sont en grand échec scolaire, cela génère la délinquance. Il faut essayer de trouver des moyens pour faire naître un sentiment d'appartenance culturelle. Quels sont les moyens techniques ? J'avoue ne pas avoir réfléchi aux solutions.

M. Christian BATAILLE : Pour vous, l'effort d'intégration dans le contenu des enseignements doit porter sur l'enseignement de la langue, la culture...

M. Alain SENIOR : Tout à fait. Et de l'Histoire.

M. Christian BATAILLE : En tant que spécificité française ?

M. Alain SENIOR : Oui, on a beaucoup insisté là-dessus.

M. Christian BATAILLE : Et vous avez le sentiment que c'est insuffisant ? L'enseignement du français, de l'écriture et de la lecture à l'école, vous paraît-il, par exemple, plus faible qu'avant ?

M. Alain SENIOR : Oui, cela m'apparaît de manière flagrante quand je regarde la manière dont on écrit aujourd'hui. Je parle de lettres que je reçois d'étudiants. Je ne parle pas d'élèves de lycée, qui commettent des fautes incroyables en français. La pauvreté intellectuelle - excusez ma sévérité - au niveau de la connaissance des auteurs de la littérature - je ne parle pas de la philosophie - me choque.

M. Christian BATAILLE : L'affaiblissement du français écrit.

M. Alain SENIOR : Je parle de l'écriture, mais plus largement que cela...

Mme Martine DAVID, Présidente : De la civilisation.

M. Alain SENIOR : Oui, c'est beaucoup plus large.

M. Christian BATAILLE : ... transmise non pas par la télévision, mais par l'écrit.

M. Alain SENIOR : Par l'école. L'école apprend à lire, à écrire, à conceptualiser, à communiquer. Cela touche à l'épanouissement de la personnalité humaine.

Mme Michèle TABAROT : M. le rabbin, vous venez d'évoquer ce problème d'intégration. De ce point de vue, il est tout à fait intéressant, pas seulement pour les étrangers mais aussi pour les Français, de redécouvrir profondément ce besoin de citoyenneté et d'attachement à son pays.

M. Alain SENIOR : Tout à fait.

Mme Michèle TABAROT : Cela m'amène à évoquer un autre élément. Nous avons aujourd'hui des jeunes femmes musulmanes qui se sentent intégrées, qui ont eu l'occasion de le déclarer, et qui nous disent que cette loi serait une protection pour elles vis-à-vis de la famille mais aussi vis-à-vis de l'entourage car nous avons eu l'occasion, lors d'auditions, d'entendre que ce n'était pas forcément la famille, mais le milieu qui fait pression. C'est assez vrai dans les banlieues.

Face à ces jeunes femmes qui, finalement, ont fait ce pas vis-à-vis du pays qui les accueillait, qui se sentent aujourd'hui intégrées et attachées à la France, quelle est la réponse si nous n'avons pas de loi à mettre en avant ? Cette démarche de citoyenneté, elles ont eu l'occasion de la suivre à travers l'école, à travers la société, mais qu'avons-nous comme réponse à leur adresser face à un environnement qui les poussent, pour les reconnaître ou les respecter, à porter le voile ?

M. Alain SENIOR : J'ai envie de donner une réponse très globale à votre question par rapport au phénomène de l'émancipation de l'homme ou de la femme. D'une société qui, au départ, peut être despotique ou totalitaire, on entre dans une société démocratique. Si l'on prenait quelques éléments de l'histoire de l'émancipation des sociétés totalitaires vers la société démocratique, on verrait qu'en général, on a toujours interdit le développement de la connaissance et de l'écriture car, c'est par eux que l'on prend, peu à peu, connaissance de textes subversifs pour le pouvoir totalitaire qui vont donner envie aux gens de faire des révolutions.

Il me semble que, si le creuset de l'école et les autres paramètres sociaux permettent à cette communauté de sortir du communautarisme pour entrer dans une collectivité nationale - c'est un travail qui se fera dans le temps et, je le pense, qu'avec le temps - ces jeunes filles ou jeunes femmes qui sont soumises à un diktat familial ou communautariste en raison de leur appartenance à une religion ou qui sont contraintes à porter le foulard vont apprendre à s'émanciper, à prendre de la distance. Car vous ne pourrez pas, de toute manière, casser des modèles par une loi. Vous comprenez bien que les mentalités demandent du temps pour évoluer et s'émanciper. Cela ne se fera pas en un ou en dix ans. C'est d'abord un premier acte de courage d'une femme qui va casser le diktat, qui aura le courage d'être exclue ; puis, peu à peu, avec le temps, vont s'instaurer des habitudes par la capacité de ces personnes à plus apprendre, à plus connaître et à s'émanciper des diktats communautaristes par la connaissance et l'étude.

Mais je ne crois pas que le vote d'une loi sera, à lui seul, capable de casser une pression sociale qui ne dépend pas seulement d'un vote, mais de ce que l'on vit au fond de soi dans le regard des autres.

Mme Michèle TABAROT : Cette démarche, les femmes l'ont faite. Elles se retrouvent, par contre, confrontées à cet environnement. Ce peut être un élément de force pour la République de pouvoir dire qu'il existe un texte pour les protéger, pour leur permettre de vivre comme elles le souhaitent aujourd'hui, sans être soumises à ces diktats de la famille ou de l'environnement.

M. Alain SENIOR : Il est difficile de faire des statistiques, mais il serait intéressant de savoir combien de femmes portant le foulard sont victimes d'un choix non consenti par rapport à celles qui le portent par conviction religieuse. Je ne connais pas la proportion. Toutes le vivent-elles ainsi ? Je vous pose la question et je m'interroge en même temps.

Mme Michèle TABAROT : Je ne pense pas qu'elles le vivent toutes ainsi mais quand on voit de petites jeunes filles, très jeunes, le porter, il est clair que ce n'est pas leur choix.

Mme Martine DAVID, Présidente : Plus concrètement, pouvez-vous nous indiquer combien d'écoles privées sont gérées par votre confession ? Des élèves qui ne sont pas de confession juive sont-ils accueillis dans ces écoles ? Auquel cas, le port de signes religieux est-il autorisé ?

M. Alain SENIOR : J'aurais de la peine à vous répondre. Je vais lancer un chiffre, une estimation tout à fait fantaisiste qui ne s'appuie sur aucun texte. En France, les écoles juives se trouvent surtout dans les grandes agglomérations comme Paris, Lyon, Marseille, Strasbourg, Toulouse, et il existe une centaine de petites écoles. Je ne sais pas exactement, je pourrais vous le préciser.

Mme Martine DAVID, Présidente : Sont-elles toutes sous contrat d'association ?

M. Alain SENIOR : Pratiquement toutes sont sous contrat ou le demandent. Il faut savoir que le désir des familles juives, un désir unanimement partagé, est que leurs enfants fassent des études. Nous voulons tous savoir écrire, lire et avoir des diplômes. Cela fait partie de la culture juive. Le travail est toujours à l'honneur et les diplômes sont un moyen de bien travailler. Cela fait donc partie de la culture juive que d'être assidu à l'école. De ce point de vue, toutes les écoles tendent à obtenir un contrat d'association, même si certaines ne l'ont pas encore car il y a cinq années probatoires et toutes sortes de conditions pour obtenir des contrats.

A ma connaissance, il n'y a pas d'enfant non juif dans les écoles juives pour une raison très simple liée au mode de vie tellement spécifique. Le matin, on arrive, c'est la prière en hébreu ; nous passons à table, il y a le bénédicité ; on se lave les mains avant le repas et, après le repas, il y a la bénédiction ; l'après-midi, a lieu un petit office. J'avoue que j'y verrais difficilement un enfant non juif. Il serait tout à fait accepté, il ne s'agit pas d'exclusion mais, dans le vécu quotidien, pratiquement, il me semble difficile de pouvoir concilier le vécu d'un enfant non juif dans une école juive.

M. Bruno BOURG-BROC : Le système d'aumôneries de l'enseignement public, tel qu'il est actuellement organisé, vous paraît-il satisfaisant ?

Pensez-vous que le fait religieux doive être enseigné à l'école publique ? Si oui, par qui : des professeurs d'histoire, de philosophie, de français ou par un représentant des religions concernées ?

J'insiste sur le fait que mes deux questions, M. le rabbin, sont bien distinctes.

M. Alain SENIOR : J'ai fait une tentative auprès des écoles de Créteil concernant les aumôneries. On m'a répondu que celles-ci se font à l'extérieur des écoles. J'avais connu un autre fonctionnement à Montpellier où j'étais rabbin il y a quinze ans. Je donnais un cours d'histoire juive entre midi et deux heures pour ne pas empiéter sur l'emploi du temps, auquel venaient des juifs et des non-juifs, même s'il est vrai qu'y assistait une plus forte proportion de juifs. Ce n'est pas satisfaisant. On devrait pouvoir bénéficier d'un lieu et d'une heure, proposer un rendez-vous qui n'empiète pas sur les emplois du temps pour que les juifs ou les non-juifs désireux de connaître puissent le faire.

M. Christian BATAILLE : C'est le mercredi qui est, normalement,...

M. Alain SENIOR : Mais nous n'avons pas, en tout cas à Créteil, accès aux écoles publiques. Cela se fait en dehors. Il faut trouver un local.

Quant à la question des cours, cela a fait l'objet de plusieurs réflexions et demandes. C'est l'Arlésienne. On parlait tout à l'heure de la séparation de l'Eglise et de l'Etat mais on ne peut pas vivre en France sans connaître un tant soit peu d'éléments sur la religion catholique. Ce serait dénaturer la culture française.

Je pense que pas moins que les autres idées, le fait juif fait partie des humanités que tout le monde doit connaître, alors évidemment, il faut savoir que le Fond social juif unifié qui fédère tout l'aspect « culturel » de la communauté a créé un stage de formation pour les professeurs. J'ai participé à ces travaux. Des professeurs qui sont juifs, mais ne sont pas des rabbins, suivent une formation pour enseigner le fait religieux. En raison de mon expérience, je suis souvent invité dans les écoles. Je pense notamment à une école d'infirmières installée près de Créteil qui nous convie régulièrement, tous les ans, pour informer les infirmières qui vont entrer dans la vie active sur le judaïsme.

Il est difficile pour un philosophe ou un historien de parler de la religion juive ou chrétienne car il est des choses qui, quand elles ne sont pas vécues, ne peuvent pas se transmettre de manière authentique. Un bon compromis pour éviter tout embrigadement de la pensée serait que le cours soit fait par « un homme de l'art » en présence du professeur d'histoire ou de philosophie. Et faites confiance à ce dernier, si c'est un anticlérical, pour savoir censurer les débordements d'un discours d'embrigadement !

Que voulez-vous qu'un professeur d'histoire dise du judaïsme ? Il va parler des Hébreux, mais il faut connaître pour en parler. Je vous parle de mon expérience. On dit beaucoup de choses sans bien les connaître, la question me semble difficile. Il me semble que l'on peut inviter un homme de l'art en présence d'un enseignant.

M. Jacques MYARD : Alors, il faut un bouddhiste, un vishnou...

M. Eric RAOULT : M. le rabbin, il existe à Créteil, me semble-t-il, des lieux de rencontre entre les différentes communautés. Cela a été initié par la communauté juive de Marseille, avec « Marseille Espérance ». Je pense que le judaïsme et la République auraient tout intérêt à multiplier ces initiatives, notamment dans les villes où ce problème est apparu. On a pu voir que lorsque le rabbin, l'imam et les représentants des différentes communautés peuvent dialoguer, ils sont écoutés, regardés et suivis. C'est le premier point.

Second point, je voudrais vous interroger sur cette belle phrase de Ben Gourion qui disait : « Juif dans son foyer, citoyen dans sa cité. » On ne pourrait peut-être pas la diffuser auprès de toutes les religions mais, en l'occurrence, elle mérite d'être rappelée parce que, durant la période où elle a été prononcée, il y avait beaucoup de voiles en Palestine devenue Israël et que ce problème a pu, en grande partie, être accepté et toléré.

Cela existe-t-il à Créteil ? Ne pourrait-on pas multiplier ces initiatives dans le plus grand nombre de villes possible ? Je suis persuadé que les élus locaux seraient très intéressés d'être secondés par le judaïsme et aussi par le culte musulman.

M. Alain SENIOR : Je vous rejoins totalement sur ce thème. Quand je suis arrivé à Créteil, j'ai parlé avec le député-maire en lui disant qu'il fallait créer des lieux, des espaces de parole.

Je reviens à la question de savoir qui donnera le cours d'enseignement de religion. Qui prendra la parole et pour dire quoi dans ces lieux d'espace ? C'est toute la difficulté de maîtriser le discours qui doit être un discours de communication et non un discours orienté.

Il reste que ces lieux de rencontres œcuméniques demeurent des endroits très fermés, qui réunissent les représentants des grandes religions et quelques autres personnes, mais je ne suis pas persuadé que les communautés religieuses ont un juste retour de l'écho de ces rencontres. Cela reste encore insuffisamment médiatisé, au sens noble du terme, comme étant le signe de bonne volonté d'un brassage religieux entre les différentes religions. Il faut trouver une solution plus large, plus sociale. Je ne sais pas sous quelle forme. Cela pose un problème délicat.

M. Jacques MYARD : Ce que je vais dire n'est pas vraiment une provocation, même si cela peut le paraître... Mon propos concerne l'attitude que vous avez vis-à-vis de la loi et votre crainte de ce que sera la loi française si, demain, il y a quinze millions de musulmans en France ? Je pense pour ma part que cela posera des problèmes. Ces transitions ne sont pas toujours très faciles. Il y a déjà eu des cas, parfois cela a été violent, au Moyen-Orient notamment.

Cela étant, vous ne pouvez pas ôter au législateur quel qu'il soit, issu du suffrage universel, le soin de rappeler les règles. Nous connaissons aussi d'autres cas, celui d'Atatürk, par exemple, qui, à un moment donné, a dit que c'était comme ça et pas autrement. Je prends à dessein l'exemple de la Turquie car il s'agit d'un pays musulman dans lequel les juifs sont les mieux acceptés, et vous le savez.

M. Eric RAOULT : Les juifs, mais les Arméniens ?

M. Jacques MYARD : Oui, mais je parle des juifs... Avec les Arméniens, il y a eu des problèmes, je le sais bien, mais je rappelle que les juifs, quand ils ont été chassés d'Espagne par Isabelle, se sont réfugiés en Turquie où ils ont été reçus à bras ouverts.

Il y a donc un moment où le pouvoir doit s'affirmer, comme cela s'est passé en France avec l'église catholique. Regardez ce qui s'est passé dans les relations entre le Pape et le roi gallican, qui disait qu'étant empereur, il faisait appliquer les lois du royaume.

Entendons-nous bien, je ne suis ni rabbin, ni curé, ni pasteur. Mais cette pusillanimité à ne pas vouloir édicter des règles claires pour la société civile me semble méconnaître la marche des sociétés. Cela me paraît, je vais être brutal, soit hypocrite, soit laxiste, et, de toute façon, coupable parce que l'on sait qu'avec certains fondamentalistes religieux, demain, ce ne sera plus seulement le voile. Il y a beaucoup d'autres choses derrière.

Je souhaiterai connaître votre réaction sur ces propos un peu iconoclastes, mais qui posent le problème.

M. Alain SENIOR : Si vous pensez que le législateur devait légiférer, pourquoi ne l'a-t-il pas fait ? Et pourquoi ces consultations ?

M. Jacques MYARD : Pour l'éclairer.

M. Alain SENIOR : Non. Nous allons aller au fond des choses car j'apprécie votre jusqu'au-boutisme.

Il me semble que si l'on a réalisé cette consultation, c'est que l'on sentait bien que le problème n'était pas seulement une question de législation, mais de société. Il ne s'agit pas de voter sur l'alcool au volant, il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que c'est une question sensible. Ce n'est pas seulement une question de législation. Cela naît du fait que, dura lex sed lex, certes, mais les lois, je le disais précédemment, par définition, dans la philosophie du droit, sont appelées à évoluer parce que les idées évoluent. Je pense à l'exemple très simple de l'avortement pour lequel il y a cent ou cent cinquante ans, un médecin était condamné à mort pour l'avoir pratiqué.

Quand vous dites qu'il faut légiférer, il est vrai qu'il faut le faire, mais si on a consulté, c'est que l'on sentait bien que le problème était sensible. Si, aujourd'hui, le Rabbinat français déclare qu'il ne faut pas légiférer sur le port du voile islamique, je pense que ce n'est ni de l'hypocrisie ni du laxisme. Faisons confiance aux gens sur leur honnêteté intellectuelle. S'ils vous disent qu'ils pensent qu'il ne faut pas légiférer, c'est qu'ils le pensent. Le but de cette législation serait, pour dire les choses clairement, d'empêcher une dénaturation de la spécificité, de l'essence de ce qu'est la France. On pense que c'est un signe trop ostentatoire qui déteint sur un certain paysage. Je gagerais sur la durée, avec plus de pédagogie et d'investissement dans le temps. Il est bien plus facile de légiférer et d'interdire le voile que de se dire que l'on va mettre en œuvre des moyens dans les lieux de vie, dans ce lieu d'éclosion de la personnalité qu'est l'école, où là nous gagnerons peut-être, avec le temps, le pari consistant à permettre aux gens de s'intégrer harmonieusement et de devenir citoyen tout en restant ce qu'ils veulent être dans leur vie privée.

Mme Martine DAVID, Présidente : La difficulté ne réside pas simplement dans le contenu du sujet qui nous préoccupe. Elle est aussi dans contenu même de la loi. Quand vous dites qu'il est facile de légiférer, ce n'est pas exact, pas simplement par rapport au dossier sensible qui nous préoccupe - et je pense que nous en mesurons la difficulté - mais aussi parce que nous essayons de cerner toutes les contraintes qui s'imposeraient à nous. Nous mesurons justement la difficulté de légiférer à cet égard non seulement à l'intérieur de l'hexagone, mais sur le plan européen notamment. Ce n'est pas si simple.

M. Jean-Yves HUGON : M. le rabbin, à titre personnel, comment considérez-vous le voile islamique : comme un signe religieux ou comme un symbole de la soumission de la femme ?

Par ailleurs, si loi il y avait, pensez-vous que celle-ci devrait aussi s'appliquer aux établissements privés sous contrat ?

M. Alain SENIOR : Pour la première question, j'ai entendu, ce que j'ai lu dans la presse et ce qui court autour de moi, qu'il y avait des femmes qui subissent le voile, des femmes et des enfants, mais pour les enfants, ce n'est pas une référence dans la mesure où chaque parent est libre de donner l'éducation qu'il veut à ses enfants, tant que ce n'est pas une mutilation. Il s'agit d'un choix de vie.

Mais la vision que j'ai du foulard est que c'est quelque chose qui doit être consciemment voulu, en tout cas, de manière lucide et acceptée. C'est l'expression d'une foi, d'une manière de vivre son aspect extérieur, de vivre l'esthétique. C'est la sphère du privé, la sphère du vécu.

Cela doit-il s'appliquer dans les écoles sous contrat ? C'est une question de juriste : l'espace de l'école sous contrat est-il un lieu public ou privé ? Il me semble que cela reste au moins un lieu semi-privé, puisque dans l'école privée sous contrat, on accomplit des offices religieux, on porte la kippa, on mange cascher.

M. Jacques MYARD : Vous savez, beaucoup sont interpellés par ce que vous venez de dire parce que, dans un établissement sous contrat, normalement, il y a des offices religieux, certes, mais bien séparés, mais aussi une nécessaire liberté de conscience. Beaucoup s'interrogent sur ces écoles sous contrat, qui ont connu une certaine dérive. La République doit-elle payer des professeurs de cours de religion ?

M. Eric RAOULT : C'est le cas dans tous les cultes.

M. Jacques MYARD : Justement. C'est plus marqué dans certains cultes que dans d'autres.

M. Alain SENIOR : Je perçois très bien votre question. Ces écoles sont payantes. Et les parents qui mettent leurs enfants dans une école payante, en attendent un service en retour. C'est un choix des familles qui se disent qu'en dehors de l'école publique, elles souhaitent donner à leur enfant une éducation religieuse et qu'elles paient ce service en plus. Heureusement que la République ne paie pas ces professeurs, mais cela reste un choix des familles.

J'ajoute - mais c'est une remarque de citoyen et pas de rabbin - qu'aujourd'hui, face aux difficultés que l'on rencontre dans l'école publique, il faut qu'il y ait un ressaisissement pour redonner confiance aux parents, sinon, il y aura une fuite.

M. Jacques MYARD : C'est déjà ce que l'on constate.

M. Alain SENIOR : Il faut réagir.

Mme Martine DAVID, Présidente : Cette audition a été, comme bien d'autres, extrêmement intéressante et positive. Je vous remercie de votre contribution en notre nom et au nom du Président Debré.

Table ronde regroupant les représentants de la franc-maçonnerie, composée de
M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE, grand maître honoris causa de la Grande Loge de France,
Mme Marie-Françoise BLANCHET
(, grande maîtresse de la Grande Loge féminine de France,
Mme Marie-Danielle THURU, grand maître de la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm,
Mme Marcelle CHAPPERT, présidente de la Grande Loge mixte de France,
Mme Anne-Marie DICKELE, présidente de la Grande Loge mixte universelle,
M. Jean-Pierre PILORGE_, grand secrétaire de la Grande Loge nationale française,
M. Michel FAVIER, grand secrétaire-adjoint de la Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra,
M. Albert MOSCA, grand maître adjoint du Grand Orient de France,
Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER, président du conseil national de la fédération française de l'Ordre maçonnique mixte international - Le droit humain


(extrait du procès-verbal de la séance du 21 octobre 2003)

Présidence de M. Jacques DESALLANGRE, membre du Bureau

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Merci à tous pour votre participation à cette table ronde. Je propose que chaque obédience s'exprime. Après quoi, nous entamerons le débat.

M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE : Notre obédience, la Grande Loge de France, a eu l'occasion de s'exprimer, comme les autres obédiences amies, devant la commission Stasi, le 12 septembre 2003. A travers des diversités d'approche, tous les intervenants ont exalté le principe de laïcité, clé de voûte de l'idéal républicain. Chacun retient les lois de 1905 et 1907 sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat en tant que régissant, avec la Constitution, sans compromis acceptable, et durablement, les règles applicables dans les écoles publiques.

Sans se singulariser, la Grande Loge de France est sensibilisée depuis les années 1980 aux dérives signalées en 1988, année où surgit l'épiphénomène du foulard islamique. C'est dire que les flambées récentes mobilisant les médias et l'opinion ont conduit nos loges à se remettre au travail. Le Chef de l'Etat a d'ailleurs initié le 3 juillet 2003 ce mouvement dans le pays. Ayons soin de veiller, avant tout, à ce que le droit des femmes ne pâtisse pas d'un mouvement pervers, réduisant une liberté individuelle pour elles encore en pointillée.

Notre société philosophique oeuvrant à la gloire du grand architecte de l'univers poursuit cet examen avec tolérance et ouverture spirituelle. Le principe éminent de laïcité ne visant ni les croyances, ni les religions, à charge pour les églises de respecter les frontières tracées par nos textes. Ce qui signifie, en clair, qu'adogmatiques, nous estimons que les faits religieux doivent être enseignés. Ils contribuent à l'essor des connaissances, lesquelles laissent le champ libre à la foi.

Aujourd'hui, le débat ouvert ressert les données du problème en traitant en urgence du port des signes religieux à l'école, avec un questionnaire nourri, de nature à stimuler nos imaginations. Pour l'essentiel, les réponses individuelles convergent sur un refus de tout changement par voie législative. L'arsenal des textes en vigueur a fait ses preuves. Il suffit de l'utiliser sans réserves. Par conséquent, pas de loi relative aux signes distinctifs, à commencer par le voile. Ne jouons en aucun cas avec le feu qui couve !

Evidemment, les responsabilités qui pèsent sur le corps enseignant sont lourdes. D'où la nécessité de fixer, par voie réglementaire, les sphères ou espaces collectifs et privés en cause dans ce genre de dossier. Au-delà de l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, des jurisprudences, de la note interne du ministère de l'éducation nationale du 10 mars 2003, seul un décret en la forme appropriée mettrait fin aux hésitations inévitables. Enfin, on pourrait saisir l'opportunité du centenaire qui approche de la loi de 1905 pour célébrer l'attachement civique au socle des droits et devoirs. A l'Etat de concrétiser, à l'heure européenne, en tant qu'arbitre de la neutralité, la valeur d'une laïcité unissant des groupes d'identité différente. Ils partagent, à égalité s'ils le veulent, la notion de bien commun.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : C'est évidemment un honneur pour la Grande Loge féminine de France de répondre à votre invitation. La mission que vous présidez revêt une importance extrême pour notre obédience, profondément attachée à la liberté absolue de conscience, n'acceptant aucune limite à la recherche de la vérité et aucun argument d'autorité, dogme, ni vérité révélée. Obédience féminine, nous sommes particulièrement concernées par la condition des femmes, particulièrement attentives à une parole et à des signes forts sur leur liberté et leur égalité.

En France, la liberté s'est imposée au cours de notre histoire, elle est devenue un principe constitutionnel. C'est un outil de cohésion nationale incontournable qui recueille un large consensus. Le fonctionnement différent des pays voisins ne peut d'aucune manière le remettre en cause. Aujourd'hui, vous vous interrogez sur le port des signes religieux à l'école. Ce point est fondamental, mais laïcité oblige, c'est à l'ensemble des services publics que la question se pose. L'école doit être le lieu de l'émancipation, de l'éducation au libre arbitre, au sens critique, et à la liberté. Elle a un rôle émancipateur des consciences à l'égard des dogmes, à distance de l'emprise du religieux, qui ne doit ressortir que du domaine privé. L'enseignement public doit être indépendant de toute imprégnation confessionnelle. Au devoir de distance des enseignants doit répondre le droit des élèves de ne subir de la part de quiconque aucun prosélytisme, et ceci remet en cause le port des signes religieux à l'école.

A nos yeux, aucun service public ne peut constituer un lieu d'affirmation, voire de revendication d'un culte, et encore moins l'école où ceux et celles qui sont concernés sont des mineurs dont la personnalité est en cours de construction. A l'école, il s'agit d'apprendre à apprendre, à former le libre exercice du jugement, porte ouverte à la culture humaniste ou s'exprime la tolérance, tolérance, certes, mais tolérance réciproque qui a pour limite l'intolérance.

Face à la pusillanimité des politiques et de nombreux intellectuels, et ceci depuis plus de dix ans, les enseignants se trouvent en plein désarroi devant des situations auxquelles ils sont confrontés et auxquels leur cursus ne les a pas préparé. Le port des signes religieux, et plus singulièrement, parce que plus visible et faisant sens, le port du foulard pour les adolescentes et même les pré-adolescentes, et maintenant les très petites filles, est un signe d'aliénation fortement sexuée. Comme le dit Chahdortt Djavann dans son livre « Bas les voiles » : « Ensevelir les femmes sous un voile est un acte semblable à l'excision. » Pour nous c'est une mutilation psychologique, mentale, émotionnelle. C'est le signe d'une soumission imposée aux femmes.

Par ailleurs, le port de signes religieux, quel qu'il soit, s'accompagne de comportements incompatibles avec le bon déroulement de l'enseignement : refus de certains cours, absence du samedi, etc. Les adolescentes qui portent le voile sont-elles vraiment libres, comme certaines dûment chapitrées l'affirment, ou plutôt fortement déterminées par une éducation ou par l'activisme de certains groupements religieux, quand ce n'est pas la pression sociale du lieu où elles vivent.

Il nous semble qu'une loi interdisant le port de signes religieux à l'école donnerait toute sa puissance à la laïcité inscrite dans notre Constitution, et lui permettrait surtout de s'exercer, ce qu'elle ne peut faire hic et nunc. Nous y sommes favorables, et nous l'avons déjà dit à la commission Stasi, ceci concernant l'interdiction du port de tout signe religieux à l'école, quel qu'il soit - ni croix, ni kippa, ni foulard, par exemple - mais aussi de tout signe d'appartenance politique. Ainsi, par voie de conséquence, serait évacué tout prosélytisme, souvent provocateur, et entraînant toute sorte de violence. Le respect de la personne humaine serait ainsi garanti par la voie de l'éducation qui forme des esprits libres mais respectueux de la loi de la République quand on lui donne tout son poids.

Les 11 000 femmes de la Grande Loge féminine de France s'interrogent : qu'est-ce qui l'emporte du droit des femmes à l'égalité proclamée et garantie par la Constitution de la République, ou de la complaisance à la revendication d'autorités religieuses qui, in fine, leur dénient ce droit à l'égalité et à leur complète autonomie. Nous, francs-maçonnes de la Grande Loge féminine de France, nous considérons que ces signes extérieurs dénient aux femmes toute aptitude à devenir des initiées, puisque pour l'être, nous exigeons de celles qui veulent nous rejoindre, une liberté absolue de conscience. C'est la raison pour laquelle nous y sommes fortement et farouchement opposées.

Mme Marie-Danielle THURU : Je représente la Grande Loge féminine Memphis-Misraïm et nous vous remercions pour votre invitation, car comme obédience féminine, nous sommes pour la liberté de conscience. Notre obédience est laïque, spiritualiste, et nous sommes fondamentalement attachées à la liberté de chaque femme, afin qu'elle puisse trouver son émancipation et agir en véritable citoyenne dans la cité.

Le port de signes religieux est devenu un problème aigu depuis l'affaire du voile, apparue au début des années 80. Le voile n'est peut-être qu'un symbole, mais il traduit la volonté de quelques extrémistes musulmans ainsi que la montée de l'islam en France. C'est un défi que nous devons, comme vous, parlementaires, relever. Nous sommes contre le port du voile qui traduit la volonté d'annihiler totalement la femme. Dans « Bas les voiles », on lit ceci : « Le voile, c'est le dogme islamique le plus barbare qui s'inscrit sur le corps féminin et s'en empare. »

De nombreuses femmes, surtout des mineures, sont manipulées, manipulables. D'autres le souhaitent. Le débat doit s'engager. Pour notre part, nous souhaitons que la République maintienne ses lois, la loi de 1905, la Constitution de 1958. Nous souhaitons un éclaircissement du Conseil d'Etat. Nous sommes pour l'apprentissage du fait religieux au sein des écoles, qui permettrait, au-delà de la peur de l'autre, de permettre une meilleure compréhension de l'autre et de tuer l'intolérance qui est très active.

Nous sommes donc très attentives et attentistes de vos actions, même si une frange de la communauté islamiste est stigmatisée à cette occasion. Nous sommes pour la liberté de conscience. Cela dit, nous ne sommes par pour une loi qui interdise le voile : ce serait la porte ouverte au communautarisme. L'important est de respecter les lois, si besoin en est, de rédiger un nouveau décret pour éclaircir ces faits. J'ai dit.

Mme Marcelle CHAPPERT : La Grande Loge mixte de France que je préside est très honorée de participer à cette table ronde car, aujourd'hui, nous traitons d'une question particulièrement importante. Faut-il, par une loi, interdire le port de signes religieux, et notamment le port du voile, dans les établissements scolaires. Dans un premier temps, nous constaterons que cela revient à nous interroger non seulement sur la laïcité mais, en même temps, sur les difficultés liées à l'intégration de certaines populations dans notre pays. Nous soulignerons ensuite que la question posée s'ouvre tout naturellement sur celle du statut de la femme.

Le voile, en effet, symbolise l'asservissement de la femme et la soumission à une loi que la République ne reconnaît pas. Tolérer le port du voile, c'est accepter l'une des formes les plus odieuses de l'inégalité entre les sexes. Le port du voile constitue, selon nous, une atteinte à deux principes fondamentaux, véritables socles de la République : le principe de laïcité et celui de l'égalité entre les femmes et les hommes. Nos loges, d'ailleurs, ont travaillé cette année sur le sujet suivant : l'intégration commence-t-elle par l'acceptation de la laïcité ? C'est vous dire tout l'intérêt que nous portons à cette question.

Le respect de ces principes implique donc l'interdiction du port du voile islamique dans les établissements publics, et notamment dans les écoles, les collèges et les lycées. La loi du 9 décembre 1905 fut une loi d'équilibre et de compromis. Le pacte laïque qui s'en suivit est devenu indissociable de la République. C'est le véritable patrimoine commun de tous les Français. Faut-il toucher à cette loi ? Il ne faut pas oublier qu'elle imposa la paix religieuse. Alors pourquoi ne pas l'appliquer aujourd'hui à l'islam ?

La jurisprudence du Conseil d'Etat, depuis l'avis du 27 novembre 1989, a eu le mérite de rechercher un équilibre entre liberté d'expression et neutralité du service public. Elle distingue entre les simples signes d'appartenance et les actes à caractères ostentatoires. Mais il y a une faiblesse : c'est de demander aux établissements scolaires de proposer eux-mêmes les règlements internes prévoyant les normes à appliquer et de faire reposer sur les chefs d'établissement le respect de ces principes. Il peut donc y avoir des différences d'appréciation et de traitement d'un même fait sur l'ensemble du territoire national, et il y a surtout une grande solitude, souvent dramatique, des enseignants et des chefs d'établissement.

La clarté est cependant indispensable. Aucune loi nouvelle, nous semble-t-il, n'est nécessaire à l'interdiction du port obligé du voile. Une nouvelle législation pourrait en effet favoriser des stratégies de persécution. Il suffit de réaffirmer, à travers l'arsenal juridique existant, ce qui est et se poser la question de la nature exacte de ce voile qui nous est présenté comme un signe d'appartenance religieuse. Or il nous semble que l'islamisme est la lecture politique d'un texte religieux, la place donnée à la femme découlant d'un artifice théologique qui justifie l'exclusion. L'islam fait d'un voile, qu'il dit pudique, une revendication sexiste qui fait de la femme un être inférieur et réduit à la procréation. Le voile est incompatible avec la laïcité.

La clarté est donc indispensable. L'école est un lieu qui protège et qu'il faut protéger. Les signes religieux, dans la mesure où ils constituent un acte de pression, de provocation et de prosélytisme ou de propagande ne peuvent y être acceptés. La Grande Loge mixte de France pense que le triptyque républicain - liberté, égalité, fraternité - est contenu tout entier dans la laïcité. Je vous remercie.

Mme Anne-Marie DICKELE : Quelles sont les questions posées à la République française, à nos institutions et à nos valeurs par quelques jeunes filles issues de l'immigration pour la plupart et qui, fréquentant l'école publique et laïque, mettent un voile sur leur tête ? L'exploitation médiatique suffit-elle à expliquer cette effervescence, ce souci de débattre, cette envie de trancher, ce besoin de trouver une solution aux difficultés de l'intégration, de la pauvreté, du chômage, de la violence et de la peur d'en être victime ?

Nous étions-nous assoupis ? Aurions-nous baigné dans un âge d'or auquel quelques individus nous auraient brutalement arrachés ? La vie en société nous interroge quotidiennement sur les difficultés de la tolérance, les limites de la démocratie, le caractère âpre de la confrontation où nous aimerions d'autant plus l'autre que sa différence serait moins voyante et plus consensuelle ? Les francs-maçons de la Grande Loge mixte universelle, comme les membres des obédiences qui sont nos amis, savent que la tolérance et la laïcité relèvent d'un pacte social qui est à reconstruire chaque jour, que les mots sont différents des actes, et qu'aucune loi ne dit la réalité du terrain. Nous avons donc tenu à apporter notre contribution, nous dirions en termes maçonniques notre pierre, à cette grande consultation nationale qu'est la question de la loi et des signes religieux à l'école.

Je ne vais pas reprendre ce qui a déjà été dit, pour me centrer sur la question de la loi. En ce qui concerne l'appartenance religieuse, c'est la liberté qui est la règle, et l'exception, c'est la réglementation et la restriction. En matière juridique, les décisions françaises doivent s'accorder aux normes européennes, comme la convention européenne des droits de l'homme, et les conventions internationales signées et ratifiées, comme la convention internationale des droits de l'enfant, par exemple. Une loi portant sur les seuls signes vestimentaires serait censurée par le Conseil constitutionnel ou la Cour européenne des droits de l'homme. La loi est un élément de régulation des conflits sociaux, non un facteur de création de ceux-ci. Elle n'est pas faite pour des minorités, mais pour l'ensemble de la population.

Dans ce contexte, une loi contre les signes religieux en général, qui serait surtout entendue contre une loi contre le foulard islamique en particulier, risque d'apparaître comme discriminatoire à l'égard d'une population qui accumule un certain nombre de handicaps sociaux, économiques et culturels. Aujourd'hui, la cause de tous nos maux serait l'article 10 de la loi de juillet 1989, qui est par ailleurs devenu un alinéa dans l'article premier de cette loi depuis la modification de l'ordonnance en 2002. « Dans les collèges et les lycées - dit ce deuxième alinéa -, les élèves disposent dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, la liberté d'information et la liberté d'expression. » C'est cette liberté d'expression qui fait problème. Suffit-il de la supprimer pour faire taire tout désordre ? Si l'on supprime ce droit, il faudra toiletter un certain nombre de nos articles. Or, n'oublions pas que le droit d'expression est l'aboutissement d'une réelle revendication. Il est inclus dans la convention internationale des droits de l'enfant. On ne peut plus aujourd'hui admettre que l'enfant est dépourvu de ce droit, même si certaines dérives ont été observées.

On pourrait donc préciser les conditions de son application pour en resserrer l'usage, et s'inspirer de l'article 9 de la convention européenne, alinéa 2, qui dit ceci : « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles prévues par la loi qui constituent les mesures nécessaires dans une société démocratiques, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé, de la morale publique ou la protection des droits et libertés d'autrui. »

Il serait également pertinent de se placer sur le terrain sociopolitique et des questions d'égalité homme-femme avant tout, et ne pas limiter la question qui se pose à nous au terrain religieux. L'égalité homme-femme a valeur constitutionnelle, et sa mise en cause constitue un trouble de l'ordre public. Nous vous proposons donc d'ajouter à l'article 10 de la loi du 10 juillet 1989, après le premier alinéa, l'alinéa suivant : « En outre, l'exercice de la liberté d'expression ne peut contrevenir à la protection de l'ordre et de la morale publiques, à l'accomplissement de la mission de service public laïque de l'éducation qui vise notamment à préparer l'élève à ses responsabilités d'homme et de femme, de citoyen et de citoyenne, à lui inculquer le respect de l'individu et favoriser l'égalité entre les hommes et les femmes. » Ces mots sont repris de l'article premier de la loi d'orientation.

En conclusion, la loi ne suffira pas cependant à résoudre les difficultés économiques et identitaires. Nos institutions républicaines ne peuvent se désintéresser de cette situation, car il convient de craindre l'exploitation et la légitimisation par les mouvements extrémistes de la peur de l'islam et de la stigmatisation de nos concitoyens originaires de l'immigration. Rien ne se fera sans mesure d'accompagnement, pour les banlieues en particulier. Et permettez-moi d'ajouter, comme participation à ces mesures, le projet que notre obédience défend avec d'autres associations, qui est celui de l'instauration d'une journée annuelle de la laïcité. Cette journée, qui ne coûterait pas très cher, permettrait dans les établissements scolaires comme dans les médias, de diffuser, partager, redire, rappeler que la laïcité est le moyen de vivre en paix dans une société juste, égalitaire et fraternelle.

M. Jean-Pierre PILORGE : Merci de nous avoir convié à cette audition consacrée à la question des signes religieux à l'école. La Grande Loge nationale française a été attentive à votre questionnaire et souhaite y répondre.

Premièrement, s'agissant de l'émergence de problèmes liés au port de signes religieux, depuis la fin des années 80, nous pensons qu'ils sont essentiellement l'expression exacerbée d'attitudes communautaristes refusant toute forme républicaine d'intégration. Ils concernent essentiellement une vision intégriste de l'islam, les autres signes religieux ne posant pas de problème a priori, du fait de l'intégration républicaine des autres communautés religieuses.

Quand la tolérance réciproque laisse faire une distinction vestimentaire à connotation religieuse entre garçons et filles, la notion d'intégration se trouve mise à mal, et la tolérance devient alors du tolérantisme. Le principe de l'égalité de l'homme et de la femme est alors ouvertement bafoué et la République ainsi mise à mal. Le dispositif juridique existant doit être appliqué, et nous ne souhaitons pas une loi spécifique. Cependant, nous proposons que l'on introduise dans la future loi d'orientation sur l'école pour 2004 une disposition réglant le problème des signes religieux ostentatoires dans la vêture, et en interdisant le port de tout signe religieux apparent dans les établissements scolaires, de même que dans les services publics. Nous pensons qu'une loi spécifique serait le meilleur moyen de stigmatiser une communauté et de l'inciter au communautarisme, ce qui serait alors l'échec de la laïcité républicaine et de sa capacité d'intégration. En effet, l'école de la République est un lieu privilégié de cette intégration qui permet l'apprentissage de la vie sociale et de ses règles, et le développement des libertés individuelles. Afin que l'école publique puisse être ce creuset de citoyenneté et d'acceptation des différences, il est indispensable que l'enseignement du fait religieux et des principes de la laïcité républicaine soit au programme des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) et des lycées. Par contre, nous pensons que les écoles privées et confessionnelles, au sens général, sont seules habilitées à définir dans leur règlement intérieur, le niveau d'application de la vêture et des signes religieux ostentatoires dans leurs établissements. Enfin, nous sommes favorables à la création et au développement d'aumôneries de toute confession à l'extérieur des établissements scolaires, comme la loi le prévoit déjà.

En conclusion, nous disons : pas de loi sur le voile islamique, pas de loi sur les signes religieux, ni à l'école ni dans les services publics, mais une disposition dans la future loi d'orientation sur l'école réglant le problème posé par les signes ostentatoires et ostensibles, particulièrement dans la vêture discriminante entre garçons et filles, égaux au sein de la République et devant Dieu, grand architecte de l'univers. J'ai dit.

M. Michel FAVIER : Pour nous, Grande Loge traditionnelle et symbolique Opéra, l'école laïque est non seulement le lieu de la transmission d'un savoir, mais aussi le lieu où l'on apprend à devenir citoyen. C'est donc là où l'on enseigne aux hommes et aux femmes à devenir égaux en droit, quelles que soient leurs origines ou leurs convictions religieuses.

Plus que tout autre lieu, elle doit être préservée de toute pénétration économique, confessionnelle ou idéologique. Elle ne doit pas devenir un lieu d'affrontement des différences, mais au contraire celui d'où doivent être exclus tout particularisme, tout prosélytisme, et donc tout signe identitaire, quel qu'il soit. La République laïque doit rester au-dessus des convictions religieuses de chacun, et l'institution scolaire n'a pas à s'adapter à ce qui appartient exclusivement au domaine intime de la liberté de conscience. Aujourd'hui, l'actualité dite du « foulard à l'école » qui, plus que l'expression de convictions religieuses semble être aussi la marque d'une inégalité entre hommes et femmes, et peut-être aussi un élément de test de nos institutions républicaine, demande une plus grande fermeté dans la défense du principe de laïcité. Nous pensons que cette fermeté pourrait être appliquée, non par une nouvelle loi, mais par la stricte application de la loi existante, avec d'éventuelles modifications précisant clairement les limites du caractère ostentatoire des signes religieux, et surtout par des directives claires exprimées par l'Education nationale, à l'usage des enseignants et chefs d'établissement, leur permettant d'appliquer les mêmes mesures aux mêmes problèmes posés, et surtout de ne plus laisser décider au cas par cas, ce qui conduirait inévitablement à une préjudiciable atomisation de l'application de la loi.

M. Albert MOSCA : Je tiens d'abord à excuser notre grand maître, retenu depuis fort longtemps, et vous préciser que mon exposé se veut une synthèse des décisions prises par le Conseil de l'ordre, et votées par le convent du Grand Orient de France.

Historiquement, la franc-maçonnerie a été de tous les engagements pour la République, et souvent à l'occasion des grands textes fondateurs, qu'il s'agisse de la déclaration des droits de l'homme, comme des lois sur les libertés. « La laïcité, une matrice de la République », selon la formule de Marcel Gauchet, s'est construite progressivement par un combat constant, permanent, qui a fini par aboutir à la loi de séparation des églises et de l'Etat, celle-ci en étant en quelle sorte le symbole de l'achèvement, la clé de voûte de l'édifice. Elle est donc, de ce fait, au cœur de l'histoire de notre pays.

La laïcité nous permet de vivre ensemble. C'est un principe d'organisation de l'Etat qui vise à construire un monde commun où chacun peut trouver un sens à sa vie et à réaliser les idéaux républicains de liberté, d'égalité, de fraternité et de solidarité. Elle est donc, de ce fait aussi, un facteur de paix sociale. Elle s'appuie d'abord sur la liberté de conscience définie dans la déclaration des droits de l'homme du 26 août 1789, puis celle de 1948, ainsi que son corollaire, la liberté d'expression, l'article 10, réaffirmé par l'article 9 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme de 1950, qui stipule, en outre, la liberté de changer de religion et de conviction. Ce n'est pas neutre : l'Etat a reculé lors de l'établissement de la charte des musulmans de France sur ce point.

C'est donc là le domaine de la sphère privée, celle où s'expriment les convictions philosophiques, métaphysiques, les croyances, les pratiques religieuses et les modes de vie. Cependant, pour vivre ensemble, il convient de créer un espace de rencontres et d'échanges communs, ouvert à tous, sans discrimination. Les règles de cet espace public, de cette sphère publique, où les citoyens évoluent socialement, économiquement et politiquement, sont clairement définies par la loi, devant laquelle tous les citoyens sont égaux en droits, bien sûr, mais aussi en devoirs.

C'est le cadre juridique fixé par la loi du 9 décembre 1905 : il implique de la part de l'Etat et de ses représentants une stricte neutralité par rapport aux options philosophiques où spirituelles. C'est pourquoi, nous souhaiterions que cette loi soit enfin appliquée sur tout le territoire de la République, en Alsace-Moselle, mais aussi en Guyane et en Polynésie. Il est quand même assez scandaleux que pour échapper à une instruction religieuse il faille, dans la République, demander une dérogation.

La laïcisation des institutions de la République, et en particulier de l'école publique, au collège et au lycée, laisse à chacun des citoyens en devenir - ce que semble ignorer le Conseil d'Etat - que sont les élèves, la liberté de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou pas sa religion dans la sphère privée. L'école, à notre sens, se doit de rendre la raison populaire, selon le mot de Condorcet. C'est un espace d'émancipation et de libéralisation. Elle est là pour préparer des hommes et des femmes, libres, égaux et responsables, et respectueux des autres. C'est pour cela qu'elle est fondamentalement opposée à toute forme de « prêt à penser » ou de « prêt à croire ». Le principe de laïcité n'est pas la négation des religions. A cet égard, l'enseignement des religions et des courants de pensée, en tant que discipline spécifique, ne répond pas à l'exigence de neutralité que l'on est en droit d'attendre des institutions publiques. A l'inverse, une formation à la connaissance de la laïcité comme socle commun de la citoyenneté et des libertés, et l'enseignement par des laïques des faits religieux, mais remis en perspective historique, permettront, nous le pensons, une meilleure connaissance et compréhension des civilisations et des cultures.

Laïcité et neutralité ne sauraient tolérer à l'école des pratiques dérogatoires visant à l'expression des convictions religieuses sous forme d'attitudes, prières, ou de signes. La question du voile est le symbole des tensions et des crispations que l'on rencontre aujourd'hui à l'école et dans le service public, où l'on voit d'ailleurs les agissements de certains réseaux qui exploitent les revendications identitaires de la part des jeunes musulmanes, quand ils n'interviennent pas directement pour les créer. A cela s'ajoutent des revendications inacceptables, car au nom d'une croyance religieuse, certes respectable, certains élèves récusent telle ou telle partie des programmes, concernant la biologie, la littérature, la philosophie, voire le dessin, ou plus grave encore, l'éducation physique et les activités sportives en piscine.

Plus grave encore : on assiste à la mise en cause de l'égalité entre l'homme et la femme, et le refus, par certains, de la mixité. Accepter ces revendications, les accorder à une communauté en fonction de son identité religieuse, ce serait mettre en place les bases d'un communautarisme, à l'école d'abord, puis dans la sphère publique, et ce, en rupture avec notre modèle qui repose sur l'intégration des individus. Pourrait-on alors parler encore de laïcité ?

En conséquence, les établissements publics doivent être exemptés de tous les signes d'appartenance religieuse, et non du seul voile : ni burka, mais aussi ni kippa, ni crucifix, ni compas, ni marteau, ni équerre, ni publicité commerciale ne doivent avoir droit de cité dans ces espaces communs. Cela paraît possible en appliquant la loi de 1905 qu'il sera peut-être nécessaire de renforcer ultérieurement par voie réglementaire ou par circulaire, et cela sans commettre l'erreur majeure de légiférer contre un seul culte. Si nous voulons réussir l'intégration des hommes et des femmes de confession musulmane, il convient aussi de leur donner toutes les chances de promotion au sein de la société française, des points de vue culturels, sociaux et économiques.

Il revient au gouvernement, enfin, d'assurer pleinement son rôle. Il est temps d'affirmer, face aux crispations identitaires, à la violence, au racisme, au sexisme, à l'antisémitisme et à la xénophobie, ce qu'est le respect d'une loi dont on ne négocierait plus l'application, mais que l'on appliquerait courageusement. Parce que nous accueillons et respectons depuis près de trois siècles des croyants et non croyants dans les loges maçonniques, parce qu'elles ont été crées en Angleterre et en France pour mettre fin à des guerres de religion, nous souhaitons que la loi de 1905 ne soit pas commémorée seulement comme un objet d'histoire et de mémoire, mais comme un outil vivant et indispensable.

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : L'Ordre maçonnique mixte international - le Droit humain affirme depuis 1893 l'égalité entre les hommes et les femmes, et proclame qu'ils doivent bénéficier sur toute la terre, de la justice sociale, dans une humanité organisée en sociétés libres et fraternelles. Notre Constitution énonce le respect de la laïcité, et de toutes les croyances relatives à l'éternité ou de la non éternité de la vie spirituelle. La société républicaine doit, pour nous, être fondée sur des bases juridiques, se référant à des valeurs laïques, pour assurer la coexistence et la cohésion entre toutes les composantes de la société, et pour garantir la liberté religieuse, culturelle et philosophique, dans le cadre de la vie privée.

La Fédération française du droit humain compte aujourd'hui 14 000 membres, tous attachés à ces principes. L'émergence de ce problème en France est dû au fait que la France a eu du mal à régler son passé douloureux avec ses territoires d'Outre-mer, et a construit sa réglementation avec un fort sentiment de culpabilité, entraînant des facilités à des communautés et à des pays ayant été soit des colonies, soit des protectorats. C'est ainsi que l'on voit apparaître dans les années 80 le passage d'une affirmation identitaire à une affirmation politique.

Dans l'absolu, la tolérance devrait nous permettre de vivre tous ensemble. Ce qui est cependant constaté, c'est que les jeunes de religion musulmane sont très sensibles aux discours des imams qui, seuls, leur donnent un projet de vie acceptable, des repères culturels et religieux. De ce fait, il y a une revendication à cette appartenance identitaire, avec une très forte pression des hommes sur les femmes, qui conduit les filles à se soumettre au port du voile.

Aujourd'hui, il est impératif de rappeler le cadre de l'école républicaine, ses valeurs, ses principes fondés sur l'indépendance de la sphère publique, légale, civique, sociale, par rapport au domaine privé et des choix philosophiques et des croyances. Le dispositif juridique actuel n'est pas assez visible, aussi bien dans la loi que dans la jurisprudence. Les règles traditionnelles de la laïcité ont prévalu pendant des dizaines d'années. Elles étaient simples : aucun clerc à l'école publique, aucun enseignement religieux, aucun signe religieux à l'école publique. Il est nécessaire de rétablir ces règles simples, respect de la stricte neutralité religieuse de l'enseignement public, incompatible avec la tentative d'émergence de quelque communauté que ce soit.

La laïcité doit s'entendre comme étant le respect total de la dignité de l'autre dans ses différences, mais aussi comme une dynamique capable de créer, à l'école, des convergences centrées sur des valeurs éducatives fortement reconnues et acceptables par tous. La laïcité scolaire doit permettre aux élèves d'être protégés dans l'intérêt de leurs études. Les enseignants n'ont pas à prendre en considération des jugements de valeur sur la façon d'interpréter telle ou telle religion. Il est nécessaire d'instaurer une sérénité qui permette aux enseignants de pouvoir accomplir la mission qui leur est confiée. Par ailleurs, il faut être attentif à la possibilité de marchandisation de l'école par l'apport de moyens pédagogiques qui, sous ce label, peuvent introduire des manipulations intellectuelles.

Pour nous, aucune loi spécifique n'est nécessaire, mais il faut revenir à des principes stricts de la République. Pour nous, l'école doit être capable de jouer pleinement son rôle d'éducation, de formation et d'insertion professionnelles. Elle doit impérativement proposer aux jeunes un projet d'avenir. L'école doit aussi former des enseignants capables de répondre aux besoins. Ceux-ci doivent acquérir des compétences pour enseigner valablement à des jeunes qui sont très éloignés des valeurs républicaines traditionnelles.

Pour nous, l'enseignement religieux pourrait être une bonne chose. Mais il ne doit pas se faire à l'école. L'étude de l'aspect culturel des religions permettrait aux futurs enseignants d'avoir de meilleures connaissances, serait facteur de compréhension de la réalité que vivent les jeunes. Cette compréhension permettrait d'élaborer, en équipe, dans les établissements, une stratégie éducative plus pertinente. Pour les élèves, l'enseignement du fait religieux devrait leur permettre de vivre ensemble, en comprenant les motivations des autres.

Il faut absolument supprimer, même si c'est délicat, le régime spécifique du concordat appliqué en Alsace-Moselle, mais aussi dans tous les territoires où il est appliqué, et même la suppression de tous ces régimes particuliers. Pour nous, il est évident que tout signe, quel qu'il soit, même si la mesure effective était centrée sur l'école, devrait être supprimé de toute la sphère publique, c'est-à-dire de tous les établissements relevant de l'Etat.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Après ces interventions, je vous propose d'ouvrir le débat.

M. Christian BATAILLE : Les maçons ont joué un rôle très important dans l'élaboration des grandes lois républicaines, notamment celle de 1905, très inspirée par des parlementaires, voire des ministres francs-maçons. A l'époque, ces principes ont été fixés dans le tumulte, parfois la protestation, notamment de l'église catholique. Ils sont peu à peu entrés dans les mœurs et sont aujourd'hui bien acceptés, à telle enseigne que le représentant de la conférence épiscopale, Monseigneur Jaeger que nous avons eu l'occasion d'auditionner, nous a dit que les lois laïques fonctionnaient de façon satisfaisante.

Je souhaite donc vous interroger sur le relâchement dans l'application des principes. On a évoqué certains services publics, et l'on pourrait multiplier les exemples, tant il est vrai qu'on peut s'inquiéter de voir les signes religieux ostentatoires portés par des fonctionnaires. Je pense au voile, mais également au non respect du principe de laïcité par les fonctionnaires de l'Etat au plus haut niveau. Et c'est à la religion catholique que je pense, car je ne compte plus les manifestations où je vois des préfets ou des sous-préfets, en tenue officielle, assister à une cérémonie religieuse, voire la présider. Les textes sont pourtant très rigoureux et indiquent explicitement qu'ils ne doivent en aucun cas y participer dans leur tenue de fonctionnaire, sauf dans des cas très précis, à l'occasion d'une cérémonie funèbre, par exemple.

Vous pensez majoritairement qu'une loi n'est pas nécessaire. Cela dit, ne ressentez-vous pas le besoin d'une piqûre de rappel - non dirigée contre la religion musulmane car il serait préjudiciable de légiférer contre une religion - sous la forme d'un cadre législatif, afin d'appliquer les textes avec moins de désinvolture.

M. Jean-Pierre BRARD : Je n'ai pas pu assister au début de cette audition, la séance publique venant à peine de se terminer. Toutefois j'ai cru comprendre que vous êtes pour la plupart opposés à une loi mais pas à des dispositions complétant la législation existante. Par ailleurs, je crois qu'on ne peut pas dissocier notre sujet d'une réflexion globale sur les lieux de culte, dans la mesure où la religion musulmane est arrivée après les autres, les catholiques, les protestants et les juifs. Quel est votre sentiment sur ce point ?

S'agissant enfin du fait religieux à l'école, quelle est votre position ? Est-ce un facteur d'apaisement ?

M. Robert PAUDRAUD : Que pensez-vous, en effet, de l'enseignement du fait religieux, étant entendu qu'il n'a pas la même portée lorsqu'on le dispense à un enfant de 8 ans ou un élève en classe de philosophie ? Cela dit, j'attends toujours que ceux qui sont partisans de cette introduction nous rédigent un manuel qui fasse consensus. Comme personne ne sera d'accord, on risque d'attendre longtemps... Je suis donc assez sceptique en la matière.

Ceci posé, l'une des préoccupations principales de la mission est de lutter contre le communautarisme que l'on sent monter dans ce pays. En la matière, les enseignants sont totalement démunis, et, du fait de l'absence de directive claire, en sont réduits à des initiatives individuelles, des conseils de discipline, ou à l'action de leurs syndicats. Il faut une mesure d'ordre législatif, étant entendu qu'une loi n'aurait de signification que si elle était étendue aux établissements privés sous contrat. Introduire une interdiction dans l'enseignement public, mais ne pas l'appliquer à l'enseignement privé sous contrat, reviendrait à renforcer le communautarisme et à provoquer une multiplication d'écoles musulmanes ou israélites. N'oublions pas que depuis la loi Debré, le législateur peut toujours imposer, me semble-t-il, une servitude à l'enseignement privé qui reçoit des crédits d'Etat.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : Mes frères et sœurs réunis ici se sont, il est vrai, majoritairement positionnés contre l'élaboration d'une loi. La Grande Loge féminine de France se singularise une fois encore, en étant la seule à demander une loi, au nom de la puissance symbolique de celle-ci, tant il est vrai que tous les textes existants ne nous paraissent pas suffisants pour imposer à tous ceux qui ont rejoint la France le respect des lois de la République. Il nous semble donc absolument indispensable qu'une loi vienne, aujourd'hui, rappeler les principes de la Constitution de 1946, repris dans la Constitution de 1958. Je veux parler de l'égalité entre les hommes et les femmes. Car le port de certains signes religieux, en particulier du foulard, est une remise en cause des lois de la République. Comme l'a dit ma sœur Anne-Marie Dickele, il s'agit d'un trouble à l'ordre public qui ne peut être réglé par une simple pirouette. Nous sommes peut-être les seuls parmi les obédiences ici représentées à le demander, mais nous maintenons notre position haut et fort.

Quant à l'enseignement du fait religieux à l'école, il nous semble indispensable, et dès l'école élémentaire. Parce que nous savons bien que les enfants issus de l'immigration, et singulièrement ceux des banlieues - et pour ma part, je vis dans une de ces banlieues très dures -, n'iront pas jusqu'en terminale et n'aurons jamais accès à l'enseignement de la philosophie. Dès l'âge le plus jeune - tout se joue chez l'enfant avant six ans, on le sait bien -, l'enseignement des faits religieux, mais aussi des courants de pensée, dont la franc-maçonnerie, doit faire partie de leur éducation.

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : Pour nous, les difficultés sont intervenues avec la loi d'orientation du 10 juillet 1989 et l'avis du Conseil d'Etat du 27 novembre 1989, qui rendaient les établissements seuls juges des problèmes. Or, on ne peut pas concevoir que la laïcité se fasse à géométrie variable. La difficulté majeure résulte du fait que les enseignants ont été mis devant l'obligation de faire eux-mêmes la part des choses. La situation est rapidement devenue inégale au plan national.

Nous le répétons : nous ne demandons pas une loi spécifique, mais le rappel des principes de laïcité et une loi égale pour tous, donc un texte qui permette à tous les directeurs d'établissement de savoir ce qu'ils ont à faire.

Quant à l'enseignement du fait religieux, il pourra apporter une meilleure connaissance des religions, à condition qu'il ne s'agisse pas d'un apprentissage des religions. Il doit donc être replacé dans un cadre historique et culturel avec un objectif de compréhension des uns et des autres. Par ailleurs, les aumôneries font partie de la sphère privée et, à ce titre, ne doivent en aucune façon être intégrées à l'école. Chaque religion doit pouvoir enseigner son dogme dans un lieu qui lui appartient. Cela pose le problème de l'intégration de la religion musulmane en France, car étant la dernière à être arrivée, elle ne s'est pas organisée. Le port du voile, à cet égard, est une manifestation de sa non possibilité d'intégration.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Je voudrais faire une remarque. Un orateur a fait état d'un possible blocage par l'Europe. Or M.  Jean-Paul Costa, vice-président de la Cour européenne des droits de l'homme, a indiqué, lors de son audition par la commission Stasi, qu'un texte prohibant le port du voile, de la kippa ou de la croix pourrait parfaitement être jugé conforme aux principes du droit européen. Le journal, qui fait état de ces propos, indique qu'il a même donné plusieurs pistes permettant à une future loi de ne pas être repoussée par la juridiction européenne.

Mme Marcelle CHAPPERT : L'enseignement du fait religieux est une question extrêmement complexe. Elle peut conduire à des situations difficiles, parce que le fait religieux ne peut pas être dissocié de ce qui fait l'histoire de la culture de notre pays, son passé et son devenir. Nous sommes donc contre une approche qui viserait à le confier à une structure extérieure à l'enseignement public. Bien au contraire, il s'agit de s'appuyer sur les programmes d'histoire, de philosophie et de littérature en y incluant l'histoire de tous les faits religieux, culturels et philosophiques, qui constituent la trame de la civilisation. Si les programmes ne sont pas aussi détaillés à l'école primaire, il existe des livres d'histoire qui, dès le cours préparatoire, permettent d'inscrire dans les premiers éléments de l'histoire ce que sera la naissance de la pensée.

N'oublions pas ensuite un des principes les plus importants posés par la loi de 1905. Je veux parler de la séparation des Eglises et de l'Etat. A mon sens, cela interdit formellement qu'un représentant de l'Etat et de la République soit en service officiel, avec tout l'apparat que lui confère cet office, présent dans l'enceinte d'une église, de quelque obédience qu'elle soit. Il est indispensable de préserver la liberté de conscience et de pensée de toutes les composantes de la population, celles qui croient - en des dieux différents -, et celles qui ne croient pas. Or ceux qui ne croient pas - athées ou agnostiques - ne sont pas pris en considération lorsqu'un représentant de l'Etat assiste, es qualité, à une cérémonie officielle dans une église.

Mme Anne-Marie DICKELE : Faut-il une loi pour appliquer la loi ? Faut-il une « piqûre de rappel de laïcité » ? C'est quand même très paradoxal. André Malraux rappelait, dit-on, que le XXIème siècle serait religieux. Et j'ai l'impression qu'il y a un fantasme de l'universel, comme si une loi pouvait toujours être appliquée, en tout lieu, par tout le monde, de la même façon. Ce fantasme, c'est la négation de la loi. Et nous sommes ne train de dériver vers le dogme, y compris lorsque nous assistons à des grèves de lycéens qui sont en revendication de loi, d'autorité et d'ordre. Cette crise d'autorité à laquelle nous assistons est sans doute légitime. Sans doute avons-nous trop laissé la population en difficulté à l'abandon. Ce besoin d'ordre chez nos lycéens qui font des grèves pour avoir des surveillants s'accompagne, en parallèle, d'une montée de la construction d'une identité musulmane chez des populations exclues, d'abord du système scolaire, ensuite du système professionnel. Tout cela conduit à ce que des associations qui fantasment sur une école sacralisée, lieu d'inviolabilité, parlent d'un besoin absolu de laïcité qui devrait permettre de vivre en paix, de croire ou de ne pas croire, dans un espace qui ferait disparaître les inégalités, comme si rien ne pouvait entamer le projet républicain.

Cette piqûre de rappel, c'est ce que nous faisons en ce moment, c'est ce que la commission Stasi fait, c'est ce que les journaux font. Il faut débattre, rappeler ce qu'est le « vivre ensemble » et la laïcité, sans faire d'une loi universelle la solution à nos problèmes, parce que cela n'a jamais existé et que cela n'existera pas, heureusement !

Mme Marie-Danielle THURU : Lorsqu'on parle de l'enseignement des faits religieux, il faut l'aborder dans un cadre géopolitique, sans oublier de parler de la laïcité. Car aujourd'hui, lorsqu'on parle de laïcité à des institutions ou des professeurs, on s'aperçoit qu'ils n'ont pas la même idée de la notion. C'est un point important.

M. Albert MOSCA : L'extension d'une circulaire à l'enseignement privé, je le rappelle, dépend du contrat que l'établissement a passé. En effet, il existe des contrats qui n'engagent pas l'Etat, des contrats simples et des contrats d'association. Donc, là où il y a financement par le public, la loi doit s'appliquer.

S'agissant de la neutralité des fonctionnaires, vous avez raison, M. le député : il est nécessaire de rappeler le droit de réserve que chaque fonctionnaire doit respecter. Lorsque j'étais fonctionnaire de l'Education nationale, je l'ai toujours appliqué, en particulier lorsqu'il était question des faits religieux. Quant aux élus politiques présents dans des lieux de culte, ils ne devraient pas, d'après nous, célébrer le culte.

S'agissant des aumôneries, l'alinéa 2 de l'article 2 de la loi de 1905 prévoit le financement des aumôneries. Nous n'avons donc pas à les interdire. Mais nous n'avons pas non plus à les multiplier. Je signale qu'il y a un problème avec les aumôneries musulmanes, dans les prisons. Celles-ci, en effet, rencontrent des difficultés pour recruter des aumôniers musulmans, la direction centrale ne s'adressant qu'à la seule mosquée de Paris. D'où la nécessité d'avoir des interlocuteurs pour organiser cet islam de France, et non pas cet islam « en » France.

Sur ce point, il sera nécessaire de trouver les moyens de sortir des cadres et des croyances de cet islam, non en finançant des mosquées, mais en permettant aux croyants de les construire par les dons et non par le biais d'associations culturelles les finançant indirectement, comme ce fût le cas de la cathédrale et de la grande mosquée d'Evry. Il n'y a pas que les mosquées, au demeurant, mais également le problème des cimetières. La loi française interdit les carrés dans les cimetières. Or, les musulmans demandent à être inhumés la face tournée vers l'Est et sans cercueil. Cela pose un problème, et il y a aussi le problème de la circulation de la viande halal. Toutes ces questions ne peuvent se régler que par le dialogue de la puissance publique avec les représentants légitimes de l'islam de France. Il est vrai que la représentativité mise en place semble poser problème... Mais je ne vais pas épiloguer sur la présence de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF) et des Tabligh.

S'agissant du fait religieux, nous n'en avons pas encore la définition. Une réunion récente à l'école normale supérieure, avec la présence de l'inspection générale et de MM. Ferry et Darcos, a été l'occasion de débats sur le fait abrahamique dans les religions juives et musulmane. Mais avons-nous des enseignants capables de tenir la discussion ?

Second problème : celui des manuels. On sait qu'un livre récent, préfacé par M. Regis Debray - qui ne l'aurait pas lu - et édité par le centre de documentation pédagogique de Besançon est allé au pilon. On le voit : lorsqu'on ouvre la boîte de Pandore, les problèmes deviennent considérables.

Ceci posé, n'oublions pas que le fait religieux est déjà enseigné. Certains d'entre nous ont appris l'histoire dans le Mallet et Isaac. Nous y avons appris l'histoire de la religion juive, musulmane, etc. Que l'on renforce encore cette présentation, sans en faire un enseignement strict, sauf à reconnaître expressément que c'est pour relativiser des religions par rapport à l'islam.

Quant à la législation européenne, nous nous sommes renseignés. La personne dont vous avez fait état, paraît-il, n'engageait qu'elle-même. Nous restons donc sur nos positions.

M. René DOSIERE : Quand on sort des frontières, notamment européennes, on s'aperçoit que le problème du foulard soulève en France beaucoup plus de difficultés que dans les autres pays européens. Avez-vous une explication ?

M. Bruno BOURG-BROC : Pour ma part, je ne suis absolument pas choqué que le représentant de l'Etat soit en uniforme dans une église catholique, à condition qu'il le soit aussi dans une synagogue ou un temple, à l'occasion d'une manifestation organisée dans des conditions similaires. Personne ici, à mon sens, n'a été choqué de voir depuis le 16 juillet 1996 une manifestation dans toutes les synagogues de France, avec le préfet en uniforme, pour commémorer la rafle de 1942. Le préfet, ne l'oublions pas, est le représentant de tout le monde, des catholiques comme des autres.

J'ai bien entendu que la plupart de nos interlocuteurs ne souhaitaient pas de loi spécifique, à l'exception de la Grande Loge féminine de France. En revanche, certains souhaitent-ils, et dans quelle condition, la révision de la loi de 1905 ?

Mme Champion-Daviller a fait état de la difficulté pour les chefs d'établissement de se confronter à des textes interprétables. Elle a appelé de ses vœux un texte non susceptible d'interprétation. Mais la loi, si bien faite soit-elle, est toujours susceptible d'interprétation. Le contentieux devant la juridiction administrative, qui va croissant, en est la démonstration.

S'agissant de l'enseignement du fait religieux, à partir de quel manuel, de quels outils le développer, et pour quel âge ? D'après moi, le fait religieux mériterait d'être enseigné au plus tôt, en début de cursus scolaire même s'il doit être poursuivi après, tant il est vrai qu'on n'apprend pas la même chose et de la même manière à onze ans et à dix-huit ans. Dans la mesure où cet enseignement serait une école de tolérance, pourquoi ne pas le commencer dès le début ? M. Mosca a parlé du Mallet et Isaac. Mais aujourd'hui, on a besoin d'une actualisation, sans compter que la connaissance de certains fait religieux aide à la compréhension du monde moderne et à l'appréhension culturelle d'autres pays. Cela dit, cet enseignement doit-il faire l'objet d'un enseignement spécifique, ou doit-il être le fait du professeur d'histoire ? Dans la première hypothèse, je constate qu'aucun enseignant n'est formé. Comment donc les former ? N'oublions pas que pour beaucoup de musulmans, l'islam ne peut être enseigné que par des personnes qui connaissent l'islam, ce qui reviendrait à faire enseigner le fait musulman par des imams, le fait catholique par des prêtres ou des religieux. Le problème est donc complexe.

M. Jean GLAVANY : Certains juristes éminents nous disent qu'une loi serait tout à fait compatible avec la convention européenne. D'autres, tout aussi éminents, disent exactement le contraire. Les uns nous disent qu'une loi interdisant le port du voile serait conforme à la Constitution de 1958 et à son article 2, les autres disent le contraire. Le problème n'est donc pas juridique : il est essentiellement politique. Il faut le dire.

L'intervention de Mme Dickele sur l'universalité de la loi m'a particulièrement intéressé. Comme le disait M. Bourg-Broc, le principe d'universalité de la loi n'existe pas. S'il existait, on verrait à travers les tribunaux de France les mêmes règles appliquées partout, dans tous les domaines. Or vous savez bien que, suivant que vous commettez tel ou tel délit, il vaut mieux être jugé par tel ou tel tribunal. Tous les principes de droit donnent lieu à interprétation. J'entends bien que les chefs d'établissement - et nous y sommes tous sensibles - demandent des bases claires pour qu'il n'y ait pas de différence d'application d'un établissement à l'autre, un principe de la République ne pouvant pas être négociable d'un établissement à l'autre, les chefs d'établissement ne voulant pas à avoir à trancher au nom d'une appréciation locale. Mais ils n'arrêtent pourtant pas de trancher des problèmes locaux par une appréciation locale, jour après jour. Lorsqu'ils décident de déférer un jeune devant un conseil de discipline, de l'exclure temporairement ou définitivement, ils portent une appréciation locale et autonome. Au demeurant, un juriste éminent me disait récemment qu'une loi sur les signes religieux aura toujours un degré d'interprétation. Une loi sur les signes visibles ? C'est très bien, mais qui jugera de la visibilité du signe ? Le chef d'établissement... Imaginez deux jeunes filles portant le même pendentif avec un crucifix en or. La première sera exclue parce que son décolleté était ouvert, l'autre ne le sera pas, parce que son décolleté était fermé. Et ce sera le chef d'établissement qui en décidera et qui appréciera le principe de droit que le législateur voulait universel.

Il n'existe donc pas de principes universels qui puissent être appliqués de la même façon partout. Mme Blanchet nous a dit qu'elle était en faveur d'une loi au nom de sa force symbolique. Et en effet, le débat aujourd'hui se réduit à un problème de symboles. On parle de laïcité comme d'un problème majeur pour la société toute entière, posant le problème de l'intégration et de la remise en état du modèle républicain et laïque d'intégration. Et dès qu'on sort de la salle, les médias nous demandent : « faut-il une loi sur le voile ? ». Là n'est pas la question. L'essentiel est de savoir si l'on est capable de faire vivre la laïcité dans la République. Une loi symbole pour réaffirmer un principe constitutionnel ? Croyez-vous vraiment qu'il faut publier des lois pour cela ? N'est-ce pas une manière un peu facile de se débarrasser du problème et de refuser le combat ? Ce sont mes questions, un peu provocatrices.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : Réclamer une loi au nom de la puissance symbolique de la loi est très certainement provocant, et d'ailleurs, nous sommes la seule obédience à revendiquer une loi. Il s'agit d'opposer la puissance symbolique de la loi à celle du refus de l'appliquer, comme d'ailleurs les principes constitutionnels d'égalité entre les hommes et les femmes à travers le port de signes qu'on prétend religieux et qui sont aussi bien autre chose.

Nous pensons que lors des premières apparitions du foulard dans les années 80, les autorités civiles ont manqué d'autorité. Ce qui était un petit voile dans les années 80 est devenu un foulard de type iranien, puis on a vu apparaître les robes qui masquent totalement le corps, puis les gants. A quand l'arrivée des burkas et des masques de cuir émiratis dans les écoles ?... On les a déjà à la sortie des écoles, avec des mamans qui arrivent totalement voilées. Des institutrices en école primaire qui nous disent qu'elles ne savent même plus si elles remettent l'enfant à sa mère ou à quelqu'un d'autre. Dans les centres commerciaux de nos banlieues, nous voyons des femmes en burkas. Je suis bien placée pour le savoir, puisque j'habite Champigny-sur-Marne, à 12 kilomètres seulement de la Tour Eiffel ! Il y a vingt-ans, il n'y avait pas un voile. Aujourd'hui, il y a des burkas.

Nous pensons, à la Grande Loge féminine de France, que l'égalité entre les femmes n'est absolument pas négociable. Vous nous dites que le problème est plus aigu en France qu'ailleurs. Naturellement ! Ne dispose-t-on pas depuis 1905 d'une loi sur la laïcité ? Cette loi n'existe pas dans les pays voisins. En France, la laïcité oblige un préfet, un membre de l'Etat ou un militaire à assister à une cérémonie es qualité, en tant que représentant de l'institution au nom de laquelle il porte un uniforme. Mais le Général de Gaulle, lorsqu'il participait à la messe, s'interdisait de participer au culte, en particulier d'aller à la communion. Car il était là en tant que représentant es qualité, non en tant que croyant d'une religion. Lorsque nous voyons des préfets assister à des cérémonies à la synagogue ou à la mosquée, ils sont tout à fait dans leur rôle. Mais pour la Grande Loge féminine, nous préférons voir un sous-préfet aux champs qu'un Premier ministre au Vatican.

Mme Anne-Marie DICKELE : S'agissant des aumôneries, la loi de 1905 est claire : l'aumônerie n'est légale que s'il y a internat pour permettre aux élèves de suivre le culte s'ils ne peuvent sortir. C'est notamment la raison pour laquelle il y a des aumôneries dans les prisons. Dès lors que les élèves peuvent sortir, et que la République a donné un jour, en plus du dimanche, pour pratiquer le culte, il n'y a pas lieu de faire davantage. Il serait même souhaitable de récuser le laxisme. Je pense notamment à ces circulaires ministérielles qui autorisent les recteurs à ouvrir des aumôneries, même sur demande minoritaire des parents, lorsqu'il n'y a pas d'internat.

S'agissant de l'enseignement du fait religieux pour les petits enfants, si vous avez à négocier cela, j'espère que les parlementaires s'attacheront les services de personnes compétentes en matière de développement psychologique de l'enfant. On sait qu'il faut d'abord apprendre à l'enfant à négocier, à considérer l'autre comme soi-même, à apprendre le jeu de société, le respect, la tolérance, les exigences du pacte social qui ne sont pas innés, avant que cet enfant puisse accéder à la compréhension de cultures autres que la sienne. Je ne pense donc pas que l'on puisse apprendre aux tout petits le fait religieux, hormis lorsqu'il s'agit du choix des parents qui veulent leur donner une éducation religieuse.

Pour avoir encore des enfants en âge scolaire, je peux témoigner que le fait religieux est largement enseigné à travers la culture de l'islam, la Réforme, l'histoire de l'église catholique dans les ouvrages d'histoire. Saint Augustin n'est pas interdit dans l'enseignement de la philosophie. Pourquoi vouloir en faire plus ?

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : Le port du foulard est-il un problème beaucoup plus exacerbé en France ? Nous sommes dans une période d'évolution, et l'on constate de plus en plus que tous les pays d'Europe rencontrent les mêmes difficultés. Hier soir, la télévision diffusait un reportage sur la situation en Grande-Bretagne qui connaît encore plus de difficulté qu'en France. Les manifestations sont donc tout aussi exacerbées dans les autres pays d'Europe.

Faut-il ou non réviser la loi de 1905 ? Je ne suis pas juriste, et je peux que répondre que sur un plan philosophique. Je ne crois pas à la toute puissance d'une éventuelle loi. Par contre, les décrets d'application ont leur importance. Faut-il aménager la loi de 1905 ? Faut-il des décrets d'application ? C'est aux parlementaires d'en décider. L'application au niveau de nos institutions doit cependant tendre le plus possible à l'harmonisation. Certes, les chefs d'établissement doivent faire des choix tous les matins, mais ne leur compliquons pas la tâche en multipliant les choix qu'ils doivent faire ! Les orientations doivent donc être claires, simples et applicables.

M. Albert MOSCA : Au Grand Orient de France, nous ne sommes pas pour une refonte de la loi de 1905. Nous tenons à ce que cette loi soit maintenue, et je rappelle qu'elle a déjà été modifiée neuf fois, la dernière en 2000 pour abroger l'article 30 que voici : « Conformément aux dispositions de l'article 2 de la loi du 28 mars 1905, l'enseignement religieux des écoles ne peut être donné aux enfants âgés de six à treize ans, inscrits dans une école publique, qu'en dehors des heures de classe. »

Que la loi de 1905 soit renforcée dans un sens ou dans un autre ne nous pose pas de problème. Par contre, il faut savoir qu'on assiste de plus en plus à la montée d'un islam totalitaire, d'aucuns disent « fascisant ». C'est le fait de minorités. Deux associations sont particulièrement efficaces. La première, les Frères musulmans, dont vous connaissez le credo : « l'islam est notre Constitution ». La deuxième, tout aussi dangereuse, le Tabligh, travaille de tous côtés à mettre en place des associations. C'est exactement le même modèle que ce qui s'est passé en Algérie. Il faut donc être extrêmement vigilant vis-à-vis de la montée de cet islam, d'autant que les médias donnent à ses représentants toute latitude d'expression. Alors qu'il y a un islam paisible en France, qui veut vivre correctement sa religion, et à qui l'on ne donne pas voix au chapitre. Je pense notamment à l'imam de Marseille, Soheb Bencheikh, qui, dans son livre « Marianne et le prophète », développe des idées très claires sur l'intégration de l'islam en France à travers la laïcité. Compte tenu de toutes les jurisprudences mises en place depuis l'avis du Conseil d'Etat de 1989, il faudrait, à l'occasion de cette réflexion sur la laïcité qui rassemble la commission Stasi et la mission parlementaire, remettre tout à plat et revoir cet avis. Les données ont changé, me semble-t-il, mais je n'engage que moi, non le Grand Orient.

M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE : Il faut effectivement réapproprier la loi. Cela étant, il y a deux risques. Il faut d'abord oser dire que le communautarisme tourne le dos à la laïcité. Ensuite, nous avons commencé depuis deux mois à la commission nationale consultative des droits de l'homme, sous la présidence de Mme Questiaux, une série d'auditions se rapportant à l'islamophobie. MM. Bencheikh et Boubakeur seront entendus ces jours-ci. Mais je me souviens que devant la commission Stasi, un islamiste distingué m'avait demandé ce que je connaissais des spécificités de l'islam. C'est important. On parle de faits religieux, et j'y suis favorable. Mais je n'oublie pas ce qu'a dit un député à propos du foulard : exclure une jeune fille d'une école, n'est-ce pas la laisser aux mains d'une école coranique ? Il s'agit donc d'accroître les savoirs, les connaissances, et de rapprocher les êtres. On parle d'assimilation, d'intégration. Il faut contribuer à rapprocher des points de vue aussi antinomiques, et il est vrai qu'il existe un islam modéré.

M. Bruno BOURG-BROC : S'agissant de la présence dans les manifestations publiques de représentants de l'Etat, on oublie souvent que le maire est non seulement un élu, mais également le représentant de l'Etat. De quel droit, avec ou sans écharpe, refuserais-je, une invitation à participer à une manifestation, quel qu'en soit le lieu. Je suis catholique, mais lorsqu'on m'invite à la synagogue, je mets une kippa, répondant ainsi à l'invitation d'une partie de la population que je représente.

S'agissant du port des signes religieux et du recours à une loi, j'ai peur qu'on évacue trop pudiquement les difficultés d'intégration de la communauté musulmane. Une loi ne risque-t-elle pas de radicaliser cette communauté ? Vendredi dernier, j'ai été invité par des musulmans. J'ai pu constater que le simple fait d'évoquer une loi est considéré comme une manifestation d'exclusion. J'ai donc la conviction que la loi ne peut résoudre le problème.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Vous oubliez de rappeler que le recteur Boubakeur nous signalait il y a quinze jours qu'une loi aurait été possible voilà dix ans, qu'elle lui paraît moins possible aujourd'hui, et que dans dix ans, cela sera encore moins possible.

M. Robert PAUDRAUD : La France ne doit pas devenir un pays multicommunautaire, c'est entendu. Mais il y a un autre aspect dont on ne parle pas beaucoup. Ce week-end, j'ai relu les travaux préparatoires à la loi de 1905. La plupart des partisans, comme des adversaires, d'ailleurs, invoquaient en permanence le pouvoir temporel du Pape, autrement dit l'inféodation aux frais du contribuable d'une partie importante de la population française qui attendait des instructions d'une puissance étrangère. Depuis - et heureusement -, le Pape n'a plus de pouvoir temporel. Mais s'agissant des autres religions, je constate que pour la plupart, ceux qui la pratiquent ont toujours la double nationalité. Non seulement, ils jouent le communautarisme, mais ils essaient, en plus, de peser sur la politique extérieure de la France. Chacun peut d'ailleurs constater que la montée des tensions est due à des problèmes de politique extérieure, au premier chef le conflit israélo-palestinien. Un texte interdisant de tels détournements de religions serait le bienvenu. Car la religion n'a pas grand chose à faire avec les conflits territoriaux. Un tel texte montrerait que la France entend rester indépendante, et qu'elle n'admet pas qu'au sein de son territoire, elle soit l'objet de luttes de factions extérieures au pays. La France est un vieux pays qui a ses traditions, qui a fait du bien, du mal. Elle existe, et nous sommes fiers d'être français, et seulement français.

M. Jean-Pierre BRARD : M. Bourg-Broc a indiqué que le fait de légiférer risquait de radicaliser encore plus les musulmans. Je représente plutôt l'opinion symétrique. J'ai dans ma ville plus de musulmans qu'à Valmy, de 15 000 à 20 000 personnes de « tradition » musulmane. Cela dit, « musulman », c'est comme « catholique » : ce n'est pas parce qu'on est baptisé qu'on est catholique. Je suis donc en faveur de dispositions législatives qui compléteraient l'arsenal législatif existant, et même au-delà de l'école. Ne pas prendre de mesures reviendrait à abandonner nos compatriotes de tradition musulmane à la pression très activiste des ultras qui s'expriment au nom de l'islam. La République doit protéger nos compatriotes face aux pressions. De ce point de vue, prendre des dispositions à partir d'un texte global réaffirmant des principes déclinés sur le plan législatif et réglementaire, selon les sujets concernés, c'est faire notre travail de protection de nos concitoyens, face à des pressions largement inspirées de l'étranger. Sur plusieurs questions, au demeurant, je pense que nous ne sommes pas si éloignés l'un que l'autre, ne serait-ce que grâce aux moulins de Valmy...

M. Jean-Yves HUGON : Ma question s'adresse plus particulièrement à M. Mosca, et complètera celle de M. Brard. Je fais partie des parlementaires qui ont régulièrement assisté aux auditions de la mission, et de ceux qui hésitent encore. Vous ne souhaitez pas une nouvelle législation, M. Mosca, mais vous avez fait allusion à deux groupes islamistes fondamentalistes, et attiré notre attention sur le danger qu'ils représentent. Ne pensez-vous pas que ces groupes veulent provoquer la République ? Ne pas légiférer, n'est-ce pas un signe de faiblesse de la République ?

M. Albert MOSCA : Le Grand Orient de France a toujours été le garant des libertés, en particulier de la liberté d'expression. L'interdiction de ces deux groupes ne résoudrait pas le problème, sans compter qu'une telle décision serait contraire à la longue histoire de notre pays. Quoi qu'il en soit, les problèmes ont débuté lorsque le code de la famille a été établi en Tunisie, date à partir de laquelle nous avons accueilli les opposants au régime, de la même manière que nous avons accueilli les opposants au régime des Généraux.

Il n'est donc pas nécessaire de légiférer sur ce plan. Je ne suis pas juriste, mais le Conseil d'Etat a sans doute trop tendance à assimiler le comportement d'un enfant à celui d'un usager du service public. Un enfant n'est pourtant pas un citoyen : c'est un citoyen en devenir. Par circulaire ou décret, on pourrait préciser ce que les chefs d'établissement doivent faire, ce qui permettrait qu'il n'y ait pas vérité en-deçà et erreur au-delà. D'un côté, on accepte, de l'autre, on négocie sur un bandana. Et lorsque nous aurons l'arrêt Krishna ? Voilà le problème. C'est pourquoi il serait utile qu'une circulaire ou un décret fixe des règles valables pour tous. Les chefs d'établissement pourraient alors s'y appuyer pour négocier. Pour nous, au Grand Orient de France, chaque renvoi est un échec, comme celui des deux petites Lévy. Nous ne sommes donc pas pour une loi interdisant le voile et le seul voile.

M. Jean-Yves GOEAU-BRISSONIERE : La note interne du 10 mars 2003 du ministre de l'éducation nationale est plus complète et colle mieux à la réalité actuelle que l'arrêt du Conseil d'Etat, car elle définit des critères d'application de la loi ou des textes existants s'agissant du foulard. C'est un texte bien fait et qui retient trois critères pour demander aux chefs d'établissement de sanctionner ou de négocier.

- Mme Marcelle CHAPPERT : Nous ne sommes pas pour légiférer d'une manière précise sur la question posée, mais comme certains intervenants l'ont dit, nous souhaitons que soit donnée aux principes constitutionnels existants et à la loi de 1905 toute la force dont elle est capable.

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- S'agissant de l'exclusion d'élèves qui vont à l'école avec un voile sur la tête, de telles exclusions ne sont jamais des solutions satisfaisantes. N'oublions pas qu'il s'agit d'enfants, d'adolescentes et de jeunes filles qui sont pénalisées alors qu'elles appartiennent souvent à des milieux défavorisés. On a dit que la loi n'était pas la panacée, et qu'il était indispensable de créer un environnement permettant de répondre à des questions précises. Il faut ainsi développer le dialogue en réponse à ce qui se passe dans les cités populaires ou les banlieues les plus défavorisées, où le prosélytisme est extrêmement prégnant pour ces jeunes filles qui craignent bien souvent d'être victimes de représailles lorsqu'elles ne portent pas le voile. La jeunesse française issue de l'immigration a besoin d'être protégée. Encore faut-il lui donner les moyens de répondre aux intégristes. Pour cela, il faut des moyens matériels en locaux, mais aussi en personnels éducatifs qui accompagnent les enseignants, de manière à créer un environnement propice à un art de vivre ensemble, à cette laïcité dont nous débattons depuis ce matin. N'oublions pas que la véritable émancipation est l'accès au savoir. L'ignorance chez les élèves du concept de laïcité rend difficile, pour les enseignants, la défense des valeurs laïques. Peut-être serait-il judicieux, afin de compléter les grands textes juridiques, de rédiger une sorte de guide pratique de la citoyenneté laïque qu'il faudrait inclure dans les programmes des IUFM, afin que les étudiants puisse se familiariser non seulement avec les textes, les faits religieux, mais aussi avec le concept de laïcité.

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M. Jacques DESALLANGRE, Président : Il existe cependant un moment où la négociation trouve ses limites. Peut-on s'exonérer de la sanction ? Sans sanction, les jeunes barbus qui sont aux portes de mon lycée et qui injurient les filles lorsqu'elles ne sont pas voilées auront gagné. Prenons garde, sous couvert de tolérance, à faire de la laïcité un petit accommodement. En ne sanctionnant pas le port du voile, vous donnez raison à tous les jeunes intégristes qui menacent les jeunes filles.

M. Jean GLAVANY : Le débat que vous relancez est essentiel. Qu'il s'agisse des parlementaires ou des intervenants d'aujourd'hui, personne n'est pour le port du voile dans les écoles. Tout le monde est contre. Il s'agit de savoir comment s'y prendre, de savoir si d'entrée de jeu la force de la loi fait qu'une jeune fille qui se présente aux portes d'un établissement avec un voile est exclue du système éducatif, auquel cas l'école de la République ne joue pas son rôle d'intégration. L'exclusion, c'est la porte ouverte aux écoles coraniques. Et je ne parle pas des écoles catholiques qui s'affranchissent totalement de l'obligation de neutralité et qui accueillent à bras ouvert les jeunes filles voilées. Autre solution : laisser la place à la conviction. Voilà le vrai sujet. Bien sûr, l'interdit doit, à un moment ou un autre, devenir l'interdit. Mais lorsque dix jeunes filles se présentent voilées aux portes d'une école, et qu'on arrive à en convaincre neuf de le retirer, une seule sera exclue. Aujourd'hui, des équipes éducatives déploient, avec succès, des trésors d'ingéniosité pour obtenir, par la conviction, le retrait du voile. Même chose à l'université. On voit bien qu'au fur et à mesure que les étudiantes progressent dans la rationalité, la connaissance et l'esprit critique, elles abandonnent le voile. Elles sont des dizaines à le porter en première année, quelques unes en deuxième année, et presque plus en licence ou en maîtrise. Voilà la question qui nous est posée. Le cas de ces jeunes filles d'Aubervilliers est quand même assez incroyable. On les a vues sur le plateau d'Ardisson samedi dernier. Face à la provocation médiatique, il faut être d'une grande fermeté. En même temps, elles ont été exclues, et c'est un échec pour le système éducatif.

M. Goeau-Brissonière a fait état d'une note du ministre de l'éducation nationale qui montre à quel point, alors qu'il en a les moyens, le système éducatif français se met en position de faiblesse face aux agressions extraordinairement sophistiquées dont il est l'objet. Premièrement, deux élèves sur trois sortent du système éducatif sans savoir ce qu'est la laïcité. On n'enseigne plus la laïcité, l'instruction civique, le civisme, le droit et les devoirs de la citoyenneté. Deuxièmement, on n'enseigne plus la laïcité dans les IUFM. J'ai récemment rencontré un étudiant de l'IUFM de Paris qui m'a dit que la laïcité faisait l'objet d'un module de deux fois deux heures facultatives, en fin d'année, au moment où tout le monde prépare les concours, et qu'au bout du compte, les cours sont annulés parce que le nombre d'étudiants était insuffisant. Voilà ce qu'est l'enseignement de la laïcité dans les IUFM.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : De qui est-ce la faute ?

M. Jean GLAVANY : Des politiques, bien entendu !

Troisièmement, chacun sait qu'il existe un guide pratique du docteur Abdallah Milcent, visant à déstabiliser l'Education nationale sur la question du port du voile. Pourquoi celle-ci n'a-t-elle pas le même guide pratique pour déjouer celui d'Abdallah Milcent ? La note juridique de mars 2003 dont vous avez fait état en constitue un. Pourquoi n'est-elle pas diffusée à tous les chefs d'établissement ?

Voilà donc plusieurs mesures concrètes qui pourraient permettre à l'Education nationale de faire face à de telles situations. Cela dit, elle y fait face de mieux en mieux, et les équipes pédagogiques ont appris à rédiger des motivations de décisions d'exclusion d'une manière plus intelligente qu'il y a dix ans. Voilà le fond du problème : que le politique donne à l'Education nationale les moyens concrets de lutter contre les agressions. Par la pratique, l'enseignement, la pédagogie et la conviction, on n'aura plus besoin de faire des lois, fussent-elles symboliques.

Mme Marie-Françoise BLANCHET : Je suis très contente d'entendre parler de force de conviction : c'est vraiment notre credo. Elle permettrait dans les écoles, même primaires, de convaincre les familles et les enfants de ne pas porter de signes religieux, et les filles de ne pas porter le voile et un costume de plus en plus aliénant. Aujourd'hui, on s'aperçoit que ce sont des jeunes filles elles-mêmes qui agressent violemment d'autres jeunes filles de la même confession qui ne portent pas les signes en question. Si le personnel administratif, les enseignants et les chefs d'établissement n'ont pas les moyens de convaincre les jeunes filles de laisser leur costume à la porte et de convaincre les garçons de laisser les filles en paix qui ne portent pas de tels costumes, on est complètement en dehors de la loi. On n'est plus dans un état de République, mais dans une anomie totale, dans un Far-Ouest.

Pour nous, il est essentiel de ne pas abandonner ces jeunes face aux groupes de pression qui s'exercent au sein des établissements. Il ne faut pas abandonner les enseignants, mais encore moins les enfants. Laisser les enfants exercer des pressions sur les autres enfants, sans que les enseignants, le personnel administratif et les chefs d'établissement puissent intervenir et repousser au-delà des grilles des établissements tous ces signes, c'est abandonner la laïcité et laisser un vide. La nature ayant horreur du vide, ce sont les autres qui occuperont le terrain. Et alors, pourquoi faire des lois et vouloir maintenir la République ?

Mme Marie-Danielle THURU : Nous sommes tous contre le port du voile. Cela dit, soyons utopistes : ne pourrait-on pas imposer à toutes personnes exclues d'une école plusieurs heures de cours sur la laïcité ?

Mme Marie-Noëlle CHAMPION-DAVILLER : Ne rien faire peut en effet être interprété comme un abandon de l'Etat, donc un renforcement du communautarisme. Par ailleurs, je crois que les dispositions législatives doivent permettre à nos compatriotes musulmans non intégristes de pouvoir vivre leur religion, et être de vrais citoyens d'une République. Bien entendu, nous ne pouvons que croire à la force de conviction. Pour autant, ne minimisons pas la conviction de ceux que nous avons en face, qui est éminemment politique. Les manifestations sont religieuses, mais la base est fortement politique : il s'agit de transporter sur notre sol les conflits extérieurs. La conviction seule ne pourra pas suffire. Par contre, nous sommes sûrs que les jeunes sont totalement en dehors d'un projet de vie : l'école ne leur apporte plus l'intégration. Pour réussir l'intégration de cette population, il faut que ces jeunes puissent avoir à la sortie de l'école un métier et puissent gagner leur vie. C'est ainsi que l'intégration se ferra, et non en les laissant dans un no man's land.

M. Jacques DESALLANGRE, Président : Votre remarque vaut pour les jeunes français musulmans, mais pour bien d'autres jeunes.

Mesdames, Messieurs, je vous remercie de votre participation à nos réflexions.

Voir la fin des auditions

N° 1275 - Rapport de M. Jean-Louis Debré sur le question du port des signes religieux à l'école

( Ces témoins n'ont pas retourné le compte rendu de leur audition pour observations.


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