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le 1er mars 2004

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N° 1453

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 25 février 2004

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES, DE L'ENVIRONNEMENT ET DU TERRITOIRE SUR LA PROPOSITION DE LOI (n° 1390) DE M. MAXIME GREMETZ, tendant à instaurer des mesures d'urgence pour lutter contre les délocalisations,

PAR M. MAXIME GREMETZ,

Député.

--

INTRODUCTION 5

I.- LES DÉLOCALISATIONS METTENT EN ÉVIDENCE LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES DEVASTATRICES D'UNE MONDIALISATION NON RÉGULÉE 7

A.- LES DÉLOCALISATIONS, UN PHÉNOMÈNE AMPLIFIÉ PAR LA DÉRÉGULATION PLANÉTAIRE DES ÉCONOMIES 7

1. Une réalité économique sans catégorie statistique 7

2. La multiplication des délocalisations, conséquence de la libéralisation sauvage des échanges internationaux 9

B.- LES DÉLOCALISATIONS MENACENT LE POTENTIEL PRODUCTIF DE LA FRANCE 11

1. Le « différentiel social » invoqué par les dirigeants de sociétés multinationales pour justifier les fermetures d'usines en France 11

2. La disparition progressive des grandes industries nécessaires au développement économique du pays 12

C.- LES DRAMES SOCIAUX ENGENDRÉS PAR LES DÉLOCALISATIONS : CHOMAGE EN FRANCE, EXPLOITATION DANS LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT 14

1. En France, les licenciements économiques plongent les familles ouvrières dans la détresse 14

2. L'implantation des sites de production dans les pays en développement conduit à l'exploitation d'une main-d'œuvre bon marché 17

II.- SEULES DES MESURES D'URGENCE SONT DE NATURE À LIMITER LES PRATIQUES DE DÉLOCALISATION DE CERTAINES SOCIÉTÉS 19

A.- LA REPRÉSENTATION NATIONALE DOIT RAPPELER AVEC FERMETÉ LES ENTREPRISES A LEURS RESPONSABILITÉS SOCIALES 19

1. En suspendant les plans sociaux liés à des investissements à l'étranger et en mettant en place des commissions locales spécifiques 19

2. En mettant fin au versement d'aides publiques sans contrepartie 20

B.- UNE TAXATION DES ÉCHANGES LIÉS AUX DÉLOCALISATIONS DOIT LIMITER LE « DUMPING SOCIAL » DES PAYS EN DÉVELOPPEMENT 21

1. En dissuadant les investissements directs à l'étranger correspondant à des délocalisations 21

2. En pénalisant les importations de biens produits dans des conditions sociales inacceptables 21

C.- LA PUISSANCE PUBLIQUE DOIT MOBILISER LES ÉNERGIES EN FAVEUR DE L'EMPLOI 22

1. En mettant en place une politique industrielle volontariste sur l'ensemble du territoire national 22

2. En soutenant spécifiquement les productions françaises et les activités économiques fortement créatrices d'emplois 23

EXAMEN EN COMMISSION 25

MESDAMES, MESSIEURS,

« Réhabiliter le travail ». Si l'idée de mobiliser les énergies en faveur du monde du travail peut être approuvée, cette formule officielle doit laisser perplexes nombre de nos concitoyens, qu'il s'agisse des travailleurs dont l'usine ferme pour cause de délocalisation, de l'ensemble des salariés frappés par une précarité grandissante, ou des 2,5 millions de victimes du chômage qui s'efforcent de retrouver un emploi.

L'emploi français est en crise. Or, le chômage de masse, s'il existe depuis plusieurs décennies, n'est pas une fatalité mais le résultat d'une politique économique et sociale, comme en atteste l'évolution contrastée des statistiques fournies par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Le nombre de chômeurs au sens du bureau international du travail (BIT) a augmenté, en France entre avril 2002 et décembre 2003, de 224 000 - soit 9,3 % de plus en vingt mois -, alors qu'il avait décru de 562 000 - soit 19,5 % - sur une période comparable en 1999-2001. Pour redonner à la « valeur travail » toute sa place dans la société, ne faut-il pas commencer par inverser cette évolution dramatique en rappelant le rôle social de l'entreprise et en changeant les orientations des politiques de l'emploi, engagées dans une course effrénée aux exonérations de cotisations patronales ? Comment expliquer, par exemple, que le budget de l'emploi pour 2004 porte à 20 milliards d'euros les exonérations de cotisations patronales, alors que les statistiques indiquent qu'en un an le nombre de chômeurs de moins de 25 ans s'est accru de 7,2 % et celui des chômeurs de longue durée de 8 % ?

Dans la tourmente des plans de licenciements qui ont particulièrement frappé, depuis une dizaine d'années, les grandes régions industrielles françaises, un processus a pris une importance croissante : celui des délocalisations, consistant pour les grands groupes à fermer leurs usines françaises pour les implanter à l'étranger, de préférence dans des pays à bas salaires.

Aujourd'hui, certains sites de production sont fermés dans des conditions d'une rare violence et au plus profond mépris des salariés. Des sociétés telles que Flodor, Palace Parfum, Metalleurop, et bien d'autres encore, en stoppant brutalement leur activité industrielle dans des conditions souvent délictueuses, montrent que certains chefs d'entreprises n'hésitent pas à se comporter comme de véritables « patrons voyous ».

La représentation nationale ne peut rester inerte face à la détresse des travailleurs ainsi privés d'une activité qui fait leur fierté, conditionne leur insertion sociale et assure le rayonnement économique de leur région. Plutôt que de démissionner face à une supposée fatalité économique, les responsables politiques doivent agir résolument pour tenter de limiter de tels phénomènes.

Ces délocalisations révèlent le vrai visage de la « globalisation » économique que la France et l'Union européenne n'ont pas réellement entrepris de réguler. Notre pays doit désormais faire face aux conséquences économiques et sociales de la libéralisation sauvage des échanges internationaux, guidée par le seul profit à court terme. Loin de favoriser la modernisation de notre économie, comme l'affirment certains observateurs, les délocalisations endommagent le potentiel productif de l'industrie française, déséquilibrent le développement du territoire, plongent les salariés dans un chômage durable et favorisent l'exploitation des travailleurs dans les pays en développement.

Les délocalisations blessent le corps social dans son ensemble. Ce choix ne peut pas être le nôtre. Aussi votre rapporteur juge-t-il nécessaire de mettre en place de nouvelles mesures permettant de dissuader les délocalisations et d'en limiter l'impact, comme le suggère la proposition de loi soumise à l'Assemblée nationale. Ce texte a été élaboré, avec l'aide de salariés victimes de délocalisations, par des élus désemparés, se sentant impuissants face au désastre économique et social que représente la fermeture d'entreprises qui sont souvent les employeurs les plus importants sur les territoires concernés.

I.- LES DÉLOCALISATIONS METTENT EN ÉVIDENCE LES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES ET SOCIALES DEVASTATRICES D'UNE MONDIALISATION NON RÉGULÉE

A.- LES DÉLOCALISATIONS, UN PHÉNOMÈNE AMPLIFIÉ PAR LA DÉRÉGULATION PLANÉTAIRE DES ÉCONOMIES

1. Une réalité économique sans catégorie statistique

Qu'est-ce qu'une délocalisation ? Si les salariés frappés par la fermeture d'une usine et confrontés à la perspective du chômage connaissent cette réalité douloureuse, la réponse ne semble pas toujours aisée pour les économistes. Une approche synthétique de diverses études spécialisées effectuées sur le sujet montre d'apparentes difficultés à identifier précisément les délocalisations. Ainsi, faute de définition consensuelle, ce processus économique un peu complexe n'est pas directement pris en compte dans les statistiques économiques et reste donc difficilement quantifiable.

Plusieurs définitions peuvent en être données :

- la délocalisation est souvent considérée, au sens étroit du terme, comme la fermeture d'un site de production doublée d'investissements directs à l'étranger (IDE) en vue de réimporter dans le pays investisseur les marchandises produites par ce biais. Ainsi, le colloque organisé le 14 janvier 2004 au Sénat en coopération avec le Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) a retenu comme définition première de la délocalisation le « transfert du lieu d'implantation d'une activité de production vers l'étranger, pour réimporter » ensuite les produits correspondants ;

- une étude réalisée en 1993 par l'économiste Jean-Louis Mucchielli estime toutefois qu'il s'agit, plus largement, du « déménagement d'une activité productive, avec ou sans réimportation » ;

- enfin, selon des travaux menés en 1995 par l'économiste Daniel Delalande, doivent être regardées comme des délocalisations « toutes les stratégies organisationnelles déployées par une firme qui aboutissent à un déplacement international, sous son contrôle, de son activité, réduisant le poids relatif de son activité sur son territoire d'origine ».

Votre rapporteur observe que, dans ces deux dernières définitions, le critère de la réimportation n'est pas retenu comme pertinent - il n'est pas toujours aisé, en effet, d'identifier les marchandises réimportées par un groupe ayant délocalisé l'une de ses filiales. La première définition est également contestable sur le fond, car elle revient à ne pas considérer comme une délocalisation la fermeture d'un site national doublée de l'ouverture d'un site de même nature à l'étranger, dès lors qu'il s'agit de productions destinées à être écoulées à l'étranger et non réimportées : de tels transferts d'activités exportatrices constituent pourtant bien, dans le langage courant comme pour les salariés qui en sont victimes, des délocalisations... Il est probablement pertinent, en revanche, d'exclure des délocalisations les IDE correspondant à l'implantation de sites de production supplémentaires en vue de conquérir de nouveaux marchés à l'étranger, puisqu'il n'y a pas alors fermeture d'un site de production en France - ce qui devrait conduire à distinguer deux catégories d'IDE.

Face à ces incertitudes, le plus sûr reste d'observer l'évolution des grandes données statistiques, telles que les IDE, les flux d'importation, les « plans sociaux » constatés en France, ainsi que l'évolution de la production et des effectifs dans les différents secteurs économiques. Ces variables permettent déjà de mettre en évidence de nombreuses tendances que votre rapporteur juge inquiétantes pour l'industrie et le modèle social français et qui appellent, en conséquence, des mesures appropriées.

Selon les indications publiées par la direction de l'animation, de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère des affaires sociales, du travail et de la solidarité, le nombre de plans sociaux a atteint 1 495 en 2003, contre 1 086 en 2002 et 1 053 en 2001, ce qui représente une augmentation de 42 % en deux ans. Selon les informations communiquées à votre rapporteur, l'industrie textile, particulièrement affectée par les délocalisations, pourrait perdre encore le tiers de ses emplois au cours des cinq prochaines années.

D'une manière générale, les secteurs industriels dont les effectifs s'affaiblissent le plus en France sont aussi ceux qui présentent une balance commerciale déficitaire. Ainsi, à titre d'exemple, le déficit commercial s'est élevé en 2001 :

- à 5,3 milliards d'euros pour les articles d'habillement et fourrures ;

- à 1,6 milliard d'euros pour les articles de voyages, cuirs et chaussures ;

- à 1,6 milliard d'euros pour les articles de sport, jeux et produits divers ;

- à 1 milliard d'euros pour les appareils domestiques.

Or, une étude réalisée en 1998 par le Service des études et des statistiques industrielles (SESSI) du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie rappelle certes que, tous secteurs confondus, les importations en provenance des pays de délocalisation (Maghreb, Europe centrale et orientale, Amérique latine, Proche Orient, Afrique et Asie hors Japon) ne représentent que 2,4 % de la production des entreprises françaises, mais indique que cette part varie fortement selon les secteurs. Les secteurs industriels dont la balance commerciale est la plus déficitaire et dans lesquels les « plans sociaux » se succèdent sont aussi ceux pour lesquels la proportion d'importation en provenance de ces pays est la plus importante : ce pourcentage atteint ainsi, pour le secteur cuir-habillement, 47,3 % de l'ensemble des importations, 18,8 % pour l'industrie textile, 25,6 % pour les biens d'équipement du foyer, et 21,2 % pour la métallurgie et la transformation des métaux. Par ailleurs, les délocalisations frappent aussi l'agriculture française, comme en atteste l'installation au Brésil de nombreuses entreprises avicoles auparavant implantées en Bretagne.

2. La multiplication des délocalisations, conséquence de la libéralisation sauvage des échanges internationaux

La tendance à la concentration des entreprises au niveau international, qui constitue l'une des caractéristiques de la « globalisation » économique sous sa forme actuelle, conduit de fait les grands groupes à favoriser davantage l'investissement et l'emploi à l'étranger qu'en France. Ainsi, selon l'INSEE, « les effectifs ou les immobilisations connaissent une plus forte progression au niveau mondial qu'au niveau national entre 1997 et 2002, ce qui traduit bien une accélération de l'internationalisation des grands groupes français durant cette période caractérisée par de nombreuses fusions-acquisitions ».

Comme le remarque le SESSI, la déréglementation de l'économie mondiale a conduit les « groupes industriels internationaux (à) spécialis(er) leurs sites de production pour réaliser des économies d'échelle ». Dans ce contexte, de grands groupes mondiaux sont apparus depuis une dizaine d'années et « multiplient les échanges internationaux entre filiales » : les 500 plus grands d'entre eux contrôleraient à eux seuls 70 % du commerce mondial et 90 % des IDE.

Ce mouvement explique l'évolution divergente du chiffre d'affaires et des effectifs français de ces groupes : si les sociétés emploient moins de personnel en France, ce n'est pas parce qu'elles peinent à vendre leurs marchandises, mais parce qu'elles investissent et emploient davantage de personnels à l'étranger pour y produire à moindre coût. Ainsi, les chiffres d'affaires mondiaux cumulés des 32 grands groupes français non financiers du CAC 40 ont augmenté de 70 % entre 1997 et 2002, tandis que la part de leurs effectifs sur le territoire national passait de 50 % à 35 % de leurs effectifs totaux (voir graphique ci-dessous).

ÉVOLUTION DES EFFECTIFS MONDIAUX (Y COMPRIS FRANCE)
ET DES EFFECTIFS FRANCE DES GROUPES NON FINANCIERS DU CAC 40

graphique

Les pertes d'emplois français dans l'industrie sont avant tout liées à la croissance des IDE, catégorie statistique fiable derrière laquelle les délocalisations doivent être devinées. Une étude de MM. Pierre Biscourp et Francis Kramarz sur l'internationalisation des entreprises et la demande de travail, publiée par l'INSEE en novembre 2003, souligne ainsi que « les entreprises constamment internationalisées entre ces deux dates (1986 et 1992) perdent plus d'emplois, ou en créent moins, que celles qui ne le sont pas ». Les flux d'IDE sortant de France représentent désormais 10 % du produit intérieur brut (PIB) français, niveau particulièrement élevé au sein des pays développés, et ont été, au cours de la période 1996-2000, plus de deux fois plus importants que les flux d'investissements directs reçus par la France (368 milliards de dollars pour les flux sortants, contre 157 milliards de dollars pour les flux entrants). Au niveau mondial, si les pays développés restent destinataires d'une grande majorité des IDE, la part des pays hors OCDE, qui n'était en moyenne que de 10 % entre 1985 et 1995, a nettement augmenté depuis 1992 (les cinq premières destinations étant Hong-Kong, l'Argentine, Singapour, le Brésil et la Chine).

L'aggravation du déficit commercial dans les secteurs industriels particulièrement touchés par les « plans sociaux » en France constitue une autre manifestation de ces délocalisations : l'étude précitée observe l'existence d'un tel lien et ajoute que « c'est l'importation de biens finaux qui accompagne de façon la plus marquée la baisse de l'emploi de l'entreprise (...), notamment non qualifié ».

De fait, au sein de la zone euro, la réduction de 20 % en dix ans des effectifs employés dans l'industrie française coïncide avec une hausse de 20 % de la valeur ajoutée industrielle. Ce décalage pourrait certes s'expliquer par l'importance des gains de productivité constatés, mais l'analyse de certains secteurs particulièrement affectés par les pertes d'emplois, comme le textile, la métallurgie ou la chimie, montre que les causes sont aussi à rechercher dans la politique d'implantation des sites de production menée par de nombreux groupes.

Selon le CEPII, pour les seuls pays d'Europe centrale et orientale (PECO), entre 1997 et 2002, la France a continuellement accru ses IDE, dont 20 à 25 % constitueraient des délocalisations, le nombre de ces dernières atteignant environ 350 en 2002. Ces pays auraient concentré les deux tiers (en nombre) des investissements européens effectués dans le secteur manufacturier et impliquant plus de 1 000 emplois. De tels mouvements s'expliquent par le moindre coût du travail dans ces pays, dans lesquels les niveaux d'éducation sont pourtant proches de ceux de l'Union européenne : pour les pays candidats à l'Union européenne, les coûts unitaires du travail s'échelonnaient en 2001 de 25 % (Bulgarie) à 80 % (Slovénie) de ceux constatés dans un pays tel que l'Autriche.

De telles préférences pour les pays où les coûts de production sont moindres amènent naturellement les grands groupes à implanter leurs filiales dans des pays en développement. Ainsi, 12 grandes entreprises françaises, parmi lesquelles la Snecma ou Alcatel, ont créé 4 000 emplois de consultants et d'ingénieurs en Inde au cours de l'année 2003, ce qui limite la portée de l'affirmation selon laquelle les délocalisations ne concerneraient que des emplois peu qualifiés et favoriseraient indirectement les activités à haute valeur ajoutée.

Par ailleurs, les délocalisations peuvent être accélérées, au sein d'un même secteur industriel, par des « effets d'agglomération », l'implantation d'une filiale par un groupe au sein d'un pays émergent entraînant, par un phénomène d'engrenage, celle de filiales de groupes concurrents qui souhaitent profiter des mêmes opportunités. Ainsi, dans l'industrie automobile, Peugeot s'est récemment implanté en Chine dans la foulée de l'implantation de Volkswagen, tandis que, dans les derniers mois de l'année 1995, les constructeurs Renault, Mercedes, Général Motors et Ford ont successivement annoncé l'ouverture de sites de production au Brésil. En effet, la concentration d'entreprises dans un même lieu engendre des « externalités » économiques positives (environnement technologique, disponibilité de la main-d'œuvre et infrastructures notamment) qui incitent les entreprises suiveuses à choisir des zones d'implantation similaires. Dans de telles situations, l'apparition de filiales à l'étranger ne correspond pas, le plus souvent, à la conquête de nouveaux marchés mais à des transferts de sites de production dans un souci de compétitivité, c'est-à-dire à des délocalisations.

B.- LES DÉLOCALISATIONS MENACENT LE POTENTIEL PRODUCTIF DE LA FRANCE

1. Le « différentiel social » invoqué par les dirigeants de sociétés multinationales pour justifier les fermetures d'usines en France

Sur le plan économique, les groupes ayant recours à des délocalisations justifient leur approche par l'importance du « différentiel social » existant entre la France et d'autres pays : produire français serait trop cher, comparé aux économies envisageables en employant une main-d'œuvre bon marché dans des pays en développement. Il est vrai que les écarts constatés entre les pays développés et de nombreux pays émergents, asiatiques notamment, en terme de salaire horaire, sont spectaculaires (voir tableau ci-dessous).

COÛT DU TRAVAIL HORAIRE DANS L'INDUSTRIE DE L'HABILLEMENT

(en dollars)

Japon

25,62

Espagne

8,55

Suisse

25,40

Portugal

4,02

Allemagne

17,22

Corée du Sud

4

Belgique

16,2

Hongrie

1,62

Italie

15,65

Maroc

1,54

France

15,25

Pologne

1,51

Etats-Unis

11,59

Chine

0,48

Royaume-Uni

10,74

Bangladesh

0,26

Source : Werner International 1994

Toutefois, votre rapporteur tient à s'opposer à l'analyse selon laquelle les délocalisations sanctionneraient naturellement la compétitivité insuffisante du « site France ». Cette vision, inspirée de théories ultralibérales, vise à rendre le système français de redistribution fiscale et de protection sociale responsable de décisions dont les entreprises ne veulent pas assumer les conséquences. Or, la logique qui doit prévaloir est celle d'une meilleure protection des travailleurs du tiers-monde, et non celle d'un affaiblissement de la protection des travailleurs français : l'harmonisation sociale ne doit en aucun cas s'effectuer par le bas. Le coût horaire de la main-d'œuvre en France, d'ailleurs nettement moins élevé qu'au Japon, ne pourrait de toute façon jamais rivaliser avec celui d'un pays en développement, quand bien même le poids des prélèvements obligatoires serait fortement atténué aux dépens des plus fragiles - ce qui serait évidemment inacceptable.

En outre, malgré l'existence d'un « différentiel social » indéniable, la rentabilité des délocalisations n'est pas avérée. En effet, la compétitivité d'une production dépend d'une multitude de facteurs et pas seulement du coût de la main-d'œuvre : il faut aussi prendre en compte le niveau d'instruction des travailleurs, l'utilisation de procédés technologiques, la qualité de la finition (liée au savoir-faire), ou la présence d'infrastructures publiques de qualité autour du site de production. L'importance des coûts de transport et des rigidités (gestion des délais) liés à la réimportation des biens produits à l'étranger doit aussi être intégrée dans le calcul effectué par les entreprises. La combinaison de ces différents facteurs devrait conduire les dirigeants des grands groupes à relativiser - voire à remettre en cause - la pertinence économique de ces délocalisations : la production en flux tendus de marchandises de qualité par des personnels biens formés, motivés et en bonne santé, employant des techniques avancées, peut être la plus rentable.

2. La disparition progressive des grandes industries nécessaires au développement économique du pays

Les délocalisations nuisent incontestablement à l'emploi et, ce faisant, au bon fonctionnement de la société tout entière (voir I C), mais contribuent aussi à la désindustrialisation de notre pays, contraint d'importer sans cesse davantage les biens nécessaires au bien-être de sa population, faute de les produire lui-même.

Cette évolution inquiétante concerne évidemment certains secteurs de l'industrie française plus que d'autres. Ainsi, la production manufacturière a reculé chaque trimestre sans exception depuis deux ans et demi dans le secteur de l'habillement, du cuir et des chaussures ; dans ce secteur, la chute de la production s'élève à près de 20 % en un an. Entre l'automne 2003 et l'automne 2002, la baisse atteint 9,8 % pour les produits textiles, 6,1 % pour la sidérurgie et la métallurgie, et 21,3 % pour le matériel ferroviaire.

Même si l'économie française retrouvait une meilleure croissance dans son ensemble au cours des prochaines années, l'affaiblissement de la production et des effectifs de certaines grandes industries se poursuivrait, du fait des délocalisations. Ainsi, le président de la Mission interministérielle des mutations économiques (MIME), M. Jean-Pierre Aubert, estime que les restructurations « ne se tasseront pas » en 2004 et que « des menaces se précisent déjà cette année, dans la chimie et l'industrie pharmaceutique ».

La disparition progressive de certaines industries en France, si elle connaît une nette accélération depuis deux ans, relève toutefois d'un processus économique plus ancien, que les gouvernements successifs n'ont pas su maîtriser. Selon le SESSI, le secteur de l'habillement et des fourrures a perdu près de 40 % de ses entreprises et le tiers de ses effectifs depuis 1995, alors que la balance commerciale du secteur se dégrade depuis 1990. Signe que cette concentration ne reflète pas des gains de productivité, la valeur ajoutée hors taxe est passée, dans la même période, de 3,17 à 2,71 milliards d'euros, soit une baisse de 14,5 %. Alors que, pour l'habillement, les importations ne représentaient en 1995 que 524 millions d'euros, ce chiffre atteint 877 millions d'euros en 2002, soit une hausse de 67 %. Comme le constate pudiquement le SESSI, « la profession se structure de plus en plus autour de la sous-traitance et les processus de fabrication s'internationalisent ». La multiplication des délocalisations effectuées dans ce cadre explique que la production soit, dans ce secteur, « toujours en déclin ».

L'industrie de la chaussure connaît quant à elle une baisse de production s'élevant en moyenne à 5,6 % par an, le nombre de chaussures de sport produites ayant été divisé par cinq entre 1990 et 2000. Depuis 1995, ce secteur, dans lequel le coût du travail représente les trois quarts de la valeur ajoutée, a perdu environ le quart de ses entreprises et de ses effectifs. Parallèlement, la valeur des importations de chaussures et d'articles chaussants est passée de 170 à 299 millions d'euros entre 1995 et 2002, soit une hausse de 76 %, ce qui amène le SESSI à évoquer une « concurrence asiatique accrue ». La situation n'est guère meilleure dans l'industrie textile proprement dite, puisque les effectifs salariés y ont chuté de plus de 10 % depuis 1995.

Enfin, la sidérurgie et la transformation première de l'acier ont perdu près de 15 % de leurs emplois depuis 1995, parallèlement aux importantes concentrations d'entreprises engagées dans ce secteur au niveau européen (fusion du français Usinor avec le luxembourgeois Arbed et l'espagnol Aceralia pour créer le « géant » Arcelor, fusion de Krupp avec Thyssen, ou encore de British Steel avec Hoogovens). Le groupe sidérurgique européen Arcelor a fait connaître en novembre 2003 son intention de supprimer 1 600 emplois en France d'ici 2006 : selon le ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, M. Francis Mer, il s'agirait pour Arcelor d'« optimiser ses localisations » pour « maintenir sa compétitivité au niveau mondial » - là encore, la logique destructrice des délocalisations est privilégiée.

Votre rapporteur tient à souligner que l'idée selon laquelle les délocalisations concerneraient avant tout des industries intensives en main-d'œuvre et des emplois peu qualifiés doit être nuancée. Selon l'étude réalisée, sous la responsabilité du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), en 1998 par les chercheurs Michel Hollard et Gabriel Colletis, consacrée aux délocalisations et relocalisations d'activités, « les IDE en direction (...) des pays non membres de l'OCDE ne sont pas davantage dirigés vers des secteurs à haute intensité de main-d'œuvre ». Des industries de pointe, faisant appel à des compétences de haut niveau, sont également affectées par les mouvements de délocalisations en France. Ainsi, le constructeur informatique américain Hewlett-Packard a annoncé en juillet 2002 qu'il supprimerait 1 400 emplois en France (soit le quart de ses effectifs français) dans le cadre d'une restructuration mondiale. De même, dans l'industrie aérospatiale, la division espace du groupe européen EADS, essentiellement implantée dans la région toulousaine par le biais de la filiale Astrium, a annoncé au printemps 2003 une réduction de 1 700 postes, s'ajoutant aux 1 600 suppressions d'emplois déjà en cours. Les restructurations opérées au niveau mondial pour réduire les coûts de main-d'œuvre touchent aussi les équipementiers automobiles et les télécommunications, comme en atteste la politique menée par Alcatel pour ramener ses effectifs de 120 000 à 60 000 salariés entre 1999 et 2003.

Ce constat permet de relativiser l'analyse optimiste du CEPII, selon lequel les délocalisations ne feraient que conforter l'évolution spécifique de l'économie des pays développés en faveur d'une « spécialis(ation) dans des secteurs et segments à forte valeur ajoutée par tête, et employant relativement peu de travail non qualifié ».

C.- LES DRAMES SOCIAUX ENGENDRÉS PAR LES DÉLOCALISATIONS : CHOMAGE EN FRANCE, EXPLOITATION DANS LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT

1. En France, les licenciements économiques plongent les familles ouvrières dans la détresse

Pour la première fois depuis dix ans, les effectifs employés dans l'industrie française dans son ensemble ont diminué en 2003 d'environ 30 000 emplois. Cette dégradation récente de la situation globale va de pair avec des crises sectorielles plus anciennes.

Comme le souligne l'étude précitée effectuée en 1998 par MM. Hollard et Colletis, les réductions d'effectifs qui ont frappé l'industrie française ont été particulièrement spectaculaires dans le secteur du textile et de l'habillement, qui est considéré comme « le secteur le plus révélateur des processus de délocalisation des activités productives de l'industrie française ». La même étude ajoute que « les secteurs de la filature et du tissage ont cédé près de 17 000 emplois depuis 1990, et celui de l'habillement plus de 50 % de ses effectifs en 15 ans ». Selon les mêmes sources, le secteur de l'habillement a perdu 60,4 % de ses effectifs et 48,2 % de ses entreprises entre 1979 et 1990 (contre respectivement 25,8 % et 18,3 % pour le secteur du textile), ce qui constitue une véritable « hémorragie d'emplois et d'établissements » qui, loin d'avoir cessé depuis 1990, n'a fait que s'aggraver ces dernières années. De même, les effectifs de l'industrie française de la chaussure ont été réduits de 52,7 % entre 1990 et 2002, passant de 37 000 à 17 500 salariés. Face à ces réalités, et compte tenu des nombreuses évolutions économiques précédemment retracées par votre rapporteur, l'affirmation de la DREE selon laquelle « la corrélation entre investissement à l'étranger et baisse d'emplois n'est pas avérée » semble relever de l'aveuglement.

Or, la réinsertion professionnelle des salariés licenciés dans ces conditions s'avère particulièrement délicate, en raison de l'âge souvent assez avancé des ouvriers et de la concentration géographique des plans sur de mêmes bassins d'emplois. A ces difficultés déjà presque insolubles s'ajoute, depuis deux ans, la réduction des droits sociaux des travailleurs concernés, qui résulte de l'orientation dogmatiquement libérale de la politique gouvernementale actuelle - on peut penser notamment à la réduction de la durée d'indemnisation des chômeurs dans le cadre du plan d'aide au retour à l'emploi (PARE).

Il convient également de rappeler que les plans de sauvegarde de l'emploi, appelés plus couramment « plans sociaux », ne sont obligatoires que pour les entreprises de plus de 50 salariés licenciant au moins 10 salariés sur une même période de 30 jours, et ne couvrent par conséquent que 39 % de l'ensemble des licenciements économiques selon la DARES. Par ailleurs, l'extinction des conventions de conversion et la suppression de l'aide au passage à temps partiel ont conduit à ramener le nombre de bénéficiaires d'un dispositif d'accompagnement des restructurations de 54 600 en 2001 à 25 000 en 2002.

Enfin, plusieurs organisations syndicales rencontrées par votre rapporteur indiquent une multiplication étonnante, dans le cadre d'opérations de délocalisation, des licenciements individuels « pour faute », qui résultent souvent de pressions sur les salariés et leur offrent évidemment moins de garanties que les licenciements économiques. Dans ces conditions, les salariés victimes des délocalisations, dont dépend le sort de nombreuses familles ouvrières à salaire unique, n'ont guère de chances de réussir une réinsertion professionnelle. Les dispositifs dits d'insertion sociale, de plus en plus limités, ne permettent évidemment pas de remédier à ces situations humaines souvent dramatiques.

Les délocalisations portent aussi atteinte à la politique visant à aménager de façon équilibrée le territoire national, en compensant les handicaps structurels de certains espaces par le jeu de la solidarité entre tous. En effet, la population française est inégalement touchée par ces licenciements massifs, car les industries concernées ne sont, bien sûr, pas réparties uniformément sur l'ensemble du territoire national. Il convient de rappeler que les régions Nord-Pas-de-Calais, Picardie, Ile-de-France, Rhône-Alpes, Centre et Pays de la Loire concentrent à elles seules plus de la moitié des 3 millions de salariés employés par des établissements industriels d'au moins 20 salariés. Dans les zones où l'industrie emploie traditionnellement une part importante de la population (voir carte ci-après), une vague de délocalisations conduisant à des licenciements économiques très importants peut déstabiliser durablement l'économie régionale.

graphique

L'étude réalisée en 1998 par MM. Hollard et Colletis constate ainsi que « certaines régions ont été véritablement sinistrées », et cite le cas des régions Lorraine et Champagne-Ardenne, dans lesquelles les effectifs employés par les industries de la filature et du tissage ont chuté de plus de 70 %. De même, dans le département du Maine-et-Loire, la crise de la chaussure a entraîné la disparition en deux ans d'environ 4 000 emplois, soit le tiers des effectifs du secteur, dans la seule région de Cholet. A Lannion, ville de 25 000 habitants, les restructurations affectant le secteur des télécommunications, employant jusque-là 7 000 salariés, se sont traduites par la suppression de 1 700 emplois. Enfin, en Picardie, les délocalisations ont conduit de nombreux groupes, tels que Wirlpool, Flodor et Magneti Morelli, à supprimer plus de 1 100 emplois ces dernières années.

Les régions frappées sont bien souvent celles qui cumulent déjà les difficultés économiques et sociales, de sorte que l'écart se creuse entre la situation des populations des zones favorisées et celle des habitants des zones en déclin. Cette situation pourrait s'aggraver dramatiquement du fait d'une politique de décentralisation qui ne vise pas, loin s'en faut, à assurer l'égalité des chances et des droits entre les différentes régions et départements. Seule l'impulsion de l'Etat, dans le cadre d'une politique volontariste d'aménagement du territoire, peut limiter la gravité de telles distorsions géographiques.

2. L'implantation des sites de production dans les pays en développement conduit à l'exploitation d'une main-d'œuvre bon marché

Les pays dans lesquels les grands groupes à l'origine des délocalisations choisissent d'implanter leurs sites de production sont, de plus en plus souvent, des pays en voie de développement. Comme cela a été précédemment expliqué, la France, pays économiquement développé et attaché à juste titre à son modèle de protection sociale, n'est pas en mesure de rivaliser avec des Etats dans lesquels les coûts de production liés au travail sont 10 fois, 30 fois, ou même souvent 60 fois plus bas (voir I B).

L'étude du CNRS réalisée en 1998 par MM. Hollard et Colletis souligne ainsi que « les pays industrialisés (...) importent de plus en plus massivement des pays à faible coût de main-d'œuvre ». Elle rappelle que, dans les secteurs du textile et de l'habillement, « la part des importations provenant des pays à bas salaires est passée, de 1985 à 1996, de 41 % à plus de 65 % », soit une hausse de 58 %. Ces pays sont bien ceux dans lesquels les grands groupes délocalisent fréquemment leurs sites de production, ce qui explique la multiplication parallèle des plans de licenciements boursiers en France dans les mêmes secteurs.

Le redéploiement en Asie du Sud-Est des filiales de groupes américains spécialisés dans la production de semi-conducteurs, constaté au cours des années 1970 et 1980, obéissait déjà à une logique identique : comme le remarquent les chercheurs du CNRS précités, « ces délocalisations étaient largement justifiées par le différentiel de coût salarial dans une activité à haute intensité de main-d'œuvre ».

Une approche arithmétique conduit naturellement les groupes, dont les actionnaires réclament toujours plus de bénéfices à l'échelle mondiale, à transférer leurs usines dans des pays émergents presque dépourvus de protection sociale (tels que le Bangladesh, le Sri Lanka, le Cambodge ou l'Indonésie). Pour écouler leur production à des prix défiant toute concurrence, ces groupes n'hésitent pas à faire travailler, dans des conditions souvent inhumaines, de jeunes enfants, dont les besoins sanitaires et éducatifs sont entièrement négligés. La direction des relations économiques extérieures (DREE) du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie rappelle d'ailleurs que les assurances vieillesse et maladie ne couvrent actuellement que 5 % de la population dans des pays tels que l'Inde et le Pakistan.

Il est probable que les citoyens qui connaissent cette réalité du tiers-monde, comme ceux qui subissent de plein fouet les vagues de licenciements économiques engendrées par les délocalisations, ne partagent pas l'appréciation de la DREE, qui affirme que « les délocalisations s'inscrivent dans une dynamique d'évolution de la division internationale du travail, bénéfique à l'économie dans son ensemble », avant d'ajouter qu'un tel cycle économique « est vertueux » au motif que « les IDE favorisent la baisse des prix (favorable au consommateur) et le développement des pays d'accueil ».

II.- SEULES DES MESURES D'URGENCE SONT DE NATURE
À LIMITER LES PRATIQUES DE DÉLOCALISATION
DE CERTAINES SOCIÉTÉS

La multiplication des délocalisations met en danger l'industrie française, prive des centaines de milliers de travailleurs de leur emploi et aggrave la « fracture territoriale » de la France. Les conséquences économiques et sociales de telles décisions ont conduit à une prise de conscience au sein des organisations professionnelles. La proposition de loi soumise à notre examen, fruit d'une longue concertation, est précisément destinée à apporter des réponses adaptées à ce phénomène économique nouveau.

A.- LA REPRÉSENTATION NATIONALE DOIT RAPPELER AVEC FERMETÉ LES ENTREPRISES A LEURS RESPONSABILITÉS SOCIALES

Le choix de transférer à l'étranger un site de production jusque-là implanté en France constitue une décision économique brutale. La représentation nationale doit donc rechercher les moyens de prévenir de telles situations et d'atténuer le préjudice social qui en résulte pour les salariés.

1. En suspendant les plans sociaux liés à des investissements à l'étranger et en mettant en place des commissions locales spécifiques

Lorsque la décision de délocaliser une usine hors de France est annoncée, il n'est pas trop tard pour agir. En effet, si l'image de l'entreprise peu être atteinte dans l'esprit du grand public, le savoir-faire des personnels et les moyens matériels de production demeurent : de ce point de vue, aucune raison objective et pratique n'empêche la poursuite de l'activité. Pourtant, le processus de délocalisation ne peut, juridiquement, être empêché : l'urgence de telles situations impose des mesures exceptionnelles et transitoires. Aussi l'article 1er de la proposition de loi soumise à l'Assemblée nationale prévoit-il la suspension provisoire de l'exécution de toutes les délocalisations en cours. L'article 2 prévoit par ailleurs l'annulation des suppressions d'emplois - il s'agit, plus précisément, des licenciements économiques - décidées dans ce cadre.

Ces dispositions, symboliquement fortes, visent à porter immédiatement un coup d'arrêt au processus des délocalisations et à stopper l'hémorragie d'emplois industriels qui l'accompagne.

Sur le plan des principes, elles rappellent aux chefs d'entreprises que l'empire de leur pouvoir de décision peut être limité dans l'intérêt général. Diriger un grand groupe industriel ne consiste pas seulement, en effet, à gérer un portefeuille d'investissements et à rechercher la rentabilité financière maximale ; cela revient aussi à être responsable du destin de milliers de salariés.

Sur le plan pratique, elles permettront de trouver le temps nécessaire à la recherche de solutions différentes, grâce à la mise en place de commissions locales spécifiques. L'article 2 prévoit ainsi la création, sous l'autorité des pouvoirs publics - concrètement, il devrait s'agir du préfet - de « cellules de crise » associant les personnels dirigeants des entreprises concernées, les représentants des salariés (par le biais des organisations syndicales représentatives), les élus locaux (par exemple les conseillers généraux et régionaux intéressés, en raison de leur expérience de « terrain » et des compétences des institutions qu'ils représentent), ainsi que des représentants d'acteurs économiques. La présence de ces derniers et, en particulier, d'institutions de crédit sera d'autant plus utile que les considérations financières jouent un rôle déterminant dans l'élaboration des décisions d'entreprises industrielles, dont le niveau d'endettement est souvent très important : c'est avec ces partenaires économiques que les élus locaux et les personnels doivent aussi rechercher des compromis permettant de poursuivre l'activité et de réduire, voire d'éviter, les licenciements envisagés.

2. En mettant fin au versement d'aides publiques sans contrepartie

La politique menée depuis deux ans pour stimuler l'activité économique a essentiellement consisté à réduire les contributions fiscales et les cotisations sociales des entreprises sans exiger en retour des engagements sociaux de leur part. Le cas des délocalisations illustre parfaitement les limites de cette politique, qui n'a généralement pas permis de soutenir l'emploi mais seulement d'accroître les bénéfices distribués par les grands groupes à leurs actionnaires. Votre rapporteur juge indispensable de rompre avec cette orientation qui fragilise inutilement les finances publiques de la France et ne constitue pas un levier d'action efficace pour créer des emplois.

Ainsi, les groupes industriels qui procèdent à des délocalisations ont souvent préalablement bénéficié, pendant plusieurs années, d'aides publiques et de baisses de cotisations patronales. Ce traitement public favorable constitue un avantage comparatif pour un groupe disposant d'une filiale en France. L'attrait qui en résulte pour les investisseurs permet de maintenir des sites de production en France dans un premier temps, mais ceux-ci sont fermés dès que l'avantage prend fin : au bout du compte, seul le groupe lui-même tire bénéfice de cette situation, tandis que les bassins d'emplois concernés sont fragilisés.

Pour éviter ces attitudes prédatrices, il serait nécessaire de subordonner l'obtention des aides publiques au respect d'engagements préalables de l'entreprise bénéficiaire à maintenir son activité et ses effectifs. A défaut de tels engagements, votre rapporteur considère qu'il est justifié d'exiger au moins, comme le prévoit l'article 5 de la proposition de loi, que le groupe bénéficiaire des avantages n'ait pas procédé à la délocalisation de l'une de ses filiales françaises dans l'année qui précède l'obtention des aides publiques. Il est en effet illusoire d'espérer une implantation stable et durable d'un groupe qui a déjà montré dans un passé récent son peu d'attachement à produire sur le sol français.

B.- UNE TAXATION DES ÉCHANGES LIÉS AUX DÉLOCALISATIONS DOIT LIMITER LE « DUMPING SOCIAL » DES PAYS EN DÉVELOPPEMENT

1. En dissuadant les investissements directs à l'étranger correspondant à des délocalisations

Comme cela a été précédemment exposé, tous les investissements directs à l'étranger (IDE) ne correspondent pas à des délocalisations, car certains investissements correspondent à la conquête par le groupe de nouveaux marchés à l'étranger sans fermeture de site en France.

Il est donc nécessaire de distinguer les diverses formes d'IDE en prenant en compte le contexte social dans lequel ils sont effectués, pour déterminer ceux qui portent atteinte à l'intérêt national. Si les catégories correspondantes n'existent pas actuellement du point de vue statistique, la distinction peut bel et bien être effectuée au plus près des réalités économiques par les organisations syndicales, par exemple dans le cadre des comités d'entreprises. Grâce à ce contrôle, il serait possible de soumettre les grands groupes industriels à une obligation d'information de l'administration sur tout projet d'investissement à l'étranger s'accompagnant d'un affaiblissement de l'activité du groupe en France, celle-ci étant appréciée à travers plusieurs variables connues (effectifs, production, valeur ajoutée).

Afin de prévenir efficacement les décisions aboutissant à des délocalisations, les IDE ainsi notifiés à l'administration devraient être rendus moins attractifs pour les entreprises. Pour ce faire, l'article 3 de la proposition de loi suggère de mettre en place une taxe spécifique, tout en renvoyant au pouvoir réglementaire le soin d'en déterminer les modalités.

Il reviendrait évidemment au législateur de déterminer l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement de telles impositions et qu'il serait nécessaire de mettre en place, en liaison avec les pays destinataires des investissements, un mécanisme de contrôle approprié. Il convient en outre de préciser que les IDE taxés devraient, aux termes de l'article 3 de la proposition de loi, avoir été effectués dans un objectif de pure rentabilité financière, ce qui peut sembler difficile à apprécier : en pratique, ces IDE devraient correspondre à des bénéfices non réinvestis par le groupe sur le sol français. D'une manière générale, la logique consistant à soumettre de tels flux à l'impôt semble pertinente : elle permet de compenser le coût des délocalisations pour les finances publiques (amoindrissement des recettes fiscales, accroissement des charges sociales liées au chômage) et de sensibiliser financièrement les entreprises, la logique de dissuasion étant plus pragmatique que celle de l'interdiction.

2. En pénalisant les importations de biens produits dans des conditions sociales inacceptables

Comme cela a été précédemment souligné, l'accroissement des importations va souvent de pair avec les délocalisations. Il est donc possible de dissuader les délocalisations en agissant sur l'autre versant de ce phénomène, c'est-à-dire en pénalisant non plus les flux financiers sortant de France dès lors qu'ils correspondent à des délocalisations, mais certains flux de marchandises entrant en France.

Aussi votre rapporteur propose-t-il de créer une taxe ciblée sur les importations de biens produits dans des conditions socialement inacceptables, comme le prévoit l'article 4 de la proposition de loi. La logique est, là encore, pertinente sur le plan de l'efficacité : les implantations à l'étranger étant souvent guidées par le faible coût de la main-d'œuvre locale, incontestablement exploitée dans de nombreux pays en développement, le renchérissement du coût du produit en France au moyen d'une taxe permettra de compenser ce « différentiel social » en rapprochant les coûts des différents produits. Grâce à cette mesure, les débouchés commerciaux offerts à ces produits d'importation pourraient être réduits, de même que l'intérêt des délocalisations.

Il convient bien entendu de préciser que de telles taxes devraient faire l'objet d'un accord dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) ; en pratique, l'affectation du produit de la taxe à un fonds de développement au profit des pays concernés devrait favoriser un compromis commercial.

Votre rapporteur estime par ailleurs que la taxe ainsi créée devrait prendre la forme d'une imposition progressive, dont le taux serait d'autant plus élevé que le « différentiel social » (écart entre les coûts respectifs de la main-d'œuvre par unité de production) entre la France et le pays d'importation serait important.

C.- LA PUISSANCE PUBLIQUE DOIT MOBILISER LES ÉNERGIES EN FAVEUR DE L'EMPLOI

1. En mettant en place une politique industrielle volontariste sur l'ensemble du territoire national

Les déséquilibres territoriaux engendrés par les délocalisations ne sont pas inéluctables. Une politique ambitieuse d'aménagement du territoire a précisément pour rôle de corriger les écarts de richesse entre les régions, tous en favorisant une répartition plus harmonieuse des activités économiques sur l'ensemble du territoire national. Il est indispensable, dans cette perspective, de mobiliser les moyens financiers de l'Union européenne et de l'Etat pour favoriser une réimplantation durable en France, dans les régions défavorisées, des industries les plus touchées par les délocalisations, au premier rang desquelles l'industrie textile et celle de l'habillement. C'est pourquoi l'article 6 de la proposition de loi vise à soumettre la politique d'aménagement du territoire à cet impératif de relocalisation des productions industrielles.

Une politique industrielle cohérente doit permettre à la France de retrouver un bon niveau d'activité dans ses industries traditionnelles, cet effort n'étant nullement incompatible avec la croissance des secteurs où les innovations technologiques occupent habituellement une place plus importante. Dans cette perspective, l'article 6 de la proposition de loi soumise à notre examen tend à fixer à la France un objectif industriel volontariste : « rapatrier en cinq ans un tiers des travaux effectués à l'étranger ».

Cette ambition, dotée d'un fondement législatif, ne constituerait pas une contrainte mais un guide pour l'action publique. Les activités visées par le texte de la proposition de loi pourraient être celles ayant antérieurement fait l'objet d'une délocalisation, la proportion annoncée (le tiers des travaux) devant être appréciée en nombre d'unités de production - un objectif en valeur n'ayant guère de sens en raison des écarts salariaux entre la France et les pays vers lesquels les sites de production ont été délocalisés.

2. En soutenant spécifiquement les productions françaises et les activités économiques fortement créatrices d'emplois

L'ensemble des dispositions contenues dans la proposition de loi constitue un panel de mesures de nature à éviter que la France ne subisse à l'avenir les délocalisations sans réaction des pouvoirs publics. Elles ne pourraient bien entendu pas résoudre à elles seules la crise profonde que traverse l'industrie française, mais permettent d'envisager une autre voie que celle du renoncement et de la passivité.

Votre rapporteur estime que cette proposition, pour être efficacement mise en œuvre et déboucher rapidement sur un surcroît d'activité industrielle en France, devrait s'accompagner d'efforts publics pour soutenir spécifiquement les productions françaises. Il est ainsi envisageable de mettre au point une identification harmonisée des produits industriels en provenance de France ou de l'Union européenne, visible et aisément compréhensible par le consommateur, sans que cela contredise les règles du commerce international. Si cette démarche s'accompagnait, comme cela a déjà été le cas dans le passé, d'une campagne publicitaire destinée à inviter les citoyens à tenir compte, dans leurs achats quotidiens, de la nécessité de « produire français », une évolution, même légère, des comportements de consommation en faveur de notre industrie pourrait certainement avoir lieu.

Parallèlement, la lutte contre le chômage devrait conduire les pouvoirs publics à faire porter les avantages fiscaux et sociaux prioritairement sur les activités économiques les plus créatrices d'emploi. A cet égard, les industries du textile, de l'habillement, de la chaussure, de l'électroménager ou encore de l'automobile, devraient être soutenues par l'Etat en contrepartie d'engagements en termes d'investissement matériel et de créations d'emplois sur le sol français. De ce point de vue, la proposition de loi soumise à notre examen, en mentionnant spécifiquement l'industrie du textile et de l'habillement, constitue un premier pas.

*

* *

Plus généralement, la proposition de loi soumise à la représentation nationale dégage plusieurs pistes audacieuses pour contrer la logique dévastatrice des délocalisations ; elle constitue avant tout un appel à l'action. En conséquence, votre rapporteur, conscient de la gravité des menaces que les délocalisations font peser sur l'industrie française et ses millions de salariés, ne peut qu'inviter la représentation nationale à adopter le texte qui lui est proposé.

EXAMEN EN COMMISSION

Lors de sa réunion du 25 février 2004, la Commission a examiné, sur le rapport de M. Maxime Gremetz, la proposition de loi de M. Maxime Gremetz (n° 1390) tendant à instaurer des mesures d'urgence pour lutter contre les délocalisations.

La Commission a désigné M. Maxime Gremetz rapporteur pour sa proposition de loi (n° 1390) tendant à instaurer des mesures d'urgence pour lutter contre les délocalisations.

Elle a ensuite procédé à l'examen de ce texte.

M. Maxime Gremetz, rapporteur, a d'abord regretté que les initiatives parlementaires ne fassent pas plus fréquemment l'objet d'un examen en commission et en séance publique. Il a ajouté que cette remarque ne s'inscrivait pas dans une démarche partisane, les majorités parlementaires successives n'ayant jamais modifié le règlement de l'Assemblée nationale pour remédier à cette situation.

Puis, il a rappelé que le Gouvernement, à l'appel du Président de la République, voulait faire de l'année 2004 celle de la lutte pour l'emploi. Il a jugé qu'une telle annonce était généreuse mais ne reflétait pas l'action réelle du Gouvernement et de la majorité. Il a souligné que le Gouvernement avait méthodiquement satisfait chacune des demandes formulées par le MEDEF et a jugé préoccupante et stupéfiante sa passivité face aux délocalisations et aux fermetures de sites de production. Il a ajouté que le Gouvernement ne pouvait plus avoir recours à la seule compassion et a estimé urgent de prendre des mesures courageuses pour remédier aux délocalisations.

Il a observé que l'emploi français était en crise, précisant que, selon l'INSEE, le nombre de chômeurs avait augmenté, en France entre avril 2002 et décembre 2003, de 224 000, alors qu'il avait diminué de 562 000 sur une période comparable entre 1999 et 2001. Il a noté que, dans la tourmente des « plans sociaux » qui avaient particulièrement frappé, depuis une dizaine d'années, les grandes régions industrielles françaises, un processus avait pris une importance croissante : celui des délocalisations, consistant pour les grands groupes à fermer leurs usines françaises pour les implanter à l'étranger, de préférence dans des pays à bas salaires.

Il a précisé que de telles décisions étaient prises, de plus en plus fréquemment, dans des conditions d'une extrême violence vis-à-vis des salariés, sans tenir compte de la situation des territoires concernés. Il a rappelé que certains observateurs avaient parlé de « patrons voyous » et a remarqué que le Président de la République s'était certes ému de tels comportements mais n'avait mis en œuvre aucune action pour y remédier. Il a estimé qu'il était pourtant urgent d'agir et a souligné l'intérêt, à cet égard, de l'initiative des députés du groupe communiste et républicain relative aux délocalisations, tout en annonçant le dépôt imminent d'une autre proposition de loi, relative à la lutte contre l'emploi précaire. Il a ajouté que les responsables politiques devaient non pas démissionner face à une supposée fatalité économique, mais plutôt agir résolument pour tenter de limiter de tels processus.

Il a considéré que les délocalisations constituaient d'abord un phénomène économique amplifié par la dérégulation planétaire des économies. Il a précisé que, même si l'on ne disposait pas de statistiques sur les délocalisations en tant que telles, l'étude de grandes variables économiques telles que la production, les plans de licenciements, les importations et les investissements directs à l'étranger mettait en évidence un accroissement des délocalisations en direction des pays en développement. Il a souligné que ces délocalisations se traduisaient par des licenciements économiques massifs - près de 1 500 plans sociaux en 2003, contre 1 086 en 2002 -, mais aussi par une dégradation de la balance commerciale de la France dans les industries où les pays à bas salaires permettent aux grands groupes de produire bien moins cher.

Il a estimé que, si ces grands groupes préféraient implanter leurs usines à l'étranger, ce n'était pas parce qu'ils peinaient à vendre leurs marchandises et connaissaient de ce fait une situation de crise, mais parce qu'ils étaient engagés dans une « course à la rentabilité » à l'échelle mondiale. Il a ainsi observé que la réduction de 20 % en dix ans des effectifs employés dans l'industrie française coïncidait avec une hausse de 20 % de la valeur ajoutée industrielle, jugeant que cela démontrait que la recherche de profits boursiers guidait les décisions prises.

Il a souligné que la libéralisation « sauvage » des échanges internationaux permettait à ces groupes d'investir à l'étranger sans aucun contrôle, remarquant que les flux d'investissements sortant de France représentaient désormais 10 % du PIB français, niveau particulièrement élevé au sein des pays développés. Il a ajouté que ces flux continuaient à augmenter et avaient été, au cours de la période 1996-2000, plus de deux fois plus importants que les flux d'investissements directs reçus par la France. Il a précisé qu'une étude publiée par l'INSEE en novembre 2003 soulignait que « les entreprises constamment internationalisées entre (1986 et 1992) perdent plus d'emplois, ou en créent moins, que celles qui ne le sont pas ».

Il a ensuite considéré que les délocalisations constituaient également une menace pour le potentiel productif de la France. Il a rappelé que les groupes ayant recours à des délocalisations justifiaient leur approche par l'importance du « différentiel social » existant entre la France et d'autres pays : produire français serait trop cher, comparé aux économies envisageables en employant une main-d'œuvre bon marché dans des pays en développement. Il a toutefois souligné que cette situation résultait de conditions de travail souvent indignes dans les pays en développement. Il en a conclu qu'il convenait d'améliorer la protection des travailleurs du tiers-monde, et non d'affaiblir celle des travailleurs français. Il a en outre indiqué que le coût horaire de la main-d'œuvre en France, bien qu'il soit nettement moins élevé qu'au Japon, ne pourrait de toute façon jamais rivaliser avec celui d'un pays en développement tant l'écart, variant de 1 à 10, voire de 1 à 60 entre la France et ces pays, est important.

Il a donc estimé que l'exigence permanente du MEDEF de voir baisser les cotisations patronales était un leurre, ajoutant que chacun pouvait constater que cette politique n'avait aucun effet favorable sur l'emploi. Il a donc regretté que, sur un budget de l'emploi s'élevant, dans le projet de loi finances pour 2004, à 32 milliards d'euros, 20 milliards aient été consacrés à la compensation de ces exonérations. Il a jugé que la progression sensible du chômage, atteignant près de 10 % de la population, montrait que cette démarche n'avait pas produit les résultats escomptés.

Puis, il a observé que les délocalisations contribuaient à faire progressivement disparaître les grandes industries nécessaires au développement économique de la France. Il a ainsi noté que la production manufacturière avait reculé chaque trimestre sans exception depuis deux ans et demi dans le secteur de l'habillement, du cuir et des chaussures, la chute de la production s'élevant à près de 20 % en un an dans ce secteur. Il a rappelé qu'entre l'automne 2002 et l'automne 2003, la baisse atteignait 9,8 % pour les produits textiles, 6,1 % pour la sidérurgie et la métallurgie, et 21,3 % pour le matériel ferroviaire.

Il a remarqué que ce processus s'était accéléré depuis deux ans mais était bien sûr plus ancien, les gouvernements successifs n'ayant pas su le maîtriser. Il a souligné que le secteur de l'habillement et des fourrures avait perdu près de 40 % de ses entreprises et le tiers de ses effectifs depuis 1995, tandis que, dans l'industrie textile proprement dite, les effectifs salariés chutaient de plus de 10 %, la baisse atteignant 15 % dans la sidérurgie et la transformation première de l'acier. Il a précisé que les industries de pointe, faisant appel à des compétences de haut niveau, étaient également affectées par les mouvements de délocalisations en France, comme en attestent de nombreux exemples de plans sociaux dans l'aérospatiale, l'informatique ou les télécommunications.

Il a ensuite considéré que les délocalisations favorisaient le chômage de masse en France et l'exploitation des travailleurs dans les pays en développement. Il a rappelé que, pour la première fois depuis dix ans, les effectifs employés dans l'industrie française dans son ensemble avaient diminué en 2003 d'environ 30 000 emplois, ajoutant que cette dégradation récente de la situation globale allait de pair avec des crises sectorielles plus anciennes, comme dans les secteurs de l'habillement et de la chaussure, dont les effectifs avaient été divisés par deux en 15 ans. Il a souligné que la réinsertion professionnelle des salariés licenciés dans ces conditions s'avérait particulièrement délicate, en raison de l'âge souvent assez avancé des ouvriers et de la concentration géographique des plans sur de mêmes bassins d'emplois. Il a remarqué qu'à ces difficultés déjà presque insolubles s'ajoutait, depuis deux ans, la réduction des droits sociaux des travailleurs concernés.

Enfin, il a observé que les délocalisations portaient atteinte à la politique visant à aménager de façon équilibrée le territoire national. Il a en effet rappelé que les régions Nord-Pas-de-Calais, Picardie, Ile-de-France, Rhône-Alpes, Centre et Pays de la Loire concentraient à elles seules plus de la moitié des 3 millions de salariés employés par des établissements industriels d'au moins 20 salariés. Il a considéré que, dans les zones où l'industrie emploie traditionnellement une part importante de la population, une vague de délocalisations conduisant à d'importants licenciements économiques, pouvant parfois être qualifiés de « licenciements boursiers », pouvait déstabiliser durablement l'économie régionale, aggravant de ce fait la « fracture territoriale » en France. Il a cité le cas de la région Picardie, dans laquelle les entreprises Honeywell, Magnetti Marelli, Flodor et Whirlpool avaient délocalisé leurs sites de production aux Etats-Unis, en Italie et en Slovaquie, parfois dans des conditions scandaleuses, ce qui avait conduit à la disparition de plus de 1 100 emplois.

Il a par ailleurs remarqué que l'implantation des sites de production dans les pays en développement conduisait à l'exploitation d'une main-d'œuvre bon marché. Il a indiqué que les études montraient que les pays industrialisés importaient de plus en plus massivement leurs marchandises des pays à faible coût de main-d'œuvre, la part des importations provenant des pays à bas salaires étant ainsi passée, dans les secteurs du textile et de l'habillement, de 41 % en 1985 à plus de 65 % en 1996.

Il a précisé qu'une approche arithmétique conduisait naturellement les groupes, dont les actionnaires réclamaient toujours plus de bénéfices à l'échelle mondiale, à transférer leurs usines dans des pays émergents presque dépourvus de protection sociale, tels que le Bangladesh, le Sri Lanka, le Cambodge ou l'Indonésie. Il a ajouté que, pour écouler leur production à des prix défiant toute concurrence, ces groupes n'hésitaient pas à faire travailler, dans des conditions souvent inhumaines, de jeunes enfants, dont les besoins sanitaires et éducatifs étaient entièrement négligés.

Il a observé que les conséquences économiques et sociales dramatiques des délocalisations avaient conduit à une prise de conscience au sein des organisations professionnelles, et a souligné que la proposition de loi soumise à la Commission, fruit d'une longue concertation, visait à répondre à ce phénomène économique d'ampleur et à l'oisiveté du Gouvernement sur le sujet.

Il a estimé que ce texte proposait d'abord de rappeler avec fermeté les entreprises à leurs responsabilités sociales. Il a ainsi indiqué que la proposition de loi prévoyait un moratoire sur les délocalisations et la suspension des licenciements économiques liés à des investissements à l'étranger, le temps nécessaire pour que des commissions locales spécifiques, associant les élus locaux, les partenaires sociaux et les acteurs économiques sous l'égide des pouvoirs publics, puissent mettre au point des solutions pour poursuivre l'activité et préserver l'emploi.

Il a par ailleurs considéré qu'il conviendrait de mettre fin au versement d'aides publiques à des entreprises dont aucun effort n'est exigé en retour, dans la mesure où cela n'avait jamais permis de soutenir l'emploi mais seulement d'accroître les bénéfices distribués par les grands groupes à leurs actionnaires. Il a précisé que le texte examiné proposait, dans cet esprit, de n'accorder ces aides qu'aux groupes n'ayant pas délocalisé l'une de leur filiale implantée en France au cours de l'année qui précède l'obtention de l'aide. Il a estimé que cette mesure permettrait de limiter les comportements les plus choquants, ajoutant qu'il était illusoire d'espérer l'implantation stable et durable de groupes qui avaient montré dans un passé récent leur peu d'attachement à produire sur le sol français.

Il a noté que la proposition de loi prévoyait ensuite, pour limiter le « dumping social » des pays en développement, de taxer les échanges liés aux délocalisations. Il a remarqué que cela consistait d'abord à rendre moins rentables les investissements directs à l'étranger correspondant à des délocalisations. Il a jugé possible de s'appuyer sur les organisations syndicales pour obliger les grands groupes à informer l'administration de tout projet d'investissement à l'étranger s'accompagnant d'un affaiblissement de l'activité du groupe en France, en termes d'effectifs, de production ou de valeur ajoutée. Il a précisé que ces investissements, effectués dans un objectif de pure rentabilité financière, feraient alors l'objet d'une taxe spécifique, ce qui permettrait à la fois de sensibiliser financièrement les entreprises et de compenser le coût des délocalisations pour les finances publiques.

Il a ensuite fait valoir que, pour agir sur l'autre versant des délocalisations, les flux de marchandises entrant en France, la proposition de loi suggérait de créer une taxe ciblée sur les importations de biens produits dans des conditions socialement inacceptables. Rappelant que les implantations à l'étranger étaient souvent guidées par le faible coût de la main-d'œuvre locale, il a estimé que le renchérissement du coût du produit en France au moyen d'une taxe permettrait de compenser ce « différentiel social » en rapprochant les coûts des différents produits. Il a considéré que, grâce à une telle mesure, les débouchés commerciaux offerts à ces produits d'importation pourraient être réduits, de même que l'intérêt des délocalisations. Il a ajouté que l'affectation du produit de la taxe à un fonds de développement au profit des pays concernés pourrait favoriser un compromis commercial.

Il a enfin indiqué que la proposition de loi proposait de mettre la politique d'aménagement du territoire au service de la relance de l'industrie dans les régions sinistrées, afin de limiter les déséquilibres territoriaux engendrés par les délocalisations. Il a souligné que cela supposait une mobilisation des moyens financiers de l'Union européenne et de l'Etat pour favoriser une réimplantation durable en France, dans les zones défavorisées, des industries les plus touchées par les délocalisations, au premier rang desquelles l'industrie textile et celle de l'habillement. Il a remarqué que la proposition de loi visait à soumettre la politique d'aménagement du territoire à cet impératif de relocalisation des productions industrielles, tout en fixant à la France un objectif industriel volontariste : « rapatrier en cinq ans un tiers des travaux effectués à l'étranger ». Il a ajouté que cet effort pourrait être facilité en invitant les consommateurs à consommer de préférence des biens produits en France ou dans l'Union européenne, et en ciblant les avantages fiscaux et sociaux prioritairement sur les activités économiques les plus créatrices d'emploi, en contrepartie d'engagements en termes d'investissement matériel et de créations d'emplois sur le sol français.

Il a conclu en considérant que la proposition de loi soumise à la Commission dégageait plusieurs pistes audacieuses pour contrer la logique dévastatrice des délocalisations et constituait avant tout un appel à l'action. Il a indiqué que, pour sa part, conscient de la gravité des menaces que les délocalisations faisaient peser sur l'industrie française et ses millions de salariés, il ne pouvait qu'inviter la Commission à adopter ce texte ou à proposer de l'enrichir. Il a annoncé qu'il était ouvert à toute initiative constructive allant en ce sens, soulignant que l'inaction serait la pire des attitudes.

Après avoir remercié le rapporteur pour sa participation, probablement furtive, aux travaux de la Commission, M. Jean-Claude Lenoir, s'exprimant au nom du groupe UMP, lui a demandé s'il avait associé des juristes et des économistes à la large concertation qu'il prétendait avoir menée sur le problème des délocalisations, compte tenu du caractère irréaliste de certaines dispositions de sa proposition de loi.

Il a néanmoins exprimé son accord avec le constat dressé par le rapporteur, selon lequel les délocalisations d'entreprises, ayant débuté au moment la crise pétrolière des années 1970 avec la délocalisation de la production des machines-outils, restaient un sujet d'actualité très préoccupant pour nos concitoyens. Il a en outre précisé que de très nombreux pays étaient concernés par ce phénomène, rappelant que les anciens pays d'implantation des entreprises délocalisées, comme le Portugal, l'Irlande ou même Taïwan, qui produit pourtant 70 % des ordinateurs et 90 % des téléphones portables, souffraient désormais à leur tour de la préférence de certaines entreprises pour des pays à très bas salaires comme la Chine.

Il a ensuite estimé qu'il était toujours délicat d'avancer des chiffres sur les délocalisations, mais qu'il fallait modérer les déclarations parfois alarmistes sur leur impact en termes d'emploi. Il a ainsi rappelé qu'entre 1997 et 2001, les 10 secteurs de l'industrie manufacturière française dont les investissements directs à l'étranger ont été les plus importants avaient investi 37 milliards d'euros en France, créant de ce fait 100 000 emplois. Il a donc conclu qu'il n'existait pas de corrélation simple entre les investissements d'une entreprise à l'étranger et la suppression d'emplois en France.

Il a ensuite voulu rappeler à l'opposition d'aujourd'hui que la France était passée, selon les chiffres de l'ONU, entre 1995 et 2000, du 3ème rang mondial, derrière les Etats-Unis et la Chine, au 8ème rang mondial en termes d'investissements directs étrangers en France, et du 22ème rang au 29ème rang mondial pour sa balance des investissements entre 1995 et 2000, sans que le Gouvernement précédent, ni le groupe des député-e-s communistes et républicains, n'aient estimé nécessaire d'intervenir.

Il a ensuite indiqué qu'il était très difficile de souscrire aux dispositions de la proposition de loi, dès lors qu'elles s'appuyaient sur une logique dirigiste et prévoyaient l'instauration de contingents d'importation totalement à contre-courant des règles de fonctionnement de l'économie mondiale contemporaine.

Il a en outre estimé que l'article 1er de ce texte, tendant à suspendre les délocalisations des entreprises hors de France, était contraire au principe de l'autonomie de gestion des entreprises. Il a ensuite souligné que la disposition prévoyant la taxation des investissements profitables conduirait paradoxalement à privilégier ceux qui ne le sont pas, voire à condamner le profit lui-même.

Il s'est par ailleurs alarmé des dispositions, prévues par l'article 4 de la proposition de loi, visant à taxer les importations provenant des pays en développement, estimant que cela revenait à condamner le développement économique de ces pays et à substituer une logique d'assistance à une logique reposant sur leur développement.

Quant à la disposition selon laquelle il faudrait rapatrier en cinq ans un tiers des « travaux effectués à l'étranger » dans le domaine du textile et de l'habillement, il a estimé qu'elle relevait d'une planification de type soviétique, que le rapporteur était seul à défendre aujourd'hui, puisqu'elle avait été abandonnée depuis plus de dix ans par les pays qui l'avaient pratiquée.

Il a conclu en dénonçant la logique dirigiste, anti-capitaliste et protectionniste de cette proposition de loi conduisant à appauvrir la France en l'isolant et à diaboliser le profit pour instaurer un hypothétique nouvel ordre mondial. Il a donc indiqué que les députés du groupe UMP ne pouvaient souscrire à ce « grand rêve » et, en conséquence, ne seraient pas favorables à son adoption.

M. Christian Bataille, s'exprimant au nom du groupe socialiste, a tenu à saluer la qualité du rapport de M. Maxime Gremetz, ainsi que la solidité de son argumentation, tout en annonçant que le groupe socialiste proposerait d'amender le texte de la proposition de loi pour améliorer les solutions envisagées au problème indéniable des délocalisations d'entreprises et de l'avenir de l'industrie française et de ses emplois.

Il a tenu à dénoncer l'analyse, souvent avancée par le patronat, selon laquelle la France devrait se spécialiser dans les activités tertiaires, en laissant son industrie, aujourd'hui textile ou sidérurgique mais demain automobile, être progressivement délocalisée dans les pays à bas salaires.

Rappelant que l'industrie était trop souvent considérée comme un secteur polluant, il a estimé nécessaire d'élargir la réflexion sur les délocalisations aux questions environnementales, dans la mesure où la pollution générée par les entreprises industrielles offre un argument facile en faveur de leur délocalisation dans les pays où la réglementation est moins contraignante.

Il a enfin regretté les propos de M. Jean-Claude Lenoir selon lesquels la planification n'aurait plus aucun rôle à jouer en France, rappelant que certains pays considérés comme libéraux, tels la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, étaient aujourd'hui obligés de reconnaître que l'Etat doit définir un minimum de critères de production. Fort de cet exemple, il a estimé que la France ne devait pas faire l'économie d'une politique de planification et rappelé qu'une partie du groupe UMP devait, de ce point de vue, s'inscrire dans la filiation de l'ère gaullienne durant laquelle la planification était considérée comme une « ardente obligation ».

A titre d'exemple, il a estimé que, dans des domaines aussi divers que la santé, l'aménagement du territoire ou l'éducation, l'Etat ne pouvait omettre de prévoir aujourd'hui le nombre de médecins, d'hôpitaux et d'enseignants propres à éviter les déséquilibres sociaux de demain.

Il a conclu en indiquant que le groupe socialiste serait favorable à l'adoption de cette proposition de loi, sous réserve de l'adoption de ses amendements.

M. François Brottes a estimé que les arguments développés par M. Jean-Claude Lenoir conduisaient à remettre en cause l'action en faveur d'Alstom, décidée par le Gouvernement, avec une sagesse qui, bien qu'inhabituelle, devait être soulignée.

Il a rappelé que personne n'avait intérêt à favoriser le « dumping social », dans la mesure où celui-ci conduit non seulement à précariser les salariés des pays développés, mais aussi les entreprises délocalisées qui ne trouvent pas les possibilités de développement nécessaires auprès d'une population dont le pouvoir d'achat est réduit.

Il a toutefois estimé que personne ne devait empêcher une entreprise de s'installer à l'étranger pour y produire ou y commercialiser ses produits, puisque cette diversification est bénéfique pour son développement économique, à moins que cette croissance externe de l'activité de l'entreprise s'accompagne d'une baisse de son activité industrielle en France.

A cet effet, il a donc annoncé qu'il présenterait un amendement complétant l'article 1er de la proposition de loi, pour définir la délocalisation comme l'arrêt ou la réduction de l'activité économique d'un site industriel ou de services à l'industrie, dans le but de transférer totalement ou partiellement cette activité à l'extérieur du territoire national.

Il a en effet estimé que cette définition permettrait d'éviter les équivoques à partir desquelles étaient souvent développés des arguments spécieux sur le problème des délocalisations.

M. Jean-Claude Lemoine a indiqué qu'il avait été très intéressé par le sujet de cette proposition de loi et intrigué par son auteur, mais que les mesures proposées étaient inacceptables. A titre d'exemple, il a indiqué qu'il était dangereux d'empêcher les entreprises françaises d'investir à l'étranger, comme le propose l'article 3 de la proposition de loi, et qu'il était inacceptable de prévoir, comme le fait l'article 4 de ce texte, la taxation des importations provenant des pays en développement, car cela entraverait leur développement.

A l'inverse, il a considéré qu'il convenait de prévenir les délocalisations en favorisant l'attractivité du territoire national, afin que les entreprises aient, en France, des coûts de production inférieurs ou égaux à ceux de leurs concurrents étrangers.

Il a donc estimé qu'il serait plus pertinent de prévoir une réduction des charges et des frais fixes pesant sur les entreprises françaises, de façon à assurer leur compétitivité par rapport à celle des autres pays européens, ainsi que d'envisager la suppression de l'impôt de solidarité sur la fortune et de l'impôt sur les sociétés.

M. Pierre Ducout a jugé indispensable, malgré l'intérêt de tous les pays à développer les échanges internationaux, de constater que les délocalisations pouvaient avoir des conséquences catastrophiques pour les travailleurs concernés.

Il a considéré que la proposition de loi discutée comportait de nombreux articles intéressants, dont certains, tels que les articles 2 et 4, pourraient être utilement complétés ou mieux rédigés, comme le proposeraient plusieurs amendements déposés par les membres du groupe socialiste.

Se référant au projet de loi relatif aux responsabilités locales, il a souligné l'importance du rôle joué par les collectivités territoriales pour faire face à de tels processus économiques. Il a cité le cas d'une entreprise du secteur informatique, implantée en Gironde, pour laquelle seule une intervention extérieure, visant à garantir l'équilibre financier, permettait d'éviter une délocalisation. Il a estimé que de telles situations montraient qu'il était pertinent, face à un projet de délocalisation, de subordonner la possibilité de supprimer des emplois à la création préalable d'une cellule de crise et a proposé un amendement en ce sens.

S'agissant de l'article 4 de la proposition de loi, il a jugé nécessaire de prendre en compte le déséquilibre commercial créé, aux dépens de la France, par les importations de marchandises produites à moindre coût. Il a indiqué qu'il proposerait donc d'ajouter à l'article 4 une référence à cette notion de déséquilibre des échanges commerciaux entre pays et a proposé un amendement en ce sens. Il a enfin suggéré, au cas où la Commission européenne n'interviendrait pas elle-même pour endiguer les mouvements de délocalisation, d'invoquer le principe de subsidiarité pour permettre à la France de le faire directement.

M. Yves Simon a rappelé que l'ensemble des commissaires étaient confrontés à des délocalisations d'entreprises ; il a évoqué les conséquences de la sortie du dispositif d'aide à la mise en place des 35 heures, et rappelé que cette mesure avait, à elle seule, mécaniquement accru de 11 % le coût des heures travaillées pour les entreprises.

Rappelant la part des importations dans la production industrielle et agricole française, il est enfin revenu sur les propos tenus il y a quelques années par M. Lionel Jospin, alors Premier ministre, qui avait dénoncé la décision du groupe Michelin de ne pas renouveler 7 500 contrats le liant à des salariés. Il a regretté que l'on n'ait pas davantage insisté à l'époque sur le fait que ce groupe employait en France environ 130 000 personnes, alors qu'il avait fait savoir à maintes reprises qu'une délocalisation complète de sa production lui permettrait de faire des économies.

En réponse aux divers intervenants, M. Maxime Gremetz, rapporteur, a apporté les précisions suivantes :

- la proposition de loi discutée a été élaborée à l'Assemblée nationale avec la participation de nombreux représentants de salariés menacés par des projets de délocalisations, ainsi que d'entreprises. Ces représentants ont exposé leur situation et fait part de leur désarroi, en demandant aux élus d'intervenir par tous moyens pour écarter le danger. Le texte issu de cette concertation n'est bien sûr pas parfait mais sa présentation devant l'Assemblée nationale correspond à un engagement, et permettra de faire connaître à tous les citoyens la position des différents groupes politiques sur cette question ;

- les nombreux chiffres figurant dans le rapport proviennent de diverses études conduites par des spécialistes et des institutions officielles ; ces données répondent très largement aux interrogations soulevées.

Le rapport indiquera ainsi que, selon une étude du Service des études et des statistiques industrielles (SESSI) du ministère de l'économie, des finances et de l'industrie, la déréglementation de l'économie mondiale a conduit les « groupes industriels internationaux (à) spécialis(er) leurs sites de production pour réaliser des économies d'échelle ». Le SESSI ajoute que, dans ce contexte, de grands groupes mondiaux sont apparus depuis une dizaine d'années et « multiplient les échanges internationaux entre filiales » : les 500 plus grands d'entre eux contrôleraient à eux seuls 70 % du commerce mondial et 90 % des investissements directs à l'étranger.

Le rapport rappellera par ailleurs que les chiffres d'affaires mondiaux cumulés des 32 grands groupes français non financiers du CAC 40 ont augmenté de 70 % entre 1997 et 2002, tandis que la part de leurs effectifs sur le territoire national passait de 50 % à 35 % de leurs effectifs totaux.

En tout état de cause, il convient d'éviter d'incriminer tous les investissements directs à l'étranger, seuls ceux correspondant à des délocalisations devant être découragés ;

- l'attitude du groupe Whirlpool à Amiens est révélatrice : les actionnaires de ce groupe, qui fabriquait à Amiens des lave-linges et des sèche-linges, ayant exigé une rentabilité non plus de 12 % mais de 16 % par an, le site de production a été aussitôt délocalisé en Slovaquie, privant d'emplois, sans raison industrielle valable, environ 450 salariés dans une région déjà sinistrée. De tels comportements ne doivent évidemment pas être confondus avec la recherche légitime de nouveaux marchés à l'étranger, qui peut conduire une entreprise à compléter son implantation française par d'autres implantations dans le monde ;

- en pratique, la notion de délocalisation correspond généralement à un double processus économique : la fermeture d'un site de production en France pour le transférer à l'étranger est suivie, dans un second temps, de l'importation des marchandises produites hors de France à coût réduit ;

- la proposition de loi ne suppose nullement un retour à la planification. Les règles élaborées dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) peuvent être utiles lorsqu'elles contribuent à réguler davantage les échanges internationaux. L'objectif primordial de la proposition de loi est de préserver l'emploi des salariés victimes des délocalisations ;

- la mise en place d'un moratoire sur les délocalisations et la suspension des plans de licenciements n'est pas impossible, comme en témoignent les propos très récents de Mme Nicole Fontaine, ministre déléguée à l'industrie, qui a jugé trop faible, s'agissant d'une délocalisation particulièrement violente, l'expression de « patrons-voyous » et a annoncé que toute opportunité permettant la poursuite de l'activité devait être étudiée et immédiatement saisie dès lors qu'elle avait la « moindre chance » de réussir ;

- la référence à un nouvel ordre mondial correspond aux vœux formulés par le Président de la République lors d'un récent discours ;

- la proposition de loi, élaborée avec l'aide des salariés aujourd'hui concernés par les délocalisations, peut évidemment être amendée, notamment pour préciser la notion de délocalisation. Il s'agit d'un texte politiquement essentiel, sur lequel chaque député devra se prononcer en plein accord avec sa conscience.

Il a conclu en se déclarant ouvert à un examen constructif des différentes propositions d'amendement qui avaient été évoquées, et en souhaitant que la discussion en séance publique permette une large concertation, au cours de laquelle chacun pourrait se déterminer en conscience.

Le Président Ollier s'est félicité de la richesse du débat auquel cet examen en Commission avait donné lieu, et a tenu à souligner que la question évoquée ne pouvait laisser personne insensible. Il a noté que les députés membres du groupe socialiste étaient favorables à la proposition de loi et s'est, par conséquent, interrogé sur les raisons pour lesquelles elle n'avait pas été présentée durant la législature précédente, alors que les groupes politiques la soutenant aujourd'hui disposaient à l'époque de la majorité à l'Assemblée nationale. Il a rappelé qu'au contraire la loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale n'avait abordé la question qu'en s'en tenant à de prudentes mesures d'information des salariés, telles que l'examen, par des commissions locales de concertation associant les partenaires sociaux sous l'égide du préfet, de solutions préservant l'emploi. Il a insisté sur la complexité du phénomène, faisant état d'informations récentes selon lesquelles il faudrait quinze ans à la Hongrie pour rattraper le niveau de vie moyen de la Communauté européenne actuelle, ce délai atteignant même trente ans dans le cas de la Pologne.

Il a surtout insisté sur la complexité liée à l'ambiguïté des concepts utilisés pour appréhender le phénomène des délocalisations. Il a noté le souci louable de M. François Brottes de proposer une définition de la délocalisation, mais s'est interrogé sur tous les autres concepts juridiquement très incertains figurant dans la proposition de loi, tels que les « suppressions d'emplois », « l'affaiblissement de l'emploi », le « taux de profit maximum », les « produits à faible coût » ou le « différentiel social ». Il a indiqué que toutes ces notions renvoyaient certes intuitivement à des réalités que l'on pouvait se représenter, mais n'étaient pas suffisamment précises en elles-mêmes pour servir de fondement à des dispositions législatives, qui devaient impérativement être sans ambiguïté pour devenir réellement opérationnelles.

Il a constaté que cette grande imprécision des termes utilisés montrait que la proposition de loi n'était pas encore suffisamment aboutie et devrait conduire les commissaires à refuser, en l'état, d'examiner ses articles.

La Commission a alors décidé de ne pas procéder à l'examen des articles et en conséquence de ne pas formuler de conclusions.

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N° 1453 - Rapport sur la proposition de loi sur les  mesures d'urgence pour lutter contre les délocalisations (M. Maxime Gremetz)


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