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Commission des affaires étrangères

Mercredi 9 avril 2008

Séance de 10 h 30

Compte rendu n° 44

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Audition de Mme Heather Stoddard, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), et de Mme Katia Buffetrille, ingénieur de recherches à l’Ecole pratique des hautes études, sur la situation au Tibet

Audition de Mme Heather Stoddard, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), et de Mme Katia Buffetrille, ingénieur de recherches à l’Ecole pratique des hautes études, sur la situation au Tibet

Le président Axel Poniatowski a remercié Mme Katia Buffetrille et Mme Heather Stoddard d’avoir répondu à l’invitation de la commission des affaires étrangères, qui souhaite organiser plusieurs auditions sur la situation au Tibet. L’ambassadeur de Chine en France, également convié dans ce cadre, n’a pas encore répondu favorablement.

Il a ensuite présenté les deux intervenantes et rappelé le but de cette audition.

Mme Katia Buffetrille est docteur de l’Université Paris X, ethnologue et tibétologue à l’École pratique des Hautes-Etudes. Elle a notamment écrit un article publié dans le Monde sous le titre « Chine et Tibet, une si longue histoire ». Mme Heather Stoddard est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales, responsable des études tibétaines, et spécialiste de l’histoire et de la littérature au Tibet.

L’intérêt que l’Occident porte au peuple tibétain, dont l’exil du Dalaï Lama témoigne du sort difficile, s’est mu en une véritable inquiétude, depuis que le monde a eu connaissance de la répression violente conduite par les autorités chinoises contre les manifestations de Tibétains, à Lhassa, mais aussi dans d’autres provinces chinoises. Au-delà de ces événements tragiques, il s’agit de mieux comprendre le processus à l’œuvre au Tibet depuis les débuts de l’occupation chinoise et dans quelle mesure il remet en cause l’existence même du peuple tibétain.

Mme Heather Stoddard a souhaité présenter brièvement l’histoire du Tibet.

Le gouvernement de la République populaire de Chine proclame que le Tibet fait partie de la Chine, soit depuis toujours, soit depuis le XIIe siècle, soit depuis le XIIIe. Les Tibétains, pour leur part, surtout ceux qui sont en exil et peuvent s’exprimer, affirment au contraire que le Tibet a toujours été indépendant, ou du moins pendant la majeure partie de son histoire. En Occident, l’on trouve tout cela bien compliqué, mais l’on considère que l’essentiel est de respecter le droit à l’autodétermination des peuples : les Tibétains ont le droit de décider de leur avenir.

Le gouvernement chinois œuvre à la modernisation du Tibet depuis l’invasion de 1951, mais il a perdu la bataille de l’endoctrinement, comme en témoigne le soulèvement massif et rapide de 5 millions de Tibétains contre 1,3 milliard de Chinois et la puissante armée de la République populaire de Chine. Comment expliquer cette situation ?

L’Occident, notamment la France, est conscient qu’il existe différents points de vue de l’Histoire. La Chine possède une grande tradition de l’histoire dynastique, fondée sur sa propre vision de l’Univers et de sa place d’Empire du Milieu, ainsi que sur le rôle de l’Empereur, comme force vertueuse. Tout, sous le Ciel, lui appartenait. Toute personne qui se rendait à la Cour était un vassal. Tout visiteur étranger était un barbare qui portait le tribut. Mais l’Empereur restait chez lui. Dans le système confucianiste, la politique de non-intervention et d’harmonie universelle était fondamentale. Aujourd’hui, la situation en République populaire de Chine est profondément différente.

L’intelligentsia tibétaine, tout en étant bouddhiste et religieuse, poursuit depuis un millénaire l’écriture de sa propre histoire. Leurs sources sont riches et multiples, depuis les VIIIe et IXe siècles.

Les deux protagonistes ont des visions tout à fait opposées de la question. Les Tibétains, les Mongols et les Mandchous, peuples de l’Asie Centrale, n’ont pas plus adopté l’écriture chinoise, que le système de gouvernement ou la pensée confucianiste. En dehors du couloir de la route de la soie, en Asie Centrale, aucune dynastie han ne s’est approprié de territoire. Au contraire, pendant plus de la moitié de leur histoire, les barbares d’Asie Centrale ont régné sur la Chine et sur d’autres immenses territoires, à travers le continent eurasiatique. L’argument de la République populaire de Chine, selon lequel tout le territoire de tout empire barbare qui régnait sur elle lui appartient, est discutable, surtout à notre époque post-impériale. Ce n’est pas parce que les Britanniques ont régné sur l’Inde et la Birmanie que la Birmanie appartient à l’Inde aujourd’hui. Ce n’est pas parce que les Mongols ont régné sur un vaste empire eurasiatique, y compris la Chine et le Tibet, que le Tibet appartient aujourd’hui aux Chinois. Le Tibet, autant que tout autre peuple de l’Asie Centrale qui a été sous la domination de la Chine, a vu son histoire malmenée par les écrivains chinois modernes, afin de la rendre conforme à leur point de vue idéologique. L’argument des Chinois est d’autant moins compréhensible que le régime communiste s’est proclamé anti-impérialiste. Or, leurs revendications sont fondées sur le territoire qui appartenait à leurs ennemis jurés, les Mandchous, lesquels ont régné sur la Chine pendant deux siècles et demi.

Le haut plateau tibétain se distingue parfaitement du reste de l’Asie, et c’est cette zone qui est peuplée depuis le début de la période historique tibétaine par le peuple tibétain. Entre le VIIe et le IXe siècle, le Tibet s’est réunifié pour former un empire militaire, peu connu en Occident, mais qui a régné sur une grande partie de l’Asie centrale pendant deux siècles, et pouvait rivaliser avec la Chine des Tang et le califat abbasside. Cet empire s’est écroulé au milieu du IXe siècle. Une période de dissolution et de reconstruction d’une nouvelle structure sociale et d’une nouvelle vision du monde et de l’être humain, a suivi, avec l’implantation du bouddhisme. Puis vint la confrontation entre les Tibétains et les Mongols qui ont régné sur la majeure partie de l’Empire eurasiatique, dont la Chine faisait partie. Le Tibet avait un statut à part, car cela dépendait d’une relation privilégiée entre Tibétains et Mongols, où le précepteur impérial à la cour des Mongols était tibétain, originaire de la lignée Sakyapa qui gouvernait le Tibet à cette époque, au nom des Mongols.

A la suite de l’écroulement de l’empire mongol, la dynastie Ming, une dynastie fondée par un moine d’origine han, s’est mise en place en Chine ; elle n’a nullement régné sur le Tibet.

L’empire mandchou, à nouveau un empire barbare qui régnait sur la Chine, a vu les débuts de la cartographie, avec les Jésuites qui, à la cour, dessinaient des cartes de l’Asie et de l’empire. Le Tibet est resté un territoire à part, jusqu’au XIXe siècle. En 1908, quelques années avant la fin de l’empire mandchou, une carte mettait en évidence le territoire du Tibet historique, tandis qu’une carte chinoise de la même époque présente une Chine dont le Tibet ne fait pas partie.

Le Tibet peut donner l’impression d’un petit royaume figé dans le temps, mais dès la première moitié du XXe siècle, et bien avant l’invasion chinoise de 1951, certains intellectuels tibétains, qui avaient voyagé et étudié d’autres systèmes politiques, voulaient réformer le gouvernement.

La cartographie de cette même période révèle que de nombreux pays ne considéraient pas le Tibet comme une partie de la Chine.

En vérité, le Tibet a su conserver une unité historique, culturelle, linguistique depuis le VIIe siècle jusqu’à nos jours.

Après avoir remercié les députés d’avoir pris l’initiative de cette réunion, Mme Katia Buffetrille a débuté son exposé sur le Tibet à partir de l’invasion chinoise.

Pour Mao, l’invasion du Tibet était une question d’honneur national. Oubliant les relations de protectorat établies avec les régions périphériques dans un contexte diplomatique et religieux bien précis, il a voulu faire ce que toutes les dynasties précédentes n’avaient pu réaliser : instaurer une souveraineté totale sur ce qu’il considérait être la Chine. À cette volonté, s’ajoutaient des craintes géopolitiques liées à la position stratégique du Tibet et à ses contacts avec les Britanniques et les Russes.

Mao a prôné au début une approche graduelle, afin de conduire le Tibet à accepter sa « libération pacifique », c’est-à-dire la suzeraineté de la Chine et l’arrivée de troupes.

L’Accord en 17 points signé en mai 1951 entre les Chinois et les Tibétains, sous la menace d’une invasion militaire, livre le Tibet à la Chine. Il comporte également des aspects séduisants en ce qu’il stipule le respect de la structure économique et sociale de l’État dirigé par le Dalaï Lama, ainsi que de la religion et des coutumes du peuple tibétain. Ce fut la seule fois où une « libération pacifique » fut formalisée par un traité qui, en acceptant le retour du Tibet dans la « mère-patrie » mettait en évidence l’identité internationale du Tibet et son statut indépendant.

Du côté tibétain, un certain nombre d’intellectuels et d’aristocrates, convaincus de la nécessité de réformer, composent alors avec le Parti, dans lequel ils voient un moyen de moderniser le pays.

Durant les premières années de l’occupation, les Chinois respectent cet accord qui ne concerne que les zones placées sous la juridiction du Dalaï Lama. Dans les régions tibétaines du Nord-Est (Amdo) et de l’Est (Khams), intégrées dans des provinces chinoises, la mise en place des communes populaires entraîne aussitôt des révoltes. Conséquence de la catastrophe économique du Grand Bond en avant, 1959 est une année de grande famine pour l’ensemble de la Chine et pour le Tibet.

Le 10 mars 1959, des rumeurs circulent dans Lhassa selon lesquelles les Chinois projettent d’enlever le Dalaï Lama. Un soulèvement s’ensuit, très sévèrement réprimé, ce qui conduit à la fuite en Inde du quatorzième Dalaï Lama, suivi d’environ 100 000 réfugiés.

La situation se dégrade alors assez rapidement.

En 1965, la région autonome du Tibet (RAT), qui n’englobe que les régions centrales et occidentales du grand Tibet, est créée, mais d’autonome, elle n’a que le nom. En effet, en Chine, le gouvernement est exercé par le parti communiste chinois, et il n’existe pas, comme en Russie, de parti communiste par nationalité.

Dès 1966, le Tibet, comme la Chine, est balayé par la Révolution culturelle, mais les Tibétains, comme les autres minorités, semblent avoir bien davantage souffert que la majorité de la population. Les ravages de cette période sont connus : destruction de la quasi-totalité des temples, monastères et bibliothèques, envoi des intellectuels et religieux (obligés de renoncer à leurs vœux) dans les camps de travail, « rééducation » politique de la population. Malgré la fin de la Révolution culturelle en Chine en 1976, ce n’est qu’au début des années 1980 qu’apparaissent de véritables changements. Des mesures économiques spécifiques sont adoptées, des monastères reconstruits, des moines étudient à nouveau, les publications littéraires reprennent. Des cadres s’opposent à cette ouverture, et Hu Yaobang, secrétaire général du parti communiste chinois qui en était l’instigateur, est limogé en 1986. Il faut rappeler que ce parti n’est pas une entité homogène, qu’il a connu et connaît encore de nombreux conflits internes.

Avec l’ouverture au tourisme dans les années 1980, l’échec de la politique chinoise ne peut plus être masqué. Éclatent alors les manifestations de 1987, 1988 et 1989 qui sont sanctionnées par la loi martiale imposée par Hu Jintao.

Aujourd’hui, conscients que le monde a les yeux braqués sur la Chine à cause des Jeux olympiques, les Tibétains tentent, par de nouvelles manifestations, d’exprimer ce qu’ils ne peuvent dire de vive voix dans leur propre pays. Ces manifestations se sont étendues de la région autonome du Tibet au grand Tibet, zone revendiquée par les Tibétains comme une réalité.

La situation actuelle est la conséquence de cinquante ans de frustration, de colère et de désespoir.

Certes, la religion n’est pas interdite, mais elle est soumise à des restrictions draconiennes – interdiction des photos du Dalaï Lama aussi bien en public qu’en privé, interdiction à tout fonctionnaire d’État de pratiquer la religion, cours d’éducation patriotique dans les monastères, possibilité d’entrer au monastère seulement si l’on répond à certaines conditions, interdiction d’aller dans un monastère autre que celui de sa région.

De surcroît, les autorités chinoises ont interdit, en août 2007, la reconnaissance de toute réincarnation qui n’a pas l’aval des autorités chinoises, ce qui signifie la mainmise du gouvernement communiste chinois sur la réincarnation du Dalaï Lama.

Sur le plan culturel, seules les caractéristiques qui nourrissent la fierté ethnique et n’empêchent pas le progrès peuvent être conservées. Une partie de la culture est ainsi réduite au statut de folklore quand elle n’est pas sinisée, d’autant que le tourisme, déclaré en 2001 l’un des trois piliers du développement économique du Tibet, est en pleine expansion et participe à cette dénaturation de la culture tibétaine. Quatre millions de touristes (dont 94 % de Chinois) ont visité la RAT en 2007.

Même la langue est en danger. S’il existe, en dehors de la RAT, des collèges et des lycées où le tibétain est la langue d’enseignement, dans la région autonome, l’enseignement est en chinois à partir du collège et le tibétain n’est pas utilisé dans l’administration. Par ailleurs on estime que 85 % des Tibétains n’ont pas accès à l’éducation ou simplement accès à l’éducation primaire. En 2000, un journal officiel chinois indiquait que 54,94 % de la population de Lhassa était illettrée, chiffre confirmé en 2005 par TibetInfoNet, site d’informations sur le Tibet, pour l’année 2003.

Cela explique pourquoi les Tibétains ne peuvent entrer en compétition avec les Chinois sur le marché du travail. Or, la Chine évoque souvent les transformations économiques que connaît le pays pour légitimer l’occupation. S’il est vrai que de nombreux changements se sont produits avec l’arrivée des communistes, il est tout aussi vrai que, même sans eux, le Tibet se serait modernisé. Depuis une cinquantaine d’années, les autorités centrales pratiquent une politique de subventionnement du Tibet motivée par des stratégies militaires, qui met le pays sous la totale dépendance de ces subventions. Le but est d’intégrer les régions tibétaines dans la Chine et de construire les infrastructures nécessaires pour maintenir un contrôle sur la population et les régions frontières.

L’économie moderne est fondée sur l’administration, la construction et, de plus en plus, sur le tourisme, donc sur des secteurs auxquels la majorité des Tibétains a d’autant moins accès qu’il est nécessaire de parler et de lire couramment le chinois pour trouver un travail.

Il est probable que la construction du chemin de fer a reposé davantage sur des considérations politiques et militaires qu’économiques. Les Tibétains n’ont guère profité des retombées de cette construction assurée par un consortium de compagnies extérieures au Tibet, avec une grande majorité d’ouvriers chinois, car les Tibétains n’étaient pas formés pour ces travaux.

Les bénéficiaires de ce boom économique sont les migrants hans, les musulmans chinois et quelques privilégiés tibétains (estimés à 15 % en 2002), ce qui explique l’énorme frustration ressentie par les Tibétains dans leur ensemble. Par ailleurs cette migration chinoise qui, au Tibet, est essentiellement urbaine, conduit à la transformation des villes qui perdent toutes leurs caractéristiques tibétaines pour devenir des villes chinoises, sans parler de l’impact écologique.

En conclusion, il est essentiel de dissocier les événements historiques anciens de la situation actuelle car, contrairement à ce que voudraient faire croire les autorités chinoises, ces événements ne justifient en aucun cas la situation que connaît le Pays des neiges. En liant les arguments historiques au présent, les autorités chinoises veulent faire croire au monde que le problème tibétain est intérieur à la Chine. Il n’en est rien.

Nous sommes confrontés aujourd’hui au problème des droits de l’Homme et du droit des Tibétains, mais aussi des autres minorités, à pratiquer leur religion, à vivre leur culture, et à parler leur langue. Cette situation coloniale désespère les Tibétains, qui ne voudraient pas disparaître, totalement assimilés.

Le président Axel Poniatowski s’est demandé pourquoi la grande majorité des manifestations n’ont pas eu lieu dans le Tibet autonome, mais dans la partie est du Tibet historique, qui fait partie d’autres provinces chinoises. Comment se répartit la population tibétaine, entre le Tibet autonome et le Tibet historique ?

Par ailleurs, un consensus s’est-il aujourd’hui dégagé sur les aspirations de la population tibétaine ?

S’agissant des manifestations, Mme Heather Stoddard a expliqué que les premières avaient éclaté dans les régions du Tibet central. Une dizaine de jours plus tard, suite à la pression militaire et au départ forcé de tous les étrangers, les informations se sont raréfiées. Puis, le mouvement s’est amplifié depuis la partie habitée du Haut plateau vers l’Est. Cela étant, la partie orientale du Haut plateau est plus peuplée que la région autonome car les terres sont plus riches. Mais aujourd’hui, les Tibétains sont minoritaires dans les zones urbaines du Tibet oriental.

Mme Katia Buffetrille, s’appuyant sur le dernier recensement de 2000, a précisé que la population tibétaine dans toute la Chine s’élève à 5 416 021 personnes. Il y en aurait 2 427 168 dans la région autonome, 1 269 120 dans le Sichuan, 1 086 592 dans le Qinghai, 443 228 dans le Gansu, et 128 432 dans le Yunnan, auxquels s’ajoutent environ 61 000 Tibétains dispersés un peu partout.

La majorité de la population tibétaine est concentrée dans les parties Est et Nord-est du grand Tibet.

Mme Heather Stoddard a souligné la diversité des aspirations des Tibétains, aussi bien au sein du milieu intellectuel que parmi la population ordinaire, illettrée, nomade, ou que chez les jeunes de la diaspora, qui se radicalisent. Mais l’un des slogans martelé lors des manifestations était « Le Tibet au Tibet et le Tibet dans la diaspora ensemble ». Un nouvel esprit est en train d’émerger.

M. Lionnel Luca a remercié le président d’avoir organisé cette réunion, et Mme Katia Buffetrille d’avoir écrit dans le Monde un article qui rompt le silence sur le Tibet. A cet égard, il a regretté de ne pas avoir retrouvé dans le compte rendu de l’audition de M. Bernard Kouchner du 25 mars dernier l’esprit des propos du ministre, qui laissaient penser que le Dalaï Lama serait le représentant d’un Etat théocratique, pour ne pas dire féodal, où les femmes seraient maltraitées. Cette dernière idée a par ailleurs été une nouvelle fois reprise par un sénateur ce matin sur les ondes. M. Lionnel Luca a déclaré s’être rendu au Tibet en sa qualité de président du groupe d’études sur le Tibet ; il a pu constater de visu la situation. La commission des affaires étrangères devrait faire de même, pour étudier le mode de fonctionnement d’un gouvernement en exil, d’une Assemblée qui se réunit deux fois par an, et mettre fin à cette ignorance qui sert le régime officiel. Il serait également judicieux de recevoir, après l’Ambassadeur de Chine, un membre du Bureau du Tibet, qui est la représentation officieuse en France du gouvernement tibétain en exil.

Mme Katia Buffetrille a reconnu qu’une importante littérature s’est emparée de ce sujet, même parmi des Occidentaux comme l’atteste le livre publié récemment par E. Martens, et continue à entretenir des rumeurs d’esclavagisme ou d’autres pratiques comparables au Tibet. C’est vrai, le Tibet était auparavant une société à strates très hiérarchisée, dans laquelle les différences entre les religieux et les laïcs étaient fortement marquées. Trois groupes seulement pouvaient posséder de la terre, l’État, le clergé et les nobles. La majorité des paysans était attachée à la terre, mais le groupe n’était pas homogène, certains possédant de la terre, d’autres non. Ils devaient au seigneur, à l’État ou au monastère dont ils dépendaient un certain nombre de taxes et de corvées, lesquelles n’étaient pas imposées à l’individu mais à la maisonnée. Une fois que la maisonnée avait pu payer ce qu’elle devait, les paysans étaient libres de faire ce qu’ils voulaient.

La culture tibétaine est aujourd’hui folklorisée. Ainsi, l’État chinois s’est intéressé à un certain nombre de festivals, de fêtes et notamment à la grande épopée tibétaine de Guésar, l’un des symboles de l’identité tibétaine. Aujourd’hui, ce festival est l’occasion d’exposer tous les attributs des festivals chinois – pétards, ballons, et défilés, dont des défilés de moines portant des accordéons, des guitares etc, instruments de musique totalement inconnus au Tibet. Toutes les danses traditionnelles sont sinisées, de même que les chants.

M. Jacques Myard s’est demandé à quel groupe de langue le tibétain appartenait. Par ailleurs, quel a été le fait déclencheur des dernières révoltes ?

Mme Heather Stoddard a précisé que le tibétain appartenait à la famille des langues tibéto-birmanes qui fait partie d’une plus grande famille sino-tibétaine. Le tibétain et le birman se rejoignent, notamment sur le système verbal. En revanche, la structure syntaxique du chinois et son vocabulaire sont très éloignés du tibétain. Certains linguistes contestent même l’existence d’une langue commune entre le tibétain et le chinois. Le tibétain est écrit depuis le VIIe siècle avec son propre alphabet (trente consonnes et quatre voyelles).

Quant au fait déclencheur, il faut rappeler que le 10 mars est la date anniversaire du soulèvement du peuple tibétain en 1959. De surcroît, les Tibétains commencent à apprivoiser les nouvelles technologies. Chaque nomade possède un téléphone mobile, ce qui explique sans doute la propagation extraordinaire des manifestations. Ils ont saisi l’occasion des Jeux Olympiques pour manifester à travers le monde !

M. François Loncle a rappelé que M. Jack Lang avait invité, au nom de la commission des affaires étrangères, le Dalaï Lama. Cette commission a une longue histoire d’ouverture en ce sens.

Il s’est par ailleurs associé aux propos de M. Lionnel Luca. Les comptes-rendus des auditions du ministre des affaires étrangères et européennes sont totalement aseptisés et la réécriture de ses propos ne reflète plus la teneur de ses interventions devant les députés de la commission. Il a estimé qu’il fallait désormais choisir. Ou l’on décide de ne plus publier les auditions du ministre, ou l’on conserve l’authenticité des comptes rendus.

M. Marc Dolez a demandé si la population se retrouvait dans les revendications du Dalaï Lama en faveur d’une autonomie, mais pas de l’indépendance, et si ses revendications étaient réalistes.

Mme Katia Buffetrille craint que même une autonomie ne soit pas envisageable aux yeux du gouvernement chinois, car la Chine n’a jamais accordé de véritable autonomie à qui que ce soit. Cela étant, si la Chine acceptait, beaucoup de Tibétains seraient, pense t-elle, satisfaits.

Mme Heather Stoddard a toujours considéré que la demande du Dalaï Lama, constante et cohérente, était réaliste. Il connaît la Chine, sa puissance. Il sait qu’elle n’abandonnera jamais sa souveraineté sur le Tibet, avec ses 5 millions de Tibétains, son immense territoire, ses considérables ressources naturelles.

Mme Chantal Robin-Rodrigo, rappelant qu’elle avait participé au voyage au Tibet évoqué par M. Luca, a attesté que le gouvernement en exil comptait autant d’hommes que de femmes, et que les rumeurs entourant le traitement des femmes était fausses.

Relayant une inquiétude du Dalaï Lama, elle s’est enquise des problèmes d’environnement au Tibet.

Mme Heather Stoddard a reconnu que la déforestation entreprise dans l’Est du Tibet était effrayante. De jour comme de nuit, des camions entiers chargent des arbres. Les déchets nucléaires dans le Nord-Est font des dégâts terribles. D’une manière générale, la Chine commence tout juste à se préoccuper de l’environnement.

Mme Katia Buffetrille a rappelé que le problème écologique concernait la Chine toute entière.

M. Lionnel Luca a souligné que le Dalaï Lama avait renoncé à toute responsabilité politique, ne voulant être qu’un chef spirituel. Si l’autonomie était proclamée, les Tibétains en exil renonceraient à toute activité politique. Les Tibétains de l’intérieur, sous contrôle chinois, exerceraient les responsabilités administratives et politiques. C’est aller très loin vis-à-vis des autorités chinoises pour obtenir de leur part la reconnaissance d’une autonomie qui ne soit ni conflictuelle ni sécessionniste et qui ne serve pas la propagande gouvernementale qui se saisit de tout prétexte pour refuser le dialogue. Il a ajouté que l’essentiel était de favoriser le dialogue entre le gouvernement chinois et le Dalaï Lama pour étudier les conditions pratiques de la mise en œuvre d’une autonomie tout de même proclamée dans la Constitution chinoise.

Répondant enfin, à M. Jacques Myard quant au degré d’imprégnation du religieux dans la société aujourd’hui, Mme Katia Buffetrille a indiqué que l’impact du bouddhisme était énorme au Tibet, de même qu’en Chine où de plus en plus de Chinois devenaient des adeptes de maîtres tibétains.

Le président Axel Poniatowski a remercié les deux intervenantes.

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