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Commission des affaires étrangères

Mardi 4 novembre 2008

Séance de 11 h 30

Compte rendu n° 9

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Audition de M. Messaoud Ould Boulkheir, Président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie

Audition de M. Messaoud Ould Boulkheir, Président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie

La séance est ouverte à onze heures trente

M. le président Axel Poniatowski. Nous avons le plaisir d’accueillir ce matin M. Messaoud Ould Boulkheir, président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie, ainsi qu’une délégation composée de M. Abdoulaye Diaw, membre du Conseil supérieur de la magistrature, de M. Assane Soumaré, ancien ministre de la pêche et de l’économie maritime, de M. Yahya Ould Kebd, ministre de la décentralisation et de l’aménagement du territoire, M. Sidi Mohamed Ould Amajar, délégué général à la promotion de l’investissement privé, M. Abdoulaye Diagana, M. Abdoullah Ould El Mounir, M. Oumar Ould Dede et M. Sidi Mohamed Ould Dhaker de For-Mauritania.

Monsieur le président, je vous remercie d’avoir bien voulu accepter, après la rencontre que vous avez eue hier avec notre président, M. Bernard Accoyer, notre invitation à venir vous exprimer devant la Commission des affaires étrangères. Comme vous le savez, la situation politique dans votre pays est suivie avec beaucoup d’attention par tous ceux qui s’intéressent à l’Afrique en général et à la Mauritanie en particulier – et, plus globalement, par tous ceux qui se préoccupent du processus de démocratisation du continent.

Ce qui s’est passé en Mauritanie le 6 août dernier est d’autant plus grave que, pour la première fois depuis trente ans, un président civil, M. Ould Cheikh Abdallahi, avait été élu démocratiquement pour gouverner le pays. Je rappelle que vous faites partie de ceux qui réclament un retour à l’ordre constitutionnel et que vous avez refusé de siéger à la Session extraordinaire de l’Assemblée nationale convoquée par les militaires, alors que vous présidez cette assemblée.

Cette rencontre est pour nous une occasion précieuse de comprendre ce qui s’est passé, et aussi, peut-être, ce qui va se passer. Je voudrais tout d’abord vous demander quelle est votre analyse politique du coup d’État et quelles sont, selon vous, les raisons profondes qui l’ont provoqué. Paradoxalement, le général qui en a pris la tête, Ould Abdelaziz, avait contribué, il y a trois ans, à renverser le régime autoritaire du Président Ould Taya afin de rétablir la démocratie. Son coup de force a-t-il eu pour but de contrer les velléités du Président Ould Cheikh Abdallahi de mettre à l’écart certains chefs militaires ?

Pourriez-vous par ailleurs nous préciser quelle est aujourd’hui la situation dans le pays ? Nous savons que des tractations ont eu lieu entre le général Abdelaziz et différents leaders politiques. En parallèle, les partis de la majorité présidentielle se sont constitués en Front national pour la défense de la démocratie, dont votre propre formation fait d’ailleurs partie. Pouvez-vous nous préciser vos objectifs et la manière dont vous envisagez l’évolution de la situation ?

Ce coup d’État a été unanimement condamné par toute la communauté internationale, notamment par la France, ce qui a conduit à isoler votre pays sur la scène internationale. La Mauritanie est pour l’instant suspendue de l’Union africaine ; les aides accordées par la Banque mondiale ont été gelées, ainsi que celles octroyées par les États-Unis ou par la France, qui a cependant maintenu ce qui relève de son aide alimentaire et humanitaire. Comment entendez-vous procéder pour convaincre, si c’est possible, les auteurs du coup d’État que le retour à un fonctionnement démocratique est la condition sine qua non du retour de la Mauritanie au sein de la communauté internationale ?

Enfin, vous vous êtes personnellement illustré en défendant ardemment le respect des droits de l’homme et en faisant de l’émancipation des Haratines une de vos priorités. Alors que l’esclavage n’a été définitivement aboli en Mauritanie qu’en 1980, quelle est aujourd’hui la situation réelle des minorités dans votre pays ?

Sur tous ces sujets, monsieur le président, je vous laisse la parole.

M. Messaoud Ould Boulkheir, président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie. Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, permettez-moi tout d’abord de vous dire tout le plaisir et toute la fierté qui m’animent en cette occasion exceptionnelle où j’ai l’insigne privilège d’être reçu en ce prestigieux palais de la nation, le Palais bourbon, siège de l’auguste assemblée nationale française, la plus célèbre d’entre toutes. Ce plaisir et cette fierté sont à peine tempérés par la grande émotion qui m’étreint et par le profond regret que j’éprouve au constat que cette première rencontre entre ma modeste personne et ce haut lieu, symbole de la France de 1789, intervient bien malheureusement consécutivement à la remise en cause, chez moi, en République islamique de Mauritanie, de ce que 219 ans de luttes s’étaient acharné à construire : les droits de l’homme et du citoyen et la démocratie.

Aussi, qu’il me soit d’entrée de jeu permis, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, de vous remercier du fond du cœur, au nom du peuple mauritanien et en mon nom personnel. Ces remerciements vont d’abord à l’honorable président de votre illustre institution, M. Bernard Accoyer, pour m’avoir très solennellement accueilli hier et pour m’avoir accordé un entretien des plus utiles, à vous-même, honorable président Poniatowski, ainsi qu’à tous les respectés membres de votre célèbre commission, la Commission des affaires étrangères, pour cette possibilité de partage que vous m’offrez. Il va sans dire qu’à travers vous, très dignes représentants du peuple, c’est la France et tous les Français que nous respectons et saluons.

Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, depuis le 6 août 2008, la République islamique de Mauritanie et ses institutions sont prises en otage par l’ex-chef de la sécurité présidentielle, le général Mohamed Ould Abdelaziz, dans l’unique dessein de donner un coup d’arrêt fatal à un processus démocratique pourtant unanimement salué à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, et dont les premières réalisations avaient été la consolidation de l’unité nationale, souvent remise en cause par le passé, l’adoption d’une loi incriminant l’esclavage, la réouverture du dossier des tragiques événements de 1989 et l’organisation du retour des déportés – avec des perspectives réelles de réparation de tous les préjudices subis par les victimes et leurs ayants droit.

Cette rapide et spectaculaire remise en cause de privilèges indus mais plusieurs fois centenaires a profondément perturbé les adversaires de la démocratie, lesquels trouvent difficilement à s’épanouir dans un environnement sans détenus politiques ni censure. Dérangés dans leur coupable quiétude par la possibilité d’accéder librement aux médias d’État et par l’organisation de débats contradictoires sans tabou, ils ont ressenti la nostalgie du temps où l’opposition était muselée et le Parlement inféodé à l’exécutif. Ils souhaitaient une dictature absolue, dont les premiers symptômes n’ont d’ailleurs pas tardé à se manifester : arrestation et séquestration du premier Président de la République véritablement élu de façon démocratique ; mise en résidence surveillée du Premier ministre ; dysfonctionnements de l’Assemblée nationale et du Sénat, placés sous la tutelle d’une « super-chambre » dotée de « pouvoirs constitutionnels », le Haut conseil d’État ; déstructuration complète de l’administration, dont l’expertise est délaissée au profit d’un clientélisme criant ; suppression des libertés collectives et individuelles de tous ceux qui s’opposent au coup d’État ; mise en œuvre de campagnes acharnées de dénigrement et de calomnies contre tous les opposants de marque ; gabegie et malversations érigées en système afin de fidéliser les partisans du coup d’État …

Face à cette situation, l’opposition s’est aussitôt constituée au sein du Front national pour la défense de la démocratie – FNDD –, qui regroupe l’essentiel des forces politiques réellement représentatives, puisqu’ayant pignon sur rue. Ce front s’oppose énergiquement au coup d’État et exige la restauration inconditionnelle de l’ordre constitutionnel par le retour dans ses fonctions du Président de la République, Sidi Ould Cheikh Abdallahi.

Sur le plan externe, on note avec satisfaction la réprobation quasi unanime dont fait l’objet le coup d’État, rejeté par l’opinion internationale en raison du tort considérable qu’il porte à l’expérience démocratique mauritanienne, naguère considérée comme exemplaire en Afrique et dans le monde arabe.

Ce coup d’État est considéré en Mauritanie comme la plus grave atteinte aux intérêts supérieurs du pays. En effet, le retour de la démocratie, avec le respect de la Constitution et des lois pour seule référence, avait commencé à être perçu comme le plus sûr gage de résistance aux démons du tribalisme, du régionalisme, de l’ethnicisme et du racisme qui nous minent à l’intérieur, et comme le meilleur bouclier contre les appétits extérieurs, souvent aiguisés par nos querelles intérieures.

Pour toutes ces raisons, pas plus que les Mauritaniens eux-mêmes, leurs amis de l’extérieur – l’Union africaine, l’Union européenne et plus particulièrement la France – ne doivent céder au chantage de la force armée ni invoquer les risques de famine encourus par les populations pour se taire et ne rien faire. Ce serait, ce qu’à Dieu ne plaise, d’une part briser l’espoir de tout un peuple et, d’autre part, pour l’Europe et pour la France, perdre à jamais toute crédibilité auprès de tous les progressistes d’Afrique et du monde arabe. Ce serait donc trop cher payer les ambitions personnelles d’un homme assoiffé de dictature.

Pour ma part, en vertu des charges qui sont les miennes, et soucieux, avant tout, des intérêts majeurs du pays, j’ai suggéré une solution de sortie de crise qui tente de concilier, malgré les difficultés, les positions des protagonistes, légalistes et putschistes. Tout en jugeant inconcevable que le Président de la République ne soit pas rétabli dans ses fonctions constitutionnelles, et en dehors d’un passage de témoin qui serait opéré par lui-même, je concède ainsi la possibilité d’organiser, avec le libre consentement du chef de l’État, une élection présidentielle anticipée. Or, à l’intérieur comme à l’extérieur, le seul refus opposé clairement à cette proposition vient de la junte militaire – preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que le général est venu au pouvoir pour le conserver. Tous ensemble, notre devoir est de le convaincre que cela n’est pas possible et ne le sera jamais. Il y va de l’avenir de la démocratie en Afrique et dans le monde arabe, et du rôle d’avant-garde joué par la France, arraché de haute lutte depuis 1789, et qu’elle se doit de conserver contre vents et marées.

Je réitère une fois encore mes respects et toute ma gratitude, et me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le président Axel Poniatowski. Je pense en effet que certains de nos collègues auront à cœur de vous interroger. Je salue d’ailleurs la présence parmi nous de Michel Sapin, président du groupe d’amitié France-Mauritanie à l’Assemblée nationale.

En cette période difficile pour votre pays, ne doutez pas du total soutien que nous apportons au FNDD et à l’ensemble des forces politiques que vous représentez. Mais pouvez-vous nous expliquer ce qui a provoqué ce coup d’État, plutôt inattendu, du moins pour des observateurs extérieurs ? Quelles sont, par ailleurs, les premières actions que compte mener le FNDD ? Enfin, qu’attendez-vous de la communauté internationale ?

M. Messaoud Ould Boulkheir, président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie. De mon point de vue, le coup d’État est intervenu parce que, depuis le coup d’État de 2005, le général Abdelaziz avait en tête d’occuper lui-même le poste de Président, sans le concéder à quiconque, militaire ou civil. En effet, dès sa prestation de serment, le Président de la République a subi une vaste campagne de déstabilisation orchestrée – tout le monde le sait aujourd’hui – par la garde présidentielle, c’est-à-dire par Mohamed Ould Abdelaziz lui-même. L’élection présidentielle a malheureusement coïncidé avec une situation internationale difficile, dont les conséquences – renchérissement des prix du blé, du riz, du pétrole – ont été mises sur le compte du chef de l’État nouvellement installé. De telles difficultés ne sont pourtant pas nouvelles en Mauritanie, pays connu pour son austérité et sa rudesse, et dont la population, qui se contente de très peu, est toujours prête à manifester pour tout, sauf pour le pain. Cette fois-ci, cependant, elle a été manipulée au point que des émeutes – heureusement pas trop graves – sont survenues à l’intérieur du pays, suscitant le premier mort « à cause du pain » depuis l’indépendance du pays.

Tel était l’unique programme de l’opposition au Président. Elle a exploité ce thème de la crise, comptant provoquer une révolte populaire à Nouakchott et l’entrée du Basep – les forces militaires – dans le palais présidentiel, afin de déposer le Président et de le remplacer par une autorité militaire. Pour donner une apparence acceptable à ses projets, le général s’est mis en devoir d’organiser la rébellion des élus, députés et sénateurs, dont la majorité, depuis les élections de 2006, sont indépendants. La candidature de ces indépendants avait d’ailleurs été suscitée par la junte militaire de l’époque, dont le général était un acteur essentiel. Aidés en grande partie par ce dernier pendant la campagne électorale, ils se sont sans doute sentis obligés de lui rendre la monnaie et ont accepté d’entrer dans le jeu qu’il organisait afin de déstabiliser le pouvoir. C’est ainsi que, bien que faisant partie de la majorité soutenant le Président de la République, ils se sont mis à protester contre lui. Ils lui ont reproché de ne pas récompenser leur soutien par des nominations au Gouvernement ou à des postes de responsabilité dans l’administration. Bien entendu, le Président n’aurait pu satisfaire quarante-cinq députés, dont chacun ne pensait qu’à lui-même. Aucun n’appartenait à un parti ni ne défendait un projet de société bien établi ; tous ne poursuivaient que des objectifs égoïstes. Pour contrecarrer cette vague de protestations, le Président a tenté de constituer un parti réunissant les députés indépendants, mais il ne pouvait, de toute façon, distribuer suffisamment de postes pour se concilier tout le monde – d’autant que l’appartenance à un même parti ne signifiait pas que tous avaient les mêmes convictions.

La contestation est donc allée en grandissant, d’autant qu’elle a pu s’appuyer sur des cas avérés d’insécurité : une vague d’attentats terroristes, qui a abouti à l’assassinat de quatre touristes français ; l’attaque de bases militaires frontalières ; le développement d’un trafic de drogue d’une ampleur sans précédent, révélé par des saisies très importantes. Les putschistes ont tiré parti de ces événements pour accuser le Président d’incompétence. Ils ont ainsi prétendu qu’il avait libéré des salafistes dont certains ont, par la suite, participé à l’assassinat des touristes français, oubliant que sous la présidence de Sidi Ould Cheikh Abdallahi, les institutions fonctionnaient normalement, chacune bien cantonnée dans son domaine de compétence : le Gouvernement gouvernait, les assemblées légiféraient, la justice jugeait. C’est donc cette dernière qui, en toute indépendance, a pu décider la libération des personnes qui devaient l’être.

Cependant, rares étaient ceux qui pouvaient comprendre tout cela. Les agitateurs ont donc pratiqué l’amalgame afin d’ancrer l’idée que le Président conduisait le pays à la catastrophe.

Parallèlement, pourtant, il s’était créé une situation de confiance et de sérénité jamais connue auparavant en Mauritanie. Pour la première fois, les libertés démocratiques étaient accordées aux populations. La presse était libre, aucun journaliste n’était censuré, aucune parution contrariée, aucune formation politique interdite, aucune organisation de la société civile refusée. Les débats contradictoires étaient quotidiens, et tous les problèmes, de quelque nature qu’ils soient, pouvaient être débattus au Parlement, à la télévision ou à la radio. L’Assemblée nationale et le Sénat débattaient librement et faisaient montre de toute leur indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif. La justice menait ses activités sans aucune interférence du pouvoir. Le Président prenait en mains deux problèmes fondamentaux qui minaient la vie des populations, celui de l’esclavage et celui des déportés victimes des événements de 1989. Lorsqu’il a osé en parler et proposer des solutions, osé faire adopter une loi incriminant l’esclavage, osé faire accepter par l’opinion le retour des déportés, cela a fait trembler beaucoup de gens, peu habitués à voir tant de libertés, mais enclins, au contraire, à exercer le pouvoir de manière unilatérale. Une démocratie véritable, sans démagogie : voilà ce qui dérangeait certains, notamment le général Abdelaziz, lequel a mené toute sa carrière, pendant deux décennies, sous les régimes les plus dictatoriaux qu’ait connus la République.

L’objectif du général était de parvenir à un changement par des voies démocratiques, du moins en apparence. Il fallait donc que la révolte vienne du Parlement, et que la demande de destitution du chef de l’État vienne des parlementaires. C’était oublier la nature présidentielle de notre régime, qui ne donne pas une telle compétence au Parlement. Les futurs putschistes avaient donc prévu d’ouvrir les portes de la Présidence à une foule qu’ils auraient manipulée, puis de faire intervenir le général Abdelaziz pour destituer le chef de l’État. Ce dernier a pris les devants et décidé de limoger – de manière certes un peu rocambolesque – quatre officiers supérieurs de l’armée. Il faut dire que pour rassurer les députés inquiets à l’idée de perdre leur siège, le général n’avait pas fait mystère de son intention d’empêcher le Président de la République de dissoudre l’Assemblée nationale : tout décret allant dans ce sens aurait été intercepté avant même d’être rendu public à la télévision et à la radio.

La décision du Président de le renvoyer a été, pour le général, l’initiative de trop : il y a répondu dès le lendemain par le coup de force qui l’a amené au pouvoir. Le Président est aujourd’hui en détention. Des membres du Gouvernement, arrêtés avec lui, ont été élargis par la suite ; le Premier ministre, quant à lui, a été placé en résidence surveillée, à quelque 700 kilomètres de Nouakchott. Telle est la situation actuelle.

D’abord soucieux d’obtenir un changement de Président par voie parlementaire, le général avait suscité le vote d’une motion de censure par l’Assemblée nationale. Je suis alors personnellement intervenu, en tant que président de cette institution, pour tenter d’arranger les choses. Lorsque le général est venu me voir, je lui ai donné mon opinion sur ses agissements. Je lui ai dit qu’il n’avait pas respecté son obligation de réserve ; qu’il n’avait pas le droit de faire étalage de ses opinions en public, et surtout pas de rencontrer les parlementaires afin de susciter une révolte contre le Gouvernement – c’était contraire à tous les usages. Je lui ai rappelé que le gouvernement nommé par le Président de la République l’avait été dans les formes constitutionnelles normales et dans le cadre des attributions conférées à ce dernier, qui était libre de nommer qui il voulait.

Lui qui n’avait pas hésité, à la suite du coup d’État de 2005, dont on sait qu’il était déjà l’auteur, à confier discrétionnairement les rênes de l’État à Ely Ould Mohamed Vall, fidèle bras droit du Président déchu Maaouiya Ould Sid'Ahmed Taya, pour assurer le succès de ses menées, pouvait concéder au Président régulièrement et légalement élu le droit de nommer qui il voulait au Gouvernement, lui fis-je valoir.

Je lui dis encore que je préférais que mes collègues députés votent une motion de censure contre le Gouvernement, considéré comme responsable de tous ces problèmes, plutôt que de laisser le Président seul face à eux, contraint, le pistolet sur la tempe, d’annuler aujourd’hui un décret qu’il a pris hier. Combien de rois, d’empereurs, de présidents ont été amenés à revenir sur des décisions qui n’étaient pas bonnes, m’a-t-il répondu, disant préférer cela au vote d’une motion de censure qui créerait une division au sein de l’Assemblée, en contradiction avec ses accusations d’obstruction au fonctionnement normal des institutions. Ce sont pourtant bien ses manipulations qui sont à l’origine de cette motion de censure. Contraint et forcé, le Président a donc signé le décret destituant le Gouvernement et nommant un nouveau gouvernement.

Pour ma part, me trouvant, au moment du coup d’État, à plus de mille kilomètres de Nouakchott, ce n’est que le surlendemain que j’ai pris contact avec le général Ould Abdelaziz. Celui-ci m’a reçu au palais présidentiel, où il s’était déjà installé. Je lui ai fait valoir qu’il mettait le pays dans une situation extrêmement difficile, qui le plaçait dans cette alternative : soit il acceptait tout de suite que le Président de la République soit rétabli dans ses fonctions, lui et ses amis obtenant en retour toutes les garanties voulues ; soit il conduisait à son terme la logique du coup d’État, suspendait la Constitution, dissolvait les chambres, interdisait toute activité politique aux partis existants, assumant ainsi toutes les responsabilités d’un dictateur militaire. En revanche, en ma qualité de président de l’Assemblée nationale, je n’acceptais pas que le maintien des chambres serve à habiller d’une apparence de légalité le viol de la Constitution que constitue la mise à l’écart du Président de la République. Je lui ai ainsi fait savoir mon opposition catégorique au coup d’État, avant de réunir le lendemain le bureau de l’Assemblée pour lui faire part de ma position et de rendre publique celle-ci.

Notre deuxième entretien a eu lieu à la veille de la nomination de son Premier ministre, alors qu’il me téléphonait pour connaître mon opinion à ce sujet. Je lui ai dit que ma position était celle que je lui avais fait connaître dès le départ et que ni moi ni aucun responsable de mon parti n’étions prêts à entrer dans un gouvernement que nous dénoncions comme issu d’un coup d’État.

Situation inédite en Mauritanie, dès l’annonce du coup d’État, quatre partis politiques parmi les plus influents se sont unis pour s’y opposer par tous les moyens démocratiques à leur disposition : déclarations, manifestations, prises de contact avec tous les démocrates et les progressistes à travers le monde. Tel est le combat que nous sommes en train de mener et que nous comptons poursuivre, en dépit de l’opposition de la junte, qui vient de nous interdire de manifester. Cette interdiction s’ajoute à la monopolisation des médias publics, de la radio, de la télévision, auxquels nous n’avons plus accès, alors que les attaques contre nous y sont incessantes. Tout « faux pas » peut nous valoir la prison : un ancien ministre vient ainsi d’y être jeté pour avoir exprimé son opinion sur les antennes de la télévision. C’est à une véritable « chasse à l’homme » que nous assistons actuellement, à une vaste campagne de dénigrement, prélude à une large épuration des opposants. Tout cela infirme les déclarations tendancieuses par lesquelles le général prétend souhaiter consolider la démocratie, quand c’est la dictature qu’il impose au pays.

M. Jean-Marc Roubaud. Qu’attendez-vous des organisations internationales, monsieur le président ? Voyez-vous une issue concrète à la situation pour le moins difficile que traverse votre pays ?

Michel Sapin. Je vous remercie, monsieur le président Poniatowski, de m’avoir convié à cette réunion de la Commission, qui me vaut le plaisir de vous retrouver, monsieur le président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie, ainsi que beaucoup de ceux qui vous accompagnent, vous que je connais depuis longtemps, depuis la commune de Tokomadji jusqu’au plus haut niveau de l’État.

Même pour de bons connaisseurs et de très bons amis de la Mauritanie, comme je le suis moi-même depuis des dizaines d’années et sûrement d’autres ici, la situation mauritanienne n’est pas simple à comprendre. Le prisme du passé ne permet pas de tout expliquer : on trouve à vos côtés des représentants de partis qui sont, comme vous, de très anciens opposants au Président Taya – renversé à la suite d’un premier coup d’État, et qui lui-même avait pris le pouvoir par un putsch – et qui ont mené des combats très courageux, parfois au péril de leur vie. Mais il se trouve aussi des partis issus de l’ancienne majorité du Président Taya ou qui ont participé à son gouvernement. En sens inverse, on trouve aussi parmi ceux qui soutiennent le coup d’État des représentants d’un parti qui a été très longtemps dans l’opposition au Président Taya, à côté d’anciens partisans du Président Taya. Le prisme du passé ne permet donc pas d’expliquer la réalité des clivages d’aujourd’hui.

En ce qui concerne la question institutionnelle, vous disiez à juste titre que votre régime est un régime présidentiel. Il l’est du moins comme le régime politique français. En effet, la caractéristique de la Constitution mauritanienne, legs de l’administration française, est d’être à la fois une constitution présidentielle, avec un Président doté de pouvoirs importants, et parlementaire, avec un Parlement doté de pouvoirs également importants.

Du point de vue institutionnel, c’est une cohabitation qui s’est progressivement installée, et une cohabitation conflictuelle. Au départ, le Président de la République disposait d’une très large majorité au sein du Sénat comme de l’Assemblée nationale. Puis, pour les raisons que vous avez indiquées, entre autres, le conflit s’est installé entre le Président de la République et un Parlement majoritairement opposé à la politique du Président. Nous avons, nous, pris l’habitude de surmonter ce type de conflit institutionnel par la mise en place d’un Gouvernement approuvé par l’Assemblée nationale, mais en l’occurrence ce conflit n’a pas pu être surmonté, jusqu’à présent tout au moins.

Dès lors deux solutions institutionnelles étaient envisageables : le départ du Président – mais il n’avait pas de raison de partir de lui-même – ou bien la dissolution de l’Assemblée, qui n’a pas eu lieu, peut-être pour les raisons que vous avez données. C’est donc un conflit institutionnel – certes aux racines politiques très profondes – qui aboutit à une situation profondément déplorable, le coup d’État étant par définition le pire moyen de résoudre ce type de conflit.

Tout cela n’est pas simple à comprendre, et je vous remercie de nous avoir apporté des éléments de compréhension. Je pense ne pas trahir la réalité en disant que ce conflit trouve son origine dans les décisions très courageuses prises par le Président Sidi, visant notamment à effacer les traces très profondes des événements de la fin des années quatre-vingt et du début des années quatre-vingt dix, qui avaient abouti à des meurtres, des disparitions, des déportations et causé de très graves dommages à une partie de la population. Le Président Sidi a eu le courage d’essayer de régler le problème, ce qui a certainement profondément heurté une partie de la classe politique mauritanienne.

Il y avait donc un conflit institutionnel, résolu de la pire des manières, mais qu’il aurait fallu de toute façon résoudre.

Il ne faut donc plus se tourner vers le passé, même si j’ai essayé de le faire dans un premier temps.

Vous avez, monsieur le président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie, la volonté de dessiner une sortie de crise. Pourriez-vous nous décrire un peu plus le cheminement que devrait selon vous emprunter cette sortie de crise ? En effet, le conflit institutionnel perdurerait même si le Président Sidi était rétabli dans son autorité – ce que je crois nécessaire. Il faudrait donc trouver une solution pour dépasser le conflit opposant deux institutions, chacune élue au suffrage universel, et toutes les deux dans des conditions, pour la première fois, véritablement transparentes, même s’il y a pu y avoir des pressions ici ou là.

Vous nous avez parlé de la nécessité d’un retour du Président, d’un passage de témoin et d’élections anticipées. On sait bien que toute la difficulté réside dans cette transition entre le moment où le Président rétabli proposerait de nouvelles élections et celui où de nouvelles élections seraient organisées. Comment fait-on pour que cette période soit vécue de manière sereine, pour permettre un vrai débat démocratique et l’élection d’un Président de la République qui ne soit pas contesté.

Mme Elizabeth Guigou. J’ai été moi aussi très intéressée, monsieur le président, par ce que j’ai pu entendre de votre intervention. Je n’ai pu l’entendre depuis le début du fait de mon retard, que je vous prie de me pardonner, alors que c’est sur ma proposition que le président Poniatowski a organisé cette réunion, ce dont je le remercie.

Je voudrais prolonger la question de Michel Sapin. Vous aviez proposé le 9 octobre une formule de sortie de crise, prévoyant bien sur la fin de la « liberté surveillée » du Président de la République et son retour à la tête de l’État, à charge pour lui d’organiser des élections, auxquelles, si j’en crois la presse et la dépêche de l’AFP que j’ai lue, il ne se présenterait pas. Avez-vous reçu une réponse à votre proposition, et préconisez-vous toujours cette formule de sortie de crise ? Il faut en effet sortir du blocage actuel, y compris au plan international, et on voit mal comment on pourrait en sortir autrement que par des élections anticipées et une nouvelle entente démocratique entre le pouvoir civil et les militaires, composante qui a toujours été importante en Mauritanie.

M. le président Poniatowski. Je vous remercie, madame Guigou, d’avoir été à l’initiative de cette audition du président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie,

Mme Martine Faure. Je vous remercie, monsieur le président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie, de la clarté de vos propos. Je vous ai écouté avec un intérêt d’autant plus passionné que je ne suis pas une spécialiste de la Mauritanie.

L’opinion publique est une composante importante de toute démocratie. Pourriez-vous nous éclairer sur l’état de l’opinion publique en Mauritanie ? Quel est le positionnement des médias et leur degré de liberté ?

M. le président Axel Poniatowski. Pour résumer, si vous me le permettez, monsieur le président, trois grandes questions vous ont été posées : qu’attendez-vous de la communauté internationale ? Quelle sortie de crise proposez-vous ? Quel est l’état d’esprit de l’opinion publique ?

M. Messaoud Ould Boulkheir, président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie. Ce que nous attendons de la communauté internationale, c’est, outre un soutien moral, la mise en œuvre des accords auxquels la Mauritanie est partie, notamment dans le cadre de l’Union africaine, et qui prévoient des sanctions vis-à-vis de ceux qui s’arrogent le pouvoir par la force.

Nous demandons donc l’application de l’ensemble des sanctions prévues par la communauté internationale : non pas celles dont la population mauritanienne pâtirait, telles que la suspension de l’aide humanitaire, mais des sanctions ciblées permettant d’atteindre les auteurs du putsch et les activistes de leur entourage, en tant que contrevenants au droit international. Il s’agit de pénaliser l’action du gouvernement illégal actuellement en place, en le privant des subsides ou des contrats dont il pourrait arguer pour affermir sa position ou redorer son blason, et qui ne feraient que les renforcer dans leur attitude de putschistes.

Nous attendons également que les pays qui entretiennent des relations privilégiés avec la Mauritanie, au premier rang desquels la France, et sans lesquels elle aurait du mal à survivre, mettent à profit ces relations pour faire pression sur la junte et l’amener à s’engager dans une sortie de crise qui sauvegarde l’essentiel : ne pas faire perdre au pays les bénéfices d’une transition démocratique qui avait été saluée par le monde entier, quitte à accéder à sa requête d’élire un autre Président que celui auquel les oppose le conflit que nous venons d’évoquer. C’est le moins qu’on puisse attendre de la communauté internationale, particulièrement de la France, à laquelle de nombreux liens nous attachent.

S’agissant de la sortie de crise, elle passe par certaines « personnes-ressources », responsables des organes constitutionnels, tels que moi-même, le président du Sénat, le président du Conseil constitutionnel, le président du Haut Conseil islamique, celui du Conseil économique et social, ou des institutions comme la commission des droits de l’homme en Mauritanie, l’ordre des avocats, et des représentants de nos partenaires internationaux – France, Union européenne, États-Unis, Union africaine, Ligue arabe – comme garants des accords qui seraient éventuellement passés entre putschistes et légalistes, entre le Président Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi et le général Mohamed Ould Abdelaziz. Une fois ces accords signés, avec le témoignage de nos amis, leur mise en oeuvre commencera par le rétablissement du Président dans ses fonctions de chef de l’État, dans les limites du contrat qui aura été passé.

Tout règlement de comptes sera bien sûr exclu, ainsi que toute sanction : toutes les garanties seront accordées aux putschistes, à l’exception de la préservation de leurs attributions militaires passées. Le général Ould Abdelaziz et les principaux putschistes ne devront plus commander d’unité militaire opérationnelle, ni même continuer à appartenir à l’armée.

Une fois de retour à la tête de l’État, le Président devra désigner un gouvernement d’union nationale où toutes les forces politiques seront représentées, chargé de gérer sous sa supervision la période de transition dont les modalités seront définies par les « personnes- ressources » susdites, et qui durera le temps d’organiser des élections anticipées.

La formule de sortie de crise que j’avais proposée prévoyait que le Président ne se représentât pas. Certains ayant cependant fait valoir qu’il n’y avait pas de raison de le priver d’un droit constitutionnel, ce point peut être un élément de la discussion : je ne suis pas, quant à moi, fondamentalement opposé à la possibilité pour le Président de se présenter à sa propre succession s’il le juge utile.

L’opinion publique mauritanienne est quasi unanimement opposée au coup d’État. Elle l’est par conviction s’agissant des partis politiques, des représentants de la société civile, des organisations syndicales, et de tous ceux qui suivent la vie politique : tous dénoncent le caractère strictement malfaisant de ce coup d’État.

Quant à la partie la moins politisée de la population, elle exprime un ras-le-bol général devant cette succession de coups d’État. Cela faisait à peine un an et demi que nous en étions sortis, avec le soutien de la grande majorité de la communauté internationale : celle-ci nous a envoyé de l’argent, du matériel, nous a délégué des « personnes-ressources » de tous les continents, de toutes les langues et de toutes les couleurs pour nous aider à sortir de cette succession de régimes militaires. Et voilà qu’au moment où nous y parvenons, et de quelle manière ! – les conditions dans lesquelles nos élections se sont déroulées ont été unanimement saluées par l’opinion internationale et ont satisfait tout le monde à l’intérieur du pays, personne ne contestant leur résultat –, un homme décide soudain, et sans aucune raison, de tout remettre en cause. Pour les Mauritaniens, c’est vraiment honteux pour notre peuple et pour la réputation de notre pays, qui n’avait vraiment pas besoin de ça.

Quant aux médias, ils sont contrôlés dans leur quasi-totalité par la junte militaire. Glorification du général Ould Abdelaziz, sanctification du coup d’État et attaques de toutes sortes contre ses opposants s’y succèdent sans discontinuer : ceux qui s’opposent au coup d’État y sont traités de voleurs et de corrompus, accusés d’avoir dilapidé les biens du pays, de s’être enrichis illégalement et de craindre pour cela le changement. Si cela était vrai, c’était le moment au contraire de se rallier à l’homme fort du régime afin d’éviter d’être sanctionné, comme le font tous ceux qui le suivent actuellement.

Si la presse ne s’est pas mise dans sa totalité au service de la junte, elle se montre instinctivement prudente, réaction de survie enseignée par l’habitude des putschs : personne ne sait de quoi demain sera fait, et il s’agit de ne pas se brûler les doigts.

Très honorable Michel Sapin, loin de moi l’intention d’expliquer tout par le passé : je ne fais que décrire la situation telle qu’elle est. Si ceux qui s’opposent au coup d’État étaient pour la plupart des opposants au régime antérieur, c’est que celui-là méritait qu’on s’y oppose ! Quand il y a eu un nouveau souffle, certains ont cru bon de changer leur fusil d’épaule et d’accompagner le mouvement général. Il est vrai aussi que l’opposition à Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi comptait également des partis qui s’opposaient de longue date à Maaouiya Ould Sid’Ahmed Taya. Quelles que soient les motivations de cette opposition, qu’il ne me revient pas d’analyser – l’histoire s’en chargera –, cela ne justifie ni n’excuse un coup d’État, décidé par la volonté d’un homme sans programme, sans idée, sans ambition d’aucune sorte pour notre pays, comme ont pu le constater les délégués de l’Union européenne : à l’issue de leur entrevue avec les représentants de la junte, lesdits délégués n’avaient pas la moindre idée de ce qu’elle comptait faire pour sortir le pays de la situation où il l’avait placé. Cela démontre amplement l’insuffisance de ceux qui prétendent diriger actuellement notre pays : ils ne sont ni qualifiés ni aptes à cela.

Voilà, monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, ce que je me devais de vous dire.

M. le président Axel Poniatowski. Je vous remercie, monsieur le président de l’Assemblée nationale de la République islamique de Mauritanie, pour tous ces éclaircissements sur une situation qui nous concerne beaucoup, et je vous remercie également, messieurs les ministres. Nous sommes à vos côtés pour souhaiter le retour de la démocratie en Mauritanie dans les meilleurs délais.

La séance est levée à douze heures quarante-cinq.

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