Accueil > Travaux en commission > Commission des affaires étrangères > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires étrangères

Jeudi 28 mai 2009

Séance de 11 h 30

Compte rendu n° 60

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Audition de M. Boris Tadić, Président de la République de Serbie

Audition de M. Boris Tadić, Président de la République de Serbie

La séance est ouverte à onze heures trente

M. Axel Poniatowski, président de la Commission des affaires étrangères. Monsieur le président de la République de Serbie, c’est un honneur pour nous de vous recevoir au Palais Bourbon. Nous sommes heureux d’accueillir le dirigeant d’un pays ami, désireux de se rapprocher de l’Union européenne, projet que soutient pleinement la France. Le Président de la République a d’ailleurs déclaré hier, à l’issue de votre entretien, que « la France souhaitait être le parrain de la Serbie pour l’aider à intégrer l’Union européenne ».

Après des études universitaires et l’obtention du titre de docteur en psychologie, vous êtes entré très tôt dans la politique active. Vous avez accédé rapidement à d’éminentes responsabilités au sein de votre parti politique. Ayant contribué à la chute du régime de Slobodan Milošević, vous avez participé au nouveau gouvernement fédéral comme ministre des télécommunications. En mars 2003, vous êtes devenu ministre de la défense. En juin 2004, vous avez été élu président de la République, fonctions dans lesquelles les électeurs serbes vous ont reconduit en février 2008.

La large victoire de votre parti aux législatives de mai 2008 a encore affermi votre assise politique, ce qui ne donne que plus de poids à votre engagement en faveur d’un rapprochement avec l’Europe. La fréquence de vos rencontres avec Nicolas Sarkozy, que vous aviez déjà rencontré le 8 octobre dernier à Évian, illustre par ailleurs votre volonté de donner une nouvelle impulsion à nos relations bilatérales. « France – Serbie : un nouveau départ » : tel est l’intitulé de la conférence-débat à laquelle vous participerez ce soir à l'Institut français des relations internationales.

Dans ce contexte, nous voudrions avoir votre sentiment sur la coopération économique franco-serbe, ainsi que sur les perspectives européennes pour les Balkans occidentaux. Par ailleurs, notre commission ayant auditionné la semaine dernière le chef de la mission EULEX, nous souhaiterions recueillir votre analyse sur la situation au Kosovo, et, au-delà, sur la stabilité régionale dans les Balkans.

M. Boris Tadić, président de la République de Serbie. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, c’est pour moi un grand plaisir d’être à Paris pour donner un nouveau départ aux relations bilatérales entre la France et la Serbie.

Si vous examinez une carte de l’Union européenne, vous remarquerez un grand espace vide, au sud-est : il correspond aux Balkans occidentaux qui, à ce jour, n’ont pas été intégrés à l’Union. Dans cet ensemble, la Serbie occupe une position géopolitique centrale. Sans elle, l’intégrité territoriale de l’Union ne peut être assurée.

La Serbie est l’Etat le plus vaste des Balkans occidentaux. On trouve des populations serbes en Croatie, en Bosnie-Herzégovine (Republika Srpska), au Monténégro, en Roumanie, en Macédoine, en Hongrie. La Serbie se situe au cœur du réseau de transports européen ; deux corridors paneuropéens traversent son territoire : le corridor 10, le chemin le plus court vers l’Asie, et le corridor 7, le long du Danube, qui relie, via l’Europe centrale, la mer du Nord à la mer Noire. Ses potentiels économique, énergétique et politique sont très importants. C’est l’une des plus grandes puissances démocratiques des Balkans de l’Ouest. Pour toutes ces raisons, la Serbie ne peut être laissée à l’écart.

L’Union européenne va être appelée à définir son identité, ses frontières, ses principes institutionnels et le rôle historique qu’elle entend jouer au vingt-et-unième siècle. Je suis pour ma part persuadé qu’elle ne prendra tout son sens que lorsque l’espace vide aura été comblé, et que les Balkans occidentaux l’auront rejointe.

Le président Sarkozy m’a dit partager ce sentiment. L’intégration de la Serbie dans l’Union européenne est mon principal objectif. Si nous y parvenons, cela donnera aux autres pays des Balkans occidentaux une chance d’y entrer à leur tour, ce qui contribuera à la stabilité de la région. Que la France accepte de parrainer la Serbie est donc très important.

Entre la France et la Serbie, c’est une longue histoire, et une amitié particulière, qui a duré tout le vingtième siècle. Nos relations sont devenues conflictuelles pour la première fois dans les années 1990, lors du démantèlement de la Yougoslavie communiste. On a alors assisté à la dislocation de l’amitié séculaire et des liens structurels qui unissaient nos deux pays, notamment en matière institutionnelle et administrative. J’en éprouve beaucoup de regret. Aujourd’hui, nous avons la possibilité de rétablir des relations aussi bonnes que par le passé – et cela malgré le problème du Kosovo, sur lequel, le président Sarkozy l’a admis, nous avons des divergences.

La Serbie défend l’intégrité de son territoire, dont le Kosovo fait partie. Par ailleurs, elle est membre de l’Organisation des Nations unies, et le Kosovo jouit, en tant que province autonome, de droits religieux et politiques. Depuis le premier jour, je mène une politique visant à protéger les droits des minorités et des confessions. Toute autre solution serait dangereuse : les communautés étant très imbriquées dans les Balkans, il est extrêmement difficile de tracer des frontières entre elles.

En Serbie, nous partageons une langue et une culture communes, bien qu’il existe deux confessions : le christianisme – lui-même divisé entre orthodoxes et catholiques – et l’islam. Ce qui nous lie est plus fort que ce qui nous sépare. La Serbie démocratique continuera à respecter les droits des Albanais, qui sont les seuls à parler une autre langue.

La Serbie ne reconnaît pas l’indépendance du Kosovo, mais elle souhaite défendre l’intégrité de son territoire de manière pacifique, par la voie diplomatique. C’est pourquoi, lors de l’assemblée générale de l’ONU du 8 octobre 2008, nous avons présenté une résolution visant à déplacer la question politique sur le terrain juridique, en demandant à la Cour internationale de justice de se prononcer sur la conformité au droit international de la déclaration d’indépendance unilatérale du Kosovo. Nous menons par conséquent une politique de paix, de compréhension, de dialogue – bref une politique démocratique.

Je suis persuadé que nous ouvrons par la même occasion des perspectives à tous les pays qui se trouvent confrontés à des défis similaires, notamment autour de la mer Noire et en Europe du sud-est. Pour ne citer que des pays membres de l’Union européenne, la Slovénie a par exemple bloqué l’adhésion de la Croatie en raison de problèmes de frontières et la Grèce empêche la Macédoine d’intégrer l’OTAN et l’Union européenne parce qu’elle s’oppose à l’emploi de ce nom. Il existe également des conflits en Géorgie, en Moldavie, en Azerbaïdjan. En recherchant la stabilité et la paix, grâce à un compromis, nous souhaitons trouver une solution non seulement pour notre propre problème territorial, mais pour tous les conflits du même type.

La mise en place du régime démocratique en Serbie a été, permettez-moi de le dire, exceptionnellement réussie. Toutes les minorités sont représentées au sein du Gouvernement. Depuis le 5 octobre 2000, toutes les élections, qu’elles soient locales, législatives ou présidentielles, ont été remportées par les forces démocratiques. J’en suis très fier, car les Serbes soulignent ainsi leur souhait d’un avenir européen et démocratique. La Serbie est un pôle de stabilité démocratique en Europe du sud-est.

Elle est également un moteur pour le développement économique de la région. Jusqu’à la crise, elle enregistrait des taux de croissance de 6 à 7 % par an, avec de très importants investissements étrangers. Certes, je m’attendais à une plus forte présence des investissements français, mais j’espère son renforcement dans un proche avenir.

Nous avons par ailleurs entrepris de moderniser, dans les trois prochaines années, les infrastructures de transport qui traversent le pays et d’achever la réalisation du corridor 10.

Nous sommes en mesure de régler nos problèmes économiques par nos propres forces, même si nous travaillons en liaison avec le reste du monde. Nous venons ainsi de conclure un accord de confirmation avec le FMI. Notre économie a été stabilisée, et la situation de notre secteur bancaire est bien meilleure que celle de certains Etats membres, comme la Hongrie ou les pays baltes.

Bien sûr, notre développement a été quelque peu entravé par la crise financière mondiale, mais des mesures ont été prises en temps utile par le Gouvernement. La voie démocratique est la clé de la stabilité régionale.

Pour conclure, je répète que le principal objectif de la Serbie est de devenir membre de l’Union européenne. Il n’y a pas d’alternative. La Serbie ne renoncera pas à sauvegarder son intégrité territoriale, mais elle luttera exclusivement par la voie politique et diplomatique, en utilisant toutes les ressources du droit international. La paix est une condition préalable si l’on veut sauvegarder les intégrités territoriales et développer la région.

Grâce à cette politique, nous souhaitons défendre l’intégrité de tous les pays confrontés à de telles tensions, notamment celle de la Bosnie-Herzégovine – dont la Serbie, aux termes des accords de Dayton, est le garant.

La volonté de la nouvelle Serbie démocratique est d’être un partenaire stratégique et le meilleur ami de la France en Europe du sud-est.

M. le président Axel Poniatowski. L’Union européenne et la Serbie ont signé le 29 avril 2008 un accord de stabilisation et d’association, ainsi qu’un accord commercial intérimaire. Or leur application est subordonnée à une décision formelle du Conseil de l’Union européenne constatant la coopération pleine et entière de la Serbie avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Quand pensez-vous que ces accords entreront en vigueur ?

Le monde entier connaît une grave crise économique et financière. Vous annoncez le lancement d’un grand programme d’infrastructures, vous affirmez que le système bancaire va mieux, mais la Serbie semble toutefois davantage touchée par la crise que d’autres pays européens. Pourquoi ? Que contient le plan de rigueur lancé il y a quelques mois ?

M. Jean-Michel Boucheron. Monsieur le président de la République de Serbie, vous recueillez notre sympathie et notre respect : notre sympathie, en raison de l’action que vous menez à la tête de votre pays ; et notre respect, car vous succédez à un régime terrible, qui a fait beaucoup de mal aux Serbes et à la Serbie. Il s’agit pour vous de remonter peu à peu la pente.

Nous souhaitons sincèrement que pour la Serbie, amie de la France, s’ouvre une période de prospérité et de coopération internationale normale. Nous voulons écrire un nouveau chapitre de nos relations. Toutefois, il reste une page à tourner, fortement symbolique.

J’étais à Srebrenica deux ou trois semaines après les événements de 1995 : terrible endroit, terrible période. Pour ouvrir définitivement la fenêtre sur l’avenir, il faut qu’après Radovan Karadžić, le criminel Ratko Mladić soit arrêté. D’après ce que vous disent vos services de renseignement et votre police, cela vous semble-t-il bientôt possible ?

M. Boris Tadić. La Serbie a signé un accord de stabilisation et d’association avec l’Union européenne, qui a été aussitôt gelé, les Pays-Bas ayant exigé que sa mise en œuvre soit directement liée à l’arrestation et l’extradition du général Ratko Mladić. Son application est donc soumise à la condition que la Serbie apporte sa « pleine et entière coopération » au tribunal de La Haye, c’est-à-dire qu’elle fasse tout son possible pour retrouver les criminels de guerre et faciliter l’accès aux archives et aux témoins. Or, on ignore souvent que sur un total de 46 accusés, deux seulement n’ont pas encore été déférés à la justice : Radovan Karadžić et Ratko Mladić. Je suis le seul président serbe en liberté…

La Serbie a extradé Radovan Karadžić, le supérieur de Ratko Mladić, après les dernières élections législatives, ce qui montre bien qu’elle souhaite coopérer avec le tribunal de La Haye. Je ne peux offrir de meilleure preuve de bonne volonté. Hier, le président Sarkozy m’a assuré que la France ferait tout son possible pour convaincre les Pays-Bas afin que l’accord soit appliqué et que la Serbie puisse entretenir des relations commerciales de libre-échange avec les États-membres.

Nous arrêterons Ratko Mladić s’il se trouve en territoire serbe. D’importantes forces policières sont mobilisées pour sa recherche. Nous ne menons pas ces actions pour faire plaisir au tribunal de La Haye ou à l’Union européenne, mais pour nous-mêmes, afin de rétablir un système de valeurs normal. Je rappelle qu’en tant que président de la Serbie, j’ai présenté des excuses à tous les peuples victimes d’exactions de la part des soldats serbes. Il n’y a pas eu de réciproque, la Serbie n’ayant jamais reçu d’excuses pour les crimes perpétrés contre son peuple, qui pourtant a bien souffert aussi dans les années 1990.

Je souhaite mettre en œuvre une politique de réconciliation générale. J’en appelle au rapprochement entre les peuples. Je suis né à Sarajevo, en Bosnie-Herzégovine ; mon père est né au Monténégro, ma mère en Bosnie, ma grand-mère en Croatie. Seuls mes enfants sont nés en Serbie. Pourtant, nous sommes tous Serbes. Cette histoire est une belle illustration de ce qu’était l’ex-Yougoslavie.

Il faut savoir que, de son côté, la Serbie applique déjà unilatéralement l’accord de stabilisation et d’association ; nous importons ainsi les marchandises de l’Union européenne sans les soumettre à aucune taxe, ni aucun droit de douane. C’est un fardeau pour nous, mais un signe que nous sommes prêts à faire ce qu’il faut pour intégrer l’Union.

S’agissant des infrastructures, nous allons finir, d’ici trois ans, les autoroutes en direction de la Macédoine, de la Bulgarie et de la Hongrie. Le corridor 10 sera ainsi achevé, ce qui facilitera la circulation des marchandises entre les États membres de l’Union européenne.

Nous disposons par ailleurs d’énormes gisements d’investissement dans le secteur énergétique. Des compagnies françaises ont répondu, en partenariat avec les italiennes et les allemandes, aux appels d’offre sur l’électricité – la Serbie étant le principal producteur d’électricité de la région. Elles ont de bonnes chances d’en gagner certains.

D’autres entreprises françaises partent favorites pour la construction d’infrastructures routières. Dans les trois prochaines années, nous construirons ainsi cinq nouveaux ponts sur le Danube et la Save. Par ailleurs, des conseillers français ont participé à la conception du métro léger de Belgrade. C’est un vieux rêve des Belgradois qui va se concrétiser !

Mme Marie-Louise Fort. Quand j’étais étudiante, je rencontrais régulièrement des jeunes Yougoslaves. En vous entendant parler de fraternité, d’amitié et d’ouverture sur l’Europe, je suis émue, car cela m’évoque leurs discussions et leurs aspirations de l’époque…

En tant que rapporteure de la mission d’information qui s’intéresse au rôle de la Turquie sur la scène internationale, je souhaiterais savoir quelles sont vos relations avec ce pays et ce que vous pensez de son éventuelle adhésion.

M. François Rochebloine. Monsieur le président de la République de Serbie, votre visite est l’occasion de consolider des liens qui furent historiquement très étroits. Héritier et défenseur du grand projet européen, j’estime que la place de votre pays est dans l’Union européenne.

Toutefois, je suis conscient des obstacles actuels et des étapes préalables à votre intégration. En dehors du problème des personnes recherchées pour crimes de guerre, quels sont les prochains chantiers à mener dans cette perspective ? La France peut-elle vous aider ? Quelle serait la principale réticence de l’opinion publique serbe à une éventuelle adhésion à l’Union européenne ?

M. Boris Tadić. La Turquie est un pays très vaste et très complexe, dont l’importance est considérable pour la sécurité, non seulement de l’Europe, mais du monde entier. La France est opposée à son entrée dans l’Union européenne. La Serbie, quant à elle, a été sous la domination de la Turquie pendant cinq siècles : nous éprouvons donc des sentiments quelque peu ambigus à son égard.

Je voudrais cependant faire preuve d’ouverture. La Turquie apparaît comme un pôle de stabilité pour l’Europe du sud-est, qui est confrontée à d’importants conflits entre communautés religieuses islamiques et chrétiennes, divisées entre des courants radicaux et des courants modérés. Pour ma part, je suis favorable aux compromis et aux solutions pacifiques. Le partenariat turc permettrait aux musulmans de la région de renouer le dialogue intracommunautaire.

En tant que président de la Serbie, je suis opposé à la partition de la Bosnie-Herzégovine, non seulement parce que la Serbie est garante de l’intégrité de ce territoire, mais aussi parce que je suis contre la désintégration de tout pays. De surcroît, il serait contraire à notre intérêt national que se forment une grande Croatie et une grande Serbie, entourant un petit pays islamique potentiellement extrémiste qui risquerait de porter atteinte à la stabilité de l’ensemble de la région. Dans cette optique, la politique étrangère turque, qui contribue à la stabilité de la communauté islamique, peut être utile.

Toutefois, j’ai bien conscience que la question de l’adhésion de la Turquie revêt une autre signification pour les États membres de l’Union européenne. L’entrée de ce pays de 80 millions d’habitants romprait en effet les équilibres actuels au sein du Parlement européen, et remettrait en cause la position de la France ou de l’Allemagne. Par ailleurs, on peut légitimement se demander si la culture politique turque est en conformité avec les valeurs européennes. Autant de questions auxquelles vous savez mieux répondre que moi !

En ce début du XXIe siècle, l’Europe va être obligée de redéfinir ses frontières : s’arrête-t-elle au Bosphore ou s’étend-elle jusqu’aux portes de l’Iran ? Personnellement, cette dernière option me paraît étrange, mais c’est à vous de prendre la décision.

La France peut aider la Serbie à intégrer l’Union européenne. Je rappelle qu’après la Grande Guerre, toute l’administration serbe a été formée en France et que la plupart de nos élites ont fait leurs études en France. Notre réseau universitaire et notre système scolaire ont été conçus sur le modèle français. Nous sommes votre interlocuteur privilégié en Europe du sud-est. La Serbie est le seul pays où a été érigé un monument de reconnaissance à la France, dans le centre de Belgrade ; j’ai grandi dans son voisinage. Durant toute mon enfance, j’ai entendu dire que nous serions pour toujours reconnaissants à la France, car elle nous a aidés à construire nos institutions, nos écoles, notre administration. Nous en étions tous intimement convaincus. Or, dans les années 1990, ce sentiment a disparu, du fait des erreurs politiques de la Serbie, mais aussi de l’incompréhension française.

« Qu’est devenue l’amitié franco-serbe ? », me demandent nos partenaires allemands et italiens. Peut-être le moment est-il venu de la relancer.

Oui, la France peut nous aider. Elle peut le faire, très concrètement, par la formation de cadres administratifs, par l’octroi de bourses, par le soutien aux réformes institutionnelles, et par la libéralisation du régime des visas. Si la Serbie n’est pas inscrite sur la liste blanche de Schengen d’ici la fin de l’année, les démocrates perdront toute crédibilité, car nous en avons fait la promesse à nos électeurs. C’est la dernière sanction qui subsiste, et elle est très douloureuse. Lorsque nous vivions encore sous un régime communiste, nous pouvions nous rendre librement en France. Comment expliquer que, vingt après, et bien que nous soyons devenu une démocratie pro-européenne, nous ayons besoin d’un visa ? Le citoyen de base risque de souhaiter revenir en arrière… 

Nous avons également besoin de la technologie et des investissements français. Certaines sociétés françaises travaillent déjà en Serbie, comme Lafarge, le Crédit agricole ou la Société générale ; Thalès a remporté l’appel d’offre pour le système de contrôle du trafic aérien, mais il existe bien d’autres possibilités. Nous souhaitons donc que la France renforce sa présence économique, dans l’intérêt non seulement de notre pays, mais aussi de vos entreprises. Suivez l’exemple des États-Unis, de l’Italie, de l’Autriche ou de l’Allemagne ! La Serbie a été distinguée parmi les lieux d’investissement les plus attractifs, en raison du faible niveau des taxes et des droits de douanes ; et Belgrade est une ville où règne un esprit très européen.

Je vais vous faire une confidence. J’ai été conçu ici, à Paris, en 1957. C’est par un concours de circonstances que je n’y suis pas né. Vous le voyez, les liens entre Paris et Belgrade sont réels !

Les Serbes réagiront favorablement au soutien de la France. J’ai annoncé hier un nouveau départ dans nos relations. La France occupe une place particulière dans notre cœur. En 1999, elle a participé au bombardement de la Serbie par l’OTAN ; pourtant, posez la question à un Serbe : il le contestera, faisant porter la responsabilité des opérations aux seuls Américains. Toute coopération entre nos deux pays sera donc bienvenue.

M. François Loncle. Monsieur le président Tadić, sachez que, durant ces derniers mois, nous avons eu de nombreux débats sur l’ex-Yougoslavie et, en particulier, le Kosovo. Les comptes rendus en témoignent : nous étions très nombreux, aussi bien dans la majorité que dans l’opposition, à être hostiles à sa déclaration d’indépendance unilatérale.

S’agissant de l’accord de stabilisation et d’association, le blocage est indubitablement le fait des seuls Pays-Bas. Pourtant, vous venez de démontrer votre volonté et votre capacité de mener à bien l’intégration de la Serbie dans l’Union européenne. Disons-le : la réaction des Pays-Bas est probablement liée à la responsabilité qu’ils portent – avec d’autres – dans le drame de Srebrenica. Comptez sur nous pour leur dire qu’ils font fausse route.

M. Loïc Bouvard. Monsieur le président de la République de Serbie, c’est pour moi un grand plaisir et un honneur de vous écouter.

Je fais partie de ceux qui ont beaucoup regretté que la France reconnaisse l’indépendance du Kosovo. J’estime que ce fut une grave erreur, dont nous subirons les répercussions durant des années : il suffit de voir ce qui se passe en Abkhazie et en Ossétie du Sud.

Je me suis récemment rendu à Belgrade dans le cadre d’une mission de l’assemblée parlementaire de l’OTAN. Quelle est votre position par rapport à l’OTAN, au moment où la Croatie et l’Albanie viennent d’y entrer ? Comment l’opinion publique serbe la perçoit-elle ? Quelle est l’attitude des États-Unis ?

S’agissant de la Turquie, je précise que, personnellement, j’ai toujours été favorable, pour des raisons stratégiques, à son intégration dans l’Union européenne.

M. Boris Tadić. Le souvenir du massacre de Srebrenica n’empoisonne pas seulement les relations entre la Serbie et la Bosnie-Herzégovine ; c’est aussi une affaire de politique intérieure pour les Pays-Bas, dans la mesure où les casques bleus néerlandais étaient chargés de la protection de la population bosniaque de Srebrenica et du maintien de la sécurité dans la région. Avant le massacre proprement dit, plusieurs milliers de musulmans bosniaques mais aussi plusieurs milliers de Serbes avaient été tués dans la région. La particularité du crime de Srebrenica est d’avoir été organisé de manière systématique, durant une période très brève. Aucun de ceux qui détiennent une part de responsabilité dans ce drame n’a l’esprit tranquille.

Cette affaire reste comme un problème non résolu dans la vie politique néerlandaise. Peut-être est-ce l’une des causes du gel de l’accord. Pour ma part, en tant que président de la République de Serbie, je suis en faveur de l’arrestation de Ratko Mladić, car elle permettrait d’individualiser le crime de Srebrenica et d’ôter à tout un peuple la responsabilité écrasante qu’il porte. C’est pourquoi je commence chaque semaine par la lecture des rapports d’enquête. Une fois ce problème réglé, nous pourrons passer aux autres affaires.

Quant à l’OTAN, c’est une question épineuse. En 2003-2004, lorsque j’étais ministre de la défense, j’ai engagé un processus de réforme de nos armées. Le souvenir des bombardements de 1999 était encore très vif. Malgré cela, 70 % de la population voulait intégrer le Partenariat pour la paix – ce que nous avons fait – et 40 % l’OTAN. Ces chiffres sont incroyables ! Mes concitoyens n’aimaient pas l’OTAN mais, rationnellement, beaucoup voulaient la rejoindre !

Puis, l’OTAN a soutenu la déclaration unilatérale et la reconnaissance de l’indépendance du Kosovo, ainsi que la formation des forces de sécurité locales. En conséquence, le pourcentage des Serbes favorables à une entrée dans l’OTAN a énormément diminué.

Aujourd’hui, la Croatie, l’Albanie ont intégré l’OTAN ; prochainement, le Monténégro fera de même. Avant-hier, j’ai apporté mon soutien à la candidature de la Bosnie-Herzégovine. Pour nous, ce sera plus difficile : l’émotion est encore très vive en Serbie. Notre politique doit être réaliste.

Les Serbes considèrent le Kosovo comme la source de leur nation et de leur culture. Le rôle important joué par l’OTAN dans la marche vers l’indépendance du Kosovo suscite des réactions douloureuses en Serbie. Il faut savoir que les deux tiers des Serbes du Kosovo ont été déplacés en Serbie centrale ; ils vivent dans des camps, dans des conditions particulièrement pénibles. Quant au dernier tiers, resté sur place, il s’agit de la population la plus menacée d’Europe.

Il y a quelques jours, j’ai visité Visoki Dečani, l’un des plus anciens monastères serbes, placé sous la protection de l’UNESCO. Tout autour, il n’y a que des soldats italiens, chargés de le protéger, et des Albanais. Les Serbes ont été chassés de la région. Leurs villages sont désertés, et les moines se trouvent dans une situation très délicate. De tels événements suscitent une vive émotion en Serbie. Ce n’est pas un moment propice à une décision rationnelle.

Nous avons besoin de la compréhension et du soutien de la France. La reconnaissance de l’indépendance du Kosovo et de la Métochie ne doit pas être posée comme une condition préalable à notre entrée dans l’Union européenne – et le président Sarkozy m’a assuré hier que ce ne serait pas le cas. Quant à l’adhésion de la Serbie à l’OTAN, elle sera plus facile lorsque nous serons membres de l’Union. De toute façon, il nous sera difficile de rester à l’écart d’un processus qui touche tous nos voisins. N’importe quel citoyen serbe sait que je suis un fervent partisan de l’adhésion.

Les États-Unis ont, eux aussi, reconnu l’indépendance du Kosovo. Toutefois, nous tenons à entretenir de bonnes relations avec eux. Le vice-président Joe Biden s’est rendu en Serbie il y a quelques jours. Il a lui aussi refusé d’imposer des conditions à la Serbie et a soutenu notre candidature à l’Union européenne. Cela ne signifie pas que nous soyons d’accord sur tout, mais nous devons nous efforcer d’harmoniser nos politiques et de trouver, ensemble, des solutions.

Sans le soutien de la France, la Serbie ne pourra s’intégrer à l’Union européenne ; et sans une Serbie stable, les Balkans ne trouveront pas de solution viable.

M. le président Axel Poniatowski. Monsieur le président Tadić, au nom de tous mes collègues, je vous remercie pour la franchise et l’intérêt de vos propos.

De votre côté, vous aurez constaté que les parlementaires français de tous bords souhaitent que la Serbie puisse rejoindre très prochainement l’Union européenne.

M. Boris Tadic (s’exprimant en français). Mesdames et messieurs les députés, je vous remercie. Il était très important pour moi, et pour la démocratie en Serbie, que j’aie cet entretien avec vous. (Applaudissements)

La séance est levée douze heures quarante.

___