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Commission des affaires étrangères

Mercredi 13 janvier 2010

Séance de 10 h 00

Compte rendu n° 33

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Audition de M. Joseph Maïla, responsable du pôle « religions » à la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes (ouverte à la presse)

Audition de M. Joseph Maïla, responsable du pôle « religions » à la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes

La séance est ouverte à dix heures.

M. le président Axel Poniatowski. Nous accueillons aujourd'hui M. Joseph Maïla, responsable du pôle « religions » à la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes.

Merci, monsieur le professeur, d’avoir accepté notre invitation.

Après avoir été recteur de l’Institut catholique de Paris et directeur du Centre de recherche sur la paix et de l’Institut de formation à la médiation, vous dirigez depuis quelques mois le pôle « religions » de la direction de la prospective du ministère des affaires étrangères et européennes. Vous êtes le premier à occuper cette fonction, ce pôle ayant été créé le 1er juin 2009. Cette création avait été annoncée par M. Bernard Kouchner à l’occasion de la conférence des ambassadeurs d’août 2008 et témoignait du souci d’accorder une plus grande place à l’étude du rôle des religions dans les relations internationales et dans les analyses qui guident notre politique étrangère. Le fait religieux joue en effet incontestablement un rôle important, voire croissant, dans les rapports entre les nations comme dans les équilibres politiques internes.

L’actualité en fournit régulièrement des exemples, qu’il s’agisse de la réaction des opinions publiques musulmanes à la publication de caricatures du prophète Mahomet ou au résultat d’un récent référendum en Suisse, de l’oppression conduite par la junte birmane contre des moines bouddhistes, ou de l’hostilité suscitée dans certains pays en développement par l’activisme de chrétiens prosélytes sous couvert d’aide au développement, pour ne citer que quelques cas impliquant différentes religions.

Je souhaiterais donc que vous nous fassiez partager votre analyse de l’importance du fait religieux dans les relations internationales. Pourriez-vous notamment nous éclairer sur le rôle respectif des autorités politiques, des autorités religieuses et des opinions publiques dans ce phénomène ? N’avez-vous pas le sentiment que le fait religieux est instrumentalisé ? Dans la mesure où les sociétés européennes connaissent dans leur grande majorité un recul du religieux, ne sont-elles pas particulièrement désemparées et désarmées face à cette forme de « retour du religieux » dans les relations internationales ?

M. Joseph Maïla. Je suis très heureux et honoré d’être parmi vous.

Première question : comment expliquer cette montée du fait religieux dans la vie internationale ? Je ne ferai qu’évoquer quelques pistes.

Tout d’abord, après la chute du mur de Berlin et la fin des mobilisations idéologiques qui avaient polarisé le monde pendant une cinquantaine d’années, l’« offre » de sens s’est en quelque sorte affadie, laissant la place à différentes croyances.

Ensuite, la mondialisation et le processus d’anonymisation qui l’accompagne, sorte de rouleau compresseur culturel, appellent, en contrepartie, un retour aux identités. C’est ce que Freud appelait le « narcissisme de la petite différence », et qui s’explique par le contexte de standardisation de la vie et des comportements.

En troisième lieu, on observe que l’impact du fait religieux est extrêmement différencié. Dans le monde occidental, les sociétés connaissent une sécularisation de plus en plus importante. S’agit-il d’un recul du religieux ou de son retour vers le for interne ? Les sociétés sécularisées ont sans doute accrédité la séparation du religieux et du politique dans la vie internationale. Dans les pays en voie de développement, en revanche, on assiste à un renforcement des identités religieuses, qui prennent toute leur place dans la vie internationale.

Encore faudrait-il apporter des nuances. Le catholicisme ne réagit pas à la vie internationale de la même manière que le protestantisme ; aujourd’hui, la religion en expansion est l’évangélisme, dont la Corée du Sud s’impose de plus en plus comme le centre d’une diffusion planétaire. On trouve aussi en Afrique francophone des missionnaires des églises évangéliques formés aux États-Unis. Sur le continent américain, on peut citer l’exemple du Guatemala, où la population, catholique à 90 % il y a 30 ans, est maintenant évangélique à 45 %.

Bref, le temps mondial n’est pas le même pour toutes les sociétés. Certaines sont placées sur des trajectoires de sécularisation, d’autres découvrent et développent des racines religieuses. Le retour à la charia dans les sociétés musulmanes illustre bien cette volonté de se doter d’une identité juridique et politique ancrée dans la religion, qui n’implique pas forcément un islamisme violent. L’Iran fait à cet égard exception puisque c’est le seul État qui se présente comme une « théocratie » musulmane : l’article 5 de la Constitution islamique du 31 mars 1979 accorde la décision, en dernière instance, au Guide suprême, qui assure l’intérim du douzième imam disparu.

J’en viens – ce sera mon second point – à la question des conflits à dimension religieuse qui émaillent la vie internationale. S’agit-il de conflits de religion ? Sommes-nous menacés par un choc à fondement religieux ?

Observons, tout d’abord, que les conflits à dominante religieuse d’aujourd’hui ne sont pas des guerres de religions à proprement parler. Il n’y en a plus depuis les XVIe et XVIIe siècles, si l’on entend par cette expression des guerres ayant pour but de convertir une population ou un groupe par la force. Cela dit, certaines formes de prosélytisme peuvent donner lieu à des tensions et leurs rivalités s’apparenter à des guerres de religion. Les sociétés d’Afrique du Nord, par exemple, comprennent mal que des missionnaires évangéliques tentent de se placer sur le terrain de la conversion dans des pays à dominante musulmane.

On ne peut pas parler non plus à proprement dit de conflits théologiques. Le discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI a pu être interprété comme la manifestation d’une volonté de se placer sur le terrain de la concurrence religieuse, mais le Saint-Siège a tout de suite précisé qu’il s’agissait d’une citation incluse dans une explication théologique beaucoup plus large et qu’il n’était nullement question de souligner des points de distinction religieuse.

Ces deux hypothèses étant nuancées, il reste que, dans certaines sociétés pluricommunautaires où la religion a toujours joué un rôle, le délitement de l’État et la déstructuration sociale poussent les groupes à se revendiquer d’une identité religieuse qui vient en remplacement du politique. Par exemple, dès lors que la citoyenneté yougoslave n’a plus rien signifié, les communautés bosniaque, serbe, croate se sont mises à revendiquer une identité en mettant en avant la différence religieuse. Ce ne sont pas les religions qui s’imposent elles-mêmes ; ce serait plutôt une « instrumentalisation », pour reprendre le mot du président Poniatowski, mais à ceci près qu’il n’y a pas de projet conscient de se servir de la religion. La réalité est surtout que la nature politique a horreur du vide. Lorsque le plus grand commun dénominateur, à savoir la citoyenneté, disparaît, les « petites différences » s’y substituent, comme on l’a vu au Liban et en Yougoslavie et comme on le voit dans d’autres pays.

Plutôt que de conflits religieux, je préfère donc parler de conflits « à dominante religieuse » ou « à dimension religieuse ». Il faut considérer ici la religion comme mode d’organisation de la société. En effet, nombre de sociétés ne sont ni sécularisées ni laïques : elles intègrent la dimension communautaire, le clivage entre groupes bénéficiant d’une reconnaissance de droit public. Lorsque l’État se délite, les communautés prennent leur entière autonomie et « remplacent » le politique.

Dans des cas tels que la guerre du Liban ou la guerre de Yougoslavie, la religion assure trois fonctions : premièrement, elle permet de retrouver une identité communautaire et sectaire quand l’identité politique a disparu ; deuxièmement, elle confère une légitimité à la mobilisation et au combat ; troisièmement, elle sert de base à la formation de milices et d’armées privées.

Quelques mots maintenant sur les caractéristiques de ces conflits à dimension religieuse.

Tout d’abord, on constate dans les sociétés concernées que la mémoire des conflits est extrêmement vive et n’a pas été dépassée. « Le poids des morts pèse sur le cerveau des vivants », disait déjà Karl Marx en parlant du conflit irlandais. Du fait des vicissitudes qu’elles ont connues dans l’histoire, les communautés arménienne, juive, chrétienne du Proche-Orient, par exemple, ont la mémoire à vif. Lorsque des incertitudes pèsent à nouveau sur le destin national ou sur la survie d’un peuple, la perception des conflits se fait du point de vue religieux, la religion est alors considérée comme un référent identitaire qui conduit certains à se demander – « qu’allons-nous devenir, nous Juifs, nous Chrétiens, nous Musulmans minoritaires, etc.».

Il faut également souligner que certains conflits s’articulent autour de l’importance religieuse d’un lieu. Ainsi, on ne peut évidemment pas aborder le conflit israélo-arabe en omettant Jérusalem et sa symbolique. Il en va de même pour le Kosovo, qui, bien que musulman à 90 %, est considéré depuis la bataille du Champ des Merles en 1389 comme un moment crucial dans l’histoire de la communauté serbe. C’est là que sont situés les églises et les monastères qui ont été des lieux de rayonnement de l’orthodoxie serbe et la sacralisation du lieu, du topos, complique, on le sait, les négociations internationales.

Enfin, on observe un réveil des messianismes, phénomène important que nous avons étudié à l’occasion d’un colloque organisé conjointement par le ministère des affaires étrangères et l’Institut d’études politiques de Paris. À côté du messianisme « ben-ladenien », on trouve des messianismes chrétiens de type protestant, ou encore celui des « chrétiens  sionistes». Toutes ces communautés sont minoritaires mais elles jouent un rôle dans la vie internationale, leur horizon – la fin du monde – pouvant justifier la pire des violences.

Dans tous ces conflits, la religion apparaît comme un discriminant social, une manière de se répartir et de se classer dans un ensemble national en groupes de croyances diverses. Quand ces groupes s’affrontent, on ne parlera pas de « conflits religieux » mais de « groupes mobilisant avec succès le référent religieux »

Je terminerai en évoquant les nouveaux défis que pose le traitement du fait religieux dans la vie internationale.

La diplomatie française se trouve sollicitée sur un certain nombre de thèmes de plus en plus récurrents. La question des caricatures de Mahomet a posé un véritable problème à nombre de diplomaties européennes, dont la nôtre. Au sujet des « formes contemporaines de racisme », une âpre bataille se joue actuellement à Genève au Conseil des droits de l’Homme sur la notion de diffamation des religions et de blasphème. Certaines nations, membres notamment de l’Organisation de la conférence islamique, voudraient que l’on en fasse un délit. Par ailleurs, nos amis américains attachent une importance telle à la notion de liberté religieuse que, chaque année, la France est épinglée dans leur rapport sur la liberté religieuse dans le monde, notamment au sujet de la scientologie ou de la question du voile.

Le problème des minorités religieuses prend un tour alarmant – je pense, entre autres, aux chrétiens et aux ahmadi du Pakistan, aux bahaï en Iran –. La rivalité des prosélytismes s’exacerbe. Toutes ces questions sont traitées sur le plan international, notamment dans le cadre de l’Alliance des civilisations. Nous participons à ce programme onusien dont l’initiative revient à l’Espagne et à la Turquie et qui vise à promouvoir le dialogue interculturel et interreligieux. Sur ce dernier thème, M. Alain Juppé est intervenu il y a deux ans à l’Assemblée générale des Nations unies.

La question, pour notre diplomatie, est la suivante : quelle peut être la contribution d’un État laïque – et qui tient à sa laïcité – à ces débats transversaux ? L’ASEAN et l’Union Européenne tiennent par exemple chaque année une réunion dans le cadre de l’ASEM consacrée aux religions. Le traité de Lisbonne préconise un dialogue ouvert, transparent et régulier avec les Eglises et les organisations religieuses. Qu’allons-nous faire de cette donnée institutionnelle fondamentale ? Quelle place occuperons-nous dans ce dialogue, dont on ne sait encore la forme qu’il prendra ? Les religions sont déjà représentées auprès des institutions de l’Union européenne, qui reconnaissent notamment l’Eglise de scientologie.

Parmi les nouveaux défis, nous devons également compter la montée de la violence religieuse. Nous ne pouvons nous cacher derrière notre petit doigt : nous sommes dans une période de radicalisation. On ne saurait incriminer une religion particulière : face aux incertitudes de la mondialisation, à la crise économique que nous traversons et à la rivalité des États – moins, désormais, pour la puissance que pour le soft power, c'est-à-dire pour l’organisation du monde selon des valeurs, des normes et des standards –, on assiste à une exacerbation du sentiment religieux. L’universalité des droits de l’Homme se trouve de plus en plus contestée par des États ou des groupes, soit que l’on mette en avant des valeurs religieuses autour desquelles on pense que la solidarité internationale peut s’organiser, soit que l’on se réfère à des valeurs censées être spécifiques à tel ou tel continent.

En conclusion, il ne fait pas de doute que les religions jouent un rôle croissant dans la vie internationale, au point que des voix s’élèvent pour instituer une sorte de « G8 » des religions. D’ailleurs, parallèlement au sommet de L’Aquila en juillet 2009, les représentants des principales religions se sont réunis pour tenter de livrer un point de vue sur les affaires du monde.

On le sait, les religions ne sont pas seulement symboliques : elles ont un rôle de prescripteur. Elle ont des choses à dire en matière de bioéthique, de climat, de mondialisation, de financiarisation de l’économie, et certains se demandent de plus en plus s’il ne faut pas prendre également en considération ces points de vue.

Dans la résolution des conflits à dominante religieuse, où la sensibilité est pluricommunautaire, quel peut être l’apport de la diplomatie française ? Au sein du ministère des affaires étrangères, notre pôle a l’intention de développer une formation destinée à améliorer la connaissance que les diplomates ont des religions, en particulier dans des sociétés dont l’organisation et la philosophie sont aux antipodes des nôtres.

Cela étant, je ne crois pas que la religion doive faire l’objet d’une focalisation. Les questions religieuses sont souvent la traduction difficile et violente de problèmes de justice non résolus. Ce sont la résolution des inégalités et le progrès de la tolérance qui mettront un terme à cette radicalisation du religieux qui, sur le plan politique, peut devenir un adjuvant à la violence.

M. le président Axel Poniatowski. Quelle appréciation portez-vous sur la violence croissante du conflit au Yémen ? S’agit-il, comme on nous le dit, d’une situation terroriste typique due à l’implantation d’Al-Qaïda, ou bien ce conflit a-t-il une caractéristique religieuse, la défense du zaydisme, branche spécifiquement yéménite du chiisme ?

M. Jacques Myard. Pardonnez-moi, monsieur le professeur, de devoir rejoindre la réunion de la mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national après vous avoir posé ma question.

La montée en puissance des identités religieuses et le prosélytisme pratiqué notamment par les évangélistes ont certes quelque chose d’inquiétant, mais cette évolution n’est-elle pas parallèle à l’affaiblissement du politique et de la notion d’État ?

M. Jean-Marc Nesme. Je me félicite que le ministère des affaires étrangères se soit saisi de la question des religions dans les relations internationales et lui consacre un pôle spécifique qui jouera le rôle d’observatoire permanent. Nous avons longtemps regardé le monde à travers le prisme de la laïcité « fermée » à la française. Or le monde a bougé très vite. D’où notre ignorance quant à l’influence de certaines religions à visée globale, dont les textes sacrés développent concomitamment un programme sociopolitique. D’où, également, notre méconnaissance du contenu de ces systèmes globaux et des différences qui existent au sein de certaines religions : je doute que beaucoup soient à même d’expliciter ce qui distingue les Sunnites, les Chiites et les Kharidjites.

La mondialisation est une réalité aussi pour les religions, qui sortent des frontières traditionnelles. Quelle attitude adopter à l’égard des régimes théocratiques qui, au mépris du principe universel de liberté de conscience consacré par les textes internationaux, écrasent les minorités religieuses ? L’expansion de l’islam n’est pas la seule question. L’évangélisme fondamentaliste, vous l’avez évoqué, connaît un essor fulgurant dans toute l’Amérique, mais aussi en Afrique noire et en Asie.

Quelles sont les nouvelles relations entre le pouvoir russe et l’Église orthodoxe, dont on sait qu’elle monte en puissance en Russie ?

Devant l’ampleur et la complexité de ces sujets éminemment politiques, comment organisez-vous les travaux du pôle dont vous avez la responsabilité ? Quelles sont vos priorités actuelles ?

M. François Asensi. De quelle manière le pôle « religions » va-t-il traiter de l’influence et de l’essor des mouvements sectaires ? L’adoption par l’Assemblée nationale d’un « cavalier » visant à amnistier l’église de scientologie en empêchant le prononcé de la dissolution, mais aussi l’entrisme pratiqué dans les hautes sphères de l’État, sont préoccupants.

Par ailleurs, comment le monde musulman perçoit-il la position française sur la laïcité et le débat sur le port de la burqa ?

M. Dino Cinieri. Ma question portait également sur les sectes et je partage les interrogations de mon collègue François Asensi sur ce sujet.

M. Lionnel Luca. Comme M. Myard, je vous prie de m’excuser de devoir rejoindre la réunion de la mission d’information sur le voile intégral, à laquelle j’appartiens moi aussi.

À l’évidence, le messianisme dont vous parlez vient se substituer à d’autres messianismes du XXe siècle. Un nouveau fascisme se fait jour. Quelle est, selon vous, la part du politique dans le fait religieux ?

Mme Martine Aurillac. Quelles sont vos relations avec le bureau des cultes du ministère de l’intérieur ?

La France se fait une spécialité de grands débats sur des sujets touchant à la dimension religieuse – sur la laïcité, sur le voile intégral, sur l’identité nationale. Quelles sont les résonances de ces débats en Europe et dans le monde ?

M. Patrick Labaune. André Malraux, lorsqu’il affirmait que le XXIe siècle serait religieux ou ne serait pas, avait-il raison avant tout le monde ?

En ce qui concerne les violences religieuses, ne convient-il pas de retenir la date de 1979 ? Le renversement du Shah, les événements dramatiques de La Mecque et l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique ont marqué une rupture.

Mais la montée du religieux n’est-elle pas aussi un argument facile, un outil politique de prise ou de conservation du pouvoir ?

Pour ce qui est du Yémen, au-delà de la question du zaydisme et du chaféisme, le problème n’est-il pas surtout la faiblesse du pouvoir central ?

M. Joseph Maïla. En effet, la question du Yémen se pose essentiellement en termes politiques. La rébellion houthiste repose sur le zaydisme. Si cette école a des attaches avec le chiisme, sa pratique et ses dogmes l’ancrent dans le sunnisme. Les houthistes ont eu la haute main sur l’administration du pays pendant des années. L’unité du Yémen est très difficile à réaliser entre les différents groupes, entre le Nord et le Sud. Ce pays, proche des champs pétrolifères saoudiens, connaît une évolution catastrophique. Les plus pessimistes disent qu’il est en voie de « somalisation » et il abrite des groupes importants comme ceux d’Al-Qaïda. Mais, je le répète, le problème est fondamentalement politique.

Sans doute notre attention est-elle un peu trop focalisée sur le religieux, comme le remarque M. Myard. Le phénomène majeur du XXe siècle a été, pour moi, la multiplication des États : 60 à la SDN, 192 à l’ONU ! Or les nouveaux États ne peuvent se construire et acquérir une légitimité du jour au lendemain. La grande question est celle des États fragiles, précaires, potentiellement en faillite, où la culture politique et administrative n’a pas encore pris racine. On assiste alors à une compétition entre la citoyenneté impliquée par l’État et l’appartenance et la fidélité à des tribus, à des ethnies ou à des communautés dont l’existence remonte à des centaines d’années. Dans bon nombre de pays, en Afrique notamment, cela conduit au délitement des États. Nous devons impérativement renforcer leurs capacités institutionnelles si nous souhaitons voir la situation se stabiliser.

Le pôle « religions », créé au sein de la direction de la prospective, a pour mission de traiter du fait religieux dans le monde d’un point de vue positif, c’est-à-dire comme un fait social : nous le considérons comme un paramètre qui a des conséquences sur la diplomatie française. Certains diplomates étrangers accrédités en France se sont inquiétés auprès de moi : y aurait-il un changement dans la philosophie laïque de l’État français ? La « laïcité positive » ne préparerait-elle pas un abandon de la laïcité ? Bien entendu, il ne s’agit nullement de cela. Dans d’autres ministères des affaires étrangères en Europe, il y a souvent un « monsieur ou une madame religions », qui s’occupe notamment de la question de l’islam et de son organisation, la communauté musulmane européenne n’ayant pas la même culture politique que les communautés plus anciennement implantées qui se sont adaptées au fait laïque et à la sécularisation des sociétés.

Le pôle a pour missions de prendre en compte le fait religieux en tant que tel, sans porter d’appréciation sur la religion elle-même, d’apporter un appui aux directions géographiques du ministère des affaires étrangères lorsque des questions de religion se posent – par exemple au Sri Lanka, au Pakistan, en Afghanistan –, enfin d’améliorer la formation et l’information des diplomates sur ces thèmes.

Nous travaillons en association étroite avec le bureau central des cultes du Ministère de l’Intérieur, dont la compétence est hexagonale, ainsi qu’avec le conseiller pour les affaires religieuses – le CAR – du ministre des affaires étrangères, qui s’occupe principalement des relations avec les autorités religieuses. Cette fonction a été créée en 1921, lorsque la France a renoué avec le Vatican ses relations rompues après la loi de 1905.

M. Nesme a raison de souligner l’importance du phénomène qui se déroule en Russie. La mort du patriarche de toutes les Russies, Alexis, auquel a succédé le patriarche Kirill, coïncide avec une montée significative de la visibilité de l’orthodoxie en Russie. Pour la première fois depuis la révolution russe, l’enseignement de la religion orthodoxe est devenu obligatoire dans de nombreuses régions. Tout un courant souhaite que l’identité russe se fonde sur le substrat religieux national représenté par l’orthodoxie.

Nous constatons une tendance similaire en Inde, où l’indianité passe de plus en plus, aux yeux de factions radicales, par l’hindouisme. Cela ne manque pas de provoquer de grands états d’âme au sein de l’islam indien, qui, malgré la partition initiale avec le Pakistan sur une base religieuse, représente 110 à 120 millions de personnes sur 1,2 milliard d’Indiens.

La répercussion internationale du débat sur la burqa n’est pas sans nous poser des problèmes. Nos postes à l’étranger nous alertent sur ce sujet. Les réactions à cette question dans certains pays ne sont pas bonnes. Il est clair que toute loi ou décision aura des implications au plan international. Nous avions préparé à l’intention de nos diplomates un argumentaire, dans lequel nous nous employions à respecter le travail parlementaire et à expliquer de la meilleure façon possible la volonté nationale. Cela ne veut pas dire que nous serons compris dans le monde, et parmi nos amis européens eux-mêmes certains ne nous comprennent pas. Nous n’en défendons pas moins les positions de la représentation nationale et la philosophie d’une démocratie pour qui la laïcité est un important aiguillon institutionnel, y compris pour l’intégration des citoyens.

L’année 1979 est en effet un tournant, monsieur Labaune, avec l’invasion de l’Afghanistan par les troupes soviétiques, la révolution iranienne, et aussi le doublement du prix du pétrole.

Enfin, vous avez raison de distinguer les courants « intégralistes » de certaines religions, qui veulent l’application immédiate de toutes les prescriptions religieuses dans l’État. Cela dit, le seul État qui fasse de la religion son unique point de repère idéologique, aussi bien dans l’organisation de son administration ou de sa justice que dans ses relations internationales, c’est l’Iran. La Constitution de ce pays permet au Guide suprême de discréditer une loi votée par le Parlement : dès lors qu’il lui appartient de la faire appliquer, il peut l’écarter s’il considère qu’elle n’est pas conforme à la charia.

Bref, la religion est souvent un prétexte fallacieux – mais porteur et mobilisateur – pour s’emparer de questions qui ne sont pas religieuses.

M. Michel Terrot. Y a-t-il un élément religieux dans le sort réservé par l’Iran à Mme Clotilde Reiss, qui ne peut sortir du territoire ?

M. Philippe Cochet. Pourriez-vous nous faire partager votre analyse sur les rapports entre la religion et l’argent, et plus largement l’économie ?

M. Henri Plagnol. Vos propos me laissent un peu sur ma faim concernant ce que pourrait être le message de la France. À côté des messages défensifs destinés à expliquer la position française sur la laïcité, il me semble qu’il faut rappeler notre attachement, non seulement à la séparation des Églises et de l’État, mais aussi au fait que toutes les religions doivent pouvoir être pratiquées et respectées. Je regrette notamment que la France et l’Europe ne réagissent pas à la situation tragique des Chrétiens d’Orient. Encore récemment, nous avons assisté au martyre des Coptes. Au Pakistan, le discours public à l’égard du fait chrétien est d’une extrême agressivité. Il y va de l’honneur de la France de réagir.

M. Hervé de Charette. Je suis très heureux que le ministère des affaires étrangères marque son intérêt pour les questions religieuses en vous chargeant de cette mission, monsieur Maïla. Je connais l’étendue de votre savoir, votre ouverture d’esprit et vos qualités personnelles.

Plus que des questions, je voudrais formuler quatre messages à l’adresse du ministre des affaires étrangères.

Premièrement, la France est entrée dans le monde oriental par le biais de la défense des Chrétiens en Orient. Bien sûr, beaucoup de choses ont changé depuis, mais nous ne pouvons laisser les Chrétiens d’Orient dans l’état de misère et d’abandon général où ils se trouvent. Qu’ils soient compliqués, divisés, qu’ils aient leur part de responsabilité, peut-être. En tout cas, les Chrétiens d’Irak sont en cours d’élimination. Quant aux Coptes d’Égypte, qui représentent près de 10 % de la population, ils ne peuvent être laissés dans la situation qu’ils connaissent aujourd’hui.

Deuxièmement, s’il est bien de s’intéresser au bouddhisme ou d’observer le réveil du monde orthodoxe, il est un sujet majeur pour la sécurité du monde et pour l’influence la France, c’est la renaissance du monde musulman. À mon sens, il faut considérer celle-ci de façon plutôt positive, même si elle comporte des éléments inquiétants. Le Quai d’Orsay devrait en faire une question prioritaire dans le champ de ses préoccupations.

Troisièmement, ce qui se passe actuellement à Jérusalem n’est pas acceptable. Nous assistons à des étapes ultimes destinées à faire de Jérusalem une ville, non seulement israélienne, mais uniquement juive.

Quatrièmement, je considère que le Parlement n’est pas suffisamment informé de la dimension internationale que revêt le sujet de la burqa. De même que vous fournissez aux diplomates un argumentaire destiné à expliquer ce que fait le Parlement, il serait intéressant de donner aux parlementaires un argumentaire sur ce qui se passe dans le monde à ce sujet et sur les conséquences que nos décisions pourraient avoir.

M. Jean-Claude Guibal. La nature ayant horreur du vide, avez-vous dit, la religion arrive comme un substitut lorsque le politique et ses institutions connaissent une défaillance. La montée des religions et des intégrismes ne traduit-elle pas aussi une crise de la notion de progrès et, plus généralement, de la philosophie des Lumières, ainsi que la réticence de certaines cultures à adopter les conceptions institutionnelles des Occidentaux ? Quelle peut être l’attitude d’un pays laïque comme le nôtre face à ces phénomènes ? D’un point de vue sociologique, la religion ne constitue-t-elle pas une réaction à la désacralisation et à la temporalisation de la société ?

L’Europe n’a pas souhaité inscrire dans sa Constitution la moindre référence à son histoire religieuse. Elle n’a pas osé dire qu’elle s’était construite sur une tradition judéo-chrétienne. Et la vitalité de certaines religions, y compris chrétiennes avec le développement des courants évangélistes, ne trouve-t-elle pas son pendant négatif du côté du catholicisme ? Comment analysez-vous cela ?

M. le président Axel Poniatowski. Je ne sais pas s’il revient à M. Maïla de répondre à cette dernière question.

Mme Marie-Louise Fort. Vous avez évoqué la montée des intégrismes et des prosélytismes. Pensez-vous que l’affirmation de la laïcité dans notre « vieille » démocratie suffira à dissiper les inquiétudes ? Ne pourrait-on dire, dans le contexte actuel, que notre laïcité est devenue pour ainsi dire une laïcité « à la papa » ?

M. Jean-Marc Roubaud. L’affaire des caricatures a donné lieu à des émeutes, il y a eu des morts. Quelle attitude l’Occident doit-il adopter ? Où sont, selon vous, les limites de la liberté d’expression ? Considérez-vous que la burqa est un problème religieux ou un problème de dignité de la femme, de sécurité et de laïcité ?

M. Jean-Pierre Kucheida. Quelle est votre définition de la laïcité ? Pour ma part je pense qu’une application plus large de ce principe dans le monde faciliterait bien les choses.

Sans doute le pôle « religions » a-t-il un avis sur la volonté d’éradiquer l’islamisme en Afghanistan. Pensez-vous que nous soyons capables d’aller jusqu’au bout ?

M. le président Axel Poniatowski. M. Asensi souhaiterait également que vous reveniez sur la question des sectes.

M. Joseph Maïla. C’est une question qui est plus directement du ressort du bureau central des cultes. Pour notre part, nous sommes confrontés, au niveau européen et international, à un manque d’harmonisation dans la définition des sectes. Chez nous, sur le fondement du principe de laïcité, nous ne nous intéressons pas à ce à quoi croit une secte, mais à des conséquences autres qui tombent sous le coup de la loi : comportements délictuels tels que détournements de fonds et emprise sur les esprits. C’est ce que expliquons à nos amis d’Europe et d’Amérique du Nord qui, parfois, imaginent que notre république laïque poursuit des personnes à cause de leurs croyances.

Non, l’arrestation et l’emprisonnement de Mme Clotilde Reiss n’ont rien à voir avec la dimension religieuse des conflits. Comme l’a dit le ministre des affaires étrangères, c’est probablement une conséquence de notre réaction aux élections truquées du 12 juin 2009 et de nos prises de position fermes sur le nucléaire.

La relation entre argent et religion est un sujet central, monsieur Cochet. Dans le contexte de mondialisation, la circulation des religions et le prosélytisme ne vont pas sans une sorte d’adjuvant financier. Certains États jouent le rôle de promoteurs pour la construction de lieux de culte, pour la diffusion des textes sacrés, et prennent des positions très fermes au sujet de la diffamation des religions. Pour certains mouvements, l’argent n’est pas contradictoire avec la doctrine religieuse. L’islam ne fait pas de l’argent un tabou, contrairement au catholicisme. Quant aux églises évangéliques, elles voient dans la réussite économique individuelle une sorte de signe de l’élection divine, dans la plus pure tradition calviniste et plus généralement protestante.

Quoi qu’il en soit, certaines organisations bénéficient de dotations considérables. Des megachurches commencent à apparaître en Afrique, au Togo et au Cameroun. Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo, abrite plus de 1 000 lieux de culte évangélique. En France même, où les Églises protestantes sont en train de se fédérer, on peut voir notamment en Seine-Saint-Denis, du fait du courant évangélique, les églises pleines le dimanche.

La laïcité que nous défendons n’est pas « à la papa ». C’est une laïcité nécessaire, qui est également constitutive de la philosophie de l’Union européenne. Nous sommes les promoteurs d’une laïcité ouverte et tolérante, qui intègre la reconnaissance des religions et garantit le culte. C’est ce que nous ne cessons de répéter à ceux qui craignent des discriminations fondées sur la religion.

Sur la question des droits de l’Homme, le monde occidental est aujourd’hui quelque peu cerné. On le constate à l’occasion des débats au Conseil des droits de l’Homme à Genève. Notre universalisme ne va plus de soi : il nous faut faire une pédagogie de l’universel. Nos valeurs sont assurément issues d’une tradition judaïque et chrétienne mais nous sommes passés au-delà, avec la Révolution française, la philosophie des droits de l’Homme et la Déclaration universelle de 1948. Nous nous employons donc à expliquer que cet universalisme n’est pas une occidentalisation déguisée mais un universalisme de recoupements, où l’on vérifie constamment que nos valeurs ne sont pas en contradiction avec celles des autres.

Monsieur de Charette, je m’efforcerai de transmettre fidèlement vos messages au ministre des affaires étrangères. Je partage votre angoisse au sujet des chrétiens d’Orient. Outre la radicalisation à laquelle on assiste en Irak ou en Égypte, il faut constater le délitement et l’affaiblissement démographique des communautés chrétiennes. À cause de la guerre, le nombre des chrétiens d’Irak est passé de 1,2 million à 500 000 ou 600 000. Les populations chrétiennes de Palestine ou du Liban connaissent aussi une érosion. Les diasporas chrétiennes se développent: il y a aujourd’hui à Montréal, à Santiago du Chili, à Cambera ou à Sydney plus de chrétiens d’Orient qu’à Beyrouth, à Jérusalem ou à Bethléem. La seule solution est de travailler au règlement du conflit israélo-arabe, et en particulier de la question de Jérusalem.

Je suis bien d’accord avec vous, la renaissance du monde musulman doit être reconnue dans ses aspects positifs. On assiste à un renouveau de la pensée musulmane dans le sens de plus de libéralisme et de moins de théocratie. En Europe, notamment, est en train de naître un nouvel islam qui assimile la culture de la laïcité.

Il existe cependant deux modèles en Europe. Certains États acceptent de façon naturelle le phénomène multiculturel. En Belgique, aux Pays-Bas, en Grande-Bretagne, les communautés ont pignon sur rue, elles ont leurs hôpitaux et leurs écoles. Pour sa part, la France défend le modèle laïque. Mais dans le cadre de cette laïcité, devenue positive et ouverte – sans être remise en cause dans ses principes –, on observe une évolution des mentalités et des pratiques, la volonté de dialogue l’emportant sur l’affichage de l’indifférence. Et à l’inverse, certains pays, comme la Grande-Bretagne, se demandent s’ils ne sont pas allés trop loin dans la voie de la communautarisation et avancent vers la laïcité.

J’ai bien pris note de vos remarques sur la burqa, mais il ne m’appartient pas de décider si des argumentaires pourraient éventuellement être communiqués au Parlement.

Monsieur Kucheida, la laïcité est avant tout la séparation institutionnelle des sphères et l’organisation de la tolérance et du vivre-ensemble.

En ce qui concerne l’Afghanistan, on se rend compte progressivement que le phénomène taliban est d’abord une exacerbation religieuse du nationalisme pachtoune. Il importe donc de résoudre les problèmes d’entente entre communautés pour affaiblir les liens avec Al-Qaïda et les mouvements talibans. On ferait grandement avancer les choses en dégageant un vouloir-vivre ensemble entre Tadjiks, Hazaras, Balouches et Pachtounes.

M. Jean-Michel Ferrand. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « chrétien  sioniste» ?

Par ailleurs, ne croyez-vous pas que l’antagonisme religieux est encore plus virulent lorsqu’il oppose des personnes issues du même creuset  – Serbes et Bosniaques, Irlandais catholiques et protestants, Sunnites et Chiites au Moyen-Orient – ? Comment faire disparaître les rivalités et les rancunes transmises de génération en génération ?

M. Didier Julia. Ne serait-il pas opportun que le projet de l’Union pour la Méditerranée soit assorti d’une discussion interreligieuse ? Cela aurait pour premier intérêt, car il y aurait certainement un large consensus pour cela, de permettre une discussion sur les moyens de lutter contre les extrémismes. Cela permettrait également d’approfondir un dialogue qui reste très superficiel, en l’orientant par exemple vers les questions de finances ou de bioéthique.

Enfin, ne vous semble-t-il pas évident que, plutôt que de la faiblesse de l’État, l’extrémisme se nourrit de la pauvreté ?

M. Loïc Bouvard. Ces Chrétiens qu’on assassine, de René Guitton, est un livre qui m’a marqué, notamment au sujet de l’Algérie. Quelle est votre analyse de ce qui se passe dans ce pays ? Au cours d’un récent voyage, j’ai ressenti, chez certaines élites, un grand désir de rapprochement avec la France ; mais on ne saurait oublier ce que décrit M. Guitton, notamment à propos des cimetières chrétiens.

M. Gilles Cocquempot. Monsieur le professeur, la qualité de votre réflexion devrait vous valoir une tribune permanente dans La Dépêche du Quai d’Orsay.

En Iran, quelle est, selon vous, l’influence des ayatollahs dissidents pour la démocratisation du régime ?

M. Joseph Maïla. Monsieur Ferrand, les chrétiens sionistes constituent une petite secte, issue de l’évangélisme. Ils considèrent que la reconstruction du Temple détruit par Titus en 70 marquera le début de la fin des temps. Activer la présence sioniste et reconstruire le Temple, c’est donc pour eux travailler à une œuvre divine d’accélération de l’histoire. Bien que minoritaire, cette secte a pignon sur rue aux États-Unis et elle est très active.

Je souscris à votre remarque concernant la proximité. Les génocides sont d’abord le fait du voisin : les communautés ont vécu ensemble pendant des siècles, les familles ou les villages se connaissent depuis toujours. On l’a vu au Rwanda – 800 000 morts en quatre semaines –, mais aussi en Bosnie. De même, la guerre civile algérienne a été un massacre entre musulmans.

A propos de l’Irlande du Nord, permettez-moi d’illustrer par une anecdote la différence qu’il convient de faire entre croyance et religion.

Un homme est arrêté à un barrage. Le milicien lui demande s’il est catholique ou protestant. Pensant que c’est la réponse la plus opportune, l’homme affirme qu’il est athée. « Soit, mais athée catholique, ou athée protestant ? » rétorque le milicien.

Ici, comme vous le constatez, la religion n’est plus qu’un support de l’identité. Il ne s’agit pas de croyance mais d’appartenance. La violence religieuse n’est pas aujourd’hui une violence de conversion, c’est une violence de suppression, d’éradication, de nettoyage ethnique, oserais-je dire. Ce qu’elle signifie est le refus de vivre avec autrui, ce qu’elle veut dire, c’est « je ne veux pas vivre avec toi ».

La question de l’enseignement du fait religieux revêt donc une importance particulière, comme l’a montré l’excellent rapport Debray. Il s’agit de prodiguer en la matière la culture du pluralisme. Le vrai défi que doivent relever les religions confrontées à une situation de crise est l’aménagement de leur différence. L’immense majorité des sociétés n’ont pas fait comme nous le choix de la laïcité ; le problème est donc de savoir comment organiser le pluralisme religieux dans un contexte non laïque.

Monsieur Julia, l’Union pour la Méditerranée se développe pour l’instant sans volet culturel et religieux. M. Debray avait cependant, à la demande du président Chirac, animé une série d’« ateliers culturels méditerranéens ». Cette initiative reste pour le moment sans suite mais il n’est pas impossible que la dimension religieuse soit prise en compte ultérieurement. Je vous remercie pour votre message, que je relaierai.

Si la pauvreté est bien entendu un ferment de l’extrémisme, il n’existe pas de causalité mécanique : en Inde, par exemple, l’extrême pauvreté n’a pas conduit à des guerres civiles communautaires.

J’en viens à l’Algérie, évoquée par M. Bouvard. Depuis une vingtaine d’années, la communauté chrétienne s’est organisée notamment en Kabylie mais l’exercice du culte devient de plus en plus difficile, du fait d’une visibilité croissante et d’une réaction de l’Etat au prosélytisme. La question des cimetières chrétiens est évidemment très douloureuse. Le rôle de notre pôle est d’alerter sur ces phénomènes et de les suivre. La mondialisation a libéré les religions et les fait circuler dans le monde, si bien que des concurrences interviennent dans des sociétés qui ne sont pas accoutumées au pluralisme religieux. La présence de religions autres est alors ressentie comme une menace pour l’identité nationale. Je pense que le cas algérien se retrouvera dans de nombreuses régions du monde. L’ouvrage de René Guitton tire la sonnette d’alarme à ce sujet.

Monsieur Cocquempot, la question de l’Iran passionne la structure que j’anime car derrière la confrontation entre réformateurs et conservateurs, nous voyons le débat interne au clergé chiite. Celui-ci reste largement ignoré ; j’espère que les analyses du pôle auront apporté un éclairage utile.

L’ayatollah Montazeri, récemment disparu, était le porte-parole de la contestation religieuse. Il faut replacer celle-ci dans le contexte du velayet-e faqih, doctrine élaborée par l’ayatollah Khomeini en 1963-1964 à Nadjaf et à Kerbala et introduite en 1979, qui a établi la tutelle du jurisconsulte ou docteur de la loi sur la vie politique. C’est à l’origine une doctrine étrangère au chiisme, religion quiétiste, c’est-à-dire séparant le religieux et le politique. Le chiisme attend le retour du douzième imam disparu, le « maître du temps », retour qui inaugurera une période de mille ans de paix avant la fin du monde. La réflexion de Khomeini était la suivante : si les réformes du Shah se poursuivent, le Mahdi ne trouvera pas, à son retour, de musulmans chiites tant l’occidentalisation progresse ; il faut donc préserver le caractère musulman de la société, moyennant la tutelle provisoire du jurisconsulte, garant de l’identité religieuse. C’est une doctrine de salut public religieux.

Mais le velayet-e faqih n’a pas été accrédité par la majorité des ayatollahs et des oulémas. Ce n’est pas une doctrine reconnue étudiée à Qom ou à Nadjaf par la plupart des grands ayatollahs. C’est ainsi que l’autorité politique et, du même coup, la légitimité religieuse de l’ayatollah Khamenei ont pu se trouver contestées.

Aujourd'hui, certains ayatollahs – Saanei, Ardebili –,critiquent l’institution du velayet-e faqih, d’autres considèrent que l’erreur a été de confier la tutelle à un seul homme et non à un collège de guides. Le décès de l’ayatollah Montazeri est un coup porté au mouvement du 12 juin mené par Mir-Hossein Moussavi, mais aussi à la cléricature éclairée du chiisme, qui préférerait que la hiérarchie revienne à sa vocation essentielle – le gouvernement des âmes, et non celui du peuple.

La répression de la contestation a sans nul doute porté atteinte à l’image de l’institution religieuse. Contrairement aux sunnites, dont l’institution est hiérarchisée et gouvernée par l’État, les mollahs chiites sont très libres et très proches du peuple, un peu à l’instar des pasteurs protestants. Ce lien a été rompu. Les plus lucides des clercs chiites, craignant que le bébé ne soit jeté avec l’eau du bain et que la contestation du pouvoir politique n’entraîne la contestation du religieux, sont en train de prendre les devants.

M. le président Axel Poniatowski. Monsieur le professeur, merci pour cette audition très instructive.

La séance est levée à onze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 13 janvier 2010 à 10 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, M. François Asensi, Mme Martine Aurillac, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Claude Birraux, M. Roland Blum, M. Jean-Michel Boucheron, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Hervé de Charette, M. Jean-Louis Christ, M. Dino Cinieri, M. Pascal Clément, M. Philippe Cochet, M. Gilles Cocquempot, M. Pierre Cohen, M. Alain Cousin, M. Jean-Michel Ferrand, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean Glavany, M. Gaëtan Gorce, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Patrick Labaune, M. Jean-Paul Lecoq, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, Mme Henriette Martinez, M. Didier Mathus, M. Jacques Myard, M. Alain Néri, M. Jean-Marc Nesme, M. Henri Plagnol, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jacques Remiller, M. Jean Roatta, M. François Rochebloine, M. Jean-Marc Roubaud, M. Rudy Salles, M. André Santini, Mme Odile Saugues, M. Dominique Souchet, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Sylvie Andrieux, M. Jean-Louis Bianco, Mme Chantal Bourragué, Mme Geneviève Colot, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Jacques Guillet, M. Robert Lecou