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Commission des affaires étrangères

Mercredi 31 mars 2010

Séance de 11 h 00

Compte rendu n° 51

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Table ronde sur l’action culturelle extérieure de la France avec Mme Julia Kristeva-Joyaux, M. Bernard Faivre d’Arcier et M. Antoine Compagnon (réunion préalable à l’examen du projet de loi relatif à l'action extérieure de l'État)

Table ronde sur l’action culturelle extérieure de la France avec Mme Julia Kristeva-Joyaux, M. Bernard Faivre d’Arcier et M. Antoine Compagnon (réunion préalable à l’examen du projet de loi relatif à l'action extérieure de l'État).

La séance est ouverte à onze heures.

M. le président Axel Poniatowski. Cette table ronde réunit M. Antoine Compagnon, professeur au Collège de France et à l’université Columbia de New York ; Mme Julia Kristeva-Joyaux, professeure à l’université Paris-Diderot, membre du conseil économique, social et environnemental ; et M. Bernard Faivre d’Acier, consultant culturel, trois éminents représentants de la culture française.

Notre commission a créé l’an passé une mission d’information sur « le rayonnement de la France par l'enseignement et la culture », présidée par François Rochebloine et dont la rapporteure est Geneviève Colot. Après avoir conduit une quarantaine d’auditions, effectué des déplacements en Europe, en Amérique du Sud, aux Emirats arabes unis, en Inde et au Liban, et publié un rapport d’étape en janvier, la mission remettra son rapport final à la mi-mai.

Le projet de loi dont nous sommes saisis, après son adoption par le Sénat en première lecture, prévoit de créer une grande agence culturelle, sous la forme d’un établissement public à caractère industriel et commercial, en lieu et place de CulturesFrance. Cette mesure phare a suscité et continue de susciter moult controverses. Le report de trois ans, décidé par le ministre des affaires étrangères, du rattachement à l’EPIC de l’ensemble du réseau des centres culturels, est une marque de sagesse pour certains, de frilosité pour d’autres.

Monsieur Compagnon, pouvez-vous pour commencer nous livrer votre propre analyse du rayonnement culturel de la France ?

M. Antoine Compagnon. En novembre 2007, l’article de Donald Morrison paru dans l’édition européenne du magazine Time sur « la mort de la culture française », a été suivi d'une polémique, à laquelle j’ai participé dans Le Monde. Un livre, édité par Denoël, a suivi : Que reste-t-il de la culture française ? suivi de Le souci de la grandeur. Il paraîtra prochainement en anglais, hélas sous le titre La mort de la culture française.

Enseignant à Columbia depuis un quart de siècle, je ne peux qu’être sensible à une moindre présence de la culture française sur la scène mondiale. Rien ne sert de se voiler la face, notre culture s'exporte moins bien. L'industrie française du cinéma subsiste seule en Europe, grâce aux aides, mais produit des films à consommation interne. Le roman contemporain est peu traduit – douze titres paraissent en anglais chaque année, dans des maisons d'édition moins commerciales et avec de plus faibles tirages. La culture française se défend cependant dans des domaines comme l’architecture ou la musique.

Ma thèse est qu’il ne s’agit ni d’un déclin, ni d’un affaiblissement, ni d’un crépuscule, mais de la fin d'un long privilège exorbitant, perpétué depuis les Lumières. J’y vois la conjugaison de deux raisons de fond.

La place de la culture littéraire, au sens que lui donnait Malraux, dans ce qu’on appelle « la culture » s’est réduite. Le modèle philologique – langue-littérature-culture –, ensemble insécable qui a longtemps perduré en France, a cédé, plus tard qu’ailleurs, devant la culture communautaire. Parallèlement, on a observé une montée en puissance des autres cultures européennes et des cultures du Sud. On ne saurait se plaindre du rééquilibrage qui en a résulté mais dans le monde global et postcolonial, ce sont les anciennes cultures nationales qui sont pénalisées. La culture française, particulièrement littéraire et nationale, est donc spécialement affectée.

Je vois dans ce phénomène non pas un déclin mais une normalisation, la fin d'une rente de situation. N’oublions pas que la IIIe République a développé sa politique culturelle à l’étranger parallèlement à sa politique coloniale, et au moment où sa puissance militaire, diplomatique et économique diminuait. L’Alliance française a été fondée en 1883 par Paul Cambon, chef de cabinet de Jules Ferry, sur le modèle de l'Alliance israélite universelle, comme « association nationale pour la propagation de la langue française dans les colonies et à l'étranger ». Elle s'adressait alors « à tous les patriotes, aux hommes de bonne volonté, à tous ceux qui aiment la France ou la considèrent comme une seconde patrie ».

Partout, le nombre des étudiants en français fléchit et des départements universitaires ferment. Les « passeurs » traditionnels appréhendent cette situation de façon différente. Certains y voient une charge américaine anti-française. D’autres, de façon plus subtile, avancent l’idée que la culture n’a pas le même sens en France et dans le monde global. C’est la thèse que développe Marc Fumaroli dans son dernier livre Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images. « Est-il si déshonorant que nous réussissions mal dans le domaine de l' « Art » globalisé, alors que nous avons si longtemps brillé, d'un éclat incontesté et quasi hégémonique, sans recourir à la publicité ou à la propagande, dans le domaine des arts au sens classique du terme ? Nous avons largement acquis le droit au repos, et même au recul salutaire », écrit-il.

Pour autant, je crois qu’il n’y a pas lieu de se résoudre à un isolement culturel français ou à une réaction obsidionale. Réaliste, je prône plutôt une conscience lucide des problèmes de la culture française et de son rayonnement. Quelles sont les questions actuelles les plus urgentes à traiter, les défis les plus pressants à relever ?

La première question porte sur le sens même de la culture en France, très incertain. Le ministère de la culture, qui a fêté son 50anniversaire, paraît peu sûr de ses missions dans le cadre de la décentralisation et de l'autonomie croissante des établissements publics. Comme dans bien des domaines en France, on se trouve à la croisée des chemins, entre un modèle dirigiste et un modèle libéral. La réforme de l'État vient de produire un nouvel organigramme du ministère, d’où a disparu la direction du livre, ce qui est fort regrettable. Le financement de la culture par l’État semble moins assuré, avec un transfert vers la levée de fonds privés et un saupoudrage des subventions.

En outre, nous n’avons pas encore réussi à résoudre deux contradictions fondamentales, qui pénalisent la diffusion de la culture française à l’étranger. S’agit-il d’un ministère des artistes, dans la tradition du mécénat d'Ancien Régime, ou d’un ministère du peuple, dans la tradition des Lumières ? Le ministère de la culture doit-il prendre en charge l’éducation artistique ou la laisser au ministère de l’éducation nationale ?

Le second défi consiste à définir ce que doit être l’action culturelle extérieure. La politique culturelle remonte au début du XXe siècle, quand le service des œuvres françaises à l'étranger, créé en 1920, succédait au Bureau des écoles et œuvres françaises à l'étranger et réorganisait la propagande française après la Première Guerre mondiale. Son action, avant tout linguistique, scolaire et universitaire, était menée par des instituteurs et des professeurs détachés à l’étranger. S’y est substituée dans les années 1980 une action beaucoup plus culturelle. L’Association française d’action artistique, devenu CulturesFrance, organisait alors la promotion des artistes français à l'étranger, remplaçant les traditionnelles tournées du théâtre français.

Le passage d’une politique essentiellement « éducative » à une politique de diffusion culturelle s’est accompagné ces dernières années d’une forte baisse des crédits. La RGPP a modifié l’organigramme du ministère des affaires étrangères, faisant dépendre les services culturels de la direction générale de la mondialisation.

Ayant observé l’action des services culturels depuis 25 ans à New York, je dois avouer mon scepticisme sur leur efficacité. Le ratio budget de fonctionnement/budget d'activités n’est pas établi, les résultats semblent opaques et l’évaluation réduite. J’ai toujours été frappé par le souci du court terme qui semble animer ces services, les résultats d’une action étant mesurés à l’aune de la revue de presse, plus ou moins fournie, qu’ils pourront adresser au Quai d’Orsay. La Cour des comptes a d’ailleurs dénoncé avec sévérité cet aspect de l’action de CulturesFrance.

Il m’a toujours semblé malheureux que la variable d’ajustement du budget des services culturels porte sur les bourses du Gouvernement, alors que celles-ci ont précisément une visée à long terme et qu’elles devraient être prioritaires. Au moment où le Goethe Institut et l’Institut Cervantès mènent des politiques durables grâce à des agences indépendantes, je regrette que la réforme actuelle s’arrête au milieu du gué.

Enfin, il convient de s’interroger sur l’état de notre culture. Beaucoup d’interlocuteurs traditionnels de la France en dressent un bilan sévère. La France qu’ils aiment appartient au passé. Historiquement, c'est la culture vivante qui, telle un appât, montrait le chemin vers les classiques, le patrimoine, attirant les lecteurs et les lettrés, faisant passer les étudiants de Camus à Montaigne. Or ces « produits d'appel », indispensables pour aujourd'hui et pour demain, manquent. Giraudoux pouvait écrire : « Il est, dans chaque ville d'Europe [du monde], quelle que soit l'altitude, quelle que soit la latitude, un illuminé qui a pris pour profession d'aimer la France », mais ce mythe de la France comme seconde patrie des hommes et des femmes libres semble disparu. Aussi certains fidèles et amis ont-ils le sentiment « d'être trahis par la France et quelque peu fâchés avec elle », comme l'écrivait récemment Joao de Melo dans le Jornal de Letras de Lisbonne. Ils ne reconnaissent plus la France généreuse, accueillante, désirable de leur jeunesse.

Mais cette France qu’ils aimaient, c’était la France de la Révolution, de la Terreur, de la violence de la pensée. La pensée française d’aujourd’hui s’épanouit dans un climat plus apaisé : la Révolution s’est terminée avec son bicentenaire, le libéralisme s’est installé. Pour mieux exporter la culture française, peut-être faut-il appeler à une pensée plus violente ?

Mme Julia Kristeva-Joyaux. Je suis présente parmi vous à deux titres : membre du Conseil économique, social et environnemental et auteure d’un avis intitulé Le message culturel de la France et la vocation interculturelle de la francophonie ; produit du métissage culturel français, aimant à se présenter comme française d’origine bulgare, de citoyenneté européenne et d’adoption américaine. Ces deux positions, mon expérience de professeure d’université aux Etats-Unis, au Canada, en Chine ou encore en Israël, mais aussi mon optimisme naturel, m’inclinent à vous proposer une vision combative – à défaut d’être violente – du rayonnement culturel français.

J’ai procédé aux enquêtes et à la rédaction de l’avis du CESE comme on mène un combat, souhaitant affirmer l’existence d’un « message culturel » de la France à rebours de la « dépression nationale ». La francophonie est un désir ressenti hors de France ; de fait, très peu de Français natifs osent louer la culture française comme je le fais, qu’ils considèrent son aspiration à l’universel pesante ou qu’ils la trouvent entachée par la colonisation ou la participation à la Shoah.

Je vous le dis solennellement : nous devrions avoir l’audace intellectuelle et politique d’affirmer la spécificité de notre culture, qui s’épanouit au cœur de la globalisation, de reconnaître et de défendre la place de la culture européenne. Il convient de déculpabiliser la culture nationale et de prendre des initiatives concrètes pour donner un nouveau souffle à l’interculturalité.

Un des traits distinctifs de la culture française tient aux liens étroits que l’histoire du pays a forgés entre les diverses expressions culturelles et la langue française elle-même, faisant de celle-ci un équivalent du sacré aux yeux des Français. C’est sur le terreau de la langue que se sont forgés le goût du pays, un projet national et un projet universel. Venant de l’étranger, je trouve fascinant que, de la grand-mère à la femme de ménage, la langue française demeure cet objet dans lequel s’expriment singularité et créativité. La convention de l’Unesco sur la diversité des expressions culturelles nous encourage d’ailleurs à la protéger.

Il est arrivé que le message culturel soit chauvin. Mais aujourd’hui sous bien des aspects, il respecte la diversité des origines et des religions, ainsi que différentes expressions culturelles. Nous n’avons pas encore réussi à mettre en œuvre le lien nationalité-diversité, avec la fermeté qui s’impose dans le contexte des heurts culturels du troisième millénaire. La diversité renvoie à des valeurs interprétables et universalisables, grâce à la traduction, qui est la « langue » de cette diversité. Ces valeurs sont reprises et développées par l’Union européenne, l’Unesco et l’Organisation internationale de la francophonie.

Je veux insister sur deux points : la francophonie et le multilinguisme, avec leurs conséquences sur le vécu de l’identité nationale et la pratique du français ; l’importance du réseau et le rôle culturel de l’État, à la fois moteurs de l’action extérieure de la France, et obstacles à celle-ci.

Parallèlement au recul du français, s’exprime un « désir de France », qui pousse par exemple les Chinois aisés à placer leurs enfants dans des écoles maternelles dispensant un enseignement du français, ou des scientifiques chinois à regretter que leurs articles ne soient pas traduits en français. Par ailleurs, je suis de ceux qui apprécient que des pays de l’Est européen ou d’Asie dont la langue d’usage n’est pas le français participent à la francophonie, simplement parce qu’ils partagent nos valeurs. Quant à la francophonie interne, elle doit être perçue comme un moyen de cohésion nationale. Ceci doit aller de pair avec le développement du multilinguisme à l’intérieur du pays, de façon à ce que cette nouvelle identité nationale soit audible.

La France dispose d’un réseau culturel unique au monde par sa diversité. Mais celui-ci restera inopérant s’il n’est pas accompagné d’une vision politique positive du message culturel de la France. Nous avons proposé dans l’avis du CESE de renforcer l’efficacité des opérateurs – Agence pour l’enseignement du français, Campus France, Agence française du développement, France 2, France monde, RFI, Arte, etc. – et de transformer CulturesFrance en grande agence, à l’instar du Goethe Institut ou de l’Institut Cervantès. J’ai initialement proposé que cette mesure soit immédiate, mais mes homologues du CESE m’ont convaincue de prôner un délai pour sa mise en œuvre. Celui-ci doit être le plus bref possible.

L’action culturelle, autre caractéristique française, est une affaire d’État. Cela constitue un atout, à condition de favoriser certaines actions privées, comme le mécénat. Si l’État garde la maîtrise de cette politique, il devra mettre fin à ce « Yalta » de la culture qu’ont organisé le ministère de la culture et le ministère des affaires étrangères. Il convient de construire un projet stratégique, de conduire une action interministérielle décentralisée et de mettre en place une offensive culturelle internationale.

Au lieu de publier des livres sur le déclin de la France, nous devrions nous interroger sur ce que nous pouvons diffuser comme message, là où un modèle alternatif est attendu. Dans l’avis du CESE, mue par une vision gaullienne, je préconise la création d’un Conseil de l’action extérieure pour le développement et la culture auprès du président de la République, sur le modèle du conseil de sécurité nationale. Je suggère aussi de consolider la place de l’audiovisuel extérieur, qui reste malgré la création de France 24, assez modeste, d’organiser l’accueil et le suivi des étudiants étrangers et de valoriser le pôle économique des industries culturelles – traduction, cinéma, bibliothèque numérique. Enfin, il conviendrait de renforcer l’action de la France sur cette question au sein de l’Union européenne et de l’Unesco – José Manuel Barroso n’a-t-il pas récemment déclaré que sans projet culturel il n’y avait pas de projet politique ? L’intervention de la France, selon l’analyse même d’Irina Bokova, reste modeste dans la mise en place de la convention sur la diversité culturelle.

Pour terminer, je veux rappeler le rôle important du CESE. Antoine Compagnon a parlé de « développement culturel durable » ; je trouve regrettable que le terme « culturel » n’apparaisse pas au côté du terme « environnemental » dont s’est récemment paré le conseil.

M. Bernard Faivre d’Acier. J’interviens dans cette table ronde à plusieurs titres. Administrateur civil au ministère de la culture et directeur du théâtre et des spectacles, j’ai une expérience de l’administration. Créateur du pôle français d’Arte, j’ai dirigé pendant quinze ans le festival d’Avignon puis, commissaire de saisons culturelles étrangères en France, j’ai régulièrement utilisé les services du réseau culturel français. C’est sans doute la raison pour laquelle le ministère des affaires étrangères m’a chargé il y a un an et demi de rédiger une étude comparative sur les réseaux culturels européens.

Lorsque Donald Morrison a parlé de mort de la culture française, il se référait à des secteurs où la France n’exerce plus la même influence, depuis le début du XXe siècle pour la littérature, depuis le milieu des années 1960 pour les arts plastiques. Mais surtout, il mesurait le déclin grâce à un étalon nouveau, l’économie. Si l’on adhère à cette vision, il est vrai que les marchés de l’édition, de l’art – comme le montrent Catherine Lamour et Danièle Granet dans Grands et petits secrets du monde de l’art – et les industries culturelles produisent des résultats à la mesure de ceux de l’économie française dans le monde. Pour autant, je ne pense pas que l’on puisse dire que la culture française se porte mal : il existe des secteurs comme l’architecture, la danse, la musique ou le théâtre où la France est particulièrement influente.

La situation serait désespérée si la puissance publique cessait d’agir en faveur de l’expansion culturelle française. Ce n’est pas le cas, et il faut organiser cette action de la manière la plus efficace possible. L’action du ministère des affaires étrangères et européennes mérite d’être complètement repensée. Ces dernières années, le personnel culturel s’est vu imposer une baisse constante de ses crédits d’intervention, au point d’en acquérir le sentiment de sa propre inutilité. Le ministère de la culture opère également à l’international. De grands établissements, comme le Louvre ou le Centre Pompidou, mènent des actions à l’étranger, mais de façon peu coordonnée. Les collectivités territoriales jouent quant à elles un rôle croissant, avec des actions moins dépendantes du réseau diplomatique, mais peu recensées et parfois mal expliquées à l’opinion publique.

S’agissant de la grande agence, j’ai longuement hésité : faut il que la culture soit au service de la diplomatie ou la diplomatie au service de la culture ? Le débat est sans fin. Pour des raisons d’économie, les services de coopération et d’action culturelle sont fusionnés avec les centres ou instituts culturels français, ce qui a pour effet de rapprocher l’action culturelle du poste diplomatique. Sans doute l’autorité de l’ambassadeur doit-elle s’exercer sur l’ensemble des services français à l’étranger, mais ce n’est pas en ce sens que les Britanniques ou les Allemands ont organisé leur action culturelle.

Si grande agence il doit y avoir, sa première mission doit être de professionnaliser les agents qui se dévouent pour défendre la culture française à l’étranger. Nos futurs attachés culturels ignorent souvent tout de la gestion d’un établissement à autonomie financière et connaissent mal l’actualité culturelle française. Ils reviennent en France après avoir épuisé leurs possibilités de postes à l’étranger, et se retrouvent au chômage. Leurs homologues anglais ou allemands reçoivent, eux, une formation de six mois dans leur administration centrale et développent une carrière au cours de laquelle ils occupent des postes tant dans leur pays qu’à l’étranger. Si nous parvenions à former des équipes expertes, notamment dans la levée de fonds européens, l’efficacité de nos services s’en ressentirait immédiatement. C’est en cela que résiderait tout l’intérêt d’une agence.

M. François Rochebloine. Au cours des auditions et des déplacements de la mission sur le rayonnement de la France par l’enseignement et la culture, que j’ai l’honneur de présider, nous avons constaté la coexistence de deux réseaux culturels : celui des centres et instituts français et celui des Alliances françaises. Le degré de complémentarité entre ces deux réseaux varie considérablement d’un pays à l’autre. Dans son rapport d’étape, la mission plaide pour un rapprochement de ces deux réseaux sous la seule « marque » des Alliances. Quel est votre point de vue sur ce sujet ?

D’autre part, madame, quelle place une diplomatie d’influence rénovée doit-elle réserver à l’audiovisuel extérieur ? N’est-il pas regrettable que cette dimension essentielle de l’action extérieure de la France soit actuellement laissée à l’écart de la réflexion ?

M. Hervé Gaymard. Merci à M. Compagnon pour ses remarques, à Mme Kristeva pour la dissipation du soleil noir de la mélancolie et à M. Faivre d’Arcier pour ses propos pleins de bon sens. Ce projet de loi, dont je suis le rapporteur, est important, la question de la politique culturelle extérieure de la France étant, comme le disait le général de Gaulle de la question sociale, toujours posée et jamais résolue. Ce texte constitue cependant une étape importante, et cette table ronde ouvre nos débats sur ce sujet, ou plutôt ces sujets, car il y en trois en réalité.

Celui de l’organisation pose d’abord la question du poids respectif du ministère des affaires étrangères et de ceux de la culture et de l’éducation nationale. Quand le service des œuvres françaises à l’étranger a été créé, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il n’existait pas de ministère de la culture, mais un simple secrétariat d’État aux Beaux-arts. Aujourd’hui la situation est bien différente. N’est-il pas temps que ces administrations parlent d’une seule voix, même si le ministère des affaires étrangères doit conserver le leadership, l’ambassadeur étant, à l’étranger, le représentant de l’État français dans toutes ses composantes ? Comment assurer une meilleure articulation de ces administrations ?

Sur la question de la formation des personnels chargés de la politique culturelle extérieure, M. Faivre d’Arcier a tout dit. Elle est capitale. Même si ces personnels, qu’ils officient dans les ambassades ou dans les centres culturels, font preuve d’une bonne volonté indéniable, leur formation est souvent insuffisante, la nomination à ces postes étant souvent tributaire du « copinage » quand elle ne constitue pas le « bâton de maréchal » qui couronne une carrière toute différente dans l’hexagone.

Enfin, le sujet de l’attractivité de la France aux yeux des étudiants étrangers est capital, et ne se résume pas à la question des bourses d’études : des étudiants indiens m’ont même expliqué se défier de l’enseignement dispensé par les universités françaises à cause de sa gratuité ! L’accueil des étudiants étrangers en France est essentiel en termes d’influence, comme l’ont compris nos amis australiens : ceux-ci mènent, à travers leurs universités et instituts techniques, une politique d’attractivité tout à fait remarquable, dont nous pourrions nous inspirer. Quelle pourrait être l’apport de la future loi dans ce domaine ?

Mme Marie-Louise Fort. Vos exposés, madame, messieurs, m’ont tout à la fois plongée dans des abîmes de perplexité et ouvert des voies d’espérance.

En Turquie et en Syrie, où m’a conduite il y a une semaine une mission parlementaire, j’ai été frappée par le fait qu’une partie des élites était complètement francophone et que nous avons beaucoup à faire avec ces pays sur le plan culturel. Je pense notamment au partenariat que le Louvre doit nouer avec l’État syrien pour classer les très riches collections syriennes. J’ai également rencontré des viticulteurs syriens qui ont appris l’œnologie en France et considèrent la viticulture française comme une référence. Que fait-on de cet attachement à notre pays ? Pourquoi ne pas faire de ces élites qui ont gardé un souvenir ému de l’université française des relais de notre culture ?

Je voudrais par ailleurs rendre hommage à l’engagement de nos ambassadeurs dans le domaine de l’action culturelle. Ne faudrait-il pas diversifier l’action de l’État à l’étranger, si on veut qu’il soit capable de favoriser l’amour de notre langue et de notre culture ?

Enfin, ne pourrait-on pas faire des étudiants étrangers qui sortent de notre système scolaire surdiplômés et qui parlent plusieurs langues, des ambassadeurs de notre culture dans leur pays ?

M. Paul Giacobbi. Nous ignorons superbement le réseau dont nous disposons dans le monde : non pas le réseau institutionnel, sur laquelle la charité commande de ne pas s’attarder, mais le réseau de ceux qui aiment la culture française et pratiquent la francophonie.

Je prendrai l’exemple des étudiants indiens, qui sont au nombre de 80 000 aux États-Unis et 4 500 en Allemagne, mais seulement 1 400 en France. Alors que l’Inde a besoin d’exporter ses étudiants, ne pouvant pas les former tous, au point qu’elle encourage l’installation d’universités étrangères sur son territoire, ceux-ci ont du mal à obtenir un titre de séjour des autorités françaises. Même les universitaires américains – je tiens l’information de vous, monsieur Compagnon – ont tant de difficulté à obtenir un visa qu’ils s’en passent, n’étant de toute façon jamais expulsés de France.

Ce n’est que depuis quelques années que Campus France fait l’effort de recenser, pays par pays, les anciens élèves de nos établissements d’enseignement : c’est bien, mais c’est un minimum. En revanche, notre ambassadeur aux États-Unis ignore qui sont les anciens élèves de l’université française. Il ne dispose pas non plus d’un recensement des anciens boursiers. De même pour notre ambassadeur en Inde : il ignore même que le plus grand homme d’affaires que l’Inde ait jamais connu était français. Et on prétend avoir un réseau à l’étranger !

Quant à la question de la défense de la langue française, elle est obscurcie par la confusion la plus totale. Le rayonnement culturel du français ne pourra être assuré que par la qualité des écrivains francophones, même si on peut déplorer qu’il n’existe pas en France d’équivalent du New York Review of Books. En revanche, au contraire du latin, de l’anglais et de l’arabe, le français n’a jamais été et ne sera jamais lingua franca, c’est-à-dire la langue du monde des affaires, des échanges économiques ou du droit. Il n’a même jamais été, au contraire de ce que prétend un absurde poncif, langue diplomatique, en dépit des deux ou trois traités passés en français entre deux nations non françaises. Essayons de défendre le rayonnement de la culture francophone dans le monde, mais n’essayons pas de faire du français la langue du droit des affaires.

M. Jacques Myard. Nous sommes là au cœur de la stratégie d’influence de l’État, et les Anglo-saxons savent de quoi je parle, croyez-moi !

Je regrette que nous regardions vers le passé, alors que nous sommes entrés de plain-pied dans l’ère des puissances relatives et qu’on ne peut plus considérer les problèmes du français uniquement à travers le prisme franco-américain. Je vous fiche mon billet que d’ici une vingtaine d’années, l’anglais n’occupera plus la place qui est la sienne aujourd’hui. Pour ma part, je recommande l’apprentissage de l’arabe et du chinois : voilà des langues d’avenir ! alors que l’anglais ne fera que reculer, ne serait-ce que du fait de la progression de l’espagnol aux États-Unis.

Si notre langue a reculé plus qu’elle ne l’aurait dû, il faut en imputer la cause à une forme de trahison des clercs : il n’est qu’à voir nos médias ânonner à longueur de temps la culture anglo-saxonne, alors que jamais la BBC ne diffuserait une chanson française ! Et l’imbécillité de nos hauts fonctionnaires, qui font rédiger leurs cartes de visite en français et en anglais, alors qu’ils devraient les faire rédiger en chinois et en arabe, ne serait-ce que pour « faire la nique » à l’Oncle Sam ! On pourrait multiplier de tels exemples. On pourrait parler des universités françaises qui recrutent à l’étranger pour former leurs étudiants en anglais. Il ne faut pas s’étonner que ceux-ci préfèrent fréquenter les universités anglo-saxonnes.

Le problème est politique, chers collègues, car la culture et la langue relèvent d’un projet politique. On n’apprend pas la langue et la culture des vassaux : on apprend la langue du seigneur. En rentrant dans l’OTAN, en se diluant dans un service diplomatique européen qui ne parlera qu’anglais, la France se tire une balle dans la tête.

M. Robert Lecou. Après avoir succédé au « privilège culturel exorbitant du français », le privilège culturel exorbitant de l’anglais sera-t-il détrôné par celui du chinois ? C’est à l’étranger qu’on mesure combien la culture fait partie des clichés qui composent l’image de la France. Quand on voit que le Louvre et la Sorbonne sont toujours des modèles pour un pays anglophone comme les Émirats arabes unis, on garde quand même quelque espoir.

Vous avez évoqué, monsieur Compagnon, la nécessité d’une démarche à long terme, sur le modèle de l’Institut Goethe et de l’Institut Cervantès. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Mme Martine Aurillac. Je me suis plutôt retrouvée dans le propos de Mme Kristeva, qui a plaidé en faveur d’une action politique volontariste et cohérente. Je remercie aussi M. Faivre d’Arcier d’avoir mis le doigt sur l’essentiel, à savoir, au-delà du manque de moyens, le manque de coordination, de formation et de professionnalisation.

Mais je vous ai trouvé excessivement pessimiste, monsieur Compagnon. Il est vrai que trop souvent le souci du court terme l’emporte sur celui du long terme et que nous faisons parfois preuve d’une arrogance tout à fait déplacée. J’aimerais cependant savoir, au-delà du constat de déclin – vous avez même parlé de « fin » – ce que vous proposez.

M. Didier Mathus. Je déplore, après Hervé Gaymard et Bernard Faivre d’Arcier, l’incroyable gaspillage des ressources humaines auquel l’action culturelle extérieure donne lieu. Il est nécessaire d’organiser une véritable gestion des carrières et des compétences.

Je m’interroge, madame Kristeva, sur l’étonnante déconnexion entre la réflexion sur le rayonnement de la France et ses outils audiovisuels : le projet de loi, dont aucune disposition n’est consacrée à ce sujet, en est la preuve. La question est pourtant centrale, car si l’anglais est bien la langue des affaires, la langue française est considérée comme la langue universelle de la culture. Or, des outils audiovisuels français, on ne développe aujourd’hui que la chaîne d’information en continu France 24, pâle copie de CNN qui ne répond à aucune demande, au détriment de la chaîne francophone généraliste TV5 Monde. Avez-vous réfléchi à ces questions ? TV 5 Monde ne pourrait-elle pas constituer un levier pour une politique de rayonnement de la culture francophone dans le monde ?

M. le président Axel Poniatowski. Vous connaissez mon opinion sur France 24 qui, selon moi, ne devrait diffuser ses programmes qu’en français et je sais, M. Mathus, que mon point de vue n’est guère partagé.

M. Gérard Voisin. Je vous remercie, monsieur le président, d’avoir invité trois personnalités si différentes, qui nous ont fait entendre trois points de vue intéressants : le constat du déclin, voire de la mort programmée de l’influence française depuis les Lumières dressé par M. Compagnon, les propositions de résurrection de Mme Kristeva-Joyaux et le pragmatisme de M. Faivre d’Arcier.

On oublie trop souvent que l’économie peut aussi être un véhicule important de la culture française. Ainsi l’enseignement français ne subsiste en Slovénie que grâce à la présence de Renault dans ce pays, et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

Les missions parlementaires qui nous conduisent à l’étranger – où nous sommes aussi porteurs des valeurs culturelles de la France – sont autant d’occasions de confirmer la pertinence de vos propos, monsieur Faivre d’Arcier, quant à l’inadaptation totale du personnel de nos ambassades. Ce réseau a déjà été partiellement réformé, puisque ce qui relevait jusqu’ici de la mission économique des ambassades a été confié à Ubifrance, leur rôle étant recentré autour du régalien. L’action culturelle devrait s’inspirer de cette réforme qui s’est révélée extrêmement simple à mener, même s’il a fallu bousculer les conservatismes des fonctionnaires français.

M. le président Axel Poniatowski. Je donne maintenant la parole à nos trois intervenants pour qu’ils apportent des éléments de réponse à ces nombreuses remarques.

M. Antoine Compagnon. Il y a, monsieur Rochebloine, un équilibre à trouver entre le réseau des instituts et centres culturels français et celui des alliances françaises. Étant un chaud partisan de la culture d’autonomie et de résultats que partagent toutes les alliances françaises, je ne vous cacherai pas les inquiétudes qu’à cet égard l’avant-projet de loi a suscitées en moi. Leur autonomie se traduit notamment par une grande diversité de leurs statuts et de leurs modes de fonctionnement, que la réforme risque de compromettre : ce serait le cas si elles étaient absorbées par CulturesFrance, comme cela a été envisagé.

M. le président Axel Poniatowski. Ce n’est plus le cas.

M. Antoine Compagnon. Certes, mais il en a été question, d’où mes inquiétudes. Si je ne nie pas la fragilité de certaines, de très petites dimensions et bénéficiant de peu de moyens, l’atout qu’elles constituent doit absolument être préservé par la réforme.

Jusqu’à récemment, monsieur Gaymard, la vocation de l’action culturelle extérieure de la France était essentiellement éducative, mais la multiplicité des acteurs au cours des vingt dernières années a compliqué la situation. Dans l’entre-deux-guerres et jusqu’aux années 50, notre action culturelle extérieure était aux mains de quelques mandarins parisiens : l’un couvrait l’Amérique du sud, un autre avait la haute main sur l’Extrême-Orient, André Siegfried était en charge de l’Amérique, etc. Le passage de l’éducatif au culturel a commencé au cours des années 80, et s’est accompagné d’un changement dans le recrutement : jusqu’ici, les conseillers culturels étaient des professeurs d’université. Mais cette mutation n’a pas été menée à son terme, ce qui explique le caractère extrêmement disparate du système, éclaté entre le ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche et celui de la culture.

Depuis des années, monsieur Giacobbi, je réclame un annuaire des anciens boursiers du gouvernement français, parce que je les considère moi aussi comme les ambassadeurs de la culture française. Nous ne disposons d’aucun moyen de recenser ces générations formées par la France, alors qu’on devrait pouvoir s’adresser à eux quand on va en Syrie, au Japon, en Israël ; c’est auprès d’eux qu’il faudrait pouvoir lever des fonds pour les alliances françaises et les instituts français. Nous avons certes lancé ce recensement, mais nous n’en sommes qu’au tout début.

Par ailleurs, monsieur Giacobbi, je crois que le français doit être défendu comme seconde langue étrangère, et que tous nos efforts devraient se concentrer sur cet objectif – disant cela, je vous apporte aussi un début de réponse, madame Aurillac. Mais on ne peut pas déplorer la perte d’audience du français dans le monde tout en négligeant l’état de l’enseignement des langues étrangères dans notre pays : l’enseignement de l’allemand ou du russe en France est dans un état désastreux. En revanche, le français reste la première langue étrangère enseignée aux États-Unis. Il est vrai que l’enseignement du français est en recul, alors que celui du chinois est en pleine expansion, mais ce dernier part de très bas.

On a l’habitude en France de multiplier les organismes dits « autonomes », mais pensons à l’autonomie des universités – ce sont des autonomies élastiques qui peuvent être réduites à tout moment. C’est ce à quoi nous risquons d’assister encore une fois avec l’agence qui a été évoquée ici, toujours menacée de perdre le contrôle des actions dont elle a la charge. Le DAAD (Deutscher Akademischer Austausch Dienst), chargée de l’action universitaire allemande, me semble mener une action culturelle autrement efficace à long terme.

Enfin, madame Aurillac, je n’ai jamais parlé d’un déclin ni d’une fin de la culture française, mais du déclin, voire de la fin du privilège exorbitant dont la culture française a joui pendant plusieurs siècles. Avec les industries culturelles, nous avons changé de paradigme : le modèle français, associant étroitement langue, littérature et culture, ne peut plus avoir cours sur ce qui est devenu un marché. Ce n’est pas pour autant que nous devons renoncer à être présents sur ce marché, au contraire. Mais nous devons également défendre ce qui reste de la langue et de la culture françaises. Je n’ai donc plaidé en faveur d’aucun pessimisme : je plaide en revanche pour le réalisme. Il s’agit de comprendre que la place de la langue et de la culture françaises n’est plus celle qu’elle occupait encore il y a vingt ans et qu’il faut trouver d’autres moyens de la défendre, y compris sur le marché de la culture et à travers les industries culturelles.

Mme Julia Kristeva-Joyaux. Je développerai à ma façon le propos de M. Myard. La crise que nous traversons n’est pas seulement économique et financière : c’est une crise de civilisation, dont émergent de nouvelles priorités, face auxquelles les critères du XIXe et du XXe siècle, que nous persistons à utiliser, se révèlent inopérants.

À un monde unilatéral succédera un multilatéralisme où chaque nation voudra jouer un rôle, quitte à le faire à travers la « traductibilité » de son message. Les langues et cultures nationales ne seront pas qu’un marché : il faudra développer des messages de sens. Que faire de ces populations émergentes, qui veulent participer au marché, mais qui y arrivent avec d’autres religions et d’autres cultures et veulent faire entendre leur voix ? L’exportation d’une culture doit donc tenir compte, non seulement du marché, mais aussi du message.

Cette vision n’est pas qu’intellectuelle : que veut dire la France quand elle veut développer le français ? Elle ne veut pas nécessairement le développer en tant que langue véhiculaire, comme vous l’avez souligné à juste titre. Elle ne va pas non plus forcément développer les idées des Lumières, à travers un nationalisme outrancier. Elle propose un autre message, à élaborer avec les intellectuels et avec le monde politique. On a vu, à l’occasion du débat sur l’identité nationale, combien la dérobade des élites et la brutalité des politiques peuvent rendre ce travail difficile.

C’est pourquoi le Conseil économique, social et environnemental recommande qu’on mène au sommet de l’État une réflexion approfondie sur le message culturel de la France : quelle culture voulons-nous dans ce pays, et que voulons-nous faire entendre au monde ? C’est cette vision de la culture, métaphysique et politique, qui donnera l’impulsion nécessaire à une restructuration organique des différentes actions ministérielles au bénéfice d’une politique plus interministérielle. Cette vision ne saurait se fonder sur une dénégation de la culture mercantile : il faut évidemment développer les industries culturelles, le livre, le cinéma, l’audiovisuel, l’informatique. Mais la langue de la mondialisation ne sera pas l’anglais, ni le chinois : ce sera la traduction. Celle-ci passera par de nouvelles technologies, dont le développement mobilise de grandes quantités de ressources, financières et humaines, constituant un vivier d’embauches.

Tel doit être notre credo : oui, la culture est un marché, mais elle est d’abord un message. Il nous faut une vision propre à concilier les deux. Étant donné ce que sont les institutions de la Ve République, cette vision peut être défendue par le Président de la République et son entourage, qui donneront une impulsion au Gouvernement, le Parlement étant le lieu où cette idée pourra se faire entendre.

Dans ce monde de l’image, l’audiovisuel extérieur est essentiel, et je m’étonne que le projet de loi néglige cette priorité – mais peut-être fera-t-elle l’objet d’un texte spécifique. TV 5 Monde et France 24 sont à mon avis complémentaires, chacune ayant sa raison d’être : France 24 assure en quelque sorte la communication des options politiques de la France, sur le modèle de CNN, en français, en anglais, en arabe et en chinois, alors que TV 5 Monde dispense, à travers une grille de programmes plus étoffée, la culture et la singularité de la France et de ses régions.

Je conclurai sur la formation des étudiants étrangers, qui me semble un point particulièrement névralgique. Il ne s’agit pas seulement de combler le retard considérable de notre pays en matière de recensement des anciens élèves étrangers : il faut améliorer l’accueil et la formation des futures élites étrangères, et c’est d’ailleurs, avec la réforme de l’audiovisuel extérieur, une des deux pistes auxquelles l’avis du CESE reconnaît la plus grande importance. Je me suis laissé dire qu’il y a quelques années, le British Council avait chargé une ancienne recrue de l’Intelligence service de l’accueil des étudiants étrangers. Nous devons nous aussi préférer à l’accueil passif d’étudiants simplement intéressés par de meilleures conditions de vie, une politique active de recrutement d’étudiants à la recherche de possibilités d’améliorer leur développement intellectuel et politique. Il faudra ensuite assurer le suivi de ces étudiants, leur allouer des bourses, valoriser leurs recherches, se soucier de leur carrière, etc., dans le cadre d’une politique visionnaire et volontariste.

M. Bernard Faivre d’Arcier. En France, les milieux intellectuels et culturels étaient historiquement indifférents, voire hostiles, aux mécanismes du marché : telle était l’opinion dominante, notamment au ministère de la culture, il y a une quinzaine d’années. Les choses changent, et il s’agit désormais de réfléchir aux moyens d’accompagner cette évolution, comme l’ont fait nos voisins et partenaires britanniques. À l’issue d’un travail considérable de réflexion stratégique mené pendant des années par le British Council, les Britanniques ont décidé de soutenir très franchement leurs industries culturelles.

Nous n’avons pas su consacrer une réflexion de grande ampleur aux industries culturelles, alors que ce secteur s’impose désormais par son importance. En témoigne la parution toute récente du livre Mainstream, dans lequel Frédéric Martel analyse les valeurs culturelles dominantes dans le monde. Selon lui, ce mainstream n’est pas uniquement américain, mais multipolaire : il peut être aussi bien indien, africain, chinois, etc. Je pense que tous nos agents culturels à l’étranger devraient s’intéresser à une telle réflexion.

D’une façon plus générale, ceux-ci devraient être formés plus qu’ils ne le sont au fonctionnement de ces marchés culturels, y compris du marché de l’art. Il ne s’agit pas d’en faire des experts en tout, mais d’en spécialiser certains en fonction de nos objectifs stratégiques et tactiques. Si on envisageait il y a encore deux ans de supprimer la fonction d’attaché audiovisuel, c’est que le cinéma français n’utilise plus notre réseau de centres et d’attachés culturels pour se faire connaître : c’est Unifrance qui, en dehors du réseau diplomatique habituel, a désormais la charge de promouvoir notre industrie du cinéma à l’étranger, comme Ubifrance nos entreprises.

Mais nos agents culturels devraient aussi avoir le souci de corriger les conséquences du libéralisme économique dans le domaine de la culture en promouvant une politique culturelle indépendante du marché, notamment dans les domaines artistiques qui ne relèvent pas de l’industrie culturelle, tels que le spectacle vivant – théâtre, danse, mime, opéra, etc. Ils devraient connaître le fonctionnement économique de ces artisanats de prototype. En l’absence de cette formation, le lien avec les institutions culturelles nationales ne s’établit pas. À l’inverse, les programmes de formation permettraient de coordonner l’action des différents ministères.

M. le président Axel Poniatowski. Je vous remercie, madame et messieurs, d’avoir ainsi éclairé nos travaux autour du projet de loi relatif à l’action extérieure de l’État.

La séance est levée à douze heures trente cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 31 mars 2010 à 11 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Martine Aurillac, M. Jacques Bascou, M. Hervé de Charette, M. Gilles Cocquempot, M. Alain Cousin, M. Jean-Michel Ferrand, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Paul Giacobbi, M. Jean-Claude Guibal, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Patrick Labaune, M. Jean-Paul Lecoq, M. Robert Lecou, Mme Henriette Martinez, M. Didier Mathus, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jacques Remiller, M. François Rochebloine, M. André Santini, M. André Schneider, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle, M. Gérard Voisin

Excusés. - M. François Asensi, M. Christian Bataille, M. Roland Blum, M. Loïc Bouvard, Mme Geneviève Colot, M. Michel Delebarre, M. Michel Destot, M. Jean-Jacques Guillet, M. Serge Janquin, M. Éric Raoult