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Commission des affaires étrangères

Mercredi 19 mai 2010

Séance de 10 h 00

Compte rendu n° 62

Présidence de Mme Martine Aurillac, vice-présidente

– Audition de M. Jacques de Maio, chef des opérations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Afghanistan et au Pakistan.

Audition de M. Jacques de Maio, chef des opérations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Afghanistan et au Pakistan.

La séance est ouverte à dix heures.

Mme Martine Aurillac, présidente. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Jacques de Maio, chef des opérations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Afghanistan et au Pakistan, région dans laquelle notre pays déploie ses plus importants effectifs militaires à l’étranger.

La situation sécuritaire et la situation humanitaire sont liées dans ces deux pays. Les relations entre l’insurrection talibane en Afghanistan et les groupes talibans pakistanais sont désormais bien connues. Elles passent notamment par la choura de Peshawar, au Nord-Est du Pakistan, proche de la vallée de Kapisa où se trouvent les militaires français, et par la Choura de Quetta, frontalière de la province d’Helmand, au Sud de l’Afghanistan.

La lutte contre ces groupes armés a provoqué des drames humanitaires dans ces deux pays. Les opérations armées qui sont menées depuis 2008 par le Pakistan contre les talibans basés au Waziristan ont jeté des centaines de milliers de personnes sur les routes, fuyant la progression des combats. En Afghanistan, l’opération Mushtarak, lancée au début de l’année au Sud du pays, a également bouleversé les fragiles équilibres locaux. Des actions très dures ont été menées contre plusieurs bastions des talibans, ce qui n’est pas resté sans conséquences pour les populations civiles locales malgré les efforts des forces armées internationales et de l’armée nationale afghane.

Monsieur de Maio, nous sommes très intéressés par les éclairages que vous nous apporterez sur la situation humanitaire en Afghanistan et au Pakistan après les opérations qui ont été récemment menées. Nous pourrions également profiter de votre présence pour élargir le débat à la situation dans la région et aux perspectives du conflit en Afghanistan.

Présent depuis longtemps sur le terrain, le CICR jouit d’une véritable expertise et de liens précieux avec les responsables locaux, ce qui donne au regard des représentants de cette organisation sur l’Afghanistan une acuité toute particulière.

Estimez-vous que l’insurrection talibane soit globalement en recul, ou bien que les places fortes perdues par les talibans soient recrées ailleurs, en particulier au Nord ? Le soutien international au développement de l’Afghanistan vous paraît-il mieux organisé qu’il y a deux ans ? Quelles améliorations pourrait-on apporter ? Pensez-vous que la lutte contre la production de drogue et contre le narcotrafic ait une chance d’aboutir à moyen terme ?

M. Jacques de Maio, chef des opérations du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Afghanistan et au Pakistan. Madame la présidente, c’est avec un plaisir tout particulier que je viens régulièrement à Paris pour évoquer avec les autorités françaises un certain nombre de dossiers humanitaires, notamment ceux que vous venez de présenter avec beaucoup d’acuité et de précision.

Je commencerai par présenter la position du CICR sur un certain nombre de points qui ne font pas toujours l’unanimité au sein de la communauté internationale, et qui ne sont pas forcément politiquement corrects, notamment en ce qui concerne l’application du droit international public, plus particulièrement du droit international humanitaire.

Vous avez rappelé à juste titre qu’il existe un contexte géopolitique englobant l’Afghanistan et le Pakistan. Malgré les synergies évidentes entre ces deux pays au plan sécuritaire, au plan politique et au plan humanitaire, le CICR estime qu’il s’agit de deux contextes tout à fait distincts et séparés, obéissant à des dynamiques qui se recoupent certes, mais qui demeurent locales et nationales. Il serait dangereux de les englober dans le concept d’AFPAK, très en vogue outre-Atlantique. Je traiterai donc successivement de l’Afghanistan, puis du Pakistan, avant d’en venir aux synergies et aux dynamiques communes à ces deux pays – elles s’étendent d’ailleurs bien au-delà, puisqu’on pourrait aussi évoquer la situation en Inde, au Bangladesh, en Asie centrale et en Iran.

Nous avons affaire, en Afghanistan, à un conflit armé non international avec une dimension internationalisée. Si j’insiste sur ce point, c’est qu’il ne s’agit pas d’une évidence pour tous. C’est une réalité qui n’est pas reconnue par certains politiques et militaires, y compris au sein de l’Union européenne, bien qu’elle soit indiscutable au plan diplomatique et au plan légal. Il s’agit d’une guerre, qui doit être régie par les règles du droit international humanitaire.

Depuis la fin de l’année 2001, un effort militaire et politique considérable a été réalisé en Afghanistan par la communauté internationale. Cet effort repose sur les troupes déployées par l’OTAN sous mandat onusien en vue de stabiliser la situation et de favoriser l’émergence d’un gouvernement représentatif et efficace, disposant d’une Constitution compatible avec les standards internationaux, et sur l’opération Enduring Freedom, menée par les États-Unis avec le soutien d’autres pays qui ne font pas nécessairement partie de l’OTAN. On compte aujourd’hui 150 000 militaires étrangers en Afghanistan, qui interviennent en renfort des troupes régulières afghanes, et réciproquement.

La révision stratégique lancée par la nouvelle administration américaine a consisté à améliorer la stratégie préexistante. Elle consiste, tout d’abord, à « nettoyer » l’Afghanistan de la présence d’islamistes radicaux, les talibans « classiques » qui ont constitué l’Émirat islamique d’Afghanistan n’étant qu’un élément parmi d’autres au sein d’une nébuleuse transfrontalière complexe, laquelle repose sur différents réseaux locaux et parfois internationaux ; elle consiste ensuite à « tenir » les régions préalablement nettoyées pour les maintenir à l’écart de l’influence du mouvement taliban, voire de son administration, et enfin à les « développer » pour favoriser une transition permettant le retrait des troupes étrangères et l’avènement d’un gouvernement afghan autonome, souverain et indépendant. La révision stratégique a insisté sur les aspects liés au développement, avec un renforcement des aspects militaires, en vue d’établir des conditions favorables à une transition aux alentours de 2011 ou 2012.

Le conflit connaît une sérieuse intensification, en particulier depuis 2008. Vous avez ainsi mentionné l’opération Mushtarak (« ensemble »), qui est menée dans le Helmand et plus généralement dans le Sud du pays, théâtre des conflits le plus aigus. Cette intensification est aussi bien qualitative – c’est là qu’on trouve la plus grande surface de contact militaire, avec le plus de victimes civiles – que quantitative – on constate une extension de cette surface de contact dans des régions jusque là préservées, au Nord et au Nord-Est. Le conflit touche maintenant une grande majorité des 34 provinces afghanes, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années.

L’intensification de l’effort militaire au cours des derniers mois a porté de sérieux coups aux militants talibans, au moins sur le plan tactique. On a également constaté une implication croissante du Pakistan dans la problématique afghane, en particulier depuis le mois de novembre dernier. Elle s’est manifestée par des vagues d’arrestation de cadres intermédiaires et supérieurs chez les talibans basés au Pakistan.

Les conséquences directes du conflit sont quantifiables sur le plan humanitaire, mais les statistiques ne représentent que la pointe de l’iceberg. On a compté, en 2009, environ 3 000 victimes civiles directes, ayant souffert de bombardements, d’assassinats ou d’opérations militaires, mais ce chiffre n’est pas représentatif de l’ampleur du problème humanitaire. L’insécurité générale liée au conflit rend, par exemple, l’accès aux soins particulièrement difficile. À moins d’habiter dans une ville, une femme ayant un problème au cours de sa grossesse court des risques très élevés de perdre son enfant et de mourir elle-même. Des centaines de millions de dollars ont été investi dans le processus de reconstruction, mais il tarde à produire leurs effets. À cela s’ajoutent des déplacements de population massifs – environ 400 000 personnes en Afghanistan, selon les chiffres du gouvernement afghan. Mais les actions humanitaires concernent avant tout les populations « résidentes », qui sont exposées aux violences armées et à leurs effets que j’ai évoqués.

Il y a aujourd’hui un gouffre entre les capacités du gouvernement et des agences internationales et la gravité de la situation humanitaire. Selon le CICR, l’opérationnalité des organisations humanitaires est aujourd’hui très limitée, voire nulle, quelles que soient leur rhétorique et leur communication. Le CICR dispose, pour sa part, de 160 expatriés et de 1 600 employés de délégation qui sont déployés sur le terrain. C’est peu par rapport aux besoins d’une population comptant plus de 20 millions de personnes dans un pays en guerre, mais notre action est la seule opération humanitaire présentant une vraie surface d’intervention et menée dans une approche multidimensionnelle – elle englobe l’assistance aux populations et leur protection contre les effets des hostilités. Je veux remercier les autorités françaises pour leur soutien sur le plan tant matériel que diplomatique. Notre action est vitale pour des millions d’Afghans.

Une première difficulté résulte de la proximité entre les humanitaires – aussi bien les Nations unies que les ONG, à quelques exceptions près – et l’effort militaire et politique sur le terrain. Dans certains cas, il y a même une véritable « insertion » dans cet effort militaire et politique. Nous sommes la seule organisation acceptée dans des régions qui sont sous le contrôle des talibans ou qui subissent une très forte influence de leur part. C’est que nous sommes engagés dans un dialogue structuré avec les talibans et les insurgés en général, et que nous faisons preuve de neutralité et d’indépendance.

Certaines petites ONG parviennent à réaliser un travail remarquable sur le terrain, mais leur intervention est toutefois limitée à un domaine très précis, et leur périmètre opérationnel extrêmement restreint.

Une seconde difficulté est que les Nations unies sont en phase III.9 pour ce qui concerne la sécurité, ce qui signifie une présence limitée à des bunkers et dans des villes, sous la protection d’une des parties au conflit – soit le gouvernement afghan, soit les forces de l’OTAN. Leur action n’a donc pas de portée opérationnelle significative.

À cela s’ajoute une insécurité croissante, qui n’est pas directement liée au conflit en tant que tel, mais à la fragmentation de la société afghane et à l’augmentation de la criminalité de base, laquelle est alimentée par toutes sortes de phénomènes. En guerre depuis bientôt trente ans, l’Afghanistan dépend dans une large mesure de trafics de toutes natures, dont le narcotrafic, et le pays est en proie à des dynamiques très locales et très tribales. C’est donc un milieu dans lequel il est très hasardeux de se déployer, en particulier avec des expatriés, perçus comme des chrétiens, des occidentaux et des espions.

Quelles sont aujourd’hui les perspectives ? Notre pronostic est que l’année 2010 devrait se caractériser par une augmentation de la surface de contact militaire, avec plus d’affrontements armés et plus de conséquences directes pour les populations. Nous nous y adaptons de façon dynamique dans la douzaine de structures que nous avons mises en place pour venir en aide aux populations résidantes et aux personnes déplacées et pour soutenir des infrastructures médicales, en particulier dans des régions qui ne sont couvertes par aucune autre organisation que la nôtre. C’est un travail humanitaire « classique », si je puis dire : il devrait y avoir, en 2010, plus de conflits, plus de victimes, plus de blessés, plus de prisonniers, plus de déplacés, plus de populations résidentes exposées aux combats et à l’insécurité.

L’année 2011 pourrait être celle de la réconciliation, ou du moins des tentatives en ce sens, conformément au tournant stratégique actuel. Si vous le souhaitez, je pourrai revenir plus tard sur les modalités de cette évolution et sur ses perspectives de réussite, étant entendu que le CICR n’est pas un organisme de recherche ni une agence de renseignement.

On pourrait ensuite assister, en 2012, à un redéploiement de l’effort international qui dépendra de la capacité du gouvernement afghan à assumer ses responsabilités de gouvernement souverain.

Nos prévisions sont plutôt sombres : les efforts de réconciliation pourraient porter certains fruits, au moins en apparence, mais les dynamiques que nous constatons sur le terrain sont plutôt négatives, et laissent présager une poursuite de la fragmentation de la société afghane ainsi qu’une militarisation des milices au niveau local. On peut faire un parallèle entre la situation actuelle et celle de la fin des années 1980 : le retrait des forces soviétiques, qui soutenaient le gouvernement de l’époque, a été suivi par trois années de combats extrêmement durs et par l’apparition d’une multitude de milices, reposant sur des bases largement ethniques, en lutte pour le pouvoir et le contrôle des principaux axes économiques du pays.

Si l’Afghanistan est un pays important sur le plan géostratégique, le Pakistan l’est au moins tout autant. C’est en effet un immense pays qui compte 170 millions d’habitants et souffre d’un véritable problème d’identité nationale – il y a quatre grandes provinces et une forte diversité ethnique au Pakistan. Les problèmes sont latents au plan international, qui concernent aussi bien l’Afghanistan que l’Inde, avec la problématique du Cachemire. Le pays souffre également de graves tensions internes, qui se sont révélées au grand jour à partir de 2007. Il existe aujourd’hui une spirale consternante de violence : aux affrontements armés entre les forces gouvernementales et les milices talibanes se sont ajoutées des vagues de violence terroriste sans précédent, des tensions entre l’appareil politique et l’appareil militaire, ainsi que des tensions croissantes avec l’Inde.

Le nouveau pouvoir pakistanais, qui s’est installé après une longue période de régime militaire, avait suscité de grands espoirs, mais il n’a pas fait la preuve, pour le moment, qu’il était capable d’assurer une gouvernance respectant des standards acceptables pour les autorités provinciales – je reviendrai dans un instant sur les problèmes liés au droit international.

Le Pakistan subit des dynamiques de désintégration alimentées par toutes sortes d’acteurs locaux et internationaux. Les Pakistanais sont aujourd’hui victimes d’attaques terroristes fréquentes, en parallèle et en filigrane d’un affrontement très classique entre des forces gouvernementales et des forces islamistes qui ne se prévalent pas a priori du terrorisme comme d’un mode de fonctionnement et de combat. Le paysage est donc extrêmement complexe.

Le Pakistan subit non seulement de très fortes pressions externes, qui sont notamment liées à la question du Cachemire et au rôle joué par le Pakistan en Afghanistan, mais aussi des pressions internes très puissantes. Jusqu'en 2009, les talibans pakistanais ont réussi à étendre leur influence et même à administrer la vallée de Swat, hier connue pour ses qualités touristiques, et où s’était installé un début de califat qui prétendait s’étendre par la suite à l’ensemble de la région. Sur forte pression, notamment américaine, les forces gouvernementales se sont engagés dans une action militaire sans précédent qui a été tactiquement couronnée de succès : les autorités pakistanaises ont fait à Swat ce que les forces internationales et le gouvernement afghan n’ont pas réussi à faire en Afghanistan : « nettoyer », "tenir" et "reconstruire/développer" un territoire. Il reste que le conflit s’est déplacé dans d’autres régions, notamment au Sud de la North-West Frontier Province (NWFP), grande province pachtoune à la frontière de l’Afghanistan, et surtout dans les zones tribales, connues pour être sous-développées et pour offrir des sanctuaires aux talibans afghans et pakistanais.

D’autres dynamiques déstabilisatrices ont pour origine le Baloutchistan, enjeu géostratégique essentiel pour le Pakistan, et le Penjab, immense province dont il est généralement peu question alors qu’elle compte 100 millions d’habitants et constitue tout à la fois le poumon, le cœur et la chair du pays au plan économique et politique. On y assiste à une forme de talibanisation, marquée par la prolifération d’écoles religieuses, les madrasas, qui forment des jeunes imprégnés d’une idéologie islamiste radicale.

La qualification de la situation du Pakistan est beaucoup plus sensible que celle de l’Afghanistan, où il est admis qu'il s’agit d’un conflit interne internationalisé. Le CICR considère que les règles du droit de la guerre doivent s’appliquer dans le cas du Pakistan, mais les autorités nient l’existence d’un conflit armé sur leur territoire et refusent même de reconnaître la validité des règles issues du droit international humanitaire dans le cadre du conflit avec les talibans pakistanais. La position du CICR est qu’il faut distinguer la qualification statutaire de la situation, question éminemment politique et diplomatique sur laquelle nous préférons nous abstenir de nous prononcer, et le respect de la disposition légale rattachée à la situation de conflit, que l’engagement des forces de sécurité doit respecter.

Quel que soit le terme retenu pour qualifier l’intervention du pouvoir pakistanais, qui utilise son aviation, son artillerie et son infanterie, un cadre légal doit s’appliquer. On se trouve aujourd’hui dans un conflit dépourvu de tout cadre juridique pertinent, ce qui pose un problème sur le plan humanitaire. Force est de constater que nous n’avons pas tout à fait la même grammaire que les autorités pakistanaises.

Nous constatons que le conflit se déplace de plus en plus du Nord vers le Sud. Les districts de Dir, de Buner et de Hangu sont en effet le théâtre de déplacements de population massifs et de vastes opérations militaires et de sécurité. On a compté ces derniers mois près de 3,5 millions de personnes déplacées, et l’on assiste à des vagues d’attentats terroristes indiscriminés, qu’il faut distinguer des affrontements militaires ciblés sur les forces en présence.

Contrairement à l’Afghanistan, le Pakistan n’a pas d’espace humanitaire indépendant. L’action des Nations unies s’inscrit dans le cadre de la réponse gouvernementale au problème sécuritaire et n’apporte pas de réponse indépendante et strictement humanitaire, laquelle consisterait à identifier les problèmes de façon apolitique et tenter d’y apporter remède de la même manière. Le CICR est la seule organisation capable de le faire aujourd’hui. Nous avons été les seuls à nous occuper de près de 1,5 million de personnes qui étaient délaissées par l'effort humanitaire du gouvernement ou des Nations Unies. Il s'agit souvent des villageois, femmes, hommes et enfants, issus de régions associées aux mouvements islamistes et terroristes.

Au Pakistan, l'espace humanitaire se limite, pour nous, à la possibilité d’apporter une assistance d’urgence, destinée en particulier aux personnes déplacées et, dans certains cas, aux populations résidentes, et d’intervenir au plan médical. Or, après des mois de préparation, nous avons dû renoncer à ouvrir un hôpital chirurgical à Quetta, dans la province du Baloutchistan, parce que les autorités pakistanaises ne nous ont finalement pas donné leur autorisation. Dans le cadre de la protection des populations contre les effets des hostilités et des violences armées, un accord avec les autorités pakistanaises devait nous permettre de visiter les prisonniers dans tous le pays, mais celles-ci ne nous ont pas permis d’aller au-delà d’une première série de visites. De plus, il n’y a pas, au Pakistan, d’équivalent du dialogue approfondi que nous avons engagé avec le gouvernement afghan, les forces de l’OTAN et les différentes forces engagées dans l’opération Enduring Freedom. Nous ne parvenons pas à discuter avec les autorités pakistanaises de la conduite des opérations militaires, c’est-à-dire du respect des obligations de l’État à l’égard des populations civiles et des non-combattants, alors qu'il y a des problèmes évidents dans ce sens.

On assiste à une fragmentation et à une radicalisation des mouvements islamistes et, même s’il en est peu question dans la presse et dans les sphères diplomatiques, la situation continue de se dégrader au Baloutchistan. L’idée, désormais unanimement admise, que le Pakistan ait enfin rejoint le camp des pays engagés contre le terrorisme international empêche parfois d’être pleinement lucide sur la réalité locale, notamment au plan humanitaire.

Le rôle joué par le Pakistan en Afghanistan va croissant, comme en ont témoigné les arrestations de cadres talibans que j’évoquais tout à l’heure. Islamabad entend exercer son influence dans la région.

En Afghanistan, on constate empiriquement que l’effort militaire porte ses fruits sur le plan tactique : le mouvement taliban, au sens large du terme, a subi de nombreux coups et se trouve dans une position de recul. Il y a aujourd’hui une fragmentation des forces talibanes et un aplatissement de leur organigramme, ce qui rend plus complexes les négociations que nous devons mener pour faire accepter notre présence ou pour minimiser les dégâts humanitaires générés par les combats et l'insécurité. Nous avons, pour notre part, un dialogue très structuré avec la choura de Quetta et avec les différents acteurs locaux : les talibans ont mis en place une sorte de gouvernement de l’ombre sur l’ensemble du territoire afghan. Le CICR étant indépendant de tout organisme politique, y compris intergouvernemental, nous ne sommes pas tenus par les différentes interdictions de négocier avec tels ou tels acteurs qui ont été émises : nous sommes engagés dans un dialogue portant sur la conduite des hostilités et sur le comportement des acteurs face aux civils avec tous les acteurs pertinents.

Nous constatons que les cadres avec lesquels nous avions l’habitude de négocier sont progressivement remplacés par des hommes plus jeunes, qui sont plus radicaux et qui ne sont pas habitués à discuter avec nous. Leur logique est moins nationaliste et plus internationaliste.

Quelle pourrait être la capacité du gouvernement à devenir autonome ? Je ne peux vous donner que quelques indications.

Le CICR s’occupe aujourd’hui de plus de 100 000 amputés de guerre. Quand bien même n’y aurait-il plus de nouveaux patients dans nos centres orthopédiques, ce qui est irréaliste, nous avons quarante années de travail devant nous, car il n’existe aucune perspective concrète de remettre cette tâche à un quelconque ministère de la santé ou de la réhabilitation. Plus généralement, les Afghans eux-mêmes vous diront de manière quasi unanime que la perspective d’instaurer un gouvernement légitime et vraiment représentatif des populations locales d'ici deux à trois ans est très théorique.

On peut en effet s’interroger sur la capacité fonctionnelle et institutionnelle du gouvernement à assurer l’ordre et à faire régner la loi. Si l’armée afghane a atteint un niveau certain de compétence et de solidité institutionnelle, en particulier grâce aux efforts de la communauté internationale, ce n’est pas le cas de la police et de l’appareil judiciaire, perçus par une grande partie de la population afghane comme un mal pire encore que les talibans – je ne parle pas de la population vivant dans des régions relativement sécurisées et peu touchées par le conflit.

Dans le domaine économique, les centaines de millions de dollars qui ont été investis dans le pays ont essentiellement servi à une réhabilitation de l’infrastructure des villes, alors que l’histoire a montré, des Mongols aux soviétiques en passant par les Britanniques, que les guerres se jouent dans la périphérie de l’Afghanistan. Or rien n’y est fait.

Pour ce qui est de la lutte contre le narcotrafic, de grands efforts ont été réalisés, mais on a longtemps assisté à une instrumentalisation des forces internationales par les barons de la drogue, qui ont utilisé leur action pour lutter les uns contre les autres. On fait aujourd’hui preuve d’une plus grande lucidité, mais je n’en dirai pas plus.

Mme Martine Aurillac, présidente. Pouvez-vous nous indiquer de quels moyens vous disposez exactement au Pakistan ?

M. Jacques de Maio. Nous avons 123 expatriés et environ 1 300 employés de délégation, mais ces chiffres sont assez peu représentatifs de la portée réelle de notre action. Notre dispositif est beaucoup plus concentré et resserré au Pakistan. Nous sommes très présents à Peshawar, où nous avons un hôpital indépendant réalisant près de 200 opérations chirurgicales par mois au profit d’enfants amputés, de personnes ayant sauté sur des mines, et de victimes d’attaques à l’artillerie ou d’engins explosifs posés par les talibans – ce sont donc des victimes de guerre au sens premier du terme –, mais nous intervenons aussi dans la North-West Frontier Province et dans les zones tribales, où nous sommes les seuls acteurs capables d’apporter une aide, le conflit empêchant le Gouvernement de se déployer. Notre expérience en Afghanistan nous permet de jouir d’un degré d’acceptation fragile, mais certain, auprès des populations et des mouvements islamistes locaux.

Nous disposons à peu près des mêmes effectifs en Afghanistan, la différence étant qu’ils sont répartis, dans ce pays, sur l’ensemble du territoire, y compris dans les régions les moins accessibles au Gouvernement et aux organisations internationales. Cela signifie qu'au Pakistan nous sommes beaucoup plus limités, géographiquement et fonctionnellement, qu'en Afghanistan, où nous privilégions les zones les plus touchées par les combats et où notre valeur ajoutée est la plus grande. Nous sommes donc assez éloignés des zones dans lesquelles les forces françaises sont engagées, même si nous avons une relation très positive avec elles dans un certain nombre de dossiers.

Mme Marie-Louise Fort. On ne peut qu’être accablé : la situation que vous avez décrite paraît très préoccupante.

Votre neutralité vous permet de dialoguer avec les autorités afghanes et pakistanaises, avec les différentes forces militaires en présence et avec l’« administration » talibane. Mais comment envisagez-vous l’évolution de votre statut ? Quid de la sécurité de ceux qui interviennent au nom du CICR ? La barbarie humaine est sans limite, on le voit bien, et elle prend aujourd’hui des formes que l’on n’envisageait pas au XXe siècle.

Pouvez-vous, en outre, nous en dire plus sur votre partenariat avec le Croissant-Rouge ?

M. Jean Glavany. La preuve n’est pas faite que le double jeu des autorités pakistanaises ait pris fin : leur action vise avant tout les talibans pakistanais et épargne les talibans afghans pour des considérations de « profondeur stratégique », qui pèsent encore sur le conflit.

J’observe, par ailleurs, que tout le monde parle avec les talibans, y compris les Américains, les Britanniques et le gouvernement afghan.

J’aurais aimé que vous nous en disiez davantage au sujet des centaines de milliers d’Afghans réfugiés dans des camps partout autour de l’Afghanistan, notamment en Iran. Quelle est l’ampleur exacte de la population concernée ? Ces camps ne vous paraissent-ils pas un mal plus grave encore que les hostilités actuelles ? Constituent-ils, selon vous, des foyers de recrutement pour les islamistes ? 

M. Philippe Cochet. Votre présentation me semble un peu optimiste à certains égards, puisque vous avez notamment parlé de l’année 2011 comme celle de la réconciliation.

Vous avez fait référence aux évolutions de l’armée afghane, qui sont tout à fait réelles. S’agissant de la police, je suis étonné par vos propos, car des efforts importants ont été réalisés en matière de formation. Mais vous allez peut-être nous dire que vous êtes sur le terrain l’objet d’un racket. Est-ce le cas ?

Quelles sont vos relations avec le Croissant-Rouge ?

M. Jacques de Maio. Tout le monde parle avec les talibans jusqu’aux envoyés de Paris Match. Mais il y a talibans et talibans, il y a l’administration talibane et ceux qui se prévalent d’être des représentants des talibans. Peu de gens ont, en réalité, des discussions substantielles avec les talibans. Nous avons facilité des contacts entre Talebans et ONU. On peut parler avec des talibans à Genève ou à Dubaï, par l’intermédiaire des Turcs et des Saoudiens, mais il y a beaucoup de désinformation.

Je n’ai jamais prétendu que le processus de réconciliation commencerait et se terminerait en 2011. Je me suis contenté de faire référence aux orientations fixées par l’administration Obama et les Etats coalisés, qui dessinent un horizon pour l’engagement de leurs forces.

Le Croissant-Rouge afghan est pour nous un partenaire organique, qui est à l’image des forces et des faiblesses de la société afghane. C’est un partenaire historique et fondamental, sans lequel nous ne pourrions pas réaliser une grande partie de notre action sur place, même s’il est dépendant de nous tant sur le plan financier et méthodologique que sur celui de son acceptabilité locale.

A nos yeux, l’enjeu fondamental, en Afghanistan, est de distinguer ce qui est strictement humanitaire et ce qui est politique. C’est la confusion entre ces deux aspects qui a conduit la plupart des acteurs humanitaires à leur impuissance actuelle sur la plus grande partie du territoire afghan : l’establishment politique et militaire ont fait de l’humanitaire un outil au service de la lutte contre l’insurrection et contre le terrorisme en menant des opérations présentant des effets humanitaires, mais de nature non humanitaire, car elles sont réalisées dans le but de s’ancrer dans une région, de collecter des renseignements et de gagner les cœurs et les esprits.

Certains projets humanitaires, qui sont parfois en complet décalage avec la réalité locale, ont été perçus comme des instruments de pénétration du terrain, et ils ont donc été considérés comme des cibles légitimes. Le Croissant-Rouge afghan s’est battu, de son côté, pour obtenir une acceptabilité qui lui permet aujourd’hui de gérer 36 structures médicales couvrant un bassin de population d’environ 15 millions de personnes, soit une part substantielle de la population afghane. Le Croissant-Rouge international est, en outre, très impliqué dans l’assistance aux personnes, notamment aux personnes déplacées et aux réfugiés.

Au sens légal du terme, un réfugié est une personne qui a quitté son domicile en traversant une frontière internationale. Il n’y a donc de réfugiés afghans qu’en Iran et au Pakistan. Près d’un million d’entre eux sont toujours dans ce dernier pays, depuis leur exode à l’époque de la lutte contre les communistes et les Soviétiques. Sur le fond, la problématique des réfugiés en Iran dépasse notre compétence : elle relève du HCR, le Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

Il y aurait environ 300 000 personnes déplacées selon l’ONU et 440 000 selon le gouvernement afghan. La plupart de ces personnes se trouvent dans des zones urbaines ou accessibles au gouvernement. Leur situation est délicate, mais sous contrôle. Nous n’intervenons dans les camps permanents, pour notre part, que pour rétablir le lien familial. L’opération Mushtarak a provoqué de nombreux déplacements de population, mais les Pachtounes reviennent très vite chez eux et rechignent à être concentrés dans des camps, contrairement à ce que l’on observe dans d’autres pays. La situation est donc très fluide : on assiste à des déplacements ponctuels de petits groupes composés de 100 à 2 000 familles, soit 15 000 personnes au maximum, qui fuient l’insécurité des zones de combats. Nous intervenons donc sur un mode très réactif et pour répondre à des situations d’urgence.

Les camps de déplacés sont-ils des centres de recrutement pour les islamistes radicaux ? C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Il est, en revanche, évident que la problématique talibane et celle du djihad international ont été alimentées par le conflit soviétique et durant les années qui ont suivi : des millions de personnes ont trouvé refuge au Pakistan, où elles ont dû se tourner vers des madrasas financées par des fonds en provenance des salafistes, et enseignant aux jeunes une philosophie politique limitée à la charia et à une interprétation très restrictive du Coran et ont fourni, justement, les Talebans (étudiants coraniques).

En ce qui concerne le recrutement des talibans, c'est plus complexe qu'une armée avec une conscription; tout Pachtoune aura une allégeance naturelle et organique envers des frères musulmans et pachtounes qui appartiennent à la même tribu ou au même clan que lui, qui s’opposent à un envahisseur étranger et avec lesquels il partage des valeurs liées à la culture, à la religion et au mode de vie. Pour une partie non négligeable de la population pachtoune, en particulier dans les zones rurales et périphériques, les seuls qui fournissent une administration intègre de la justice sont les talibans, même s’il existe des réactions très variées : certains villageois sont farouchement hostiles aux talibans, tandis que d’autres sont bien obligés de choisir entre deux maux – je ne fais là que reprendre un discours fréquent sur le terrain : soit les talibans, qui veulent imposer un système dont ils ne veulent pas, soit des acteurs internationaux auxquels un réflexe nationaliste conduit à résister et dont l’action repose sur des notions étrangères aux Afghans.

Certains programmes humanitaires ont consisté à construire, en une nuit, des écoles mixtes dans des régions traditionnelles pachtounes. On s’est ensuite tourné vers nous pour relier ces écoles aux réseaux d’eau et d’électricité et pour faire en sorte que les filles fréquentent ces écoles. Or il n’existe pas de réseaux d’eau et d’électricité, et il n’est pas envisageable dans ces régions que les filles et les garçons fréquentent les mêmes écoles. À ce décalage avec la réalité dans de nombreux domaines – la question des femmes ou celle de la démocratie – s’ajoute, sur le plan politique, le fait que le gouvernement de Hamid Karzaï ne soit pas perçu comme légitime par une bonne partie de la population, en particulier dans les zones plus conflictuelles.

Nous travaillons avec la police, notamment en matière de formation, car elle a, elle aussi, des obligations et des règles à respecter dans les situations de conflit. En réponse à votre question, non, nous ne subissons pas d'intimidation de la part du ministère de l’intérieur. Nous travaillons aussi avec le NDS, l’agence de sécurité et renseignement afghane. La police a un vrai problème d'acceptabilité, de par sa corruption et inefficacité. Ceci dit, il faut beaucoup de courage pour être candidat à un poste dans la police en Afghanistan : on gagne peu, et on risque sa vie à tout instant.

M. Jacques Myard. Vous avez dépeint une réalité de plus en plus évidente aux yeux de tous : il n’y a pas de solution militaire et nous ne sortirons jamais de cette affaire.

Sur le plan humanitaire, la situation est catastrophique : chacun peut imaginer ce que signifie concrètement le chiffre de 100 000 amputés que vous avez cité.

Comment les talibans vous jugent-ils ? Vous avez expliqué que vous réussissez à établir un dialogue avec eux, mais quelle est votre place dans leur Weltanschauung ? Chacun sait que ce ne sont pas des tendres : ils n’hésitent pas à éliminer leurs frères s’il le faut. J’aimerais mieux comprendre leur psychologie, si tant est que nous puissions nous mettre dans leur tête.

M. Jean-Claude Guibal. On a l’impression que vous nous décrivez un war game suivant des phases prévisibles et déjà écrites. Comment envisagez-vous, compte tenu de la fragmentation de la société afghane, que l’on sortira de la situation actuelle ? Quels sont les points communs et les différences, selon vous, entre l’intervention de la coalition actuelle et celle de l’ex-Union soviétique en Afghanistan ?

M. Robert Lecou. En vous écoutant, je n’ai pu m’empêcher de penser au témoignage d’un militaire français revenu d’Afghanistan : le rôle de l’armée française, nous a-t-il dit, est certes de faire la guerre, mais surtout de remettre de l’ordre et de gagner les cœurs en étant près des populations, en œuvrant pour la cohésion sociale et en luttant contre l’intégrisme. Ce militaire nous a confié avoir eu l’impression, en revenant en France, de retrouver des situations similaires à celles qu’il a connues en Afghanistan.

L’objectif est de lutter contre le terrorisme international pour nous protéger, mais nous ne parvenons à pacifier les territoires. On a même l’impression que notre présence contribue à une exportation du danger dans notre pays. Comment ferons-nous pour nous sortir de cette situation dramatique ?

M. Jacques de Maio. Nous devons effectivement nous garder de toute arrogance intellectuelle, et je vous remercie de nous l’avoir rappelé : il serait faux de croire que nous possédons toutes les clés de lecture de la situation et que nous pouvons formuler des scénarios totalement fiables. L’organisation que je représente doit néanmoins gérer des opérations concrètes au plan opérationnel, sécuritaire et financier, ce qui nous oblige à élaborer des scénarios, que je vous présente pour ce qu’ils valent, avec un caveat : nous courons le risque de nous tromper.

Il reste que certains traits ne trompent pas. Un chef pachtoune que je connais depuis 1987 et qui est aujourd’hui allié aux talibans pour des raisons tactiques, sans se considérer comme appartenant à leur mouvement, me rappelait récemment que le régime soutenu par les soviétiques était beaucoup plus solide que le gouvernement actuel grâce aux prestations sociales qu’il assurait, mais aussi grâce à ses capacités de gestion de l’ordre et de la sécurité et répressives. Le régime pouvait compter sur une armée, sur une police et sur des services de sécurité formés sur le modèle soviétique, ainsi que sur des forces étrangères, plus nombreux, efficaces qu’aujourd’hui. Par ailleurs, le gouvernement de l’époque et les forces étrangères qui le soutenaient, ne s’embarrassait pas de problématiques humanitaires et opéraient à l’abri de tout regard extérieur.

Cet interlocuteur m’a rappelé qu’il lui paraissait, à l’époque, impossible d’accepter, en tant que musulman, un gouvernement communiste et, en tant qu’Afghan, une intervention étrangère désireuse d'imposer un modèle de société "laïque, moderne, industrialisée et démocratique, tout en éradiquant les Moujahedeens". Les blessés que le CICR soignait, me disait-il, revenaient au combat jusqu'à la mort. Vingt-cinq ans plus tard, la situation lui paraît identique. Voilà la lecture de la situation que font certains Afghans disposant d’un pouvoir d’influence sur le terrain.

Quelle est la perception de notre action ? Nous sommes acceptés dans la mesure où l'immense majorité des Afghans a, au cours de ces trois décennies, bénéficié d'une manière ou d'une autre des prestations du CICR: assistance matérielle, médicale, dans les lieux de détention, en tant que prisonniers ou parent de prisonniers dans les différentes prisons afghanes, bases militaires américaines ou coalisées, rétablissement du lien familial, séance de diffusion du droit international humanitaire, etc. De plus, notre action en Irak, à Guantanamo, au Pakistan, au Yémen, auprès des Palestiniens, etc. sont appréciées.

Notre action est donc reconnue comme pertinente, indépendante et apolitique, et efficace là où personne d'autre n'agit.

Comme l’ont très bien compris les talibans, la guerre est globale : c’est un effort à la fois militaire, un effort en faveur du développement et un effort humanitaire. À partir du moment où l’on entre dans cette logique où l'humanitaire est partie d'une stratégie politico-militaire, on devient une cible considérée comme légitime. C’est le cas des Nations unies et de la plupart des ONG parce qu’elles ont fait le choix stratégique de travailler en intelligence avec les forces étrangères. Soigner les Afghans, c'est bien, mais lorsqu'il y a un agenda sous-jacent, tel que la récolte de renseignement militaire ou la tentative de gagner leur adhésion et sympathie, cela les dérange en tant que tel, et les expose ensuite à un vrai risque – celui d'être accusés d'intelligence ou collaboration avec l'ennemi et/ou l'envahisseur

Richard Holbrook est allé jusqu’à déclarer que 90 % des renseignements provenaient des ONG, ce qui n’est certainement pas tombé dans l’oreille de sourds. C’est uniquement parce que nous avons fait la preuve que nous parvenions à nous abstenir de nous comporter comme des espions et sans autre motivation que d'aider que les talibans acceptent notre présence. Mais nous restons « sous observation ». Nous nous battons pour conserver cette forme d’acceptabilité.

La fragmentation des talibans et le conflit générationnel qui se dessine actuellement nous conduisent à des pronostics plutôt sombres. Nous avons développé un terrain de relative entente avec les responsables aujourd’hui âgés de plus de quarante ans, qui ont été élevés dans le respect du pachtounwali. Ils acceptent l’idée que l’on ne peut pas utiliser tous les types d’armes et que la conduite des hostilités doit répondre à certaines règles : on ne doit pas frapper les civils de façon non discriminée, ni maltraiter les prisonniers; tout blessé a droit aux soins, etc. L'hôpital de Mir Wais, à Kandahar, référence hospitalière principale pour près de 3,5 millions de personnes, n'est pas attaqué bien qu'il appartienne au gouvernement (avec le soutien du CICR).

Pourtant, nous avons aujourd’hui affaire à des acteurs beaucoup moins nationalistes et plus internationalistes qu’hier, et beaucoup moins enclins à accepter l’idée que des occidentaux et des chrétiens – nous arborons une croix rouge dans un pays où la laïcité demeure une notion étrangère – puissent avoir pour seul objectif de soigner les populations. Nos interlocuteurs sont beaucoup plus méfiants, et tout simplement moins bien éduqués.

Une deuxième difficulté résulte de la situation actuelle du Pakistan : à partir du moment où le conflit se régionalise, où il existe une dynamique de radicalisation des talibans de part et d’autre de la frontière, où nous ne sommes pas en mesure de protéger leurs frères détenus dans les geôles pakistanaises et où nous ne pouvons plus soigner les talibans blessés et leurs familles, notre utilité se réduit et les éléments plus radicaux et hostiles à toute présence étrangère, y compris la nôtre, risquent de l’emporter.

Indépendamment de ce que nous pouvons penser, de notre côté, il n’y a pas fondamentalement de différence, aux yeux des principaux acteurs du conflit, entre la situation actuelle et celle qui prévalait à la fin des années 1980. La notion de « guerre juste » est en effet considérée comme une forme de rhétorique politique dissimulant une invasion, et nous constatons que le gouvernement n’a pas le potentiel suffisant pour être autosuffisant dans de brefs délais. Il existe, en outre, un phénomène de fragmentation qui se traduit par une militarisation sur une base locale et ethnique. Il est même plausible – et très préoccupant – qu'avec le départ des forces coalisées, on en revienne à une situation comparable à celle prévalant en '92-'93, lorsque les Soviétiques se sont retirés et que l'Afghanistan se soit déchiré dans de sanglantes luttes inter-milices et inter-ethniques.

On parle aujourd’hui de « réconciliation » alors qu’il paraissait impossible, entre 2001 et 2009, de dialoguer avec ces "terroristes". On faisait un amalgame complet entre les talibans et Al-Qaida, ce qui était une grave erreur factuelle. La situation est devenue plus complexe, car la situation du Pakistan contamine celle de l’Afghanistan, et réciproquement.

Il existe une tendance à l’autonomisation de certaines mouvances, parfois complètement distinctes des talibans, qui constituent aujourd’hui les vraies menaces pour la sécurité globale, parfois cela est lié au problème du Cachemire. Bien que cette question ait été l’un des sujets de la campagne électorale d’Obama et qu’il s’agisse là de l’un des terreaux de l’islamisme radical, à côté de « l’injustice » que constituerait aux yeux de certains l’existence de double standards à l’égard de la Palestine et de l’Irak, le Cachemire ne figure plus à l’agenda international, notamment à l’instigation des autorités indiennes. Pour des raisons de « profondeur stratégique », les Pakistanais ont agi de façon à reprendre la main sur le processus de négociation en Afghanistan.

M. Jean-Michel Boucheron. Je ne suis pas du tout d’accord avec la comparaison que vous avez établie entre la situation actuelle et l’époque soviétique. La résistance afghane était alors armée par les grandes puissances, qui la formaient à manier des Stinger et des missiles antichars. La vallée du Panshir est désormais un véritable garage de blindés soviétiques éventrés. On passera aux choses sérieuses quand les talibans auront abattu un hélicoptère avec un missile sophistiqué. Pour le moment, les talibans ne jouissent du soutien d’aucune grande puissance étrangère, car aucune d’entre elles ne peut se le permettre.

M. Paul Giacobbi. Je suis d’accord avec vous, monsieur de Maio, sous réserve des nuances qui ont été apportées.

La connaissance du problème afghan et du problème pakistanais en Occident a considérablement régressé depuis l’époque où William Hunter écrivait son ouvrage intitulé The Indian Musulmans – c’était en 1872. Une politique de containment avait alors été adoptée pour éviter une contagion à ce qui est aujourd’hui le Pakistan et le Nord de l’Inde, et elle avait fonctionné. Nous nous estimons, pour notre part, plus intelligents que Gengis Kahn et Alexandre le Grand, dont on connaît pourtant l’échec.

Vous avez fait référence à la quasi-totalité des régions du Pakistan : seul le Sind serait aujourd’hui préservé. C’est une situation qui me paraît naturellement très inquiétante.

En dehors du problème affectant le Jammu-et-Cachemire, existe-t-il aujourd’hui d’autres indices témoignant d’une contamination de l’Inde par la situation du Pakistan, État qui est manifestement en train de se dégrader ?

M. Jean-Pierre Kucheida. Monsieur de Maio, j’ai beaucoup apprécié vos propos, tout en partageant les remarques de Jean-Michel Boucheron à propos de l’intervention soviétique.

La population afghane n’aura de cesse de nous voir partir, car elle nous considère comme des occupants. À cela s’ajoute l’échec de Hamid Karzaï et le fait que la situation s’est dégradée depuis l’intervention de la coalition actuelle, de l’aveu de tous les observateurs. Dans ces conditions, la seule solution n’est-elle pas un retrait ? Ne pensez-vous pas que les offensives menées par les Américains dans l’Est de l’Afghanistan, et bientôt dans le Sud, en soient le prélude ?

M. Jacques de Maio. Il existe effectivement des différences significatives entre la situation actuelle et celle des années 1980, mais la situation en Afghanistan nous impose de repenser le contexte en évitant un prisme nord-occidental : l’Arabie saoudite, les monarchies pétrolières et les fonds privés constituent de grandes puissances aux yeux des talibans. À l’époque soviétique, les Moujahedeens Afghans étaient armés et financés par les grandes puissances, mais aussi par les monarchies pétrolières. Bien qu’elle reste informelle et de nature privée, cette source de financement est encore présente, à côté du narcotrafic, qui a pris une nouvelle dimension.

Si les talibans ne disposent pas aujourd’hui de missiles Stinger, il faut rappeler que ces armes ne sont arrivées que dans la toute dernière phase du conflit à l’époque soviétique. Les talibans utilisent aujourd’hui le kamikaze, alors qu’il était autrefois inconcevable pour un moudjahidin de se suicider. On peut y voir une forme de contamination par le djihadisme international.

Les Américains font preuve d’une lucidité nouvelle, ce qui leur a permis d’intégrer de nouveaux paramètres et de modifier sensiblement la façon dont ils gèrent leurs opérations militaires. Sans renoncer à leur volonté de frapper fort, ils ont intégralement repensé leurs protocoles d’intervention, et nous sommes très fiers de ce que nous avons réussi à notre contribution dans ce domaine. Les statistiques montrent que les allégations de violations du droit de la guerre et les dommages collatéraux se réduisent, du côté des forces coalisées, en dépit de l’augmentation du nombre d’interventions.

Comme l’ont montré certains spécialistes de ce type de conflit un mouvement insurrectionnel n’a pas besoin de gagner la guerre : il lui suffit de ne pas la perdre, et d’attendre que l’ennemi se fatigue. Le temps est donc un facteur essentiel, chaque cadavre de soldat qui revient en Allemagne ou en France portant un coup à l’effort international.

Mme Martine Aurillac, présidente. Monsieur de Maio, nous vous remercions pour toutes ces explications, passionnantes bien que très pessimistes, et pour tout le travail que vous accomplissez.

La séance est levée à onze heures trente-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 19 mai 2010 à 10 heures

Présents. - Mme Sylvie Andrieux, Mme Martine Aurillac, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jean-Louis Bianco, M. Claude Birraux, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Loïc Bouvard, M. Hervé de Charette, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Pierre Cohen, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Michel Ferrand, Mme Marie-Louise Fort, M. Paul Giacobbi, M. Jean Glavany, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Robert Lecou, M. François Loncle, M. Lionnel Luca, Mme Henriette Martinez, M. Didier Mathus, M. Jacques Myard, M. Jean-Marc Nesme, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jacques Remiller, M. Jean-Marc Roubaud, Mme Odile Saugues, M. Dominique Souchet, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Alain Bocquet, M. Michel Delebarre, M. Gaëtan Gorce, M. Henri Plagnol, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. François Rochebloine, M. Rudy Salles