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Commission des affaires étrangères

Mardi 10 mai 2011

Séance de 10 h 00

Compte rendu n° 57

Présidence de M. Axel Poniatowski, président,

– Audition de M. Mouldi Kefi, ministre des affaires étrangères de Tunisie

Audition de M. Mouldi Kefi, ministre des affaires étrangères de Tunisie.

La séance est ouverte à dix heures.

M. le président Axel Poniatowski. Nous avons le plaisir de recevoir M. Mouldi Kefi, ministre des affaires étrangères de la République de Tunisie, que je remercie d’avoir accepté notre invitation.

Au mois de février dernier, une délégation de la Commission des affaires étrangères que je conduisais s’est rendue à Tunis où vous aviez eu l’amabilité de nous recevoir, monsieur le ministre, et au cours de laquelle nous avions pu constater que les relations franco-tunisiennes étaient toujours aussi solides. Au cours de l’entretien que vous nous aviez accordé, vous aviez d’ailleurs déclaré : « Avant le 14 janvier, ces relations étaient fondées sur des intérêts communs mais pas sur les mêmes valeurs. Aujourd’hui, la France et la Tunisie partagent aussi les mêmes valeurs. »

La visite du ministre français des affaires étrangères les 20 et 21 avril derniers a permis de réaffirmer que la France soutenait pleinement la Tunisie. Parce que votre pays est confronté à une crise économique sévère, Alain Juppé a notamment annoncé un plan de soutien de 350 millions pour 2011 et 2012, anticipant ainsi le programme de soutien qui devrait être adopté par le G8 le 26 mai prochain.

Notre délégation avait également pu mesurer toutes les difficultés et incertitudes de la transition politique en cours. Depuis, la commission présidée par M. Ben Achour, composée de représentants de douze partis politiques, a proposé que l’élection de l’Assemblée constituante se déroule à la proportionnelle et que les candidats respectent la parité entre les hommes et les femmes. Tous les problèmes, cependant, ne sont pas encore surmontés comme en témoignent notamment les émeutes qui se sont produites cette fin de semaine. Vous nous expliquerez sans doute ce qui les a motivées et nous direz s’il vous paraît toujours possible que les élections se tiennent le 24 juillet prochain. Le Premier ministre et M. Ben Achour ont déclaré récemment qu’il appartiendrait à la commission électorale de décider s’il est techniquement possible de respecter cette échéance. Si le Premier ministre paraît déterminé, il dénonce également des entreprises de déstabilisation visant à empêcher que les élections aient lieu à cette date. Quelles sont donc les forces qui demandent leur report à l’automne ?

Enfin, la révolution tunisienne se déroule dans un contexte régional extrêmement agité. La Tunisie, en particulier, étant directement concernée par la situation en Libye, votre appréciation sur cette crise nous intéresse au premier chef.

M. Mouldi Kefi, ministre des affaires étrangères de la République de Tunisie. C’est pour moi un plaisir et un honneur de m’adresser aujourd’hui, quelques mois seulement après la révolution tunisienne du 14 janvier 2011, aux représentants élus du peuple français. J’espère que, dans quelque temps, la Tunisie disposera également de ses propres représentants démocratiquement élus et que nous pourrons vous recevoir, mesdames et messieurs, à l’Assemblée et au Sénat, vos collègues tunisiens pouvant quant à eux venir à votre rencontre à Paris pour discuter avec vous.

Je vous remercie, monsieur le président, pour les propos aimables de solidarité et de soutien que vous avez prononcés à l’égard de mon pays, lequel vit une nouvelle étape, inédite, de son histoire. Je me félicite des nombreux témoignages d’amitié de la classe politique française. Si M. Alain Juppé était à Tunis voilà trois semaines, où j’ai eu l’honneur et le plaisir de le rencontrer et de discuter avec lui des relations tuniso-françaises, nous avons aussi reçu de nombreux membres du Gouvernement français. Votre pays est celui qui, parmi tous les pays amis, a envoyé le plus grand nombre de hauts dignitaires et de responsables pendant ces trois derniers mois. La France est en effet notre premier partenaire et notre plus grand ami, non seulement en Europe, mais dans le monde. J’ajoute que la Tunisie a aussi reçu de hauts responsables du monde entier, de l’Australie aux États-Unis en passant par la Chine et le Japon, car notre petit pays où la révolution a eu lieu suscite aujourd’hui une curiosité sympathique : tout le monde souhaite voir ce qui s’y est passé !

Je vous remercie également, monsieur le président, ainsi que M. Cinieri, pour la visite que vous avez effectuée et qui a été perçue par le peuple tunisien comme un signe d’encouragement et d’amitié.

Le 14 janvier 2011, le peuple tunisien a donc décidé de tourner la page de vingt-trois ans de privations et de mensonges sous la férule d’un dictateur absolu. Le chômage et l’absence de libertés ont finalement porté le coup de grâce à un régime corrompu, haï, voué aux gémonies. Cette révolution de la liberté et de la dignité, unique en son genre, a été portée par le peuple tunisien, les jeunes et les vieux, les hommes et les femmes, qui ont décidé de secouer leur joug. Nous sommes convaincus qu’elle nous rendra notre place au sein de la communauté internationale parmi les pays fiers de leur patrimoine civilisationnel, ouverts sur le monde et défenseurs des valeurs universelles de démocratie, de justice, des droits de l’homme, et de la liberté de culte.

Je vous l’avais dit à Tunis, monsieur le président, et je le répète aujourd’hui : avant le 14 janvier, nous avions des intérêts communs ; aujourd’hui, nous sommes fiers de pouvoir partager les valeurs communes nées de la Révolution française de 1789.

Révolution n’est pas pour autant synonyme de démocratie, comme en témoigne d’ailleurs l’histoire de votre pays. Le processus de transition de la dictature vers une démocratie ouverte et transparente est un long chemin semé d’embûches – vous venez d’en mentionner certaines –, qui, fort heureusement, ne sont ni structurelles ni insurmontables. La Tunisie commence ainsi une phase nouvelle de son histoire marquée par les aspirations légitimes de son peuple à instaurer un État de droit démocratique respectant l’universalité des libertés fondamentales et des droits de l’homme et assurant un partage équitable des richesses ainsi que des fruits de la croissance.

Dans cet esprit, le Gouvernement transitoire s’est donné deux objectifs principaux.

Il s’agit, tout d’abord, de préparer l’avenir politique du pays. Le peuple a choisi la voie de l’élection d’une Assemblée constituante le 24 juillet prochain. Celle-ci sera chargée de réfléchir sur le type de régime à instaurer, de rédiger une nouvelle constitution et de préparer les futures échéances présidentielles et législatives. La Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution a quant à elle élaboré et présenté au Gouvernement un nouveau code électoral qui ouvrira la voie aux prochaines élections, auxquelles près de soixante-dix partis politiques participeront. Les Tunisiens sont fermement et solidairement engagés pour la réussite de ce processus irréversible et montrent par la maturité dont ils font preuve qu’il sont à la hauteur de leurs ambitions démocratiques. Il est certain que la Tunisie dispose des principaux ingrédients pour réussir, et éviter les écueils de l’extrémisme : les droits des femmes, qui datent de 1956, un niveau d’alphabétisation supérieur à 90 % de la population, un esprit de tolérance et d’ouverture.

La réussite du projet démocratique en Tunisie – c’est là le deuxième objectif fondamental du Gouvernement provisoire – appelé à avoir un impact au-delà de ses frontières, repose également sur une ambition de développement et sur une croissance économique durable et forte, créatrice de richesses et d’emplois, fondée sur la transparence et une bonne gouvernance. Il s’agit ainsi de redonner à tout un peuple l’espoir de la réussite, surtout dans les régions défavorisées, là où la révolution a commencé. La prospérité économique confortera ainsi le processus politique démocratique et constituera un bouclier face aux courants extrémistes et anti-démocratiques. Réinstaurer la confiance dans les secteurs économiques et financiers, améliorer l’environnement des affaires et relancer les investissements ainsi que l’initiative privée sont autant d’objectifs essentiels. Les régions intérieures, où le taux de pauvreté et de chômage dépasse la moyenne nationale, demandent un surcroît d’efforts eu égard à leurs besoins spécifiques en termes d’emploi et d’amélioration des conditions de vie.

Sur le plan social, le chômage constitue l’un des problèmes urgents auquel nous devons faire face. Le nombre de chômeurs est estimé à 700 000, dont 170 000 détiennent un diplôme de l’enseignement supérieur. Ces chiffres sont en hausse constante en raison des revendications sociales qui se sont produites après la révolution, de la baisse attendue de la croissance et de l’investissement, de la fermeture de certaines unités de production, mais aussi du retour forcé des Tunisiens travaillant en Libye. Afin de surmonter ces difficultés et de limiter leur portée, le Gouvernement de transition a adopté un programme de relance économique et sociale pour accélérer la croissance et stimuler les investissements, créer plus d’emplois et sauvegarder la cohésion sociale, facteur déterminant pour la réussite et la pérennité du processus de transition démocratique.

Les relations entre la France et la Tunisie ne datent pas d’hier. Forgées par des décennies et même des siècles, elles demeureront toujours amicales pour faire face à toutes les tempêtes ou à toutes les vaguelettes qui, parfois, apparaissent, mais qui sont heureusement conjoncturelles et s’évanouissent rapidement grâce à nos efforts communs. La France a pris immédiatement la mesure des événements qui se sont produits dans mon pays à la suite de la révolution du 14 janvier, même s’il a fallu attendre un peu pour que le premier membre de votre Gouvernement – en l’occurrence Mme Christine Lagarde – se rende chez nous. L’ont alors suivie de nombreux ministres, comme M. Wauquiez, M. Juppé, M. Mitterrand, Mme Kosciusko-Morizet, M. Lellouche, et d’autres encore, ainsi que des parlementaires comme vous, messieurs Poniatowski et Cinieri, accompagnés d’une délégation du groupe d’amitié France-Tunisie.

Nous avons également reçu de nombreux engagements et promesses d’appuis en cette période si décisive de notre histoire. Nous souhaiterions les voir se concrétiser très rapidement compte tenu du contexte prévalant dans notre pays et sa région. Des gestes d’amitié seront toujours les bienvenus. Je pense également au rôle primordial que peuvent jouer la coopération décentralisée et les liens établis entre les régions, départements et villes de France avec leurs homologues tunisiens afin de soutenir la transition démocratique, notamment dans les régions et les zones les plus défavorisées.

Aujourd’hui, nous sommes en train de jouer en Tunisie une « symphonie inachevée » qui, forte de votre soutien, se transformera en une « ode à la joie ».

Ce qui se passe chez nous, j’y insiste, dépasse le cadre de notre petit pays. Lorsque l’on voit le printemps tunisien gagner d’autres pays de la région et bien au-delà, cette expérience qui a commencé le 14 janvier se doit d’être un succès, non seulement pour le peuple tunisien, mais aussi pour tous les amis de la Tunisie. Faillir à notre mission serait un coup dur pour la région et pour le reste du monde. L’Histoire ne nous pardonnerait pas l’échec de cette expérience démocratique qui autoriserait toutes les dictatures à avoir le dernier mot.

Je ne doute pas que tous les peuples épris de liberté et les élus de votre honorable Assemblée se tiendront aux côtés de la Tunisie et nous aideront à traverser cette période critique.

M. le président Axel Poniatowski. Monsieur le ministre, êtes-vous en mesure de confirmer avec certitude que les élections du 24 juillet visant à mettre en place une Assemblée constituante se tiendront effectivement à ce moment-là, ou risquent-elles de ne pas avoir lieu ? Quelles sont les forces de déstabilisation dont a parlé M. le Premier ministre en envisageant le report des élections, d’ailleurs souhaité par un certain nombre de partis politiques qui estiment ne pas être suffisamment connus des Tunisiens ? Si elles devaient avoir lieu à l’automne, après le ramadan, ne craignez-vous pas que la population ne se montre extrêmement sceptique ?

M. Mouldi Kefi. Un grand débat a lieu en ce moment en Tunisie, comme nous avons pu encore le constater lors de la dernière interview du Premier ministre. Ces dernières semaines, des frictions se sont produites entre le Gouvernement et la Haute instance présidée par M. Ben Achour autour de l’article 15 du projet de loi visant à préparer les élections, lequel interdit aux anciens membres du parti unique de se présenter. Si la seconde y était favorable, le premier a considéré que c’était abusif parce qu’au-delà des prochaines élections c’est à la réconciliation nationale qu’il faut tendre. Selon le Gouvernement, si l’ancien président, sa famille, certains hauts responsables doivent être exclus d’un tel processus, la généralisation d’une telle interdiction à l’ensemble des membres du parti serait antidémocratique et pourrait même poser des problèmes devant les instances internationales. Les droits de l’homme, en effet, garantissent à tout un chacun le droit de voter et de se présenter aux élections. La durée de cette discussion a donc influé sur le calendrier électoral jusqu’à ce qu’un modus vivendi ait finalement été trouvé mercredi dernier : une liste sera établie par la Haute instance et soumise au Gouvernement, sur laquelle figureront les noms des quelques milliers de personnes exclues.

Certains partis ont en effet demandé le report des élections, arguant de leur impréparation – ni leurs programmes, ni leurs leaders ne sont connus –, mais le Président, le Premier ministre, l’ensemble du Gouvernement ont quant à eux pris des engagements solennels et, au premier chef, celui de ne pas se présenter aux élections et de quitter le pouvoir le 24 juillet. L’alternative devant laquelle nous nous trouvons est donc la suivante : ou le Gouvernement tient parole et les élections se dérouleront – mais sera-ce dans de bonnes conditions ? –, ou les partis politiques parviennent à influencer l’opinion publique de manière à imposer le report d’une consultation jugée ni démocratique, ni fiable, ni transparente. C’est l’avenir de notre pays qui, alors, se décidera et le Gouvernement sera obligé de rester jusqu’au mois d’octobre. Cela dit, il ne faut pas qu’une telle décision soit perçue comme un recul ou un reniement gouvernemental et il convient d’éviter que la situation ne dégénère au point de faire descendre la population dans la rue.

Nous serons donc confrontés à un exercice d’équilibre, mais je suis persuadé que, si la commission électorale commence à travailler, les huit semaines qui nous séparent du 24 juillet suffiront largement pour préparer ce processus électoral. Je suis naturellement optimiste mais je considère que ce peuple, qui a réussi un tel miracle en se débarrassant du joug de l’ancien régime, est également capable de réussir à organiser des élections durant cette brève période.

M. Dino Cinieri. En ma qualité de président du groupe d’amitié France-Tunisie à l’Assemblé nationale – lequel compte une centaine de membres représentatifs de toutes les sensibilités politiques –, je tiens à vous souhaiter à mon tour, monsieur le ministre, la bienvenue.

Après la révolution intervenue dans votre pays qui, comme l’a dit M. le ministre des affaires étrangères Alain Juppé, constitue une chance et un espoir pour tous, j’ai souhaité que les membres de notre groupe d’amitié puissent avoir un échange de vues avec M. le ministre conseiller chargé d’affaires à votre ambassade. Vous avez voulu, monsieur le ministre, participer personnellement à cet échange et nous en sommes particulièrement honorés. J’ai donc souhaité donner à l’événement qu’est votre venue en France tout le retentissement qu’il mérite et je remercie le président Poniatowski d’avoir accepté que cette rencontre se déroule au sein de notre prestigieuse commission des affaires étrangères, et non plus dans le cadre de notre modeste groupe d’amitié.

Au nom de la solide amitié qui unit nos deux pays, j’exprimerai sans ambages quelques brèves interrogations.

Parmi les conditions de réussite de la transition démocratique figure ce qu’il est convenu d’appeler la réconciliation nationale. Si les abus passés doivent être évidemment sanctionnés, l’objectif est de parvenir rapidement à l’établissement d’une société apaisée. Il nous paraît également souhaitable que des processus électoraux justes, démocratiques et transparents soient mis en place pour permettre une transition ordonnée et pacifique vers la démocratie. Qu’en est-il, à cet égard, dans votre pays ?

Notre amitié est fondée sur une grande proximité culturelle, résultant notamment de la pratique, en Tunisie, d’un islam modéré, d’un statut de la femme qui a délivrée celle-ci du port du voile, de l’ignorance et du confinement domestique, mais aussi de la politique active de la francophonie menée depuis l’indépendance ainsi que d’importants efforts de formation, notamment universitaire, de la jeunesse. Nous sommes très attachés au développement de cet acquis. Quelles sont donc, en la matière, les orientations du gouvernement tunisien ?

Plus de 1 200 entreprises françaises employant plus de 110 000 personnes sont implantées en Tunisie, la France étant le premier investisseur étranger dans votre pays. Les chefs d’entreprise qui investissent à l’étranger redoutant par-dessus tout l’incertitude, pouvez-vous nous éclairer sur l’attitude des autorités tunisiennes à l’égard des investissements ?

La France est particulièrement attachée au processus de paix au Proche-Orient. Le Président Bourguiba, en son temps, a joué un rôle important en œuvrant pour une responsabilisation de l’OLP. Quelle contribution la Tunisie vous paraît-elle en mesure d’apporter aujourd’hui ?

Le tourisme français en Tunisie, favorisé par le partage d’une langue commune et la qualité de l’hospitalité tunisienne, constitue un élément important des relations qui unissent nos deux pays. Je ne vous cacherai pas les craintes de nos concitoyens quant à la sécurité dans votre pays. Pourriez-vous faire le point de la situation ?

S’agissant de l’immigration, la France s’est montrée ouverte à l’égard de la Tunisie en proposant notamment, voilà quelques années, d’accueillir 9 000 diplômés par an. À l’inverse, l’immigration clandestine est préoccupante et il nous semble que la lutte contre celle-ci doit constituer un impératif commun. Si cet objectif est partagé, quels moyens les autorités tunisiennes mettent-elles en œuvre pour contribuer à sa réalisation ?

Je tiens à vous assurer, monsieur le ministre, que les députés français, et particulièrement les membres de notre groupe d’amitié soutiendront activement l’engagement de la France voulu par le Chef de l’État et le Gouvernement afin d’aider le peuple tunisien à concrétiser ses aspirations et à construire une Tunisie démocratique et prospère, élément d’équilibre indispensable au sud de la Méditerranée.

M. Mouldi Kefi. Je suis ici pour rencontrer les véritables amis de la Tunisie et répondre aux préoccupations qu’ils expriment.

Plusieurs expériences de réconciliation nationale ont eu lieu dans le monde. Certaines ont réussi, d’autres ont échoué. Un processus de dénazification s’est produit en Allemagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale mais, si tous les anciens nazis avaient été éliminés ou mis de côté, ce pays serait-il parvenu à se remettre ? Je me souviens d’un certain Kurt Waldheim qui aurait été officier pendant la Seconde Guerre mondiale, puis ministre des affaires étrangères et président de son pays et, enfin, secrétaire général des Nations unies. En Irak, en revanche, la « débaasification » a entraîné d’énormes problèmes, l’armée et l’administration ayant été décapitées. La réconciliation nationale, en Afrique du Sud, a quant à elle été réussie grâce au leader charismatique Nelson Mandela qui a créé une commission pour la vérité et la réconciliation capable de remettre politiquement et économiquement ce pays sur les rails, au point qu’il compte désormais parmi les fameux « BRICS ».

C’est parce que nous avons à l’esprit tous ces exemples qu’en Tunisie nous ne voulons pas insulter l’avenir. L’ancien parti, l’ancienne police, l’ancien régime ont causé beaucoup de dégâts et l’émotion est encore palpable. Si nous ne pouvons pas faire comme s’il ne s’était rien passé, il convient également de ne pas dramatiser la situation. Nous sommes encore confrontés à un exercice d’équilibre entre les membres de la Haute instance, qui souhaitent rompre absolument avec le passé et se débarrasser de tous les membres de l’ancien parti, et le Gouvernement qui, lui, essaie de ménager la chèvre et le chou dans un esprit de réconciliation. Une fois l’Assemblée constituante élue, il me semble que tous les Tunisiens, de tous bords, y compris ceux qui se seront repentis de leurs actions passées, devront participer à la construction de la Tunisie du futur et contribuer au succès de la transition démocratique ainsi qu’au développement économique et social.

Je suis certain que cette Assemblée et le prochain Gouvernement ne reviendront pas sur les acquis que la Tunisie a réalisés durant les cinquante dernières années. Après tout, le tableau n’est ni tout blanc, ni tout noir : les droits des femmes, l’éducation, la solidarité nationale sont autant de réalités. Certes, beaucoup de gens ont été trompés, qu’ils soient Tunisiens ou étrangers. À certains égards, l’ancienne Tunisie me rappelle la Russie de Catherine II, où le véritable état dans lequel se trouvait Moscou était masqué, le long des chemins, par des tableaux idylliques. J’exagère un peu, mais la côte tunisienne – Hammamet, Tabarka, Monastir, Sousse ou Djerba – était un peu une vitrine pour les touristes, les hauts responsables étrangers et les hommes d’affaires. Combien d’entre eux accédaient au pays profond dont je suis, moi, issu ? Originaire de la région montagneuse du Kef, à la frontière avec l’Algérie, je puis attester qu’il y avait en quelque sorte deux pays. Si 80 % du budget étaient jusqu’ici consacrés à la côte et 20 % à ces régions défavorisées, la situation, grâce au Gouvernement, a été inversée. À ce propos, nous remercions la France et le Président Sarkozy de nous avoir invités au prochain sommet du G8, où nous espérons pouvoir présenter le nouveau visage de notre pays.

Heureusement que les entreprises françaises, dont vous avez rappelé avec raison l’importance de la présence en termes d’emplois notamment, n’ont jamais songé à quitter la Tunisie ces dernières semaines. Leurs responsables savent combien nous avions besoin d’eux. Et leur nombre augmentera encore parce que certaines pratiques faisaient peur à de nombreux investisseurs étrangers. Le nouveau climat fait de transparence, d’honnêteté et d’ouverture ne manquera pas de les encourager.

Quels qu’aient été ses défauts, Bourguiba était un visionnaire qui, en matière de politique étrangère, a posé les fondamentaux qui sont encore les nôtres aujourd’hui. Nous avons reçu le président Abou Mazen il y a deux semaines environ et nous avons discuté avec lui comme nous l’avions fait dans le passé avec Yasser Arafat. Le dialogue américano-palestinien puis américano-israélo-palestinien et, enfin, israélo-palestinien a commencé à Tunis. Nous avons continué à nous entretenir du processus de paix au point qu’une réconciliation est intervenue dans les jours qui ont suivi et qu’une reprise du processus lui-même est envisageable. Nous avons toujours milité pour le rapprochement entre les peuples palestinien et israélien comme le fait, à son niveau, le grand chef d’orchestre israélien Daniel Barenboïm en réunissant des jeunes musiciens originaires des deux pays. J’espère que demain, au-delà de la musique, des jeunes issus de tout le Moyen-Orient se retrouveront. Après tout, Martin Luther King avait un rêve et, aujourd’hui, Barack Obama est Président des Etats-Unis. Moi aussi, j’ai un rêve, celui de voir Israël, la Palestine et la Jordanie former une sorte de Benelux. Les rêves nous permettent aussi de vivre !

M. Serge Janquin. Comme tous mes concitoyens et mes collègues, je me suis réjoui de ce Printemps de jasmin, dont le parfum s’est répandu dans d’autres pays arabes grâce à la Tunisie qui a su convaincre de la justesse de son engagement et qui parviendra à emporter l’adhésion de ceux qui n’ont pas encore franchi le pas. Pour autant, des questions se posent.

Outre le problème de la cohésion sociale, vous avez souligné l’importance de l’inégalité territoriale dont, en tant que familier du Kef, je puis également témoigner. Estimez-vous donc que l’aide française et européenne au processus de reconstruction et de développement économique soit à la hauteur des besoins de votre pays ? Sur quels axes précis envisagez-vous d’engager cet effort ?

De plus, des manifestations de journalistes ont eu lieu la semaine dernière, qui ont été assez sévèrement réprimées. Sachant que la liberté de la presse est emblématique de la démocratie, je vous en prie, dites-nous ce qu’il en est et gardez le gouvernement tunisien de toute hostilité à l’endroit de cette liberté fondamentale !

M. Jean-Marc Nesme. Quelle est la position de votre gouvernement à l’égard de l’Union pour la Méditerranée (UPM) ? Diffère-t-elle de celle de l’ancien régime ?

En outre, peut-on considérer que la Tunisie soit favorable à la création d’un État palestinien souverain ?

Enfin, comment appréciez-vous l’évolution de la situation en Libye ?

M. Jean-Paul Lecoq. J’ai eu la chance de poser des dizaines de questions sur la révolution tunisienne dans votre pays, monsieur le ministre, et l’on m’a répondu avec une liberté de ton remarquable qui m’a réjoui.

La révolution tunisienne, pour nous, constitue une leçon permanente. Il suffit de lire chaque jour la presse francophone pour se souvenir des débats philosophiques et politiques qui ont alimenté la Révolution française. J’ai l’impression de me retrouver dans une période importante de l’histoire de mon propre pays.

Je m’associe à l’appel de mon collègue s’agissant de la liberté de la presse et de la liberté d’expression : elles sont toujours gage de victoire même si elles semblent parfois rendre les choses plus difficiles dès lors qu’il ne s’agit plus de vaincre mais de convaincre – il est vrai que c’est aussi cela, la force d’une démocratie.

Considérez-vous que votre pays pourra récupérer l’ensemble des actifs financiers qui ont été détournés par l’ancien régime ? Dans l’affirmative, quand et comment ?

Des Français ont investi en Tunisie en acceptant d’être rackettés par le pouvoir et tous veulent aujourd’hui soutenir la révolution. Des discussions sont-elles possibles afin que les sommes récoltées indûment soient aujourd’hui consacrées à votre cause ?

M. Jacques Remiller. Des réponses ont déjà été apportées à certaines questions que j’envisageais de poser concernant notamment le report éventuel des élections et, au-delà, les sujets évoqués par M. Cinieri, mais je souhaiterais tout de même avoir quelques éclaircissements.

Vous avez dit, monsieur le ministre, que vous souhaitiez que le peuple ne redescende pas dans la rue. Or, selon la presse française, il semble que le peuple n’ait pas à le faire puisqu’il y est toujours. Pourquoi les manifestations sont-elles quotidiennes ?

J’ai rencontré hier des Français qui se préparent à se rendre en Tunisie par l’intermédiaire de leur agence de voyages et ils me disaient que seuls 25 % des hôtels fonctionnent - qui plus est, de façon aléatoire. Sachant que le tourisme constituait la première activité économique de votre pays, quelles mesures globales votre gouvernement entend-il prendre afin de faire redémarrer votre économie ?

M. Mouldi Kefi. Un peuple, monsieur Janquin, doit d’abord compter sur lui-même. La première mesure prise par le gouvernement tunisien a été la mise en place immédiate d’un programme de sauvegarde de l’économie. C’est dans ces conditions que notre budget, je vous l’ai dit, a été révisé notamment afin de réallouer les investissements vers les zones défavorisées. Mais parce qu’il n’est pas possible d’applaudir avec une seule main, dans ce moment crucial de la révolution, nous avons fait appel à nos amis et à nos partenaires. Ainsi avons-nous pu apprécier les manifestations de bonne volonté ainsi que les gestes d’amitié, les promesses qui ont été faites et les décisions qui ont été prises, dont, notamment, celles de la France à l’occasion de la venue de M. Juppé, lequel a annoncé le déblocage d’une somme de 350 millions. Nous espérons qu’elle pourra être utilisée le plus rapidement possible, sur les deux ou trois prochaines années. MM. Berlusconi et Frattini ont également annoncé un investissement comparable, tout comme les États-Unis et l’Union européenne nous ont aussi promis une aide substantielle – les commissaires Füle et Malmström ont évoqué une somme entre 120 et 140 millions. Encore faut-il que cet argent soit disponible le plut tôt possible afin que nous puissions créer des emplois et désenclaver certaines régions.

En ce qui concerne le G8, nous avons préparé un petit mémorandum mentionnant l’ensemble des requêtes de la Tunisie pour les cinq prochaines années. Pour reprendre la distinction marxiste, la superstructure démocratique est belle et bonne, mais l’infrastructure doit être également solide : la démocratie et la liberté ne seront effectives que si l’économie fonctionne. Nous formulerons donc des demandes précises au cours de cette réunion et nous espérons que les grandes puissances répondront à notre appel.

Notre pays a connu un calme relatif après la partie de ping-pong entre le Gouvernement et la Haute instance à propos de l’exclusion des membres de l’ancien parti unique, le RCD. Un ex-ministre de l’intérieur, ignorant de son devoir de réserve, a alors été piégé ou manipulé – à moins qu’il n’ait été convaincu de la véracité de ses propos – et a fait sauter une bombe médiatique en se livrant à de la désinformation : « Il me semble que… Peut-être… » Supputations, conjectures, ragots accusant le général Rachid Ammar, chef d’état-major interarmées, ou le Premier ministre de s’être rendus en Algérie pour préparer un coup d’État militaire au cas où le parti Ennahda arriverait au pouvoir se sont alors répandus comme autant de balivernes sans fondement. Certains n’attendent que ces occasions-là pour descendre dans la rue et demander des éclaircissements au Gouvernement. Parmi eux, des casseurs et des pilleurs ont profité de ce climat d’insécurité pour s’attaquer aux marchés et aux grandes surfaces – je rappelle que le magasin Géant, du groupe Carrefour, est toujours sous la protection de l’armée. Au cours de la manifestation sur l’avenue Bourguiba, quelques journalistes étaient présents, mais certains d’entre eux, et ils l’ont d’ailleurs reconnu, avaient leur badge dans leur poche et ne pouvaient être identifiés comme tel. Les policiers ont également poursuivi quelqu’un à l’intérieur de l’immeuble du quotidien La Presse de Tunisie parce qu’ils avaient pensé, à tort, qu’il avait jeté une brique sur la tête d’un de leurs collègues.

Nous sommes en train d’apprendre la démocratie, mais dans tous les pays du monde les journalistes portent des signes extérieurs qui les distinguent quand les journalistes tunisiens, eux, ne disposent pas de gilet sur lequel le mot « presse » soit inscrit ! À la suite de ces malheureux incidents, le ministère de l’intérieur a donc décidé qu’il en irait autrement et que les journalistes devraient être désormais immédiatement identifiables.

En outre, il est vrai que certains agents des forces de l’ordre n’ont pas changé de mentalité : pour eux, tabasser un journaliste fait, si j’ose dire, partie de leur formation professionnelle. Heureusement, ils ont été identifiés et ils sont en train d’être jugés, le ministre de l’intérieur ayant lui-même présenté aux journalistes et à l’opinion publique ses plus plates excuses en assurant qu’il œuvrerait à faire changer les mentalités parmi les forces de l’ordre : un journaliste, lorsqu’il rapporte la vérité, fait son travail – et, aujourd’hui, personne n’a peur de la vérité – pour lequel il doit être protégé et non passé à tabac. Un policier, quant à lui, doit protéger l’ordre public. Tout cela constitue un long apprentissage et il faut donner du temps au temps. Inch Allah !

Nous avons applaudi à la proposition de création de l’UPM par le Président Sarkozy. Après le départ de Moubarak et la démission du secrétaire général jordanien, les événements actuels doivent nous inciter à réfléchir à un nouveau départ pour cette structure à partir de nouvelles bases tenant compte de l’émergence des démocraties tunisienne et égyptienne. Nous soutenons ce projet car l’UPM joue un rôle important à travers ses actions, qu’elle soient centralisées ou décentralisées, et nous souhaitons que ce partenariat régional gagnant-gagnant puisse aboutir.

La Tunisie a toujours soutenu la création d’un État palestinien libre et indépendant – après tout, l’existence du Kosovo ou de Vanuatu a bien été reconnue – aux côtés de l’État d’Israël car cela constituerait un facteur de stabilité dans la région. Une fois ce problème résolu, les peuples de cette contrée envisageront ensemble leur avenir. Je suis sûr qu’Israéliens et Palestiniens sont très proches l’un de l’autre et qu’ils parviendront à travailler la main dans la main pour leur bien commun.

Nous suivons les événements en Libye depuis le début, mais ils ne relèvent pas tant, pour nous, de la politique étrangère que de la politique intérieure tant les liens entre nos deux peuples sont étroits, y compris d’ailleurs sur le plan dialectal. Nous avons donc ouvert notre frontière afin d’accueillir l’ensemble des réfugiés, qu’ils soient libyens ou non – ils sont plus de 300 000 aujourd’hui dont presque la moitié ont quitté notre territoire après avoir transité quelques jours ou quelques semaines avec l’aide de nombreux pays, dont la France, mais aussi du Haut commissariat aux réfugiés et de l’Organisation internationale pour les migrations. Ce sont 50 000 Égyptiens et 30 000 Bangladais qui, parmi beaucoup d’autres, ont ainsi pu revenir chez eux. Le problème le plus important, aujourd’hui, est celui des familles libyennes qui fuient les combats. Nous comptons sur notre territoire 130 000 Libyens qui ne peuvent être renvoyés chez eux. C’est en l’occurrence le peuple tunisien seul, sans aide extérieure, qui s’efforce de les prendre en charge. Nous espérons que cette tragédie se terminera le plus tôt possible afin que ces personnes puissent revenir chez elles.

Le régime corrompu de Ben Ali a saigné à blanc l’économie et le peuple tunisiens. Selon les experts, nous avons réalisé une croissance de 5 % qui aurait pu être supérieure de deux points sans les dilapidations et la corruption ; et, avec 7 %, le chômage aurait disparu. Cette famille a fait au peuple tunisien un mal incommensurable. Grâce à l’appui de nombreux pays et organisations internationales, y compris TRACFIN, ses avoirs ont été gelés. Ce n’est pas toutefois à la diplomatie tunisienne de récupérer cet argent, mais aux juges, au ministère de la justice. Cependant, ces derniers ne pourront présenter des dossiers bien ficelés qu’après que toutes les preuves auront été réunies : il n’est pas question de revenir aux anciennes pratiques consistant à accuser n’importe qui de n’importe quoi ! Aujourd’hui, la justice indépendante tient à ce que la transparence règne. Quand les preuves nécessaires et suffisantes auront été rassemblées, nous présenterons les dossiers à une sorte de commission rogatoire qui comportera des juges et des avocats. J’espère, bien entendu, que les sommes spoliées pourront être récupérées le plus rapidement possible.

J’insiste : les manifestations en cours n’ont aucun caractère politique. Des jeunes, y compris âgés de dix ou onze ans, profitent du climat actuel pour descendre dans la rue. Ou il s’agit d’écervelés qui ne savent pas ce qu’ils font, ou ils sont manipulés et payés. Derrière eux se cachent en fait des pilleurs et de nombreux repris de justice qui parviennent à semer le trouble un peu partout dans le pays. Les forces de l’ordre, avec les moyens dont elles disposent, essaient quant à elles de ramener le calme.

M. Lionel Tardy. « Tunisie : de la révolution 2.0 à la démocratie 2.0 ? » : tel pourrait être le titre de ma brève intervention.

La véritable caisse de résonance de la colère des Tunisiens, en effet, a été internet et les réseaux sociaux, lesquels ont joué un rôle central dans la chute du président Ben Ali. Les témoignages, les photos et les vidéos de Sidi Bouzid – en particulier – diffusés sur Facebook, Twitter et You Tube ont permis de relayer le vent de la contestation et d’enflammer le pays en quelques semaines. La censure du régime n’est jamais parvenue à stopper le flux d’informations malgré les piratages répétés des comptes Gmail et Facebook des bloggers et des dissidents. La révolte tunisienne s’est ensuite rapidement étendue à l’Égypte, à la Libye, au Yémen, au Bahreïn, au Maroc, à la Syrie. Si la situation, dans ces pays, est encore incertaine, nous savons que rien ne sera plus jamais comme avant dans le monde arabe et que les relations internationales seront différentes.

Si ces outils électroniques ont permis aux Tunisiens de se coordonner et de développer un mouvement de fond, au lendemain de la chute du régime et dans l’attente de l’élection d’une Assemblée constituante au mois de juillet prochain, pourraient-ils également favoriser la transition démocratique et la construction de la Tunisie de l’après-Ben Ali ? Venons-nous d’assister à la première révolution issue d’internet ? Quel rôle jouent les réseaux sociaux et les nouveaux médias dans le processus de transition démocratique alors que plus de soixante-dix partis ont besoin de s’exprimer ?

Enfin, la Tunisie pourrait-elle devenir le laboratoire de l’e-democracy et de l’open gouvernance ?

M. Jacques Bascou. Quelle est l’influence des islamistes ? Ne risque-t-elle pas de s’accroître avec les difficultés inhérentes à la mise en place du processus démocratique et les problèmes économiques ? L’armée serait-elle en position de jouer un rôle ?

M. Pierre-Christophe Baguet. M. Cinieri l’a dit : vous comptez au moins une centaine de députés amis dans notre pays. Cependant, la présidence de M. Ben Ali ayant semble-t-il contribué à isoler la Tunisie, je souhaite de tout cœur que vous parveniez à trouver les soutiens dont vous avez besoin au sein du G8. Je suis tout de même un peu inquiet.

Que se passe-t-il dans les communes de votre pays, où les maires ont tous été destitués ?

Par ailleurs, je suis très choqué par la campagne que mènent les voyagistes français en bradant les prix des séjours en Tunisie. Le secteur du tourisme étant littéralement saigné à blanc, que peut-on faire afin de vous aider face à une dérive aussi malsaine ? Attendez-vous que la France intervienne directement ? Le président de la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale doit-il faire passer un message fort ?

M. le président Axel Poniatowski. Nous entendons souvent dire, en effet, que les voyagistes profitent de la situation que connaît actuellement votre pays, monsieur le ministre.

M. Jean-Claude Guibal. Comment expliquez-vous le printemps arabe ? Pourquoi une telle simultanéité – Michelet disait qu’en histoire la même heure sonne au salon et à la cuisine ? Quels sont les points communs entre la Tunisie, l’Égypte et la Syrie ? Sans doute Internet n’explique-t-il pas tout même si son rôle a été réel.

De plus, qui sont les migrants de Lampedusa dont on dit qu’ils auraient profité de l’effondrement des contrôles policiers ?

M. Mouldi Kefi. En effet, monsieur Tardy, « révolution.com » et « démocratie.com » sont aujourd’hui des réalités. La Tunisie a abrité voilà quelques années le sommet mondial sur la société de l’information (SMSI). Elle avait alors demandé aux Nations Unies de faire de 2010 l’année de la jeunesse. La conjugaison de ces deux éléments a contribué à notre révolution. Grâce aux nouveaux moyens de communication, mais aussi, à France 24, Al Jazeera, Al Arabia, l’opinion publique tunisienne et internationale a vécu les événements en direct. Les prises de position de certains pays amis, dont les États-Unis, ont également permis de faire cesser la censure et, devant une telle détermination, le Gouvernement tunisien a été contraint de fléchir.

Nous espérons, de surcroît, que cette révolution technologique contribuera à promouvoir l’esprit et les mentalités démocratiques mais, si notre télévision, qui est libre et qui sait s’opposer, les journaux et les radios développent une véritable pédagogie de la démocratie, on ne peut hélas en dire autant de Facebook et d’autres supports électroniques qui, aujourd’hui, colportent plutôt des rumeurs et désinforment : on y trouve tout et n’importe quoi ! De la même manière, j’ignore pour qui roulent les journalistes professionnels qui ont piégé, manipulé ou utilisé l’ancien ministre de l’intérieur mais ils doivent bien travailler pour des personnes dont les arrière-pensées sont évidentes.

Il convient donc que ces nouveaux instruments soient utilisés à bon escient, au profit de la démocratie et non de la zizanie et du chaos.

L’influence des islamistes, quant à elle, est relative. Il ne faut pas en avoir peur car l’islamisme radical appartient au passé, hors les quelques groupes terroristes ou salafistes, l’AQMI ou les reliquats d’Al Qaida qui n’ont aucun projet politique et dont les attentats ne visent qu’à faire parler d’eux, les enlèvements dont ils se rendent coupables ne tendant par ailleurs qu’à extorquer des rançons. Ennahda, en revanche, est un parti politique bien structuré et organisé qui s’est, certes, parfois montré violent dans les années 1980, mais qui, aujourd’hui, d’après ce que disent ses responsables – tiennent-ils  un double langage ? l’avenir le dira –, est recommandable, favorable à la démocratie et s’inspire du modèle turc. Leur leader, Rached Ghannouchi, s’est d’ailleurs rendu à Ankara pour rencontrer M. Erdogan, dont il a affirmé vouloir suivre l’exemple. Pourquoi pas ?

Un gouvernement de coalition avec des islamistes espérons-le modérés et respectant la démocratie est possible. La situation ne sera pas comparable avec celle de l’Algérie dans les années 1989 et 1990, où le Front islamique du salut (FIS) d’Ali Belhadj voulait utiliser la démocratie afin d’arriver au pouvoir, et la supprimer une fois son objectif atteint.

J’espère, enfin, que l’armée qui n’a pas obéi à Ben Ali avant le 14 janvier et qui n’a pas tiré sur le peuple ne sera pas tentée par le pouvoir en faisant un coup d’État ou en rétablissant l’ordre brutalement. Elle devra laisser les politiques se débrouiller comme en ce moment même, alors que se déroulent des manifestations, et où elle veille à protéger la République et non à mâter les populations. Je gage qu’elle veillera à maintenir sa mission républicaine.

La Tunisie, en effet, a été isolée car, comme je l’ai dit, si nous avions des intérêts communs, il n’en était pas de même des valeurs. Aujourd’hui, mon pays adhère à ces valeurs universelles que sont la démocratie, les libertés d’expression, de réunion, de la presse. Nous voulons faire partie de ce club des démocraties anciennes ou récentes – la Tchéquie, la Pologne ou la Hongrie ne sont démocratiques que depuis une vingtaine d’années, ne l’oublions pas, quand l’Indonésie qui, à l’instar de la Turquie, compte parmi les pays membres du G9, n’est quant à elle démocratique que depuis moins de dix ans. Ces deux derniers pays témoignent qu’islam et la démocratie sont compatibles, et j’espère qu’il en ira de même en Tunisie.

Les communes ont été dissoutes et ce sont des notables locaux ou villageois connus pour leur sagesse qui ont été choisis pour gérer les affaires courantes en attendant les élections qui auront lieu dans les prochains mois.

Le ministre du tourisme de mon pays a assisté à plusieurs salons du tourisme et m’a confié que les voyagistes étrangers profitent de la situation et se livrent presque à du chantage auprès des hôteliers tunisiens : « Si nous n’obtenons pas ceci ou cela, nous ne viendrons pas. » Si chacun recherche son profit, qu’au moins celui-ci soit raisonnable ! Il n’est pas possible de revenir à la loi d’airain du XIXe siècle lorsque les ouvriers étaient saignés à blanc : « Ou tu travailles seize heures par jour pour 10 sous ou quelqu’un te remplacera ! » Une politique de sensibilisation auprès des élus français mais, également, d’autres pays, de la presse, des faiseurs d’opinion, devrait permettre d’attirer l’attention des touristes de manière qu’eux-mêmes fassent pression auprès des voyagistes pour soutenir l’expérience que nous menons. Des touristes canadiens ont ainsi refusé de se rendre dans les hôtels de Hammamet ou de Sousse pour aller à la rencontre des familles de Sidi Bouzid et de Kasserine afin de vivre au plus près des habitants. Des jeunes de bonne volonté sont prêts à les rejoindre.

Expliquer le printemps arabe, monsieur Guibal, nécessiterait une séance de plusieurs heures tant la philosophie de l’histoire est une discipline passionnante. Formé à l’université de Strasbourg, j’aurais tendance à mobiliser Zénon, Socrate, Hegel, Nietzsche, Arendt, Heidegger, mais nous n’avons pas le temps !

Quoi qu’il en soit, l’éclosion de ce printemps impliquait un certain nombre de conditions qui étaient présentes à l’état latent. La révolution tunisienne n’a pas surgi ex nihilo mais il fallait une étincelle pour qu’elle s’enclenche. En 1989, c’est la chute du Mur de Berlin qui a permis la révolution de velours en Tchécoslovaquie ou la victoire de Solidarność en Pologne. En Tunisie, il a fallu attendre que tombe le mur de la peur. Alors, sans peur, des jeunes ont désigné leur poitrine aux fusils parce que leur dignité avait été bafouée. Les révolutionnaires, en effet, ne voulaient pas seulement du pain : ils avaient faim de dignité. Les autres peuples, alors, ont pu se dire : « Pourquoi pas nous ? » J’ajoute que les armées égyptienne et tunisienne ont en l’occurrence joué un rôle extraordinaire en se rangeant du côté du peuple au service duquel elles se sont mises, ce qui, malheureusement, n’est pas le cas dans d’autres pays, dont j’espère malgré tout que la situation s’améliorera !

M. le président Axel Poniatowski. Je vous remercie, monsieur le ministre, pour nous avoir accordé cette audition et pour vos réponses détaillées et précises à chacune de nos questions, dont vous n’avez éludé aucune. Nous vous en sommes tous reconnaissants et nous souhaitons le meilleur à la Tunisie. Nous espérons, en particulier, que le gouvernement que vous représentez pourra mener à bien sa tâche en conduisant le pays jusqu’aux élections du 24 juillet.

Nous vous souhaitons bon courage, monsieur le ministre.

La séance est levée à onze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 10 mai 2011 à 10 heures

Présents. - M. Jacques Bascou, M. Roland Blum, M. Jean-Louis Christ, M. Dino Cinieri, M. Pascal Clément, M. Alain Cousin, M. Alain Ferry, M. Jean Grenet, M. Jean-Claude Guibal, M. Serge Janquin, M. Jean-Paul Lecoq, M. François Loncle, M. Jean-Marc Nesme, M. Axel Poniatowski, M. Jacques Remiller, M. André Santini, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Martine Aurillac, M. Patrick Balkany, M. Alain Bocquet, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Loïc Bouvard, M. Pierre Cohen, M. Michel Delebarre, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Lionnel Luca, M. Jacques Myard, M. Alain Néri, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. François Rochebloine, M. Michel Vauzelle

Assistaient également à la réunion. - M. Pierre-Christophe Baguet, M. Jean Gaubert, Mme Sophie Primas, M. François Scellier, M. Lionel Tardy