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Commission des affaires étrangères

Mercredi 21 décembre 2011

Séance de 9 h 30

Compte rendu n° 29

Présidence de M. Axel Poniatowski, président

– Réunion sur la situation en Egypte en présence de M. Peter Harling, directeur du projet Moyen-Orient à l’International Crisis Group et Mme Sophie Pommier, enseignante à l'Institut d’études politiques de Paris, directrice du Cabinet de conseil Méroé et spécialiste de l'Egypte

– Information relative à la commission

Réunion sur la situation en Egypte en présence de M. Peter Harling, directeur du projet Moyen-Orient à l’International Crisis Group et Mme Sophie Pommier, enseignante à l'Institut d’études politiques de Paris, directrice du Cabinet de conseil Méroé et spécialiste de l'Egypte

La séance est ouverte à neuf heures trente.

M. le président Axel Poniatowski. J’ai le plaisir d’accueillir M. Peter Harling, directeur du projet Moyen-Orient à l'International Crisis Group, et Mme Sophie Pommier, enseignante à l'Institut d'études politiques de Paris, spécialiste de l'Égypte, que je remercie d’avoir accepté de venir partager avec nous leur analyse de la situation de ce pays.

Notre réunion porte à la fois sur la situation intérieure de l’Égypte, qui sera présentée par Mme Pommier, et sur les interactions entre les évolutions que connaît ce pays et celles qui ont cours dans toute la région, dont traitera M. Harling.

Sur le plan intérieur, les élections législatives ont commencé. Les résultats de la première phase font apparaître des scores très élevés pour le Parti Liberté et Justice des Frères musulmans (37 %), mais aussi pour Al Nour (24 %) regroupant les forces salafistes, ce qui constitue une relative surprise. Les résultats provisoires de la deuxième phase confortent cette tendance.

Dans le même temps, des affrontements violents se poursuivent depuis maintenant plusieurs jours au Caire et posent la question du rôle de l’armée dans le processus de démocratisation engagé. La nomination de Kamal El Ganzouri à la tête du Gouvernement n’a pas provoqué l’apaisement souhaité.

Or, les événements qui se déroulent en Égypte sont à la fois partie intégrante d’un mouvement d’ensemble et un cas particulier qui, compte tenu du rôle de premier plan de cet État, affecte nécessairement les autres pays et les équilibres géopolitiques. On pense naturellement au devenir du régime syrien, à la montée en puissance des partis islamistes et au conflit israélo-palestinien. C’est aussi dans cette perspective régionale que la gestion de la transition post-Moubarak est très attentivement suivie.

Je rappelle qu’une mission de notre commission conduite par Hervé Gaymard se rendra au Caire à la fin du mois de janvier 2012.

Mme Sophie Pommier, enseignante à l'Institut d'études politiques de Paris, directrice du Cabinet de conseil Méroé et spécialiste de l'Égypte. Il convient d’abord de dissiper un malentendu sur la prise en charge du pouvoir par l’armée au début du mouvement de contestation égyptien.

Depuis le départ d’Hosni Moubarak le 11 février dernier, le Conseil suprême des forces armées (CSFA) concentre tous les pouvoirs : il a suspendu la Constitution, procédé à la dissolution du Parlement et s’est octroyé la possibilité de légiférer par décret.

À la différence de la Tunisie où elle joue un rôle mineur, l’armée constitue en Égypte un pilier essentiel du régime, d’où l’ambiguïté du mouvement, qui a consisté à la faire passer pour une alternative ou, en tout cas, un élément extérieur au système politique de l’ancien Président Moubarak.

Avant le mouvement de janvier dernier, l’armée était déjà critique sur l’avenir du pays et très réticente vis-à-vis du scénario de transition dynastique préparé par le président Moubarak depuis le début des années 2000 – elle lui en avait d’ailleurs fait part. D’abord, elle ne voulait pas de son fils, Gamel Moubarak, en raison du caractère dynastique de cette transition et parce que celle-ci aurait profité à un civil. Deuxièmement, elle était hostile aux groupes d’hommes d’affaires et de réformateurs économiques entourant le fils du président, dont l’action, notamment économique, lui paraissait dangereuse dans la mesure où elle pouvait déstabiliser la société en créant des tensions sociales. Enfin, cette action se singularisait par des abus en matière de corruption qui semblaient aux militaires susceptibles de générer des troubles que Gamel Moubarak, à leur sens, n’aurait pas été capable de contenir.

Aussi, lorsque la situation s’est emballée, l’armée a saisi la balle au bond pour se débarrasser de celui-ci et de son entourage, quitte à devoir, au moins dans un premier temps, exercer le pouvoir – ce qui n’est sans doute pas au départ l’option qu’elle aurait privilégiée, les militaires préférant être en seconde place.

Elle a souhaité garder le contrôle de la situation, le temps de négocier avec un pouvoir civil la garantie de trois priorités essentielles, faute desquelles elle n’acceptera probablement pas de céder le pouvoir et de retourner dans ses casernes. Il s’agit d’abord de conserver ses prébendes et l’énorme empire économique sur lequel elle a la main – les militaires détiennent en effet une partie importante des terres, possèdent un réseau industriel de distribution, sont les premiers bénéficiaires de l’aide annuelle octroyée par les États-Unis – soit 1,3 milliard de dollars sur un total de 1,7 milliard – et disposent d’une part conséquente du budget.

Deuxième priorité : éviter une escalade avec Israël, en liaison avec les États-Unis, avec lesquels elle entretient une relation privilégiée. D’autant que la disparité des forces avec ce pays serait à son désavantage.

Dernière priorité : s’assurer que les militaires échappent à toute procédure judiciaire et bénéficient d’une immunité pour leurs exactions passées et actuelles.

Le problème est que les militaires n’avaient pas l’intention de gérer directement les affaires de l’État : ils se sont donc trouvés dans la situation inconfortable d’assurer l’ordre public tout en cherchant à garder cette aura de soutien à la révolution dont ils avaient su habilement se parer au début des événements. Ils ont par ailleurs été confrontés à la dégradation de la situation économique et à un noyau de jeunes activistes très déterminés qui, ayant compris que la révolution n’avait pas abouti et qu’il fallait aller de l’avant, n’ont cessé de formuler de nouvelles revendications. Les militaires y ont cédé au cas par cas et de manière assez maladroite, car avec un temps de retard, sans enrayer véritablement la contestation.

La façon dont ces jeunes ont été perçus par la population a alors changé : au moment du déclenchement des troubles, on a vu une véritable adhésion populaire autour de leur mouvement, lequel a été ensuite rejoint par les islamistes et des gens ordinaires exprimant leur rejet du système existant.

Mais ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui : les troubles restent très circonscris et la population, qui demeure attachée aux forces armées, voit d’un œil critique ces agitateurs, auxquels elle reproche d’entretenir le pays dans l’instabilité en empêchant un redémarrage économique.

Alors que la situation s’est dégradée au fil des mois entre les militaires et les jeunes activistes, ceux-ci sont de plus en plus isolés et, en dépit de la violence de la répression relayée par les médias, leur cause semble perdue au moins dans l’immédiat.

Il sera en revanche plus difficile pour les militaires de contrôler les islamistes, qui ont une capacité de mobilisation beaucoup plus importante. C’est d’ailleurs l’implication des Frères musulmans et des salafistes qui avait fait basculer le mouvement au début de l’année. Or les islamistes se sont retirés de ce mouvement pour laisser se dérouler le processus électoral, dont ils savaient qu’il leur serait largement favorable. Plutôt que d’entrer dans une confrontation directe avec les militaires, avec le risque de bloquer les élections dans un scénario du type de celui qu’a connu l’Algérie, ils ont préféré adopter une stratégie de profil bas.

Les militaires ont compris que les Frères musulmans constituaient pour eux le principal danger, d’où leur volonté de leur opposer plusieurs contre-feux.

D’abord, en laissant se multiplier les formations politiques islamistes concurrentes : ils ont non seulement accepté la création d’un parti des Frères musulmans
– Liberté et Justice – mais aussi laissé se constituer plusieurs partis salafistes et un parti soufi.

D’autre part, ils ont essayé de faire adopter plusieurs articles « supra-constitutionnels » dans le cadre d’un calendrier politique assez complexe, jalonné de plusieurs étapes : les élections législatives, la constitution d’un comité chargé de rédiger la prochaine constitution, l’élection du Conseil consultatif – qui équivaut à peu près à notre Sénat –, la rédaction de la Constitution dans les six mois suivants, puis l’élection du Président de la République. On comprenait tacitement que si l’on devait attendre les élections pour mettre en place un comité constituant, c’est que ce dernier devait être une émanation du futur parlement.

Les militaires ont fait passer des articles qui « détricotaient » progressivement cet agencement. Il s’est d’abord agi d’affirmer la nature civile d’un État respectant le multipartisme et garant des droits des minorités, tout en récupérant l’article 2 de la précédente Constitution, qui dispose que la loi islamique est la principale source de la législation – sachant que cette disposition n’est pas nouvelle puisqu’elle prévaut depuis Anouar el-Sadate. Cette première série de mesures avait déjà suscité une certaine agitation dans les rangs des activistes.

Quant à la deuxième série d’articles « supra-constitutionnels », présentée début novembre, elle constituait clairement une entrave aux prérogatives du futur parlement. Elle comportait deux volets.

Le premier consistait à définir la composition du comité chargé de rédiger la future Constitution : il prévoit que sur les 100 membres que celui-ci comportera, 20 seulement seront issus du prochain parlement, les 80 autres étant nommés par les militaires. Pour les islamistes, cela a constitué un casus belli, dans la mesure où cela revenait à saboter leur capacité à influer sur la vie politique et à les priver de leur victoire électorale.

Le second volet tendait à retirer au Parlement le droit de contrôler le budget des militaires et à délimiter les conditions de la déclaration de guerre – celle-ci devant préalablement être approuvée par l’armée.

Alors que le premier volet a provoqué la colère des islamistes, le second a suscité celle des jeunes révolutionnaires, qui ne veulent pas entendre parler de prérogatives spécifiques pour l’armée – qui leur apparaissent comme un prolongement de la situation actuelle, laquelle s’apparente pour eux davantage à un coup d’État qu’à une transition démocratique en bonne et due forme. D’où le déclenchement des affrontements actuels.

Mais, en se retirant des confrontations de rue, les islamistes, privilégiant le processus électoral, ont entraîné l’isolement des jeunes activistes à l’origine du mouvement.

Cela étant, en l’état actuel des choses, les islamistes et les militaires ont plutôt intérêt à s’entendre. Les premiers, parce qu’ils ne peuvent s’attirer l’opposition ouverte de l’armée, qui pourrait être tentée de réaliser un coup d’État, et qu’ils ont besoin d’elle pour assurer le maintien de l’ordre. Les seconds, pour préserver le processus démocratique engagé depuis un an et par peur de la capacité de mobilisation des Frères musulmans – qui pourrait donner au mouvement de contestation une toute autre dimension.

Le plus vraisemblable est donc que ces deux acteurs arrivent à trouver un accord. Il s’agit en fait du scénario le plus positif : il permettrait d’aller de l’avant et de sortir du processus électoral actuel par le haut.

Deux évolutions de ce scénario « démocratique » sont possibles. Dans un premier temps, si on leur laisse accéder au pouvoir après les élections, les Frères musulmans joueront la carte de l’ouverture en s’alliant avec les partis libéraux, de manière à rassurer la communauté internationale, à préserver un certain consensus au sein de la population et à rasséréner les coptes et les libéraux. Mais si la situation socio-économique continuait à se dégrader, les salafistes feraient figure de véritables opposants – ils auraient en quelque sorte gardé leur virginité politique. Les Frères musulmans pourraient alors être tentés de changer de stratégie et de radicaliser leurs positions en se lançant dans une surenchère dans le domaine de la moralité islamique.

Un deuxième scénario consisterait en un coup d’État effectif de l’armée. Le troisième, improbable compte tenu de la présence de l’armée, dans l’instauration d’une République islamiste. Enfin, on ne peut écarter le scénario du chaos, marqué par une situation totalement incontrôlée, des troubles récurrents et l’incapacité d’un système politique cohérent à se mettre en place.

M. Peter Harling, directeur du projet Moyen-Orient à l'International Crisis Group. La situation en Égypte est caractérisée par un haut degré d’incertitude, ce qui peut paraître étonnant après une période de transition de onze mois. Les milieux les plus informés ont du mal à faire des projections et les acteurs les plus influents sur le terrain sont réduits à une grande part d’improvisation : même s’ils définissent relativement bien leurs intérêts et leurs objectifs, ils peinent à déterminer comment les défendre ou les atteindre.

Cet état de fait appelle une grande prudence : si les médias tendent à conclure qu’on passe d’un printemps arabe à un hiver islamique ou d’un avortement du processus de transition en faveur d’un retour en force des réactionnaires, l’avenir de la région est largement indéterminé : de multiples évolutions sont possibles. Il conviendra de suivre très attentivement la situation complexe de chacun de ces pays, d’autant plus complexe qu’existent de fortes interactions entre eux.

Une particularité de l’Égypte tient au mythe d’une société homogène, qui est profondément ancré dans les perceptions du pays, mais aussi dans la façon dont sa société a de se concevoir, alors qu’elle est fondamentalement divisée selon une logique de classes, de confessions, d’identités régionales, de corporatismes ou de courants de pensée religieux.

Le pays est à cet égard marqué par un déni et une volonté de reporter l’expression, et donc la résolution, des conflits qui en dérivent , contrairement à la plupart des autres États de la région, qui ont du faire face d’emblée à leurs démons. Ainsi, en Tunisie, l’enjeu essentiel est le sécularisme de l’État, en Libye, les identités régionales, à Bahreïn, le principe d’un régime proche de l’apartheid dominé par les sunnites au détriment d’une vaste majorité chiite, et en Syrie, le sectarisme et la position du pays dans les rapports de forces régionaux.

Les militaires au pouvoir ont remporté un succès assez ambigu à cet égard, en parvenant à contenir la manifestation de toutes ces divisions ou tensions, mais en reportant leur expression toujours plus loin dans l’avenir. Cela peut faire craindre le risque d’une explosion à terme, lorsque chacune de ces tensions parviendra à maturité.

Les trois acteurs principaux vivent dans un certain fantasme d’unanimisme. Ainsi, l’armée prétend incarner la volonté populaire quels que soient les résultats électoraux. Les islamistes voient, de leur côté, le processus de transition comme une mise en conformité avec leurs propres valeurs, dont une société où l’islam s’exprime sur un mode très normatif
– confinant à une forme de « bigoterie » –, allant bien au-delà de ce que l’on observe ailleurs dans la région, exceptées les monarchies du Golfe. Ils sont, par exemple, incapables de conceptualiser la question des coptes, qui représentent environ 10 % de la population et qu’ils essaient au fond d’exclure de leur pensée. Enfin, les libéraux vivent dans le fantasme hérité de la révolution de février, ce moment de grâce, d’union nationale, qu’ils cherchent constamment à réveiller et à reproduire au travers d’un imaginaire et d’une esthétique nationalistes, qui ne touchent que des cercles assez restreints.

On assiste donc à une polarisation autour de trois acteurs et, par conséquent, de trois lectures de la révolution. Les militaires ont perçu celle-ci comme une réaction à la question de la succession – le passage du pouvoir du père au fils – avec toutes ses implications, notamment le modèle économique que Gamel Moubarak cherchait à introduire et l’émergence de nouvelles élites autour de ce modèle faisant concurrence aux intérêts de l’armée. Pour les islamistes, cette révolution représentait l’occasion de faire sauter un verrou permettant enfin l’expression de leur doctrine : ils se situent aujourd’hui dans la continuité de leurs perspectives antérieures, soit une volonté d’islamisation de la société sur le mode de la prédication, mais sans programme politique clair à ce stade. Quant aux libéraux, ils conçoivent la révolution comme l’occasion d’une transformation radicale du système politique, sans définir précisément le contenu qu’ils entendent donner à celui-ci. Ils sont donc perçus comme une jeunesse plutôt anarchiste buttant contre le système hérité de l’ancien régime et s’enfermant dans une certaine nostalgie du moment de grâce de février.

Une autre particularité de la situation en Égypte tient à la nature hybride du processus de transition. Il ne s’agit ni d’un processus démocratique – dans la mesure où les militaires aimeraient autant que possible contenir les conséquences d’un vote islamiste –, ni d’un phénomène de restauration d’un ordre antérieur – même si les militaires en avaient l’envie, un tel projet s’avérerait rapidement impossible –, ni d’une guerre ouverte entre les trois principaux acteurs. Il s’agit plutôt d’un conflit larvé, dont les conséquences peuvent inquiéter, notamment au vu d’une autre particularité : le gigantisme de la société égyptienne.

Ainsi, les libéraux sont relativement peu nombreux, notamment au regard des résultats électoraux, mais un pourcentage minime de la société suffit à avoir un impact considérable : pour remplir la place Tahrir, il faut 200 000 personnes, soit 1 % de la population du Caire !

Bien que les libéraux soient décrits par le pouvoir comme une frange de trublions n’ayant rien à proposer, les militaires n’apportent pas de réponse à la question de la mobilisation. Or celle-ci peut prendre forme très rapidement au sein de ce courant – avec les conséquences tragiques que l’on a pu constater au cours des derniers jours. Le gouvernement ne peut donc ignorer ce dernier.

Les islamistes et les militaires sont au contraire de grands acteurs, hégémoniques, avec de profondes racines sociales, dont les programmes respectifs sont difficiles à concilier. L’issue des rapports de force entre ces deux colosses n’est pas facile à prévoir.

Enfin, l’Égypte est marquée par une autre particularité : un stress économique plus important que dans des pays comme la Libye, la Tunisie ou la Syrie, sans parler des pays du Golfe. Beaucoup doivent travailler pour gagner de quoi manger le jour même. Cette tension économique ne s’est pour l’instant pas exprimée. Cependant, si la société a fait preuve d’une certaine retenue, on peut s’attendre en 2012 à ce que la crise économique vienne s’ajouter à – voire prenne le dessus sur – des considérations politiques.

L’Égypte avait en février une image de bon élève, en raison de sa prétendue homogénéité et de l’existence d’institutions fortes, notamment l’armée, et d’une société civile, mais on peut aujourd’hui se demander si elle deviendra un modèle pour la région ou au contraire un repoussoir.

Deux questions méritent par ailleurs une attention particulière : la politique étrangère du pays et l’islamisme.

En ce qui concerne la politique étrangère, on observe d’abord, s’agissant du conflit central israélo-palestinien, que la société égyptienne est relativement peu mobilisée, en dépit d’une frontière commune avec Israël. Jusqu’à présent, on n’a pas assisté à quelque mobilisation que ce soit à ce sujet. Lorsque l’ambassade d’Israël a été prise d’assaut il y a quelques semaines, c’était en réaction à des tirs israéliens sur des soldats égyptiens.

Il existe, au sein de la société égyptienne, un consensus sur deux points : le rejet de toute remise en question de l’accord de paix avec Israël, ou de tout retour à une dynamique de conflit avec ce pays – dont les Égyptiens connaissent bien le prix –, et le refus de toute normalisation des relations avec lui. Entre ces deux bornes, il y a toute une gamme de postures possibles, que tout système politique émergent devra explorer, sachant que les positions auront tendance à être plus dures en période de crise.

À cet égard, la région a été marquée par le fait que les régimes pouvant jouer le rôle de tampon et contenir l’expression de l’opinion publique dans ce type de période ont disparu. Si Israël devait lancer une opération majeure à Gaza comme en fin 2008-début 2009, les répercussions seraient beaucoup plus importantes.

On assiste pour l’instant à un mouvement d’émancipation progressive, avec une Égypte qui fait preuve d’une capacité d’initiative qu’elle avait perdue au cours de ces dernières années. On a pu le constater à l’occasion des négociations sur l’échange de nombreux prisonniers palestiniens contre le soldat Gilad Shalit et des efforts de réconciliation entre le Fatah et le Hamas, qui avaient butté jusqu’à présent sur une certaine volonté de conciliation vis-à-vis des États-Unis et d’Israël – l’Égypte faisant sur ces questions plutôt le jeu de ces pays qu’elle ne défendait sa propre politique. Aujourd’hui, émerge au contraire une capacité à définir des intérêts égyptiens et à mettre en œuvre des politiques à leur service.

On observe aussi une évolution au sein de la Ligue arabe, qui retrouve une étonnante capacité à agir après des années d’inertie.

S’agissant de l’islamisme, on peut dire s’il n’a pas remporté la partie – laquelle se déroulera en de nombreuses manches –, qu’il a gagné le droit de jouer.

Il bénéficie à cet égard de plusieurs avantages, à commencer par la situation léguée par les régimes à travers la région, qui n’ont autorisé l’émergence d’aucune alternative politique ni permis la consolidation d’une société civile – n’existait pour l’essentiel qu’une société civile islamiste prenant en charge un certain nombre de fonctions sociales délaissées par des gouvernements recentrés autour des intérêts prosaïques d’une élite restreinte. Ils n’ont pas non plus permis l’émergence d’un corps bureaucratique autonome. La quasi-absence de personnalités technocratiques crédibles est à cet égard particulièrement frappante dans les processus de transition de la région, même s’il existe quelques figures d’exception – tel Mohamed el-Baradei en Égypte, Moncef Marzouqi en Tunisie ou Burhan Ghalioun en Syrie –, qui ont le plus souvent acquis une réputation à l’étranger avant de se constituer une quelconque base sociale sur le terrain.

Mais ils ont aussi de nombreux handicaps. D’abord, les échecs qu’ils ont connus dans la région : en Algérie, au Soudan, en Irak ou, dans une certaine mesure, à Gaza ; à cet égard, le modèle saoudien n’est pas plus tentant pour l’opinion publique arabe que le modèle iranien. Reste le modèle turc, qui est séduisant précisément parce que tout le monde se passe de bien le définir.

Deuxième handicap : la difficulté des islamistes à se couler dans la nouvelle ère qui vient de s’ouvrir : ils évoluent peu dans leur façon de penser et en restent pour l’instant à une notion de triomphe sans bien définir ce qu’ils comptent en faire concrètement.

Je pense par ailleurs qu’ils vont très rapidement se laisser rattraper par leurs divisions, que ce soit celles entre les sunnites et les chiites, une fracture que l’on voit se renforcer de manière spectaculaire ces dernières semaines, ou entre les différents courants de pensée de l’islam sunnite, comme les Frères musulmans et les salafistes en Égypte.

M. Michel Terrot. La percée électorale des islamistes est inquiétante pour l’économie du tourisme, qui est essentielle pour le développement de l’Égypte. Quelles peuvent être les conséquences du marasme économique que vous avez évoqué sur l’avenir du pays ? Pourrait-il conduire au scénario du chaos que vous avez mentionné ?

Mme Sophie Pommier. L’instabilité politique ainsi que l’insécurité qui peut s’en suivre pénalisent gravement l’économie. La paralysie gagne. Les opérateurs étrangers sont tétanisés, contraints de changer d’interlocuteur au fil des différents remaniements ministériels. L’activité touristique et les investissements étrangers ont très fortement chuté. Les deux seuls postes de ressources à n’avoir pas été affectés sont les revenus retirés du canal de Suez et les devises envoyées par les expatriés. Les fortes solidarités familiales qui existent dans la société égyptienne, comme d’ailleurs dans l’ensemble des sociétés arabes, ont joué un rôle d’amortisseur dans les premiers temps de la crise. Mais cette capacité d’amortissement s’épuise. Et on n’est nullement à l’abri d’un nouveau vent de révolte, davantage lié à la situation sociale, avec des personnes et des familles n’arrivant tout simplement plus à subvenir à leurs besoins, comme lors des émeutes de la faim en 1977 ou encore celles consécutives aux difficultés d’approvisionnement en pain en 2008 – les Égyptiens sont les premiers consommateurs de pain au monde, d’où d’ailleurs l’attention portée par les autorités au prix et à la disponibilité de cette denrée.

Si les Frères musulmans accèdent aux affaires, ils auront sans doute beaucoup de mal à faire redémarrer l’économie et résorber la pauvreté. Cela pourrait faire le jeu des salafistes qui, eux, continueront d’incarner une alternative, même s’ils n’ont pas de véritable programme économique. L’hypothèse du chaos, que j’évoquais, pourrait naître d’une situation sociale explosive, à l’instar de ce qui s’était passé en 1977 et avait été difficilement maîtrisé.

M. Jean-Marc Roubaud. Comme l’a souligné M. Harling, il est très difficile de discerner l’avenir dans cette région du monde. Au-delà de l’Égypte, pensez-vous que les pays arabes soient aptes à une démocratie apaisée ? On s’interroge depuis longtemps.

Quel rôle pourrait jouer la Turquie dans la zone ?

Mme Sophie Pommier. Comme la plupart de mes collègues spécialistes de la région, je ne crois pas à un déterminisme culturel qui exclurait que ces pays puissent accéder à la démocratie. En dépit des difficultés et des incertitudes, il y a des signaux tout à fait positifs. Les élections actuellement en cours en Égypte se déroulent bien. Alors qu’auparavant, la vie politique était inexistante dans ce pays et que les Égyptiens boudaient les urnes, avec des taux de participation ne dépassant pas 15%, ils se sont cette fois fortement mobilisés et le paysage politique s’est diversifié. Qu’on les aime ou non, les islamistes représentent une force politique incontestable et il était normal qu’ils puissent entrer dans le jeu politique. Cela, à soi seul, constitue un progrès. Il ne faut pas mésestimer leur capacité à jouer le jeu de la démocratie. On les considère trop hâtivement comme un bloc uniforme, alors qu’il existe parmi eux une pluralité de sensibilités et de positionnements vis-à-vis de la démocratie. Et même les salafistes, qui en théorie dénoncent les élections et les partis, ont souhaité entrer dans le jeu politique, dont, à l’heure de la mondialisation, il n’est plus possible de s’exclure. La population aspire vraiment à la démocratie : j’en veux pour preuve le taux de participation aux élections en cours.

M. Peter Harling. Il faudra attendre des années avant de pouvoir vraiment juger du résultat des processus engagés. Cette région du monde avait accumulé un retard considérable en matière de démocratie, n’en ayant jamais eu l’expérience. A l’ère ottomane, durant laquelle elle a subi un véritable pillage par des élites cooptées ou non par les Ottomans, a en effet succédé la période coloniale, dévastatrice pour la plupart des pays de la région, où elle a nui à la construction d’États-nations possédant des institutions fortes. Puis la période révolutionnaire, qui s’est ouverte en réaction à la période coloniale, s’est assez rapidement close, les régimes choisissant de se ranger dans tel ou tel camp dans le jeu des grandes puissances, externalisant en quelque sorte leur légitimation, pour mieux se passer de rendre compte à leurs populations.

Certaines des expériences actuelles pourraient constituer des précédents déterminants. Ainsi la Tunisie pourrait-elle donner le premier exemple d’une transition démocratique réussie.

J’en viens à la Turquie. Le processus d’intégration à l’Union européenne a contribué à moderniser l’économie et le système politique turcs, en même temps qu’à faire émerger de nouvelles élites. Et le pays constitue un modèle d’émancipation économique d’une population conservatrice, auparavant marginalisée. Mais sous le leadership de Recep Tayipp Erdogan, le style de gouvernement est aussi devenu plus autoritaire, la corruption s’est développée, les richesses se sont concentrées aux mains d’une élite plutôt restreinte, autant de facteurs qui ont précisément été à l’origine des révolutions dans le monde arabe. Par certains aspects, et toutes proportions gardées, le modèle turc évoque donc davantage le passé du monde arabe que son avenir. Bien que la Turquie soit au faîte de sa popularité dans la rue arabe, ce succès demeure fragile.

Toutes ces dernières années, la Turquie a conduit une politique étrangère, adroite et complexe, visant à établir des relations constructives avec l’ensemble de ses voisins. Elle était ainsi parvenue à dialoguer avec des pays parfois aux prises les uns avec les autres. Après les révolutions arabes, elle a progressivement modifié cette politique : elle a ainsi rompu ses liens avec le régime syrien, sa rivalité avec l’Iran s’est de nouveau exacerbée, ses relations avec l’Irak se sont compliquées. Alors que le processus de son adhésion à l’Union européenne patine, il lui sera plus que jamais difficile de résoudre la question chypriote. Dans le même temps, elle doit faire face sur le front intérieur à une remobilisation des Kurdes. La vague de popularité sur laquelle surfe aujourd’hui la Turquie l’abuse elle-même. Les problèmes auxquels elle va se trouver confrontée se multiplient.

M. Dominique Souchet. L’émigration des membres de la communauté copte aurait beaucoup augmenté depuis les événements de février dernier. Est-ce confirmé ? Il se dit aussi que cette communauté organise son autodéfense parce que la police ne jouerait pas son rôle. Qu’en est-il ? Enfin, que représente sur l’échiquier politique le Bloc Égyptien, sur lequel semblent s’être concentrées les voix de la communauté ?

Mme Sophie Pommier. La communauté copte est extrêmement inquiète. D’une manière générale en Égypte, les clivages communautaires s’exacerbent dans les périodes de troubles, y compris au sein d’une même religion, comme parmi les musulmans entre sunnites et chiites, a fortiori entre confessions, comme entre chrétiens et musulmans. La montée en puissance du salafisme a aussi accru les tensions. Le repli communautaire, à l’œuvre depuis plusieurs années, touche également la communauté copte. D’un côté, elle ne se sent plus protégée par l’armée, les militaires ayant par exemple réprimé dans le sang l’une de ses manifestations en octobre dernier. D’un autre côté, elle est extrêmement inquiète de la montée en puissance des islamistes. L’inquiétude, déjà vive, qu’elle avait éprouvée en 2005, lorsque les Frères musulmans avaient remporté 88 sièges au Parlement, est aujourd’hui décuplée. D’où un important mouvement d’émigration, notamment au Canada et aux États-Unis, où certains de ses membres ont déjà de la famille. Comme l’on trouve des coptes dans toutes les catégories de la population, la dégradation de la situation économique et sociale accentue bien sûr le phénomène.

Leur radicalisation, pour sa part, est antérieure à la révolution de janvier. La jeunesse copte, bien décidée à ne pas se laisser faire, s’était déjà organisée et divers mouvements plus ou moins extrémistes, confinant parfois à des milices, s’étaient constitués. Cette jeunesse se heurte d’ailleurs à la hiérarchie religieuse qui a toujours été très légaliste et faisait plutôt profil bas. Les jeunes tiennent d’ailleurs sa passivité pour partie responsable des malheurs actuels de la communauté. Ce clivage entre générations est très marqué.

Au sein du Bloc Égyptien, lequel n’est pas en lui-même un parti mais regroupe divers partis de gauche et partis libéraux, la composante qui attire le plus les coptes est le parti des Égyptiens libres, créé par l’homme d’affaires Naguib Sawiris, qui est à la tête d’un empire dans le domaine des télécommunications, et a créé ce parti, qu’il ne préside pas, dans l’objectif de fédérer l’ensemble des courants libéraux.

M. Jean-Michel Boucheron. Quels liens percevez-vous aujourd’hui entre Washington et l’armée égyptienne ? Aux débuts de la révolution, les États-Unis ont très vite laissé tomber Hosni Moubarak, convaincus que ce fusible suffirait.

Quelles relations le Hamas entretient-il avec les Frères Musulmans d’une part, avec les salafistes d’autre part ?

Mme Sophie Pommier. Vous avez raison, les États-Unis ont très vite lâché Hosni Moubarak en pensant que son départ du pouvoir suffirait à garantir la stabilité. Il est d’ailleurs intéressant de comparer les déclarations du département d’État à l’époque et aujourd’hui : en février dernier, les États-Unis demandaient que la transition démocratique se passe « dans l’ordre » et commence « maintenant », alors qu’ils souhaitent seulement aujourd’hui qu’elle ait lieu « aussi vite que possible ». Ils n’ont pas du tout la même attitude vis-à-vis de l’armée aujourd’hui que vis-à-vis de l’ancien président Moubarak. La concertation est permanente, même si, d’après les révélations de Wikileaks, ils doutent des capacités des militaires égyptiens et ne les portent pas en très haute estime, les jugeant extrêmement conservateurs et passéistes. De fait, les militaires n’ont pas apporté la preuve qu’ils étaient en mesure de tenir le pays, d’y rétablir la sécurité comme d’en gérer la situation politique. Ils naviguent plutôt à vue, comme en témoigne l’évolution de leur position à propos du Comité constituant. J’ai le sentiment que les Etats-Unis sont beaucoup plus inquiets depuis quelque temps qu’ils ne l’étaient au début des événements.

M. Peter Harling. Les Etats-Unis ont perdu beaucoup de leurs leviers d’influence dans la région. Plusieurs de leurs alliés traditionnels, comme l’Arabie saoudite, les ignorent désormais, ou en tout cas minimisent leur rôle. C’est aussi le cas des militaires égyptiens, sur lesquels les Etats-Unis reconnaissent eux-mêmes n’avoir pas beaucoup d’influence. L’armée égyptienne est loin de leur être inféodée. La rente d’un milliard de dollars qu’ils lui versent chaque année et qu’elle utilise essentiellement pour acheter des armes américaines, sert surtout leur économie en retour.

Pour ce qui est du Hamas, il n’entretient pas de liens étroits avec les islamistes égyptiens, en tout cas pour l’instant. D’une part, parce que l’ancien régime avait veillé à éviter que ces liens ne se resserrent par trop : jusqu’à présent, le Hamas fait preuve de prudence et ne veut pas provoquer l’appareil de renseignement égyptien, qui demeure puissant. D’autre part, parce que les acteurs de la scène islamiste sont très divers et qu’il y existe de profondes différences de sensibilité. Il y a loin des islamistes de l’AKP, au pouvoir en Turquie, du Hamas, d’Ennahda en Tunisie ou de ceux du Qatar, dont la sensibilité s’exprime sur Al-Jazeera, aux islamistes égyptiens, qui en sont, pour beaucoup, restés à la prédication – la dawa –, d’où un certain décalage dans leur perception des événements dans la région. Il n’en reste pas moins que le Hamas voit d’un très bon œil l’émergence des islamistes partout dans la région, quelle que soit leur sensibilité, et mise sur la durée.

Les salafistes, pour leur part, demeurent méconnus, y compris des Frères musulmans, notamment parce qu’ils ont toujours jusqu’ici rejeté toute politisation. Un temps d’ajustement sera nécessaire.

Mme Sophie Pommier. Le Hamas est la branche palestinienne des Frères musulmans, d’où des liens historiques forts. Les Frères musulmans sont un mouvement beaucoup plus politique que les salafistes, novices en politique.

M. Peter Harling. Le Hamas, qui était à l’origine un mouvement de prédication, s’est transformé dans les années 80 en mouvement de résistance armée puis, ces dernières années, en véritable parti politique. Il conjugue donc les trois facettes alors que les Frères musulmans égyptiens ne sont encore qu’un mouvement de prédication.

M. Jean-Michel Ferrand. La contestation violente à laquelle on assiste ces derniers temps en Égypte est-elle organisée ? Si oui, par qui ? Ou au contraire est-elle spontanée et sans avenir ?

Y a-t-il en Égypte un leader charismatique susceptible de tirer profit du flou de la situation et de confisquer le pouvoir ?

Voyant la situation actuelle en Égypte, on ne peut s’empêcher de songer à ce qui s’est passé en Turquie. Il a suffi d’une dizaine d’années à l’AKP pour étouffer progressivement l’armée turque et l’éliminer du jeu du pouvoir, alors qu’elle était garante de la laïcité. Pour le reste, s’agissant de la Turquie, je ne suis pas aussi pessimiste que M. Harling. Sa croissance économique est en plein boom, avec un PIB en augmentation de 11% cette année.

Mme Sophie Pommier. Il n’y a pas d’organisation derrière les événements actuels. On ne peut pas dire non plus que le mouvement est spontané, car c’est le même noyau de jeunes militants très déterminés qui l’anime depuis les tous débuts et qui ne s’est jamais démobilisé. Le mouvement est aujourd’hui plus violent car il est plus composite. Les jeunes activistes ont été rejoints par des jeunes désoeuvrés originaires des quartiers les plus défavorisés qui viennent en découdre avec les forces de l’ordre. La violence se nourrit aussi de la surenchère entre contestation et répression.

Il faut avoir présent à l’esprit qu’en Égypte, tout peut très vite, par une série d’enchaînements, prendre une ampleur considérable et devenir hors de contrôle, dans la mesure où tout a une immense portée affective. Mais le mouvement actuel me paraît, en tout cas pour l’instant, condamné car il est largement désavoué par la population.

Quant à un leader charismatique dans la classe politique égyptienne, s’il y en avait un, depuis dix mois cela se saurait ! Il manque à l’évidence dans le pays une personnalité capable de fédérer.

M. André Schneider. Madame, Monsieur, vous nous avez décrit un pays figé, où aucun véritable processus de transition n’a encore commencé, où chacun observerait l’autre et où du coup rien ne se passerait. Mais précisément puisque rien ne se passe aujourd’hui, que se passera-t-il demain ?

M. Peter Harling. 2011 aura été l’année où auront été campés les personnages de l’action. Celle-ci viendra en 2012 – je ne parle pas seulement de l’Égypte mais de la région en général. Il est certain qu’au cours de l’année prochaine s’exprimeront au grand jour tous ces conflits qui se sont au fil du temps accumulés et dont la solution a toujours été reportée. C’est vrai des questions sociales comme des clivages politiques et des conflits stratégiques, qui s’organisent autour de la place à donner respectivement à Israël et à l’Iran. En Egypte, il y a de fortes chances que se conjugueront en 2012 quantité de questions encore pendantes – place de l’armée, rôle à donner aux libéraux, axes de la politique étrangère, situation de l’économie… – et que s’ouvrira une crise beaucoup plus profonde.

M. Hervé de Charette. En Europe et en France plus particulièrement, l’opinion est extrêmement angoissée par ce qui se passe dans cette région du monde. La profonde méconnaissance du monde arabe par les populations européennes contribue à creuser un fossé grandissant entre les pays de la rive Nord et ceux de la rive Sud de la Méditerranée, ce qui risque de conduire à de graves déboires.

Existe-t-il aujourd’hui une coordination internationale entre le parti tunisien Ennahda, les Frères musulmans égyptiens et les mouvements similaires en Libye et dans d’autres pays ? Si oui, où ont lieu les réunions ? A quel niveau se tiennent-elles ? Qui y participe et de quels sujets y traite-t-on ?

M. Peter Harling. Je suis d’accord avec vous sur la dérive Nord-Sud. Je suis choqué par la très mauvaise connaissance du monde arabe par les Européens, voisins de longue date et anciennes puissances coloniales.

M. Hervé de Charette. Elle est très dangereuse sur le plan politique.

M. Peter Harling. En effet, cela sera très coûteux pour l’Europe.

Ce qui se passe aujourd’hui dans le monde arabe donne une occasion unique de mieux connaître ces sociétés, parce que tout s’y trouve mis à nu. Il faudrait relever le défi, en profiter pour mettre en place des politiques à long terme et surtout viser à la cohérence. Or, les États-Unis par exemple, convaincus que les processus de transition démocratiques rapprochent à terme ces sociétés de leurs propres valeurs, entendent surfer sur cette vague démocratique et en tirer profit, sans pour autant revoir, de quelque façon que ce soit, leurs relations avec Israël. Comment serait-ce possible ? La plupart des acteurs sont ainsi prisonniers de leurs contradictions et ont du mal à intégrer la nouvelle donne.

Pour ce qui est de votre seconde question, oui, il existe un réseau d’acteurs islamistes qui se rencontrent et échangent au niveau international. Les islamistes, qui dans la région se voyaient par le passé comme une alternative radicale aux pouvoirs en place, se conçoivent aujourd’hui davantage comme un acteur parmi d’autres dans un processus dont il leur faut comprendre les mécanismes. Ils devraient être encouragés dans cette voie. Or, en Égypte, ce qui n’est pas sans inquiéter, l’armée fait tout pour limiter les effets de leurs résultats électoraux, alors que tout l’enjeu est de les intégrer dans un cadre institutionnel et politique capable de survivre à leur éventuelle volonté de subversion. Se met, hélas, en place en Égypte un système politique à la légitimité assez faible, que les islamistes pourront d’autant plus facilement remettre en cause, de l’intérieur comme de l’extérieur, pour peu qu’ils le souhaitent.

M. Robert Lecou. Notre impatience à l’égard des pays arabes si peu de temps après le début des révolutions est quelque peu indécente. Acceptons de leur donner un peu de temps. A vous entendre, madame, monsieur, on peut être optimiste. Mais il faut que nous changions notre perception de ces pays.

En Égypte, les tensions perdurent, le risque d’explosion est grand avec la pauvreté, le « stress économique » comme vous l’avez dit, qui sévissent dans le pays. Mais qui tient l’économie ? Est-elle concentrée ou éclatée ? Quel est le poids respectif des autres secteurs que le tourisme – agriculture, industrie, services ?

Mme Sophie Pommier. L’économie égyptienne est une économie de rente reposant sur cinq piliers : le tourisme, les hydrocarbures, essentiellement le gaz, les revenus du canal de Suez, les devises des expatriés et l’aide américaine. Elle a beaucoup de mal à se doter d’un véritable secteur manufacturier et à se diversifier. Ce problème demeure. S’y ajoutent aujourd’hui la chute des investissements et l’instabilité politique.

L’armée est un important prédateur économique, même si les contours de son empire économique, ne serait-ce que son patrimoine foncier, restent mal connus. Une certaine libéralisation économique avait été enclenchée dans les années 90, qui s’était accélérée à partir de 2004. Un gouvernement de réformateurs, composé de proches de Gamal Moubarak, avait alors réussi à restructurer l’économie et obtenu des résultats assez encourageants sur le plan macro-économique. Le taux de croissance avait ainsi atteint 7,3% en 2008. Mais le problème de la redistribution n’avait en rien été résolu. La population n’avait ressenti aucun effet bénéfique de la croissance dans sa vie quotidienne et les produits de première nécessité lui demeuraient inabordables du fait d’une très forte inflation. La richesse nouvellement produite restait largement captée par un petit nombre. Aujourd’hui, on est dans le flou total, l’économie étant bloquée.

M. Jacques Myard. Il nous faut absolument investir dans le monde arabe sur le plan intellectuel. C’est l’arabe, et non l’anglais, qui devrait être aujourd’hui la première langue enseignée en France !

Pour ce qui est de l’Égypte, la croissance démographique, avec 1,2 million d’habitants supplémentaires par an, y obère toute possibilité de décollage économique.

Pour le reste, l’armée n’y est pas monolithique. En osmose avec la société, elle en est le reflet dans toute sa diversité. N’est-elle donc pas elle aussi sensible à son « islamisation » ?

M. Peter Harling. Un mot sur le tourisme. Alors que l’on voit poindre un groupe parlementaire salafiste, on n’a pas encore assisté à l’émergence d’un lobby touristique qui pèse pourtant à peu près autant dans l’économie que les salafistes au Parlement. Leurs intérêts respectifs sont pourtant radicalement contraires.

Les caractéristiques socio-économiques des militaires sont très semblables à celles des Frères musulmans et leurs bases sont très semblables, majoritairement provinciales et conservatrices. L’armée a néanmoins toujours cherché à s’en démarquer. Aucun membre d’une famille qui a choisi la voie militaire ne fera jamais partie des Frères musulmans. Ceux-ci comprennent une élite économique, qui possède beaucoup d’intérêts, toutefois assez distincts de ceux de l’armée, qui est attachée à un modèle de redistribution étatique et centralisé remontant à Nasser. Les Frères Musulmans, conservateurs sur le plan social, sont beaucoup plus libéraux sur le plan économique.

L’armée est arrivée au pouvoir avec un capital politique considérable, qu’elle est en train de dépenser inconsidérément. Pour continuer de bénéficier du soutien des masses, l’armée doit assurer une transition pacifique débouchant sur un système démocratique. Je ne crois pas que la société égyptienne la soutiendra si cette transition échoue ou si une dérive autoritaire se produit.

M. Serge Janquin. Notre collègue Hervé de Charrette a raison, l’opinion publique européenne, et plus généralement occidentale, s’éloigne dangereusement de celle des pays arabes. J’ai été surpris que M. Harling relativise à ce point la question du conflit israélo-palestinien, beaucoup plus importante dans la vie égyptienne qu’il ne le dit. Certes, on en parle peu en Égypte, c’est même le non-dit de la vie politique du pays. Au-delà de la retenue apprise des expériences nassériennes, la fracture entre les générations est considérable au sein des familles sur ce sujet. J’ai rencontré de jeunes Égyptiens de tous milieux prêts à se ceindre d’explosifs pour la Palestine si on le leur demandait. S’il y a un sujet sur lequel peuvent se rejoindre la jeunesse révoltée de la place Tahrir et les mouvements islamistes, c’est bien celui-là. La situation pourrait alors devenir très critique. Qu’en pensez-vous ?

M. Peter Harling. Vous connaissez mieux la société égyptienne que moi. Pour bien connaître la société syrienne, je trouve saisissant le contraste entre la Syrie et l’Égypte. La société syrienne est profondément anti-américaine et méfiante, si ce n’est hostile, à l’égard d’Israël. En Égypte, au contraire, m’a par exemple frappé ces dernières années une grande indifférence au sort de la bande de Gaza, bien que l’Égypte ait participé, avec Israël et les Etats-Unis, à son étranglement. Le sujet était peu abordé dans le pays et n’y mobilisait presque pas. Ce qui est sûr est que, sans avancée sur le conflit israélo-palestinien, en Égypte comme dans les autres pays arabes, des réactions populaires plus vigoureuses se feront jour, surtout en période de crise, et qu’il ne sera pas possible de contenir.

Mme Sophie Pommier. Il y a une certaine ambiguïté en Égypte quant à la relation avec Israël. Ainsi l’important contrat de vente de gaz conclu en 2005 avec Israël n’a-t-il cessé de faire depuis lors l’objet d’attaques récurrentes dans la presse. Et depuis janvier dernier, le gazoduc a déjà été saboté dix fois !

Le sujet de la Palestine est aussi l’occasion de postures sur la scène politique. Les images d’Al-Jazeera ont un fort impact sur l’opinion publique et la rue égyptienne, très émotive, réagit toujours vivement. Lors de l’offensive israélienne au Liban en 2006, le Hezbollah était devenu extrêmement populaire en Égypte. Mais pour l’heure, les préoccupations de politique intérieure l’emportent clairement sur les questions régionales.

M. Jean-Pierre Kucheida. Au-delà de l’armée et des partis politiques, sait-on ce que pense véritablement le peuple égyptien ?

Que penser du comportement de l’Europe depuis un an, en particulier de celui de Londres et Paris, les deux anciennes puissances qui ont par le passé joué un rôle majeur en Égypte ?

Enfin, je partage l’avis de notre collègue Serge Janquin sur la position de l’Égypte par rapport à Israël. La moindre étincelle est susceptible de provoquer une explosion majeure.

Mme Sophie Pommier. Il est difficile de connaître le sentiment véritable de la population égyptienne. Il n’y a pas dans ce pays de sondages dignes de ce nom ! Ce qui me paraît aujourd’hui préoccuper en priorité les Égyptiens est de savoir ce qu’ils vont manger, comment ils vont se soigner ou faire faire des études à leurs enfants. Leurs difficultés matérielles quotidiennes sont prioriaires. D’après le PNUD, 40% de la population égyptienne vivraient en-dessous du seuil de pauvreté.

Pour ce qui est des relations avec l’Europe, en 2009 déjà, les relations commerciales avaient été passablement affectées par la crise financière et l’Égypte avait pris la mesure de sa dépendance à l’égard de l’économie européenne. Aujourd’hui, l’Europe risque doublement de rater le coche. Sur le plan économique, avec les difficultés actuelles qui sont les nôtres, nous aurons du mal à nous impliquer financièrement dans la reconstruction, ce qui laisse place à d’autres acteurs, notamment les pays du Golfe, d’ailleurs les seuls à avoir fait des promesses sur ce point lors du dernier G 20 de Deauville. Marginalisés sur le plan économique, les Européens risquent de se trouver marginalisés aussi sur le plan politique s’ils stigmatisent les évolutions politiques en expliquant à la population qu’elle n’a pas fait le bon choix.

M. François Loncle. Y a-t-il de profondes différences entre les Frères Musulmans en Égypte, en Syrie ou en Tunisie ou existe-t-il au contraire une sorte d’Internationale du mouvement ?

Enfin, que peut-on entendre dans le contexte régional par « démocratie apaisée » ?

M. Peter Harling. Il est un critère simple de démocratie : dans un pays démocratique, on accepte le résultat des élections. Que pourrait être un processus démocratique dont on voudrait contrôler les résultats ? Il faut par exemple accepter que les islamistes puissent gagner et qu’eux-mêmes acceptent de perdre un jour. Pour moi, le meilleur gage d’une démocratie réside dans la solidité du système politique mis en place.

M. François Loncle. On ne peut juger d’une démocratie au seul déroulement des consultations électorales. Ces dernières années, quantité d’élections en Afrique sub-saharienne ont donné lieu à des fraudes massives, comme encore récemment en République démocratique du Congo. Faudrait-il que ceux qui ont perdu du fait de fraudes l’acceptent ?

M. Peter Harling. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Il faut accepter les résultats des élections pour autant que celles-ci se soient déroulées dans des conditions satisfaisantes. Si, cette condition étant remplie, les islamistes l’emportent, il faut l’accepter. Les dernières élections en Tunisie par exemple ont été tout à fait libres et démocratiques.

Il existe une structure pouvant s’apparenter à une Internationale des Frères musulmans, dont le poids est limité. Son leader, Mohammed Badi, ne donne pas de consignes qui seraient suivies par les différentes branches nationales.

Mme Sophie Pommier. En ce moment, chaque composante des Frères Musulmans est d’abord préoccupée par les considérations nationales dans son pays.

M. le président Axel Poniatowski. Madame, Monsieur, au nom de l’ensemble de nos collègues, je vous remercie.

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Information relative à la commission

Au cours de sa séance du mercredi 21 décembre 2011, la commission a nommé M. Eric Woerth, rapporteur du projet de loi autorisant l’approbation de l’accord entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de l’Inde relatif à la répartition des droits de propriété intellectuelle dans les accords de développement des utilisations pacifiques de l’énergie nucléaire (n° 4021).

La séance est levée à onze heures.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 21 décembre 2011 à 9 h 30

Présents. - M. François Asensi, Mme Martine Aurillac, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Hervé de Charette, M. Jean-Louis Christ, M. Dino Cinieri, M. Philippe Cochet, M. Alain Cousin, M. Michel Destot, M. Tony Dreyfus, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, M. Jean-Michel Ferrand, M. Jean Glavany, M. Jean-Jacques Guillet, M. Serge Janquin, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Patrick Labaune, M. Jean-Paul Lecoq, M. Robert Lecou, M. François Loncle, M. Jacques Myard, M. Jean-Marc Nesme, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jacques Remiller, M. François Rochebloine, M. Jean-Marc Roubaud, M. André Schneider, M. Dominique Souchet, M. Michel Terrot, M. Michel Vauzelle, M. Gérard Voisin, M. Éric Woerth

Excusés. - Mme Sylvie Andrieux, M. Jean-Paul Bacquet, M. Alain Bocquet, Mme Danielle Bousquet, M. Pascal Clément, M. Pierre Cohen, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Paul Giacobbi, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Lionnel Luca, M. Didier Mathus, M. Jean-Claude Mignon, M. Renaud Muselier, M. Rudy Salles, M. André Santini, Mme Odile Saugues

Assistaient également à la réunion. - M. Gérard Bapt, M. Daniel Garrigue