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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 17 septembre 2008

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 41

Coprésidence de MM. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères, et Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale et des forces armées

– Audition, commune avec la commission des affaires étrangères, de MM. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, et Bernard Frahi, directeur adjoint de la division des opérations au sein de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, sur les événements et la situation en Afghanistan

Audition de MM. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, et Bernard Frahi, directeur adjoint de la division des opérations au sein de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime

La commission a procédé, conjointement avec la commission des affaires étrangères, à l’audition de M. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, et de M. Bernard Frahi, directeur adjoint de la division des opérations au sein de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime sur les événements et la situation en Afghanistan.

M. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères. Mes chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime.

Merci, monsieur le directeur, d’avoir répondu à l’invitation que Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale et des forces armées, et moi-même vous avons adressée dans le cadre des auditions de responsables militaires et civils que nous organisons avant le débat sur l’Afghanistan que l’Assemblée nationale tiendra le 22 septembre et qui sera suivi d’un vote.

L’Afghanistan produit actuellement, selon les chiffres dont nous disposons, près de 8 000 tonnes d’opium par an – soit, semble-t-il, bien plus que la demande mondiale. Rien ne peut donc être entrepris dans ce pays sans régler au préalable cette question de la drogue, qui est source de corruption à tous les échelons de l’État et qui est également une manne financière pour les autorités politiques, les chefs de tribus et, bien entendu, pour les talibans et Al Qaïda.

Votre audition nous permettra de prendre connaissance de l’état de la situation. L’Office des Nations Unies contre la drogue, que vous dirigez, a en effet rendu fin août un rapport sur la drogue en Afghanistan, dont vous nous présenterez sans doute les grandes lignes dans votre propos liminaire, à la suite de quoi Guy Teissier, nos collègues et moi-même aurons certainement de nombreuses questions à vous poser.

Monsieur le directeur, vous avez la parole.

M. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de l’Assemblée, je suis très honoré d’être parmi vous, avec M. Bernard Frahi, qui participera au débat avec une très intéressante présentation visuelle à l’issue de mon propos d’introduction.

Bien que les nouvelles d’Afghanistan soient généralement mauvaises ces dernières années, celles que je vous apporte sont relativement bonnes. En 2008, la culture de l’opium a diminué de près de 20 % par rapport à l’année dernière, même si, comme vous venez de le rappeler, monsieur le président, elle est encore proche de 8 000 tonnes. Il est important de savoir qu’au cours des 12 derniers mois, le nombre de provinces d’Afghanistan qui ont mis fin à la production d’opium est passé à 18, contre 13 en 2007. Aujourd’hui, donc, plus de la moitié des 34 provinces du pays ne cultivent plus d’opium.

Un deuxième aspect important est que le problème de la drogue en Afghanistan se concentre désormais exclusivement dans la partie sud du pays, qui est la plus riche – car le problème n’est plus aujourd’hui un problème de pauvreté – et, surtout, la plus instable et la plus violente. Cette année, sept provinces du sud-est de l’Afghanistan – Helmand, Kandahar, Uruzgan, Farah, Nimroz et, dans une moindre mesure, Daikundi et Zaboul – ont produit 98 % de l’opium afghan. C’est dans cette province que se sont établis les talibans et les groupes criminels qui profitent de l’instabilité. Un exemple significatif est celui de la province d’Helmand, dans le sud du pays, qui a cultivé 103 000 hectares d’opium, soit à elle seule les deux tiers de la production nationale afghane. Si cette province était un pays, elle serait le plus gros producteur mondial de drogues illicites. Helmand est aussi, bien entendu, la province qui compte la plus forte concentration de talibans et le plus de violence et de terrorisme.

Comme vous venez de le rappeler, monsieur le président, l’opium finance l’insurrection, laquelle offre la protection nécessaire pour la culture illicite de la drogue. Les soldats de l’OTAN sont frappés par des hommes achetés avec les revenus de la drogue. Pour en finir avec ce cercle mortel, il faut combattre à la fois les stupéfiants et l’insurrection. Je reste en effet convaincu que, comme nous l’a confirmé tout à l’heure l’audition du Sous-secrétaire général de l’OTAN, accroître la sécurité dans les campagnes d’Afghanistan ne va pas sans résoudre le problème de l’opium, et vice versa.

Des initiatives sont nécessaires pour rendre le marché de l’opium plus risqué et moins lucratif qu’il ne l’est aujourd’hui du fait de l’insécurité. Certains signes démontrent qu’un tel changement est possible. Par exemple, l’opium est devenu une source de revenus moins attirante pour les paysans. La sécheresse, qui a affecté cette année toutes les récoltes, notamment celle de blé, a significativement accru le prix de ce dernier sur le marché national, ce qui n’a pas été sans provoquer une crise alimentaire, de telle sorte que les villes afghanes ont aujourd’hui besoin d’une aide d’urgence. En quelques semaines, le blé est devenu une source de revenus alternative à l’opium. Le rapport entre le prix de l’opium à l’hectare et celui du blé, qui était l’an dernier de 8 à 1, est passé cette année de 2 à 1, ce qui signifie que le blé est devenu lucratif et l’opium beaucoup moins.

Nous croyons, aux Nations Unies, que la prévention des cultures est beaucoup plus efficace que leur éradication. Cette année, 5 000 hectares d’opium seulement ont été détruits par l’éradication, pour un coût de 200 millions de dollars, soit 40 000 dollars par hectare éradiqué. L’inefficacité de ce processus est extraordinaire. Il est plus efficace et moins coûteux de convaincre les paysans de ne pas planter d’opium. Cependant, pour être crédible, les gouverneurs ont besoin de moyens de persuasion et de dissuasion. Il faut donc intensifier l’aide aux campagnes et l’aide au développement, en particulier dans les 18 régions qui ont abandonné la culture de l’opium, et il faut le faire maintenant. Chaque euro versé aujourd’hui pour soutenir les paysans avant qu’ils ne plantent leur culture – c’est-à-dire dans les deux mois qui viennent – permet d’économiser en aval des millions d’euros et d’épargner plus tard des centaines de vies.

Il faut surtout que les coûts et les risques engendrés par la production d’héroïne augmentent. Les forces afghanes et, surtout, celles de l’OTAN doivent s’engager dans la destruction des laboratoires de drogue, attaquer le marché de l’opium – marché ouvert, que l’on peut voir et photographier par satellite –, détruire les convois de transport de drogue et saisir les éléments chimiques nécessaires à la production de l’héroïne. Ce type d’intervention a besoin du soutien de la France, afin, d’une part, de stopper l’enrichissement des talibans et les attaques contre les soldats et, d’autre part, d’éviter que l’héroïne afghane ne tue encore cette année, comme les années précédentes, 100 000 personnes dans le monde.

L’absence d’État de droit en Afghanistan est une préoccupation majeure. Les services afghans de lutte contre les stupéfiants se trouvent confrontés à des trafiquants bien armés, munis de missiles, qui se déplacent sur un terrain désert et passent les frontières en versant des pots-de-vin et, si nécessaire, par le biais d’opérations armées. La corruption représente en effet un vrai problème. Le pavot achète le pouvoir. La culture, la production et le trafic de drogue sont menés à très grande échelle grâce à la connivence des fonctionnaires de l’État, des propriétaires fonciers, des seigneurs de la guerre et des criminels. Tant que ceux-ci n’auront pas été traduits devant des tribunaux, l’économie de l’opium ne cessera pas de prospérer et les talibans continueront à jouir de cette situation. La communauté internationale doit être le fer de lance de ces changements. Deux résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies, les résolutions 1735 et 1822, exhortent les États membres à identifier les trafiquants de drogue les plus puissants. Cependant, depuis le vote de ces résolutions, voilà deux ans, aucun trafiquant n’a été identifié et aucune arrestation n’a été effectuée. Ces mesures sont certes politiquement délicates, en particulier dans la période préélectorale que connaît l’Afghanistan, à quelques mois des élections présidentielles, mais elles sont nécessaires.

Il convient de noter un point particulièrement important de la narco-économie afghane : pour la troisième année consécutive, l’offre d’opium – la production – prime largement cette année sur la demande, et représente même près du double de celle-ci ; toutefois, les prix n’ont baissé que de 20 %. Une réponse si peu élastique suggère que d’importantes quantités d’opium, d’héroïne et de morphine – des milliers de tonnes – ont été soustraites au marché et se trouvent en partie dans les mains des talibans. Dans les mois à venir, nous serons peut-être confrontés à un renversement de la situation : les talibans pourraient proclamer un moratoire sur la culture d’opium dans les zones qu’ils contrôlent, comme ils l’ont déjà fait efficacement en 2001, comme s’en souvient M. Frahi, qui était sur place à cette époque. Grâce aux stocks d’opium invendus, les talibans ont alors profité de la flambée des prix, qui ont été multipliés par 20 – passant de 35 à 700 dollars le kilo – en quelques semaines. La même situation pourrait se produire dans les mois à venir et la culture d’opium pourrait reprendre dès cette année dans les 18 provinces qui l’ont abandonnée. Les talibans réaliseraient alors un coup de maître qui leur permettrait de redorer leur blason auprès de la population et de la communauté internationale tout en perturbant le marché mondial de la drogue.

M. Bernard Frahi. Mesdames et messieurs les députés, la présentation que je vais faire n’a d’autre objectif que de vous donner une information plus précise sur la question des drogues en Afghanistan et de compléter les propos d’introduction de M. Costa.

Depuis plus de 20 ans que l’ONUDC est sur le terrain pour identifier les surfaces de culture d’opium, l’évolution des chiffres permet de distinguer quatre périodes : une culture existante, mais limitée, durant l’occupation soviétique ; une culture en expansion durant la période des moudjahiddines ; la période que l’on pourrait qualifier des « extrêmes » sous les talibans, avec une récolte record en 1999 et une élimination totale en 2001 sur le territoire contrôlé par les talibans ; puis la période actuelle, qui est celle des « paradoxes ». En effet, malgré la mobilisation de la communauté internationale dès 2002, le pays s’est trouvé confronté à l’explosion d’une narco-industrie, avec des records sans cesse battus en 2004, en 2006 et en 2007. Fort heureusement, on observe en 2008 une chute de 19 %, due à divers facteurs que vient d’évoquer M. Costa.

La culture de l’opium ne touche pas tout l’Afghanistan. On assiste graduellement à une polarisation de cette culture, l’opium étant produit à 98 % dans les provinces du sud. Le nord, quant à lui, est pratiquement libéré de l’opium et c’est dans les provinces du sud que sont durablement établis les talibans et les groupes criminels qui profitent de l’instabilité du pays.

Pour les années 2001 à 2004, on observe dès 2002 une expansion de la culture de l’opium, une fois disparue l’oppression des talibans au lendemain de la guerre engagée en octobre 2001. La situation de non-droit qui prévalait à l’automne 2001 – à la période des semences –, une aide au développement encore inexistante et des mesures de complaisance pour la reconstruction du pays ont été quelques-uns des facteurs de la reprise immédiate de la culture dans les provinces traditionnelles du sud, de l’est et du nord, et on a assisté à une prolifération des cultures illicites, comme un cancer, sur une grande partie du territoire. Parallèlement à l’augmentation des surfaces cultivées, on assistait cependant à une réduction substantielle des provinces exemptes de la culture d’opium. Sur les 34 provinces que compte aujourd’hui l’Afghanistan, six étaient exemptes d’opium (« poppy free ») en 2006, 13 en 2007 et 18 en 2008, ce qui représente, par rapport à l’année précédente, une augmentation de 50 % des provinces qui ont vu l’élimination des surfaces cultivées. Il est intéressant de noter que la province du Nangarhar, située à l’extrémité orientale du pays et frontalière du Pakistan, n’a pas connu de culture d’opium en 2008.

La production d’opium est estimée en 2008 à 7 700 tonnes, soit une réduction de 6 % par rapport à 2007, et est presque entièrement – à 98 % – localisée, je le rappelle, dans les provinces du sud. La productivité par hectare a cependant été relativement plus forte que dans tout le pays, ce qui explique que la production n’ait pas accusé de diminution corrélative à la réduction des surfaces cultivées.

En comparant l’évolution des prix de l’opium par kilo avec celle des volumes de production, on observe une hausse des prix inversement proportionnelle à l’importance de la production. La prohibition totale de l’opium en 2001 s’est traduite par une très forte hausse des prix. En septembre 2001, ceux-ci ont même atteint 600 dollars le kilo. Sur l’année, ils étaient de l’ordre de 300 dollars le kilo, puis ont oscillé entre 250 et 300 dollars avant d’accuser une chute qui les a fait passer sous la barre des 100 dollars. Aujourd’hui, le prix de l’opium liquide est de l’ordre de 70 dollars le kilo, compte tenu d’une offre considérable et de l’existence de stocks.

Il est intéressant de noter que la culture de l’opium est plus largement répandue dans les provinces où les fermiers ont un plus haut niveau de revenu. Le revenu moyen annuel par famille de cultivateurs d’opium est environ trois fois supérieur dans le sud à ce qu’il est dans le nord. En outre, dans le sud, le revenu par famille de cultivateurs d’opium est presque deux fois supérieur à celui des familles ne cultivant pas d’opium.

Une conclusion s’impose : comme l’a noté M. Costa, l’insécurité et l’opium ont une très forte corrélation. Les provinces du sud sont aux mains d’éléments factieux, du crime organisé, souvent aidés par une administration corrompue. L’opium finance l’insurrection, laquelle offre la protection nécessaire pour la culture illicite d’opium. C’est un cercle vicieux et les armes achetées avec les revenus de la drogue sont celles qui tuent aujourd’hui nos soldats en Afghanistan.

Les raisons qui ont poussé les fermiers à refuser de cultiver l’opium en 2007-2008 sont dues pour 91 % à la religion, mais également au caractère illégal des cultures et au respect des décisions des anciens, des shuras et des chefs tribaux, ce qui démontre qu’une majorité des fermiers est sensible à la règle du droit. On voit néanmoins que les fermiers qui ont été conduits à cultiver le pavot mettent en avant la réduction de la pauvreté, le prix élevé de l’opium et une plus grande facilité pour obtenir du crédit lorsqu’on trafique l’opium que lorsque l’on produit des denrées licites. Si les fermiers doivent être soutenus par l’aide au développement, les trafiquants doivent être combattus ou éliminés. On a recensé en Afghanistan plus de 139 marchés à opium et 90 laboratoires de transformation d’héroïne et de morphine, souvent localisés dans les zones frontalières, essentiellement des zones de non-droit. Les zones tribales ont été évoquées tout à l’heure et la ceinture pachtoune, frontalière avec le Pakistan, est un lieu de concentration de laboratoires et de marchés à opium.

Des saisies d’armes et de drogue ont été réalisées dans la province d’Herat, à la frontière de l’Iran, à l’ouest de l’Afghanistan, à l’un des 15 postes frontaliers mis en place par l’ONUDC. Des armes fabriquées en Iran sont importées en Afghanistan, le plus souvent en échange de drogue. Il peut s’agir de mines antichars, y compris du dernier modèle de grenades pour lance-roquettes et de diverses autres munitions importées clandestinement en Afghanistan pour soutenir les forces rebelles. Le commerce généré par la narco-industrie recouvre également le trafic de voitures volées, qui entrent en très grand nombre en Afghanistan depuis l’Iran, en provenance d’Europe ou des États-unis et sont échangées ou vendues contre la drogue – opium ou héroïne. Je précise qu’à la frontière, un kilo d’héroïne blanche se vend entre 12 000 et 15 000 dollars, soit de quoi acheter plusieurs voitures.

Comme l’illustre une photographie, prise à un poste de contrôle des véhicules commerciaux dans la province de Farah, qui est également dans l’ouest de l’Afghanistan et frontalière de l’Iran, la police des frontières afghane contrôle des véhicules de transport de substances liquides. Mais la police est sous-équipée et vulnérable à toutes les formes de corruption. Les véhicules, quant à eux, sont parfaitement adaptés à l’importation des précurseurs chimiques nécessaires à la transformation de l’opium en morphine, puis en héroïne, et permettent aux trafiquants de traverser des territoires désertiques à des vitesses élevées, qui peuvent atteindre 140 kilomètres à l’heure, sans se faire arrêter par des postes de contrôle mobiles.

Les laboratoires de transformation disposent désormais de bâtiments modernes, munis d’infrastructures de stockage, qui diffèrent des laboratoires dotés d’un équipement rudimentaire dont on avait l’image ces dernières années et qui pouvaient laisser penser que cette activité avait un caractère approximatif. Dans l’un de ces laboratoires, on a saisi une artillerie bien fournie destinée à défendre les installations.

Je conclurai en évoquant quelques pistes de réflexion en vue de l’élargissement du rôle de l’OTAN à la lutte contre la drogue, qui ont été évoquées par M. Costa avec le Secrétaire général de l’OTAN au début du mois de septembre.

Si l’aide au développement accordée aux fermiers doit augmenter, il faut aussi que les coûts et les risques engendrés par la production d’héroïne augmentent. Les forces afghanes et l’OTAN doivent s’engager dans la destruction des laboratoires et la neutralisation des convois de drogue – souvent accompagnés par des talibans en pick-up ayant en particulier pour tâche de les protéger lors du passage des frontières –, ainsi que dans la saisie des drogues et des précurseurs chimiques.

Il est également important d’arrêter les barons de la drogue et de contribuer à mettre en application les résolutions adoptées en 2006 et en 2008, qui restent aujourd’hui malheureusement sans suite.

Il faut aussi apporter un soutien logistique à l’armée et la police afghanes, et renforcer les contrôles aux frontières avec l’Iran, le Tadjikistan et le Pakistan, points de passage obligés des drogues, des précurseurs chimiques, des armes et des trafiquants, lesquels transitent certainement par les mêmes réseaux que les terroristes d’Al Qaïda ou les talibans qui harcèlent les troupes gouvernementales sur le terrain.

Il importerait également de renforcer et d’étoffer les Provincial reconstruction teams, ou PRT, équipes de reconstruction provinciales, de composition à la fois civile et militaire, créées pour coordonner l’intervention internationale dans certaines provinces sous l’autorité de certaines puissances – comme le Royaume-Uni et les Pays-Bas à Kandahar et à Helmand –, et de doter ces unités d’une expertise antidrogue.

Il importe enfin, sur le plan militaire, de stabiliser les provinces désormais exemptes de drogue, de plus en plus nombreuses. De fait, les 6 000 hectares cultivés la saison dernière à Nimroz, à l’ouest, et les 2 000 hectares cultivés respectivement à Zaboul et Daikundi, au sud, représentent de faibles quantités et des surfaces relativement contrôlables par rapport aux 100 000 hectares cultivés à Helmand, à condition de stabiliser et de sécuriser la région. Des mesures urgentes doivent donc être prises pour compléter le dispositif.

M. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères. Merci, monsieur Frahi, pour cet exposé très intéressant.

Pour synthétiser les exposés que nous venons d’entendre, il semble qu’on fasse quelques progrès dans la lutte contre la drogue, mais que la situation reste très fragile. Le nombre d’hectares cultivés diminue, mais la productivité est meilleure. La production a diminué très légèrement, mais reste considérable et le rapport entre les prix des cultures traditionnelles et ceux de la drogue s’est très fortement réduit, passant d’un rapport de 1 à 20 à un rapport de 1 à 2. Il suffit d’un rien, sur le plan spéculatif, pour que le prix de l’opium rebondisse très fortement.

Monsieur le directeur, avant que n’intervienne Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale et des forces armées, je vous poserai deux questions.

Tout d’abord, pourquoi ne peut-on pas mieux subventionner les cultures traditionnelles ? En effet, quel que soit le montant d’une telle subvention pour le blé, par exemple, son coût serait très inférieur à celui de la lutte contre la drogue telle qu’on la pratique.

Ma deuxième question correspond au premier point de votre conclusion, monsieur Frahi : s’il faut élargir le rôle de l’OTAN dans certains domaines, pourquoi est-il si difficile de décider de l’élargir à l’éradication des laboratoires – car il n’est évidemment pas question pour l’OTAN de détruire les champs de pavot, ce qui serait extrêmement impopulaire auprès de la population ? On sent bien que la décision d’éradiquer les laboratoires pose un problème à l’OTAN et cette question reste sans réponse chaque fois qu’on la pose.

M. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Il s’agit là, monsieur le président, de deux questions importantes. Pour ce qui est, tout d’abord, des subventions aux cultures traditionnelles, je serais personnellement d’accord avec votre proposition, mais d’autres institutions n’y sont pas favorables, au nom de la loi du marché et du souci de ne pas introduire de distorsions dans les marchés. Une manière de résoudre le dilemme entre votre point de vue et celui, par exemple, de la Banque mondiale ou du Fonds monétaire international pourrait consister, non pas à octroyer des subventions à la production de cultures traditionnelles, mais à rendre cette dernière plus efficace au moyen d’infrastructures, comme des routes facilitant le transport des produits agricoles de la campagne vers les villes, des canaux d’irrigation ou des puits. N’oublions pas que l’Afghanistan est l’un des quatre ou cinq pays les plus pauvres du monde. Si le principe de subventions directes aux paysans soulève des difficultés idéologiques ou économiques, la réponse doit passer par l’aide au développement, pour aider les pays à sortir de la tragédie de la pauvreté. L’Afghanistan a faim et soif d’infrastructures.

Je pense comme vous que l’OTAN ne devrait pas être engagée dans l’éradication des cultures, mais dans celle des laboratoires, des marchés ouverts et des convois. J’ai fait cette déclaration assez claire au Conseil de l’OTAN voilà une semaine, mais, malgré l’accord des États-Unis, du Royaume-Uni et de plusieurs pays d’Europe continentale, il n’y a pas encore d’accord politique sur ce point entre tous les pays de l’OTAN. Cet accord pourrait être obtenu, mais se posent également des problèmes d’ordre juridique. Ainsi, les États-Unis font observer que leur budget consacré aux opérations militaires en Afghanistan correspond à une ligne budgétaire relevant de la défense, et non de la justice, alors que les interventions visées ont précisément un caractère judiciaire, ou de « law enforcement ». Malgré ces problèmes juridiques, tout le monde accepte l’argumentation selon laquelle, puisque les terroristes se trouvent là où la drogue est cultivée, il faut lutter contre la drogue pour lutter contre le terrorisme.

M. Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Monsieur le Sous-secrétaire général, Monsieur Frahi, en ma qualité de président de la commission de la défense nationale et des forces armées, je tiens à vous remercier moi aussi de votre présence et de l’exposé que vous avez présenté, qui nous a permis de fixer des ordres de grandeur.

M. Poniatowski vient de vous poser la question que je voulais poser moi-même : il n’y a donc pas lieu de la répéter. Il semble toutefois que personne ne veuille prendre en compte ce problème de drogue qui constitue le terreau sur lequel prolifèrent tous les trafics et un élément essentiel de déstabilisation du pays. Personne ne semble vouloir se saisir de ce problème majeur. Il est vrai que, face à la guerre subversive que mènent actuellement les djihadistes et les talibans, il serait préjudiciable d’entretenir des relations tendues avec les populations locales.

Pour ce qui est du problème juridique qui s’opposerait à l’intervention de l’OTAN, je tiens tout de même à rappeler que lorsque les Américains déversaient des tonnes de défoliant sur les forêts vietnamiennes, ils ne se posaient pas de pareilles questions. S’il s’agit là de la réponse officielle, elle témoigne de beaucoup de mauvaise foi.

L’idée majoritairement partagée en France est que la culture du pavot est catastrophique. Elle permet en effet, comme le rappelait tout à l’heure M. Frahi, l’achat des armes qui servent à tirer, entre autres, sur nos soldats et permet à des seigneurs de la guerre de poursuivre leurs activités nuisibles. Ne serait-il pas possible de subventionner les cultures traditionnelles, dût-on déstabiliser le marché pendant quelque temps ? Vous avez rappelé à très juste titre que des infrastructures sont nécessaires, et nous savons bien nous-mêmes, pour nous être rendus sur le terrain, qu’on y trouve plus de poussière que de goudron ; mais ces infrastructures faciliteraient encore la sortie de la drogue et le fonctionnement du marché illicite. Il est indéniable que ce pays a besoin de nombreuses infrastructures, notamment des canaux, mais certaines cultures à forte valeur ajoutée, comme celle du safran, pourraient être subventionnées. Une éventuelle déstabilisation du marché ne me semble pas si grave, ce ne serait pas la première fois que des marchés seraient déstabilisés, au regard d’une démarche qui permettrait de revenir à plus de morale. Elle épuiserait l’une des ressources les plus importantes des insurgés, qui leur permet aujourd’hui de disposer de moyens et d’armes pour continuer la guerre de subversion. Si nous coupons le nerf de la guerre, nous arrêtons la guerre. Pour rapide que soit cette analyse, elle me semble importante. Personne ici ne comprend pourquoi on aborde ce problème sous le mauvais angle, en luttant contre l’importation des solvants et en s’en prenant aux laboratoires, sans aller au fond du problème.

En évoquant ces questions durant notre mission en Afghanistan, Jean-Michel Boucheron et moi-même nous demandions s’il ne faudrait pas concevoir une structure qui ferait s’effondrer le marché en achetant les cultures au prix du cours avant de les brûler et en demandant aux paysans de cultiver autre chose l’année suivante.

M. Jacques Myard. Ça ferait augmenter le prix !

M. Guy Teissier, président de la commission de la défense nationale et des forces armées. Peut-être, mais si ce mécanisme permettait de revenir au niveau de production de l’époque de l’occupation soviétique, cette augmentation des prix serait moins grave que l’augmentation exponentielle de la production que nous observons aujourd’hui.

M. Antonio Maria Costa, directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Sans doute M. Frahi, qui a été chef de nos opérations en Afghanistan dans les années 2001 à 2003, pourra-t-il ajouter tout à l’heure des éléments importants. Quant à moi, monsieur le président de la commission de la défense, je retiens trois points de votre intervention.

En premier lieu, sur le fait que personne ne prendrait au sérieux le problème de la drogue, il me semble qu’un changement est en train de s’opérer. Lorsque nous avons évoqué pour la première fois à l’OTAN, en 2004, les relations entre la drogue et la violence des talibans et demandé l’intervention de l’OTAN, la réaction fut, il est vrai, effrayante, et pas un mot de notre déclaration n’a été accepté. Aujourd’hui, en revanche, l’OTAN m’a invité, et le débat a consisté à chercher comment mettre en œuvre nos propositions. Un changement important est en cours parmi les pays membres de l’alliance. Un changement politique s’est également opéré à New York, et nous disposons désormais de résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies qui ne se limitent pas à celles qui établissaient les interventions en Afghanistan en 2002, mais portent sur l’identification et l’arrestation de trafiquants et l’interception des produits chimiques qui arrivent en Afghanistan. Le monde prend aujourd’hui de plus en plus au sérieux le problème de la drogue en Afghanistan.

Deuxième point : les subventions, que je viens d’évoquer en réponse à une suggestion similaire du président Poniatowski. Il ne suffit pas de détruire une installation ou d’arrêter un trafiquant, mais il faut que les lois de l’économie s’appliquent. Or, il me semble que les lois fondamentales de l’économie fonctionnent sur ce marché pervers qu’est celui de la drogue. Devant la diminution du prix de la drogue et la forte augmentation de celui des autres cultures l’économie commence à réagir d’une manière positive, ce qui se traduit par des résultats importants. Non seulement il est nécessaire d’investir dans des infrastructures, mais il faut également créer une valeur ajoutée de la production agricole et ouvrir les marchés européens aux produits afghans. Il y a beaucoup de choses à faire, mais il me semble que le processus en cours est assez bien engagé.

Quant à acheter la récolte de drogue, je ne partage pas votre avis, monsieur le Président. L’expérience a d’ailleurs déjà été tentée par un grand pays, qui a proposé, au printemps 2003, de détruire les récoltes moyennant une indemnisation, ce qui revenait à promettre d’acheter le produit. L’année suivante, la production avait doublé, car les paysans se disaient que, s’ils ne pouvaient pas vendre la drogue aux trafiquants, ils pourraient toujours la vendre au Gouvernement. Ce n’est donc pas une bonne idée.

M. Yves Fromion. Monsieur le directeur, lorsque je me suis rendu, voilà une quinzaine d’années, dans des plantations de coca dans le Chapare, en Bolivie, la problématique était la même. J’ai rencontré des Américains qui conseillaient aux paysans, moyennant une somme de 10 000 dollars par hectare, de cesser la production de coca pour planter des agrumes. C’est ce que les paysans ont fait, mais, faute de routes et d’infrastructures, d’immenses tas d’oranges, de bananes et d’ananas pourrissaient le long de pistes difficilement praticables. Cela donne raison à ceux qui pensent qu’on ne peut pas raisonnablement imaginer de créer une économie de substitution à l’opium sans les infrastructures minimales permettant de stocker, d’échanger et de commercer, c’est-à-dire sans créer une véritable économie.

La prévention par le développement économique que vous évoquiez tout à l’heure est absolument indispensable, mais elle n’est pas suffisante ; je rejoins en cela les propos de M. Teissier. Nous avons bien vu que la période du régime des talibans a coïncidé avec un effondrement de la production. Le fait que cet effondrement se soit traduit par une hausse des prix est un autre problème, qui ne se situe pas en Afghanistan. Réduire peu à peu le nombre d’exploitations cultivant de l’opium est une manière de régler le problème en montrant par la force de l’exemple que cette culture n’est pas une solution et qu’il existe des cultures de substitution. Les deux approches doivent être adoptées simultanément.

La prévention, le développement économique et les infrastructures sont certes nécessaires. Nous savons d’ailleurs faire tout cela, et sans doute beaucoup plus vite qu’on ne le fait actuellement. Cela constituerait d’ailleurs un signal fort de la part de la communauté internationale. Il faut aussi faire preuve de beaucoup plus de fermeté, ce qui ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille procéder comme l’ont fait les Américains au Vietnam. Il faut avancer progressivement, sans vouloir résoudre d’emblée la totalité du problème, mais il faut le faire résolument. En ce sens, l’intervention demandée à l’OTAN pour détruire les laboratoires et intercepter les convois de précurseurs chimiques est extrêmement importante. Si l’on ne mène pas cette double action de prévention et de fermeté, on n’obtiendra aucun résultat, car on ne donnera pas l’exemple d’une volonté politique.

M. Jean-Jacques Guillet. Les questions que je voulais poser étant assez proches de celles qui ont déjà été posées, je me contenterai d’insister sur la cohérence de la stratégie suivie. On a aujourd’hui le sentiment que, quelles que soient les volontés affirmées, en particulier celles que vous évoquiez tout à l’heure, tous les pays semblent d’accord. Sur le terrain, il semble en revanche que les choses ne se passent pas exactement ainsi. Ainsi, les Américains ne procèdent pas de la même manière que les Hollandais – certes beaucoup moins nombreux sur le terrain. Ces derniers semblent appliquer dans la province dont ils ont la charge une politique relevant plutôt de la prévention, tandis que la politique que pratiquent les Américains est plutôt celle de l’éradication, avec les effets qui peuvent s’ensuivre. Le fait que l’ambassadeur des États-Unis en Afghanistan ait été ambassadeur en Colombie joue beaucoup en ce sens, compte tenu de son expérience – au demeurant pas parfaite – dans ce domaine et exprime bien le fait qu’il a été placé là dans une perspective d’éradication plutôt que de prévention.

M. Jacques Myard. Monsieur le directeur, comment, dans un pays aussi difficile, contrôlez-vous sur le terrain la culture de l’opium ? Êtes-vous vraiment certain, par exemple, qu’on ne cultive pas de pavot dans la province de Jawzjan, proche de l’Ouzbékistan ? Il est un peu surprenant que cette culture soit exclusivement concentrée chez les vilains talibans !

En second lieu, il est possible que certains États ne soient pas neutres dans le trafic, et je souhaiterais que vous puissiez nous donner quelques explications à cet égard. Est-ce faire erreur que de supposer que, dans le contexte d’une crise très difficile, avec l’Iran et le Pakistan de part et d’autre et les Américains au milieu, sans oublier l’Irak, certains États jouent parfois un double jeu ?

M. Jean-Claude Viollet. La lutte contre la drogue et le crime se mène certes en Afghanistan, mais également au-delà, car nous sommes confrontés à un marché, dont les acteurs ne se trouvent pas qu’en Afghanistan ou dans les zones immédiatement limitrophes. Sans doute les pays de la coalition gagneraient-ils à mener une action transversale sur l’ensemble des acteurs du marché, y compris sur leur propre territoire. Il existe plusieurs manières de tarir les marchés, notamment en s’attaquant au commerce de gros et demi-gros.

En deuxième lieu, j’ai relevé dans votre rapport, Monsieur le directeur, qu’on observait, parallèlement à la diminution de la culture du pavot, une montée en puissance de celle du cannabis. Je souhaiterais donc avoir quelques indications sur l’importance de cette culture qui présente une rentabilité supérieure du fait que sa transformation exige moins de main-d’œuvre : si donc le pavot assure un rendement brut supérieur, l’avantage est nettement du côté du cannabis en termes de rendement net. Nous en revenons donc à mon premier point.

Mon troisième point porte sur le soutien aux cultures alternatives. Je souhaiterais que vous puissiez évoquer la nécessité de constituer un marché intérieur, de façon à améliorer les termes de l’échange des cultures licites. S’il s’agit d’apporter une aide face à une crise alimentaire, mieux vaut peut-être, plutôt que d’importer des productions de l’extérieur, permettre le développement d’un marché intérieur rémunérateur. Il faut certes ouvrir à l’exportation, et sans doute avons-nous de choses à faire en ce sens, et favoriser par exemple la culture du safran, qu’évoquait tout à l’heure M. le président Teissier, ou d’autres productions spécifiques et plus générales, mais il faut aussi veiller à l’organisation du marché intérieur. Pouvez-vous nous indiquer comment ont été relayées et soutenues les propositions que vous aviez, si je ne me trompe, formulées en ce sens ?

Mme Marie-Louise Fort. Je souhaiterais, monsieur le directeur, vous faire partager une interrogation. La production de l’opium en Afghanistan tient une grande place dans le positionnement de nos troupes dans ce pays pour éradiquer la drogue. Parallèlement, et même s’il n’est pas très politiquement correct d’en parler, il existe dans nos pays européens une économie souterraine alimentée par la drogue. On a le sentiment que l’ensemble de nos pays ont quelque peu banalisé ce problème, même si tout le monde se déclare horrifié et affirme qu’il faudrait «  l’éradiquer ». Je constate une forme de résignation : en France comme ailleurs, on constate ce trafic, mais on n’est pas pour autant en guerre contre celui-ci.

Je souhaiterais connaître votre sentiment à cet égard, en tant que directeur exécutif de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime. Il y a une guerre en Afghanistan, mais ne serait-il pas temps de déclarer une autre forme de guerre ? N’est-il pas important d’engager une importante communication – pour reprendre ce thème de la communication que j’ai évoqué tout à l’heure avec l’intervenant qui vous a précédé ?

Dans la prise en compte des coûts, il faut être conscients des dégâts que provoque la drogue sur le plan sanitaire et en termes de vies détruites, dont il me semble qu’on ne parle pas beaucoup. Je profite donc de votre venue pour vous interroger sur un problème qui excède peut-être le cadre déjà vaste de la situation en Afghanistan.

M. Gérard Bapt. M. Viollet évoquait tout à l’heure le rôle trouble que jouaient peut-être certains États, mais qu’en est-il de l’État afghan lui-même ? Nous avons entendu ce matin M. l’ambassadeur de France en Afghanistan porter des accusations directes à l’encontre de certaines personnalités. Dans une interview publiée récemment par Le Figaro, une personnalité présentée comme un retraité de l’administration américaine et ancien coordonnateur de la lutte des États-Unis contre la drogue en Afghanistan déclarait avoir proposé une opération de défoliation par voie aérienne pour détruire les cultures de pavot et affirmait que le président Karzaï lui-même s’y était opposé, et cela non pour des raisons politiques, afin d’éviter de s’aliéner les paysans, mais parce que les bénéfices étaient partagés « fifty-fifty » entre les talibans et certains membres de la coalition gouvernementale. Il semble que cet Américain qui a suivi ce dossier pendant des années soit une source autorisée.

M. Jean-Michel Boucheron. Pour raffiner la drogue, il faut des milliers de tonnes de précurseurs chimiques, qui arrivent par camion. Il faut aussi des usines, et ces usines existent. Lors d’un séjour que j’ai effectué voilà quelques années, dans la région de Peshawar et de la passe de Khyber, les ONG qui m’accompagnaient me montraient tous les 300 mètres des usines de purification de la drogue. Je souhaiterais savoir s’il y a eu un quelconque progrès dans ce domaine du côté pakistanais. Nous évoquons en effet un énorme trafic de drogue et la fabrication de matières premières dans les provinces afghanes, mais il existe de l’autre côté de la frontière tous les éléments technologiques et industriels nécessaires pour raffiner la drogue. Le gouvernement pakistanais, qui fait officiellement partie des gouvernements qui combattent le terrorisme dans cette région, a-t-il fait quoi que ce soit pour détruire – ce qui ne serait pas très difficile d’un point de vue militaire – ces usines et ces norias de camions qui apportent les produits chimiques nécessaires ?

M. Antonio Maria Costa. Je tiens à remercier les membres des deux commissions pour leurs propositions – j’en ai noté quinze ou seize –, auxquelles je souscris presque toutes. Je préciserai tout de même quelque peu mon point de vue.

Monsieur Fromion, votre analyse et votre comparaison avec la région du Chapare, en Bolivie, sont absolument correctes. Je souscris pleinement à votre proposition selon laquelle il faut s’engager dans les deux directions de la construction des infrastructures nécessaires et de la fermeté.

Monsieur Guillet, vous avez évoqué une approche plutôt fondée sur l’éradication, qui serait celle des Américains, et une autre, fondée plutôt sur la prévention, qui serait celle des Néerlandais. Cette question rejoint en quelque sorte celle de M. Bapt, qui évoquait l’éradication par voie aérienne.

Il existe trois façons de faire progresser l’éradication. La première, manuelle, est très coûteuse et très difficile et se traduit par des morts, en Colombie comme en Afghanistan. L’éradication aérienne, quant à elle, est très économique, mais pose d’autres problèmes – pas en Colombie cependant, où 166 000 hectares ont été éradiqués cette année par avion. Quant au refus du président Karzaï de recourir à cette méthode, rapporté par l’ambassadeur Schweich dans l’interview citée par M. Bapt, les Nations Unies ne peuvent évidemment pas aller au rebours de la volonté du président d’un État. Cette forme d’éradication est cependant la méthode la plus efficace. La troisième méthode, que nous mettons en œuvre en Colombie et qui pourrait être utilisée en Afghanistan, est l’éradication volontaire par les paysans, qui détruisent leur culture en échange d’une assistance économique ou d’une subvention à leurs produits. Cette méthode est nécessaire en Colombie, car la coca est une plante pluriannuelle. Il n’est pas nécessaire, en revanche, de pousser à cette forme d’éradication en Afghanistan, car le pavot meurt en quelques mois. Si elle est bien menée, l’éradication a des conséquences importantes sur l’ampleur des cultures et décourage de cultiver à nouveau la plante l’année suivante.

Vous vous êtes demandé, monsieur Myard, si certains pays ne manquaient pas de neutralité dans cet exercice. Nous avons procédé à une évaluation des routes de la drogue, qui seront le thème d’une réunion qui se tiendra demain à l’OCDE. Près de 20 % de la drogue afghane sort du pays à travers les pays d’Asie centrale, 45 % en direction de l’Iran et le reste en direction du Pakistan. Je ne dirai pas que les pays du nord, de l’est, de l’ouest et du sud de l’Afghanistan participent à ce trafic, mais il est certain que les pays d’Asie centrale connaissent une forte corruption et font preuve d’une certaine « négligence bienveillante », ce qui permet à plusieurs milliers de tonnes de drogue de sortir d’Afghanistan.

Monsieur Viollet, je suis tout à fait d’accord avec l’idée qu’une action transversale s’impose et qu’elle doit être menée avec tous les acteurs ; c’est la seule manière de faire. J’ai bien noté votre préoccupation à propos du cannabis. Nous nous en sommes d’ailleurs préoccupés et avons procédé cette année au contrôle d’une cinquantaine de milliers d’hectares de cannabis. Vous avez justement souligné que le revenu net du cannabis est supérieur à celui de l’opium. Le risque existe que la production de cannabis puisse être déjà bien attestée dans certaines des provinces que M. Frahi a indiquées comme étant exemptes de la culture d’opium. Cependant, nous venons de décider de nous attaquer à un problème à la fois : il nous faut d’abord résoudre le problème de l’opium, après quoi nous pourrons peut-être passer au cannabis.

Vous avez fait un emploi très pertinent de l’expression d’« amélioration des termes de l’échange » que nous utilisons nous-mêmes. J’ai déjà évoqué la question des subventions, mais vous avez soulevé un problème qui me passionne. L’augmentation du prix du blé a posé des problèmes dans les villes, notamment à Kaboul, où le gouvernement a été pris à partie pour la hausse du prix du pain. Je suis, pour ma part, favorable à l’idée d’acheter le blé à des prix très élevés à la campagne pour le revendre dans les villes à un prix subventionné. D’un point de vue politique, on pourrait ainsi gagner la sympathie des villes et celle des paysans. Il a été difficile, jusqu’à présent, de convaincre certaines des agences qui travaillent en Afghanistan d’accepter ce mécanisme, car elles y voient une déformation du fonctionnement des marchés. Le problème est là.

Vous avez évoqué à juste titre, Mme Fort, l’économie souterraine en Europe. L’Europe représente en effet la plus grande demande d’opium afghan – qui concerne aussi l’Europe de l’Est et la Russie. Il est fondamental de réduire la demande, la toxicomanie liée à la consommation d’héroïne en Europe, et je crois comme vous qu’il faut intensifier les efforts.

Il est vrai, M. Boucheron, que, comme l’a indiqué tout à l’heure M. Frahi, des centaines de camions chargés de plusieurs tonnes de drogue passent la frontière.

M. Bernard Frahi. J’ajouterai deux compléments d’information à l’intention de M. Boucheron. Tout d’abord, pour ce qui concerne la présence de précurseurs chimiques et de laboratoires sur le territoire pakistanais, je peux personnellement témoigner que, de 1998 à 2004, période où j’étais en poste au Pakistan, j’ai travaillé très étroitement avec les autorités pakistanaises et que, selon les informations provenant des officiers de liaison, il n’y avait plus de laboratoires au Pakistan à cette époque, parce que l’Afghanistan était suffisamment équipé de l’autre côté de la frontière – et, de fait, certaines communautés vivent à cheval sur cette frontière fictive qu’est la ligne Durand. Cela étant, le Pakistan entre aujourd’hui dans une zone de turbulences. Dans la province du nord-ouest du Pakistan, le Waziristan, dans l’agence de Khyber, que vous avez mentionnée, et dans celles de Bajour et de Dir, où les Nations Unies intervenaient dans le cadre de programmes d’élimination des cultures dans les années 90, tandis que les Américains intervenaient dans les agences très particulières de Bajour et Mohmand, les talibans sont aujourd’hui installés, ainsi que des factions d’Al Qaïda, et tout porte à croire que pourraient s’y trouver des laboratoires, qui permettent d’augmenter les profits. De fait, 10 kilos d’opium permettent d’obtenir un kilo d’héroïne qu’on pourra vendre jusqu’à 50 fois plus cher que le kilo d’opium. D’autre part, nous évoquerons très prochainement une enquête sur les cultures illicites d’opium au Pakistan, car, si ce pays a pu être déclaré pays libre d’opium en 1998-1999, comme nous avons pu en témoigner après vingt ans d’assistance, on peut aujourd’hui se poser la question.

Pour répondre à la question de M. Myard sur la précision de nos enquêtes quant à la présence de cultures d’opium, je préciserai que ces enquêtes sont réalisées dans le cadre de notre programme d’enquête sur les cultures illicites, qui porte notamment sur l’opium en Afghanistan et au Myanmar et sur la coca en Amérique latine. Ce programme est très affiné. En Afghanistan, pour la période de janvier à août, c’est-à-dire entre le moment où les semences commencent à germer, et la récolte, plus de 300 enquêteurs – j’allais dire : « soldats » – sont sur le terrain et mènent l’enquête village par village, prenant des photos et identifiant les cultures. Nous couplons cette surveillance sur le terrain avec des prises de vues satellitaires qui nous donnent une vue d’ensemble du territoire. Je puis vous remettre la synthèse de notre enquête de cette année et vous communiquerai le rapport qui traite, village par village, des cultures illicites. Vous pourrez vous rendre compte par vous-même de la précision et de la qualité de nos informations.

M. Axel Poniatowski, président de la commission des affaires étrangères. Monsieur le directeur, je vous remercie d’avoir accepté notre invitation et d’avoir répondu de façon si transparente et si libre à nos questions.

Je remercie également les journalistes qui ont bien voulu assister à nos travaux.

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