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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 8 septembre 2010

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 2

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition de M. Michel Aglietta, conseiller au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII)

La séance est ouverte à 17 heures 30.

M. le président Henri Emmanuelli. Monsieur le professeur, la commission d’enquête souhaite notamment comprendre comment on est passé, sur les marchés financiers, de mécanismes destinés à sécuriser les opérations à des mécanismes déstabilisants.

Pourriez-vous nous présenter une synthèse de cette difficile question ?

(M. Aglietta prête serment.)

M. Michel Aglietta, conseiller au Centre d’études prospectives et d’informations internationales. Je tenterai, dans un premier temps, de vous exposer le processus spéculatif ayant conduit à la crise financière, avant d’analyser, dans un second, les raisons profondes qui ont empêché de prévoir l’ampleur de l’instabilité qui a fini par toucher les marchés.

La crise que nous avons connue est la conséquence de ce que les économistes appellent le risque systémique, qui est l’échec général de la coordination des marchés. Ce phénomène remet en cause l’idéologie de la contre-révolution monétariste des « marchés efficients », qui s’est développée au début de la libéralisation financière dans les années 80. Les marchés efficients étant réputés autorégulateurs, il convient de réduire au minimum le rôle des instances publiques de régulation puisque les actionnaires et les marchés boursiers sont la boussole de l’économie.

Le risque systémique est évidemment un scandale pour cette théorie. En sapant le paradigme sur lequel est fondé, depuis trente ans, le lien entre les marchés, les autorités, les agents financiers et le reste de l’économie, il impose de recourir à un autre paradigme, selon lequel la finance n’est pas intrinsèquement instable mais connaît, l’histoire l’a montré depuis des siècles, des périodes récurrentes d’instabilité.

Il convient tout d’abord de ne pas confondre les notions d’incertitude et de risque. Le risque est une évaluation : de même que le marché évalue le prix relatif des biens, il évalue le prix relatif des promesses sur le futur, que sont les créances et les actifs. Comme ce sont des différences qui sont évaluées - les notes des agences de notations ne traduisent que des différences, la note absolue n’a aucun sens -, l’évaluation est établie selon une échelle ordinale.

Le niveau de risque général, qui sert de référence à la mesure des différences, est dès lors déterminé par le prix de la liquidité, qui est fixé par la banque centrale au moyen de sa politique monétaire. Il y a donc au moins un taux d’intérêt qui n’est pas déterminé par le marché, mais par une autorité qui lui est extérieure.

L’incertitude radicale se caractérise, elle, par une perte des repères : les agents ne savent plus évaluer les différences, qui s’exprimaient par des primes de risques – des spreads. Dans la mesure où ils ne savent plus différencier les produits, les agents se réfugient vers la liquidité absolue, considérée comme le dernier refuge. On notera que seuls les bons du trésor allemands, français ou américains, ceux des pays les plus sûrs, étaient recherchés durant la crise, d’où une explosion des spreads pour tous les autres produits financiers dont personne ne voulait plus, quelles qu’ait été par ailleurs la valeur des entreprises ou la qualité des agents économiques.

En temps normal, la spéculation joue un rôle équilibrant : des acteurs financiers mieux informés que d’autres, découvrant que les prix de certains produits ne correspondent pas à leur valeur réelle, jouent sur le retour des prix à cette valeur. Au contraire, en cas d’incertitude radicale, c'est-à-dire en l’absence de repères permettant d’évaluer les différences, la spéculation ne consiste plus à retrouver un prix d’équilibre entre les variations liées aux chocs du marché : privés de tout déterminant objectif, les acteurs prennent leurs décisions en fonction d'heuristiques qui consistent, finalement, à imiter les autres. Chacun étant à la même enseigne, il se produit une convention de méfiance à l’égard de toutes les valeurs, sauf de la liquidité absolue : c’est une convention de peur. La spéculation devient, de ce fait, déséquilibrante et finit par provoquer des processus destructeurs.

Le phénomène peut être fulgurant : le 8 août 2007, en annonçant qu’elle n’était plus capable d’évaluer certaines SICAV dynamiques, la BNP a mis « le feu aux poudres ». Les marchés se sont gelés d’un coup et les banques centrales ont été contraintes d’intervenir immédiatement : tel est le paroxysme d’un processus de spéculation destructeur. Pour créer un prix d’équilibre, il convient que les positions des acteurs du marché sur un même produit soient différentes : certains cherchent à vendre parce qu’ils pensent que le produit va baisser tandis que d’autre souhaitent acheter pour la raison inverse. Au contraire, en raison des mouvements collectifs que crée l’incertitude radicale, on assiste à la disparition de tout prix d’équilibre et donc à un défaut généralisé de coordination.

C’est donc bien en raison de la perte de tous les repères et de l’indifférenciation des valeurs que cette perte entraîne, que l’incertitude radicale se traduit par l’échec de la coordination des comportements privés et l’apparition de comportements collectifs : statistiquement parlant, on peut du reste observer une très forte corrélation des opinions individuelles tournées vers la méfiance.

Je vous l’ai dit en commençant : le socle fondamental, sur lequel reposent les évaluations différenciées, dépend d’au moins un taux d’intérêt déterminé non pas par les marchés, lesquels ne peuvent déterminer que des valeurs relatives, mais par les banques centrales : lorsque l’incertitude radicale touche ce socle, il appartient aux banques centrales, qui sont le dernier régulateur, de tenter de calmer l’angoisse généralisée des opérateurs de marché en garantissant un prix plancher des actifs. Elles le font en injectant des liquidités dans le marché interbancaire afin d’assurer un taux d’intérêt. C’est ce qu’elles ont fait dès le mois d’août 2007.

Lorsque la crise est d’une importance relative – je pense à la crise que Long Term Capital Management a connue en 1998 ou à la crise de liquidités qui a suivi le 11 septembre 2001 –, une seule action spectaculaire de la banque centrale concernée suffit à rendre la confiance aux marchés. La convention de méfiance se transforme alors d’un seul coup en convention de confiance. Dans le cas qui nous occupe, nous avons au contraire assisté à une récurrence de crise, en raison d’un autre phénomène : une dérive massive du crédit et donc un surendettement massif. Ce phénomène a nourri de manière permanente la crise de liquidités.

Il convient d’expliquer une accumulation aussi grande de dysfonctionnements. De fait, la crise que nous avons connue ne relève pas de la seule finance : elle a des racines plus profondes.

En ce qui concerne la finance, on a observé un changement profond du modèle de crédit. Dans le modèle traditionnel, les banques évaluent le risque individuel des candidats emprunteurs, puis, en cas d’acceptation du dossier, portent ce risque jusqu’à l’échéance des prêts. Comme elles prennent elles-mêmes le risque, elles ont tout intérêt à l’évaluer correctement. Or, nous sommes passés à un modèle où le risque n’est plus évalué par les offreurs de crédits initiaux, mais transféré à d’autres dans un processus de titrisation et de création de produits dérivés. Un tel processus incite fortement à la sous-évaluation, laquelle n’aurait pu être évitée que par un renforcement de la supervision. Mais les marchés étaient supposés efficients, le rôle des instances publiques de régulation avait été précisément réduit au minimum. Ce type de crédit n’a pas été supervisé, alors même que les banques qui pratiquent le crédit traditionnel le sont, puisque les risques qu’elles prennent peuvent mettre en cause leur bilan.

De fait, en pratiquant le crédit dans le seul but de le revendre instantanément à ces arrangeurs que sont les grandes banques d’affaires internationales, on a permis à des courtiers, qui n’appartiennent pas au secteur bancaire, de proposer du crédit, voire de démarcher de manière agressive les éventuels emprunteurs : ce fut le cas surtout dans les pays anglo-saxons, mais non en France, heureusement. Le moindre surendettement des ménages français explique en partie que la crise soit moins profonde dans notre pays.

Les courtiers étant rémunérés à la commission, ils n’avaient aucun intérêt à évaluer le risque, celui-ci retombant de toute façon sur le dernier acheteur du titre. C’est pourquoi, les banques d’affaires tirant profit des transactions de gré à gré, les intermédiaires de la finance avaient intérêt à allonger les chaînes de crédits, le risque se trouvant transféré en cascade de manière indéfinie.

Cette sous-évaluation du risque a été aggravée par les effets pervers de la régulation de Bâle : d’une part, celle-ci, limitée aux banques commerciales, ne concernait pas les banques d’investissement pur – ce qui n’a pas joué pour la France qui a des banques universelles ; d’autre part, le capital n’intervenant que dans le calcul du portefeuille bancaire, qui reste au bilan, un tel mode de calcul du ratio de solvabilité a représenté un véritable pousse-au-crime, puisque ce qui était hors bilan n’avait pas à être assuré en termes de capital. À partir de 2004, la perspective de l’entrée en application des recommandations de Bâle II a incité les banques à titriser au maximum, afin de se débarrasser des crédits en les intégrant dans des structures hors bilan.

À cela s’est ajouté le fait que le mécanisme de la titrisation, en termes d’incitation, n’a pas été compris.

Enfin, on ne peut que souligner la naïveté ou la crédulité des investisseurs qui ont acheté les titres. Je pense non seulement aux fonds de pension ou aux fonds souverains, mais également aux compagnies d’assurance et aux banques secondaires, notamment les Landesbanken allemandes : sous la pression de la Commission européenne, au nom du principe de concurrence, les garanties publiques pour les Landesbanken qui financent les collectivités locales ont disparu en 2005. Pour pallier les effets de l’augmentation du coût du crédit que cela entraînait, elles ont cherché à améliorer leur rentabilité. Cela les a conduites à acheter des subprimes, si bien qu’elles se trouvent aujourd'hui dans une situation très préoccupante.

N’oublions pas non plus que l’encadrement macroéconomique a encouragé la crédulité de certaines banques, des fonds de pension ou de certains investisseurs collecteurs d’épargne : c’était en effet une période de très bas taux d’intérêt obligataire et un portefeuille standard ne permettait plus, notamment à une caisse de retraite, de réaliser des profits correspondant aux engagements de passifs. Il convenait donc de chercher des actifs alternatifs mais, faute d’une expertise suffisante, le risque n’a pas été maîtrisé.

La même crédulité a du reste été partagée par tous les investisseurs ainsi que par les agences de notation, qui ont recommandé l’achat des tranches seniors des crédits hypothécaires titrisés en leur affectant la note triple A. Personne ne s’est alors demandé comment on pouvait donner une même note à des obligations d’État et à des titres comportant forcément un risque plus élevé, puisqu’ils rapportaient un intérêt très supérieur. Les investisseurs ont cru réaliser ce qu’on appelle dans le jargon financier de l’« alpha », c'est-à-dire obtenir plus de rendement sans prendre plus de risque. Même la Banque centrale de Chine s’y est fait prendre.

Le mécanisme de spéculation s’est donc enclenché et généralisé sans rencontrer aucun obstacle, ce qui a entraîné un surendettement massif et la création d’une bulle par une augmentation absurde du prix des actifs. Or le propre de la bulle spéculative, c’est de ne pas pouvoir soutenir les prix : aussi l’effondrement devient-il inéluctable. Toutefois, comme personne ne connaît la date de cet effondrement – c’est l’incertitude radicale –, la concurrence pousse les spéculateurs, qui espèrent pouvoir tirer à temps leur épingle du jeu, à poursuivre leur fuite en avant.

L’apparition de bulles boursières est un phénomène récurrent – rappelez-vous celles ayant touché le secteur des hautes technologies ou les économies asiatiques. Ce qu’il faut savoir, dans le cas présent, c’est que le marché du crédit contre collatéral n’est pas un marché ordinaire - ce que trop d’économistes orthodoxes oublient. Dans le cadre du marché ordinaire, en cas de hausse importante du prix d’un bien, on assiste à une diminution de la demande et à une augmentation de l’offre, ce qui crée un nouvel équilibre. Au contraire, dans le cadre d’un crédit contre collatéral, la garantie repose sur l’anticipation de la hausse de la valeur du bien, qui sera saisi en cas de faillite du débiteur. On n’a donc pas à s’intéresser aux revenus du débiteur par rapport au montant de sa dette si on anticipe la poursuite de la hausse du prix de l’actif financé par le crédit.

Une telle dérive spéculative est fonction d’une heuristique bien précise : les prix immobiliers sont censés monter indéfiniment pour l’ensemble d’un territoire donné, hypothèse que les grandes banques d’affaires et les agences de notation n’ont pas hésité à formuler pour le territoire américain. La demande de crédit ne peut dès lors qu’augmenter avec le prix, au lieu de baisser. En effet, la bulle financière permettant de réaliser l’anticipation, si la bulle est appelée à durer indéfiniment, la valorisation s’accroît avec elle : la demande de crédit augmente puisqu’elle finance l’anticipation. L’offreur fait le même raisonnement, espérant, en cas de difficultés du débiteur, revendre avec profit le collatéral. Dans une telle logique, l’offre et la demande sont corrélées dans le même sens, si bien que le taux d’intérêt ne peut plus équilibrer le marché : on aboutit dès lors à un processus de dérive systématique. En l’absence de toute régulation, ce processus a atteint un niveau historique.

J’en viens à mon second point : la nature du capitalisme financier qui est apparu dans les années 80, et s’est développé depuis les années 90.

Ce capitalisme a entraîné des déséquilibres structurels parce qu’il a mis fin au modèle antérieur, dont l’objectif était le développement des entreprises en vue de créer une valeur réelle et d’en partager le fruit. La logique de la grande croissance reposait sur un partage entre profit et salaire réel qui assurait à celui-ci une croissance au même rythme que la productivité. Quant au taux de profit, il était stable. Le processus inflationniste des années 70 – ce fut la première crise – a perturbé ce modèle de manière radicale. L’inflation et la spéculation participent de la même logique. En quelque sorte, on a remplacé, dans les années 2000, le processus d’emballement par l’inflation sur les marchés des biens, qui était celui des années 70, par un processus d’inflation sur les marchés des dettes.

Mais il convient avant tout de comprendre les deux ressorts fondamentaux de la nouvelle logique qui a animé les entreprises. D’une part, celle-ci n’a plus eu pour objectif de redistribuer la richesse créée par l’ensemble de la société mais de maximiser la valeur boursière en vue de maximiser les gains des actionnaires. D’autre part, dans le cadre de la libération financière, les actionnaires se sont mis à exiger des entreprises des taux de profit bien supérieurs au rendement réel du capital productif. Il a donc fallu recourir à l’effet de levier en augmentant la dette relativement aux fonds propres : cette exigence a entraîné une nécessaire déformation des bilans, laquelle nécessite le recours à l’endettement. Les entreprises ont donc été incitées, d’une part, à réaliser des fusions-acquisitions plutôt qu’à développer leur capital productif, et, d’autre part, à s’endetter massivement pour augmenter leur rendement financier par rapport à leur taux de profit intrinsèque. Cette logique de la valeur actionnariale a donc entraîné une dérive très profonde du rendement financier par rapport au rendement intrinsèque du capital productif.

Il faut également se rappeler que, selon la théorie financière classique, en cas de hausse importante de la Bourse, la valeur des actions, et donc de l’entreprise – la Bourse évalue l’entreprise en tant qu’entité économique – croît plus vite que le coût de reproduction du capital lorsqu’on achète les biens matériels. Il convient donc d’émettre des actions, afin de rendre la part des actions dans le financement de l’entreprise supérieure à celle des dettes. Or c’est le contraire qui a été fait, puisqu’on a procédé à des rachats massifs d’actions pour augmenter les dividendes. De cette façon, le rendement de l’actionnaire ne repose plus seulement sur le paiement régulier du dividende : ce que l’actionnaire gagne, c’est le montant du dividende qui lui est versé en termes de revenus augmenté de l’appréciation du coût de l’action.

En conséquence, ce ne sont pas les ménages qui ont financé les entreprises, mais les entreprises qui ont financé les actionnaires ! Telle est la logique sur laquelle ont reposé les processus spéculatifs que j’ai évoqués.

Pourquoi les ménages s’endettent-ils ? En baissant le niveau du capital (« destruction » d’actions par les rachats, relèvement du levier), on réduit le dénominateur du ratio que l’on veut maximiser. Mais on peut également être tenté d’augmenter le numérateur en exerçant une pression sur le partage entre salaire et profit. Cette pression a été facilitée par l’extension fantastique du marché du travail, avec l’entrée de la Chine et de l’Inde dans l’économie mondiale : l’offre de travail est devenue élastique, l’augmentation des salaires s’est trouvée bloquée du fait de la concurrence venant du monde entier, et il s’en est suivi la déformation du partage des revenus à laquelle nous avons assisté. La part des salaires dans la valeur ajoutée n’a fait que baisser – phénomène encore accentué dans les pays anglo-saxons, où le processus avait le plus d’amplitude – et le niveau du salaire moyen s’est déconnecté de la productivité, devenant insuffisant pour que la masse des salariés maintienne ses modes de consommation. Les ménages ont donc baissé leur taux d’épargne (jusqu’à zéro aux États-Unis) et augmenté leur endettement pour compenser des revenus qui ne croissaient pas assez vite.

On a ainsi créé une fragilité financière du côté des entreprises, du côté des ménages, mais aussi du côté des États, dont les revenus ont reculé sous l’effet d’une réduction systématique de la fiscalité sur le capital : entre 1992 et 1996, le taux moyen de l’impôt sur les sociétés est passé de 45 à 35 % dans les pays du G7. Du fait des difficultés rencontrées pour honorer leur service public, on a assisté à une dérive de l’endettement d’abord faible en raison d’une croissance satisfaisante, puis à une explosion au moment de la crise.

M. le président Henri Emmanuelli. Au regard de la déstabilisation que vous avez décrite dans la première partie de votre exposé, avez-vous le sentiment que les régulateurs ont failli ? Si oui, lesquels ?

Concluez-vous de vos observations qu’il serait bon d’interdire, ou de limiter, le rachat par une société de ses propres actions ?

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Je vous remercie, monsieur le professeur, d’avoir décrit clairement les maux. Qu’en est-il des remèdes ? Comment prévenir la répétition de tels phénomènes ? Les autorités compétentes ont-elles, à vos yeux, pris le bon chemin ?

M. Paul Giacobbi. Vous avez évoqué le rôle des banques centrales après l’éclatement de la bulle spéculative. Pourriez-vous revenir sur leur rôle avant cet éclatement ? La Fed semble avoir eu un rôle amplificateur. L’ouvrage Wall Street Revalued : Imperfect Markets and Inept Central Bankers, notamment, montre le lien entre les bulles spéculatives et la politique monétaire des banques centrales.

En matière de titrisation, je partage votre analyse. Le problème n’est pas la première titrisation, où l’on arrive à déterminer à peu près de quoi il s’agit, mais la titrisation en cascade, où le risque augmente et où la rémunération est couverte par le recours à de nouveaux souscripteurs (c’est le Ponzi scheme, analysé notamment par Hyman Minsky).

Enfin les autorités, notamment en Europe, ne se trompent-elles pas à nouveau de débat en invoquant une augmentation du ratio de Bâle alors que les titrisations, y compris les titrisations en cascade qui ne sont nullement interdites, se poursuivent ? Cette mesure est tout à fait inopérante dès lors que le phénomène se déroule essentiellement « hors banque » (over the counter) et échappe, comme vous l’avez rappelé, au ratio de Bâle. Au vu des réflexes que nous conservons, on peut se demander si nous avons beaucoup avancé dans l’analyse des solutions. Augmenter le ratio de Bâle, c’est appliquer un cautère sur une jambe de bois !

M. Jean-Pierre Gorges. Tout le monde réclame de la régulation. Or je constate que, lorsqu’il y a des régulateurs, c’est le bazar ! Somme toute, les choses ne se seraient-elles pas mieux passées s’il n’y avait pas eu de régulation ? Ne pourrait-on privilégier des mécanismes légaux simples, telles la limitation du rachat d’actions par une entreprise ou l’interdiction de vendre une chose que l’on ne détient pas ?

Votre autopsie du système est remarquable. Mais où étiez-vous à cette époque-là ? Avez-vous vu le coup venir ?

M. Yves Censi. J’ai beaucoup apprécié la limpidité de votre explication, monsieur le professeur. La valeur se rapporte au risque. Aussi, lorsqu’il devient impossible d’identifier le périmètre du risque, elle devient aberrante.

Vous avez insisté sur le contraste entre la valeur réelle d’une entreprise, fondée sur sa production, ses actifs, ses ressources humaines, et sa valeur boursière, beaucoup plus volatile et sujette à emballements. Estimez-vous que cette distorsion est liée aux nouvelles normes comptables fondées sur la valeur boursière ? Faut-il remettre ces normes en question ou la cause principale n’est-elle pas la myopie des acteurs financiers ? On a vu certaines entreprises perdre toute leur valeur boursière alors qu’elles étaient tout à fait viables !

M. le président Henri Emmanuelli. Ou l’inverse : on a pu racheter très cher des entreprises parce que l’on obtenait du crédit pour le faire.

M. Yves Censi. Ce qui est grave, c’est qu’une entreprise puisse s’effondrer parce que l’on dit, à tort, qu’elle ne vaut plus rien.

M. Michel Aglietta. La loi adoptée aux États-Unis vise à traiter les problèmes globalement. En Europe, on a des directives séparées. La vision d’ensemble que proposait le rapport de M. de la Rosière s’est trouvée éclatée, du fait de mécanismes de négociation renvoyant soit aux hedge funds, soit aux marchés dérivés, soit aux assurances, etc. D’une certaine manière, les Américains ont repris le dessus et l’on peut se demander si leur législation ne va pas avoir des effets sur l’ensemble des instances de négociations internationales – le G20, le FMI et le Comité de Bâle, qui est désormais investi d’un rôle de proposition considérable et devient le lieu de coordination entre tous les banquiers centraux et superviseurs.

Bien entendu, il faudra prendre ce qu’il y a de meilleur aux États-Unis. L’Europe dispose déjà, mais sans la même force décisionnaire, d’un Comité du risque systémique. Jusqu’à présent, le postulat (celui de Bâle, notamment) était qu’une régulation individuelle suffisait : un comportement raisonnable des banques était censé garantir la robustesse du système. Or l’échec est bien celui de cette coordination par les marchés. J’y reviens, les marchés du crédit ne fonctionnent pas comme des marchés ordinaires : il existe des situations dans lesquelles le marché dérive par sa propre logique.

Voilà pourquoi on n’y a rien vu. C’est dans l’euphorie que les fragilités sous-jacentes se développent. Les comptes font apparaître une très bonne rentabilité et l’on développe un discours affirmant que cette situation euphorique est normale et correspond à des changements profonds. This time is different, pour reprendre le titre d’un récent ouvrage de Rogoff et Reinhart : avant chaque crise, la communauté financière et académique explique que les enseignements des crises passées ne sont pas pertinents parce que l’on n’est plus dans le même monde. Dans cet état d’extrême euphorie, on ne voit rien car on ne construit pas les indicateurs.

Si l’on a créé le Comité du risque systémique, c’est que le danger le plus important est la propagation des chocs et des instabilités d’un acteur à tous les autres, avec effet de feedback. Il faut examiner non seulement le bilan des acteurs, mais aussi leurs interconnections. Un acteur systémiquement important n’est pas nécessairement de grande taille, mais ses interconnections créent un risque de contreparties s’enchaînant les unes aux autres. C’est ainsi qu’AIG abritait en son sein une véritable bombe, à savoir une banque d’investissement cachée qui était la contrepartie des marchés dérivés du crédit du monde entier. La Fed ne pouvait laisser AIG faire faillite le lendemain de la faillite de Lehman Brothers : comme l’a dit Ben Bernanke, si l’on n’avait rien fait, l’économie aurait connu un effondrement généralisé.

Bref, il faut identifier et superviser de façon plus rigoureuse les entités systémiquement importantes : des banques traditionnelles mais aussi des hedge funds de grande taille, des banques d’investissement, des investisseurs institutionnels développant des activités d’intermédiation de marché. Ce « système bancaire fantôme » (shadow banking system) est à l’origine de la plupart des dérives qui ont mené à crise. Puisqu’il n’était regardé par personne, il est logique que l’on n’y ait rien vu !

J’en viens la question plus personnelle qui m’a été posée. Dans un livre paru en avril 2007, j’affirmais qu’une crise immobilière aux États-Unis était certaine en raison de la dérive des prix. Je n’étais d’ailleurs pas le seul à le dire. Mais on ne pouvait discerner la nature du processus de transmission de risques, dans la mesure où le phénomène était totalement opaque et caché par les banques d’affaires. C’est à mon retour de vacances, le 15 août 2007, que j’ai commencé à reconstituer le puzzle à partir des informations qui arrivaient.

Les agences de notation, en particulier, ont dû s’expliquer : alors que les prix de l’immobilier baissaient depuis l’automne 2006 mais que l’on continuait à titriser abondamment, elles n’ont dégradé massivement les crédits qu’en avril 2007.

La myopie généralisée s’explique aussi par le fait que les régulateurs ne contrôlaient pas le cœur du mécanisme. Aux États-Unis, chacun des régulateurs est en concurrence avec les autres et veille à sa chasse gardée. En Europe, cette concurrence se retrouve au niveau national : alors que beaucoup de banques sont transnationales, les régulateurs nationaux, jaloux de leurs informations sensibles, ne veulent pas coopérer. Le Conseil du risque systémique obligera à coopérer. Il appartiendra aux banques centrales, qui seront le pivot du Conseil, d’élaborer des indicateurs d’alerte, d’abord assez simples pour détecter le moment où les choses commencent à mal tourner.

Il faut d’ailleurs noter que la Banque des règlements internationaux (BRI) tirait la sonnette d’alarme au sujet de la dérive du crédit depuis la première crise immobilière des années 1990, qui avait mis en faillite les banques scandinaves. Les autorités ont ignoré ces mises en garde.

Le principal progrès, aujourd'hui, est que l’on se rend compte enfin que les marchés ne sont pas toujours capables de fonctionner et qu’il faut s’en occuper par une régulation macroprudentielle.

Les indicateurs simples peuvent donner une première alerte. Si l’on constate un dérapage des prix d’actifs, un écrasement des spreads de crédit traduisant une évaluation incorrecte du risque, une augmentation rapide du volume du crédit par rapport au PIB, la configuration est dangereuse. Il faut dans un second temps que la banque centrale organise des tests de stress macroéconomique, à l’avance (et non pas après coup) et avec une certaine périodicité. Ces tests permettent de déterminer où sont les risques de contrepartie les plus importants. Si on les avait pratiqués avant la crise, on aurait sans nul doute identifié AIG.

Par ailleurs, en dépit de l’opposition du lobby bancaire, il faudrait interdire certaines activités très dangereuses au sein des banques. C’est ce que l’on appelle la règle Volcker : le compte propre des banques investi pour rechercher des rentabilités extrêmement importantes constitue un facteur de fragilité considérable ; il faut donc séparer cette activité dans des filiales capitalisées séparément, qui ne contaminent pas la banque, qui ne soient pas « subventionnées » par elle et qui ne mettent pas les dépôts en danger.

L’Europe ne mettra pas œuvre cette règle car on considère que le modèle de la banque universelle donne un avantage comparatif. Les États-Unis, en revanche, vont dans cette direction.

Autre sujet de réflexion, le fameux principe du too big to fail, qui fait que des entités financières se considèrent comme tellement importantes d’un point de vue systémique qu’en cas de menace de faillite, elles prennent en otage les régulateurs et les autorités politiques, obligés de les sauver de peur d’un effondrement de l’ensemble du système.

Comment résoudre la question de la faillite, c'est-à-dire de la sanction nécessaire pour les banques, tout en évitant la propagation ? Un système de marché capitaliste où tout un secteur s’exonère de la loi de la faillite est en danger de mal fonctionner. Il faut trouver le moyen de rétablir une possibilité de résolution des faillites bancaires avec sanction des dirigeants, des actionnaires et des gros obligataires, qui ont le pouvoir de faire de la « discipline de marché » mais qui ne le font pas. Les faillites, puis les restructurations, doivent pouvoir se faire. Une manière d’y répondre serait de casser les banques en réduisant leur taille (on a vu, par exemple, les effets favorables de la réduction du monopole de AT&T dans le domaine des communications). Le lobby bancaire a été capable de s’y opposer jusqu’à présent.

Plusieurs questions ont porté sur les incitations. On s’aperçoit que de nombreux dispositifs (rachat d’actions, stock-options, rémunération de certaines professions...), mis en place en vue d’aligner les intérêts des actionnaires et ceux des dirigeants, peuvent avoir des effets pervers, y compris pour les actionnaires eux-mêmes.

S’agissant des stock-options et de la rémunération des professions qui agissent sur le risque, une mesure simple serait de suivre l’opération jusqu’au bout et de rémunérer les personnes une fois qu’elle est bouclée, au lieu de distribuer des stock-options avec possibilité de revente immédiate. On s’accorde à dire que les stock-options ne devraient pas être exercées avant 3 à 5 ans, en n’étant rémunératrices que si l’entreprise a réalisé une surperformance par rapport à la Bourse. Il s’ensuivrait un véritable alignement sur l’intérêt des actionnaires, et non la constitution de fortunes invraisemblables à laquelle on a assisté.

Quant aux rachats d’actions, ils ne devraient pas être possibles s’ils ne sont pas fondés sur une logique d’entreprise et ne servent que d’expédient pour créer une plus-value à court terme. Sur le plan comptable, le rachat engendre une fragilité du passif qu’il est nécessaire de justifier par l’utilité que peut avoir la hausse du cours pour l’entreprise (réalisation d’acquisitions ou de fusions dans de meilleures conditions, par exemple). On ne peut interdire systématiquement cette pratique dans une économie de marché, mais on a besoin de plus de transparence et d’argumentation.

En matière de titrisation, il faut également séparer le bon grain de l’ivraie. La titrisation peut être une très bonne chose. Dans le contexte actuel, par exemple, ce serait une bonne chose de titriser les crédits aux PME, et de vendre ces titres aux investisseurs institutionnels. Cela étant, une supervision est nécessaire pour éviter le travers consistant à ne pas évaluer le risque. Une première manière de faire est d’obliger les initiateurs du crédit à en conserver une partie. Mais c’est insuffisant. Il faut y ajouter, soit le contrôle indirect des agences, soit le contrôle direct de régulateurs de marché comme la SEC, l’AMF, etc. En outre, la structure du transfert de risque doit se faire le plus possible dans le cadre de marchés organisés, ce qui implique la normalisation de ce qui est titrisable. Les titrisations en chaîne permettent de prélever des commissions et d’échapper aux règles de Bâle ; en revanche, elles n’ont strictement aucun intérêt économique. Le jeu aurait pu se cantonner aux seules banques d’affaires, mais des fonds de pensions ont acheté des titres et, du fait de leurs pertes, n’arrivent plus à payer les retraites.

M. le président Henri Emmanuelli. Concrètement, il devrait être possible de titriser une fois mais pas deux...

M. Michel Aglietta. Les titrisations en chaîne doivent être interdites. La titrisation simple, elle, doit être standardisée pour pouvoir accéder à des marchés avec chambre de compensation.

M. Yves Censi. Le problème semble venir davantage des mélanges que des reventes.

M. Michel Aglietta. En effet. Lorsqu’il y a eu mélange, il devient impossible de contrôler les corrélations. On croyait diversifier le risque en créant des « paniers », or, lorsque les prix d’actifs sous-jacents ont connu des chocs, une corrélation considérable s’est produite et a entraîné une explosion du risque que les concepteurs des titres eux-mêmes n’avaient pas prévue.

Une autre idée serait de dissuader les investisseurs institutionnels de prendre dans leurs portefeuilles des produits qu’ils ne connaissent pas ! La discipline de marché dépend de la capacité des acteurs de bout de chaîne à évaluer le risque que contient le produit et, le cas échéant, à ne pas l’acheter, donc à faire peser une contrainte sur les émetteurs.

En résumé, si l’on dispose d’un pivot macroprudentiel (le Conseil du risque systémique), si l’on dissocie de l’activité bancaire proprement dite des activités qui doivent relever d’entités capitalisées séparément, si l’on arrive à faire régresser le problème du too big to fail, si enfin on réforme le marché des dérivés, on disposera d’un ensemble qui devrait rendre la finance plus stable.

J’en viens aux questions relatives aux responsabilités des banques centrales.

Ceux qui critiquent Alan Greenspan sont des détracteurs a posteriori. Auparavant, ses capacités « surnaturelles » faisaient l’unanimité ! Quoi qu’il en soit, son idéologie était celle du marché efficient : l’économie fonctionne avec des chocs dont les banques centrales doivent gérer les conséquences après coup. Théoriquement, les crises doivent rendre les acteurs plus responsables, le banquier central évitant quant à lui des pertes trop importantes en injectant la liquidité nécessaire (ce qui a eu pour conséquence, après 2001, de relancer la spéculation sur l’immobilier).

Plus précisément, la Fed a commencé à remonter ses taux à partir de mai 2004, alors que l’on était à 1 % depuis le début de 2001. La remontée a été rapide puisque, au printemps 2007, on est arrivé à 5,25 %. Or, pendant tout ce temps, les taux longs n’ont pas bougé. « L’énigme des taux longs », pour reprendre l’expression de Greenspan, est facile à résoudre : c’est la globalisation. Les déficits massifs des États-Unis sont rachetés par la Chine et les pays pétroliers, lesquels réinvestissent dans les obligations américaines. Dès lors, le marché obligataire n’est pas entraîné par la hausse des taux courts, ce qui favorise les déséquilibres globaux et la spéculation. Le manque de concertation entre les banques centrales et les antagonismes entre préférences nationales sont à l’origine de ces phénomènes.

M. le président Henri Emmanuelli. Le FMI n’a rien vu ?

M. Michel Aglietta. C’est la BRI qui a donné l’alerte. Le FMI, qui est hors du jeu sur le plan monétaire, retient de la globalisation que le marché du travail devient plus fluide et que la baisse des coûts salariaux permet de produire davantage. Et force est de constater que la croissance s’accélère, en particulier dans les pays émergents, dans un contexte d’inflation basse.

Ce point me conduit à revenir au rôle des banques centrales. La stabilité financière doit devenir un de leurs objectifs – c’était d’ailleurs le motif de leur création au XIXe siècle. À partir des années 1980, on a pris un virage à 180 degrés en leur assignant pour seul objectif la stabilité des prix au sens strict (c'est-à-dire les prix des biens et services). Les prix des actifs n’étant pas compris dans l’inflation, ils leur échappent.

C’est un problème de doctrine difficile. Jan Tinbergen, prix Nobel d’économie, a démontré que l’on ne pouvait, avec un seul instrument, gérer deux objectifs si ceux-ci ne sont pas parfaitement corrélés. Il faut donc chercher d’autres instruments d’ordre macroprudentiel, permettant le contrôle de l’offre agrégée de crédit. Les banques centrales doivent s’occuper également du volume du crédit en rapport avec les prix d’actifs.

M. le président Henri Emmanuelli. À une époque, la Banque de France avait une vision exacte du volume de crédit à tout moment.

M. Michel Aglietta. Néanmoins, elle ne menait pas de politique de crédit. De même, la BCE peut observer le volume de crédit. Mais, dans les années 2000, elle n’a fait que constater que ce volume augmentait très vite, sans jamais agir en fonction de cette donnée.

M. Jean-Pierre Gorges. En somme, nous disposons de tous les éléments pour évaluer les symptômes.

M. Michel Aglietta. Oui. Il faut maintenant changer la doctrine.

M. le président Henri Emmanuelli. La BCE craignait peut-être, en pointant l’accélération du crédit, de casser la croissance.

M. Michel Aglietta. En effet, d’autant que le phénomène est très difficile à juguler lorsque l’inflation est très basse. À l’instar de la norme d’inflation, il faudrait se doter d’une règle générale, d’un benchmark de l’évolution du crédit. La norme d’inflation à 2 ou 3 % a quelque chose d’arbitraire mais son existence contraint les anticipations des agents. De même, on pourrait indiquer que le crédit n’augmentera que d’un certain volume. C’est ce que faisait autrefois la Bundesbank, en vue notamment des négociations salariales dans les entreprises. Une telle règle permettrait d’acclimater l’idée qu’il est très dangereux que le crédit dérape.

M. le président Henri Emmanuelli. Nous vous remercions infiniment, monsieur le professeur. Si vous le voulez bien, nous vous interrogerons encore par écrit sur quelques sujets que nous n’avons pu aborder aujourd'hui.

M. Michel Aglietta. Je répondrai volontiers.

L’audition s’achève à dix-huit heures quarante-cinq.