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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 6 octobre 2010

Séance de 17 heures 30

Compte rendu n° 7

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– – Audition, ouverte à la presse, de M. Marc Touati, directeur général délégué de Global Equities.

L’audition débute à 17 h 30.

M. le président Henri Emmanuelli. Je vous remercie, monsieur Touati, d’avoir accepté notre invitation. Vous avez été pendant une dizaine d’années, directeur de la recherche économique et financière des groupes Banques populaires et Natixis et vous êtes depuis trois ans directeur général délégué de la société d’investissement Global Equities. Auteur de plusieurs ouvrages et intervenant dans plusieurs émissions, vous faites également profession de « spéculer », mais au sens philosophique du terme puisque vous vous efforcez de déterminer les perspectives qui s’offrent à nous, en l’occurrence sur un plan économique et financier.

Notre commission d’enquête vise donc à répondre à un certain nombre de questions : où s’arrête la spéculation nécessaire à l’équilibre économique et où commence celle qui lui est nuisible ? Quelles sont les méthodes employées en la matière – par exemple, en quoi le trading électronique est-il bénéfique à l’ensemble de notre économie et non pour de seuls et rares acteurs ? En outre, quel est le rôle des agences de notation ? Enfin, deux ans après la crise des subprimes, les bonnes décisions vous semblent-elles avoir été prises ?

(M. Marc Touati prête serment.)

M. Marc Touati, directeur général délégué de Global Equities. En guise de préambule, j’insiste sur le fait que nous avons connu une crise sans précédent depuis celle des années trente, tout en ayant su éviter le pire, même si tout le monde n’en est pas encore convaincu. J’ajoute que les crises sont inhérentes au capitalisme et que la suppression de la spéculation relève quant à elle d’un vœu pieux, à moins de prétendre vouloir clôturer définitivement l’ensemble des marchés financiers.

(M. Marc Touati présente et commente les tableaux annexés au compte rendu.)

Si, depuis 2000, les crises se sont succédé – krach Internet, 11-Septembre, Enron, WorlCom… – la planète n’a pas pour autant arrêté de tourner. La crise des subprimes, plus particulièrement, résulte d’une succession d’erreurs – et pas uniquement de malversations –, dont la principale a été de laisser Lehman Brothers faire faillite du jour au lendemain, générant ainsi un mouvement de panique global dont nous faisons encore aujourd’hui les frais.

Par ailleurs, l’évolution de l’indice Dow Jones – lequel reflète la croissance mondiale – au cours des quatre dernières grandes crises, soit celles du krach de 1929, de la crise pétrolière, de la crise dite des NTIC ou de la « bulle Internet » et, enfin, de la crise actuelle, montre que le 9 mars 2009 nous nous situions exactement dans la configuration de 1929 sans toutefois que des erreurs comparables aient été commises : je songe, en particulier, à l’abandon des banques à la faillite, au refus de baisser les taux d’intérêt et à l’absence de plan de relance. Nous avons donc toutes les raisons de penser que nous nous apprêtons à renouer avec les fondamentaux économiques.

En outre, il est notable que, pour la première fois dans l’histoire récente, la récession touche les pays riches et non les économies émergentes telles que la Chine, l’Inde ou le Brésil. Les États-Unis et l’Europe jouent les seconds rôles ! Il s’agit là d’un élément important puisque la puissance économique implique un pouvoir financier, et donc spéculatif, qu’il est d’autant plus difficile de maîtriser qu’il s’exerce géographiquement très loin de nous.

Autre élément essentiel : contrairement à ce que l’on croit de prime abord, la bourse suit l’évolution de la croissance mondiale et reflète donc les réalités économiques. Tôt ou tard, la réalité des marchés rejoint l’économie réelle, les « bulles » spéculatives constituant en définitive des phases temporaires.

Le problème majeur, depuis la dernière crise, demeure, selon moi, notre manque de visibilité, lequel engendre un mimétisme de mauvais aloi : ce sont alors les animal spirits ou « instincts animaux » qui prédominent, suscitant des phénomènes spéculatifs beaucoup plus facilement qu’en période de croissance forte– cela explique d’ailleurs les raisons pour lesquelles nous nous sommes fait « balader » et « arnaquer ». Je prends l’exemple du pétrole. Nous savons qu’il existe une corrélation entre la croissance mondiale et le prix du baril, l’un et l’autre augmentant de concert. En toute logique, l’inverse devrait être également vrai ; or, en 2008, année de la crise, le baril flamba jusqu’à 150 dollars.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est précisément cela qui est intéressant.

M. Marc Touati. C’est en effet l’essence même de la spéculation.

Au mois de juillet 2008, la plupart des experts soutenaient qu’un tel prix n’était pas très élevé et qu’il grimperait jusqu’à 300 dollars le baril alors que cela était économiquement insensé ! Même eux ont donc participé au « jeu spéculatif » faute de faire preuve du discernement nécessaire ! Lorsque je disais, en tant qu’économiste, que le prix du baril devait baisser à 100 dollars – à proportion, donc, de la croissance mondiale –, j’étais considéré comme un fou ! Le plus grave, ce sont les conséquences économiques d’une telle situation. Air France ayant cru que le baril atteindrait des sommes encore plus astronomiques, a acheté à terme des barils à 150 dollars ; or, leur prix ayant ensuite chuté à 34 dollars, elle a dépensé des millions inutilement. Conclusion provisoire : les acteurs économiques les plus traditionnels spéculent. J’ajoute qu’aujourd’hui la remontée du baril à 85 dollars me semble envisageable car conforme à une croissance mondiale qui devrait être de 4 %.

Deuxième exemple : le prix du sucre a également flambé au début de l’année ; or, les récoltes ayant été moins mauvaises que prévu, les prix ont été divisés par deux…

Heureusement, l’achat de produits financiers dits optionnels permet de se prémunir contre pareilles fluctuations. Par exemple, une entreprise estimant que le prix du baril repartira à la hausse peut acheter le droit d’en acquérir au cours actuel. Si, par exemple, le prix monte jusqu’à 100 dollars alors qu’il en coûte 80, c’est ce prix qu’elle paiera ; s’il chute à 60 dollars, l’option sera abandonnée. La responsabilisation de chacun des acteurs constitue donc un enjeu fondamental même si ces produits financiers sont parfois utilisés eux-mêmes pour alimenter la spéculation.

M. le président Henri Emmanuelli. La différence entre les deux pratiques est tout de même notable.

M. Marc Touati. Assurément.

Troisième exemple, enfin. L’or, dont l’once coûte 1 300 dollars, fait partie des « bulles » actuelles ignorées de tous. Par rapport aux 2 000 dollars et plus qu’elle coûtait dans les années quatre-vingt à dollar constant – hors inflation –, ce prix n’est pas élevé. Or, en quelques mois, le prix de l’or a été divisé par deux et le niveau du cours de 1980 en dollar courant n’a été retrouvé qu’en 2006. En dollar constant, celui qui a investi dans l’or en 1980 n’a pas encore retrouvé sa mise. L’or constitue certes toujours une valeur refuge, mais contre quoi ? Une récession mondiale, un krach boursier dramatique, une inflation importante, tous risques dont nous sommes actuellement préservés !

En revanche, la Banque centrale européenne (BCE) commet l’erreur de sur-pondérer le risque inflationniste, ce qui conduit à une survalorisation de l’euro par rapport au dollar. On en arrive à ce que j’appelle l’« euro-killer », destructeur de croissance qui constitue à son tour une « bulle » : une appréciation de 10 % de notre monnaie entraîne une chute de 0,4 % de point de croissance. Là encore, nous avons besoin de revenir aux fondamentaux économiques, le taux de change naturel dit natrex se situe à 1,20 dollar pour un euro. Comment pourrions-nous donc faire pour arrêter une fluctuation monétaire telle que nous l’avons connue en 2008 où l’euro valait 1,60 dollar ?

M. Paul Giacobbi. Il conviendrait de diminuer l’offre de monnaie.

M. Marc Touati. C’est en effet une solution possible, puisque les liquidités sont très importantes et qu’elles sont insuffisamment présentes sur les marchés boursiers ou pour les investissements – d’où une focalisation sur des valeurs refuge telles que l’or, l’euro ou le dollar, les États-Unis gagnant ainsi plusieurs dixièmes de point de croissance. C’est précisément là que la politique économique doit jouer son rôle, mais ce n’est pas le cas puisque les taux d’intérêt sont à 0 % aux États-Unis et à 1 % dans la zone euro, ce qui ouvre grand les portes à la spéculation.

Autre solution possible : les marchés des changes réagissant souvent aux seuls effets d’annonce, l’éventualité d’accords internationaux, particulièrement dans le cadre du G20, dont l’objet serait de limiter la flambée de l’euro, ce qui suppose un accord entre l’Europe, les Etats-Unis et la Chine.

Je le répète : la spéculation ne tombe pas du ciel ; M. Soros ne se réveille pas un beau matin en se disant qu’il va attaquer la livre sterling ou la Grèce ! Elle n’entre en jeu que lorsque la situation économique est propice.

Par ailleurs, chaque État paie des intérêts sur sa dette publique et plus il est crédible, plus les taux d’intérêt sont bas – ce qui est le cas de l’Allemagne. Le spread mesure l’écart entre le taux d’intérêt allemand et celui des autres pays : or, depuis que la Grèce est entrée dans la zone euro, en 2001, et jusqu’à 2008, ce spread était inexistant : la Grèce se situait donc au niveau de l’Allemagne – ce qui n’incitait pas à faire les réformes nécessaires ! Lorsque M. Papandréou a décidé d’augmenter les déficits publics en engageant de nouvelles dépenses au lieu de réaliser les réformes qui s’imposaient, l’Allemagne a refusé de l’aider…

M. le président Henri Emmanuelli. M. Papandréou n’a pas dit qu’il voulait creuser les déficits : il a révélé la vérité des déficits.

M. Marc Touati. Mais sans aucun engagement de les réduire, d’où le mouvement de panique. L’Allemagne laissant s’installer le doute – elle n’est pas intervenue comme l’a fait Abu Dhabi vis-à-vis de Dubaï –, les taux d’intérêt ont flambé.

De la même manière, le spread de l’Italie et de l’Espagne par rapport à l’Allemagne, par exemple, est-il encore très important. Ce sont là autant de situations génératrices de spéculation que nous avons laissé s’installer alors que les pouvoirs publics ont les moyens d’orienter et d’encadrer ces mouvements.

De plus, la spéculation ne concerne pas les seuls marchés financiers. Le secteur de l’immobilier, en France, constitue également une « bulle » spéculative illustrant cet écart cumulatif auto-entretenu entre la valeur financière d’un actif et sa valeur réelle. En 1991, l’écart entre le prix des logements anciens et le PIB en valeur était de 1 à 3,5 ; en 2007, la « bulle » s’est reconstituée, puis les prix ont baissé, mais, depuis un an, ils augmentent à nouveau régulièrement. De surcroît, l’écart entre le prix des logements et le revenu des ménages se creuse considérablement depuis les années 2000, ce qui ne manque pas de susciter de graves inquiétudes – notamment en cas d’augmentation des taux d’intérêt.

Par ailleurs, si la France ne paie que 2,5 % d’intérêt sur une dette publique qui s’élève à 83 % du PIB, c’est en raison de sa note AAA, laquelle relève presque du miracle. Que nous venions à rétrograder et le danger sera extrême ! En effet, si 26 % seulement de nos 20 % de dette publique, dans les années quatre-vingt, étaient détenus par des non-résidents, ces derniers détiennent aujourd’hui plus de 70 % de nos 83 % ! En cas de dégradation de la note, les phénomènes spéculatifs risqueront donc de s’exercer contre nous ; une fois de plus, ils ne tomberont pas du ciel mais seront les conséquences financières de nos manquements économiques.

La spéculation fait partie de la vie des marchés, mais il est possible de la limiter. Ainsi, deux grands changements ont été apportés, non pas depuis l’affaire Kerviel – il est excessif de penser qu’un seul trader puisse tromper durant deux ans tout un système de contrôle –, mais depuis la faillite de Lehman brothers, et ce afin de réduire l’exposition aux risques. L’origine de cette crise s’explique par la tentative de suppression de l’une des règles de base de l’économie et de la finance : la proportionnalité du rendement et du risque. Tout d’abord, depuis une dizaine d’années, l’illusoire modélisation mathématique de la finance a induit une déconnexion croissante d’avec les réalités économiques – les traders n’ont d’ailleurs pas pris le pouvoir mais il leur a été donné par les banques – alors que l’économie et la finance sont des sciences humaines, lesquelles supposent erreurs et failles. Fort heureusement, après ce véritable abus de confiance, les banques ont accru le contrôle des risques afin de les limiter et, surtout, de réduire l’emprise excessive de ces pseudo-modèles. Ensuite, elles ont réduit au maximum le prop-trading, lequel consistait à spéculer avec leurs fonds propres. Ces deux évolutions dureront-elles ? Pas forcément. La spéculation n’a pas disparu ; elle s’est déplacée sur le marché de l’or, sur celui des changes…

Au final, le meilleur rempart contre la spéculation consiste, me semble-t-il, à accroître la transparence bancaire et à promouvoir un meilleur contrôle des risques.

M. le président Henri Emmanuelli. Si nous savons fort bien qu’il existe une spéculation en quelque sorte « assurantielle » dès lors qu’elle tend à couvrir un certain nombre de risques et que, comme telle, elle peut avoir un intérêt économique, qu’en est-il de la « bulle » spéculative sur le marché des changes ?

Par ailleurs, si la spéculation est aussi intense, c’est que l’effet de levier est considérable pour les hedge funds, qui, s’ils disposent de cinq millions en empruntent cent ! N’est-il donc pas possible de limiter cela et d’éviter ainsi les dérapages lorsque l’enjeu principal consiste à se mettre à l’abri de catastrophes systémiques ?

M. Marc Touati. L’interdiction des ventes à découvert constitue une première piste.

M. le président Henri Emmanuelli. A-t-elle été utilisée lors de la crise ?

M. Marc Touati. Absolument.

M. le président Henri Emmanuelli. Selon l’Agence France Trésor, l’Allemagne a dit qu’elle utiliserait cette possibilité mais elle ne l’a pas fait.

M. Marc Touati. Les États-Unis l’ont fait.

M. le président Henri Emmanuelli. Sur le marché d’actions !

M. Marc Touati. Oui, puisque c’est là qu’il convenait d’agir au premier chef.

La limitation de l’effet de levier implique d’identifier plusieurs paramètres : une entreprise exportatrice souhaite se couvrir quant au risque de change du dollar et achète une option ; l’effet de levier est dès lors patent. Tout le problème vient de ce que les options peuvent être utilisées aussi pour des raisons spéculatives. La difficulté, dès lors, réside dans la distinction des deux pratiques, laquelle est particulièrement délicate dès lors que le prop-trading a été limité et que les banques agissent pour le compte de clients privés.

M. le président Henri Emmanuelli. Qu’en est-il lorsque la spéculation contre l’euro peut rapporter jusqu’à vingt fois la mise ? Je le répète, une limitation de l’effet de levier n’est-elle pas envisageable afin d’éviter les tsunamis que nous avons connus ?

M. Marc Touati. Comment aller à l’encontre de la nature même du produit optionnel ? Quel exportateur accepterait d’acheter une couverture à un prix exorbitant ?

M. le président Henri Emmanuelli. Une couverture à trois mois n’implique aucun risque de change.

M. Marc Touati. Tel n’est pas le cas lors d’un achat à terme.

M. le président Henri Emmanuelli. Telle est la limite qui sépare les opérations commerciales des opérations spéculatives.

M. Marc Touati. Comme nous l’avons vu avec le cas d’Air France, une entreprise a intérêt à se couvrir plutôt que d’acheter à terme.

M. le président Henri Emmanuelli. En l’occurrence, Air France a fait une erreur.

M. Marc Touati. La suppression de l’effet de levier reviendrait à supprimer l’option et à n’effectuer que des achats à terme, ce qui constitue un danger autrement plus grave.

M. le président Henri Emmanuelli. Il ne s’agit pas de supprimer l’option mais de limiter la capacité de spéculation.

M. Marc Touati. Cela revient à augmenter le coût de l’option, laquelle sera peut-être moins attractive.

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Parmi les dispositifs mis en place ou qui le seront et qui visent à limiter la spéculation négative ou nuisible, certains vous semblent-t-il plus efficaces que d’autres ?

En outre, est-il possible de hiérarchiser les marchés sujets à la spéculation ou cette dernière évolue-t-elle de l’un à l’autre en fonction des hausses et des baisses ?

Enfin, en quoi la note AAA de notre pays vous paraît-elle relever du miracle ?

M. le président Henri Emmanuelli. Je ne vois là aucun mystère : c’est que nous la méritons. J’ajoute que d’autres pays bénéficient de la même note alors que non seulement leurs finances publiques ne sont guère plus reluisantes que les nôtres mais que leur épargne privée est bien moindre.

M. Marc Touati. Les notes sont élaborées à partir d’un certain nombre d’indicateurs. En l’occurrence, depuis une dizaine d’années, la France devrait, selon ces ratios, être notée AA. Si les agences de notation assurent qu’elles font confiance à notre pays pour éviter des dérapages excessifs, je considère plutôt qu’elles agissent ainsi parce qu’une dégradation de notre note mettrait en péril l’ensemble de la zone euro : je le répète, un tiers des 70 % de détention non-résidente de notre dette publique étant entre les mains de non-résidents, le risque de fuite des capitaux serait immense. C’est précisément cela qui s’est passé en Grèce : les taux d’intérêt ont augmenté, la croissance a diminué, le chômage et les déficits ont crû.

M. le président Henri Emmanuelli. Il faut raison garder ! Les recettes fiscales de la Grèce sont inexistantes ! Nous n’en sommes pas là !

M. Marc Touati. Pas encore, en effet.

M. le président Henri Emmanuelli. Prenez garde à ces parallèles ! Si la note de la France est dégradée, celle de nombreux autres pays devrait l’être également !

M. Marc Touati. Très peu de pays sont notés AAA : la France, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne...

M. le président Henri Emmanuelli. Le Royaume-Uni n’est pas mieux loti que nous le sommes ; au contraire, il dispose de bien moins d’épargne privée.

M. Marc Touati. Certes mais, aujourd’hui, une part considérable de notre dette publique est détenue hors d’Europe.

M. le président Henri Emmanuelli. Les investisseurs étrangers savent fort bien que notre épargne privée s’élève à 16 % du PIB.

M. Marc Touati. Oui, mais ils veulent surtout savoir s’ils auront un retour sur leur capital.

M. le président Henri Emmanuelli. En cas de catastrophe, nous ne manquerons pas de ressources.

M. Marc Touati. Outre qu’avec 2,5 % sur dix ans le taux de rendement d’une obligation française n’est pas énorme, le risque de moins-value sur le cours de l’obligation est patent en cas de hausse des taux. La note AAA est donc de ce point de vue-là particulièrement déterminante.

M. Nicolas Perruchot. Je vous remercie, Monsieur Touati, pour cet exposé fort intéressant.

Suite aux évolutions du prop-trading, les traders les mieux rémunérés semblent fuir vers les hedge funds et des places financières qui, à Singapour ou à Hong-Kong, font peut-être preuve d’un peu moins de scrupules que leurs homologues américaines. Sachant que si la puissance publique peut intervenir, dans une certaine mesure, au sein des banques et qu’il n’en va pas de même avec les hedge funds, faut-il craindre à terme un mouvement spéculatif encore plus difficile à maîtriser ?

Enfin, si vous présidiez le prochain G 20 qui s’ouvrira le 12 novembre, quelles seraient vos priorités ?

M. Jean-Claude Mathis. En ce qui concerne le secteur de l’immobilier, n’est-ce pas la faiblesse des taux d’intérêt qui entraîne une hausse disproportionnée des prix par rapport aux revenus des ménages ?

M. Marc Touati. Pendant la dernière crise, 60 % des hedge funds ont rendu l’âme mais il est vrai que certains sont en train de ressusciter. Des banques parisiennes délocalisent ainsi une partie de leur salle de marchés à Londres, Genève ou en Asie du sud-est pour échapper notamment à des contraintes fiscales. Si, de surcroît, la taxation à 50 % des bonus bancaires devait être prolongée sans que nos partenaires immédiats ne nous imitent, le risque serait grand de voir la place financière de Paris se réduire comme peau de chagrin.

Par ailleurs, comment maîtriser les 4 000 milliards de dollars de cash des fonds souverains et privés des pays émergents ? Non seulement ce n’est pas possible mais nombre d’entreprises françaises se font aujourd’hui racheter par ces fonds, ce qui ne manquera pas, à moyen terme, de soulever le problème de notre indépendance économique. Nous avons donc urgemment besoin d’un accord international.

Le véritable enjeu du G 20, selon moi, concerne les parités de change. Je crois que nous pouvons atteindre une croissance de 2 % l’an prochain ; toutefois, avec un euro à 1,40 dollar, elle ne sera dans le meilleur des cas que de 1,50 %.

La « bulle » immobilière, quant à elle, a été en effet entretenue par des taux d’intérêt extrêmement bas mais la demande de logements neufs demeurant soutenue, un effondrement des cours est exclu. En la matière, il importe que les prix soient corrélés avec le PIB et il me semble préférable que cela soit le fait d’une hausse de ce dernier. Un fine tuning ou réglage millimétré réussi voudrait que les taux d’intérêt augmentent modérément afin de dégonfler la « bulle » tout en évitant le krach.

Je le répète : depuis la création de la zone euro, la sur-pondération du risque inflationniste et la sous-pondération des risques pesant sur la croissance me semblent dommageables. De surcroît, 3 % d’inflation n’ont jamais mis en danger quelque pays que ce soit. C’est un fait que, si depuis quinze ans tous les gouvernements annoncent quasiment les mêmes prévisions à n + 1 – 2,5 % de croissance –, cette dernière n’a été en moyenne depuis 2001 que de 1,2 % en France et dans toute la zone euro.

M. le président Henri Emmanuelli. N’oubliez pas, Monsieur Touati, que la France a été le pays du franc-or puis du franc fort et qu’aujourd’hui nous avons l’euro fort à Francfort !

M. Marc Touati : Excellente formule ! Je me permettrai, si j’ose dire, de vous l’emprunter !

M. Jean-Pierre Gorges. Les déficits ne suffisent pas à caractériser les différents pays : la dette de la France est certes importante mais sa capacité à la rembourser ne l’est pas moins, même si depuis trente ans nous avons décidé pour des raisons politiques de financer à crédit le pouvoir d’achat des ménages. Si on craignait de perdre le triple A, on arrêterait ce système pervers.

Il convient, en outre, de tenir compte de l’épargne de nos compatriotes, laquelle s’élève chaque année à 17 % de leur revenu : notre bas de laine est donc considérable !

Enfin, les 70 milliards que coûtent les niches fiscales, que je sache, sont également disponibles. Je suis persuadé que nous nous montrerions un peu plus raisonnables en cas de risque de dégradation de notre note en mettant fin à ce système pervers. Parce que la France dispose des moyens nécessaires pour ce faire, elle mérite son triple A !

M. Paul Giacobbi. La seule signification du sigle AAA est en fait « Amateur d’Andouilles Authentiques » dès lors que la corrélation n’est pas aussi forte que jadis entre la note et le spread comme nous le voyons par exemple avec l’Espagne ou même la France. Je rappelle, en outre, que les banques qui ont fait faillite étaient fort bien notées.

Par ailleurs, la crise venue des États-Unis a d’abord été immobilière puisque les banques de ce pays ont accordé des crédits remboursables sur cinquante ans à des personnes qui répondaient à l’acronyme « NINJA », No Incom, No Job or Asset. Parce que les prix étaient censés augmenter, on a fabriqué pour les deux géants du crédit hypothécaire, Fannie Mae et Freddie Mac, 6 000 milliards de dollars garantis par le Trésor public, soit la moitié du PIB annuel !

S’agissant du secteur pétrolier, je partage votre analyse, Monsieur Touati. Au mois de novembre 2008, j’avais remarqué ici même que si la corrélation entre l’offre et la demande était inexistante dans la fluctuation du prix du baril entre 150 et 70 dollars, elle l’était en revanche sur le New York Mercantile Exchange (Nymex) dès lors que 80 % des acteurs du marché n’entretenaient aucun lien avec le secteur pétrolier lorsque le prix était à son maximum. Ces derniers avaient alors besoin de liquidités en raison des erreurs qu’ils avaient faites ailleurs, puis ils se sont retirés brutalement et le marché est revenu au prix d’équilibre de 70 dollars tel que l’Agence internationale de l’énergie a défini ce dernier.

Enfin, je note que si les crises d’antan étaient sans doute mal gérées, elles avaient des vertus purgatives et je ne suis pas certain que l’injection de masses monétaires telle que nous la pratiquons aujourd’hui soit un remède adapté. Alors que les banques centrales s’apprêtent à se lancer dans du quantitative easing en achetant des centaines de milliards de dollars de bons du Trésor à des taux qui sont sans rapport avec le marché, je ne peux que constater que les problèmes sont loin d’être réglés et que l’inflation n’est pas tant redoutée que l’on veut bien le dire. La BCE a ainsi injecté sur le marché 1 000 milliards de dollars au taux de 1 % ; après un premier remboursement, elle a réinjecté une somme équivalente et elle s’apprête à acheter de nouveaux bons du Trésor ; la Federal Reserve (FED) a quant à elle fait de même et a doublé son bilan en deux ans. Comment la spéculation pourrait-elle cesser dans ces conditions ?

M. le président Henri Emmanuelli. Vous parliez de purge mais, le problème, c’est que ce ne sont pas les responsables de la crise qui paient !

M. Paul Giacobbi. Pour quelle raison celui qui a l’argent ou qui peut l’avoir pour 0 % ou 1 % n’achèterait-il pas des bons du Trésor grec dont le taux institutionnellement garanti par toutes les autorités possibles et imaginables sera de 8 % ou 9 % ?

J’espère, enfin, que nous aurons l’occasion d’entendre M. Andrew Smithers dont les travaux sont particulièrement importants quant au rôle des banques centrales et à l’articulation entre les taux d’intérêt et les asset bubbles.

M. Marc Touati. Le principal danger auquel nous sommes confrontés n’est pas tant la dette elle-même qu’une charge d’intérêt supérieure à la croissance économique. De ce point de vue-là, perdre la note AAA pourrait avoir des effets dévastateurs.

En outre, nous souffrons d’une vision à court terme qui interdit toute purge, laquelle serait d’ailleurs délicate.

M. Paul Giacobbi. En effet, d’où ma préférence pour le fine tuning.

M. Marc Touati. Avec 3 % de croissance aux États-Unis, les taux d’intérêt devraient être au moins de 2,5 % quand ils sont de 0 %. C’est le courage qui fait parfois défaut pour affronter une situation économique délicate !

En ce qui concerne les matières premières, nous savons fort bien que des sommes deux ou trois fois plus élevées que ne le sont les valeurs réelles du marché sont parfois échangées. Afin de faire cesser cette pratique inacceptable, il est possible, comme le propose M. Pascal Lamy sur le plan européen, de ne faire intervenir que les investisseurs patentés de ces marchés.

M. le président Henri Emmanuelli. Si nous sommes impuissants à lutter contre la spéculation, monsieur Giacobbi, pensez-vous que nous n’avons plus qu’à nous en remettre à la Providence – pour ceux qui y croient, bien entendu ?

M. Paul Giacobbi. Les statistiques de la Bank for International Settlements l’attestent, monsieur le président : les masses monétaires émises continuent d’augmenter ainsi que la hot money. Tant qu’il en sera ainsi, il sera illusoire de vouloir élever des digues contre la spéculation.

M. le président Henri Emmanuelli. Mais une déréglementation massive entraînerait des désordres tels que nous vivrions Apocalypse now !

M. Marc Touati. C’est l’excès de réglementation qui est partiellement à l’origine de la crise que nous avons connue.

M. le président Henri Emmanuelli. Ah ? Vous trouvez que les subprimes…

M. Marc Touati. Non ! En l’occurrence, leur crise fut une conséquence directe du programme économique de Bill Clinton.

Les banques se sont vues enjoindre de respecter un ratio de solvabilité…

M. le président Henri Emmanuelli. Un amendement relatif aux banques d’affaires et de dépôts a tout d’abord contribué à faire sauter la réglementation !

M. Marc Touati. Non ! On a dit aux banques octroyant des crédits à des acteurs notés AAA que cela revenait à n’en réaliser aucun – d’où l’introduction de modèles de plus en plus complexes. S’agissant des « subprimes », le danger est né de l’introduction des dettes dans des produits financiers notés AAA.

M. le président Henri Emmanuelli. Parce que la dérégulation a fait son œuvre !

M. Marc Touati. La déréglementation qui a eu lieu dans les années quatre-vingt et 90 était logique mais la re-réglementation…

M. le président Henri Emmanuelli. Laquelle ?

M. Marc Touati. Celle des fonds propres déterminée par le ratio Cooke puis par Bâle II.

M. le président Henri Emmanuelli. Elle n’a servi à rien dès lors qu’il était possible de placer les produits dérivés hors bilan !

M. Marc Touati. C’est précisément l’incitation à développer des produits de plus en plus complexes qui a amené à placer ces produits hors bilan afin de contourner la réglementation !

M. le président Henri Emmanuelli. Vous inversez tout ! L’aberration n’est pas la règle mais son contournement !

M. Marc Touati. Mais une réglementation excessive… ne règle rien ! C’est de transparence dont nous avons besoin !

M. le président Henri Emmanuelli. Je ne partage pas votre analyse.

M. Paul Giacobbi. Faisons un peu d’histoire. Le ratio Cooke…

M. le président Henri Emmanuelli. …avant, il y eut le Glass-Steagall Act.

M. Paul Giacobbi. C’est J.-P. Morgan qui a créé des techniques dérivées afin de contourner un certain nombre d’obligations. Nous avons eu ensuite la faiblesse, en dérégulant, d’accepter que des titrisations ne soient pas intégralement reprises dans les bilans et d’autoriser l’assurance de la part minimale des risques à l’American International Group (AIG). Nous avons à la fois régulé et dérégulé. N’oublions pas que l’extension du marché des euros-dollars naquit naguère de la régulation Q sur la rémunération des livrets bancaires aux États-Unis.

M. le président Henri Emmanuelli. Ce n’est pas possible de récrire l’histoire ! On dénombre pas moins de trois dérégulations successives !

M. Marc Touati. La réglementation peut être contre-productive et cela peut être dangereux.

M. Henri Emmanuelli. Cela revient à justifier la fraude fiscale parce que les impôts existent !

M. Paul Giacobbi. Le raisonnement est imparable.

M. le président Henri Emmanuelli. C’est un point de vue assez particulier qui n’est pas politiquement neutre !

Je vous remercie, monsieur Touati.

L’audition prend fin à 18h40.