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Commission d’enquête sur les mécanismes de spéculation affectant le fonctionnement des économies

Mercredi 6 octobre 2010

Séance de 18 heures 45

Compte rendu n° 8

Présidence M. Henri Emmanuelli, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Christian de Boissieu, professeur à l’université de Paris I.

L’audition commence à 18 h 45.

M. le président Henri Emmanuelli. Merci, monsieur le professeur, d’avoir répondu à notre invitation. Vous êtes professeur agrégé d’économie à l’université de Paris I et, depuis 2003, président délégué du Conseil d’analyse économique. Vous avez beaucoup écrit sur les questions monétaires et financières, et venez de remettre au Gouvernement, avec MM. Jouyet et Guillon, un rapport d’étape sur l’instabilité des marchés agricoles. Vous êtes donc un témoin particulièrement précieux pour cette commission d’enquête sur la spéculation, qui n’a pas pour objet, comme on l’entend parfois, d’empêcher la spéculation, mais d’arriver à séparer le bon grain de l’ivraie.

M. Christian de Boissieu prête serment.

M. Christian de Boissieu, professeur à l’université de Paris I. Il existe au départ, pas nécessairement à l’arrivée, une spéculation normale, inévitable. Conserver ses dollars quelques semaines avant de les changer parce qu’on pense que le dollar va monter, c’est spéculer – autrement dit, prendre une position ouverte. Et il y a toujours des gens qui veulent se couvrir sur un marché. Mais parfois, trop c’est trop, et une bulle se crée, le problème étant qu’on ne sait pas bien déterminer quand commence le trop.

Une remarque, pour commencer, sur les liens entre spéculation et inflation. L’inflation a eu tendance à se déplacer des biens et services vers les marchés d’actifs : depuis quinze ans, on passe d’une bulle à l’autre et je pense que cela va continuer, d’autant que les banques centrales ont beaucoup de mal à tenir compte de ce phénomène. Il y a eu la bulle Internet, puis la bulle immobilière, puis la bulle énergétique – le prix du baril à 150 dollars, c’était un effet de la spéculation. Aujourd’hui, il y a une bulle sur une partie des marchés obligataires, concernant les titres des États bien notés. Aux États-Unis, le taux à dix ans sur les titres d’État est de 2,5 % en nominal, avec une inflation de 1,5 à 2 % par an, ce qui fait des taux réels à long terme très bas. C’est une bulle. On sait qu’elle éclatera un jour, mais on ne sait pas quand.

Je traiterai successivement deux points. Existe-t-il des indicateurs permettant de déceler une déconnexion entre la finance et l’économie réelle ? Quelles mesures prendre pour l’endiguer ?

Une des approches de la crise est quantitative. Ainsi, après le krach boursier de 1987, il y a eu un sentiment général de déconnexion entre la finance et l’économie réelle. Le Conseil national de l’information statistique (CNIS) m’a demandé alors d’animer un groupe de travail en vue de créer des indicateurs de déconnexion – pour savoir à partir de quand trop c’est trop, à partir de quand la finance tourne sur elle-même. Un premier indicateur peut être fondé sur la comptabilité nationale : un ratio entre les transactions financières et le PIB national par exemple. Difficile, certes, de définir un « niveau normal », mais on sent bien en revanche si les chiffres sont anormaux. Comme le disait Mrs Joan Robinson, collègue de Keynes à Cambridge, on ne sait pas forcément définir un éléphant, mais lorsqu’il est dans la pièce, on le reconnaît ! Ces ratios mesureraient l’ampleur de la sphère financière par rapport à la base réelle de l’économie, fondée sur le PIB.

Un deuxième axe serait l’utilisation des multiples de valorisation comme le price earning ratio, ou coefficient de capitalisation des bénéfices. Entre 1995 et 2000, époque de la bulle Internet, certaines start-ups des nouvelles technologies avaient des price earnings de 300 ou 400, c’est-à-dire que le cours capitalisait trois cents ou quatre cents fois les bénéfices annuels – l’entreprise fît-elle des pertes ! Là non plus, on ne peut pas déterminer de valeur normale du ratio mais il y a une fourchette acceptable, au-delà de laquelle, à la hausse ou à la baisse, une correction est inévitable. Ainsi, on savait qu’un price earning ratio de 2 est a priori trop bas, alors qu’une valeur de 40 serait probablement trop élevée.

Troisième indicateur : le rapport entre les contrats sur instruments dérivés dans le monde et le PIB mondial. Le PIB mondial est évalué à 60 000 milliards de dollars par an, et la valeur des contrats sur instruments dérivés à 700 000 milliards (chiffre de la Banque des règlements internationaux) – environ douze fois plus. Je ne sais pas quelle serait la bonne valeur, mais je sais que douze fois, c’est trop ! Or, la crise n’a rien changé : on aurait pu croire que les problèmes des CDS, les credit default swaps, auraient calmé les investisseurs et les marchés, mais non : depuis août 2007, la montée tendancielle de ce rapport ne s’est pas interrompue et les marchés de gré à gré représentent toujours les neuf-dixièmes du total des marchés des instruments dérivés, ce qui laisse peu de place aux marchés organisés comme le MATIF. Pourtant, les marchés OTC – over the counter, ou de gré à gré – sont plus dangereux : le risque de contrepartie joue à plein, alors qu’il est pris en charge par la chambre de compensation sur un marché organisé. Pourquoi ont-ils un tel succès ? À mon sens, parce que la finance mondiale veut des contrats sur mesure. Il y a des produits, des swaps, certaines options qui ne se trouvent pas sur les marchés organisés. Alors certes, il faut chercher à faire migrer les marchés OTC vers les marchés organisés – c’est l’objectif depuis le G20 de Londres – mais si l’on ne répond pas en même temps à la demande de « sur mesure » des opérateurs, on ne fera que déplacer le problème.

Quelques mots à présent sur la problématique de la spéculation. À l’occasion de notre rapport sur les moyens de réduire la volatilité des prix agricoles – ce sera l’une des priorités de la présidence française du G20, à partir du 12 novembre – je me suis rendu compte qu’il y a des questions spécifiques à chaque marché, mais aussi des questions transversales. Ainsi, une grande partie des recommandations du G20 peuvent s’appliquer en matière agricole, notamment celles relatives aux hedge funds, parce que ces derniers interviennent sur tous les marchés, aussi bien des produits agricoles que de l’immobilier ou du pétrole. Un exemple de particularité tenant à la nature du produit, en revanche, est la problématique du stockage des produits agricoles. C’est pourquoi cette étude de la volatilité des prix des marchés agricoles est pour une large part aussi bien valable en matière de pétrole, d’immobilier ou de taux de change – ce qui m’amène, au passage, à parler du risque de guerre des monnaies qui se profile : des bulles sont en train de se créer, qui feront très fortement augmenter certaines monnaies, alors que d’autres devises vont connaître une « descente aux enfers ». En tout état de cause, le débat sur la spéculation soulève un autre débat transversal sur la financiarisation des marchés.

Alors, que faire pour réduire la spéculation ? Il n’y a pas de recette miracle, et il faudra combiner plusieurs mesures. On parle beaucoup de transparence et d’information. Je crois à la transparence, elle est nécessaire, mais elle ne sera pas suffisante. Certains disent que ramener les marchés OTC vers des chambres de compensation permettra de régler 80 % du problème. À mon sens, cela permettra d’y voir plus clair et de mieux surveiller les intervenants, mais ne réglera pas la question de la spéculation. L’idée qui sous-tend Bâle 3 est d’inciter les banques à intervenir sur les marchés dérivés organisés, où les charges en fonds propres seront plus faibles que sur les marchés OTC. Mais cela ne changera rien au phénomène d’anticipation qui est à la base des marchés, comme Keynes l’avait montré dès 1936 avec l’analogie du concours de beauté : l’important, c’est d’anticiper ce que les autres anticipent, même s’ils se trompent. Ainsi, si j’anticipe que les autres vont continuer à acheter du blé, je continuerai aussi à acheter du blé, même si sa valeur après ce qui s’est passé cet été en Russie n’a déjà plus aucune mesure avec les fondamentaux. Le fait d’améliorer la transparence ne change rien à cette anticipation mimétique qui fait que les prix décrochent des fondamentaux du marché.

Il va donc falloir choisir parmi toute une panoplie de mesures. Faut-il interdire les ventes à découvert à nu ? Fixer des limites de positions, comme le fait la CFTC américaine, sur les marchés à terme de matières premières ? S’inspirer de la réforme bancaire américaine en limitant les possibilités de spéculation des banques via les hedge funds ? Quelles mesures prendre d’ailleurs à l’égard de ces derniers ? Les hedge funds peuvent favoriser la liquidité des marchés et donc réduire la volatilité, mais ils jouent aussi un rôle dans la formation des bulles, comme sur le pétrole en 2008, en accentuant les écarts avec les valeurs fondamentales de l’économie. Et il y a bien sûr la taxe Tobin…

Il me semble que la régulation des hedge funds doit être indirecte. Leur imposer des règles prudentielles voisines de celles des banques ou des assurances ne saurait être efficace. Aujourd’hui, 1 400 milliards de dollars sont investis en hedge funds. S’ils étaient régulés comme les banques et assurances, j’ai l’intuition que ces 1 400 milliards partiraient ailleurs. C’est pourquoi il faut toujours, en élaborant une régulation, chercher à garder une longueur d’avance, à prévoir son effet sur le comportement des opérateurs, sans quoi elle peut se transformer en incitation au contournement. Une partie des innovations financières qui ont fait parler d’elles pendant la crise ont été introduites depuis trente ans pour contourner la réglementation. Si j’ai été régulateur bancaire en France pendant quinze à vingt ans, c’est que je crois à la régulation et à la réglementation, qui est une de ses formes, mais il faut toujours garder à l’esprit qu’elle peut être contournée

Comme je l’ai dit, je crois qu’on n’arrivera pas à éradiquer les bulles. En effet, si les banques centrales savent bien que l’inflation est beaucoup plus présente dans les prix d’actifs que dans les biens et services, elles n’arrivent pas à en tirer les conséquences. Elles sont mal à l’aise dans ce domaine, elles ne contrôlent pas le prix de l’immobilier ni de bien d’autres actifs. Mais on peut tout de même chercher à limiter les écarts vis-à-vis de l’économie réelle en combinant deux politiques, l’une monétaire, l’autre prudentielle, pour contenir les bulles et limiter leurs conséquences sur l’économie, la croissance et l’emploi. Je ne suis pas contre l’interdiction des ventes à nu à découvert, si elle est mondiale. J’étais contre la taxe Tobin il y a vingt ans parce que cela n’avait pas de sens de l’appliquer dans une seule partie du monde, mais je suis d’accord si le contexte politique y est plus favorable aujourd’hui. Mais attention : un accord au G20 serait insuffisant, pour la taxe Tobin comme pour une régulation indirecte des hedge funds. Il faut beaucoup plus de monde. L’Europe doit prendre l’initiative, mais sans se tirer une balle dans le pied. Si elle est seule à prendre des mesures restrictives, elles seront inefficaces au plan mondial et constitueront un handicap pour nous dans la concurrence bancaire et financière mondiale.

Nous sommes à un moment rare, et passionnant. Il y a une fenêtre de tir du côté américain. La réforme bancaire américaine est assez audacieuse, les Américains sont plutôt en avance sur nous, et je ne suis pas sûr que leur envie de resserrer les boulons dure longtemps. Nous verrons déjà ce qui se passe aux élections de mi-mandat, et le président Obama a en tout état de cause bien fait de faire voter la réforme avant. Mais il y a une occasion d’avancer ensemble maintenant, dans le cadre du G20 et au-delà, alors que dans dix-huit mois ou deux ans nous serons sans doute revenus, si nous n’y prenons garde, au business as usual…

M. le président Henri Emmanuelli. J’admets que la transparence ne soit pas suffisante, mais ce serait tout de même un grand progrès que de savoir ce qui se passe ! Nous sommes frappés de l’obscurité qui règne dans certains secteurs. Comment est-il possible que la dette grecque soit évaluée à 279 milliards d’euros par le directeur de l’Agence France Trésor et à 330 milliards par la presse ? La différence est trop grande, et on a l’impression que même les régulateurs sont dans le noir. Une meilleure information permettrait d’avoir une idée de la nature de la menace, ce qui serait déjà beaucoup.

Par ailleurs, il est vrai qu’il ne sert à rien de réguler sans veiller en même temps à empêcher le contournement. Quelle logique y avait-il à imposer des ratios prudentiels aux banques tout en leur permettant de faire des opérations hors bilan ? Il était visible, avant la crise, que l’essentiel des opérations sur produits dérivés était hors bilan. Il semble qu’une certaine passivité ait régné, sur la base d’accords tacites.

Enfin, ne croyez-vous vraiment pas que la taxe Tobin – qui a été votée en France, à taux zéro – pourrait fonctionner si le G20 le décidait, même si les autres pays ne suivaient pas ? Si l’Europe, les États-Unis, la Chine, le Japon et quelques autres États comme le Brésil se mettent d’accord et qu’ils imposent des sanctions à ceux qui ne jouent pas le jeu, ce ne sont pas le Luxembourg et Singapour qui vont faire la loi !

M. Jean-François Mancel, rapporteur. Vous parlez d’une fenêtre de tir mais y a-t-il une véritable cohésion au niveau européen, et une entente avec les Britanniques ? Les États-Unis sont-ils vraiment prêts à jouer le jeu, et tous les autres pays qui comptent aussi ?

Par ailleurs, peut-on imaginer un système qui stoppe un marché en cas de spéculation exagérée, si l’on parvient à définir un indice approprié, afin de laisser refroidir la situation ?

Enfin, quelles sont vos propositions pour ce qui concerne les marchés des denrées agricoles ?

Mme Arlette Grosskost. Pour ce qui est de la régulation, nous disposons déjà de l’Autorité des marchés financiers et de l’Autorité de contrôle prudentiel, et nous allons mettre en place un conseil de la régulation. Est-ce suffisant, ou faut-il en rajouter une couche ?

M. Jean-Yves Cousin. Vous paraît-il nécessaire de réglementer la titrisation ?

M. Dominique Baert. Vous n’avez pas parlé de la titrisation, que beaucoup ont pourtant présentée comme l’instrument privilégié de la crise. Quels sont les modes d’encadrement possibles ? Et que penser des CDS, qui ont une forte capacité à diffuser la crise ?

Enfin, les crises sont assises sur différents produits. Pour la dernière, il s’agit des dettes souveraines et il existe encore des tensions alarmistes sur ces marchés. La dette souveraine de certains États peut-elle être le déclencheur de nouvelles crises spéculatives ?

M. le président Henri Emmanuelli. Autre chose, à propos des bulles : ce ne sont pas ceux qui les font qui les payent ! Et cela crée un problème considérable, d’ordre politique. Cela peut-il durer éternellement, que des gens ou des secteurs créent des bulles et que ce soit la population qui paye l’addition ?

M. Christian de Boissieu. Je n’avais pas parlé de titrisation parce qu’on m’avait demandé un exposé sur la spéculation, pas sur la crise en général. Il me semble que la titrisation pose davantage le problème de la traçabilité des risques que celui de la spéculation en tant que telle. Les CDS sont une manière pour les banques de refiler le mistigri à d’autres. Le grand problème, c’est qu’on ne sait pas qui porte le risque in fine, ni donc si ce porteur est capable de faire face à un retournement du marché. Le coût systémique de la titrisation me semble dû à cette difficulté d’identification, et donc au manque de transparence du système.

M. le président Henri Emmanuelli. On en revient à cette espèce d’accord tacite sur les possibilités de contournement.

M. Christian de Boissieu. Améliorer la transparence, c’est réduire la complexité du système, au bénéfice du régulateur certes, mais aussi du client. Hier, j’ai participé à un débat où quelqu’un soutenait que la crise avait tué l’innovation financière. Je pense au contraire que si la crise a certes provoqué un report vers des produits simples, cela ne va pas durer longtemps et que l’imagination financière va reprendre ses droits. C’est ce qu’il faut garder à l’esprit dès qu’on veut faire un peu de prospective.

Ce n’est pas parce que toute régulation peut être contournée qu’il faut rester les bras croisés. Il faut resserrer les boulons et essayer d’anticiper les contournements, de leur couper la voie. Une partie non négligeable de la titrisation, avant 2007, a été faite par les banques pour contourner les règles prudentielles, et les régulateurs, comme d’ailleurs les superviseurs, ont montré du laxisme dans ce domaine. C’est pourquoi, en dessinant le système de régulation bancaire et financière de demain, il faut garder en tête un kit de mesures complémentaires contre le contournement.

Ce qui m’inquiéterait, si le G20 était seul à décider une taxe Tobin, c’est le risque d’évasion vers les pays non coopératifs en matière fiscale, qui figurent sur les listes de l’OCDE. Je ne sais pas quel serait alors notre levier d’action, politique ou autre. Il est vrai que la démarche de l’OCDE a été assez efficace : de nombreux territoires sont sortis de la liste grise et ont signé des memorandums of understanding bilatéraux.

M. le président Henri Emmanuelli. La Suisse avait beau considérer son secret bancaire comme intangible, lorsque les États-Unis se sont fâchés, le problème a été réglé en deux jours !

M. Christian de Boissieu. C’est vrai, et c’est ce qui a ouvert le front des territoires non coopératifs.

Y a-t-il accord sur ces sujets réglementaires en Europe ? Il me semble qu’il y a une assez forte convergence franco-allemande, qui s’est vue notamment après la faillite de Lehman Brothers à propos des propositions sur la surveillance des agences de notation. Quant aux Britanniques, il me semble que c’est le moment d’agir. Lord Turner, le patron de la FSA, l’autorité bancaire britannique, a lancé un pavé dans la mare en août 2009 en proposant de taxer les banques. Certes, il s’est fait mal voir par la City, mais il est toujours à son poste ! Selon lui, la taxation permettrait de réduire la proportion des banques et de la finance, qui ont pris trop d’importance par rapport à l’économie réelle. La crise a été telle au Royaume-Uni que les Britanniques sont sans doute prêts à accepter ce qu’ils n’auraient pas accepté dans des temps plus calmes. Mais l’Europe doit maintenant compter avec ses nouveaux pays membres. La Pologne par exemple prend souvent des positions assez libérales. Lors des discussions à vingt-sept, est-elle difficile à convaincre ? Une position commune ne pourra se faire qu’en concertation avec ces pays de l’Est.

Il existe déjà des règles visant à stopper les marchés. En période de krach, elles sont très utiles… Le 19 octobre 1987, comme lors de plusieurs séances en 1989, la Bourse a été fermée pendant quelques heures pour laisser aux gens le temps de réfléchir. Le système est fondé sur une limite de cours plutôt qu’une limite de position, mais cela revient au même.

Pour ce qui est des institutions, j’ai apprécié la création de l’Autorité de contrôle prudentiel, qui simplifie le système et améliore la coordination entre les institutions en mettant les banques et les assurances sous le même toit, mais je ne pense pas qu’il faille créer d’autres instances. En revanche, peut-être faut-il revoir leurs attributions, car certains sujets ne sont pas couverts. Ainsi, nous n’avons aucune institution compétente pour la régulation des marchés à terme agricoles, comme cela existe aux États-Unis avec la CFTC, Commodity Futures Trading Commission, qui agit dans le domaine des matières premières. Cette compétence pourrait être explicitement conférée à l’Autorité des marchés financiers, plutôt que de créer une nouvelle instance.

Pour ce qui est de l’innovation financière, des mesures réglementaires sont nécessaires, qui doivent être prises plutôt par le G20 qu’au niveau européen. Certaines sont déjà dans les tuyaux : il est notamment prévu qu’une banque, lorsqu’elle fait de la titrisation, conserve 5 % du crédit qu’elle a engendré – ce qui me semble trop faible pour être efficace. Quant aux CDS, leur encours tourne aujourd’hui autour de 35 000 milliards de dollars, sur un marché total de dérivés de 700 000 milliards. Le G20 se focalise sur eux parce qu’ils s’échangent entièrement sur des marchés de gré à gré, mais c’est un vingtième du sujet !

M. le président Henri Emmanuelli. Le directeur de l’Agence France Trésor nous a tout de même dit que dans la dette grecque, qui tourne donc autour de 300 milliards d’euros, il y avait 70 milliards de CDS. C’est absolument déraisonnable.

M. Christian de Boissieu. Cela me choque aussi, mais il s’agit des CDS souverains, qui posent des problèmes particuliers parce qu’ils accentuent les écarts et creusent les spreads. C’est à cause de l’effet boule-de-neige de ces CDS souverains que la Grèce a des taux à dix ans supérieurs à 10 % alors que l’Allemagne est à 2,3 %. Le reste des CDS ne pose que des problèmes de transparence. Il faut donc deux types de propositions différentes, avec des mesures particulières pour les CDS souverains.

Du reste, la Banque des règlements internationaux ne dit pas combien représentent les CDS souverains dans l’ensemble des CDS. Ce n’est pas la seule lacune de notre information. À l’occasion de notre travail sur les marchés agricoles, j’ai essayé pendant deux mois de trouver des chiffres sur les marchés OTC des instruments dérivés agricoles : les banques ne m’en ont pas donné, les données du site de la CFTC américaine me paraissent incompréhensibles et la BRI n’a qu’une seule ligne pour l’ensemble des marchés des matières premières. Elle dispose pourtant des données séparées : il faut lui demander de les communiquer.

Pour ce qui est de la dette souveraine, je suis bien persuadé qu’elle constitue une bulle. Un krach obligataire se prépare, qui n’aura peut-être pas lieu en 2010 ni en 2011 mais qui est inévitable, étant donné l’accumulation d’investissements sur les titres d’États considérés comme sans risques tels que les Etats-Unis, la France ou l’Allemagne. Elle se traduira par une remontée des taux d’intérêt à long terme dans le monde.

Enfin, ces bulles ont un coût social important, d’abord lorsqu’elles se forment, parce que l’économie peut s’emballer, et surtout lorsqu’elles explosent. La chute de l’immobilier et des marchés actions pèse sur la consommation des ménages, mais de façon très inégalement répartie en fonction des catégories socioprofessionnelles. Les économistes sont conscients de ces coûts, mais encore loin de pouvoir les quantifier. Ils savent quels sont les effets d’une hausse ou d’une baisse de la bourse ou de l’immobilier sur la consommation des ménages, mais votre question va plus loin : c’est celle du coût social de cette instabilité.

Pour conclure, je crains qu’on continue de passer d’une bulle à l’autre et j’espère que la combinaison de politiques monétaires plus adaptées et de politiques prudentielles plus resserrées permettra d’en restreindre l’ampleur et d’en réduire le coût.

M. le président Henri Emmanuelli. Je vous remercie.

La séance est levée à 19 h 45.